Études sur le Sophiste de Platon

Citation preview

ETUDES SUR LE SOPHISTE DE PLATON Publiees sous la direction de PIERRE AUBENQUE

Les textes de ce volume ont ete recueillis par MICHEL NARCY

Blbllot1c1 IWA-F:Ji:S~

111111111111111111111111111111111111111111111111111

100038808

BIBLIOPOLIS

Ouvrage publie avec le concours du C.N.R.S. et du C.I.S.PA. - Centro Internazionale per lo studio del pensiero antico

.__,_. __ ,..

Proprieta letteraria riservata

ISBN 88-7088-250-0

Copyright © 1991 by «C.N.R., Centro di studio del pensiero antico» diretto da GABRIELE GIANNANTONI

TABLE DES MATIERES

p.

11

FRANCIS WOLFF: Le chasseur chasse. Les definitions du sophiste

»

17

MARIA VILLELA-PETIT: La question de !'image artistique clans le Sophiste

»

53

»

91

»

1~

MICHEL FATTAL: Le Sophiste: logos de la synthese ou logos de la division?

»

145

MONIQUE DIXSAUT: La negation, le non-etre et l'autre clans le Sophiste

»

165

ANTONIA SOULEZ: Le travail de la negation: !'interpretation du Sophiste par Gilbert Ryle

»

215

MONIQUE LASSEGUE: L'imitation clans le Sophiste de Platon

»

247

REMI BRAGUE: La cosmologie finale du Sophiste (265 B 4-E 6)

»

267

PIERRE AUBENQUE: Avant-propos

I L'ORDRE DU TEXTE: SOPHISTIQUE, ONTOLOGIE, COSMOLOGIE

NESTOR-LUIS CORDERO: L'invention de l'ecole tique: Platon, Sophiste, 242 D

elea-

JEAN FRERE: Platon, lecteur de Parmenide clans le ~~~

TABLE DES MATIERES

8

II VUES PERSPECTIVES BARBARA CASSIN: Les Muses et la philosophie. Elements pour une histoire du pseudos

p.

291

DENIS O'BRIEN: Le non-etre dans la philosophie grecque: Parmenide, Platon, Plotin

»

317

PIERRE AUBENQUE: Une occasion manquee: la genese avortee de la distinction entre l' «etant» et le «qudque chose»

»

365

PIERRE PELLEGRIN: Le Sophiste ou de la division. Aristote-Platon-Aristote

»

389

MICHEL NARCY: La lecture aristotelicienne du Sophiste et ses effets

»

417

Luc BRISSON: De quelle fa~on Plotin interprete-til les cinq genres du Sophiste? (Enneades, VI 2 [43] 8)

»

449

ANNICK CHARLES-SAGET: Lire Proclus, lecteur du Sophiste (avec un appendice par CHRISTIAN GUERARD: Les citations du Sophiste clans les oeuvres de Proclus)

»

475

F'RANICO'UV 611 CJcxcl>ci>cxtv6µt8cx) manifester (0T)A.OUV) alors en quelque fa~on par ce terme plutot le petit que l'egal ('to ioov)? Non. (3) - Done, lorsqu'on pretendra que la negation (a.1t64>cxam~ atep11n1CT1, 610 Ka\ µEt~U Eanv: «L'egal est ainsi le ni grand ni petit, mais ii est par nature ou grand ou petit, et ii est oppose aux deux comme negation privative, ce pour quoi ii est aussi intermediaire entre Jes deux» (1056 a 22-24).

MONIQUE DIXSAUT

180

du Grand, qui peut toujours devenir plus grand (moins petit que), et du Petit qui peut toujours devenir plus petit (moins grand que), l'Egal exclut tout devenir, car tout devenir de luimeme le rendrait necessairement inegal. Si l'Egal est intermediaire, c' est comme un arret entre deux mouvements qui sans lui se poursuivraient indefiniment, et certes pas en tant que, ni grand ni petit, il signifierait "de taille moyenne".

TROISIEME DIFFICULTE: DE LA POSSIBILITE, OU NON, DE PARAPHRASER UN PREDICAT NEGATIF PAR UN PREDICAT POSITIF

La decision portant sur la possibilite de traduire le negatif en positif decoule des interpretations precedentes et repose sur la maniere dont chacune comprend le ou µw.J.ov, "pas plus que", tire de !'interrogation de l'Etranger (µa.Uov tl aot. (!>cxtv6µe8a [. .. ] ,; [. ..];) et de la reponse negative de Theetete (Ka\ 1t~;)20. Par ou µw.J.ov faut-il entendre en effet que le predicat negatif "non-grand" recouvre: (la) a la fois le Petit et l'Egal, mais pas plus l'un que l'autre; en ce cas, le Non-Grand recouvre !'ensemble des Formes autres que le Grand (Cornford), ou l'appartenance a une classe qui constittie le complement negatif de la Forme "Grand" (Moravcsik), et il n'est pas exclu que cette classe soit elle-meme une Forme negative21.

ou

20 Sur l'ambiguite proverbiale de µdUov et ses differents usages, voir P. DE LACY, µd.Uov and the antecedents of ancient scepticism, «Phronesis», III (1958) pp. 59-71. 21 K. M. SAYRE, op. cit., pp. 232-3, soutient, a la suite de J. M. E. MORAVCSIK, art. cit., pp. 68-75, de M. FREDE, op. cit., pp. 92-4 et de R S. BLUCK, op. cit., p. 169, !'existence de Formes negatives. Le non-beau et le non-grand sont, selon Sayre, des Formes: they must be Forms, Forms in their own right: «ce doit etre des Formes, des Formes ayant par ellesmemes droit a ce titre» - et cela, on le sait, contre le temoignage meme d'Aristote (metaph. A 9. 990 b 13-14; cfr. le texte du De Ideis cite par

ov

LA NEGATION, LE NON-~TRE ET L'AUTRE DANS LE SOPHIITE

181

(lb) ni le petit, ni l'egal, puisque dire d'une chose x qu'elle est non-grande, c'est simplement dire qu'elle n'appartient pas a I'ensemble des choses grandes; quant au predicat non-grand, il ne comporte en' lui meme aucune signification, il ne signifie pas plus petit que de taille moyenne, il ne possede;: que cette fonction operatoire d'exclusion (Owen); (2) ou le petit, ou le grand: la disjonction est exclusive et exhaustive, "petit" et "egal" epuisant les predicats incompatibles avec "grand"; affirmer qu'une chose est non-grande revient a lui attribuer un predicat contraire, ou autre, et non pas a lui attribuer l'alterite; ne pas posseder une propriete, c'est posseder une propriete incompatible. Le Non-Grand est necessairement coextensif au Petit et au Moyen, et etre non-grand revient necessairement a etre soit petit, soit de taille moyenne. L'erreur de cette derniere interpretation est manifeste: la difference, l' autre, deviendrait alors un degre inferieur d'incompatibilite, la "contrariete polaire" etant le degre maximal; I' alterite, tout comme la contrariete, ne seraient que des especes a l'interieur du genre cornmun "incornpatibilite" I ce qui entraine qu'il est toujours possible de paraphraser une expression negative par une expression positive. Or selon quels principes, en I' absence de toute recherche dialectique, constituer ces series? A quoi serait coextensif le non-beau: au laid, au ni-beau-ni-laid, et encore au rnauvais, a l'injuste, au

ALEXANDRE, In Aristotelis Metaphysica Commentaria, 80. 8-15), et la discussion de ce temoignage par W. LESZL, II 'De Ideis' di Aristotele e la teoria platonica delle !dee, texte etabli par D. Harlfinger et tr. ital. par F. Munari, Firenze 1975, voir pp. 151-71, et par G. FINE, The one over many, «The Philosophical Review», LXXXIX (1980) pp. 197-240, voir pp. 222-6. WIGGINS, art. cit., p. 300 note 16, reprend !'objection que ce meme Aristote avait soulevee contre !'existence de telles Idees, mais lui croit, on serait tente de dire nai'vement, que Platon aurait cru «a l' existence de la propriete de ne pas avoir la propriete F». Dans le meme sens, voir l'"idee-parapluie" de P. SELIGMAN, Being and Not-Being: an introduction to Plato's 'Sophist', La Haye 1974, p. 82.

182

MONIQUE DIXSAUT

sans mesure22 ? Croire que les oppositions et les series sont des donnees semantiques communes, independantes de la dialectique et preexistantes a toute recherche dialectique, c' est, clans Platon, faire abstraction de l'essentiel de la pensee de Platon. Quant a la premiere position (la), elle contredit encore la proposition (3): Platon ne dit pas que la negation indique tous les autres du terme nie, mais l'un, OU l'un non-determine, des autres ("tCOV w.'A.rov n). La proposition (1) est encore plus vague: quand nous disons "tO µ~ ov, nous disons seulement "de l'autre" (hepov). Reste la seconde (lb): si les interpretes precedents ont un maniement tout democriteen du o-u µavi~oucra 8 n voet, fl 6£ 1taA.aux aµ4'>o'tepov 6T1A.Ot o ~OUA.E'tat wiivoµa: «Cette langue qui est la notre aujourd'hui, cette belle langue, a detourne !es termes de "devoir" et de "dommage" de fa~on a leur faire indiquer le contraire, effa~ant ainsi le contenu de pensee, alors que la langue d'autrefois manifeste clairement ce que veulent dire ces deux noms».

186

MONIQUE DIXSAUT

a la

determination et non pas position d'une determination26 • Un texte du livre V de la Republique - la "devinette" de l'eunuque et de la chauve-souris - peut nous fournir un exemple de ce maniement proprement platonicien de !'interrogation µa.Uov i\: «y a-t-il done plus de raison, interroge Socrate, pour que chaque objet soit, plutot que de ne pas etre, cette chose qu'eventuellement on dit qu'il est?» La reponse est que cet objet n'est «ni les deux, ni ni l'un ni l'autre»21. Dans les deux cas, ce qui est rejete, c'est !'affirmation (directe, ou la double negation). L'eunuque n'est pas a la fois homme et femme, il n'est pas davantage ni homme ni femme, ii est autrement un homme, ii indique une autre maniere d'etre homme, et aussi une autre maniere de n'etre pas homme, differente de celle d'etre femme. De la meme maniere que, dans ce passage de la Republique, l'objet est autre que la simple juxtaposition, le simple ensemble de deux determinations, et qu'il est aussi autre que leur double exclusion, !'expression negative ne signifie ni le contraire et le different (non-grand n'a pas pour signification !'ensemble indefini des Formes autres que le Grand, ou la serie finie "petit et egal") ni ni le contraire ni le different (non-grand ne signifie pas: "ni petit ni egal"). L'alternative entre un exces de significations positives ou un vide total

26 L' appel a reprendre interrogativement !'indication indefinie afin de la determiner est inscrit dans la langue grecque. H. BOEDER, Origine et prehistoire de la notion philosophique de l'AITION, «Revue des sciences philosophiques et theologiques», XL (1956) pp. 421-34, precise fort justement que «le caractere indefini du n enclitique ne se perd pas dans l'a peu pres [... ] il definit, de toutes les fa~ons possibles, !es relations de ce dont il tient lieu dans la phrase [.. .). En tant que pronom indefini, n propose en quelque sorte de lui-meme au discours qui constate et qui juge, sa reprise comme pronom interrogatif. Mais nous perdons facilemerit de vue l'unite originelle de ces deux emplois du meme vocable n, puisque Ia traduction en toute autre langue distingue Ia forme indefinie de la forme interrogative» (p. 423 ). 27 Resp. V 479 B 9-10. La conclusion de la devinette (479 B 11-C 5) est: outE ciµ♦6tEpa outE ouoctEpov.

LA NEGATION, LE NON-~TRE ET L'AUTRE DANS LE SOPHISTE

187

de signification est une fausse alternative: indiquant l'un quelconque des autres de la "chose" qu'elle nie, !'expression negative ouvre une autre maniere de signifier, ou une maniere de signifier l'autre, di/ferente de celle qui consisterait a ne pas signifier du tout. En effet, le troisieme presuppose, plus surprenant, est que si une expression negative ne signifie pas (ou pas seulement, pas necessairement) le contraire, elle ne peut a coup sur pas signifier seulement l'autre. Surprenant, puisqu'on estime que Platon ne peut pas vouloir dire ce qu'il dit pourtant tres explicitement: le "non" et le "ne pas" prefixes a un terme indiquent l'un des autres (proposition 3)28 • On est bien plutot pret a accepter que le non-etre constitue une exception, lui qui ne peut signifier que l' autre, ce qui conduit a meconnaitre la finalite meme de !'ensemble du texte: montrer que "non-etre" n'est justement pas une exception, mais obeit a la meme regle de signification que n'importe quelle expression negative. La raison de cette repugnance tient evidemment a l' exemple donne dans la proposition (2): il semble difficile d'admettre que petit ne soit pas une signification possible de non-grand (d'ou les interpretations la et 2). On va done (lb) a l'autre extreme: non seulement !'expression negative ne recouvre pas une pluralite, indefinie ou definissable, de significations positives, mais elle n'a pas du tout de signification. Pour sortir de ce faux dilemme, il suffit de rompre avec l' assimilation entre signification et reference: le predicat negatif a une signification, mais il n' a• pas de reference, que cette reference soit une classe de Formes ou un ensemble de choses. Sa signification consiste non pas a apporter une determination ou une pluralite de determinations possibles au terme predique, mais a nier

28 To µ11 !Cat 1:0 ou. Sur la difference entre ces deux signes de negation, voir MOORHOUSE, ,op. cit., p. 40: µ,\ serait la negation du notionnd et de !'ideal (ce qui serait lie a son usage ancien dans Jes prieres et Jes interdictions), ou celle du concret et du factud.

188

MONIQUE DIXSAUT

qu'on puisse le determiner par un terme donne, a savoir le terme nie. En un mot, la signification d'une expression negative est negative29. Nier une determination. positive, c'est dire d'une chose ce qu'elle n'est pas, ce n'est pas dire ce qu'elle est, ou ne rien dire du tout. Or nier signifie non pas affirmer le contraire, mais indiquer l' autre rdativement a. De meme que le non-etre n'est pas - est autre que l'etre, de meme ce qui est non-grand n'est pas, est autre que grand: la maniere dont ils sont autres que le terme qu'ils nient reste a determiner, mais elle ne comporte pas par elle-meme de determination positive. La fonction des signes de negation est "bien de nier la determination positive presente clans le terme nie, mais la signification de l'expression negative consiste a ouvrir le champ des autres de ce terme. Si cette expression est une "vraie" negation (et non pas !'affirmation dissimulee de la Forme contraire, ou de la participation d'une chose a cette Forme contraire), elle n'est que cette ouverture, ce signe fait en direction de l'un des autres du terme nie. Ce qui fausse tout est d'abord que la negation soit pensee non pas en "intention" mais en extension, pas en ouverture mais en cloture, qu'on cherche a la circonscrire en formant et en fermant des classes, des ensembles ou des series30 • Enfin et surtout, en refusant toute autre possibilite de signifier que celle qui consiste a localiser un terme, ou une chose, clans une classe ou un ensemble, on se situe d'emblee clans une logique aristotelicienne de la distribu-

2 9 E. N. LEE, art. cit., pp. 292 et 296. L'article de Lee, centre sur !'analyse de la partition de l'Autre, est remarquable sur ce point; H. CHERNISS, Aristotle's criticism of Plato and the Academy, New-York 1944, l'avait deja d'ailleurs clairement aper~ (voir pp. 262-6). Jo Cfr. LEE, art. cit., p. 293, et son schema "wittgensteinicn" p. 294. R B. PIPPIN, Negation and not-being in Wittgenstein's 'Tractatus' and Plato's 'Sophist', «Kantstudien», LXX (1979) pp. 179-96, montre bien comment l'influence de l'"atomisme" de Wittgenstein conduit Lee a retomber clans une interpretation de la negation en exclusion (p. 193 note 29), et comment !'image d'une exteriorite locale finit par se substituer a celle d'une visee intentionncllc.

LA N~GATION, LE NON-£TRE ET I:AUTRE DANS LE SOPHISTE

189

tion en genres et en categories, sans paraitre s'apercevoir que cette maniere de penser est incompatible avec celle de Platon, c'est-a-dire avec !'affirmation de la puissance dialectiquen. Encore plus que I'oppos1tion du dos et de I'ouvert joue l'opposition entre le statique et le dynamique: Platon pense ~es expressions negatives comme autant d'appels a s'interroger, a examiner, done a exercer la puissance dialectique. De plus, a penser la negation comme un probleme de localisation, on ne fait alors que postuler le terme qui est a expliquer et que repousser la question; que signifient en effet "complement negatif', OU "non-appartenance" a UD ensembleJ2? En faisant reculer le probleme du semantique vers le logique, on ne gagne rien, mais on introduit un quatrieme presuppose. Qu'est-ce qui peut determiner en effet !'extension des expres-

JI

S.

ROSEN,

Plato's 'Sophist'. The drama of original and image, New

Haven/London 1983, a montre point par point, et de fa~on precise, que la methode analytique appliquee aux textes du Sophiste s'appuyait sur des postulats qui sont autant de contresens sur l'essentiel de la demarche platonicienne: "Forme" identifi.ee a "predicat" (pp. 29-48), "mC!lle" a "identite", l'identite prise comme un sens du verbe "etre" (pp. 229-44), etc. Je partage entierement son jugement sur l'entreprise consistant a formaliser l'analyse platonicienne de la negation: «on peut certes toujours ecrire "non-p" toutes les fois qu'on rencontre un terme nie dans un texte de Platon. Mais, en procedant ainsi, non seulement on n'aura rien fait d'utile, mais on aura fait quelque chose de completement egarant» (p. 287). Mon seul point de desa~cord est que, selon S. Rosen, «nier "p" revient a affirmer que le sujet du jugement negatif possede une propriete "q" nonspecifiee, coordonnee avec, mais non opposee a, bien que distincte de, "p". Le deplacement de reference a accomplir depend de l'objet dont on parle, du contexte du discours, et de nos intentions. [... ] Plus generalement, le travail semantique de l'alterite est incomplet, nous devons aussi prendre en compte le contexte dans lequel ii opere» (ibid.). La possibilite de substituer un terme positif a !'indication negative - de completer, comme le dit fort bien Rosen, le travail semantique de la negation - me semble mains dependre du contexte qu'appeler la mediation d'une reprise interrogative, d'un examen dialectique. J2 J. P. KOSTMAN, art. cit., pose bien le probleme, au moins apropos de la these de l'incompatibilite, ce qui ne le conduit d'ailleurs nullement

MONIQUE DIXSAUT

190

sions negatives, sinon le terme positif lui meme? Il n'y a que F qui puisse definir sa classe complementaire non-F, que la propriete G qui puisse definir !'ensemble de tous les predicats autres que G. Autant dire que c'est le terme positif qui, clans sa determination, porte sa negation. Que toute determination soit en elle-meme une negation et qu'elle pose ce qu'elle exclut constitue peut-etre pour nous une evidence, mais ce n'en est pas une pour Platon. Cela, parce que pour lui, grand, beau ou juste ne sont pas d'abord des proprietes, mais des Formes "en soi", qui ne sont autres que leurs autres que parce qu'elles participent de l'autreH. Que rien ne soit different en soi, mais seulement mediatement et par participation a l' autre, veut precisement dire que toute determination n'est pas, en soi et par soi, une negation. Comme l'enonce fort bien Cornford, en voyant cependant la une source de confusion, "autre" n'est pas chez Platen un terme relatif, c'est une propriete des choses et des Formes34, propriete universelle puisque l'autre est universellement participe, et qui a pour effet de mettre en relation; le genre de l' autre ne permet toutes les relations que pour autant que les choses, en y participant, different de leurs autres. Aucune analyse de la signification du terme positif ne permettra done de constituer son complement negatif, ni de totaliser meme formellement l' ensemble des predicats exclus. La negation implique !'intervention d'un autre genre, celui de l'autre; seule la synthese (que Platon va nommer "antithese") de la determination positive et de l'alterite est capable de rendre compte de la signification d'une expression negative.

a la

reviser, mais a accuser Platon: «La seconde difficulte est que le concept d'une serie d'incompatibles ne peut etre explique sans faire intervenir des enonces negatifs, et que par consequent, !'analyse de Platon presuppose ce qu'elle se propose d'expliquer» (p. 207). 33 C'est la critique adressee a Platon par S. ROSEN, op. cit., p. 293: «l'"etre" de la determination est deja une "negation" OU une limitation, pas une difference».

34

CORNFORD,

op. cit., p. 294.

LA NEGATION, LE NON-~TRE ET L'AUTRE DANS LE SOPHISTE

191

Bergson reprend, sans le savoir, cette analyse platonicienne, lorsqu'il affirme que negation et affirmation ne sont pas symetriques, et «qu'il y a plus, et non pas moins, dans l'idee d'un objet con~u comme "n'existant pas" que dans l'idee de ce meme objet con~u comme "existant"»u. ll y a en effet plus non pas plus d'etre, ou plus de sens, mais plus d'operations constitutives - dans ces termes complexes que sont "nonbeau" OU "non-etre" que dans l'idee du beau OU dans celle de l'etre, puisque tout terme negatif signifie la synthese du terme positif et de sa difference. L'expression negative signifie en indiquant l'un des autres du terme nie, ou plutot de la "chose" a propos de laquelle est institue le mot prononce apres la negation36. La proposition (3) passe du semantique au syntaxique - elle delimite la portee de la negation a ce qui vient apres ses marques semantiques dans la phrase - et de la a l'ontologique. Le terme KEfl'ta.t rappelle que les noms sont de simples sons institues, ils soot em8eyyoµeva, "proferes", et ils n'ont de sens que par reference aux choses memes, c'est-a-dire aux Formes. Que peut bien vouloir dire "nier", et plus precisement nier une Forme, ou la participation d'une chose a cette Forme (nier une participation ne consistant evidemment pas a affirmer une non-participation, mais a indiquer une participation possible a l'un

35 H. BERGSON, I.:Evolution creatrice, Paris 1907, ed. du centenaire, Paris 1959, ch. IV, p. •737. 36 Et non: «l'un des autres termes ou plutot l'une des autres choses», comme traduit L. Robin (Platon. Oeuvres completes, II, traduction nouvelle et notes, Paris 1950), jugeant sans doute bizarre qu'un signe de negation soit prefixe a une "chose". Mais 1tpciyµa designe ici, comme c'est la regle dans le Cratyle, la "realite" qui, en donnant sa signification au nom, en fait autre chose qu'un simple son: c'est le contenu d'un nom, nom qui a ete bien ou ma! institue pour signifier cette realite veritable ou illusoire: seul le dialecticien peut en decider. Quant a JCEfl· 'tat, tous !es traducteurs s'.en tiennent, avec un be! ensemble, au designated by de Cornford, a !'exception de Robin: «sont eventuellement institues !es mots».

192

MONIQUE DIXSAUT

quelconque des autres)? En quoi consiste cette operation? C'est l'objet du passage qui suit immediatement la "transition". Avant de I' analyser, il convient de .resumer ce qui a ete etabli par le commentaire des trois propositions: - dire le non-etant, ce n'est pas dire un contraire de l'etre, mais seulement "de l'autre"; - de la meme fa~on, prediquer "non-grand" ce n'est pas declarer qu'une chose possede la propriete contraire au grand, le petit (non-etre n'est pas une exception); - mais ce n'est pas davantage lui attribue:r une determination autre et positive: l'egal (!'expression negative ne peut etre paraphrasee par une expression positive); - la comparaison s'opere entre un substantif, le non-etant, et un predicat, "non-grand" ("non-etant" n'est pas reduit a "non-identique"); - on ne peut done accorder qu'une expression negative signifie le contraire, elle signifie en indiquant l'un des autres (elle a une signification); - la determination de cet autre, ou de ces autres, n'est pas comprise dans !'expression negative, et pas davantage dans eelle de "la chose" niee (la signification du terme positif sur lequel po rte 1' operation de negation ne permet pas de fermer la classe, 1'ensemble ou la serie qui pourrait servir de reference a !'expression negative); - la negation, traduite par des marques semantiques, porte sur la chose, correspondant au nom institue, qui la suit (sa portee est syntaxiquement determinee, mais sa fonction est ontologique: elle opere la synthese d'un etre, OU de l'etre, avec son autre).

LES OPERATIONS CONSTITUTIVES DE LA NEGATION

Les expressions negatives signifient; cependant, comprenant une non-determination (mais non pas une indetermina-

LA NEGATION, LE NON-~TRE ET L'AUTRE DANS LE SOPHISTE

193

tion radicale), elles peuvent du meme coup sembler "etre moins", avoir moins d'etre que les determinations positives qu'elles nient.

LA partition: l'analogie avec la science L' analogie entre la partition de la science et celle de la nature de l' autre, en permettant d' analyser la double operation que recouvre le terme "nier", va rendre possible l' affirmation que le non-beau, le non-grand sont exactement autant que le grand ou le beau, et que le non-etre est une Forme une, ayant sa place clans la multiplicite des etants. L'analogie avec la science montre comment, a partir d'une unite, s'opere la genese d'une multiplicite precisement differenciee. En s' appliquant a un objet particulier, la science se particularise, l' ob jet decoupe la science qui se rapporte a lui et la constitue comme partie (y1:yvoµevov µtpo~). Une fois constituee, cette partie se detache de l'ensemble, et cette separation lui permet d'etre appelee par un nom qui lui est propre ("medecine", et non pas simplement "science"). De la meme fa~on, en s'opposant au beau, l'autre se particularise, l' opposition au beau decoupe une partie determinee de l' autre; la partie qui s' oppose au beau n' est pas anonyme, elle a pour nom le "non-beau". De cette analogie, on peut tirer tout d'abord que, pas plus que la medecine n'est la science du sain et du malade mais cette partie de la science qui a pour objet le sain et le malade, de meme le non-beau n'est pas l'autre du beau, mais cette partie de l' autre resultant de la mise en opposition de l' autre et du beau. La relation de la medecine avec le sain et le malade est une relation mediatisee par la science: la medecine n'est pas simplement ce qui a pour objet le sain et le malade (on pourrait en dire tout autant de la magie), elle designe la maniere d' aborder scientifiquement cet objet. De meme, la relation entre le beau et le non-beau n'est pas une relation

MONIQUE DIXSAUT

194

directe - et c'est la raison pour laquelle non-beau ne peut pas signifier laid, son contraire, car le Laid et le Beau sont deux Formes qui entrent dans une relation de contrariete directe: chacune exclut son contraire, et aucune des deux n'est constituee par cette relation. Le non-beau, lui, est une construction derivee, il est la partie de I'autre qui est en relation avec le beau, le non-beau n'advient (cmµl3El3f1KEVat) que d'une partition de I'autre, sa genese est celle de la separation et de la mise en opposition de l'une des parties de l'autre. Le nonbeau n'est pas !'ensemble de taus les autres du beau, il indique la maniere de se rapporter au beau par· la mediation de l'autre, la maniere d'etre autrement que beauH: Sain/Malade -------> Science partie de la Science appliquee au Sain/Malade = Medecine

Beau --------> autre partie de l'autre opposee au beau = non-beau

L'expression negative est une "notion complexe et construite": "autre que X". Non-grand ne signifie pas petit, mais autre relativement a grand. Or, etre autre que grand, c'est aussi unc maniere d'etre autrement autre. Tout comme la science, en se constituant clans sa particularite de science du sain et du malade, ou des nombres, ou des Formes, implique une manicre particulierc de connaitre, celle qu'impose et definit la nature des objets (et qu'on peut, si on est pointilleux, denommer plutot tEXVfl, plutot µci0flµa OU proprement emcrttjµfl), l'autre, des !ors qu'il s'oppose au beau, au grand ou a l'etre, implique des manieres particulieres d'etre autre et de differer, celles qu'impliquent les choses dont il differe. II n'y a pas plus d'univocite de la difference qu'il n'y a d'univocite de la science: il existe plusieurs manieres de connaitre, et plusieurs manieres de differer.

37

J'emprunte l'essentiel de cette analyse

a LEE, art.

cit., pp. 269-76.

LA NEGATION, LE NON-tTRE ET L'AUTRE DANS LE SOPHISTE

195

La constitution du terme negatif Apres l'analogie et son l\pplication a un exemple particulier, le non-beau, l'Etranger passe a un degre de generalisation superieure: «Allons, maintenant dis-moi ceci ... - Quoi? - ... que c'est comme un etre qui a ete delimite et detache d'un genre unique et determine (tt Vo auttj>, definition qui n'est qu'une paraphrase de ce celebre passage du Timee: Kat (sci!. o OflµtOupyo~) OtaKOO"µoov &µa oupavov 7tOtEt µevovto~ ai.oovo~ EV EVt Kat'apt0µov tOUO'aV ai.roVtOV EtKOVa (37 D 5-7), ou l'oupavo~ a pour modele un stj>ov citornv (37 D 1), c'est-a-dire un VOfltOV s(!)OV (39 E 1) qui est le to 8 EO''ttV stj>ov (39 E 8). Quelques lignes plus haut (cfr. III 7. 3, 7-11), Plotin a explique comment on peut retrouver, clans l'eternite, les cinq genres du Sophiste, et cela en utilisant des formules qui rappellent celles utilisees clans le huitieme chapitre de ce traite (VI 2 [43]), qui n'est separe que par un seul traite de celui Sur !'eternite et le temps (III 7 [45]). Pour plus de details, on relira le commentaire de Beierwaltes (Plotin, Ueber Ewigkeit und Zeit (Enneade, III 7), Text, Uebersetzung, Kommentar von Werner Beierwaltes, Frankfurt am Main [1967], 19813, pp. 162-166). 8, 9-10 OUK EVEpyoucrav Et~ to µeUov L..l Kat to 1tapov Ces deux lignes montrent bien que !'intellect se trouve clans I' eternite. Plotin commence par eliminer la dimension du futur (to µeUov); on se trouve alors dans le «deja (to iiori)». On pourrait croire qu'il s'agit du passe, mais le «deja et toujours deja (i\ori Kat cie\ iiori)» qui suit vient dissiper cette impression, en eliminant la dimension du passe au profit d'un eternel present (to 1tapov ciei). Sur le temps et l'eternite chez Plotin, cfr. Plotin, Ueber Ewigkeit und Zeit (Enneade, III 7) Text, Uebersetzung, Kommentar von Werner Beierwaltes, Frankfurt am Main [1967], 19813; M. LASSEGUE, Le temps, image de l'eternite, chez Plotin, «Revue Philosophique de la France et de l'Etranger», CLXXII (1982) pp. 405-18; et D. O'BRIEN, Temps et eternite dans la philosophie grecque, clans Mythes et representations du temps, Paris 1985, pp. 59-85.

ta.

8, 19 7tEpt O o.'>J..a Cette expression rappelle le fameux passage de la lettre II

PLOTIN INTERPRETE DU SOPHISTE

465

(apocryphe) sur les trois rois (312 E): 1) mp\ tov 1tcivtrov ~(lO'l.A,ECX. 1t0:Vt' EO''tl. ... , 2) &utepov ot 1tEpt ta 6eutepa... , 3) 1m\ tpitov 1tE.pt ta tpt ta.

8, 19 'Um'.O''t'llO'Clto

Cet aoriste moyen de U