Histoire générale du Congo des origines à nos jours : II. Le Congo moderne [2] 2296129692, 9782296129696

Ce deuxième volume de l'histoire générale du Congo des origines à nos jours s'attache tout particulièrement au

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Histoire générale du Congo des origines à nos jours : II. Le Congo moderne [2]
 2296129692, 9782296129696

Table of contents :
PREFACE / Denis Sassou Nguesso

PARTIE V. L’HISTOIRE MODERNE (XVIe – XIXe SIECLE)
Chapitre 1er. Rencontre entre le Congo et l’Europe / Jérôme Ollandet
Chapitre 2. La traite négrière atlantique et ses conséquences / Auguste-René Gambou
Chapitre 3. Le Congo et la Conférence de Berlin (15 novembre 1884 – 26 février 1885) / Jean Mouyabi
Chapitre 4. Les résistances congolaises à la conquête coloniale / Léon Bemba
BIBLIOGRAPHIE

PARTIE VI. LE CONGO AU XXe SIECLE
Chapitre 5. La fondation de la colonie du Congo Français / Scholastique Dianzinga
Chapitre 6. La domination coloniale (1886-1960) : systèmes politico-administratif et judiciaire / Antoine Marie Aïssi
Chapitre 7. La gestion économique du Congo (1886-1960) / Abraham Constant Ndinga Mbo
Chapitre 8. Les résistances congolaises contre l’occupation coloniale / Asta Rose N’tary-Calafard
Chapitre 9. Brazzaville et le Congo dans la 2 ème Guerre Mondiale / Jérôme Ollandet
Chapitre 10. La loi cadre de Gaston Deferre / Claude Ernest N’Dalla
Chapitre 11. Les églises chrétiennes au Congo (1960-2010) / Côme Kinata
BIBLIOGRAPHIE

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Histoire générale du Congo des origines à nos jours

Couverture : Logo du Cinquantenaire de l’Indépendance du Congo.

Sous la direction du Professeur Théophile OBENGA

Histoire générale du Congo des origines à nos jours II.

Le Congo moderne

Préface par Denis SASSOU NGUESSO Président de la République du Congo

L’HARMATTAN

© L’Harmattan, 2010 5-7, rue de l’Ecole-Polytechnique, 75005 Paris http://www.librairieharmattan.com [email protected] [email protected] ISBN : 978-2-296-12969-6 EAN : 9782296129696

PREFACE Inaltérable conviction, dans l’intelligence pratique de l’action politique pour bâtir une nation, édifier une patrie, construire un État dans le monde moderne, notre constante réflexion, par goût personnel (à cause de la prime éducation au village) et par expérience des affaires publiques (à cause des nécessités circonstancielles et des responsabilités), est que l’histoire ne saurait se résoudre en une succession de péripéties fortuites, mais qu’elle est, assurément, l’expression même de la relation dialectique entre le présent et l’avenir, le passé restauré et assumé, les faits connus. C’est cela la liberté qui garantit et préserve les valeurs de paix sociale, d’espérance collective, les vertus de démocratie et de travail qui procurent la prospérité et le bonheur. Affaire de mémoire et de conscience, l’histoire est également une affaire d’historicité, c’est-à-dire de valeurs fondamentales qui sous-tendent toute action humaine remarquable. Dès lors, il nous plaît de féliciter l’équipe mise en place, pour ses compétences, en vue de la rédaction de ce premier ouvrage de synthèse sur l’Histoire générale du Congo des origines à nos jours. Ce travail patriotique de science et de culture, de connaissance et de pédagogie, trouvera nécessairement, et toujours, grand accueil auprès de tous les Congolais et de tous les amis du Congo de par le monde. C’est un des fermes souhaits à la Nation que nous formulons à l’occasion de la célébration du Cinquantenaire de l’Indépendance de la République du Congo.

Denis Sassou Nguesso Président de la République du Congo

PARTIE V L’HISTOIRE MODERNE (XVIe –XIXe SIECLE)

CHAPITRE 1er

RENCONTRE ENTRE LE CONGO ET L’EUROPE par Jérôme OLLANDET INTRODUCTION Au 16e siècle, le Congo était remarquable par de grands royaumes déjà florissants tels que le royaume teke, le royaume de Kongo, le royaume de Loango, ainsi que par de puissantes seigneuries, de tailles variables selon les lieux. Cependant la vie sociale, au plan technologique, n’était pas assez développée. Pendant ce même siècle, l’Europe était en train d’accomplir la Renaissance, et les Temps modernes étaient en gestation. La Révolution industrielle s’annonçait pour le 18e siècle en Angleterre. La traite négrière atlantique, déjà réglementée par des « codes noirs », faisait des ravages humains sur toutes les côtes africaines. Communications, électricité, manufactures, machines à vapeur, chemins de fer et banques se structuraient partout en Europe occidentale qui était à la recherche des routes maritimes et des matières premières pour son développement. L’idée qui dominait l’Europe entière devint celle du progrès. Entre l’Afrique et l’Europe, il y avait un immense décalage au plan conceptuel, scientifique et technologique. Et leur rencontre eut lieu dans ce cadre de déséquilibre important. Tel est le contexte général de la grande problématique historique que nous allons tenter de démêler dans le cas spécifique du Congo.

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I – Contexte historique La découverte des côtes atlantiques de l’Afrique par l’Europe occidentale au 16e siècle constitua un fait majeur et complexe qui résumait l’évolution politique, sociale et économique de la fin du Moyen-âge en Europe, en même temps qu’elle synthétisait les courants scientifiques et préscientifiques qui étaient déjà en conflit depuis la fin du 15e siècle. Avec la découverte de l’Amérique, un élément nouveau vint s’ajouter à cette lente et irréversible évolution. Celle-ci mit à contribution les éléments les plus variés de la société européenne de cette époque, et spécialement ceux qui caractérisaient le capitalisme commercial naissant. Cinq éléments fondamentaux allaient marquer cette évolution. Tout d’abord, on notait la volonté politique énergique des rois en lutte contre le particularisme féodal des grands seigneurs pour consolider la monarchie absolue. Ce fut le cas de l’Espagne sous les rois catholiques ou de la France sous François 1er et ses successeurs. Subsidiairement à cette affirmation politique, des ressources financières, étatiques et privées générées par le capitalisme marchand en voie de développement, se renforçaient et donnaient naissance à d’autres forces sociales qui allaient jouer un rôle majeur dans la maturation du phénomène. Le troisième élément était d’ordre intellectuel. Les connaissances scientifiques, géographiques et techniques de navigation se précisaient et créaient un déplacement des activités commerciales et maritimes de la Méditerranée vers l’Atlantique. On peut noter un quatrième facteur qui allait servir de levier : un élan déprédateur des hommes qui se trouvaient jusque-là en dehors du schéma social féodal, c'est-àdire, la bourgeoisie de villes allait donner un grand coup de fouet à cet éveil européen. Ces hommes qui se lancèrent avec agressivité dans des aventures lucratives bouleversèrent tous - 10 -

les rapports que la société avait eus jusque-là avec l’argent et avec la possession de la terre, élément fondamental de la puissance en Occident médiéval. On se mit à vendre la terre, et cette bourgeoisie des villes qui l’achetait aux noblesses terriennes, introduisit un nouveau rapport de force. Enfin, il faut signaler la soif de l’or qu’éprouvaient les pays de l’Europe occidentale les plus avancés comme l’Espagne, l’Italie, l’Angleterre ou la France, en raison de la pénurie de ce métal précieux dont ils avaient un grand besoin pour maintenir leur balance commerciale traditionnellement déficitaire avec l’Orient. Ils en avaient besoin également pour satisfaire l’accroissement du commerce intérieur. La découverte de l’Amérique qui intervint presque dans la même période que le premier contact que l’Europe établissait avec les côtes africaines, grâce à l’opiniâtreté des navigateurs portugais, produisit des résultats essentiels pour l’interprétation du monde moderne à travers plusieurs éléments de démonstration. En premier lieu, l’Europe se découvrait elle-même lorsqu’elle se heurta à d’autres sociétés différentes qui allaient lui servir pour mettre à l’épreuve sa propre capacité de domination et d’exploitation des ressources naturelles et humaines d’Outremer. Par cette voie, le capitalisme naissant accéléra et réaffirma sa consolidation de sorte que la bourgeoisie usurière et commerciale pouvait s’appuyer dès lors sur l’exploitation des économies coloniales à grande échelle. Par ailleurs l’humanisme bourgeois que la Renaissance avait caractérisé par les Lettres et les Arts rencontrait au contact de l’Afrique et de l’Amérique, des arguments d’une grande importance qui rompaient avec le schéma historico-social établi par la tradition biblique depuis plusieurs siècles.

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II – Les faits et les étapes La façade maritime fut la grande voie de pénétration vers le centre de la région. Et ce fut justement par cette façade, principalement la grande porte béante de l’embouchure du fleuve Congo, que des peuples venus de la mer, firent irruption dans le pays à la fin du 15e siècle. Depuis l’époque de ce premier contact, jusqu’au milieu du 18e siècle, l’histoire du fleuve Congo et celle du royaume dont il porte aujourd’hui le nom, restent intimement liées à celle du royaume de Portugal dans le contact que ce pays de grands navigateurs allait établir avec le reste du monde, donnant ainsi à l’Occident le goût et le courage de parcourir toutes les mers du globe. Dans l’ensemble, ce fut tout le bassin du Congo qui s’ouvrait encore timidement au monde extérieur. Si le contact arabe par l’Océan indien avec les vastes territoires de l’est, fut plus ancien que le contact européen de l’Atlantique, ce dernier par contre reste incontestablement celui qui marqua de manière durable ces relations. Il existe en effet un lien historique incontestable entre ce premier contact européen du 15e siècle et le phénomène de la pénétration coloniale du 19e siècle, qui vit le jour quelques années plus tard pour l’occupation de ces mêmes régions par les puissances européennes. En octobre 1482, le navigateur portugais Diégo Cão et son équipage, longeant les côtes africaines à la recherche de la route des Indes, abordèrent l’embouchure d’un fleuve puissant dont le tirant d’eau pénétrait dans l’Océan Atlantique sur plus de quinze kilomètres. La langue fluviale qui s’enfonçait dans la mer avait intrigué les marins portugais. Dans leur périlleux cabotage le long des côtes africaines, ils n’avaient jamais rencontré une telle résistance à l’embouchure d’un autre cours d’eau. Ils baptisèrent aussitôt le fleuve sous le nom de Rio Podoso. Remontant le cours d’eau, le navigateur et ses marins durent arrêter très vite leur progression devant un éperon - 12 -

rocheux qui constitue la première d’une série de chutes qui obstruent le fleuve dans tout son cours inférieur. Après une difficile navigation de quelques jours sur le fleuve, les marins portugais rentrèrent en contact avec les populations locales, les Kongo, organisés en un royaume qui porte leur nom et qui fut l’un des plus anciens de l’Afrique équatoriale, le royaume de Kongo. Revenant à l’océan, l’équipage descendit jusqu’à la baie de Luanda avant de retourner la voile pour repartir au Portugal, en emportant avec lui le témoignage d’une partie du monde jusque-là ignorée. Quatre années plus tard, Diégo Cão revint au Kongo et réussit son premier contact avec la cour du royaume du Mani Kongo. Cette histoire du contact démarre avec le prince Nzinga Mbemba qui se convertit au catholicisme, entraînant dans la nouvelle religion une grande partie de la noblesse du pays. Le 3 mai 1491, le roi se fit baptiser sous le nom portugais de Joao 1er. Quinze ans plus tard, son fils montait au trône de Kongo sous le nom chrétien de Affonso 1er pour mieux s’insérer dans la nouvelle religion. Affonso 1er (1506-1543) était considéré comme le cinquième roi de la dynastie. Avec lui, le royaume de Kongo connut son apogée. Car il avait voulu profiter de la coopération que lui proposait le Portugal pour enrichir matériellement et spirituellement son pays. Hélas ! Tous ses espoirs allaient vite s’évanouir. Déjà un fléau pointait à l’horizon, la traite négrière, qui devait saper tous les fondements du pouvoir politique et les bases de toutes les valeurs fondamentales de la société. Depuis cette période jusqu’à la destruction de la capitale Mbanza-Kongo par les Portugais en 1678, la coopération entre les deux pays fut à l’image d’un mariage douloureux dans lequel le royaume de Kongo fit les frais de sa naïve hospitalité. La mise en esclavage des Africains par les Européens au 16e siècle était une continuité historique, en ce sens que le phénomène n’avait pas disparu totalement de la société - 13 -

occidentale lors de l’apogée du féodalisme, époque où se nouaient justement ces grands contacts entre l’Europe et l’Afrique au milieu du 15e siècle. Le rythme fut d’ailleurs accéléré et devint plus profond à la fin du 14e siècle et tout au long du 15e siècle grâce au grand commerce méditerranéen qui s’ouvrait sur l’Atlantique. Plus tard, la conquête par les Portugais des îles Madères, du Cap-Vert et des Canaris étendit cet esclavage européen sur les côtes africaines et donna un élan formidable à un trafic ancien que les négociants arabes avaient déjà lancé sur le continent depuis le 11e siècle. Le commerce entre l’Europe et l’Amérique stimula cette activité abominable en l’élevant à un rang fort important qui allait embraser toute la côte atlantique. Au royaume de Kongo, ce commerce démarra très vite avec l’installation des Portugais dans le pays après le deuxième voyage de Diego Cão en 1484. Ce sont les Portugais qui furent les premiers négriers au royaume de Kongo, avant d’être rejoints par des négociants d’autres pays européens. La traite négrière n’avait pas au départ un caractère racial qu’elle prendra par la suite. Le Blanc européen et chrétien, avait été réduit en esclavage en Europe même et en Amérique bien avant qu’on ne fît introduire en Amérique des Africains après la « destruction » des Indiens. Des esclaves européens, souvent quelques affranchis emmenés en Amérique, travaillaient dans les mines d’or, les plantations de tabac et de canne à sucre. La théorie raciale montée plus tard pour justifier la traite des noirs fut une simple casuistique pour dépouiller l’esclavage de son caractère universel et fondamental. Car c’est bien par l’économie qu’il faut expliquer la traite négrière et non par la race ! La nécessité de la mise en valeur des terres du nouveau continent reste la cause essentielle. Le phénomène était historiquement plus profond que ce commerce négrier, qui n’en était qu’une partie du processus.

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Dans l’ensemble, toute la côte ouest-africaine, en l’occurrence le bassin congolais, connaissait l’esclavage bien avant ce trafic honteux du 16e siècle. Mais le phénomène était d’un type particulier. L’esclave africain était un bien intégré au lignage de son maître avec lequel il finissait par faire corps. Entre deux clans amis, il n’y avait pas meilleure marque d’estime que le cadeau d’esclave. C’est donc avec le contact européen que le phénomène prit une autre signification. L’esclave devenait alors une marchandise. Il est donc possible que les premiers Africains arrivés en Amérique soient venus d’Espagne où l’on trouvait déjà dans le sud du pays un grand trafic d’esclaves achetés ou volés sur les côtes africaines. Ces premiers esclaves étaient arrivés dans ces îles lors du deuxième voyage de Christophe Colomb en 1494. En effet à partir de cette date, des licences étaient accordées par la Cour d’Espagne à des particuliers pour l’importation des esclaves africains en Amérique et dans les îles. Grâce à ces dispositions, beaucoup de fonctionnaires obtinrent la permission d’apporter deux ou trois esclaves à Hispañola pour leur service. Dans bien des cas, ces esclaves étaient vendus dès leur arrivée dans la colonie. Ici, il convient de faire le résumé de la doctrine mise au point à la fin du Moyen-âge qui sous-tendait à l’époque l’idée de la guerre juste, c’est à dire, celle du droit qu’avaient les Portugais et les Espagnols de dominer les terres lointaines d’Amérique et de réduire les populations locales en esclaves au nom de la civilisation chrétienne. Selon cette doctrine médiévale qui apparut au moment de la reconquête de l’Espagne, il y aurait eu sur la terre deux groupes de peuples, les infidèles et les gentils qui se partagent le destin de l’humanité. Les premiers seraient les peuples qui, ayant eu connaissance de l’Evangile de Jésus-Christ, ne l’acceptaient pas. Leur existence historique était postérieure ou tout au moins, contemporaine de la vie de Jésus. Par contre les gentils - 15 -

seraient les peuples qui, antérieurs au Christ, n’avaient pas eu l’occasion de connaître l’Evangile. Les infidèles qui, bien qu’ayant eu connaissance du christianisme (que l’on supposait avoir été prêché dans le monde entier) n’en étaient pas adeptes, pouvaient être assaillis par la guerre juste des peuples chrétiens, dépossédés de leurs biens et réduits à l’esclavage1. Mais cette logique avait ses limites. Les premiers à comprendre les difficultés de cette doctrine furent les premiers conquistadores espagnols. Se trouvant en face des brillantes civilisations amérindiennes, ils saisirent très vite que faire descendre l’humanité entière d’Adam et Eve posait un problème doctrinal important. Les hommes du nouveau continent qu’ils venaient de découvrir et qui avaient bâti des civilisations brillantes, se promenaient cependant nus. Dans ce cas, ces hommes descendraient-ils eux aussi des mêmes ancêtres ? Et comment pouvaient-ils ignorer la charge du péché originel qui induit nécessairement le port du vêtement ? Le cas des Indiens d’Amérique était typique. L’Europe découvrit par conséquent qu’une partie de l’humanité sortait du schéma biblique qui avait fondé pourtant son action de colonisation des autres parties du monde. Pour l’Afrique, on dut monter une autre logique sensiblement différente, bien que basée sur le même doute moral. Suivant un Edit de la Cour espagnole, l’introduction dans le pays, c'est-à-dire en Espagne et au Portugal2 ainsi que dans les colonies espagnoles et portugaises, des esclaves africains nés en pays musulmans ou convertis à l’Islam, fut interdite. Le même décret espagnol autorisait par contre la mise en esclavage des peuples des pays devenus chrétiens. Le royaume de Kongo dont 1 2

La théorie de la mission civilisatrice de l’Europe qui avait soutenu la colonisation du 19e siècle est une variante de la même philosophie. Les deux pays sont sous la même couronne, celle des rois catholiques d’Espagne.

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une grande partie de la noblesse venait d’embrasser la religion chrétienne était-il un peuple gentil ou infidèle ? En tout cas, ses populations étaient plus jeunes que le Christ, mais elles n’avaient jamais entendu son Evangile. Comment cette partie du monde allait-elle être rangée dans la nouvelle religion pour rentrer dans la logique de cet Edit de la cour espagnole ? En tout cas, au début du 16e siècle, lorsque les premières missions chrétiennes s’installèrent au royaume de Kongo, ce ne fut pas pour discuter de théologie chrétienne ou de l’Evangile. Les populations de la côte congolaise n’en avaient jamais entendu parler auparavant. Au royaume de Kongo, les missionnaires parlaient tout simplement de l’évangélisation des peuples, de leur acceptation de la nouvelle vision philosophique du monde. Ainsi, le royaume de Kongo, en devenant chrétien, rentrait justement dans la logique de cette réglementation de la cour espagnole. Les esclaves nés en pays chrétiens étaient les seuls autorisés au commerce négrier et c’était le cas du royaume de Kongo dont une grande partie de la noblesse venait d’embrasser la nouvelle religion. Ces problèmes moraux incontournables conduisirent à la formulation des conceptions racistes pour justifier par la suite la domination des peuples qui étaient en retard sur le plan technique et scientifique. L’Europe avait besoin de les exploiter pour approvisionner les groupes qui financent la conquête et la colonisation. On ne sait pas très exactement à quelle période ce commerce avait démarré sur la côte congolaise. Toujours est-il qu’en 1506, lorsque le roi Affonso 1er montait sur le trône, le trafic négrier était déjà fort avancé dans le pays. Les négriers ne se contentaient plus des esclaves qu’on conduisait à la côte. Les courtiers côtiers commençaient à organiser à l’intérieur des terres une véritable chasse à l’homme ; les razzias dans les terres devinrent fréquentes et violentes. Les côtes de Kongo et de Loango devinrent de plus en plus sollicitées dans cet - 17 -

abominable trafic. Il est possible que les 145 esclaves africains débarqués à Cuba en 1526 et qui constituent la première cargaison de bois d’ébène déposée en cette île, soient partis de la côte congolaise. Officiellement, on dit qu’ils venaient de Sao Tomé. En réalité, cet archipel ne fut qu’une simple halte de négriers partant du royaume de Kongo pour l’Amérique. Les progrès du christianisme ne changèrent rien à cette situation catastrophique. Bien au contraire, la nouvelle religion devait créer au sein du peuple plusieurs tendances antagonistes qui allaient être exploitées quelques années plus tard par les Portugais pour mieux affaiblir le pays. Cela apparut très nettement à la fin du règne d’Affonso 1er avec la naissance du courant des modernistes, défenseur de la nouvelle foi et celui des traditionalistes qui tenaient à garder la coutume et la croyance ancestrale. La victoire d’Affonso 1er sur son rival traditionaliste Mpanzu-a-Nzinga marquait une nouvelle ère de piété dans le pays. Mais tout en renforçant la coopération avec les Portugais, le roi Affonso 1er ne manquait pas de montrer à la Cour du Portugal qu’il entendait rester un homme libre dans ses mouvements. Il réclamait un christianisme moins assujetti à l’extérieur pour en faire une religion plus proche de la vie et de l’âme kongo et des aspirations profondes du peuple. Sur le plan économique, le roi tenta aussi de s’affranchir de la tutelle portugaise en conservant les leviers essentiels qui étaient la monnaie et l’exploitation des mines. Mais la coopération portugaise ayant consolidé sa position, il n’eut pas assez de succès de ce coté. Ses successeurs n’en enregistrèrent pas davantage. A sa mort en 1545, le royaume tout entier était déjà entré sous la férule portugaise, principalement les zones côtières où le trafic négrier devenait un phénomène généralisé, touchant même les grandes familles de la noblesse du royaume. De 1545 jusqu’ à l’avènement d’Alvaro Ier en 1568, six rois s’étaient succédé au trône ; un seul régna durant 16 ans. Ce fut Diégo 1er. Sous son règne, les Jésuites arrivaient dans le pays. - 18 -

Ils allaient rentrer aussi dans les machinations portugaises, si bien qu’en 1555 le roi les fit expulser du pays. Le départ des Jésuites mit fin à la première forme d’évangélisation que connut le bassin du Congo. Le roi Diego 1er était un souverain très discuté. Etait-il un simple pantin au service des Portugais ou bien un tyran pour son peuple ? Il laissa plutôt l’image d’un homme autoritaire et décidé à remettre à son pays la tranquillité d’autrefois. Il mena pour cela une guerre sans merci contre les influences sans cesse croissantes des missionnaires et des colons portugais. C’était trop tard ! Quand il mourut en 1561, la tension était déjà très vive entre les clans pour le pouvoir. En 1568, le pouvoir était remis à Alvaro Ier. Entre temps, de 1561 à 1568, trois rois avaient été intronisés. Leur règne fut dans l’ensemble très bref. Ce fut le début des troubles qui allaient affecter de manière décisive la marche du royaume. L’effritement du royaume commença véritablement sous le règne du roi Alvaro 1er. Les causes essentielles de cette décadence furent l’agressivité des voisins, les problèmes de succession, le tout entretenu par des intrigues portugaises. En 1569, les Yaka pénétrèrent dans le royaume par le Kwango en direction de Mbanza-Kongo qu’ils saccagèrent sans ménagement. Ces redoutables guerriers partis des sources du Zambèze avaient déjà bousculé sur leur passage plusieurs peuples, avant d’atteindre la côte atlantique. Le roi et toute la cour s’enfuirent sur l’île des chevaux au large de l’embouchure du fleuve. Il demanda alors le soutien au roi Sébastien du Portugal pour chasser ces redoutables envahisseurs Yaka. Une armée de près de 600 soldats vint du Portugal et arriva à bout de l’invasion. Mais le roi de Kongo devait payer très cher cette coopération militaire portugaise. Le royaume de Kongo vendant de moins en moins des esclaves, les Portugais descendirent plus au sud pour se fixer définitivement au Ndongo (en Angola). En 1576, Dias Novaïs construisit le fort de Luanda. Un évêché y fut fondé deux ans plus tard. Cette - 19 -

place forte allait servir désormais comme le point de départ de la christianisation du bassin congolais. Le roi Garcia 1er qui succède à Alvaro hérite d’une situation tendue. Sous son règne, les Hollandais viennent du Brésil pour s’installer dans le pays. Ils deviennent très vite des alliés contre les Portugais, non pas par amour des Kongo, mais pour des raisons de politique européenne. Il y avait des ambassadeurs kongo à La Haye et à Pernambouco. Dans la même période, les Capucins italiens, partis de Bologne, arrivaient au royaume de Kongo pour briser le monopole religieux portugais. Ils remplaçaient ainsi les missionnaires jésuites qui étaient devenus indésirables dans le royaume depuis l’avènement au trône du roi Alvaro. L’arrivée de ces missionnaires italiens dans le pays avait lancé véritablement l’évangélisation de cette côte congolaise. Ils couvrirent la région côtière plus amplement que les Jésuites ne l’avaient fait auparavant. En 1661, le Père Bernardo de Hungaro arriva au Loango où il fit les premiers baptêmes, tandis que le Père Antonio de Montecucculu (plus connu sous le pseudonyme de Père Cavazzi ) parcourut tout le sud du royaume jusqu’au pays de la reine Zinga. Dans le même groupe, un autre missionnaire, le Père Girolamo da Montesarchio, arriva au Nkuna (l’actuel Stanley Pool) qu’il traversa avant d’entrer en relations avec les feudataires du roi des Téké. En 1698, l’un de ces représentants de l’onkôo3 fut baptisé sous le nom portugais de Dom Sebastiâo. Ce missionnaire italien fut le tout premier Européen dans ces parages, devançant de deux siècles l’arrivée d’un autre Italien, l’explorateur Pierre Savorgnan de Brazza, le fondateur du Congo français qui allait devenir à partir de 1910, l’Afrique Equatoriale Française. 3

Ce terme fut repris plus tard sous la déformation de Makoko, qui est un titre que l’on a traduit par roi.

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Mais les Hollandais, devenus des alliés du roi de Kongo, avaient été battus en Angola et les Portugais firent payer à celui-ci cher cette alliance avec eux par le traité de 1649 signé à Saint-Paul de Luanda. Par ce traité, le roi de Kongo devait renoncer à son pouvoir sur le nord de l’Angola et sur l’Ile-deLuanda d’où lui venaient les nzimbou qui étaient la monnaie de tout le royaume. Par ailleurs, les Portugais prirent à leur compte l’exploitation des mines d’or et d’argent du royaume. Le traité de 1649 avait mis fin aux hostilités entre les Portugais et le royaume de Kongo. Il consacra l’installation des Portugais au Ndongo qui s’affirmait de plus comme une entité différente. Ce fut dans cette logique que les Portugais signèrent avec la reine Zinga le traité qui consacrait leur installation définitive en Angola. En 1662, lorsqu’Antonio 1er arriva au trône, les Portugais avaient toutes les commandes du pays. Le roi tenta alors de réagir. On arriva ainsi à la bataille d’Ambouila au sud-ouest de Mbanza-Kongo, en 1665. Les troupes du royaume de Kongo y furent défaites. Le roi trouva la mort au cours des combats. Les Portugais entrèrent dans la capitale qu’ils mirent à sac. Mbanza-Kongo connut une deuxième destruction. Avec cette bataille, le déclin du royaume commença véritablement. Après la destruction de la capitale Mbanza-Kongo, les Portugais abandonnèrent progressivement le royaume de Kongo pour s’installer définitivement en Angola. Auparavant, ils avaient créé dans le pays des fractions rivales pour la conquête du pouvoir. En 1678, ce fut l’apogée de la guerre civile avec la destruction de Mbanza-Kongo, ce qui marquait la fin d’un royaume unifié et fort. Trois petits États devaient naître alors sur ces ruines : le royaume de Kibangu, celui de San Salvador autour de l’ancienne capitale et celui de Lemba qui intéresse le Bas Congo. Quelques tentatives furent entreprises, sans succès, pour la réunification du royaume. - 21 -

III – La colonisation du 19e siècle En janvier 1885, les Portugais signèrent le traité de Simulabucco pour leur installation au Cabinda. Cette clause politique fut suivie d’autres exigences. Sur le plan religieux, tout missionnaire étranger venant au Kongo devait passer à Lisbonne pour apprendre la langue portugaise. Le traité de Luanda divisait l’Eglise du Kongo entre deux regards : l’évêché de Luanda et celui de Sao Tomé dont elle relevait depuis sa création. La chrétienté du Kongo dépendait désormais de Luanda. Cette situation renforça encore le poids du clergé portugais par rapport à celui des autres nations européennes déjà présentes au royaume de Kongo. Le fait que cette église du Kongo fût obligée de rendre des comptes à celle d’Angola était considéré par la noblesse du pays, convertie au christianisme, comme une humiliation. Sur le plan politique, cela revenait à dire que la cour de Mbanza-Kongo devenait une sorte de dépendance de son ancienne province. Le sentiment de frustration au niveau religieux fut exploité plus tard par des missionnaires d’autres nations européennes, notamment des missionnaires français qui s’étaient déjà installés au royaume de Kongo depuis la fin du 18e siècle et désireux de s’affranchir de la trop grande influence du clergé portugais. Ces missionnaires renforcèrent les liens de l’Eglise du Kongo à celle de Sao Tomé, comme cela avait été le cas avant la création du diocèse de Kongo et celui de Luanda. La situation de flottement qui devait durer jusqu’au milieu du 19e siècle permit ainsi à l’Eglise de France de prendre pied aisément au Gabon après l’occupation de cette partie du golfe de Guinée par la marine française. La congrégation des Pères spiritains, présente dans le golfe de Guinée depuis deux siècles, avait trouvé dans ce recul de l’influence portugaise, une occasion favorable pour descendre à l’embouchure du Congo. - 22 -

En 1842, la France occupa la côte gabonaise. L’Eglise de Kongo se trouvait alors dans une situation très délicate. Relevant jusque-là du clergé portugais, cette Eglise coupée d’Angola pour des motifs politiques que nous venons d’évoquer, mais ne pouvant pas fonctionner réellement à partir de Sao Tomé, se trouva dans une espèce d’autonomie de fait. L’installation française et son renforcement sur la côte gabonaise donnèrent un coup de pousse à ce clergé du royaume de Kongo, qui dut se positionner à Landana au Soyo, tout juste à la limite de l’influence portugaise. Ce n’est pas directement de Libreville que partit l’évangélisation du Congo moderne, mais plutôt des missions catholiques installées au Soyo par les Portugais depuis le 16e siècle, puis reprises en mains au début du 19e siècle par le clergé français. L’installation du clergé avait été encouragée par la présence de la marine française chargée de réprimer la traite négrière dans ces parages de l’Equateur. Le Père Prosper Augouard fut d’abord envoyé à Libreville où il passa quelques mois avant de recevoir l’affectation de Landana au Cabinda, pour seconder le Père Hyppolite Carrie. La mission de Landana avait été créée en 1874 par les Pères Spiritains qui marquaient de plus en plus leur présence sur les côtes africaines. C’est de là qu’il reçut l’affectation du Ntamo (station/ Nkuna, future ville de Brazzaville) sur recommandation de Pierre Savorgnan de Brazza, le fondateur de la colonie qui venait de signer un traité d’installation française au Congo. L’action des missionnaires autres que les Portugais devint de plus en plus déterminante à la fin du 18e siècle avec l’effritement du royaume de Kongo. En 1766, une mission catholique était créée au Loango qui venait de prendre son indépendance vis-à-vis de Mbanza-Kongo. Ces missionnaires de Loango serviront plus tard comme le relais nécessaire entre la jeune Eglise de la côte gabonaise et celle du royaume de Kongo. La pratique chrétienne des Portugais au royaume de - 23 -

Kongo, faite de mysticisme lusitanien et d’une certaine lecture de la Bible plus ou moins bien assurée, devait donner, avec le contact du fétichisme africain, une foi ambiguë qui allait donner naissance plus tard à l’apparition des prophètes nationaux. Mais ce christianisme introduit au royaume de Kongo ne put résister longtemps aux réalités du pays. La nouvelle foi voulut imposer d’autres us et coutumes, qui parurent très vite aux populations comme des astuces pour spolier leur vision du monde. L’idée d’un Dieu unique et maître du monde et de toutes choses, était bien présente dans la théologie traditionnelle de ces peuples. Pourquoi en imposer une autre sans tenter un dialogue de culture préalable ? Les populations, écœurées sans doute par cette façon de faire, retournèrent à leur foi ancestrale. Et il fallut attendre la fin du 19e siècle pour voir la côte congolaise renouer avec le christianisme. IV – La situation au Loango On ne sait pas exactement à quel moment la traite négrière avait réellement démarré au Loango. En 1661, lorsque le Père Bernardo de Hongaro4 visitait ce royaume, le phénomène ne semblait pas avoir pris de l’importance. Par contre le Père Cavazzi qui descendit à la même période vers Ndongo fut très touché par ce grand fléau qui ne semblait encore concerner que la façade atlantique, donc le royaume de Kongo et les zones méridionales seulement. L’abbé Proyart arrivant au Loango en 1776, donc un siècle plus tard, avait été surpris par l’ampleur de ce commerce honteux. C’est dans la deuxième moitié du 18e siècle que le royaume de Loango était entraîné dans la 4

Le Père Bernard de Hongrie fut le premier missionnaire qui atteignit le royaume du Loango au 17e siècle. En 1661, il fit les premiers baptêmes à Bwali, la capitale du pays.

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tourmente du commerce négrier. Sa capitale, Bwali, devint un grand port du trafic pour les esclaves venant par les pistes de l’ouest, depuis les zones équatoriales. A cette époque, le royaume de Kongo avait cessé d’être le seul point de contact entre la côte congolaise et les négociants européens. Les Portugais avaient de l’intérêt plus pour le Ndongo qui était un nouveau marché encore riche que pour le Kongo qu’ils avaient déjà saigné à blanc depuis trois siècles. D’autres raisons poussaient les négociants européens vers le Loango à la fin du 18e siècle. En 1784 une escadre française commandée par l’amiral Marigny détruisait un fort, une station de navigation que les Portugais avaient construite au début du siècle à Ambriz, au Cabinda, pour lutter contre la concurrence étrangère (française, anglaise, hollandaise) qui devenait de plus en plus gênante pour leur propre commerce avec le royaume de Kongo. Le Portugal avait toujours considéré cette partie de la côte congolaise comme une zone relevant de son influence au nom de ses droits historiques issus du traité de Tordesillas de 1494. Avec la médiation de l’Espagne, la querelle née ainsi entre la France et le Portugal au sujet du Cabinda fut réglée par la Convention du Padraô signé le 30 janvier 1786 à Madrid. Au terme de la convention, la France reconnaissait au Portugal les droits de souveraineté sur le Cabinda. En contre partie, le Portugal garantissait aux négociants français la liberté entière sur la côte du Cabinda, sauf au sud du cap Padraô. Le Traité de Madrid fut très vite dénoncé par Lisbonne, sitôt après sa signature par les ambassadeurs plénipotentiaires des deux parties : le duc de Lavauguyon du côté français et le marquis de Louriçal du côté portugais. La Cour du Portugal avait saisi la France pour lui signifier que le commerce français ne s’étendrait pas dans le sud au-delà du fleuve Congo et du Cap Padron « afin d’éviter de nouvelles contestations à ce sujet ». Par cet accord, le Portugal limitait ses fameux droits - 25 -

historiques au sud de l’embouchure du grand fleuve. Dans sa réponse, la France fit savoir que le commerce des sujets français ne saurait être limité tout comme celui des Anglais et des Hollandais déjà présents dans la zone. Le Loango était devenu un royaume indépendant de celui de Kongo ; il était en dehors de l’influence portugaise. Ainsi, les négociants des autres nations européennes y avaient installé leurs comptoirs car le commerce y était libre. La colonisation de la côte congolaise à la fin 19e siècle trouva cette zone dans cette situation ambiguë. Par quelle procédure ces négociants se procuraient-ils les esclaves dont la majeure partie venait de l’intérieur des terres ? Pour répondre à cette question, il suffit de placer l’esclavage dans le cadre du « commerce à longue distance » que les peuples du bassin congolais avaient toujours pratiqué entre eux. Avant de connaître le commerce proprement dit, ces peuples étaient passés par un système particulier de troc caractérisé par l’ignorance de la monnaie et l’inexistence du prix. Après ce commerce essentiellement local, de « très courte distance », ces peuples passèrent aux relations commerciales à « grande distance » dans lesquelles l’esclave devenait le produit le plus déterminant des transactions. Pour ce commerce, il convient de distinguer deux niveaux d’exigence : l’esclave/ marchandise et l’esclave du don dans le cadre des transactions entre les différents peuples. Ainsi les Teke et les Mbosi avaient inventé entre eux, un système des échanges tout à fait particulier. C’était l’okanga. Le système portait sur un échange constant du don et du contre/don entre les deux peuples suivant un principe simple. Celui qui recevait un don de son allié était dans l’obligation de le rendre. Dans le système, le receveur d’un don doit s’exécuter s’il ne veut pas

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rompre le circuit et perdre la face. La règle voudrait que le cadeau à rendre reste plus important que le cadeau reçu. Les Teke, par le truchement des Kukuya, étaient en relations commerciales avec le Loango depuis très longtemps. De ce fait, ils pouvaient entrer en possession de certains biens de consommation et de prestige comme le sel, les perles, les étoffes, etc. Dès que les Teke arrivaient chez leurs voisins, ils s’adressaient aux chefs de clans qui avaient sous leur tutelle des parents susceptibles d'être changés contre ces produits d’envie. Le sel était un produit de grande valeur qui ne pouvait trouver de réplique que dans le don d’esclave. Toute autre contrepartie ne pouvait satisfaire l’équilibre des valeurs entrant en ligne de compte dans le phénomène. Le système de l’okanga reposait sur une surenchère traduisant l’esprit profond du don basé sur la tension, l’obligation de surpasser autrui en générosité. Par ce biais, beaucoup d’individus étaient mis dans le circuit du commerce et quittaient les savanes équatoriales pour des destinations dont ils ne pouvaient imaginer l’horizon. Il faut indiquer que l’individu qui quittait son village dans ce cadre n’était pas vendu. Dans l’esprit des parties en relation, il s’agissait simplement d’un individu servant de gage pour une amitié raffermie. Cet homme était toujours traité avec ménagement. Ainsi, des individus qui étaient rentrés dans certains clans par le biais de l’okanga, pouvaient accéder à des hautes fonctions dans ces structures d’accueil. Les peuples ngala restaient loyaux et croyaient que les hommes qu’ils envoyaient à leurs amis teke servaient pour corriger les inégalités démographiques entre les deux peuples. Tel n’était pas le souci des Teke, qui étaient devenus de simples courtiers dans un commerce à longue distance dont ils ignoraient eux-mêmes le mécanisme. Les précieux cadeaux d’esclaves qu’ils recevaient de leurs alliés étaient vendus comme de simples marchandises. A partir d’un esclavage - 27 -

d’alliance, on avait abouti alors à une autre forme ; celle de l’esclavage du marché basé sur l’astuce qui soustrait de manière pernicieuse l’individu de son milieu d’origine. Chez les peuples ngala, on distinguait l’homme libre, le tsôomi, l’esclave du don, le ngwanga et l’esclave d’achat, elengue. Cette dernière catégorie était née de la nécessité qu’éprouvaient les courtiers teke d’avoir en permanence des esclaves destinés au grand commerce avec le Loango. Le serf ou ngwanga dans les sociétés du Congo septentrional était une personne libre, vendue à un maître protecteur. Et le maître qui obtenait une femme en qualité de ngwanga, la destinait à la procréation pour la survie de son lignage en la mariant à un membre de sa famille. Dans ces sociétés qui restent strictement exogamiques, cette formule d’échange devait jouer incontestablement un rôle important pour la réalisation des équilibres démographiques. Un mâle qui entrait dans une autre famille par ce système devenait un cadet majeur, jouissant de tous les droits, sauf celui de devenir le maître des terres ancestrales. En fait, le système lignager vit de cette contradiction et la résout à sa façon. L’homme exclu de son unité de production originelle est exclu en même temps de toute production. Il ne retourne à la production que lorsqu’il est réintégré dans une autre unité où il acquiert alors un statut non d’esclave, mais de cadet à vie de la parentèle de son accueil.5 C’est un homme libre, mais privé de certains droits comme par exemple l’accès à la propriété de la terre. Le système de l’okanga était par conséquent une forme de redistribution des individus entre des clans amis et alliés pour aplanir des déséquilibres démographiques et baisser en même temps les tensions sociales. Il était donc une forme de servage 5

Pierre Bonnafé, 1975, « Les formes d’asservissement chez les Kukuya de l’Afrique Centrale », in : Claude Meillassoux, L’esclavage en Afrique précoloniale, Paris, Maspéro p. 538.

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prolongeant l’esclavage domestique en vigueur dans toutes les sociétés du bassin congolais et dans plusieurs zones de l’Afrique tropicale. Ce genre d’alliance entre des groupes ou des lignages différents symbolisait une forme de coopération d’intérêts dans laquelle l’échange des personnes physiques apparaissait comme le gage le plus sûr d’une amitié affermie. V – Les Gens d’eau et la traite fluviale Au début du 18e siècle, un phénomène tout à fait nouveau allait intervenir dans le commerce avec l’Atlantique. C’est le déplacement du trafic des pistes vers le fleuve Congo. A partir de cette époque, les gens d’eau, les Bobangi, entrent en force dans l’abominable commerce, dominant tout le bief navigable du Congo depuis les chutes de Wagenia (Kisangani) jusqu’aux rapides du Stanley Pool. Le fleuve Congo devenait alors la grande voie d’évacuation vers la côte atlantique des esclaves des zones équatoriales, les fameux Quibangue, si souvent vantés par les négriers pour leur beauté et leur robustesse dans les premières chroniques. Ces esclaves ne venaient pas toujours des rives du Congo. Certains parmi eux venaient de l’intérieur du continent, depuis les zones lacustres jusqu’aux savanes du nord et du nord-est de la forêt congolaise. L’intervention des Bobangi dans le commerce du fleuve et l’atlantique eut trois sortes de conséquences. Sur le plan politique, elle ruina les grandes chefferies teke qui s’étaient constituées le long de pistes d’esclaves grâce à ce commerce. Dans ce nouvel enjeu, le plateau kukuya subit une profonde secousse avec l’arrivée d’un nouveau pouvoir politique, celui de m’fum’ayulu. Un héros « national » apparut dans la conscience collective du peuple qui finit par le considérer comme la seule source d’autorité légitime. La légende de Mubié, que tous les griots du pays psalmodient avec fierté, s’inscrit dans cette turbulence politique qui secouait les - 29 -

régions occidentales du monde teke à la fin du 18e siècle. Ce déplacement des axes de commerce explique en grande partie la désagrégation progressive du royaume teke. Beaucoup de feudataires devenus de grands seigneurs dans leurs secteurs avaient pris leur autonomie vis-à-vis du pouvoir central basé à Mbé. A la fin du 19e siècle, le royaume teke n’était plus que le noyau centralisé autour de sa capitale. C’est le Tyo Kingdom auquel Jan Vansina avait consacré une étude exhaustive. Dans le même temps que ces seigneuries des hautes terres s’effritent, on voit naître aux embouchures des grands affluents du fleuve Congo de nouvelles chefferies essentiellement basées sur le bénéfice de ce commerce du fleuve avec la côte. Les Bubangui devenaient ainsi les vrais intermédiaires entre la côte et le reste de l’Afrique centrale. Sur le plan social, on assiste à la naissance d’un groupe d’individus enrichis par ce même commerce fluvial. Cette émergence n’a pas pu aboutir à son terme. C’est la colonisation du 19e siècle qui mit fin à son développement. On voit de simples haltes de piroguiers se transformer en véritables villages commerçants. Bon nombre de villes et villages actuellement situés de part et d’autre du fleuve et de ses affluents datent de cette période de grande transhumance économique. Parmi ces villes commerçantes, il y a les deux centres situés au Ntamo, c’est-à-dire, Brazzaville et Kinshasa. Ces deux villes ne sont pas situées à cet endroit uniquement grâce au génie de leurs fondateurs, Henry Morton Stanley et Pierre Savorgnan de Brazza. Ces deux centres sont nés des nécessités économiques plus anciennes que ce contact du 19e siècle. Le Pumbo (l’actuel Stanley-Pool) est un endroit de rupture de charges. Des canotiers venant du nord avec leurs cargaisons d’esclaves, d’ivoire et de bois précieux et ne pouvant plus continuer la navigation plus loin à cause des rapides qui obstruent le cours du fleuve, devaient échanger leurs produits contre les pacotilles européennes proposées par leurs - 30 -

partenaires kongo venant de la côte atlantique. C’est la rencontre de la pirogue et de la hotte qui explique tout l’enjeu du Stanley Pool. Le peuple porteur de hottes en équilibre sur la tête, les Kongo et les hommes qui transportent toutes leurs charges en pirogue, les Gens d’eau, avaient trouvé tous ici un endroit favorable pour leurs transactions commerciales sous le regard amusé et attentif des Teke, les maîtres du secteur. Le Pumbo fut par conséquent, un passage obligé entre l’intérieur des terres et la mer, un rôle qu’il continue de jouer jusqu'à nos jours. Pour cette raison essentielle, la cour du royaume teke (les maîtres de secteur) se devait d’être non loin de ce point névralgique. C’est à cette cour que fut signé le traité d’octobre 1880 entre le Makoko et l’explorateur français Savorgnan de Brazza. Le roi des Teke installe ses feudataires à l’endroit où se déroule le commerce tandis que lui-même va se poster à la sortie du couloir, à Mbé. Contrôlant ainsi le secteur le plus difficile de la navigation sur le fleuve, il est sûr de se faire payer ses droits de passage. Ces impôts expliquent pourquoi il a pu résister jusqu’au milieu du 19e siècle et signer ainsi le traité d’installation européenne dans la zone. La capitale du royaume, Mbé, n’est pas située au bord du fleuve. Pour pallier cette carence, la cour avait dû créer un poste de contrôle, une espèce de Pirée, juste au bord du fleuve et non loin de la capitale. C’est Imbana, non loin de l’actuelle ville de Ngabé. Lorsque de passage, quelques canotiers récalcitrants oublient ou refusent de payer les droits de passage, le souverain leur lance alors ses marins. Dans ces combats fluviaux, les Teke, connaissant mieux les coudes du fleuve, les quilles et les tourbillons dangereux, y attirent leurs adversaires qu’ils réussissent facilement à neutraliser grâce à cette expérience des lieux. Les batailles de Ngatchou qui eurent lieu juste quelques années avant l’arrivée de Pierre Savorgnan de Brazza et ses compagnons, expliquent ces relations souvent difficiles entre ces acteurs sur le fleuve. - 31 -

VI – Les conséquences Le contact du 16e au 18e siècle avait permis aux côtes africaines d’échanger avec les autres parties du monde des expériences utiles, notamment dans le domaine de la domestication des plantes. Avant la découverte de l’Amérique et les grands voyages maritimes du 16e siècle, les cinq continents avaient chacun son propre domaine de domestication des plantes. Ces grands voyages maritimes avaient permis la mise en contact des hommes. Cela se traduit naturellement par un échange fructueux des plantes depuis longtemps domestiquées, ici et là dans les différentes régions. La domestication consiste à faire passer les plantes de l’état naturel peu utilisable vers un produit utile, façonné par la sélection des espèces propres à l’alimentation humaine. Ces plantes sont soumises à l’écosystème ; certaines d’entre elles sont uniquement adaptées aux climats équatoriaux ou/et tropicaux ; d’autres exclusivement aux climats tempérés ou montagnards ; d’autres enfin peuvent chevaucher des climats différents. Le transfert des plantes s’est fait à bord des bateaux traversant les mers, très souvent sans qu’on y fasse attention, soit de façon volontaire. Ces échanges se sont réalisés généralement dans le sens des latitudes. Mais pour qu’une plante alimentaire qui change de lieu réussisse dans son nouveau cadre d’adaptation, il ne suffit pas que le climat et le sol lui soient favorables. Cela est nécessaire, mais pas suffisant La plante doit rencontrer des conditions préalablement existantes. Elle doit être facile à cultiver dans le pays d’accueil. Elle doit comporter donc des façons de culture très proches des habitudes paysannes ancestrales. Elle doit s’adapter facilement aux cuisines locales, avoir un goût qui plaise et auquel on est habitué.

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Entre les côtes américaines et africaines, l’échange des plantes tropicales avait porté principalement sur les plantes de survie des marins avant tout. De part et d’autre de l’Atlantique, ces cultures s’adaptèrent avec une facilité étonnante. L’Amérique centrale avait fourni ainsi à l’Afrique tropicale, et par son intermédiaire à l’Asie, les cultures suivantes : le maïs, le manioc, la patate douce. A son tour, les régions chaudes de l’Afrique avaient donné à l’Amérique, des plantes importantes comme le café, le riz, la canne à sucre (à partir des îles de Sao Tomé), la banane, l’igname, le cocotier venu d’Asie. Le maïs, le manioc et la patate douce sont entrés très vite et très facilement dans l’agriculture africaine parce que ces plantes amérindiennes avaient trouvé sur place une agriculture sur brûlis, semblable à celle de cette région outre-Atlantique de leur origine. C’est un mode d’agriculture que les populations africaines connaissaient déjà très bien. Leur adoption se fit d’autant plus aisément que les populations locales se retrouvèrent rapidement dans leur culture religieuse et dans la manière de les transformer pour l’alimentation. VII – Le manioc dans le bassin du Congo Dans ce domaine, le manioc reste incontestablement le produit le plus déterminant de ces échanges. Cette plante fit une percée plus décisive que toutes les autres cultures vivrières du contact. Plusieurs raisons expliquent ce succès important de la plante amérindienne sur les côtes africaines. L’obligation d’éliminer le jus toxique du manioc pour en faire la cassave (le pain de manioc) que l’on fait cuire avait ainsi permis de rapprocher le goût de cette nourriture nouvelle de celui de l’igname et de la patate. Alors que le maïs prenait un essor considérable sur certaines parties des côtes africaines, notamment sur celles de l’océan indien, le manioc au contraire s’installait à son tour le long du golfe de Guinée, - 33 -

particulièrement dans la zone équatoriale. Ce sont les Portugais qui l’avaient introduit sur les côtes africaines. Ils l’avaient fait pour leurs propres besoins d’alimentation. A partir des racines râpées du manioc, on obtient du tapioca, une fécule qui était l’aliment de base des Indiens en Amérique. Les Portugais appelèrent cette fécule par polvilho doce ou goma.6 Les Indiens eux-mêmes transformaient cette farine en crêpes de tapioca, une espèce de pain rustique non levé ayant la forme de galettes. Plus tard les colons portugais du Brésil trouvèrent que cette galette remplaçait bien le pain de seigle qu’ils ne pouvaient avoir dans ces randonnées lointaines des côtes américaines. La plante prit alors de l’importance et il fallut encourager sa culture de part et d’autre de l’Atlantique. La consommation du manioc sous la forme de crêpes de tapioca ne fut pas introduite sur les côtes africaines, même si les populations apprirent à obtenir de la farine de manioc après rouissage et séchage des tubercules. Dans le bassin du Congo, on adopta plutôt la consommation du manioc sous la forme de cassave, une autre forme de cuisine que d’autres peuples amérindiens, les Taïnos et les Caribéens, avaient mise au point pour la consommation humaine. Avec cet aliment étranger, la région allait opérer une véritable révolution alimentaire qui la fit basculer alors de la civilisation des céréales et des pois à celle des tubercules qui reste sa condition actuelle. Depuis longtemps, le manioc reste l’axe central de l’alimentation d’une grande partie des populations congolaises. L’histoire de la plante et de ses techniques culturales est intéressante à suivre, parce qu’elle est d’abord une histoire du contact des peuples. Elle est liée depuis les temps reculés aux premières incursions

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Aujourd’hui encore, les pâtissiers du Portugal et du Brésil utilisent cette farine pour la fabrication du pain et des crêpes.

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esclavagistes sur les côtes africaines. Son introduction dans le bassin du Congo demeure encore mal éclairée. Pendant longtemps, il a existé sur l’origine de cette plante et son arrivée en Afrique, deux thèses assez contradictoires. On croyait que le manioc était originaire des pays de l’Asie du sud-est ou ceux du Pacifique comme le Viêt-Nam, la Malaisie, l’Indonésie, Singapour, etc. De ces régions, en passant d’une île à une autre, il aurait gagné les côtes américaines qui l’auraient ensuite transmis en Afrique. Les Malais débarqués sur les côtes orientales de l’Afrique au premier moment de notre ère l’auraient fait connaître aux populations. Un autre point de vue faisait se déplacer le manioc dans la direction contraire pour gagner le sud-est asiatique à partir de l’Amérique du sud où il aurait donné à la suite de croisement les différentes variétés. Dans cette seconde hypothèse, l’Afrique aurait donc connu la plante avant les voyages portugais. Elle serait rentrée par l’océan indien. Aujourd’hui, l’opinion scientifique est formelle pour reconnaître de façon définitive l’origine américaine de cette plante tropicale. Les peuples des forêts tropicales de l’Amérique centrale ont été les premières civilisations qui domestiquèrent cette plante pour l’alimentation humaine. Si le maïs avait fait les brillantes civilisations des Aztèques et des Incas, le manioc fit celles des Guayabones, des Taïnos du Guatemala, du Costa Rica et des Antilles avant l’arrivée des Caraïbes. Mais, quel que soit le point de vue à retenir, il est établi que pour l’Afrique, le manioc est entré sur le continent par les côtes maritimes de l’Atlantique. Il avait ensuite suivi les caravelles portugaises doublant le cap de Bonne Espérance pour passer dans l’Océan indien. Des rives africaines, il aurait atteint l’Asie des moussons où il connut un formidable

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développement sans détrôner toutefois le riz aux traditions millénaires. Jusqu’à quel point cette plante avait-elle pénétré l’intérieur des terres africaines ? La question renvoie naturellement au mode de diffusion de cette plante dans les régions de sa forte consommation, notamment les pays du golfe de Guinée. Ce qui est certain dans le cas des régions des côtes de l’Océan indien, c’est que les razzias des négriers arabes avaient poussé, sans succès, la plante au centre du continent. Le maïs qui l’avait devancée dans le secteur avait déjà occupé tout l’espace de la consommation. A quelle période exacte, la plante américaine avait-elle atteint le bassin du Congo ? Aujourd’hui aucune réponse n’est possible en attendant un travail complet sur les systèmes alimentaires de toute la région. Selon toute vraisemblance, il pouvait y avoir eu des variétés de manioc en Afrique forestière avant les Portugais, en petites quantités, sans doute comme simple objet de ramassage pour les besoins de la pharmacopée, plus faiblement comme un axe d’alimentation humaine. Le succès rapide que connut cette plante nouvelle réside probablement dans cette prise de conscience que les populations eurent en voyant les Portugais le cultiver et le consommer amplement. La thèse peut paraître inadmissible mais la manière rapide de son introduction dans l’alimentation semble traduire une prise en compte de cette nourriture antérieure au contact portugais. De manière formelle, on peut affirmer que c’est par le royaume de Kongo que cette plante avait fait son entrée décisive dans le bassin du Congo. Jusqu’au 18e siècle, le monde kongo connaissait une alimentation essentiellement céréalière. Dans une liste des cultures vivrières que Duarte Lopes dresse à la fin du 16e siècle, le manioc n’apparaît pas de façon très nette. On signale cependant sa présence sur les navires qui fréquentent la côte congolaise dès 1555. A cette époque, sur des navires capturés - 36 -

le long des côtes sud-américaines, on trouve de la farine de manioc servant à la fabrication du pain. Mais, c’est du pain pour l’alimentation des hommes d’équipage qui sont tous des Portugais. Plus tard, lorsque les Espagnols s’installent en Amérique centrale, leur alimentation de base est constituée par la cassave ou pain de manioc qui devint un produit majeur dans le commerce entre les Antilles et le continent. Les esclaves africains du fret, de retour au pays, furent sans nul doute, les premiers indigènes à manger le manioc. Ils furent aussi les premiers à le diffuser peut-être dans la société qui timidement allait l’adopter parmi ses aliments. Dans la carte de produits vivriers que Duarte Lopez dressait après ses voyages au royaume de Kongo, on note principalement les cultures suivantes : Le Le Le Le

luko : eleusine corocana ; mansa ma Kongo : une variété de sorgho fin ; nkasa : haricots (phaseolus vulgaris) ; wandzu : petit pois (pisum sativum) ;

L’auteur mentionne également la présence du riz (oryza sativa) et du maïs (zea mays) comme étant des cultures d’importation. Il affirme qu’elles étaient très peu prisées par les populations. Il indique par ailleurs que toutes ces céréales servent surtout pour l’alimentation des porcs et de la volaille. Il faut indiquer que Duarte Lopes qu’on peut considérer comme le premier commerçant portugais dans ces parages, avait séjourné au Kongo de 1579 à 1583. Le roi Alvaro II en fit son ambassadeur auprès de la Cour espagnole et du Vatican, avec comme mission, le retour des missionnaires au Kongo. L’absence du manioc dans une réception d’une si grande importance, indique le peu de place que cette nourriture occupait dans le système alimentaire du pays. Cela signifie qu’au moment où le voyageur portugais arrivait au royaume de - 37 -

Kongo, le manioc était encore un produit peu connu par les populations, ou peut-être encore méprisé, pour être présenté dans une réception d’un tel rang. Jusqu’à la fin du 16e siècle, c’était encore une nourriture d’essai dont la consommation devait être encore très timide dans les familles. Si les céréales comme le sorgho et le petit mil ou bien les pois et les haricots abondamment cultivés, avant le contact portugais, avaient dominé l’axe de l’alimentation des populations côtières, les tubercules au contraire avaient toujours constitué l’essentiel de la nourriture chez les hommes de la forêt et des savanes équatoriales. Ces peuples de l’intérieur des terres ne semblent pas avoir été sous l’emprise des graines. Les différentes variétés d’igname et surtout de taro, dans une certaine mesure, les patates douces, étaient avec la banane plantain, le socle du système alimentaire du bassin septentrional du Congo. Le taro (Arrow root) est présent partout dans les cosmogonies et dans les légendes de plusieurs héros fondateurs de clans. Mais pas le manioc, encore moins le maïs ou le riz ! Le manioc apparaît dans les notes des premiers voyageurs européens à partir du 17e siècle. Son introduction véritable dans le bassin du Congo pourrait bien se situer entre 1600 et 1620, comme le mentionne cette Relatione écrite autour de l’année 1624 : Depuis peu d’années, les Portugais qui demeurent à Mpinda plantent du manioc en cette contrée à la manière du Brésil. C’est un aliment habituellement mangé par les Blancs, car il est très savoureux.7 Bien que cette information ne donne pas d’autres indications sur la plante, elle aide cependant à comprendre les dates de la 7

Th. Obenga, 1974, Afrique centrale précoloniale, p. 89.

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limite possible où le manioc apparaît nettement sur la côte congolaise. Cette plante semble avoir fait son entrée dans la zone à la fin 17e siècle seulement. Dans la prise en compte d’une telle information, il faut savoir distinguer le moment de l’introduction de cette plante dans le pays et le moment de son adoption par les populations locales dans leur système d’alimentation. A propos de cette entrée très timide du manioc dans la société, Théophile Obenga écrit encore à ce sujet : Il faut noter tout de même que le manioc n’était pas encore utilisé comme aliment de base par le Kongo en 1648 ; il est absent du menu que le Mani (chef, seigneur) du Soyo présenta le 20 mars 1648 au père Sérafino de Cortona et ses compagnons.8 En 1682, le manioc est encore mangé davantage par les Portugais que par les Kongo. C’est à la fin du 18e siècle que cet aliment se répandit véritablement dans le pays, en suivant les axes habituels de circulation. Du pays des Kongo, le manioc était transmis ensuite au monde teke qui fut son point de distribution vers les populations des zones équatoriales. Cette expansion du manioc se fit par les pistes de l’ouest qui servirent également pour ramener à la côte les esclaves de ces mêmes régions. La grande expansion de la plante vers les régions équatoriales est antérieure à l’entrée en force des gens d’eau dans le grand commerce négrier du fleuve Congo. Ce n’est qu’au début du 18e siècle que quelques grands piroguiers, les Bubangui, avaient commencé à monopoliser le commerce sur le bief navigable du grand fleuve depuis les chutes de Wagenia (Stanley-Falls) jusqu’au Stanley-pool. Dans leurs convois de pirogues, ils ne transportent ni boutures de manioc, ni autres aliments à base de ce tubercule encore inconnu. 8

Obenga, supra, p. 113.

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Manquant de terres arables, les gens d’eau n’ont jamais eu suffisamment de manioc. Mais, ce sont ces hommes qui ont façonné l’instrument le mieux approprié pour sa préparation, le pétrin. N’est-ce pas que la nécessité rend l’homme ingénieux ! A partir du royaume kongo, le manioc est passé chez les Teke qui l’ont introduit chez les Mbosi comme ils le firent plus tard pour l’arachide. C’est précisément le monde teke qui a su maîtriser de façon incomparable les opérations relatives à cette plante depuis sa culture jusqu’à la cuisson de la cassave. Le manioc est resté pendant très longtemps l’aliment des zones côtières jusqu’au début de la colonisation européenne du 19e siècle qui permit a la plante de faire une percée remarquable dans l’axe alimentaire des populations de l’intérieur. Jusqu’aux années 1920 certains peuples du Nord/Congo ne le connaissaient que vaguement dans leur alimentation dont le produit de base restait le taro. Si l’histoire des randonnées de cette plante présente aujourd’hui des possibilités d’aboutissement heureux, celle de sa prise en compte par les populations reste à faire. Les Portugais avaient introduit cette plante brésilienne sur les côtes africaines spécialement pour leurs propres besoins de farine de panification. Les relations très suivies qu’ils établirent entre les deux côtes de l’Atlantique les poussaient à ce réflexe de survie : trouver de part et d’autre de l’Océan un produit d’appoint facile. Au départ de son histoire, le manioc était sur les côtes africaines, l’aliment des Portugais. Ils en avaient besoin pour les longs voyages entre les côtes. Et c’est peut-être ici qu’il faut chercher la cause du grand succès que connaîtra la plante plus tard alors que rien ne la prédestinait à une telle fortune tant la gamme des produits préexistants était riche et variée. Pour la côte congolaise, ce succès du manioc est lié à un phénomène qui est comparable à celui qui se déroule aujourd’hui avec l’introduction du pain de la farine de blé. - 40 -

Dans les moments de grand flirt entre le Kongo et la cour du Portugal, le missionnaire ou le colon portugais est l’exemple à suivre. Ce qu’il mange ou ce qu’il fait attire. On veut l’imiter ! Il n’est pas impossible que la noblesse du pays, pour marquer la différence d’avec le reste du peuple, ait adopté ce plat étranger pour se rapprocher davantage du mode de vie portugais. On l’a vu dans le vêtement ! Le peuple avait suivi ce choix venu d’en-haut. Cela explique l’abandon progressif des plats du pays au profit de cette nourriture étrangère. Ce type de transfert est courant dans les différentes rencontres de civilisations connues dans l’histoire. Aujourd’hui les couches aisées des villes africaines ont adopté la consommation du pain de blé à la place de la farine ou du pain de manioc. Un tel phénomène peut conduire à très longue échéance à un déclassement du manioc exactement, comme celui-ci avait évincé les céréales et les autres produits locaux. Dans certaines zones de la côte occidentale de l’Afrique, ce phénomène du reversement est très net entre le mil de production locale et le riz qui est un produit d’importation. Sur la côte sénégalaise par exemple, ce sont les hommes des villes qui, ayant adopté le riz ont contribué à l’abandon du petit mil et du sorgho si bien que tout le monde est aujourd’hui rivé sur ce produit d’importation. Le manioc est un produit de culture facile dont la récolte se fait au fur et à mesure des besoins. L’installation coloniale du 19e siècle avec ses travaux de portages et de travaux forcés avait naturellement poussé, sans le vouloir, les populations vers la culture de cette plante qui offrait des possibilités d’alimentation après de longues périodes d’absence. Il n’est pas comparable à une culture de moisson qui exige des dates fixes pour les récoltes ni un système particulier de conservation. Le manioc est une plante semi-pérenne que les paysans récoltent au fur et à mesure des besoins à couvrir. Les civilisations des tubercules, - 41 -

contrairement à celles des grains, ne connaissent pas le grenier, sans doute, parce que les tubercules sont difficiles à conserver. Ils n’entrent même pas dans le système d’usufruit que l’on verse aux maîtres de la terre, les a nga tsenge, le clan des maîtres de la terre. Dans le bassin congolais, le fait de posséder la terre donne des droits aux récoltes que l’on y retire. Ce droit d’usufruit ne s’applique dans le bassin du Congo que pour les arachides, les graines de courge, le maïs et d’autres graines et céréales ; mais jamais pour les taros, les ignames, les patates, encore moins pour le manioc. Pourquoi cette entorse faite à une structure qui fonde pourtant tout le système de relations de pouvoir et d’autorité dans tout le bassin du Congo ? Simplement parce que les graines peuvent aller au grenier pour la conservation ; cela n’est pas possible dans le cas des tubercules. Lorsque l’installation belge et française se renforçait dans cette zone, il y eut avec le système des portages et des grandes prestations, beaucoup de jacqueries autour de la culture de cette plante essentielle à l’alimentation. Cette installation européenne avait perturbé de manière fondamentale la production alimentaire. La région commençait alors à connaître la famine et les disettes. En emportant ainsi les hommes et les femmes valides loin de leurs villages, par conséquent loin de leurs plantations, l’administration coloniale perturba tout le système alimentaire local. Cela fut en grande partie la cause des famines que l’Afrique centrale connut de manière cyclique pendant autour des années 1900, et au-delà.

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CHAPITRE 2

LA TRAITE NEGRIERE ATLANTIQUE ET SES CONSEQUENCES par Auguste-René GAMBOU INTRODUCTION Esclavage et traite négrière se confondent parfois dans les esprits. Confusion d’autant plus compréhensible d’ailleurs que ces deux phénomènes ont souvent été indissociables, et s’alimentent généralement mutuellement. Cependant, aussi liés qu’ils soient, ce sont deux phénomènes différents. L’esclavage désigne le statut d’un individu privé de sa liberté et tombé de ce fait sous la dépendance entière d’un tiers. La traite négrière est quant à elle un commerce. Sa particularité est que c’est le Noir – pas nécessairement déjà esclave – qui est la marchandise. Ainsi donc, lorsque l’on parle de traite négrière, il s’agit de la vente et de l’achat des Noirs. De ce point de vue, l’Afrique noire ancienne fut une Afrique des traites négrières, cela est indiscutable. Traite intérieure, traite pharaonique, traite arabe, traite chrétienne ou atlantique enfin, elle les a toutes connues et pratiquées, à plus ou moins grande échelle. Mais de toutes ces traites négrières, la plus dévastatrice pour elle, au plan de ses conséquences notamment, fut à n’en point douter, la traite atlantique. Elles feront l’objet du présent chapitre.

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I – Le contexte de la naissance de la traite négrière atlantique Les économistes affirment à juste raison, que la mondialisation est consubstantielle du développement du capitalisme, pour dire que chaque fois que le capitalisme a donné des signes d’essoufflement, les Européens ont recherché hors de leurs frontières, les moyens de lui donner un second souffle. Ce fut le cas de la première mondialisation, avec le capitalisme marchand à la fin du XVe siècle, de la seconde mondialisation, avec le capitalisme industriel au XIXe siècle, et enfin, de la troisième mondialisation, avec le capitalisme financier, depuis les dernières années du XXe siècle. Depuis le XIIIe siècle, l’Europe était entrée dans le capitalisme marchand. Mais à la fin du XVe siècle, celui-ci avait commencé à donner des signes d’essoufflement. L’Europe commençait en effet à manquer de métaux précieux, l’or et l’argent nécessaires pour battre monnaie, ses mines s’étant taries. Cette pénurie était d’autant plus gênante que le commerce entre les pays occidentaux n’avait cessé de se développer. Or les pays d’extrême orient, qu’on désignait à l’époque sous le même nom des Indes, passaient pour fabuleusement riches. En outre, de ces pays provenaient les épices : cannelle, gingembre, clou de girofle, muscade, poivre etc., utilisés en cuisine et en médecine, et dont l’Europe faisait une grande consommation. Malheureusement, ces produits ne lui parvenaient qu’après de longs et coûteux transbordements. C’étaient les Arabes qui allaient par voie de terre ou par mer les chercher aux Indes. Des caravanes les transportaient dans les ports de Syrie ou d’Egypte. C’est dans ces pays que les marins vénitiens et génois venaient les chercher pour les distribuer sur les marchés européens. On comprend dans ce contexte que d’autres marins, Espagnols et Portugais en l’occurrence, en vinrent à rechercher une route directe avec les - 44 -

Indes, plus courte et moins coûteuse, qui permettrait de se passer des Arabes, des Vénitiens et des Génois. Les Européens n’avaient au Moyen-âge que des connaissances géographiques très limitées et très confuses. Plus ignorants encore que les anciens, ils imaginaient la terre comme un grand carré ou comme un disque plat, bordé au nord par des glaciers infranchissables, et au sud par des flots en ébullition. A la fin du XVe siècle cependant, grâce aux Arabes, grands voyageurs et excellents géographes, les connaissances des savants grecs s’étaient quelque peu généralisées. Or ceux-ci avaient enseigné que la terre était sphérique. On en vint donc à penser qu’un même océan enveloppait les trois continents connus à l’époque : l’Europe, l’Afrique et l’Asie qui s’étendait très loin vers l’est, et que l’on pourrait atteindre facilement en partant d’Espagne et en naviguant droit sur l’occident. Aristote avait en effet enseigné qu’il y avait peu d’étendue de mer entre l’extrémité de l’Espagne du côté de l’ouest et le commencement de l’Inde du côté de l’est. Sénèque avait affirmé de son côté, que la distance pouvait être franchie en peu de jours. Enfin, Pline avait rapporté que l’on avait été par mer du golfe arabe jusqu’à Cadix en un temps qui n’est pas très long. Ainsi naquit la première mondialisation plus connue sous le nom de voyages de grandes découvertes, et qui devint sous la plume d’historiens comme F. Moreau, ou encore P. Mantoux, l’« expansion européenne ». C’est dans le contexte de cette expansion que naquit à son tour la traite négrière atlantique. II – La traite atlantique en direction de l’Europe L’on croit souvent que c’est la découverte de l’Amérique qui fut à l’origine de la traite atlantique. Cette erreur nécessite d’être corrigée. En 1402, Jean de Béthencourt soumet les berbérophones des îles Canaries, les Guanches, aujourd’hui disparus et se proclame roi des Canaries. De temps en temps, - 45 -

par allégeance à la Reine de Castille, il lui envoie des sujets de son royaume. Les Guanches peuvent donc être considérés comme les premiers esclaves africains déportés vers l’Europe. En 1444, le Portugais Nuno Tristao lève par surprise l’ancre avec à son bord, 80 Noirs de l’île d’Alguin, venus visiter son bateau, pour se tailler semble-t-il un succès de curiosité en Europe. L’on rapporte en effet, que ces infortunés, il les donna en présent à ses amis. L’acte de son compatriote Lanzarote, daté de la même année, fut en revanche sans équivoque. Contrairement à Tristao, celui-ci vendit toute sa cargaison, y compris les 135 Noirs qu’il avait acquis sur les côtes africaines. Cette vente précède de près d’un demi-siècle la découverte de l’Amérique en 1492. III – La traite négrière atlantique : ses conséquences pour l’Afrique noire La première conséquence de la traite atlantique pour l’Afrique noire fut à tous égards son choix comme réservoir d’esclaves. 1. Le choix de l’Afrique noire comme réservoir d’esclaves Dès 1502, les colons européens attirés par l’Eldorado américain sont déjà présents dans le Nouveau Monde. Les Espagnols sont à Hispaniola. Les Néerlandais en Guyane. Les Anglais à la Jamaïque et à la Barbade. Les Français à SaintChristophe, en Guadeloupe et à la Martinique. Les Portugais au Brésil. Mais pour exploiter les immenses étendues de terres qui s’étalaient à leurs pieds, et également les mines d’or et d’argent, les colons avaient besoin d’une main d’œuvre importante. Au début, ils tentèrent de mettre à contribution, les populations indiennes. Mais celles-ci se révélèrent rapidement non seulement inadaptées aux durs travaux qui leur étaient imposés, mais surtout aussi, insuffisantes car elles avaient été - 46 -

décimées par les guerres contre les Conquistadores, ou par les maladies apportées par les Européens, et contre lesquelles elles n’étaient pas immunisées. Les rescapés quant à eux, s’étaient réfugiés dans les régions montagneuses difficiles d’accès. Les colons américains tentèrent, c’est vrai, de remédier à leurs problèmes de main d’œuvre en recourant à la population pénitentiaire et aux repris de justice européens. Ce fut peine perdue. La solution vint d’un ecclésiastique, en l’occurrence, le Père Las Casas, Evêque de Chiappa, surnommé l’Evêque des Indiens. Celui-ci, craignant le génocide de ceux qu’il considérait comme ses protégés, suggéra de substituer à la main d’œuvre indienne une autre, plus nombreuse, qui n’aurait aucun mal à s’adapter au climat des Amériques, et d’autant plus rentable que le travail d’un Noir assurait-on, équivalait à celui de quatre Indiens. C’est ainsi que l’Afrique allait devenir pour près de quatre siècles, le réservoir d’esclaves du continent américain. 2. La naissance du racisme anti-Noirs Cette traite atlantique aurait sans nul doute choqué une Europe profondément chrétienne. Plus d’un fidèle n’aurait en effet manqué de la trouver incompatible avec les préceptes enseignés par l’Eglise chrétienne, entre autres, l’amour du prochain. Il fallait donc la justifier pour la légitimer, la rendre conforme à la morale, quand bien même les justifications en question furent indubitablement aussi discutables, que parfois tirées par les cheveux. Ainsi naquit le racisme anti-Noirs, avec en arrière pensée, la volonté d’établir leur prétendue infériorité.  La prétendue infériorité du Noir En 1875, le médecin naturaliste hollandais, P. Camper, publia un livre dans lequel il rendait publiques ses études sur les squelettes d’êtres humains et de singes. Utilisant une mesure dont il était l’inventeur, en l’occurrence l’angle facial, - 47 -

il était arrivé à la conclusion suivante : l’angle facial des Noirs se rapprochait plus de celui des singes que de celui des Européens. Extrapolant complètement cette dernière, ses successeurs en déduisirent que les Européens étaient en général supérieurs aux Noirs, non seulement physiquement, mais aussi intellectuellement. Quelle aubaine pour les défenseurs de la traite des Noirs qui s’empressèrent de s’en emparer pour la justifier, la légitimer. Puisque les Noirs étaient des êtres inférieurs, il n’était que normal qu’ils soient utilisés comme esclaves des Blancs dans les grandes plantations et les mines d’or et d’argent du Nouveau Monde.  Un déni d’identité doublé du déni de race En fait, plus qu’un simple racisme visant à établir l’infériorité du Noir, la traite négrière fut, ce qui est beaucoup plus grave, mais que l’on relève rarement, un véritable déni d’identité pour les Noirs transportés en Amérique. Ce déni d’identité partait de la négation-même de tout statut d’humain pour ces hommes. Et pour cause ! Des marchandises, et c’est ce que devenaient ces Noirs, pouvaient-elles prétendre à une quelconque identité ? La preuve est que sur les registres de compte des négriers, jamais n’apparut la moindre indication à ce sujet. Ce déni d’identité les poursuivait jusque dans le Nouveau Monde où leurs nouveaux maîtres se chargèrent à leur gré et fantaisie, de leur en trouver une. Déni d’identité, mais pire encore, déni de race dès lors que pour désigner ces Noirs, ce ne fut même plus à leur race que l’on se référa, (ce qui aurait été une manière de leur reconnaître encore quelque humanité), mais plutôt à ce qu’ils étaient devenus, des objets anonymes ! Le déni d’identité devenait un déni de race ! Et la traite des Noirs devint le commerce du « bois d’ébène ». Leur étalon, la « pièce d’Inde ». Le Noir arrivé d’Afrique devint un « bossale » dans les plantations de Martinique et de

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Guadeloupe. Le Noir fugitif de la propriété de son maître devint un « marron », « negmarron », ou « cimarron », etc.  Une prétendue œuvre de charité humaine Déjà, lorsque les Noirs étaient transportés en Europe, des voix n’avaient pas manqué pour témoigner du caractère éminemment humain et charitable (sic) de cette traite, car « les esclaves transportés des sablonnières de l’Ethiopie aux terres grasses du Portugal, et de leurs petites cassives et logettes à Lisbonne, par la seule fréquentation des villes étaient peu à peu instruits de l’humanité et, ce qui était beaucoup plus excellent, ils étaient par là imbus des mystères de la religion chrétienne »9. En Amérique, les pasteurs dans leurs prêches, n’hésitaient pas à exhorter leurs fidèles blancs à remercier Dieu qui leur avait donné des esclaves pour s’enrichir. Les fidèles noirs quant à eux, devaient remercier la providence divine qui les avait appelés à une vie de servitude qu’ils devaient considérer comme un moyen de rachat. Sans compter que ces pauvres Noirs qui étaient sensés vivre dans un environnement inhospitalier, infesté de bêtes féroces, étaient en outre des cannibales (sic). Transporter ces êtres inférieurs comme esclaves vers le continent américain, était par conséquent une œuvre d’autant plus de charité humaine, qu’ainsi, ceux-là au moins ne finiraient pas dans le ventre de leurs congénères !  Un prétendu juste retour des choses Lorsque les Portugais étaient arrivés sur les côtes africaines, n’y avaient-ils pas trouvé l’islam ? C’étaient la preuve que les Noirs étaient les alliés des musulmans. Or depuis les croisades, l’occident chrétien était en guerre ouverte contre ceux-ci. La 9

J. Mabire, 1972, « La traite des Noirs », in Histoire générale de l’Afrique, Paris, F. Beauval, p. 107.

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traite des Noirs était par conséquent une occasion de les prendre à revers. Dès lors, considérer l’Afrique comme un réservoir d’esclaves n’était-il pas un juste retour des choses, une juste revanche contre les musulmans ?  Des prétendus descendants de Cham Si tout ce qui vient d’être dit pour justifier et légitimer l’esclavage des noirs dans les plantations et les mines d’or et d’argent d’Amérique n’était pas assez convaincant, un argument de taille, celui-là, le serait sans aucun doute. Les Noirs étaient les descendants de Cham ! Pour la petite histoire, rappelons que Cham était l’un des trois fils de Noé. Un jour, alors que celui-ci ivre-mort cuvait son vin, Cham entrant dans la pièce où se trouvait son père, se rendit compte que son pagne s’était un peu écarté et révélait ses parties intimes. Il ressortit aussitôt pour aller annoncer en ricanant, la nouvelle à ses deux frères Sem et Japhet. En fils aimants, ceux-ci entrèrent dans la pièce à reculons, revêtirent leur père, mais ne se privèrent pas non plus de rapporter à Noé l’inconduite de leur frère, une fois que celui eut recouvré ses esprits. En représailles, Cham fut maudit par son père, et avec lui, tous ses descendants. Les Ecritures n’établissent bien évidemment nulle part, une quelconque filiation entre Noé et les Noirs. Mais qu’à cela ne tienne. Ils seraient considérés comme tels. Et leur esclavage n’en serait que des plus légitimes. Et si, malgré tout cela, il restait encore des fidèles pour avoir des cas de conscience, eh bien, ils n’avaient qu’à voir cela avec leur confesseur ! 3. Une pré-balkanisation de l’Afrique Au XIXe siècle, le capitalisme industriel consacra la balkanisation de l’Afrique. Il avait de qui tenir, même si les historiens n’ont jamais établi à ce jour ce lien. Son ancêtre, le capitalisme marchand, ne l’avait-il pas, à son échelle il est - 50 -

vrai, et en son temps, déjà précédé sur cette voie ? A preuve, pendant toute la durée de la traite atlantique, lorsque les négriers européens évoquaient l’Afrique, c’était généralement pour la découper en « zones de traite spécialisées ». Spécialisées bien évidemment, en raison de leur capacité à permettre une traite négrière fructueuse. Et les zones spécialisées en question se résumèrent aux fameuses « côtes », trois au total, qu’ils avaient eux-mêmes identifiées et délimitées.  La côte de Guinée La côte de Guinée était constituée par les sites de traite suivants : Gorée, Axim, El Mina, Ouidah, Fernando Po, et Sao Thomé. La particularité de cette côte est qu’elle était hérissée de forts, qui, tous, témoignaient des luttes acharnées que s’y livraient les négriers européens pour le contrôle de ces différents sites de traite.  La côte de Loango La côte de Loango était constituée des sites de traite suivants : Loango, Malimba et Cabinda. La particularité de la côte de Loango est que la traite des Noirs y était libre. D’autant plus libre que les esclaves y étaient, aux dires des négriers européens, de moindre qualité que ceux de la côte de Guinée.  La côte d’Angolle La côte d’Angolle comportait les sites de traite suivants : Loanda et Benguela. Comme pour la côte de Loango, la médiocrité du « bois d’ébène », toujours aux dires de certains négriers, ne justifiait en rien ni le déplacement, ni la dépense. Mais cette réputation en contradiction d’ailleurs avec le chiffre élevé des Noirs qui y - 51 -

furent pourtant « traités », n’était-elle pas plutôt imputable au fait que les Portugais, au nom de leur antériorité, y régnaient en maîtres ? 4. La traite atlantique ravale le Noir au rang de simple marchandise Être inférieur, puis simple marchandise, le pas fut vite franchi par les négriers européens et leurs comparses africains, dans leur rapport à l’esclave de traite. C’est donc comme tel qu’il sera traité sur les côtes africaines. De même que pour des échanges « équitables », les Européens avaient jugé nécessaire d’étalonner les produits échangés contre les esclaves noirs. Ce n’était que justice que ces derniers en tant que marchandise, soient à leur tour évalués, étalonnés. Les produits européens eurent comme étalon, la « pièce d’inde ». Elle correspondait à un « Noir adulte, mais jeune, de bonne taille, robuste, sans maladie et sans défaut » ou « un Noir d’un âge compris entre 18 et 25 ans, mesurant au moins 1,65 m, en bonne santé, robuste, et ayant les dents saines ». 5. La traite atlantique ravale le Noir au rang de bétail Duchet est bien en deçà de la vérité lorsqu’elle décrit la traite négrière comme un système qui « reposait tout entier sur un commerce basé sur le trafic de la chair humaine et où les esclaves de tout sexe et de tout âge se négociaient en lots comme des marchandises et non comme des êtres humains, (…) un commerce où l’on traitait les hommes à bord des vaisseaux comme on n’eût pas traité des bêtes ».10 A dire vrai, le calvaire des esclaves de traite commençait dès leur capture. Il se poursuivait par les affres du voyage vers la côte où ils étaient conduits pour y être vendus. Les mains

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M. Duchet, op. cit., p. 43.

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liées, le cou enserré dans un joug, la fameuse fourche qui dissuadait même les plus velléitaires de tenter de s’enfuir.  Le parcage Au fur et à mesure que les captifs étaient vendus aux négriers blancs, ils étaient parqués comme du bétail. A cet effet, des enclos, les fameux « barracons », avaient été construits à proximité de la côte. C’est là, dans ces prisons qui ne disaient pas leur nom, que ces infortunés attendaient le départ vers le Nouveau Monde.  Le marquage au fer Une fois vendus, les esclaves devaient être marqués au fer rouge. Nous passons sur la cruauté de cette opération. Nous n’insisterons pas non plus sur l’atroce odeur de chair brûlée qui s’en dégageait. Nous n’insisterons pas sur la souffrance endurée par les victimes, les cris de douleur à fendre l’âme. Nous n’insisterons pas non plus sur la bestialité d’hommes qui, après avoir infligé ce genre de traitement à des êtres pour inférieurs furent-ils, pouvaient encore revendiquer pour euxmêmes, la qualité d’êtres humains. Le procédé était analogue à celui pratiqué pour le marquage du bétail. Un fer aux initiales de la compagnie de traite était rougi au feu. Ce fer était ensuite appliqué sur une partie du corps, de préférence la poitrine de l’infortuné qui était ainsi marqué à vie, ce qui permettrait à l’occasion à son propriétaire de le retrouver en cas d’évasion ou de sinistre.  La traversée de l’Atlantique Plus d’un témoin ont décrit le désespoir des Noirs qui préférèrent se jeter à la mer plutôt que d’embarquer pour un voyage qui n’augurait rien de bon. Une fois sur le bateau, les esclaves enchaînés, étaient entassés, les uns couchés à fond de cale, les autres accroupis. C’est qu’il fallait emporter le - 53 -

maximum de captifs, 600 à 700 par navire, là où 100 personnes à peine auraient pu tenir. Pour toute nourriture, des fèves assaisonnées de piment et de saumure, deux fois par jour. Voyageant dans leurs excréments et leurs vomissures, ceux qui se révoltaient étaient pendus aux mâts, et si par malheur le navire négrier était lui-même pris en chasse par un bateau corsaire, celui-ci, pour échapper à la poursuite, lâchait du lest, en l’occurrence, des esclaves qui étaient ainsi jetés à la mer.  La vie de l’esclave dans le Nouveau Monde Vendu à l’encan, c’est-à-dire aux enchères, l’esclave qui avait trouvé acquéreur, était conduit dans la propriété de son maître où toute sa vie durant, il serait corvéable à merci. En fait, sa vie dépendrait dès lors du bon vouloir de celui-ci. Il ressort du « Code Noir » qui était sensé alléger la condition des esclaves, que lorsque l’un d’entre eux s’enfuyait, s’il était rattrapé, le « marron » (esclave fugitif) devait recevoir 1000 coups de fouet, et était marqué au fer à l’épaule. S’il récidivait, on lui coupait le jarret, et il était marqué à l’autre épaule. La troisième tentative le condamnait irrémédiablement à la mort. Les propos du Père Charlevoix qui écrit, pour dépeindre le sort des esclaves dans les colonies d’Amérique que « rien n’est plus misérable que la condition de ce peuple. Quelques racines font toute sa nourriture, ses maisons ressemblent à des tanières, (…), son travail est presque continuel, (…) nul salaire ; vingt coups de fouet pour la moindre faute »11 ne reflètent en fait le sort de ces Noirs qu’à minima. 6. La traite atlantique : son impact démographique Si les historiens sont unanimes pour assurer que la traite négrière vers l’Amérique dura environ quatre siècles, au-delà 11

Cité par Mabire., op. cit,. p. 162.

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commence alors la guerre des chiffres. Combien ; oui, combien d’infortunés Noirs furent vendus par leurs propres frères, pour devenir esclaves dans le Nouveau Monde ? Neuf millions pour les uns, Douze millions pour d’autres ; quinze, voire 19 millions pour certains. A la vérité, aucun historien ne peut à ce jour proposer un chiffre exact car dans cette macabre comptabilité, il faudrait en effet prendre en compte : - Les captifs enlevés à leurs villages certes, mais qui n’arrivèrent jamais jusqu’à la côte, le voyage leur ayant été fatal. - Ceux qui périrent dans les barracons. - Ceux qui choisirent de se suicider plutôt que d’être emportés comme esclaves. - Ceux qui ne purent résister à l’impitoyable sélection de la traversée de l’Atlantique et dont les corps furent jetés pardessus bord. - Ceux qui furent pendus aux mâts pour cause de révolte. - Ceux qui pour permettre au navire négrier d’échapper au bateau corsaire qui l’avait pris en chasse, servant de lest, avaient été jetés à la mer. - Ceux qui, par le plus grand des hasards, s’étant rendus maîtres du navire négrier, se perdirent en mer, parce qu’ignorant l’art de la navigation. - Ceux que le Capitaine négrier n’avait par déclarés dans ses livres de compte, parce que « prélevés » comme quota qui lui revenait à lui et à son équipage, etc. Dès lors toute tentative pour essayer de chiffrer la traite atlantique peut sembler illusoire. En fait, au-delà même de cette querelle des chiffres, le plus important est à tous égards la qualité de ces Noirs emportés vers le Nouveau Monde, la fine fleur du continent, si l’on se réfère notamment aux caractéristiques - 55 -

de la « pièce d’Inde ». Le préjudice majeur ici fut à n’en point douter de priver l’Afrique du fort taux de reproduction d’une tranche d’âge, qui dans toutes les sociétés du monde est généralement considérée comme la plus dynamique, la plus prolifique. Préjudice d’autant plus important que les calculs du Professeur Curtin établissent qu’environ 430000 Noirs importés en Amérique, avaient produit en un siècle à peine, 4.500.000 personnes ! Un rapide calcul, même en prenant l’estimation la plus basse, soit 9 millions d’esclaves, indique que ceux-ci auraient produit en un siècle, plus de 40 millions d’Africains ! A partir de cela, la faiblesse démographique actuelle de l’Afrique devient plus facile à comprendre.  La traite atlantique : son impact politique Au plan politique, les conséquences de la traite atlantique furent variées. Elles allèrent de la naissance des États courtiers à la recrudescence des guerres intertribales, en passant par le déclin plus ou moins prononcé des États dits traditionnels, par opposition s’entend, aux États courtiers qui soit dit en passant, ne survivront pas non plus à l’abolition de la traite atlantique. 7. La naissance des États courtiers Au plan politique, ce qui caractérisa la traite atlantique fut d’abord d’avoir favorisé l’émergence en Afrique de nouvelles entités politiques, les « États courtiers ». Appelés également États côtiers en référence à leur position géographique, leur essor était né du commerce des Noirs. C’est pourquoi, leur principale préoccupation fut, faute de pouvoir satisfaire par eux-mêmes une demande qui dépassait de loin leurs possibilités, de garder cependant la main mise sur le commerce des esclaves. Pour ce faire, ils étaient devenus de véritables écrans, des intermédiaires obligés entre les négriers pourvoyeurs de produits européens, et les États de l’intérieur qui étaient en fait les véritables fournisseurs de captifs noirs. - 56 -

 La recrudescence des guerres intertribales Les conséquences de la traite atlantique au plan politique furent ensuite la recrudescence des guerres intertribales. En cela, la demande d’esclaves de la part du continent américain d’une part, la demande de marchandises européennes par les Africains d’autre part, exercèrent une pression telle que la guerre devint le seul moyen pour satisfaire les exigences des uns et des autres. En effet, « pour se procurer des esclaves, il fallait faire des expéditions guerrières qui devaient, pour l’emporter, bénéficier d’un armement supérieur, donc de fusils. Pour obtenir ces fusils de commerçants européens, il fallait leur fournir des esclaves et donc, faire la guerre aux peuples voisins ».12  Le déclin des États « traditionnels » Au plan politique toujours, la traite atlantique contribua enfin, largement, au déclin d’anciens royaumes comme celui de Kongo, ou encore celui du Bénin par exemple. En effet, la guerre ne pouvant plus satisfaire une demande toujours persistante d’esclaves noirs, les souverains se mirent à vendre leur propre population, contribuant ainsi au dépeuplement puis au déclin de leurs royaumes. Sans compter qu’au plan interne, la traite atlantique contribua d’autant plus au déclin des anciens royaumes noirs qu’elle favorisa par ailleurs dans de nombreux cas, la modification du système politique général par la vente des offices à la bourgeoisie née du commerce des Noirs, de même qu’elle contribua à la désaffection croissante des dignitaires, au refus de plus en plus courant de l’hommage royal par les vassaux et enfin, à la confrontation de plus en plus fréquente entre le pouvoir royal et les forces centrifuges nées de la traite négrière.

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Cité par Mabire., op. cit., p. 142.

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8. La traite atlantique : son impact économique Une chose est indiscutable. Au plan économique, la traite atlantique fut pour l’Afrique, un marché de dupes, un véritable désastre. La nature-même des produits reçus en échange de ses esclaves, condamnait irrémédiablement ce continent, le seul d’ailleurs du triangle négrier à ne tirer aucun profit économique du commerce des Noirs. Comment l’aurait-il pu quand, comme l’écrit le négrier Eustache de la Fosse, la mère et l’enfant ne lui avaient coûté en tout et pour tout, qu’un bassin de barbier et trois ou quatre anneaux de laiton ? Voici par exemple, la liste des produits que le capitaine du navire négrier, le Télémaque en l’occurrence, échangea au Loango, contre 364 esclaves : – – – – – – – – – – – – – – – – – –

2987 ½ pièces de tissus différents 3 manteaux 1 vieille veste 550 fusils anglais 5400 livres de poudre 6500 pierres à fusil 600 livres de plomb à balles 1277 ½ veltes d’eau-de-vie 250 barres de fer 250 bassins de cuivre 200 plats d’étain 200 couteaux anglais à gaine 500 douzaines de couteaux 134 onces de corail 50 livres de perles de verre 76 livres de tabac à fumer 11 barbançons de grès 1351 canettes de grès.

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Non seulement l’Afrique ne tira aucun profit économique réel de la traite atlantique, mais en plus cette dernière fut un frein pour le développement d’activité commerciales autres que la vente des esclaves. Phyllis Martin rapporte ainsi qu’au Loango par exemple, « les commerçants vili trouvent qu’il est plus profitable de trafiquer des esclaves que de l’ivoire et réduisent de plus en plus leurs fournitures d’ivoire ».13 Ajoutons que l’artisanat non plus ne fut pas épargné. Confronté à la concurrence des produits européens, celui-ci ne tarda pas à décliner. Enfin, des tribus entières ayant été contraintes pour échapper aux négriers, à trouver refuge dans les montagnes ou les forêts, il devint impossible dans ces conditions de développer une quelconque agriculture et, encore moins, un élevage viables. 9. La traite atlantique : son impact moral Au plan moral enfin, la traite atlantique, en éveillant sans nul doute chez le Noir ce qu’il avait comme instincts les plus bas, instaura une telle psychose que l’insécurité devint le lot quotidien des Africains. Ce témoignage de Mabire est, à ce propos, éloquent : les trafiquants écument le pays. Il devient risqué de s’éloigner de son village. On vole des hommes (et des femmes) comme on vole des poules de nos jours dans les campagnes. Une jeune fille s’éloigne de sa case pour aller puiser de l’eau, des trafiquants l’aperçoivent, se précipitent sur elles, l’enferment dans un sac et viennent la proposer au comptoir le plus proche. (…) Certains Noirs venus en curieux pour assister aux tractations sont ainsi embarqués 13

P. Martin., 1972,The external trade of Loango coast (1576-1870). The effectifs of vili kingdom, London, Oxford University Press, p. 146.

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avec les captifs. Les imprudents qui s’aventurent à la portée des marchands se retrouvent eux aussi le collier de fer au cou ».14 CONCLUSION L’Afrique noire fut une Afrique des traites négrières car elle pratiqua tour à tour la traite intérieure, la traite pharaonique, la traite arabe, et finalement la traite chrétienne ou atlantique. De toutes ces traites négrières, cette dernière fut sans nul doute la plus néfaste et la plus lourde de conséquences aussi pour elle. C’est la traite atlantique en effet qui explique le choix de l’Afrique comme réservoir d’esclaves. C’est elle aussi qui fut à l’origine du racisme anti-Noirs développé pour la légitimer. Racisme qui lui-même conduisit au ravalement de l’esclave noir au rang de simple marchandise, sinon au rang de bétail. Au plan démographique, la traite atlantique explique à bien des égards la faiblesse démographique actuelle du continent africain. De même qu’elle contribua au plan politique au déclin de nombreux royaumes noirs, à la recrudescence des guerres intertribales. Au plan économique, elle fut pour l’Afrique un véritable marché de dupes.

14

Mabire, op. cit. p. 144.

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CHAPITRE 3

LE CONGO ET LA CONFERENCE DE BERLIN (15 NOVEMBRE 1884 - 26 FEVRIER 1885) par Jean MOUYABI INTRODUCTION La Conférence de Berlin se situe dans le prolongement de l’expansion européenne de la deuxième moitié du XIXè siècle dont elle fut la conséquence politique. Le thème exige que soient évoqués les fondements de cette expansion, avant de traiter du niveau d’implantation des puissances européennes dans le bassin du Congo à l’orée des assises de Berlin. Les problèmes qui naquirent de leur cohabitation doivent être identifiés en même temps que les critères qui dictèrent le choix de Berlin pour abriter la Conférence et Bismarck pour en présider les travaux. La place des alliances diplomatiques conclues avant et au cours du déroulement des travaux mérite d’être mentionnée, compte tenu du poids de ces alliances dans les décisions à prendre. Enfin, l’impact du legs historique de cette Conférence sur l’Afrique d’hier et d’aujourd’hui, mérite d’être cerné. I – Les causes de l’expansion européenne au XIXe siècle Les sources européennes étalent une panoplie de motivations pour justifier l’expansion européenne. Celle de la deuxième moitié du XIXè siècle survint après quatre siècles d’échanges sur les côtes africaines. Elle fut précédée par les missions scientifiques liées à la découverte des sources du Nil, du Congo, de l’Ogooué, du Zambèze et du Niger dont les embouchures - 61 -

étaient connues depuis la première expansion menée par le Portugal à la fin du XVè siècle. Ces missions bien qu’elles se déroulèrent au XIXè siècle, furent scientifiques et de sondage. Ces expansions d’Outre-mer répondaient aux motivations qu’il faut circonscrire en rapport avec la situation d’ensemble en Europe. 1. Les missions scientifiques et de sondage, prélude aux missions politiques Le Capitaine James Kensington Tuckey, officier de la Royal Navy, inaugure cette phase de missions scientifiques. Il fut en effet chargé en 1816 par la Société royale de géographie de Londres de vérifier si le Congo s’identifiait au Niger qui coule à Tombouctou. Il remonta le fleuve jusqu’à Isanghila. Il y trouva la mort avec ses hommes. Ses ouvrages contiennent de précieux renseignements sur le fonctionnement des royaumes côtiers, Ngoyo, Kakongo, Malemba, sur les échanges et la traite négrière, sur le Bas-Congo et sur les côtes septentrionales de l’embouchure du Congo. Le Lieutenant Gandy avait suivi en 1879 les pas de Tuckey. Il remonta le Congo jusqu’aux chutes d’où il prit la direction de Sao Salvador en Angola. Les côtes orientales africaines enregistrèrent plusieurs missions relatives à la découverte des sources du Congo, du Nil et du Zambèze. Henry Morton Stanley reçut la mission de rechercher David Livingstone dont on était sans nouvelles. Il le rencontra le 10 novembre 1871 dans la région du Tanganyika, puis retourna en Europe. La deuxième mission que lui confièrent les journaux New-York Herald et le Daily Telegraph, consistait à traverser l’Afrique d’Est en Ouest, en utilisant le cours du Congo. A cet effet, il quitta Bagamoyo sur la côte orientale, le 17 novembre 1874, en compagnie de trois collaborateurs anglais, Frederic Barker et les frères Pocock avec une escorte composée de 365 personnes. Il atteignit en janvier 1877 le large des StanleyFalls, et le Pool le 12 mars 1877. Son collaborateur Pocock - 62 -

baptisa cet étang « Stanley-Pool ». Le 25 juillet 1877, l’expédition fut une fois de plus en face des chutes pour atteindre l’embouchure du Congo le 9 août 1877. Cette expédition révéla aux Européens les secrets de ce fleuve tant au plan géographique qu’économique. De son côté, Brazza entreprit la reconnaissance de l’Ogooué supérieur entre 1874 et 1878. Après avoir atteint l’Alima, un affluent du Congo, il se rendit compte que l’Ogooué était un fleuve distinct du Congo, et que la liaison entre les deux était possible. De Brazza et Stanley révélèrent les possibilités commerciales du bassin de l’Ogooué et du bassin du Congo. Ces missions baptisées de scientifiques, furent en fait des entreprises de sondage, prélude aux expéditions politiques que Brazza et Stanley conduisirent entre 1879 et 1885 et dont il convient d’examiner les motivations. 2. Les nécessités économiques, motivations cardinales de l’expansion européenne Dans la seconde moitié du 19e siècle, l’Europe fut victime de la surproduction, conséquence de sa révolution industrielle. Le protectionnisme imposé par les États-Unis et l’Allemagne en installant des barrières douanières, fut la conséquence de cette surproduction industrielle. La réponse résidait dans la recherche des débouchés pour se débarrasser des produits industriels accumulés. Les colonies constituaient pour les pays comme la France ou l’Angleterre, des débouchés rêvés où l’on pourrait déverser l’excèdent de la production industrielle et des réservoirs de matières premières attendues par les industries occidentales. Jules Ferry qui engagea la France dans l’expansion coloniale en 1884, s’en prit au protectionnisme, qui risquait de paralyser l’industrialisation de la France. Il se refusa de se cantonner dans une politique de recueillement et de s’enfermer - 63 -

dans un isolement. Dans son discours à la Chambre du 28 juillet 188515, il déclarait que « les conditions économiques doivent inciter la France à acquérir des terres, donc des marchés d’Outre-mer ». Il ajouta qu’ « à cette époque où l’Europe est hérissée des barrières douanières, où le marché sud-américain est en passe d’être conquis par les États-Unis d’Amérique, où les industries connaissent la mévente, la fondation d’une colonie, c’est la création d’un débouché ». Il termina son intervention en déclarant que « la paix sociale est dans l’âge industriel de l’humanité, une question de débouchés parce que la politique coloniale est la fille de la politique industrielle ». Il présenta les colonies comme le déversoir des produits industrialisés, c'est-à-dire les débouchés nouveaux pour remplacer les anciens marchés fermés par le protectionnisme. Le Major Boshart de la Belgique écrivit en 1897 : « Nous n’allons pas en Afrique pour faire des grimaces philanthropiques, mais uniquement pour créer de nouveaux débouchés à notre commerce et à notre industrie ». Le changement de l’idéologie commerciale en Europe qui conduisit à l’expansion coloniale en Afrique Noire et en Asie était lié à l’abandon du libre-échange qui procréa le protectionnisme. Son éradication résidait dans l’expansion d’Outre-mer pour créer des zones d’influence qui constitueraient la solution incontournable. C’est pour cette raison que les hommes d’affaires et les groupes d’intérêts entraînèrent dans cette politique coloniale les hommes d’État, qui l’incarnèrent en définitive. A l’unisson, l’Europe s’inclina devant cette réalité économique qui aurait conduit à une crise. Il n’est pas insensé de souligner que les relations entre l’Occident et l’Afrique, jusqu’à nos jours, ne sont dictées que par des nécessités économiques ! 15

F. Pisani-Ferry, 1962, Jules Ferry et le partage du monde, p.6.

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3. Léopold II, roi des Belges et son engagement Outremer Si les hommes d’État européens brillèrent par des approches théoriques, Léopold II fut un praticien de la politique coloniale. Son action dans ce domaine stimula l’ardeur politique des puissances européennes en Afrique. Celle-ci tirait ses fondements dans l’histoire de son pays confronté aux conséquences de sa séparation avec la Hollande. Dès 1850, alors qu’il était duc de Brabant, Léopold II rêvait d’apporter « l’étoile de la civilisation » en Afrique centrale qui était représentée par un blanc sur la carte de l’Afrique. Quand il succéda à son père, le 17 décembre 1865, il crut devoir rechercher les débouchés nouveaux pour l’industrie belge afin de compenser ceux que cette séparation avait fait perdre à son pays. Il envisagea vainement d’acquérir le Mozambique. Son intention visant à racheter les Philippines à l’Espagne en 1868 fut aussi vaine. Il était obstiné à posséder une colonie. Ce fut la version française du livre de Schweinfurt paru en 1875, Au cœur de l’Afrique, qui lui donna l’idée d’y créer un État qu’il placerait sous son commandement. Son objectif fut la suppression de la traite des Noirs. La même année, il assista en août 1875, au Congrès de la Société de Géographie de Paris où il obtint des informations nécessaires sur les explorations en Afrique. Il récupéra cette initiative en convoquant du 12 au 14 septembre 1876, la Conférence de géographie de Bruxelles. Celle-ci réunit les délégués de la plupart des nations intéressées par l’exploration africaine, notamment la France, l’Angleterre et l’Allemagne. Ces assises consacrèrent la création de l’Association Internationale pour la Civilisation de l’Afrique (A.I.A) qui se dota des comités nationaux. Léopold II fut désigné président de cette association dont l’emblème était un drapeau bleu à étoile d’or. Dans la suite de la Conférence de géographie de Bruxelles et du Congrès de la Société de Géographie de Paris, naquirent - 65 -

la Société de Géographie de Bruxelles et la Société de Géographie d’Anvers. Elles furent chargées de collecter les informations sur l’exploration de l’Afrique centrale. Stanley offrit à Léopold II l’occasion de se faire une idée sur ce qu’était l’Afrique qu’il venait de traverser d’est en ouest, notamment le bassin du Congo qu’il présentait comme une mine à richesses pour la nation européenne qui s’y installerait. Il prévint en outre l’opinion européenne que le Congo deviendrait une question politique. Il résuma les potentialités du bassin du Congo comme suit : Je vous montrerai combien nous sommes près d’importants gisements d’or et de cuivre et quels produits les négociants peuvent obtenir en échange de leurs marchandises16. Le recrutement de Stanley en 1878, après que Brazza et Ballay aient rejeté son offre, fut accompagné de la création, le 25 novembre 1878 du Comité d’études du Haut Congo (CEHC) chargé de créer des stations de civilisation et de tirer profit du bassin du Congo. L’État Indépendant du Congo était « conceptuellement » né. Stanley fut chargé de sa mise en œuvre dans l’observation stricte d’un pacte de silence par ses géniteurs jusqu’au retour de Stanley au Congo en 1879. A ce sujet, Léopold II exigea de Stanley de ne pas révéler, au cours de ses conférences ce qui pouvait attirer l’attention des Anglais, c’est-à-dire insister sur les potentialités du bassin du Congo dont il devait être le seul détenteur des informations. Il fallait aussi se débarrasser de l’Association Internationale Africaine (A.I.A), du Comité d’Etudes du Haut Congo (C.E.H.C) et de leurs souscripteurs pour que Léopold II menât 16

H M Stanley, 1885, Cinq années au Congo, p. 237.

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directement l’installation de son État Indépendant du Congo. C’est dans cette vision que fut créée le 17 novembre 1879, l’Association Internationale du Congo (A.I.C) en remplacement du Comité d’Etudes du Haut Congo (C.E.H.C). Cette action de Léopold II ne fut pas exclusivement fondée sur son désir d’apporter en Afrique centrale la civilisation matérielle et morale. Elle visait aussi un profit personnel qui consistait à faire fructifier sa colossale fortune, d’où la création de cet État dans le bassin du Congo dont Stanley vantait les richesses. C’est en rapport avec cette intention que Léopold II expérimenta, avant le Congo-Français, le système du concessionnat. II – Le niveau d’implantation européenne sur les côtes congolaises et le bassin du Congo au 15 novembre 1884 Du XVè au XIXè siècle, la présence européenne sur les côtes congolaises fut fondée sur le troc des produits. Du cabotage, les Européens construisirent graduellement les factoreries, les forts et les comptoirs. Ces derniers étaient en fait des embryons de colonies. Ces échanges commerciaux permirent de constater un monopole portugais aux XVè et XVIè siècles, une prépondérance germanique et anglo-néerlandaise au XVIIè siècle, une suprématie alternée et heurtée avec l’apparition des bateaux de guerre au XVIIIè siècle et une reconversion commerciale des États côtiers devenus courtiers dominée par l’Angleterre au XIXè siècle. Les Américains arrivés pour des raisons humanitaires en Afrique, installèrent leurs bases entre Loango et Cabinda. Ils les transformèrent en factoreries et se convertirent dans le commerce de la gomme et de l’ivoire, en échange du tabac, du rhum, des fusils, des vêtements et de la poudre.17 17

E. Bouet–Willaumez, 1848, Le comme et la traite, p.161-162, 165-166.

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Sur le plan strictement commercial, le Père Charles Audibert Duparquet18, Supérieur de la Mission catholique française de Landana, écrivait en 1873 que « quatre pays, au vu du nombre de leurs factoreries et le mouvement de leurs bateaux, se partageaient le commerce sur la côte entre Sette-Cama et Ambriz. Il s’agissait de la Hollande, de la France, de l’Angleterre et du Portugal ». Sur le plan politique, compte tenu de la situation sur le terrain, ceux qui constituaient les forces en présence étaient le Portugal, la France et l’Association Internationale du Congo (AIC). Dans la lettre d’octobre 1879 adressée au Ministre de la Marine, Brazza portait à sa connaissance le niveau d’implantation européenne : L’embouchure du Congo n’appartient à aucune puissance européenne. Au-dessous, se trouve la colonie portugaise d’Angola, et un peu au nord la colonie française du Gabon.19 1. La France La France possédait depuis 1842 le comptoir Fort Aumale au Gabon, acquis par le capitaine Edouard Bouet-Willaumez20, venu enquêter en 1837 sur les possibilités commerciales qu’offraient les côtes méridionales africaines. Il signa avec le roi Denis de la rive gauche du Gabon, le 9 février 1839, un 18

C. A. Duparquet, 1875, « Etat commercial de la côte de Loango et du Congo entre Cama et Ambriz », in Miroirs Catholiques, p.116-117, 128129, et 141-142. 19 Robert Arnaut, 1989, Sur les traces de Stanley et Brazza, Paris, Mercure de France,., p.210. 20 E. Bouet-Willaumez, 1850, « Campagne aux côtes occidentales de l’Afrique », in Nouvelles annales de la marine et des colonies, octobre, 44p.

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traité par lequel il autorisait la France à s’installer, en échange de sa protection.21 C’est d’ailleurs à partir de ce comptoir que la France lança toutes les missions en direction de l’intérieur de l’Afrique centrale. Brazza qui y était passé entre 1874 et 1878, revint en 1879 mener une mission politique virtuellement sous la bannière du Comité français de l’Association Internationale, mais réellement avec la bénédiction du gouvernement français dont le parlement, les ministères de l’Instruction publique, de la Marine et des Affaires Etrangères contribuèrent à son financement.22 Cette mission permit à Brazza de créer le poste de Masuku (Franceville) sur l’Ogooué en juin 1880, de conclure un traité avec Makoko, le roi des Teke, le 10 septembre 1880 à Mbe, et de planter le drapeau français le 3 octobre 1880 à Mfoa (site sur lequel fut érigée la ville de Brazzaville à partir de 1884). Le Sergent Malamine, chef de la station de Mfoa, assisté de San Batian et Guama, un gabonais libéré, en assuraient la garde. Brazza gagna ainsi la course du Pool, la clé du négoce du bassin du Congo, avant Stanley. Il le croisa le 7 novembre 1880 à Ndambi-Mbongo lors de son voyage de retour à la côte. Arrivé à Landana (Cabinda), il sollicita auprès du père Hyppolite Carrie, Vice-préfet apostolique du Congo, l’envoi des missionnaires au Stanley-Pool23 pour y garantir le poste qu’il venait de fonder. Le Père Prosper Augouard fut mandaté pour accomplir cette mission.24 Il confirma la prépondérance commerciale de Mfoa, singulièrement le commerce d’ivoire qui s’y opérait. 21

De Cleriq, Recueil des traités de la France, t. IV, p.445. R. Arnaut, op.cit., p.206. 23 P. Augouad, 1917, Notes historiques, p.9. 24 P. Augouard, 1882, « Voyage à Stanley-Pool », in Mission Catholique, p.100-101, 113-116, 125-128 et 140-141. 22

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Entre 1881 et 1882, Brazza entreprit, venant de Libreville, l’exploration de la vallée du Niari, étant à la recherche d’un passage par lequel transiterait la voie de communication qui relierait Mfoa sur le Stanley – Pool à la côte. Il déduisit que cette vallée répondait à cet objectif. Il regagna la côte où il fut encore reçu à la mission catholique de Landana en compagnie de Michaud, son collaborateur. Il rentra en France en 1882 pour faire ratifier le traité conclu avec Makoko le 10 septembre 1880 et l’acte d’occupation de Mfoa du 3 octobre 1880. Il fit créer la même année les postes de Diele et de Lekety sur l’Alima, auxquels il faut annexer ceux de Ngampo et de Pombo en 1884. En France, Brazza reçut un accueil enthousiaste, la France nationaliste étant à la recherche d’une politique de prestige que l’Europe ne pouvait lui concéder. L’acte de Brazza venait atténuer l’humiliation enregistrée en Egypte et le mécontentement consécutif à la campagne menée en Tunisie en 1881. Aussi, la chambre et le Sénat adoptèrent-ils le 30 novembre 1882 la ratification du traité et l’acte conclus entre Brazza et le roi Makoko. Cette ratification ouvrit la voie à l’organisation de la « Mission de l’ouest africain » qui eut pour objectif de fonder la colonie. Brazza obtint le grade de Lieutenant Vaisseau et le titre du « Commissaire Général de la République dans l’Ouest-Africain ». Devant l’avance prise par l’Association Internationale dans l’occupation politique du bassin du Kouilou Niari, Brazza ordonna à R. Cordier de prendre possession des régions de Pointe-Noire et de Loango. Ce fut avec l’appui du Père Prosper Augouard25 qu’André Loemba, le chef de cette localité, accepta l’installation française dans la région de Pointe-Noire en 1883. Le poste de Loango fut crée le 12 mars 1883 à la suite du traité conclu entre R. Cordier et Ma-Loango 25

- P. Augouard, Notes historiques, p.11.

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N’gangue M’vumbe Makosso Ma N’sangou. Le poste de Ngotou en aval de Kakamoueka sur le Kouilou fut fondé en 1884 par Cordier. Avec l’annonce d’une Conférence internationale qui devait se tenir à Berlin, Brazza prescrit à Albert Dolisie de reconnaître la « route des caravanes » en juin 1884, alors que l’Association Internationale avait déjà installé en 1883 un chapelet de stations sur le Kouilou-Niari. Le 24 juin 1884, Albert Dolisie parvint à Loudima où l’Association avait fondé en 1883 une station qu’on nomma Stephanieville sur le confluent nord du Niari et de la Loudima. Albert Dolisie installa la sienne le 30 juin 1884 au confluent-sud et l’appela Loudima-Niari26. Il poursuivit sa route en direction de Brazzaville en passant par la Mission Saint Joseph de Linzolo en dépit des réticences des agents de l’Association Internationale. A cause de cette imminence de la Conférence internationale, la course à l’occupation s’accéléra. Albert Dolisie explora la Sangha et créa le poste de Bonga en novembre 1884. A l’orée de l’ouverture de la conférence, le 15 novembre 1884, la France ne disposait que de deux postes sur la côte, deux postes sur le Kouilou-Niari, un poste sur le Congo (Mfoa) et quatre sur l’Alima. 2. L’Association internationale et ses visées en Afrique centrale En 1879, Stanley revint au Congo dans le but de créer des stations de colonisation, prélude à la création de l’État Indépendant du Congo. Sa flottille composée de cinq steamers accosta en novembre 1880 au confluent de la Lufu et le Congo, près de Vivi où il installa son quartier général. Stanley n’avait pas encore dépassé Vivi quand il reçut le 7 novembre 26

A. Dolisie, 1932, « Notes sur la route de Loango », in Bulletin du Comité de l’Afrique française, p. 288.

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1880 Brazza, en route pour la côte. Cette rencontre modifia sa stratégie, lui qui avait reçu l’instruction de Léopold II d’arriver le premier au Stanley-Pool. Il perdit ainsi la course du Pool. Il prit l’option de s’y rendre et y parvint en juillet 1881 chez le canotier du Djoué, Bouabou-Ndjali où il croisa Malamine, précédé par le drapeau français. Malamine lui fit le récit de l’installation française sur la rive droite du Stanley-Pool. Comme il n’acceptait pas cette avance prise par Brazza, il tenta vainement de faire gagner les Teke du Pool à la cause de l’Association internationale. Ils lui résistèrent et lui brandirent les drapelets français. La seule possibilité qui lui restait n’était que de traverser et aller s’installer sur la rive gauche du Stanley-Pool. Il y fonda le 1er décembre 1881 la station de Kitamo, qui prendra plus tard le nom de Léopoldville. Il retourna à Vivi le 28 juin 1882 et rentra en Belgique le 27 août 1882. Il revint au Congo le 27 novembre 1882. Entre 1881 et 1882, Stanley éleva, outre Vivi, les postes de Léopoldville, Manyanga et Isanghila sur le Bas-Congo. A son retour de Belgique, Stanley reçut de Léopold II, qui suivait les déplacements et les déclarations de Brazza, l’instruction d’occuper le Niari-Kouilou pour contrecarrer l’expansion française et le devancer sur le Haut-Congo. Il organisa à cet effet quatre colonnes pour l’occupation de la côte et du bassin du Kouilou-Niari tandis qu’il entreprit lui-même l’installation des postes sur le Haut-Congo en 1883. Toutes les fondations de postes effectuées par Stanley et ses délégués dans le Kouilou-Niari et dans le Haut-Congo furent à chaque fois ponctuées de soi-disant traités de cessions de leurs territoires par les chefs locaux. Stanley quitta le poste de Léopoldville en mai 1883 pour le Haut-Congo, en compagnie de Van Gele et de Coquithat. Il fonda la station de Mbandaka sous le nom d’Equateurville le 17 juin 1883 qui prendra le nom de Coquilhatville. En décembre 1883, la station de Stanley Falls était installée. - 72 -

Ces résultats de l’Association furent conformes aux instructions contenues dans une des correspondances secrètes adressées à Stanley par Strauch, secrétaire général de l’Association Internationale qui lui recommandait que l’Association devait se rendre maîtresse de toutes les communications, accaparer le commerce de l’intérieur, occuper tout le pays situé au nord du Congo entre le Pool et le Quillou, et la côte congolaise27. Cet officier ajouta que « si la terre appartenait au premier occupant, M. Brazza regagnera bien difficilement l’avance prise sur lui par ses concurrents ». La situation fut à l’évidence désespérée pour la France. A la veille de l’ouverture de la Conférence, l’Association Internationale disposait de 40 stations et plus de 500 « traités » conclus avec les chefs africains. Le champ ne restait ouvert pour la France qu’à la diplomatie. III – Prélude à la Conférence internationale de Berlin (février- novembre 1884) 1. La genèse Elle découla des suites du traité anglo-portugais signé à Londres le 26 février 1884. Par ce texte, l’Angleterre reconnaissait la souveraineté revendiquée par le Portugal sur la côte comprise entre les 5°12 et 8° de latitude sud, c'est-à-dire ente Sette-Cama au nord et Ambriz au sud. Dans ce traité il était stipulé, en outre, l’établissement dans cette zone des taxes de diverses natures ainsi que l’exercice au profit exclusif des deux parties contractantes d’un droit de police et de contrôle sur le cours inférieur du Congo. La France, l’Allemagne, les États-Unis d’Amérique, l’Espagne et les Pays-Bas réagirent contre cette politique d’exclusive coloniale qui mettait fin au libre-échange en vigueur 27

-BB 1941, R.Cordier au Ministre des colonies, Landana, 6 octobre 1883.

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sur les côtes africaines. L’Allemagne et la France notamment se mirent d’accord pour imposer, contre ce traité, le régime de la liberté commerciale adoptée à Vienne en 1815 dans les territoires compris dans le bassin du Congo avec l’extension à la navigation sur le fleuve. La réaction porta aussi sur l’adoption des règles destinées à prévenir l’abus des annexions futures sur la côte occidentale africaine. La Belgique qui n’avait pas de négociants en activité sur ces côtes réagit parce que ce traité bloquait l’accès à l’Océan de l’État que leur roi se proposait de fonder dans le bassin du Congo. Devant la protestation médiatique entretenue en Europe contre ce traité, le Portugal entreprit en mai 1884 des démarches auprès des autres pays pour obtenir l’organisation d’une réunion afin de rechercher un règlement international de la question. La France et l’Allemagne proposèrent aux puissances maritimes d’Europe, ainsi qu’aux États-Unis, de discuter en commun le programme qu’ils avaient ébauché à ce sujet. L’Allemagne dont Bismarck venait d’adhérer à la politique coloniale comprit le danger que représentait ce traité dans la gestion du Congo et de son embouchure, ses négociants étant très actifs sur les côtes congolaises depuis le XVIIIè siècle. Bismarck notifia à l’Angleterre le 7 juin 1884, par l’intermédiaire de son fils Herbert, qu’il ne reconnaîtrait pas ce traité. Cette position précéda la naissance du Togo et du Cameroun allemands les 5 et 12 juillet 188428. Peu de temps après, survint celle de la côte comprise entre l’Angola et le Cap. Ces conquêtes allemandes se déroulèrent en même temps que furent lancées les invitations à la Conférence. 2. L’influence de Bismarck et le choix de Berlin Après la crise des Balkans de 1878, Bismarck réunit les belligérants à Berlin. La capitale de l’Empire allemand devint 28

- H. Wesseling,1991, Le partage de l’Afrique, p. 157.

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ainsi le centre diplomatique de l’Europe. Le chancelier allemand récupéra l’idée de l’organisation de cette Conférence internationale dans ce contexte où il gouvernait l’Allemagne. Il estimait que ce traité devait être reconnu sur le plan international compte tenu du nombre de pays dont les négociants étaient en activité sur les côtes congolaises. Il engagea à son tour des contacts et obtint l’accord de principe de Paris, Londres et Lisbonne d’organiser une Conférence internationale à Berlin. Il se préoccupa ensuite d’aplanir les différends en rédigeant un accord général qu’il proposa aux puissances impliquées dan le bassin du Congo. Les bases de la future Conférence furent précisées le 5 juin 1884 par Jules Ferry et Bismarck. La Grande Bretagne y souscrivit en juillet 1884. Il n’était retenu que l’étude des problèmes posés par la navigation sur le Congo et le Niger dont il fallait assurer l’égalité du commerce dans les bassins. Les questions territoriales étaient, paradoxalement, exclues. 3. La liberté commerciale dans le bassin du Congo Les dépêches des 13 et 29 septembre 188429, résumaient en des termes identiques les derniers entretiens du chancelier allemand et l’ambassadeur de France à Berlin portant sur trois modalités qui sous tendaient la liberté commerciale. Il s’agissait : d’assurer l’accès permanent de tous les pavillons dans les eaux du Congo, d’interdire tout monopole ou traitement différentiel dans les territoires que leurs eaux traversaient, de percevoir facultativement des taxes destinées à couvrir les dépenses utiles à faire en faveur du trafic. Les deux premières modalités étaient appliquées dans ces régions, notamment sur la côte et à Boma sur le Congo inférieur où flottaient les pavillons français, hollandais, portugais. La troisième modalité liée aux taxes l’était aussi 29

- Ministère des Affaires Etrangères, Documents diplomatiques, p.51.

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dans la mesure où des coutumes mensuelles ou annuelles étaient versées par les négociants aux chefs des terres sur lesquelles ils installaient leurs factoreries. Cet accord franco-allemand n’était envisageable que dans la mesure où il existait un organe chargé de réguler les activités commerciales. Il ne devait pas faire plaisir à Léopold II qui comptait créer un État dans le bassin d’un fleuve destiné à être une véritable zone franche. D’ailleurs, Bismarck prenait le Congo comme le Danube de l’Afrique dans le bassin duquel le libre-échange devait être garanti30. Le projet de déclaration proposé à la Conférence reprenait les clauses de cet accord franco-allemand. 4. Les questions territoriales Jules Ferry et Léopold II s’étaient accordés les 23 et 24 avril 1884 sur les droits de préemption de la France sur les territoires reconnus par l’Association Internationale du Congo. Cet accord ouvrit implicitement le dossier de la rivalité territoriale, mais donnait l’occasion à la France d’en user pour les revendications éventuelles. Il en fut de même de l’établissement des règles relatives aux annexions futures sur les côtes africaines. En dépit de sa faible implantation, la France ne crut pas devoir inscrire les questions territoriales au programme de la Conférence. La correspondance que Jules Ferry adressa au Baron de Courcel à Berlin lui recommandait de ne pas déroger aux points du programme retenus communément avec l’Allemagne le 5 juin 188431. A ce sujet Stanley porta à la connaissance de Sanford, un autre américain au service de Léopold II, que les questions territoriales étaient retirées du programme par la France qui 30 31

- F. Latour Da Vega Pinto, 1972, Le Portugal, p. 212 - Ministère des Affaires Etrangères, op.cit., p. 51.

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prétendait s’assurer à la fois les deux rives du Stanley-Pool32. Ce refus ne fut que virtuel puisqu’elles devaient nécessairement et obligatoirement rebondir, avec l’examen de la question relative à la fondation de l’État envisagé par Léopold II et les zones d’influence française et portugaise dont il fallait délimiter les espaces. 5. Bismarck et l’Association Internationale du Congo Le chancelier allemand Bismarck confia au Baron de Courcel, qu’il ne disposait pas de renseignements fiables sur cette association. Il lui demanda de les porter à sa connaissance. Léopold II qui était l’ami personnel de Bismarck bondit sur l’occasion et décida de les lui fournir. Au cours de leur entretien, le chancelier allemand chercha à obtenir des informations relatives à l’étendue de l’espace occupé par la Société, ses missions et ses frontières. Léopold II porta à sa connaissance que la Société disposait d’un chapelet de stations qui reliaient les Océans Indien et Atlantique en passant par le Soudan pour éradiquer l’esclavage. Il n’aborda pas la question des frontières dont il n’avait pas encore reçu de Stanley des indications précises. Ce n’est que le 7 août 1884 que les frontières du futur État furent tracées sur la carte de l’Afrique. Lorsqu’il la présenta à Bismarck, la stupéfaction de ce dernier fut grande, vu les dimensions de l’étendue, évaluée à deux fois l’Europe Occidentale. Il convient de préciser qu’à cette époque l’Association ne disposait d’aucune station sur la côte orientale et dans l’Afrique des lacs. Bismarck qui n’était pas convaincu par le projet en gestation, exigea de Léopold II l’instauration du libre-échange au Congo. Le chancelier allemand amena Léopold II à accepter

32

- R. S. Tomson, « Léopold II et la conférence », in Congo II, Tome 2, p.346-347.

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d’appliquer les exigences de ce point du en échange de la création de son État. IV – La Conférence Internationale de Berlin et ses résultats (15 novembre 1884-26 février 1885) 1. Les délégués européens et américains à la Conférence La Conférence Internationale de Berlin s’ouvrit le 15 novembre 1884 devant les délégués de l’Allemagne, de la France, de l’Angleterre et du Portugal qui possédaient en 1884 des zones d’influence sur les côtes africaines, dans le bassin du Congo et à son embouchure. Furent conviés au même titre, les délégués des Pays-Bas, de la Belgique, de l’Espagne et des États-Unis. Les Pays-Bas furent l’une des puissances commerciales sur les côtes congolaises et sur le Congo inférieur. La Belgique ne possédait qu’une factorerie à Boma. Les États-Unis disposaient de la colonie du Liberia et l’Espagne celle de Fernand Po. Enfin, les délégués de la Suède-Norvège, du Danemark, de la Russie, de l’Italie et de la Turquie furent aussi invités pour donner la caution internationale aux résolutions de la Conférence. Le chancelier allemand accepta la participation au nom de la délégation américaine de H. Sanford et H. Stanley, citoyens américains au service du roi Léopold II, respectivement en qualité de délégué associé et de technicien. Ils défendirent l’Association internationale après des démarches diplomatiques intervenues entre les États-Unis et leur Ambassadeur à Berlin. 2. Les discours d’orientation de la Conférence La cérémonie d’ouverture fut ponctuée par deux interventions livrées par le chancelier allemand, président des assises, et Sir Edward Malet, le délégué de l’Angleterre.

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 Le discours de Bismarck33 Le chancelier Bismarck mit en exergue la mission civilisatrice de l’Europe dont le commerce devrait prendre la première place : il s’agissait « d’associer les indigènes d’Afrique à la civilisation en ouvrant l’intérieur de ce continent au commerce. » Il stigmatisa « la responsabilité des nations civilisées à contribuer au développement matériel de l’Afrique en réglant les relations commerciales avec cette partie du monde ». Il porta à la connaissance des délégués à la Conférence que l’idée fondamentale du programme retenu avec la France, était de faciliter à toutes les nations commerçantes l’accès à l’intérieur de l’Afrique. Le chancelier allemand précisa que la Conférence ne se prononcerait pas sur les questions de souveraineté, mais définirait les modalités applicables aux nouvelles occupations sur les côtes africaines. Les modalités du programma réglementaient l’action politique des pays colonialistes pour éviter les heurts et préserver la paix dans le continent africain. Bismarck n’oublia pas la dimension culturelle et humanitaire. La première consistait à donner aux Africains les moyens de s’instruire en encourageant les missions et les entreprises à propager les connaissances utiles. La seconde visait encore une suppression de l’esclavage et surtout la traite des Nègres déjà envisagée au congrès de Vienne en 1815, qu’il fallait considérer comme « un devoir sacré de toutes les puissances ». Le discours du chancelier allemand eut pour idée nodale, le commerce considéré comme l’un des meilleurs véhicules de la civilisation matérielle européenne.

33

Ministère des Affaires Etrangères, SD, Documents diplomatiques, p.55-60.

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 L’intervention de Sir Edward Malet34 Sir Edward Malet apprécia le discours du chancelier allemand sur le volet de la liberté commerciale, puisque son gouvernement l’avait toujours appliquée dans le bassin du Congo et la navigation des fleuves africains. Il reprit Bismarck en déclarant que les intérêts commerciaux ne devaient pas être envisagés comme le sujet exclusif des délibérations de la Conférence. Il ajouta que « si l’exploitation des marchés du Congo est désirable, le bien-être des indigènes ne doit pas être négligé ». Il proposa à cet effet que soit prohibée l’exportation au Congo des produits comme les boissons alcoolisées, les fusils et la poudre à canon. Cette invite du délégué anglais survint après que ces produits aient accompagné les négociants européens après trois siècles d’échanges sur les côtes congolaises. Le délégué britannique refusa d’aborder la question du Niger sur le même angle que celle du Congo. Il précisa que si dans la région du Congo, l’Angleterre n’était qu’une des parties intéressées, dans le bassin du Niger elle était la puissance suprême. 3. Le programme de la Conférence Il fut énoncé par le chancelier allemand. Il porta sur les points suivants : la liberté du commerce dans le bassin et les embouchures du Congo, la liberté de navigation sur le Congo et le Niger et la définition des formalités à observer lors des nouvelles occupations sur les côtes d’Afrique. Ce programme fut suivi d’un calendrier des travaux. La Conférence adopta deux phases de leur déroulement : du 15 novembre 1884 au 25 décembre 1884, et du 1er janvier 1885 au 26 janvier 1885.

34

Ministère des Affaires Etrangères, Documents diplomatiques, p. 60-64.

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4. Déroulement des travaux Les travaux débutèrent le 15 novembre 1884 avec le retrait de la question du Niger, à la demande de la Grande Bretagne35 appuyée par Bismarck, mais sous conditions de la reconnaissance du drapeau de l’Association internationale. Ce retrait le fut pour des raisons de parallélisme de forme à propos du contrôle commercial du Niger et du Sénégal sur lesquels la Grande Bretagne et la France détenaient respectivement le monopole. Bismarck soutint la Grande Bretagne et la question du Niger fut exclue des débats. Il ne resta que le cas du Congo sur lequel se concentrèrent toutes les préoccupations. Son examen exigea d’aborder les axes ci-après : la délimitation de la zone du libre-échange, les devoirs humanitaires.  De la délimitation de la zone du libre-échange Stanley qui intervint le premier sur la question le 20 novembre 1884, situa la zone du libre-échange entre les océans Indien et Atlantique alors qu’il s’agit du Congo qui n’arrose pas l’Afrique orientale. Il attribua à cette région le nom de « bassin du Congo géographique et commercial ». Un diplomate britannique fit observer à titre de comparaison que le Rhin pouvait alors faire partie du bassin du Rhône 36. Géographiquement, la proposition de Stanley fut inacceptable. Lorsque Stanley revint le 27 novembre 1884, ce fut pour aborder une question de souveraineté, exclue du programme de la Conférence. Son intervention porta sur l’attribution à la puissance qui contrôlait la plus grande partie du Bas-Congo le droit de construire elle-même un chemin de fer contournant les cataractes ou d’octroyer le monopole à une compagnie, c’està-dire l’Association Internationale, présentée à Bismarck comme une « société à but humanitaire » qui bascula au rang 35 36

H. Wesseling, 1991, Le partage de l’Afrique, p. 159-160. H. Wesseling, op.cit, p. 161.

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d’une entreprise, précédée par des zones d’influence entre Vivi et le Stanley-Pool. La notion de libre-échange n’apparut pas dans les propos de Stanley qui parla plutôt de « monopole », concept antinomique du « libre-échange ». Cette intervention de Stanley ne figura pas dans son ouvrage intitulé The Congo and the founding of its Free State (Londres 1885) parce que Léopold II lui fit le reproche d’avoir révélé prématurément le but de la formation de son « entreprise »37. Puis, vint l’examen du projet allemand sur la liberté du commerce dans le bassin du Congo et à ses embouchures dont le cinquième paragraphe interdisait l’octroi des monopoles ou des privilèges spéciaux dans la zone où le commerce serait libre. Cette disposition empêchait l’Association de rallier ses stations du Bas et du Haut-Congo par le chemin de fer proposé par Stanley à Léopold II pour assurer une meilleure exploitation de son futur État. Ce chemin de fer transiterait par les zones d’influence française et portugaise. Cette approche allemande qui fut en harmonie avec l’exercice du libre-échange ne fut pas acceptée par H. Sanford. Celui-ci proposa un amendement qui n’évacua pas le monopole dès lors que la construction du chemin de fer ne reviendrait toujours qu’à la puissance qui contrôlerait la plus grande étendue du fleuve entre Vivi et le Stanley-Pool. Lorsque H. Sanford revint défendre son amendement le 1er décembre 1884, il se heurta à l’opposition de la France et du Portugal. Léopold II lui proposa une nouvelle rédaction de son amendement qu’il déposa le 4 décembre 1884. Cet amendement éliminait le concept de « puissance » en faveur de « l’État fondateur de Vivi, Isanghila, Manyanga et Léopoldville ». La France et le Portugal le rejetèrent encore. Le 9 décembre 1884, Léopold II transmit à Sandford le croquis du chemin de 37

E. Banning, 1927, Les mémoires politiques, p. 26.

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fer et l’instruisit pour que la Conférence déterminât l’État qui aurait en charge les régions par lesquelles il transiterait. Les agents de Léopold II se cramponnèrent sur les approches de souveraineté et des questions territoriales. Le Baron de Courcel, délégué français, évacua ce dernier amendement. Il réitéra le 10 décembre 1884 à Sanford son opposition à ses amendements. Il lui communiqua, en outre, qu’en échange du Kouilou-Niari, la France était disposée à laisser à l’Association Internationale la rive sud du Stanley-Pool et les territoires audelà de la rivière Alima. Tout en combattant les amendements de l’Association, le Baron de Courcel bascula, lui aussi, dans les transactions territoriales non inscrites dans le programme : l’Alima était entièrement jalonné par des postes français tandis que la région proposée en échange du Kouilou-Niari n’était pas encore explorée et occupée par la France, à l’exception du poste de Bonga au confluent de la Sangha. Léopold II consentit à cet échange, sous condition d’indemnisation des dépenses effectuées dans le Kouilou-Niari évaluées à 5 000 000 F par Stanley. La France marqua sa réticence sur cette condition. La première phase de la Conférence se termina le 22 décembre 1884 avec un consensus sur la délimitation de la zone du libre-échange représentée par le « bassin du Congo et ses affluents »38 qui s’étendaient de l’océan Atlantique aux grands Lacs. Sur la côte atlantique, sa frontière septentrionale fut fixée à 2° 30’ de latitude sud et la frontière méridionale à l’embouchure du fleuve Logé. Le « bassin conventionnel » comprenait le « Bassin du Congo et ses affluents » et l’autre zone, dite « zone orientale » qui s’étendait des grands Lacs à l’océan Indien.

38

-H. Wesseling, op. cit., p. 161-162.

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Il faut relever que les débats sur la délimitation de la zone du libre-échange furent submergés par la volonté de Léopold II, exprimée par Stanley et Sandford, d’amener la Conférence à installer son État dans les bassins du Congo et Kouilou-Niari. A la demande de l’Angleterre, il fut stipulé que l’acte ne liait que les signataires et non un État africain indépendant. La Conférence prit la décision de poursuivre à Paris, les débats sur les transactions territoriales entre la France et l’Association pendant l’interruption, entre les 23 décembre 1884 et 5 février 1885. Ceux du Portugal et de l’Association se déroulèrent à la même période à Berlin. La Conférence dérogea à la règle du respect du programme, en ouvrant les débats sur des questions de souveraineté pour lesquelles Sanford et Stanley participaient à la Conférence.  Les négociations de Paris (1er janvier 1885-5 février 1885) Sanford et Stanley tentèrent d’obtenir la participation aux négociations des diplomates américains et anglais en poste à Paris. Stanley mena la démarche auprès du gouvernement anglais, rassuré que sa reconnaissance de l’Association Internationale l’obligerait à jouer son jeu en acceptant de participer aux négociations de Paris. Il ne reçut pas l’accord de Lord Granville, Ministre des Affaires Etrangères au cours de l’audience qu’il lui accorda le 29 décembre 1884, en présence de Sir Perey Anderson, membre de la délégation anglaise à la Conférence de Berlin. Le Ministre anglais se contenta de lui dire que Lord Lyons, Ambassadeur à Paris, détenait des instructions nécessaires. Après ce contact, Stanley se rendit à Cologne et Frankfort pour poursuivre ses conférences destinées à vanter l’œuvre de Léopold II, qu’il a toujours présentée comme un débouché sûr des marchandises européennes.

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Léopold II qui croyait que la destination de Stanley était Paris, s’en émut et lui fit parvenir le 1er janvier 1885, par la plume du Comte Borchgrave, les instructions suivantes : Sa majesté vous prie d’éviter avec soin de ne faire aucune allusion à M. De Brazza et à ses actes. M. De Brazza possède de nombreux et entreprenants amis à Paris qui s’emploient à le défendre en toutes circonstances. Ils ont la presse entre les mains. En chaque occasion où nous critiquons M. De Brazza, ils font appel au sentiment national, influencent l’opinion publique en faveur de leur héros de façon à contraindre le gouvernement à se montrer lui-même plus intraitable envers l’Association. Dans les présentes conjonctures, toute attaque, même indirecte, contre M. De Brazza gênerait les négociations en cours et pourrait causer leur échec et aboutir à notre départ du Congo39. L’invite à la prudence et à la modération s’expliquait parce que Paris abritait ces négociations et De Brazza disposait d’un fort appui national dont les délégués de l’Association devaient tenir compte. De son côté, le délégué associé des États-Unis d’Amérique à la Conférence de Berlin, tenta vainement, le 1er janvier 1885, de faire participer Levi P. Morton, Ministre de son pays à Paris dans les négociations. Il n’obtint pas l’accord parce que l’opinion était opposée à l’intervention dans les affaires européennes. C’est dans ce contexte d’échec diplomatique de Stanley et de Sanford auprès des autorités de leur pays et d’un Léopold II ébranlé, prêt à accepter les exigences françaises, que 39

P. Daye, 1936, Stanley, p. 185.

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s’ouvrirent les négociations bilatérales de Paris. L’Association fut représentée par Emile Banning et Eudore Pirmez et la France par Jules Ferry et Albert Billot. Ces derniers bénéficiaient de l’apport du docteur Noël Ballay, envoyé par Brazza depuis le 20 mai 1884 sur Paris et Berlin pour y défendre son projet au Quai d’Orsay et appuyer le Baron de Courcel à Berlin. Il s’y rendit en décembre 1884 pour le renforcer et soutenir la thèse relative aux prétentions françaises. A l’annonce des assises de Paris, Ballay descendit à Paris où il fut reçu le 21 décembre 1884 par Jules Ferry, président du Conseil. L’apport de Ballay fut fondamental, compte tenu de sa connaissance géographique des milieux disputés avec l’Association. Ballay influença les prises de positions françaises. Les négociations portaient sur les revendications françaises relatives à « la confirmation du droit de préemption, le droit de poursuite sur le territoire de l’Association des tribus dont la France pouvait se plaindre, le refus de reconnaître les stations de l’Association Internationale du Congo comme un État et ses frontières, l’échange du Kouilou-Niari contre la rive méridionale du Stanley-Pool ». La France revendiquait, en outre, les pays situés entre Manyanga et le Stanley-Pool, et que Noki soit la limite avec les Portugais sur la rive droite du Congo. La France refusa l’indemnité de 5 000 000 F exigée par l’Association Internationale du Congo contre la cession du Kouilou-Niari. L’Association était prête à céder les pays localisés entre Manyanga et le Stanley-Pool, mais n’acceptait pas de faire de Noki sa frontière avec les Portugais. Ces positions figées firent que les négociations débutées le 1er janvier 1885 furent suspendues le 2 janvier 1885, dès lors que les Français avaient refusé l’indemnité de 5 millions demandée par Léopold II pour la cession du Kouilou-Niari. - 86 -

Entre cette date et la reprise des pourparlers, l’Espagne reconnut, le 7 janvier 1885, le drapeau de l’Association. Après un nouvel entretien assez âpre entre E. Pirmez et Jules Ferry, les négociations furent arrêtées et presque rompues le 8 janvier 1885. Le 12 janvier 1885, un télégramme de Strauch, secrétaire général de l‘Association Internationale, informait les diplomates belges à la Conférence de l’arrêt des pourparlers parisiens40, qui furent transférés à Berlin. Léopold II relança Sandford dans les contacts diplomatiques. Sa lettre du 13 janvier 1885 adressée par le Comte de Borchgrave à Sandford, lui demandait de contacter les Anglais et les Allemands pour leur faire percevoir que l’intransigeance française visait à faire du Congo une rivière française. Léopold II ne caressait pas moins la même idée après avoir fait installer un chapelet de stations entre Vivi sur le Bas-Congo et l’Equateur sur le haut fleuve. Le 27 janvier 188541, le litige entre la France et l’Association était réglé et les négociations reprirent le 28 janvier 1885 pour aboutir à la signature entre la France et l’Association Internationale du Congo, de la Convention du 5 février 1885. Elle porta les signatures de Jules Ferry pour la France et du Comte Paul de Borchgrave d’Altena pour l’Association. Celleci céda à la France le Kouilou-Niari et partiellement le bassin de l’Oubangui. Cette cession permit à l’Association de conserver la rive méridionale du Stanley-Pool, la rive droite du Congo convoitée par le Portugal, avec les deux ports de Boma et de Banana. La France reconnut le drapeau de l’Association. En compensation du Kouilou-Niari, l’Association reçut le Katanga pour qu’elle fût en mesure de contrôler, non seulement, tout le cours du Congo, mais aussi le libre-échange. Cette convention de délimitation consacra la victoire de Brazza et ouvrit la voie à la signature de l’Acte général de 40 41

E. Banning, 1927, Les mémoires politiques, p. 38-42. F. Bontinck, 1966, Aux origines de l’Etat Indépendant du Congo, p. 279.

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Berlin le 26 février 1885. Elle fut suivie de la reconnaissance du drapeau de l’Association par la Russie le 5 février 1885, la Suède le 10 février 1885, le Portugal le 14 février 1885, le Danemark et la Belgique le 23 février 1885. La Conférence reçut ce jour la notification du président de l’Association de sa reconnaissance comme État souverain par toutes les nations présentes à Berlin, à l’exception de la Turquie. Il sollicita son adhésion à l’Acte général de Berlin le 26 février 1885 en qualité « d’État africain42 ». Le transfert de compétences entre la France et l’État Indépendant du Congo, des stations que l’Association avait installées sur la côte et le bassin du Kouilou-Niari, s’effectuèrent à partir du 31 juillet 188543. La France dont les compétences territoriales s’étendaient de l’Oubangui à l’Océan fut donc en mesure de jeter les bases juridiques et administratives de sa colonie du Gabon-Congo qui s’étendait entre l’Ogooué au nord, le Congo au sud et les bassins du Kouilou-Niari et de la Nyanga au centre. Brazza avait réussi dans sa mission de fonder la colonie. La Convention du 5 février 1885, fut complétée le 21 novembre 1885 par un protocole délimitant les frontières de l’État Indépendant du Congo et les possessions françaises44. Elle fut, en outre, modifiée par les protocoles de Bruxelles du 29 avril 189445, et de Paris du 20 mars 189446.

42

I. Ndaywell è. Ziem, 1998, De l’héritage ancien à la République Démocratique du Congo, p. 278. 43 Gabon – Congo III – Dossier 11 (11b), rue Oudinot. Paris. 44 Mouvement géographique, 1894, p. 75. 45 Ministère des Affaires Etrangères, Documents diplomatiques, p. 171. 46 Ibidem, p. 173.

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 Le règlement de nouvelles revendications sur les côtes africaines Lorsque la Conférence avait retenu ce point, Bismarck et les autres participants savaient que toutes les côtes africaines étaient occupées par les puissances commerciales avant son ouverture. Les délégations française et belge étaient les mieux placées pour comprendre que Brazza et Stanley avaient devancé, par leurs stations de l’intérieur, l’action politique prévue par ce point du programme. La France et l’Association Internationale avaient déjà atteint le bassin de l’Oubangui. La conquête de l’Afrique ne s’arrêta pas avec ces deux cas. Les Portugais, les Anglais et les autres puissances chercheront à explorer les pays situés au nord de leurs comptoirs côtiers. De même que la France chercha à explorer les pays de l’OubanguiChari et du Lac Tchad. A Berlin, il ne s’était agi que d’un code de bonne conduite pour les explorations en direction de l’intérieur de l’Afrique dont il fallait éviter les heurts. Les congressistes prétextèrent qu’ils n’avaient aucune connaissance sur l’intérieur de l’Afrique pour s’y aventurer. Il est aisé de noter que certains de leurs congénères la connaissaient pour y avoir mené des missions scientifiques et de sondage dans les bassins du Niger, du Zambèze, de l’Ogooué, du Congo et du Nil entre 1865 et 1877. Lorsqu’ils évoquèrent l’approche relative à l’inventaire de toutes les revendications existantes en matière de souveraineté et les zones concernées, l’Ambassadeur de France rétorqua que cette opération reviendrait à un partage de l’Afrique47 qui n’était pas l’objectif de la Conférence. Il faut se demander quelle interprétation donner à la Convention du 5 février 1885 conclue à Paris qui consacra la naissance de la colonie française du Gabon – Congo et celle de 47

- H. Wesseling, op.cit., p.163.

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l’État Indépendant du Congo ? La Conférence avalisa le partage du bassin du Congo. Si elle n’était pas là pour partager l’Afrique, elle n’y était pas non plus pour donner la caution internationale à la fondation de l’État Indépendant du Congo, non prévue par son programme. Si la conférence n’avait pas pour finalité de diviser l’Afrique mais pour la désenclaver, il faudrait bien partir de la côte pour l’intérieur, afin de mener son désenclavement. Cette action visait l’action politique, c’est-à-dire l’occupation formelle de l’Afrique. Sur la question, la Conférence stipula dans l’acte final que « quiconque occuperait ou placerait sous protectorat une nouvelle région côtière devait en informer les autres pays signataires et veiller à y exercer effectivement une certaine autorité »48. Si cette disposition ne fut conçue que pour les côtes, comment interpréter la carte de l’Afrique européenne de 1914 dont certaines puissances qui prirent part à la Conférence se taillèrent des zones d’influence à l’intérieur du continent ? La progression de la côte vers l’intérieur se lit aisément sur cette carte, parce que les Européens n’occupèrent que les franges côtières à partir desquelles ils jetèrent l’assaut dans l’arrière-pays. Berlin fit accélérer la course vers l’intérieur.  Les devoirs humanitaires Ils portaient sur la lutte contre la traite négrière et l’interdiction de vendre aux Africains les boissons alcoolisées, les fusils et la poudre à canon49. En ce qui concerne la traite négrière, le congrès de Vienne l’avait prohibée en 1815. Entre 1815 et 1884, l’Angleterre et la France firent des déclarations relatives à l’abolition de l’esclavage dans leurs colonies avec effet sur la traite négrière. Malheureusement, elle ne prit pas fin pour que la Conférence de Berlin rééditât l’interdiction. 48 49

- H. Wesseling, p.163. - Cf. Chapitre II, art. 9 de l’Acte général.

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Jusqu’au début du XXe siècle, les Portugais du Cabinda entretenaient encore la traite des Congolais en direction de Sao Tomé qui exigeait une main-d’œuvre servile pour leurs plantations de canne à sucre. Les gardes pavillon de Kimongo en 1910 et celui de Pangala en 1912 signalèrent l’existence des convois d’esclaves en direction de Mboukou-Nzaou au Cabinda portugais. A propos des boissons alcoolisées, leur interdiction se heurta au mercantilisme des Hollandais et des Allemands50 dont les préoccupations économiques venaient avant les humanitaires. Ils se réfugièrent derrière le principe du libre-échange. Bismarck disposait de quatre distilleries et les boissons alcoolisées représentaient les 3/5 des exportations allemandes en Afrique. La Conférence ne se prononça pas sur l’interdiction des boissons alcoolisées. Elle se contenta de renvoyer le traitement de ce commerce aux autorités locales. La tradition héritée depuis la traite négrière fit que les boissons alcoolisées furent utilisées jusqu’au XXe siècle pour rémunérer les services sur la côte. Il fallut attendre l’installation à demeure de l’administration coloniale pour asseoir une législation relative à la lutte contre la traite négrière et la réglementation de la vente des boissons alcoolisées tant européennes que locales. Les questions territoriales ou de souveraineté, non prévues au programme, occupèrent une place importante pendant les débats des coulisses. La Conférence de Berlin donna une caution internationale à la fondation de l’État Indépendant du Congo qui n’a pas fait l’objet d’un débat spécifique et dont l’émergence inaugura l’occupation formelle du bassin du Congo. Cette Conférence mit en place une méthode qui avait défini les règles du jeu de l’expansion coloniale basée sur la notification aux autres puissances des zones occupées effectivement. Elle donna 50

- H. Wesseling, p.162.

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l’occasion aux Occidentaux d’accéder à une prise de possession territoriale maîtrisée. Elle consacra l’entente des nations européennes pour l’exploitation du bassin du Congo fondée sur la liberté du commerce, la libre navigation sur le Congo et la neutralité du bassin du Congo. La France installa sa colonie du Gabon-Congo dans les bassins de l’Ogooué, du Kouilou-Niari, de la Nyanga et du Congo.  Le discours de clôture de la Conférence La Conférence prit fin le 26 février 1885 par le discours de Bismarck51. Le chancelier allemand insista sur l’objectif des assises qui consistait à assurer au commerce de toutes les nations le libre accès au centre du continent africain eu égard aux garanties juridiques qui le protégeaient. Elles offrirent, en outre, à la civilisation matérielle de toutes les nations les conditions favorables à leur développement et à leur sécurité. Il annexa à ces objectifs commerciaux ceux liés aux préoccupations humanitaires et morales des populations indigènes qu’il faut associer aux bienfaits de la civilisation. Enfin, il rendit hommage aux efforts du roi des Belges Léopold II, fondateur de l’État Indépendant du Congo, une œuvre reconnue par toutes les puissances et qui en se consolidant rendra de précieux services à l’humanité. Ce discours d’espérance de Bismarck fut-il suivi d’effet ? En d’autres termes, l’État indépendant du Congo qui occupa la majeure partie du bassin du Congo et la France qui contrôla la rive droite du fleuve appliquèrent-ils les dispositions juridiques liées à faire du bassin du Congo une zone franche ? Les frontières de l’État de Léopold II engendrèrent des antagonismes avec les autres puissances limitrophes parce que le libre-échange ne fut pas pratiqué. Il réquisitionna toutes les terres non cultivées desquelles provenaient l’ivoire et le caoutchouc prisés par les 51

Ministère des Affaires Etrangères, Documents diplomatiques, p.287-288.

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négociants européens. Tout homme qui voulait exercer ce commerce fut traité de voleur ou de receleur. A ce sujet, J. Stengers que rapporte H. Wesseling52 résuma la politique de cet État en ces termes : Art. 1 : Le commerce est entièrement libre ; Art. 2 : il n’y a rien à acheter ni à vendre. Léopold II ferma ainsi ses frontières aux négociants des autres nations en instaurant le monopole avec les sociétés concessionnaires qui se singularisèrent par des atrocités qui émurent l’opinion internationale. Le Congo français appliqua à son tour en 1899 le même système qui sécréta les mêmes atrocités en 1905. Ces deux États mirent le libre-échange au cachot dans le bassin du Congo. En ce qui concerne le Congo français, Jean Saintoyant53 mit à nu ces atrocités commises dans l’OubanguiChari, que firent d’ailleurs l’objet de l’enquête menée par Savorgnan de Brazza en 1905. Quant à la colonisation, souhaitée apaisée par Berlin, elle continua dans un climat de rivalité anglo-française dont Fachoda en 1898 fut l’illustration. Elle aurait été une guerre commerciale entre l’Angleterre et la France. Elle fut évitée par la déclaration franco-anglaise du 21 mars 1898 qui obligea la France d’évacuer le Nil. Il n’est pas imprudent de noter que la thèse économique fut cardinale pour justifier l’expansion européenne en Afrique. Le cas de Léopold II et de la France dans le bassin du Congo, permet de minimiser les thèses humanitaires et morales.

52 53

H. Wesseling, p. 178. J. Saintoyant, 1960, L’affaire du Congo en 1905, Paris, Editions de l’Epi, 165 p.

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V – Le legs historique de la Conférence de Berlin et l’Afrique indépendante 1. Le Bassin du Congo, point de départ de la balkanisation de l’Afrique Les questions territoriales ou de souveraineté occupèrent une place importante au cours de cette Conférence. Les débats et les décisions aboutirent à l’occupation politique du bassin du Congo et son embouchure au profit de la France, du Portugal et de l’État Indépendant du Congo. Il est cependant écrit que la Conférence de Berlin n’a pas partagé l’Afrique parce que ce ne fut pas son objectif. L’objectif est un fait, la réalité en est une autre. Avec ce cas du Congo, Berlin ordonna la colonisation de l’Afrique en ayant mis en place une méthode d’expansion coloniale qui fit éviter les heurts entre les puissances conquérantes. Elle avait été organisée parce qu’une course sauvage s’était engagée en Afrique pour acquérir plus de colonies ou des protectorats possibles. La méthode que Berlin conçut avait pour finalité de maîtriser cette course. La Conférence de Berlin qui prit acte des zones d’influence des uns et des autres prôna le partage entamé en amont et qui se poursuivit avec sa caution. La naissance de l’État Indépendant du Congo politiquement et juridiquement agréée par Berlin fut le point de départ de l’aventure coloniale du bassin du Congo en particulier et de l’Afrique en général. Le président Nkwame Nkrumah du Ghana écrivait que le partage de l’Afrique fut réglé lors de la Conférence de Berlin54. La notion de partage est exprimée par H. Wesseling55 qui écrit que l’État Indépendant du Congo avait perdu le territoire contesté, le Kwilu-Niadi. Mais il avait reçu en échange une autre région, le Katanga que Léopold II annexa le 24 décembre 1884. A propos du Portugal 54 55

- H. Wesseling, p..173. - H. Wesseling, p..169.

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il écrit, en outre, que les puissances lui dictèrent d’abandonner la rive droite du Congo, en contrepartie, le Portugal reçut la rive gauche ainsi qu’un petit territoire situé au nord de l’embouchure du Congo, l’enclave de Cabinda. Il eut, à l’évidence, des transactions territoriales agréées par la Conférence. En arrêtant les procédures liées à l’expansion notifiée, les Congressistes de Berlin définirent les règles du jeu du partage de l’Afrique dont la balkanisation se lit à travers la carte dressée en 1914 que rapporte H. Wesseling dans son ouvrage et dans le tome VII de l’Histoire générale de l’Afrique56. Les puissances européennes divisèrent l’Afrique en quarante unités politiques dont les frontières furent inacceptables parce qu’elles étaient tracées et installées au hasard. Elles ne firent que brouiller l’ordre politique pré européen57. La colonisation s’accéléra-t-elle en Afrique. Dans le bassin du Congo. Brazza ordonna la reconnaissance de la région située entre l’Ogooué et les bassins de la Sangha-Oubangui par Jacques de Brazza en 1885. A. Dolisie se jeta dans la reconnaissance de la Sangha et Ch. De Chavannes dans celle de l’Oubangui en 1885. Ce fut une véritable course à la signature de ‘’traités’’ et des protectorats. La balkanisation imposée par l’Occident obligea les chefs d’Eta africains réunis à Addis-Abeba en 1963 de respecter le fait accompli en se prononçant sur l’intangibilité des frontières héritées de la colonisation. L’Afrique traîne ce legs historique jusqu’aujourd’hui auquel il faut ajouter la balkanisation linguistique avec les Afrique francophone, anglophone et lusophone. La balkanisation territoriale et linguistique exclue l’homogénéité ; d’où la volonté d’intégration exprimée par les fondateurs des républiques africaines.

56

- A. A. du Boahen, 1989, Histoire générale de l’Afrique, T. VII, p.59fig.2. 57 - A. A. du Boahen, op.cit., p.55.

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2. Problématique de l’intégration africaine Tous les leaders ont été favorables à l’intégration comme c’est encore le cas aujourd’hui. Ce sont les Noirs d’Amérique et des Antilles qui furent les promoteurs de cet idéal. Il faut citer les intellectuels afro-américains comme Blyden, Dubois, Garvey et Padmore qui vinrent après Toussaint Louverture. En Afrique noire, les chefs d’État qui prirent le relais furent Nkwame Nkrumah et Ahmed Sékou Touré. Ils signèrent le 23 novembre 1958 la constitution des ‘’États-Unis d’Afrique’’, appelée Union Ghana-Guinée. Ils s’inspirèrent de l’exemple des treize colonies américaines qui après leur émancipation, formèrent la confédération qui donna naissance aux États-Unis d’Amérique. L’Union Ghana-Guinée constitua le noyau des ‘’États-Unis de l’Occident africain’’. Le Mali de Modibo Kéita y adhéra en décembre 1960 après l’échec de la Fédération du Mali qui comprenait le Sénégal et le Soudan français (Mali) auxquels il faut ajouter la Haute Volta (Burkina Faso) et le Dahomey (Benin). La Fédération du Mali pouvait réussir à l’opposé de l’Union Ghana-Guinée qui n’avait pas de frontière commune et portait des différences sur les plans administratifs, de langues coloniales et de monnaies. En revanche, la Fédération du Mali fut homogène. L’idée fondamentale fut fondée sur le rejet de la balkanisation de la Communauté en petits États incapables de subsister isolement. La fédération prévoyait un gouvernement fédéral, une assemblée législative commune et une cour fédérale de justice. Modibo Kéita exerça la présidence. Cette initiative n’emporta pas l’assentiment de Paris, d’où le retrait du Dahomey et de la Haute Volta qui consacra l’isolement du Sénégal et du Soudan français. Ces derniers tentèrent sans succès de faire survivre la fédération58. 58

- Mario Giro, 1997, « Mythe de l’Unité Africaine », in Afrique, la fin du Bas Empire, p. 221-223.

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En Afrique Equatoriale Française (A.E.F), cette ambition fut incarnée par le président Barthelemy Boganda de l’OubanguiChari. Il conçut « l’Afrique latine » qui comprendrait les quatre territoires : le Gabon, le Tchad, l’Oubangui-Chari et le MoyenCongo auxquels il ajouta le Cameroun, l’Angola portugais, la Guinée équatoriale, le Congo-belge et dépendances (RwandaBurundi). Cet ensemble avait l’avantage de recréer l’homogénéité ethnolinguistique cassée par les frontières coloniales. Elle n’exclut pas l’héritage colonial fondé sur les langues latines des colonisateurs. Barthélemy Boganda estimait qu’une base culturelle et linguistique commune garantirait l’unité politique. Le projet tenait compte des grandes ethnies transfrontalières autour desquelles se construirait l’État fédéral. Ce fut le cas des Kongo avec 16 % au Congo-Kinshasa, 13 % en Angola et 52 % au Congo-Brazzaville. Il en fut de même des Zande avec 6 % au Congo-Kinshasa, 10 % en République centrafricaine et enfin des Fangs avec 20 % au Cameroun, 36 % au Gabon et 72 % en Guinée Equatoriale, d’après les données des années quatre vingt59. Les successeurs du président Barthélemy Boganda et les chefs d’États de ces différents pays ne prirent pas en compte ce projet. Il faut noter qu’en dépit des faiblesses enregistrées en Afrique Occidentale Française (A.O.F) et en Afrique Equatoriale Française (A.E.F), la volonté d’intégration traduisait celle de réagir aux puissances néocoloniales dont l’Angleterre et la France. Les leaders africains réagirent aussi contre la fragmentation des pays en une kyrielle d’États. A l’opposé, les fondateurs des républiques prirent les délimitations administratives utilisées par les colonisateurs pour des frontières. Le président Barthélemy Boganda avait conçu un projet qui cassait ces limites administratives pour assurer une intégration territoriale, sociologique et linguistique. Ces projets ne furent que de 59

- Mario Giro, Ibid, p. 224.

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simples illusions fédérales et unitaires parce que l’Afrique, rejeta le projet du président Kwame Nkrumah des « États Unis d’Afrique » et résolut en 1963 à Addis-Abeba de demeurer un continent avec des États limités par des frontières coloniales. La vision du président Kwamé Nkrumah demeure actuelle, parce qu’une Afrique indépendante doit être unie en se débarrassant des frontières coloniales et des autres barrières héritées du colonialisme. Aussi proposait-il l’abandon de pans de la souveraineté nationale à des organes supra nationaux, monnaie unique, intégration politique progressive, union douanière et instruments communs d’arbitrage. Bien que rejeté, au profit de la ligne dite graduelle et prudente, ce projet comme l’Union Africaine aujourd’hui, aurait conduit à une réelle intégration africaine que les frontières même héritées de la colonisation n’empêchent pas. La volonté politique des leaders africains demeure le frein essentiel pour réaliser l’Union Africaine si l’Afrique veut être respectée et peser sur l’échiquier international. Une intégration bien comprise et acceptée par tous, aurait constitué au lendemain des indépendances et même maintenant, la meilleure réplique africaine à la balkanisation conçue à Berlin en 1884-1885.

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CONCLUSION La Conférence de Berlin eut pour motivations la défense des intérêts commerciaux et politiques des nations commerciales impliquées dans le bassin du Congo et à ses embouchures. Le traité anglo-portugais du 26 février 1884 en fut l’illustration. C’est autour de la défense de ce texte que se déclencha le mécanisme qui conduisit à la tenue des assises de Berlin à cette époque. La France et l’Association Internationale du Congo étaient déjà implantées sur le Congo et sur la côte alors que le Portugal ne possédait que sa colonie de l’Angola et de nombreuses factoreries entre Ambriz et Sette-Cama. Ces trois puissances constituèrent les forces en présence qui cherchèrent à préserver leurs acquis territoriaux, source de leurs activités commerciales. Le programme de la Conférence conçu par l’Allemagne et la France avait écarté le débat sur les questions territoriales et n’avait porté, virtuellement, que sur la liberté du commerce dans le bassin du Congo et son embouchure, la libre navigation sur le Congo et le Niger et la définition des formalités à observer lors des nouvelles occupations sur les côtes africaines. La délégation américaine, par H. Sanford et H. M. Stanley, introduisit la dimension territoriale et de souveraineté dans les débats concernant la délimitation de la zone du libre-échange. Elle chercha à obtenir la caution internationale au projet de Léopold II relatif à la fondation d’un État libre dans le bassin du Congo. Bismarck souscrit à cette création sous conditions de pratiquer le libre-échange qui cassait le monopole prôné par le traité anglo-portugais. Les participants adoptèrent la pratique du libre-échange60. Deux zones de libre-échange furent créées entre les Océans Atlantique et Indien que les délégués appelèrent le "bassin conventionnel du Congo". La première ou 60

- Acte général, Chapitre I, articles 1 à 5

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"Bassin du Congo" s’étendait du "Congo aux grands lacs" et la "zone orientale" couvrait la région comprise entre les grands lacs et l’Océan Indien. Ce bassin conventionnel du Congo fut ponctué de la neutralité des territoires qui le composaient61. La libre navigation du Congo et de ses affluents fut aussi garantie62. Le bassin du Congo devient, par ces dispositions juridiques, une véritable zone franche. La reconnaissance du drapeau de l’Association Internationale du Congo qui impliquait cette de l’État en gestation se réalisa dès lors que son géniteur adopta le libreéchange. De façon concomitante, le règlement des questions territoriales s’imposa entre les trois puissances en présence, duquel découla la reconnaissance du drapeau. Les conventions de délimitation conclues entre l’Association et la France le 5 février 1885 à Paris d’une part, puis avec le Portugal le 14 février 1885 à Berlin d’autre part, eurent pour conséquences politiques, la création de l’État Indépendant du Congo et celle de la colonie française du Gabon-Congo. Ces deux entités qui ne firent pas l’objet de dispositions juridiques particulières ouvrirent la voie à l’installation des frontières, source de la balkanisation qui démarra dans le bassin du Congo pour s’étendre sur toute l’Afrique. La colonisation s’accéléra dorénavant, Berlin ayant conçu une méthode, c’est-à-dire les règles du jeu pour les nouvelles occupations territoriales63. Berlin initia le partage de l’Afrique et chercha à le maîtriser par ce code de bonne conduite. L’acte général élabora une doctrine coloniale, consacrant le partage de l’Afrique et confectionna à cet effet un droit international. Les participants évoquèrent les devoirs humanitaires non prévus dans le programme. Ils portèrent sur l’abolition réitérée 61

- Acte général, chapitre III, art. 10-12. - Acte général, chapitre IV, art. 13-25. 63 - Acte général, chapitre VI, art. 34-35. 62

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de la traite des Noirs et la vente des boissons alcoolisées dont la règlementation fut confiée aux autorités locales64. Il s’agissait moins du sort des peuples africains que des conditions dans lesquelles les puissances européennes pouvaient se dire maîtresses des territoires afin d’éviter, autant que possible, les contestations des frontières encore mal définies. Il faut prendre cette Conférence comme une entente des nations européennes dont l’objectif fut l’exploitation de l’Afrique. Le bassin du Congo inaugura le système de l’occupation formelle du continent. Mais cette approche du règlement théorique des questions territoriales non régulées par les autorités morales et physiques acceptées par tous ne vécut pas longtemps. L’État indépendant du Congo et la colonie du Congo français mirent le libre-échange au cachot en installant le monopole à sa place, avec la création des sociétés concessionnaires. La colonisation de l’Afrique, souhaitée apaisée et maîtrisée par Berlin continua dans un climat de rivalité anglo-française. Le legs historique de l’Afrique indépendante est sa balkanisation qu’elle continue à gérer. Dès le lendemain des indépendances, les leaders élaborèrent des initiatives unitaires louables, signes de la volonté d’aller à l’intégration du continent. Elle hésite encore à traverser le cap des pesanteurs politiques qui constituent le blocage pour réaliser ce noble idéal. Les frontières même héritées de la colonisation ne sont pas un handicap, elles s’écrouleront avec l’Union africaine qui constitue la meilleure réplique du continent contre les assises de Berlin qui la balkanisèrent et se déroulèrent sans sa participation comme le fit constater le délégué anglais à l’ouverture des assises.

64

- Acte général, chapitre I, art. 6.

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CHAPITRE 4 LES RESISTANCES CONGOLAISES A LA CONQUETE COLONIALE par Léon BEMBA I – La conquête coloniale du Congo-français 1. Le plan d’action Le décret du 27 avril 1886, qui nomme Pierre Savorgnan de Brazza Commissaire général du gouvernement français dans le Congo-français, confie à ce dernier la direction des possessions françaises que les actes de la Conférence de Berlin (15 novembre 1884-26 février 1885) ont consacrées à la France dans les bassins du Congo, du Niari-Kouilou et de l’Ogooué. Il est placé sous l’autorité directe du ministère de la Marine et des colonies, alors que lui-même souhaitait être rattaché au Ministère des Affaires étrangères. La mission qui lui était assignée était précise et immense. Le gouvernement français le lui prescrit très clairement, après avoir accédé à son désir de voir le gouvernement lui laisser une entière liberté d’action et lui assurer un appui total à son programme dans les possessions françaises au Congo. L’étendue de son pouvoir fut confirmée et confortée : Votre principale tâche sera d’établir des relations commerciales suivies entre le Congo et le littoral. Vous avez demandé dans ce but, et le gouvernement a obtenu des chambres, par la loi du 11 août 1886, les crédits nécessaires au recrutement de plusieurs milliers d’indigènes destinés tout à la fois, dans votre pensée, à faire le service des transports et à former - 103 -

une sorte de milice locale. Ces indigènes devant être surtout soldés en marchandises, il y avait à prévoir de ce chef une dépense annuelle de plusieurs centaines de mille francs. Il fallait en même temps donner aux Chambres pour l’achat, l’expédition et la conservation de ce matériel, toutes les garanties que la nature des choses permet d’exiger. Dans l’exercice des hautes fonctions que vous allez remplir, vous n’aurez d’instructions à recevoir que de l’administration des colonies. C’est également avec elle que vous devrez correspondre. Le gouvernement et la France espèrent beaucoup de vous. Il vous appartient d’ouvrir définitivement au progrès et à la civilisation ces vastes contrées, dont vous avez été le conquérant pacifique. Pour cette œuvre glorieuse dont nul n’était mieux que vous préparé à supporter sans crainte toutes les responsabilités, le gouvernement a, sans hésitation, concentré entre vos mains tous les pouvoirs. Votre patriotisme, votre longue et complète expérience de l’Ouest africain, les sympathies et les dévouements qui vous attendent, ne permettent pas de douter du succès.65 Il y avait cependant une exigence : développer cette influence que le gouvernement français voulait absolument pacifique, sans créer une administration compliquée. Il lui était permis d’avoir sous son autorité, un lieutenant-gouverneur, chargé d’administrer le Gabon, pour lui permettre de se consacrer personnellement à la pénétration à l’intérieur de la colonie. Là-dessus également, les instructions du gouvernement français étaient précises : 65

Instruction du sous-secrétaire d’Etat au commissaire général du gouvernement dans le Congo-français. Lettre d’Amédée de La Porte, sous-secrétaire d’Etat aux colonies à Brazza, papiers Brazza, 16PA, IV 4.

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Le Congo, pays neuf, n’exige encore qu’un personnel administratif restreint, résidents, chefs de station, chefs de poste ou agents chargés de missions diverses. Le décret du 26 juillet 1886 vous a réservé la nomination à tous les emplois civils, autres que ceux de résidents et, par conséquent, le droit de pourvoir vous-même à l’organisation des divers services. De Brazza avait en outre la compétence de procéder au recrutement des forces militaires et milices locales, ainsi que celle de susciter leur organisation. Et, en lui adjoignant un lieutenant-gouverneur spécialement chargé de l’administration du Gabon, le gouvernement avait voulu lui permettre de se consacrer entièrement à la nécessaire organisation générale, et surtout politique des territoires à conquérir. Doté de l’acquis et de l’aura du succès de la « Mission de l’ouest africain », pour répondre aux nécessités d’une action coloniale nouvelle face aux réalités africaines telles qu’il le percevait, Brazza avait défini une politique « indigène », claire et exigeante, que les administrateurs et les chefs de poste auraient en charge. L’autorité de l’administrateur et l’intérêt des populations en étaient les fondements : Les populations sont devenues à notre égard ce qu’elles sont, parce que nous avons détruit les intérêts qui pouvaient nous rendre les indigènes hostiles, et développé les intérêts remplaçant pour nous les canonnières. Il faut que celui qui est responsable de la contrée ait dans sa main les divers intérêts indigènes comme le commandant a ses bateaux.66 66

Lettre de Brazza à Chavannes, décembre 1885.

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 La conquête Fort donc des pouvoirs étendus, le Commissaire général du gouvernement français dans le Congo-français, Pierre Savorgnan de Brazza, met en pratique son plan d’action et organise plusieurs missions de conquête de l’intérieur du Congo-français. Son engagement pour l’expansion de l’influence française dans le Congo-français ne présente pas de doute. On le découvre dans une lettre qu’il adresse en 1895 à son chef hiérarchique, le sous – secrétaire d’État aux colonies, Eugène Etienne. Il expose son habileté dans ses rapports avec les indigènes, témoignage de sa détermination à mener à tout prix l’expansion coloniale de la France. Il explore d’abord le cours supérieur de l’Ogooué. Pierre Savorgnan de Brazza pensait « qu’une sorte de mer intérieure sise vers l’équateur alimente toute l’hydrographie africaine 67». En outre, Pierre Savorgnan de Brazza « entendait par là briser les monopoles commerciaux des peuples du littoral et entrer en contact avec ceux de l’intérieur ». De fait, il entreprit l’exploration des régions inconnues du cours supérieur de l’Ogooué. Cela permit à la France d’entrer en contact avec l’hinterland. Les résultats des explorations de Pierre Savorgnan de Brazza et de Stanley68 eurent un écho favorable en Europe. De Brazza développe surtout sa stratégie dans la conduite de l’inexorable poursuite de la marche de la conquête coloniale française de la Haute-Sangha qui va être son obsession et dont 67

P. Savorgnan de Brazza, 1992, Au cœur de l’Afrique : vers les sources des grands fleuves (1875-1877), Paris, Editions Phébus, p.13-14. 68 Journaliste britannique, envoyé en Afrique à la recherche de l’explorateur Livingstone qu’il retrouva en 1871. C’est justement, lors d’un deuxième voyage (1874-1877) que Stanley traversa l’Afrique Equatoriale d’est en ouest, et découvrit le Congo.

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il prend la tête, visiblement sans en avertir au préalable le ministère des colonies : J’ai l’honneur de vous informer que je quitte Brazzaville aujourd’hui, à destination de la Haute Sangha. Ma présence dans la Haute Sangha sera utile pour y préparer les voies aux explorations ultérieures, et à notre expansion vers le nord. Notre retour dans ces régions ne doit pas prendre le caractère d’une expédition contre les populations qui ont attaqué M. Fourneau. Il doit au contraire avoir dès le début, aux yeux des indigènes, pour objectif, l’établissement des relations commerciales entre les maisons de commerce normalement établies et les chefs qui ont bien accueilli M. Fourneau. J’attache la plus grande importance à ce que, dès le début, la nouvelle s’en répande avec ce caractère, et qu’elle fasse connaître au loin dans l’esprit des indigènes la portée d’un traité et la protection inhérente à la remise de notre pavillon. S’il est nécessaire d’affirmer notre autorité par l’effet moral d’un châtiment infligé aux indigènes les plus coupables dans l’attaque de la mission Fourneau, cette action militaire sera localisée autant que possible. Dans le cas contraire, il nous sera facile de les amener à une soumission qui nous offre des garanties pour l’avenir.69 De Brazza poursuivit avec obstination son expansion vers le nord de la Haute-Sangha, et c’est avec un réel plaisir qu’il

69

Lettre de Brazza du 29 novembre 1891 au sous-secrétaire d’État aux colonies, CAOM, Gabon-Congo, III 13D.

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annonce sa progression et les relations commerciales qu’il a établies rapidement : Le développement commercial de la Sangha marche rapidement. A Ouesso, dans le Ngoko, des factoreries sont établies. Dans les régions du Haut, qui n’avaient pas été visitées depuis le retour de M. Fourneau, j’ai été partout accueilli avec enthousiasme. A mon passage à bord de l’Amiral Courbet, des indigènes montaient à bord pour nous servir de pilotes et des pirogues nous escortaient pour nous montrer les passages difficiles. Je ne pensais pas que la situation pût être en si peu de temps aussi satisfaisante.70 Les résultats de cette conquête furent essentiellement la découverte des cours d’eau, la découverte des nouvelles voies de communication, la création et l’installation des postes administratifs, la création des stations servant par exemple de centres d’approvisionnement de vivres indigènes, les missions de délimitation, l’attachement des populations indigènes avec pour conséquence, la signature des traités avec les chefs indigènes conciliants reconnaissant l’autorité française, l’installation des factoreries, etc. On pourrait citer des exemples concrets de ces résultats : – exploration de l’Ogooué jusqu’à la chute infranchissable de Pouabara, et de son affluent la Mpassa ; – découverte du cours de l’Alima, affluent de droite du fleuve Congo, pénétrant ainsi dans le bassin du Congo, découvrant par conséquent une voie de pénétration vers l’intérieur du Congo-français ; 70

Lettre de Brazza 24 janvier 1892 au sous-secrétaire d’Etat aux colonies, Eugène Etienne.

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– fondation de Francheville (Massuku qui deviendra plus tard Franceville), au confluent du fleuve Ogooué et de la rivière Mpassa ; – signature de traité avec Makoko (Onkoo), souverain des Teke qui donnait à la France droit de souveraineté sur le territoire environnant de Brazzaville et de protectorat sur ses États, qui s’étendaient sur les deux rives du Congo. Ce traité permit à De Brazza d’établir un acte de prise de possession du territoire qui s’étend entre la rivière Djoué et Impila ; – exploration du Moyen-Congo sur la rive droite et fondation du poste de Brazzaville. La création du poste ne devint effective qu’avec la construction par Charles de Chavannes de la première maison « européenne » qui marquait l’installation matérielle du poste colonial ; – découverte du Niari dont la vallée ouvre, entre le Congo et l’Ogooué, une voie de pénétration plus directe et plus facile. De Brazza avait résolu de reprendre la voie directe LoangoBrazzaville, l’ancienne « piste des caravanes » d’environ 525 km qu’il avait déjà explorée jusqu’en pays kamba quand les autochtones qui l’attaquèrent, l’obligèrent à rebrousser chemin. Cette voie était plus rapide et moins onéreuse. Elle permit d’ailleurs d’effectuer le tracé du chemin de fer qui relierait Loango à Brazzaville. C’est cette voie que prendra la mission du capitaine Marchand, qui partit de Loango, un poste français sur le littoral atlantique, au nord de l’Estuaire du fleuve Congo, le 24 juillet 1896, pour remonter le fleuve Congo et atteindre Fachoda le 10 juillet 1898. Tous ces faits de conquête bien avérée, attestaient désormais que l’influence de la France augmentait considérablement dans la région. Elle conduisit plus tard, en 1903, à la création de la colonie du Moyen-Congo et « Brazzaville, l’agglomération la

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plus importante est élevée au rang de chef-lieu de ce territoire.71». C’est ainsi que la pénétration française s’étendit jusque dans la Haute-Sangha où fut crée le poste de Ouesso en février 1894, au confluent de la Sangha et de la Ngoko. Elle se prolongea jusque dans le Haut-Oubangui où le poste de Bangui fut crée, suscitant assurances et ambitions nouvelles. Ce poste devint d’ailleurs la base d’opérations de l’exploration vers le nord jusqu’au confluent du Mbomou avec la station de la Mobaye en pays sango en août 1894. La conquête accomplie, il revenait également au Commissaire général Savorgnan de Brazza, d’instaurer, avec les populations, les relations politiques et commerciales propres à barrer les tentatives de progression allemande vers l’Est et à ménager l’accès de la France au Tchad. Dans les différents rapports que le Commissaire général Savorgnan de Brazza adresse à sa hiérarchie, il fait le point de la situation du Congo, où il installe progressivement une administration : difficultés rencontrées par les caravanes entre Loango et Brazzaville, rachats d’enfants esclaves, commerce, etc., attestant ainsi de son bon sens administratif et de son génie à introduire la civilisation de manière tout à fait pacifique. Mais il était parfois durement apprécié. Ses rapports avec les missionnaires catholiques n’étaient pas excellents. Témoignage, cette lettre de dénonciation que Mgr Augouard a adressée au secrétaire général de l’Union Coloniale Française, dénonçant l’incurie administrative de Savorgnan de Brazza et 71

Scholastique Dianzinga, 2007, « Le Stanley-Pool à la fin du XIXème : naissance de Brazzaville » in Actes du Colloque international Pierre Savorgnan de Brazza, Fondateur du Congo-Français : le centenaire de sa mort, Franceville, 28 septembre- 2 octobre 2006, p. 280.

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les gaspillages financiers qui mettent, selon lui, le Congo dans un État honteux : Depuis quelques mois, on ne paie plus les fonctionnaires, faute d’argent disponible. On fait attendre longtemps leur argent aux négociants créanciers de la colonie, tandis que la douane exige d’eux le paiement immédiat de leurs importations sous peine de saisie. On donne une maigre subvention à nos écoles. Je n’ai encore aucune nouvelle de la subvention de 1896, on me dit qu’on va aussi supprimer celle de 1897. Le Congo allant à la banqueroute, on cherche de l’argent par tous les petits moyens. Après avoir travaillé pendant vingt années consécutives à l’extension de l’influence française, je vous avoue que j’éprouve une peine profonde en voyant nos efforts inutiles et des sommes colossales dépensées sans profit pour personne. J’ai donc cru qu’il était de mon devoir de vous éclairer sur le Congo-français comme vous désireriez, je pense, l’être sur toutes les colonies, et je vous ai dit toute la vérité sans détour.72 Du côté du ministère des colonies, le déroulement de la mission de Brazza dans la Haute-Sangha suscita quelques interrogations, assez pressantes d’ailleurs. Charles Chavannes qui assurait son intérim à la tête de l’administration à Libreville dut avec force démentir les allégations en affirmant sa confiance dans l’œuvre menée par le Commissaire général :

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Lettre de Mgr Augouard au secrétaire général de l’Union coloniale française. CAOM, Union coloniale française.

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La longue expérience et la grande sagesse de Monsieur le Commissaire général m’induisent à croire que si, à un moment donné, il reconnaît que ses moyens ne sont plus proportionnés à certain but, il cherchera un but proportionné à ses moyens et ne manquera pas de l’atteindre. On peut compter que ni le dévouement, ni la vaillance, ni l’habileté ne lui feront défaut, et on peut affirmer d’avance que le résultat sera toujours digne de la France.73 2. Les résistances des populations congolaises face à la conquête française Cette pénétration/conquête française ne s’est pas accomplie si facilement. Les colonnes de pacification/exploration ont rencontré beaucoup de difficultés dont on retrouve des traces précises dans les rapports d’explorateurs à leurs différentes hiérarchies. Face à cette pénétration des colonnes françaises qui comprenaient des tirailleurs sénégalais et des miliciens fortement armés, les populations du Congo français ont eu deux types de réactions : quelquefois passives et soumises, parfois violentes, en ce que les populations ont été amenées à prendre les armes pour arrêter et faire reculer ceux qu’elles pensaient vraiment être des « envahisseurs » et des « intrus ».  Les réactions passives Il y a eu toutes sortes de réactions passives : de l’attitude correcte, qui n’est que sournoise, pleine de réserve, au mutisme, en passant par la fuite dans les forêts et les brousses et la désertion des caravanes par les indispensables porteurs de

73

Lettre de Chavannes au sous-secrétaire d’Etat aux colonies, Eugène Etienne, CAOM, Gabon-Congo, I 39 a.

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la « route Loango à Brazzaville », la fameuse « route des caravanes ». Souvent devant la supériorité des colonnes d’exploration, les indigènes, pleins de réserve, s’inclinaient devant une force à l’évidence plus puissante que la leur. Alors, leurs chefs signaient des traités par lesquels ils étaient censés reconnaître la France comme puissance protectrice et acceptaient de hisser le drapeau français, signe évident de ralliement à cette puissance coloniale. Parfois à l’approche des colonnes, une grande partie des populations, quelquefois même des villages entiers, disparaissaient dans les forêts où elles installaient des campements clandestins, loin de tout contact et de toute surveillance.  La fuite dans la forêt et dans la brousse La fuite a constitué la première expression de résistance passive contre la conquête coloniale. Elle a été de tout temps l’attitude des populations conscientes d’avoir affaire à un adversaire momentanément plus fort parce que mieux armé. La fuite des populations dans la forêt ou dans la brousse était bien organisée et généralement bien menée. Elle avait surtout valeur de retraite face à un ennemi reconnu mieux armé. En fait les populations allaient plutôt se réfugier. Cette fuite a porté un coup rude aux explorateurs car la ressource indispensable qu’était l’homme, élément essentiel dans l’exploration du territoire, était soustrait de son action. Car ne disposant ni de porteurs pour leurs colonnes, ni de ravitaillement en vivres, les colonnes d’exploration prenaient beaucoup de retard et cela contrariait le fondement même de l’expansion française dans la région qui était une véritable course contre la montre. A l’approche des colonnes des explorateurs, une grande partie des villages, parfois même des villages entiers, - 113 -

disparaissaient dans les forêts. C’était généralement l’attitude des populations des régions des forêts, qui sont des zones insuffisamment pénétrées. C’est le cas des Bonga-Bonga de la région de la Likouala qui, disséminés dans les campements des forêts s’évanouissaient dans la nature à l’approche des colonnes d’exploration. Deux détachements de miliciens y furent envoyés en 1898. En représailles, leurs campements furent détruits. Dans la Mambéré-Lobaye, les indigènes peu disposés à une obéissance continue, fuient les villages pour s’isoler avec leurs familles dans un coin de la brousse, loin de tout contact, de toute surveillance. Dans les forêts, les brousses où ils se réfugiaient, les indigènes formaient des campements clandestins.  Les désertions des porteurs Les longues caravanes qui partaient de la côte atlantique de Loango à Brazzaville et de Brazzaville à Loango constituaient l’épine dorsale du commerce colonial par laquelle les maisons de commerce faisaient parvenir les marchandises dans les diverses factoreries à Brazzaville et celles disséminées à l’intérieur du Congo français. Et au retour, elles ramenaient à Loango les produits de traite, comme l’ivoire (marchandise de luxe), le caoutchouc, les épices, l’huile de palme, etc., que les bateaux amenaient en Europe. Les désertions étaient bien nombreuses à cause des charges souvent trop lourdes qui rendaient trop pénible ce portage fait essentiellement sur la tête sur toute la route de Loango à Brazzaville. Chaque fois qu’ils le pouvaient, les porteurs désertaient les caravanes. Nous trouvons les traces de ces désertions dans de nombreux rapports de lieutenantgouverneurs. Ces désertions des caravanes étaient devenues un problème majeur dans le Congo-français. Elles risquaient de rendre irréguliers, non seulement le service de courrier mais - 114 -

aussi et surtout les échanges entre la côte atlantique et Brazzaville qui desservait le reste du Congo-français. Selon l’observation de Savorgan de Brazza lui-même, « l’esprit général des populations et leur tendance à abandonner le sentier des caravanes inspiraient des craintes.74 » Le rapport de Chavannes au sous-secrétaire d’État aux colonies le souligne avec beaucoup d’inquiétude : Les dernières informations de Loango m’ont appris qu’une caravane de cent cinquante trois porteurs, organisée par deux agents européens de la maison Daumas, Béraud et Cie, était partie le 6 février pour Brazzaville. En vue d’éviter les désertions qui se produisent habituellement dans les caravanes organisées par les négociants, l’administrateur principal a réuni devant la résidence tous les porteurs munis de leur charge et leur a donné, par l’intermédiaire de son interprète, les avertissements les plus sévères. Il y a lieu d’espérer que cette fois, les fuyards seront peu nombreux.75 Pour le Commissaire général du Congo français qui évoque dans un rapport général du territoire dont il a la charge, la tendance avérée des populations à déserter les caravanes de la route Loango-Brazzaville, si elle perdurait, devrait à terme condamner les relations commerciales dans le Congo-français :

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Rapport de Brazza au sous-secrétaire d’Etat aux colonies, CAOM, AEF, 2B57, n° 272, p 96-103. 75 Rapport de Chavannes au sous-secrétaire d’Etat aux colonies, CAOM, Gabon-Congo, I 30 a.

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Le mouvement d’abandon de la route des caravanes a augmenté dans des proportions inquiétantes pour le ravitaillement des porteurs, à la suite du passage des derniers détachements de troupes. Dans la traversée de la forêt du Mayombe où de nombreux villages fournissaient des vivres aux porteurs, il n’en existe plus qu’un et encore, à mon passage, il était sur le point de se retirer et il a fallu assurer en nature, au départ de Loango, les subsistances au personnel indigène voyageant dans cette région. La situation deviendrait désastreuse pour le ravitaillement des caravanes si ce mouvement se propageait sur le reste de la route. J’espère que l’établissement des gîtes d’étapes de courriers, construits et entretenus par les chefs indigènes moyennant une redevance, produira un bon effet. 76 Un rapport de Ballay au sous-secrétaire d’État aux colonies, signale également des désertions des porteurs des caravanes. Il indique de façon plus précise le refus des populations de sa localité de constituer des caravanes de porteurs : Les relations avec les indigènes sont toujours bonnes. Cependant, ayant gagné beaucoup d’argent avec le portage du Djoué, les indigènes se montrent peu disposés à louer de nouveau leurs services. Prévenus que l’on avait besoin d’hommes pour le service des vapeurs, non seulement pas un seul ne s’est présenté pour contracter un engagement, mais

76

Rapport de Brazza au sous-secrétaire d’État aux colonies, CAOM, AEF, 2B57, n° 272, p 96-103.

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ceux qui étaient en service à la station ont déserté, abandonnant leur paiement. 77  Le refus de vendre les vivres indigènes Le refus de vendre les denrées alimentaires locales, notamment le manioc dans les grandes agglomérations, particulièrement aux employés des sociétés et établissements européens, généralement en représailles à des agissements déplaisants des agents des postes, constituait également une des formes de résistance à laquelle recouraient les populations congolaises. Cette forme de résistance faisait bien mal. Elle avait beaucoup d’effet car elle rendait la vie bien difficile aux autres indigènes dont la présence était indispensable dans les administrations, logements et autres services. Un exemple précis de cette trace de résistance passive nous est donné par l’administrateur de Brazzaville, Thoiré, dans une correspondance qu’il a adressée en juillet 1892 au lieutenantgouverneur Charles De Chavannes. Thoiré tient son chef hiérarchique au courant des opérations menées en représailles contre les « Balali » qui, entre autres formes de résistance, avaient cessé la vente de manioc à Brazzaville, rendant à coup sûr bien pénible la vie dans cette localité78. L’administrateur Thoiré envoya, très tard dans la nuit, une expédition punitive contre le village. Les villageois qui les attendaient de pied ferme attaquèrent l’expédition de l’administration française : Pour cette première expédition j’ai envoyé quatre blancs et quinze miliciens qui partirent de 77

Rapport de Ballay au sous-secrétaire d’État aux colonies, CAOM, Gabon-Congo, I 34. 78 Lettre de l’administrateur principal de Brazzaville Thoiré à Chavannes, in E. Rabut, 1989, Brazza, Commissaire général du Congo-français (1886-1897), Paris, Ecole des Hautes Etudes des Sciences Sociales, p.343.

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Brazzaville le 25 juin à 11h du soir. Lorsque ce détachement arriva de l’autre côté du Djoué, les indigènes étaient déjà sur leurs gardes et l’appel au moyen du tam-tam se faisait entendre partout. A 7 h du matin le 26, la troupe avait fait deux prisonnières, deux femmes dont l’une portait son enfant attaché sur son dos, et brûlé un village. Quelques instants près le départ du village, la troupe était attaquée par des indigènes cachés dans les brousses avoisinantes. Le village qui se trouvait à proximité de l’endroit où venait d’avoir lieu l’attaque fut brûlé, ainsi qu’un autre situé à quelques minutes de celui-ci. Mais les Ballali cachés dans les brousses continuaient de tirer, principalement, sur les Blancs.79 Nous retrouvons une autre trace de cette résistance passive dans un rapport que le Chargé de la zone Passa-Alima avait adressé au Commissaire général Savorgnan de Brazza, lui transmettant en fait un rapport daté du 18 mai 1888 de Fondère, agent auxiliaire, chargé d’une station, qui rapportait précisément que le chef Ougoy, refusait de fournir du manioc aux membres de la colonne d’exploration en dépit des avertissements en son encontre. Ils ne furent libérés que contre la promesse de renoncer à leur refus de vendre les vivres : Le vieux chef Ougoy était enchaîné avec deux femmes dans une chambre attenante à la salle à manger. Je donnai l’ordre qu’on fît la ration aux prisonniers et procédât à l’interrogatoire d’Ougoy. Il se borna à gémir avec ses deux femmes et promit 79

Lettre de l’administrateur principal de Brazzaville Thoiré à Chavannes in E. Rabut, op. cit., p.344.

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qu’ils mettraient fin à leur représailles : nous apporterons du manioc.80  Les réactions armées et les représailles de l’autorité coloniale Il est généralement admis que l’explorateur De Brazza était sans doute mû par le goût de l’aventure, l’attrait de l’inconnu, l’attachement à sa partie d’adoption, la conviction sincère de faire œuvre utile et noble en explorant de nouveaux territoires. Son désintéressement ne fait pas de doute. Il s’est ruiné financièrement pour faire face aux dépenses indispensables à l’accomplissement des missions d’exploration, ainsi que le signale Roume, directeur des affaires politiques et commerciales du ministère des colonies : Pendant son séjour dans la Haute-Sangha, Monsieur le Commissaire général du gouvernement dans le Congo français a été amené à engager des sommes importantes sur sa fortune personnelle. En outre, M. de Brazza a perdu dans le naufrage du Courbet le 27 septembre 1894, au moment de son retour, une somme 6.862F qui lui avait été remise par des Algériens au service de la colonie, et qu’il a restituée aux intéressés à Libreville, sur ses propres ressources. Il me paraît équitable de tenir compte à M. Brazza des cas de force majeure qui l’ont conduit à se découvrir personnellement d’une somme totale de 85.99046 , et je crois répondre aux intentions du ministre en lui proposant de vouloir bien décider que ladite somme de 85.990F sera remboursée à ce haut fonctionnaire et comprise 80

Rapport de Louis Dunod, chargé de zone Passa-Alima, au Commissaire général De Brazza, in E. Rabut, op. cit., p.313.

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dans la prochaine demande de crédits sur exercice clos, au titre de l’année 1894.81 Les gouvernements de l’époque refusèrent de lui consentir les crédits suffisants, alors que l’exploitation de l’Afrique centrale lui paraissait comme l’objectif majeur et, face à l’avidité des boursiers, De Brazza préconisait une autre forme de colonisation « patiente ». En réalité la métropole lui demandait qu’il devienne celui qui va installer les relations commerciales entre le littoral et Congo. Sa mission est on ne peut plus claire, conquérir par tous les moyens l’intérieur des côtes. D’énormes moyens militaires, ainsi que d’importants crédits sont mis à sa disposition pour lui permettre de constituer dans la mesure du possible d’imposantes colonnes de porteurs, qui vont lui permettre de garantir l’expansion dont il sera le véritable maître d’œuvre. Dès lors, face à cette exigence, De Brazza se mue en conquérant implacable dont les actions vont heurter les populations congolaises et dont le général Mangin fait le portrait suivant : De Brazza me fait l’effet d’un vieux lion au repos, qui rugit de nous voir continuer la chasse qu’il a commencée et voudrait la mener avec nous. Les circonstances, et non sa faiblesse, l’en empêchent. Il a conduit dans la Haute Sangha, une campagne de deux ans, très dure et ignorée. 82

81 82

Rapport de E. Roume, CAOM, Missions, 38 bis J. Suret-Canale, 1959, Afrique noire occidentale - GéographieCivilisation - Histoire, Paris, Editions Sociales, p. 238.

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Ce que son successeur, de Lamothe écrit à propos de De Brazza, ne laisse aucun doute sur ce qu’aura été l’expansion qu’il dirigea de main de maître : Quand aux censeurs domestiques, il en est, je le sais, et je l’ai dit tout dernièrement, qui font sonner bien haut la légende de l’occupation pacifique du Congo-Français, mais pour si peu que le temps m’ait permis de me mettre au courant de l’histoire véritable de ce pays, je suis pleinement autorisé à affirmer que ce n’est bien réellement qu’une légende de l’occupation. On s’y est battu, on y a tué et brûlé comme ailleurs, seulement la consigne était donnée de n’en point parler.83 Il apparaît de plus en plus clairement que De Brazza dont on ne peut douter de l’engagement d’explorer de nouveaux territoires et dont la thèse de « colonisation douce, intelligente et pacifique » est largement répandue, a sans doute été influencé par sa fonction et l’obligation de résultat qui lui a été clairement prescrit. N’a-t-il pas demandé et obtenu dans ce but du gouvernement français les crédits nécessaires à ces missions, même s’ils se sont avérés insuffisants ? Et tous les pouvoirs lui ont été accordés pour cela. Il était également établi qu’il aura été otage du sentiment de supériorité du Blanc « qui devrait ouvrir définitivement au progrès et à la civilisation ces vastes contrées » pour reprendre les termes du sous-secrétaire d’État aux colonies, Amédée De Laporte.84 De nombreux rapports des administrateurs, notamment du commissaire général du Congo français, faits au ministère des 83 84

Propos de De Lamothe rapportés par J. Suret Canale, op.cit., p. 239. Lettre d’Amédée de Laporte, sous-secrétaire d’État aux colonies à Brazza. Papiers Brazza PA, IV 4.

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Colonies établissent de manière évidente, qu’aux cours de la pénétration/exploration vers l’intérieur des possessions françaises, les colonnes d’explorateurs rencontrèrent des « complications » (c’est le mot qu’affectionnait De Brazza pour nommer toute résistance des populations indigènes), avec des populations congolaises rangées derrière leurs chefs, un peu partout dans tout le Congo français. Les raisons de ces attaques sont le refus de la présence des colonnes d’exploration venues bousculer l’ordre existant et parfois, le nécessaire recrutement des porteurs qui amputaient les villages des bras les plus valides. En clair, il était avéré que de manière générale, les indigènes du Congo français se montraient peu disposés à accueillir les Blancs. Nous retraçons assez brièvement quelques résistances armées dont les échos nous sont parvenus grâce aux rapports administratifs, notamment ceux que le Commissaire général du gouvernement français, Pierre Savorgnan de Brazza, a bien voulu indiquer au gouvernement français. La conquête coloniale du Congo français était jalonnée de bien nombreuses complications. Dès 1887 des incidents surgissent dans les relations entre les colonnes d’exploration et les indigènes du Congo français. La colonne d’exploration d’Albert Dolisie en direction de l’Oubangui est attaquée par les indigènes le 29 juillet 1887, le soir. « Au moment où la colonne d’exploration va débarquer pour le campement de la nuit, un village se montre peu disposé à accueillir des Blancs et menace les pirogues. Pendant que Dolisie veut rembarquer ses hommes, une sagaie est lancée ; les pagayeurs effrayés sautent à l’eau et, dans leur hâte, font chavirer les embarcations. Suit un désarroi général. Les indigènes profitent de la bagarre ; ils s’encouragent, lancent leurs sagaies. Quand Dolisie, aidé de son caporal, parvient à - 122 -

faire nager de nouveau les pirogues et à se retirer, il compte six pagayeurs indigènes perdus, noyés ou tués et un laptot blessé ».85 En janvier 1888, des indigènes de la région de Manyanga, mécontents de la réquisition des porteurs faite à l’insu de leurs chefs de villages, décident d’exprimer leur désaccord et attaquent des caravanes. Les traces de cette révolte sont contenues dans la lettre de Charles de Chavannes à Brazza, Commissaire général du Congo français, portant à sa connaissance les incidents survenus dans la région de Manyanga où des indigènes, excédés par le recrutement des porteurs, attaquent trois caravanes : Cet incident ne s’est pas produit à Manyanga même mais dans les villages qui se trouvent situés entre ce dernier point et le groupe de M’zabi. Trois caravanes entières ont été attaquées sans qu’un seul des porteurs se fût présenté au point de destination. Ces caravanes portaient des vivres, des vêtements et de nombreuses pièces du vapeur « Le Roi des Belges »86. En 1890, se produisit dans la Haute-Sangha l’attaque par les « indigènes » de la mission d’Alfred Fourneau, envoyée expressément par De Brazza, avec pour objectif de faire acte de présence et, éventuellement, d’occupation politique pour la défense des intérêts français contre les visées allemandes. Cette attaque irrita fortement De Brazza. 85 86

Lettre de Brazza au ministre de la Marine et des colonies, Edouard Barbey. CAOM, Gabon-Congo, I 33b. Lettre de Chavannes à Brazza. Copie conforme. CAOM, GabonCongo, IV.

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Nous avons une autre trace précise de ces « complications » avec les indigènes dans la lettre que De Brazza adresse au sous-secrétaire d’État aux colonies, Emile Jamais, en juillet 1892. Il lui révèle que la colonne d’exploration de Ponel a été stoppée par l’assassinat de deux de ses laptots : La nouvelle de la mort de Djambala, enlevé par la variole, et qui dans l’esprit des indigènes nous a été attribuée, a produit une certaine surexcitation qui a rendu ma présence nécessaire ici. M. Goujon est resté à Gaza avec un Algérien. A mon passage chez N’Gouachobo, j’apprenais que les populations ont fait tuer par surprise deux laptots isolés porteurs de courriers à quelques jours d’intervalle.87 L’année suivante, en juin 1893, il rapporte au nouveau secrétaire d’État aux colonies, Théophile Delcassé, l’explosion d’une résistance armée des populations indigènes dans la Haute-Sangha et qui avait dispersé des colonnes d’exploration menées par Goujon et Fredon. On perçoit dans le ton de cette lettre un certain énervement qui suscitera par la suite un réel engagement dans la répression : Mes efforts ont pu aboutir pour la partie de la route entre Bania et Batouri et pour la région voisine de Mokélo. Un résultat semblable n’a pu être encore obtenu entre Batouri et Babadja. Des complications nouvelles ont surgi au moment où mes efforts pour établir une situation qui me permette de m’éloigner du pays semblaient devoir être couronnés de succès et où la tranquillité du pays paraissait en effet pouvoir être assurée parce qu’elle venait d’avoir 87

CAOM, Gabon-Congo, III 13d.

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pour gage la restitution de quatre fusils qui étaient restés entre les mains des indigènes. L’alliance provoquée par la même pensée de monopole entre deux chefs de races tout à fait différentes ont été la cause de ces complications. La résistance s’est concentrée depuis Coussio jusqu’au confluent de la rivière Batouri et de la Kadéi, un peu en aval de Bomassa et de Massiépa88. Il serait faux de croire que la France a croisé les bras face à ces résistances. Et sur la répression des résistances armées des populations indigènes, Savorgnan de Brazza s’est très peu exprimé par écrit. Cependant, on trouve des traces nettes de son opinion sur cette pratique de la répression dans la lettre qu’il adresse à l’administrateur de Ndjolé, le 9 mai 1890, à un moment où il est déjà au courant de nombreuses attaques des colonnes d’exploration. Dans cette lettre, il tente de donner une première réplique aux agissements et « désordres » des populations indigènes. Avec beaucoup d’hésitation, il écrit notamment : J’ai vivement regretté d’apprendre à mon arrivée à Libreville que cette situation était devenue grave à tel point que les communications avec l’intérieur, pour la première fois que nous occupons le pays, se trouvent interrompues. Mais j’estime qu’au cas où la nécessité d’une répression continuerait de s’imposer, elle doit être mûrement préparée et ne

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Lettre de Brazza au sous-secrétaire d’Etat aux colonies, Théophile Delcassé, CAOM, Gabon-Congo, II 13 d.

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saurait avoir lieu qu’avec tous les moyens d’action dont nous disposons89. Petit à petit, coincé par le désir d’avancer rapidement dans le nord afin de barrer la route aux ambitions allemandes, l’énervement commence à le gagner et il est, chaque jour qui passe, convaincu que seule la répression des indigènes qui osent le gêner lui permettra d’atteindre les objectifs que lui a assignés le gouvernement français. Sa décision d’engager désormais la guerre contre les rébellions des indigènes est nettement perçue dans cette phrase contenue dans une correspondance de juillet 1892 adressée au ministre des colonies, Emile Jamais, à propos de l’attaque qu’a subie la colonne d’exploration de Ponel dans la HauteSangha : Je vais prendre des dispositions pour faire infliger aux coupables un châtiment qui désormais pourra être localisé. Comme on le voit, certainement, malgré lui, avec beaucoup de peine, de tourment même, De Brazza préconise une répression prudente, réfléchie, localisée et efficace, sans trop de brutalités. Pour lui, la répression qu’il admet, c’est établi, c’est une répression qui est de son point de vue un acte d’autorité qui aurait fondamentalement « pour rôle de faire comprendre aux indigènes leur intérêt. »

89

Lettre De Brazza à Vittu de Kerraoul, administrateur de N’djolé, in E. Rabut, Brazza Commissaire général, Le Congo français 1886-1897, op. cit ., p.330.

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Mais l’attaque de la Mission d’Alfred Fourneau l’a irrité au plus haut point. Il décide de réagir pour arrêter net cette résistance qui risque d’entraver sa marche vers le Tchad. Il voudrait absolument arrêter les ambitions allemandes. De l’attaque de la mission Fourneau par les populations indigènes de la Haute-Sangha, peu de détails nous sont parvenus. Par contre, l’ampleur des forces engagées dans l’insurrection nous indique que c’était une résistance armée de grande dimension. Dès le 1er septembre, il prend lui-même la direction des opérations menées dans la Haute-Sangha. Depuis Bania, une localité de la Haute Sangha, il annonce au sous-secrétaire d’État, Emile Jamais, sa décision de prendre des mesures pour assurer la répression. Il n’avait plus le choix. Sa position l’obligeait à engager la réplique aux résistances des populations indigènes : Si ma qualité de Commissaire général m’interdisait de prendre part directement à des opérations de cette nature, des considérations inhérentes à la politique générale du pays, déjà exposées dans mes précédents rapports, me prescrivaient de faire engager cette action répressive qu’en pleine connaissance du groupement et des alliances en présence nous pouvions nous trouver.90 Très fâché donc par le retard que prenait la colonne chargée de progresser vers le lac Tchad, De Brazza prépare effectivement la répression qu’il va coordonner lui-même. Il y 90

Lettre de Brazza au sous-secrétaire d’Etat aux colonies, Emile Jamais. Lettre faite de Bania. CAOM, Gabon-Congo, III 13d.

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jette plusieurs centaines de tirailleurs appuyés par des miliciens puissamment armés. Plusieurs villages des populations congolaises furent détruits. De nombreux indigènes furent tués, alors que lui ne perdit que deux hommes. C’est vraisemblablement le 15 juillet 1892 qu’il engagea une véritable guerre contre les populations de Bafio (localité de la Haute-Sangha). Il la décrit avec force détails. Il montre que les indigènes s’étaient constitués en une véritable armée qui opposa une farouche résistance aux forces françaises, aidées par leurs alliés indigènes. Les combats se déroulèrent pendant de nombreux jours. Les Français n’avaient que l’avantage de l’armement. Brazza dut user de nombreuses stratégies pour vaincre : Une embuscade tendue à l’avance un peu plus loin me montrait toute la finesse dont les indigènes sont capables. Elle me forçait à ouvrir les hostilités plus tôt que je n’aurais désiré. Ma ligne de conduite était toute tracée, notre allié naturel était N’Gouachobo et le groupe des villages du chef notre base d’opérations. Une première opération qui durait trois jours et où N’Gouachobo conduisait en personne environ trois cents guerriers amena la destruction complète des villages dépendant directement de Bafio. Elle était poussée jusqu’aux derniers villages de Coussio et englobait toute la contrée qui avait participé à l’attaque de la mission Fourneau. Une deuxième opération durait également trois jours. Elle séparait Bafio de ses alliés et le poussait hors de son territoire sur la Mambréré, qu’il s’apprêtait à

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traverser en amont de Coussio pour se mettre à l’abri de nos poursuites.91 Une autre résistance armée à la pénétration française qui mérite d’être indiquée, c’est celle menée par Mabiala Ma Nganga, chef d’un territoire hangala, identifié aujourd’hui comme étant situé entre le mont Comba (la gare de Kingoyi) et la gare de Loulombo. Mabiala Ma Nganga habitait lui-même un village nommé Makabandilou, aux environs de Kinkembo. Il faut dire que de nombreux faits avaient rendu troubles les rapports entre ce chef indigène et l’autorité coloniale. En effet, l’administration coloniale française, devant la baisse des effectifs des caravanes de porteurs loango affaiblis par les charges de plus en plus lourdes, les maladies et découragés par les mauvaises rémunérations, les désertions étant de plus en plus fréquentes (elles menaçaient à terme les caravanes et le service du courrier entre Loango et Brazzaville), dut recourir à la réquisition des porteurs, entre autres, en pays hangala. Mais sans l’accord préalable des chefs indigènes, notamment de Mabiala Ma Nganga, chef incontesté d’un territoire réputé bien connu. De plus, l’autorité coloniale refusait de payer le péage que celui-ci avait prescrit à toute colonne de portage qui traversait son territoire. Ce nouveau fait irrita au plus haut point Mabiala Ma Nganga, qui décida de s’imposer par la force à l’administration coloniale française. La ligne téléphonique installée entre Loango et Brazzaville comportant des poteaux et des isolateurs sur tout le parcours, lui donna l’occasion de faire éclater au grand jour son désaccord avec l’autorité coloniale.

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Lettre de Brazza au sous-secrétaire d’Etat aux colonies, Emile Jamais. Lettre faite de Bania. CAOM, Gabon-Congo, III 13d.

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L’adjudant De Pratt, chef de poste de Comba, habitant donc la région insurgée, qui recueillit un récit de cette révolte, véritable résistance armée, explique comment avait éclaté la rébellion de Mabiala M Nganga : Les indigènes de la région Comba-Brazzaville qui crurent voir dans cette installation téléphonique un fétiche des Blancs pour empêcher la pluie de tomber, volèrent les isolateurs, croyant ainsi conjurer le mauvais esprit. Monsieur Dolisie, le Gouverneur, en passant dans le village de l’un des principaux chefs, voulut punir celui-ci en lui enlevant la batterie de son fusil à piston, promettant de la lui rendre lorsqu’ils auront restitué les isolateurs volés. Aussitôt le départ du lieutenant-gouverneur, le chef Mabiala Ma Nganga fit parvenir au chef de poste de Comba, que si la batterie ne lui était pas rendue aussitôt, il arrêterait toutes les caravanes et les courriers. Sans même attendre la réponse, ce chef mit sa menace à exécution. Il arrêta effectivement le premier courrier qui passait et ne le rendit qu’en échange de la batterie qui lui avait été envoyée ; en outre il demanda plusieurs ballots de tissu en compensation des dommages causés. C’était en un mot un acte de rébellion ouverte qu’il commettait. N’ayant pas reçu de réponse à ses demandes extravagantes, il massacra les deux premières caravanes loangos qui passaient et s’appropria les marchandises qu’elles transportaient.92 92

Texte signé par Kibiti Niongui Mpassi, in Mabiala Ma Nganga, le résistant de Kinsika en pays hangala 1892-1896, Mémoire de Maîtrise histoire, Faculté des Lettres et des Sciences humaines, Université Marien Ngouabi (ronéo), p. 54-55.

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La répression organisée par l’administration coloniale française a été, là-aussi, à l’instar de celle de la Haute-Sangha, bien sévère, terrible. C’est le capitaine Marchand qui conduisit personnellement cette répression. En effet, très irrité par cette insurrection qui eut un formidable écho dans tout le Congo français, le capitaine Jean-Baptiste Marchand força De Brazza à lui donner l’autorisation d’aller par tous les moyens mater cette rébellion. Et le Commissaire général du Congo français, à son corps défendant, signa le texte rédigé par Marchand luimême, lui donnant d’énormes moyens militaires et tout le pouvoir d’organiser à sa guise une répression, qui sera bien féroce. Il avait sous lui huit gradés dont un certain lieutenant Charles Mangin, futur concepteur de la « Force noire » qui sera envoyée sur les théâtres d’opérations de la première guerre mondiale en Europe. Le texte que Brazza signe est sans équivoque : Je vous confère toute autorité et tout pouvoir sur la région qui commence à Comba et finit à trois jours de marche de Brazzaville ; vous donne la faculté de poursuivre les indigènes, partout où ils se réfugieront jusqu’à ce qu’ils viennent à soumission ; je place sous votre commandement direct le personnel du poste de Comba et celui qui vient d’être envoyé dans cette région : 500 miliciens sous le commandement du chef de la station, 70 hommes dirigés par l’agent auxiliaire Leymarie, en plus de ceux qui ont été envoyés soit de Brazzaville, soit de Loudima. Vous aurez de même à vos ordres le détachement de 30 miliciens du chef de poste Goujon.93

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Lettre de Brazza au sous-secrétaire d’Etat aux colonies, Théophile Delcassé, CAOM, Gabon-Congo II 13d.

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Le capitaine Marchand organisa un véritable état de siège de la région insurgée. Les Hangala se battirent courageusement et, disposant d’armes de précision, ils harcelèrent les troupes françaises pendant de nombreux jours. Une lettre de Caffaud, chef de poste chargé de la station de Brazzaville, celui-là même qui conduisit le détachement de Brazzaville pour attaquer les troupes de Mabiala Ma Nganga, nous révèle non seulement que les combats débutèrent le 19 juin 1896 mais aussi que les Hangala, courageux, ont opposé une grande résistance : La colonne composée de soixante tirailleurs, sept miliciens et quatre Blancs, fut assaillie depuis le matin jusqu’au soir et à l’avant-garde comme au centre et à l’arrière-garde par des indigènes tirant de la brousse à vingt pas et que les feux de l’avantgarde ne réussirent pas à déloger : deux miliciens et deux tirailleurs furent grièvement blessés. En outre, je pus constater que les indigènes possédaient des armes de précision et ce, par le sifflement des balles.94 Mabiala Ma Nganga fut tué à la suite du dynamitage de la grotte où il s’était retranché avec quelques compagnons. Sa tête fut sauvagement tranchée et exhibée dans le village.

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Lettre de Chaffaud à Brazza. Copie conforme. CAOM, Gabon-Congo, XII 23 bis

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CONCLUSION Au terme de cette analyse des résistances à la pénétration coloniale française au Congo, qui s’est déroulée essentiellement pendant une période où Pierre Savorgnan de Brazza est Commissaire général du gouvernement français, il est établi que l’expansion coloniale ne s’est faite ni si facilement, ni si rapidement. Il est établi que les populations du Congo français, rangées derrière les leurs, ont parfois indiqué qu’elles n’étaient pas toujours d’accord avec les méthodes utilisées pendant l’exploration de leur territoire, surtout quand elle venait déranger l’organisation traditionnelle existant, fondée sur la réquisition sans préalable, le ravitaillement forcé en vivres, etc. Ce contact entre les deux civilisations a parfois été heurté. Même si l’explorateur, le conquérant, a été le plus fort parce que mieux armé, il est important de repréciser ce pan de l’histoire coloniale : les résistances à la pénétration/conquête coloniale est une partie intégrante de l’histoire des peuples du Congo.

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BIBLIOGRAPHIE Arnaut R, 1989, Sur les traces de Stanley et de Brazza, Paris, Mercure de France. Augourd, P, 1917, Notes historiques sur la fondation de Brazzaville, Paris, Imprimerie Levé. Cholet (Sgt), 1890, « L’histoire de la région du Niari », in Comptes-rendus de la Société de géographie de Paris, p.455. Dolisie A, 1932, « Notes sur la route de Loango à Brazzaville », in Bulletin du Comité de l’Afrique française, pp. 288-294. Duchet, M., 1979, « Les réactions face au problème de la traite négrière : analyse idéologique et historique », in La traite négrière du XVe au XIXe siècle, Paris, Unesco. Grant Elliot, Capitaine, 1886 : « Exploration et organisation de la province du Kwilu-Niadi », in Bulletin de la Société Royale-Belge de Géographie, pp. 101-114. Saintoyant J., 1960, L’affaire du Congo en 1905, Paris, Editions de l’E.P.I, 165 p. Stengers, J, 1953, « Rapport sur les dossiers relatifs aux conventions diplomatiques de l’État du Congo, 1884-1906 », in Bulletin de l’Institut Royal Commercial Belge, XXIV, (3), p. 942-946. UNESCO, 1986, Histoire Générale de l’Afrique. Volume V : L’Afrique du XVIe au XVIIIe siècle (sous la direction de B.A. Ogot), Paris, UNESCO/NEA - 134 -

PARTIE VI LE CONGO AU XXe SIECLE

CHAPITRE 5

LA FONDATION DE LA COLONIE DU CONGO FRANÇAIS par Scholastique DIANZINGA Les causes profondes de l’expansion coloniale ont généralement donné lieu à des analyses privilégiant l’explication économique, politique et technique. Ainsi, on évoque la création des colonies, comme solution à la crise que connurent les pays industrialisés de 1873 à 1895, dès lors qu’elle offrait la possibilité d’accès aux sources de matières premières et aux débouchés. On admet aussi la montée des nationalismes qui poussait les États européens à conquérir le monde et à se constituer des empires Outre-mer. La supériorité technique donnait l’avantage aux Européens parce qu’ils disposaient de la puissance de feu, des transports mécaniques, des compétences médicales et de l’écriture. Ces différents facteurs allaient générer en Afrique centrale de profondes mutations dans les sociétés, dès la fin du XIXe siècle. Une fois entrées en contact avec les populations autochtones, les puissances européennes voulaient dorénavant assurer leur souveraineté sur des territoires cédés, plutôt acquis au-delà des côtes, à l’issue de « signatures » de « traités » avec les chefs locaux. Le Mpumbu connu dès cette époque sous l’appellation de Pool ou StanleyPool, était avant l’arrivée des Européens un nœud stratégique, du fait de sa situation stratégique au carrefour de la voie fluviale et des pistes terrestres. C’était une zone d’échanges, de contact et de communication ouvert sur l’Europe par l’océan Atlantique. L’arrivée des « explorateurs » au service du roi des Belges et de la France, au Mpumbu, créèrent bientôt les conditions

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d’une nouvelle étape de ce qu’on a appelé la « course au cloche ». 1. Le Pool dans la stratégie de conquête de l’Afrique centrale Deux hommes allaient marquer cette entreprise sur le terrain : Henry Morton Stanley et Pierre Savorgnan de Brazza. Stanley, journaliste gallois naturalisé américain, entra en contact avec l’Afrique lors de son premier voyage organisé en 1871 pour retrouver David Livingstone, qu’on croyait perdu. La célébrité qu’il tira de ce voyage lui valut de retourner en Afrique pour une seconde mission de 1874 à 1877, avec l’aide des journaux Daily Telegraph de Londres et New-York Herald. Partie d’Angleterre, l’expédition dirigée par Stanley parvint à Bagamoyo près de Zanzibar. Elle quitta cette localité le 17 novembre 1874, puis fit la reconnaissance des lacs Victoria, Albert et Edouard. Après avoir traversé l’Afrique centrale d’Est en Ouest, Stanley arriva au Mpumbu le 12 mars 1877. Il baptisa, plus tard, « Stanley-Pool » l’endroit où le fleuve Congo s’élargit en une « espèce de lac », dont les rives devaient abriter quelques années après les villes de Brazzaville et de Léopoldville. Pierre Savorgnan de Brazza, officier de la Marine française d’origine italienne, effectua une première mission au Gabon (1875-1878) destinée à reconnaître le cours de l’Ogooué, que l’on confondait avec celui du fleuve Congo. L’objectif réel de cette mission était essentiellement économique : créer de nouveaux espaces de commerce pour supplanter les monopoles existants. Après avoir remonté l’Ogooué, il tenta d’atteindre le Congo mais fut bloqué par les Apfourou, au vrai les Likuba, sous l’autorité du chef Ndombi-Bolounza, en descendant la rivière Alima. Si Brazza ne put réaliser son projet, cette tentative lui avait, néanmoins, permis d’atteindre l’Alima, un affluent du Congo et de comprendre que le cours des deux - 138 -

fleuves était indépendant. Il put, en définitive, se convaincre qu’il était possible de joindre le Congo par l’Ogooué. Les expéditions de Stanley et de Brazza aboutirent donc à la découverte d’une nouvelle voie d’accès en Afrique centrale, non plus à partir de l’océan Indien, mais de l’Atlantique. Ce résultat qui contribuait à combler les vides relevés encore sur la carte de l’Afrique, se révéla d’une grande importance pour l’impérialisme colonial : il favorisait des possibilités d’expansion des intérêts commerciaux des Européens limités depuis la traite négrière aux côtes. Dans les milieux d’affaires français, l’Ogooué représentait jusque-là la voie par laquelle on pouvait drainer les richesses de l’Afrique centrale. Atteindre le Congo ouvrirait donc au commerce français d’intéressantes perspectives. Ces nouvelles informations sur les voies fluviales allaient également donner à Léopold II l’occasion de concrétiser ses ambitions, d’abord à travers l’Association internationale africaine (AIA) fondée en 1876 sur son initiative, dans son action scientifique et philanthropique. Celle-ci visait plus essentiellement la fondation en Afrique de stations scientifiques et hospitalières, la coordination des expéditions, la suppression du trafic des esclaves. Mais, le roi des Belges, passionné de géographie, était aussi un homme d’affaires disposant d’une fortune considérable de 15 millions de francs-or, et qui était à la recherche de profits économiques. D’où l’intérêt qu’il attachait personnellement au bassin du Congo dont les explorateurs vantaient les richesses. Ce n’est pas sans raison que le Mpumbo était le point de mire de la pénétration économique que cherchaient à réaliser les Européens. Bien avant l’arrivée de Stanley et de Brazza, cette région tirait son importance de ses potentialités et de sa position exceptionnelle à la jonction de la voie fluviale et des pistes terrestres. C’était, selon la formule d’Elikia M’Bokolo,

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« une plaque tournante du commerce du Congo ».95 Les Teke, populations autochtones, fixés au terminus de la partie navigable du Congo, au point de départ des pistes terrestres stockaient et contrôlaient l’acheminement des produits locaux (viandes, poisson, ivoire, esclaves) apportés du Haut-Congo vers la côte, des marchandises européennes (étoffes, fusils, poteries …) en provenance des factoreries implantées sur la côte atlantique. Ces échanges commerciaux se faisaient selon trois principaux axes : Matadi-Manyanga-Pool, Loango-Pool et l’axe fluvial Congo-Oubangui. Les Bubangui venaient échanger l’ivoire, les esclaves contre le cuivre, des denrées alimentaires et des produits européens. Ces derniers produits étaient acheminés depuis l’Atlantique vers le Mpumbu par les courtiers Kongo (Pombeiros) et Vili (Mubiris) qui, en retour, ravitaillaient les commerçants européens sur la côte depuis le XVIIe.96 La colonisation naissante s’apprêtait à liquider ce commerce pour installer de nouveaux circuits. C’est en fait l’année 1879 qui constitua un tournant décisif dans la vie des riverains du Stanley-Pool. Les explorations destinées apparemment à faire progresser les connaissances géographiques furent transformées en une vive compétition pour l’occupation de territoires. Stanley, sollicité par Léopold II, retourna en Afrique le 25 janvier, mais

95 96

Elikia M’Bokolo, 1992, Afrique Noire. : Histoire et civilisations, XIXe-XXe siècles, t. II, Paris, Hatier-AUPELF, p. 177. Scholastique Dianzinga, 2007, « Le Stanley-Pool à la fin du XIXe siècle : naissance de Brazzaville » in Actes du colloque international Pierre Savorgnan de Brazza, fondateur du Congo français : le centenaire de sa mort, Cahiers d’histoire et d’archéologie, Libreville, Université Omar Bongo, p 271.

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pour le compte du Comité d’Études du Haut Congo (CEHC)97. Il avait pour mission de protéger les jalons qu’il avait déjà posés et que menaçait l’activité de Brazza. C’est pourquoi Léopold II insistait-il dans ses instructions de ne pas s’attarder à Vivi, la première station qu’il avait fondée. Brazza, quant à lui, après avoir refusé l’offre de Léopold II, n’obtint pas le soutien qu’il avait sollicité du gouvernement français. Il put quand même entreprendre son deuxième voyage en Afrique (1879-1882) avec le concours de la Société de Géographie, du ministère de la Marine qui le mit à la disposition du Comité français de l’Association Internationale Africaine (AIA), des départements des Affaires étrangères et de l’Instruction publique. Il était officiellement chargé par l’AIA de choisir l’emplacement des deux premières « stations scientifiques et hospitalières », devant servir de base d’opération aux explorations en Afrique centrale. Au vrai, Brazza qui n’ignorait pas l’importance que devait revêtir cette région, voyait plus dans cette deuxième mission, le moyen de devancer son rival au Stanley-Pool. Il était clair, pour lui, qu’à travers l’entreprise de Stanley, devait se concrétiser le projet de Léopold II de créer un État libre dont il serait, à titre personnel, le roi. Il importait donc d’y prendre position le premier afin d’offrir à la France la possibilité d’établir une voie de pénétration qui ferait du Gabon le débouché commercial du bassin du Congo. Brazza fonda, le 13 juin 1880, la première station « scientifique et hospitalière de l’Ouest africain », Francheville

97

Créé le 25 novembre 1878 à l’initiative de Léopold II et de Stanley, le Comité d’Etudes du Haut-Congo est un organisme à but commercial, distinct de l’Association Internationale Africaine.

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(aujourd’hui Franceville)98, au confluent du fleuve Ogooué et de la rivière Mpassa, à l’issue des traités passés avec les notables locaux gratifiés auparavant de cadeaux. Il quitta Francheville dès le 25 juin et prit la direction du fleuve Congo pour atteindre le centre du royaume teke dans les plateaux dits batéké. Reçu à Mbé, résidence du souverain régnant, l’onkoo Iloo1er, Brazza amena ce dernier à « signer » avec l’onkoo, le 10 septembre 1880, un « traité » dans les termes suivants : Le roi Makoko qui a la souveraineté du pays situé entre les sources de l’embouchure de Léfini à Ncouna, ayant ratifié la cession de territoires faite par Ngampey pour l’établissement d’une station française et fait, de plus, cession de son territoire à la France à laquelle, il fait cession de ses droits héréditaires de suprématie ; désirant, en signe de cette cession, arborer les couleurs de la France, je lui ai remis un pavillon français, et, par le présent document, fait en double et revêtu de son signe et de ma signature, donné acte des mesures qu’il a prises à mon égard, en me considérant comme le représentant du Gouvernement français.99 L’explorateur se rendit ensuite au Pool. Par un acte de cession en date du 3 octobre de la même année, il « prit possession » au nom de la France du territoire situé entre les « rivières Impila et Djwé », pour l’établissement de la deuxième station française.100 Pour traduire la soumission des 98

En baptisant cette station Francheville, Brazza voulait montrer qu’elle était la ville des franchises, en référence à son idéal philanthropique. Ce nom changea par une erreur de graphie de Brazza lui-même. 99 Cité par Henri Brunschwig, 1963, L’avènement de l’Afrique noire, Paris, A. Colin, p. 147. 100 Ibid.

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chefs locaux à l’autorité de la France, Brazza remit à chacun d’eux le drapeau français. On comprend alors qu’il venait d’occuper l’emplacement du poste colonial, plutôt que de la « station scientifique et hospitalière » selon les prescriptions relatives à sa mission. Certains chefs locaux, en réalité, faisaient peu cas de l’autorité de Brazza, pas plus que celle de l’onkoo, qu’ils contestaient parfois. 2. Les débuts de la prise de possession du Congo Le pavillon français implanté sur la rive droite du StanleyPool, il restait à faire reconnaître, en France, la validité du « traité signé » entre Brazza et l’Onkoo Iloo1er pour une occupation effective de ce territoire. Quelle valeur accorder à ce « traité » dont la signification et les conséquences, sans nul doute, échappaient entièrement à l’un des signataires ? Il apparaît invraisemblable que l’onkoo Iloo1er ait décidé d’abandonner ses prérogatives de souveraineté à un étranger, vu la nature sacralisée des relations entretenues par les populations locales avec la terre de leurs ancêtres à l’époque. On ne peut donc hésiter à conclure à un malentendu : Brazza, comme l’a souligné Abraham Ndinga Mbo, était perçu par l’onkoo comme un nouveau partenaire, « venu à sa cour porteur de biens côtiers considérés à cette époque comme biens de prestige, que lui et ses prédécesseurs avaient eu l’habitude de recevoir depuis trois siècles qu’avaient duré la traite négrière ».101 Si pour Iloo 1er il s’agissait d’un document devant régir le commerce, pour l’explorateur, le « traité » et l’acte de cession 101

Abraham Constant Ndinga Mbo, 2007, « La colonisation : un contact de culture, une collaboration des Africains avec les Européens », Actes du colloque international Pierre Savorgnan de Brazza, fondateur du Congo français : le centenaire de sa mort, Les cahiers d’histoire et archéologie, Libreville, Université Omar Bongo, p. 40.

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du 3 octobre revêtaient un intérêt capital. Brazza était conscient que ni la forme, ni le contenu ne conféraient à ces documents une valeur juridique. De plus, il n’avait pas reçu mandat de signer des traités au nom de la France. Mais, face aux visées de Stanley, il était impérieux d’assurer la pleine légitimité de l’occupation de la rive droite du Congo. Cette légitimité ne pouvait être garantie que si le gouvernement français acceptait de ratifier le « traité ». Partisan de la « colonisation moderne » prônée par Paul Leroy-Beaulieu102, Brazza tenait à amener la France à occuper un territoire qui se prêtait assurément à l’exploitation économique. Dans son rapport d’août 1882 au Ministre des Affaires étrangères, il argumente : Il fallait en effet, et avant tout, assurer à la France une priorité de droits sur le point le plus rapproché de l’Atlantique, où le Congo intérieur commence à être navigable ; (…).103 Pour la concrétisation de cet objectif, l’opinion publique française lui était favorable parce qu’elle avait ressenti comme une humiliation l’occupation de l’Egypte par les Anglais en septembre 1882. Par l’existence même du « traité », Brazza avait réussi à barrer la route à son rival Stanley. A son arrivée au Pool, en juillet 1881, celui-ci se heurta au refus du laptot sénégalais, le sergent Malamine Kamara104 – laissé là pour veiller sur le pavillon symbolisant l’occupation française – de le voir s’y installer. Ses intimidations, ses tentatives de persuasion à 102

Son ouvrage, De la colonisation chez les peuples modernes, paru en 1871, apporte un éclairage sur cette théorie. 103 Cité par Henri Brunschwig, op. cit. p. 144. 104 Elevé par Brazza au grade de Sergent pour la circonstance.

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l’endroit de Malamine et des différents dignitaires locaux ayant échoué, Stanley dut se replier sur la rive gauche. Il put obtenir auprès de Ngalieme, chef de Kintamo, un terrain sur lequel il érigea le poste de Kinshasa dénommé en avril 1882 Léopoldville, en référence au roi des Belges, Léopold II. Il y a lieu de noter, au passage, la collaboration des Africains dans le processus d’implantation coloniale. Les auxiliaires africains des missions d’exploration ont joué un rôle non négligeable. Grâce à la fidélité de Malamine, Samba Thiam et Ogoula (originaire du Gabon), aux paroles de Brazza, la France put faire prévaloir l’antériorité de la conquête du Stanley-Pool. En ratifiant le « traité » Brazza-Onkoo Iloo 1er le 30 novembre 1882, la France s’était donné les moyens de mener une politique coloniale ambitieuse en Afrique centrale. Brazza lui avait offert un territoire doté, selon lui, d’importantes richesses dont le point stratégique était le Stanley-Pool : Mais, la clef du Congo intérieur, c’est-à-dire du réseau par lequel on drainera toutes les richesses de l’Afrique Equatoriale, était Ntamo[Stanley-Pool]. Cette clé était dans nos mains. 105 C’est au cours de son troisième voyage, dit « Mission de l’Ouest africain » (1883-1885) qu’il s’attela à jeter les bases matérielles de l’occupation territoriale. Cette mission devait lui permettre, parmi les tâches qui lui étaient prescrites, de remettre le traité ratifié à l’Onkoo, d’étendre les limites de la 105

Napoléon Ney, 1887, Conférences et lettres de P. Savorgnan de Brazza sur ses trois explorations dans l’Ouest africain de 1875 à 1886, Paris, Editions Maurice Dreyfus, p. 187.

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colonie par la fondation de nouveaux postes et de l’organiser. Dans ce programme de travail, la station scientifique et hospitalière du Pool, à laquelle la Société de Géographie donna le nom de Brazzaville depuis 1881, devait servir de centre de colonisation, de point de départ de nouvelles explorations. Grâce à sa situation au point de jonction de l’axe fluvial Oubangui-Congo et de la voie terrestre vers la côte par la vallée du Kouilou-Niari, cette station était appelée à devenir un carrefour commercial de l’Afrique centrale. De retour au Pool, il fallait s’activer à la construction de Brazzaville. Pour ce faire, Brazza avait à sa disposition de nombreux collaborateurs et le matériel nécessaire. Dès le lendemain de son arrivée, le 30 avril 1884, il choisit le village de Mfoa comme site approprié. Peu accessible, en raison de sa situation dans un bas-fond, Charles de Chavannes porta sa préférence sur le plateau bordant l’actuel ravin de la Glacière parce que vers l’Est s’étendait une vaste plaine qui présentait des possibilités d’extension. Mais cet espace n’était pas totalement libre, les dix-sept cases qui s’y trouvaient déjà furent acquises pour le prix dérisoire de 920 barrettes (une des monnaies ayant cours dans la région). C’est avec ces maisons de style local que le poste colonial démarra modestement. Le 30 septembre 1884, De Chavannes acheva la première maison construite par des Européens. Elle était entièrement bâtie avec des matériaux locaux (charpente de bois, parois de tiges de palme, toit de chaume). Elle allait servir d’habitation pour les Européens et de magasin de troc. C’est sous le regard impuissant des chefs du Pool que le domaine « cédé » à Brazza allait s’étendre au-delà de l’espace compris entre les rivières Djoué et Tsiémé. Du côté belge, on cherchait non seulement à consolider les positions sur la rive gauche du fleuve Congo, mais aussi à s’étendre sur la rive droite.

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3. Occupation du Sud-Congo Face au retard qu’accusaient les expéditions françaises dans l’occupation de la région côtière, Brazza avait obtenu du commandant du Gabon, avant son retour en France en 1882, l’envoi de la mission Cordier pour conquérir cette zone qui faisait alors partie du royaume de Loango, en pleine décadence. Les maisons de commerce portugaises, hollandaises, anglaises, américaines établies le long de la côte atlantique (Punta negra, Landana) à la suite des négriers, y faisaient la loi. Le 12 mars 1883, le commandant de la canonnière Le Sagittaire, le lieutenant de vaisseau Robert Cordier obligea le roi du Loango, sous la pression militaire, à « signer » avec lui un « traité » de protectorat par lequel ce dernier lui « cède en toute propriété le territoire comprenant la pointe dite indienne ». A Punta Negra (Pointe-Noire), les dignitaires vili, mis en garde par les commerçants européens, opposèrent une résistance à l’installation française. Cédant à la force, André Loemba et quatre autres chefs, durent, eux aussi, accepter, le 21 juin 1883, un « traité de protectorat » qui permit à la France d’occuper en toute propriété et sans verser aucune redevance « le terrain comprenant la pointe dite noire et le terrain s’étendant jusqu’à la factorerie portugaise Santos et Irmao ». Cette conquête menée en même temps par la Marine et par Brazza, du fait qu’elle se heurta à des réactions des habitants, démontre que ceux-ci avaient vite saisi le non-dit des « traités ». Les Français venaient bousculer les activités commerciales qui avaient fait leur fortune et la puissance des chefs, depuis des siècles. Désormais, le Loango et l’embouchure du Kouilou appartenaient à la France, mais tout l’intérieur était aux mains de l’AIC, notamment la vallée du Niari. Par une politique d’extorsion de traités aux chefs locaux,

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les agents de l’Association Internationale du Congo (AIC)106 au service de Léopold II, avaient créé des stations dans le Kouilou-Niari, privant ainsi le territoire français du Pool d’un accès à l’océan Atlantique. C’est à Albert Dolisie que revint, en 1884, la tâche d’ouvrir aux Français le passage à travers le Kouilou-Niari pour atteindre la côte. Après des difficultés de tous ordres, il aboutit seulement à la création du poste de Loudima en juillet 1884 (non loin de Stéphanieville, la station belge fondée en 1883), à la suite d’une série de « traités » qu’il réussit à arracher aux chefs locaux. La supériorité de l’AIC dans l’occupation territoriale était si manifeste qu’il ne pouvait être question de la supplanter sur le terrain. Elle avait déjà installé outre Stéphanieville, Rudolfstadt à l’embouchure du Kouilou, Franktown (Makabana), Kitabi, Philippeville au confluent de la Bouenza, Beaudoinville près de Kakamoeka. La jonction du Pool à l’océan Atlantique ne fut donc pas réalisée. Stanley pour sa part avait demandé à Grant-Elliot en février 1883 de relier la vallée du Niari à Manyanga situé dans le Bas Congo. En face de ce poste, se trouvait le village Manyanga de la rive droite. Il n’était pas entré dans les préoccupations de la mission française, tout comme Linzolo où le Père Augouard ouvrit en 1883 la première mission catholique de l’intérieur, après celle de Landana (Cabinda). L’expansion de la France sur la côte atlantique inquiétait le Portugal qui voulait conforter sa présence commerciale déjà très ancienne par une occupation politique, à l’instar des autres 106

Le 7 novembre 1979, Léopold II, prenant prétexte de la faillite de l’Afrikaansche Handelsveeniging qui avait participé à la fondation du Comité d’études du Haut-Congo, obtenait la dissolution de celui-ci et créait à sa place l’Association internationale pour le Congo (AIC), organe ayant pouvoir de souveraineté.

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puissances européennes. Le Portugal revendiquait les deux rives du Congo, en faisant valoir ses droits historiques fondés sur la priorité de ses découvertes à la fin du XVe siècle. Le 22 février 1884, il conclut avec l’Angleterre, un traité par lequel cette dernière reconnaissait la souveraineté du Portugal sur les deux rives et le littoral atlantique. L’Angleterre avait, elle aussi, des appréhensions quant à l’avenir du commerce dans la région. En posant cet acte, elle espérait obtenir en échange des garanties de liberté pour le commerce. Il s’ensuivit des protestations de la part de l’AIC, de la France et de l’Allemagne. Le chancelier Bismarck, désireux de trouver dans la résolution des rivalités nées de la conquête coloniale l’occasion de conforter son image d’arbitre des relations internationales en Europe et de détourner l’intérêt des Français pour l’Alsace-Lorraine, proposa à la France de réunir une conférence internationale sur l’Afrique centrale à Berlin. A l’annonce de la tenue de cette conférence où les puissances européennes allaient se retrouver pour chercher à résoudre leurs contradictions dans la conquête coloniale, les rivalités entre les agents de Léopold II et ceux de la France s’avivèrent : les uns et les autres s’étaient assignés comme objectif d’occuper le maximum de territoires susceptibles de servir de monnaie d’échange lors des discussions à Berlin. La conférence se déroula du 15 novembre 1884 au 26 février 1885. Quatorze nations européennes, auxquelles il faut ajouter les États-Unis d’Amérique, y prirent part. Il n’y eut aucun représentant de l’Afrique. On ne peut s’étonner de cette absence. Les chefs locaux manipulés, victimes de duperie par les puissances européennes devaient se cantonner dans un rôle, tout au plus, de spectateurs des changements dans leurs villages. Il est difficile de croire qu’ils avaient compris le sens des cadeaux (drapeaux, alcools, tissus, armes, munitions, etc.) faits par les Européens avant de parapher, de porter un signe sur une feuille ou de procéder à l’échange de sang. - 149 -

Contrairement à ce qu’ont fait croire les initiateurs des traités, les rapports qui s’étaient instaurés entre les Européens et les Africains n’étaient pas fondés sur le principe d’égalité. Parmi les questions traitées à cette conférence, la navigation sur le Niger et le Congo, occupa principalement les discussions. On définit la « neutralité des territoires compris dans le bassin du Congo ». Les États-Unis concevaient le bassin conventionnel du Congo comme une large ceinture de l’Afrique centrale. Il fut en définitive ramené au bassin strict du fleuve avec quelques kilomètres de part et d’autre de son estuaire, de l’embouchure de la Nyanga à celle de la Logé.107 La France et le Portugal s’opposèrent à sa neutralisation ; seul le fleuve fut déclaré neutre. (art.13, 14 et 19, chapitre IV). L’Acte général de la conférence garantit aussi sur le plan économique la liberté de commerce et de navigation sur le fleuve Congo : La navigation du Congo, sans exception d’aucun des embranchements issus de ce fleuve, est et demeurera entièrement libre pour tous les navires marchands, en charge ou sur lest, de toutes les nations, tant pour le transport des marchandises que celui des voyageurs.108 Plus important encore, la conférence aborda la question du partage de l’Afrique largement amorcé déjà en fixant les règles du jeu et les conditions (art. 34, 35).

107 108

Marcel Soret, 1972, Histoire du Congo-Brazzaville, Paris, BergerLevrault, p. 129. Article 13, cité par Ibrahima Baba Kaké in Histoire générale de l’Afrique. L’Afrique coloniale, Paris, ACCT, 1990, p. 107.

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Avant l’ouverture même de cette conférence, Léopold II réussit à faire reconnaître l’État indépendant du Congo par les États-Unis et l’Allemagne. Parallèlement aux travaux, se déroulaient d’autres négociations. Elles permirent aux Belges et aux Français, à propos des territoires d’Afrique centrale, d’aboutir le 5 février 1885 à Paris, à la signature d’une convention bilatérale. Aux termes de cet accord, l’EIC se retirait du Kouilou-Niari en échange de la reconnaissance de sa souveraineté sur la rive gauche du Pool et la possibilité d’émettre à Paris un emprunt de 20 millions de francs. La conférence de Berlin régla aussi les litiges relatifs à la frontière avec le Cabinda. Le bornage pour fixer la frontière avec l’EIC et le Congo français amena les missions commises à cette tâche d’apporter des modifications. Ainsi la France reçut des compensations dans la région de Tchimpézé. A l’issue de cette conférence, Léopold II reçut à titre personnel la propriété de l’État Indépendant du Congo (EIC), grâce à sa persévérance et au dynamisme de ses agents. Il semble qu’en Belgique cet exploit diplomatique ne rencontra pas un grand écho. Dans la gestion de cette « aventure congolaise », la Belgique se dégageait de toutes charges et responsabilités. 109 A la France revenait la rive droite du fleuve Congo. La question du Kouilou-Niari ayant trouvé une solution à Berlin, l’installation de la France dans le Sud du Congo ne souleva plus de contestation de la part de ses voisins, surtout après la signature du traité du 17 mai 1885 avec le Portugal qui fixa la frontière méridionale, du Pool au Cabinda. Certes, par des tractations et des accords, on avait réussi à ajuster les appétits territoriaux, cependant l’expansion des régions inexplorées présageait de nouveaux litiges dès lors qu’elle était doublée d’un esprit de compétition. 109

Robert Cornevin, 1963, Histoire du Congo-Léo, Paris, Berger-Lévrault, p. 115.

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4. L’expansion coloniale dans le Nord-Congo La conférence de Berlin avait conféré à l’entreprise coloniale les bases politiques et juridiques qui lui faisaient défaut jusque-là. Cela n’empêcha pas de voir, au lendemain de cette réunion, les rivalités entre les puissances impérialistes se multiplier. La volonté d’occuper l’intérieur des terres après les côtes africaines, donna souvent lieu à des litiges, en raison même des conclusions de la Conférence de Berlin qui n’avaient pas permis de procéder à un réel partage territorial. En fait, les puissances colonisatrices étaient conscientes que dorénavant l’expansion territoriale serait fonction des succès obtenus sur le terrain. D’où l’intense activité des Français et des Belges pour contrôler le Haut-Congo et la voie de pénétration que constituait le fleuve Oubangui. Dans cette compétition, les agents de Léopold II allaient de nouveau devancer la « Mission de l’Ouest Africain ». Stanley avait soupçonné l’existence du fleuve Oubangui dès 1877 ; il fit état dans son livre A travers le continent mystérieux d’une rivière « Kounya », affluent de droite débouchant dans le Congo.110 Il semble qu’il en eût la confirmation en 1883. Le capitaine Hanssens, au service de l’A I C, fut le premier à y pénétrer le 21 avril 1884. Cependant, c’est au révérend Grenfell, également agent de l’AIC, parti de Léopoldville, que revient le mérite d’avoir déterminé sa position exacte (17° 40’ Est 0° 28’ Sud) en octobre 1884. Il extorqua plusieurs « traités » aux chefs de la rive gauche pour marquer l’antériorité de son passage, dans l’espoir de contrecarrer les plans de conquête de la mission française. C’est une indiscrétion de Van Gele de l’AIC, lors de son escale à Brazzaville le 6 mars 1885, qui permit à Charles de Chavannes, Résident de Brazzaville, et Albert Dolisie, 110

Georges Mazenot, 1970, La Likouala-Mossaka. Histoire de la pénétration du Haut Congo, Paris, Mouton et Cie, p. 65.

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d’être informés de l’ampleur de l’Oubangui, un affluent du Congo. Les Français, décidés à rattraper leur retard, organisèrent à la hâte une mission pour la reconnaissance de ce fleuve. Sur instructions de Charles de Chavannes, Albert Dolisie devait quitter Brazzaville le 20 mars 1885 pour l’Oubangui afin de permettre à la France d’occuper la rive gauche. Au cours de cette mission, il renoua avec les chefs des villages qu’il avait visités lors de son précédant passage en 1884. Ce fut, en particulier, le cas du village Bonga où Combiabeka, une femme chef, voulant exploiter à son avantage la collaboration qu’offrait les Blancs, lui avait indiqué un terrain pour fonder le premier poste français de la région. Dolisie avait pris des contacts aussi avec les habitants de Mongo et de Pouloungou. A Mongo, il remit un pavillon français au chef en signe de prise de possession du pays. Il atteignit le confluent de l’Oubangui en avril 1885. Les villages de la rive gauche qu’il avait mission d’occuper étaient en pleine crise politique ; Dolisie la résolut à l’avantage de la France en soutenant Lingoli Mokoko dans la querelle de succession qui l’opposait à ses frères. 111 C’est sans doute pour lui témoigner sa reconnaissance que ce chef lui accorda un terrain sur lequel il fonda, en mai 1885, le poste de Nkoundja, dénommé Domino pour rappeler le contexte de sa création : celui d’un véritable jeu avec les adversaires. Pour permettre à la France de se prémunir contre les visées expansionnistes de l’Allemagne installée au Cameroun (cherchant à faire la jonction de sa colonie d’Afrique centrale avec celle du Tanganyika), Dolisie continua de renforcer la présence française depuis Domino jusqu’à Impfondo où il arriva en 111

Après avoir fait éliminer Moyebi de la course pour remplacer le Cotongo Soungou, Dolisie conseilla à l’autre prétendant à la chefferie, la sœur cadette Moboungou, d’abdiquer en faveur de son frère Lingoli.

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juillet 1887 en suggérant des « traités » souvent complétés par un échange de sang avec les chefs de tous les grands villages placés sur cet axe. Là où les populations lui résistèrent, il sema la désolation. C’est ainsi qu’il occupa en septembre 1887 les villages de Bouandza et de Modzaka et fonda le poste de Bouandza-Modzaka destiné à lui servir de base d’opérations à mener en amont de l’Oubangui. Un mois auparavant, Dolisie, en remontant le fleuve s’était retrouvé aux Rapides, près de l’actuelle ville de Bangui, mais ne put les passer. Après cet échec, il y revint pour une deuxième reconnaissance en décembre 1887. C’est dans le but de faire valoir encore le droit de premier occupant qu’il obtint du chef Bétou du village Moudzembou situé près des Rapides, un terrain. Le 2 janvier 1888, Albert Dolisie réussit à passer au-delà des Rapides et poursuivre sa remontée du fleuve. Deux jours après, il mit fin à sa mission. Néanmoins il continua à travailler avec la mission en sa qualité d’Administrateur de Brazzaville. En mars 1888, le poste de Liranga vit le jour, dans le cadre de la course pour la prise de possession dans laquelle s’étaient lancés Van Gele et Dolisie depuis leurs tentatives de franchir les Rapides. Par la décision du 10 mai 1889, l’Administrateur Dolisie ordonna l’installation d’un poste en amont des Rapides de Zinga. La concrétisation de ce projet commença par la cérémonie de pacte de sang entre Michel Dolisie (le frère d’Albert) et le chef autochtone de la localité. Le 25 juin 1889, Van Gele fonda le poste de Zongo ; le lendemain Alfred Uzac et Michel Dolisie procédèrent, à leur tour, à l’implantation du poste français de Bangui, après avoir fait débroussailler l’emplacement la veille. Le poste de Bangui était appelé à jouer le rôle de base des explorations vers le Nil. L’âpreté de la lutte pour la conquête de l’Oubangui témoigne du caractère stratégique de voie fluviale et de la région. Cette voie fut depuis longtemps empruntée par les populations pour la circulation et les échanges. Les Bubangui - 154 -

l’utilisaient pour se rendre au Pool. Mais, au moment de l’implantation coloniale, les fleuves et les rivières devinrent un enjeu. C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre la juxtaposition de Zongo et Bangui. Une fois de plus les Européens étaient en train de détourner, au profit de leurs postes l’activité commerciale à la base du fonctionnement des structures socio-économiques. L’expansion française dans le Haut-Congo se heurta à l’opposition de l’État Indépendant du Congo (EIC) et de l’Allemagne, installée au Cameroun, malgré les accords bilatéraux conclus entre la France et ces deux États. L’article 3 de la Convention du 5 février 1885 avait défini les limites entre l’EIC et les possessions françaises en ces termes : – le Congo jusqu’à un point à déterminer en amont de la rivière Licona-Nkundja ; – une ligne à déterminer depuis ce point jusqu’au 17° de longitude Est de Greenwich, en suivant autant que possible la ligne de partage d’eaux du bassin de la Licona-Nkundja, qui fait partie des possessions françaises ; – le 17° de longitude Est de Greenwich. La frontière restait donc à préciser sur le terrain par une commission de délimitation, comme le stipulait l’article 4 de cette convention. Le jeu de Brazza était de faire admettre que la Licona-Nkundja et l’Oubangui étaient une et même rivière, parce qu’elles faisaient déjà partie du territoire attribué à la France. La commission de démarcation qui arriva sur place en décembre 1885 délibéra en janvier 1886 en faveur de la thèse française. L’État indépendant du Congo éleva de vives protestations et récusa les conclusions de la commission. Les rivalités entre la France et l’IEC ne prirent fin qu’avec la signature d’une nouvelle convention le 29 avril 1887 qui établit la frontière septentrionale entre l’EIC et les possessions - 155 -

françaises au thalweg de l’Oubangui jusqu’au 4° de latitude Nord. Par ailleurs, un droit de préférence était accordé à la France sur le bassin entier de l’Oubangui-Nkundja en cas de transformation de la constitution de l’État libre. Par cet accord, la France s’aménageait un accès libre vers le Nil. L’Allemagne, de son côté, voyait d’un mauvais œil la pénétration française dans le Haut-Congo, en dépit de l’Acte général de Berlin. La présence allemande était effective sur toute la côte camerounaise. Mais, ses ambitions expansionnistes dérangeaient les intérêts de la France installée au Gabon et dans le bassin du Congo. Pourtant l’accord du 24 décembre 1885 avait fixé la frontière entre le Cameroun allemand et la colonie française à une ligne suivant (le Ntem) depuis son embouchure jusqu’au point où elle rencontre le méridien situé par 10° de longitude Est de Greenwich (…) et à partir de ce point le parallèle prolongé jusqu’à sa rencontre avec le méridien situé par 15° de longitude Est de Greenwich (…).112 Cette délimitation n’indiquait qu’une frontière idéale. Dans ces conditions, il apparut difficile de la matérialiser dans cette zone de forêt. N’étant pas fondée sur des limites naturelles, elle devint inévitablement l’objet de controverses jusqu’à la convention de 1908 qui fit suite aux conclusions de la mission Moll. Vers 1890, les Français déployèrent une intense activité à partir de la Sangha en direction du Tchad, dans le but d’opérer la jonction avec leurs colonies d’Afrique de l’Ouest et du Nord. Dans ce projet, la rivière Sangha se révélait le seul axe de pénétration vers ces régions. Mais, on n’en avait qu’une connaissance incertaine comme le montre ces propos de 112

Marcel Soret, op.cit., p. 143.

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Dolisie extraits de sa lettre adressée à Charles de Chavannes en 1885 : Si la Sangha et l’Oubangui sont deux bras de la même rivière, c’est à Impfondo qu’ils doivent se séparer.113 Dolisie avait, en fait, déjà remonté le cours de la Sangha jusqu’à Bonga à la fin de l’année 1884, sans se douter qu’il s’agissait de cet affluent du Congo. Brazza lui confia par la suite la mission d’explorer la région. Au cours de son voyage, il sanctionnait chaque visite d’un village par un « traité ». Cette méthode le conduisit à signer 9 « traités » du 17 octobre 1884 au 2 janvier 1885 dans la Sangha.114 A cause de la compétition pour l’occupation de l’Oubangui, la Sangha resta peu investie par les explorateurs jusqu’en 1889. Cholet, Fourneau, Mizon l’atteignirent les uns après les autres et implantèrent des postes lors de leur passage. En 1891, Gaillard fonda le poste de Ouesso au confluent de la Ngoko et de la Sangha. Ces résultats obtenus par les explorateurs français attisèrent l’inquiétude des Allemands qui, frustrés par leurs échecs, tentaient de justifier la violation des limites prévues par la convention de 1885. La tension qui résulta de cette situation ne connut un apaisement qu’avec le protocole franco-allemand du 15 mars 1894. Toutefois, les relations entre ces deux puissances coloniales restèrent longtemps marquées par des incidents.

113

Robert Arnaut, 1989, Sur les traces de Stanley et Brazza, Paris, Mercure de France, p. 523. 114 Catherine Coquery-Vidrovitch, 1969, Brazza et la prise de possession du Congo 1883-1885, Paris, Mouton et Cie, p. 131.

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II – Les débuts de l’occupation administrative du Congo Depuis la fondation de Brazzaville en 1884 jusqu’au début du XXe siècle, le Congo était encore mal connu, terra incognita. Des postes avaient souvent été créés à des points stratégiques, les confluents des cours d’eau généralement, mais la pénétration du pays profond fut lente, parcellaire voire lâche, tant la pénurie de personnel et l’indigence du budget contrariaient la possibilité d’une occupation rapide et effective. A partir de 1900, la majorité des compagnies concessionnaires s’établirent dans l’ensemble de la colonie française. On peut considérer que leur installation marqua la réalité de la prise de possession par la France, puisqu’elles pouvaient exploiter à leur guise les ressources naturelles et soumettre les habitants à leur loi. Toutefois, il restait encore à résoudre les contentieux frontaliers à certains endroits. Ce fut le cas des incidents entre la société de colonisation allemande, « Sud-Kamerun » et la compagnie concessionnaire française « Ngoko-Sangha » qui, dès 1900, remirent en cause le consensus de bon voisinage que les puissances coloniales essayaient d’observer depuis la Conférence de Berlin. Ces compagnies, voulant chacune tirer profit de la position de leurs concessions délimitées de façon imprécise, sur la base d’une carte, se livraient fréquemment à des incursions dans le territoire voisin. Cet aspect permet de soulever le problème du partage des territoires coloniaux. Les agents de Stanley comme ceux de la « Mission de l’Ouest africain » se répartissaient des terres au mépris du droit foncier coutumier. Les compagnies concessionnaires se virent attribuer des domaines délimités à partir d’une carte ; bien souvent il s’était agi de garantir le droit du premier occupant par la présence d’un pavillon ou d’une simple case.

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Les rivalités impérialistes entre l’Allemagne et la France ne furent apaisées que par le compromis trouvé à travers l’accord franco-allemand du 4 novembre 1911 signé à Berlin. En application de ce texte, l’Afrique Equatoriale Française fut amputée de 259 000 km2 (vallées de la Ngoko, de la Sangha et de la Lobaye) au profit du Cameroun, qui eut désormais la possibilité de contact avec la rive droite du Congo et de l’Oubangui, à travers un territoire en forme de « bec de canard » (non compris le poste de Ouesso qui resta français). L’article 3 de cette convention prévoyait la mise en place d’une commission technique mixte pour déterminer le tracé de la frontière et procéder aux travaux de bornage. La réunion de cette commission à Berne donna lieu à la convention du 19 juillet 1912. C’est lors de la Première Guerre mondiale que la France récupérer le territoire cédé. Dans les premières années du XXe, près de 19 % seulement du Congo était réellement administrés.115 La majeure partie du sud du Congo était bien « en mains » de l’autorité coloniale. Dans la région des Plateaux dits batéké, l’occupation coloniale demeurait lâche et dans le reste du pays, seuls les postes étaient occupés et tenus effectivement. Bien souvent, ces postes naissaient et disparaissaient au gré des besoins. Par conséquent, le colonisateur avait surtout au début du siècle une connaissance insuffisante de la colonie. Après la conférence de Berlin qui avait consacré les droits de la France face aux prétentions de l’État Indépendant du Congo à propos du Kouilou-Niari, du bassin du Congo particulièrement, le gouvernement français avait senti la nécessité d’asseoir une occupation administrative, d’autant plus que les réactions larvées ou violentes des populations autochtones étaient de nature à mettre en péril l’œuvre accomplie. A la prise de 115

Marcel Soret, p.158.

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possession territoriale devait succéder donc une structuration de la nouvelle colonie. Pour cela, on fit appel à Brazza, « l’éminent explorateur » qui en était le fondateur. Il avait déjà été nommé Commissaire Général du Gouvernement pour l’Ouest africain en 1883. Rappelé en France deux ans après, il dut quitter l’Afrique. Le décret du 27 avril 1886 l’éleva, cette fois-ci, à la fonction de Commissaire Général du Gouvernement dans le Congo français. Une mission précise lui était confiée : Votre principale tâche sera d’établir des relations commerciales suivies entre le Congo et le littoral. (…). Le Gouvernement et la France espèrent beaucoup de vous. Il vous appartient d’ouvrir définitivement aux progrès et à la civilisation ces vastes contrées, dont vous avez été le conquérant pacifique. Pour cette œuvre grandiose dont nul n’était mieux préparé que vous à supporter sans crainte toutes les responsabilités, le Gouvernement, a, sans hésitation, concentré entre vos mains tous les pouvoirs.116 Ce programme de colonisation interpellait son savoir-faire, son dévouement à mettre au service de la France. La colonie était neuve, tout y était à construire : routes, écoles, hôpitaux, etc. Le gouvernement promettait de mettre à sa disposition les crédits nécessaires et de plus, il avait « tous les pouvoirs ». En réalité, Brazza n’eut pas beaucoup de marge de manœuvre, en raison de la divergence dans la vision et les modalités d’action que lui et le ministère avaient de l’œuvre 116

Instructions du Sous-secrétaire d’Etat au Commissaire Général du Gouvernement dans le Congo français. Lettre d’Amédée de la Porte, Sous secrétaire d’Etat aux colonies à Brazza, Papiers Brazza, 16 PA, IV, 4.

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de colonisation. Incompréhension, isolement, indigence du budget influèrent négativement sur son action. En tout état de cause, dans la gestion administrative, la colonie du Congo français, c’était d’abord le Gabon. Toute la côte, y compris la partie du royaume de Loango, dépendait de Libreville jusqu’en 1888. C’est au début du XXe que le Moyen-Congo commença à s’imposer, à la faveur de l’organisation administrative. Une série de textes modifièrent progressivement le statut de la colonie. Le décret du 27 avril 1886 détacha la colonie du Congo des « Etablissements du Golfe de Guinée ». Celui du 27 juin de la même année réunit le Gabon et le Congo et les plaça sous l’autorité du Commissaire général, Brazza, installé à Libreville. On avait adjoint au Commissaire général un Lieutenant-Gouverneur chargé de gérer le Gabon. Le décret du 30 avril 1891 peut être considéré comme fondamental parce que l’ensemble des territoires français de l’Afrique centrale prit la dénomination de « Congo français et dépendances ». Mais l’organisation administrative se précisa surtout avec le décret du 29 décembre 1903. Ce texte conféra une autonomie financière au Gabon et au Congo et renforça par conséquent l’identité de cette dernière colonie. Bien que Libreville fût la capitale du Congo français, la construction du poste colonial en face de Léopoldville favorisa l’arrivée des Européens à Brazzaville. Point de transit, le poste colonial français de la rive droite du Stanley-Pool devint bientôt l’agglomération la plus importante du Congo, notamment avec l’afflux des ruraux. Aussi l’administration coloniale n’hésita-t-elle pas à l’élever au rang de chef-lieu. Le 1er juillet 1904, cette ville où résidait le Commissaire général depuis 1903, était choisie comme capitale du Congo français, au détriment de Libreville. La nouvelle capitale, par son situation géographique, constituait un relais entre l’océan Atlantique et l’Oubangui. Après la fusion de l’Oubangui avec le Tchad et la répartition - 161 -

du Congo en trois colonies, suite au décret du 11 février 1906, le Commissariat général fut transformé en Gouvernement général le 20 janvier 1908. Deux ans plus tard, par le décret du 15 janvier 1910, l’appellation Congo français était remplacée par celle d’Afrique Equatoriale Française (AEF). Le MoyenCongo abritait désormais la capitale fédérale où allaient être installés les directions des services administratifs civils et militaires, sanitaires, culturels ainsi que les sièges des compagnies commerciales. Le principe de base défini par le gouvernement français pour l’occupation coloniale étant que « la colonie devait se suffire à elle-même », la question de la mise en valeur du Moyen-Congo allait saper les fondements des économies précoloniales. Pour atteindre cet objectif, il fallait régler surtout le problème des infrastructures. Brazza, à l’issue de son deuxième voyage qui l’avait amené au Pool, avait perçu la nécessité de relier la rive droite du Congo à l’océan Atlantique par la vallée du Kouilou-Niari. C’est d’ailleurs pour avoir un débouché sur la mer que la France avait échangé le KouilouNiari contre la rive gauche du fleuve Congo. Revenu comme Commissaire Général, Brazza confia à l’ingénieur Léon Jacob la première étude de faisabilité d’un chemin de fer. En attendant sa réalisation, l’administration réglementa le portage sur la « piste des caravanes » (Loango-Brazzaville) pour assurer le passage rapide du matériel et du ravitaillement nécessaires aux expéditions civiles et militaires. A l’époque des grandes missions de pénétration de l’Afrique centrale et d’implantation coloniale (1894, 1895, 1896), on pouvait compter dans l’année plusieurs centaines de caravanes d’hommes transportant sur la tête des charges d’une trentaine de kilos. Quand le transport des marchandises s’effectuait sur une courte distance (jusqu’à Loudima par exemple), on ne formait que de petites caravanes de 20 à 30 hommes. La - 162 -

totalité du trajet, c’est-à-dire jusqu’à Brazzaville, exigeait des caravanes de 80 à 90 hommes. Le voyage pouvant durer deux mois, les candidats étaient moins nombreux pour ce trajet. Selon des indications de Dybowski en 1891, 7000 porteurs circulaient annuellement sur cette piste. 117 Les salaires étaient payés en bouteilles de rhum, cortades (étoffes), poudre de traite. S’ajoutait à ces produits parfois un pécule. Cette activité fit de Loango, le centre fournisseur des porteurs. Il convient de relever l’impact de cette activité sur la société loango. Avec des salaires dérisoires payés en alcool et autres produits de facture européenne, on ne pouvait attendre de ces travailleurs une contribution efficace au développement de leur société. Que pouvaient-ils investir ? En outre, ils étaient exposés aux maladies par la nature même du travail sollicitant de l’organisme humain un effort physique important. Il est bien connu que le portage fut le principal vecteur de l’épidémie de la maladie du sommeil qui toucha sévèrement d’abord le Niari en 1898. C’est de la côte que partit aussi l’épidémie de syphilis qui sévit au Congo sévèrement parmi les membres de la mission Marchand en 1896. CONCLUSION Le Congo français dont est issu le Moyen-Congo, puis la République du Congo, est le résultat de la compétition coloniale née des appétits territoriaux de Léopold II, roi des Belges, de la France, de l’Allemagne et du Portugal principalement, entérinés par la Conférence de Berlin de 1885. La mainmise de la France sur cette partie de l’Afrique centrale inaugura quatre-vingt ans de domination coloniale, c’est-à-dire d’exploitation, de spoliation, de bouleversements des 117

Cité par Pierre Vennetier, 1968, Pointe-Noire et la façade maritime du Congo-Brazzaville, Paris, Edition de l'ORSTOM, p. 95.

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fondements des sociétés. Les populations autochtones ont fait les frais du partage arbitraire réalisé par l’impérialisme colonial. Elles se sont retrouvées réparties, au mépris de leur appartenance lignagère ou ethnique, dans des territoires constitués sur la base des seuls intérêts du colonisateur. En « concluant » des « traités », avec les « explorateurs », les chefs locaux qui ont engagé leur pays dans un système dont ils n’avaient pas les moyens d’en contrôler la profondeur et le rythme d’évolution. Eux-mêmes ne durent leur survie qu’en devenant un rouage de la chefferie administrative. Mais dans la plupart des cas, ils furent évincés, non sans avoir subi des humiliations comme ce fut le cas du Ma-Loango Moe Poaty II condamné à dix huit mois de prison et cinq ans d’interdiction de séjour dans son royaume par la justice coloniale. Le successeur de l’onkoo Iloo1er accusé de forfaiture par les autorités administratives fut déporté de Mbé à Brazzaville où il mourut d’inanition. Suite à une organisation administrative qui eut d’ailleurs du mal à se préciser, la « station scientifique et hospitalière » que Brazza choisit d’implanter sur la rive droite du Congo peutêtre considéré comme point de départ de cette vaste colonie française qui deviendra en 1910 l’Afrique Equatoriale Française.

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CHAPITRE 6

LA DOMINATION COLONIALE (1886-1960) : SYSTEMES POLITICO-ADMINISTRATIF ET JUDICIAIRE par Antoine Marie AÏSSI INTRODUCTION Les limites temporelles 1886 En 1886, Pierre Savorgnan de Brazza est nommé Commissaire Général du Gouvernement Français dans l’Ouest Africain. L’année 1886 marque donc le point de départ de la prise en main administrative du Congo par la France, après les premières explorations et la signature des premiers traités inégaux. Pour la justice de droit français, qui ne fait pas l’objet de notre étude, l’année 1897 marque le point de départ de l’autonomie judiciaire des colonies françaises d’Afrique Centrale : avec le décret du 28 septembre 1897 elles ne sont plus soumises à la législation commerciale et pénale du Sénégal. (Cour d’Appel et Cour d’Assises de Saint Louis). S’agissant de la justice indigène ou justice coloniale appliquée aux indigènes, la date de 1886, celle de la nomination du premier Commissaire Général, en la personne de Pierre Savorgnan de Brazza, est plus significative. 1960 Le 15 août 1960, la République du Congo accède à l’indépendance et est admise aux Nations Unies le 20 septembre - 165 -

de la même année, avec pour premier Chef d’État l’Abbé Fulbert Youlou. Le système politico-administratif : définition Pourquoi pas système politique d’une part et système administratif d’autre part ? Parce que du fait de l’indigénat et de la domination en vigueur dans la colonie, il n’y a aucune séparation des pouvoirs. Ainsi, pendant qu’en Métropole s’enracine la démocratie avec l’avènement de la IIIe République en 1871, c’est le despotisme légué par le Consulat qui triomphe avec l’instauration de l’indigénat. L’on ne saurait comprendre les ressorts de l’évolution politico-administrative au Congo et dans les autres colonies d’Afrique noire, si l’on ne saisissait pas bien l’essence de l’indigénat qui fait des Congolais, non des citoyens, mais des sujets français, sans droits civiques. Ce chapitre qui traite de la domination coloniale, entendu l’ordre colonial, comporte deux sections. La première section porte sur le système politico-administratif : les structures et leur évolution, de l’indigénat triomphant à la naissance de la vie citoyenne et à l’accession à la souveraineté nationale. La deuxième section traite du système judiciaire. La justice coloniale est une justice bicéphale constituée de deux têtes distinctes : justice indigène et code de l’indigénat. Les aspects économiques, éducatifs, culturels ou religieux de la domination ne sont pas pris en compte dans ce chapitre qui se penche sur un vaste domaine, celui du système coercitif et répressif qui permet l’ordre colonial et le garantit. Il s’agit des institutions politico-administratives et des institutions judiciaires.

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I – Le système politico-administratif Il faut évoquer rapidement la situation politique ou institutionnelle française lors de la colonisation, pour mieux comprendre la signification de l’indigénat qui va être instauré dans les colonies. 1. La République française, la démocratie et l’indigénat La République française eut un parcours démocratique difficile de la Ière République (1791) à la IIIe République (1871). La démocratie fut confisquée par le Consulat (17991804), l’Empire (1804-1815), la Restauration (1815-1830), la Monarchie de Juillet (1830-1848), le Second Empire (18521870). Seule ouverture démocratique pendant cette longue période de 60 ans soit plus d’un demi-siècle, l’avènement de la IIème République en 1848. Cette deuxième expérience démocratique française fut malheureusement stoppée en 1852 par Napoléon III et le Second Empire. On peut donc dire que, mise à part la parenthèse de Vichy, depuis l’avènement de la IIIème République en 1871 jusqu’à nos jours, la démocratie règle au quotidien la vie des institutions et des citoyens français. Alors comment comprendre que ce régime bien enraciné en France n’ait pas été étendu aux colonies ? Pourquoi aux colonies, l’indigénat a-t-il été substitué aux libertés, aux droits des peuples, aux droits du citoyen ? Pourquoi les Congolais n’ont-ils pas accédé dès les débuts de la colonisation au statut de citoyen français, mais ont été plutôt gratifiés du titre de sujets français dans le cadre de l’indigénat ? La réponse à cette question se trouve dans l’essence de la colonisation qui, en tant que système surimposé, doit nécessairement contraindre et opprimer pour exister et pour survivre. Quel système politique, administratif, juridique, économique, culturel pour mieux asseoir la domination ? C’est celui de - 167 -

l’indigénat. La définition du terme « indigène » constitue déjà un pas vers la compréhension du concept d’indigénat. Qu’est-ce qu’un indigène ? Il y a la définition universelle qui concerne donc tous les individus, à quelque continent qu’ils appartiennent ; et la définition coloniale plus restreinte. L’indigène, d’après le dictionnaire Larousse, « c’est celui qui est né dans le pays qu’il habite ; synonyme : aborigène, autochtone. » Mais dans le contexte colonial, indigène devient très vite synonyme de sauvage, d’attardé, de non-civilisé. L’indigène fait partie de l’univers ténébreux de ceux que l’on désigne sous l’appellation de races inférieures, ceux envers qui les races supérieures ont une mission sacrée de civilisation. Jules Ferry ancien ministre de l’Instruction civique et Président du Conseil, le plus grand théoricien de la colonisation française moderne, des XIXe et XXe siècles, ne s’exprimait-il pas à la Chambre des députés le 28 juillet 1885 en ces termes ! Je répète qu’il y a pour les races supérieures un droit, parce qu’il y a un devoir pour elles. Elles ont le devoir de civiliser les races inférieures…118

118

Journal Officiel. Débats parlementaires : séance de la Chambre des députés du 28 juillet 1885. Jules Ferry, ministre de l’Instruction publique (1879-1883), Président du Conseil (1880-1881), (18831885), a été renversé le 30 mars 1885. Sa politique coloniale (la conquête du Tonkin) provoqua sa chute. Il remonta à la tribune quatre mois après sa chute, le 28 juillet 1885, pour légitimer l’expansion coloniale.

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C’est ce que le romancier anglais Edward Kipling a, de sa part, appelé le « fardeau de l’homme blanc ». Mais qu’est-ce donc que l’indigénat ? L’indigénat privait les indigènes, sujet français, de la personnalité politique, de tout droit civique, et permettait ainsi la pratique du travail forcé et de l’oppression coloniale. L’indigénat recouvre l’univers sociétal global des indigènes : vie politique et juridique (négation des droits du citoyen), vie économique, vie éducative, vie socioculturelle. La société coloniale constitue en effet un univers dualiste où les autochtones (les Noirs) et les maîtres (les Blancs) sont face à face. Au Congo Français, en AEF, l’indigénisme se retrouve dans le régime du travail (textes et praxis), l’impôt de capitation, le travail forcé ou travail public obligatoire, les prestations, le laissez passer administratif, la carte d’identité, etc. Sans la politique de l’indigénat, véritable pilier de la domination coloniale, l’instauration du mode d’exploitation capitaliste colonial basé sur le pillage des ressources primaires du sol et du sous-sol congolais n’aurait pas été possible. 2. Centralisation de l’administration : despotisme et administration directe L’État colonial poursuivant, comme chacun le sait, la domination et l’assimilation intégrale, c'est-à-dire le déracinement culturel de ses sujets, il fut mis en place une administration directe, aux mains des administrateurs blancs. Un système dans lequel les anciens maîtres du pays devenaient de simples rouages, des auxiliaires indigènes au sein de l’administration coloniale. C’est ce que l’on nomma la chefferie administrative (par opposition à la chefferie traditionnelle). - 169 -

Le despotisme de l’État colonial est perceptible à tous les niveaux : despotisme ministériel, despotisme des gouverneurs et des administrateurs, voire même des auxiliaires.  Le despotisme ministériel Le Senatus consulte du 3 mai 1854 fixa le régime législatif des colonies nouvelles jusqu’à la constitution de 1946. Sauf disposition expresse, les lois votées au Parlement ne sont pas applicables aux colonies. L’Empereur, puis le Ministre de la Marine et, enfin, le Ministre des Colonies légifèrent par décret.  Le despotisme du Commissaire Général, puis du Gouverneur Général A la tête du groupe des colonies, le Commissaire Général puis le Gouverneur Général (décret du 26 janvier 1908) est le grand chef de l’administration locale. Véritable proconsul, ses décisions sont sans appel. Il dispose de la force armée, il est ordonnateur du budget et est assisté d’un Conseil de Gouvernement.  Le despotisme des Lieutenants-Gouverneurs A la tête de chacune des Colonies du groupe, le LieutenantGouverneur prend les décisions urgentes et organise les expéditions punitives. Il pouvait aussi prononcer en Conseil d’Administration des peines de l’internement jusqu’à 10 ans, du séquestre et de l’amende collective. 3. Le despotisme des chefs de Circonscriptions et de Subdivisions Administrateurs omni compétents, ils perçoivent l’impôt, font la police, rendent la Justice, gèrent les prisons, dirigent tous les services publics. La loi de finance du 13 avril 1900 donne l’autonomie financière aux territoires du Congo Français. L’option prise - 170 -

d’une colonisation au moindre coût a pour corollaire la pénurie constante du personnel administratif. Pour assurer une meilleure main mise administrative, des auxiliaires sont nécessaires.  Les auxiliaires Les auxiliaires sont : les gardes régionaux, les interprètes, les écrivains, les agents de renseignements, les commissaires, les chefs indigènes dans les rouages de la chefferie administrative. Les attributions des Chefs de Terre et de Tribu sont : - Attributions administratives : prestations, entretien des sentiers, juges conciliateurs ; - Attributions économiques : ils sont chargés du développement des cultures et de l’élevage, de l’organisation des marchés ; - Attributions financières : la rentrée de l’impôt est l’une de leurs tâches primordiales ; - Attributions de police : rechercher les délinquants; dénoncer les récalcitrants. Ces attributions financières et de police étaient des plus ingrates et ces multiples charges, sans contre partie raisonnable ! Ces Chefs sont issus des anciennes structures, ou sont tout simplement des miliciens et boys promus par l’administration coloniale. Le Gouverneur Général, Martial Merlin dans une circulaire du 1er août 1909 écrit : Tous les chefs doivent être des collaborateurs subordonnés et non des potentats en tutelle. Les Chefs n’ont aucun pouvoir propre, il n’y aura pas deux autorités dans le cercle, l’autorité française et l’autorité indigène; il n’y en aura qu’une. Seul le Commandant de Cercle commande ; seul il est - 171 -

responsable. Le Chef indigène n’est qu’un instrument, un auxiliaire. ... Ces raisons (du recours à la chefferie) ne s’inspirent pas de l’intérêt des chefs; ceux-ci ne sont pas d ‘anciens souverains dont nous voulons ménager les trônes ; les trônes, ou bien n’existaient pas ou bien ont été renversés par nous et ne seront pas relevés119. L’Inspecteur des colonies Maret affirme en 1930 : Il (le chef) n’est pas le continuateur de l’ancien roitelet indigène…. Même lorsqu’il y a identité de personne, il n’y a plus rien de commun avec l’état de choses ancien, et le nouveau chef de Canton, futil descendant du roi avec lequel nous avons traité, ne détient aucun pouvoir propre. Nommé par nous, après un choix discrétionnaire, il est et il est seulement notre auxiliaire…. Il s’agit d’un échelon de commandement que nous avons créé et que nous imposons ; non d’une institution coutumière maintenue par nous120. Les chefs de Tribu, de Canton, de Terre, de Village ne sont donc plus qu’un rouage de l’Administration. Ils représentent à leur échelle le despotisme administratif. Mais pauvres despotes ! L’oppression du système politico-administratif est précisée et aggravée par l’oppression judiciaire que nous examinerons dans la deuxième partie de ce chapitre.

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Van Vollenhoven, cité par Jean Suret-Canale, 1964, Afrique Noire. L’Ere coloniale 1940-1945, Paris, Ed. Sociales, p. 110. 120 Rapport du 5 déc. 1930.

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4. Vers la fin de l’indigénat et l’émergence citoyenne Cette dernière subdivision de la première partie consacrée à l’étude du système politico-administratif nous invite à suivre et à comprendre l’évolution politico-administrative au Congo de la Conférence de Brazzaville à l’Indépendance, en passant par l’Union Française sous la IVe République, la Loi Cadre, la Communauté Franco-Africaine sous la Ve République. 

La Conférence de Brazzaville et le refus d’autonomie

Quels sont les ressorts de la Conférence de Brazzaville ? Les indigènes, tirailleurs noirs qui avaient secouru la mère patrie envahie par les troupes nazies, étaient de plus en plus gagnés aux idées généreuses de liberté, de démocratie et de révolution. Par ailleurs, la conjoncture internationale avec l’émergence des États-Unis et de l’Union Soviétique anticolonialistes (pour des raisons différentes)121, éclipsait l’Europe coloniale. Il fallait nécessairement réformer. La Conférence Africaine de Brazzaville, tenue du 30 janvier au 8 février 1944 ne réunit que des gouverneurs généraux et des gouverneurs d’Afrique noire et de Madagascar. Elle fut présidée par le Commissaire aux Colonies du Comité français de libération nationale René Pleven.

121

Lire : Henri Grimal, 1965, La Décolonisation 1919-1963, Paris, Armand Colin, Collection U, p.143-156. L’U.R.S.S., Etat socialiste, s’est constamment réclamée de la politique anticolonialiste conforme aux principes du marxisme-léninisme. Pendant et après le deuxième conflit mondial, l’anticolonialisme passa pour être une des idéesforces de la politique des Etats-Unis avec le Président F.D. Roosevelt notamment. En réalité, aux Etats-Unis comme ailleurs, existaient sur la question coloniale, des courants de pensée très différents, inspirés par des idéologies et des intérêts très divers.

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De caractère administratif et non représentatif, cette Conférence qui n’avait pas de réel pouvoir de décision et qui n’avait pas été convoquée pour décoloniser, se limita à émettre des recommandations. Elle mit l’accent sur la seule voie d’évolution possible pour les populations africaines, l’intégration dans la Communauté française122. Elle arrêta toutefois que les colonies seraient représentées à l’Assemblée Constituante de la IVe République. L’assimilation intégrale Il y a donc lieu de retenir ici qu’à la base de la Conférence de Brazzaville, malgré l’éveil politique interne et la pression des forces extérieures, la puissance coloniale maintint le cap de l’assimilation politique et culturelle intégrale. Toute évolution autonome des colonies est exclue. Ainsi le problème constitutionnel fut explicitement écarté dans le texte final où l’on peut lire, noir sur blanc : Les fins de l’œuvre de colonisation accomplie par la France dans les colonies, écartent toute idée d’autonomie, toute possibilité d’évolution hors du bloc français de l’Empire ; la constitution éventuelle même lointaine, de self-government dans les colonies est à écarter123. Les conclusions de cette Conférence semblent en retrait de la vision assimilationniste de Félix Eboué qui met l’accent, dans sa célèbre circulaire de 1941, La nouvelle politique indigène de l’AEF, sur la nécessité de considérer les institutions et la culture africaines. 122 123

Lire : Laurent Gbagbo, 1978, Réflexions sur la Conférence de Brazzaville, Yaoundé, Editions Clé. Henri Grimal, 1965, op. cit, p.170.

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La colonisation n’a pas pour finalité l’assimilation intégrale des peuples colonisés, mais la véritable association. La Nouvelle Politique Indigène vise le développement intégral de l’indigène : économique, social, politique, culturel ; une évolution de l’intérieur, c'est-à-dire l’évolution de l’individu dans le respect de son cadre traditionnel, de sa culture ; la promotion des chefs et des structures traditionnelles indigènes. D’où sa politique des notables évolués. Une nouvelle Constitution s’imposait au sortir de la guerre ; ce fut la Constitution de l’Union-Française ou de la IVe République. 

L’Union-Française et la suppression de l’indigénat

De la première Constituante à l’Assemblée de l’UnionFrançaise Prélude à l’Union-Française, les originaires de l’AEF et de l’AOF se rendent pour la toute première fois aux urnes, pour élire leurs représentants à la Constituante. Jean FélixTchicaya124 est élu le 21 novembre 1945 député PPC (Parti Progressiste Congolais) de la Circonscription du Moyen-CongoGabon, 2ème collège (Section des autochtones). Réélu le 2 juillet 1946 à la 2ème Assemblée Constituante. Elu le 10 novembre 1946 au scrutin uninominal à un tour, député du seul MoyenCongo à l’Assemblée Nationale, alors que Jean Malonga et Emmanuel Dadet étaient respectivement élus au Conseil de la République et à l’Assemblée de l’Union-Française125. 124

Lire : Ghislain-Florian Mouloungui, année académique 2001-2002, Jean Félix Tchicaya premier parlementaire congolais : vie et œuvre (1903-1961), Mémoire de Maîtrise d’Histoire, Université Marien Ngouabi, Brazzaville (ronéo). 125 Sur la représentation parlementaire de l’Afrique Equatoriale Française aux Assemblées Métropolitaines et aux Assemblées Locales (Grand Conseil et Conseils Représentatifs), lire : Gouvernement Général de

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Pour une meilleure compréhension, rappelons que l’UnionFrançaise a mis en place les Assemblées Locales (Grand Conseil et Assemblée Représentative ou Conseil Représentatif) et des Assemblées Métropolitaines (Assemblée Nationale, Conseil de la République, Assemblée de l’Union-Française où les Africains sont représentés). La loi Lamine-Gueye du 7 mai 1946 reconnaissant le droit de citoyenneté française (de l’Union-Française) à tous les ressortissants des Territoires d’Outre-mer, une réforme de la Justice indigène devenait indispensable. Le décret du 30 avril 1946 supprima la Justice indigène en matière pénale dans toute l’Afrique noire- française, ainsi que le décret du 17 juillet 1944 qui avait institué un Code pénal indigène. En octobre 1946 était créée l’Union-Française. C’est alors que naquit sous la direction de Houphouët-Boigny, leader d’un syndicat de planteurs et rapporteur de la loi sur la suppression du travail forcé, votée le 5 avril 1946, un mouvement qui devait être, pendant dix ans, le plus grand organisme politique du continent : le RDA (Rassemblement Démocratique Africain)126. Jean Félix-Tchicaya, leader du Parti Progressiste Congolais (PPC), était le Vice-président du RDA, et à la fois Chef de la section RDA-Congo jusqu’en 1956, avant d’être supplanté par l’Abbé Fulbert Youlou, parrainé par Stéphane Tchichelle. Le Congrès de Bamako avait fixé le siège du Mouvement RDA à Abidjan, en Côte d’Ivoire. l’AEF, 1951, Annuaire de la Fédération des Territoires de l’Afrique Equatoriale Française, p.40-45. 126 Le 18 septembre 1946, au moment de la contre offensive réactionnaire de la deuxième Assemblée Constituante, fut lancé, sous la houlette de Félix Houphouët-Boigny, le manifeste historique qui convoqua le Congrès Constitutif du Rassemblement Démocratique Africain (RDA) qui se tint à Bamako le 18 octobre de la même année.

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Les limites de l’Union-Française Le système du double collège127 ajouté au nombre très limité des représentants des Territoires d’Outre-mer au Parlement français et au suffrage non universel (car réservé à quelques évolués), ne permirent pas l’africanisation des cadres bien que la loi dite Lamine-Gueye du 7 mai 1946 conféra avec beaucoup d’optimisme la citoyenneté à tous les ressortissants des Territoires d’Outre-mer. Aucun gouverneur ou haut fonctionnaire noir ne fut nommé. Et l’Assemblée de l’Union-Française se révéla comme une chambre consultative sans écho. Cependant la pression devenait plus pressante tant de l’intérieur que de l’extérieur. Cela conduisit à la Loi cadre. 

La Loi Cadre ou l’émergence constitutionnelle

La Loi Cadre et les contradictions de l’Union-Française Cette loi est née : -des contradictions de la Constitution de 1946 qui faisait des anciens sujets des citoyens français, sans que ceux-ci aient pu participer à la gestion directe de leurs propres affaires ; - de l’essor du mouvement de libération nationale : cf la création de la WASU (West African Students Union) ; -de la création de la FEANF (Fédération des Etudiants d’Afrique Noire en France ) en 1952 ; -de l’action des syndicats ; -des exemples de Dien Bien Phu en 1954 et de la résistance du peuple algérien. La loi n° 56/619 du 23 juin 1956, Loi cadre ou Gaston Deferre, avait accouché d’un nombre important de textes 127

Le système du double collège (1er collège : les Blancs de la colonie et 2ème collège : les Noirs) défavorisait d’autant plus les Indigènes que le suffrage universel ne fera son apparition qu’en 1956 avec la Loi cadre.

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organisant fondamentalement les Territoires relevant de la France d’Outre-mer : déconcentration administrative et transfert d’attributions des Services Centraux du Ministère de la France d’Outre-mer, composition et attributions du Conseil de Gouvernement. C’est ce que l’on a appelé l’africanisation des cadres. La Loi cadre n’est pas l’autonomie, encore moins l’indépendance. Mais elle institua une profonde réforme non seulement administrative mais aussi constitutionnelle. La principale disposition en ce sens était l’introduction en Afrique Noire du suffrage universel. La réforme dans son ensemble modifiait la répartition des compétences entre l’État Français, la Fédération de l’AEF et le Territoire du Moyen-Congo. Le triomphe du collège unique et du suffrage universel La Loi cadre généralisa le suffrage universel, instaura le collège unique (suppression des sièges réservés aux Européens), élargit la compétence des Assemblées locales et créa des Conseils de Gouvernement dont les attributions étaient étroitement subordonnées à celle du HautCommissaire représentant du pouvoir central français. Malheureusement, dans le même temps, la loi cadre démantelait les Fédération de l’AEF. Jacques Opangault128, fondateur du Mouvement Socialiste Africain (MSA), Vice-président du Conseil de Gouvernement, 128

Jacques Opangault, greffier de son état, leader de la SFIO devenue MSA en janvier 1957, adversaire de Jean Félix Tchicaya de 1945 à 1956. Puis allié de celui-ci à partir de l’irruption de l’Abbé Fulbert Youlou et l’UDDIA sur la scène politique. Sur Jacques Opangault (1907-1978), l’homme et son œuvre, lire : Théophile Obenga, 1987, Discours et Ecrits politiques de Jacques Opangault, Précédés d’une notice biographique et politique, Paris, Présence Africaine.

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a dirigé le premier Gouvernement congolais mis en place le 6 juin 1957, après sa victoire sur l’Abbé Fulbert Youlou, leader de l’Union Démocratique pour la Défense des Intérêts Africains (UDDIA) aux élections des Conseillers (Députés) territoriaux.  La Communauté Franco-Africaine et la Constitution de la Ve République La République confisquée Au lendemain de la crise politique et constitutionnelle française qui a suivi les événements du 13 mai 1958, survenus en Algérie, le gouvernement du général de Gaulle prépare, pendant l’été de l’année 1958, un projet de constitution, en application de la loi constitutionnelle du 3 juin 1958. Au sujet des territoires d’Afrique Noire, l’affrontement entre les partisans d’une fédération fortement centralisée autour de l’État français, et les partisans d’une confédération, qui laissait à ses membres une large indépendance, fut tel que le comité consultatif constitutionnel retint le terme de Communauté, ambigu mais commode. Le projet de constitution fut présenté par le Général de Gaulle lui-même, à Brazzaville, au cours de son périple africain. Il prononça à Brazzaville, le 26 août 1958, un discours au cours duquel il proposa la constitution d’une Communauté entre la France et ses Territoires d’Outre-mer, en reconnaissant le droit du Territoire devenu membre de la Communauté d’accéder à tout moment à l’indépendance, après décision de son Assemblée confirmée par référendum. La population du Congo se prononça massivement en faveur du projet de constitution lors du référendum du 28 septembre 1958 (99,15%). La constitution française du 4 octobre 1958 a doté la Communauté, comme jadis l’Union Française, de certains organes propres avec des compétences définies. - 179 -

Le Président de la République Française était constitutionnellement, le Président de la Communauté. Les compétences communes étaient importantes : la politique étrangère, la défense, la monnaie, la politique économique et financière, la politique des matières premières stratégiques, le contrôle de la justice, l’enseignement supérieur, les transports extérieurs, les télécommunications. En fait, les compétences de la Communauté n’étant remises à aucun organe commun, la République Française continua à diriger les affaires communes par l’intermédiaire du Président de la Communauté et des Ministres français qui en étaient chargés. Aussi la Communauté ne créait-elle pas un système fédéral orthodoxe. Mais ce quasi-fédéralisme était marqué par deux caractères fondamentaux : il n’y avait pas d’État fédéral mais l’un des associés, la France, en tenait lieu en conservant le monopole des affaires communes. Dans une fédération classique, chaque État, en dehors des prérogatives qui reviennent au pouvoir central, a la gestion réelle de ses affaires. Proclamation de la République du Congo En vertu des pouvoirs donnés à l’Assemblée Territoriale par l’article 76 de la Constitution française son Président Christian Jayle, proclame, le vendredi 28 novembre 1958 à 11h 30mn, après le vote unanime des 44 députés, que le Territoire du Moyen-Congo manifeste sa volonté de devenir un État membre de la Communauté. Cet État autonome prend le nom de République du Congo129.

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Cf. le Journal Officiel de la République du Congo, 1ère année - n°1 du mercredi 3 décembre 1958.

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La République proclamée au Congo le 28 novembre 1958 dans le cadre de la Constitution de la Ve République et de la Communauté Franco-Africaine était devenue un État autonome, donc non indépendant, avec d’importantes attributions politiques, économiques, judiciaires confisquées par la Métropole. L’article 86 envisageait la transformation globale du statut d’un État, à condition qu’elle fût demandée par son Assemblée Législative et confirmée par un vote de la population locale. Ces deux voies, les États africains ne tardèrent pas à les utiliser pour aller vers les indépendances. L’ouverture vers la souveraineté nationale et l’accession à l’indépendance de la République du Congo La Communauté Franco-Africaine avait cependant prévu, même si le cœur n’y était pas, les modalités, soit du rejet au départ de la Communauté (solution choisie par la Guinée de Sékou Touré), soit de sortie de la Communauté pour l’indépendance (cf. article 86 et la loi de révision constitutionnelle du 4 juin 1960). L’Article 78 prévoyait le transfert de compétences communes de la Communauté à l’un de ses membres au moyen d’accords particuliers ; aucune limite n’étant fixée, les États qui en bénéficieraient auraient la faculté de devenir maîtres de leur politique. Le 15 août 1960 l’indépendance de la République du Congo est proclamée à Brazzaville. André Malraux, Ministre de la Culture représente le Général de Gaulle et l’État Français La République du Congo est admise comme État de pleine capacité juridique et comme membre actif à l’Organisation des Nations Unies, le 20 septembre 1960, sous le parrainage de la France et la Tunisie. L’Abbé Fulbert Youlou est le premier Maire élu de la Municipalité de Brazzaville en 1956, le1er Premier Ministre de - 181 -

la République en 1958 et 1er Président de la République du Congo de 1959 à 1963. Abordons à présent la deuxième section de notre chapitre consacrée au système judiciaire. II – La justice coloniale, une justice bicéphale : justice indigène et code de l’indigénat 1. La justice indigène La Justice indigène est une institution mise en place par l’administration coloniale et dont étaient justiciables les populations soumises ; sujets français, tandis que les ressortissants français -citoyens français et assimilés - relevaient des juridictions françaises ou de la justice de droit français.  Hiérarchie des juridictions indigènes Chambre d’Homologation (Chef du Service judiciaire : le Procureur Général). Tribunal de Second degré (Chef de Circonscription au Chef lieu de Circonscription). Tribunal de 1er degré (Chef de Subdivision au Chef lieu de Subdivision). Tribunal de Conciliation (Au niveau de la Chefferie Administrative : Chefs de Tribu, de Terre, de Village).

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Compétences et fonctionnement

Les Tribunaux de Conciliation Créés par le décret du 29 avril 1927, les Tribunaux de Conciliation ont compétence en matière civile ou commerciale et dans le délit occasionnel de peu d’importance (menus larcins). Restrictions : certains cas sont cependant réservés à la compétence du chef de Subdivision. Si le litige est susceptible d’entraîner des répercutions administratives ou politiques. Lorsque l’affaire implique l’examen de preuve écrite ou une vérification de comptes. A défaut de conciliation, le tribunal de premier degré est saisi de l’affaire. Les Tribunaux de 1er degré Les tribunaux de 1er degré ont compétence en matière civile, commerciale et répressive. Ils sont saisis par le Chef de circonscription ou le Chef de subdivision. En matière répressive, fonction la plus importante du Tribunal de 1er degré, le Tribunal connaît à charge d’appel devant le Tribunal du Second degré de tous les faits punissables judiciairement (sauf les infractions expressément réservées au Tribunal du Second degré. Les Tribunaux de Second degré Le rôle essentiel du Tribunal de Second degré est de statuer sur les appels en matière répressive et surtout juger les affaires dont la connaissance directe lui est attribuée. Il connaît de toutes les infractions qualifiées crimes et notamment : - les attentats à la vie humaine et les coups et blessures ou violences de nature à entraîner la mort ;

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- les faits de pillage en bande et à main armée, les rapts, les enlèvements, les séquestrations de personne, les incendies volontaires... ; - les infractions dont les acteurs ou les victimes sont des “fonctionnaires indigènes” ou des “agents de l’autorité”. Sont nommés fonctionnaires indigènes les agents des cadres ci-après : expéditionnaires, comptables, écrivains, interprètes, agents de Poste et Télégraphe, de Douanes, infirmiers coloniaux, gardes régionaux, police, moniteurs de l’Enseignement... Les agents de l’autorité sont : les Chefs de Tribu, de Terre, de Village, assesseurs des tribunaux indigènes. Les jugements des Tribunaux de 1er et de Second degrés peuvent être annulés par la Chambre d’Homologation dans certaines conditions. La Chambre Spéciale d’Homologation La Chambre d’Homologation se compose d’un membre de la Cour d’Appel (Justice Française) et de deux fonctionnaires désignés par le Gouverneur Général. Cette Cour ne peut être assimilée à une Cour d’Appel ; elle présente en effet la particularité importante de n’être pas à la disposition des parties en cause, notamment du condamné. Elle est saisie par le Procureur Général, chef du Service judiciaire, des : - jugements rendus par les Tribunaux de 1er et de 2ème degré quand la peine est égale ou supérieure à deux ans, puis supérieure à trois ans ; - jugements des mêmes tribunaux lorsque, des fonctionnaires ou agents indigènes de l’autorité sont condamnés à des peines supérieures à 500 francs d’amende ; - demandes en réhabilitation.

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La Chambre d’Homologation connaît également des pourvois formés par le Procureur Général contre les transactions intervenues devant le Chef de Subdivision siégeant en Tribunal de Conciliation lorsque la sentence est contraire à l’ordre public.  Quelques remarques sur cette 1ère composante du système répressif - Confusion notoire des pouvoirs La confusion des pouvoirs exécutif, législatif, judiciaire, est notoire, le Gouverneur Général, les chefs de Circonscription et de Subdivision étant investis, chacun à son niveau, de tous ces pouvoirs. - Absence de procédure véritable Il s’agit d’une justice expéditive, sans procédure véritable. - Parodie de défense Le décret du 16 mai 1928 promulgué en AEF par arrêté du Gouverneur Général du 6 juillet 1928 stipule : Tout prévenu peut se faire assister durant le tribunal de second degré d’un défenseur choisi parmi ses parents ou parmi les notables indigènes du lieu de son domicile, dont la qualité aura été reconnue par le tribunal. Lorsque le prévenu est traduit devant le tribunal de second degré, pour faits qualifiés crimes, le Président désigne un défenseur d’office choisi parmi les fonctionnaires ou agents européens en résidence dans la localité. Si cette désignation n’est pas possible ou si le prévenu refuse l’assistance d’un défenseur ainsi désigné, le Président doit avertir - 185 -

l’accusé qu‘il a le droit de se faire assister à l’audience par un défenseur choisi par lui conformément aux dispositions du paragraphe précédent…  Signification des Tribunaux de Conciliation et de la présence des assesseurs indigènes Le Tribunal de Conciliation est la grande “innovation” du décret du 29 avril 1927. Quelle en est la signification profonde ? Emile Guillot, adjoint des Services Civils de l’Afrique Equatoriale Française nous la donne : Au début de l’occupation, nous avions dû, pour assurer l’ordre, exercer nous mêmes tous les pouvoirs. Avec le Tribunal de Conciliation... partiellement avec le Tribunal de premier degré, nous allons rendre aux Chefs l’exercice de la Justice. C’est à la fois une mesure de bonne politique, qui nous attache ces chefs, fiers des pouvoirs qui leurs sont ainsi délégués, et elle confirme notre autorité, ce, qui est de nature à faciliter notre administration. C’est une mesure qui décharge nos administrateurs de toutes ces petites affaires, de minime intérêt, mais qui passionnent nos primitifs sujets130. Il ne s’agit donc pas de codifier les coutumes congolaises ou la Justice traditionnelle. La présence des assesseurs indigènes au côté du juge blanc, répond au même souci de mieux asseoir la volonté de domination de l’état colonial : 130

Emile Guillot, 1932, La justice en Afrique Equatoriale, Thèse pour le Doctorat, Université de Paris, Faculté de Droit, Louis Clercx, Imprimeur.

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Ainsi la responsabilité des sentences incombera aux yeux des indigènes, non seulement au commandant qui préside mais aux chefs indigènes qui siègent à ses côtés (art. 8 du décret du 29 avril 1927). La justice indigène ne connaîtra une évolution sensible qu’à partir de 1946. L’article 86 de la Constitution du 27 octobre 1946 ayant reconnu le droit de citoyenneté française à tous les ressortissants des Territoires Outre-mer, une réforme profonde de la Justice indigène devenait indispensable. Le décret du 30 avril 1946 supprima la Justice indigène en matière pénale, ainsi que le décret du 17 juillet 1944 qui avait institué un code pénal indigène. Cependant la suppression de la justice indigène n’a pas été étendue en matière civile. Les Juridictions indigènes subsistent donc, en matière civile et commerciale, à l’égard des autochtones qui, antérieurement au 30 avril 1946, ne possédaient pas la qualité de citoyen français. L’inertie de l’État colonial à vouloir codifier les us et coutumes au Congo et dans les autres territoires des fédérations de l’AEF et de l’AOF créera un vide Judiciaire lors des indépendances. Dès lors, l’adoption du Code Napoléon apparaîtra, très vite dans ces jeunes Républiques, comme la solution face aux exigences de la société moderne. Que dire de la deuxième composante de la Justice coloniale : le Code de l’indigénat ? 2. Le code de l’indigénat Des pouvoirs de haute police et des pouvoirs disciplinaires dont l’ensemble constitue un système de répression, à côté de la Justice indigène sont remis aux mains de l’autorité administrative. C’est là ce que l’on désigne sous le nom de Code de l’indigénat. - 187 -

Si, au sein de la justice indigène, on relève l’existence de tribunaux, nonobstant l’arbitraire de ces tribunaux, le code de l’indigénat quant à lui ne connaît ni tribunaux ni procédure.  Les appellations du système On l’appela successivement : - répression administrative des infractions commises par les indigènes (1900); - répression par voie disciplinaire des infractions spéciales à l’indigénat (1908) ; - sanction de police administrative à partir de 1924 ; - Indigénat (à nouveau), à partir de sa suppression en 1946.  Textes essentiels qui ont organisé le Code de l’Indigénat – Les décrets de 1877 et du 14 octobre 1887 donnant des pouvoirs de police aux administrateurs ; – Le décret du 31 mai 1910 qui codifie pour toute la colonie les infractions spéciales à l’indigénat ; - Le décret du 15 novembre 1924 qui distingue les infractions ordinaires et les infractions spéciales à l’indigénat. L’administrateur a le droit d’infliger sur le fait, sans délai, ni procédure des peines relativement légères mais immédiatement applicables pour des fautes déterminées : trouble à l’ordre public, résistance à l’autorité, refus de payer l’impôt, etc. Il y a là, c’est manifeste, un véritable régime d’exception. Le décret du 15 novembre 1924 promulgué par arrêté du Gouverneur Général du 15 avril 1925 débouchera sur de graves abus qui nécessiteront en 1936/1937 les circulaires de mise en garde du Gouverneur Général Joseph François Reste, pour les intérêts bien compris de la colonie.

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Signification profonde du Code de l’Indigénat

Le Gouverneur Général Martial Merlin explique : Ce que nous appelons pouvoirs disciplinaires est constitué par l’ensemble des mesures concernant des infractions que pour le maintien de notre autorité et dans l’intérêt d’une sage politique indigène, nous devons réprimer dans l’instant même où elles ont été commises. C’est pour l’administration un instrument d’autorité…131 Soulignant à son tour la nécessité pour l’État colonial d’une autorité entière, le Gouverneur Général Raphaël Antonetti écrit : Supposons qu’un mot d’ordre soit donné par des agitateurs de refuser de répondre aux convocations de l’Administrateur et de faire le vide autour de lui. Si nous ne pouvons briser immédiatement ce refus de collaborer, en frappant les meneurs, nous perdrons tout contact avec nos administrés et notre autorité sur eux cesse de pouvoir s’exercer... notre autorité peut s’effondrer d’un coup, le jour où elle cessera d’être entière132.

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Circulaire du 10 juillet 1911 sur les attributions des administrateurs investis des fonctions de juge de paix, de l’administration de la « Justice indigène » et de l’application des pouvoirs disciplinaires, J.O.A.E.F., 1911, p. 408. Lettre adressée à Monsieur le Ministre des colonies, Paris le 3 novembre 1926, à la veille de l’ouverture de la Conférence des Gouverneurs Généraux. Souligné par nous.

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Les infractions et les peines

- Avant le décret du 31 mai 1910 Il n’existait pas avant le décret du 31 mai 1910 de véritable code, mais simplement des pouvoirs de police en vertu des décrets de 1877 et 1 887. Donc l’anarchie la plus complète régnait en la matière. Le Lieutenant Gouverneur de la colonie de l’OubanguiChari Tchad en l’absence de toute réglementation générale pour le Congo, prenait un arrêté le 12 février 1907. 37 infractions sont contenues dans l’article premier de cet arrêté. Par exemple : – refus de payer les impôts, amendes, ou de rembourser toute somme due à la colonie ainsi que d’exécuter des prestations en nature. Négligence dans ces paiements et dans l’exécution de ces prestations ; refus ou négligence de faire les travaux ou de prêter les secours réclamés ou dans tous les cas, intéressant l’ordre, la sécurité et l’utilité publique (c’est la possibilité de sanctionner le refus du travail forcé ou le manque de zèle dans son exécution) ; – tout acte irrespectueux, ou propres offensant vis à vis d’un représentant de l’autorité. Exemple : le défaut de salut au “Commandant” (chef de subdivision) ; – discours ou propos tenus en public, dans le but d’affaiblir le respect dû à l’autorité française ou à ses fonctionnaires. Le même article englobe dans son énumération les chants, les bruits mensongers, etc. L’arrêté du 1er avril 1908 Cet arrêté règle pour tout le Congo le droit de répression par voie disciplinaire des infractions spéciales à l’indigénat. Ce texte sera repris, modifié ou complété pendant toute la durée du régime de l’Indigénat. - 190 -

L’arrêté du Gouverneur Général du 20 septembre 1911 Cet arrêté punit les indigènes employés par l’administration s’ils abandonnent leur service sans motifs valables. Quels motifs pouvaient être considérés comme valables ou non valables ? Les peines sont de 15 jours de prison et 100 francs d’amende. Le décret du 15 novembre 1924 Ce décret distingue les infractions ordinaires et les infractions spéciales à l’indigénat. Ces dernières ont trait aux troubles politiques; (entendu toute remise en question de l’ordre colonial, toute tentative d’émancipation). Aux infractions spéciales sont appliquées des peines spéciales qui sont des peines politiques individuelles ou collectives : internement pour une durée qui ne peut dépasser dix années ; assignation à résidence ou interdiction de séjour égale ou supérieure à dix ans. Ce durcissement de l’indigénat témoigne de la volonté politique de l’État colonial de faire face à l’éveil politique congolais dans les années 1920/1930133.  Le drame du code de l’indigénat Les indigènes furent abusivement soumis aux rigueurs du Code de l’indigénat. Le régime de l’indigénat a été à l’origine de maints abus portés à la connaissance de l’opinion métropolitaine à partir de l’Affaire Gaud-Toqué en 1904 et qui seront dénoncés par René Maran en 1921 dans son célèbre roman Batouala134. 133

Cf. Antoine Marie Aïssi, 1982, « Le tournant des années 30 : les Blancs du Congo face à l’éveil politique congolais », Cahiers Congolais d’Anthropologie et d’Histoire, Tome 7, p.39-50 134 Cf. René Maran, 1921, Batouala, Paris, Albin Michel.

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Pendant l’année 1926, il avait été infligé dans la seule subdivision de Pointe-Noire (soit une population de 3.180 adultes) 409 peines disciplinaires comportant 4.105 journées de prison et 9.535 F d’amende ! Les chefs et notables indigènes n’échappent pas aux sanctions disciplinaires : internement administratif ou assignation à résidence, déportation. Signalons les nombreuses déportations de membres du parti matsouaniste dans les régions Nord de l’AEF à partir des années 1930. Dans une série de circulaires (1936-1937) aux Gouverneurs Délégués à Bangui et Libreville, au Commandant de la Région du Tchad (Fort-Lamy), aux Chefs de Département du MoyenCongo et à l’Administrateur maire de Brazzaville, le Gouverneur Général Reste dénonce lui-même les abus de l’Indigénat, dans l’intérêt bien compris de l’État colonial : J’ai l’honneur d ‘attirer votre attention sur le nombre excessif de punitions infligées en application du Code de l’Indigénat. De graves abus ont été commis dans ce domaine. C’est ainsi que pour un motif très contestable, il a été infligé dans une même subdivision entre le 3 et le 19 mars, le nombre inquiétant de 389 punitions disciplinaires. Dans la seule région du Moyen-Congo, 2395 indigènes ont été l’objet de sanctions disciplinaires, au cours du premier trimestre de l’année; chiffre qui se réduirait à des proportions plus normales si l’on retranchait toutes les punitions arbitraires, abusives, ou inutiles, qui ont fait l’objet d’observations motivées. Ces punitions représentent 20 793 journées de prison; il est évident que ces journées auraient été - 192 -

plus utilement employées par des indigènes punis, au développement de leurs cultures vivrières ou autres, par exemple…135 Avec la constitution du 27 octobre 1946, le Code de l’indigénat, pilier le plus sûr de la répression et de la domination coloniale avait fait long feu, même si des exactions et des abus seront encore relevés ici et là. CONCLUSION Le système politico-administratif, la Justice indigène et le Code de l’indigénat, ont constitué les piliers les plus sûrs de la domination politique et de l’exploitation coloniale. L’agression capitaliste systématisée dans les colonies se traduisait à la fois par une oppression politique, judiciaire, économique et culturelle. Cette imposition des plus oppressives a constitué le ferment et le fondement de la résistance politique au Congo. La République du Congo est sortie des entrailles de l’État colonial et du régime de l’indigénat. Mais cela, suite au refus de la domination coloniale par les peuples soumis ; mouvement qui rencontre, au sortir de la IIè Guerre Mondiale, une conjoncture internationale favorable. Mais les indépendances ne furent pas au Congo et dans les autres pays d’Afrique noire francophone synonyme de rupture radicale avec les liens de dépendance politique, économique et culturelle. La période post coloniale rime, en Afrique francophone, avec la période néo-coloniale. 135

Circulaire du 31 mai 1937. Brazzaville A/S de l’application du Code de l’indigénat Cf. Antoine Marie Aïssi, octobre 1978, La « justice indigène » et la vie congolaise (1886-1936), thèse de doctorat de 3e cycle, Université de Toulouse Le Mirail, p. 197.

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ANNEXES 1-Tableau de l’évolution des structures administratives Avant le décret du 30 juin 1934 Colonies Circonscriptions Subdivisions Avec le décret du 30 juin 1934 Régions Départements Subdivisions Avec le décret du 16 octobre 1946 Territoires Régions Districts

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2-Hiérarchie de la chefferie administrative Chef de Tribu

A la tête d’une Tribu, il est le supérieur hiérarchique des chefs de terre. (Responsable devant le chef de subdivision)

Chef de Canton

Commandant un certain nombre de chefs de villages ou de Terre

Chef de Village

A la tête d’un village composé de plusieurs hameaux

Capita

A la tête d’un hameau

Remarques : Dans certains cas, en AEF surtout, les chefs de canton commandaient un nombre important de chefs de Terres. Les chefs de Terres autonomes jouissaient des mêmes prérogatives que les chefs de Canton.

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CHAPITRE 7

LA GESTION ECONOMIQUE DU CONGO (1886-1960) par Abraham Constant NDINGA MBO

INTRODUCTION Il existe sur la gestion économique du Congo par la France de 1886 à 1960, une abondante documentation écrite qui comprend de nombreux documents d’archives, pour la plupart inédits, et des périodiques spécialisés. La France, ancien pays colonisateur, détient aujourd’hui la plupart de ces archives, notamment celles dites « archives de souveraineté », qu’elle avait transférées à la veille de notre indépendance. Depuis 1987, ces archives qui étaient entreposées à l’ancien ministère des colonies, devenu ministère de la France d’Outre-mer (Paris, rue Oudinot), ont été transférées à Aix-en-Provence. Il existe en outre à Paris (plus précisément en banlieue, à Savigny-le Temple) le « Centre des archives économiques et financières », structure spécialisée dans la documentation relative aux problèmes économiques et financiers, qui dépend du ministère français de l’économie et des finances. Cette abondante documentation est constituée principalement par des récits de voyages, des études scientifiques, des enquêtes administratives et des rapports divers sur l’organisation politique, administrative et socio-économique du Congo. Ont paru sur le Congo tout au long de la période coloniale, de nombreuses revues périodiques. La première catégorie est - 197 -

constituée de revues d’explorations, de voyages et d’ethnographie descriptive. De nombreux articles sur le Congo ont paru surtout dans les bulletins des Sociétés de géographie. Dans cette catégorie, le Bulletin du Comité de l’Afrique Française et son supplément mensuel, Renseignements coloniaux, qui paraissent avant la seconde guerre mondiale, sont de véritables mines d’informations sur la gestion économique du Congo. Dans la période d’après-guerre, une bonne documentation courante se trouve dans France Outre-mer et Industrie et Travaux d’Outre-mer. La deuxième catégorie de périodiques concerne les revues d’actualité économique émanant des services officiels. De 1947 à 1959, plus de 130 numéros du Bulletin d’Informations Economiques et Sociales, puis à partir de janvier 1957 du Bulletin de Statistiques de l’Afrique Equatoriale, ont été diffusés régulièrement par les services statistiques de Brazzaville. Des bulletins statistiques par Etat s’y sont substitués après la dissolution de l’AEF : le Bulletin mensuel de la Statistique de la République du Congo paraît depuis lors à Brazzaville. Le Congo est également concerné pour la période coloniale par la série de périodiques émanant à Paris du service du ministère de la France d’Outre-mer, mu successivement en Service des statistiques chargé de la coopération avec les Etats d’Outre-mer, puis en Service de coopération de l’Institut national de la Statistique et des Etudes Economiques. Le Bulletin Mensuel de la Banque Centrale du Cameroun et de l’Afrique Equatoriale livrait de son côté des mises au point et des éléments d’actualité économique. Avant la seconde guerre mondiale, paraissait à Paris le Bulletin Economique de l’AEF. Il ressort de cette riche documentation que la France avait abandonné la gestion économique du Congo aux sociétés - 198 -

concessionnaires. Elle ne se résolut à appliquer une politique de gestion « scientifique » de son domaine que contrainte de le faire, par les épreuves de la première guerre mondiale, la crise mondiale de 1929 et la seconde guerre mondiale. L’objet fondamental de ce chapitre est de retracer, à grands traits, ces épisodes de la gestion coloniale du Congo, avant l’Indépendance. I – Le système concessionnaire A la fin du XIXe siècle, le développement de la grande industrie, de la production des capitaux, créa en France comme dans le reste de l’Europe une surabondance que l’on dut chercher à placer au dehors. Car le progrès social, encore faible, n’offrait pas en Europe même une consommation suffisante. Or, à la politique du libre-échange que pratiquait l’Europe au milieu du XIXe siècle, avait succédé dans le dernier quart du siècle, sauf en Angleterre, un retour au protectionnisme. Au rétrécissement des marchés européens, il fallait ainsi créer des marchés privilégiés Outre-mer, par annexion politique des territoires. A cause de ce contexte économique, l’Afrique présentait désormais un tout autre intérêt pour l’Europe. Il ne s’agissait plus pour celle-ci d’y aller uniquement pour « ramasser » les esclaves, ou glaner deci de-là quelques produits tropicaux : ivoire, palmistes… Il s’agissait plutôt désormais de « façonner les populations africaines, de les initier dans une mesure suffisante à la Civilisation (européenne), de les employer à l’agriculture de marché ou à l’extraction des richesses du sous-sol, de développer chez elles les besoins avec le bien-être, de les préparer à recevoir les produits de l’industrie métropolitaine, et d’ouvrir, de la sorte, à ces produits des marchés nouveaux ». C’est de la sorte que Jules Ferry avait défini, dans un discours à la Chambre le 28 juillet 1885, les fondements de la - 199 -

politique extérieure dans laquelle la France devait s’engager. Cela supposait naturellement l’exportation des capitaux français, vœu qu’exprimait l’explorateur italien, naturalisé français, Pierre Savorgnan de Brazza depuis la création du Congo Français en 1886, dans son brûlant désir d’adjoindre à la conquête politique la « pénétration » économique. Malheureusement, à cette France qui venait de conquérir et prendre possession de territoires en Afrique équatoriale, qui venait d’en délimiter les frontières après la Conférence de Berlin (15 novembre 1884-26 février 1885), se posait la question fondamentale de savoir qui de l’État et du secteur privé devait en assumer la mise en valeur. Cette France n’avait aucun programme de « pénétration » économique à appliquer au Congo dont De Brazza ne cessait de vanter les richesses et d’affirmer l’urgence de la mise en valeur. En effet, bien que la majorité au Parlement dans les années 1890 fût pro-coloniale, aucun ministère n’osait véritablement demander au Parlement les crédits, puis les capitaux nécessaires à la mise en route du programme de « pénétration » économique et commerciale conçu par Pierre Savorgnan de Brazza, basé sur l’ouverture au préalable des voies de pénétration : l’aménagement de l’Ogooué, l’équipement du réseau fluvial du Congo en grand nombre de « steamers », la construction d’une voie ferrée reliant la Côte atlantique gabonaise au Haut-Congo en passant par Makoua pour aboutir à Ouesso, ou reliant la Côte congolaise au Pool. Et pour se dérober de ce sacrifice en or, le Parlement soulignait le coût déjà élevé de la conquête politique du Congo. Il érigea en principe financier que les colonies devaient se suffire à elles-mêmes, trouver en elles les ressources indispensables ; les colonies ne devaient rien coûter à la Métropole. C’était d’ailleurs cette indifférence du Parlement français qui avait poussé à partir de 1886 De Brazza à faire venir au Congo, pour le démarrage de la « pénétration » économique et - 200 -

commerciale du Congo, le capital privé, avec la Convention Christophle. Comme l’avait fait avant lui le roi des Belges, Léopold II, dans l’État Indépendant du Congo eu égard à l’indifférence de l’opinion belge ; ou l’Angleterre dans les années 1880, dans son souci d’éviter un surcroît de dépense à l’État déjà accablé par les charges militaires et administratives exigées par la conquête. Le principe consistait à confier à des entreprises privées, contre des avantages substantiels, les investissements de capitaux nécessaires au démarrage de la « mise en valeur » du Congo. De Brazza croyait que l’immobilisme dans lequel se traînait le Congo engageait d’abord sa responsabilité devant l’opinion française, lui le « Conquistador » qui ne cessait de répéter que le Congo était un « Eldorado » plein de merveilleuses richesses. Il se débattit pour faire venir le Capital privé : certainement un peu tôt, à une époque où le commerce de la France avec le Congo ne portait que sur l’ivoire et le caoutchouc, seuls produits visés à cette fin du XIXe siècle ; à une époque où les hommes d’affaires français manquaient encore d’informations économiques précises sur le Congo. L’histoire donne aujourd’hui raison à De Brazza : le Bassin du Congo, avec son puissant réseau hydrographique, sa vaste couverture forestière, ses savanes et ses riches terres constituent un des enjeux économiques du XXIe siècle. Aujourd’hui, le Bassin du Congo est considéré comme l’un des pôles régulateurs de l’atmosphère à une époque où se pose le problème du déchirement de l’ozone et du réchauffement de l’atmosphère. Ce sont là des atouts économiques qui étaient inimaginables à la fin du XIXe siècle. En quoi Pierre Savorgnan de Brazza avait été un véritable visionnaire en cette fin de siècle.

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C’est dès 1891 que l’initiative de Pierre Savorgnan de Brazza fut concrètement soutenue en France par Eugène Etienne, alors Sous-secrétaire d’État aux colonies et animateur du « Groupe colonial » au Parlement. Celui-ci prépara un projet créant de grandes compagnies concessionnaires qui disposeraient pour 99 ans, sur de vastes territoires, de véritables droits de souveraineté. Le Ministre Trouillot fit élaborer par une commission extra- parlementaire le programme concessionnaire constitué d’un décret-type et de cahiers de charges-types qui fut promulgué en décrets le 8 février et le 28 mars 1899 par le Ministre des Colonies, Guillain. Le Parlement français avait ainsi fini par donner une suite favorable à l’initiative de Pierre Savorgnan de Brazza, le compromis étant que la mise en valeur du Congo ne devait rien coûter à la métropole. A partir de 1899, le Congo fut abandonné à 14 compagnies concessionnaires (40 pour l’ensemble de l’AEF) à qui incombait la tâche de sa mise en valeur. Celles-ci devaient organiser la « pénétration économique », conçue comme vecteur de civilisation. De Brazza, le « Conquistador », ne put guère suivre l’application sur le terrain de ses idées économiques : le sort voulut que ses idées triomphent auprès du Parlement et du gouvernement français après sa révocation de son poste de Commissaire général du Congo Français le 2 janvier 1898, soidisant « pour gestion administrative désordonnée ». Malgré cette disgrâce, De Brazza reviendra en Afrique Équatoriale en 1905, chargé d’une nouvelle mission. En ce début du XXe siècle, la France voulait avoir la conscience nette sur la manière dont ses « proconsuls » conduisaient les affaires dans cette partie de leur vaste empire. La conjoncture internationale le commandait. En effet, en ce début du XXe - 202 -

siècle, il s’était développé en Europe, particulièrement en Allemagne et en Angleterre, une sévère campagne de désapprobation contre la politique de la France, et surtout contre le souverain belge Léopold II, à propos de la manière dont les populations étaient traitées dans les deux colonies, le Congo Français et le Congo-Belge. Dans cette campagne, la presse anglaise était particulièrement virulente pour dénoncer les brutalités commises dans les deux colonies de l’Afrique équatoriale. Quelques articles que l’on prit au départ pour de simples œuvres à sensations finirent par faire saisir à l’opinion européenne encore incrédule une réalité africaine qui dépassait tout entendement. Si du côté britannique, cette brusque philanthropie était plus ou moins sincère, du côté de Berlin par contre les intentions coloniales étaient affichées plus nettement. En Allemagne, la diplomatie s’activait pour faire convoquer une autre conférence internationale qui demanderait alors des comptes au roi des Belges, et peut-être à la France, sur leur politique dans les deux Congo, jugée contraire à l’esprit de l’Acte final de Berlin (1885). Dans les chancelleries, on chuchotait déjà ouvertement l’envoi d’une mission d’enquête sur le terrain, notamment dans le vaste domaine léopoldien pour établir les faits. L’Allemagne impériale avait eu des regrets pour avoir abandonné en 1885 le vaste bassin congolais et ses abondantes richesses à la petite Belgique et à une France humiliée depuis la défaite de Sedan de 1871. Pour le gouvernement de sa Majesté impériale, un nouveau partage de ces richesses s’avérait nécessaire. L’idée de relier le Cameroun au grand fleuve, le Congo, avait fini par gagner les esprits sceptiques. La course vers le grand soleil équatorial avait cessé d’être une question intéressant uniquement les quelques milieux d’affaires de Hambourg et de Brême traditionnellement tournés vers l’Outre-mer pour devenir une question nationale.

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Mais une « mission internationale d’enquêtes » qui viendrait visiter l’État Indépendant du Congo n’irait-elle pas fouiner aussi de l’autre côté du fleuve, sur sa rive droite ? C’est en perspective de cette échéance redoutable que Paris devait anticiper les événements pour acquérir les arguments de défense utiles. Et c’est ici le sens réel de cette dernière mission que l’on confia à De Brazza, qui consistait à faire le tour du Congo Français. Pendant cinq mois (mai / septembre 1905), la mission parcourut toute la Colonie. De Brazza fut ahuri de constater les désastres commis et le désarroi des populations. Deux fléaux sociaux, parmi tant d’autres, avaient rendu les Congolais plus malheureux qu’avant son passage sur leurs terres : le système des portages et l’impôt de capitation qu’il avait lui-même mis en chantier pour, croyait-il, développer la Colonie et rendre les populations plus heureuses. Par exemple, en remontant l’Oubangui, il remarqua avec une grande tristesse que les rives s’étaient vidées de tous les villages qu’il avait bien connus. Près de Fort-Crampel, il découvrit un camp de concentration avec des centaines d’hommes, de femmes et d’enfants enfermés derrière des barbelés qui faisaient fonction d’otages pour le paiement des impôts de capitation en nature : ivoire, caoutchouc… Face à cette réalité vivante, il dressa un rapport sans complaisance de tout ce qu’il avait vu et entendu. Il montra comment les Compagnies concessionnaires, tout comme le système des portages et l’impôt de capitation, tous ces expédients qu’il avait lui-même mis au point, avaient contribué

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au chaos que connaissait la Colonie, et surtout au désespoir général des populations136. L’homme aurait été heureux sans doute de présenter luimême ce rapport dérangeant. Malheureusement, il ne put ni achever son inspection, ni soutenir son rapport devant les Députés au Palais-Bourbon qui en fait, avaient commandé cette mission du Congo. Terrassé par la maladie au Congo, il dut s’embarquer pour rentrer en France. Son état s’aggravant, il fallut le débarquer à Dakar où il mourut le 14 septembre 1905. Son corps fut ramené en France et des obsèques nationales lui furent faites à Paris le 3 octobre 1905. En 1905, le sort avait ainsi voulu que De Brazza revienne juger le système qu’il avait « enfanté », le concessionnat. Les sociétés concessionnaires du Nord-Congo en 1908 Raison sociale

Implantation

Superficie /ha 935.000

Société de l’Afrique Française

Sangha (rive gauche)

Compagnie des Produits de la Sangha

Sangha (rive gauche)

1.800.000

Compagnie de la NgokoSangha

Ngoko (Dja)

1.400.000

Lobaye et Ibenga

360.000

Ibenga

1.500.000

Likouala-aux Herbes

4.300.000

Likouala-Mossaka

3.600.000

Société du Baniembe Société de l’Ibenga

Compagnie Française du Congo

Compagnie Française du HautCongo 136

Lire, notamment - G. Toque, 1907, Les massacres du Congo. La terre qui meurt, la terre qui tue, Paris, La Librairie mondiale ; J. Saintoyant, 1960, L’Affaire du Congo (1905), Paris, Ed. de l’Épi (réédition). - 205 -

Raison sociale Société Agricole et Commerciale de l’Alima

Implantation Alima (rive droite)

Superficie /ha 2.020.000

Alimaïenne

Alima (rive gauche)

830.000

Société de la Sangha Équatoriale

Basse-Sangha

550.000

Nkéni et Nkémé

390.000

Léfini (rive gauche)

1.370.000

Société de la Nkéni et Nkémé Société Agricole et Commerciale de la Léfini

Quel fut le bilan du régime concessionnaire ? Les sociétés concessionnaires, pour la plupart de petites entreprises familiales à pouvoir financier limité, œuvrant dans un pays encore « sous-équipé », n’entreprirent presque aucun investissement. La CFHBC (Compagnie Française du Haut et Bas-Congo) des Frères Tréchot qui reçut en concession la cuvette congolaise, zone géographique, passe pour la rare à avoir effectivement mis en valeur son domaine ; elle s’y maintint même jusqu’en 1965137. Toutes ces sociétés qui vivaient, au constat, sur le court terme, c’est-à-dire le bénéfice immédiat, se bornèrent à la cueillette ou à la récolte des produits du sol comme les palmistes, le caoutchouc – une économie de prédation – qui ne requéraient évidemment aucun investissement préalable. Elles s’appropriaient d’ailleurs ces produits, payant en contrepartie des salaires médiocres aux Congolais, ou bien majorant la valeur des marchandises 137

Lire, Abraham Constant Ndinga Mbo, 2006, Savorgnan de Brazza, les frères Tréchot et les Ngala du Congo-Brazzaville (1878-1960), Paris, L’Harmattan. - 206 -

importées pour se faire des bénéfices. Le système qu’ils « enfantèrent » fut générateur de pires abus dont André Gide dut en 1927, dans son ouvrage Voyage au Congo, révéler la pratique honteuse au public européen scandalisé. Les Congolais n’ayant jamais été acquis à cette forme de « pénétration économique », les sociétés concessionnaires durent fonder tout leur système de mise en valeur sur la contrainte. Elles furent aidées en cela par la conjugaison scientifique de deux forces : les missions chrétiennes et l’administration qui avait instauré le système de l’Indigénat. Le régime de l’Indigénat fut établi dès les débuts de la colonisation du Congo Français, mais réglementé et codifié à partir de 1910, pour renforcer la puissance de l’État colonial. A ce régime d’exception étaient soumis tous les « indigènes », véritables « sujets » français, exception non faite des nouveaux « chefs indigènes » devenus de simples auxiliaires, c’est-à-dire des instruments au service de l’ordre colonial dans le cadre de la « chefferie administrative ». En fait, sans l’Indigénat, régime d’exception qui privait les Congolais de tout droit civique, autorisant de ce fait la pratique du travail forcé et de l’oppression, l’instauration du mode d’exploitation capitaliste colonial basé sur le pillage des ressources du sol et du sous-sol qu’entreprit à partir de 1899 les Compagnies concessionnaires au Congo, n’aurait pas été possible. Celles-ci exercèrent de véritables droits régaliens sur leurs domaines avec droits de vie et de mort sur les Congolais devenus leurs « sujets », les contraignant à payer l’impôt de capitation dû à l’État, les déplaçant dans de lointains chantiers de cueillette de palmistes ou de récolte de caoutchouc. L’impôt de capitation et la récolte du caoutchouc restent deux bornes tragiques dans l’histoire du Congo contemporain. L’impôt fut un pilier important du système colonial d’exploitation. L’un des soucis majeurs de l’administration - 207 -

coloniale et de la Métropole était de faire en sorte que la colonie fût autonome financièrement, ou, tout au moins, qu’elle contribuât largement à ses dépenses, à son équipement et à son « développement ». Ainsi fut crée en 1897 cet impôt de capitation, sous le commissariat général de Pierre Savorgnan de Brazza. Celui-ci croyait, par ce biais, pouvoir enrayer les difficultés de la crise financière dans laquelle se trouvait la colonie du Congo Français. L’impôt devait apporter les revenus indispensables. La base retenue de l’assiette de cet impôt fut la capitation : la contribution était fixée à 3 francs par tête, ou à 6 francs par case. C’est-à-dire que cet impôt devait être payé en argent. Les recouvrements et les versements de cet impôt se faisaient sous la responsabilité des chefs de village. Le montant de l’impôt était fixé par le chef de région, et l’individu se procurait le numéraire nécessaire à son paiement grâce à une échelle de conversion discutée de gré à gré entre les autorités administratives, les commerçants et les « indigènes ». Les versements pouvaient aussi s’effectuer par une entente préalable entre le chef de région d’une part, les chefs notables « indigènes » de l’autre, sur la quotité et la répartition de l’impôt régional conformément aux traités ou aux conventions spéciales réglant cette question. A défaut de numéraire, les « indigènes » pouvaient se libérer, soit en nature, soit en transports rémunérés : il suffisait d’assurer le transport d’un certain nombre de charges entre deux points déterminés d’avance et dans un temps fixé, soit en accomplissant des prestations. La recherche de ce numéraire avait obligé les Congolais à l’épuisante extraction du caoutchouc ou à la récolte des palmistes que l’on devait vendre à la factorerie de la société concessionnaire, ou abandonner à l’administration là où il n’y avait pas de factorerie.

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Triste période de travail forcé ! Chaque village par exemple avait une quantité déterminée de caoutchouc à fournir chaque semaine. Si cette quantité n’était pas atteinte, les hommes, les femmes et les enfants mêmes subissaient en représailles toutes sortes de brutalités et de vexations de la part des tirailleurs ou des miliciens, auxiliaires africains de l’administration coloniale. Devant ces exactions répétées, la plupart des « indigènes » répondirent par un refus catégorique à payer l’impôt ; ils s’organisèrent souvent pour une riposte. Des révoltes étaient signalées dans toutes les régions qui devaient former en 1903 le Moyen-Congo. L’autre conséquence de cette contrainte administrative fut l’exode dans les villes ou les centres périurbains où on espérait se faire embaucher dans quelque entreprise d’Européen, ou tout simplement l’expatriation au Congo-belge, admettant au départ l’illusion que là-bas le sort serait meilleur. De l’impôt de capitation en argent à l’impôt en travail, il n’y avait qu’un pas : ce fut le travail forcé. Le « sujet » (individu ou groupe) était redevable à l’administration de plusieurs journées de travail, au mois ou à l’année, journées qui n’étaient pas toujours rémunérées. La main d’œuvre ainsi recrutée était alors utilisée au portage là où il n’y avait pas de voie ferrée ou de route, ou à la construction et l’entretien des infrastructures (routes, chemin de fer, bâtiments publics…). Lorsqu’il s’était agi de mettre en œuvre des grands travaux, tels que la construction du CFCO ou les ports de Pointe-Noire et Brazzaville, la masse requise était telle que tous les moyens semblaient bons pour la constitution des équipes nécessaires : recrutement de faux volontaires, assignations des soi-disant « improductifs », rafles… Dans la mémoire collective des « anciens », nos informateurs, le travail forcé apparaît comme le symbole de la colonisation, sous son aspect le plus dépravant et barbare. Toutes les - 209 -

prestations étaient effectuées le plus souvent dans des conditions effroyables : déplacement de populations entières, travail forcené et démesuré, discipline de fer et usage intempestif de la chicotte, hygiène et nourriture plus que défaillantes, salaires de misère. Le Bureau International du Travail (BIT) dut intervenir à partir des années 1930 pour limiter l’usage du travail forcé. La Constitution de la 4e République, promulguée le 27 octobre 1946, l’abolit. II – L’évolution économique du Congo dans l’entre-deux guerres Ce n’est qu’après la Première Guerre mondiale que, pour tirer meilleur parti de son domaine colonial, la France consentit enfin à investir des capitaux dans l’ouverture des routes, la construction des ponts, l’aménagement des voies d’eau et leur équipement en bateaux, la construction des ports de Brazzaville (terminus de la navigation sur le fleuve Congo) et de Pointe-Noire, la construction du Chemin de fer « CongoOcéan » (CFCO). Il est notable de souligner que le CFCO fut l’une des dernières grandes lignes ferroviaires construites par les Européens en Afrique durant la période coloniale. L’idée de sa construction qui date des explorations de Henry Morton Stanley et Pierre Savorgnan de Brazza, avait été retardée quant à sa mise en œuvre, à la fois par l’espoir de rendre le Niari navigable, par l’illusion que le chemin de fer belge « Léopoldville-Matadi » assurerait le trafic de toute la zone et du fait de discussions sans fin sur le tracé. C’est lassé des atermoiements sur le projet que le Gouverneur-général de l’AEF, Victor Augagneur, décida en décembre 1920 le lancement des travaux à partir de - 210 -

Brazzaville et choisit Pointe-Noire comme terminus. Mais, ce fut son successeur, Raphaël Antonetti, qui sut talonner le maître d’ouvrage, la Société de Construction des Batignolles (SCB), requérir en France les nombreuses rallonges budgétaires et « orchestrer » le drainage vers le chantier de la main d’œuvre nécessaire. La construction du CFCO fut, du point de vue du colonisateur français lui-même, une épopée : les travaux qui devaient durer 5 ans, ne furent achevés qu’en 1934, date avant laquelle ne commença pas l’aménagement du port de PointeNoire, tant la prolongation des délais faisait douter les bailleurs de fonds d’un achèvement possible. Il faut dire que la difficulté avait été largement sousestimée. Le Massif du Mayombe fut un enfer : terrain tantôt friable, tantôt plus dur que le roc ; alternance de ravins et de montagnes ; profusion de rivières, de torrents, de marécages ; climat chaud et humide, pluies diluviennes ; le tout, dans une forêt si dense, si épaisse, si gigantesque qu’elle était quasiment infranchissable. Pour la mise en place des 512 kilomètres de rails, il fallut réaliser 10 millions de mètres cubes de terrassement, plus de 12 grands murs de soutènement, plus de 170 ponts et 12 souterrains. Le financement, accru d’année en année, dépassa les 230 millions de francs-or (contre 93 millions initialement prévus). L’histoire du CFCO est célèbre surtout par l’hécatombe humaine qu’elle représenta. Parce que le terrain était peu accessible aux machines, mais surtout parce que la main d’œuvre était bon marché, la mécanisation fut faible et tardive. L’administration s’était engagée à fournir à la SCB 8.000 hommes pour participer aux travaux ; il en fallut beaucoup plus. Il s’exprima des besoins en personnel annexe (cuisiniers, personnel d’entretien, etc.) et en porteurs (la majeure partie du matériel fut amenée à dos d’hommes), des besoins en ouvriers - 211 -

pour le trajet Brazzaville-Mindouli, non confiée à la SCB. Il y eut des désertions, des maladies et un fort taux de mortalité dus à la dureté des travaux et au climat insalubre, aux problèmes d’approvisionnement en vivres et, sans doute, aux mauvais traitements. La lenteur des travaux n’avait pas été prévue : 127.250 hommes furent nécessaires. L’administration dut organiser des plans de recrutement forcé à travers toute la Fédération, jusqu’au Tchad, faisant même venir 600 coolies chinois. La débauche humaine fut telle (on l’évalue aujourd’hui entre 18.000 et 25.000 morts) que la presse française se déchaîna et que l’opinion publique en France commença à ouvrir les yeux sur les réalités de la « mise en valeur » coloniale. C’est cependant un leurre que de croire aujourd’hui que ces grands travaux (les infrastructures) avaient visé la promotion du développement économique et social du Congo. Ils permirent plutôt un meilleur pillage des richesses du sol et du sous-sol du Congo. Déjà dès 1906, la Compagnie minière du Congo français (CMCF), concessionnaire du cuivre de Mindouli, avait démarré une telle politique de « pénétration » économique pour une exploitation « scientifique » de son domaine cuprifère : le premier tronçon du CFCO ouvert à la circulation dès 1911 fut en effet la voie ferrée dite « Decauville » reliant Mindouli à Brazzaville. Elle permettait d’amener à Brazzaville le cuivre qui, transbordé à Léopoldville (actuelle Kinshasa), empruntait la voie ferrée LéopoldvilleMatadi et, de là, était exporté en Belgique. La CMCF qui dut fermer son exploitation industrielle de Mindouli en 1935 à cause de la crise économique mondiale, faute de l’aide des pouvoirs publics français, passe ainsi pour l’une des rares

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sociétés concessionnaires à avoir effectivement consenti quelque investissement138. Si au sortir de la Première Guerre mondiale, la France avait dû consentir à investir au Congo, ce le fut conformément aux recommandations de la Conférence Coloniale de 1917 conçue et convoquée par le Ministre des colonies Maginot. Eprouvée par trois années de guerre, la France avait compris combien il était dangereux d’importer de l’Etranger (autres pays européens et américains) son alimentation et les matières premières de ses usines. Elle conçut d’inventorier ses ressources coloniales et d’étudier les moyens d’en intensifier l’exploitation. Par ailleurs, la « Conférence économique de la France métropolitaine et d’Outre-mer » qui dut être organisée de décembre 1934 à avril 1935 à cause de la grande crise de 1929 née aux USA, crise fondamentalement de surproduction, vint renforcer cette politique de la France : on se décida de se tourner résolument vers les colonies pour en faire des marchés viables où la Métropole pourrait écouler ses produits manufacturés. En conséquence, il fallait y entreprendre une politique démographique et sanitaire vigoureuse pour accroître le nombre d’acheteurs potentiels et une politique économique conséquente pour créer des besoins chez « l’indigène » et en faire un consommateur de produits manufacturés. Une doctrine de mise en valeur concrète fut diffusée en AEF à partir de 1936 après l’arrivée au pouvoir du Front Populaire et l’affectation à la tête de la Fédération comme GouverneurGénéral de François-Joseph Reste. Les axes de développement 138

Lire, Abraham Ndinga Mbo, 1979, Le cuivre du Niari-Djoué dans l’histoire du Congo, Thèse de doctorat du 3e cycle, Paris VII Jussieu (ronéo).

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retenus furent : l’extension et la diversification des cultures vivrières, le développement des cultures individuelles et de la petite industrie de transformation, la mise en place des Sociétés Indigènes de Prévoyance (SIP). Pour accomplir cette tâche, Reste fit appel au concours financier de la Métropole et prévit des subventions pour le développement des cultures dans les budgets des années 1936 à 1939. Il reste qu’au cours de l’entre-deux guerres, la production congolaise fut constituée surtout de produits de cueillette du fait des sociétés concessionnaires. L’exploitation du sous-sol s’intensifia : au cuivre de Mindouli exploité depuis 1908, mais dont la production s’arrêta définitivement en 1935, s’ajoutèrent les exploitations du plomb et du zinc à BokoSongho, et surtout de l’or dans le Mayombe et dans la Sangha. A partir de 1930, l’exploitation du bois en grumes du Mayombe démarra. L’époque vit aussi la mise en place graduelle : - d’une petite industrie de transformation pour les palmistes dans le domaine de la Compagnie Française du Haut et Bas Congo (CFHBC) des Frères Tréchot qui avaient reçu en concession la Cuvette congolaise, à savoir : 80 pressoirs à main et 12 à force motrice et des concasseurs pour traiter les noix de palme et des ateliers de réparation de ses bateaux à Brazzaville et à Mossaka ; - de deux savonneries installées à Impfondo par la Compagnie commerciale belge et à Loboko (Cuvette congolaise) par la CFHBC ; - d’une scierie et d’une fabrique de charbon à bois à Ntokou-Aimé (Cuvette congolaise) ; - d’une usine traitant les minerais de plomb et de zinc à Mfouati (Niari) ; - d’une féculerie à Madingou-Kayes transformant le manioc en fécule appartenant au colon Ottino. - 214 -

III – L’économie congolaise, de 1940 à 1945 La Seconde Guerre mondiale qui avait opposé dès les débuts les principaux clients du Congo, la France, l’Allemagne et la Belgique, porta un coup dur à son économie. Les produits comme les palmistes, l’huile de palme, le caoutchouc, le café et le plomb virent leurs taux diminuer de moitié. La production du plomb disparut presque complètement en 1941. La reprise eut lieu en 1942, sauf pour l’huile de palme. Les minerais précieux tels que l’or et les diamants connurent une exploitation intense, sauf en 1944 où la chute fut brutale. Pour répondre aux exigences de l’effort de guerre, l’administration s’attacha à accroître les produits utiles aux Alliés de la France, organisa le travail obligatoire pour la cueillette du caoutchouc sylvestre, l’extraction de l’or, l’extension des cultures vivrières et industrielles, la construction des ponts et routes afin de faciliter le passage des troupes alliées vers l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient, et à l’évacuation du caoutchouc. L’effort de guerre entraîna l’épuisement des peuplements d’arbres à caoutchouc. La négligence par les populations rurales des cultures vivrières, accaparées qu’elles étaient par la cueillette du caoutchouc, provoqua dans tout le pays des difficultés de ravitaillement en denrées alimentaires. La vie économique englobe aussi les transactions commerciales. Les principales maisons de commerce général furent, à l’époque, la CCSO (Compagnie Commerciale Sangha-Oubangui), la SCKN (Société Commerciale du Kouilou-Niari) et la CFAO (Compagnie Française de l’Afrique de l’Ouest) ; le commerce de détail fut pratiqué par la CFHBC, les SIP, des sociétés portugaises (Marques, Romano, Branco, De Cruz Pereira, Neves), grecque (Loullis) et des commerçants français (Vigoureux, Barnier, Gitton). Les maisons qui - 215 -

vendaient en détail achetaient aussi les produits industriels et vivriers des Congolais pour les revendre ensuite aux maisons d’import-export telles que la SCKN, la CCSO, la CFAO. Les pays fournisseurs en denrées et produits manufacturés ayant été les mêmes lorsqu’intervint la Guerre, le Congo se retrouva en difficulté pour son ravitaillement, et les commerçants en profitèrent pour augmenter vertigineusement les prix des marchandises importées, alors que ceux des produits locaux diminuaient. IV – L’économie congolaise, de 1945 à 1960 La Conférence « africaine » de Brazzaville de 1944 vint définir un nouveau type de rapports entre la France et ses colonies en prescrivant l’élévation du niveau de vie, le bienêtre économique et social des populations autochtones. En fait, elle n’avait fait que reprendre, en les actualisant, les conclusions de la « Conférence économique de 1934-1935 ». Il s’était agi principalement : – du développement de l’infrastructure. C‘est là un point capital pour l’exploitation des colonies. En effet, le rôle principal des colonies dans la spécialisation internationale était de fournir aux pays centraux (les métropoles) des matières premières d’origine minière, agricole et sylvicole. Or, pour ce faire, il fallut que ces produits soient transportés d’abord du lieu d’exploitation à la Côte, ensuite de la colonie à la métropole. Tout ce trafic intérieur et extérieur exigeait la création et l’entretien d’un réseau routier, de lignes de chemin de fer, de ports, de voies fluviales, etc. ; – du développement de l’agriculture. Il était vu sous l’angle de l’amélioration quantitative et qualitative des productions coloniales. Pour ce faire, un certain nombre de mesures avaient été préconisées : la mécanisation de l’agriculture, des recherches agronomiques qui conduiraient au perfectionnement - 216 -

de la qualité moyenne des produits coloniaux, en leur permettant d’affronter sans risque la concurrence étrangère ; – du développement industriel : « bien que l’industrialisation doive être de préférence le fait de l’initiative privée, l’Administration devra aider au succès de ces initiatives, en assurant les charges des usines pilotes dont elle aura reconnu l’intérêt pendant la durée de leurs essais, en soutenant les industries vitales pour les pays, en créant des centres d’essais et de recherches à la disposition des industriels pour toutes études ou contrôles de fabrication. » En conformité avec ces conclusions, la France mit en place dès 1947 un plan décennal de modernisation et d’équipement, plan dont le financement fut assuré par un fonds créé spécialement à cet effet par la Loi des finances du 30 avril 1946, appelé « Fonds d’Investissement et de Développement Economique et Social », FIDES. En AEF, le FIDES comprenait deux catégories de dotations regroupées dans deux sections : la « section générale » et la « section d’Outre-mer ». La « section générale » permettait essentiellement de financer des études et des recherches, d’accorder des subventions aux œuvres privées d’enseignement ou d’assistance sanitaire…Au Congo, la « section générale » eut à financer des organismes de recherches comme l’Organisation de la Région Industrielle du Kouilou-Niari (ORIK), l’Institut de Recherches du Coton et des Textiles Exotiques (IRCT), l’Office de la Recherche Scientifique et Technique d’Outre-mer (ORSTOM), le Bureau minier. De même, elle eut à réaliser des travaux ou à participer à leur financement : construction de l’Hôpital Général et du Lycée Savorgnan de Brazza à Brazzaville, réaménagement du CFCO et du port de Pointe-Noire, prise de participation aux actions du Crédit agricole et de la Société immobilière, construction de l’aéroport de Maya-Maya, etc.

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Les « sections d’Outre-mer » agissaient au niveau de chaque territoire et leurs fonds provenaient des subventions d’État (90 %) et des contributions du territoire (10 %) : ce dernier pouvait s’endetter auprès de la Caisse Centrale de la France d’Outremer. D’importants investissements furent réalisés tant par les pouvoirs publics que par les sociétés privées entre 1947 et 1959 : les pouvoirs publics injectèrent près de 44 milliards de francs, et les investissements privés furent de l’ordre de 2.043 millions. Les réalisations furent assez diverses. Les plus importantes en ce qui concerne le Plan furent : le barrage et les installations hydroélectriques du Djoué ; le réaménagement du CFCO, du port de Pointe-Noire et du port de Brazzaville ; la construction de grands et petits aéroports dans tous les chefs-lieux de région ; la construction des routes, notamment celle de PointeNoire à Sounda, celle de Dolisie au Gabon par la Nyanga et celle de Brazzaville à Kinkala ; la construction de l’Hôpital Général et du Lycée Savorgnan de Brazza à Brazzaville et du Lycée Victor Augagneur à Pointe-Noire ; la mise en place des premiers champs d’eucalyptus dans les environs de PointeNoire et le reboisement en limba du Mayombe. L’administration territoriale et les organismes y attenant (SIP, Fonds routiers, Crédit agricole) eurent à réaliser des fermes et des pépinières dans tous les districts, diffuser les cultures industrielles (arachides, caféiers, cacaoyers, tabac maryland, palmier à huile), mis en place de petites industries de transformation (rizeries, huileries, décortiqueuses, presses à main), encouragé en milieu rural l’élevage bovin (Kimongo, Mindouli, Divénié), la pisciculture (Pool) et l’aviculture et la mise en place des paysannats. Les investissements privés, bien qu’importants, se sont orientés en grande partie vers le renforcement des activités de

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traite. Les réalisations économiques, par secteurs d’activité, furent les suivantes : – à Brazzaville : 2 brasseries dont BRALIMA (BrasserieLimonaderie-Malterie) productrice de la bière « Primus », une savonnerie (Luiz), une usine de textile (COFATEX : Compagnie de Fabrication de Textile), un atelier de confection, une imprimerie, la Compagnie Générale des Transports en Afrique (CGTA) avec ses installations de réparation de bateaux, la Compagnie Air France qui avait un atelier pour la réparation de ses avions stationnés en AEF, l’usine de tabac (SEITA), une usine de fabrique de glaces ; – à Pointe-Noire, le port et ses ateliers de réparation, une imprimerie, la Société des Ateliers et chantiers du CFCO ; – deux petites rizeries dans le Niari, à Aubeville, et à Mossendjo ; – l’huilerie et la sucrerie de la SIAN (Société Industrielle et Agricole du Niari) à Jacob. Dans le secteur minier, il y eut peu de réalisations. On peut citer la Société Minière de l’Ogooué-Lobaye (SMOL) installée à Kelle et quelques petites entreprises artisanales extrayant l’or dans la Sangha. Seule la SPAEF (Société de Pétrole de l’AEF) sise dans le Kouilou peut être citée comme une grande entreprise minière et de recherches. Dans le secteur agricole, des investissements furent effectués : – par la CFHBC pour l’aménagement de vastes palmeraies à Kounda (Fort-Rousset), à Itoumbi, à Mokéko (Ouesso) et à Mokouango dans la Sangha et leur équipement ; – par la SIAN à Kayes pour la culture de la canne à sucre et de l’arachide ; – par la SAFL (Société Africaine d’Elevage) dans la région de Madingou qui avait associé la culture arachidière à - 219 -

l’élevage bovin : en 1957, celle-ci avait 800 têtes de bovins de race Ndama et des Lagunes. En dehors de ces grandes entreprises agricoles, un nombre important de petits colons européens, dans la vallée du Niari et dans le Mayombe, avaient mis l’accent particulièrement sur la culture de l’arachide et de la banane. A la veille de l’Indépendance du Congo, la production avait augmenté dans tous les domaines. La production vendue avait atteint 167000 tonnes (2.057.000.000 FCFA) en 1957-1958, alors qu’en 1952, elle n’était que de 60.000 tonnes (241.000.000 FCFA). Les exportations s’étaient élevées à 138.000 tonnes et 1.088.000 de FCFA en produits forestiers, 20.000 tonnes et 688.000.000 en produits agricoles, 6.000 tonnes et 193.000.000 de FCFA en produits miniers et 3.000 tonnes et 87.000.000 de FCFA en divers. Ainsi, après une longue période de stagnation, et même de recul due à la Guerre, le Congo était entré dans une phase d’essor rapide qui l’amena jusqu’à l’Indépendance en 1960. Certes, les exportations avaient progressé, mais la balance commerciale était déficitaire. Pour 5,4 milliards de produits exportés, les importations avaient été de l’ordre de 11,2 milliards, entraînant pour ainsi dire un déficit de 5,8 milliards. A la veille de l’Indépendance, le Congo était donc amplement tributaire des apports extérieurs, par manque de véritables industries de transformation et par faible développement des cultures vivrières.

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CONCLUSION Il est patent que la « pénétration » économique du Congo par les Français avait réussi, si l’on s’en tient aux objectifs que ses promoteurs parisiens lui avaient assignés à la fin du XIXe siècle : l’ouverture du pays à la « civilisation » française pour un meilleur pillage ultérieur des richesses du sol et du sous-sol. Car, une fois les Congolais conquis par l’esprit français et le Congo devenu une province française, le pays constituerait une source de matières premières et un excellent marché-débouché pour l’industrie française en plein essor. La France coloniale avait réussi dans sa mission « civilisatrice » qui consistait à bouleverser les structures politiques, sociales et économiques du Congo. En créant des besoins nouveaux, elle lia plus étroitement le pays à la très lointaine France. Les Congolais admirent désormais de s’expatrier, c’est-à-dire de quitter le domaine ancestral, donc d’abandonner leurs dieux lares pour aller entrer au service du Blanc, nouveau chef qui permettait l’enrichissement matériel individuel. Ce phénomène de mobilité sociale est d’importance, car c’étaient souvent les jeunes ruraux qui allaient sur les chantiers ou se faire embaucher par les Blancs, en quête qu’ils étaient du numéraire, tant qu’il fallait surtout s’acquitter de l’impôt de capitation. Aller se mettre au service du Blanc en ville ou dans des centres périurbains, c’était aussi se soustraire à l’autorité paternelle ou patriarcale et aux légitimes obligations qu’elle leur imposait : grave divorce pour une société fondamentalement gérontocratique. Du fait de l’oralité de la culture, les connaissances techniques et vitales n’étant pas capitalisées dans des livres à la portée de n’importe quel indocile ou marginal, par leur expérience, les personnes âgées constituaient souvent les véritables bibliothèques du souvenir et du savoir. D’où, le - 221 -

capital de respect et de prestige qui les entourait. D’où l’exercice de leur autorité, qui fixait rigoureusement à chaque individu sa place, ses droits et ses devoirs dans la collectivité. Le départ des jeunes est donc à considérer comme la remise en cause de l’autorité traditionnelle, l’indiscipline vis-à-vis des vieux, l’éclatement des anciennes structures sous l’effet de l’impact colonial. En abandonnant leur devoir d’exploitants des terres pour l’alimentation de toute la collectivité, les jeunes obligeaient les vieux à travailler de leurs mains non seulement pour survivre, mais également pour soutenir la concurrence qu’imposaient les jeunes lorsqu’ils revenaient enrichis des chantiers ou autres entreprises européennes. En contraignant à la mobilité sociale, la colonisation avait ainsi créé un nouveau type d’homme, le self made man. Ce fut l’éclatement de la société traditionnelle, l’effritement même de la féodalité, de la seigneurie. Car désormais, le clivage social était fondé sur la richesse. Ainsi, conséquence grave de la « pénétration » économique de la France coloniale au Congo, l’individu isolé se substituait aux cadres sociaux traditionnels, aux hiérarchies anciennes. Cette corrosion des structures anciennes contribua au nivellement social et, en même temps, au brassage des populations. Dans les villes et les centre périurbains ou les chantiers, étaient désormais réunis avec le même statut de « prolétaires », les déclassés misérables, les anciens serfs ou esclaves, et les nobles déchus. Cette « pénétration » avait ainsi entraîné une réelle révolution sociale. Elle avait d’abord mis en opposition, par leurs aspirations contradictoires nées de la différence de situation et de condition de vie, les vieux et les jeunes. Ce qui n’est réellement que la classique « lutte des anciens et des modernes » à toute période de rupture de stade historique. Cette lutte s’était terminée par la destruction des deux classes, qui désormais constituaient une seule et même classe, le - 222 -

prolétariat, en face duquel se dressait le colon français. La lutte des classes est dans l’histoire par essence une lutte politique, qui exige un encadrement politique de haut niveau pour faire prendre conscience au prolétariat de sa situation de classe exploitée. Le Congo a eu cet encadrement surtout au sortir de la Seconde Guerre mondiale. C’est cet encadrement qui a contribué à lui faire acquérir son indépendance en 1960.

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CHAPITRE 8

LES RESISTANCES CONGOLAISES CONTRE L’OCCUPATION COLONIALE par Asta Rose N’TARY-CALAFARD INTRODUCTION Dans l’historiographie courante, les résistances africaines contre l’occupation coloniale sont généralement occultées. Il y a donc nécessité heuristique d’examiner les différentes résistances congolaises à l’occupation coloniale, parce que, à l’évidence, l’occupation coloniale ne s’est pas faite sans heurts. Ce chapitre est ainsi consacré à cette problématique. Après quelques remarques préliminaires, l’essentiel sera consacré aux résistances congolaises contre l’occupation, et ces résistances présentent différentes formes. I – Remarques préliminaires L’histoire montre qu’un peu partout dans le monde, que ça soit dans l’Antiquité comme de nos jours, la constitution de colonie de peuplement ou l’exploitation, est une affaire de conquête et d’occupation par la force. Ainsi furent détruites par exemple, les grandes civilisations des Maya par les conquistadores espagnols. Il est rare de noter dans l’histoire de l’humanité une occupation pacifique. C’est plutôt un processus de violence et de guerres qui caractérise l’occupation coloniale. Il suffit de voir les guerres entre les Gaulois et l’Empire romain avec Jules César. Par conséquent, toute occupation coloniale qui vise à établir l’ordre colonial et gérer la colonie, a pour genèse ou fondement, - 225 -

des actes de barbaries, de destructions, de massacres. Toute occupation était en principe un acte d’agressions et de violences. Il faut par conséquent, s’attendre à un refus, à des actes de résistance, et de luttes, contre les forces d’occupation. L’occupation coloniale du Congo n’a pas échappé à la règle. Malgré les prises de position des humanistes comme Victor Hugo, Jean Jacques Rousseau et des missionnaires, l’économie a pris le dessus. Les Européens ont dominé, écrasé les hommes et se sont installés en Afrique. Cependant, les peuples conquis ont opposé une résistance pour défendre leurs pouvoirs, leurs terres, leurs valeurs, mais cela n’a pas suffit devant la brutalité de l’occupant. II – Les différentes formes de résistances 1. Les résistances des Bafourou contre Pierre Savorgnan de Brazza (1878) La mission de l’Ogooué dirigée par Pierre Savorgnan de Brazza accompagné de Noël Ballay, Alfred Marchand, le Quartier Maître Hamon et le Marquis de Compiègne, fut attaquée le 11 Juin 1878 par des indigènes Bafourou armés de sagaies sur le cours supérieur de l’Alima. Cette attaque fut repoussée le 24 juillet 1878 par de Brazza lui-même, dont l’armement comprenant des fusils modernes plus sophistiqués. Lors de ce combat, il y eut beaucoup de morts du coté des assaillants. La colonne revint sur Libreville le 30 novembre 1878. En 1882, Pierre Savorgnan de Brazza emprunta la piste des caravanes pour rejoindre Brazzaville, mais il fut attaqué par les Sundi, ce qui l’oblige à rebrousser chemin vers le sud.

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2. Révoltes sur la piste des caravanes des Basoundi contre Marchand (1886-1887) La piste des caravanes est la route qui reliait Loango à Mfoa, actuelle Brazzaville. Elle permettait l’évacuation des marchandises par portage, et avant l’arrivée de pierre Savorgnan de Brazza, des esclaves. Cette piste sera dégagée en deux ans, de 1886 à 1887, pour que trois postes militaires y soient crées, à Loudima par le lieutenant Largeau, à Kimbedi et à Comba par le lieutenant Mangin. Cet itinéraire fut emprunté plus tard par la mission Marchand. Le 07 juillet 1886, Marchand débarque à Loango accompagné du capitaine Baratier, de Germain, des lieutenants Simon, Mangère, Largeau, Fouque et du docteur Emily. Ce convoi comptait 42 tirailleurs et 85 porteurs. De Comba à Mindouli, la mission Marchand subit une attaque farouche des Bassoundi hostiles à la pénétration européenne. Cette attaque avait été menée par Mabiala ma Nganga et son neveu Mabiala ma Nkenke du village Makabandilou et Balimoueké, Mayéké du village Foulembae et Missitou du village Loulombo. La raison de cette résistance était d’empêcher le ravitaillement notamment de Mfoa. Marchand avait aligné 150 tirailleurs sénégalais et 200 miliciens congolais, avec un armement moderne comprenant des fusils à répétition, des canons et des explosifs face à environ 700 Sundi. Dès les premières escarmouches, Mabiala ma Nkenke est tué avec 19 de ses compagnons en septembre 1896. 3. La résistance de Mabiala ma nganga contre Baratier (1896) Mabiala ma Nganga, Missoutou et les autres continuèrent la lutte dans les forêts et les savanes de la région de Comba. Après chaque bataille, ils se repliaient dans des grottes calcaires difficiles d’accès au Nord-est, de Balimoueké. Mais ils furent surpris dans la nuit du 21 au 22 octobre 1896 à 4h du - 227 -

matin par Baratier, conduit par un traitre congolais. Les forces coloniales cernèrent les grottes. Mabiala ma Nganga et ses guerriers réveillés par les coups de fusils passèrent aussitôt à l’attaque. Le combat dura plus de 12 heures. Mabiala ma Nganga et ses hommes furent tués à la dynamite dans la grotte par la troupe de Baratier. Sa tête fut tranchée et exhibée de village en village par les porteurs Loango. Après cette nuit tragique, Missitou et Mayéké continuèrent le combat. Mangin les arrêta et les incarcéra au poste de Mbamu d’où les deux chefs de la résistance s’enfuirent pour se refugier au Nord de Ncouna. Les fugitifs furent repris à Moutampa, ils réussirent de nouveau à s’échapper. Alors Mangin prit de nombreux otages dans les villages teke. Pour éviter d’autres massacres, les chefs des villages concernés les livrèrent à Mangin. Ils seront ramenés au poste de Mbamou et exécutés le 04 décembre 1896 en présence des troupes coloniales et des caravaniers. La piste des caravanes fut ainsi pacifiée, mais la résistance gagna d’autres parties de la région actuelle du Pool. A Matoumbou, Bouéta–Mbongo, Mabiala, Mbiemo et les autres s’opposèrent à l’administration coloniale. Cela fit que Albert Dolisie eu souvent maille à partie avec ces trois chefs de clans. 4. Des résistances dans la Bouenza (1909-1911) Le 24 Mai 1909, un détachement de 50 tirailleurs amené par le lieutenant Limasset quitte Brazzaville pour la Bouenza et se heurte aux groupes Lali et Bayaka. A cause de leur infériorité en armes, ces groupes cédèrent du terrain et Limasset créa le poste de Sibiti. Du 17 juin au 13 Août 1910, le lieutenant Baré envahit le pays lali et bembé dans le district de Mabombo, Il livra une dure bataille au village Kiniangui contre le chef de lignage Kombo Mongongo. - 228 -

Le 21 Août 1910, le même lieutenant Baré se heurta à une farouche résistance des populations de Midouma et de Kimangui. Les ethnies Lali, Yaka et Bembé restèrent hostiles aux exigences des colonisateurs à savoir : le portage et l’impôt de capitation. Dans les villages de Binza, Pandzou et Kolo, les troupes du Lieutenant Beziot rencontrèrent une farouche résistance. Lors de ces affrontements, le lieutenant Beziot grièvement blessé fut évacué à Mindouli. Quatre résistants furent tués et 23 faits prisonniers. Le 5 juin 1911, fut crée le poste de Mouyondzi ;celui de Moudourou sera évacué le 27 juillet 1911. Il y eut également des résistances dans le Nord du pays. Elles sont peut-être moins connues, mais elles demeurent présentes dans la mémoire collective. Dans son ouvrage La cuvette congolaise : les hommes et les structures, le Professeur Théophile Obenga à souligné la farouche détermination des populations Mbosi à barrer la route à l’envahisseur français qui occupait militairement leur pays. Les Mbosi résistèrent à ce qui n’était pas « une opération de pacification » comme le déclaraient les administrateurs coloniaux. En effet, les « Kani », les sages de ces contrées, donnèrent régulièrement des consignes à leurs populations qui s’opposèrent farouchement aux étrangers. Voici quelques résistances qui eurent lieu dans la Cuvette congolaise entre 1911 et 1912, faits d’armes qui sont encore vivants dans la tradition orale : 1) – Résistance de Obambe Mbudze du village Bélé (groupe Olee, sous-groupe Asoni a Ngolo Kwi) vers 1911 ; 2) – La bataille d’Iyongo en 1912 (groupe Mbosi, sousgroupe Opongo) ; 3) – Résistance d’Ekakha du village Owando (FortRousset), groupe Koyo, sous-groupe Koyo Bombo ou Ekamba.

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4) Résistance de Otsakha du village Elinginawe (groupe Koyo Bombo ou Ekamba). 5) Résistance de Ndengese du village Ikyemu (groupe Eboyi, sous-groupe Eboyi Ekamba) 6) Le Mwene Mwetsege Akwa du village Makoua (groupe Akwa, sous-groupe Akwa Mbangi), qui est mort en déportation à Loukelela. 7) Résistance de Mwene Ngashi et de Enymba ni Ndzaa du village Eperé, Mohale (groupe Akwa, sous-groupe Akwa Opa) contre « Kolobondzo » surnom de l’envahisseur. 8) La résistance du Kani Belengendze du village Itoumbi chez les Ngaré qui fut jeté en prison à Brazzaville mais il mourut chez lui à Itoumbi. Avec l’avènement du gouverneur Merlin et grâce à l’emprunt de 21 millions de francs de l’époque qu’il avait obtenu, un vaste programme d’occupation du Moyen-Congo sera lancé. La répression sera générale ; presque toutes les régions seront concernées .Les principales batailles dans le Nord sont : 5. A Owando contre Bobichon (1903) Le 19 juillet 1903, l’administrateur Bobichon et soixante quinze miliciens fortement armés attaquent le village d’Owando. Heureusement que les habitants, alertés, s’étaient refugiés dans les forêts, laissant le village à la merci de la horde coloniale. Ulcéré, Bobichon brûle le village et décide de créer un poste de surveillance qu’il baptise « Fort Rousset » en mémoire de l’administrateur Alexis Rousset mort le 25 février 1903 au Cameroun. La nature a horreur du vide. Aussi, la démonstration de force et le caractère intimidateur de la mission Bobichon ne suffiront pas à soumettre les populations. Des troubles éclatèrent un peu partout.

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6. A Makoua : la résistance contre Braun et Létrillard (1905) Dans la région de Makoua les populations raidissent leur attitude vis-à-vis de l’administration et les compagnies concessionnaires. De son coté, l’administration ne se résigne pas, elle décide de sévir en utilisant des moyens plus coercitifs. C’est ainsi que par arrêté du 27-01-1905, une section de « sapeurs armés » composée de 50 miliciens et de 31 porteurs est créée. Deux anciens de la mission Bobichon, le lieutenant Braun assisté du garde principal de 1ere classe Létrillard la dirigent. Braun a pour mission d’étudier le tracé d’un chemin de fer entre le terminus de la navigation sur la Likouala – Mossaka, Makoua, et le bassin de l’Ogooué. Cette étude est en vérité un grossier prétexte. En réalité, c’est l’étude géographique de la région, en vue d’une vaste opération de répression aux fins d’écraser la résistance dans cette zone. 7. Résistance à Lango de Mbadaga contre Braun (1905) Lango considéré comme l’étape la difficile des autres foyers de résistance est attaquée en premier. Le village prévenu s’est organisé en conséquence. La section entre en collision avec les guerriers de Lango. L’engagement est violent. Le chef Mbadaga est puissant, il conduit ses troupes avec intrépidité. Ses nombreuses prouesses en font une véritable légende vivante ; on dit qu’il n’aurait jamais perdu une campagne. Sa résistance stupéfie l’assaillant qui simule la reddition. Braun fait dire qu’il souhaite parlementer. En homme d’honneur, Mbadaga le croit sur parole. Il sort et se dirige en compagnie de son fils Yombi- Engoua vers l’endroit où les attendent Braun et un garde civil. Les deux hommes sont sans armes. Dès que Mbadaga et Yomby-Engoua arrivèrent à bonne porté et en parfaite évidence, une salve retentit ; le héros et son fils tombent. Lango est vaincu.

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La section se divise en deux. Létrillard avec ses hommes traversent la Likouala et continuent à sévir de Pombosso à Mvoula. Tandis que le lieutenant Braun et son groupe s’attaquent à Ndongo. Les deux groupes se rejoignent ensuite pour attaquer Otamb’ ohogo. Une fois l’opération de pacification de cette région réussie, Braun et Létrillard créent officiellement les trois postes administratifs de Makoua, Fort Rousset et Itoumbi en août 1905. Face à l’arrêt de la progression des recouvrements d’impôt au début de 1906, le commissaire général Emile Gentil, sollicite un prêt à la métropole, qui lui est refusé. Mais à la faveur de la réorganisation administrative exigée par le nouveau gouverneur général du Congo, Merlin, il est crée par arrêté du 27 septembre 1909 une nouvelle région : la Mossaka. L’occupation de la nouvelle région commence véritablement au début de l’année 1910. Les efforts du chef de circonscription portent dans trois directions. L’opération se déroule sans difficultés particulières sauf au village d’Otsouembe dont la virulence de l’opposition rappelle à l’administration que le feu du refus n’est pas encore éteint. La farouche résistance et l’acharnement au combat des habitants d’Otsouembe, nécessitent de l’administration une action plus appuyée. Elle est consignée dans le rapport du chef de circonscription de mars 1910. 8. Dans la Sangha et la Likouala : résistance de Mbia contre Cholet et Thieriet (1890) Dès 1890, les populations de la Sangha attaquent les colonnes françaises dirigées par Cholet collaborateur de Pierre Savorgnan de Brazza et Thieriet. Thieriet trouve la mort en 1891. Un autre homme, Gaillard, remonte la Sangha jusqu’à Bania et fonde le poste de Ouesso. En 1892, Mizon traverse l’Adamaoua et arrive à la Sangha par le village Koundé. Il est plusieurs fois attaqué par les autochtones. - 232 -

En 1895, Goujon remplace Mizon, il dresse des colonnes armées pour faire face aux bandes hostiles à la pénétration française. En 1905, les populations de la haute Sangha refusent de livrer les produits de traite ; elles attaquent les postes et les contingents coloniaux conduits par le lieutenant Fouchier. En 1908, ces populations organisent des attaques le long des cours d’eau, notamment ceux du bassin de Djouah (affluent de l’Ivindo) et font beaucoup de victimes du coté des Européens. Dans le district de Sembé, sous les ordres de leur chef nommé Mbia, les Djem, les Bakouelé et les Bakota attaquent les troupes conduites par le Commandant Garnier. Ils leur tendent des pièges et jettent leurs cadavres dans la forêt. En 1911, les troupes françaises conduites par le Commandant Blaise réduisent les villages rebelles. Un poste est établi à Odzala. Pour venir à bout de la résistance en 1911, les troupes coloniales utilisent plusieurs tactiques. Ainsi, de nombreux traîtres seront recrutés parmi les autochtones et utilisés pour déceler les campements des résistants. Cette année 1911 marque la fin de la résistance dans la région de la Sangha. 9. Résistance dans la Likouala de Karinou contre Albert Dolisie et Kropos (1905) Albert Dolisie accomplit plusieurs missions sur le fleuve Congo et la rivière Oubangui entre février 1887 et juillet 1888. Le plus violent accrochage avec les indigènes s’est produit le 29 juillet 1887 au nord de Mossaka. Au cours de ces combats, Albert Dolisie fut blessé, atteint d’une flèche aux fesses ; il perdit cinq hommes, une douzaine de mousquetons, des marchandises, des papiers et des instruments de travail. Dans la nuit du 11 au 12 septembre 1888, Dolisie et sa suite débarquent dans les villages insurgés après avoir reçu du renfort. Prévenues de leur arrivée, les populations avaient déjà - 233 -

déserté les villages. Lors de ces accrochages furent tués 5 autochtones et 2 mortellement blessés, 4 villages incendiés. Un poste fut établi à Mossaka, un autre à Bouandza. Les hommes de Dolisie firent régner la terreur sur l’Oubangui et les villages riverains. Au début de 1905, dans la Lobaye, les populations se révoltent contre les troupes coloniales des Capitaines Mechet et Guillemet. 80 résistants de la tribu Bondjo furent tués. Mais les révoltes continuèrent dans la région. De 1907 à 1909, le Capitaine Prokos mène de véritables combats pour venir à bout de la résistance dans la Likouala. Le premier groupe disposait de 181 hommes composés de 41 tirailleurs et 140 partisans armés de fusils modernes et traditionnels. Le second avec à sa tête, le Lieutenant Sautelle, disposait de 151 hommes. Pour venir à bout de la résistance dans la Likouala, des villages furent brûlés, des femmes et des enfants pris en otage. Toujours dans la haute Likouala, précisément à Bouar, éclate une révolte menée par le « sorcier » Karinou qui se disait « fils de Dieu, représentant de ce dernier sur terre ». Il annonçait la fin de l’ère coloniale et le départ des Blancs. Karinou se lança dans la guerre sainte, attaqua les positions françaises, distribua à travers toute la Likouala, les fétiches anti-balles. Mais le 11 décembre 1928, Karinou fut tué au combat. A karinou succéda Bera Ndjoko sur la haute Ibenga, qui fut lui aussi tué en juin 1929. Les populations villageoises découragées par ce décès finirent par se soumettre. Quelques pistes de réflexion Il m’est difficile dans l’état actuel de la recherche de faire un état des bouleversements démographiques, psychologiques et culturels créés par ces diverses agressions militaires. Les études existantes sur la colonisation de l’Afrique ont été faites pour la plupart par les Européens. Des rapports ont été rédigés - 234 -

par les anciens administrateurs coloniaux et les missionnaires. Ce que nous retenons de toute cette littérature, c’est son caractère partisan. Tous ces auteurs insistent sur le caractère « apport de la civilisation » de la colonisation. Certes, ils peuvent le penser. Cependant, cette action qui glorifie l’administration coloniale aux yeux de l’histoire universelle parce que soit disant salutaire, contient les plus graves maux administrés à ces populations. Car le système qui avait administré les territoires, avait rempli son trésor sans se préoccuper des objectifs élémentaires d’une manière globale. Quant à nous, nous croyons que, si le bien-fondé des travaux entrepris par le colonisateur est indéniable pour la circonscription, la façon d’agir, de penser du système colonial, ses nombreuses décisions autoritaires, la guerre contre les populations, devaient générer des clivages et des heurts. Une étude objective des deux entités, l’administration et la population, permettra de montrer comment s’organisait et fonctionnait le partage qui traduit l’opposition entre le système colonial et la société. D’un côté, une administration civile qui monopolise la décision politique, de l’autre, les autochtones requis de travailler souvent comme des forcenés afin de soutenir le processus d’exploitation de la colonie. Le clivage est bien net. Paradoxalement, il y a peu d’ouvrages écrits par les Congolais eux-mêmes, alors que certains témoins de cette période sont encore vivants ; on pourrait recueillir leur version des faits.

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CONCLUSION Ainsi, le refus du Blanc considéré comme envahisseur fut général sur toute l’étendue du territoire. On assista à un anticolonialisme affiché. Car la violence s’était abattue partout avec des stratégies différentes. Mais la résistance également avait pris des aspects multiformes. Le contraste qui s’inscrit dans les annales de l’histoire est, d’une part une brutalité justifiée par un système qui ne prône pas les valeurs de la civilisation que de façon superficielle, d’autre part par un sens aigu de la dignité qui peut conduire parfois au sacrifice suprême. L’Ordre colonial c’est la mort, la Résistance c’est la vie pour les Congolais. L’Ordre colonial c’est la mort, la Résistance, le malheur pour l’occupant. Par conséquent, l’occupation ne fut pas la « pacification » comme on l’a prétendu. Les territoires ne furent créés que pour l’exploitation, et l’indépendance ne fut en définitive que le recouvrement de la dignité. Ainsi l’ordre colonial ne fut pas un ordre définitif.

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CHAPITRE 9

BRAZZAVILLE ET LE CONGO DANS LA 2ème GUERRE MONDIALE par Jérôme OLLANDET INTRODUCTION L’Afrique Equatoriale Française et le Cameroun sous mandat français furent en 1940 la première partie de l’empire colonial à se jeter dans la résistance de la métropole en guerre. Mais par leur ralliement, dès les premières heures à la France Libre du Général de Gaulle, ils prirent une part de responsabilité qui contrastait avec leur physionomie démographique, économique et militaire réelle. Aussi la succession d’événements contradictoires créés par ce ralliement inattendu avait-elle engendré dans la colonie une situation invraisemblable, souvent plus cocasse que tragique. Elle explique bien des points de la résistance française à l’occupation de la métropole. L’histoire de l’AEF et du Cameroun durant cette période d’isolement dans lequel ils furent placés à cause de leur adhésion à la cause des gaullistes, retrace la vie du petit monde colonial dont les circonstances extraordinaires avaient tiré les ficelles, créant de toutes pièces des personnalités parmi les personnages qui ne seraient jamais dévoilés en temps normaux. Bien sûr beaucoup de faits et gestes de l’AEF en guerre sont assez connus. Des recherches antérieures avaient déjà présenté cet effort de guerre en des termes nets. Des chefs de colonies, des responsables de l’administration et de l’armée avaient aussi écrit des pages de cette histoire. Tout leur effort de reconstitution présentait à juste raison d’ailleurs l’Afrique centrale comme l’arrière-garde qui permit le redressement de la métropole en danger. - 237 -

Malgré cet effort de reconstitution, quelques points d’histoire restent à écrire. Car les ouvrages ne présentent bien souvent qu’une version des événements, une seule histoire, celle du petit monde colonial pris dans la tourmente. Souvent on a insisté sur les sourdes rivalités entre des chefs coloniaux, les intrigues d’officiers, l’angoisse des hommes d’affaires harassés par des impôts que l’on ne justifiait que par l’état de guerre et par des réquisitions sans nombre, etc. Cette partie des événements est bien connue et c’est elle qui fut retenue dans les manuels scolaires que l’on donne aux écoliers africains. Dans la logique de l’idéologie d’appui, cela ne fut que normal. C’est à l’indigène de retenir les faits du colonisateur et non l’inverse. La deuxième guerre continue de susciter la curiosité scientifique de l’Occident pour les aspects qui bousculèrent tant soit peu sa vie comme si l’on oubliait qu’il n’existe pas le champ de bataille qui ne soit important dès qu’une vie humaine y est abandonnée. Mais la partie d’histoire de cette époque qui reste non écrite est celle des indigènes. C'est-à-dire, celle de ces hommes que l’effort de guerre avait renvoyés vingt ans après la suppression des compagnies concessionnaires dans les bosquets à caoutchouc. C’est aussi l’histoire du « passeport » obligatoire que l’on exigeait aux indigènes pour voyager d’un village à un autre comme si les pouvoirs coloniaux avaient perdu subitement le contrôle de leurs hommes et comme s’ils se méfiaient maintenant de leur propre puissance. La partie de cette histoire qui reste à écrire, c’est aussi, celle de ces jeunes gens obligés de quitter leurs familles et villages sous les lamentations de leurs fiancées et les sanglots de leurs mères pour une aventure dont personne ne savait ni comment ni dans quel pays elle allait se dérouler encore moins sa fin. Puis il fallut avoir des troupes pour les champs de batailles. Six ou neuf mois étaient suffisants pour transformer de braves chasseurs d’arcs et d’arbalètes en soldats de première ligne pour affronter - 238 -

les mitrailleuses et chars. Quelle magie et quel sadisme que de conduire sur des champs de batailles aussi effroyables, des jeunes gens qui sortaient à peine de leurs propres villages ! Le complot ourdi par les gaullistes contre le gouvernement général pour prendre le pouvoir à Brazzaville avait été monté et guidé depuis Léopoldville sur l’autre rive du fleuve Congo. Avait-on mesuré en France, la véritable protée stratégique des trois journées d’août 1940, baptisées les Trois Glorieuses par leurs auteurs. Des journées au cours desquelles, une poignée de partisans du Général de Gaulle « arrêta la capitulation au nord de l’Equateur », suivant une métaphore postérieure de Maurice Schumann.139 Mais que serait-il advenu également du Congo belge lui-même si par hasard, l’Union Sud-Africaine, entraînée par la défection de toute l’Afrique française, avait basculé simplement du côté des puissances de l’Axe ? Les alliés auraient-ils gardé la maîtrise des mers et de la Méditerranée occidentale qui était alors leur suprême recours si la route du Cap de Bonne-Espérance avait été menacée alors que l’accès au canal de Suez était interdit à leurs navires de guerre et de commerce ? La colonie portugaise d’Angola voisine de l’AEF et du Congo belge, n’était pas restée en dehors de cette résistance française d’Afrique. Le port de Saint Paul de Luanda, la capitale de la colonie servit de grands entrepôts pour des articles indispensables à cet effort de guerre. Les vins portugais, les boites de conserve, les poissons séchés et salés, des pneus pour des blindés et d’autres véhicules ; tout cela transitait en grande partie par ce port en eau profonde avant d’atteindre ensuite Léopoldville puis Brazzaville, Bangui et le Tchad. Et que dire du Nigeria, une autre plaque tournante qui permit le ralliement du Cameroun par le capitaine Philippe de Hauteclocque, le 139

Maurice Schumann cité par Blanche Ackermann Athanassiades. 1989, France Libre. Capitale Brazzaville ; p.8.

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futur général Leclerc, l’homme des batailles du Sahara ? Comme l’écrivait encore Maurice Schumann, le seul nom de Leclerc suffit à rappeler aux Français que leur propre identité nationale, donc avant tout militaire en ces temps de panique, reparut aux yeux du monde en Afrique équatoriale. Sans l’autonomie opérationnelle de la 2e Division Blindée qui avait libéré Strasbourg, le Général de Gaulle n’aurait peutêtre pas eu tous les moyens d’empêcher, à la fin de l’année 1944, l’évacuation de la capitale alsacienne sur l’ordre du commandement allié. Sans le serment de Koufra, il n’y aurait pas eu de Division Leclerc et le futur maréchal Leclerc de Hauteclocque n’aurait pas fait entrer le nom de Koufra dans l’Histoire s’il n’était parti de Brazzaville, capitale de la France Libre. A l’oasis de Koufra, dans cette unique prairie du désert libyen, des jeunes gens, se souvenant sans doute du serment du Jeu de Paumes de la Révolution française, avait pris l’engagement de mener le combat jusqu’à la libération totale de la France. Et ils tinrent parole même si l’instigateur de ce véritable acte de foi, le commandant Colonna d’Ornano avait laissé sa vie dans ce petit buisson de dattiers brûlant au soleil.140 Tel qu’il apparaît, le champ de cette étude dépasse bien les seules limites du domaine colonial français. Mais une pareille extension du champ de recherches aurait conduit à un travail d’enquêtes de terrain impossible à réaliser. Or nous voulons asseoir ce travail aussi bien sur le texte écrit que sur le témoignage vivant de tous ces vétérans de cette époque héroïque. Ces anciens fonctionnaires locaux et ces anciens combattants croupissent encore dans les villages. Les faits historiques retenus dans cette étude dépassent également par leurs répercussions prolongées, le cadre restreint du bloc 140

C’est dans les combats de Koufra contre les Italiens que D’Ornano fut tué alors qu’il menait le dernier assaut du fort qui contrôlait la Via italiana reliant la Libye au Tchad.

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équatorial français. On continue aujourd’hui encore à soutenir que l’arrivée de l’Afrique sous domination française à l’indépendance est un acte de courage politique du côté de l’ancienne métropole. Ce geste est bien focalisé autour du Général de Gaulle. Le mythe gaulliste est bien né en Afrique centrale pendant ces moments difficiles, sur les rives du fleuve Congo. Depuis la soirée où les autorités anglaises lui avaient accordé le micro de la BBC pour s’adresser au peuple français en désarroi jusqu’au soir où les responsables du Tchad répondirent favorablement à son appel, le Général de Gaulle était encore un grand inconnu, même dans les campagnes françaises. Cet appel voulait faire de lui, un roi. Mais un roi sans terre ! Et la France Libre qu’il venait de monter dans la capitale anglaise n’était encore qu’une simple rencontre de braves gens. Le tout se joua donc en août 1940 avec cette réponse positive du Tchad, suivie du coup de force militaire de la garnison de Brazzaville et de la désobéissance administrative de quelques colons de l’Oubangui-Chari. La guerre fratricide des Français au Gabon acheva de lui donner définitivement un empire, des hommes et des moyens. Jusqu’au douloureux mariage d’Alger de 1943 qui donnait alors naissance au Comité Français de Libération Nationale, l’Afrique équatoriale du Général de Gaulle et ses hommes étaient déjà une partie agissante de la résistance française. Elle était présente sur les champs de bataille aux côtés de ses puissants alliés. Ses soldats étaient présents à Bir Hakeim avec le Général Pierre Koenig pour couvrir les flancs des troupes anglaises aux prises avec les assauts de la puissante Panzerdivision du Général Rommel, le redoutable renard du désert.141 En cet été 1943, le Général de Gaulle et ses hommes étaient allés à cette bataille politique étant rassurés qu’ils 141

Lire sur ces batailles, Erwan Bergot, 1978, L’Afrika Korps, p.137-149, Robert Jan, 1957, Les campagnes d’Afrique, p.78-96.

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n’étaient plus ces handicapés de l’été 1940. Ils avaient derrière eux des hommes dans la forêt équatoriale du Gabon et du Congo pour la coupe du bois d’okoumé, des hommes, des femmes et des enfants dans les champs de coton de l’Oubangui-Chari et du Tchad, des soldats dans les batailles du Sahara. Quant aux Africains qui avaient été appelés à cet effort de guerre considérable, leur sort se trouva face à une logique irréparable, celle de la liberté des hommes et du redressement moral des peuples. Quel sort devrait-on alors leur réserver si jamais les hostilités arrivaient à prendre fin ? La France, en les associant à sa lutte pour sa survie inscrivait objectivement un mouvement de prise de conscience qui allait nécessairement saper, sur le terrain, l’autorité de ses grands proconsuls toutpuissants qui n’avaient eu jusque-là de l’indigène que de la simple condescendance et du mépris. Un nouveau modus vivendi entre la métropole et ses colonies devenait en tout cas, nécessaire. Et il fut trouvé au mois de janvier 1944 à Brazzaville au cours du grand rassemblement des gouverneurs généraux qui traça pour l’avenir, la conduite nouvelle. Certes les milieux d’affaires tant métropolitains que coloniaux n’attendaient que le retour de l’ordre pour remettre en cause tous les espoirs qu’avait suscités auprès des Africains, cette conjoncture favorable. C’était déjà trop tard ! L’association des heures sombres que préposait la métropole aux colonisés ouvrait une ère qui sonnait le glas de l’ancien tabou. La nouvelle situation exigeait des changements qui s’avéraient irréversibles. Mais les Africains eux-mêmes, comment saisirent-ils cette grande opportunité offerte par les circonstances du temps ? La lutte qui allait s’engager dans le cadre du doute général devait faire naître deux camps hostiles : celui du Général de Gaulle et ses partisans, les rebelles, et celui de Vichy et son loyalisme à la France. Chaque camp avait ses arguments pour se prévaloir de l’intérêt général à - 242 -

sauver. On est sous le feu de la guerre et la justification des gestes importe peu. Le Général de Gaulle appelait les Français de la métropole et ceux des colonies à la résistance au nom de l’honneur et de la Nation trahie. Du côté du Maréchal Pétain, on arguait des mêmes raisons. Les armistices étaient une pause nécessaire pour soulager les Français et ne pouvaient pas correspondre à la capitulation devant l’ennemi. Toutes ces logiques étaient bonnes pour la métropole. Les colonies avaient besoin d’explications plus claires. La question à leur niveau se posait en termes d’obéissance aux hommes de révolte ou à ceux du loyalisme ? On pourrait avancer que la bataille contre l’ennemi allemand ou italien ne venait qu’au second plan. L’un des deux camps était de trop sur le sol d’Afrique centrale et il devait s’effacer d’une manière ou d’une autre. La réponse favorable du Tchad à la France Libre, le coup de force de Brazzaville et les évènements du Gabon furent autant d’étapes qui marquent ces luttes des fractions de la résistance française. Ici on est dans l’histoire des responsables coloniaux, celle des rivalités entre les chefs militaires et les tenants du pouvoir administratif. Ce que les Africains apprirent de cette phase qui se déroule sous leurs yeux de simples spectateurs, c’est que l’apparente cohésion coloniale qui les terrorisait tant pouvait avoir des failles profondes. La deuxième partie offre une histoire plus familière et dynamique. C’est l’analyse de l’effort de guerre proprement dit. Dans l’autre volet, les populations africaines furent les véritables acteurs. Sans elles en effet, aucun effort de guerre n’eut été possible. Mais à quel prix ! Enfin il y eut la Conférence de Brazzaville. Son déroulement, sa signification véritable et surtout la suite des décisions prises qui méritent bien une attention singulière et une lecture rétrospective.

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1-Les messagers du Général de Gaulle Du côté de Londres où de Gaulle venait d’appeler les Français à la résistance, le remue-ménage était aussi grand. Comme Pétain, il dut envoyer à son tour des missions en Afrique noire pour plaider également sa cause. Au début du mois de juillet, son « problème » avec les Britanniques pouvait être considéré comme réglé. Le gouvernement anglais qui avait considéré son activisme au départ comme un simple baroud d’honneur avait fini par reconnaître en lui, la voix qui portait au loin et pouvait compter dans cette résistance française coincée à l’intérieur. On pourrait dire que sa légitimité auprès du gouvernement de sa Majesté ne souffrait plus l’ombre d’un doute. Après les quelques hésitations du début, les Anglais reconnaissaient maintenant son mouvement, celui de la France Libre. Tout cela était une avancée significative. Mais sur le terrain, que représentait réellement cette foi de continuer la guerre ? La foi seule ne suffisait pas. Autrement dit, avec quels moyens, de Gaulle allait-il faire la guerre ? Dans son appel du 18 juin 1940, il avait insisté sur le poids des colonies. Il avait vite compris qu’il lui fallait mettre de son côté les potentialités humaines et matérielles qui sommeillaient encore dans ces colonies. Et l’empire colonial français, c’était avant tout l’Afrique noire, encore intacte. L’ennemi n’avait même pas essayé de l’attaquer. Or les armistices livraient l’empire à la discrétion de l’ennemi. Dans son discours à la BBC le 30 juillet 1940, de Gaulle avait multiplié les appels pour sauver l’empire. L’enjeu était de taille et il fallait battre de vitesse les hommes de Vichy pour posséder cette partie. Cependant, les hommes de la France Libre étaient conscients de ce que leur audience aux colonies était, sinon nulle, du moins très faible. Ils savaient aussi qu’une grande partie de cet empire échappait déjà à toute possibilité de contrôle. L’AOF était prise en main très tôt par Vichy et - 244 -

l’Afrique du Nord restait toujours hésitante. En tout cas ces deux blocs restaient maintenant hors de leur portée. Alors il ne leur restait plus que l’Afrique équatoriale où l’appel du 18 juin avait créé une certaine confusion et donné quelques espoirs de ralliement. Dans cette zone où ces espoirs subsistaient encore, la présence des envoyés s’avérait nécessaire pour stimuler les bonnes volontés et décider les hésitants. Le Général de Gaulle voulut jouer une fois pour toutes, ses dernières cartes. A l’exemple de Vichy, il y envoya en Afrique centrale également ses messagers. Ces hommes arrivaient en AEF et au Cameroun au moment où la situation était déjà très confuse.  Le Colonel de Larminat à Léopoldville Dans l’ensemble, l’AEF/Cameroun ainsi que leurs principaux responsables se rangeaient progressivement derrière le gouvernement légal de la France, celui de Pétain. En AEF le Gouverneur Général Pierre Boisson avait déjà donné le ton. Avant de regagner son nouveau poste à Dakar, il avait pris tout un ensemble d’actes réglementaires relatifs aux relations des coloniaux français avec ce qu’il appelait les « ressortissants des pays ennemis » Si dans les textes on parlait de manière tacite des Italiens et des Allemands, il allait sans dire que le gouverneur voulait aussi mettre en garde contre les ressortissants des colonies britanniques et des Anglais euxmêmes qui pouvaient se retrouver dans le territoire. De ce fait, les envoyés du Général de Gaulle ne pouvaient pas aborder directement la Colonie pour expliquer leur message. Partout des réseaux d’information étaient montés pour détecter tous les suspects de gaullisme. Aussi ces hommes choisirent-ils tous de se placer à l’extérieur de la Colonie pour agir par l’intermédiaire de quelques partisans organisés en cercles réduits et clandestins. Ils eurent comme première base de manœuvre, Lagos au Nigeria. Mais ils s’aperçurent très vite que - 245 -

leur action à partir de ce point éloigné réduisait la portée de leur action. Ils comprirent la nécessité de se rapprocher le plus possible de l’objectif, l’AEF et le Cameroun. Pour gagner l’AEF, il fallait s’emparer tout d’abord du pouvoir central à Brazzaville. Dans cette perspective, un point se présentait comme stratégique. C’était Léopoldville. L’adhésion des colons belges du Congo à la résistance de leur métropole, derrière le Premier ministre Pierlot, installé également à Londres comme de Gaulle, ne faisait plus l’objet de marchandage. La capitale de la colonie belge était devenue depuis le mois de juin 1940 un grand foyer de la résistance en Afrique centrale aux portes de l’AEF encore hésitante. Le premier des missi dominici que de Gaulle envoya dans cette partie fut le Colonel Edgar René de Larminat. A la différence es autres missions qui allaient le suivre et qui partirent toutes de Londres, de Larminat ne partit pas d’Angleterre. Au moment où le Général de Gaulle créait à Londres le mouvement des Français libres, il se trouvait dans l’armée du Levant. De là, il reçut du Général de Gaulle l’ordre de passer à la Côte Française des Somalis qu’il fallait faire entrer de gré ou de force dans la résistance derrière de Gaulle. Le canal de Suez était un enjeu majeur que tous les belligérants avaient saisi dès le déclenchement des hostilités. Pour de Gaulle, Djibouti était un point à tenir dans cette guerre. Le coup de force de Larminat tenta d’organiser avec quelques partisans connut un véritable échec devant la farouche opposition du Général Legentilhomme, un vichyste convaincu qui n’entendait pas céder cette place forte aux hommes du Général de Gaulle. Devant l’échec de cette opération, de Larminat et le Général Germain qui l’avaient menée, se replièrent au Caire. Ce fut depuis la capitale égyptienne que le Colonel de Larminat reçut de Londres, l’ordre de descendre en Afrique équatoriale où il existait encore des possibilités de ralliement. Du Caire, il se rendit en Afrique du sud et de là, il atteignit le Nigeria. Le 18 août 1940, il arrivait à Léopoldville. Dans la capitale congolaise, les réseaux - 246 -

de résistants belges et français fonctionnaient bien autour du Dr Staub. Le Colonel entra aussitôt en relation avec ces cellules clandestines qui lui firent connaître la situation qui prévalait exactement de l’autre côté du fleuve Congo, à Brazzaville. Maintenant qu’il se trouvait aux portes de l’AEF, comment allait-il procéder pour amener les coloniaux et les populations africaines de la Colonie, en commençant par ceux du MoyenCongo, à la cause qu’il venait défendre ? Son premier objectif était Brazzaville. Pour mieux suivre la situation, il établit ses bureaux dans un bateau qui appareillait juste en face des services du gouvernement général à Brazzaville. Ce poste lui permettait de recevoir facilement les informateurs souvent déguisés en de simples pêcheurs qui traversaient le fleuve chaque matin. Pendant que de Larminat installait sa base de manœuvre à Léopoldville, de l’autre côté du fleuve, la situation devenait de plus en plus tendue. Le gouverneur général par intérim, le Général Husson et ses services n’apprirent l’arrivée du Colonel de Larminat que deux jours plus tard. En effet, dans la nuit du 17 août, le Commandant d’Ornano et deux autres officiers avaient traversé le fleuve pour le rejoindre. Cette fuite fut apprise le lendemain. Cela mit Husson dans une grande colère. Tout le travail de persuasion qui s’amorçait entre les différentes sensibilités sur la position commune à prendre était anéanti. Dès qu’il apprit la fuite des trois officiers, le Général Bernard Husson renforçait les mesures de sécurité autour de la ville. Le trafic entre Brazzaville et Léopoldville fut interrompu tout comme des patrouilles sillonnaient le fleuve et contrôlaient les paquetages des pêcheurs dans les pirogues. Dans la ville, certains points importants furent placés sous contrôle militaire. C’était tout comme si le Gouverneur Général redoutait une attaque extérieure. A Léopoldville, le Colonel de Larminat établit son propre réseau d’informations dont la plus grande antenne de sortie - 247 -

était basée à Landana au Cabinda qu’on pouvait rejoindre aisément par la route de Matadi. L’arrivée de l’équipe du Commandant d’Ornano lui permit d’avoir les données exactes de ce qui se passait à Brazzaville. Dès lors, il pouvait agir. Le 21 août 1940, il prit contact avec le Général Husson à qui il adressa une lettre l’invitant à rentrer dans la résistance du Général de Gaulle. Mais ce contact établi entre les deux officiers ne donna aucun résultat concret. Au contraire Husson resta sur sa position. Il durcit même les mesures de précaution pour empêcher toute velléité de désobéissance. Devant cet échec, de Larminat se tourna vers les partisans du coup de force qui étaient prêts à passer à l’attaque mais qui hésitaient encore devant les difficultés politiques que leur action allait entraîner. Il leur fallait un appui politique. Et cette caution, ils ne pouvaient l’avoir que si leur action était reconnue par le Général de Gaulle lui-même et son gouvernement installé à Londres. Aux yeux des partisans du coup de force à Brazzaville, le Colonel de Larminat qui avait reçu le mandat de faire rallier l’Afrique centrale au gaullisme était tout indiqué pour prendre la tête du mouvement et de le faire valider. D’Ornano et ses collègues avaient fait la traversée du fleuve pour convaincre justement le Colonel de Larminat sur cette nouvelle équation. L’Afrique équatoriale ne pouvait être récupérée autrement que par cette voie de la force. Mais il fallait agir vite. Si le Général Husson déclenchait le premier les hostilités, l’action gaulliste était alors vouée à l’échec. La portée d’une telle opportunité serait un coup fatal au mouvement. Le Colonel de Larminat comprit cette situation d’urgence. Dans un premier temps, il voulut user de la persuasion. Il mit sur pied un système de propagande très efficace qui n’avait jamais existé au Moyen-Congo : la distribution des tracts. Le but de cette manière de faire était de toucher le maximum de personnes et de ramener les populations européennes et - 248 -

africaines à sa cause. Pendant ce temps ses sympathisants au niveau de l’armée travaillaient dans l’ombre, le plan final du coup de force. Ces tracts étaient rédigés à Léopoldville et traversaient clandestinement le fleuve pour venir inonder les services et les lieux publics de Brazzaville. Tout cela irritait tout naturellement le Général Husson ainsi que ses services de sécurité. Car malgré les dispositions prises, ils ne purent juguler cette sourde agitation. L’idée d’une attaque de la colonie par les Anglais devint une hantise de chaque jour au niveau du gouvernement général. Cela l’amena à prendre des mesures de sécurité encore plus sévères. Les hommes âgés de Brazzaville se souviennent encore de cette période de peur généralisée où il était demandé aux populations des différentes agglomérations d’éteindre les lumières très tôt le soir. Cela, disait-on dans ces quartiers, pour que l’ennemi ne pût pas repérer la ville pendant la nuit. En fait c’était un couvre-feu qu’on instaurait Même le petit feu aux charbons ardents pour réchauffer la « case » le soir était interdit et le foyer qui se faisait surprendre par la patrouille militaire était rossé de mille manières. C’est sans doute depuis ce temps que la population de Brazzaville est restée très hostile à toute idée de couvre-feu. Chaque fois qu’on avait voulu l’imposer à la ville, les résultats ont été toujours catastrophiques pour l’autorité. Au fur et à mesure que les jours passaient, le climat se détériorait à Brazzaville. Après la fuite du Commandant Jean Colonna d’Ornano, les partisans de la rébellion ouverte crurent le moment opportun pour déclencher les opérations. La caution que leur apportait maintenant le Colonel de Larminat stimulait encore les ardeurs. Mais une réflexion joua contre une action immédiate et sans préparation suffisante au niveau de l’opinion. Ils craignaient qu’une guerre civile aux conséquences dramatiques ne vînt s’ajouter à cette situation difficile.

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2-Le ralliement L’entrée de l’AEF et du Cameroun dans le camp des gaullistes commença par le territoire du Tchad. En réalité ce territoire ne fut pas le premier pays de l’empire colonial français à accepter la rébellion en rejetant l’armistice. La réponse que ses autorités avaient apportée à l’appel du général de Gaulle n’intervint que plus d’un mois après celle des autorités des Nouvelles Hébrides. Mais cette réponse du Tchad fut celle qui fit le plus d’écho tant par son caractère d’apparente spontanéité que par l’importance de sa signification réelle. Les autorités du Tchad et les envoyés de la France Libre n’eurent pas beaucoup de peine pour trouver le compromis qu’il faut absolument savoir débrouiller pour mieux saisir cette participation de l’AEF à ce deuxième grand conflit. Tout partit de Léopoldville et de Lagos. Le commandant d’Ornano avait réussi à se soustraire à l’attention du Gouverneur Général, grâce à certaines complicités de quelques milieux favorables à de Gaulle. Il avait traversé le fleuve Congo dans la nuit du 17 août 1940. Deux jours plus tard, le colonel Edgar de Larminat arrivait à Léopoldville. Aussitôt il entrait en relation avec lui aussitôt en contact avec lui et se mit sous ses ordres pour organiser ensemble la prise du pouvoir à Brazzaville où les sympathies pour le mouvement de la France Libre devenaient de plus en plus nombreuses. Après avoir pris connaissance de la situation qui régnait en AEF en général et particulièrement à Brazzaville, le Colonel de Larminat chargea Colonna d’Ornano de partir à Lagos pour rencontrer une mission de la France Libre qui venait directement de Londres. Ce fut la première liaison politique que le noyau gaulliste basé à Léopoldville avait réussi à établir avec l’empire britannique voisin. Lagos allait devenir le centre de toute l’agitation des Français Libres pour prendre en main l’Afrique centrale. En effet une mission venant de Londres, conduite par René Pleven et comprenant entre autres figures de - 250 -

la résistance, le capitaine Philippe de Hauteclocque, séjournait dans la capitale nigériane depuis quelques jours. Par hasard, il y avait également à Lagos un autre partisan de la France Libre, le commandant Parant. Il se joignit au groupe. Il allait être par la suite lié étroitement au mouvement du ralliement. La mission Pleven avait reçu les pleins pouvoirs du chef de la France Libre et avait pour rôle de : ….Représenter le Général de Gaulle dans toute négociation qu’il pourrait y avoir lieu, d’engager ou d’accepter, dans toute déclaration qu’il pourrait avoir lieu de faire, dans toute initiative qu’il pourrait y avoir lieu de prendre en vue d’amener tout ou partie des Colonies Françaises d’Afrique Occidentale et Equatoriale et le Cameroun, à se joindre au Général de Gaulle pour refuser l’exécution des armistices et continuer la guerre contre les Allemands et les Italiens… Dans la prescription de cet ordre de mission, le groupe devait par tous les moyens atteindre son but. Il fallait réussir cette mission pour la survie du mouvement. Les envoyés de Londres étaient à Lagos depuis le 9 août 1940, après une escale à Bathurst en Gambie. Après quelques contacts avec les premiers ralliés – venant surtout de l’A.O.F. – et quelques vues sur la situation en Afrique Equatoriale, la mission se scindèrent en deux groupes. Le capitaine Leclerc et le Lieutenant Boislambert furent chargés du ralliement du Cameroun. René Pleven à qui se joignit le Commandant d’Ornano fut mis à la disposition du Colonel de Larminat pour gagner l’AEF. Le groupe Pleven et d’Ornano ne descendit pas à Léopoldville, mais fut chargé de rejoindre le Tchad. Les deux hommes s’envolèrent aussitôt pour la capitale Tchadienne. Pourquoi ce choix du Tchad et du Cameroun ? Deux raisons essentielles d’opportunité sous- 251 -

tendaient ce choix. Nous avons déjà noté que tous les envoyés de la France Libre avaient choisi Lagos ou Léopoldville comme les bases de manœuvre. C’étaient alors les deux centres de résistance à partir desquels on pouvait agir sur l’AEF. Le choix du Tchad et du Cameroun était commandé par des raisons de proximité à la fois cartographique et politique. Un coup de force qui commencerait par ces deux pays limitrophes du Nigeria avait beaucoup d’atouts de succès. En cas d’échec un repris était plus facile à opérer. Il y a ensuite le problème des voies de sortie de l’AEF. La prise en main par les gaullistes des deux territoires du Tchad et du Cameroun enclavait totalement l’AEF. Brazzaville n’avait plus d’autre issue que le ralliement.  L’attitude de Fort-Lamy et la réponse du Tchad Le 24 août 1940, la mission de Pleven et d’Ornano arrivait au Tchad. A Fort-Lamy l’accueil fût mitigé de réserve au départ. Les deux hommes entrèrent cependant en contact avec les autorités du territoire. Le Gouverneur Félix Eboué, homme décidé, était prêt à répondre à l’appel de Londres. Bien avant cette rencontre avec les envoyés du général de Gaulle, au moment de l’enthousiasme général qui avait envahi les colons d’AEF, il avait déjà entrepris d’établir des relations particulières avec la colonie britannique du Nigeria. Mais il avait dû renoncer à ses démarches individuelles devant la défection générale qui partait de Brazzaville où le gouvernement général montrait encore des hésitations. Il avait dû surseoir à son projet pour éviter que sa colonie n’entrât en guerre contre le reste de la fédération. Le gouverneur Félix Eboué savait que la tournure de la guerre allait le ramener à sa première vision des évènements. Son territoire contigu au Nigeria ne pouvait pas rester en marge de la résistance de cette colonie voisine derrière sa métropole. C’était une réflexion d’un simple bon sens. Pendant un moment il voulut annoncer son intention. Maintenant que l’appel à la dissidence derrière - 252 -

de Gaulle venait de plus haut, il était prêt à souscrire pour tout son territoire en affirmant officiellement l’adhésion du Tchad. Quant à Marchand, commandant en chef des troupes du Tchad, il se montra au départ très vite méfiant à l’égard des hommes de la France Libre qui venaient le convaincre de suivre de Gaulle et ses partisans. Au niveau militaire, la situation restait donc confuse. Le Commandant Marchand évitait de prendre clairement position. Il attendait celle des autorités civiles qui pouvaient lui servir de couverture. Il craignait d’en prendre une qui aurait pu le mettre en porte à faux avec le commandement supérieur des troupes, basé à Brazzaville. Ce genre d’attentisme était fréquent pendant cette période de décisions difficiles. A différents échelons, certains responsables craignant pour leur sécurité, mais surtout pour leur carrière coloniale, n’osaient pas exprimer ouvertement leur position. Il fallut à René Pleven et au Commandant d’Ornano un grand travail de persuasion pour décider cet homme autoritaire à suivre l’appel de Londres. Ce travail fut possible grâce aux bons rapports qui avaient existé auparavant entre cet homme, le Commandant Marchand et le Commandant Jean Colonna d’Ornano. Les deux hommes se connaissaient très bien. Le Commandant d’Ornano avait servi sous ses ordres, au Tchad, avant d’être envoyé au bataillon du Moyen-Congo à Brazzaville. Après le ralliement du Tchad, le Général de Gaulle fit une promotion au Commandant Marchand en le nommant au grade supérieur. Il fut ensuite affecté à Brazzaville pour assurer la formation des premiers contingents de militaires africains qu’on venait de faire mobiliser. Les pourparlers entre les deux envoyés du Colonel de Larminat et les deux Chefs administratif et militaire du Tchad durèrent près de deux jours. Puis ils se mirent d’accord pour lancer la déclaration du 26 août 1940 qui fut rendue publique à l’Hôtel de Ville de Fort-Lamy.

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L’isolement économique mettant le pays en péril et la restauration de la grandeur française exigeant que la France d’Outre-mer poursuivît la lutte, le Gouverneur du Tchad et le Commandant Militaire ont décidé l’adhésion du territoire et des Troupes qui les protègent, aux Forces Françaises Libre du Général de Gaulle… Les Tchadiens garderont le territoire à la France envers et contre tous.142 Le Gouverneur Félix Eboué, au nom de son territoire, répondait favorablement à la France Libre. Cette réponse du Tchad fut apprise très rapidement à Londres. Au niveau du chef des Français libres, ce fut un véritable moment de soulagement et d’espoir. Son appel du 18 juin avait cessé d’être un simple cri de désespoir puisqu’il avait rencontré quelque part, un écho favorable. Le lendemain de cette déclaration, le Général de Gaulle citait le Tchad à l’ordre de l’Empire en ces termes : Sous l’impulsion de ses chefs, le Gouverneur Eboué, Gouverneur et le Colonel Marchand, Commandant Militaire, le Tchad a montré qu’il demeurait une terre vaillante. En dépit d’une situation particulièrement dangereuse, le Tchad a refusé de souscrire à une capitulation honteuse et a décidé de poursuivre la guerre jusqu’à la victoire. Par sa résolution, le Tchad a donné le signal du redressement à l’Empire Français tout entier.

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Lire le JO de l’Afrique Française Libre et de l’AEF du 1er au 15 septembre 1940, p. 432.

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Les hommes de la France Libre venaient de marquer des points importants. Avec ce ralliement, le Général de Gaulle et ses Français Libres avaient cessé d’être les hommes sans terre du 18 juin1940. Visant le Tchad comme première cible, les gaullistes avaient calculé juste. Le rôle qu’allait jouer par la suite ce pays dans les guerres de la Méditerranée en fit un point stratégique important. Au lendemain de la première Guerre Mondiale, le Général Mangin, n’avait-il pas déclaré : « qui tient le Tchad, tient l’Afrique » ? La boutade prémonitoire restait encore vraie. Mais le Tchad seul dans le camp ne suffisait pas Pour rallier dans les moindres délais toute l’AEF, le problème essentiel consistait à aborder à la fois Fort-Lamy, Douala et Brazzaville. Mais le ralliement du Tchad restait un fait isolé et très fragile, tant que l’ensemble équatorial n’entrait pas dans le jeu. Le gouvernement général basé à Brazzaville et le commandement supérieur des troupes pouvaient y dépêcher des unités punitives. Le tout serait remis alors en cause. Le Tchad venait de donner le signal de départ important mais pas suffisant. Les autres parties de l’empire colonial n’avaient plus qu’à suivre l’exemple. En tout cas, les gaullistes devaient agir vite car la cet exemple du Tchad n’avait pas encore reçu l’aval des autres colonies.  Les gaullistes au Cameroun Le Cameroun rallia la cause de la France Libre à la suite d’un coup de mains des envoyés du Général de Gaulle dépêchés depuis Londres. Ce fut alors le deuxième territoire à accepter la sédition. La résistance anti-gaulliste fut vaincue sans grande peine. En effet pour beaucoup de colons français du Cameroun, il fallait absolument se ranger derrière les hommes de la résistance. Tout partit du port de Lagos au Nigeria. Pendant que la mission conduite par Pleven et d’Ornano remontait au Tchad, celle de Leclerc et Boislambert prenait la direction du Cameroun. La base choisie pour les - 255 -

manœuvres était le Cameroun anglais que la mission atteignit par le petit port de Tiko au nord/ouest du port de Douala. De là, les deux hommes et leur suite atteignirent Douala à bord de deux embarcations légères. Il fallait garder à l’opération le maximum de discrétion pour la réussir avec l’effet de surprise. C’était dans la nuit du 25 août 1940. Après avoir pris des contacts avec les sympathisants gaullistes de la ville, Leclerc et son groupe décidèrent de passer à l’attaque. Bien sûr le petit groupe de militaires qui avaient déjà pris des contacts avec vint très rapidement à leur secours. Sur le plan militaire, le capitaine Dio, commandant de la place vint leur prêter main forte en ordonnant à une compagnie de bloquer aussitôt le port. Cela permit le débarquement facile du petit groupe qui établit très vite son poste de commandement dans les abris du port. Avec le concours de leurs partisans, ils neutralisèrent rapidement les éléments hostiles de la ville. Les édifice et autres lieux publics furent cernés et placés sous bonne garde des assaillants. Quelques heures plus tard, Leclerc rédigea une proclamation de ralliement qu’il envoya déverser par avion sur toute la ville. Il invitait les responsables civils et militaires à rejoindre le mouvement de résistance que le Général de Gaulle lançait depuis Londres par son appel du 18 juin. Il expliqua que son action ne visait pas la prise du pouvoir mais consistait à travailler avec les autorités en place pour réussir tout simplement le ralliement. Il affirmait dans les tracts qu’il avait reçu cette mission du Général de Gaulle qui incarnait en ce moment la résistance française face à l’ennemi. Le lendemain, deux compagnies venant de Douala débarquaient à la gare centrale de Yaoundé. La ville fut bloquée et tomba sans une grande résistance. Le soir du même jour, Leclerc arrivait à Yaoundé. Un acte du Chef de la France Libre le nommait deux jours plus tard comme gouverneur civil et militaire du pays. Il commença alors l’organisation militaire du territoire. - 256 -

 Le coup de force de Brazzaville : l’arrestation du Général Husson Il fut un temps où les petits écoliers de Brazzaville fredonnaient un air de marche militaire qui finit par gagner toutes les cours scolaires du pays. La chanson devint si populaire qu’on en perdit même le sens exact des paroles que chacun prononçait avec excitation. Cette chanson patriotique remontait, en fait, aux Trois Glorieuses d’août 1940 au cours desquelles la capitale de l’AEF connut un fait inédit dans tout l’empire colonial français. La colonie du Moyen-Congo était en ébullition et Brazzaville sa capitale vivait des heures difficiles. Les coloniaux favorables à l’appel du 18 juin 1940 et ceux qui étaient favorables à Vichy se regardaient avec méfiance, prêts à un affrontement décisif qui n’attendait plus que le moment opportun. L’autorité du Gouverneur Général était chancelante depuis que lui-même et quelques hauts responsables civiles et militaires de la colonie avaient affiché leur haine antigaulliste. Les nouvelles du ralliement du Tchad venaient raviver les tensions. Face à cette hostilité du haut commandement militaire et de la haute hiérarchie civile, les hommes du Général de Gaulle étaient déterminés à passer à l’offensive. Mais le coup du départ fut donné par le Gouverneur Général lui-même. Cela précipita les évènements. Le 27 août 1940, le Général Bernard Husson crut redresser la situation. Aussi, prit-il un ensemble de précautions pour endiguer au plus vite, le courant contraire qui grandissait, surtout dans les milieux militaires. Très tôt le matin, le commandant Délange et le lieutenant Rougé furent arrêtés et placés en garde à vue dans les locaux de l’Etat-major. Vers dix heures, il réunit au G.Q.G. tous les officiers de la garnison de Brazzaville pour une mise au point. Après une brève communication faite sur les événements du Tchad et du Cameroun, Bernard Husson annonça une série de mesures qu’il entendait prendre pour éviter la contagion. Il devait à tous prix, - 257 -

insistait-il, « rétablir l’ordre ». Parmi les mesures, la fermeture du trafic entre Brazzaville et Léopoldville fut annoncée. La surveillance autour des édifices et des lieux publics fut renforcée. Le Général Bernard Husson prit également une décision grave qui allait précipiter une fois pour toutes, le cours des événements. Il ordonna, à l’issue de la réunion avec les officiers, le désarmement du bataillon des Sara du commandant Délange. Celui-ci était situé à la sortie/nord de Brazzaville, dans un quartier populaire en pleine installation qui commençait à porter le nom de Ouenzé pour se faire distinguer de Poto-Poto dont il n’était qu’une excroissance. Comme nous l’avons déjà indiqué, Délange avait été mis en résidence surveillée avec le lieutenant Rougé et l’adjudant de Boissoudy. Ils furent relevés de la tête de leurs unités. Mais le Général Husson ne les avait pas encore fait remplacer. Il se produisit donc une certaine confusion dans ce camp qui était resté sans commandement. Le Général Husson entendait aller plus loin encore. Il savait que l’agitation des gaullistes n’était pas le simple fait des militaires. Les mesures à prendre devaient par conséquent dépasser le simple cadre de l’armée. Déjà au cours de la même journée, on annonçait l’établissement d’un couvre-feu total sur toute la ville à partir de 19 heures. La réunion du 27 août 1940 se termina assez tard la nuit. Le Général Husson rappela ses ordres de tout mettre en œuvre pour arrêter l’agitation hostile qui se déroulait dans la ville. Cependant son trouble était grand car il savait que le complot au niveau de l’armée commençait à se cristalliser davantage. Dans la même nuit, il fit arrêter quelques officiers suspects. Le lendemain, 28 août, les événements se précipitèrent. Les conspirateurs décidèrent de passer à la contre-offensive. La lutte était désormais ouverte. Les hommes du coup de force estimaient qu’en accordant trop de temps au Général Husson, leur cause était perdue. Le capitaine Louis Oubre qui avait pris la tête du mouvement et engagea la bataille. A 11h.30, il fit - 258 -

arrêter le chef de bataillon, qui commandait le Camp Tchad. Le commandant Délange et ses compagnons de détention, le lieutenant Rougé et l’adjudant de Boissoudy, arrêtés la veille, furent délivrés et ils reprirent la tête de leurs unités. L’Etatmajor était neutralisé. Le général Husson était alors coupé de celui-ci. Les unités qui lui étaient restées fidèles attendaient toujours des ordres qui ne parvenaient pas. En prenant le quartier général, le commandant Délange et ses compagnons avaient brisé la chaîne commandement si nécessaire en de pareilles occasions. Son tour n’était plus qu’une question de temps très limité. Toutes les unités qui lui étaient fidèles furent neutralisées ou dispersées assez rapidement. Peu à peu, le Général Husson perdit tout espoir de redresser le cours des évènements. Il tenta cependant, en désespoir de cause, d’entrer en contact avec l’Etat-major. Trop tard ! Il fit organiser alors la défense du Palais avec les soldats de sa garde rapprochée. Il savait que l’attaque était inévitable. Le Docteur Adolphe Sicé décrit l’événement : A midi, le détachement de Boissoudy arrivait à la hauteur du gouvernement, suivi de près par celui de Rougé/Compigny qui, ayant quitté le secteur de l’Etat-major, débouchait sur le gouvernementgénéral par la rue Liotard…Les deux détachements pénétraient dans le parc du Gouverneur Général. Les voilà face à face avec les gardes. Des ordres brefs rompent un silence angoissant. Les gardes mettent bas les armes… Jusque là, le Général Husson avait suivi les événements d’assez loin, maintenant qu’ils se déroulaient sous ses yeux, il comprit vite que la partie était perdue. Les assaillants n’étaient plus apeurés pour obéir à ses ordres. Il avait perdu tout contact avec l’État-major. Les différents responsables de l’armée et de - 259 -

l’administration qui faisaient son ultime espoir étaient, pour la plupart arrêtés et gardés à vue. Il n’attendait plus que son sort. Cependant il tenta de se soustraire à l’attaque comme le notait par ailleurs Adolphe Sicé : Le Général Husson et une partie de son entourage quittent le Gouvernement Général et gagnent l’avenue centrale par le portail qui fait face à l’Institut Pasteur… C’est là qu’après de brèves sommations, il fut arrêté par Rougé…Le Général et son entourage furent transportés à l’embarcadère du port de Brazzaville, d’où ils quittent à quatre heures de l’après- midi la terre française libérée, à destination de Léopoldville. En réalité l’arrestation du Général Husson se fit de manière plus dramatique que ce témoignage du Docteur Adolphe Sicé qui ne voulut pas rentrer dans les détails, sans doute, pour des raisons de respect envers le chef de la Colonie. Le lieutenant Rougé qui conduisait les émeutiers au palais du Gouverneur Général était le fils d’un collègue de promotion du Général Bernard Husson. Il connaissait très bien le jeune officier. Apprenant que le lieutenant Rougé était au portillon à la tête des insurgés, tous des tirailleurs africains du camp de Ouenzé, le Général Bernard Husson ne pouvant cacher son indignation et son horreur, lança ce cri imprévu, « …pas le fils de Rougé tout de même ! » Il sortit de son bureau. Il tenta de retourner la situation en allant à la rencontre des émeutiers en leur intimant l’ordre d’arrêter leur chef de troupe. L’heure était grave ! Ayant ainsi donné son commandement, il se retourna tout fâché pour regagner son palais. Contre toute attente, un jeune soldat, haut sur près de deux mètres, le prit par surprise à la hanche et l’aplatit, le ventre au sol. Tandis que le malheureux Général Husson se débattait dans cette position, quelques-uns - 260 -

de ses camarades lui administraient des coups violents dans tous les sens. Il fallut l’intervention énergique du lieutenant Rougé lui-même pour libérer l’officier qui fut conduit à l’Auberge du Gouvernement situé tout juste en face de sa résidence. Tout cela se fit assez rapidement ; ce qui empêcha le bataillon du Moyen-Congo et la Milice d’intervenir. Ils étaient battus de vitesse. Mais il faut aussi noter tout de même que bon nombre de militaires de ces unités avaient épousé le point de vue des rebelles au dernier moment, laissant ainsi le Général Husson tout seul dans la tourmente. Le geste du jeune soldat était prémonitoire des évènements majeurs que Brazzaville allait connaître quelques années plus tard. En effet, le Général Husson avait été arrêté le 28 août 1940. Le 15 août 1963, soit 23 années après ce lynchage inédit, l’Abbé Fulbert Youlou, le premier président du Congo indépendant, subissait dans le même Palais du gouverneur, devenu le Palais présidentiel, la même humiliation, à quelque chose près, qu’aucune violence physique ne fut exercée sur lui. En 1940, les militaires du Lieutenant Rougé, présents avaient posé un acte qui prit de cours tout le dispositif de défense et de sécurité du Palais que le haut commandement venait d’installer pour arrêter l’insurrection. En 1963, dans les mêmes conditions d’excitation, sur les marches du même perron et presque à la même heure, une chanson patriotique était née avec le même refrain : « …Youlou a tout volé, nous bâtirons de nouveau…. » Cette chanson était une réplique de cet autre chant tout aussi insolent et iconoclaste que les soldats africains avaient entonné en août 1940 pour annoncer leur victoire qui allait au-delà du simple haut fait de guerre. Cette chanson disait : « …A Ouenzé, à Ouenzé, à Ouenzé, mauvais soldats… Toi y en a plus notre général, notre général y en a de Gaulle… »143 Avec l’action de ces mauvais soldats de Ouenzé, 143

Enquête orale : Brazzaville 12 février 1987

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le régime de Vichy avait perdu définitivement une partie importante de l’empire colonial français tandis que les hommes du Général de Gaulle gagnaient à leur tour un point d’appui sûr pour leur mouvement. L’arrestation du Général Housson fut apprise très rapidement dans les deux agglomérations de Brazzaville, Bacongo et Poto-Poto. Quelques militaires qui avaient participé à ce coup de force habitaient dans ces quartiers. Cette action du 28 août 1940 fit un véritable choc dans les esprits. Elle annonçait également des signes avant-coureurs d’un vent dont on ignorait encore le point de départ et l’orientation. En terrassant le Général Husson, Gouverneur Général de l’AEF et Commandant en chef des Troupes de la Colonie, en le rouant de coups de bottes comme un vulgaire bandit de grands chemins, ces soldats africains posaient un acte inédit, insupportable et d’une portée historique considérable. Dans les quartiers populaires, le récit de cette arrestation du Général Husson était commenté avec fierté et le jeune soldat tchadien était vu comme le héros d’une cause qu’on ne parvenait pas à définir pour le moment. Les coups de bottes que ces militaires africains donnèrent au Gouverneur Général vengeaient toutes les humiliations subies par leurs pères jusque-là. Ce fut tout un pan de l’histoire coloniale qui s’écroulait au Moyen-Congo et s’écrivait dans la tourmente des heures sombres qui allaient sonner le glas de l’ancien tabou. Ces héros du 28 août 1940 dont la plupart reposent tout au long des tranchées et des chemins qu’avait pris la 2e Division Blindée du Général Leclerc, dans le désert du Fezzan de Tripolitaine, sur les côtes de Tunisie, du Maroc et d’Italie…, ne furent plus connus quelques années après la fin des hostilités par les petits-fils de ces anciens écoliers congolais qui chantaient leur audace avec fierté. Même pas par ceux de Ouenzé, leur point de départ ! Ils furent toujours présents dans la libération de Paris, de Strasbourg, de - 262 -

l’Allemagne, etc.144 Dans cette armée française d’Afrique centrale, tout au moins au niveau de la garnison de Brazzaville, il y avait certaines divisions. Les parachutistes étaient pour le ralliement au Général de Gaulle, l’infanterie pour Pétain et l’artillerie était neutre. Bien sûr cette division n’était pas catégorique. Il y avait dans ces différents corps, des sympathisants du Général de Gaulle et ceux de Pétain. Ce furent ceux de Général de Gaulle qui menèrent l’hostilité au Général Husson et le déposèrent le 28 août 1940. Pendant ces événements, un administrateur était venu faire signer des papiers par le Général Husson. Il fut aussi pris dans la mêlée et « tabassé ». L’adjudant de Boissoudy lui donna un coup de crosse de revolver qui lui fit apparaître une ecchymose sur le front. C’est bien après qu’on apprit qu’il s’appelait Couder. Il était le Chef de District de Mayama à quelques 70 kilomètres au nord-ouest de Brazzaville. Vers midi, Husson avait tenté de fuir vers l’avenue qui donne sur l’Institut Pasteur (actuellement Laboratoire National). Un jeune officier, le lieutenant Rougé l’avait arrêté. Pendant qu’il tentait de le ramener vers sa résidence, quelques militaires avaient commencé à le frapper durement. Ils lui déchirèrent sa veste blanche jusqu’au niveau du cou145 Sur le champ, une chanson en langue sango était née. Elle disait ceci au Général Husson : « tu es trop sévère ; maintenant c’est notre tour. Si l’on te dit de punir pour huit jours, tu punis 144

Le camp CFCO de Ouenzé Manzanza a été détruit et la municipalité de Brazzaville y a érigé un hôpital baptisé Hôpital Albert Leyono, du nom d’un ancien maire de cette commune. 145 Enquête orale, Brazzaville 7/8/ 80.

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toujours pour quinze jours, etc. » Le Général Husson et sa famille furent installés dans les salons de l’Hôtel de la Résidence gouverneur construit non loin du palais du gouverneur. Ils y passèrent près de trois heures avant d’être conduits au beach de Brazzaville pour aller à Léopoldville. Ce retard était voulu par les chefs du coup de force pour des raisons à la fois de vengeance et de sécurité.  Le nouveau gouvernement général de l’AEF Depuis Léopoldville où il se trouvait, le Colonel de Larminat suivait attentivement les événements de Brazzaville. A trois heures de l’après-midi, soit deux heures environ après l’arrestation du Général Bernard Husson, il traversa le fleuve. Il put rencontrer au port de Brazzaville, le Général Husson et son entourage en partance pour Léopoldville. Du port, le colonel de Larminat fut conduit directement à la grande place de Poto-Poto à Brazzaville où il fut présenté aux coloniaux et aux populations africaines.146 Cet après-midi connut une agitation intense dans les milieux du colonat et dans les principales artères de la ville. Partout les militaires sillonnèrent les rues. Car il y avait encore des combats légers autour de certains lieux publics. Mais ces combats cessèrent très vite à l’avantage des gaullistes. La soirée fut relativement calme partout. La résistance fut assez forte pour l’occupation du petit poste de Radio/Club où les hommes du Général Husson avaient pris position depuis trois jours environ. Cette station, située non loin de la résidence du Gouverneur Général était plus facile à garder. Les assaillants tentèrent de la prendre par surprise en contournant les lieux par le ravin dit de la Glacière. Mais ce fut un échec. Aucun document ou aucun témoignage ne permet d’établir s’il y avait eu des morts dans les deux 146

La manifestation se tint au grand marché Imbwa, à l’emplacement où l’on érigea plus tard les bureaux de la Commune de Poto-Poto.

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camps. Avec cette prise de la radio, la résistance des antigaullistes prit fin et les résistants du Général Husson durent accepter le fait accompli. La guerre civile avait pu être évitée entre les fractions. Le soir, un communiqué annonçait à l’ensemble de l’AEF la prise du pouvoir par les envoyés de la France Libre du Général de Gaulle. On continuait cependant à redouter à Brazzaville, une opération de représailles du gouvernement de Vichy. Cette peur devint plus grande lorsqu’on apprit deux jours plus tard que le Général Husson avait dépêché vers Vichy un télégramme de détresse dès son arrivée à Léopoldville pour demander des avions et des hommes pour punir les rebelles de Brazzaville. Le jour de son arrivée, le colonel de Larminat annonçait lui-même sa prise du pouvoir et son installation comme seule autorité de la colonie d’AEF en ces termes : Le Colonel de Larminat, Officier de la Légion d’honneur, Délégué du Général de Gaulle pour l’Afrique Française Libre, a pris le 28 août 1940, les fonctions de Chef du Gouvernement de l’Afrique Française…. Tout était clair maintenant dans la capitale. Le Colonel de Larminat avait pris le pouvoir à Brazzaville au nom du Général de Gaulle. Les gaullistes étaient maintenant les maîtres de la situation dans la capitale. Après cette victoire soudaine, le Colonel de Larminat et ses partisans organisèrent aussitôt une opération de police pour détecter tous les vichystes de la capitale, tous les hésitants et tous les suspects au nouveau pouvoir. A Brazzaville, l’Inspecteur des colonies qui voulut organiser autour de lui un petit mouvement d’opposition au nouveau chef de l’AEF fut arrêté. Gardé à vue pendant quelques jours, il fut envoyé ensuite en résidence surveillée à Fort-Rousset dans le Département de la Likouala- 265 -

Mossaka au Nord/Congo. A l’intérieur du territoire, quelques actions pareilles furent tentées ici et là sans succès. Il était évident que certains administrateurs de brousse n’étaient pas informés correctement de la véritable situation qui prévalait dans la capitale. Aussi prenaient-ils quelques courages dérisoires. Dans la Haute Ogooué, l’administrateur Aristide Auclair, le chef de district de Franceville qui avait voulu résister au pouvoir de Brazzaville ne put tenir longtemps son discours d’opposition. Des militaires partis de Brazzaville par Ewo, en suivant la route d’Andely parvinrent à le neutraliser. Il fut conduit ensuite jusqu’à Okoyo d’où il prit un bateau sur l’Alima jusqu’à Mossaka et de là il fut embarqué quelques jours plus tard, pour Brazzaville. Il demanda un pardon qui lui fut accordé puisqu’on le retrouvera à la Conférence de Brazzaville de janvier/février 1944 comme chef de district de Mayama. Après les opérations militaires, il fallut organiser ensuite l’administration civile afin de relancer véritablement l’effort de guerre qu’on attendait des populations locales et des coloniaux. Pour cela, il était nécessaire de donner à la prise du pouvoir par la force, un aspect de légalité. Le texte organique pris le 29 août 1940 par de Larminat lui-même fondait cette légalité et fixait les compétences des responsables au nouveau du gouvernement général. ….Au nom de la France Libre, avec l’assentiment de la majorité des Français de l’A.E.F. Nous, Colonel de Larminat (René-Marie-Edgard), Officier de la Légion d’Honneur, délégué du Général de Gaulle pour l’Afrique Française, Déclarons assumer provisoirement, et jusqu’à la libération complète du Territoire métropolitain et la constitution, sur ce territoire, d’un Gouvernement

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de l’Afrique Française Libre, les fonctions de Chef du Gouvernement de l’Afrique Française Libre…147 Ce texte fut porté au journal officiel de l’AEF du 1er septembre 1940 à la page 666. Il paraissait nettement que les partisans de la France Libre voulaient faire une réplique aux hommes de Vichy avec leur création du Haut Commissariat d’Afrique Noire, basé à Dakar. De cette manière, les capitales fédérales étaient remises sur le même piédestal. Le Chef du gouvernement de l’Afrique Française Libre avait la plénitude du pouvoir gouvernemental. Il possédait par exception sur les territoires soumis à son autorité, les pouvoirs qui appartenaient constitutionnellement tant au Président de la République qu’au Parlement français. Ce premier texte de la France Libre ouvrait une ère nouvelle dans les rapports que la France établira plus tard avec son domaine colonial. Cette déclaration inspirera le Gouverneur Félix Eboué dans ses grands thèmes qui furent plus tard, la toile de fond de la Conférence de Brazzaville. Nous y reviendrons plus loin. Les nouveaux chefs gaullistes installés à Brazzaville entraient ouvertement en rébellion contre le Gouvernement de Vichy. Ils refusaient de reconnaître son autorité sur l’Afrique Noire et encore moins celle des responsables du Haut-Commissariat pour l’Afrique, avec Dakar comme chef-lieu. Les événements qui suivirent la création de ces deux édifices apparurent comme une lutte entre Brazzaville et Dakar dans leur influence en Afrique noire française. Les gaullistes qui créaient l’Afrique Française Libre mettaient en place une simple réplique de ce que le gouvernement de Vichy avait lancé avec la création du HautCommissariat de l’Afrique noire. Au-dessous de toutes ces tribulations il y avait deux hommes, le gouverneur Félix Eboué et le gouverneur Pierre 147

JO de l’Afrique Française Libre et de l’AEF, page 245.

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Boisson que l’opportunité du moment opposait bien qu’étant unanimes sur leurs méthodes coloniales. Le 29 août 1940, le Général de Gaulle envoyait le télégramme n°1351 par lequel il reconnaissait les événements qui étaient intervenus à Brazzaville et en prenait la responsabilité. Par un autre télégramme du même jour, le Colonel de Larminat était promu au grade de Général de Brigade et désigné Commandant Supérieur des Troupes d’AEF/Cameroun. L’entrée en scène de Brazzaville allait bien vite entraîner toute la colonie dans le camp gaulliste. Mais un mois s’écoula encore avant que ce dessein des envoyés de Londres fût entièrement rempli. Le ralliement de toute l’AEF fut déterminant pour la résistance française en Afrique derrière de Gaulle. Bien que n’ayant pas de forces humaines, économiques ou militaires considérables, cette partie du domaine colonial était devenu un point stratégique important. Ce qu’on considérait à Vichy comme la rébellion que de Gaulle et ses partisans organisaient depuis Londres, commençait avoir une certaine cohérence et une profonde signification. Cette rébellion prenait réellement corps. Mais plus que la France Libre, le nom de Gaulle sortit aussitôt de l’ombre pour gagner une dimension qui était jusque-là insoupçonnée. Le Général de Gaulle devint l’homme de l’Afrique ! Et cette image d’Epinal le suivra toute sa vie. A côté de cet homme, d’autres figurent sortirent également de l’ombre pour venir grossir les rangs des héros dignes de légende de cette résistance française d’Afrique. 3-De Gaulle en Afrique centrale La guerre du Gabon venait de prendre fin quand le chef des Français Libres entreprit son premier tour d’Afrique. Le but de ce voyage était facile à comprendre. Le geste d’adhésion que venait de lui faire l’Afrique centrale était pour son mouvement un acte hautement significatif. Il tenait, dans cette première sortie de son réduit londonien, à rassurer, par sa présence, tous - 268 -

ceux des responsables coloniaux qui, soutenant sa cause, étaient les véritables artisans du succès de ses envoyés. C’était donc un acte de bonne courtoisie avant tout ! Ce voyage avait aussi, en dehors des préoccupations militaires, économiques, une portée politique indéniable. Sur le plan militaire et économique, il fallait évaluer à sa juste mesure ce que ce ralliement de l’AEF apportait à son mouvement de résistance. Que signifiaient exactement toutes ces forces qui acceptaient ainsi la poursuite de la guerre sous son orientation ? Que représentait réellement l’Afrique centrale du point de vue stratégique ? Le chef des Français Libres savait parfaitement que le grand écho que le ralliement de l’AEF avait fait auprès des Alliés relevait d’abord de la simple propagande. Maintenant il fallait passer au constat réel sur le terrain. Le Général de Gaulle devait naturellement faire le tour de « son empire colonial » pour se rendre compte effectivement par lui-même de ce qu’il possédait maintenant comme forces réelles grâce à ce ralliement. De quels moyens humains et matériels disposaitil et quelles fonctions pouvait-il assigner à ses différents représentants en Afrique ? Car les fonctions qu’il voulait leur faire jouer aux côtés des Anglais devaient cadrer avec les besoins urgents de la guerre. Ce fut surtout le plan politique et diplomatique qui était intéressant pour lui. C’est surtout pour ce point que cette première tournée africaine du Général de Gaulle eut toute son importance. Il voulut prouver aux Alliés américains qu’il n’était pas un homme seul, un roi sans terre. …Quand Roosevelt crut pouvoir, à la fin de 1942, cautionner Darlan en le qualifiant « d’expédient provisoire », le porte-parole de la France Combattante, faute de pouvoir parler librement de Londres à la France occupée, se condamna lui-même

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au silence : Eh bien, me dit alors le Général, si cela dure, vous partirez le 1er janvier pour Brazzaville.148 Le chef de la France Libre venait en Afrique pour donner à sa résistance une base de manœuvre en terres françaises. Les territoires de l’AEF et le Cameroun étaient indiscutablement des parties de l’empire colonial français. Après tout, Londres qui l’avait accueilli en juin 1940 ainsi que ses hommes, n’était qu’une terre d’asile, au plus, un exil ! Il était commode que la direction du mouvement se fixât là où l’autorité française était encore intacte. Cela signifiait que tout l’espoir n’était pas encore anéanti. Bien sûr, pour les Anglais, ce succès justifiait l’emploi de l’homme. Mais son aspect limité à une zone considéré comme marginal dans le dispositif militaire de la grande guerre, ne rendait pas la cause intéressante. Et le premier ministre Churchill proférant souvent son insultante question : « continuerons-nous (ou pourquoi nous continuerons) à employer le Général de Gaulle ? » donnait à ce ralliement de l’Afrique centrale, une portée politique singulière et une valeur diplomatique indéniable. Le Général de Gaulle dut mener son combat «envers et contre tous », c'est-à-dire ; contre toutes les forces hostiles de l’intérieur et de l’extérieur. Comment les gouvernements alliés n’auraient-ils pas eu parfois la tentation, après la grande défaillance de 1940, d’oublier la France ou, du moins, de ne pas la traiter en partenaire égal si le rebelle du 18 juin 1940 ne leur avait pas opposé cette faiblesse qui l’empêchait de se courber ? Devant ce risque permanent, de Gaulle ne pouvait procéder que de son intransigeance. Encore fallait-il que cette intransigeance eût un recours et surtout un refuge. Ce fut Brazzaville, capitale de la France Libre !

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Maurice Schumann. Propos recueillis par Blanche AckermannAthanassiades, 1989, France Libre : Capitale Brazzaville, p.9.

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 Les étapes du périple Ce fut au début du mois d’octobre 1940 que commença le périple africain du chef de la France Libre. La première étape fut le Cameroun. Le mardi 8 octobre, le Général de Gaulle arrivait à Douala. Il fut reçu par le colonel Leclerc, alors Gouverneur de la colonie, cumulativement avec ses fonctions militaires. Ce fut dans les vallons du Cameroun que l’homme de la 2e Division Blindée prépara véritablement ses stratégies des guerres du Sahara. Il dut assumer ses fonctions de gouverneur de la colonie pendant très peu de temps seulement. Après le Cameroun, il passa en AEF. Ici le voyage commença par le territoire du Tchad. Le 15 octobre Fort Lamy l’accueillit au milieu des vives acclamations. Cette tournée de l’AEF aurait dû commencer par la visite Brazzaville, le chef-lieu de la fédération. Mais le Général de Gaulle avait hâte de témoigner au territoire du Tchad, à ses responsables administratifs et militaires, sa reconnaissance pour leur geste qui fut le véritable point de départ de tout le reste. Bien sûr, l’intérêt militaire que représentait ce territoire justifiait cet empressement. Le Général de Gaulle voulut prendre, au plus vite, des informations sur les postes avancés du désert qui surveillaient les frontières libyco-tchadiennes pour préparer les futures guerres du Sahara. La deuxième capitale à recevoir le chef de la France Combattante fut la ville de Bangui. Ici, de Gaulle arriva le 21 octobre 1940 pour encourager également l’action de ce territoire qui se présentait dès le départ comme l’arrière-garde des batailles du Sahara derrière le territoire tchadien qui en constituait la première ligne du front. Le jeudi 24 octobre 1940, c’était au tour de Brazzaville de lui témoigner sa joie en le recevant dans une grande liesse populaire qui rassemblait pour la première fois, coloniaux et indigènes dans une même solidarité de cœur et de destin. Partout en lisait sur les banderoles flottant au vent : « Le Général de Gaulle, chef des Français Libres est arrivé à - 271 -

Brazzaville le 29 octobre 1940 ». Voici le récit de ce grand accueil comme l’avait vécu l’auteur de la France Libre : Capitale Brazzaville : Ce jour-là est le jeudi 24 octobre 1940 et tout Brazzaville ; tous, nous sommes avec enthousiasme et une profonde émotion sur le terrain d’aviation pour y accueillir le Général de Gaulle qui se rend pour la première fois dans la « capitale de la France libre ». Ce jour-là, le ciel est couvert. Nous sommes en début de la saison chaude et une tornade est toujours à craindre. Dès deux heures de l’aprèsmidi, des voitures affluent de tous les coins de Brazzaville et de la brousse vers le terrain d’aviation. Des groupes se forment. Là où était attendu l’avion, on distingue le Général de Larminat ayant à ses côtés le Général Serres, le Général Carretier et celui qui fut l’âme du ralliement à Brazzaville, le Général Sicé. Le Tout-Brazzaville administratif, militaire, civil est là, sans compter la foule immense des deux villages de Bacongo et Poto-Poto. Tout d’un coup, l’avion apparaît dans le ciel comme une étoile. Une émotion profonde, unique, étreint tous les cœurs et rend silencieux ceux qui sont venus accueillir le chef de tous les Français Libres. Il ne devait y avoir que le Général de Larminat qui l’ait connu à ce moment-là. Tous, nous sommes impatients de le voir. L’avion se pose…la porte s’ouvre…le voilà ! Il descend et le silence émouvant qui a précédé l’atterrissage est rompu par le cri unanime qui sort de toutes les poitrines : « Vive de Gaulle.» Il salue tout le monde,

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serre les mains qui se tendent et monte en voiture avec le Général de Larminat.149 Quoi qu’il en soit, les hommes de la France Libre venaient de marquer des points importants. Cet accueil triomphal rencontré ici et là, renforçait de Gaulle dans ses convictions d’être l’homme de la situation nouvelle. Il ne restait plus qu’à son génie de chef la France Combattante pour tirer le meilleur parti possible de cet enthousiasme général. Bien que modeste, cette acquisition allait avoir un impact considérable. Le tour de l’Afrique centrale du Général de Gaulle entrait parfaitement dans cette ligne d’affirmation que les Français Libres devaient tracer alors devant l’hospitalité anglaise. Tout en restant des hôtes, ils tenaient à signaler aux Anglais qu’ils n’étaient plus ces hommes de la pitié qu’ils avaient accueillis en juin 1940 puisqu’ils venaient d’acquérir une base de manœuvre indiscutable. Le soir de son arrivée à Brazzaville, une réception réunit au Palais du Gouverneur Général tous les corps constitués de la ville. Quelques chefs coutumiers des deux grands quartiers, Bacongo et Poto-Poto furent également invités.  Le voyage de Léopoldville Pendant la deuxième guerre mondiale, le Congo belge ne connut aucun combat sur son sol. Mais si son action militaire fut limitée essentiellement à la campagne d’Abyssinie, il n’en contribua pas moins à la victoire des Alliés par son apport appréciable en matières stratégiques d’importance capitale comme le cuivre, l’étain, le zinc, le bois, etc. Et puis l’Histoire n’oubliera jamais que ce fut l’uranium des collines de Shinkolobwe qui permit aux USA de réaliser leur première bombe atomique larguée sur les deux villes japonaises de Hiroshima et Nagasaki. Le chef de la France Libre avait-il la 149

Op.cit., p. 61-62.

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pleine conscience de tout cet intérêt stratégique du pays ? Sans nul doute. Ce qui est certain, c’est qu’il savait que Léopoldville avait servi énormément sa cause en offrant à ses envoyés, les facilités qui leur permirent de prendre le Congo français. Pour toutes ces raisons, il ne pouvait pas arrêter son périple équatorial à la seule colonie d’AEF. Trois jours plus tard, le Général de Gaulle faisait aux autorités du Congo belge une visite d’amitié. A Léopoldville, l’accueil fut à la hauteur de la réputation de l’homme et de ses ambitions d’incarner la France combattante. Le 27 octobre 1940, une grande manifestation eut lieu au Stade Reine Astrid à Léopoldville, réunissant pour la deuxième fois, en un an, les responsables coloniaux des deux rives du fleuve Congo. Il y avait là, Pierre Ryckmans, gouverneur général du Congo belge, le gouverneur Ermens, le Général Gilliart, du Docteur Staub et du Général Carretier. Les anciens combattants belges de la guerre 1914-18 avaient tenu à le recevoir et à lui exprimer avec leur reconnaissance, leur sympathie et leur admiration. Le Général de Gaulle avait besoin d’une telle reconnaissance. Chaque fois qu’une occasion d’affirmer son autorité comme le chef de la résistance française se présentait, il ne fallait pas manquer de le faire. Cette tournée rapide avait aussi pour lui une portée diplomatique indéniable. Il savait que ses envoyés n’auraient pas réussi à prendre la capitale de l’AEF sans l’appui des résistants coloniaux du Congo belge. Il avait compris très vite que cette vaste colonie belge, à la frontière du domaine colonial britannique, lui-même adossé à l’Afrique du Sud, allait jouer un rôle majeur dans la poursuite de l’effort de guerre que l’AEF allait mener. Après le Congo belge, le Général de Gaulle fit aussi un tour à Pointe-Noire pour encourager les militaires de ce front de mer qui était en même temps la porte d’entrée et de sortie de l’AEF. Avant de quitter l’Afrique Equatoriale Française, il dut - 274 -

visiter aussi le Gabon. Il voulait se rendre compte des suites fâcheuses et des ravages de la guerre civile qui venait de secouer cette colonie. A Libreville, l’accueil fut, bien évidemment, assez froid car les plaies de la guerre étaient encore trop fraîches pour ces colons du Gabon. Puis il revint dans la capitale fédérale. Le 27 octobre 1940, RadioBrazzaville résonnait des échos du manifeste que le Chef des Français Libres proposait à tous ceux qui voulaient suivre sa voie : La France traverse la plus terrible crise de son histoire. Ses frontières, son empire, son indépendance, jusqu’à son âme, sont menacés de destruction. Cédant à une panique inexcusable, des dirigeants de rencontre ont accepté et subissent la loi de l’ennemi. Cependant d’innombrables preuves montrent que le peuple et l’Empire n’acceptent pas l’horrible servitude. Des milliers de Français ou de sujets français ont décidé de continuer la guerre jusqu’à la libération. Des milliers d’autres n’attendent, pour le faire, que de trouver des chefs dignes de ce nom…. Le Général de Gaulle dénonça le gouvernement de Vichy et réaffirma sa décision du 18 juin 1940 pour rejeter toutes les formes d’armistices et continuer la bataille aux côtés des Alliés jusqu’à la victoire. Il tenait à le faire devant les populations de la Colonie pour élever toute équivoque possible. Aux coloniaux, il voulut signifier qu’il n’existait plus d’autorité française autre que la sienne pour parler au nom de la France en guerre. Dans un manifeste lancé de Brazzaville le 27 août 1940, le Général de Gaulle annonçait la création du Conseil de Défense de l’empire colonial (ordonnance n°1). Pour lui, il fallait qu’un pouvoir nouveau prît la charge de diriger l’effort de guerre aux colonies qui restaient encore intactes de toute - 275 -

idée de capitulation. Ce fut là tout son combat des premières heures dans le lancement de la France Libre. Ses partisans aux colonies, notamment en Afrique noire avaient par conséquent le devoir impérieux de réussir ce devoir pour des raisons qu’il exposait lui-même pour justifier la création dudit conseil de l’empire : Il n’existe plus de Gouvernement proprement français. En effet, l’organisme sis à Vichy et qui prétend porter ce nom est inconstitutionnel et soumis à l’envahisseur… Il faut donc qu’un pouvoir nouveau assume la charge de diriger l’effort français dans la guerre. Les évènements m’imposent ce devoir sacré, je n’y faillirai pas.  Le retour du Général Le 22 novembre 1940, le Général de Gaulle quittait l’Afrique centrale pour regagner Londres. Mais auparavant, il avait pris une série d’actes relatifs à la création et à l’organisation des différentes structures de la France Libre. L’ordonnance n°6 du 12 novembre 1940 créait le HautCommissariat de l’Afrique Française Libre. Encore une fois, Brazzaville fut choisie comme la capitale de ce nouvel édifice. Le Général Edgar de Larminat, Commandant Supérieur des Troupes du groupe A.E.F/Cameroun fut chargé des fonctions de Premier Haut-Commissaire. Il était comme Husson, le seul chef politique et militaire de toute la Colonie. Mais ces fonctions, le Général de Larminat ne les assuma pas pendant longtemps. Ses devoirs dans l’Armée l’appelaient plus tôt ailleurs qu’à la tête de l’administration de l’AEF. Le Docteur Adolphe Sicé fut nommé Gouverneur Général de l’AEF et le poste de Haut Commissaire fut supprimé. On retrouvera de Larminat quelques mois plus tard dans les batailles d’Afrique

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du Nord où il résiste aux côtés du Général Kœnig lors de la défense de Bir Hakeim. Toujours avant de quitter la Colonie, de Gaulle annonçait la création du Conseil de l’Empire « composé d’hommes qui exercent déjà leur autorité sur des terres françaises ou qui synthétisent les plus hautes valeurs intellectuelles et morales de la nation… » Il forma ensuite à Brazzaville, le Conseil de l’Empire. Les membres étaient, pour moitié, des fonctionnaires de l’administration générale de l’AEF et des responsables de l’Armée. Le Général de Larminat, le Gouverneur Félix Eboué, le Médecin-Général Adolphe Sicé, responsable des services de santé de l’AEF et du Cameroun, le Colonel Philipe de Hauteclocque et bien d’autres personnalités de l’AEF qui avaient été les véritables gaullistes de la première heure donnèrent à cette structure, son sens et sa base légale. L’autre moitié des membres fut formée par les compagnons du Général de Gaulle qui travaillaient depuis le départ à Londres avec lui. Il y eut aussi des résistants de l’intérieur de la France métropolitaine. Les attributions du Conseil de l’Empire ne furent jamais définies très clairement. D’autres actes administratifs furent aussi pris relatifs au mouvement du personnel administratif et militaire. Dans ce cadre, le Gouverneur du Tchad venait à Brazzaville pour occuper le poste de Gouverneur Général de l’AEF. Au Cameroun, M. Cournarie relevait le colonel Leclerc en qualité de Gouverneur civil du territoire. Leclerc fut promu au grade de Général de Brigade et nommé Commandant militaire du Tchad. C’était une manière de préparer les batailles du Sahara. Avec lui les troupes de l’AEF/Cameroun devaient essuyer, aux côtés des Anglais, le premier feu de l’ennemi dans l’épopée du désert libyen. Avant qu’il n’autorisât ces chevauchées sahariennes, le Général de Gaulle fit une deuxième tournée en Afrique centrale. Les destinées, alors futures, de ces grands hommes qui avaient monté avec un - 277 -

courage inouï cet édifice d’Afrique Française Libre apparaissaient à l’horizon, tragiquement diverses. Le Général Edgar de Larminat, le premier, n’eut jamais de très grands rôles ni de hauts commandements dans les opérations militaires. Après avoir encouru la responsabilité du désastre français à Bir Hakeim aux côtés du Général Koenig, assiégé les poches de l’Atlantique et subi les bombardements inutiles et meurtriers de Royan, il se suicida dans les premières heures de la victoire des Alliés. Quant à Leclerc, il vécut et mourut dans l’action intérieure et auréolé du mythe. Félix Eboué, le plus important et probablement le plus sympathique de tous, il était resté d’une gloire mineure, un inconnu du grand public. Surtout en France ! Malgré ces services louables qu’appréciaient le Général de Gaulle et ses partisans depuis Londres, Félix Eboué était toujours regardé par les Blancs de la Colonie comme ce nègre à cocotier qu’on avait vu débarquer en Oubangui-Chari en 1905. Le Gouverneur Félix Eboué fut réellement l’homme clé de cette résistance gaulliste d’Afrique noire. Il avait mis ses paires devant leur responsabilité devant la nation. Sa réponse du Tchad eut l’effet d’entraîner les autres parties de l’AEF dans le ralliement à Gaulle comme le témoignait ce jugement mérité : C’est grâce à lui que le Tchad, puis l’Afrique Equatoriale Française devint la « plaque tournante » qui permit de ravitailler l’Egypte et le Moyen-Orient, de préparer, de réaliser l’accès du désert de Libye et de Tripolitaine, grâce à lui encore que purent être levées les troupes magnifiques qui, parties avec Colonna d’Ornano et Leclerc, ont traversé le Rhin et acculé l’Allemagne à la capitulation sans condition.

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Ce jugement fut celui d’un autre administrateur de l’Outremer comme lui. Quand on connaît les petites querelles qui existaient au sommet dans ce petit monde colonial, on mesure jusqu’à quel point le rôle joué par ce proconsul noir avait été déterminant. Pouvait-il en être autrement pour cet homme à qui la désobéissance aux armistices apparaissait comme la voie de l’honneur et de survie. Quelques mots sur cet homme pour mieux le situer au sein des évènements, pour comprendre son drame et le sens de sa politique à la tête de la Colonie. Le Gouverneur Eboué est né le 26 décembre 1884 à Cayenne en Guyane française. Après ses études au lycée de son pays, il vint à Bordeaux, ensuite à Paris où il étudia le droit. Il entra ensuite à l’Ecole Coloniale. Il en sortit Elève/Administrateur des Colonies et il fut envoyé en Oubangui-Chari où il travailla pendant vingt deux ans. Durant ce long séjour il écrivit quelques textes d’une ethnographie sympathique sur les populations du pays dans Les Recherches Congolaises. En 1931 il était nommé Secrétaire du Gouvernement à la colonie du Soudan en AOF150. Après quelques années, le voilà en Martinique. L’année où la guerre éclate, il est Gouverneur du Tchad. C’est donc un cadre colonial compétent. Quant on sait le niveau de recrutement très bas des agents envoyés aux colonies, particulièrement en Afrique Equatoriale, Félix Eboué se place naturellement dans la catégorie de l’intelligentsia coloniale. Son expérience des hommes et sa connaissance du terrain étaient riches. Possédant une grande connaissance du monde colonial africain il était bien placé pour diriger l’AEF dans cette période de doute et de peur. Malgré tout ce capital de considération qui l’entourait, sa race ne lui permettait pas toujours de jouir de l’estime de ses pairs coloniaux. C’était un Noir ! Le racisme tantôt poli tantôt grossier de ses collègues le choquait bien qu’il prît cela avec beaucoup de condescendance. 150

Après l’indépendance, le pays prit le nom de Mali, capitale Bamako

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Il vit le même drame que René Maran auteur du célèbre roman, Batouala. A Brazzaville les témoins de son passage à la tête de la Colonie se souviennent encore de l’anecdote de son fils qui fut maltraité dans un magasin de Léopoldville réservé aux Blancs et cela malgré les présentations des guides européens de sa suite. Le Gouvernement français en se démettant dans les mains de l’Allemagne nazie acceptait la tyrannie et ses corollaires parmi lesquels, le racisme. Ainsi la résistance apparaît au Gouverneur du Tchad comme un devoir humain d’autodéfense. Car que pourraient bien être, dans une France devenue officiellement raciste des hommes de couleur, des Noirs, fussent-ils de brillants administrateurs. Le Gouverneur Eboué est allé au gaullisme car celui-ci représentait pour lui un espoir, une vie. Il y est allé avec toute son âme. Et il ne fut pas le seul dans ce cas. Le Docteur Adolphe Sicé fut aussi un autre vétéran de l’AEF au moment où la guerre éclatait en Europe. Venu à la Colonie comme jeune Pastorien pour travailler à l’Institut Pasteur de Brazzaville en pleine structuration, il fut vite mis à la disposition du gouvernement général de l’AEF pour organiser les services de santé de toute la Colonie. Les services généraux de santé de l’AEF/ Cameroun qu’il dirigeait avec efficacité depuis 1936 lui permettaient d’avoir une grande connaissance du pays, des hommes et des choses. Ce fut aussi un cadre de valeur, digne de respect. Il fut avec le Docteur Eugène Jamot, un autre Pastorien de fraîche date, les véritables vainqueurs de la maladie du sommeil qui tourmentait les populations africaines. Mais le monde colonial avait ses propres lois internes et ses barrières infimes tracées par la couleur de la peau et peut-être aussi le rang dans ce microcosme difficile. Et dans la situation de l’AEF le cas de créole antillais de souche arabe n’était pas très différent de celui de Félix Eboué. Il était soumis lui aussi aux mêmes sarcasmes de la part de ses collègues, peut-être de manière plus nuancée à cause de sa peau plus claire. La couleur de sa peau atténuait la violence de - 280 -

ses pairs mais ses origines arabes ne l’épargnaient pas du préjugé de race. Comme Félix Eboué, le Docteur Sicé avait joué un rôle important dans la victoire des gaullismes en août 1940 pour prendre le pouvoir à Brazzaville. Ce fut lui qui organisa ce coup de force militaire. Sans ce succès, la réponse du Tchad tout comme l’appel du 18 Juin auraient peut-être tourné court. Sans doute aucune entreprise en faveur des gaullistes n’eût réussi dans cette partie de l’empire colonial. Toutes les complicités qui permirent à de Laminat posté à Léopoldville de remporter la victoire sur le Général Husson tournaient autour du Docteur Sicé. Au lendemain de la victoire de Brazzaville, de Larminat agissant au nom du Chef des Français Libres le nommait à la tête de l’A.E.F. comme Gouverneur Général par intérim en remplacement de Husson. L’acte pris par de Larminat était-il dicté par de Gaulle lui-même ou bien le nouveau Chef de Brazzaville avait-il agit de son propre gré ? Le Général de Gaulle avait pourtant ordonné cette nomination. Alors comment comprendre qu’au moment d’asseoir les structures du Haut-Commissariat, Adolphe Sicé ne fut pas confirmé dans ses fonctions de Gouverneur Général de l’AEF ? Ce fut au contraire « l’homme du Tchad » qu’il appela à la tête de la colonie. Etant donné la situation qui prévalait, le Général de Gaulle avait dans ses vues, d’autres missions à confier à ce Médecin Général. En tout cas le choix de Félix Eboué à la tête de l’AEF faillit compromettre la suite de son entreprise. Beaucoup de chantage fut entrepris pour amener le gouvernement français de Londres de le renvoyer à son Tchad. Mais le Général de Gaulle ne tomba pas dans ces mesquineries coloniales. Il avait posé par cette préférence à Félix Eboué un geste qui traduisait justement sa connaissance du monde colonial avec ses luttes d’influence et ses coups bas. Il prouva qu’il était l’homme qui savait se mettre au-dessus de ces luttes

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qui avaient aux colonies un impact sérieux sur la gestion des affaires publiques. 4-La Conférence de Brazzaville La deuxième guerre mondiale se terminait en Afrique centrale sur un fait politique majeur, la Conférence de Brazzaville. En effet l’année 1944 voyait s’ouvrir dans la capitale de l’Afrique Equatoriale Française, un grand rassemblement du monde colonial français qui regroupait les proconsuls et leurs adjoints directs qui commandaient en Afrique et y faisaient régner la paix coloniale. En raison même de la guerre et des difficultés liées aux communications, cette rencontre qui devait regrouper l’ensemble de tous les gouverneurs coloniaux, ne fut pas possible. Pour cette raison, seuls les gouverneurs des territoires africains et de Madagascar furent présents. Il faut signaler que l’Indochine était entrée déjà en ébullition contre l’ordre colonial si bien que la non participation des colonies qui la composaient, le Viêt-Nam, le Laos, le Cambodge à la rencontre de Brazzaville, pouvait s’expliquer aisément. Toutefois les recommandations qui allaient en sortir devaient engager, au-delà des particularismes régionaux, la politique globale de l’action coloniale de la France dans tout son empire.  Déroulement de la Conférence Selon Jean Lacouture, l’idée d’organiser cette réunion aurait germé dans la tête du Général de Gaulle dès 1940, c'est-à-dire, aussitôt après sa première grande tournée d’Afrique. Si tel avait été le cas, l’objectif immédiat eut été, sans doute, de forcer le ralliement par les voies politiques et non militaires de toutes les colonies à son appel du 18 juin 1940. L’échec de ses envoyés devant Dakar, le difficile ralliement du Gabon et ses propres difficultés d’arranger les affaires avec Alger, tout cela l’aurait poussé vers cette approche politique. Il aurait envisagé - 282 -

cette rencontre dans cette perspective de regrouper les forces pour l’effort de guerre. Encore qu’à ce moment-là une telle rencontre n’aurait aucun sens devant les nécessités de la guerre qui privilégiaient l’action militaire plutôt que le débat politique. La Conférence de Brazzaville tint ses assises du 30 janvier 1943 au 8 février 1944. Elle fut d’abord annoncée depuis 1943 par une lettre circulaire du Commissaire aux Colonies, René Pleven. Cette lettre adressée aux gouverneurs généraux et aux chefs de territoire de l’Afrique Française Libre indiquait les grandes orientations autour desquelles ces responsables devaient porter leur réflexion. A cette lettre, le Commissaire aux Colonies avait adjoint un programme indiquant les principales questions qui allaient être traitées lors des travaux de la conférence. Quelques jours plus tard, M. Pleven entreprit un voyage d’inspection en AEF et du Cameroun. Le 10 octobre 1943, il prenait la parole à Radio Brazzaville pour repréciser la signification et l’importance de l’événement : La Conférence de Brazzaville, disait-il, témoignera de notre volonté de poursuivre après la guerre avec une foi et une énergie redoublée, la mission africaine de la France…La fidélité que nous ont montrée les populations dans nos revers, l’ardeur avec laquelle, dès les premiers jours elles ont secondé notre volonté d’en appeler de nos désastres, les aptitudes presque insoupçonnées qu’ont montrées nos soldats de couleur à s’adapter des techniques qui paraissaient dépasser le stade de leur évolution, ont fortifié le sentiment de nos responsabilités et de nos devoirs envers l’Africain 151 151

René Pleven, 1944, La Conférence Française Africaine, Paris, éd. du Baobab, p. 13.

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Cet aveu d’échec était patent. René Pleven reconnaissait qu’au-delà du mépris, les soldats africains avaient su se montrer dignes de respect et ils avaient pour cela besoin de plus de considération. Quelques jours après cette annonce, c’était la tenue de la conférence elle-même. De caractère administratif et non représentatif, elle fut présidée par le Commissaire aux colonies et elle ne réunit que les hauts responsables de l’administration ainsi que les chefs des services techniques. Comme l’on pouvait noter au départ, la rencontre de Brazzaville n’avait pas de prétentions d’ordre politique. Les chefs des colonies étaient invités à une réflexion sur les méthodes nouvelles de l’action coloniale à mener dans le contexte nouveau que la guerre venait de tracer. Le discours d’ouverture fut prononcé par le Général de Gaulle lui-même. Voici les différentes délégations présentes à la conférence. Présidence : René Pleven. Commissaire aux colonies. Délégation de l’Assemblée Consultative provisoire : -

F.Gouin : Député … Maire Rucart … Roger Seignon … Roger Mistral … Jules Moch … M. Poinboeuf … Ernest Bissagnet … J.J. Guillery …

Président de l’Assemblée Parti radical-socialiste Délégation de l’A.E.F Délégué de la Résistance Parti socialiste C.G.T Délégué de l’A.O.F. Déléguée du Cameroun.

Le secrétariat de la conférence, assuré par les hauts fonctionnaires de l’AEF et du commissariat aux colonies, était le suivant : Secrétariat général de la Conférence : – M. Laurence … Gouverneur des colonies, Secrétaire Général - 284 -

– M. Peter … Inspecteur des colonies Secrétaire G. Adjoint – M. Pignon… Administrateur des colonies, secrétaire. Les gouverneurs généraux d’AEF et d’AOF ainsi que tous les gouverneurs de territoires étaient des membres de droit. C’étaient les gouverneurs suivants : – Gouverneur Félix Eboué … A.E.F – Gouverneur Pierre De Saint Mart… Madagascar et Dépendances – Gouverneur Cournarie… A.O.F – Les gouverneurs de territoires présents à Brazzaville furent les suivants : o Capagory … La Réunion o Carras … Cameroun o Saller … Côte Française de Somalis o Santot … Oubangui-Chari o André Bayardelle Secrétaire général de l’AEF. o Dagain … Sénégal o Toby … Niger o De Pompignan … Dahomey o Latrille … Côte d’Ivoire o Calve … Soudan (actuellement Mali) o Fortuné … Moyen-Congo o Vuillaume … Gabon o Rogué … Tchad o Adam … Gouverneur des Colonies o Mercadier … Administrateur de la Circonscription de Dakar et Dépendance. o Charlbert … Mauritanie o Noutary … Commissaire de la République Française au Togo. Cette longue liste des gouverneurs était complétée par celle des conseillers techniques du commissariat aux colonies et des - 285 -

différentes administrations. Pour des raisons d’austérité financière, on déplaça très peu de fonctionnaires. Par contre, ceux du Moyen-Congo prirent part massivement à la réunion. Il y eut aussi présents à Brazzaville, lors de la séance d’ouverture, les responsables des colonies voisines. On put noter la présence de Ryckmans, Gouverneur Général du Congo belge, Bullock, Consul Général de Grande Bretagne, Mann et Kanski Consuls des U.S.A. et de la Pologne. Par contre aucune représentation des populations africaines ne fut admise dans cette rencontre. La seule participation des Africains se résumait dans l’envoi de six mémoires de doléances parmi lesquels on pouvait voir celui du Cercle des Envolés de Brazzaville et de Dakar Dans les recommandations faites à l’issue des travaux, il apparu même que la conférence n’avait pas tenu compte de tous ces cahiers de charges des élites africaines. Ironie de l’Histoire, ce fut avec elles que toutes les réformes de la conférence allaient se mettre en route. Le cadre retenu fut le Cercle civil de Brazzaville, grande bâtisse attenante à l’Institut Pasteur. Après les cérémonies de l’ouverture, la conférence débuta par la présentation générale de René Pleven qui dégageait les grandes lignes du rassemblement de Brazzaville. Il commença par les regrets du Commissariat sur l’absence des colonies asiatiques et de celle des colonies d’Amérique. Le deuxième discours fut celui de Gouin qui parla au nom de l’Assemblée Consultative Provisoire d’Alger : Nous avons le sentiment profond qu’après le raz de marée de la guerre, c’est une politique réaliste, mais désintéressée qui devra dominer les relations de Métropole à Colonies : l’heure de la majorité approche pour nos populations indigènes… Lorsqu’elles nous

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demanderont nos comptes de tutelle, il faut que ce compte soit largement créditeur…152 Puis, ce fut le tour du président du CFCN, le Général de Gaulle. Dans son discours, il ne formula pas que de simples souhaits, il fit également des promesses. De Gaulle promit aux hommes de l’Afrique Equatoriale Française et par delà, aux populations africaines pourtant absentes, des lendemains meilleurs : En Afrique Française, comme dans tous les autres territoires où des hommes vivent sous notre drapeau, il n’y aurait aucun progrès qui soit un progrès si les hommes, sur leur terre natale, n’en profitaient pas, moralement et matériellement, s’ils ne pouvaient s’élever peu à peu jusqu’au niveau où ils seront capables de participer chez eux à la gestion de leurs propres affaires. Dans ce discours, un accent était mis pour la première fois sur la participation des Africains à la vie de leurs pays. Mais de quelle manière ? Le vœu était louable, toutefois il restait incomplet car aucune indication ne fut fournie sur le moment opportun d’entrer en scène de ces populations africaines. Bien au contraire, le Général de Gaulle parla d’étapes à franchir pour donner à la métropole le temps de constater que ces hommes des colonies étaient devenus majeurs pour s’assumer par eux-mêmes. Il poursuivit : Nous ne dissimulons pas la longueur des étapes. Vous avez Messieurs les Gouverneurs, les pieds assez bien enfoncés dans la terre d’Afrique pour ne jamais perdre le sens de ce qui y est réalisable et par conséquent, pratique. 152

Journal officiel de l’AEF du 1er au 15 janvier 1944.

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Après ce discours d’ouverture, le programme de la conférence fut adopté. Il comprenait quatre thèmes de réflexion. Le premier traitait de la politique indigène. Dans la deuxième partie, c’était la vie économique de l’empire et les troisième et quatrième points étaient réservés à l’organisation politique et administrative des colonies et à leur participation dans la future union que la métropole se proposait de mettre en marche après la guerre.  Les recommandations La Conférence de Brazzaville prit fin après avoir fait plusieurs recommandations destinées au comité du CFCN. En effet elle n’avait aucun pouvoir de décision et devrait de ce fait, se limiter à émettre des recommandations. Dans l’ensemble, elle demandait à la métropole d’abandonner, après la guerre, la doctrine coloniale d’assimilation qui au bout du compte n’avait rien apporté. Les hommes des colonies avaient accepté le fait colonial mais ils n’étaient pas prêts d’abandonner les fondements de leurs cultures et d’adopter celle que la France leur proposait en archétype. Cependant le droit des peuples colonisés à une autonomie quelconque pouvant conduire vers une sorte de self-government à la manière française, fut rejeté. D’ailleurs il était clairement affirmé dans le préambule qu’une pareille tendance ne pouvait pas se justifier au regard de l’action civilisatrice que la France menait dans ses colonies : ….Les fins de l’œuvre de colonisation accomplie par la France dans les colonies, disait le Préambule, écartent toute idée d’autonomie, toute possibilité d’évolution hors du bloc français de l’Empire ; la constitution éventuelle, même lointaine, de selfgovernment dans les colonies, est à écarter.

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Voilà la ligne directrice qui devait fonder tout le reste. Dans la séance du 6 février 1944, deux recommandations étaient faites, l’une sur l’organisation intérieure de la métropole après la guerre et l’autre sur celle de sa nouvelle politique envers les colonies. Sur le second point et pour forger des liens nouveaux, capables de maintenir et de renforcer davantage l’autorité des gouverneurs et la cohésion de tout l’empire colonial, la conférence recommanda que les indigènes des colonies fussent mieux représentés dans la gestion des affaires de leurs propres pays dans un cadre qui restait encore à définir. On ébaucha vaguement l’ossature de ce qui pourrait être le nouveau cadre de ces relations.153 Sur la nouvelle politique coloniale attendue, la doctrine du Gouverneur Général Félix Eboué revint en force et constitua la base des recommandations que la conférence adopta sans grands débats. De manière précise, le texte souhaitait qu’une place fût accordée aux représentants des colonies dans la future assemblée nationale et dans les institutions administratives définitives que la métropole devait adopter. La forme de ces institutions restait à définir ainsi que le mode de participation des colonisés. Dans la même recommandation, le droit de vote des populations locales était prévu pour des conseils régionaux et les assemblées représentatives de chaque colonie. Ce fut le premier pas important dans les intentions. Il fallait attendre les actes. Car le caractère sélectif de cette volonté de faire participer les colonisés aux affaires limitait les espoirs. Le problème actuel, déclarait la motion, consiste, pour les gouverneurs, à rechercher tout ce qui, dans leur colonie, est déjà capable de donner un avis compétent et de susciter dans ce qui existe, ou dans 153

Ce cadre sera mieux structuré par l’Assemblée Constituante en 1945 pour donner naissance à l’Union Française en 1946, cette espèce de Commonwealth à la manière française qui dura jusqu’en 1958.

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ce qui pourrait exister, l’extension de cette juste consultation politique… C’était là un progrès indiscutable. Malgré toutes les hésitations contenues dans cette recommandation, un fait nouveau était à noter, le principe de la représentation réelle des territoires d’Outre-mer à la future Assemblée nationale de la métropole. En 1946, les peuples des pays colonisés allaient effectivement aux urnes dans leurs pays respectifs pour élire des représentants à l’assemblée de la métropole. Et ce fut ici que se produisit tout le quiproquo politique qui s’ensuivit dans les appréciations de cette réunion de Brazzaville. La France ne pouvait pas tout de même faire venir les élus des colonies au Palais Bourbon pour se saborder ! Ils y étaient admis pour l’aider à mieux structurer la colonisation avec leur propre caution comme on le verra dans les prochains développements. La conférence de Brazzaville ne fut pas une rencontre politique convoquée pour l’indépendance des colonies d’Afrique comme la tradition scolaire l’a laissé passer dans l’esprit des écoliers africains de toutes les générations. Ce fut plutôt le contraire ! Pour la métropole son but premier consistait à trouver la meilleure formule possible pour mieux organiser le système colonial en tenant compte toutefois de la conjoncture internationale nouvelle que le monde allait vivre après la fin de la deuxième guerre mondiale. Au niveau des populations africaines, la conférence de Brazzaville ne laissa pas de souvenirs particuliers dans l’imaginaire collectif. La conférence avait retenu également le principe d’un statut de Notables évolués dont le cadre avait été tracé déjà par le Gouverneur Général Félix Eboue. Son décret du 29 juillet 1942 qui créait ce cadre en AEF, servit de modèle sur lequel on allait mouler ce statut pour tout le reste du domaine colonial d’Afrique noire. Dès sa création en AEF, ce statut singulier ne souleva que très peu d’enthousiasme du côté africain. Il y eut - 290 -

tout juste quelques clercs africains qui furent promus à cette curieuse dignité après un examen minutieux de leur état d’assimilation de la culture française. Il fallait savoir lire et écrire, avoir atteint un standing de vie supérieur à celui des voisins du quartier, prouver qu’on s’éloignait de la « barbarie » du village et qu’on renonçait d’y retourner. Certains s’interdisaient même d’aller aux danses folkloriques qu’il fallait remplacer par les pas du tango, de la valse ou de la polka piquée faisant de l’impétrant le modèle du bon assimilé. En avril 1943, il y avait pour toute l’AEF 11 Notables Evolués. Ce chiffre était porté à 93 en août et à 103 au 30 décembre de la même année. En 1944 ces chiffres remontaient à 128 promotions. Les questions sociales furent aussi l’objet des recommandations spéciales. Il y eut un ensemble de grands vœux sur l’enseignement et la santé, le travail, la justice, la vie sociale. Le respect des coutumes était prôné ainsi que l’établissement de la liberté matrimoniale. Chose contradictoire, l’usage des langues locales dans l’enseignement fut strictement interdit. Il ne fut pas question de définir la citoyenneté des Africains. Ces hommes et femmes allaient-ils demeurés des Indigènes sans statut civil ou devenir des citoyens de leur pays ? On leur promit la suppression du code de l’indigénat à la fin de la guerre. Sur le plan du travail, la conférence fit également des souhaits sur la liberté du travail et le droit du travailleur africain d’être accompagné de sa femme et de ses enfants sur les lieux d’affectation sous condition d’avoir contracté un mariage dûment reconnu.154 Au moment de la grande mobilisation militaire du début de la guerre, ce problème du mariage civil avait commencé à se poser avec une certaine 154

L’application quelques années plus tard de cette disposition rendra obligatoire le mariage d’état civil pour les Africains voulant se déplacer avec leur famille. Le système reconnu était la monogamie et les enfants à charge étaient ceux issus de ce mariage civil.

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acuité. Beaucoup de jeunes gens refusaient le départ à la guerre avec la peur de ne plus retrouver leurs fiancées au retour. Les responsables de la France Libre installés à Brazzaville avaient institué ce mariage civil obligatoire uniquement pour les militaires dans ce but de réussir plus facilement les recrutements. Plus tard on l’étendit aux fonctionnaires africains dans la même logique des choses. Beaucoup refusaient d’aller en affectation ou les boudaient s’ils n’y allaient pas accompagnés de leur famille. La conférence recommanda aussi la création d’un corps d’inspecteurs de travail pour limiter les abus constatés sur les lieux du travail et cela sans aucune sanction. Une place importante fut réservée dans les recommandations à la formation professionnelle des Africains pour donner aux colonies des agents d’exécution, la conception étant réservée aux cadres européens. En voici un extrait : Il est désirable, notamment dans toutes les colonies africaines que les emplois des cadres d’exécution soient le plus rapidement possible tenus par les indigènes, quel que soit leur statut personnel…. Ce fut l’orientation que l’enseignement allait suivre désormais en Afrique noire. Il fallait former rapidement une classe de clercs chargés d’exécuter des tâches précises mais nécessaires à la relance du système. Pour cela, la conférence fit une recommandation sur la création des écoles normales pour instituteurs et institutrices africains. On institua par ailleurs un service du travail obligatoire pendant un an, pour les jeunes gens de 20 à 21 ans, reconnus aptes et qui n’auraient pas été pris dans la première portion du contingent militaire. Des recommandations sur les questions économiques étaient formulées sous l’aspect de simples promesses vagues et projetées à longs termes. On signala en termes très vagues, - 292 -

l’industrialisation des colonies qui était à encourager. Mais rien n’indiquait ni comment ni quand cette orientation allait être mise en mouvement. Cette recommandation semblait bien être un vœu pieux. Encourager l’industrialisation des colonies serait un acte contre/nature au regard du pacte colonial qui ne voyait les colonies que comme de simples réservoirs de matières premières des industries métropolitaines et leurs marchés. Quant à l’agriculture, la conférence la situait en bonne place en indiquant qu’elle avait besoin d’être améliorée étant donné les grandes possibilités des sols. On recommanda l’utilisation rationnelle de la forêt, le développement des cultures commerciales, arachides au Sénégal, hévéa au Cameroun, coton au Tchad, etc. L’évacuation de ces produits étant toujours liée à l’état du réseau de communications, plusieurs vœux furent formulés sur l’extension et le développement du service des travaux publics. Chaque territoire devrait élaborer les domaines de priorité dans la construction des chemins de fer, des ports et des routes. On insista sur l’utilisation des voies d’eau dans le développement économique. Il faut que les voies navigables qui créent le mode de transport le plus économique soient l’objet d’inventaire et d’études approfondies et que celles-ci soient suivies par un organisme central analogue à celui qui a été préconisé pour l’équipement des ports. La conférence avait également examiné les questions relatives à l’organisation administrative des territoires. Sur ce point, aucun changement ne fut envisagé. L’ancien quadrillage des colonies en régions, puis en cercles pour l’AOF, en districts et départements pour l’AEF, fut maintenu. Les décisions de l’administration devaient continuer le même cheminement pour arriver aux masses villageoises dirigées par un chef de village, ayant au-dessus de lui le chef de canton. - 293 -

D’une manière générale on voulait que le pouvoir de l’administration se fît avec plus de précision et plus de rigueur. La recommandation finale renvoyait aux peuples coloniaux la responsabilité d’éprouver par eux-mêmes leur besoin de liberté et leur niveau de responsabilité. Le problème qui restait à examiner dans tous ces engagements fut celui de la procédure. Les hommes qui allaient élaborer les statuts et définir les différentes étapes de la participation des Africains étaient tous les responsables des colonies qui ne voulaient justement pas de cette évolution. Aux colonies ils avaient de belles promotions et souvent un confort dans la vie quotidienne, inespéré en métropole. Ces hommes étaient-ils prêts à partager ces privilèges avec les élites africaines, les Notables Evolués qu’on voulait bien assimiler ? Rien n’était sûr. La Conférence de Brazzaville n’ayant eu qu’un caractère administratif, toutes ces bonnes résolutions n’engageaient vraiment pas les Gouverneurs Généraux, les Gouverneurs des territoires et leurs principales administrations. On pourrait dire que leur application était laissée à la bonne diligence de ces gouverneurs. Dans les territoires, l’application de certaines recommandations ne vit le jour qu’après la création de l’Union Française. Et même jusque-là, les Africains furent toujours écartes d’une manière ou d’une autre de la fameuse gestion des affaires de leurs pays. L’association que préconisait la conférence s’était tout de suite révélée comme un handicap au pouvoir tout puissant des administrateurs coloniaux. Il fallait retarder les échéances de cette politique annoncée à Brazzaville le plus longtemps possible. CONCLUSION L’histoire de Brazzaville capitale de la France Libre reste avant tout le dramatique épisode de la résistance que le Général de Gaulle lança depuis Londres et qui prit corps - 294 -

effectivement à partir de l’Afrique centrale. La succession des évènements contradictoires, créés par le ralliement de cette partie de l’empire colonial français à l’appel du 18 juin dès les premières heures, engendra une situation invraisemblable, souvent plus cocasse que tragique. Ce fut l’histoire du petit monde colonial dont les circonstances extraordinaires avaient tiré des ficelles, créant de toutes pièces, des personnalités parmi des personnages qui ne se seraient jamais dévoilés en temps normaux tant aux colonies que dans la métropole. Depuis la soirée où la générosité anglaise lui accorda le micro de la BBC jusqu’au soir où les responsables du Tchad avec le Gouverneur Félix Eboué en tête, répondirent favorablement à son appel, le Général de Gaulle n’était qu’un inconnu du grand public, un roi sans terre et sa France Combattante, une simple rencontre de braves gens. Le destin de tous ces hommes se joua au mois d’août 1940 avec cette réponse du Tchad, le coup de force militaire de Brazzaville, la guerre fratricide du Gabon. Jusqu’au douloureux mariage d’Alger qui donna naissance au CFLN, l’Afrique des gaullistes fut une partie agissante de la résistance française, son épine dorsale. Le Général de Gaulle et ses hommes étaient allés à cette difficile bataille politique étant très bien rassurés qu’ils n’étaient plus ces handicapés de l’été 1940. Au contraire, ils avaient derrière eux des colonnes de combat dans le Sahara aux côtés des Alliés, des hommes et des femmes dans les forêts du Moyen-Congo ou de l’OubanguiChari pour le caoutchouc de guerre, une puissante radio, etc. Quant aux Africains qui se jetèrent dans cette résistance des gaullistes, quelle contrepartie allaient-ils recevoir de leur effort ? On les avait appelés au combat de la métropole au nom de la liberté des hommes et du redressement moral des peuples. A la Conférence se tint en janvier/février 1944 à Brazzaville, cet idéal était affirmé haut et fort. Pourtant, quel en fut exactement l’enjeu ? En Europe, la guerre continuait avec tous ses ravages et des pertes humaines. Certes la France - 295 -

avait repris sa place dans la bataille aux côtés des Alliés. Mais en temps-là, sa voix dans ce camp n’était pas prépondérante. Avec la certitude de la victoire se précisait, des problèmes internes au camp de la victoire pourraient en découler. Ils demandaient alors une réflexion prospective nécessaire. Quelle place la France pourrait-elle occuper au rendez-vous de la victoire ? Au niveau de la vie politique intérieure, rien ne se dessinait avec exactitude. Les chefs de la résistance française, qui depuis Londres, parlaient au nom de la France représentaient très peu l’ordre établi, du moins aux colonies. Par ailleurs, le même flottement se montrait au sein du mouvement de résistance intérieure française où la place et le rôle du Général de Gaulle et ses partisans restaient un point de controverse politique sérieux. Comment comprendre que les chefs de la France Libre qui se trouvaient dans cette posture difficile, eussent convoqué cette réunion, alors qu’ils avaient à faire face à de multiples défis de politique intérieure ? Leur volonté affichée de s’affirmer comme les seuls représentants de la France alors que les opérations militaires n’admettaient pas la moindre dispersion, pouvait paraître comme infondée. La conférence de Brazzaville fut-elle une initiative du Gouverneur Général Félix Eboué tout seul ou bien une action politique bien conçue depuis Londres par les responsables de la France Combattante ? Tout cela pouvait le faire croire. En effet, nommé par ordonnance du Général de Gaulle, le 12 novembre 1940, le Gouverneur Félix Eboué prit la tête de l’AEF le 30 décembre de la même année.

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CHAPITRE 10 LA LOI CADRE DE GASTON DEFERRE INTRODUCTION

par Ernest Claude N’DALLA

La loi-cadre de Gaston Deferre est un moment important dans l’histoire, non seulement des relations France-Afrique mais, encore et peut être surtout, un grand moment dans la compréhension de ce que nous appelons aujourd’hui la Francophonie. Jusqu’ici nous avons surtout analysé la loicadre comme compromis entre le désir d’indépendance des peuples africains d’une part et l’envie de garder en main les clés du développement des pays africains, d’autre part. Ici, nous allons tenter d’aller plus loin dans l’analyse car, si l’histoire est la science des événements passés, elle est aussi besoin de comprendre. Nous allons donc tenter de comprendre pourquoi la loi-cadre n’aura duré que deux ans, alors que ses effets se sont perpétués jusqu’à nos jours, alors que nous célébrons les cinquantenaires de nos indépendances. Le processus de l’histoire est empirique. Ce sont les idées qui donnent de l’ordre à cet empirisme. Mais l’ordre et l’idée ne surgissent pas du désordre lui-même ; ils surgissent de la nécessité logique qui connaît un cadre intérieur au milieu d’un processus désordonné. La loi-cadre a continué à produire ses effets bien au-delà de son existence bien éphémère. Que l’on parle de la FrançAfrique ou du pré-carré français en Afrique, c’est toujours la loi-cadre en action. De nos jours certains chefs d’État africains vont chercher leur onction à Paris ; pour eux le soutien de Paris est nécessaire à leur maintien au pouvoir. Tout se passe comme si l’indépendance n’aurait été qu’un don de la France à ses ex- colonies. Aujourd’hui nous comprenons - 297 -

mieux le jeu de mots des étudiants africains en 1956 qui disaient que c’était une main de fer dans un gant de velours. I - Cadre général Il est des moments où l’histoire s’accélère. C’est que l’accumulation de quantité finit par produire de la qualité. C’est ce que nous appelons un bond. Le bond peut incuber pendant des dizaines d’années, ou pendant quelques années, à peine une décennie. Les bonds les plus rapides se produisent le plus souvent après les guerres. Nous savons, depuis Clausewitz, que « la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens », et nous savons aussi que la politique est la continuation de la guerre en tenant compte des changements intervenus dans les rapports de forces. La Seconde Guerre Mondiale se termine par la défaite des puissances de l’Axe (Allemagne, Italie, Japon). Les Anglais et les Français, quoique vainqueurs, sont à bout de souffle et sont contraints d’accepter l’aide américaine à travers le plan Marshall. Cette aide n’est pas gratuite : elle met sous tutelle ceux qui l’acceptent. La France est vassalisée et tenue en laisse. Aucune décision importante ne peut être prise en France sans l’aval des États-Unis. Les États-Unis deviennent le gendarme du monde qui ne rêve que d’une chose : bousculer le consensus de Yalta. C’est le fondement et la base de la guerre froide entre les deux systèmes qui se partagent le monde. Mais la guerre froide peut parfois être chaude, comme ce fut le cas en Corée de 1951 à 1953. En effet, les Américains qui n’ont pas accepté la défaite de leur homme, Tchang Kai Tchek, veulent endiguer et contenir la Chine communiste. Ils prennent comme prétexte le soutien à Sygman Rhee qui lutte contre la Corée du Nord. Les USA pensent bousculer facilement les troupes nord-coréennes et arriver en Chine. Le morceau est plus dur que prévu et c’est - 298 -

un fiasco cinq commandants en chef américains passent en Corée en trois ans. Et ce ne sont pas les moindres généraux ; il y a parmi eux Walker, Mc Arthur et Ridgway. Les USA ont utilisé le drapeau de l’ONU pour cette expédition en Corée. Ils n’ont pas pu franchir le 38ème parallèle et doivent signer l’armistice à Pan Mun Jom. Pour contenir la Chine communiste, les USA mettent en place les alliances militaires Anzus, Cento, Otase. La France affaiblie a du mal à tenir en main son empire ; non seulement par manque de moyens mais aussi parce que les populations des territoires colonisés veulent vivre libres. La France oublie les promesses de la Conférence de Brazzaville au cours de laquelle De Gaulle avait déclaré « en Afrique française, comme dans tous les autres territoires où des hommes vivent sous notre drapeau, il n’y aurait aucun progrès qui soit un progrès, si les hommes, sur leur terre natale, n’en profitaient pas moralement et matériellement, s’ils ne pouvaient s’élever peu à peu jusqu’au niveau où ils seront capables de participer chez eux à la gestion de leurs propres affaires. C’est le devoir de la France de faire en sorte qu’il en soit ainsi ». Cette conférence eut lieu du 30 janvier au 8 février 1944. C’est à l’occasion de celle-ci que fût inauguré le stade Eboué le 29 janvier : un hommage est ainsi rendu au Guyanais Félix EBOUE gouverneur du Tchad puis gouverneur Général de l’AEF. Félix EBOUE se rallie à De Gaulle et à la France libre dès le mois de juillet 1940. Félix EBOUE est nommé Gouverneur Général de l’AEF début novembre 1940 en même temps que Larminat est fait haut commissaire avec pouvoirs civils et militaires, pendant que Leclerc était nommé organisateur des opérations en vue au Sahara. Leclerc avec sa 2ème division blindée participera à la libération de Paris et libérera Strasbourg. Les armes de la libération de la métropole se forgent en Afrique noire. Ce qui est admirable est le fait que - 299 -

les noirs objets, et discriminés sur leur propre sol, maltraités considérés comme des objets et des outils parlants, sont promus hommes pour combattre des blancs nazis. C’est pour cela que nous disons que la marche vers le Rhin est le prélude de l’indépendance et de la liberté. Les soldats noirs qui montent aux fronts se disent que les Français ne leur refuseront pas leur part de liberté, cette liberté pour laquelle ils auront versé leur sang. Félix Eboué qui rallie De Gaulle dès juillet 1940 est un Guyanais né en 1884. Il est fils d’un esclave affranchi. Son père fut chercheur d’or dans cette même Guyane. Félix Eboué bénéficiaire d’une bourse, poursuit ses études à Bordeaux puis à Paris ; il étudie le droit et s’inscrit à l’école coloniale. En 1908, il obtient son diplôme et son premier poste dans l’Oubangui-Chari. En 1933 il est promu Secrétaire Général à la Martinique, il réussit à redresser la situation économique de cette île en deux ans. En 1935, il est nommé au SoudanFrançais, l’actuel Mali. En 1936, il est élevé au rang de Gouverneur de la Guadeloupe. En 1938, le voici de nouveau en Afrique Equatoriale Française où il occupe le poste de gouverneur du Tchad. C’est au Tchad donc que Félix Eboué reçoit le message d’espoir du 18 juin 1940, appel du Général De Gaulle qui invite les Français qui croient à la France de se joindre à lui pour continuer le combat de l’honneur et de la dignité. La guerre commence très mal pour les Français. Le dispositif défensif de l’armée française est enfoncé le 10 mai 1940 à Sedan ; les chars allemands ayant traversé les Ardennes sans dommages, alors qu’on les en croyait incapables. Cette percée Allemande sur Sedan détermine l’état-major à confier à De Gaulle, alors qu’il n’est toujours que colonel, le commandement de la 4ème division cuirassée en voie de formation. Dès le 17, De Gaulle décide d’attaquer de front les colonnes blindées allemandes qui ont brisé les défenses des Ardennes et de la - 300 -

Meuse et foncent sur Laon. Ces attaques culminent sur l’axe de Mont Cornet et sur les ponts de la Serre. Le colonel De Gaulle fait plier pour un temps le 19ème corps blindé du général Guderian. Il donne là, comme le dit Lacouture, la preuve que, passant du « char papier » au « char acier », il peut faire, de ses anticipations de 1934, des actions bien réelles, et que le théoricien est apte à se muer en praticien efficace. Devant Abbeville, dix jours plus tard il réitère cette démonstration d’homme de pensée, soumis à l’épreuve du feu. Malgré cela, ces actions ne peuvent avoirs grands effets. Devant l’ampleur du désastre, le 18 mai 1940, Paul Reynaud prend le portefeuille de la Défense nationale et fait entrer le maréchal Pétain dans son cabinet comme Viceprésident du Conseil. Le 1er juin, Charles De Gaulle est nommé général à titre temporaire et le 5 juin, il est appelé à Paris par Paul Reynaud. Celui-ci lui offre le sous secrétariat à la Défense dans son gouvernement très concentré de douze ministres. De Gaulle sait déjà que la bataille de France est perdue et le Général Weygand le nouveau commandant en chef, le lui confirme. Le 17 juin Paris est occupé. Déjà le 16 juin Paul Reynaud a donné sa démission, et le 17 juin le Président de la République Albert Lebrun confie à Pétain le soin de former le nouveau gouvernement. Pétain va capituler et signer un armistice avec l’Allemagne nazie. La France est vaincue et occupée. Le 18 juin le sous-secrétaire d’État De Gaulle lance un appel sur les ondes de la B.B.C dans lequel il dit « la France a perdu une bataille mais, elle n’a pas perdue la guerre ». De Gaulle pense déjà à ces espaces de l’empire qui ne sont pas encore occupés par l’ennemi et, bien sûr, il pense aux espaces de l’Afrique.

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II – La lutte pour la quête de liberté Le peuple congolais imbu de liberté n’a jamais accepté l’oppression, la domination et l’exploitation. Il s’est toujours élevé contre l’asservissement. Il a pris les armes ou a prôné la résistance passive en refusant de participer aux activités organisées par l’Administration coloniale. Les noms de Machitou sur la route des caravanes (sud), de Mabiala ma Nganga dans la région de Mindouli, de Mbahou Bikélé dans les plateaux beembe, de Mbouadza Mossaka… sont là pour attester de la résistance du peuple congolais. A Mbouadza Mossaka, Albert Dolisie encaisse une flèche dans les fesses. Le général Marchand fait enfermer Mabiala ma Nganga dans la grotte où il avait trouvé refuge. A Okoyo, sur l’Alima, De Brazza est contraint de reculer devant l’hostilité des Boubangui qui contrôlent le commerce sur les eaux du bassin du Congo. Les peuples du Congo ont lutté. Mais si ces luttes héroïques n’ont pas abouti c’est qu’il n’existait pas de noyau dirigeant pour les coordonner. L’absence de coordination permettait aux forces militaires du colonialisme de nous combattre les uns après les autres en concentrant à chaque occasion des forces colossales bien équipées. Au XXe siècle les choses ont quelque peu évolué. Les Congolais se connaissent dans les chantiers, les ateliers et à l’école. La colonisation avec ses voies de communication a ouvert les Congolais les uns aux autres et les a rapprochés. L’école, nécessaire pour avoir des cadres subalternes moins onéreux que les cadres métropolitains, est aussi le creuset de la nouvelle élite qui connaît la dialectique et qui sait que l’action suppose la réaction, que ce qui est opposé est complémentaire. Le fossé entre ethnies n’est plus une « muraille de Chine »

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comme le souhaitent les colons qui poussent les tribus les unes contre les autres. Interrogeons-nous sur ce qu’est le mythe : pour certains, le mythe est un récit erroné fait de miracle, de surnaturel et de superstition. Pour d’autres le mythe est un récit fondateur. Nous pouvons citer en exemple, le mythe de Prométhée dérobant le feu aux dieux pour le porter aux hommes et fonder. Ainsi la première civilisation. Ce mythe signifie que l’homme pour s’affranchir et gagner la liberté, doit acquérir un savoir et des moyens techniques. L’homme ne peut acquérir le savoir et le savoir-faire, qu’illégalement et contre la volonté divine. Les dieux détenteurs du pouvoir instaurent un système selon lequel les hommes sont des êtres inférieurs dont la destinée est de demeurer soumis. Les dieux, ce sont les dominants et les hommes les dominés. La colonisation a illustré ces relations dominants-dominés, « dieux-hommes », en matière de distribution des connaissances et des moyens techniques. Cependant, les besoins de l’économie et la recherche de profit maximum ont poussé l’administration coloniale à former sur place des cadres subalternes qui coûtent moins chers que ceux venus de France. Il y a aussi le souci de sécurité qui commandait de mettre ces cadres comme tampon entre les colons blancs et les populations. C’est dans ce climat d’unification de la lutte que Matsoua crée en 1926 l’Amicale des originaires de l’AEF qui, malheureusement, sera dissoute en 1928 par l’administration coloniale. Les Amicalistes dénoncent le code de l’indigénat et son corollaire le travail forcé. Ils protestent aussi contre le racisme des fonctionnaires qui sont juges en même temps qu’administrateurs. Les décrets ayant supprimé le code de l’indigénat ne sont pas appliqués. Personne ne parle d’indépendance encore. Les Amicalistes réclament l’égalité et veulent être des citoyens et

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non des sujets. Ils pensent, en obtenant l’égalité, pouvoir accéder à la gestion de leur pays. Les colons et administrateurs ne veulent rien entendre et la réponse aux revendications c’est la répression sanglante et la prison pour le chef de l’Amicale André Grenard Matsoua. Les mauvais traitements finissent par avoir raison de Matsoua qui meurt dans la prison de Mayama. L’administration coloniale craignant les émeutes, n’annonce pas sa mort. Son martyrologue pour la liberté engendre le mythe de l’homme qui renaît du royaume des morts, de l’homme qui ne meurt jamais. Et d’autant plus que le Gouverneur général Cedille, Secrétaire Général au Haut-commissariat de la République française en A.E.F., fait distribuer des brochures annonçant le retour imminent de Matsoua. Un mouvement messianique naît sur la base de cette légende. Aujourd’hui on dénombre au moins quelques cinq à six églises : – Misproco (Mission Prophétique du Congo) ; – Boulamananga (deux ou trois tendances) ; – Les Corbeaux, toujours de noir vêtus en signe de deuil ; – Les Kakistes ; – Le Gise (groupe d’intervention spirituelle et d’exorcisme). Quand André Matsoua meurt en 1941 et que les colons, craignant les émeutes, ne montrent pas son corps et l’enterrent nuitamment, et le mythe naît : la colonisation, nous le savons, c’est le petit nombre qui impose en permanence sa loi à la majorité. La condition essentielle de la colonisation, c’est le lien de vassalité qui unit la colonie à la métropole. Il n’y avait donc pas une chance pour les peuples colonisés d’accéder à l’égalité. Le mythe de Matsoua est, certes, un récit fondateur, mais en même temps un fatras de superstitions et de légendes : que beaucoup vont utiliser, à commencer par l’Abbé Fulbert - 304 -

Youlou. Quand, le 24 août 1958, De Gaulle parle au Stade Eboué, on prend Boganda debout à côté du Général, Président du Grand Conseil de l’A.E.F., pour Matsoua en personne. La colonisation, nous le savons, c’est le petit nombre qui impose en permanence sa loi à la majorité. De plus, pour combattre l’Amicale, la colonisation met en place la S.I.P. (Société Indigène de Prévoyance) qui distribue les plants, des palmiers, des arachides et des bœufs en métayage. Ceux qui acceptent ces denrées sont de bons sujets, alors que les résistants sont pourchassés et bannis au Tchad. Dans le Pool, ceux qui résistent sont désignés comme « Lari ». Une nouvelle sociologie politique se met en place : le chef de canton Biza, originaire de Bela en pays kongo, devient « lari » et son canton devient le « canton lari de Boko ». Cette nouvelle sociologie politique est l’ouvre de l’administrateur français de Butaffoco. III – De la marche vers le Rhin à la loi-cadre La lutte des peuples du Congo malgré les exploits, l’abnégation et la détermination n’a pas abouti parce qu’elle était morcelée et ne disposait pas d’un noyau dirigeant uni et cohérent. Et la minorité venue d’outre océan pour compenser sa faiblesse numérique va utiliser la répression, la violence et la corruption. Tout cela relayée par l’école qui va tenter de créer des Français « à peau noire ». L’école qui va faire accepter aussi les raisons de gérer leur soumission. L’école nous met et nous installe dans la croyance que le seul modèle de développement est celui de leur pays… Mais avec la guerre, tout va changer : la France est vaincue et capitule. Les Nazis dirigent la France, et la ponctionnent et la saignent. Le colonisateur est colonisé à son tour. Apparaît alors De Gaulle qui ranime la France et allume l’espoir dans les cœurs des - 305 -

« Français libres » et des Africains qui savent que Hitler a promis de fabriquer des chaussures avec la peau des nègres. De Gaulle est un chef sans pays et sans armée. Brazzaville et l’A.E.F. vont lui offrir les deux. La guerre terminée, ce sont des miettes que l’on nous donne au banquet de la liberté. La guerre a montré aux Africains que dans le pays des blancs il y a aussi des « nègres » qui suent eau et sang pour enrichir les amis de la minorité qui nous opprime et nous violente. Les Africains comprennent mieux au contact des « laissés pour compte » de la Métropole que De Gaulle à partie liée avec les colons et leur administration. Tout le monde en Afrique, au moins au niveau des intellectuels, comprend que les ouvertures de la Conférence de Brazzaville, du 30 janvier au 8 février 1944, vont se refermer. De Gaulle dans sa phobie anti-communiste n’entend pas laisser une quelconque ouverture. Que penser du discours de Brazzaville le 30 janvier 1944 ? De Gaulle proclamait : « Comme toujours, la guerre elle-même précipite l‘évolution. D’abord, par le fait qu’elle fut, jusqu’à ce jour, pour une bonne part, une guerre africaine et que, du même coup, l’importance absolue et relative des ressources, des communications, des contingents d’Afrique, est apparue dans la lumière crue des théâtres d’opération. Mais ensuite et surtout parce que cette guerre a pour enjeu ni plus ni moins que la condition de l’homme et que, sous l’action des forces psychiques qu’elle a partout déclenchées, chaque individu lève la tête, regarde au-delà du jour et s’interroge sur son destin. S’il est une puissance impériale que les événements conduisent à s’inspirer de leurs leçons et à choisir noblement, libéralement, la route des temps nouveaux ou elle entend diriger les soixante millions d’hommes qui se trouvent associés au sort de ses quarante deux millions d’enfants, cette puissance, c’est la France. - 306 -

En premier lieu et tout simplement, parce qu’elle est la France, c’est-à-dire la nation dont l’immortel génie est désigné pour les initiatives qui, par degrés, élèvent les hommes vers les sommets de dignité et de fraternité où quelques jours, tous pourront s’unir. Ensuite, parce que, dans l’extrémité où une défaite provisoire l’avait refoulée, c’est dans ses terres d’Outre-mer, dont toutes les populations, dans toutes les parties du monde n’ont pas, une seule minute, altéré leur fidélité, qu’elle a trouvé son recours et la base de départ pour sa libération et qu’il y a désormais, de ce fait, entre la Métropole et l’Empire, un lien définitif. Enfin, pour cette raison que, tirant la mesure du drame les conclusions qu’il comporte, la France est aujourd’hui animée, pour ce qui la concerne elle-même et pour ce qui concerne tous ceux qui dépendent d’elle, d’une volonté ardente et pratique de renouveau. Si De Gaulle et les colons français ont oublié la guerre, le monde, lui, n’a pas perdu la mémoire et revit les souffrances et les sacrifices consentis…Le monde d’après guerre n’est plus celui d’avant-guerre. L’histoire s’est accélérée comme on peut en juger. – 1er octobre 1949 : proclamation de la République Populaire de Chine et exil de Tchang Kai Tchek dans l’île de Taiwan. Après la « longue marche » et les compagnes d’anéantissement et d’encerclement, les armées communistes sous les commandements de Tchen Yi, Deng Siao Ping, Ho Long bousculent les armées de Tchang Kai Tchek pourtant bien soutenues par les U.S.A. L’empire chinois devenu République avec le Docteur Sun Yat Sen, change radicalement de statut. Un état ouvrier s’installe. – 1952 : le Roi Farouk d’Egypte est destitué par les officiers patriotes et nationalistes. Avec cette révolution, l’Afrique et le monde arabe changent d’orientation. - 307 -

– 7 mai 1954 Le Viet-Minh terrasse le corps expéditionnaire Français d’Indochine à Dien Bien Phu. Cette bataille est un désastre pour les Français. Elle se solde par 10 000 prisonniers dont 2 235 officiers et sous officiers parmi lesquels un général, le Général de Castrie. C’est la sensation : une guérilla terrasse une armée coloniale. Tous les grands officiers français ont combattu au Vietnam et ont été défaits. Le Maréchal de Lattre de Tassigny, les généraux Navarre, Cogny, Salan, Massu, le colonel Bigeard, l’amiral d’Argenlieu… En face d’eux Ho Chi Minh et Vo Nguyen Giap et un peuple déterminé. Cette victoire influence et renforce la détermination des peuples colonisés à lutter et à vaincre. – Le 1er novembre de cette même année, 1954, le FLN (Front de Libération Nationale) d’Algérie déclenche la lutte armée pour l’indépendance. – Le 18 avril 1955, une conférence réunit à Bandung les représentants des peuples libérés du colonialisme. Les grands noms de ceux qui y participent sont : Sukarno, Nehru, Nasser Chou En Laï. Ce sommet de Bandung a un grand retentissement dans le monde entier, et surtout en Afrique. Les Africains ne se sentent plus seuls. C’est le départ du mouvement afro-asiatique et les non-alignés. Les peuples colonisés sont fiers de leurs frères vietnamiens qui infligent une sanglante défaite à l’armée française. Cette victoire est aussi un encouragement pour tous les peuples du monde subjugués. Il s’agit d’oser lutter et vaincre. Le monde déjà changé par la guerre, est bouleversé par cette victoire d’un peuple colonisé sur son colonisateur. L’empire colonial français vacille sur ses bases. La guerre d’Algérie absorbe tout ce que la France a comme combattants. Malgré tous les efforts, l’armée française piétine et le pouvoir français ne peut plus cacher l’ampleur de la - 308 -

guerre au fil du temps. Les hommes du contingent sont appelés à la rescousse, ce qui entraine une mobilisation de l’opinion française contre cette « sale guerre ». On ne peut plus parler d’une poignée de fellagas qui défie l’ordre établi. Le pouvoir français est obligé de reconnaître qu’il y a une guerre coloniale aux portes de la France. Des généraux reconnus sont engagés dans cette guerre, les plus célèbres ont pour noms : Salan, Massu, Jouhaud, Challe, Zeller, sans négliger le colonel Lacheroy spécialiste des services psychologiques, c’est-à-dire de la manipulation. On a même tenté de dresser contre le FLN les militants de Messali Hadj. Dans les années 1955, la France ne sait plus où trouver les soldats à envoyer en Algérie. La France ne peut pas compter sur l’Afrique noire qui est en pleine ébullition. Le ministre des colonies, Soustelle, a pris un décret en décembre 1945 qui supprime le Code de l’indigénat, suppression de pure forme et de principe, qui n’a aucun effet. Les exagérations et les abus de pouvoir continuent en Afrique et, le 20 janvier 1946, un arrêté pris par le gouverneur de Côte d’Ivoire punit celui qui aura apporté de la mauvaise volonté dans l’exécution des mesures d’ordre économique ou agricole. L’injustice dans la rétribution crée les mécontents et du mécontentement : à titre d’exemple, un médecin principal de 1er catégorie, après 24 ans de service, ne perçoit que 5 245 francs CFA, alors que le médecin chef européen perçoit 25 235 francs CFA, logement en plus ; un agent infirmier européen a droit à 11 319 francs CFA, soit le double du médecin africain Le 23 février 1946, l’hebdomadaire « Marchés coloniaux » dirigé par Moreux s’indigne et s’insurge contre la Commission des territoires d’outre mer qui se prononçait pour le suffrage universel dans les colonies :

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La Constituante, en proposant le suffrage universel dans tout l’empire, sans distinction ni réserve, en plaçant sur le même pied civique la négresse à plateau et notre ouvrier d’usine, le sorcier soudanais et Monsieur Joliot-Curie a, par le ridicule de ses propos, déjà fait rebrousser chemin à l’opinion publique. Le racisme et le mépris transparaissent dans cet article ! Le travail forcé aboli par la « Loi Houphouët Boigny » est remis en cause par la deuxième assemblée constituante. Le double collège se met en place pour permettre aux colons d’être représentés à l’Assemblée Nationale. Nous somme loin du principe : un homme, une voix. Le 20 août 1946 s’ouvre le débat en première lecture en séance plénière ; il est décidé de reporter à plus tard la discussion du titre 8 dont le texte est toujours le même que celui adopté lors de la première assemblée constituante. Pourtant, on attaque ce titre 8 qui a trait aux droits dans les territoires d’Outre-mer. Le gouvernement français refuse que la citoyenneté soit étendue. Les élus africains se regroupent et en 1947 créent le RDA au congrès de Bamako. Ils sont apparentés au Parti Communiste Français, jusqu’au repli tactique de 1950. Ils passent alors un accord à partir de 1950 avec l’UDSR (Union Démocratique des Socialistes Radicaux). Tous les élus africains ne sont pas au RDA. Boganda est MRP, Mamba Sano est S.F.I.O. Apithy quittera le RDA. Senghor est S.F.I.O avant de quitter ce parti en 1948. L’émiettement et la dispersion des parlementaires africains fait le jeu des forces colonialistes. Et c’est à juste titre que le président du RDA Houphouët Boigny dénonce ce fait :

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Aujourd’hui, en s’efforce de dresser dans nos territoires les chefs contre la masse, l’élite contre les chefs. Et ici même, Monsieur Lamine Gueye l’a dit, on a essayé, on le fait encore chaque jour, de dresser les élus des territoires d’Outre-mer les uns contre les autres. Nous en sommes arrivés à cette situation que des élus qui sont ici pour défendre les mêmes intérêts, qu’il s’agisse de l’abbé Boganda du M.R.P ; ou de Monsieur Konaté, apparenté communiste, ou de Monsieur Yacine Diallo, socialiste, tous unanimes à présenter les mêmes doléances, se considèrent comme des adversaires. En effet, le résultat de votre politique est que des membres de cette assemblée arrivent à dire que ceux qui siègent sur les bancs du groupe communiste sont des anti-français. Et Houphouët avant de terminer par un avertissement qui vise De Gaulle, dit : « Vous n’acceptez jamais que nous venions au nom des populations que nous représentons souligner des abus intolérables. Voilà pourquoi nous vous disons que c’est ici que l’on prépare la division ». Voici la conclusion de Houphouët : Nous savons que la 1ère république a aboli l’esclavage, mais que le consulat l’a rétabli. Et c’est pourquoi, messieurs, nous sommes très inquiets. Nous souhaitons que la démocratie triomphe, aussi bien en France que dans nos territoires, car tous les Napoléons ne sont pas morts. A Madagascar, une provocation montée par le gouverneur de la colonie, donne lieu à une répression et à des massacres. Plus de 90 000 morts. Les deux députés à l’assemblée - 311 -

nationale qui se sont rendus sur place pour dire à leurs militants de ne pas tomber dans le piège de l’administration coloniale sont arrêtés et leur immunité levée. Hamani Diori au nom du R.D.A. proteste le 8 juillet 1949 en termes vifs : L’affaire malgache a jeté un profond trou en nous ainsi qu’au sein de la représentation parlementaire des territoires d’Outre-mer, et ces territoires euxmêmes… Que l’on nous entende bien, aujourd’hui, par-delà l’affaire malgache, c’est toute l’Union française qui se trouve en jeu, c’est toute la Constitution de ce vaste ensemble de nations et des peuples dont la cohésion dépend de la solidarité des intérêts, qui est mise en cause. A l’Assemblée Nationale française, la lutte sur le titre VIII continue, plus âpre, plus intense que jamais. Léopold Senghor et Apithy, qui ont rompu le 27 septembre 1948, avec la S.F.I.O. et qui ont formé le 15 février 1953, le Groupe des indépendants d’Outre-mer, déposent le 1er mars 1956, sur le bureau de la commission des Territoires d’Outremer de l’Assemblée nationale une proposition de loi, sous le numéro 920 sur les attributions des assemblées territoriales d’A.O.F et d’A.E.F. L’accent y est mis sur la personnalité des territoires, et Apithy et Senghor revendiquent, entre autres, la reconnaissance de la spécificité et l’autonomie de la gestion interne des territoires d’Outre-mer. Pendant ce temps, en métropole, les décideurs sont maintenant conscients que le bel élan vers la France qui avait fait l’unanimité s’est épuisé. A titre indicatif, reprenons quelques-unes de leurs déclarations. Par exemple, l’allocution radiodiffusée du Président du Conseil Mendés- France consacrée le 11 octobre 1954 à l’Outre-mer : « Nous ne devons pas concevoir les institutions politiques comme figées… ». De pareils témoignages sur la - 312 -

maturité des assemblées territoriales, des promesses aussi publiques et renouvelées des plus hautes instances de la République, nous permettent d’envisager l’avenir des nouvelles institutions d’Afrique noire avec la plus grande confiance ». Ou encore, le Président Edgar Faure dans son discours du 8 octobre 1955, déclarant que bientôt il n’y aura plus de peuples dépendants. Ces déclarations ne vont pas être suivies immédiatement d’effets radicaux mais seulement conduire à l’adoption de la loi-cadre de 1956. Celle-ci met en place une autre législation, sans qu’il y ait révision de la constitution. Modifiant considérablement la structure administrative et politique des territoires d’Outre-mer, Gaston Deferre, fait voter la loi-cadre dite « loi Deferre ». C’est une loi programme visant à renforcer l’autonomie interne des territoires sous le contrôle d’un gouvernement territorial dirigé par le chef du parti dominant, exerçant la fonction de vice président du territoire tandis que la présidence est assurée par le gouverneur ou le haut commissaire, l’esprit de ce projet est de préparer les Africains à gérer leurs propres affaires et assumer des grandes fonctions de responsabilité administratives et cette loi ouvre véritablement la voie à l’autonomie interne elle est adoptée le 23 juin 1956. La loi-cadre traduit les inquiétudes du pouvoir français Yves Benôt dans son livre. Les députés africains au Palais Bourbon, le reconnaissent explicitement : Mais, plus que tout, ce qui fait l’importance accrue de la représentation africaine, c’est que le pouvoir à Paris à bien dû admettre qu’avec déjà la guerre d’Algérie sur les bras, il faut absolument que quelque chose change au sud du Sahara si l’on veut éviter d’avoir encore une autre guerre coloniale à mener. Houphouët, dans le gouvernement Guy - 313 -

Mollet issu des élections, devient ministre d’État alors que précédemment, depuis septembre 1954 quand Mendès avait fait entrer un I.O.M. (Indépendant d’Outre-mer), Conombo, dans le gouvernement, et que Edgar Faure avait fait appel à Senghor, les africains n’avaient eu droit qu’à des postes de secrétaire ou sous-secrétaire d’État. Mais surtout, l’assemblée trouve un peu plus de temps pour débattre de ces problèmes, alors qu’elle avait jusque là été atteinte d’une sorte d’allergie aux discussions sérieuses sur l’Outre-mer, sauf exception, bien entendu. C’est la période de la loicadre, qui ouvre une nouvelle ère, et sur laquelle nous reviendrons plus loin. Car il faut d’abord mesurer ce que les deux assemblées précédentes ont fait, et, plus encore n’ont pas fait, en ce qui concerne l’Afrique. CONCLUSION La stratégie qui se cache derrière la loi-cadre La loi-cadre a donné lieu à des controverses parmi les étudiants Africains réunis au sein de la F.E.A.N.F. (Fédération des Etudiants d’Afrique Noire en France). Certains pensaient qu’il fallait rejeter la loi-cadre parce que le but final était l’indépendance totale et la loi-cadre n’était même pas une autonomie conséquente ; pour eux la loi-cadre c’était du replâtrage et le début du néocolonialisme à la française. D’autres pensaient que le but final demeurait l’indépendance totale mais que la loi-cadre pouvait nous aider à y accéder. Le militant le plus représentatif de cette tendance c’est le Tchadien Boutelbono. Le non de la Guinée au référendum du 28 septembre 1958 lui donnera entièrement raison. En effet, profitant des ouvertures de la loi-cadre Sékou Touré a fait - 314 -

alliance avec Diallo Salifoulaye et tous deux ont remplacé les chefs de canton par des militants élus par les populations. Et c’est cette armature politico-administrative qui va transmettre les mots d’ordre de Sékou Touré et son staff. Sékou Touré a su tirer parti de la loi- cadre pour la dépasser. Au 17e siècle, la France était la puissance majeure en Europe et sa culture rayonnait sur le monde. Les Allemands se sont abreuvés à cette culture avant de la rejeter et de produire les Goethe Schiller et tant d’autres. Nous savons que la France en 1956, empêtrée dans la guerre d’Algérie, elle avait peur de se retrouver devant des insurrections et des soulèvements en Afrique noire. Elle n’avait plus le choix, elle devait lâcher du lest. C’est ce que fit le Ministre des colonies Gaston Deferre. C’est la raison la plus visible. Mais il y a une autre plus subtile. Monsieur Gaston Deferre est né à Dakar et il ne tient pas à se brouiller avec l’Afrique. Il aurait pu réprimer mais, l’expérience d’Indochine avait instruit, les dirigeants Français. La répression endurcit les militants et les rende plus déterminés. Les familles de ceux qui tombent s’installent dans la haine et pardonnent rarement. Deferre a voulu préserver les liens de convivialité et de langue. En fait Deferre avait posé à travers sa loi-cadre les fondements de la francophonie. Personne n’avait pensé a cela. La France a toujours voulu être à la tête d’un grand empire comme sa rivale l’Angleterre qui était sur tous les continents (Afrique, Asie, Amérique et Australie). La grande Bretagne faisait de l’administration indirecte alors que la France voulait assimiler les hommes des territoires qu’elle avait conquis non pour en faire des citoyens français à part entière, mais des sujets. Les sujets l’ont aidé dans les deux guerres celles de 1914-1918 et celle de 1939-1945. Vaincue en Indochine, elle n’a pas pu mobiliser les sujets africains pour sa guerre en Algérie. Cependant consciente que sans les matières premières de l’Afrique, elle devenait une puissance de seconde - 315 -

zone, la France n’a pas mis en berne ses ambitions de puissance impériale. Elle a voulu garder les marchés africains pour ses industries et son commerce. Et la loi-cadre dont les effets durent encore, était au service de cette ambition de grandeur. En octroyant l’autonomie qui préfigure l’indépendance, on se conciliait les bonnes grâces des populations des territoires hier colonisés. On fait l’économie d’une guerre qui laisse toujours des traces de rancunes et de la rancœur. Et on garde en main les clés du développement de ces pays avec la présence des forces coloniales de l’intérieur ; chez nous les forces coloniales de l’intérieur sont représentés par les Jean des îles, Bru, Vial, Jayle, Nardon, commandant Dupont … Nous pouvons donc affirmer que la loi-cadre n’est pas seulement le début du néocolonialisme à la française, ni un moment de rupture. La loi-cadre, c’est la continuité du pacte colonial, cette fois enrobé de sucrerie. On abandonne la politique de la canonnière. Gaston Deferre a vu loin et a anticipé…Pour ce qui est de la balkanisation, De Gaulle a chaussé les bottes de Gaston Deferre qui a joué sur l’égoïsme des leaders des territoires… Le référendum du 28 septembre 1958 et la constitution de la communauté n’ont pas pipé mot sur la possibilité d’accéder à l’indépendance groupé ou non.

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CHAPITRE 11

LES EGLISES CHRETIENNES AU CONGO (1960 – 2010) par Côme KINATA INTRODUCTION En 1482, le navigateur portugais Diego Cão découvrit l’embouchure du Congo. L’évangélisation des royaumes du Kongo, à partir de 1495, et du Loango, à partir de 1663 (Vassal puis indépendant du premier à la fin du XVè siècle) se fit sous le patronage du Saint-Siège. La préoccupation de ce dernier fut avant tout, de procurer aux rois d’Espagne et du Portugal, sous l’ordre desquels les expéditions avaient eu lieu, la possession pacifique des régions découvertes à la condition formelle de s’occuper des besoins spirituels des nouvelles populations. Durant le règne du roi Kongo Dom Alfonso (1506-1543), le christianisme se répandit largement dans tout le royaume. En 1521, le propre fils du roi, Dom Henrique revint au Kongo, sacré évêque, Mbanza Kongo, la capitale du royaume devient Saô Salvador (le Saint Sauveur) en 1597. A partir du règne de Alfonso 1er, les souverains Kongo cessèrent de demander de nouveaux missionnaires afin de consolider le christianisme, ou de réagir avec rigueur à l’encontre d’une Eglise faiblement établie, mais pesant néanmoins sur la vie politique et économique du pays. La foi catholique n’a trouvé, à aucun moment, les moyens qui auraient été nécessaires à une modification radicale des croyances et des comportements. Elle s’est imposée de l’extérieur et de manière autoritaire. Cette autorité était d’autant plus vulnérable que les - 317 -

missions, trop peu nombreuses, s’en remettaient aux notables pour assurer la défense du christianisme. Le XIXe siècle a amené la seconde évangélisation de l’Afrique. Malgré le soin apporté par les pontificats à dissocier l’évangélisation de la colonisation, le christianisme souffre encore aux yeux de beaucoup de gens de sa longue osmose avec la domination européenne. Avec l’indépendance du Congo en 1960, un clergé local s’est formé et s’occupe désormais du salut des âmes de ses congénères. C’est un grand moment de rupture avec les méthodes d’évangélisation du clergé européen. Ce chapitre va expliquer tous ces faits en se fondant sur la documentation disponible. Dans ce texte, nous étudions la doctrine et l’installation des missions, puis les stratégies de conversion et enfin les cultes et leur indigénisation. En conclusion, nous montrerons que la christianisation n’a été qu’un vernis. I - Doctrine et installation missionnaire  Doctrine Les Bantous ont un dieu céleste, Nzambi mpungu, et un ensemble de pratiques rituelles, mukisi, servant de base à une communauté de comportement d’un caractère vraiment social. Le mukisi constitue donc la manifestation principale du sentiment religieux, honoré par un nganga « praticien » selon le mukisi. Pour les Protestants, ce qui est fondamental pour la mission évangélique, c’est de communiquer la connaissance des vérités chrétiennes par le dialogue, la prédication ou l’enseignement méthodique, cependant, les missionnaires suédois reconnaissaient l’existence de la religion des indigènes et s’organisaient pour ne pas trop la bousculer.

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Le Père Gaston Schaub, prêtre spiritain français, arrivé au Congo en 1924 l’a dit publiquement le 15 juillet 1983, à Linzolo à 30 km de Brazzaville lors de la messe de célébration du centenaire de la fondation de cette mission et de l’évangélisation du Congo français : Les missionnaires cherchaient aussi à rendre service aux gens en soignant les malades, en leur donnant des remèdes, en soignant leurs plaies. Ils sympathisaient avec les gens autant qu’ils le pouvaient. Et ne voilà-t-il pas qu’un beau jour les Chefs des environs vinrent se réunir à la Mission et dans un véritable matanga155 improvisé, eux de leur côté et les Pères de l’autre, ils enterrèrent deux fusils pour bien montrer que tous les désaccords étaient enterrés et qu’on se considérait désormais comme des amis. Mais en cela comme en toute occasion, les Missionnaires essaient de faire comprendre le but principal de leur venue dans ce pays : leur apporter la Bonne Nouvelle, leur enseigner les choses de Dieu. Certes, les ancêtres leur avaient bien transmis l’existence de Dieu, Nzambi Mpungu, qui a tout créé, qui est toutpuissant, qui connait tout et qui vit éternellement… Mais c’est peu près tout ce qu’ils savaient sur Dieu . Malgré tout cela et comme le dit F. Eboussi Boulaga, Le christianisme jouit d’une sorte d’évidence massive que lui donnent la longévité, le nombre et le « succès ». Il est un phénomène deux fois 155

Matanga, malaki, fête de retrait de deuil.

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millénaire ; des multiples de toutes nations, races et conditions se réclament de lui : enfin, il est pour jamais la religion coutumière de la civilisation qui est l’agent de la révolution scientifique et technologique et domine par là le reste de l’humanité depuis trois siècles156. Les religions africaines deviennent donc la « culture des vaincus ». La colonisation n’a pas seulement modifié la distribution des forces politiques dans le monde ; elle a aussi affecté les forces religieuses qui ont été associées à ces bouleversements. Celles-ci voient s’ouvrir de nouvelles chances mais aussi de nouveaux risques dans la voie de l’unité et de l’universalité. Le concile Vatican II était venu à point nommé pour mettre l’Eglise catholique sur cette voie. Ainsi par les CEB, les Scholas Populaires, les chrétiens se prennent en charge autour de Jésus Christ tout en respectant leurs traditions.  Installation missionnaire catholique Pour cette action évangélisatrice, la 2e évangélisation du Congo, les missionnaires adoptèrent une nouvelle méthode : création de la mission, apprentissage des langues, imprimerie, écoles, catéchismes, séminaires, etc. Jusqu’en 1938, Brazzaville ne comptait qu’une seule mission catholique. C’était la Cathédrale construite par Mgr Augouard. En 1947, Mgr Biéchy et ses conseillers décidèrent de décentraliser. Le prêtre résiderait au cœur de sa chrétienté. En effet, avant la guerre (1939-1945), le personnel est encore nombreux à la mission de Sacré-cœur (appelée plus souvent cathédrale) : les pères desservaient, à partir de là, les différents quartiers de Brazzaville. Le père Nicolas Moysan s’occupait 156

F. Eboussi Boulaga, 1981, Christianisme sans fétiche, Paris, Présence Africaine, p. 9.

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du secteur de Poto-poto. Cela a permis au père Moysan de publier le catéchisme lingala 1943, puis tirant la leçon de cette première publication, il écrivit la brochure Pour apprendre le Lingala en 1946. Plusieurs autres livres de piété suivront. Ce ne sera que beaucoup plus tard que les ouvrages en langues locales seront de plus en plus souvent, l’œuvre du clergé et des laïcs congolais. Jusqu’en 1950, le vicariat apostolique de Brazzaville s’étendait sur tout le Nord-Congo. Le père Jean Prat installé à Boundji de 1902 à 1932, après un passage à Lékéty de 1918 à 1922 fit un remarquable travail de langue, sous diverses formes. Voici ce qu’en dit le père Michel Legrain : « le P. Prat fut chargé des Batéké à Brazzaville ; une excellente préparation pour la suite de sa vie missionnaire. Il ne fut pas désorienté à son débarquement à Lékéty, au moment de la fondation de cette mission, en pays tege. Lors de son congé, 1904, il fit imprimer un essai de grammaire et de dictionnaire en cette langue tege. Affecté à Boundji, à son retour, il était préparé à l’étude du Mbochi, qu’il sut parler assez vite. Il se donna tout entier à cette mission. Il y mit toute son opiniâtreté et elle était grande ! Il y mit surtout son esprit de foi, son esprit surnaturel ; c’est ce qui lui permit de faire face aux épreuves et d’espérer envers et contre tout… Le Père Prat fit un énorme travail sur les langues locales, et cela sans y avoir été particulièrement préparé. Dès Lékéty, il utilisait une petite machine manuelle à imprimer. Après son retour de congé, en 1910, il en possédait une autre, plus important, qui lui servit à imprimer un petit catéchisme en Mbochi, puis le petit catéchisme de Mgr. Le Roy, une histoire sainte, un gros livre de piété enrichi de chants français, latins et mbochis. En plus de cela, le père avait produit un énorme dictionnaire français-mbochi et mbochifrançais, et composé une grammaire, avec, en préface, un aperçu sur les mœurs des mbochis. Toutes ces traditions et ces - 321 -

impressions lui demandèrent un travail considérable. Il fut heureusement aidé, pour l’impression et la reliure, par les sœurs, dont il admirait le dévouement, et il était touchant de l’entendre vanter leur patience quand il retournait les épreuves à corriger, jusqu’à cinq ou six fois ».157 Tous ces livres font encore autorité aujourd’hui. En 1943, le vicaire apostolique de Brazzaville, sous les conseils du père Nicolas Moysan, pour faciliter le placement des missionnaires et organiser la vie pastorale, avait décidé que toutes les paroisses du Nord-Congo devaient employer une langue unique : le Lingala. Les Mbochis se rebellèrent « soucieux de sauvegarder leur patrimoine. Les esprits s’agitèrent. Les forces de l’ordre du pays procédèrent à quelques arrestations. Les agitateurs furent déportés à Kinkala »158. Le frère Marie-Joseph Oliembo se mit à genoux devant l’évêque, Mgr Paul Biéchy, le suppliant d’intervenir auprès des autorités administratives pour obtenir leur libération. En 1955, au moment où les vicariats apostoliques devenaient des diocèses et où les missions étaient appelées paroisses, l’Eglise catholique en Afrique équatoriale française avait fortement pris racine. L’annuaire des Missionnaires Catholiques d’Afrique, éditée à Dakar en 1959, nous rapporte des chiffres impressionnants : 58.045 catholiques pour une population de 4.876.846 habitants soit environ 9%. Ces chrétiens étaient encadrés par 355 prêtres étrangers et 42 prêtres autochtones, 1.278 enseignants diplômés et 214 enseignants non diplômés. Jusqu’en 1955, année de l’envoi par le Pape des prêtres fidei donum, seule la congrégation du Saint-Esprit se trouvait au Congo et animait toutes les paroisses. Le nombre de 157

Michel Legrain, 1994, Le père Adolphe Jeanjean, missionnaire au Congo, Paris, Cerf, texte cité, p. 58 158 Frère Marie-Joseph Oliembo, Comafrique, Brazzaville, 1980, p. 10

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catholiques a fortement progressé d’année en année comme nous le montre le tableau ci-après extrait de l’annuaire des missions catholiques d’Afrique, édition de 1987. Années Population Catholiques Catéchumènes Prêtres Frères Sœurs afric. afric. afric. étra. étra. étra. 1885

350

-

-

6

-

2

-

-

1890

850

-

-

17

-

3

-

4

1895

1.850

-

1

20

-

14

-

8

1900

4.500

-

3

37

7

18

-

14

1905

6.787

5.100

1

39

5

25

-

7

1910

10.177

6.122

0

36

14

20

-

10

1915

13.121

7.210

2

40

8

18

-

15

1920

18.743

14.004

4

34

10

15

1

15

1925

28.647

24.125

8

31

7

14

1

15

1930

53.678

22.298

8

36

13

16

1

26

1935

90.584

30.411

8

41

9

19

1

31

1940

120.666

25.657

11

53

10

19

2

40

1945

148546

21.911

11

48

12

17

6

37

1950

695.000

175.512

16.300

15

87

12

25

12

52

1955

800.000

222.361

22.579

17

111

15

21

12

52

1960

900.000

261.772

23.985

20

131

10

31

32

115

1965

995.000

350.933

23.507

26

116

9

37

39

151

1970

1.181.523

411.739

30.570

29

128

16

38

39

146

1975

1.229.226

466.717

22.525

34

114

13

16

38

157

1980

1.578.000

517.180

23.408

38

88

12

19

45

149

- 323 -

1985

1.912.431

818.381

42.935

63

103

20

25

57

 L’installation des protestants Elle s’étendit sur 10 ans au Congo belge, de 1881 à 1890 ; ce fut durant cette époque que les méthodes théoriques et pratiques des missionnaires, tout comme leurs formes d’organisation, furent élaborés. Les types d’activités – évangélisation, enseignement, œuvre littéraire et médicale – furent créés. Au cours des 40 années suivantes (1890 – 1930), le nombre de paroisses locales augmenta et elles arrivèrent à une maturité spirituelle telle que, à la fin de cette époque, on pouvait esquisser la planification d’une église future. En 1906, il y avait au Congo belge 50 missionnaires, 66 collaborateurs autochtones, 7 stations missionnaires. En 1906, des missionnaires suédois venus du Congo belge suivirent la piste des caravanes à travers Mbanza-Baka (Boko), Mindouli et Mbamou. Un autre pionnier, Ekstrôm, se rendit à Brazzaville solliciter l’autorisation de fonder un poste missionnaire au nord de Brazzaville. Tenant à favoriser la religion « nationale », les autorités françaises rejetèrent la demande suédoise. Deux ans plus tard, la demande fut renouvelée et trouva cette fois-ci une suite favorable. Le pasteur Johan Hammar fut chargé de la construction d’une première station à Manga, village du chef de tribu Matouba, non loin du ruisseau Ngessati, affluent de la rivière Madzia. Alors naquit à Madzia, en 1909, la première station de la M.E.S. au Congo français, dans la subdivision de Mbamou. A la fondation de la station de Madzia, succédèrent des voyages de prospection des régions fortement peuplées pour la construction de nouvelles stations. Musana, dans la subdivision de Boko, fut choisie, et la station y fut construire en 1910. Le besoin d’avoir un poste de transit poussa la M.E.S à construire un poste missionnaire à Brazzaville en 1911. - 324 -

177

L’expansion de la M.E.S se poursuit vers le nord-ouest où plusieurs stations furent fondées : Kolo (Mouyondzi) en 1916, Indo (Sibiti) en 1918 et Loubetsi (Kibangou) en 1922, le poste de Mansimou était créé dans la banlieue de Brazzaville, à 7 km de la capitale. Entre 1929 et 1931, les missionnaires s’installèrent à Madouna (Mossendjo) et Ngouédi (Madingou) où fut transféré le Séminaire théologique. La mission envisagea ensuite la construction d’une deuxième station de transport à PointeNoire. Ce qu’elle fit en 1933. Après un intervalle de quatre ans, le poste missionnaire de Zanaga fut fondé en 1937 au cœur de la forêt équatoriale. On revint enfin à l’ouest pour fonder Dolisie (Loubomo) en 1938. En somme, en l’espace de vingt-neuf ans (1909-1938), la M.E.S avait pris possession d’une assez vaste étendue avec douze points d’implantation situés à une distance respectable les uns des autres, mais le plus près possible des postes administratifs. Si la fondation des douze premières stations missionnaires protestantes du sud fut attribuée à la M.E.S, la construction de celles situées au nord du pays fut l’œuvre de la Mission évangélique norvégienne et de l’Eglise des Amis libres de Norvège. La Mission évangélique de Norvège, quant à elle, fonda successivement Mpouya (1947 et Gamboma (1948).  De la Mission évangélique suédoise à l’Eglise évangélique du Congo Les missions protestantes ont été fondées, non par le magistère des Eglises, mais d’abord par l’initiative d’un groupe de chrétiens privés, animés d’une vive foi et s’accordant sur les bases d’envoi de missionnaires au loin. Cette initiative a préservé ces premières sociétés de mission d’être liées à une organisation ecclésiastique et à une nation. Elles allaient évangéliser dans des territoires encore « vierges ». Elles cherchaient à demeurer autant que possible - 325 -

politiquement indépendantes des gouvernements coloniaux, pour avoir le temps de former des personnalités et de « civiliser » les populations afin que celles-ci puissent prendre en main leur propre Eglise et leurs propres destinées politiques. Une pareille vision de l’avenir ne pouvait que leur attirer des ennuis de l’administration coloniale française. Les conventions entre les Eglises de Suède représentées par le directeur Gösta Nicklasson et celles de Norvège représentées par le directeur Holm-Gold d’une part, et d’autre part, par le pasteur Jaspasrd Kimpolo, représentant de l’Eglise Evangélique du Congo, furent signées. Le 16 juillet 1961, le maillet de la présidence du synode fut remis au pasteur Jaspasrd Kimpolo. Ainsi naissait l’Eglise évangélique du Congo. De 1961 à 1982, voici les statistiques de cette Eglise 159 Année Pasteurs Evangélistes congolais 1961 39 452 1965 47 1970 53 427 1975 75 316 1980 80 1982 92 273

Consistoires

21 22 22

Paroisses

84 93 100 100

Membres

48 087 54 318 70 596 84 139 104 229 107 819

II - Les stratégies 1. Les stratégies de conversion chez les catholiques Le père Libermann, fondateur de la Congrégation du SaintEsprit au XIXe siècle, avait analysé les raisons de l’échec de l’entreprise. 159

Statistiques fournies dans la brochure : 75è anniversaire de la fondation de Madzia et de l’évangélisation du Congo par les missionnaires protestants. - 326 -

 Evangélisation Le manque de conditions sociales favorables à la réception de l’évangile et au développement de l’Eglise fut entre autres raisons évoquées. A cet effet, Libermann pensait que l’action apostolique ne devait pas se borner à la prédication de la foi. Elle devait aussi œuvrer pour le progrès et le bonheur des peuples par l’instruction et l’enseignement. Pour l’essentiel, les recommandations des supérieurs généraux et des souverains pontifes corroboraient la méthodologie missionnaire de Libermann. En 1926, le pape Pie XI publia l’encyclique Rerum Ecclesia dans lequel il invitait les chefs de mission à agir selon le plan suivant : le recrutement et la formation des ministres ecclésiastiques indigènes, la mise en place des congrégations religieuses autochtones, la multiplication des catéchistes, l’occupation et l’évangélisation de toute la circonscription religieuse, les soins aux malades, l’extension de l’enseignement à tous les niveaux.  L’école Les premières écoles implantées au Congo français furent l’œuvre des missionnaires catholiques. Jusqu’en 1905 il n’existait pas d’enseignement public au Congo. Il démarra en 1905 par une école d’adultes. Il faut se référer à Augouard pour voir ce que furent ces écoles que les missions catholiques semaient un peu partout. La mission qu’il leur assignait, dictée par des considérations humanitaires, était des plus simples. Il y aura des réajustements de programmes selon la conjoncture du moment. C’est ainsi qu’on y introduira, « pour rendre la jeune fioté » (entendez vili) digne du siècle des lumières, la grammaire, l’arithmétique, l’histoire et la géographie160. Plusieurs moyens et méthodes appropriés furent employés par les missionnaires pour accroitre leur influence. Les 160

supra.

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missionnaires donnaient, moyennant de nombreuses modifications des programmes, une formation solide et un certain niveau de culture et de civilisation occidentale car la colonie, comme eux-mêmes, avait besoin d’auxiliaires pour l’expansion tant religieuse que coloniale. C’est pourquoi la formation intellectuelle et l’enseignement religieux étaient menés de pair. On vit apparaître partout de 1890 à 1896 des catéchuménats et des écoles, dont l’activité première fut l’apprentissage du catéchisme. Le niveau de ces écoles, comme nous venons de le voir dans le contenu des programmes, était très bas. Mais, sans tarder, l’école se développa, car le désir de former un clergé indigène qui fit honneur au sacerdoce milita en faveur de cette expansion. L’enseignement missionnaire, d’abord élémentaire, embrassa peu à peu toutes les connaissances humaines nécessaires, utiles. Il y eut une véritable sélection au sein des écoles, et les incapables furent impitoyablement écartés ou mis à l’apprentissage de quelques métiers au sein des ateliers ouverts dans les missions : menuiserie, cordonnerie, forge, etc. ne furent désormais gardés dans les classiques que les enfants intelligents, capables et désireux de s’inscrire en vue du sacerdoce, ou capables d’occuper un poste de catéchiste, d’instituteur ou de moniteur. Dans toutes les écoles des missions, l’enseignement était donné à tous les degrés ; depuis la simple chapelle-école installée dans les coins les plus reculés et tenue par un catéchiste qui connaissaient toutes les prières en langue locale, mais qui savait à peine lire l’alphabet, jusqu’à l’école du village, où le catéchiste plus ou moins instruit de bornait à un enseignement rudimentaire, et à celle de la mission où se préparaient le certificat d’études primaires indigènes et l’entrée, soit à l’école supérieure de la mission, soit au petit séminaire, après le consentement du maître, du directeur de l’école, et du supérieur de la mission.

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Après 1950, dans chaque mission étaient construites deux écoles : l’une pour les garçons et l’autre pour les filles. Des communautés religieuses s’y installaient parfois, autant que leur nombre le permettait, pour assurer l’éducation des filles. Ces dernières étaient confiées à des mères chrétiennes (sous la surveillance des missionnaires) dans les stations qui n’avaient pas de religieuses. A l’origine, dans toutes les stations, les missionnaires s’intéressaient au rachat des enfants esclaves, à leur éducation, ainsi qu’à celle des enfants libres. Partout dans les villages, même les plus favorables à la mission, les populations ne comprenaient rien au recrutement de leurs enfants. Elles étaient pour un rendement immédiat et cachaient leurs progénitures. Les missionnaires avaient compris que c’est sur la jeunesse que reposait l’avenir de leurs missions. Aussi considéraient-ils l’œuvre des enfants comme la principale et lui consacraient-ils toute leur sollicitude. Dans les zones encore inoccupées, les jeunes gens ainsi instruits pendant un moment à la mission la plus proche de leur domicile étaient envoyés comme catéchistes en vue de l’instruction de leurs congénères. La conversion des adultes était très difficile ; non seulement ils avaient déjà acquis des habitudes souvent contraires à la nouvelle religion, mais encore leurs occupations quotidiennes ne leur permettaient pas de poursuivre l’instruction religieuse. A cela, se greffaient les exigences de l’administration : construction des routes, portage, diverses prestations. Devant toutes ces tracasseries, les habitants changeaient souvent de village. L’école catholique s’attirait les bénédictions de l’Administration dont le but était de faire prospérer la colonie, d’accroitre la prépondérance de la civilisation et de l’influence françaises, en un mot, de faire aimer la France et toutes les actions participant de cet idéal. La sollicitude du gouvernement pour l’école catholique et la langue française qu’elle véhicule était aussi liée à l’éradication d’autres langues - 329 -

occidentales comme le portugais ou l’anglais ; de même l’enseignement dispensé en kikongo était combattu. La mission rendait de grands services à la colonie en reconnaissance desquels les administrateurs la recommandaient vivement à la bienveillance du gouvernement, notamment pour l’octroi des subventions adéquates aux écoles. En 1935, selon les Annales spiritaines de juin-juillet 1952, le vicariat de Brazzaville comptait 50 000 catholiques, 15 000 catéchumènes, 34 écoles avec 3 477 élèves, 299 chapelles dirigées par 250 catéchistes. L’enseignement professionnel n’était pas laissé de côté. Le français était conçu par ceux qui l’enseignaient non comme un moyen de communication entre les locuteurs mais plutôt comme un instrument d’administration et partant de domination. Le missionnaire était donc un agent très actif de leur domination161. 

Le village chrétien, le rachat d’esclaves

 Le village chrétien La mission et son lot de sacrements devenaient un refuge pour les vaincus de la vie ; tant pour compenser leurs misères que pour les protéger. Ainsi les gens acceptaient-ils d’ « écouter » le Père et même de lui réclamer le baptême, mais tout en vivant pleinement et furtivement leur vie d’avant leur « conversion ». Dès lors donc, l’acceptation de l’instruction religieuse et des sacrements était troquée sans vergogne contre la sécurité que procuraient les évangélisateurs face aux exigences coloniales. Les catéchumènes qui jouaient les saints demandaient le baptême et participaient aux danses païennes du bwiti, du mbo yu nduhu, etc. dans le Ndulu, un missionnaire constata bien cette double appartenance. En effet, depuis un 161

P.-C. Jaffre, n.d., Méthode pratique de Lari-français, Paris, Imprimerie des Orphelins Apprentis d’Auteuil, 116 p.

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certain temps, les villages de la localité de l’épouse de Yeno recevaient l’inspection et demandaient à être baptisés. Or, le curé avait aperçu le bwiti, installé dans la demeure de Yeno alors que, depuis une année, il ne l’avait jamais vu. Avant le baptême la condition sine qua non était la destruction du fétiche et cela en sa présence. Il y eut donc un gros palabre. L’affaire fut projetée au lundi suivant exigeant ainsi la présence de tout le monde. Le curé s’y rendit pour régler ledit palabre au jour fixé. Pour accepter ses conditions, un grand écriteau devrait être affiché au milieu du village indiquant que celui-ci est celui des Pères et qu’il est défendu aux miliciens et au commandant de faire de la misère aux habitants. :Pour les missionnaires, le village des fidèles était un laboratoire pour la « régénération » des Noirs. De ce fait, toute « impureté » dûment constatée y était automatiquement sanctionnée. C’est ainsi que tout concubin ou toute personne refusant de se convertir était expulsé. Un chapelet et des prières y étaient dits quotidiennement. Une vie chrétienne intense devant y régner, les danses et cérémonies traditionnelles y étaient formellement proscrites. Le village étant la propriété des Pères, les habitants étaient à l’abri de l’intrusion des miliciens. Toutefois, ils étaient imposables comme le commun des indigènes. C’étaient les fameux villages de liberté. Le chef du village chrétien devait être d’une grande probité morale. Il devait ainsi être un exemple et une référence pour toute la population qu’il dirigeait. Mais tout ceci n’était qu’un idéal. En certains endroits, la réalité fut aux antipodes du plan apostolique. A Lékéti, le village chrétien construit aux frais de la mission devint bien vite un champ de scandales en raison des vols commis par les fidèles. Devenant un abri et un rendez-vous des brigands de la contrée, la réputation de la mission en pâtissant, les Pères menacèrent de le supprimer - 331 -

Le village chrétien était aussi un réservoir de main-d’œuvre pour la mission, en plus du ministère quotidien qu’il favorisait des catéchistes et des autres auxiliaires des missionnaires eut de profondes répercussions sur la considération des populations pour ces personnels. Ils étaient tous esclaves De même, le vicariat de Brazzaville puisa ses premiers auxiliaires dans cette catégorie sociale. C’est le cas de la future sœur Zoungoula, « petite esclave rachetée à Saint-Paul des Rapides (Bangui), baptisée au tout début de la mission, envoyée à l’internat des sœurs de Saint-Joseph de Cluny à Brazzaville et qui devint la deuxième religieuse de Brazzaville (1902), après Kalouka (1901), elle-même ancienne esclave venue de Loango. Le fait que les premiers prêtres indigènes furent esclaves rachetés engendra une mauvaise image des prêtres.  Le dispensaire Outre l’évangélisation par l’école, le catéchuménat, la prédication et le village chrétien, la mission possédait un autre atout important : le dispensaire. Chaque établissement avait un petit centre de soins où les missionnaires (prêtres, religieux et religieuses) soignaient les malades pour les diagnostics les plus élémentaires. Ces dispensaires étaient maintenus grâce à une partie des allocations des missionnaires, du produit des enfants162 et, beaucoup plus tard, des dons de l’Administration. Ne pouvant quasiment rien espérer des adultes en raison de la polygamie et des croyances locales, les missionnaires les « attendaient au tournant ». Malades, le moral au plus bas, ne pouvant faire autrement pour se débarrasser de leurs maux, ils se résignaient à recevoir les soins contre une bonne éducation religieuse. 162

BG, t. XVI, 1890-1892, p.493

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L’action missionnaire s’est exercée dans un choc de cultures : la culture chrétienne et occidentale et les cultures congolaises. Pour le missionnaire, l’état social africain, avec ses traditions et ses croyances, est incompatible avec le christianisme. Etant donné qu’il est appelé à prêcher l’Evangile et à appliquer intégralement le droit canon, les coutumes ancestrales congolaises doivent disparaître en faveur de sa religion. Par conséquent, sa science ne paraît nullement être un cadre privilégié pour le rapprochement et la cohabitation des deux univers. Sa position vis-à-vis des coutumes locales ne saurait souffrir d’ambigüité. Les missionnaires catholiques ont ainsi développé des stratégies de conversion dans lesquelles l’instruction religieuse par le catéchisme était au centre de tout. Les catéchistes, leurs principaux auxiliaires, furent les premiers agents d’évangélisation d’un peuple par lui-même. Les missionnaires protestants avaient utilisé les mêmes méthodes.  Les stratégies de conversion des protestants Pour les protestants, ce qui est fondamental pour la mission évangélique, c’est de communiquer la connaissance des vérités chrétiennes par le dialogue, la prédication ou l’enseignement méthodique. Cependant, les missionnaires suédois reconnaissaient l’existence de la religion des indigènes et s’organisaient pour ne pas trop la bousculer. Ils avaient donc mis au point une stratégie spéciale. Cela nécessitait la connaissance du peuple. D’où l’intérêt de collectionner du matériel ethnographique, de faire des recherches dans le domaine de la linguistique, de l’histoire des religions. Pour atteindre ce but, les missionnaires protestants demandaient à leurs premiers lettrés de disserter sur les sujets qu’eux proposaient. Cependant, on reconnaît aisément les difficultés objectives rencontrées par les missionnaires suédois au départ, ainsi que l’hostilité générale tout aussi objective des Congolais - 333 -

à l’arrivée et au travail des Suédois dans le Bas-Congo. Ces dissertations constituent une fresque où s’entrecroisent des faits historiques, économiques, sociologiques, philosophiques, etc.  Evangélisation Sur le plan de l’évangélisation, il était aussi souligné la maîtrise de la langue dont le but était la traduction de la Bible. Ce qui fut fait en 1883. La traduction de la Bible et le besoin de littérature créèrent la nécessité d’une imprimerie. Il était de notoriété publique que l’ignorance générale constituait un grand obstacle. Cette ignorance favorisait aussi les hérésies et aggravait la superstition. Elle ne pouvait être vaincue que par l’activité scolaire. L’introduction de l’enseignement par les missionnaires protestants en 1910 à Madzia se heurta à plusieurs obstacles dont le refus des parents d’envoyer leurs enfants à l’école. L’un des premiers élèves de cette école racontait dans sa dissertation : En 1910, l’école de Madzia ouvrit ses portes. Une missionnaire, mademoiselle Josephin Nilson, était arrivée, et elle commença une école avec quinze à vingt enfants. Il est à noter pourtant que ces enfants étaient venus avec l’intention de travailler et non pas d’aller à l’école. Ils comptaient surtout sur le salaire que ce travail leur donnerait. La plupart de ces enfants étaient Batéké. Mais après deux ou trois mois, n’étant pas autorisée par le gouverneur, l’école dut fermer ses portes. Ainsi tous les enfants durent entrer au village. En 1911, M. Carl Palmkvist vint ouvrir l’école de nouveau. Dans sa classe régnait la peur parmi nous tous. Nous pensions qu’on ferait de nous des sorciers car c’était cela que nous avaient dit nos vieux, avec une grande conviction. Ils nous disaient : ‫״‬aucune - 334 -

personne ne peut apprendre à lire sans devenir en même temps sorcier‫״‬163. Quand Carl Palmkvist commença par demander les noms des écoliers, personne n’osa dire le sien. Il en fut ainsi quand il voulut savoir le nom des parents, et le nom des villages des enfants. Personne n’osait dévoiler quoi que ce soit. Mais quand il commença à leur expliquer avec beaucoup de sérieux qu’il n’était pas bon de ne pas dire son nom et quand il se mit même à les punir, ils donnèrent les noms quelconques. Cependant ils avaient non seulement peur d’être frappés eux-mêmes par un mauvais sort, mais aussi, les parents leur avaient formellement interdit de dire aux Blancs leurs noms ou ceux des parents ‫״‬car, disaient-ils, si vous lui dévoilez vos noms, nous mourrons sur le champ‫״‬, rapporte Petelo Ngialu. C’était un moment difficile pour les enfants car jamais ils n’allaient à l’école la joie au cœur, mais toujours remplis d’une grande angoisse et beaucoup d’inquiétude. En effet, le premier semestre terminé, quand ils rentrèrent dans leurs pays respectifs pour les congés, un nombre élevé d’élèves ne revint jamais en classe. Avant de quitter le village, ils subirent de rudes épreuves de la part de leurs parents. Ces derniers disaient que c’était avec une grande douleur qu’ils voyaient leurs enfants maintenant s’opposer à la volonté de toute la famille. Il était évident que quand les Blancs s’occuperaient totalement de ces enfants, cela signifierait la ruine de toute la famille. Ils partirent quand même, mais ils durent partir sans la moindre aide de la part de leurs familles. Petelo Ngialu, dont il a été question, dit : Ils ne nous donnèrent pas d’aliments, rien, absolument rien. Nous continuâmes à fréquenter 163

Petelo Ngialu, in Au pays des palmiers, op.cit., p.11.

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l’école pendant dix (10) mois encore, sans aucune joie au cœur, mais plutôt remplis d’une angoisse permanente. Le dimanche, nous n’osions pas aller au temple pour entendre la parole de Dieu 164. L’école a permis aussi la formation de nombreux auxiliaires dont la mission suédoise avait besoin. Parmi ces nombreux collaborateurs, la priorité était accordée aux catéchistes et aux enseignants.  Enseignement professionnel Le but de l’œuvre missionnaire était la naissance et le développement d’une Eglise autochtone indépendante. C’est pourquoi, elle forma des évangélistes, des moniteurs et des pasteurs comme collaborateurs. Mais il fallait aller plus loin pour que ce but soit mieux atteint. Le souci de ce qu’on avait appelé ‫״‬l’Evangile du travail‫ ״‬avait conduit des missionnaires à ouvrir des écoles professionnelles.  Œuvre médicale Les missionnaires protestants, se souciant du bien-être, non seulement de leurs adeptes, mais aussi de la population en général, construisirent jusqu’en 1959, 9 dispensaires et 7 maternités. Ils considéraient ces installations comme une œuvre de charité. Mais, comme pour l’enseignement, il y avait au départ, chez les populations du Moyen-Congo, beaucoup de méfiance se traduisant par une mauvaise volonté de se faire soigner par des hommes blancs. L’influence du nganga (féticheur) demeurait vivace sur la population. Le chrétien ne faisait pas exception, surtout au début de l’œuvre missionnaire. A côté de cet obstacle majeur, il y avait d’autres difficultés : provision 164

supra.

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médicale, insuffisance, manque de personnel qualifié. En d’autres termes, les moyens dont disposait le missionnaire pour soigner étaient limités, ceci perdura plusieurs années. La situation devait changer progressivement : on recourut de moins en moins aux services du nganga et les dispensaires missionnaires bien équipés purent rivaliser avec les centres hospitaliers. La M.E.S. prodigua des soins aux malades selon ses possibilités ; elle initia les Congolais à perpétuer son œuvre. Les malades en Afrique réclamaient des soins médicaux, il fallait prêter l’oreille à leurs supplications.  Evangélisation directe Outre les deux méthodes d’évangélisation citées ci-dessus et que nous pouvons appeler indirecte, il y avait l’évangélisation proprement dite. Dans le nouveau Testament, le terme Evangile n’a jamais désigné un livre quelconque, mais un message : la bonne Nouvelle que Christ et ses apôtres ont annoncée. Aussi, évangéliser signifie-t-il prêcher l’Evangile, particulièrement à des populations non chrétiennes. Les missionnaires ont annoncé l’Evangile à des hommes auxquels la nouveauté inspirait la méfiance, une peur presque morbide. Ces derniers ne restèrent pas passifs devant les nouvelles vérités théologiques, car l’évangélisation était une communication en vue d’une conversion. La M.E.S. n’a pas seulement prêché la parole oralement, elle a remis la Parole écrite – la Bible - entre les mains de ceux qui avaient appris à lire. Elle a également introduit la Parole chantée par divers recueils de cantiques. L’évangélisation s’est poursuivie dans les villages grâce aux catéchistes qui étaient les plus précieux des collaborateurs des missionnaires. C’était à eux qu’incombait la construction des chapelles dans les annexes, l’instruction des catéchumènes, l’alphabétisation des enfants qu’ils préparaient à la lecture de l’histoire sainte. - 337 -

Les missionnaires ont élargi cette méthode par l’organisation de la jeunesse. Celle-ci comprenait trois branches : le scoutisme, la jeunesse étudiante et les routiers. Ces branches ont été des moyens très appréciables et efficaces pour la communication de la morale chrétienne et la formation des jeunes. Leurs délégués ont pris part aux différentes rencontres internationales : jamboree tenu au Canada en juillet 1955, Centenaire des Unions chrétiennes des jeunes gens (U.C.J.J.G.), à Paris en juillet 1955. Cette manière d’évangéliser visait en fait à préparer les chrétiens à prendre en main leur propre Eglise après le départ de mission. III – Cultes et indigénisation 1. Les communautés ecclésiales de base ou mabundu Le diocèse de Pointe-Noire est le plus vieux diocèse du Congo-Brazzaville, en effet, après Landana, Mgr Hyppolite Carrie (1886-1904) s’installa à Loango car Landana était maintenant au Congo Portugais, la Conférence de Berlin (1885) ayant reconnu la souveraineté du Portugal sur cette enclave comprise entre l’État Indépendant du Congo, futur Congo belge, et les possessions françaises. Les spiritains préférèrent s’installer sur les territoires dépendant de la France. Jusqu’en 1983, année de la création du diocèse de Nkayi, le diocèse de Pointe-Noire couvrait les régions administratives du Kouilou, du Niari, de la Lékoumou et de la Bouenza. Dans le Vicariat apostolique de Loango, ancêtre de PointeNoire, le travail des missionnaires fut très pénible. Le 14 septembre 1955, par Bulle apostolique adressée par la S.C. de la Propagande à S.E Mgr Lefebvre, délégué apostolique pour les missions de l’Afrique française, qui est chargé de promulguer par lui-même ou ses délégués, S.S. Pie XII institue la hiérarchie épiscopale en Afrique française. - 338 -

Aussitôt, Mgr Fauret donne les explications nécessaires : l’A.E.F est divisée en deux provinces : 1. la province de Brazzaville qui comprend l’archidiocèse de Brazzaville et les diocèses suffragants de Libreville, PointeNoire et Fort-Rousset ; 2. la province de Bangui qui comprend l’archidiocèse de Bangui, les diocèses suffragants de Berbérati, Fort-Lamy et les Préfectures apostoliques de Moundou et Bangassou. 3. La décision du Saint-Siège a diverses conséquences, entre autres les suivantes : le vicaire apostolique devient Evêque de Pointe-Noire ». Ce changement était important pour les circonscriptions missionnaires de l’Afrique Centrale, puisqu’elles accédaient au statut d’Eglises locales autonomes et donc prenaient leur vraie place dans l’Eglise universelle. Au moment de faire application des directives de Vatican II, on constitua dans le diocèse de Pointe-Noire, des communautés chrétiennes ou mabundu. Elles le furent de façon organisée à Pointe-Noire en raison de la longue histoire de ce diocèse mais le furent de façon spontanée à l’intérieur dans le Niari et dans la Bouenza. D’autres communautés avaient vu le jour, sans doute d’une façon plus élaborée et avec le souci d’une insertion dans la mentalité bantou. Cependant, sur l’essentiel, la culture n’a cédé que très peu de terrain. Les valeurs dominantes reviennent ; souvent revivifiées par la grave crise sociale et politique que traverse le pays depuis son indépendance, exacerbant les tensions identitaires qui mettent à mal bien des chrétiens. En réalité, ces mentalités collectives se révèlent, à l’observation, toujours bien en prise avec la culture locale, sur certaines de ses pratiques en total désaccord avec l’Evangile. L’enseignement chrétien a du mal à décaper la carapace de cette culture. Après - 339 -

plus d’un siècle de siège et d’attaque frontale, ses fondements ont à peine bougé. Et qui ne voit que ces laïcs formés, catéchistes et chefs de communautés, pourraient bien devenir un jour les ministres institués dont l’Eglise du Congo a besoin. 2 – Les scholas populaires Les scholas populaires ou mouvement liturgique et paroissiale pour prier et chanter ensemble fondée en 1957 par l’Abbé Barthélémy Batantu, alors grand séminariste. Ce fondateur sera archevêque de Brazzaville en 1977. Ce sont des groupes ou chœurs d’hommes, de femmes et d’enfants, spécialement entraînés au chant religieux populaire. Avec l’équipe liturgique paroissiale, les scholas populaires participent activement avec les autres chrétiens au culte liturgique, notamment au Saint Sacrifice de la Messe, et en dehors de l’église, travaillés à christianiser les coutumes familiales et sociales à l’aide du chant populaire chrétien et du Rosaire. De même, ils animent les cérémonies liturgiques et les réunions chrétiennes afin de leur donner leur plus bel éclat. La jeune Eglise du Congo a senti très tôt, la nécessité d’un « renouveau liturgique » dont le Saint siège et les évêques ont, à maintes reprises, rappelé l’urgence à travers Divini Culturs : Il est absolument nécessaire que les fidèles n’assistent pas aux offices en étrangers ou en spectateurs muets, mais que pénétrés de la beauté des choses liturgiques, ils prennent part aux cérémonies sacrées, y compris les cortèges et processions où les membres du clergé et les associations pieuses marchent d’une façon ordonnée, mêlant alternativement leur voix selon les règles tracées à la voix du prêtre et à celle de la schola. Il n’adviendra plus que le peuple ne réponde pas, ou réponde à peine par une sorte le - 340 -

léger murmure, aux prières communautaires en langue ou en langue vulgaire. Les paroisses du Congo souffraient aussi de ces malaises : ou bien le peuple chrétien ne prenait aucune part active aux offices, ou bien, il faisait ce qu’il pouvait pour occuper le temps. Mais la parution et l’application de ce directoire pour la Pastorale de la Messe, fut le point de départ d’un renouveau liturgique dans l’archidiocèse de Brazzaville. Ce fut alors l’occasion de la création des scholas Populaires. Ces scholas Populaires dans leur forme actuelle, ont une origine qu’on dirait fortuite. Un jour, à la Curia de Bacongo, les légionnaires de Marie agitèrent la question des veillées funèbres et décidèrent de travailler à les transformer et de travailler à les transformer en veillées chrétiennes pourvu qu’on leur composât des chants appropriés. Les premières scholas populaires furent lancées par les grands séminaristes en vacances ou en probation dans trois paroisses de Brazzaville : Notre-Dame de Bacongo, Saint Pierre Claver et Saint-Esprit de Moungali. Elles débutèrent soit avec des groupes de catéchumènes, soit avec des membres d’action catholique ou d’associations pieuses. On fixa des jours pour suivre des cours de chant. Et pour favoriser ce mouvement, une première séance de chants religieux, où étaient conviés tous les chrétiens, fut organisée par les jocistes de Bacongo, au Mbongui Eugène N’kakou, le 12 septembre 1957. Le carnet « Dila Sambila » répondit heureusement au vœu des légionnaires. Il fallait maintenant former des équipes bien entraîner aux nouveaux chants pour animer et organiser les veillés funèbres des chanteurs. Les légionnaires lancèrent une campagne de recrutement : le Mbongui Eugène N’kakou à Bacongo deviendra le centre d’initiation au Dila Sambila. Le 26 juin 1958, dans ce centre, - 341 -

fut organisée une séance de veillées funèbres qui attira beaucoup de gens dont des chefs de quartier. Le R.P Hirtz, directeur du grand séminaire inter-vicarial Libermann, fut le grand promoteur du renouveau liturgique. Il le résume en ces termes : « donner plus d’éclat au culte chrétien, aider les fidèles à participer plus activement et plus fructueusement au Saint Sacrifice de la Messe, christianiser les coutumes familiales et sociales à l’aide du chant populaire chrétien et du Rosaire ». En raison d’un risque élevé, Monseigneur Michel Bernard, alors archevêque de Brazzaville, avait mis en garde les membres des scholas populaires : « notre mission est de christianiser, pour christianiser, nous ne devons ni paganiser, ni tomber dans la confusion d’un syncrétisme religieux. En effet, c’est une grosse erreur de croire que toutes les religions s’équivalent, car il y en a qui ne sont que de pures productions humaines ; tel est le cas de bien des sectes que nous avons connues, et qui ont disparu avec leurs vénérables fondateurs. CONCLUSION En 1959, soit un an avant l’indépendance du Moyen-Congo, malgré le prosélytisme religieux des missionnaires de tout bord depuis 1880, on trouvait encore sur 766.500 habitants, 3,34 % de catholiques, 17 % de protestants, 0,59 % de salutistes. Même les chrétiens, en cas de difficultés ou de maladies graves, avaient toujours recours, en plus de l’hôpital, aux pratiques païennes, aux féticheurs. La foi chrétienne par son attitude, son dogme, introduit plutôt des éléments de dilemme, un rejet qui laisse le chrétien dans son embarras profond. Si croire à la sorcellerie n’est pas chrétien, devenir chrétien doit alors signifier le rejet des solutions offertes par la tradition

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L’Eglise (catholique, protestante, salutiste) serait le lieu où l’on échappe à la sorcellerie. Désillusion. Pendant les élections à la présidence de l’Eglise évangélique du Congo par le synode extraordinaire du 17 au 18 décembre 2005, des comportements déviants ont été dénoncés. Il s’est agi notamment de la pratique d’un candidat qui méritait d’être disqualifié de la course pour des comportements blâmables qui le plaçaient presque sous discipline au sein de l’Eglise. On peut aisément imaginer qu’il s’agit de pratiques fétichistes pour s’attirer les faveurs des électeurs.

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TABLE DES MATIERES PREFACE Denis Sassou Nguesso .....................................................5 PARTIE V L’HISTOIRE MODERNE (XVIe – XIXe SIECLE) ......7 Chapitre 1er Rencontre entre le Congo et l’Europe Jérôme Ollandet ...............................................................9 Chapitre 2 La traite négrière atlantique et ses conséquences Auguste-René Gambou ......................................................43 Chapitre 3 Le Congo et la Conférence de Berlin (15 novembre 1884 – 26 février 1885) Jean Mouyabi ...................................................................61 Chapitre 4 Les résistances congolaises à la conquête coloniale Léon Bemba ......................................................................103 BIBLIOGRAPHIE .........................................................134 PARTIE VI LE CONGO AU XXe SIECLE.......................................135 Chapitre 5 La fondation de la colonie du Congo Français Scholastique Dianzinga ....................................................137

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Chapitre 6 La domination coloniale (1886-1960) : systèmes politico-administratif et judiciaire Antoine Marie Aïssi ..........................................................165 Chapitre 7 La gestion économique du Congo (1886-1960) Abraham Constant Ndinga Mbo .......................................197 Chapitre 8 Les résistances congolaises contre l’occupation coloniale Asta Rose N’tary-Calafard ................................................225 Chapitre 9 Brazzaville et le Congo dans la 2ème Guerre Mondiale Jérôme Ollandet ...............................................................237 Chapitre 10 La loi cadre de Gaston Deferre Claude Ernest N’Dalla .....................................................297 Chapitre 11 Les églises chrétiennes au Congo (1960-2010) Côme Kinata ....................................................................317 BIBLIOGRAPHIE .........................................................344

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