Ecritures, réécritures, enjeux dans le roman guinéen 2343031401, 9782343031408

Les nouveaux enjeux du roman africain semblent apporter des modifications notoires dans l'esthétique des textes afr

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Ecritures, réécritures, enjeux dans le roman guinéen
 2343031401, 9782343031408

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Boubacar Diallo

Écritures, réécritures, enjeux dans le roman guinéen

Écritures, réécritures, enjeux dans le roman guinéen

Boubacar Diallo

Écritures, réécritures, enjeux dans le roman guinéen

Du même auteur, aux éditions L’Harmattan

Réalités et roman guinéen (4 tomes)

© L’Harmattan, 2014 5-7, rue de l’Ecole-Polytechnique, 75005 Paris http://www.harmattan.fr [email protected] [email protected] ISBN : 978-2-343-03140-8 EAN : 9782343031408

A ma petite fille Kadiatou WANN

INTRODUCTION

« Au carrefour de plusieurs cultures, la transculture se manifeste comme un lieu de rencontre entre des réalités et des perceptions hétérogènes où s’entrecroisent, inscrites au cœur des diverses cultures mises en présence, des images appartenant simultanément à plusieurs niveaux de représentation du monde. En même temps qu’un élément est offert, un autre est reçu, de sorte qu’à la fin de l’opération émerge, comme au terme d’une réaction chimique, une réalité nouvelle, indépendante des substrats de base. » (Josias Sémujanga)

Les nouveaux enjeux du roman africain semblent apporter des modifications notoires dans l’esthétique des textes africains francophones. Des constellations esthétiques posent désormais la problématique des sources d’inspiration voire d’écriture. Dans les récits, l’Afrique rencontre l’Occident, oralité et écriture, philosophies occidentale et africaine s’interpénètrent dans un amalgame textuel éloquent. Justin Bisanswa rappelle que les formalistes russes avaient déjà analysé, sous le nom de « skaz », ce travail d’inventions et d’interventions auquel l’écriture participe tant sur le langage que le corps du projet romanesque pour aboutir à un ensemble hétéroclite qui échappe à la forme classique du roman. Il pense que : « C’est là l’amorce de l’intertextualité dont Julia Kristeva a indiqué les deux phases du processus, à savoir l’absorption et l’intégration1. » Dans une telle écriture, « chaque intrigue s’inscrit dans une tradition de l’art de raconter, au sein de laquelle conformité et innovation entrent en concurrence.2 » La question n’est plus alors « de réactiver par compréhension l’acte structurant, mais de décrire selon leur objectivité propre les structures issues de l’opération structurante3» A l’instar des artistes du nouveau roman occidental, il semble ici aussi que chaque écrivain « doit créer les propres formes de son propre monde4. » Outre l’intégration et la combinaison incessante des formes scripturale et culturelle, il faut aussi prendre en compte une redéfinition opératoire des lieux. 1

Justin Bisanswa, « Figures et Spectres », Tangence, n° 75, Eté 2004, pp. 1-14. Paul Ricoeur, Entre herméneutique et sémiotique, Presses de l’Université de Limoges, 1990, p. 12. 3 Justin Bisanswa, « Figures et Spectres », Op. cit., p. 3. 4 Alain Robbe-Grillet, Conférence faite à l’Université de Kilee sur le nouveau roman, le 8 février 1960. 2

Avec l’avènement des écrivains de la seconde et troisième génération, selon la périodisation donnée par Sewanou Dabla, on assiste à une nouvelle perspective d’écriture, à la naissance de ceux qu’on surnomme les « nouveaux romanciers » africains, en référence à ceux de l’hexagone, mais aussi à cause de cette rupture fondamentale qu’ils ont introduite dans les récits par rapport à leurs prédécesseurs. Qui dit « nouveau roman » africain, dit « nouvelles langues » et « nouvelles formes d’approche des thèmes » de narration. Dans un souci à la fois d’esprit de créativité et de réalisme, Lopes semble confirmer cette mutation en écrivant dans Le pleurer-rire : « Partir de la spécificité de la littérature africaine pour innover, trouver de nouvelles formes. » Et c’est justement parce qu’ils sont des récits retravaillés, réécrits comme sur un palimpseste, qu’ils laissent toujours entrevoir en filigrane là où les traces d’écrits étaient avant d’être effacées. Le roman implique désormais une reconstitution de « sa langue française », sur sa constitution d’héritage hybride. Il ne s’agit pas de dissocier les rapports entre le récit d’une aventure aventure de vivre et de mourir- et l’aventure d’un récit, d’un langage. L’une ne va pas sans l’autre. Les nouvelles procédures adoptées par ces écrivains montrent qu’ils ne sont pas du tout étrangers aux recherches formelles occidentales sans délaisser ou négliger bien sûr les héritages culturels d’Afrique. C’est presque une redondance de dire que les écrivains africains sont dépositaires de la culture traditionnelle et occidentale, car eux-mêmes sont les premiers à le revendiquer, malgré certains critiques qui, par leur vision assez unilatérale, s’obstinent à les classer dans telle ou telle catégorie. Les écrivains produisent des œuvres hybrides. Ils font fi des entraves provenant d’une critique procuste qui veut cantonner, restreindre, voire découper l’imagination ou la créativité pour les faire concorder à une vision orthodoxe, sectaire et partiale. Les écrivains n’hésitent pas à introduire dans leurs œuvres la pensée et le style de la tradition orale entrelacés à la pensée et à la conception occidentale. L’objet de cette étude est d’analyser les diverses stratégies d’une telle rhétorique ou pour reprendre l’expression heureuse de Justin Bisanswa, les « petits trucs » de fabrication de quelques romans guinéens par lesquels l’intertextualité, la parodie, la fable, l’épopée, le composite, l’hybridation, le collage, le Cut up s’imposent comme une mode et de montrer les enjeux qui la sous-tendent. Dans ce contexte littéraire, les romans : Le Regard du roi de Camara Laye, Le Récit du Cirque de la Vallée des Morts d’Alioum Fantouré, Chaîne de Saïdou Bokoum, Ma Sœur la panthère de Djibi Thiam, Safrin ou le duel au fouet de Lamine Kamara, La Source d’ébène de Kiri Di Bangoura, Après les nuits les Années blanches de Cheick Oumar Kanté, L’Afrique en morceaux de Williams Sassine, Les Epines de l’Amour de Koumanthio Zéïnab Diallo, Le Mariage par colis de Binta Ann Daffé, Un Attiékè pour Elgass et Peuls de Tierno Monénembo, pour ne citer que ces quelques textes, se révèlent être des œuvres singulières dans la mesure même où leurs dimensions 10

intertextuelles et transculturelles s’affichent comme des enjeux à la fois formels et thématiques intéressants. En procédant à un questionnement constant des formes, ces textes font entendre un discours métatextuel implicite ou explicite, qui recommande le dépassement ou la transgression des formes transmises par divers héritages culturels. Il s’agit alors de « passer les frontières5» des genres, des territoires, des cultures et des idéologies. La sélection des récits en question, est d’abord dictée par leur valeur littéraire et artistique, mais aussi par les problématiques communes de relations et de dissidence avec des récits traditionnels oraux ou écrits et des textes occidentaux, qu’ils mettent en lumière. Ce faisant, les auteurs engagent résolument ces récits dans une forme de « réécriture. Leur particularité se situe alors non seulement dans la relation qu’ils entretiennent avec un corpus déjà existant mais aussi dans leurs démarches créatrices, mettant en évidence l’un des fonctionnements essentiels de la littérature contemporaine déjà conceptualisée par le Martiniquais Édouard Glissant : relater ; c’est-à-dire raconter mais aussi mettre en relation6. On sait depuis Barthes, Kristeva et Genette, que tout texte se situe à l’intersection de traditions culturelles, littéraires, historiques et s’inscrit dans un réseau de relations avec d’autres textes préexistants. En invoquant une « recréation », une réappropriation voire une rectification ou encore une contreécriture, il convient d’exposer la manière dont un ensemble somme toute fini de textes se trouvent transformés par de nouvelles écritures. En effet, les différentes démarches d’écriture peuvent être envisagées comme des réponses particulières à un même phénomène, à savoir l’occultation de l’histoire des différentes sociétés africaines par l’idéologie coloniale. Dans ce contexte, un nombre important d’écrivains choisissent de ne pas ancrer leurs romans dans une région particulière, mais plutôt d’en faire une écriture du redressement de la culture africaine, notamment de son histoire. C’est le cas de Things fall apart de Chinua Achebe et de Le Devoir de violence de Yambo Ouologuem par exemple. Il apparaît que l’écriture d’Achebe, dans son roman historique, se positionne par rapport à l’écriture européenne et coloniale, perçue comme émanent d’un regard extérieur à l’Afrique, sinon hostile. Un regard à rectifier. En ce qui concerne Le Devoir de violence, publié en 1968, qui constitue un des premiers exemples de contre écriture avérée, la démarche de réécriture est manifeste. Ouologuem convoque nombre de textes et par là de discours, qu’il s’efforce de questionner et de transgresser. Cependant ce travail de réécriture et de transgression ne se limite pas aux textes porteurs d’une vision coloniale de l’Afrique. Analysant les rapports intertextuels qu’entretient ce roman avec d’autres textes, Semunjanga montre 5

Cette expression constitue l’une des principales isotopies structurantes du roman d’Assia Djebar, Vaste est la prison, Paris, Albin Michel, 1995, p. 119. 6 Cité par Romuald-Blaise Fonkoua « Edouard Glissant et le langage : du langage du cri à la raison du langage », Notre Librairie, n° 127, pp. 32-46.

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comment Le Devoir de violence convoque et parodie les différents modèles littéraires entre lesquels l’écrivain africain se doit toujours de négocier. L’écriture de ce roman est non seulement un interstice entre les formes littéraires de l’oralité et celles du roman européen, mais aussi une esthétique de la parodie des deux modèles. Finalement le cas de Le Devoir de violence laisse entrevoir les différents enjeux discursifs du roman historique africain. En suivant l’analyse de Semunjanga, on prend conscience d’une démarche à caractère multiple derrière ce travail littéraire. D’une part Ouologuem, comme d’autres écrivains africains avant lui, entreprend de rendre une visibilité à l’histoire africaine. Convoquant et réécrivant de manière explicite des textes majeurs de la littérature occidentale, l’écrivain malien revendique l’universalité pour l’histoire de l’Afrique, ou du moins récuse une spécificité africaine. De plus, et justement puisque d’autres avant lui ont entrepris d’écrire l’histoire de l’Afrique, il récuse la spécificité du statut de victime des peuples africains, s’opposant à l’idéologie panafricaine, triomphante dans les milieux intellectuels africains à l’époque de la rédaction de son roman. Cette étude qui aborde les textes déjà cités dans la perspective de l’écriture littéraire plutôt que celle de l’histoire, privilégie l’analyse de leurs formes et leurs thématiques7. Dans le processus de dialogue entre les œuvres8, il faut également rappeler que le mélange culturel qui en résulte, marque du coup le double processus de déculturation et d’acculturation, de transmutations constantes des éléments des cultures en présence. Processus que Josias Semujanga explique comme étant le « (…) principe de transformation constante des modèles disponibles dont se saisit l’écrivain.9 » Et, comme le rappelle Milan Kundera : « aucun individu ne peut ne pas imiter ce qui a déjà eu lieu.10 » Dans les textes retenus dans le cadre de cette étude, le questionnement des récits fondateurs endogènes ou exogènes se révèle intéressant dans la mesure même ou l’écriture y devient un enjeu important qui se manifeste sur les plans à la fois formel et thématique. Dans ce contexte, il y a lieu comme le suggère Isaac Bazié de considérer le texte non pas comme une production fermée sur elle-même, mais comme un 7

Se référer aux différentes analyses faites à ce sujet par Josias Semujanga, Dynamique des genres dans le roman africain. Eléments de poétique transculturelle, Paris, L’Harmattan, 1999), Pierre Nepveu (« Qu’est-ce que la transculture ? », Paragraphe, Montréal, n° 2, 1989, pp. 1531), Jacques Demorgon (L’interculturation du monde, Paris, Ed. Anthropos, 2000) et Marcelin Pleynet (Transculture, Paris, Union Générale d’Editions, coll. « 10/18 », 1979). Chacun à sa façon, ces auteurs analysent la dimension transculturelle de l’écriture et la relient aux rapports complexes entre la littérature et le phénomène de la migration dans sa dimension de déterritorialisation. 8 Voir à ce sujet Fernando Lambert et Josias Semujanga, « Parcours de l’enseignement des littératures francophones au Canada », Présence francophone, Sherbrooke, n° 60, 2003, p. 52. 9 Josias Semujanga, Dynamique des genres dans le roman africain. Eléments de poétique transculturelle, Op. cit., p. 7. 10 Milan Kundera, cité par Josias Semujanga in Dynamique des genres dans le roman africain : éléments de poétique transculturelle, Paris L’Harmattan, 2006 p26.

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récit « qui intègre aussi bien la composante anthropologique que celle purement livresque ou si l’on préfère, purement sémiotique de la notion de texte.11 » Ses propos viennent appuyer ce qu’avait déjà écrit Samuel Beckett, à savoir que : « A une nouvelle situation, à une nouvelle conscience de ce qu’est le roman, des relations qu’il entretient avec la réalité, de son statut, correspondent des sujets nouveaux, correspondent donc des formes nouvelles à quelque niveau que ce soit, langage, style, technique, composition, structure. Inversement, la recherche de formes nouvelles, révélant de nouveaux sujets, révèle des relations nouvelles12. » Dans l’étude des textes, l’adoption d’une méthode éclectique permettra certainement de concilier la thématique et l’esthétique des œuvres concernées. Il s’agit d’abord de dégager la mise en perspective des romanciers à partir de quoi se distribuent les formes, les contours et les procédés techniques des textes. Ce qui permettra de mettre non seulement en valeur leur nature et leur vocation mais aussi de camper le décor des actions. Il convient de conserver les acquis de la critique existentielle de Serge Dobrovsky13, une adaptation de la critique sartrienne appliquée à l’œuvre et non à son auteur. La psychanalyse existentielle sera donc celle des personnages. Sans dédaigner la critique sartrienne, la réflexion fera appel aux catégories et modèles de compréhension développés par Kierkegaard et Nietzsche, deux philosophes existentiels. Les approches contextuelles postulent que le texte littéraire ne peut être appréhendé comme un univers clos, un système autonome. Qu’il s’inscrit dans un environnement social. Celui-ci fait partie lui aussi de sa logique interne. Les outils de la sociocritique et le procédé appelé « une poétique de l’effet idéologique » développée notamment par Philippe Hamon restent des concepts de référence, qui permettent d’analyser les textes avec précision. Ils exorcisent non seulement l’échec historique par le retour dans un temps mythique mais, ils révèlent également les mécanismes du totalitarisme et ses impacts sur la société. Le concept de scène d’énonciation permet également d’élargir le terrain d’analyse, et de prendre en compte des éléments que la narratologie classique considère appartenir au hors-texte. C’est notamment le cas des éléments paratextuels Le premier chapitre de ce travail est consacré à l’étude de Le regard du roi qui construit son positionnement par rapport aux textes de grands philosophes existentiels occidentaux que sont Kierkegaard et Kafka. En insistant sur une identité générique fixe, comment la mémoire locale se transforme-t-elle chez Laye en une symbiose de cultures, en une quête d’une communication effective entre les pensées philosophiques occidentale et africaine de 11

Isaac Bazié, « Roman francophone : écriture, transitivité, lieu », Tangeance, n° 75, été 2004, pp. 123-137. 12 Samuel Beckett, « Dante, Bruno, Vico, Joyce », in Transition, n°s 16-17, Juin 1929. 13 Cf-Serge Doubrousky, « Critique et Existence » in Chemins actuels de la critique, Paris, Gallimard, 1966, p. 274.

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l’existence ? Ceci présuppose un langage éthique également partagé, où la mémoire se construit sur le plan métaphysique comme la quête d’une éthique existentielle religieuse universelle. Le deuxième chapitre examine comment dans Le Récit du cirque le concassage porté à un degré exceptionnel, répond de façon heureuse aux exigences formelles de cette catégorie romanesque. Le fragmentaire se traduit alors dans la structure faisant de ce texte une nouvelle forme littéraire qui agresse le lecteur. Le troisième chapitre analyse l’amalgame entre la philosophie existentielle religieuse peule et la pensée philosophique existentielle sartrienne dans Chaîne où s’opère une synthèse culturelle permettant de penser une société transculturelle, qui transcende la dualité du monde postcolonial et ses avatars dans la société africaine moderne. Le quatrième chapitre s’intéresse à la façon dont l’histoire d’une chasse à la panthère va se transforme tant au plan formel que thématique en fable politique dans Ma Sœur la panthère. Le cinquième chapitre analyse dans Safrin ou le duel au fouet le métissage des cultures issu du travail sur la langue pour condenser l’expression authentique d’un témoignage sur l’identité locale et son dépassement dans la recherche d’une littérarité nouvelle, personnelle et légitime. Avec La Source d’ébène, le roman de Kiri Di Bangoura étudié au sixième chapitre, l’écriture par le procédé de la parodie s’approprie les valeurs communautaires pour ensuite les redéfinir. Ce mécanisme qui est mis en relief permet de dénoncer la dictature en même temps qu’il se donne comme forme de résistance par la culture de la sagesse. Dans Après les nuits les années blanches, le projet de Cheick Oumar Kanté a trait à toute une réflexion que ne cesse de mener Gando le héros, du début à la fin du récit, sur la question de l’écriture poétique indissociable de la liberté de l’écrivain, surtout que celui-ci est un exilé. C’est cette écriture axée sur le travail littéraire et le travail du journaliste, l’imaginaire et la réalité que le septième chapitre cherche à mettre en exergue. Il s’agit dans le huitième chapitre de l’étude d’Un Attiékè pour Elgass un roman pièce- de théâtre. A travers une mondialisation qui donne à l’homme le statut de citoyen du Tout-monde et qui marque son errance médiatisée par les mots, c’est le monde de soi et d’autrui qui est mis en scène dans ce texte de Tierno Monénembo. Le neuvième chapitre étudie L’Afrique en morceaux, le seul recueil de nouvelles de notre étude. Il met en exergue le drame que vit le continent noir, en abordant pêle-mêle les problèmes passés et actuels de l’Afrique, dans une dérive vers le symbolique et l’allégorique. Il sera question dans le dixième chapitre des caractéristiques marquantes de l’écriture féminine telle qu’appréhendée dans Les épines de l’amour et entièrement tournée vers les microcosmes que sont l’univers familial et la vie 14

privée fatalement liés aux réalités socioculturelles que sont, ici, celles du Fouta-Diallon dont la romancière Zéïnab Koumanthio Diallo est originaire. Dans le onzième chapitre, Daffé Ann dans un récit truculent symbolisé par le titre Le Mariage par colis met en scène la femme africaine prise dans l’étau à la fois de son statut traditionnel toujours d’actualité que dans celui hypothétique de la modernité. Des sujets variés qui vont de la dénonciation d’un système inégalitaire favorisant la domination masculine à l’affirmation de la liberté de la femme par la représentation du corps jusqu’à la célébration de la femme africaine. Le douzième et dernier chapitre montre comment dans Peuls, Monénembo se sert de la parenté à plaisanteries comme une voie de diffusion originale de la légitimation de l’histoire des Peuls afin de marquer sa singularité dans la mondialisation. La ré-création par Monénembo de l’histoire de la société peule en se fondant sur les sources orales, les documents historiques et des faits dont il est témoin, met l’accent sur sa propre version de l’histoire des Peuls. L’écrivain produit un palimpseste sur les récits des chroniqueurs, des griots traditionnels et autres historiens africains comme occidentaux. L’originalité de ce texte réside dans le fait qu’il produit ainsi un contre discours qui invite à une reconsidération de l’histoire des Peuls. L’analyse de Peuls vise à mettre à jour les ambiguïtés dans les rapports du texte au discours historiographique occidental moderne. La conclusion générale balise la dimension de reconstruction des textes, laissant entrevoir leurs différents enjeux formels, thématiques et discursifs.

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CHAPITRE I Un récit transreligieux : Le Regard du roi (Camara Laye)

« Quand il s’agit de faire parler l’expérience du monde et de montrer comment la conscience s’échappe dans le monde, on ne peut plus se flatter de parvenir à une transparence parfaite de l’expression. L’expression philosophique assume les mêmes ambiguïtés que l’expression littéraire, si le monde est fait de telle sorte qu’il ne puisse être exprimé que dans des « histoires » et comme montré du doigt ». (Merleau Ponty)

1.1. Introduction La parution en 1954 de Le Regard du roi introduit une nette rupture dans la littérature africaine d’expression française. Rupture sur les plans formels, thématiques et de la conception même du personnage principal. Discours fictionnel, discours critique, le récit développe, à partir de la quête spirituelle d’un « petit blanc » ayant débarqué quelque part en Afrique pour rencontrer le roi nègre de ce pays, une réflexion sur la spiritualité de l’homme dans un monde globalisé. Dans cette perspective, le texte se présente comme une relecture des œuvres de deux grands philosophes existentialistes, Franz Kafka et Soren Kierkegaard qui ont fortement contribué à approfondir le système des savoirs sur la condition humaine. Dans Le Regard du roi, elle se double comme dans Giambatista Viko ou le viol du discours africain14 le récit de Ngal, d’une autre sur la beauté et la perfection de l’art dont l’ensemble constitue une anthologie sur la « création artistique ». En matière d’originalité, Le Regard du roi apparaît à la fois comme un témoignage sur l’esthétique traditionnelle et sur certains aspects spirituels de la culture africaine. L’art de la musique, de la danse et les formes traditionnelles du discours africain y sont décrits avec maîtrise et profondeur. La géomancie, l’art divinatoire, le symbolisme de l’art africain, le sacré qu’incarnent certains personnages

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Voir Mbwil a Mpang Ngal, Giambatista Viko ou le viol du discours africain, Paris, Hatier, 1984.

comme le mendiant, les deux jumeaux, le forgeron et le roi, y trouvent aussi une part qui n’est pas dépourvue d’intérêt. Ces valeurs traditionnelles font partie du patrimoine culturel que l’Africain moderne doit sauvegarder pour affirmer son originalité face à l’Occident où Dieu n’est plus, réduisant ainsi la vie de l’homme au seul « hic et nunc ». Dans cette Europe du 20ème siècle, le spirituel a cédé la place au matériel. Il s’en est suivi une crise de civilisation qui a remis en question tout un système de vie et toutes les pensées. Dans ce nouveau contexte de vie, l’homme sans aucune valeur de référence est saisi par l’angoisse et tente de se trouver d’autres valeurs de rechange. Pour trouver une nouvelle interprétation du sens de la vie, il faut donc se tourner du côté du continent africain où spiritualité et mystères alternent avec bonheur. Tout en évitant l’opposition systématique AfriqueEurope, l’écrivain cherche à révéler par le biais de la fiction ce qui peut être l’apport de l’Afrique à la crise de la civilisation mondiale. C’est pourquoi dans Le Regard du roi, la double notion d’initiation et de quête spirituelle du héros s’articule autour d’un idéal commun : la croyance au divin comme source absolue de l’existence humaine dans un monde global. On a donc affaire dans le roman existentiel religieux de Laye à deux conceptions de la culture en tant qu’expression de l’homme dans ses rapports avec la divinité et dans sa manière de comprendre le monde. D’un côté, la culture et la tradition africaines se situent dans ce courant de la conception littéraire selon laquelle, différente par essence de la culture occidentale, la tradition africaine continue d’influencer l’écriture moderne. De l’autre, les normes propres aux genres venus d’Europe, celles du roman moderne, entre autres, sont érigées en modèles offerts à l’écrivain. Or, le projet de Laye est de les amalgamer dans une nouvelle forme, en situant cette réécriture dans le cadre plus vaste du débat actuel en Afrique sur l’avènement d’un métissage culturel, plus précisément d’une transréligion dans un monde global. Si à sa parution, le texte est salué pour sa singularité dans le paysage littéraire africain de l’époque, le roman de Laye ne tarda pas à susciter des critiques virulentes voire injustes comme chez Wole Soyinka, Lilyan Kesteloot ou Adèle King. Laye et son récit vont alors subir un sort peu glorieux, celui-là même qui fut réservé à Yambo Ouologuem et à son roman Le Devoir de Violence15. L’écrivain et critique nigérian va se demander pourquoi Laye a transféré le château dans une case, alors que « les lecteurs africains savent l’apprécier là où il est, à Prague16. » Pour lui, Laye n’est qu’un piètre imitateur qui tente de jouer au Kafka noir. Si on se laisse séduire par ce jugement de la part d’un prix Nobel de littérature, on ne tardera pas à ranger définitivement Le Regard du roi dans la catégorie des œuvres de quatrième ordre. Beaucoup plus surprenante encore est cette confidence faite par Lilyan 15

Yambo Ouologuem, Le Devoir de Violence, Paris, 1968. Wole Soyinka cité par Denis Epko, in La Philosophie et le roman africain : une étude des romans existentiels d’expression française, Université de Bordeaux III, CELMA, 1984. 16

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Kesteloot dans son Anthologie négro-africaine concernant la paternité même du roman : « Camara Laye est mort en 1980.Il m’avait dit (et il faut bien le signaler ici enfin) que Le Regard du roi avait été écrit par un Blanc17. » Il nous semble qu’il faut plutôt comprendre la déclaration de Laye comme une boutade dans laquelle excelle le Malinké, lorsqu’il est excédé par la persistance à son égard d’une attitude qu’il juge inamicale. Dans un autre ouvrage intitulé Rereading Camara Laye18, véritable compte-rendu d’enquête menée à la façon de Derrick ou du commissaire Maigret, l’universitaire américaine, Adèle King, sous l’impulsion de Lilyan Kesteloot, va encore plus loin dans sa critique du roman de Laye19. A lire les allégations de cette critique, un Africain ne peut avoir écrit Le regard du roi. De leur côté, Jahn et J.A.Ramsara ont cru déceler dans le texte une manifestation de la sagesse africaine où du spirituel et du charnel sont enfin réconciliés20. Il faut souligner que le procès que tous ces critiques ont attenté contre Laye n’a vraiment pas suscité ici et là de vrai débat critique sur l’originalité du roman. Peut-être, a-ton tout simplement compris qu’à travers des accusations sans véritable fondement – Laye n’est plus parmi nous pour se défendre – ils cherchent à ternir l’image de l’un des plus grands romanciers africains de ce siècle. Tout simplement, Laye a fait de Le Regard du roi un condensé de parodies pour donner au texte une identité propre sur laquelle repose l’intérêt même du livre. Peut-être aurait-il fallu que ses contempteurs dépassent la controverse sur l’exotisme ou une paternité problématique – le roman porte bien sur sa première couverture le nom de Camara Laye comme étant l’auteur du livre pour apprécier le texte à sa juste valeur, dans sa littérarité et l’innovation avant-gardiste dont il fait preuve très tôt dans le champ littéraire africain. Fort heureusement pour l’écrivain guinéen, des critiques avisés ont par la suite démontré que le château n’avait pas été logé dans une case africaine comme l’avait suggéré Wole Soyinka mais, qu’il était toujours resté bien sagement à sa place à Prague. C’est le cas de J.M.Ita qui a confirmé ce que Laye lui-même disait, à savoir qu’il avait voulu dans son récit répondre au pessimisme de l’existentialiste tchèque, tel qu’il était exprimé notamment dans Le Procès et Le Château 21 sous l’épigraphe duquel Laye a d’ailleurs placé son texte. Pour ce faire, il a fait usage d’un amalgame d’emprunts formels kafkaïens avec des techniques formelles originales pour exprimer son cogito anti-kafkaïen. C’est ce que confirmera d’ailleurs Bernard Mouralis en 197022. A l’instar de maints 17

Lilyan Kesteloot, Anthologie de la littérature nègro-africaine : histoire et textes, Paris, Présence Africaine, 19. 18 Adèle King, Rereading Camara Laye. 19 Lire la préface que Mme Kesteloot a bien voulu faire à notre livre, Réalités et Roman Guinéen de 1953 à 2003, Paris, L’Harmattan, 2009. 20 Cité par Jacques Chevrier, in Notre Librairie, Littérature Guinéenne,N°, p. 70. 21 Soren Kierkegaard, Œuvres complètes, T.XI, Paris, Ed. de l’Orante, 1977. 22 Bernard Mouralis « Le roman africain et les modèles occidentaux », Annales de l’Université d’Abidjan, Série D, (Lettres), Tome 3 (1970), pp. 75-93.

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écrivains africains, on est donc chez Laye en face d’un véritable travail de réécriture intertextuelle. Dans ce contexte, Le Regard du roi se présente comme une réelle gymnastique opératoire de l’écriture pour reprendre le titre du chapitre de la thèse que Christiane Achour a consacrée à Le Devoir de violence23. Le récit qui est un mélange d’essais philosophiques existentiels religieux avec diverses formes de la tradition, développe une réflexion transréligieuse qui cherche le sacré de l’humain dans un contexte de globalisation, et refuse de choisir une religion particulière avec ses pratiques et ses dogmes, optant au contraire pour une religion qui transcende toutes les religions et toutes les cultures. Pour cela, l’écrivain met en scène l’existence du sujet postcolonial grâce à la relecture des œuvres de deux grands philosophes existentialistes religieux de l’Occident, relecture qui propose une autre interprétation de la condition humaine dans le contexte de la mondialisation. Pour bien comprendre la préoccupation philosophique que véhicule le récit, il convient d’abord de dire quelques mots sur la cohérence et l’unité qui ont toujours structuré la vision du monde de Laye à travers ses différentes œuvres.

1.2. Pour une nouvelle interprétation du sens de la vie L’idéologie de Laye Camara résulte d’une expérience et d’une conviction comparables à l’élan qui a motivé toute une génération de négro-africains de la période de l’entre-deux-guerres, et qui a finalement donné naissance au mouvement de la Négritude. C’est dans son attachement à l’univers africain que s’enracine la double expérience de l’homme et de l’écrivain. A la restitution passionnée dans ses œuvres d’une atmosphère toute particulière interfère un merveilleux toujours fortement teinté de mysticisme. Il n’adhère pas cependant à l’idéologie de certains écrivains africains qui se situent dans un anti-colonialisme de tendance plus ou moins marxiste.24 En revanche, le romancier souscrit dans toutes ses œuvres à l’idéal qui s’est fait jour en Afrique dès les premiers matins des indépendances et qui prend acte des réalités du présent tout en organisant une vision du monde fondée sur une reconversion rapide et intelligente de l’authenticité africaine « (…) en une force de sympathie qui, une fois libérée, fera de notre continent, non pas la terre de l’antagonisme mais le continent de la raison et de l’équilibre ».25 Cette confiance en l’avenir n’est pas en contradiction avec l’expérience de l’homme qui s’ancre dans le culte profond de son pays natal, la Guinée. Il considère en effet que la peinture de cette réalité ne se limite pas à l’apparence. De L’Enfant 23

Christiane Achour « Le Devoir de violence de Yambo Ouologuem ou « gymnastique opératoire de l’écriture », article inédit, version remaniée du chapitre de sa thèse. 24 C’est d’ailleurs la raison essentielle des critiques virulentes que Mongo Béti et toute la presse camerounaise lançaient contre Laye et son roman. 25 Cité par Jacques Chevrier, Notre Librairie : Littérature guinéenne, Nos 71-72, p. 73.

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Noir à Dramouss en passant par Le Regard du roi, toute sa création manifeste un sens profond du mystère et d’une vision qu’on peut qualifier de poétique. Visible et invisible, réel et surréel s’y côtoient sans contradiction comme cela se passe encore aujourd’hui en Afrique restée toujours fidèle à ses traditions. C’est probablement pour cette raison qu’à travers la quête de Clarence le héros du roman, Laye s’évertue à montrer que la vie est un songe et que l’homme n’est qu’un « voyageur sur la terre ». A cette originalité africaine, s’ajoute dans Le Regard du roi, une part considérable accordée à la participation africaine à une nouvelle interprétation du sens de la vie, fondée sur la croyance au divin dans un monde globalisé et régit par les sciences et la technologie. Ce métissage culturel cher à Laye Camara le rapproche éminemment de L.S.Senghor. De fait, les deux écrivains se rejoignent dans leur vision culturelle de l’Afrique et du monde. Le romancier guinéen et le poète sénégalais - ce dernier était d’ailleurs son protecteur en exil - placent tous deux l’avenir de l’humanité au carrefour des civilisations, et en infèrent la nécessité pour les cultures africaines de se rendre perméables aux apports fécondants des cultures des autres peuples. Cette conception transculturelle semble être raisonnablement commandée par le sens du réalisme et du progrès. Elle résume parfaitement bien les convictions personnelles de Laye dans son évocation de l’héritage de ses ancêtres : « Ce que nos ancêtres Mandingues nous ont légué, dans ce haut Niger, est une éthique comportant la loyauté, la chevalerie, le respect de la parole donnée qu’accompagnent la Cola et la Kôra. La loyauté, le respect de la parole donnée, la Cola et la Kôra doivent être conservés ? Mais on ne peut pas jouer Samory en 1976. On ne peut pas arrêter la mer avec ses bras. La chevalerie est donc une force certaine, très valable au siècle dernier, mais qu’on ne peut opposer à la bombe atomique. Il conviendrait donc de la reconvertir rapidement et intelligemment, cette chevalerie, en une force de sympathie qui, une fois libérée, fera de notre continent, non pas la terre de l’antagonisme mais le continent de la raison et de l’équilibre. »26

La double notion de raison et d’équilibre s’articule autour d’un idéal commun : le progrès. C’est cet idéal progressiste dans un contexte de modernité qui explique notamment la pensée religieuse de Laye et qui permet dans cette perspective de rendre compte de la démarche idéologique qui anime son univers romanesque. De la sorte, Le Regard du roi pose essentiellement la problématique qui sous-tend la relation de l’homme avec Dieu, et vise ainsi à faire comprendre que la véritable culture dans un monde global tient à la profondeur de son métissage ou s’expriment toutes les caractéristiques d’une transculture. Penser une telle culture implique à la fois de la situer par rapport

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Jacques Chevrier, Ibid., p. 73.

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aux autres et de trouver un langage pour dire l’étendue et la profondeur de ses rhizomes27. Nous examinons dans ce premier chapitre comment ces enjeux se traduisent par le positionnement du texte, par rapport à une prise de parole de l’écrivain, parole en réplique à la réflexion sur la métaphysique construite par l’Occident28. Il apparaîtra au travers des examens successifs du lieu de la prise de conscience religieuse, des différents éléments du paratexte, du parcours de la quête d’un savoir sur soi et sur l’autre et de la mise en scène de la création artistique. L’aura dont le lieu de la prise de conscience est nimbé, incite à voir en lui des allégories au sens moderne que peut prendre le mot. Il s’agit bien de séquences participant pleinement du vraisemblable réaliste et aussi dotées d’un pouvoir figuratif certain. En plus, le montage dont elles sont l’objet en fait des points de cristallisation du sens. Dans ce contexte, il convient de lire, dans un premier temps, le texte de Laye comme une allégorie kafkaïenne. Mais il faut aussi dire que les séquences narratives aussi importantes soient-elles, n’apparaissent pas comme étant les seules unités textuelles qui permettent d’accéder à cette dimension allégorique. Il y a les figures de localisation, ces motifs récurrents toujours présents dans les grands corpus romanesques que Mikhaïl Bakhtine a nommés « chronotopes » dans lesquels viennent se fondre un temps et un espace pour accéder à une explication supérieure.

1.3. De Kafka à Kierkegaard : un double parrainage Le titre, Le Regard du roi s’affiche comme une véritable expérience existentielle révélatrice. Dès le début de son aventure, on ne sait d’où vient Clarence le héros blanc du récit ni qui il est. Il se trouve tout simplement là, quelque part sur la côte d’Afrique comme s’il avait été « jeté dans ce monde » totalement inconnu de lui. C’est un petit Blanc sans le sou, humilié et rejeté par ses congénères Blancs, qui cherche péniblement à se frayer un passage à travers une foule dense de Noirs pour rencontrer le roi du pays afin de lui demander du travail. Finalement, c’est avec l’aide d’un vieux mendiant que Clarence parvient à apercevoir le souverain dont le regard éblouissant lui apparaît aussitôt comme une alternative à son errance. L’itinéraire spirituel de 27 Il est fait ici référence à Edouard Glissant, qui considère certaines pratiques culturelles de la francophonie comme « rhizomatiques ». Il établit ainsi une distinction entre racine et rhizome dans l’élaboration de sa poétique de la relation. Parlant de l’itinéraire de Franz Fanon en Algérie, Glissant affirme : « C’est bien là l’image du rhizome, qui porte à savoir que l’identité n’est plus toute dans la racine, mais aussi dans la relation ». (Poétique de la relation, Paris, Gallimard, 1980, p. 31). 28 Cf- Christopher L. Miller, Nationnalists and Nomads, Essays on Francophone African Literature and Culture, Chicago, University of Chicago Press, 1998, Bernard Mouralis, Contrelittérature, Paris, Presses universitaires de France, 1975 et Keith Walker, Countermodernism and Francophone literacy Culture : The game of slipknot, Durham, Duke University Press, 1999, notamment la page 13.

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Clarence commence donc avec sa prise de conscience de l’urgence d’un changement existentiel à la vue du roi du pays sur l’esplanade de la ville d’Adramé. A partir de cette vision divine, le héros qui réunit en lui tous les attributs d’une âme perdue, s’apprête à traverser une grande expérience révélatrice qui l’amènera à la béatitude divine. Parmi ces attributs, on a la contingence de sa situation. On ne sait absolument rien de lui. C’est un Blanc abandonné et perdu dans un pays de Noirs dont il ne connaît ni les coutumes, ni la situation géographique. A cette situation inconfortable, mystérieuse du héros, viennent s’ajouter l’énigme, l’incertitude et l’absolu mystère sur la venue du roi dont il ignore tout mais qu’il est quand même censé venir voir. Il prend alors conscience de sa terrible situation, de son « Lostness » et de sa solitude absolue dans un monde inconnu. Ce n’est que plus tard, qu’on saura, qu’il est venu à Adramé pour demander au roi de le prendre à son service tout en étant conscient, qu’il ne doit s’attendre à aucune condescendance de la part du souverain. Aussi, son désespoir et son angoisse sont tels que l’apparition subite et éblouissante du roi, met Clarence dans une extase épiphanique l’amenant à un brusque éveil spirituel. Il découvre à cet instant, que le roi n’est nullement un monarque terrestre mais un être divin, celui qui seul peut donner un sens, une nouvelle orientation à son existence. En effet, il vient d’apercevoir dans le regard du roi : « Le reflet d’une vie intérieure sans doute…Peut-être de cette vie-là justement qui est au-delà de la mort. Est-ce cette vie que je suis venu chercher, se demande Clarence ? Peut-être cette vie-là, oui. Quand tout est perdu, quand tout nous fuit des mains. » (p. 74)

L’aspect le plus intéressant de cette première apparition du héros et du roi sur la scène romanesque est la mise en avant de la thématique du corps, et notamment de diverses représentations du corps, d’une lecture de préjugés et de relations d’indifférence entre colonisateurs et colonisés et surtout de la présentation du souverain. A la fois jeune et fragile, vieux et robuste, couvert d’or et entouré de danseurs, le roi nous fournit d’amples évidences sur sa nature divine. Selon Mody Cissoko : « Les Soninké considèrent le Roi comme un personnage sacré. Il a le pouvoir d’entrer en communication avec les êtres invisibles de la nature (…). Le jour de son investiture, aussitôt proclamé roi et devenu un autre être, il prédit comme un devin les grands évènements qui doivent se produire sous son règne29. »

Synthèse des contraires et baignant dans le mystère, il exprime à son apparition des relations terre-ciel, espace-temps, immanent-transcendant. A son arrivée à Aziana, tout l’univers semble s’articuler autour de ce noyaucentre qui plonge dans une aura lumineuse et nuageuse. Le roi condense dans 29

Mody Cissoko cité par Jacques Chevrier, Williams Sassine : écrivain de la marginalité, Op. Cit., p. 76.

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sa personne toute une expérience révélatrice, un éveil spirituel. C’est une véritable énigme humaine indéchiffrable ne faisant que des apparitions fantomatiques et surtout ne parlant qu’avec sa barbe dont il faut interpréter chaque mouvement. L’apparition de cet ascète païen et mythique, de ce foyer divin a pour effet immédiat de plonger Clarence dans une vision mystique qui l’éveille au principe spirituel de son existence. Bien qu’elle lui soit encore peu claire, cette voie lui paraît tout de même : « Un reflet d’une vie intérieure sans doute. Peut-être de cette vie-là, justement qui est au-delà de la mort. Est-ce cette vie que je suis venu chercher ? Oui, quand tout est perdu, quand tout me fuit des mains ? Mais c’était une vie lointaine si lourde d’inconnu ». (p. 24)

D’ailleurs, le lecteur ne sait rien de lui, ni de son pays qui ne correspond à aucune topographie existante sur le continent noir où pourtant l’histoire est censée se dérouler. A Aziana, il n’existe ni église, ni mosquée, ni lieu de culte fétiche. N’y vivent que des gens qui entretiennent un certain rapport personnel ou collectif avec le sacré qu’incarne la personne d’un roi païen que tout le monde attend patiemment. Quant à la photo de couverture du roman, elle campe avec certitude l’espace géographique de l’évènement à travers les images du grand fleuve - le Niger probablement -, du crocodile et des enfants portant des bassines d’eau. Ces images, on les retrouve également dans L’Enfant Noir le premier roman de Laye. Il semble que l’évènement religieux dont il est question dans Le Regard du roi se passe quelque part en Afrique (Guinée !) et relève donc de la volonté de l’écrivain d’ancrer le récit dans des réalités sociales et culturelles africaines qu’il connaît parfaitement bien. Mais en raison de la mise en exergue au roman de la citation tirée du Château, une œuvre de Franz Kafka un grand philosophe occidental, Laye entend mettre son récit sous le parrainage de l’existentialiste tchèque. Assurément dans ce début énigmatique de Le Regard du roi, tous les éléments clés de l’allégorie semblent exposés : un étranger parachuté dans un pays inconnu, un roi inconnu, une vision épiphanique d’une vie nouvelle, lointaine et incertaine. Cette symbolique d’ensemble semble annoncer une grande aventure spirituelle avec surtout cette vision révélatrice du roi qui ne peut que signifier l’éveil spirituel d’une âme en quête de félicité. Dans ces conditions, parler d’une quelconque religion officielle n’aurait aucun sens. Ici, il est surtout question d’une religion qui est non doctrinaire, non rituelle et qui marque tout simplement un certain rapport avec la divinité. C’est cette image d’une religion au-delà de toute religion, ce culte sans dogme, sans prêtre, sans imam et sans féticheur, qui a naturellement amené bon nombre de critiques à poser le problème de l’influence de Kafka sur le récit de Laye.

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1.4. Une technique formelle originale La vision religieuse telle qu’elle est exprimée par Kafka dans ses romans n’est pas sans une certaine similitude avec la conception religieuse qu’on trouve dans le texte de Laye. Tous les deux écrivains expriment dans leurs récits respectifs, face aux religions établies ce que Jean Wahl explique comme : « La volonté de croire en ce monde-ci, de dire oui à ce monde-ci, non d’une façon irréligieuse, mais d’une façon qui reste religieuse en dehors de toute religion précise »30

En réalité cependant, l’influence de Kafka semble, comme Laye lui-même l’a admis, se limiter aux seules techniques d’écriture que le romancier guinéen a adaptées à sa pensée dans l’intention d’exprimer une vision des êtres et des choses différente de celle de l’écrivain de Prague. Comme l’a très bien montré J.M ITA dans son étude sur l’influence de Kafka sur Le Regard du roi31, la vision kafkaïenne du monde, malgré certaines vagues lueurs d’espoir, reste foncièrement pessimiste. Bien que chez le philosophe tchèque, l’absolu existe, il croit qu’il est incommensurable avec la vie humaine. Il y a chez Kafka ce que Jean Wahl appelle : « Le malentendu éternel qui divise l’homme et Dieu. »32 D’où l’image dans ses œuvres, notamment Le Procès et Le Château, de deux mondes qui ne pourront jamais se comprendre. C’est cette impossibilité de communiquer qui marque l’échec de l’homme face à Dieu, et qui colore la vision existentielle de Kafka dont les personnages sont souvent rongés d’une angoisse sans issue. En revanche, c’est un optimisme très radieux, quant au devenir religieux de l’homme, qui éclate au grand jour dans le roman de Laye avec l’image grandiose du salut et de la béatitude divine. Clarence, au terme de son pèlerinage, trouve la grâce divine pour toujours. C’était là le but de son voyage. Cette mission est donc accomplie. Kafka, au contraire, dans Le Château, réfléchit seulement à la possibilité que « Le Seigneur (puisse) passer dans le couloir et regarder le prisonnier et dire : « Celui-là, il ne faut pas l’enfermer à nouveau : il vient à moi. » (p. 5) Dans Le Regard du roi, ce qui est pour Kafka un impossible espoir, devient une réalité et l’on voit ce qui se passe quand le roi jette son regard sur Clarence et le prend à son service. Kafka, pour sa part, n’a jamais fait de progrès vers le château et aucun seigneur n’est venu à sa rescousse dans les couloirs. D’ailleurs, les personnages de l’écrivain tchèque ne savent pas saisir les occasions qui se présentent à eux ou s’ils savent le faire, se rendent compte aussitôt que ces occasions ne sont que de simples mirages. Néanmoins, il faut dire que la 30

.Jean Wahl, Petite histoire de l’existentialisme suivie de Kafka et Kierkegaard, Paris, Gallimard, p. 109. 31 J.M.ITA, « Laye’s Radiance of the king and kafka’s Castle » in O.D.U, pp. 11-45. 32 Jean Wahl, Petite histoire de l’existentialisme suivie de Kafka et Kierkegaard, Op. Cit, 112.

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solitude dramatique dans laquelle vit Clarence a beaucoup de similitudes avec celle de K, le héros du Château. A l’image de ce personnage, Clarence est aussi un homme énigmatique à cause de son caractère d’orphelin existentiel. On ne connaît que peu de choses de son passé et de sa situation présente. A ce flou identitaire du héros, il faut ajouter le caractère d’allégorie envoûtante de son récit avec les symbolismes, structures, décors labyrinthiques et effets de l’absurde créés par un renversement systématique des échelles de vision et d’évaluation de son existence. Comme dans Le Château ou Le Procès, le principe narratif du Regard du roi repose du début à la fin sur un morcellement de la réalité. Cette situation fait que Clarence évolue en permanence dans un univers où les êtres et les choses semblent constamment en révolte contre la logique de leur situation. Effectivement, le début du récit marque un véritable renversement de situation : tout Blanc normal, qui débarquerait en Afrique pour se retrouver dans la situation désespérée de Clarence, n’irait certainement pas chercher à rencontrer un roi africain pour avoir de l’aide mais plutôt l’administrateur colonial. Non seulement, le héros le fera tout le long du roman, ses actes et les réactions des autres personnages obéissent à l’arbitraire d’un monde absurde où la logique et la rationalité sont totalement absentes. Bien plus, nous voici dans un univers romanesque où l’espace va se modifiant et se métamorphosant en fonction de l’expérience intérieure du héros et aux dépens des lois du réel. C’est un monde où tout n’est que surgissement continuel d’images et de métaphores plutôt que narration discursive. En outre, la répétition obsédante de certaines de ces images et métaphores ne cesse de semer dans le récit, l’énigme, le mystère et l’angoisse propres au monde des héros kafkaïens. Tels sont à peu près les éléments indiscutables du kafkaïsme présents dans Le Regard du roi. Il est évident que cette vision pessimiste de l’existence ne correspond pas à celle que Laye exprime dans son roman. Chez l’écrivain guinéen, il est surtout question d’une vision religieuse dans laquelle l’homme, étranger dans le monde, est un pèlerin qui, par étapes successives, chemine dans l’angoisse et la souffrance pour accéder à la béatitude divine. Cette vision-là correspond bien à celle de l’existentialiste religieux danois, Soren Kierkegaard. Si la subjectivité qui est la vision existentielle du monde de Kierkegaard est là même que chez les autres existentialistes cependant, à la différence de beaucoup de penseurs de tendance athée, Kierkegaard introduit dans sa vision une autre catégorie : la foi. Selon lui, c’est cette nouvelle dimension de la pensée qui ouvre la voie à la vie authentique et au salut. S’appuyant sur cette nouvelle pensée inconnue de la philosophie classique, le philosophe danois a construit une dialectique existentielle pour expliquer l’existence de l’individu comme une marche comprenant trois étapes menant à l’authenticité et au salut : les stades esthétique, éthique et religieux. Il faut maintenant se poser la question de

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savoir ce qu’il y a de commun entre cette dialectique existentielle aux forts accents chrétiens et celle que le romancier guinéen traduit dans son récit. D’abord, une même conception de la religion qui va au-delà de toute religion officielle. Bien que Kierkegaard se dise chrétien, son christianisme tout comme la religion de Laye dans Le Regard du Roi, n’est que l’expression d’une manière de vivre la foi par opposition au christianisme officiel fondé sur un ensemble de systèmes de règles et de dogmes contre lequel Kierkegaard s’est toujours farouchement opposé durant sa vie. Sa conception du christianisme va au-delà de l’église tout comme la religion que Laye adopte dans son livre et qui dépasse les limites de l’animisme et l’Islam. Ensuite, tous les deux écrivains semblent s’accorder dans leur perception de l’âme religieuse en devenir, le devenir de l’homme qui cherche Dieu. Ici, c’est Clarence qui est à la recherche du regard du roi. Dans cette quête de la divinité, aucun dogme, aucun rite, seulement un rapport individuel avec l’éternel dans le vestige de l’angoisse, du désespoir et dans la souffrance. On comprend que chez l’un comme chez l’autre écrivain, la religion est conçue comme le rapport d’une subjectivité avec l’éternel, avec Dieu. C’est bien là l’amorce de l’intertextualité dont Julia Kristeva a indiqué les deux phases du processus, à savoir l’absorption et l’intégration. La question, dirait Justin Bisanswa, n’est plus alors de réactiver par compréhension l’acte structurant, mais de décrire selon leurs objectivités propres les structures issues de l’opération structurante. Suivant cette perspective, l’écriture agit comme une opération transformatrice qui se manifeste sous l’aspect d’une double quête : celle de la recherche de Dieu par l’instauration d’une nouvelle démarche et celle de la liberté existentielle par le choix des codes dans le cadre de la globalisation. Au niveau de l’écriture, l’influence de Kierkegaard sur le conte de Laye apparaît à plusieurs niveaux. Premièrement, l’idée même d’une aventure romanesque conçue sous forme d’un voyage allégorique incarnant le mythe de la quête spirituelle prend sa source thématique la plus profonde dans l’idée kierkegaardienne des stades sur le chemin de la vie. C’est cette quête sous forme de voyage pour le salut ou « authentic self-bood » définie dans le cadre d’un rapport individuel avec l’éternel que Laye a dramatisée en s’aidant des pathos kierkegaardiens à travers l’itinéraire existentiel du héros. Deuxièmement, la conception même de Clarence le héros du récit doit beaucoup à Kierkegaard. La clé de ce personnage énigmatique est sans doute son individualisme, sa marginalité, sa liberté personnelle et sa solitude. A son niveau le plus profond, cet individualisme héroïque prend sa source dans la pensée judéo-chrétienne. C’est en effet dans l’œuvre de Kierkegaard qu’on retrouve tous les pathos de l’individu solitaire comme catégorie indépassable de toute pensée vraie et de toute existence authentique. Troisièmement, le parallèle entre Kierkegaard et Laye s’étend aussi au domaine de la technique artistique. L’écrivain danois avait une prédilection 27

pour l’expression indirecte et ses vérités existentielles. Pour lui en effet « Toute vérité existentielle nécessiterait une expression indirecte. »33 D’où son penchant à se dérober derrière des histoires et allégories qui tournent constamment autour de la lutte de l’homme vivant entre les forces infiniment puissantes et indifférentes à tout. Dans Le regard du roi, l’allégorie constitue aussi pour Laye une façon d’exprimer à l’instar de Kierkegaard, la vérité existentielle, telle qu’il la conçoit. Tellement proches sont ces deux visions du devenir existentiel de l’homme religieux que le problème de l’influence se pose. Il semble en effet que Laye a été indirectement influencé par la pensée existentielle relieuse de Kierkegaard par Kafka interposé. Si beaucoup de critiques ont fait des analyses controversées sur le kafkaïsme de Le Regard du roi, c’est parce qu’ils ont tout simplement oublié que sans Kierkegaard, il n’y aurait peut-être pas eu Kafka. Jean Wahl a en effet assez longuement montré que l’œuvre de l’écrivain existentialiste religieux danois était la source principale de la pensée kafkaïenne34. On note que Le Regard du roi véhicule sur le plan existentiel, des expériences riches et variées avec des préoccupations philosophiques existentielles qui, sans conteste, sont très proches de celles du grand philosophe danois. Mais cette richesse et cette profondeur ne seraient ni perceptibles, ni crédibles au plan artistique, si l’auteur n’avait pas choisi, pour incarner ses expériences et idées, un appareil technique approprié. Il convient de voir en quoi consistent cet appareil formel et la nature de son rapport avec la structure de l’expérience métaphysique que l’œuvre exploite. Il s’agit de voir s’il y a adéquation entre métaphysique et technique dans cette quête essentiellement menée ici selon l’optique de la critique existentielle du texte. La critique existentielle conçoit la littérature comme une transposition par le truchement du langage d’une expérience humaine cohérente, « Le dévoilement du sens global que prend pour un homme la condition humaine. »35 De cette définition, la critique existentielle tire quelques postulats programmatiques. En premier lieu, toute écriture existentielle est portée par un mouvement d’existence qui l’a produite. Deuxièmement, ce mouvement qui est l’ensemble de l‘expérience vécue –rapport avec soi, avec le monde et avec les autres – s’incarne dans les tissus verbaux et structurels. Il s’ensuit que la critique existentielle, contrairement à la critique formaliste, ne considère pas les structures formelles et stylistiques comme des entités esthétiques, statiques, autonomes et suffisantes à elles-mêmes mais, comme des corrélatifs verbaux ou formels d’un vécu dans le monde. Dès lors, une analyse existentielle des structures formelles d’une œuvre se veut une étude phénoménologique de ces structures dans leurs rapports avec les structures de l’expérience vécue. Notre 33

Léon Chestov, Kierkegaard et la philosophie existentielle, 3ème édition, Paris, J. Vrin, 1972, p. 85. 34 Jean Wahl, Petite histoire de l’existentialisme suivie de Kafka et Kierkegaard, Op. Cit, p. 109. 35 Serge Doubrousky, Pourquoi la nouvelle critique ? Paris, Mercure de France, 1960, p. 80.

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étude des techniques romanesques s’inscrit dans ce cadre et se bornera à l’examen des formes, structures et techniques qui portent les thèmes, motifs et toutes les trajectoires existentielles présentes dans le texte. Dans l’hypothèse que tout phénomène verbal ou formel manifeste les intentions de la conscience imageante, nous partirons de ces formes verbales et autres entités stylistiques pour remonter dans le mouvement de l’existence qui les a sécrétés. En somme, il est question de dégager les structures intentionnelles ou attitudes fondamentales qui orientent et sous-tendent tel ou tel aspect stylistique. A cet égard, comme le texte est conçu à partir d’une image verbale, « Le Regard du roi », notre analyse partira de cette métaphorecentre dans la mesure où elle représente le foyer religieux définissant une certaine attitude fondamentale à l’égard du monde. Il faut, par exemple, se demander si l’expérience vécue du monde perçu comme le regard du roi, oriente et donne sens au récit aussi bien thématiquement que structurellement. Etant donné que l’univers des personnages et du héros sert de cadre expérientiel pour une description existentielle des structures formelles, il faut mener cette description à la base de certaines catégories et modes d’expériences tels que la perception/l’imagination, l’espace/temps, le rapport au langage, etc. Il faut aussi chercher à savoir si ces catégories et modes d’expériences ont des influences sur l’orientation des structures narratives, descriptives ou verbales du récit. Il convient donc de voir d’abord le processus qui a amené le héros à l’éveil spirituel dans un voyage allégorique et ce qu’il signifie en tant qu’expérience existentielle religieuse dans la dialectique kierkegaardienne. Comme on l’apprend plus tard dans le roman, le héros, avant d’apercevoir le roi sur l’esplanade d’Adramé, menait une vie de bon viveur, s’adonnant aux jeux et à l’alcool. Dans la dialectique existentielle kierkegaardienne, une vie pareille est celle de l’homme du stade esthétique de l’existence. En effet, d’après le philosophe danois, ce stade, point de départ dans la dialectique de chaque existant est celui de l’âme non régénérée et qui mène à la prise de conscience spirituelle. C’est désormais un être qui a suspendu le choix essentiel qui est le sens de la vie. Et, puisque ce stade est marqué par une dispersion de la vie à tous les vents, il comporte forcément un désespoir conscient ou non conscient. Car, malgré les apparences, il exprime une sorte d’impuissance vitale dont l’incapacité à s’orienter et à choisir est le signe essentiel. Pourtant en tant que premier stade qui mène à la prise de conscience spirituelle, il doit exister chez celui qui s’y trouve une part de mécontentement et un désir de poursuivre quelque chose de plus élevé. C’est précisément dans cet état de profond mécontentement avec soi que se trouve Clarence au moment où il arrive à l’esplanade. Dégoûté de lui-même et de son passé, face à sa propre dégradation morale, le héros se trouve dans l’absolue nécessité de chercher autre chose. Au niveau littéral du récit, cela représente le désir d’aller

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voir le roi pour lui demander de l’aide. Au niveau symbolique, il correspond chez lui à une décision de réorienter sa vie vers un autre stade d’existence. Bien qu’inconscient encore de la nature exacte de cette nouvelle vie, de cet « entre-deux », Clarence éprouve un profond besoin de poursuivre ce but symboliquement traduit dans le récit par un ardent désir de se frayer un passage dans une foule dense pour pouvoir voir le roi. C’est dans cette nouvelle prédisposition angoissante que la vue du souverain entouré d’une aura lumineuse le plonge tout d’un coup dans l’instant existentiel révélateur. Celui que Kierkegaard définit comme « l’atome de l’éternité » et qui est précisément ce moment ineffable, ce bout de temps indéfinissable pendant lequel l’homme angoissé se révèle subitement à son être et entend l’appel de l’éternité : « Cette vie-là justement est au-delà de la mort. » (p. 24) C’est ce moment où tout d’un coup toute la vie semble ébranlée et toute chose mise en cause : « L’apparition de l’instant (…) disloque la durée et rejette la considération exclusive des actions suivies où le sujet se perdait dans le monde. »36

Dans le vertige de ce moment de désemparement total, l’individu se sent disponible pour autre chose, pour une nouvelle vie, pour un choix décisif. Il ressent la nostalgie d’une chose inconnue, et cherche une nouvelle vérité pour sa vie. Mais, se dit Clarence : « C’était une vie si lointaine, si lourde d’inconnu. » (p. 24) L’instant existentiel est donc la conversion à une nouvelle vie : « L’instant est une faille qui met fin au projet initial pour engager un nouveau projet, un nouveau choix de soi-même. »37 En proie à l’angoisse, Clarence cède donc à l’appel de l’éternité et se trouve disposé pour une radicale conversion. A ce moment précis, son angst est celui que Kierkegaard appelle le « vertige de la liberté devant la possibilité. »38 Pour le héros, l’une de ces possibilités est celle qu’incarne la brillance céleste du roi. A l’évidence, la perfection et la solennité du souverain sont d’un tel magnétisme, qu’« une sorte d’abîme s’ouvrait devant lui. » (p. 24) L’appel irrésistible de cet abîme joint à son angst profond, lui impose la nécessité absolue d’un choix, d’une décision. Dans l’angoisse, Clarence arrête ce choix, c’est-à-dire, partir à la recherche du salut dans « Le Regard du roi » : « Ah ! Je n’ai pas le choix ! Je n’ai aucun choix. Et je n’ai même pas le loisir d’attendre (…). Il faut que je parte. » (p. 27) Par ce choix décisif et dans cet instant de conversion, le héros va abandonner tout ce qui, jadis, constituait son être, son passé, son mode de vie. Comme dirait Sartre, dans cet instant extraordinaire : « Son projet antérieur s’effondre dans le passé à la lumière d’un projet nouveau qui surgit

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Francis Jeanson, Le problème moral et la pensée de Sartre, Paris, Seuil, 1967, p. 238. F. Jeanson, Le Problème moral et la pensée de Sartre, Op. cit., p. 238. 38 Cité par Denis Epko in Philosophie et roman africain, Thèse de doctorat de 3ème cycle, CELMA, Université de Bordeaux 3, 1987, p. 234. 37

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sur ses ruines et qui ne fait encore que s’esquisser. »39 Il convient cependant de dire que l’angst de cette conversion n’est qu’une ouverture, un éveil au principe spirituel de son être qui le met seulement sur le chemin de la béatitude de l’âme religieuse. Car, l’insatisfaction et le désespoir profond de Clarence constituent l’antithèse dialectique nécessaire pour ce qu’il convient d’appeler le saut dans son éveil à la conscience spirituelle. Or, pour faire le saut final dans le stade religieux, un tel homme doit obligatoirement passer par un stade intermédiaire que Kierkegaard nomme le « Stade éthique ». Ce stade qui doit mener l’homme au principe moral, marque le moment où l’âme est déjà détachée du monde sans pouvoir encore être en communion avec le divin. Ici, l’être réussit seulement à se libérer du désespoir pour s’éveiller au sens du devoir moral. C’est ici aussi que le souci et le sérieux contrastent avec l’instabilité et l’insouciance du stade esthétique. Dès que Clarence a arrêté son choix de quitter sa vie esthétique pour donner à sa vie un autre but, il s’est automatiquement ouvert la voie menant à la conscience éthique : « Le choix absolu pose l’éthique »40, parce qu’il pose des valeurs, en distinguant le bien du mal que l’homme esthétique ignore justement. C’est seulement, lorsqu’il aura traversé l’expérience de la culpabilité, qu’il aura atteint pleinement le stade éthique de son itinéraire spirituel. Examinons maintenant le processus qui mène, à travers la conscience du péché, à ce nouveau stade existentiel. Pour la pensée existentielle religieuse en effet, c’est dans la faute que l’angst du sentiment de péché devient le vertige de la liberté prenant conscience de lui-même. Pour Kierkegaard, c’est par la conscience du péché que l’on entre dans la vie religieuse. Car, d’après lui, se sentir devant Dieu, c’est avant tout, se sentir pécheur. Exister donc, c’est être pécheur. Dans l’optique de notre analyse existentielle, il s’agit de voir comment Clarence s’éveille à ce sentiment de pécher et en quoi il consiste. Avec la vision du roi sur l’esplanade qui l’engage résolument dans la voie d’une orientation existentielle religieuse, le premier contact de Clarence avec la société est marqué par une série de manifestations liées à une sensualité envoûtante et irrésistible. Dans sa fuite éperdue autour du palais d’Adramé, le héros ne peut rester insensible à la volupté sensuelle des jeunes danseuses. La fille qui lui montre la porte de la ville, « se caressait rêveusement la poitrine, qu’elle portait nue et plantureuse. » (p. 77) D’autres danseuses offraient librement leurs seins nus, sautillant et se tortillant dans une danse orgiaque. Pris dans une telle atmosphère, Clarence tombe dans la torpeur et cède à l’appel d’une sensualité envoûtante et perd tout contrôle de soi. Ainsi, pendant de la traversée de la forêt, le héros se laisse enivrer par l’odeur aphrodisiaque 39

J.P. Sartre, L’être et le Néant : essai d’ontologie phénoménologique, Paris, Gallimard, nouvelle impression, 1982, p. 537. 40 S. Kierkegaard, L’Alternative, Œuvres complètes, T. IV, Paris, Edition de l’Orante, 1977, p. 183.

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persistante du grand couvert végétal. C’est à Aziana, qu’il va donner l’image d’un homme porté sur le plaisir charnel. Il s’accouple à toutes les femmes du sérail du Naba et devient une véritable machine à fabriquer des enfants métis. D’ailleurs, Samba Baloum, l’eunuque du roi le traitera de « coq », le réduisant ainsi au rang de bête. C’est là le symbole de la chute vertigineuse de l’homme esthétique dans l’immoralité la plus abjecte. C’est cette situation inconfortable qui fait naître chez Clarence un sentiment aigu de culpabilité. Dans la dialectique existentielle kierkegaardienne, la conscience de la faute est « l’expression décisive du pathos existentiel. »41 En effet, c’est dans la faute que l’homme est mis en rapport avec la félicité éternelle. En fait, c’est en prenant conscience de la faute éthique que le héros fait le saut final dans le stade religieux et dans la félicité divine pour clôturer sa quête existentielle. Avant d’en expliquer le mécanisme, il faut d’abord voir en quoi consiste la culpabilité de Clarence, et si la chute dans la sensualité constitue vraiment en soi un péché dans l’optique de l’analyse existentielle. Selon Kierkegaard, la « sensualité peut signifier peccabilité, c’est-à-dire l’obscur savoir qu’on en a, avec en outre un obscur savoir de ce que le péché peut d’ailleurs signifier. »42 Mais il ajoute aussitôt : « Nous ne disons pas que la sensualité est peccabilité, mais que le péché peut faire d’elle de la peccabilité. »43 Clarence, dans son imaginaire judéo-chrétien a, en effet, vite fait de ramener sa chute dans la sensualité à la conscience du péché. Ceci, en souvenir, sans doute, du péché originel, point de départ de l’idéologie judéo-chrétienne du salut. Sous l’emprise de cet héritage religieux, il y voit la transgression d’une loi religieuse et morale. Le discours qu’il tient à ce propos est typiquement moral et chrétien : « Ne comprends-tu pas que je suis impur » dit-il à Akissi, sa petite amie qui vient de lui demander pourquoi il tremble. Pour Clarence, se présenter au souverain dans son état d’impureté actuelle : « N’était-ce pas faire injure au roi, insulter sa pureté ? » (p. 243) Aussi le héros, sous l’emprise de son héritage chrétien, confond-il la sensualité à la peccabilité. Son angst actuel né du sentiment de culpabilité, est par conséquent l’angoisse de celui qui pense avoir offensé Dieu en péchant.

1.5. Le rapport au langage Dans l’optique existentielle de Laye, la vision religieuse de la sensualité comme péché, est totalement évacuée de son texte et même dénoncée comme inadéquate, voire hors de propos. C’est précisément pour montrer l’infondé d’une telle vision que le romancier soumet tout de suite les propos culpabilisateurs et moralisateurs de Clarence à la raillerie de son entourage. 41

Soren Kierkegaard, L’existence. Textes choisis, Paris, PUF, 1962, p. 85. Soren Kierkegaard, Le Concept de l’angoisse, Paris, Gallimard, 1935, p. 79. 43 Soren Kierkegaard, Le Concept de l’angoisse, Ibid., p. 79. 42

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Après avoir informé Samba Baloum qu’il ne mérite pas de voir le roi à cause de ses multiples péchés, il se croit aussitôt obliger d’ajouter : « Ne m’as-tu pas répété que je suis coq ? » Et celui-ci de rétorquer : « Quel mal y a-t-il à être un coq ? » Puis il continue : « Est-ce cela, n’est-ce pas, qui t’arrête ? Tu es aussi digne de te présenter que n’importe quel autre. Si tous ceux qui se présentent devant le roi devaient être dignes de lui, le roi vivrait dans un désert. » (p. 246) Bien que ce personnage ne soit pas le porte-parole de Laye, et qu’il devienne à son tour victime de l’ironie du romancier dans certains cas, on peut néanmoins considérer, qu’il reflète son opinion et souligne en son nom l’inadéquation de la vision religieuse du péché comme simple transgression d’une loi religieuse ou morale. Il semble que le vrai péché du héros n’est pas de caractère religieux mais relève plutôt de ce que dans la pensée existentielle, on peut appeler la « mauvaise foi ». En fait, dès le début de son aventure existentielle, on note que Clarence affiche une coupable passivité chaque fois qu’il est confronté aux tentations sensuelles. Durant toute la traversée de la grande forêt du sud, quand il est assailli par les odeurs sylvestres, il s’abandonne aussitôt à ces parfums voluptueux. En cédant d’abord aux séductions sensuelles des odeurs du couvert forestier puis, à l’appel sans équivoque des danseuses et enfin, à son rôle d’étalon dans le sérail du Naba, Clarence subit une sorte de fascination qui finit par le figer dans une immobilité coupable. Cette descente dans l’extase sensuelle équivaut à un oubli de soi, voire une passivité complaisante qui devient une sorte d’auto-abdication. Voilà ce qui constitue dans le langage existentiel, son « péché ». Cela est d’autant vrai que le laisseraller caractérise toute la trame de la vie quotidienne de Clarence à Aziana. Vivant en concubinage avec Akissi en attendant de trouver du travail, il passe ses journées dans l’oisiveté, dans les causeries interminables avec son entourage. Sa seule source d’inquiétude est le bouquet de fleurs que la jeune femme lui apporte chaque nuit et dont l’odeur l’enivre. Mais, il est également intrigué par les aspects changeants d’Akissi. Au réveil, il lui semble qu’elle n’est plus celle de la nuit précédente. Malgré tout, ces phénomènes qu’il n’arrive pas à s’expliquer véritablement, ne suscitent chez lui ni questionnement, ni mise en garde. Il a fallu que le Maître des cérémonies, faisant allusion à l’intimité indiscutable qui s’était établie entre Clarence et les femmes du sérail, lui fasse remarquer qu’il « voyait clair dans son jeu » (p. 146) pour mettre du trouble dans son esprit. L’éclat de rire que provoque cette accusation dans son entourage jette le héros dans le malaise. C’est envahi par la honte qu’il commence alors à réfléchir aux allégations du Maître des cérémonies : « Avait-il proféré une incongruité ? S’il en avait proféré une, elle n’était ni moins lourde, ni moins épaisse que les leurs. Mais ce n’était pas une incongruité ; il était vraiment un étalon. Il y avait des nuits, ces nuits où l’odeur de la forêt emplissait la case, où il était un immonde étalon. » (p. 149)

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Mais, cette auto-analyse s’arrête simplement là, ne provoquant chez lui aucune autre réaction. Malgré la honte qu’il éprouve, il est loin de reconnaître la gravité et toute l’indignité de sa situation. Il refuse de s’avouer la vérité telle qu’il la vit. A propos de cette attitude d’insouciance du héros, J.M. Ita rappelle que Clarence, contrairement à son modèle kafkaïen, K. du Château qui remet constamment tout en question en interprétant chaque évènement qui lui arrive, se laisse facilement aller dans une complaisante insouciance dès qu’un fait étrange lui arrive.44 Le héros manifeste cette attitude d’auto-aveuglement d’une manière plus voyante après avoir écouté derrière la porte les troublantes révélations faites par le Maître des cérémonies sur ses activités parmi les femmes du sérail. D’après celui-ci : « L’homme blanc n’est pas un saut. Il sait parfaitement la différence entre Akissi et les femmes du sérail qui lui rendent visite pendant la nuit. (…) Qu’importe d’ailleurs que l’homme blanc sache ou ne sache pas maintenant que toutes les femmes du sérail lui ont rendu visite. » (pp. 159-160)

Clarence feint d’ignorer toutes ces révélations pourtant irréfutables, en se demandant ce qu’elles pourraient bien voir avec l’histoire du vin de palme pour laquelle le Maître des cérémonies avait été interrogé. Plus tard, quand il passe devant une grande cour pleine de petits métis, il demande à Baloum d’où venaient ces enfants. La réponse de ce dernier selon laquelle ce ne sont pas des métis ne l’intrigue pas outre mesure. Cette persistance du héros à ne rien comprendre pourrait paraître comique si elle n’était pas sous-tendue par « la mauvaise foi ». En effet, dès le début de son aventure existentielle, le lecteur est aussitôt informé du rôle que joue Clarence depuis son arrivée à Aziana : il a été acheté par le Naba dans le seul et unique but de féconder son sérail. Il sait aussi que le héros a tout entendu et tout compris sur sa situation d’étalon. La vérité est que Clarence feint l’ignorance face à l’évidence la plus parlante. L’analyse sartrienne du processus de la mauvaise foi apparaît très clairement ici dans la conduite du héros : « Dès l’intention, dès le projet de mauvaise foi, il y a une décision sur la nature de la vérité : le sujet s’entoure d’un monde de mauvaise foi où apparaît un type d’évidence singulier : l’évidence non persuasive. Ainsi, la mauvaise foi décide de la nature exacte de ses exigences, elle se dessine tout entière dans la résolution qu’elle prend de ne pas trop demander, de se tenir satisfaite quand elle sera mal persuadée (…). »45

On l’a bien compris, la véritable faute existentielle du héros résulte de ses conduites mensongères. Or, beaucoup de critiques considèrent comme déplacée la honte qu’il éprouve, en découvrant sa chute dans la sensualité. Ils 44

J.M.ITA, “Kafka’s the Castle and Camara Laye’s. The radiance of the king” in O.D.U, n°4, 1970, P.30-31. 45 J.P.Sartre, L’Être et le Néant, p. 109 in F.Jeanson, Le problème moral et la pensée de Sartre, Op. cit. p. 178.

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l’attribuent aux échelles d’évaluation des valeurs occidentales que Clarence conserve toujours. Cependant, ce sentiment de honte du personnage ne nous semble pas du tout déplacé quand on en connaît la véritable raison. Comme il se l’avoue lui-même, la chute dans la sensualité ne le troublerait pas outre mesure, s’il n’y avait pas de sa part complaisance et sécrète complicité : « Ah, s’il n’y avait que ce sud et l’odeur, s’il n’y avait pas eu sa complaisance et sa sécrète complicité. » (p. 226) Ce dont Clarence a réellement honte, c’est de sa mauvaise foi, notamment son rôle d’étalon au service du Naba, qu’il feint d’ignorer afin de se donner une bonne conscience et un semblant de dignité humaine. Dans l’optique existentielle, la véritable faute du héros ne se trouve pas dans la sensualité, mais dans sa conduite en face d’elle. C’est son mensonge à soi qui transforme sa sensualité, sa peccabilité. Dès cette prise de conscience, son mal-être existentiel s’aggrave. A son angoisse d’être impur, s’ajoute maintenant le désir ardent de se débarrasser de sa mauvaise foi avant l’arrivée du roi. Il n’atteindra ce stade que lorsque, dans la souffrance et le repentir, il accédera à l’angoisse libératrice de la foi.

1.6. Topographie de la quête religieuse et intertextualité Dans Le Regard du roi, il est surtout question de donner forme à une expérience religieuse transcendante, puisque la problématique y est posée en termes essentiellement de rapport de l’homme avec la divinité. Mais, comment réduire l’expression de l’homme avec l’au-delà en écriture romanesque ? Une perception surnaturelle du monde impose-t-elle forcément une technique romanesque métaréaliste différente d’une autre influencée par une vision profane des êtres et des choses ? Il semble que Laye a résolu ces problèmes en adoptant une conception téléologique de l’écriture qui transforme le récit en un mouvement tourné vers l’eschatologique. Une telle écriture infiltre dans la structure du récit une technique formelle plus ou moins métaréaliste qui, non seulement, vise à communiquer la dimension métaphysique de la réalité, à réorganiser la perception humaine en vision surnaturelle mais aussi, à permettre de créer l’illusion d’un téléos accompli à la fin de l’histoire. Pour ce faire, Laye a emprunté à Kafka l’écrivain de Prague son moule romanesque, non pas pour le singer mais, pour le transposer en sol africain dans le but d’exprimer une vision foncièrement opposée à la sienne. Cette vision qui se présente comme l’amalgame d’un idéalisme mystique personnel avec quelques éléments existentiels religieux proches de Kierkegaard, a nécessité une synthèse de ces emprunts formels et une technique formelle originale lui permettant d’exprimer son cogito anti-kafkaïen. L’écriture de Le Regard du roi semble prendre sa source profonde dans une vision téléologique mystico-religieuse du monde : le récit romanesque est alors perçu comme une aventure téléologique de l’être, un voyage de quête qui doit mener à une fin : la béatitude divine. Seulement, le romancier fonde son 35

écriture sur une conception existentielle de ce voyage-quête. En fait, l’essence même de sa quête eschatologique est située dans l’homme, ses actes, ses choix, ses projets et non pas dans une divinité inaccessible et immuable comme c’est le cas dans L’Aventure Ambiguë de C.H.Kane. Autrement dit, sauf à la fin, le voyage de Clarence prend la forme d’une quête existentielle, de l’authenticité d’être, d’ipséité. Au niveau littéral, ce voyage représente les déplacements du héros à partir de son arrivée sur les côtes africaines, sa traversée du village d’Adramé, ses randonnées nocturnes dans la forêt du sud jusqu’à son arrivée à Aziana dans le sud du pays. Au niveau allégorique, ce voyage s’appréhende à trois niveaux étroitement enchevêtrés, fortement métissés parce qu’intertextualisés : d’abord le voyage-pèlerinage emprunté à l’Islam puis, le voyage-initation effectué dans l’optique de la tradition, et enfin le voyage existentiel kierkegaardien. 1.6.1. Le voyage-pèlerinage Le pèlerinage est un voyage à caractère religieux qui permet à un sujet – le pèlerin - d’accéder à une terre sainte. Le pèlerin doit accomplir son voyage non dans le luxe mais dans la pénurie, les souffrances et les épreuves. Dans Le Regard du Roi, Clarence dégage deux images du héros-pèlerin de la littérature religieuse : celle du pêcheur avant sa première rencontre avec le roi et celle du pénitent après la crise provoquée par la vision de ce personnage hors du commun. Entre ces deux images, il y a la période de purification passée dans des souffrances et des épreuves. Sur ce plan, l’aventure du héros est structurée sur l’archétype de la quête de la rédemption par le pèlerin à travers un certain nombre d’étapes. Deux techniques permettent à l’auteur d’accentuer le caractère douloureux de ce pèlerinage. D’abord, chaque étape de cet évènement religieux correspond à un chapitre du roman et se présente comme un obstacle contre la progression du pèlerin. C’est une épreuve qu’il lui faut surmonter pour pouvoir accéder à l’étape suivante. Il s’agit en somme de progression par épreuves et obstacles. L’ensemble obéît à un double rythme de mouvement/stagnation et de progrès/régression. Chaque chapitre est construit autour d’un ou de plusieurs obstacles importants. L’image du mur et de la barrière qui abonde dans le récit sert à communiquer d’une façon poignante le sentiment de frustration que Clarence ressent au fur et à mesure qu’il avance dans son pèlerinage à travers un pays étranger dont il ne comprend guère les coutumes et les lois. A son arrivée sur la côte d’Afrique, il se trouve confronté à la barre qui lui rend la traversée presque impossible. Plus tard, lorsqu’il se retrouve en face d’autres obstacles, il se rappellera cette barre terrible et la difficile traversée de l’océan qui représente pour lui le point de départ de tous ses malheurs. Notons que toutes les allusions à ce moment pénible sont chargées de connotations négatives. Que ce soit l’évocation de « sa mauvaise chance victorieuse de la barre » (p. 63) ou de ses

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difficultés actuelles, il souligne aussitôt que tous ses malheurs remontent à cette mauvaise victoire contre la barre : « Toutes les avaries (…) lui revinrent à la mémoire (…). Tout ce qui avait commencé à l’instant où il avait franchi la barre et posé le pied sur le sol rouge d’Afrique. » (p. 211)

Cette barre n’est que la première d’une série d’images symbolisant les nombreux obstacles qui se dressent sur le chemin du pèlerin. Sur l’esplanade, il est pris dans une foule dense et impénétrable dans laquelle, il se sent immobilisé et comme englué. Elle lui interdit en effet l’accès au premier rang d’où il aurait pu apercevoir le roi. Son évasion du Nord où règne un légalisme absurde, ses errances dans la forêt interminable du Sud et son engagement au service du vieux Naba constituent aussi des obstacles dressés sur le chemin du pèlerin qu’il est. Mais l’image leitmotiv qui souligne le caractère infranchissable de ces barrières est, sans doute, celle du mur. Parmi les séries de murs qui se dressent contre lui aussi bien à son arrivée en Afrique qu’au cours de son voyage vers le Sud, citons les murs du palais de justice de la ville d’Adramé, ceux de la grande forêt, la palissade de la ville d’Aziana au Nord et la clôture de bambous entourant la maison de Dioki la vieille sorcière. Toutes ces barrières, bien entendu, ont en commun de jouer la fonction d’obstacles aux progrès du pèlerin. L’avance du héros-pélerin par petites étapes lentes avec de nombreux arrêts est assujettie à l’image de la piste étroite, celle-là même qui l’amènera à sa destination finale. Signalons qu’en dépit de toutes les difficultés, le pèlerin ne rebrousse pas chemin. Les images de mouvements sont également nombreuses dans le récit. La métaphore de la mer avec laquelle le roman s’ouvre et qui est symbole de voyage, traduit bien ces mouvements. L’essentiel est d’être embarqué sur la mer universelle, peu importe alors, si l’on va vite ou lentement. Même sur l’esplanade où la foule est immobile « comme une eau subitement figée », un mouvement latent n’est pas exclu. D’ailleurs, la forêt que Clarence traverse semble immobile, mais « Sous le couvert, tout bouge et rien ne bouge. » (p. 89) Partout dans le roman, l’accent est mis sur cette oscillation dialectique entre mouvement et stagnation en tant que ressort à la fois du récit et du voyage du pèlerin. La deuxième technique qui permet à Laye d’accentuer cette alternance entre le « progrès du pèlerin » et la « saison en enfer » du pénitent est la structure labyrinthique. C’est ici que les emprunts des techniques kafkaïennes semblent très apparents. Le monde du Château par exemple est conçu comme un vaste labyrinthe concentrationnaire composé de salles d’attente et de couloirs sans issues. Dans Le Regard du Roi, des scènes labyrinthiques analogues émaillent presque toutes les étapes du voyage de Clarence. Les épisodes se déroulant dans un décor labyrinthique sont nombreux. Dans la ville d’Adramé, le héros s’égare dans les couloirs interminables de la cour de justice. Dans Le Château de Kafka, il existe également les mêmes 37

architectures complexes avec des portes fermées, des couloirs interminables et des rues qui ramènent toujours au même point de départ. Clarence constate le même caractère labyrinthique dans toutes les rues d’Adramé : « Des ruelles tortueuses, étroites, coupées et recoupées à angles sournois et dont beaucoup finissaient en cul-de-sac. Non, rien n’était jamais fait pour faciliter les choses dans cette ville. » (p. 41)

La traversée de la forêt s’effectue également dans des structures labyrinthiques. Pris dans la faune visqueuse de la forêt tropicale avec sa végétation tentaculaire, Clarence a l’impression de tourner en rond, se retrouvant d’ailleurs d’après lui, au même endroit après plusieurs nuits de marche. En effet, réapparaissant dans les trois parties, la structure labyrinthique constitue l’un des ressorts narratifs du récit en même temps qu’elle véhicule les thèmes religieux et les réflexions métaphysiques du roman. Elle traduit principalement le motif central de l’œuvre, celui de l’angoisse existentielle. Signalons que les espaces labyrinthiques, une technique empruntée à Kafka, que le héros doit parcourir pour arriver à l’éveil existentiel et spirituel sont assez significatifs. Chevalier explique ici la fonction symbolique du labyrinthe, en ces termes : « Le labyrinthe conduit à l’intérieur de soi-même, vers une sorte de sanctuaire intérieur et caché dans lequel siège le plus mystérieux de la personne humaine. »46 L’accession au principe religieux de l’existence du héros-pèlerin est ainsi réalisée dans la conscience de celui-ci à la suite de ses longs détours qui vont le ramener à l’intérieur de lui-même. C’est en effet au centre du labyrinthe de la forêt du sud, après bien de tours et de détours interminables, que va s’opérer chez lui une première transformation de son Moi. La deuxième étape du pèlerinage du héros est le voyage - initiation dont la structure et la forme s’inspirent de l’héritage africain de son créateur lui-même. 1.6.2. Le voyage-initiation Dans son premier roman, L’Enfant Noir, Laye décrivait déjà le processus initiatique dans la société malinké et montrait, qu’il consiste essentiellement à passer par de dures épreuves physiques et morales dites rites de passage et destinées à faire acquérir de nouvelles connaissances nécessaires au passage à l’âge d’homme. L’aventure de Clarence à travers deux villages africains prend bel et bien le caractère d’initiation ainsi définie. Les différents obstacles déjà évoqués qu’il rencontre à chaque étape de son voyage constituent des épreuves initiatiques qu’il doit endurer et surmonter. La traversée de la forêt est un bon exemple d’épreuve d’endurance dans la mesure où sa capacité à supporter les douleurs et à résister à la tentation y est testée. L’odeur séductrice de la forêt avec ses parfums l’invite à un laisser-aller de ses sens. Sur le plan formel, 46

J. Chevalier, Dictionnaire des symboles, Paris, Robert Laffont, 1982, p. 555.

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l’épreuve initiatique se traduit par l’importance accordée au thème de la marche et à la prédominance d’images - signes qu’il doit pouvoir lire. Cellesci, placées constamment sur sa route apparaissent comme autant d’énigmes qu’il ne peut déchiffrer parce qu’il est encore prisonnier de ses anciens schémas de pensées occidentaux. Finalement, le voyage -pèlerinage et le voyage-initiation vont se fondre, tous les deux, dans le voyage existentiel, le dernier et le plus profond niveau des trois voyages. En fait, toutes les épreuves initiatiques et toutes les souffrances du pèlerin ne trouvent leur sens véritable que dans l’image de l’aventure existentielle d’un individu à la recherche de la plénitude d’être. 1.6.3. Le voyage existentiel kierkegaardien Les diverses étapes du pèlerinage, on le sait, doivent mener le héros existentiel d’abord au principe spirituel de sa vie et à la béatitude divine. Il faut considérer les péripéties de son voyage vers le sud comme les différents stades kierkegaardiens sur le stade de l’authenticité religieuse. Avant son arrivée en Afrique, le lecteur apprend effectivement que Clarence a été un grand viveur, un chercheur de sensations fortes. Une fois qu’il est en Afrique, on nous informe qu’il a été également rejeté par ses congénères Blancs et qu’il a dépensé tous ses sous dans le jeu et l’alcool. De ce fait, le début de son voyage correspond au stade esthétique de son existence. D’après Kierkegaard, c’est à ce stade-là que l’homme s’abandonne au principe du plaisir en recherchant les jouissances de l’instant. Cette existence esthétique continuera jusqu’au moment où il aura une première vision du roi sur l’esplanade. C’est en ce moment que le héros-pèlerin aura la révélation d’une autre direction possible à son existence en s’éveillant au principe moral. Dès lors, il devient conscient de ses obligations et retrouve le sens de la justice et du droit. Ce stade, qui évolue jusqu’à son séjour dans le sud, marque le stade éthique de son voyage existentiel. C’est finalement à Aziana qu’il accédera au dernier stade, le stade religieux, après être passé par l’expérience libératrice de l’angoisse existentielle engendrée par la conscience de sa chute dans le péché. La composition de son voyage en trois parties avec une description essentiellement poétique et spatiale répond bien à cette intention du romancier d’illustrer de façon significative les trois stades successifs du voyage existentiel du héros. Etant entendu que le passage d’un stade existentiel à l’autre s’effectue, non par succession d’épisodes, mais par répétitions obsédantes de quelques métaphores récurrentes qui soulignent les tourments intérieurs de Clarence et les tensions psychologiques qu’il doit surmonter avant de faire le difficile saut d’un stade à un autre. Au début, le sentiment d’étrangeté qui précède son éveil spirituel est accentué par des images hostiles et incompréhensibles, telles que la foule immobile, les murs du Palais de justice, puis la nature silencieuse avec sa forêt mystérieuse et ses pistes labyrinthiques. Plus tard, les images qui dominent, soulignent le passage du 39

héros au stade éthique, c’est-à-dire l’éveil de sa conscience morale. A ce moment, les images qui reviennent seront liées au thème de la tentation. Dans cette perspective, l’odeur aphrodisiaque de la forêt qui l’accompagne durant tout son voyage est étroitement associée à une sensualité débordante contre laquelle il doit résister. Dès le moment où il retrouve le principe spirituel, à savoir son accession au stade religieux, les images accentuent son angoisse existentielle d’être impur et, en même temps, d’autres images s’accordent pour afficher le grand espoir qui l’anime, celui de la venue du roi nègre et la béatitude finale qu’il lui apportera. L’intrigue conçue en dehors de toute évolution linéaire discursive du récit traditionnel, répond à ce projet existentiel du roman. La progression est assumée non par une narration continue mais, sous forme de méditations et de dévoilements successifs. Chaque chapitre se présente comme une nouvelle méditation existentielle qui permet à Clarence de réfléchir sur son sort changeant et toujours, semble-t-il, malheureux. Cela se fait d’abord grâce aux discussions qu’il engage souvent avec son entourage, notamment le mendiant, les deux jumeaux, Diallo Samba Baloum le forgeron, l’eunuque du roi et ensuite Dioki la vieille sorcière par des sortes d’examens de conscience auxquels il se livre dans la solitude. Dans le récit, la perception de l’espace, du réel en général, varie en fonction du stade existentiel dans lequel se trouve le héros - pèlerin. Son éveil à la conscience éthique, puis sa tentative de fuite magique de sa culpabilité, se traduisent par une perception fantasmatique de choses dans laquelle le réel et le rêve se mêlent comme dans un cauchemar. D’où l’impression de descriptions souvent métaréalistes ou surréalistes créant parfois l’impression que ces expériences ne se passent pas dans un monde normal. Les paysages, dès qu’il se met en route pour le Sud, paraissent s’évanouir. Les comportements des gens lui semblent irrationnels et ses impressions sont dans un flux continuel. A Aziana la grande ville du sud, après avoir pris conscience de son rôle d’étalon dans le sérail du roi, Clarence devient de plus en plus incapable de discerner le rêve de la réalité. Il n’est pas sûr d’avoir vraiment chassé le maître des cérémonies du roi de sa case ou d’avoir vu les femmespoissons. Dans son esprit, tout cela n’est qu’hallucination. Lorsqu’il se trouve chez Dioki, Clarence est convaincu qu’il regarde simplement la vieille sorcière jouer avec ses serpents mais les deux jumeaux lui confirment plus tard qu’il a fait l’amour avec Dioki. Chez lui, réalité et rêve s’entremêlent inextricablement et brouillent sa perception des choses. L’espace ne retrouvera son aspect serein et accueillant qu’au moment où il abandonnera ses conduites magiques : fantasmes culpabilisateurs et mauvaise foi. C’est à partir de ce moment que naîtra en lui l’espoir de pouvoir rencontrer, au-delà du bien et du mal, le regard du roi. Parallèlement, la conscience temporelle du voyageur existentiel est assujettie dialectiquement à ses cheminements sur la voie sinueuse de la grâce. Au début, l’homme esthétique, celui de l’instant et du plaisir qu’il était, ne s’éveillera véritablement à la conscience temporelle 40

existentielle qu’au moment de son expérience révélatrice. C’est elle qui l’installe dans la conscience historique de l’homme-projet. Avec la vision du roi sur l’esplanade, naît chez lui la première décision existentielle et historique qui est la recherche du regard du roi. A partir de cet instant capital, il vit la temporalité comme transcendance, mouvement vers une eschatologie. Mais, quand il retombe dans le péché, ce temps sera de courte durée. Par la suite, il le vivra comme une angoisse perpétuelle, une culpabilité, une interruption de sa marche vers la réalisation de son projet fondamental. Toutefois, ce temps-désespoir connaîtra un retournement dialectique spectaculaire grâce à son auto-ressaisissement et au repentir pour devenir alors un temps radieux, celui de l’espoir. Il le mènera à l’accomplissement du téléos attendu, à la grâce divine. Fidèle au cogito mystico-religieux de l’auteur, l’écriture du Regard du Roi se déroule ainsi comme une véritable catharsis spatio-temporelle. Tout semble avoir été fait en fonction de ce téléos surnaturel qui marque l’enracinement existentiel général du récit. Il est le symbole de l’accomplissement de l’existence que le narrateur considère comme un « rousseauisme anachronique ». Cela débouche sur la réflexion entre l’art et l’existence ; la patience, le courage et la perfection de l’artiste dans sa création d’un objet et sont des attitudes devant être aussi celles de l’homme à la recherche de la béatitude divine.

1.7. Rapport entre création artistique et existentialisme Le héros du récit de Le Regard du roi se retrouve au terme de son itinéraire et en raison de sa crise existentielle dans une situation difficile. Situation qui l’a acculé à adopter une attitude de la conscience malheureuse qui, malheureusement, constitue pour lui une impasse. Dès lors, va se poser au héros un problème urgent, celui de se libérer de l’angoisse qui l’étreint. Or, le propre de l’angoisse existentielle, expérience par laquelle le personnage est passé au cours de sa crise, est que non seulement, elle est révélatrice de l’existence mais aussi, qu’elle contient le germe même du ressaisissement de soi, c’est-à-dire de l’auto-libération existentielle. C’est dans l’angoisse que le dévoilement de l’être oblige l’individu à s’interroger, à se mettre en question. Une telle mise en question de soi peut déboucher sur une prise de conscience de l’insuffisance, de l’inauthenticité de son mode d’existence ou de son état de chute. Cette prise de conscience peut aussi faire naître le désir ardent de se ressaisir, de changer radicalement ou de se racheter. Si cela vient à avoir lieu, on peut alors parler d’une sorte de conversion existentielle personnelle. La dialectique de la conversion personnelle peut prendre plusieurs formes suivant l’attitude fondamentale de départ du héros à l’égard du monde. Pour Clarence, le projet de libération existentielle va ainsi comporter tout un processus de conversion religieuse dont la prise de conscience de la chute dans le péché survenue au moment même de sa crise 41

existentielle et qui constitue l’antithèse dialectique de libération. Pour Clarence, le projet de libération vise un but transcendant : la grâce divine. Pour cette raison, sa conversion est avant tout religieuse, puisqu’elle cède à un appel transcendant et vise à la réconciliation avec Dieu. La voie qui le mène au salut est une voie sinueuse, intérieure, paradoxale et éminemment kierkegaardienne. Comme chez Kierkegaard, Clarence est obligé, pour retrouver la béatitude divine, celle du regard du roi, de passer par un long processus dialectique devant le conduire à travers successivement le désespoir, la décision et la foi vers un saut dans le stade religieux de son existence. Examinons ce processus kierkegaardien dont se sert Laye pour mener le héros vers le salut .Le premier terme de ce processus comporte un choix fait dans l’angoisse ou le désespoir. Clarence, en effet, a été amené à une situation désespérante à la suite des péripéties de sa vie d’homme esthétique et de sa chute subséquente dans la sensualité. Selon Mounier : « Comme elle disperse la vie à tous vents, toute conception esthétique de la vie est désespoir, conscient ou non. Car, contre son apparence première, elle exprime une sorte d’impuissance vitale. »47

Cette impuissance, le héros la ressent durement dès le moment où le Maître de cérémonie lui dévoile ses actes indignes. On note qu’il a non seulement honte mais, qu’il se met à détester l’homme impur qu’il est devenu. Sa situation est d’autant angoissante, qu’il craint que l’unique objet de sa longue attente, « la grâce du roi », avorte en raison de son état d’impureté. C’est ce que traduit ici l’intensité de son désespoir : « Un jour, le roi s’assoirait sous la galerie, il s’assoirait là même où il était assis, fragile et impur, fort d’une force qu’il tirait de sa pureté…Est-ce qu’un étalon pourrait s’approcher du roi ?(…) Clarence soupira. » (p. 149)

Pourtant, c’est à partir de cet état de désespoir, qu’il va s’engager dans la voie de la libération. Car, pour l’âme religieuse : « Le désespoir n’est pas seulement cette phosphorescence du néant. S’il se détache du désir et s’il exprime le gémissement de l’être vers l’être, il devient révélation négative de l’Absolu, phase dialectique de notre libération. »48

Selon encore Kierkegaard : « Qui désespère trouve l’homme éternel car la provocation du désespoir conduit à la décision existentielle. On ne peut pas désespérer sans choisir le choix. »49

Pour Clarence, la décision existentielle, le choix que lui impose son désespoir de « fallen man », c’est de changer son état, de se purifier afin de pouvoir être digne de recevoir le roi et de mériter son Salut. Seulement, pour 47

S. Mounier, Introduction aux existentialismes, Paris, Denoël, p. 71. Soren Kierkegaard, Vie et Vérité, Paris, Gallimard, p. 62. 49 Soren Kierkegaard, Introduction aux existentialismes, Op. Cit, p. 62. 48

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que cette conversion ait lieu, il doit passer d’abord par le repentir, celui de l’âme pénitente et non par la tristesse esthétique : « La tristesse esthétique, [dit Mounier] simple mal de vivre (…) doit être balayée par la tristesse éthique, résolution de l’homme humilié par le sentiment de sa faute ».50

Pour qu’il en soit ainsi, le repentir du héros doit être une vraie purgation de sa mauvaise foi. Son véritable péché est, non la sensualité en elle-même, mais le mensonge à soi-même, c’est-à-dire son refus systématique de reconnaître qu’il était devenu l’étalon du sérail du Naba. Comme lui-même l’a bien noté, l’odeur du Sud, symbole de la sensualité, ne l’inquiéterait pas s’il n’y avait pas eu sa complaisance et sa secrète complicité. Un repentir authentique, sincère consisterait à reconnaître cette secrète complicité ainsi qu’un autoaveuglement voulu. C’est d’ailleurs, ce qu’il cherche à faire : « Clarence était plongé en lui-même, Clarence récapitulait tout ce qu’il avait surpris depuis son arrivée à Aziana. En vérité, il avait tout surpris, il s’était aperçu de tout (…). Mais à présent que tout s’était éclairci, il voyait enfin, il voyait jusqu’à la nausée, de quels menus services, il payait l’hospitalité du Naba ». (p. 192)

Le héros vient enfin de reconnaître. à travers ce monologue confessionnel, son rôle d’étalon au service du Naba. Rôle qu’il s’était jusqu’ici obstinément refusé de s’avouer. Ainsi, prend fin ici le jeu de cache-cache avec soi-même. Après cette affirmation de la vérité à soi, Clarence est toujours rongé de honte, parce que, cette fois-ci, c’est bien une honte sincère. Celle-là même qui vient de l’authentique tristesse d’une âme en quête de repentir : « Serait-ce par pitié aussi qu’il [le roi] jetterait un regard sur Clarence ? Mais pourrait-on, même par simple pitié, jeter le regard sur une bête ? Le roi se détournerait de cette bête immonde, il s’en détournerait avec horreur. Un jour, le roi viendrait et ce serait comme s’il n’était jamais venu. « Si la mort pouvait me délivrer » se dit Clarence ». (p. 194)

Cette sombre tristesse marquée par le désir de mourir traduit en même temps la profondeur de sa mortification et la sincérité de son repentir. Son humiliation est telle qu’il n’ose pas, de son propre gré, se présenter au roi. Aussi, dit-il à Baloum, l’eunuque qui vient de lui demander de se préparer pour se présenter devant le roi : « Non, Baloum, je ne peux plus me monter au roi après la vie que j’ai menée ici ». (p. 246)

Mais Clarence est aussitôt rassuré, lorsque Baloum lui fait comprendre qu’il est tout aussi digne comme « n’importe quel autre » (p. 246) de se présenter devant le roi. Ce qui est significatif ici, c’est le fait que pour la première fois, le héros accepte l’idée, qu’il n’est plus différent du commun des 50

Emmanuel Mounier, Introduction aux existentialismes, Ibid. pp. 61-62.

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mortels. En se considérant même le moins digne d’entre tous, il montre qu’il est maintenant très loin du Blanc arrogant qu’il était tout au début de son aventure. C’est peut-être cela le signe de l’humilité d’une âme qui s’est vraiment repentie. C’est par le moyen de ce repentir que le héros peut passer du stade de la vie esthétique à la conscience éthique. A elle seule, celle-ci ne suffit pas pour lui ouvrir la voie qui mène au Seigneur. Pour cela, il lui faut le secours de la foi. Comme le dit Kierkegaard, le passage par l’individu au stade suprême, le stade religieux, est nécessairement médiatisé par le paradoxe religieux. Ce paradoxe, c’est justement la foi, qui est, selon le philosophe religieux danois, précisément la croyance en la vertu de l’absurde. Pour l’âme religieuse, la foi commence justement là où la raison montre que l’homme est fini pour toujours, que la lutte est devenue inutile. C’est le moment fatidique où l’homme prend conscience de son impuissance totale. Ayant pris conscience qu’il est comme tout le monde, Clarence accepte de facto de se soumettre aux mêmes conditions sociales et religieuses qui déterminent l’accès à la grâce du roi. Une telle volte-face de sa part signifie que comme tous les habitants d’Aziana auxquels il s’est joint dans l’attente de l’évènement, le héros, lui aussi croit au séjour prochain du roi dans cette ville. En souscrivant à une telle probabilité, il croit contre la raison tout en renonçant à la rationalité occidentale. Alors que la raison lui démontre que tout est perdu et que rien ne prouve que le roi viendrait, encore moins que lui-même pourrait avoir son audience, il s’en détourne aussitôt pour adopter une attitude insensée et absurde. Il sait en effet que même si le roi venait, son état d’impureté ne lui permettrait pas d’obtenir sa grâce. Cependant, contre le diktat de la raison, le héros croit toujours à la possibilité d’obtenir la rédemption de la part du roi. C’est cette « lutte insensée pour le possible » qui constitue justement la foi de Clarence : « Pourtant, c’était au roi malgré tout que Clarence pensait. C’était malgré tout sur le roi qu’il comptait, pour être délivré. Lui, le roi viendrait et le délivrerait (…). C’était insensé et c’était vrai néanmoins, ce frêle et fol espoir demeurait au plus profond de Clarence ». (p. 210)

Or, déclare Kierkegaard : « Par la foi, on peut obtenir la rédemption, en vertu de l’absurde »

Et c’est justement en vertu de l’absurde : « C’était insensé » que Clarence, jour et nuit, attend la délivrance de la part du roi : « Le roi viendrait s’asseoir sous la galerie et le délivrerait ! Et c’est pourquoi, chaque jour, Clarence regardait la galerie, c’est pourquoi, à mesure que les jours passaient, il tournait de plus en plus souvent le regard vers la galerie ». (p. 210)

Avec une telle force d’espoir, il semble maintenant prêt pour atteindre son but. Cependant, il arrive souvent que le doute, une résurgence de rationalisme, vienne menacer sa foi et affaiblir son espérance : 44

« Il y avait eu des moments où la venue du roi lui avait paru incroyable et impossible ; des moments où réellement il avait mis en doute et désespéré de tout ». (p. 244)

Lorsque les deux garçons, Nagoa et Noaga parlent de la « prochaine fois » en faisant allusion à la venue du roi, Clarence en est exaspéré : « Il avait insisté sur le mot « prochaine » et il ricana. Quand y aurait-il une « prochaine fois » ? (…) Jamais peut-être : depuis le temps qu’il attendait (…) –Il ne viendra pas ! ». (p. 210)

C’est dans ce moment de doute, voire de scepticisme que l’artiste Diallo fait son apparition. Homme existentiel par excellence, il se charge de ramener Clarence dans la voie de l’espoir et de la sagesse en dévoilant tout le mystère de la rédemption. Dans la discussion qui s’engage, Diallo, à travers la symbolique de la hache qu’il est en train de forger, lui fait un exposé complet sur ce que doit être la vie du pénitent qui attend la rédemption du roi. Il commence par rappeler à Clarence, qu’il faut toujours l’attendre, chaque jour et chaque minute, dans la vigilance, l’espoir et la foi : « En bien, nous l’attendons. Chaque jour et chaque heure, nous l’attendrons. Et c’est quand nous sommes le plus las qu’il survient ». (p. 187)

Pour Diallo, toute la vie se résume en sa hache. Qu’elle soit prête ou non, qu’importe. Ce qui compte, c’est qu’elle soit toujours plus belle que la précédente. Que la vie soit toujours sur le chemin de la perfection. Chez Kierkegaard, l’homme religieux est un homme en perpétuel devenir : « On n’est pas chrétien, on le devient » dit-il. C’est ce perpétuel dépassement qui doit caractériser l’existence de l’homme que Diallo essaie de faire comprendre au héros à travers la symbolique de la hache. D’après lui, à l’exemple de la hache parfaite que l’artiste ne peut prétendre avoir fabriquée, Dieu apparaît aussi comme un but impossible à atteindre, mais pour autant, il ne faut pas y renoncer. Ce qui compte pour la hache, c’est le travail et ce qui est de la rédemption, c’est la foi en la venue du roi. Après l’exposé de Diallo et malgré la réaffirmation de sa foi et son espoir en la venue du roi, Clarence est encore angoissé. Il croit en effet toujours qu’il n’est pas encore tout à fait prêt pour recevoir le roi. D’abord, il pense sérieusement qu’il n’a aucun mérite pouvant attirer sur lui une quelconque compassion du souverain. Ensuite, il se sent toujours en état d’impureté malgré son repentir. C’est ici qu’intervient encore Diallo pour lui dévoiler les derniers secrets du mystère de la rédemption. Le salut, lui dit-il, n’est pas déterminé uniquement par les seuls actes. C’est Dieu uniquement qui le donne. A cette condition, personne ne peut être complètement prêt pour le roi. A l’arrivée du roi, quand Clarence refuse d’aller le rencontrer en prétextant qu’il est impur et qu’il est trop tard pour lui pour se racheter, Diallo lui dit combien nous devons profiter au mieux de chaque instant présent de la vie car, ni passé, ni avenir n’existent :

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« Il est trop tard, dit Diallo. A peine, sommes-nous nés, qu’il est déjà trop tard. Mais le roi ne l’ignore pas, et c’est pourquoi aussi il est toujours temps (…) Est-ce que hier compte encore ? Ce seul jour et cette heure seule qui comptent. Il suffirait d’un millième de seconde ». (p. 245)

A la question de son manque de mérite, on lui rétorque que le roi ne regarde pas le mérite : « Tu es aussi digne de présenter que n’importe quel autre. Si tous ceux qui se présentent devant le roi devaient être dignes de lui, le roi vivrait dans un désert ». (p. 246)

Finalement, il apprend que le Salut est une chance que seul le roi peut accorder. Cette chance, il faut la saisir ; « C’est pourquoi, je te dis de saisir la chance, car tu l’as à portée de main. » (p. 248)

C’est cette chance que le mendiant avait appelé « faveur » et que Diallo nomme « pitié ». A la fin, Clarence se sent pénétrer du mystère de la rédemption. Un grand silence l’enveloppe aussitôt et il tombe en transe. Le roi apparaît dans toute sa gloire, et comme Diallo l’a prédit, accepte Clarence en le prenant à son service pour toujours : « Mais alors, le roi tourna imperceptiblement la tête et son regard se posa sur Clarence. Ce regard n’était ni froid, ni hostile. Ce regard (…) Est-ce que ce regard n’appelait pas ? - Seigneur ! Seigneur murmura Clarence. Est-il vrai que vous m’appelez ! Est-ce vrai que l’odeur qui est en moi ne vous fait pas reculer d’horreur ? (…) ».

Et le roi répond : « Ne savais-tu pas que je t’attendais ? dit le roi. Et Clarence posa doucement les lèvres sur le léger, sur l’immense battement. Alors le roi referma lentement les bras et son grand manteau enveloppa Clarence pour toujours ». (p. 253)

C’est le dernier terme dans la dialectique de son itinéraire existentiel, le but et l’accomplissement de toute sa quête marquée par cette accession à la liberté absolue dans la béatitude divine. Cette libération ultime est traduite de la façon la plus solennelle à travers l’image de l’amour et du feu purificateur. Clarence se blottit dans les bras du roi, enveloppé du rayonnement de l’amour et du feu du regard du roi. Cette dernière image de Salut constitue certainement la plus grande expression de la libération absolue – but suprême de l’âme religieuse en quête. C’est en plus la démonstration la plus lyrique du pouvoir de la foi : « Avec la foi, tout est possible ; tu peux mouvoir la montagne » a dit l’Evangile. Un critique a même dit que cette fin montre : « l’arrivée de Godot ».51 Pour Charles Larson, non seulement ce dernier paragraphe appelle 51

Bob Herrington, cité par Denis Epko, Philosophie et roman africain : une étude de six romans africains d’expression française, Op. cit., p. 145.

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l’expression la plus spirituelle de l’aventure humaine, mais elle est : « (…) un des sommets de la littérature africaine. Le lecteur ne peut manquer d’être profondément ému et impressionné par cette conclusion. La dernière quête de Clarence ne peut être que le salut – la mort – mais conçue d’une manière entièrement positive ».52 On comprend que chez Clarence, le projet échoue, parce qu’à son début même, il s’est avéré impossible. En effet, son salut présenté comme une communion directe avec Dieu, peut, peut-être, se justifier dans le contexte mystique. Mais comme notre optique, qui est philosophique, s’accommode mal d’une pareille extase mystique, on est amené à réexaminer une telle libération spirituelle à la lumière d’une analyse plus rationnelle. En vérité, le salut de Clarence n’en est pas un. Sa mort étant au contraire la meilleure exemplification d’un échec retentissant. En admettant même que la disparition du héros dans le grand manteau du roi soit mystiquement salutaire et libérateur comme le voulait son auteur, une pareille représentation des choses n’a aucun véritable sens. Lorsqu’on parle d’union avec l’absolu, de réconciliation éternelle, d’extase et d’illumination, ne sont-ce pas là de simples mots ? En y regardant d’un peu plus près pour savoir à quelles expériences humaines tous ces mots renvoient, on n’y trouve que du vide, le néant. Certes, on pourrait peut-être parler de l’abolition de vouloir-vivre ou d’une vision altérée, qui permet de voir la mort d’un homme comme une libération, une extase. Mais, dès qu’on s’interroge sur la nature de l’expérience qu’un tel individu vient de subir, on n’y trouve que du négatif, des mots renvoyant à rien. Il ne faut pas se laisser berner par des expressions magiques telles que « trait de feu », « vivant de ce feu » (p. 252) etc. Toutes métaphores capables de nous induire en erreur en nous faisant croire que nous comprenons ce qui se passe, alors qu’en réalité, rien ne se passe. En tout cas, pas ce qui est accessible au savoir. En outre, on sait que le fondement de la vision existentielle que Laye expose dans son récit est la foi. Comme le Chevalier de la foi de Kierkegaard, Clarence, face à l’impossibilité logique du salut du roi, fait sien le raisonnement kierkegaardien : « Credo qua absurdum est ». C’est à la base d’un tel paradoxe incompréhensible, qu’il obtient le salut divin. Autrement dit, la rédemption est obtenue grâce justement à une négation flagrante de la logique de la raison. Quoi que puisse valoir une telle procédure pour le croyant, en tant que mode de pensée renvoyant à une métaphysique, elle ne pourrait que susciter critiques et incompréhension de notre part. D’abord, la définition que le romancier semble donner de la foi comme croyance à la vertu de l’absurde, comme possibilité d’une impossibilité, nous paraît un scandale pour la raison. Certes, la foi religieuse n’est possible que si l’on se tourne préalablement du côté de l’aveuglement de la raison. Dans ses conditions, il faut se demander ce que vaut une métaphysique ou une pensée 52

Charles Larson, Panorama du roman africain, Paris, Edition internationale, 1974, p. 271.

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créée au terme d’un tel auto-aveuglement de la raison. Kierkegaard se trouvant justement dans la même situation métaphysique paradoxale au moment même où il attend la grâce divine, décide de faire ce qu’il appelle « un saut de la foi », analogue à celui de Clarence. Comme Camus l’a bien montré dans Le Mythe de Sisyphe, un tel saut aboutit seulement à un « suicide philosophique », puisqu’il part justement de la négation de la raison. Tandis que Kierkegaard, en dépit du saut de la foi, ne laisse jamais entrevoir une solution quelconque à l’énigme de l’existence, Laye pousse les limites de ce suicide de la raison au-delà des paradoxes kierkegaardiens, en faisant intervenir directement la rédemption comme solution finale. Alors que les pathos tragiques et même l’imminence d’un échec accompagnent toujours les héros des contes de Kierkegaard, tels que ses chevaliers de la foi, à l’exemple d’Abraham en train de sacrifier son fils, et là où Kafka, l’inspirateur direct de Laye, ne laisse voir le salut pour ses héros que comme une possibilité inaccessible, Laye à la fin de son récit, résout toutes les énigmes et fait régner la béatitude divine sur le monde. Aussi, dans Le Regard du roi, les pathos, les ambiguïtés, les paradoxes, les doutes qui confèrent aux œuvres de Soren Kierkegaard et de Franz Kafka leur éternelle grandeur tragique, sont-ils dissous dans l’euphorie mystique d’un roi amenant la rédemption sur terre. On voit bien qu’il n’est pas facile d’établir un lien entre cette philosophie existentielle religieuse et la vision ésotérique du monde de Laye Camara. C’est que sous le couvert des problèmes de civilisation qui se posent à l’Afrique dans le monde moderne, l’auteur reprend et tente de résoudre, dans une perspective conforme à ses convictions religieuses, le problème de l’homme et de la foi. C’est dans ce sens qu’il faut aborder l’examen du comportement de Clarence, le héros de l’œuvre. En fait, au niveau de la progression idéologique, Le Regard du roi apparaît comme une réponse au conflit entre la tradition et le modernisme qui domine tout l’univers de L’Enfant noir. En témoigne la symbolique très significative des personnages, tels que le mendiant, les jumeaux Nagoa et Noaga, Dioki la vieille sorcière et Samba Baloum Diallo le forgeron et l’eunuque du roi qui se chargent d’initier Clarence aux valeurs culturelles et religieuses africaines. Les étapes initiatiques sont elles-mêmes des expressions authentiques de ces traditions africaines auxquelles l’auteur est resté farouchement attaché durant toute sa vie. En faisant fi donc de l’idéologie chrétienne officielle foncièrement opposée au paganisme et au polythéisme, Laye a mis ensemble dans le même moule existentiel religieux des croyances africaines, qu’incarnent le roi et un christianisme, nous l’avons déjà dit, qui va au-delà de l’église, qu’il a emprunté à Kierkegaard. Clarence est le symbole de cette symbiose religieuse, de cette conciliation entre le rationnel et l’irrationnel. L’expérience du réalisme magique ou historique de la colonisation a élargi et rendu plus pratique, semble-t-il, la perception que le romancier peut avoir d’une renaissance culturelle de l’Afrique moderne. L’art pour Laye sert donc à exprimer la mission spirituelle ou divine de l’homme. 48

1.8. Conclusion La perspective spirituelle, philosophico-littéraire de Le Regard du roi a permis de saisir l’écriture de Laye Camara comme une forme d’expériences existentielles ou idéologiques vécues et transposées dans le langage. Elle nous a permis aussi et surtout d’appréhender le romancier comme un penseur ayant des idées originales et une certaine vision du monde à exprimer et à mettre en valeur. Et comme l’œuvre est tout enracinée dans une réalité existentielle particulière, celle de l’Afrique, nous la considérons comme un point de vue sur une certaine perception ou conception de cette réalité. Cette conception qui est téléologique, provient sans aucun doute de sa pensée théologique. Elle s’inscrit dans l’idéalisme mystique de type kierkegaardien. Son point de départ est la croyance à une signification théologique de l’existence et à la possibilité pour l’homme d’accéder à la félicité éternelle dans l’au-delà. A l’instar de Kierkegaard, chez Laye, cette possibilité de Salut n’est cependant acquise qu’au terme d’un pèlerinage spirituel. L’homme est donc présenté comme un pèlerin qui, dans la souffrance, l’angoisse, la foi et l’espoir, peut obtenir la grâce divine. Le roman se veut une illustration romanesque de cette métaphysique de salut humain. Du point de vue de la pensée philosophique, une telle vision se présente comme une trahison de la raison. En fait, la solution que propose Laye au paradoxe de l’existence relève non d’une pensée, mais d’une abdication de la pensée. Son saut mystique appartient à tout idéalisme mystique qui, effrayé par l’innocence du devenir et le flux absurde des choses, veut, d’un seul bord, résoudre l’énigme de l’existence. Comme Nietzsche l’a très bien vu, c’est un tel bond, inspiré d’une lassitude intellectuelle qui est à l’origine des religions et des systèmes métaphysiques : « La lassitude qui veut d’un seul bond, d’un bond mortel, atteindre son terme, cette pauvre lassitude ignorante qui ne plus vouloir, c’est elle qui a crée tous les dieux et tous les outre-monde.s »53

Néanmoins, même si on peut regretter un tel suicide de la part de Laye, on ne peut pas ne pas, en même temps, se laisser emporter par l’ivresse lyrique de son raisonnement mystique. On a compris que tout comme Kierkegaard, chez lui, la religion est l’expression d’une manière de vivre la foi. C’est dans cette démarche idéologique qu’il faut situer la fusion intime de leur vision théocentrique. Tous les deux écrivains ne conçoivent pas une existence humaine qui n’inclurait pas le sens du divin. L’homme n’est-il pas un « voyageur sur terre » ? « Songeons,[ confesse Camara Laye], à une vie que la mort achèverait, songeons à l’immense duperie où nous aurions vécu, où nous nous serions agités ! Pour moi, je vois le moindre visible brusquement céder… je vois l’invisible surgir…Je vois

53

Nietzsche, Ainsi parla Zarathousta, Paris, Gallimard, 1970, p. 89.

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l’inexplicable reprendre sa place qui est souveraine. Je comprends qu’il y a Dieu. »54

Clarence est en effet un homme ordinaire, celui qui, pour réaliser son équilibre interne et avoir droit au salut, est obligé de se rallier à une croyance monothéiste. Il faut dire à la suite de Jacques Chevrier que : « (…) l’auteur du « Regard du roi » atteint à la création d’une véritable mythologie – ce qui est proprement la mission de l’écrivain – et qu’il s’inscrit en bonne place dans la lignée jadis inaugurée par John Bunyan, l’auteur du « Pilgrim’s Progress » : celle des chercheurs de l’absolu. »55

Dans Le Regard du roi, il semble surtout que l’écrivain guinéen a voulu réagir contre l’attitude de mépris du colonisateur qui avait culpabilisé les Africains, les accusant d’être des païens, des obscurantistes, en mettant en scène un Européen qui vient en Afrique, pour être initié à toutes les composantes de l’imaginaire des peuples noirs, véritable « source de Simal » de la globalisation. Les Africains sont des humanistes et l’Europe se reconnaissait ainsi dans leur démarche. Il y avait désormais une véritable convergence de sensibilités et d’esthétiques. Dans cette perspective, l’enthousiasme de Laye ne provient-il pas de sa conception d’une philosophie globale de la vie, de l’idée que le romancier se fait de l’homme et de son devenir dans le contexte de la mondialisation ?

54

Cité par Jacques Chevrier : « Un écrivain fondateur, Camara Laye » Notre Librairie : la littérature guinéenne, Op. Cit, p. 73. 55 Cité par Jacques Chevrier : « Un écrivain fondateur, Camara Laye », Notre Librairie : la littérature guinéenne, Op. cit., p. 73.

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CHAPITRE II La représentation du drame sociopolitique comme un melting-pot de la forme : Le récit du Cirque… de la Vallée des Morts (Alioum Fantouré)

« Dans les Afriques de la postcolonie, l’œuvre littéraire, surtout celle des écrivains confrontés aux réalités de l’ailleurs européen pour cause de migration, fonctionne comme la mémoire d’un chaos extérieur et intérieur, et met en mouvement un mécanisme de représentation, une scénographie du réel qui n’incite pas à remanier le désordre, mais à le simuler, du moins scripturairement, en vue de créer une « intertextualité » plus ou moins consciente entre le réel et le fictionnel. » (Sélom Komlan Gbanou)

2.1. Introduction Ce deuxième chapitre est consacré à l’examen du deuxième roman d’Alioum Fantouré, Le Récit du Cirque… de la Vallée des Morts56 publié en 1975. L’intérêt majeur de ce roman dans le cadre de cette étude est d’avoir été publié à une période importante pour les littératures africaines en langue française, période à laquelle cet ensemble littéraire se problématise. Avec la constitution à la fin des années 1970 du système des littératures africaines francophones, la critique et le lectorat l’identifient alors comme un ensemble plus ou moins homogène ayant ses agents propres, des auteurs emblématiques, des thèmes connus et des problématiques spécifiques qui font l’objet de débats récurrents. Une des préoccupations essentielles au cœur de ce système est la problématique de l’identité culturelle de ces littératures. La critique parle en effet couramment de cette période comme un moment de l’« africanisation » des littératures. Cette appellation désigne non seulement l’engagement des récits dans les débats politiques et sociaux des sociétés africaines postcoloniales mais aussi la recherche de nouvelles formes d’écriture à même 56

Alioum Fantouré, Le Récit du Cirque, Paris, Buchet/Chastel, 1975.

d’exprimer un certain degré d’affranchissement des littératures africaines francophones. Cette préoccupation artistique se trouve au centre du récit de Fantouré où l’Occident rencontre l’Afrique, où oralité et écriture, théâtre, cinéma, poésie, histoire et surréalisme se retrouvent dans un « melting-pot » textuel éloquent. Il convient d’examiner dans ce chapitre comment cette problématique se traduit dans la structure de l’œuvre "axée sur l'accueil du multiple, voire du cosmopolite (2)". C’est une écriture conçue pour faire davantage voir un monde scandaleux et non pour refléter une violence du monde. Elle entre en contact violent avec le monde et de ce fait, s'érige en "une littérature de la cruauté" pour reprendre l'heureuse expression de Xavier Garnier. C’est une nouvelle forme littéraire qui agresse le lecteur, d'autant que l'écrivain prend la dictature et lui donne une forme dans son récit. Le Récit du Cirque présente ainsi une stratégie de concassage portée à un degré exceptionnel, répondant de façon heureuse aux exigences formelles de cette catégorie romanesque.

2.2. Dramaturgie d’un monde chaotique Dans Le Récit du Cirque, Fantouré adopte une technique formelle sophistiquée. L’écriture prend à son compte la pluralité informe des évènements pour créer sa propre forme avec des fragments condensés et pour annoncer, en quelque sorte, le temps des questions et des incertitudes, fait d’espoir et d’angoisse face à l’avenir d’une Afrique mal partie57 pour reprendre le titre évocateur et prophétique du livre d’André Dumont. Pour Eric Hoppenot : « Le temps de l’écriture fragmentaire est donc d’abord celui de la parole anonyme, de la rumeur et du bruissement, parole de tous, pour tous, uni dans ce que Blanchot nommera plus tard « La communauté inavouable », autrement dit de ceux qui n’ont rien à partager si ce n’est la proximité du prochain mourant58. »

Un tel projet crée un effet de répétition-variation qui réitère un plaisir de distorsion reflétant le désordre sociopolitique à l’œuvre dans le récit. De même, qu’il réactive les convulsions intérieures de l’écrivain face au drame sociopolitique dont le romanesque veut reconstituer les différents niveaux à travers l’effet cinématographique59 de la succession des séquences narratives. Le texte adopte le ton d’un « roman-théâtre » subdivisé en « sept chapelets » ou scènes de coulisse, représentation, voix off, effets scéniques, réactions du public, effets de théâtre dans le théâtre, textes déroulant sur un écran géant et 57

Cf-André Dumont, L’Afrique Noire est mal partie, Paris. Eric Hoppenot, « Maurice Blanchot et l’écriture fragmentaire : le temps de l’absence », dans Ricard Ripoli (dir.), l’écriture fragmentaire, ouvr. cité, p. 51. 59 Cf-Seymour Chatman, The rethoric of narrartion in fiction and film, Ithaca and Londres, Corlell University Press, 1978,pp. 96-107. 58

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plages de silence transcrites par de nombreux points de suspension s’entrelacent dans un récit sclérosé, violemment fragmenté par une superposition graphique saccadée de majuscules et de minuscules. C’est un roman du « melting pot » typographique et évènementiel dont les artifices se retrouveront tout le long du récit construit thématiquement autour de la dramaturgie du pouvoir politique, dans un contexte de despotisme, et esthétiquement dans un dédoublement de la forme fragmentaire. Dans son texte, le romancier propose par le biais d’une écriture déconcertée et déconcertante, la désintégration des valeurs dans une société à réinventer, pardelà toutes les normes d’une mise en scène ratée du pouvoir politique60 dans une Afrique à la fois réelle et fictive ou : « (…) naît doucement rapidement sûrement cyniquement férocement cruellement négativement LE CIRQUE… DE LA VALLEE DES MORTS 61»

Il faut d’abord s’intéresser à la mise en scène dans le texte du monde despotique à travers le théâtre et des scènes filmiques. La forme que l’écriture donne à l’ensemble du texte marque le désir manifeste de l’auteur de faire représenter la condition humaine telle qu’elle émerge, circonscrite par les évènements sociopolitiques de la Guinée et de l’Afrique. Cette forme d’écriture s’exprime par un double aspect. Le premier est la division du texte en plusieurs récits au sens théâtral du terme. Chaque passage peut donner lieu à une réflexion sur sa représentation possible comme une pièce de théâtre. Mais dans le dernier aspect, on apprend que le spectacle sur lequel s’ouvre le roman ne repose sur aucun autre évènement le précédent, sur aucun préalable. Ce récit, pourtant, ne s’oppose pas à une première partie qui s’est déjà déroulée, mais plutôt, en est la suite logique. De plus, à la suite du premier roman : Le Cercle des Tropiques, il reprend les thèmes majeurs de ce dernier en introduisant de nouveau le lecteur /spectateur dans les affres d’un pouvoir totalitaire parvenu à l’apogée de la puissance et de l’horreur. A la faveur de ces observations se précise dans le texte une conception « engagée » dans le cadre du théâtre négro-africain tel qu’il a été déjà spécifié d’abord par

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Cf-Georges Balandier, Le pouvoir sur scène, Paris, Balland, 1980. Dans cet essai, l’auteur compare le pouvoir politique à un jeu théâtral impliquant des metteurs en scène et des acteurs. 61 Mohamed-Alioum Fantouré, Le Récit du Cirque…, Paris, Buchet/Chastel, 1975. Nous nous référons à la première édition.

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Aimé Césaire puis, par Charles Nokan dans l’avant-propos à sa pièce : Les malheurs de Tchaka62. Mais la théâtralité, selon le mot de Barthes c’est : « le théâtre moins le texte »63. La seule réalité qu’il faut appréhender dans le texte de Fantouré est le moment de sa mise en scène et de sa représentation minutieusement préparée par l’auteur, Saïbel, les acteurs, le régisseur et les décorateurs. Il est évident que cette conception du théâtre est celle du théâtre professionnel. Or, dès le début, le spectacle est brusquement interrompu par l’irruption sur la scène d’un individu qui met en cause cette conception du théâtre de Saïbel-Ti. Ce dernier souscrit alors à un spectacle dont la représentation est accompagnée de la projection de diapositives « prises sur le vif, à travers le monde » et commentées par l’inconnu. Or, au milieu d’une déclamation, ce dernier s’écroule sur la scène, tué net par un spectateur qui, de la salle, a tiré pour réduire l’homme au silence. A partir de cet instant, c’est tout le projet de Saïbel-Ti de représenter la réalité qui se trouve compromis. La complicité et la lâcheté du public qui refuse de dénoncer l’assassin malgré l’intervention de Saïbel-Ti, amène chez celui-ci une prise de conscience de la prétention de son programme de dramaturge. Cette prise de conscience pose d’une façon particulièrement urgente le rapport entre le texte et son contexte. Il s’opère en effet une rupture entre le contexte scénique structuré « parlant » et le contexte référentiel (le monde de la vie). La double illusion sur laquelle repose le théâtre consiste à montrer l’usage inutile sur la scène d’équipements modernes et complexes pour représenter la réalité, alors qu’il suffit pour appréhender celle-ci d’écouter le témoignage vécu des hommes. Dans cet ordre d’idées, l’introduction de la photographie et son opposition à l’expression théâtrale indique que le théâtre escamote les problèmes réels de la vie alors que les images contribuent à les rendre plus vrais, plus actuels. Cette fonction des images prend toute sa signification surtout quand il s’agit de représenter la condition humaine. C’est cette incapacité du théâtre traditionnel à représenter la réalité que Blanchot critique. Pour lui, ce genre de théâtre fausse les rapports entre acteurs et spectateurs64. J. F. Lyotard dans son analyse critique de la théâtralité met en cause cette forme de théâtre qui repose sur des notions représentation/signe65. Pour Lyotard, le théâtre est d’abord et avant tout un dispositif « énergétique » dont le but est de capter les intensités pour les maintenir ou pour les transformer en produisant des effets. Or, dans le cas qui nous préoccupe, il est apparu tout de suite, que ce « dispositif énergétique » peut être coupé du reste du monde ; car on a constaté, et avec nous Saïbel-Ti, que la 62

Charles Nokan, Violent était le vent, Op. cit., p. 31. Roland Barthes « le théâtre de Baudelaire, in Essais critiques, Paris, Le Seuil, 1964, p. 41. 64 Blanchot M, L’entretien infini, Op. cit., p. 528. 65 Lyotard J.F, « la dent, la pomme » in des dispositifs pulsionnels, Paris, Liège, coll. 10/18, 1973, p. 100. 63

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violence du monde extérieur est aussi omniprésente dans le théâtre sous l’aspect captieux de l’indifférence qui, dès qu’elle est menacée dans ses habitudes, dérange et tue. Dès lors, Saïbel-Ti doit concevoir pour la suite du spectacle, une nouvelle stratégie à partir de cet événement alarmant qui en sera le point de départ. Cette fois, il s’agit de trouver une autre façon de représenter l’existence tragique de l’être humain dans un monde plongé dans la violenceindifférence sans tenir compte de la double éventualité de la temporalité et de l’espace à laquelle tenait toute une tradition romanesque depuis le XIXème siècle. Pour échapper à l’emprise du théâtre conventionnel, le rôle de SaîbelTi, désormais, n’est pas de concevoir un texte et de le faire jouer ensuite sur la scène théâtrale mais d’inviter les hommes à dire ce qu’ils sont, ce qu’ils ont vu, ce qu’ils ont vécu, en somme d’être des animateurs. Le but étant de débusquer et de détruire l’indifférence. Pour ce faire, l’utilisation de divers procédés employés par le romancier-dramaturge va consister à traquer et à combattre désormais l’indifférence.

2.3. Des procédés esthétiques transgressifs Le texte de Fantouré s’inscrit effectivement dans le cadre d’une écriture dont les procédés esthétiques transgressifs interviennent dans les catégories de dislocation : « Zenütung ». Dans ce bric-à-brac de procédés narratifs, il faut distinguer d’une part le discours du narrateur relativement plat, fait de proses lorsqu’il commente ce qu’il voit et parfois poésies par mimétisme quand il retranscrit les textes poétiques qu’il entend, et d’autre part, les types de discours de l’univers fictionnel constitués par la prose théâtrale, le cinéma, la photographie et le conte traditionnel. Ce mélange des genres différents charge l’écriture de descriptions assez atroces et de violence. Cela viendrait alors de la réalité, Saïbel-Ti et ses acteurs ne faisant que rendre compte des évènements dramatiques du monde moderne66. Dans ce contexte, chez Saïbel-Ti, on peut, peut-être, dénoter des allusions à une vérité historique, car le texte du début à la fin véhicule des mots à caractère politique, de révolte, de colère etc. C’est cette écriture de la théâtralité qui rend compte de la représentation donnée à un public qui, après son silence devant l’assassinat de l’inconnu, est enfermé dans la salle de spectacle qui devient une prison. À ce public complice, Saïbel-Ti veut montrer les abus et la violence gratuite auxquels sont soumis l’individu et le peuple de la part de régimes despotiques et tortionnaires. Le point de départ du spectacle se fait à partir d’une réalité première, à savoir la représentation par un acteur du « Rhinocéros-Tâcheté », mythe du pouvoir brutal. Parmi les moyens employés pour concentrer l’attention du spectateur sur ce tyran, on retiendra d’abord le recours au monologue, procédé emprunté au « nouveau roman ». Dès 66

Adorno T.W, Théorie esthétique, Paris, P.U.F, 1977, p. 41.

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l’ouverture de la première scène, les effets du culte néfaste de ce tyran, on retiendra d’abord le recours au monologue, procédé emprunté au « nouveau roman », La subjectivité et ce qu’il convient d’appeler la durée immédiate sont les dimensions fondamentales de ce passage. De fait dans tout le monologue du tyran, la subjectivité s’étale, le monde étant vu par un seul être et s’exprimant uniquement par lui. Pourtant il faut ajouter qu’il ne joue jamais franchement. On dirait que Saïbel-Ti a voulu laisser planer l’incertitude sur la réalité du « Moi » qui parle, qu’il a voulu atténuer la portée des désirs du personnage pour que celui-ci garde un semblant d’objectivité. Le passage de « moi » à « je » désigne un être qui, à la fois, tient du tyran et de l’ambitieux. Pour ce qui est de la durée immédiate, elle requiert la présence à l’instant et instantanéité du présent. En ce sens, le despote sous le « Moi » relate avec le participe présent l’idée de continuité, de permanence depuis longtemps, maintenant et dans l’avenir. Ce présent est abstrait, comme mort, échappant au temps. En est-il réellement encore un ? A ce sujet, l’écriture avec son déploiement, son rythme, son semi-désordre, est très révélatrice. Comme dans la Route des Flandres de Claude Simon, la reconnaissance se fait à tâtons. Le phénomène qu’est le despotisme s’articule alors comme une conscience. Ses mots, ses intentions semblent donner une exacte mesure de la situation du moment à partir de laquelle l’écriture donne le branle au moyen de sensations et d’impressions pour opérer, en mettant en mouvement des visions inquiétantes de l’avenir comme le précise ici Jacques Dubois : « (Les) sensations et impressions ont moins d’importance (en elles-mêmes) que parce qu’elles forment des supports nécessaires au mécanisme mental, parce qu’(elles) sont pour la marche de l’esprit des fondements qui exigent d’être précisément posés. « Avoir visuellement conscience » (…) : le point de départ, le point d’appui était là »67.

De la sorte, le faire scénique des acteurs renforcé par les images filmiques ouvre chez le spectateur une réflexion sur le pouvoir totalitaire. Cette façon de représenter la réalité telle quelle, de montrer la vérité à partir d’images vraies est, d’après Claude Pegy, le metteur en scène de la pièce C’est beau de Nathalie Sarraute, la meilleure façon de montrer le drame en surface.68 C’est dans la même perspective que nous sont présentés les effets dévastateurs du « culte Rhinocéros-Tâcheté » sur tout le pays et ses habitants. Les images apparaissent, ici, comme des éléments descriptifs et de ce fait participent à la critique sociale. Ce dispositif fonctionne ainsi en prise directe sur la réalité. Mais, c’est surtout l’hyper naturalisme du discours qui rend les images plus 67

J. Dubois « Avatars du monologue intérieur dans le nouveau roman » in La Revue des lettres modernes, no 94-99, 1964, pp. 26-27. 68 Claude Pegy., « Nathalie Sarraute : un théâtre d’action : c’est beau : théâtre de la violencedivagations de mise en scène cahiers Renaud-Barrault, no 89, 1975, p. 89.

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vivantes, plus captivantes, plus crédibles. La voix apparaît ainsi comme la prise en charge signifiante du langage dans le texte et dans le lieu scénique ; elle est le signifiant privilégié du spectacle. Tout comme dans l’écriture, ce que Blanchot appelle « la voix narrative » vient altérer la voix personnelle (Celle de l’acteur) : « Voix de l’autre, voix de la « différence-indifférence » « (…) spectacle fantomatique »69. Dans la scène qui a lieu dans la cabine d’un avion, espace hermétiquement fermé, générateur d’angoisse où se préparent les délations et les éliminations, l’altération des voix très visible donne à la représentation son opacité, fait prendre conscience du langage comme présence, dispositif du drame. Le chevauchement des pronoms personnels, qui donne en principe à ce dialogue une apparence normale, dévoile en réalité l’irréductible étrangeté de l’écriture qui projette le lecteur/spectateur de l’autre côté : toute la dramaturgie existentielle découle de ce qu’on peut appeler ici le miroir, pour parler comme Nathalie Sarraute, le dedans/dehors : « véritable gant retourné ». Dans Indien Song, Marguerite Duras nous fournit des exemples de cette écriture, à la fois texte, théâtre et film, ainsi qu’elle s’annonce elle-même. Ce moyen permet, dit Duras, « de faire basculer le récit dans l’oubli pour le laisser à la disposition d’autres mémoires que celle de l’auteur ».70 Comment s’effectue ce travail dans notre texte ? Quelles sont ses conséquences sur l’action des personnages ?

2.4. Du refus de la textualité au récit métalinguistique Si tout le texte de Saïbel-Ti est surdéterminé par le paraître, il est aussi marqué par ce qu’on pourrait définir comme quête « épiphanique » de l’être. Cette quête se déplace de la perspective existentielle vers une perspective métalinguistique. Dans ce récit métalinguistique se manifeste une sorte de mise en circulation méta narrative des différentes valeurs. Celles-ci sont déplacées vers la réflexion de la mimésis assurée non seulement par les personnages/acteurs engagés dans le désir de faire représenter leur vie telle qu’elle émerge circonscrite par les effets du pouvoir, mais encore, par un déplacement continue vers la conscience centrale de l’auteur qui organise « in absenta » le croisement des récits pour les situer dans une perspective de choc. D’où par la suite, cette cacophonie de récits semblables, quasi cathartiques, un va-et-vient du réel et du théâtral, assurée et proférée par des acteurs avec l’appui d’images filmiques ou photographiques. De multiples voix mêlent l’histoire qu’elles se remémorent à leur propre histoire, pour dévoiler ou démonter les mécanismes du pouvoir totalitaire. Les différents éléments sont distingués par des niveaux sonores différents tels qu’ils apparaissent dans le 69

Maurice Blanchot, L’entretien infini, Paris, Petit bibliothèque Payot, 1977, p. 566. Marguerite Duras, Indian Song, Paris, Petit bibliothèque Payot, 1974, p. 10.

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récit que fait de son arrestation et de sa captivité une ancienne victime de Fahati représentant le « Culte Rhinocéros-Tâcheté ». Il en est de même dans l’épisode hallucinant de la photo racontant sa propre histoire, mettant en exergue l’opposition entre le théâtre et les moyens d’information visuelle déjà signalés. Dans ce récit, ce qui est énoncé par le personnage relève d’une aliénation de l’acte d’énonciation de la part de Saïbel-Ti l’auteur. Son refus de la textualisation laisse entrevoir des failles permettant les commentaires auxquels a recours le personnage fixé dans ce qu’on peut définir comme le trauma du vécu. Cédant la parole aux personnages, Saïbel-Ti, du même coup prend en charge le problème de la personne dans son asservissement au vécu émotionnel,d’où, dans la suite de multiples séquences qui mettent en scène le procès du pouvoir despotique. Le choc des points de vue, les discours insistants des victimes du système, la fuite en quelque sorte dans le « Pirandellisme » assure la démultiplication des formes de la provocation se jouant à plusieurs niveaux. Dans ce processus la fonctionnalité fondamentale du texte se fonde sur plusieurs syntagmes narratifs qui font apparaître, et de façon claire, chaque récit psychologique comme une dialectique ininterrompue de jugements et d’anti-jugements auxquels la synthèse scénique ne peut s’adjoindre. Aussi, la voix se veut-elle un renvoi effectif à la mise en représentation des effets néfastes du pouvoir personnel. Le texte considéré comme récit qui rompt avec la norme : « Normbre Chende » « Jauss » acquiert la fonction d’un scénario phénoménologique qui laisse entrevoir la brisure de la représentation du spectacle branchée sur la vérité et sur la vraisemblance. Chaque personnage figure en quelque sorte le parcours de la représentation, tel qu’elle se brise pour devenir ce que J. Derrida appelle le « phénomène du labyrinthe ». C’est dans ce processus que se situe la séquence qui relate l’arrestation des habitants du pays auxquels n’est même pas accordé le statut de morts mais seulement celui de « disparus ». A cette séquence, il faut ajouter aux pages 87 et 88 du roman, les différentes versions de la mort de Vice-I-Mille et celle où on réfléchit à la meilleure façon de combler le « chaînon manquant » de l’épisode des animaux. Signalons que l’impression qu’on a ici d’une forme de la provocation est renforcée par la typographie. Dans toutes les séquences citées comme exemples, s’affiche l’importance particulière accordée à l’expression cinématographique faite d’un mélange de sous-titres, d’images et de sons : parole et surtout musique. Dans l’épisode des animaux par exemple, on peut constater que tous les procédés d’expressions cités prennent place et se déroulent dans un décor fortement coloré ou se modifient selon la vision des rapports d’intensité lumineuse, de surimpressions. Ces procédés oratoires permettent à Saïbel-Ti de fixer l’attention, choisir et orienter la vision et l’intérêt du spectateur sans pour autant modifier la réalité. Le spectateur est surtout sensibilisé aux problèmes 58

réels au moyen de montages en antithèses, de l’alternance des segments narratifs ou des gros plans, les « travelling-avant » qui ont pour fonction de violenter le public agressé par la présentation de services parfois insoutenables. Les images colorées du passage, avec ses éléments naturels que nous appellerons les images poétiques, ont pour résultat de transformer la réalité, de susciter en somme une vision inédite du monde. Cette confrontation dans le théâtre entre le cinéma et la réalité, Brecht l’explique de la façon suivante : « Le cinéma présentant la réalité d’une manière on ne peut plus abstraite, il se prête à des confrontations avec cette réalité. (…) Mais il joue alors un rôle absolument révolutionnaire : phénomène spirituel, il fait surgir la réalité, cette bonne divinité de la révolution, dans toute sa nudité »71. S’agissant de la musique, elle se manifeste dans notre texte, pour paraphraser Brecht, comme un « gestus » de soutien de la lutte contre le système totalitaire. Du point de vue de l’esthétique théâtrale, nous dit encore Brecht, la musique de scène est un « gestus » qui signifie une particulière importance dans le théâtre épique72. Mais, ces codes que nous appellerons « scéniques » sont soutenus d’abord par le langage. Nous sommes avant tout dans le cadre d’une situation de communication, c’est-à-dire que le langage est surtout destiné à produire un effet sur un public/lecteur. Puisque, pour parler comme Marguerite Duras, c’est par le jeu des voix narratives, de leur tessure, de leurs cassures que prend place la « voix de lecture intérieure »73. Lecture à haute voix dans l’écriture que Barthes, dans Le Plaisir du Texte, définit comme « l’écriture à haute voix »74. Or dans notre texte, le champ dans lequel ce langage travaille est à la fois celui d’une réalité absolue, littérale de ce qui est montré sur la scène et d’une puissance de distorsion qui agit sur elle. C’est ce travail et la transformation visible qui en résulte qu’explore Saïbel-Ti : montrer à travers les différents tableaux imaginés mais, non statiques, les failles de ce qui semble constituer l’équilibre effrayant institué par le pouvoir. L’irruption possible de la conscience chez les responsables chargés d’exécuter les besognes ignominieuses du pouvoir constitue pour ce dernier un échec lamentable, car si la conscience n’a aucune emprise sur les conséquences tragiques de la force aveugle, ni sur celui qui a été son fidèle exécutant, elle tue contre toute attente du pouvoir. Le récit à partir de cette séquence présente son caractère psychanalytique. La représentation délirante qui s’ensuit donne à l’œuvre un nouveau départ. Dans cet ordre d’idées, le texte/spectacle est pris en charge par Afrikou qui apparaît telle la conscience hypostasiée de l’intention de la conscience de Saïbel-Ti, l’auteur et le metteur en scène. C’est par 71

Bertolt Brecht, Écrits sur le théâtre, Paris, L’Arche, (Ed. Nouvelles complétées, 1972, pp. 278-279. 72 BRECHT (B.), Ibid., p. 455. 73 Marguerite Duras, Indian Song, Op. cit., p. 58. 74 BARTHES (R.) Le plaisir du texte, Paris, Le Seuil, 1974, p. 105.

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l’intermédiaire de ce personnage symbolique, resté toujours fidèle à sa terre et à son peuple, que l’idéologie de l’écrivain se forme contre l’idéologie dominante de la bourgeoisie africaine comprise comme mimésis non perturbée, comme verbalité, en somme comme artifice inhérent à toute représentation. Le signe distinctif de cette idéologie de la révolte ou d’une nouvelle théâtralité possible est chez Fantouré, la persistance apparemment volontaire dans le délire. C’est en tant que double personnage qu’Afrikou se charge de la suite du spectacle. Ce personnage symbolique, pour qui l’histoire du continent n’a pas de secret, sait pertinemment que le culte Rhinocéros-Tâcheté n’est qu’une mystification, une fable qui sert de tremplin au pouvoir pour se légitimer et se renforcer en faisant appel au mythe traditionnel. Aussi, le premier élément structurel du nouveau texte est-il chargé d’ironie. La force du despotisme, reconnaît Afrikou lui-même, ne réside pas dans une quelconque puissance inhérente au mythe, mais plutôt il est le fait « … d’un petit groupe d’hommes sans scrupules (qui) s’en est emparé pour en faire un moyen d’aliénation du peuple » (p. 72). Par la suite, par le fait de ce personnage, on assiste à la mise en place de tout un système d’opérateurs de négativité. Toute cette stratégie vise à faire voir le « creux », le vide qu’est le « culte Rhinocéros-Tâcheté », qu’il est alors inutile de représenter sur une scène de théâtre comme l’avait préconisé tout au début Saïbel-Ti. Pourtant, la suite de l’action montre qu’Afrikou n’ignore pas que le théâtre travaille simultanément à promouvoir l’illusion et à la dénoncer. Autrement dit, que l’obstacle à surmonter entre autres est celui-ci : la dichotomie fiction/réalité. Mais, comment au moyen du théâtre, peut-on amener le public à une conscience de l’illusion, à ce que Freud a baptisé la « Verneinung » ? Dans un article sur le théâtre, Ross Chambers citant Freud définit ce mot en tant que : « Participation à l’illusion doublée d’une conscience de l’illusion, la verneinung règne donc typiquement dans la rêverie éveillée ; et l’hallucination ou adhésion non distancée au fantasme, peut donc s’analyser comme résultat d’un défaut de Verneinung »75. Cette théorie fondamentalement basée sur le parallélisme que présente « l’autre scène » de l’imaginaire avec le phénomène théâtral a été beaucoup améliorée par la suite par d’autres critiques. Mais d’un point de vue général, en renversant la direction de leur comparaison du théâtre et de l’imaginaire, il serait comme un des modèles possibles du théâtre, puisque l’idée que tout théâtre est psychodramatique est très répandue ; en ce sens, l’idée que ce qui se passe au théâtre se passe métaphoriquement dans la tête du spectateur. On comprend que la fonction sociale du théâtre est un fait déjà établi. Quel est son objectif dans notre texte ? Il semble ici encore que sur le plan de la théâtralité, la notion de modèles est à considérer. En se fondant 75

Chambers (R.), « le masque et le miroir vers une théorie relationnelle du théâtre ». in Études littéraires, no 3., vol. 13 déc. 1980, p. 408.

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sur les réflexions de Roger Caillois sur la « mimicry » correspondant ici à la distance76, dans le texte, il est question du dosage des deux manifestations, le système et ses intolérances sur lesquels Afrikou cherche à bâtir sa stratégie. Celle-ci étant définie, l’action va dès lors se cristalliser autour de Fahati, représentant zélé du pouvoir et seul responsable, en suivant deux axes narratifs parallèles. Le premier suit le voyage d’Afrikou qui entraîne Fahati dans la vallée des morts, véritable enfer et lieu hanté par des revenants, victimes du système, pour y soumettre Fahati au châtiment suprême. Le dernier a recours au conte pour expliquer l’origine du « Rhinocéros-Tâcheté » et le combat épique que lui livre la communauté entière - animaux et êtres humains réunis – pour le détruire. Dans la projection symbolique du voyage, véritable descente dans les enfers, le réalisme des images, c’est-à-dire la reproduction de la réalité et sa transposition sont d’une puissance qui agit physiquement sur le spectateur, au sens où changer la température d’une pièce agit sur les gens qui s’y trouvent. Il y a également une exploration intensive du langage. De sorte que le lecteur/spectateur se trouve soumis à différents niveaux de témoignages à travers un travail du langage en prise directe sur sa condition existentielle. Les discours des personnages, Afrikou et la Mort, ne sont plus récits mais plutôt la traversée d’expériences diverses mais, toutes sont en rapport étroit avec la condition humaine : intolérance, mystification, mort, etc. Le dispositif s’appuie sur ces brisures narratives et sur la transformation de la psychologie en discours « para-logique » et délirant. Ces tableaux successifs qui semblent ne pas avoir de lien logique entre eux introduisent la « distanciation », autrement dit le « V-EFFEK » ou l’effet d’étrangeté de Brecht que Régis Durand définit comme « Tout ce qui nous éloigne du babil, de l’échange de réplique, tout ce qui réintroduit la distance, le silence, la fragmentation accomplit la démarche de l’écriture même : défaire la parole aliénée, celle qui repose sur la croyance à l’unité [d’un sujet, d’un Dieu] ; tendre au contraire vers la libération de la « force aléatoire d’absence »77. Dans l’épisode des animaux, ce procédé est utilisé pour mettre l’accent sur la lutte de libération. Dans cette scène, la migration des corps des acteurs qui habitent ou quittent à loisir les « personnages » qu’ils jouent selon les besoins de la signifiance, permet au public de participer à la représentation et de choisir lui-même la suite de l’action. Cette participation est le signe que le public a compris la portée exacte des fatalités qui pèsent sur les personnages. Et se retournant vers soi, il doit être à même de comprendre le sens du mauvais sort qu’il subit à son tour. Ce sort n’est ni divin, ni métaphysique. Il est social et historique : « Pour cela, il faut que jouent la distance, l’éloignement le [ Verfrendung] : distance de l’auteur vis-à-vis de la réalité dont il extrait son œuvre, distance de l’acteur 76

Caillois (R.), les jeux et les pommes, Paris, Gallimard., 1958. Durand (R.) « La voix et le dispositif théâtral », in Études littéraires, no 3, Vol. 13, 1980, p. 390.

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vis-à-vis du personnage qu’il représente, distance du public vis-à-vis du spectacle »78. Pour empêcher le public d’être envoûté, emporté par la représentation filmique du conte relatant l’origine du Rhinocéros-Tâcheté, symbole du pouvoir despotique, Saïbel-Ti, par les effets de la distanciation, lui indique qu’il ne s’agit pas d’une réalité. Cette technique démystifie et démythifie tout ce qui peut aliéner le public/peuple. C’est cette liberté épique qui doit le pousser à la réflexion, qui doit l’amener à agir sur l’histoire, afin de prendre en mains son destin. Une certaine typographie du texte provoque la réaction du lecteur/spectateur, souligne ce que doit être le devoir sacré de l’homme épris de justice et de liberté. Néanmoins les points de suspension et le verbe « se fige » marquent la perplexité et une certaine retenue dans la portée finale du message. De sujet de l’action, l’homme devient l’objet du théâtre : image du peuple qui doit participer lui-même à sa propre histoire pour la construire. Dans cette perspective, la lutte de libération du pays et du continent n’atteint son objectif que par la mort de Fahati au terme de son voyage, qui, allégoriquement, apparaît comme le témoignage de la fin du pouvoir. Il semble que cette mort de Fahati, autrement dit la personnification de la Mort, selon les croyances traditionnelles africaines introduit dans l’écriture le souffle de la cruauté. Le caractère théologique de cette dernière scène n’en demeure pas moins à l’intérieur du discours délirant et méandreux de SaïbelTi, le signe du choc et de la provocation. Car, dans le jeu textuel entre la réalité et la fiction, l’écriture rassemble tout ce qui présente au public/peuple un miroir où se reflète une image ; ce par quoi la vie de l’autre (Fahati) prendra fin. Si donc la mort introduit dans l’écriture le signe de la cruauté, elle est aussi la manifestation de deux esthétiques. « Finzioné » (Fiction) et « Realta » (Réalité). Si elles ont un sens esthétique, cette question selon Krysinski ne se pose pas au niveau des personnages « (…), car leur conception est fondée dans une certaine mesure sur l’identification de la vie avec le théâtre »79. Pareille notion trouverait un appui dans la thèse de Marcel Griaule sur les masques Dogons créant « …un véritable cosmos et l’émotion collective qu’il suscite permet d’y reconnaître la marque de l’art »80. Finalement, « (…) ; le grand drame initial présenté (…) tourne peu à peu à l’opéra-comique »81. Songeons à la formule ironique et désabusée qui, sans illusion, clôt ce texte-spectacle. D’autre part, l’ambivalence de l’art Dogon exprime ici, par le masque et le miroir – emprunté par les esprits pour posséder les hommes, le masque est aussi une simple représentation des formes extérieures de la vie, tandis que le 78

Cité par Barthélemy (B), in littérature, société et civilisation, p. 359. On retrouve le même procédé dans le théâtre d’Ariane Mnouchkine, (189-1793). 79 Krisinky (W), « six personnages en quête d’auteur », remise en question du théâtre traditionnel à illusion scénique » in Les problèmes des genres littéraires, vol. XIII, no 1, 1970. 80 Griaule (M), Masques Dogon, Paris, Seuil, 1966, pp. 790-799. 81 Griaule (M), Masques Dogon Ibid.p. 405.

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miroir par sa fonction de surface réfléchissante, ouvre un passage sur l’autre monde, répète de façon significative celle même de notre texte. Qu’il s’agisse de l’émotion mythique – rappelons-nous la métamorphose des animaux en êtres humains et la scène hallucinante relatant la mort de Fahati etc. ou la présentation aux spectateurs de l’image « scientifique de leur vie, une propédeutique de la réalité »82. Le spectacle dans Le Récit du cirque de la vallée des morts est celui des pulsions et des intensités dont le lecteur/spectateur éprouve les migrations et les variations. Il est celui de l’écriture qui s’investit dans un dispositif particulier du théâtre, faisant travailler de manière spécifique les éléments qui la constituent. Il convient maintenant de passer à l’étude d’un ensemble de segments spatiaux spécifiques qui constituent le noyau structural du récit à travers lequel s’effectue le voyage d’Afrikou menant Fahati le dictateur dans les feux de l’Enfer.

2.5. Une topographie de la révolte C’est en raison de l’absence d’une histoire linéaire, que la structure du récit est essentiellement spatialisée et poétique. Mais, le ressort structural est surtout basé sur certains segments spatiaux qui sont les plus présents et les plus significatifs dans l’organisation du récit. Ce sont : « le village/Forêt Sacrée », lieu primordial et creuset des valeurs traditionnelles, « Ce-pays », une république policée et la « Vallée de N’Nie » ou l’espace mystérieux de l’audelà. Ces espaces sont les plus présents et les plus significatifs dans l’organisation structurale du texte. Le discours ne prend pas seulement en charge la pensée de la révolte mais participe également à l’édification d’une véritable topographie de la vengeance métaphysique. Celle-ci s’inscrit dans l’archétypologie villageoise inséparable de la forêt sacrée qui sert de matrice imaginaire à sa représentation de la dignité sociale. De sorte que le même paysage villageois peut tantôt relever d’un régime d’images de l’unicité harmonieuse, de l’intimité chaude entre l’homme, la nature et les lois, tantôt être traduite par un régime dans lequel, la topographie montrera l’angoisse du monde et de la société. Elle permet de distinguer, voire d’opposer l’imaginaire de la socialité originelle inscrit dans un symbolisme historique pré-culturel, et l’imaginaire de la cité utopique qui apparaît au niveau symbolique mais plus comme un avatar du premier que comme son irrésistible hybridation, voire sa dénaturation, laissant percer la visée d’un ordre social morbide. Il se fait une mise à jour de l’impensé de l’imagination utopique à travers sa géographie symbolique pour montrer qu’à l’inviolabilité historique du mythe d’un monde africain authentique, ont succédé une violence et une indifférence sociales débouchant sur un univers clos et policier. Dans cette perspective, le 82

Griaule (M), Masques Dogon, Ibid p. 410.

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village/Forêt Sacrée n’est pas seulement une particularité géographique dotée d’une puissance onirique mais une métaphore, un noyau symbolique qui donne à penser. Cet ensemble est le lieu d’une sédentarité, de la certitude philosophique, du principe incontournable à partir duquel se restitue un ordre du monde. Il est le siège d’une vérité cachée et d’une plénitude d’âme. Il prend place dans l’atlas des terres de la révolte et de la vengeance des paysages sacrés, des itinéraires salvateurs. L’imaginaire va cristalliser sa puissance onirique sur cet espace sacré authentique dont la figure se retrouve aussi bien dans les mythes cosmogoniques africains qui s’originent dans la sensibilité nostalgique et régressive de l’Age d’Or, dans les mythes cosmologiques qui l’installent dans un espace de la rénovation périodique du monde, que dans les mythes eschatologiques qui décrivent dans un autre univers des scénarios de migration des âmes. Aussi, le segment spatial, le village/Forêt Sacrée actualise-t-il d’abord un ensemble de valeurs homogènes qui s’expriment à travers sa forme. Cette forme circulaire devient le premier signe de son appartenance à une pensée de la plénitude ontologique. Cette symbolique est totalement adéquate à l’unicité-totalité. La prégnance donc de la forme circulaire témoigne de la fonction initiatique du lieu ou l’immanence de la loi dans la nature. Elle fait alors penser à l’image symbolique gnostique du « cercle » cosmique « dont la circonférence est partout et le centre nulle part ailleurs83». Le centre du segment spatial exprime, dès lors, sa sacralité et sert simultanément de lieu de recueillement et de concentration des forces hiérophaniques. La circularité cumule toutes les significations de la perfection. C’est un mouvement fini selon lequel tout parcours revient à sa position de départ ; comme l’affirme Héraclite84, symétrie totale de la figure etc. Et comme le précise Bachelard : « Les images de la rondeur pleine nous aident, à nous rassembler en nous-mêmes, à nous donner à nous-mêmes une première constitution, à affirmer notre être intimement par le dedans. Car, vécu du dedans sans extériorité, l’être ne saurait être que nous85 ». Dans ce registre intimiste, la configuration circulaire du lieu permet de former la sacralité de son espace intérieur : la Forêt Sacrée, lieu initiatique. La discontinuité entre niveaux d’espaces – celui du refus et du salut – n’est jamais exprimée ici en langages conflictuels. A partir de ce symbolisme de la séparation/concentration, se dessinent trois figures qui constituent autant de variations. La première doit être vue comme prototype de la résistance sociale et le symbole de la dignité et du courage. La vision surréaliste du passé se fait alors à partir de la résistance et du martyre d’une petite communauté défendant farouchement l’espace villageois contre des négriers. La révolte collective fait suite à l’assassinat par les étrangers d’un enfant de sept ans –on sera sensible 83

Georges Poulet, Les Métamorphoses du cercle, Paris, Rééd. Flammarion, 1979. Héraclite, « Sur la circonférence, le commencement et la fin coïncident », Fragment 103, (trad. J. Brun. Héraclite, Paris, Seghers, 1965. 85 Gaston Bachelard, La poétique de l’espace, Paris, P.U.F, 1960, p. 210. 84

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au symbolisme de ce chiffre – qui s’opposait avec courage et détermination à l’enlèvement de sa mère. Mais, la raison majeure, c’est surtout l’assassinat de la jeune mère qui tenait à enterrer dignement son fils. Dès le début, le drame insiste tout particulièrement sur la condition d’existence de l’être humain. Il s’agit de faire voir que la conquête de la dignité et de la liberté se fait toujours au prix de lourds sacrifices. Tout se passe donc comme si dans le passé, un choix avait été déjà fait, qu’il ne fallait plus remettre en question. La résistance des villageois n’est pas donc l’objet d’un souvenir douloureux ou d’une commémoration, mais d’une réitération qui ramène au temps du choix primordial. Ici, le récit traditionnel ne va pas jusqu’à la possibilité de donner au monde une force nouvelle mais, la répétition rend aux énergies vitales le courage initial et permet de reprendre avec une force neuve la tâche entreprise. Conçu comme tel, le village/Forêt Sacrée devient le lieu de conciliation entre l’existence et les idéaux de la communauté. C’est dans ce monde authentique que les hommes pourraient prendre en mains leur destin. Cet espace idéal devient pour la société moderne africaine un miroir et le cadre de la nécessité de l’imitation et de l’action par lesquelles les hommes nouveaux se montreront les dignes successeurs de ceux du passé. Bien entendu, une telle perception sous-entend une solidarité sans faille entre la vie villageoise et l’univers de la Forêt Sacrée. Dans cette optique, l’écrivain mêle le fait humain au fait métaphysique et le mystère qui s’ensuit réside justement dans le rapport établi entre les divers aspects d’une même réalité, étant entendu que dans notre contexte, aucune barrière n’existe entre le village, espace sacrificiel et la réalité culturelle de la Forêt Sacrée, espace vengeur. Dans une scène parodiquement marquée comme une cérémonie magicorituelle – actions des animaux sauvages conjuguées avec celles de la Forêt Sacrée -, ce qui nous est révélé, c’est la glorification de cet espace culturel, creuset des valeurs authentiques africaines, domaine familier aux génies et à leurs représentants terrestres que sont les féticheurs et les guérisseurs. Ici, le regret de l’Afrique authentique n’est pas totalement absent de cet attachement. Aussi, cet espace sacré trouve-t-il place dans une géographie sensible contemporaine de l’imaginaire en acte. Il sera alors question, comme dans la mythologie grecque, de terres sacrées, fascinantes et inquiétantes, lieux originaires des hommes et des bêtes, terres initiatiques et féeriques ou lieux de la naissance du bébé Rhinocéros-Tâcheté, animal mythique. Cet espace est localisé aux confins du monde connu. Il représente l’espace-limite à la fois « Même et Autre » dont l’accès est possible plus ou moins légendairement. Enfin la dernière figure, celle de la matrice originelle des mythes eschatologiques prend place dans la géographie de la migration des âmes de l’enfant et de sa mère, les deux victimes innocentes des négriers. Leur lieu de chute fait appel à une riche symbolique figurant la descente aux enfers. De même, l’espace dérivé rappelle par sa topologie la plaine du Purgatoire, 65

comme l’appelle Platon86. Toutes ces variations constituent autant de faisceaux d’une conduite affabulatoire développant une représentation « pré-conceptuelle » de l’insécurité cosmologique ou ontologique. A aucun moment, les principes de la nature ne viennent s’opposer aux aspirations de l’homme. Le village/Forêt Sacrée est le lieu de la réconciliation de toutes les contrariétés dans la sphère réelle et symbolique de l’existence. Le décor imaginaire est la visualisation de la sphère de « l’Un-Tout », de la monade métaphysique, du soi psychologique jungien87. C’est le lieu métaphysique de la plénitude suprême par rapport à « Ce-pays » le deuxième segment spatial. Ce segment spatial semble être un lieu utopique de dérivation, voire une déviation de la matrice originelle. Il est, ce qui chez Platon, connote des valeurs contraires à l’épanouissement de l’homme dans une communauté88. C’est un microcosme de l’Etat totalitaire, et comme tel, il symbolise la prison. Autrement dit, il s’inscrit dans la maquette de l’Atlantide décadente de Platon. On a alors affaire à un espace pollué, abâtardi par les effets d’un régime totalitaire dans lequel il prend forme. L’inversion des valeurs de l’espace entraîne sa lente régression et l’annulation du symbolisme intimiste. Ici, nous sommes loin d’un Monde uni. Si les espaces archétypaux, « le village/Forêt Sacrée » et « Ce-pays » se ressemblent en ce qu’ils focalisent sur un topos fermé et plein, ils n’en sont pas moins faussement symétriques. On comprend que « Ce-pays » révèle à travers sa topographie imaginaire, qu’il subordonne l’atteinte de la perfection à un refus, à une exclusion de tout ce qui pourrait faire le bonheur de l’homme. Cela se voit dans sa structure à travers la transposition de différents niveaux de plans : « le Mont Dounouya », « la vallée », « une colline », et au centre un « fleuve gluant ». C’est un véritable ghetto, un dispositif qui divise l’ensemble en deux parties. Toute la symbolique de cette maquette spatiale témoigne, qu’elle veut recenser les hommes, mais en les alignant autoritairement dans un lit de Procuste, en élaguant chez eux tout ce qui peut émaner de leur désir. L’espace ainsi présenté, est bien le modèle des Etats totalitaires contemporains. On observe déjà comme dans l’« Utopia » de Th. Moore, la disparition de la relation univoque entre le centre originairement sacré et la périphérie. La configuration prend la forme de demi-lune ou d’amphithéâtre89. Ce plan en fait un espace social monadologique, sans porte ni fenêtre, et l’environnement n’est plus un espace initiatique mais, un univers du mal et du désordre. Il est fortifié par des montagnes rocheuses infranchissables qui rappellent l’insolente citadelle de l’Atlantide platonicienne, elle-même proche des ceintures

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Cf- Platon, Phédon 114C, Georgias 523C, etc. K.G. Jung, L’homme et ses symboles, Paris, Laffont, 1964. 88 Cf- Vidal-Maquet P., « Athènes et l’Atlantide : structure et signification d’un mythe platonicien », Revue des Etudes Grecques, Paris, 1964. 89 C’est une étymologie de l’élément « Cirque » qui entre dans la composition du titre du roman. 87

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protectrices des Enfers décrites par Hésiode et Virgile90. Un tel espace n’est plus l’expression sereine de l’unité et de la totalité mais, la négation angoissée de la finitude. On pourrait alors le comparer au temple-laboratoire de Bacon ou au lieu lumineux du centre hiérophanique de l’« Utopia Morienne » qui s’est transformée en lieu de cécité, d’obscurité. Autant donc affirme la plénitude de l’univers, autant l’espace utopique retire aux choses leur matrice existentielle pour les suspendre dans une sorte d’indétermination et de neutralisation. Or, dans la cosmogonie africaine, cette structure rappelle bien l’organisation spatiale de beaucoup de peuples comme l’explique Dominique Zahan : « (…) le ciel et la terre constituent les principales divisions du monde. Entre elles, on situe la rivière. Ces trois éléments possèdent de nombreuses références dans la religion, la cosmogonie et même dans l’économie (…), et parallèlement, le Nord et le Sud sont valorisés sur le plan de l’organisation sociale des hommes. L’eau ne sépare pas seulement le Haut et le Bas, mais aussi le Boréal et l’Austral et partant, les tribus du Nord et les tribus du Sud91. »

Cette structure basée sur l’orientation « Nord et Sud », « Haut et Bas », symbolise les pays développés et les pays en voie de développement, les nantis et les pauvres. La cécité souligne l’indifférence des grandes puissances face aux problèmes sociopolitiques des pays sous-développés, chargeant de la sorte la structure du récit de référentiels économico-politiques. Il apparaît de façon saisissante comment l’imagination épouse avec fidélité tous les méandres de la chute de cet univers dans les ténèbres. S’agissant d’une telle conception surréaliste du monde, André Breton note que c’est « à partir de l’image poétique [c’est-à-dire sous forme de correspondance] que l’auteur perçoit le monde qui s’offre à lui comme un cryptogramme92. » A l’instar des récits de Kafka, des images hallucinées vont alors s’inscrire dans le texte sous forme de structures labyrinthiques : couloirs interminables, cellules multiples et sombres dans lesquelles croupissent des prisonniers politiques. La structure souterraine semble être la matière émotive de toutes les angoisses de l’écrivain face au pouvoir absolu, à la machine oppressive, comme les images poétiques les expriment dans la suite du texte par des mots récurrents : insécurité, prison, internement etc. La conscience est perpétuellement taraudée par des images agressives qui deviennent, la plupart du temps, le cauchemar qui cristallise les angoisses en réalités absolues. Comme le souligne Gaston Bachelard : « La synthèse qu’est le rêve labyrinthique accumule, semble-t-il, l’angoisse d’un passé de souffrances et l’anxiété d’un avenir de malheurs. L’être y est pris entre un passé bloqué et un avenir bouché. Il est emprisonné dans un 90 Cf- Hésiode, Théogonie, vers725 décrit le Tartare comme un enfer. Virgile, Enéïde, Vers 540, fait de l’Enfer une forme délimitée. 91 Dominique Zahan, Religion, Spiritualité et Pensée africaine, Paris, Payot, 1970, p. 40. 92 Dominique Zahan, Religion, Spiritualité et Pensée africaine, Op. cit. p. 40.

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ghetto93. » C’est pourquoi le dernier segment spatial, la « Vallée de N’Nie apparaît lugubre et effrayant. Des images végétales font voir un univers abandonné à lui-même et voué à l’indifférence générale, un enfer saisi dans toute sa laideur et toute sa cruauté. C’est une nature décadente, fréquentée par de grands carnassiers et des rapaces. De telles évocations sont faites pour transfigurer la situation sociopolitique actuelle du monde à seule fin d’échapper à l’absurdité de ses réalités. Dans ce contexte, le langage symbolique permet de redire combien toutes les tentatives d’instauration d’un monde développé et heureux seront toujours asymptotes à l’univers idéal, à l’espace d’une « Vérité absolue ». A partir de cette réalité, le romancier ancre la lutte pour la liberté et le bonheur dans la symbolique de l’au-delà où le mythe prendra une dimension exemplaire pour devenir d’après Roger Mercier, le lien entre le monde terrestre et le monde de l’inconnu : « Les mythes ont une fonction de médiation entre le monde terrestre et le monde de l’inconnu où semblent avoir leurs racines tous les évènements bons ou mauvais qui se produisent sur la terre94.

Aussi le voyage qu’Afrikou et Fahati l’assassin entreprennent à travers la Vallée de N’Nie, est-il une véritable descente aux enfers. Les images qui s’attachent à ce voyage fin du monde, fin de soi sont tout simplement négatives, signifiant que l’espace mythique est le lieu ou doit s’accomplir le destin bon ou mauvais de l’homme. En raison de ce constat, l’espace va se charger désormais de rassembler en son sein tous les symboles funestes attachés au destin de Fahati le dictateur et le représentant du culte « Rhinocéros-Tâcheté ». Ce monde fini et clos représente, selon Jacques Bourgeacq, l’homme dans sa double réalité. Ce critique explique que la métaphysique africaine, particulièrement ouest-africaine, affirme l’inhérence dualité de l’homme dans l’androgynie primordiale en une conception qui rappelle singulièrement « l’animus-anima » de Jung. Il note également qu’outre le corps, l’âme comporte chez les peuples de cette contrée deux principes : « Le Ni, immatériel et d’essence divine et le Dya, matériel et tangible95. » Dans le texte de Fantouré, on constate que le « Ni » entre dans la composition du nom de l’espace mythique : « la Vallée de N’Nie ». Il convient aussi de noter une association intime d’images arborescentes, signes d’un destin sombre. La première, celle du grand arbre renversé à l’entrée de la vallée mystique, symbolise la chute prochaine du pouvoir despotique. L’image du triangle arborescent est le signe qui préfigure l’itinéraire de Fahati son représentant qui le conduira dans les Enfers. Le nombre trois symbolise « la 93

Gaston Bachelard, La Terre et les Rêveries du repos, Paris, Corli, 1948, p. 213. Roger Mercier, « Sacré et profane : fonctions et formes du mythe dans les littératures africaines », l’Afrique littéraire, N°s 54-55. 95 Jacques Bourgeacq, « Surréalisme et Philosophie africaine », in The French Review, Vol.55, N° 6, May 1981, p. 310. 94

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calomnie, l’endurcissement et la haine96. » Si les deux premiers signifient le « savoir magique » qui est l’une des conséquences de la chute de l’homme, l’autre symbolise « l’existence du corps physique privé de lumière97. » Le dernier arbre en croix est le symbole de la « mort et (…) de la vie : per crucem ad lucem, par la croix et la lumière98. » Tout l’espace mythique est ainsi parsemé d’images-signes de vie et de mort auxquels le romancier donne force de valeurs dynamiques. Dans ce contexte, l’image de l’arbre greffé se présente en tant qu’un « objet intégrant ». Pour le créateur, il est l’expression du monde de l’inconnu qui doit dynamiser le monde présent pour préparer un avenir meilleur. Parlant de ce dynamisme inducteur, Bachelard écrit : « L’imagination saisissait alors toutes les forces de la vie végétale ; vivre comme un arbre ! Quel accroissement ! Quelle profondeur ! Quelle rectitude ! Quelle vérité ! Aussitôt en nous, nous sentons les racines travailler, nous sentons que le passé n’est pas mort, que nous avons quelque chose à faire aujourd’hui, dans notre vie obscure, dans notre vie souterraine, dans notre vie solitaire, dans notre vie aérienne. L’arbre est partout à la fois. La vieille racine – dans l’imagination, il n’y a pas de vieilles racines – va produire une fleur nouvelle99. » Cet espoir ne peut être réalité que par la réactualisation du passé qui doit insuffler sa force dans le présent comme la sève vivifiante qui nourrit l’arbre à travers les racines. Le problème qui est posé avec acuité, concerne l’homme africain et son destin, sa survie ou sa mort. La structure imageante du triangle arborescent doit amener, symboliquement, une prise de conscience tant des dures réalités africaines actuelles que du futur. Cependant, si le présent et l’avenir sont vus à travers le miroir rassurant du passé, c’est pour établir une libre médiation entre rêve et réalité. C’est donc dans un cadre chargé de tous les symbolismes de la « cité paradisiaque » et sous la houlette d’Afrikou, symbole de l’Afrique authentique, que bêtes et hommes traquent et éliminent le Rhinécéros-Tâcheté. Qualifiée dès le début de « chaînon manquant » de l’histoire, cette lutte contre le totalitarisme en devient l’expression galvanisatrice, l’Age d’Or, le monde de l’espoir retrouvé et de symbiose entre la nature, bêtes et hommes. Son topos paradisiaque permet de situer une expérience spirituelle et visionnaire dans un espace de coexistence pacifique ayant atteint la plénitude dans une réconciliation intime entre tous les éléments cosmologiques et historiques extérieurs. L’espace s’affiche alors comme un foyer d’accueil pour tous ceux qui reconstituent la sphère idéale, momentanément souillée et dispersée à travers la nature et l’histoire. De la sorte, la segmentation de l’espace du texte s’affiche comme une stratégie de l’auteur d’en faire des sortes d’étapes devant mener 96

Chevalier J. et A Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, Paris, p. 974. Chevalier J. et A Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, Ibid., p. 68. 98 Chevalier J. et A Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, Ibid. 99 Gaston Bachelard, La Terre et les Rêveries du repos, Op. cit., p. 299. 97

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progressivement l’homme à une rationalité qui lui permette de retrouver la force qui donne un sens à son action dans la lutte pour sa liberté, contre tout pouvoir despotique. Mais cette conscience est avant tout, conscience dans le temps, conscience du temps. Les évènements de Le Récit du Cirque sont résolument ancrés dans un temps mythique à travers l’évocation de l’histoire de la « communauté des Intolérances » qui, par la faute des hommes, vivait sous le règne impitoyable du culte du Rhinécéros-Tâcheté. Ici, Fantouré fait allusion à l’Afrique traditionnelle, telle qu’elle est également décrite avec le règne des chefs sanguinaires dans Le Devoir de violence de Yambo Ouologuem. Comme dans la science-fiction, Afrikou, le conteur/narrateur souligne le caractère atemporel de ce récit secondaire : « Il y avait autrefois une communauté florissante dans l’espace (Rhinocéros-Tâcheté) ou nous nous trouvons maintenant. » (p. 79) Ce signal est un mot-phare avec la tournure de l’impersonnel, la marque de l’imparfait et la locution temporelle figée. Comme tel, il enracine, grâce à son caractère surréel, le récit dans passé originel dont la profondeur temporelle imposante ne permet aucun doute sur sa véracité historique. L’écrivain évoque donc une société sacralisée dans laquelle le mythe reste intimement lié à l’acte, à la vie. En fait, la formule d’introduction indique que l’histoire a bel et bien eu lieu mais, dans les temps primordiaux : c’est donc la vérité. Afrikou le conteur se présente comme étant le témoin oculaire de l’évènement. En outre, il présente son conte comme assurant la relation entre une série d’évènements primordiaux pouvant expliquer l’origine des dictatures et leur cortège de violences qui sévissent de nos jours sur le continent. Ce conte, cependant, est également un propos mensonger ; car, il est censé s’être passé en un temps indéterminé, fabuleux. Pour parler comme Mircea Eliade, toute création répète l’acte cosmogonique, la création du monde. Cet acte, le passage du normal au chaos, s’effectue à partir d’un centre, celui étant « la zone du sacré par excellence, celle de la réalité absolue100. » Le temps historique est alors aboli : le système despotique n’a pas été créé de nos jours. Tout cela s’est passé au commencement des temps. Il .s’agit de la mise en place d’un ordre totalitaire. Récit venant temps mythique, il a donc pour objet d’expliquer le fonctionnement du monde. A ce titre, il correspond assez bien à la définition que Mircea Eliade donne du mythe : « Une histoire vraie qui s’est passée au commencement du Temps et qui sert de modèle aux comportements des humains101. » Les images de la lutte opposées de la nuit et du jour qui ramènent à l’éternel retour, en sont les expressions les plus frappantes. Le temps indexé est la nuit. La nuit, selon Geneviève Lebaud, est le moment « ou tombent les barrières, ou le monde des

100 101

Mircea Eliade, Le Mythe de l’éternel retour, Paris, p. 30. Ibid., pp. 29-30.

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morts et celui des vivants cessent de s’opposer, ou l’autre monde veut envahir le nôtre102. » Par contre, le jour est le symbole du temps de l’angoisse porté à son paroxysme C’est le présent ou le temps du chaos. L’intolérance a commencé depuis les temps immémoriaux. Il ne s’agit pas de la naissance d’un phénomène mais de la continuité et de la violation d’un interdit, de la dignité et des droits de l’être humain. C’est dans ce constat général qu’il convient de situer les transformations mystérieuses des animaux en êtres humains et celle assez angoissante du héros en insecte pour mener le combat contre le bébé Rhinécéros-Tâcheté. Loin d’être un cycle biologique, elles rappellent « La Métamorphose » du célèbre récit de Kafka pour s’inscrire aux sons du tamtam, dans l’éternité et l’authenticité des valeurs traditionnelles de la Forêt Sacrée, « Zone du sacré par excellence » et de la « réalité absolue ». Il est tout aussi significatif de souligner le double rôle que le romancier confie à Afrikou, celui du conteur de la fable et celui qui conduit la révolte des revenants. Il est dans les deux cas, l’instrument de la répétition de la cosmogonie : l’interpénétration du cosmos au chaos, contrepartie exacte de celui du chaos au cosmos. C’est également Afrikou en tant que porte-parole des peuples d’Afrique, qui supervise l’opération magico-rituelle liée aux métamorphoses des revenants et des animaux en êtres humains pour combattre la dictature. L’histoire est ainsi abolie au moyen d’un nouveau code social ou rite incantatoire magique. Le présent disparaît, absorbé par le passé qui le purifie. A ce stade, allusion est faite aux ancêtres morts qui, selon les croyances africaines, se réincarnent toujours dans les enfants pour revenir sur terre occuper les places qui étaient les leurs. Dans le récit de Fantouré, les êtres humains issus de la transformation fantastique des animaux, sont des êtres réels, authentiques et dignes, qui sont revenus pour établir un ordre nouveau, c’est-à-dire un monde de plénitude ontologique. Autrement dit, les rapports avec le monde ne sont pas vus en termes d’histoire mais, en termes de destin. Les souffrances, les sacrifices et les vraies valeurs du continent noir n’ont pas été vains, il faut les sauvegarder contre tout acte d’intolérance. Pour Fantouré, les actions d’antan constituent des relais qui doivent animer et continuer celles du présent. Le despotisme n’est pas le résultat d’un conflit es forces historiques mais, l’aboutissement des desseins maléfiques des hommes. Dans le texte, cette vision est bien mise en exergue par la tentative d’Afrikou et des revenants-combattants de fixer un nouvel ordre mondial lié à la présence dans l’espace de nombreuses termitières. Or, la présence de termitières dans un paysage revêt, selon Felix Iroko deux aspects symboliques importants : la fin des migrations et le mythe d’origine : « Les termitières sont parfois évoquées dans certaines civilisations en rapport avec le mythe des origines : quelques ancêtres fondateurs de villages seraient, 102

Geneviève Lebaud, Léopold Sédar Senghor ou la poésie de l’enfance, Paris, p. 58.

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à en croire les traditions locales demeurées vivaces jusqu’à nos jours, venus des termitières103. » Une communion se fait entre les migrants, les esprits telluriques des termitières et la nature. Mais, bâtir un nouveau monde idéal demande la disparition de l’ordre présent. Les hommes, s’ils veulent un monde de bonheur et de paix, sont tenus de refuser tout compromis avec l’intolérance et le pouvoir despotique qui en sont précisément les négations, sociales. Ce besoin de trouver à l’évènement historique une signification métahistorique, Mircea Eliade l’analyse en ces termes : « Il n’y a rien qui ne trouve d’une manière ou d’une autre son explication et sa justification dans le transcendant, dans l’économie divine104. » ; et d’ajouter plus loin : « La souffrance en tant que fait historique n’est supportable que si elle a une signification105. » Il s’agit de trouver l’explication du désastre actuel dans « une faute rituelle de la communauté entière106. » En faisant fi d’une conception cyclique de l’histoire, le roman de Fantouré n’est pas celui de l’éternel présent mais plutôt de l’univers mythique des sociétés traditionnelles africaines par le langage incantatoire. Mircea Eliade dans Aspects du Mythe explique qu’« en récitant les mythes, on réintègre (le) temps fabuleux et, par conséquent, on devient en quelque sorte « contemporain » des évènements évoqués (...) en « vivant » les mythes, on sort du temps profane, chronologique et on débouche dans un temps qualitativement différent, un temps « sacré », à la fois primordiale et indéfiniment récupérable107. » C’est ce qui fait la singularité de l’action d’Afrikou le conteur/narrateur, pour qui le verbe, le récit « The telling » est un moyen de recréer cet éternel présent mythique. Il n’est pas question de transmettre un souvenir, un témoignage ais d’évoquer au sens fort du terme, un temps fabuleux et de dresser un rempart contre l’histoire. A l‘exemple de William Faulkner le grand écrivain sudiste américain, l’histoire pour Fantouré, n’est pas comme chez Joyce, un cauchemar dont il essaie de s’éveiller. C’est plutôt une agression contre laquelle il tente de défendre. Dans le texte, l’auteur manifeste cette volonté à travers un double mouvement : d’une part, l’accélération terrifiante du temps historique qui passe, est souligné de façon obsédante : « le temps a passé, le temps passe (…) » p. 87 ; « nous n’avons pas le temps » p. 95 ; De temps en temps une image rapide d’une montre, juste le temps de voir l’heure, et les heures passent » p. 99 ; etc. Et de l’autre, la sérénité du temps mythique qui s’écoule éternellement. Parallèlement aux noms des lieux annonciateurs de catastrophes comme « Londres, Fouta-Djallon, New York, Chine, Sibérie, Cannes, 103

Abida Félix Iroko, Le rôle des termitières dans l’histoire des peuples de la République populaire du Bénin, des origines à nos jours in Bulletin de l’I.F.A.N, T.44, Série B,N° 1 et 2, 1982. 104 Mircea Eliade, Aspects du Mythe, Paris, p. 119. 105 Mircea Eliade, Aspects du Mythe,, -Ibid., pp. 114-115. 106 Mircea Eliade, Aspects du Mythe,, Ibid., p. 119. 107 Mircea Eliade, Aspects du Mythe, Ibid., p. 12.

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Sibérie » (p. 131), on trouve la « Vallée de N’Nie » figée dans son éternité. Pour Fantouré donc, l’histoire peut être vaincue. Ainsi ramenées à l’ombilic du monde, les catastrophes du monde moderne n’existent plus que par rapport au drame archétypal originel. De la sorte, le temps historique est récupéré et réintégré au temps cosmique comme si les forces telluriques avaient eu raison du chaos de l’histoire. Pour exorciser donc l’angoisse face à un présent invariable et un avenir incertain, l’auteur va au-delà des apparences en mettant en scène des personnages dont le mythe se traduit en consciences focales, en allégories existentielles.

2.6. Des narrateurs-acteurs comme allégories existentielles L’évocation de la réalité la plus familière fusionne en effet avec la présence dans le texte du mystère. En d’autres termes, il convient de lire le roman comme une allégorie de l’existence humaine. Mais, qu’est-ce que l’allégorie ? Henry Demark la définit comme « un travestissement stylistique, conscient d’une chose en une autre, normalement la substitution d’une personne, une image ou un évènement à un concept ; la conversion intentionnelle et rationnelle d’une abstraction spécifique en une concrétisation spécifique108 » Cette définition qui a le mérite de mettre en valeur la fonction stylistique de déguisement de l’allégorie comme figure de discours, ne tient cependant pas compte de l’allégorie en tant qu’histoire. Si l’allégorie est un procédé par lequel, on exprime une idée par une image, un tableau ou un être vivant, en littérature, elle consiste aussi à développer une idée en une histoire. Nous allons, pour notre part, la considérer donc comme une histoire visant à illustrer une vérité d’ordre existentiel ; c’est-à-dire comme un récit dans lequel les images concrètes ou images-symboles renvoient à une vérité ou toute autre réalité d’un niveau très significatif. Plusieurs aspects énigmatiques portés par des procédés techniques et éléments stylistiques imposent, dès le début, le caractère allégorique du récit. Le mystère dans lequel baigne tout le roman est approché de diverses manières. Examinons d’abord l’attachement du récit aux faits dramatiques les plus quotidiens exprimés et joués par plusieurs narrateurs-acteurs qui permettent d’imaginer, qu’ils sont plutôt des consciences focales. Dans Le Récit du Cirque, on décèle en effet différents points de vue narratifs. L’ensemble du texte écrit dans une forme dramatique est composé de plusieurs récits secondaires avec trois niveaux narratifs : récit de la première personne du pluriel avec « nous », récit d’un narrateur omniscient (l’auteur !) à la troisième personne et récits de plusieurs narrateurs /témoins ou acteurs à la première personne. Ce phénomène, selon Philippe Dubois « se trouve dans la plupart des récits surréalistes (et qu’on peut) qualifier de fondamental pour ces 108

Henry Demark, Literacy Symbolism, p. 37.

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récits109. » En traduisant ces positions narratives en systèmes pronominaux, on se rend compte qu’au premier niveau se manifeste « nous » qui désigne « Je » : Saïbel-Ti le metteur en scène, lecteurs/spectateurs et comédiens/narrateurs. Ce pronom assure l’unité narrative au niveau supérieur. A l’ouverture de la narration, il exprime d’emblée un problème d’ordre commun et commence d’une manière telle qu’il nous oblige de considérer le texte luimême comme un prolongement de Le Cercle des Tropiques110 le premier roman d’Alioum Fantouré : « …ainsi, quand débute à cet instant Le Récit du Cirque de la Vallée des Morts, nous entrons comme des intrus dans un nouveau théâtre qui donne son premier spectacle. La représentation a déjà commencé. Comme par hasard nous sommes en retard et avons presque manqué la première partie de la soirée » (p. 10)

Une évolution dramatique s’amorce à la suite du texte. Le système pronominal change d’aspect. Deux autres niveaux narratifs apparaissent avec « il » et « Je ». Leur apparition fait éclater l’unité narrative « nous » du début. Le premier narrateur « il » que nous appellerons le narrateur omniscient qui ne se désigne pas, qui n’est pas un acteur, et qui remplit la fonction d’un observateur lucide en commentant les faits, gestes et paroles des acteurs de l’actualité internationale avec une prolixité étonnante. Quand, il ne connaît pas, il émaille son discours d’un usage fréquent de l’impersonnel « on ». Les « on dit », « on raconte » lui permettent alors de prendre ses distances vis-à-vis de certains évènements. C’est là une certaine forme d’irresponsabilité par rapport à ce qu’il vit ou entend. Le passage de « nous » à « il » n’implique pas que le narrateur omniscient ne partage pas le point de vue de ses personnages/acteurs mais plutôt, qu’en faisant semblant d’être un observateur neutre, il privilégie le contact avec les lecteurs/spectateurs vus comme des personnages indéterminés. L’emploi de « ils » sert seulement dans les commentaires pour désigner tous, c’est-à-dire « nous » dont le narrateur omniscient s’exclut pour laisser en tête-à-tête acteurs et spectateurs. Il semble donc qu’on est en présence d’une intervention verbale différente d’une intervention « gestuelle » comme cela est fréquent chez certains écrivains111. Autrement dit, nous sommes en présence d’une variation de distance. Dès lors, l’identification du narrateur omniscient, à y bien regarder, dépasse le simple phénomène de ce que nous appelions « distance ». Certes, la suite du texte aidant, on constate effectivement que le narrateur omniscient et Saïbel-Ti le metteur en scène sont assimilés moralement, affectivement, intellectuellement et intentionnellement etc. Cette assimilation modifie leurs statuts 109

Philippe Dubois, « L’énonciation narrative du récit surréaliste » Littérature, N° 25, 1977, p. 22. 110 Alioum Fantouré, Le cercle des Tropiques, Paris, Présence Africaine, 1972. 111 Nous pensons par exemple au Capitaine Fracasse de Théophile Gautier qui a poussé jusqu’à l’humour ce procédé (Genette, p. 135).

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narratifs. Saïbel-Ti étant l’auteur et le metteur en scène de la pièce, qui semblait être le narrateur au second degré, se révèle comme étant la même personne que « il » :» double intradiégétique du « Je » hétérodiégétique. Ce dédoublement de l’instance narrative vient du fait que le « il », substitue et délégué du « Je » [nous ?] dans la fonction, endosse la responsabilité diégétique, commente peu à peu l’ensemble du texte, de son début à son terme et, du même coup, permet au « Je » [Saïbel-Ti], l’auteur de la pièce initiale, de s’effacer dans l’ombre, laissant à d’autres acteurs le soin de mener le spectacle A propos de ce phénomène narratif, Phlippe Dubois affirmait que « Les récits surréalistes, pour la plupart du moins, connaissent de leur instance narrative : le je [nous] se dégage de la fiction en la faisant assumer par un il qui est en fait une hypostase de lui-même112. »

Il y a là sans doute, le jeu d’une évidente distanciation du narrateur omniscient vis-à-vis de son texte qu’il confie à un autre (la conscience focale !). Mais, l’effacement de Saïbel-Ti est surtout dû à l’échec de son projet initial qui était de combattre laviolence-indifférence. Parler n’est pas sans danger mortel dans la société. Or, l’homme n’est qu’un récit. Dès lors que le récit n’est nécessaire, il peut mourir. Vouloir également écouter un récit, c’est aussi prendre une responsabilité. Récit égale vie. Pour qu’elles puissent vivre dans une société de violence-indifférence, les victimes doivent pouvoir raconter leur histoire, témoigner de leurs souffrances, leur misère, de l’intolérance d’un monde impitoyable. Il s’agit désormais de monter aux lecteurs/spectateurs la nature et les limites de leur univers différent de celui que d’autres vont représenter sur scène. A partir de cette réalité, le relais narratif sera assuré par des narrateurs secondaires ou métadiégétiques comme dit Genette. La causalité évènementielle est fonction de la causalité psychologique. Chaque nouveau narrateur, qu’il soit Vice-I-Mille ou Fahati les représentants du pouvoir despotique ou même Afrikou, entraîne une nouvelle histoire. On peut dire ici des personnages acteurs/narrateurs ce que Todorov disait des personnages des Mille et une Nuits : « Le personnage, c’est une histoire virtuelle qui est l’histoire de sa vie. Tout nouveau personnage signifie une nouvelle intrigue. Nous sommes dans le royaume des hommes-récits113. »

Le récit premier, tel que signalé dans l’analyse du temps romanesque, se subdivise donc en plusieurs autres récits ; l’acteur-narrateur « Je » est présent sur scène et dans le texte mais, chaque fois l’action de commenter, dénoncer, inciter à dire la vérité, est confié à « il » ; ce « il » étant toujours transparent, laissant intimement voir qu’il est projection de « Je », puisque souvent, il cède sa place à la conscience d’une victime comme dans l’épisode de la photo qui 112 113

Philippe Dubois, Op. Cit, p. 33. T. Todorov, « Des hommes-récits » in Poétique du récit, Paris, p. 82.

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raconte sa propre histoire. Mais en réalité, ce deuxième dédoublement, pour retrouver l’unité narrative du récit, marque sa contradiction interne. Contradiction qui transparaît dans la double attitude des acteurs/narrateurs et que Brecht explique de la façon suivante : « Il (le comédien) n’identifiera pas totalement le monde avec celui de l’écrivain. Il fera la différence entre son propre monde et celui de l’écrivain et il montrera cette différence. Cela détermine le comportement qu’il adoptera à l’égard du mécanisme de la pièce114. »

L’impossibilité de la conquête de soi découle de cette antithèse telle qu’elle transparaît à la page 62 dans la déclaration désabusée de Kikée, qui est la conséquence la plus manifeste de l’indifférence, obstacle majeur à la conquête de soi, de sa liberté. Ce manque est comblé à la fin du récit par la mort de Fahati, signifiant que le pouvoir est enfin atteint dans son fonctionnement même. Seule l’attestation de l’identité du despote – Au début, on ne le connaît que par son pseudonyme : Rhinocéros-Tâcheté -, peut mettre fin à son histoire personnelle. Le Récit du Cirque se présente donc comme l’expression d’une dialectique qui n’arrive à son terme, qui n’atteint son sens véritable, en un mot son être narratif qu’avec la fin du pouvoir totalitaire. L’autre aspect qui montre également le caractère mystérieux du texte est la naissance du Rhinocéros - Tâcheté. Dans cette scène, la conquête du « Je » se double de celle du « nom » du tyran, toutes deux constituant deux faces du même phénomène. L’histoire commence par la description d’un spectacle sans qu’aucun personnage/acteur n’apparaisse sur scène. On ne connaît pas non plus de nom d’acteur ni de spectateur ou de metteur en scène. Tout baigne dans l’anonymat et le mystère le plus complet à mis chemin entre rêve et réalité. L’écriture, en assurant le relais entre cet être mystérieux et le lieu textuel, cherchera d’abord à mettre à nu le système ascensionnel du potentat. Loin d'être surgissement, irruption dans la fiction d'un être pleinement constitué avant sa naissance textuelle, sa venue apparaît comme la métaphorisation d’une construction. C’est véritablement la création d'un personnage émergent de l'inexistence de la "nuit". Ce mystère angoissant s'épaissit davantage avec l'assimilation du personnage à la mort. A travers cette angoisse du néant, de l'insondable, le récit devient lui-même le lieu de l'édification d'une fiction qui dévoile son propre travail de production. Il refuse toute antériorité, tout prétexte. Selon Philippe Dubois, "il rejette toute possibilité d'embrayage sur le continu du flux vital ; il se dénie comme prélèvement sur le vécu115". L'énigme sur l'identité réelle du personnage va trouver sa justification dans la double apparence du monstre. Le récit respecte donc relativement cette absence de sens, "le non-sens". La scène tragi-comique progressant, il acquiert ce qu'il convient d’appeler une "épaisseur". Ses actes, 114 115

Bertolt Brecht, Ecrits sur le théâtre, Paris, p. 381. Philippe Dubois,, Op. Cit, p. 30.

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ses pensées le constituent en un être de plus en plus plein de sens. De là, la nécessité impérieuse de posséder un nom propre approprié. Celui qui soit le résumé du personnage. Rappelons Barthes évoquant la nature économique du nom : "… en régime romanesque, c'est un instrument d’échange116". Le personnage du roman, anonyme à sa naissance, en recevant du sens, devra du même coup recevoir une dénomination. Dans le récit de Fantouré, malgré de vives protestations, c'est le monstre lui-même qui procédera à l'imposition de son nom : "Indifférent, le personnage, du haut de son piédestal, crie à nouveau -Vive Moi ! Vive le Rhi-no-cé-ros ta-che-té ! Vive le Rhi-no-cé-ros tâ-che-té ! (RC, p. 13)".

Parodiquement marquée comme une cérémonie rituelle (folie du cogito, brutalité et confusion), l'imposition du « Moi » et du nom est vécue comme une opération de l'ordre naturel. Ce qui nous est révélé, ce n'est pas le vrai nom de "Maître, mais un pseudonyme, un surnom »117 que lui attribue le texte pour combler le vide sémantique de son anonymat. Ce pseudonyme : « Rhinocéros Tacheté » joue d'une certaine ambivalence entre d'une part, une évidente "transparence onomastique118", et l'opacité d'une énigme qui est toujours une énigme d'autre part. Ces deux faces du personnage apparaissent sous forme d'images dans le pseudonyme par lequel, sûr de son bon vouloir, il fournit des renseignements : "je veux que ce bel animal ! …crée !…par l'accouplement ! …d'un rhino-no-céros ! …et d'une pan-thè-re … reste pour toujours ! … l'unique ! …objet de sublimation …dans le pays ! … (RC, p. 17)". Le despote soulève lui-même le voile qui recouvrait son surnom animalier : force brutale et félonie. Pourquoi ce surnom ? Quel est le vrai nom ? L'absence de nom, selon Barthes, "(…) provoque une déflation capitale de l'illusion réaliste119". Outre cet aspect, il s'agit aussi, comme c'est le cas dans le roman naturaliste du XIX siècle, d'un temps de l'ouverture romanesque, où le récit feint d'ignorer l'identité du personnage qui vient d'apparaître. Bien des romans de Balzac, comme le signale Gérard Genette120, commencent de la sorte. Le même procédé est utilisé par Zola au début de Germinal où on assiste à ce que Dubois appelle "le baptême du texte". Au sens saussurien, on peut dire, d'après l'intention de dénomination qu'affiche le personnage, que son surnom permet de réduire l'arbitraire de ce signe linguistique, en établissant une relation de transparence entre le surnom (le signifiant) de Fahati et l'ensemble d'informations qui le constituent (le signifié). Nous sommes donc d'accord avec Claude Lévi-Strauss quand il affirme que "pour la pensée indigène le 116

Roland Barthes, S/Z, Paris, Seuil, 19, p. 101. Voir sur ce sujet, l'étude de Jean-Louis BACHELIER, " Surnom, Sur-Nom" in Communication, 19, Paris, Seuil, 1972. 118 C'est la grande obsession de nombreux romanciers. 119 Roland Barthes, S/Z, Op. Cit, p. 102. 120 Gérard Genette, "Discours du récit. Essai de méthode", in Figures III, Paris, Seuil, pp. 207208. 117

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nom propre (ici le surnom) constitue une métaphore de la personne121". Dans le champ de la théorie littéraire, le surnom composé "Rhinocéros-Tacheté" relève de la catégorie "étymologique et dérivationnelle122" énumérée par Philippe Hamon comme étant l'une des différentes formes de motivations du nom. Pour paraphraser ce critique, nous disons que, dans une certaine mesure, le surnom constitue dans notre texte, par sa motivation, une redondance sémantique du personnage qu'il désigne. Il est le programme de la psychologie d'un héros maléfique. Toute la tension, dès lors, va tendre vers la dénomination, la suspension du nom. Une fois le vrai nom (Fahati signifiant l'assassin) livré, une fois que le pseudonyme devenu patronyme a ôté son masque, le noyau du récit prend tout son sens, puisque la dénomination a permis de démystifier et de démythifier l’ascension fulgurante du tyran. L’autre aspect de ce travail textuel a trait à la présence subite dans le récit d’Afrikou et de Kikée. Contrairement au Rhinocéros Tacheté, ils surgissent dans la fiction pleinement constituée. En premier lieu, Afrikou symbole de l’Afrique traditionnelle semble être la doublure de Kikée ou lune en soso123. C’est l’image de l'Afrique moderne violée, exploitée, corrompue : "Elle est comme le symbole d'une terre humiliée par trop d'injustices, d'abus et d'excès" (RC, p. 62)". Son maquillage et sa nudité sont les marques indélébiles de sa dénaturation, sa dépersonnalisation, ses souillures et sa déperdition. Elle est l’illusion d’un bonheur éphémère rendu par l’image de la villa (la modernité !) dans laquelle elle vit et se complet. La détresse et l'angoisse sont le lot de son existence/inexistence. C'est la Terre/Mère, Mère/Terre exsangue, souffrante, poubelle universelle, soumise à la servilité dans l’indifférence générale. Afrikou est donc l’image de la pureté, alors que Kikée représente l’Afrique de tous les malheurs. C'est dans la forêt sacrée, matrice originelle des valeurs africaines authentiques que ce personnage va, grâce à une métamorphose féerique, intégrer celui d’Afrikou pour retrouver ses vraies valeurs. Véritablement, cette opération magico-rituelle ressemble fort bien à une transmutation alchimique de dédoublement d’Afrikou [Afrikia !]. C’est le signe annonciateur d’une harmonie retrouvée. Dans ce nouveau contexte, c’est Afrikou124 qui se charge de rétablir l'ordre naturel des choses, devenant ainsi le garant de la liberté et du destin des hommes du continent noir. Mais l'apparition d’un autre personnage-symbole, la Mort est, semble-t-il, nécessaire pour aider Afrikou dans l’exécution de sa 121

Claude Levis-Strauss, Mythologies II, Paris, Plon, 1966, p. 234. Philipe Hamon, "Pour un statut sémiologique du personnage" in Littérature 6, Paris, Seuil, 1972, pp. 82-102. 123 L'auteur puise tous les noms de ces personnages dans cette langue locale qui est aussi sa langue maternelle. 124 Sur l'origine du nom Afrique", lire l'article de W. VYCICHL, "La peuplade berbère des Afri et l'origine du nom d'Afrique" in Onoma, vol. XIX, n° 3, 1975. 122

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mission punitive contre Fahati le potentat de « Ce-pays ». Tout d'abord, aucun spectateur ne sait exactement d'où elle vient ni comment elle est, à part ce qu'elle dit d'elle-même. Elle est sans cesse présente dans la vie, et l'imaginaire tragique n'est que la continuation du réel, du vivre qu'est le mourir et du mourir qu'est le vivre ; c'est-à-dire, le cordon ombilical entre le présent et le passé. L'identité physique du personnage-symbole qu'est la Mort devient encore plus explicite. Entre le "je" et "l'autre", qui sont ses deux irréalités, il y a le présent/absent, l'existant/inexistant. Puis, en face de Fahati agonisant, ce double aspect va apparaître comme la nature de l'angoisse de Fahati pour en devenir le miroir déformant. A ce moment, la Mort devient audible dans l'écriture où elle est capable de se faire une voix comme condition de vie. Présentée comme le "Rien", le "presque Rien", on ne peut la cerner tant sur le plan des critères que de la définition. Au contraire, plus les informations qu'on nous donne à son sujet progressent et moins on n’est capable de préciser quand et comment elle intervient. Mais, c'est sur le "Rien" que se focalisent toutes les angoisses du mourant et du vivant. Le personnage de la Mort cesse d'être un objet empirique pour devenir un point insaisissable. Toute cette mise au point tend à la présenter comme une réalité inévitable et incontournable. Synthèse des contraires et béance, la Mort est partout à la fois et nulle part ailleurs. Agent exécuteur ou non, à la fois double, miroir du vivant et du mourant, elle impose son absence et son omniprésence. C’est une perception qui donne du personnage une vision mystique qui éveille en chacun sa condition de mortel ici-bas. Cependant, les images-symboles de la Mort contrôleuse, matraqueuse, décimeuse, deviennent des réalités plus profondes. Elles suscitent une prise de conscience de la finalité du destin de l'homme. Ne correspondent-elles pas à l'examen de passage d'une vie nouvelle entre l'ici-bas et l'au-delà ou pour parler comme Senghor, entre le monde magique et le monde réel, celui des Morts selon les croyances africaines. La mort en soi n'existe donc pas. Or, pourquoi dans le récit, la Mort vient-elle demander à Fahati des comptes, imposer sa norme ? En fait, la réalité qui sous-entend le passage du monde des vivants à l'au-delà emprunte des figures multiples. Ces aspects sont montrés sur le plan du perçu, du vécu et de l'imaginé. Dans le premier aspect, le processus mortifère irréversible ne trompe pas : dégradation énergétique, refroidissements, changements radicaux d'état. Ce travail de la mort sur le mourant fait penser à cette déclaration de Jean Cocteau : "Chaque jour, j'observe la mort à l'œuvre dans le miroir125". Dans toutes les étapes de la confrontation entre Fahati et la Mort, la rencontre et la disparition du double qui ont lieu dans le subconscient permettent au mourant de déchiffrer l'image -symbole qui l'entoure, de clarifier 125

Cité par Boubacar Diallo, Du Réel au Roman, Thèse de Doctorat de 3ème cycle, CELMA, Université de Bordeaux 3, 1988.

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sa situation présente par rapport à son existence passée. Il ne s'agit pas tant pour lui de découvrir une autre réalité, d'accéder au dévoilement d'une transcendance que de se situer avec plus de justesse (prise de conscience du bien et du mal ?), à l'intérieur des rapports qui unissent, tout en les opposant, le réel et l'imaginaire. Dans le deuxième aspect, ces images de la vision religieuse associées aux étapes de l'état d'effritement des parties du corps sont fournies au fur et à mesure sous forme d'images atroces, insoutenables : pourrissement, liquides purulents, odeurs fétides, etc. Et c'est par rapport aux mauvaises actions du mourant, dont la mort est l'arrêt ou la négation, qu'on peut nommer le personnage - symbole. C'est pourquoi les images de la vie réelle de Fahati le dictateur alimentent dans le récit les représentations de sa mort. On pourrait ainsi parler d'une mort psychique de Fahati, celle du dictateur muré dans la solitude de ses méfaits. Enfin, dans le dernier aspect, les fantasmes de (la) Mort sont tissés de rapports de la quotidienneté du vécu du moment, tant il est vrai que si la mort est la vie, c'est la vie qui ici donne à la mort ses parures. Ainsi, si l'on se réfère au contexte affectif en retenant les données de la psychanalyse, on peut reconnaître trois types d'images inconscientes du mourir : mort-maternelle, mort-agression, mort-sanction. On sait que l'écrit, la littérature et la religion abondent en représentations de la mort maternelle. Ce thème du retour à la Terre/Mère, avec la perspective de la renaissance, se retrouve fréquemment dans les mythologies archaïques. Dans notre récit, ce retour donne au personnage -symbole une tonalité ambivalente : angoisse et séparation, mais aussi absence totale de paix. La mort ne laisse apparaître chez Fahati, le mourant, aucun espoir, aucune perspective de renaissance comme le promet la religion, (étant entendu que mort et naissance ne sont que des passages inverses de l'au-delà à l'ici-bas). On peut aussi voir que le rejet du mourant par la Terre/Mère traduit allégoriquement un retour à la mère dans la turbulence, l'insécurité, mais aussi une coupure totale d'avec la mère dans la solitude, l'anxiété et la peur. Autour de ce fantasme que nous allons appeler la Mort/Agression, car c'est bien d'elle qu'il s'agit dans le récit, gravitent bien des émotions plus violentes. Les images et associations qu'elle suscite sont souvent macabres et terrifiantes ; il est question de meurtres, de cadavres mutilés, de tortures de victimes innocentes, d'humiliation, d'injustice, de dictature, etc. Le thème onirique du double offre un exemple particulièrement typique du fantasme, de la Mort/Agression : canevas d'angoisses et peur d'un danger réel ou imaginaire. Peur d'être tué, et prise de conscience des agressions de mort à l'adresse d'autrui, ce fantasme se réfère au Moi ou à la mauvaise image du Moi que nous projetons en l'autre. Il semble bien que ce soit cette représentation de la mort que Fantouré prête à Fahati dans Le Récit du Cirque. La haine instinctive que l'écrivain voue au dictateur (à tout dictateur) ne l'amène-t-il pas à l'imaginer mort de mort violente ? Les images mortifères associées à la culpabilité du mourant procèdent évidemment du sur-moi. R. Menahem a souligné la part de 80

culpabilité œdipienne dans l'angoisse de la mort. C'est ainsi que la jouissance mortifère va tourmenter le mourant. La mort s'expliquerait comme un châtiment, celui de la faute originelle. Dans le récit de Fantouré, une autre manière assez significative d'imaginer le personnage de la Mort est de le replacer dans la symbolique des couleurs dont la valeur affective ne manque pas de richesses. La mort est rouge ; c'est la couleur du sang des victimes assassinées qui éclabousse le criminel/ mourant sur fond de blancheur. Le fantasme du meurtre s'apparente à la mort-sanction rouge. Etrange allégorie qui se dresse et devient terrifiante pour annoncer la mission punitive. La lumière blanche resterait en suspens. Pourtant, on sait que le cycle polaire symbolise universellement l'alternance vie-mort-renaissance. Camus et Hemingway, écrivains du destin, se plaçaient toujours dans le paroxysme de la lumière comme s'il suscitait une espèce de prémonition de la fatalité. A l'exemple de ces grands romanciers, la lumière chez Fantouré représente la vie ou l'espoir en suspens. Si les véritables énonciateurs, en fin de compte, restent ces personnages -symboles, en choisissant de focaliser le récit sur des points de vue internes à la fiction, ceux-ci délèguent aux protagonistes la redoutable tâche de mettre de l'ordre dans les rapports entre l'énonciation et l'énoncé, en même temps qu'ils poussent les spectateurs à se situer par rapport au spectacle auquel ils assistent. Non pas extérieurs et distants, ni extérieurs et hypnotisés mais dans le juste éloignement qui les sépare du spectacle au moment même où ils acceptent de s'investir en lui pour chercher à y tracer un chemin de défrichement. En définitive, les figures emblématiques sont autant de rapports conflictuels du réel et de l'imaginaire. Ces deux mondes s'opposent moins qu'ils ne se nourrissent mutuellement, la véritable création consistant en un passage incessant, dialectique, de l'un à l'autre. Quant au spectateur dont le regard est sollicité, il acquiert d'une part, le jugement de Dieu sur l'existence de Fahati, et en ce sens Fantouré fait partager au spectateur le suprême pouvoir du jugement dernier ; d'autre part, le spectateur est placé, par le biais du fantastique, devant un mythe qui ne parle que de lui-même, qui le ramène violemment à sa conscience. Un mythe qui, sous l'aspect fantastique, dissimule pour mieux le révéler, le drame de notre liberté dans le monde. Ainsi, le culte du moi et la vanité humaine ne sont que pures illusions, alors que seule la Mort est la réalité suprême. C'est la réponse de Fantouré à sa propre angoisse face à la montée de la dictature politique en Afrique : faire voir aux spectateurs/lecteurs leur obligation de lutter contre la tyrannie et l'intolérance politiques qui aboutissent à la ruine des victimes autant qu'à celle des bourreaux. Mais, cette prise de position de Fantouré vis-à-vis du monde despotique se manifeste d’abord dans la dialectique, c’est-à-dire le langage ironique, colérique et révolté.

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2.7. De la subversion à l’imaginaire tragique Le discours est considéré ici dans une double stratégie : comme recherche d’une vérité en tant qu’acte ou prise de position dans un univers non homogène. Une telle préoccupation littéraire suppose l’omniprésence de l’énonciateur dans l’énoncé. Il s’agit de dire la vérité, de circonvenir par conséquent la parole de la partie adverse. La volonté de démonstration du critique écrivant est inséparable des moments affectifs : colère, indignation, dénégation, dérision, obsécration, révolte etc. Dans l’évolution du langage dans le texte, nous allons tenter de montrer que les discours colériques, polémiques et satiriques traduisent bien une certaine relation avec la situation dans le monde. Pour exorciser le présent moribond qui est la négativité de l’individu et rétablir l’ordre naturel des choses, l’imaginaire tragique dans Le Récit du Cirque fait recours à la fois à toutes les forces de la nature : eau, terre, air, feu dans leurs variations dynamiques. Dans ce roman, le voyage symbolique dans lequel Afrikou entraîne Fahati représentant le « Culte Rhinocéros -Tâcheté » est placé sous le signe du désir et de la pensée occultiste. Comme dans Les champs magnétiques126 de Breton, les paysages que les deux voyageurs découvrent, sortent tout simplement de l’ordinaire. Dans l’ensemble, la nature se dévoile dans sa double contradiction à la fois comme quête d’un lieu d’expiation et le désir du lieu d’enfance de Fahati (l’assassin) le dictateur et représentant du « culte Rhinocéros –Tâcheté ». Le premier aspect de cette quête montre ce potentat pris dans les variations d’un cosmos en folie, un espace-prison dont les caractéristiques sont rendues par des images maléfiques qui reviennent constamment dans le texte. Ce spectacle désopilant est décrit à une échelle macroscopique comme « un spectaculaire vaisseau fantôme… » ou la métaphore d’un monde à la dérive dans lequel le tyran, mesurant son angoissante petitesse, se sent impuissant et perdu. Des images apocalyptiques traduisent cette insécurité ontologique. Le fantastique hallucinatoire qui en découle a pour effet de mettre le drame en exergue. Dans cet univers Kafkaien, la primauté est donnée aux mots pour traduire les actes du dictateur. Désespoir et angoisse en sont les traits caractéristiques dominants : c’est l’être humain impuissant, perdu, désorienté au sein de la vaste nature. La découverte du « Mont Dounouya » ou l’univers à l’image de tout itinéraire para-initiatique, implique la souffrance et l’angoisse. Cependant, la fuite de Fahati est devenue un itinéraire existentiel : elle est recherche de soi et du monde. Car l’analogie permet de voir une unité frappante entre le monde « Rhinocéros – Tâcheté » que Fahati représente et le cosmos en folie. Rien de plus caractéristique de ce point de vue que la concordance entre « obscurité » et « masse sombre », deux images terrifiantes qui les symbolisent. Elles transforment l’ensemble en un lieu mythique entaché de culpabilité. Cet espace-signal est décrit comme le lieu de désordre, 126

Breton (A), Les champs magnétiques, Paris, Éd, Buchet-chastel, 1953.

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de l’angoisse et de la mort. Ce mythe délaissé rejoint celui de la « vallée des morts » où plus tard, aura lieu la révolte surréaliste. Comme dans toute la tradition gnostique, l’excès y est autant ce qu’on appelle « le mal » : toutes les forces obscures du cosmos entrent en transes et se liguent contre le dictateur. Ce qui est frappant, c’est que cet espace en folie est dominé par la soudaineté des images dont les vitesses varient sans cesse. Énumérons quelques exemples : « éclairs, grondements de tonnerre, jour, nuit, voix, eau putride, boue ». Ce que voudrait Fantouré, c’est susciter un espace à l’état natif. Les mots d’apocalypse comme « tempête », « possédée », « ouragan » et « tourbillon » associés à l’expression « une danse d’incantation » rappellent l’atmosphère qui prévaut dans Macbeth, la célèbre pièce de Shakespeare. En effet, la nature est fortement associée au drame existentiel comme en témoigne ces quelques verbes : « s’envolent », « tournoient », « se déchirent », « s’éparpillent », « retombent », « emporte », « voltigent » et « dégringolent ». Ils révèlent tous par leur rapidité et leur signification le sombre avenir et le néant qui menacent Fahati. Il apparaît que l’homme, quelle que soit sa grandeur, n’est qu’un atome, une goutte d’eau perdue dans le vaste univers. Il s’agit de montrer l’inutilité de la prétention humaine à vouloir devenir le maître absolu du monde, de faire voir l’éphémère condition humaine. Le mot « déchets » élevé dans la scène au niveau du macrocosme est, à ce sujet, très significatif. De la sorte, on peut affirmer que ce qui est décrit ramène l’écrivain, le dictateur Fahati et le lecteur à leur propre représentation. C’est le miroir et ses variantes biaisées qui nous projettent notre propre vie, notre angoisse face à notre fin inévitable.La nature, l’univers se dévoile alors comme cet espace clos du « Moi » en train de jouer avec lui-même. Il se crée, comme chez Aragon, une sorte de « non-lieu » de l’écriture, ce paysage infernal étant conçu comme un développement d’images. Le panorama se charge de visions concrètes : images des victimes de Fahati, sa peur des animaux malfaisants, l’animalité primitive de la nature avec comme point culminant la « forêt sacrée ». A considérer la mythologie de cet espace, il y a une rupture entre Fahati et l’univers Rhinocéros – Tâcheté » ; séparation symbolique du « Moi sublime » et du « Moi conscient ». Suivant la thèse de Freud, c’est à ce « Moi conscient » symbolisé dans le texte par une « Voix » (la conscience ou le monde) comme chez Hugo, que Fantouré, contrairement à Breton, donne la primauté sur le « Moi sublime » [l’inconscient ou le monde extérieur] pour définir sa vision de la condition humaine. Seuls comptent le droit à la vie, le respect de la vie. L’exercice du pouvoir personnel, la soif de dominer, d’écraser n’est qu’une utopie. De l’exercice du pouvoir, il n’est nullement question de justifier ou de tirer une unité mais, il s’agit de faire une mise en garde sévère à la fois aux bourreaux et aux victimes. Née sous le signe de la métamorphose, la nature, dans Le Récit du Cirque, se déploie ainsi dans le drame existentiel de l’itinéraire de l’individu destiné à disparaître dans la cosmologie changeante 83

de la nuit. Et le romancier, par le biais de Fahati, crie du même coup son amertume et son angoisse. Peut-être, est-ce la raison du sentiment de danger que ce dictateur manifeste dès « le lever du soleil et le jour qui lui fera connaître toute l’étendue de sa solitude » (p. 124) Ajoutons que le seul acte pour se réconcilier avec le monde est la disparition du « Culte RhinocérosTâcheté » et de son représentant Fahati qui « n’attend plus que son dernier instant… » (p. 124). Ce fantasme ouvre du coup le monde au grand soleil. L’hallucination est considérée non pas comme une projection vers le factice ou vers l’inconnu mais, comme le retour à une vérité primitive : c’est la nature (le monde !) libre débarrassée de toute souillure (dictature !) qui hallucine ; en elle, s’étalent des passages idylliques. Elle est placée sous le signe de l’harmonie parfaite. Espace androgyne, la nature est arrosée de sperme naturel que représentent alchimiquement les gouttes de pluie. La brume matinale qui s’estompe lentement annonce l’avènement d’une ère nouvelle, d’une renaissance des choses et des êtres. L’équivalence entre le mental du dictateur et le lieu, est ainsi affirmée comme parfaite. En témoigne l’érotisme qui s’inscrit dans la scène entre l’ancien dictateur et son pays qu’il a pourtant tant brimé. Mais, cela n’a été possible que par un retour à l’enfance, à l’âge de l’innocence retrouvée : « Des images d’un enfant passent, repassent dans son esprit… » (p. 125). Aux images de l’intégration de Fahati à son pays, de l’être à la nature, du poète au cosmos, sont fortement associées la « musique » et les « larmes », symboles d’harmonie et de sensibilité par rapport à l’indifférence qui jalonne tout le texte. De la sorte, l’effroi et l’angoisse par lesquels affleure l’insupportable condition humaine, se muent chez Fahati en un déferlement du sourire et du plaisir. Le sens du cri s’en trouve-t-il modifié ? « Merveilleuse terre qu’est ce pays… » (p. 125). Les points de suspension, la douleur, l’angoisse (le cri) de Fahati qui referment le texte, fournissent une réponse négative à cette question. En définitive, le texte n’est-il pas la concrétisation des fantasmes de l’écrivain, lui-même ? Il est certain, pour parler comme Jean Charles Huchet, que l’écriture assure un relais entre le lieu et l’être, un déploiement dans le cosmos d’un « Moi » (d’une conscience réelle !) qui a trouvé peu à peu un centre et une signification. C’est celle-ci qui permet à l’écriture du Récit du Cirque d’être pour la conscience angoissée, une thérapeutique, un antidote du chaos sociopolitique institué par les hommes. Aussi est-il loisible de comprendre que les souillures du présent, précisément celles sociopolitiques du monde moderne ne peuvent être lavées, exorcisées que dans une réconciliation avec les valeurs authentiquement africaines. Ne faut-il pas alors reclasser cette littérature « voyoue », selon l’expression de Michel Nauman127, dans un « continuum culturel et créateur » considéré comme authentiquement africain ? 127

Cf- Michel Nauman, les Nouvelles voies de la littérature africaine et de la libération : « Une littérature voyoue », Paris, L’Harmattan, 2001.

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2.8. Conclusion Défini comme une « pensée de la totalité », le monde étant perçu comme totalité signifiante, le continuum inscrit d’office toute pratique africaine dans une tradition thérapeutique multiséculaire et érige l’œuvre littéraire en outil de guérison ou de réhabilitation. Même si les relations du roman au monde semblent récuser les pensées de la totalité, derrière son écriture terroriste, débridée, fragmentée et les scènes de bestialité, de tortures, d’arrestations arbitraires, d’injustice et de violences, on décèle sa dimension ouvertement cathartique, qui justifierait qu’on le considère légitimement comme un objet thérapeutique. Telle est la vocation réparatrice et libératrice des grands romans orphiques dont le propre est de porter haut le flambeau de la « renaissance africaine ». De la sorte : « Nommant l’innommable, la littérature « voyoue » (…) inviterait la « grande littérature », pensée comme « recherche de valeurs favorables à la réconciliation » à accomplir et à dépasser l’expérience cathartique dont elle rend compte. »128

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Katel Thébaudeau, Note de lecture in Notre Librairie, La critique littéraire, N° 160, Décembre 2005-Février 2006, p. 49.

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CHAPITRE III Une épopée existentielle de l’absurde : Chaîne (Saidou Bokoum)

« Rien de plus original, rien de plus soi que de se nourrir des autres. Mais il faut les digérer. Le lion est fait de mouton assimilé. » (Valéry)

3.1. Introduction Chaîne paraît en 1974. Il est l’unique roman (Et quel roman !) de Saïdou Bokoum. Nous examinons ce texte à partir du questionnement des formes et des textes fondateurs. Le récit met en scène une parole de réplique dans le panorama des discours sur l’autre, et constitue une tentative pour exprimer cette altérité au travers de l’écriture littéraire. Ecrire pour Bokoum, entraîne donc inévitablement une interrogation, sinon une subversion des formes littéraires. On pourrait répliquer qu’il n’y a là rien de particulier. Tout véritable acte de création n’implique-t-il pas un questionnement des formes ? Certes, mais « ce sont les formes mêmes que prend ce questionnement qui deviennent alors significatives : un poème surréaliste ne se situe pas dans le même registre que la prose de Joyce ou celle de Virginia Woolf129. » Dans ce contexte, l’écriture de Bokoum se révèle particulièrement singulière, puisque la dimension transculturelle y devient un enjeu important qui s’affiche à la fois aux plans thématique et esthétique. Elle fait alors entendre un discours métatextuel explicite ou implicite, qui prône « le dépassement ou la transgression des formes transmises par divers héritages culturels. Il s’agit en somme de « passer les frontières » des genres, des territoires, des cultures, des idéologies etc. (…) La forme est toujours celle de l’autre : il faut y pratiquer

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Christiane Ndiaye, « Le dépassement de la discrimination des formes : métissages intertextuels et transculturels chez Pineau, Sow Fall et Mokkedem », Tangence, N° 75, Eté 2004, pp. 107-122.

des brèches si l’on souhaite y frayer sa voie/voix propre.130» L’intertextualité, la transculture et la traversée des genres s’affichent de la sorte en outils de l’interrogation et de la déconstruction des formes canoniques. Participant du texte traditionnel oral et du texte biblique qu’il parodie, du roman surréaliste avec de nombreux collages constitués de formes narratives ou non narratives connues ou difficilement identifiables, du marxisme, le texte est complexe, déconcertant par sa langue et par sa composition éclatée, en un mot par une incohérence apparente. On comprend donc que dès sa parution, il n’a pu échapper aux interprétations contradictoires des critiques. Les plus virulents trouvaient la langue de l’auteur hermétique et l’œuvre mal construite. Alors que d’autres l’accusaient d’avoir singé la littérature occidentale la plus indigeste avec l’influence du nouveau roman et du surréalisme131. Robert Pageard est certainement l’un des rares critiques à avoir compris que le roman de Bokoum est un modèle parodique de la littérature traditionnelle d’Afrique de l’Ouest. Mais, c’est surtout dans son étude consacrée aux avatars des textes oraux sur le roman moderne africain, qu’Amadou Koné montre bien que Koumen132 le récit traditionnel peul a été parodié par Chaîne. Quant au thème de la « descente aux enfers », il inverse l’histoire du héros dans le sens du mythe de l’Orphée noir. P. N. Nkashama a cru même y découvrir une réactualisation de ce mythe. Or, il n’en est rien, puisque le héros, Kanaan est le modèle même d’une conscience dé-mythologisée. L’Orphée, on le sait, est un mythe héroïque : un héros exceptionnel à la recherche d’Eurydice. Kanaan est le contraire même d’un tel type de héros et le terme d’anti-héros lui conviendrait parfaitement. Si donc Saidou Bokoum parodie cet autre mythe, c’est pour l’adapter au contexte de l’immigration, l’une des problématiques importantes du monde moderne à laquelle le héros du récit se trouve confronté. Mais ce thème contemporain, omniprésent dans Chaîne, et auquel les études littéraires postcoloniales accordent un intérêt tout particulier à travers les littératures centrées et catégorisées comme « écritures migrantes » ou de « l’immigration », n’a pu complètement supplanter chez Bokoum celui de l’africanité des œuvres « (…) lues et étudiées depuis une perspective postmoderniste et déconstructioniste, hégémonique au sein des études postcoloniales, en tant qu’elles transgressent les affiliations « traditionnelles » - de la modernité - nationales, culturelles, linguistiques, etc.133 » Chaîne est concerné par cette réalité et doit être par conséquent lu dans ce contexte 130

Christiane Ndiaye, « Le dépassement de la discrimination des formes : métissages intertextuels et transculturels chez Pineau, Sow Fall et Mokkedem », Ibid. 131 Cf. Denis Epko, Philosophie et Roman africain : étude de six romans africains, Thèse de Doctorat de 3ème cycle, CELMA, Université de Bordeaux 3, 1988. 132 Amadou Hampâté Bâ et Germaine Dieterlen, Koumen, texte initiatique des pasteurs peul, Paris-La Haye : Mouton et Cie, 1961. 133 Eliza Diallo, Identité et énonciation dans l’écriture de Tierno Monénembo, Op. cit, p. 70

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littéraire et intellectuel. Dans le roman, on a affaire à un usage inapproprié de deux textes sacrés, celui de l’incantation matinale du tisserand peul et celui de la malédiction de Cham tiré de la Bible qui sont problématisés pour mettre en relief le mal-être existentiel de Kanaan, un étudiant africain et de ses frères de misère, des travailleurs immigrés vivant en France. Ces récits sacrés ancrent le roman dans un cadre discursif particulier, celui de la mise en scène de l’éclatement et de la dissémination dans une nouvelle forme romanesque134. Parlant de formalisme dans le cadre des littératures africaines francophones des années 1970, tournant explicité aussi par Lydie Moudilino, Pascale Casanova écrit dans La République mondiale des Lettres : « Les préoccupations formelles, c’est-à-dire spécifiquement littéraires et autonomes, n’apparaissent dans les « petites » littératures que dans une seconde phase, lorsque, les premières ressources littéraires ayant été accumulées, la spécificité nationale établie, les premiers artistes internationaux peuvent mettre en cause les présupposés esthétiques liés au réalisme et s’appuyer sur les modèles et les grandes révolutions esthétiques reconnus au méridien Greenwich135. »

Quant à Sewanou Dabla, après une analyse fouillée des ouvrages parus entre 1966 et 1983, il parle de « l’inauguration de voies nouvelles » et n’hésite pas à prédire l’avènement d’une littérature francophone riche et variée136.Parmi ces innovations formelles, il souligne de manière récurrente un usage particulier du français, le non-respect des frontières génériques et l’intégration au genre du roman moderne de formes narratives propres aux cultures africaines traditionnelles137. Il est donc certain que la convocation des « modèles et (des) grandes révolutions esthétiques » reconnus en Occident, par le discours de et sur les littératures africaines francophones, est révélatrice de ces préoccupations formalistes. Dans les années 1970, la critique s’accorde à reconnaître un certain renouvellement des formes des romans africains francophones. Par leurs 134

Henri Béhar, « Le Collage ou la Pagure de la modernité », Cahiers du XXe siècle, 5, 1975, pp. 44-68. 135 Pascale Casanova, Op. cit., p. 274. 136 Cf- Sewanou Dabla, Nouvelles écritures africaines : romanciers de la deuxième génération, Paris, L’Harmattan, 1986. 137 Selon Eliza Diallo, Lüsebrink fait entrer ce tournant littéraire dans le cadre plus large du tournant postmoderne occidental. La critique écrit, au sujet des romans dits « de la désillusion » que « (…) les littératures africaines, en l’occurrence de langue française, ont (...) donné une inflexion spécifique à cet ensemble de théorèmes à la fois esthétiques et épistémologiques que l’on englobe sous le terme de « postmoderne ». Ses composantes majeures – la mise en cause du concept ontologique de culture, l’effritement du sujet comme entité autonome, la remise en question de la notion de progrès et des idéologies qui en découlent et la fragmentarisation d’unités pensées jusqu’ici comme monolithiques et souveraines, comme ‘ Histoire’,’Société’,’Nation’, ‘Réalité’ – se voient ainsi reconsidérées de manière significative, et culturellement spécifiques. (Lüsbrink, Hans-Jürgen et Staädtler, Katharina (eds), Les Littératures africaines à l’époque de la postmodernité. Etat des lieux et perspective de la recherche, Oberhaussen : Athena, 2004, pp. 7-8.

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formes fragmentaires, les textes de cette période se démarquent désormais nettement des œuvres précédentes. Dans ce nouveau contexte littéraire, la cible des écrivains n’est plus le colonialisme et l’impérialisme ou la célébration des valeurs ancestrales africaines mais, les pouvoirs politiques nouvellement installés à la tête des Etats et les misères sociales, économiques et politiques dans lesquelles pataugent les Africains indépendants. Christopher Miller parle de cette situation en ces termes : “(…) if it is possible to speak in such broad terms, we might say that African literature moved from participation in one form of nationalism (resistance to colonialism) to opposition to another form (the new nationalism of African “independent” states). (…) It would be difficult to count all the francophone novels that question, subvert, or attack postcolonial state nationalism (…)138.”

Il est vrai que la société coloniale et celle à laquelle le système colonial a donné naissance ont détruit les structures traditionnelles donnant à l’Africain le sentiment de vivre dans un monde inconnu dans lequel il est complètement perdu. Si la société postcoloniale a apporté à l’individu la liberté, elle a également ouvert l’ère du doute dans son esprit, en lui donnant le goût amer de l’échec. De cela, elle apparaît comme la ligne de démarcation, de rupture entre l’Africain et la société dans laquelle il vit. Pour Amadou Koné : « Elle lui a donné la liberté de se débattre dans « l’abîme ». L’Africain a alors atteint l’âge du roman. L’écrivain ou plus précisément le romancier qui acquiert la liberté et l’initiative idéologique peut alors rompre avec les formes littéraires traditionnelles qui ne coïncident plus avec le monde moderne. Il invente la forme adaptée au contexte nouveau. Et cette nouvelle forme, c’est le roman qui a la possibilité de réutiliser toutes les formes connues et d’apporter les inventions les plus hardies139. »

Parlant du travail du romancier dans ce nouveau contexte, l’écrivain et critique ivoirien d’ajouter : « Le roman ouest-africain actuel correspond, dans sa forme et dans son contenu, aux structures mentales de l’Africain de transition qui affectivement reste attaché à la culture traditionnelle et dans la pratique tente de créer – il y est obligé - une nouvelle culture140. »

Nous nous intéressons ici à ce processus de transformation et de motivation de ces formes narratives dans Chaîne pour montrer qu’il est surtout suscité par la démarche créatrice et aussi par la signification que l’écrivain veut donner à son texte par rapport à l’actualité, à l’immigration.

138

Christopher Miller L., Nationalisms and Nomads ; essays on francophone African Literature and culture, Chicago ; University of Chicago Press, 1998, p. 145. 139 Amadou Koné, Les avaters des textes oraux sur le roman ouest-africain, Op. cit, p. 26. 140 Ibid.

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3.2. Une écriture [im] migrante L’histoire de Chaîne s’inscrit dans le contexte de l’immigration ou de la migrance, terme surtout utilisé dans les études postcoloniales. Après de brefs séjours effectués dans le cadre de ses études successivement aux Etats-Unis et à Alger, Kanaan Niane, étudiant africain non boursier émigre à Paris pour y entreprendre des études supérieures tout en travaillant pour survivre. Le récit commence au moment où il vit une crise aiguë. Dégoûté par l’existence précaire qu’il mène dans la métropole française, il décide de rompre avec toutes ses contraintes, qu’il appelle ses chaînes. Le héros abandonne son travail de graveur, rompt avec sa petite amie française et entreprend une descente aux enfers. Celle-ci va se réaliser en plusieurs étapes : débauches sexuelles, boissons fortes avec une série d’expériences inqualifiables que lui offre l’univers souterrain parisien. Victime d’une agression sexuelle, kanaan est tellement déprimé qu’il décide de se suicider. C’est au moment d’accomplir le geste fatal, qu’il aperçoit au loin un incendie en train de ravager un foyer de travailleurs immigrés. Il s’y rend en simple curieux. Devant l’horreur indicible de la catastrophe, il se jette, malgré lui, dans l’opération de sauvetage au bout de laquelle, il prend conscience pour la première fois de la misère absolue et des souffrances indicibles de ses frères africains immigrés en France. Kanaan décide alors de s’engager auprès d’eux dans leur lutte de revendication pour obtenir de meilleures conditions de vie. Des manifestations et des grèves sont déclenchées, des meurtres commis, le racisme surgit. La lutte finale contre ce qu’il va appeler désormaile gallinacé métallique est désespérée. Le délire des dernières pages donne une vision tragique de l’échec de la lutte contre les puissances économiques capitalistes. Le texte passe ainsi de la condition de vie exécrable du narrateur/étudiant à la problématique de l’immigration des travailleurs, comprise comme l’immigration contemporaine, postcoloniale des Africains vers l’ancienne métropole. Le phénomène de l’immigration africaine en France associé aux mouvements de revendication actuels pour de conditions meilleures de travail ou d’intégration sociale se trouve alors mis en exergue par le kotèba, le théâtre populaire africain. De la sorte, Chaîne véhicule, sur le plan du contenu, des expériences riches et variées et des idées assez intéressantes. Mais cette richesse et cette profondeur ne seraient ni perceptibles, ni crédibles au plan artistique, si l’auteur n’avait pas choisi, pour incarner ces expériences et idées, un appareil technique approprié. Il convient de voir en quoi consistent cet appareil formel et la nature de ses rapports avec les structures traditionnelles et de l’expérience métaphysique que l’œuvre exploite.

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3.3. De la parodie des formes traditionnelles à la phénoménologie sartrienne A l’image du roman de l’écrivain malien Yambo Ouologuem Le Devoir de Violence141, Chaîne se présente comme une œuvre démystificatrice des formules rituelles et des versets de la poésie liturgique traditionnelle repérables dès les premières pages du roman non seulement au niveau du contenu mais surtout au niveau de la forme. Ces deux récits qui servent d’ouverture au roman et qui viennent du récit initiatique peul et de l’intertexte la Bible sont complètement travestis. Ils sont entièrement réécrits selon les fantaisies du narrateur principal ou en fonction des finalités. Pour Henri Béhar, cette fonction critique des textes traditionnels dans le roman de Bokoum déroute encore plus que dans le texte de Ouologuem142. Dans une remarque faite dans Esthétique et Théorie du roman, Bakhtine insiste beaucoup sur cette rupture entre le roman et les genres traditionnels. Aussi, Kanaan le héros- narrateur s’appuie-t-il résolument sur la parodie de ces textes pour donner à son récit signification et cohérence. Reprenons,ici, à la suite d’Amadou Koné quelques références entre Chaîne et le texte de la prière du tisserand peul. Pour raconter son histoire, le héros-narrateur dit d’abord des paroles qui évoquent à quelques détails près, la prière matinale du tisserand peul présente dans Koumen le récit initiatique peul, celle qu’il récite avant de commencer son travail du jour. Elle est la suivante : "Chaîne ! Chaîne ! Chaîne ! Je commence par chaîne. Celui qui ne commence pas par chaîne finit par chaîne. (p. 7) ".

Quant au tisserand peul, chaque matin, il a coutume de dire : « Je commence par le nom de Dieu. Celui qui n’a pas commencé par son nom, il finit par lui143".

Le romancier a aussi recours, pour bâtir sa phrase, à la structure de la même prière matinale du tisserand peul tout en substituant le nom de Dieu par le mot “chaîne ”. Le tisserand s’en remet à la confiance et à la miséricorde de Dieu pour rendre sa journée bénéfique. Le narrateur, lui, méprise Dieu, empêtré qu’il est dans ses chaînes de misères apparemment dans l’indifférence divine. Au fil du récit, cette image de l’enchaîné se fait encore plus précise. Les paroles de Kanaan définissant sa condition existentielle précaire trouvent de plus en plus écho dans les formules magiques du tisserand peul, avec toujours l’omission du nom de Dieu. Il a compris que sa situation – il est lié à une chaîne impitoyable et oppressante – fait de lui un homme qui n’est plus maître de sa destinée. L’idée d’être la victime de l’exploitation économique 141

Yambo Ouologuem, le Devoir de violence, Paris, Ed. du Seuil, 1968. Henri Béhar, « Le Collage ou la Pagure de la modernité », Cahiers du XXème siècle, 5, 1975, pp. 44-68. 143 Amadou Hampâté BÂ et Germaine Dieterlen,Koumen, Op. cit, p. 27. 142

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par une chaîne est mise en exergue dans les formules sacrées. Chaîne semble donc entretenir avec Koumen les rapports les plus évidents. Selon Amadou Koné : « Quiconque a lu Koumen, le récit rapporté par Amadou Hampâté Bâ ou simplement connaît le récit oral peul, peut dès le second chapitre de Chaîne, relever certains mots, certaines formules qui semblent venir directement du récit traditionnel144 ».

C’est dans cette logique que s’inscrit l’appel que Silé Sadio avait entendu et qu’après surgit dans le roman la formule consacrée aux initiés ayant franchi le premier stade de l’initiation sans avoir violé d’interdit : "Entrez, sortants ! sortants entrez (p. 12)".

On retrouve la même formule dans Koumen à la page 35. Son caractère initiatique devient encore plus net, quand se nomme celui qui appelait Kanaan tantôt : "Venez ! Sortants je suis l’enchanteur (p. 12)".

Koumen avait aussi dit à Silé Sadio : "Silé Sadio ! Je suis Koumen, l’enchanteur145".

La permanence de ces formules magiques dans le récit montre que l’idée de l’initiation conduit tout le texte. Certaines de ces paroles, par la suite, deviennent encore plus systématiques dans le roman. Elles reviennent presque identiques à celles de Koumen. Après avoir bu le lait de Kamina – autre rite accompli par Silé - Kanaan, le héros moderne dit la formule à la page 304, qui rappelle également celle que prononce dans Koumen à la page 76 Silé Sadio qui venait de boire le lait du bovidé hermaphrodite. Pour détruire également le Gallinacé métallique et retrouver sa liberté et celle de ses frères de race, le héros de Bokoum se lance dans ce qu’il appelle lui-même une "prosopopée "; celle-ci retrace parfaitement à la page 310 du roman l’invocation à d’Alaû qui marque la fin des incantations de Silé défaisant le lien. Il est certain que Chaîne ne peut se lire et se comprendre que si l’on se réfère à Koumen. Amadou Koné explique que "Chaîne apparaît alors comme un récit initiatique. Kanaan Niane part en Occident comme à une initiation moderne146".

Or, le but de l’initiation dans l’invocation copiée sur celle de d’Alaû, c’est de répondre à un appel au secours. Kanaan va participer activement à la lutte au côté des travailleurs immigrés, parce qu’il se croit mieux initié que ses frères illettrés même s’il a conscience qu’il ne dispose pas des mêmes moyens 144

Amadou Koné, Les avaters des textes oraux sur le roman ouest-africain, Op. cit, p. 180. Amadou Hampâté Ba et Germaine Dieterlen, Koumen, Op. cit, p. 35. 146 Amadou Koné, Les avatars des textes oraux sur le roman ouest’africain, Op. cit, p. 183. 145

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que Silé Sadio. Chaîne est un récit moderne et actuel, totalement différent des réalités de l’univers de l’antique berger peul du Fouta-Djallon. Les diverses épreuves de la vie moderne occidentales auxquelles Kanaan sera confronté comme ses "études ratées, les amours malheureuses, les problèmes avec les familles aux secrets sordides, la prostitution, l’exploitation économique, les luttes sociales, les grèves, les assassinats147" ne sont pas précisément les mêmes que celles subies par Silé Sadio. Quand bien même Koumen apparaît comme la source de Chaîne, il existe de par leur nature même, une différence fondamentale entre les deux récits. C’est là où résident certainement le succès final de Silé Sadio et l’échec patent de Kanaan Niane Symboliquement, les deux récits expliquent et déterminent la suite du roman et scellent la destinée de Kanaan. Et c’est dans ce contexte, qu’il faudra comprendre l’aventure (la mésaventure !) du personnage et de ses frères de race et l’échec de leur révolte. Bokoum ne cherche donc pas à reproduire fidèlement dans son récit la culture traditionnelle dans le but de l’opposer à la culture occidentale comme c’est le cas dans Le Sang des masques ou de Crépuscule des temps anciens148 mais, de prendre ses distances avec la tradition. Dans une correspondance adressée à Amadou Koné, l’auteur explique que l’écriture du texte, la structure et le style commandaient le recours à la tradition orale : « Le recours à Koumen permettait une mise en abyme de l’ensemble du texte, c’est-à-dire un lieu de surdétermination, de dépassement des impasses du texte. Comment faire pour que la grève générale du Tiers Monde soit réelle, comment dire son impossibilité et sa réalité utopique, comment dire l’échec-succès ? Bref, Koumen est un signifiant majeur, un générateur de sens149. »

Mais, Chaîne ne parodie pas que les seules sources africaines, le texte de Bokoum prend également pour référence les textes occidentaux. C’est cela qu’Amadou Koné ignore superbement dans son livre. Selon Josias Semunjanga : « Koné a choisi de ne considérer que les sources africaines des romans, alors que les textes étudiés manifestent également les rapports intertextuels avec les œuvres occidentales150. »

Dans le récit, la détermination par les formes traditionnelles est implicite et s’appréhende aussi à travers la malédiction de Cham et ses conséquences, à savoir la vie misérable de Kanaan et de ses frères de race. L’idée du narrateur d’être la victime de l’exploitation économique par une chaîne, est mise en 147

Amadou Koné, Les avatars des textes oraux sur le roman ouest’africain Ibid, p. 184. Cf. Seydou Badian, Le Sang des masques, Paris, Laffont, 1976. Nazi Boni, Crépuscule des temps anciens, Paris, Présence Africaine, 1962. 149 Citation extraite de la lettre écrite par l’auteur à Amadou Koné le 20 avril 1984. 150 Cf- Josias Semujanga, Dynamique des genres dans le roman africain, Eléments de poétique transculturelle, Op. Cit, p. 23. 148

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exergue par le rapport que le héros- narrateur établit et consolide entre lui, sa race et Cham. Le romancier, en effet, donne comme sous-titre à son roman : « Une descente aux enfers », qui évoque tout de suite le mythe orphique cher à la littérature de quête. L’orientation orphique du récit apparaît d’autant plus probable que l’histoire du héros, du début à la fin, est dominée par l’omniprésence d’images et de motifs tirés du mythe biblique de la malédiction de Cham. L’idée du héros-narrateur d’être lié, lui et les siens, à l’exploitation économique des grandes entreprises capitalistes par une chaîne est mise en exergue par la mythologie historico-raciale de la malédiction de Cham. Pourtant, malgré cette apparence mythifiant, à la lecture, on s’aperçoit que Chaîne n’est ni un roman orphique, ni une histoire calquée sur le mythe biblique de Cham. Tout d’abord, la reprise de l’épisode biblique de ce mythe se fait sur le mode parodique. La parodie réside ici dans les substitutions des noms des personnages bibliques avec ceux des mythologies ouest-africaines, notamment dogon et aussi dans la transposition de l’histoire de la création non tout à fait conforme à l’originale. Celle-ci, du point de vue stylistique, est racontée avec l’utilisation d’un registre plus familier. D’ailleurs, Kanaan émet constamment des doutes sur la véracité du récit ancien parce qu’il ne fut pas témoin des évènements. C’est le cas de l’histoire des fils de Noé qu’il conclut de la façon suivante : « Comment Japhet chassa-t-il Sem pour régner tout seul en Eden, cela, je l’ignore, je n’étais pas là. » (p) Ensuite, le mythe orphique dans la littérature est essentiellement une mise en scène thérapeutique en vue d’une renaissance spirituelle ou existentielle à travers un retour symbolique ou une quête dans le passé ou encore à l’intérieur de soi-même. Malgré l’appel du titre, la descente aux enfers du héros n’est ni un voyage symbolique dans le passé ni un retour à soi mais, une thématisation dramatique de la dérive dans le néant et aussi le malaise d’être dans la vie. Dans le récit, il n’y a ni quête, ni objet de quête, ni motif de quête. C’est l’histoire de Kanaan, celle d’un « nègre traînant dans les rues de Paris, sans but. Passé sombre, avenir sombre. Sans passé, sans avenir. Présent zéro. » (p. 116) est une non-histoire. C’est celle d’un individu qui, ne trouvant aucune raison valable aux fondements mêmes de ses actions, décide de se laisser aller dorénavant à la dérive dans son existence. C’est pourquoi, le mythe de la malédiction de Cham, ses images et symboles sont évoqués chaque fois que le héros se trouve dans des situations particulières. Par conséquent, le récit du mythe lui-même se trouve artificiellement greffé là, puisqu’il n’a pas grandchose à voir avec l’histoire personnelle du héros. Dans la littérature africaine, le mythe de Cham a été souvent repris par certains écrivains soit dans un but apologétique, soit dans le dessein d’une transfiguration idéologique ou poétique de certains pathos en un motif de libération orphique. C’est le fameux Orphée porté à un haut niveau de conceptualisation philosophique et littéraire par Jean-Paul Sartre. Mais dans 95

Chaîne, on comprend que Kanaan dont La Nausée 151est le livre de chevet a repris ce mythe dans un but qui n’est ni apologétique, ni idéologique. Il ne s’attache nullement aux stéréotypes dévalorisants et racistes qui l’accompagnent et il ne semble pas en avoir intériorisé les pathos négatifs. Esprit complètement démythologisé, si le créateur reprend ce mythe à son compte, c’est d’abord pour le réécrire à sa manière en y juxtaposant plusieurs éléments contradictoires : malédiction raciale, exploitation industrielle, révolution prolétarienne, nihilisme, dégradation sexuelle, etc. Tout ce mélange a pour but de faire paraître l’ensemble comme un travestissement grotesque, une parodie négative d’idées ou de stéréotypes traditionnellement associés au dit mythe aussi bien par ses victimes que par ses promoteurs. C’est, en somme, une opération de réduction à l’absurde. L’évocation du récit biblique et de sa fausse symbolique orphique ne serait alors que parodie et dérision. Chaîne véhicule donc sur le plan du contenu, des expériences riches et variées et des idées assez intéressantes. Mais cette richesse et cette profondeur ne seraient ni perceptibles, ni crédibles au plan artistique, si l’auteur n’avait pas choisi, pour incarner ces expériences et idées, un appareil technique approprié. Il convient de voir en quoi consistent cet appareil formel et la nature de ses rapports avec la structure de l’expérience métaphysique que l’œuvre exploite. Il s’agit de voir s’il y a adéquation entre métaphysique et technique dans cette enquête essentiellement menée ici selon l’optique de la critique existentielle du texte.

3.4. Rapport entre structure du texte et expérience existentielle La critique existentielle conçoit la littérature comme une transposition par le truchement du langage d’une expérience humaine cohérente, « Le dévoilement du sens global que prend pour un homme la condition humaine. »152 De cette définition, la critique existentielle tire quelques postulats programmatiques. En premier lieu, toute écriture existentielle est portée par un mouvement d’existence qui l’a produite. Deuxièmement, ce mouvement qui est l’ensemble de l‘expérience vécue –rapport avec soi, avec le monde et avec les autres – s’incarne dans les tissus verbaux et structurels. Il s’ensuit que la critique existentielle, contrairement à la critique formaliste, ne considère pas les structures formelles et stylistiques comme des entités esthétiques, statiques, autonomes et suffisantes à elles-mêmes mais, comme des corrélatifs verbaux ou formels d’un vécu dans le monde. Dès lors, une analyse existentielle des structures formelles d’une œuvre se veut une étude phénoménologique de ces structures dans leurs rapports avec les structures de l’expérience vécue. Notre étude des techniques romanesques s’inscrit dans ce 151 152

Jean Paul Sartre, La Nausée, Paris, Gallimard, 1962. Serge Doubrousky, Pourquoi la nouvelle critique ? Paris, Mercure de France, 1966, p. 80.

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cadre et se bornera à l’examen des formes, structures et techniques qui portent les thèmes, motifs et toutes les trajectoires existentielles que nous avons déjà identifiés dans chaque texte. Dans l’hypothèse que tout phénomène verbal ou formel manifeste les intentions de la conscience imageante, nous partirons de ces formes verbales et autres entités stylistiques pour remonter dans le mouvement de l’existence qui les a sécrétés. En somme, il est question de dégager les structures intentionnelles ou attitudes fondamentales qui orientent et sous-tendent tel ou tel aspect stylistique. A cet égard, comme le texte est conçu à partir d’une image verbale : « Chaîne », notre analyse partira de cette métaphore-centre dans la mesure où elle représente le foyer existentiel définissant une certaine attitude fondamentale à l’égard du monde. Il faut, par exemple, se demander si l’expérience vécue du monde et perçue comme chaîne, oriente et donne sens au récit aussi bien thématiquement que structurellement. Etant donné que l’univers des personnages et du héros sert de cadre expérientiel pour une description phénoménologique des structures formelles, il faut mener cette description à la base de certaines catégories et modes d’expériences tels que la perception, l’imagination, l’espace-temps, le rapport au langage, etc. Il faut aussi chercher à savoir si ces catégories et modes d’expériences ont des influences sur l’orientation des structures narratives, descriptives ou verbales du récit. En parlant d’écriture phénoménologique à propos de Chaîne, il faut signaler tout de suite, qu’il n’est pas dans notre intention de faire de son auteur un phénoménologue et encore moins un existentialiste. Ce que nous voulons faire, c’est tout simplement montrer que certains traits des techniques romanesques employées par Bokoum permettent de rapprocher son texte du mode phénoménologique de l’écriture romanesque moderne. On sait en effet que l’attitude phénoménologique est une certaine manière de se représenter l’expérience humaine du réel qui rejette les procédés de l’épistémologie classique en posant comme principe de départ l’intentionnalité de la conscience. Or, « toute conscience est conscience de quelque chose » affirme Husserl. Cela signifie qu’il n’y a pas de contenu de la conscience mais seulement des visées intentionnelles qui constituent les phénomènes. Aussi, l’attitude phénoménologique va-t-il consister à s’en tenir aux seuls phénomènes, à les décrire tels qu’ils apparaissent, sans référence à une théorie explicative ni à des causes. C’est ce que le même Husserl appelle « épochè » ou la suspension du jugement. L’écriture romanesque contemporaine a vite saisi l’importance capitale de ce nouveau mode d’appréhender l’expérience du réel. Il sera ainsi question de transposer l’épochè husserlien et sa réduction eidétique en un nouveau mode d’écriture qui se borne à une description du vécu sans y substituer un mécanisme explicatif. C’est en effet dans le roman existentiel moderne et en particulier le nouveau roman que cette écriture phénoménologique va se cristalliser à travers un renouvellement des 97

conventions classiques du roman : l’histoire, l’intrigue et le personnage. La mise en ordre rationnelle des choses à travers une histoire bien contée est abandonnée en faveur d’une exploration confuse, tâtonnante et polyvalente des rapports des consciences avec le Moi, les autres et le monde. Or, ce sont tous ces aspects qui caractérisent la description phénoménologique dans le roman moderne, que l’on retrouve également dans Chaîne dont l’armature déstructurée et non conventionnelle s’impose dès les premières pages. La stratégie narrative adoptée à travers l’univers romanesque semble remettre en cause la notion même de roman : absence d’une histoire linéaire, rien que des fragments discontinus avec un certain nombre d’images récurrentes. Dans le texte, il n’y a pas de personnages engagés dans une histoire mais simplement des gens qui cherchent vainement à se faire, à se réaliser au hasard des évènements ou de simples rencontres. Il s’agit maintenant d’examiner ces structures phénoménologiques pour les mettre en rapport avec les structures de l’expérience vécue par Kanaan le hérosnarrateur. Commençons par le titre.

3.5. Le mythe de Cham comme expression existentielle de soi et d’autrui Il faut d’abord se demander ce que recouvre l’intention parodique qui se cache derrière l’image obsédante de chaîne. En replaçant le titre du roman dans les structures intentionnelles du héros-narrateur, il se présente comme une image verbale importante qui, par sa puissance et sa récurrence obsessionnelle, mène directement à l’univers existentiel de Kanaan. C’est avant tout un choix verbal symbolique qui définit toute une attitude envers soi, autrui et le monde. On n’est donc pas surprenant de voir que le héros essaie d’en faire un mythe-refuge, une image-miroir d’auto-perception négative, certes, la plus dramatique et la plus apte à refléter toute la situation de l’homme noir dans un monde régit par l’industrie capitaliste. Dans notre optique, Chaîne fonctionne avant tout comme langage. C’est la transposition métaphorique d’un mythe pour exprimer les malheurs du héros et déterminer toute son action. A la lumière de l’intentionnalité husserlienne, cette transposition métaphorique constitue une projection spatio-temporelle d’un « Dassein » qui se croit à jamais pris dans les différentes chaînes du monde capitaliste. C’est une telle attitude qui fonde, oriente et donne sens dorénavant à tous ses actes. Elle devient le principe organisateur de son expérience du monde qu’il reconstitue par l’écriture. De la sorte, les rapports d’une telle conscience enchaînée aux catégories du temps, de l’espace et au langage peuvent montrer comment les structures narratives et descriptives profondes du récit sont engendrées et soutenues par l’attitude fondamentale première du héros. Mais avant d’en venir à leur analyse, il semble important de passer d’abord brièvement en revue l’armature du récit au niveau structurel 98

superficiel. A ce niveau, le roman se présente comme un ensemble de petites histoires gravitant, toutes, autour de chaîne, l’image-mythe. Celle-ci inaugure et clôt le récit. L’histoire commence par la reconstitution mi-fantaisiste du mythe de Cham. Elle se termine par une ré-évocation délirante du même mythe, formant autour d’elle un cercle narratif à l’intérieur duquel, on peut reconstituer, malgré une chronologie embrouillée, trois segments narratifs principaux. Ceux-ci recouvrent précisément les trois phases du trajet existentiel du héros-narrateur. Le premier segment qui va de la page 1 à 90 correspond à la phase nihiliste de son itinéraire existentiel. Il est fait de petits tableaux sur sa situation présente dont les principales péripéties concernent sa crise existentielle, sa rupture avec le monde, ses amours avortés et son programme de descente aux enfers. Tout ce segment n’est que juxtaposition d’épisodes de souvenirs, de délires ou de réflexions sans lien causal ou chronologique les uns avec les autres. La seule image unifiant ces différents segments est celle de chaîne. Le deuxième segment commence à l’instant où un incendie interrompt son geste suicidaire et couvre les moments de grèves auxquels il participe. Cette partie, qui est consacrée aux diverses tentatives de dépassement du nihilisme par l’engagement révolutionnaire, est aussi la partie présentant le plus de sérénité narrative, de cohérence et de logique chronologique. Le dernier segment, qui couvre le dernier quart du livre, débute après l’échec de la grève générale. Il décrit la rechute dans le nihilisme. C’est le retour à la case départ. On retrouve là toute l’anarchie narrative avec le comportement délirant et surréaliste du héros au début du roman. Ici aussi, s’arrête la circularité du mouvement narratif du récit de Kanaan. Mais, c’est surtout à travers sa perception de l’espace-temps déterminant et orientant les structures narratives et descriptives, qu’on est à même de mieux comprendre le mécanisme des structures profondes du roman. En effet, les rapports du héros avec l’espace et le temps varient suivant les trois étapes de son trajet existentiel. Dans la première partie correspondant à la phase nihiliste de son aventure existentielle, deux formes du vécu spatial sont décelables. Ce sont les espaces réel et imaginaire. La première marque de l’espace réel est son caractère foncièrement louche, sombre et souterrain. Toute l’action se déroule essentiellement à Paris, bien loin des lumières des beaux quartiers de la métropole française. Ici, les lieux où le héros se réalise sont précisément les toilettes, les coins les plus cachés du métro, les boîtes de nuit, les bordels et les ruelles peu fréquentées, sans oublier la forêt de Fontainebleau. Aucun lieu fixe sinon quelques arrêts dans des chambres d’étudiants, qu’il appelle d’ailleurs « maisons de mort ou cercueils » puis, c’est l’errance perpétuelle, jours et nuits, à travers des recoins mal famés. Son projet fondamental qui est sa descente aux enfers s’accomplit donc exclusivement dans les ténèbres de ces lieux louches et peu fréquentables.

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Parallèlement aux espaces réels, Kanaan va évoluer en même temps et très souvent dans des espaces imaginaires. Dès qu’il s’ennuie ou en a assez des ruelles sombres et des randonnées nocturnes, il n’hésite pas à abolir magiquement le réel et à s’installer dans des espaces suscités par ses souvenirs ou ses rêves éveillés. Il n’est pas rare, dès qu’il est assis dans le métro ou dans l’un des nombreux bars d’un bas quartier de la ville, qu’il se mette à rêver soit à son enfance en Afrique, soit à ses séjours à New York ou à Alger. La grande fréquence des retours en arrière montre la prédilection du héros pour ces lieux inoffensifs que lui offre son imagination. Cependant, ce qui s’impose le plus à la lecture de ces évocations spatiales, c’est l’absence de descriptions détaillées de ces endroits. Le héros-narrateur se contente le plus souvent d’une énumération fastidieuse ou de simples allusions rapides à ces lieux rêvés. A croire que ces espaces imaginaires n’offraient à sa perception des choses, que leur ombre fuyante. La même remarque vaut également pour l’ensemble de la technique descriptive alternant un naturalisme flou avec un impressionnisme cauchemardesque. Voici par exemple la manière dont il rend compte du traintrain de sa vie quotidienne : « Le soir venu, je sortais. J’allais flâner, au début, à Montparnasse, Saint-Germain et au Quartier Latin. (…) le cycle de la vie s’inversait : je dormais le jour et sortais la nuit. Quand j’étais rompu, je m’affalais sur la banquette d’un café qui ne fermait pas de nuit pour terminer ma nuit. » (pp. 58-59)

Inversement, voici l’exemple d’une description cauchemardesque qui contraste avec le naturalisme flou du précédent passage : « Voilà que ça s’imbrique, se disperse en un mouvement évidemment circulaire autour d’un moyen invisible et d’où s’expulsent des pans, des parcelles, des bans, des chaînons, de rumeurs, des clameurs et des hurlements aussi (comment appeler cela autrement que par ces cris puisque c’est ou bien antérieur ou bien postérieur aux dressages multiples connus ou inconnus) (…). » (p. 88)

Ramenées phénoménologiquement dans la conscience décrivant du hérosnarrateur, ces deux manières de rendre compte de son expérience vécue proviennent d’abord de sa volonté de présenter le monde comme une chaîne puis, de ses modes perceptif et imaginaire. On sait en effet que le fait déterminant de son itinéraire existentiel et au plan scriptural est naturellement cette transformation métaphorique de chaîne en un mode de présence au monde. Cela implique chez le héros qui cherche à se définir par rapport au monde tel qu’il est aujourd’hui, un changement du « Weltikeit ». Pour le hérosnarrateur, c’est non seulement le monde autour de lui mais, à proprement parler, le monde en lui qui s’est imprégné d’un tel sens. En lui, tout est devenu chaîne : « la chaîne, c’est mon corps » ‘p. 88) dira-t-il. A partir d’une telle situation ontologique, sa perception des choses se dégrade considérablement. Dès lors, sa vision de l’espace, des objets et des 100

gens donne, dans ses descriptions, l’image d’un monde sans consistance. Puis, à sa crise existentielle vient s’ajouter la projection magique de sa conscience dans le monde, pour fausser encore davantage sa perception du réel. C’est ce qui empêche le héros-narrateur de faire une description réaliste des choses et des êtres. Dès qu’il tente de le faire, il s’aperçoit aussitôt de son incapacité notoire à pénétrer ou à saisir la réalité des choses et des êtres. Face à cette absurdité, il se réfugie la plupart du temps dans l’imaginaire. Comme le révèle Sartre dans son livre intitulé : L’imaginaire, le mode imaginaire de se rapporter au réel, est un acte magique, une solution inventée pour fuir une situation, une réalité inconfortable. C’est une conduite émotive qui permet d’abolir magiquement le réel et retrouver un apaisement provisoire. Or, dans les descriptions de héros-narrateur, le passage d’un naturalisme pauvre à un impressionnisme magique s’explique par le changement de l’attitude perceptive à celle de l’imaginaire. Ce saut dans l’imaginaire, assez fréquent dans cette partie, provient justement de ce changement dans la conduite du héros-narrateur pour qui la seule stratégie contre l’absurde du présent est la fabulation, la mythification des choses et de son passé. D’où la prépondérance accordée aux images et évocations de lieux et de scènes irréels, de mythes intemporels, utopiques ou surréalistes. Ainsi, une même bipolarité régit les structures temporelles. Le temps réel est vécu comme une désintégration progressive de son être, comme une prise de conscience de sa dérive existentielle. C’est cette temporalité insupportable qu’il cherche à abolir en s’évadant par l’imaginaire dans les temps immémoriaux, tels que l’enfance, les mythologies et la création. L’aspect le plus marquant de sa politique descriptive concerne les gens, y compris ses amis. On a l’impression que tous se dérobent à sa perception pour être réduits à de simples épaves, sans vie, parfois sans nom. Ce sont, en somme, des ombres d’hommes. Même Anna son ex-amie française, la seule personne évoquée avec quelque consistance, est décrite tout au long du récit comme un simple objet sexuel. De telles structures narratives et descriptives dégradées auraient pu se prolonger sans l’irruption de l’incendie du foyer des émigrés, qui opérera chez lui une reconversion, somme toute provisoire, de sa perception « enchaînée » des êtres et des choses. Ce changement existentiel se traduit en écriture par cet autre assez remarquable dans les structures narratives et descriptives. C’est comme si l’expérience rédemptrice de l’incendie l’avait amené à interrompre son séjour aux enfers et à revenir sur terre pour redécouvrir le principe de la réalité. A partir de là, le réel devient l’objet de son intentionnalité perceptive. Nous quittons l’univers mi-réel et mifantasmagorique pour un monde où tout semble se dévoiler d’une manière réaliste à sa conscience écrivante, d’où des descriptions bien détaillées, des lieux bien fixés et délimités. L’histoire, pour une fois, se passe dans un cadre humain et spatio-temporel bien déterminé. Ce n’est plus l’errance à travers des lieux peu recommandables de la ville de Paris. Ici, c’est la découverte du 101

monde des émigrés africains situé dans une banlieue précise de la capitale française avec leur foyer incendié, le café caïlcédrat, lieu de leur rendez-vous quotidien, leurs préoccupations journalières, leurs misères et souffrances, etc. Pour Kanaan, le monde venait de retrouver sa vraie réalité et surtout beaucoup d’humanisme. Pour la première fois, il vient de prendre conscience de l’existence de ceux qu’il a coutume d’appeler « la négatrice immigrée » et de leur monde, tant la description qu’il en fait est fouillée et minutieuse à la manière des naturalistes : « Un vrai village, un foyer-village en concentré, village émigré, perdu dans la ville ; galère échouée dans la nuit vomissant sa cargaison avariée… L’amas de saleté est tout entier dans la rue. Casseroles, camping-cars, revues, bouquins de toutes sortes ravagés par les flammes ou par le temps ; grabats pouilleux enroulés tels des fagots de bois mort. Là, traînent un vieux numéro de Play Boy et un coran jaunis et également à moitié mangés par les flammes ou par les mites. Une bouteille pleine de colas ratatinées. Un bol répand son contenu : un liquide sombre (de l’eau bénite ?) où nage un grignon de pain rassis et des feuilles de quinquéliba. (…) Un nègre se baisse et ramasse une petite sacoche de toilette « Air France ». Il se baisse encore et ramasse un cure-dents… » (p. 95)

Des tableaux naturalistes pareils sont nombreux dans cette partie du texte. Mais, ce n’est pas ce réalisme descriptif en soi qui est intéressant. Ce sont plutôt les nouvelles attitudes métaphysiques et idéologiques du héros qui s’y manifestent, qui retiennent ici l’attention du lecteur. On sait en effet que dans la première partie, avant l’incendie, Kanaan percevait le réel en termes existentialistes heideggériens. Un monde sur lequel règnent l’étrangeté et l’absurdité. Après l’incendie et la découverte de l’Autrui comme sujet, le réel a cessé d’être pour lui cet ensemble étrange et répugnant pour devenir un réel anthropologique aux dimensions historiques, politiques et sociales des plus importantes. Autrement dit, le réel prend un caractère idéologique marxiste. De l’esthétique de l’indifférence, il passe donc à celle de l’engagement. Le réalisme narratif et descriptif qui prévaut ici, obéît non seulement à un changement de vision du monde mais aussi et surtout, à une perception idéologique et marxiste des choses. Ceci explique la manie naturaliste avec laquelle, il s’attache à décrire le plus minutieusement possible, tous les aspects de la condition humaine de ceux-là qu’il appelle « le troupeau immigré » de Paris. Dans la prose engagée, nommer c’est changer ou presque, d’où de nombreuses harangues révolutionnaires destinées à appuyer les revendications des travailleurs immigrés. Au niveau de la temporalité, cette politique se traduit par l’usage prépondérant du présent, qui est le temps de la perception et de l’engagement. Le futur, temps du projet révolutionnaire, n’y est pas absent, puisqu’il se multiplie même de manière profuse dans les discours que se tiennent les camarades du héros. En fait, ce qui empêche le récit de basculer dans les artifices du réalisme socialiste, c’est d’abord l’attitude ambiguë et souvent 102

réservée qu’affiche le narrateur face à ce qu’il voit, décrit ou dit. Ensuite, cette période de résurrection narrative et descriptive ne dure pas longtemps, puisque quelque temps après, Kanaan bascule à nouveau dans le nihilisme et retrouve son style libre, anarchique et surréaliste. Dès lors, le primat est à l’imaginaire, aux rêves, délires et incantations et non à la perception et à la description réalistes. Le dernier aspect de cette étude phénoménologique de l’écriture formelle de Chaîne concerne son langage singulier.

3.6. Le langage du pathos existentiel et de la révolte Si la symbolique de chaîne définit un certain mode de présence dans le monde, l’attitude du héros-narrateur, faut-il insister dessus, se concrétise avant tout dans son langage particulier. Le pathos du récit est d’abord celui du langage. Le langage est pris ici dans son acception phénoménologique, non pas en termes classiques de langage-traduction ou représentation mais, en ceux de langage-acte, acte de présence et d’ouverture au monde. En fait, le langage littéraire constitue le dévoilement de l’être au monde, du sujet écrivant qui se projette dans les mots ; c’est le corrélatif verbal d’un vécu existentiel. L’évolution d’un tel langage-acte à travers les trois étapes de l’itinéraire existentiel du héros est susceptible de faire voir que le récit de Bokoum constitue avant tout un certain mode de rapport avec le langage. En réalité, les diverses conduites langagières du héros sont des corrélatifs objectifs de ses vécus particuliers. Ce qui est frappant dans le récit, c’est la diversité très colorée, riche et ostentatoire de ses modes d’expression. Dans la période de son projet de descente aux enfers, le langage se signale par une surabondance verbale inouïe. Le lecteur se trouve pris dans un déferlement désordonné de mots ; un surgissement continuel de certaines images-clés dont la répétition obsessionnelle finit par le dérouter voire l’agacer. Parmi ces images-clés, l’une d’elles, « chaîne » revient sous toutes les formes lexicales imaginables. Elle devient tour à tour substantif, verbe, diminutif, néologisme… On a ainsi : « chaîne, enchaîner, chaînons, chaînettes » ou sous forme de jumelage étrange : « Chaîne-Cham, Chaîne-être, Chaîne-néant » etc. Devant ces récurrences, on n’a pas de mal à identifier chaîne comme le mot-clé, l’image-foyer qui dévoile tout l’être de Kanaan et fournit le principe explicatif et ordonnateur de toutes ses conduites langagières. C’est dans la profusion verbale générale sécrétée et soutenue par l’image-foyer de chaîne que son vécu ontologique, sa crise existentielle se dévoile et se manifeste. On sent chez le héros-narrateur une certaine incapacité à formuler des phrases correctes, tant il est vrai que la crise qu’il vit, ne lui permettait pas de se défaire de certains mots, tels que chaîne, absurde, néant, contingence, cham, maudit, etc. C’est comme si tout effort pour maîtriser, contrôler ou apprivoiser le langage devenait difficile pour lui. Face à la tension qu’il en ressent, son 103

attitude à l’égard de l’outil linguistique se partage souvent entre la rage et l’indignation. La rage, parce qu’il essaie d’exorciser sa crise par une profusion de mots s’y rapportant, l’indignation, car ces mots et le langage en général s’avèrent impuissants pour le guérir de son mal-être existentiel. Dans ce contexte, un tel langage ne peut être utilisé que pour son projet nihiliste, celui de sa descente aux enfers qui va se concrétiser dans ses actes. Les valeurs et les sens étant déposés dans le langage, le héros a cru pouvoir les détruire en procédant à une dévaluation systématique du langage standard, en choisissant le langage de la dégénérescence. Dans une bonne partie du récit, il manifeste une prédilection pour le langage populaire. Il élève la scatologie au niveau d’un mode d’être linguistique. Les mots, expressions ou images dans lesquels il se réalise, relèvent tous de la décomposition et de la pourriture, d’où une abondance inimaginable d’images fécales, de vomissements, de masturbation et d’odeurs fétides : « Quelqu’un vient de cracher. Moi aussi, j’ai envie de cracher. Un énorme crachat. Mais où, et sur qui ? Cette pestilente odeur de pisse. Exutoire bovin : on est juste au-dessus des latrines, jamais fermées, et comment le seraient-elles sans portes ? D’ailleurs, elles sont partout, les pissotières et les chiotes. » (pp. 93-94)

Dans ce passage, les mots deviennent des instruments pour creuser, fouiller et exposer un réel particulièrement sordide, celui vécu par « la nègraille vendue ». Le langage change de perspective et devient révolutionnaire. C’est ici aussi que le narrateur essaie de tisser à l’intérieur des structures de ses discours les schémas dialectiques de la praxis révolutionnaire surtout ceux du marxisme existentiel de Sartre. C’est également là que les images tirées des mythes intemporels subissent une transformation dialectique provisoire pour devenir des motifs de la lutte révolutionnaire. Le mythe du discours de Cham cesse d’être une exaltation de l’échec et de la dégradation infinies et inexorables du nègre pour devenir un appel, une incitation à un ressaisissement dialectique de soi et de sa situation en vue d’un changement existentiel. Dans cette perspective, l’hymne de la chaîne entonné jadis pour célébrer la malédiction de Cham « Maudit soit Cham » Ze te fabriqué Tu me fabriqué Qu’on me vende vite Qu’on m’achète vite. (p. 10)

devient maintenant le chant de la solidarité et de la révolte des travailleurs émigrés : « Ze te fabriqué Ti me fabriqué Si ti révolté Alors ze te fabriqué » (p. 138)

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Pourtant, ce discours de salut ne dure que très peu de temps. Kanaan ne tarde pas à retrouver son langage réel, les mots justes pour dire sa révolte et son dégoût du monde. Après l’écho de la tentative de libération, le langage du héros bascule dans un étrange mélange fait d’argots, de « petit-nègre » au créole d’immigré ou de tournures linguistiques qui consistent à parler français en bambara ou en wolof. Ici et là dans le texte, ce ne sont que délires verbaux, juxtapositions d’images des plus incongrues ou des flots continuels de sonorités dénudés de sens…Tout cela crée un désordre linguistique incroyable dans lequel rêves, cauchemars, mythes et néologismes s’associent dans un déchaînement verbal proche de la folie. En voici un exemple frappant : « Maudit soit Canaan ! Qu’il soit renvoyé dans les ténèbres, d’où il vient : Et toute la négraille se ramasse, la négraille issue des verges de Cham,toute l’engeance éparpillée en rameaux de pièces d’Inde, de bois d’ébène, de bois de compèche : neg’rolles de tabacs, neg’bouges, nèg’neptunes, neg’contre-brodés de Venise, neg’platilles de hambourg, neg’garas, neg’tapsels, neg’sterlings, euronegs, sans oublier les neg’bleu-blans-rouge et les nègrites du grand émir Abond Ahm. » (p. 289)

Sans aucun doute, ces tensions langagières souvent dramatiques traduisent la situation extrême dans laquelle il a rechuté au terme de son itinéraire. C’est dans son langage que se manifeste sa déchirure profonde entre lui et le monde. Cette déchirure, Kanaan la vit sous la forme particulièrement aiguë d’un être qui, après l’échec de sa tentative de se libérer de ses chaînes imaginaires, se retrouve enchaîner à nouveau. Il semble que le héros-narrateur s’est vite rendu compte des insuffisances du langage orthodoxe pour saisir toutes les nuances de son vécu singulier. Pour mieux le signifier, il choisit, non pas la grammaire officielle mais un emploi plus libre, plus créatif et authentique du langage standard. D’où le caractère explosif du langage d’un individu confronté à une situation extrême, celle d’un enchaînement existentiel perpétuel. Il faut interpréter le langage révolté, irrévérencieux et surtout surréalisant de Kanaan comme l’explosion pré-réflexive d’une conscience enchaînée qui cherche éperdument à se débarrasser de son mal-être existentiel. Dans l’anarchie verbale qui s’ensuit, c’est l’être entier du héros, son drame et son désespoir qui se manifestent authentiquement. Cette explication, aussi convaincante qu’elle puisse paraître, ne parvient pas cependant à dissiper la forte impression d’artificialité que laissent toutes les virtuosités du langage du héros. Certes, on peut estimer que de tels déchaînements langagiers, peut-être, créent l’illusion d’une expression authentique d’une situation de crise. Mais, il faut se demander s’il est possible d’exprimer une expérience métaphysique profonde dans le langage quotidien de « l’on », les parleries populaires avec lesquelles, le héros-narrateur a choisi de construire tout son récit. Dans la mesure où ce type de langage relève du domaine des clichés et des banalités du langage quotidien, il peut, à notre sens, difficilement donner accès 105

à l’expérience de l’être. De la même manière, le langage surréaliste issu d’une écriture automatique qu’il utilise, surtout vers la fin, est trop artificielle et facile pour être porteuse d’une expérience littéraire et métaphysique authentique. Car, dans de tels déchaînements verbaux, on sent le simple collage des mots, une ostentation gratuite qui laisse voir une dichotomie palpable entre le discours et les sentiments de malaise qu’il cherche à communiquer au lecteur. Or, une véritable écriture existentielle doit assimiler les sentiments ontologiques aux exigences de l’expression artistique, si elle veut rester une création authentique et sincère. Par contre, si elle donne l’impression d’un mélange de fantaisies verbales, d’images qui semblent gratuites et non intégrées à une expérience englobant et signifiante, elle reste seulement une invention artificielle et insincère. Un vrai écrivain existentiel, comme le dit Sarah Lawal, s’il cherche à explorer le langage, doit rejeter toute écriture automatique : « He cannot accept the surrealist theory that the unconscious, mind speaks for itself or that the writer can transcribe reality by a flow of spontaneous uncontrolled associations… When an author strings together a series of accepted, unexplored words, then the too is indulging in automatism : the automatism of clichés. Any writing that depends upon language alone, to the detriment of continual mental analysis, falls short of authentic expression.”153

En vérité, ce qui semble être un manque d’authenticité langagier est dû au caractère foncièrement factice du héros-narrateur, et en particulier, à sa mauvaise foi et à ses conduites magiques. Ce qui se conclut par de simples entorses à la langue donnant lieu à un nouveau mode de rapport avec le langage officiel, la perception d’un mal-être existentiel extrême. Le malaise de l’être et du monde ne pouvait plus se dire que par coprolalie, cette impulsion morbide à tenir des propos orduriers. Une nouvelle esthétique au plus proche, selon Williams Sassine, d’un « monde qui fout le camp. »154 Après ce tour d’horizon, on s’aperçoit que le créateur, usant de ses moyens littéraires propres, explore les mêmes frustrations et paradoxes liés à la condition humaine de son héros. Celui-ci est montré aux prises avec ce que Jaspers appelle « les situations limites », des réalités indépassables de son existence. L’angoisse s’avère alors à la fois comme la catégorie existentielle et le modèle d’intelligibilité dans lesquels s’incarnent les divers pathos de l’être auxquels le héros-narrateur se trouve confronté.

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Sarah Lawal, Critics of conscientiousness : the existential structures of literatuure, Massachussets, Navarre University press, 1968, p. 778. 154 Williams Sassine, Mémoire d’une peau, Paris, Présence africaine, 1998, p. 7.

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3.7. L’angoisse : une expérience révélatrice de la condition humaine Nous venons de dégager, à travers une étude phénoménologique, les principales structures formelles porteuses des mouvements et thèmes existentiels du texte. Il s’agit maintenant de soumettre ces mouvements et thèmes à une réflexion philosophique plus systématique susceptible d’apporter des éclaircissements sur les problèmes de l’existence que soulève le récit. C’est dans cette perspective qu’il faut examiner l’itinéraire du héros pour mettre en lumière la singularité de sa situation. Il faut donc faire appel à des modèles de compréhension et d’explications élaborées par quelques philosophes existentiels auxquels se réfère Bokoum. L’angoisse, pierre angulaire et point de départ de la pensée existentielle est l’expérience primordiale révélatrice de notre condition humaine. L’angoisse est le vertige du néant qu’on éprouve à la découverte de notre contingence originelle : « L’angoisse comme sentiment de situation est cette ouverture où les éléments constitutifs de l’être-là apparaissent dans leur unité ou du moins dans leur ensemble. Dans l’angoisse, l’être-là est révélé à lui-même comme jeté-dans-lemonde. »155

D’après Mounier, on la reconnaît à ce qu’elle n’est angoisse d’aucun objet précis mais « la perception brutale et nue de notre être-dans-le-monde de la mondanité du monde à l’état pur, de notre déréliction de notre marche à la mort. »156 Chez Sartre, l’angoisse est une expérience qui nous met en présence du néant sur lequel, l’être se détache. Jean Wahl pense que « Dans l’angoisse, nous sentons ce néant sur lequel se détache toute chose qui est, et dans lequel elle est menacée à tout instant de s’écrouler. »157 Cependant, l’expérience privilégiée de l’angoisse n’a pas seulement pour effet de nous mettre devant notre néant absolu. Elle nous révèle aussi et surtout l’être comme liberté absolue. C’est à travers l’angoisse que la réalité humaine, en tant que conscience se rend compte de son entière liberté, à savoir qu’elle est son propre passé comme son avenir : « L’angoisse est la forme que prend cette conscience de liberté. C’est dans l’angoisse que la liberté est dans son être en question pour elle-même… »158 Et plus loin, l’existentialiste français ajoute : « Dans l’angoisse, je me saisis à la fois comme totalement libre et ne pouvant pas ne pas faire que le sens du monde lui vienne pour moi. » Pour l’athée, l’expérience révélatrice de l’angoisse mène dans la voie de la réflexion purifiante qui, seule, aboutit à une existence authentique. Ici, elle dépasse 155

Fernand Couturier, Monde et Être chez Heidegger, Paris, Gallimard. E. Mounier, Introduction aux existentialismes, Paris, Denoël, p. 45. 157 Jean Wahl, Petite histoire de l’existentialisme, Paris, Gallimard, p. 29. 158 Jean-Paul Sartre, L’être et le Néant : essai d’ontologie phénoménologique, Paris, Gallimard, Nouvelle impression, 1982, p. 75. 156

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l’existence inauthentique sur le mode de « l’ON » vers l’authenticité d’être. Mais, la voie menant au but fixé, passe par un processus dialectique de reconversion existentielle personnelle dont il faudra ensuite examiner les modalités. Après ce tour d’horizon sur la perspective théorique de l’angoisse existentielle, on peut dire que tout l’itinéraire existentiel de Kanaan le héros athée de Chaîne est vécu dans l’angoisse de l’être sans Dieu, sans valeurs éternelles sur le mode dramatique de l’homme absurde, du nihiliste. C’est un héros de l’absurde moderne qui, découvrant le néant et la contingence, n’attend plus rien, ni des hommes ni du monde, et qui vit sa liberté pour rien : « Qu’importe que tout soit sans importance » (p, 75) dit-il. Pour remédier à ce vertige du non-sens absolu, il décide de verser dans un nihilisme encore plus angoissant. Il faut cependant préciser que même si on peut mettre ces diverses expériences de situations limites du héros dans le moule universel de l’angoisse existentielle, il demeure toutefois que Kanaan vit une expérience singulière, irréductible donc différente par exemple de celle de Clarence le héros de Le Regard du roi. Par conséquent, son angoisse, même si elle est d’origine métaphysique, est bien ancrée dans le cadre historique et spatiotemporel de sa situation personnelle. Pour mettre en lumière l’expérience humane que le texte explore, il convient de s’aider d’un discours critique réaliste qui serait à la fois assez transcendant pour dépasser l’empirisme, le réductionnisme de la critique traditionnelle ou sociologique. La psychanalyse existentielle, critique philosophique existentielle d’inspiration sartrienne, nous semble plus adéquate pour analyser dans ses grandes lignes l’angoisse de Kanaan. La psychanalyse existentielle, méthode phénoménologique développée par Sartre, prend pour départ le postulat de la liberté absolue de l’homme : l’homme est son propre projet. Il choisit librement ses actes. Par conséquent, tout déterminisme est répudié, y compris celui de l’inconscient freudien ; car, la conscience étant toujours intentionnelle, il ne peut y avoir un contenu de la conscience ou de l’inconscient. Le principe de cette psychanalyse est que : « L’homme est une totalité et non une collection ; qu’en conséquence, il s’exprime tout entier dans la plus insignifiante et la plus superficielle de ses conduites. Autrement dit, qu’il n’y a pas un goût, un tic, un acte humain qui ne soit révélateur. »159

A partir de là, la psychanalyse existentielle cherchera à comprendre la manière dont chaque homme, à partir d’une situation donnée, totalise son existence dans le moindre de ses actes. Face aux marxistes et aux freudiens qui expliquent l’homme uniquement par l’histoire, l’économie, la société ou la sexualité infantile, la psychanalyse existentielle qui n’écarte pas ces différents

159

J.P. Sartre, L’être et le Néant, Op. cit. p. 628.

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facteurs, affirme la liberté de la conscience à l’intérieur même du conditionnement dû à ces facteurs. Comme le dit Hyppolite : « C’est une liberté qui prête un sens à ce conditionnement. Je surgis au monde et mon projet est ce surgissement même qui me donne le monde sous tel ou tel aspect ; il n’y a pas une histoire qui m’explique, mais mon projet éclaire seul mon histoire. »160

En effet, le contexte socio-historique constitue toujours le cadre à partir duquel l’individu fait ses choix. Mais, il ne détermine pas ces choix au sens marxiste ou sociologique. Le but de la psychanalyse existentielle est de chercher à comprendre la manière dont l’individu qui a intériorisé ces conditions socio-historiques, les extériorise dans ses actes à partir de ses choix libres. Pour atteindre ce but, elle propose de remonter à un irréductible de l’existence de l’individu appelé « le choix originel ou projet fondamental ». Le choix originel d’une personne n’est autre chose que la façon dont il appréhende l’être. Cette vision est irréductible à rien d’autre. C’est la façon dont le monde lui apparaît et le sens qu’il lui donne. C’est ce cogito originel qu’il s’agit de retrouver : « Il s’agit de retrouver, sous des aspects partiels et incomplets du sujet, la véritable concrétion qui ne peut être que la totalité de son élan vers l’être, son rapport originel à soi, au monde et à l’Autre, dans l’unité des relations internes et d’un projet fondamental. »161

Ce projet originel constitue le seul irréductible de la personne : « Pour Sartre, il n’y a pas dans une personne un irréductible empirique distinct de son projet d’être au monde, volonté, puissance ou libido. Le véritable irréductible, le seul, c’est le choix qui me constitue comme être au monde…Ce projet ne signifie pas un projet réfléchi qui s’ajouterait à mon être ; mais je ne suis que ce projet ; ce projet n’est pas le projet d’un être ou le projet sur un être. Il est par quoi tout est sens pour moi. Je ne suis pas d’abord pour conférer ensuite une signification à des choses, mais je surgis au monde, comme projet et le monde m’annonce comme projet. »162

C’est ce projet fondamental qui unifie les conduites particulières ultérieures en leur donnant un ton singulier que la psychanalyse existentielle cherche à retrouver à travers les gestes, les attitudes… de l’être : « Les goûts, les sentiments, les manies et les tics, le caractères, le style de vie, l’allure, les gestes et la démarche d’un homme expriment son projet fondamental, soit directement, soit d’une façon plus ou moins symbolique. »163

160

J. Hyppolite, Figures de la pensée philosophique, T. III, Paris, Gallimard, p. 799. J.P. Sartre, L’être et le Néant, Op. cit., p. 622. 162 J. Hyppolite, Figures de la pensée philosophique, T. III, Op. cit. p. 793. 163 F. Jeanson, La Phénoménologie, Paris, Téqui, 1951, p. 81. 161

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Le travail du psychanalyste existentiel consiste, une fois ce choix originel isolé, à suivre la dialectique du devenir de l’individu dans des situations concrètes et en tenant compte de l’interpénétration d’Autrui, dans la société de l’histoire. Après ces éclaircissements, passons à l’analyse de l’itinéraire existentiel de Kanaan à la lumière de ces deux modèles de critique existentiel. Les circonstances qui entourent la soudaine prise de conscience du héros de Chaîne ne sont pas dévoilées avec exactitude au lecteur. Mais, tout laisse supposer qu’elles ont été favorisées par la situation singulière que traverse le héros, étudiant étranger et noir sans le sou, vivant dans la misère et les paradoxes déshumanisants de Paris, la mégalopole française. Dénuement matériel, solitude et marginalité sociale, voilà une situation inconfortable qui prédispose à une crise métaphysique profonde. Par ailleurs, c’est pendant cette même période qu’il devient un lecteur fervent des œuvres des philosophes « tragiques », en particulier, Nietzsche et Sartre. La Nausée de Sartre est même son livre de chevet. Tout laisse supposer que les lectures des œuvres de ces philosophes existentialistes sont venues déclencher, confirmer ou du moins, apporter une caution philosophique à sa prise de conscience du non-sens absolu de l’existence et des choses. Suivons les étapes de l’expérience ontologique de départ du héros permettant de comprendre l’attitude qu’il va adopter, c’est-à-dire son choix d’être face à la découverte de l’absurdité implacable de l’existence. A l’instar de certains héros existentiels modernes, tout commence quand Kanaan se trouve soudainement pris dans l’étonnement devant la facticité de la vie et le fait d’être. A la manière de Heidegger, le héros pose alors l’énigme ontologique primordiale : « Pourquoi y a-t-il l’étant plutôt que le rien… pourquoi pas la nuit tout court. La nuit depuis le commencement et pour l’éternité. Pourquoi pas le silence définitif dès le début dans les profondeurs sidérales de l’éther indifférent à ce tintamarre. Cette petite kermesse suspendue dans le Néant. Pourquoi pas le Néant. Mais pourquoi donc… (p. 82)

Ces questions dramatiques sur l’être suivies de l’absence tout aussi dramatique de réponse, débouche naturellement chez le héros sur une crise ontologique profonde. Devant l’impossibilité de trouver un fondement à son être, il remet toute l’existence en questions : « Vivre ou mourir, quelle est la différence ? » (p. 83) Intervient alors la prise de conscience du néant et de la contingence de toute chose dont la description rappelle l’expérience de Roquentin de La Nausée : « C’était là-haut, cerné dès le départ. Pourquoi y a-t-il l’étant ? J’entre dans l’église, toujours en chialant : Pourquoi donc ? Je ressors avec un sentiment bizarre. Je ressens quelque chose, oui, oui, de la joie. Je respire de l’air frais. J’avale des bouffées d’ozone. Je m’accoste à la balustrade. Devant moi, la nuit trouée par des étoiles basses. Paris s’étale tout en bas. Une ville. Le grand large. Au-delà de la ville et du grand large la nuit encore. Le mot éternité prend un sens

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concret pour moi : Paris est bien une ville, pourtant, il suffirait d’un rien d’un petit tremblement de terre pour que cette éternité s’effrange … (…). Vivre ou mourir ? Où est la différence ? » (pp. 82-83) .

Le fond du néant sur lequel repose l’existence est tel qu’on ne peut déceler de but précis inscrit à l’aventure humaine qui n’est, tout compte fait, que contingence pure. Dès lors, tout est ramené au mal de vivre, au faire ou ne pas faire. De fait, le héros constate de façon tout aussi dramatique l’inutilité de vivre associée à l’absurdité et à la banalité du geste quotidien : « L’être : manger, chier, baiser, recommencer. Autour : bavardage, répétition. Rien. Rien. Rien. Néant. » (p. 87)

Il se demande même comment, il a pu se complaire jusqu’ici dans le jeu absurde qu’on appelle vivre : « Comment peut-on accepter de passer sa vie, c’est-à-dire, le plus clair de son temps à répéter éternellement cette ronde stupide et gratuite ? Ainsi, vivre, c’est mangé. » (p. 89)

C’est cette crise existentielle qui l’amène à la découverte de la facticité de son corps comme chaîne ou la chaîne de son corps, de son être : « Alors, me vient le mot puisque je le vois à présent dans sa totalité : CHAÎNE. Voici la chaîne qui tourne, le pourtour venant de la fosse à chaînons qui dansent autour du centre qui se nourrit de sa ceinture. Recommençons : la chaîne, c’est mon corps… (pp. 88-89)

A ce stade, l’impasse ontologique dans laquelle se trouve Kanaan présente des similitudes avec le pathos de Roquentin découvrant la nausée de la contingence et de la facticité de l’existence. Souvent même, Kanaan utilise le même vocabulaire que Roquentin pour rendre compte de son expérience. Mais, contrairement au héros de Sartre qui est parvenu à l’expérience de la nausée du néant après une analyse phénoménologique minutieuse commençant par le doute existentiel jusqu’à la découverte de la contingence, Kanaan, la plupart du temps, ne se soucie guère d’analyse poussée de ses expériences. S’il n’entraîne pas le lecteur dans le processus de l’expérience subjective véhiculée par toutes ses expressions existentialistes, on sent néanmoins que son mal est assez profond et mérite qu’on l’examine de plus près. Il semble aussi que le sentiment aigu qu’il a de son mal-être existentiel lui confère un regard lucide sur sa situation et sur la vie en général. Ainsi, les conséquences et les conclusions qu’il tire de sa prise de conscience de ses découvertes métaphysiques en sont l’expression la plus significative. Dans la tradition occidentale, l’étonnement devant l’être, le doute, le questionnement de l’être et la découverte subséquente de ces paradoxes insolubles ont été souvent à l’origine de la philosophie. C’est le point de départ absolu de la pensée existentielle en particulier. Roquentin par exemple se lance dans la voie de la réflexion philosophique sur l’existence tout de suite après que ses doutes 111

cartésiens lui aient révélé la contingence et le néant. Chez Kanaan par contre, l’étonnement devant l’être et la découverte de l’absurde ne l’entraîne pas vers la philosophie, mais plutôt à faire un choix plus radical, qui est le nihilisme.

3.8. Du nihilisme au ressentiment Devant l’absence d’une nécessité de l’existence, le héros décide de renoncer à tout et de vivre pour rien : « J’ai échoué en tout, à présent, il faut que j’aille jusqu’au bout : échouer définitivement. » (p. 83) En renonçant à tout, au sens, aux valeurs des choses et au monde, le héros tombe dans le nihilisme. D’après Nietzsche, le nihilisme est « la terreur d’avoir découvert la fausseté de tout ».164 Partant de la mort de Dieu, c’est la découverte que : « Les valeurs supérieures se déprécient. Les fins manquent ; il n’est pas de réponse à cette question : « A quoi bon ».165 Chez Kanaan, le nihilisme, c’est aussi la prise de conscience de s’être laissé si longtemps abuser, de la stupidité d’avoir agi, en vain, tout s’écroule, même le logos : « Je ne suis plus de l’aventure, cette logomachie verte logos, chez vuoi… » (p. 87) Nietzsche rend compte du vertige et du vide d’un tel écroulement du sens et des valeurs chez le nihiliste : « Le vide ; plus de pensée ; les fortes passions tournant autour d’objets sans valeurs ; être le spectateur de ces absurdes mouvements pour et contre ; hautain, sardonique, se jugeant froidement… La force la plus énergique ne sait plus à quoi elle sert. Tout est là, mais il n’y a plus de fins. L’athéisme ou manque d’idéal. »166

Kanaan concrétise son nihilisme à travers un certain nombre d’étapes. La première est un nihilisme purement verbal. C’est une dévalorisation du langage à laquelle on a déjà fait allusion. En fait, comme les valeurs et le sens sont déposés dans les mots, il s’est agi pour lui, du moins tout au début de sa crise, de procéder à leur décomposition systématique grâce à une utilisation surréaliste, délirante ou purement fantaisiste du langage. La deuxième étape de son nihilisme est marquée par le passage du langage à l’acte. Cela consiste à rompre ses derniers liens avec le monde et les êtres. Ainsi, il renonce à ses études, rompt avec son amie Anna, abandonne toute attache sociale, toute appartenance à une classe, une race, un milieu ou une idée : « Je n’avais strictement rien à revendiquer pour moi. J’étais moi, un point quatre traits. Pas de problème de nègre en général. » (p. 80) Il se veut réduit à une stricte subjectivité individuelle : « une exigence vivante : là, était mon problème. » (p. 80) Finie la solidarité raciale : « Nous les nègres… Non. Je n’étais pas nous. » (p. 80) La troisième étape est la concrétisation de son projet nihiliste à travers un programme de « descente aux enfers ». Ce programme, exécuté avec une 164

Nietzsche : Vie et Vérité : textes choisis, édité par Jean Granier, Paris, PUF, 1971, p. 191. Nietzsche : Vie et Vérité : textes choisis, édité par Jean Granier Ibid, p. 14. 166 Nietzsche : Vie et Vérité : textes choisis, édité par Jean Granier Ibid, pp. 191-192. 165

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diligence diabolique, n’est que la dégradation systématique des valeurs morales et sociales admises. Cela commence par la débauche sexuelle. Avec une audace et un sang-froid digne du Marquis de Sade, il consacre des pages entières à ses séances de débauche sexuelle, allant de la sodomie homosexuelle à d’autres perversions sadiques, sans oublier les graffitis sur les murs des toilettes du métro. Mais, dès qu’il apprend que c’était la pratique làbas, et qu’à cet endroit, il y a « des pervers qui laissent tomber de la mie de pain le matin et qui reviennent la reprendre le soir, quand elle est tout imbibée d’urine, ça les excite à mourir » (p. 62), il n’hésite pas à tenter, lui aussi, d’autres expériences érotiques encore plus originales. En fait, durant cette période de sa « descente aux enfers », toute la vie du héros est réduite à une recherche effrénée d’extases diaboliques, de perversions érotiques. Dès lors, aucun secret ni aucune expérience de la dégradation sexuelle ne lui sont inconnus. Fidèle à sa logique nihiliste du « tout est permis », la nuit, il fréquente le métro, les bas quartiers, les ruelles sombres et abandonnées. Enfin, la dernière étape du nihilisme de Kanaan commence au moment où il se rend compte que son séjour en enfer, au lieu de lui apporter l’extase qu’il recherchait, s’est mué chez lui en nausée, en dégoût total et insupportable. L’incident qui provoque ce mal-être existentiel est son viol humiliant et abominable par ses cohabitants de l’univers souterrain parisien. Cette fois, il est si dégoûté de lui-même, qu’il veut aller au terme ultime du nihilisme. Il est parvenu à ce qu’il convient de nommer le stade suprême du nihilisme que Nietzsche définit comme la : « Phase du mépris même envers la négation (…) même envers le doute (…) même envers l’ironie (…) même envers le mépris. »167

D’où son slogan : « Qu’importe que tout soit sans importance. » Dès lors, il sombre dans une crise existentielle aiguë et cherche à se supprimer. Il sera sauvé in extremis par l’incendie d’un foyer de travailleurs immigrés. Cet ultime incident semble être en contradiction flagrante avec la logique nihiliste du héros absurde. Il amène le lecteur à se poser des questions sur la véritable source des agissements de Kanaan. Il faut en effet se demander si le héros est vraiment l’homme absurde qu’il prétend être ou bien, s’il joue tout simplement au nihiliste pour masquer ses vrais problèmes et les vrais mobiles de ses actes. Pour élucider cette situation, réexaminons de plus près les mobiles de la décision initiale prise par le héros. Tout au début de son aventure, Kanaan décide de renoncer à tout, parce qu’il vient de découvrir que la vie ne vaut plus rien et que tout est absurde. Aussi, se déclare-t-il désormais un individu libéré de toute attache raciale, sociale ou morale. Mais au même moment, il se déclare maudit et irrémédiablement enchaîné par la malédiction infligée à sa race par Noé. Devant le caractère factice de ces deux déclarations, on ne tarde pas à 167

Nietzsche, Vie et Vérité : Textes choisis, édité par Jean Granier, Op. cit. p. 192.

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s’apercevoir que le véritable mobile de ses choix, actes et discours n’est pas aussi existentialiste qu’il veut le faire croire. A vrai dire, ce n’est pas la découverte de l’absurde et du néant universel qui est à l’origine de ses conduites mais, un fond de mensonge à soi, de fuite de soi. Dans la partie consacrée à l’analyse formelle du roman, il est largement montré comment Chaîne, qui sert de titre et de symbole unifiant des éléments du roman, n’était que la projection spatio-temporelle de la situation existentielle singulière du héros-narrateur. Il semble que cette expérience singulière s’avère être l’incapacité du personnage à trouver une solution viable à sa situation existentielle exécrable. En réalité, il comprend qu’il est devenu une épave humaine. Devant le caractère irréversible et intenable d’une telle vérité existentielle, il n’a de recours, pour expliquer ses malheurs, que la malédiction de sa race par Noé. Par une invocation incantatoire de ce mythe biblique, Kanaan s’ingénue durant une bonne moitié et vers la fin de son récit, à convaincre le lecteur, qu’étant prédestiné à échouer perpétuellement, ses actions sont déjà vouées à l’échec. A partir de ce constat douloureux, il n’hésite pas de légitimer ses pathos en les associant à une kyrielle de chaînes : chaîne de la malédiction originelle, chaîne de l’esclavage, chaîne de la colonisation, chaîne de l’absurde, chaîne d’être, etc. Sans aucun doute, ces agissements du héros relèvent de ce qu’il convient d’appeler une conduite magique. C’est une tentative de changer magiquement une réalité particulière, en l’occurrence la médiocrité de sa situation personnelle. D’ailleurs, le lecteur comprend très vite que ces échappatoires relèvent toutes d’une opération de mensonge à soi. En vérité, l’assise psychologique première de sa mauvaise foi, de ses simulations et dissimulations, de ses fuites et surtout de ses excès, c’est, sans nul doute, le ressentiment. Kanaan est en effet le prototype de l’homme du ressentiment. Mis en vedette par Nietzsche168 et repris par Max Scheler, le ressentiment est défini par ce dernier comme : « Un auto-empoisonnement psychologique (…).Parmi les émotions et les sentiments qui entrent en ligne de compte, il faut placer avant tout : la rancune et le désir de se venger, la haine, la méchanceté, la jalousie, l’envie et la malice. »169 Toutefois, pour qu’il y ait effectivement ressentiment, il faut que toutes ces émotions et sentiments soient inhibés chez le sujet par « un sentiment très marqué d’incapacité, d’impuissance. »170 Le ressentiment serait donc une réaction émotive d’impuissance, conséquence d’une infériorité que le sujet cherche à se dissimuler. Pour que cet état d’animosité refoulé puisse se manifester, il faut qu’une violence particulière des émotions, tels que la rancune, la haine et le désir de vengeance s’accompagne « du sentiment de l’impuissance où l’on est de les traduire en actes, de telle sorte qu’ils 168

Dans La Généalogie de la Morale, Nietzsche démontre magistralement que le ressentiment est à l’origine de la morale chrétienne du bien et du mal. 169 Max Scheler, L’homme du ressentiment, Paris, Gallimard, 1959, p. 14. 170 Max Scheler, L’homme du ressentiment, Ibid., p. 15.

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aigrissent, du seul fait de la faiblesse physique ou morale ou par la peur ou l’angoisse qu’inspire la personne à laquelle on en a. »171 Aussi, conclut-il, le ressentiment est le propre es malheureux, « des serviteurs, des commandés, de ceux qui se cabrent en vain sous l’aiguillon de l’autorité. »172 Il faut donc chercher à connaître la genèse du ressentiment chez Kanaan. Pour Scheler, le ressentiment, bien que toujours issu d’une disposition personnelle, peut-être favorisé par une certaine situation de l’homme ou un contexte socio-historique. Chez le héros, il semble qu’une combinaison de ces deux facteurs est à l’origine de ses conduites qu’on peut qualifier de conduite de ressentiment. D’abord, on sait que Kanaan, au moment de sa crise, s’est exclu de tout. L’amer sentiment de vide et d’impuissance qu’il ressent alors, est certainement la conséquence logique de sa situation catastrophique. On sait aussi qu’il se trouve dans la situation socio-psychologique du « nègre à Paris. » Qu’il est un ancien sujet dominé et comme tel, pétri de complexes plus ou moins refoulés, tels que le sentiment d’infériorité, de rancune, de haine et de désir de vengeance impuissante à l’égard du mode de l’ancien Maître. Ces deux facteurs- sont en eux-mêmes déjà porteurs d’un grand potentiel de ressentiment. Ils prédisposent le sujet qui s’y trouve engagé à céder aux conduites réactives relevant du ressentiment. Il a donc suffit que Kanaan qui s’y trouve, se sente incapable de remédier à l’un et à l’autre de ces handicaps pour que son ressentiment explose. C’est ce sentiment d’impuissance qui va empoisonner toute sa perception des choses, du monde et des gens. A l’origine de sa crise actuelle se trouve, non une quelconque prise de conscience du néant universel, mais le ressentiment qu’il cherche à cacher derrière des pathos existentialistes. Derrière ses excès verbaux et ses conduites fantaisistes, se dissimulent la frustration, la haine et le désir de vengeance inouï d’un individu qui en veut terriblement à un monde qu’il envie mais auquel il ne peut accéder : « L’homme du ressentiment condamne le monde parce qu’il en est une victime du fait de sa faiblesse ou de sa pusillanimité. »173

S’il condamne le monde, c’est parce que, comme le dit Nietzsche, un tel être, « dans le fond a honte de son existence, peut-être, par-dessus le marché héberge-t-il quelques petits vices au fond de son âme ? »174 C’est pour se cacher cette honte et son impuissance à se sortir d’une situation intenable que le héros-narrateur fait un usage purement fantaisiste des pathos postmodernistes. Seulement, son dilettantisme compensateur prête plutôt à rire. Comme le souligne fort justement Nietzsche, lorsqu’un fripon pareil se tourne vers des « lectures auxquelles il n’a pas droit, ou des fréquentations trop 171

Max Scheler, L’homme du ressentiment, Ibid., p. 18. Max Scheler, L’homme du ressentiment, Ibid., p. 19. 173 Maurice Dupuy, La Philosophie de Max SCHELLER, Paris, p. 135. 174 Nietzsche, Vie et Vérité, Op. cit. p. 71. 172

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intellectuelles pour ses capacités digestives », c’est pour « s’empoisonner jusqu’à la moelle » : « Car, pour un raté de cette espèce, l’esprit devient poison, et poison la culture, poison la solitude (…) et il tombe finalement dans un état de rancune, dans une volonté chronique de se venger. »175

L’un des moyens par lesquels l’homme du ressentiment cherche à se venger du monde consiste dans la dépréciation, la transgression ou la transvaluation des valeurs établies. A cet égard, le programme de descente aux enfers, que le héros présente comme le comble de son nihilisme, n’est en fait que la réalisation de la tendance irrésistible assez manifeste chez lui de se venger ou de dévaluer les choses qu’il ne pourrait jamais posséder. Ses perversions sexuelles, ses transgressions systématiques des tabous et ses invectives contre les valeurs établies, n’ont rien de nihilistes mais expriment plutôt « un effort pour résoudre le conflit entre la force du désir et la force du sentiment d’impuissance et, pour autant, la souffrance dont il est cause. »176 : « Comme il est convaincu de la valeur positive de ce qu’il n’a pas et ne possédera sans doute jamais, il souffre de la contradiction entre les désirs (…) et son incapacité personnelle de réalisation. »177

La dépréciation des valeurs ou les transgressions des tabous deviennent dès lors, le seul moyen par lequel ce malchanceux apaise la secrète rancune qu’il nourrit à l’égard de tout ce qui le sépare d’abord des autres hommes puis, du monde parisien auquel il a senti qu’il n’appartiendra jamais. Le refrain nihiliste : « Qu’importe que tout soit sans importance », qu’il entonne partout, au lieu d’exprimer le cynisme froid ou « l’amor fati » du vrai nihiliste, trahit plutôt l’échec patent d’un individu qui veut se persuader qu’il se moque de tout alors qu’en réalité, c’est son aigreur qui est mise en lumière, incapable qu’il est de se réaliser. Le dernier mensonge à soi pour couvrir son ressentiment est sa tentative de suicide. On se demande en effet pourquoi, lui qui avait perdu tout sens de la morale, se sent-il déshonoré et dégoûté de luimême, quand il est violé par ses amis ? Devant l’absence totale de réponse à cette interrogation, il apparaît que les agissements du héros ont surtout été entrepris avec le secret désir métaphysique, pour utiliser l’expression de René Gérard, dans tous ses actes et non actes. En fait, en voulant se venger du monde, Kanaan a cherché une sorte d’extase qui viendrait compenser son mal-être existentiel. Mais il prend rapidement conscience que la débauche et autres dégradations morales auxquelles il s’était adonné, n’ont fait que réconforter son sentiment d’échec irréversible en le menant tout droit dans une impasse ontologique intenable. 175

Max Scheler, L’homme du ressentiment, Op. cit, p. 71. Max Scheler, Max Scheler, L’homme du ressentiment, Ibid., p. 56. 177 Maurice Dupuy, La Philosophie de Max Scheller, Op. cit. p. 178. 176

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C’est cette frustration qui le pousse en fin de compte, à l’abdication définitive dans la recherche de tout désir, de tout vouloir, y compris le vouloir-vivre. Kanaan, tout au long de la première partie de son aventure existentielle, se révèle donc en tant qu’un homme du ressentiment qui, face à l’échec patent de recherche d’une plénitude ontologique à travers sa vengeance contre le monde et les gens, décide de se suicider. Il semble que c’est là, l’ultime acte de vengeance d’un impuissant contre la vie. De la sorte, Kanaan s’avère le prototype du héros du ressentiment. A ce titre, il peut même rivaliser avec le modèle universel de ce genre : L’homme souterrain de Dostoïevski. A la décharge de Kanaan et surtout de son créateur, il faut reconnaître que le ressentiment, né d’une situation de domination politique d’abord, puis d’une inféodation culturelle régulière a été durant un bon moment, l’assise profonde mais cachée de la pensée et de la création intellectuelle francophone africaine. Il a inspiré et nourri l’œuvre de toute une génération. Contrairement aux dénonciations virulentes de certains, Bokoum adopte le ton humoristique pour se moquer à la fois du Maître et de l’esclave. Mais, on comprend très vite que, derrière le talent poétique de cet auteur sensible, se profile du ressentiment – la haine refoulée, le désir de vengeance impuissant et la rancune - qu’il nourrit, sans se l’avouer, à l’égard de l’ancien maître.

3.9. Un amalgame de dialectique révolutionnaire sartrienne et de genres oraux Kanaan s’est retrouvé au terme de son itinéraire et en raison de sa crise existentielle dans une situation qui l’a acculé à adopter une attitude nihiliste. Dès lors, va se poser au héros un problème urgent, celui de se libérer de l’angoisse qui l’étreigne. Seulement, le propre de l’angoisse existentielle, expérience par laquelle le personnage est passé au cours de sa crise, est que non seulement, elle est révélatrice de l’existence mais aussi, qu’elle contient le germe même du ressaisissement de soi, c’est-à-dire d’une. auto-libération existentielle. C’est dans l’angoisse que le dévoilement de l’être, à savoir la rencontre avec l’ontologique, oblige l’individu à s’interroger, à se remettre en question. Une telle mise en question de soi peut déboucher sur une prise de conscience de l’insuffisance, de l’inauthenticité de son mode d’existence ou de son état de chute. Une telle prise de conscience peut aussi faire naître le désir ardent de se ressaisir, de changer radicalement ou de se racheter. Si cela vient à avoir lieu, on peut alors parler d’une sorte de conversion existentielle personnelle. La dialectique d’une telle conversion personnelle peut prendre plusieurs formes suivant l’attitude fondamentale de départ du héros à l’égard du monde. L’impasse dans laquelle se trouve le personnage finit par devenir intenable à telle enseigne, qu’il envisage de recourir au suicide, son ultime solution. Seulement, au moment de l’acte fatal, le hasard d’un incendie lointain l’amène 117

à suspendre le geste fatal, le temps d’aller voir ce qui se passe. C’est sur le lieu de la catastrophe que Kanaan fait une découverte importante qui va le métamorphoser et l’aider enfin à surmonter son désespoir. Elle va radicalement réorienter l’itinéraire existentiel du héros. Ainsi donc, c’est devant le spectacle infernal, hallucinant causé par l’incendie qu’il va se sentir profondément ébranlé dans son être. Il semble qu’on a affaire à une vision révélatrice avec une tonalité religieuse et un caractère épiphanique assez frappants. Le héros-narrateur n’hésite pas de parler de « délivrance ». Il exprime même la nécessité d’aller prier dans une église ou dans une mosquée. A l’instar de Clarence, dont la perception soudaine du roi lui ouvre tout un nouvel horizon existentiel, la vision de la flamme de l’incendie semble avoir dévoilé à Kanaan un autre univers ou comme il le dit à lui-même, peut-être : « Une réponse à toutes mes questions. » (p. 90) Alors, il faut vraiment se demander s’il a réellement eu une vision religieuse. Rien n’est moins sûr, en raison même de l’âme foncièrement athée du sujet. Tout au plus, peut-on parler de l’usage d’un langage mystique pour rendre compte d’une autre forme d’expérience non moins révélatrice. Cette expérience, il nous semble, n’est rien d’autre qu’une sorte d’illumination dont la provenance idéologique est à chercher ailleurs. En fait, l’illumination en question semble être une redécouverte du monde au terme d’une soudaine et profonde métamorphose existentielle. A travers la vision de la flamme, c’est comme si le monde, dans toute sa réalité, se dévoilait à lui pour la première, telle une « déchirure dans la nuit » (p. 90). Ce qu’il convient d’appeler un miroir, lui montre tout d’un coup un nouveau visage des choses. Le réel, pour la première fois, s’impose à sa conscience fuyante. Maintenant, il lui semble que quelque chose existe ; que le monde est réel : « Il se peut que Dieu ou (..), je ne sais pas moi ! Quelque chose d’autre existe. » (p. 90) La manie d’une description naturaliste d’évènements sordides contemplés de loin et omniprésente dans la première partie du roman, cède aussitôt la place à celle d’un monde vu de près, perçu concrètement. Grâce à l’incendie, Kanaan fait sa rentrée dans le monde réel, après un si long séjour en enfer. Il faut cependant se demander quelle sorte de réalité s’offre à sa perception ; si la nature de ce qu’il vient de découvrir est différente de tout ce qu’il avait connu auparavant. Tout d’abord, c’est à travers une description hyper-naturaliste à la Zola que le héros-narrateur nous fait découvrir la laideur, la misère et la désolation d’une certaine réalité dans sa matérialité la plus dégradante. Naturellement, le plus important pour Kanaan, c’est de savoir qu’elle est vécue par des êtres humains ; autrement dit par Autrui. La scène infernale et les souffrances inhumaines qui se dévoilent devant ses yeux sont assez apocalyptiques pour provoquer chez le héros, demeuré jusqu’ici misanthrope et nihiliste, un choc, un sursaut humaniste provoquant une soudaine prise de conscience d’Autrui comme réalité. Qui 118

plus est, il s’avère que cet Autrui est un frère de race plus damné que lui qui se prenait pour le l’unique nègre à porter le lourd fardeau de la malédiction infligée à son ancêtre Cham. Subitement, le héros-narrateur se rend compte que les chaînes des travailleurs immigrés noirs sont plus lourdes que celles purement magiques, qu’il prétendait porter. C’est le réveil à cette réalité humaine et raciale, qu’il concrétise par sa participation à l’opération de sauvetage au cours de laquelle il découvre la chaleur, l’humanité et la solidarité de ces miséreux. A la sortie de cette opération, Kanaan se découvre, comme par miracle, un nouvel homme, un homme engagé. C’est là en somme, l’expérience épiphanique au terme de laquelle, l’homme enchaîné se défait subitement de ses chaînes, abandonne ses fréquentations souterraines pour se définir une autre forme d’existence. Mais, comme une telle volte-face est peu vraisemblable, il s’agit alors de savoir si son changement d’attitude vient d’une conversion métaphysique, d’une métamorphose spirituelle ou tout simplement d’un saut idéologique artificiel. Assurément, l’hypothèse d’un saut idéologique semble plus plausible non seulement, en raison de la teneur généralement trop édifiante et lyrique de toute l’expérience, mais aussi à cause du langage, des catégories et des paradigmes idéologiques par lesquels, elle est communiquée au lecteur. Par ailleurs, l’auteur, craignant de tomber dans l’artifice naïf du roman engagé et dans le but de parer à l’invraisemblance trop voyante de la métamorphose soudaine du héros, semble avoir pris quelques précautions stylistiques. D’abord, il a fait en sorte que ce changement ne survienne pas à la suite d’une décision brutale, qui ne serait pas dans la logique du personnage principal, que le lecteur sait pessimiste et misanthrope. Il fallait ensuite faire en sorte que le héros soit fortement subjugué et radicalement transformé par la vision de l’incendie. Malgré ces précautions techniques du romancier, l’idéologie didactique reste bien évidente. On peut en effet se demander comment Kanaan, imperméable à tout sentiment humain, ayant déjà renvoyé aux calendres grecques tout problème de Nègres, peut-il subitement apparaître en philanthrope prêt à se sacrifier pour les travailleurs immigrés rien qu’à la vue d’un simple incendie ? Il nous semble plutôt que la métamorphose du personnage et son engagement subséquent obéit expressément à un impératif idéologique dont le caractère marxiste et révolutionnaire ne tarde pas à se dévoiler. Ainsi, l’illumination soudaine qu’il croit avoir eue grâce à l’incendie et sa métamorphose tout aussi soudaine ne peuvent s’expliquer qu’à la lumière du passage d’une attitude prétendument existentialiste à une perception idéologique marxiste du monde. Si soudainement, le monde s’impose à lui dans sa toute sa réalité économique et non plus comme une entité fuyante ou enchaînée, c’est qu’il le perçoit maintenant à travers les lunettes dialectiques d’une idéologie matérialiste. Et si cette réalité acquiert à ses yeux, une signification humaine misérabiliste et cesse d’être un réseau de données vu à 119

travers une idéologie prolétarienne. Et si, finalement, ce monde prolétarisé étale son caractère bouleversant et cœrcitif, invitant à la prise de conscience du phénomène et à l’engagement, c’est, parce que le héros l’entrevoit à travers l’idéologie révolutionnaire. La synthèse de ces trois perceptions de la réalité, donne à sa brusque conversion le caractère d’un saut incontestablement marxiste. Il semble que c’est là, l’origine de la métamorphose et de la décision de Kanaan de s’engager auprès des travailleurs immigrés dans leur lutte contre les grandes sociétés capitalistes, qui les exploitent. Mais la question se pose de savoir quelle forme doit prendre cet engagement et de quelle façon, il veut la réaliser. L’évolution du récit après la décision de Kanaan, laisse voir que Bokoum a probablement connu les principes du marxisme existentiel de Sartre ; car, tout le projet d’engagement du héros-narrateur se déroule presque comme une exemplification romanesque d’un programme idéologique précis, modelé sur les principes de la praxis sociale énoncés par Sartre dans sa Critique de la raison dialectique. Dans ce livre, Sartre expose le processus théorique et les modalités pratiques d’une action humaine et sociale conçue comme une praxis révolutionnaire. L’existentialiste français explique le processus dialectique de l’évolution de l’individu isolé – L’homme sériel – par rapport à l’homme du groupe ou groupe en fusion, base de la praxis révolutionnaire. Le romancier prête à l’engagement social du héros le schéma sartrien, lequel comporte le passage par divers processus dialectiques et étapes qui doivent préparer et précéder l’action révolutionnaire. Après avoir découvert la misère effrayante des travailleurs immigrés du Foyer et pris la décision d’agir, le problème qui se pose à Kanaan est comment transformer ce lumpen-prolétariat en prolétaires conscients de leur rôle révolutionnaire pour l’amélioration de leur condition de vie précaire. Pour ce faire, le héros, s’inspirant de la dialectique sartrienne, a recours à plusieurs stratégies d’initiation idéologique. La première va consister à ce qu’il convient d’appeler la conscientisation des immigrés. Il s’agit d’un travail d’endoctrinement idéologique et politique visant à les sensibiliser à la dialectique révolutionnaire. Cela a lieu au « Café Caïlcédrat » où se réunissent habituellement les travailleurs immigrés pour noyer leur misère dans l’alcool. Avec l’aide de deux autres « intellectuels » africains, Kam et kepling, Kanaan cherche à constituer un noyau révolutionnaire avec quelques éléments très engagés pour la défense de la cause des immigrés travaillant en France. La deuxième étape est la formation idéologique proprement dite. Parmi les stratégies utilisées à cette fin, il faut citer, outre les harangues verbales, la multiplication des réunions, des veillées de nuit secrètes et des rendez-vous dans la forêt au cours desquels les membres sont initiés à l’idéologie révolutionnaire et aux activités syndicales. Au cours de ces séances d’initiation idéologique, on a aussi recours à certaines pratiques magiques, tel que l’usage du serment destiné à renforcer la solidarité du groupe. L’usage de la terreur et 120

de la violence comme moyens de lutte y est également enseigné aux adhérents. Mais la stratégie la plus originale, semble-t-il, est le recours au théâtre comme moyen de fusion de tous les membres. C’est ici que l’inspiration sartrienne est la plus manifeste. Sartre a en effet beaucoup parlé du théâtre comme la meilleure expérience et « exemplification de nous. »178, c’est-à-dire de l’êtreensemble ou du mit-sein. Kanaan et ses amis semblent avoir vite saisi le rôle que pourrait jouer l’expérience théâtrale non seulement comme un tremplin pour un groupe en fusion, mais aussi en tant que moyen de propagande, de mobilisation et de sensibilisation des travailleurs immigrés. Aussi, se dépêchent-ils de former le groupe théâtral Kotèba, théâtre populaire et amateur dont les représentations souvent improvisées sont tirées des vieux mythes et épopées africains choisis en fonction de leur caractère édifiant. L’extase et les joies communes suscitées par de nombreuses représentations finissent par renforcer davantage chez les uns et les autres, le sentiment communautaire. Ce qui a bien facilité la réalisation de l’objectif recherché, celui de l’unité ontologique d’un groupe en fusion en vue d’une action révolutionnaire. Le héros peut donc s’en réjouir d’autant que lui-même se sent complètement transformé en leader révolutionnaire chez lui. La meilleure illustration de cet auto-dépassement est la transfiguration provisoire du mythe de la chaîne comme symbole de la malédiction raciale héréditaire en un hymne et motif de solidarité et de lutte des travailleurs immigrés. Dorénavant, il sera question du travail en chaîne, symbole de solidarité entre les immigrés enchaînés par les grandes industries capitalistes : « Je te fabrique, tu me fabriques. » (p.) C’est là le refrain leitmotiv de Kanaan pour célébrer la transposition idéologique de la vielle chaîne de damnation en une chaîne de l’être-ensemble et de la lutte des travailleurs. C’est dans cet état révolutionnaire euphorique que le héros va prendre part à l’organisation finale et au lancement de la grève des travailleurs immigrés. Malheureusement, non seulement cette grève est vite brisée mais, Kanaan retombe avant même l’échec du mouvement, dans ses délires de départ. La libération n’aurait donc été que très apparente. Il faut maintenant se poser la question de savoir si le bilan du projet du héros n’est pas négatif. L’explication superficielle de son échec serait qu’étant un héros problématique, il était déjà condamné à échouer dans son action ; car, dans la pensée existentialiste ou toute autre pensée tragique, l’échec est le terme indépassable de toute entreprise humaine. « L’histoire d’une vie quelconque est l’histoire d’un échec » affirme Sartre. Dès lors, toute représentation romanesque authentique de l’existence ou de l’existant doit refléter cette donnée tragique de la condition humaine. Une telle explication est cependant trop générale et ne peut aider à comprendre que partiellement le cas spécifique 178

Denis Hollier, « Politique de la prose - Jean-Paul Sartre et l’an quarante, Paris, Gallimard, 1982, p. 267.

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qui nous intéresse ici. De fait, une explication plus authentique doit d’abord tenir compte des responsabilités du héros puis, des circonstances exactes de ses échecs. Elle doit surtout chercher à trouver une réponse satisfaisante à la question suivante : quel était le projet de liberté de départ du héros et quel est le moyen qu’il a mis en œuvre pour le réaliser ? Autrement dit, sa conception de la liberté et la dialectique de sa réalisation sont-elles authentiques ou relèvent-elles de ce que Sartre appelle « La réflexion impure » ? Suivant ce paradigme, un examen sérieux révèle que le projet de liberté de Kanaan, surtout sa conception a été entachée d’inauthenticité soit dès le début soit au cours de sa réalisation, puisque son projet de départ était inauthentique. Il s’agit donc de voir pourquoi et comment un tel programme de salut ne pouvait qu’aboutir à un échec.

3.10. Echec d’auto-libération L’échec du projet d’auto-libération de Kanaan, de son engagement dans la praxis révolutionnaire, s’explique à la fois par la nature utopique d’un tel projet et par l’incohérence et la facticité du personnage lui-même. On comprend que le but de son projet a été de constituer avec l’aide de ses amis, Kam et Senn, un noyau révolutionnaire avec certains éléments soigneusement choisis parmi les travailleurs immigrés. Outre le caractère hasardeux d’un tel programme, les moyens mis en place pour sa réalisation étaient purement fantaisistes. D’abord les leaders du mouvement, à commencer par Kanaan lui-même, sont tous des individus peu crédibles. Naturellement, ils ont conçu et mis en œuvre les principes et les méthodes d’une praxis révolutionnaire à la mesure de leur inconséquence intellectuelle. Ensuite, les travailleurs immigrés sur lesquels ils comptaient, étaient peu sensibles à cette dialectique. Aussi, la tentative de les transformer en un groupe de fusion n’avait-elle aucune chance d’aboutir, malgré le recours à différentes stratégies révolutionnaires. Enfin, la praxis révolutionnaire elle-même était faite d’un mélange de marxisme, de magie et de sorcellerie africaine. Ce qui a donné lieu à un spectacle étrange le jour de la grève. Mais, l’échec de ce mouvement s’explique à son niveau le plus profond par l’incohérence voire la fausseté de son instigateur principal, le héros lui-même. On sait que sa position première a été prétendument existentialiste, en ce sens que sa prise de conscience de l’absurde et du néant lui a démontré l’inutilité absolue de toute action ou de tout effort humain. C’est à partir de ce constat, qu’il se laissait, comme il le faisait croire au lecteur, entraîner dans le nihilisme. Or, pour surmonter une telle attitude afin de retrouver un motif d’agir, il faut une conversion radicale, soit de caractère religieux, soit de type nietzschéen d’affirmation tragique de la vie. Ce dernier cas supposerait naturellement une réévaluation de toutes ses anciennes valeurs. Seulement, 122

Kanaan a voulu faire croire au lecteur qu’un simple saut dans le marxisme aurait suffi pour gommer son nihilisme et lui ferait retrouver tout de suite le goût d’agir. Non seulement, un tel saut est peu convaincant mais encore, il va à l’encontre de la logique même du héros et des évènements. On a plutôt l’impression que la brusque illumination et la soudaine ferveur révolutionnaire de ce dernier l’ont mené tout droit dans une situation illogique. En fait, en se jetant dans l’action révolutionnaire sans auparavant se guérir de ses pathos factices, il a tout simplement greffé artificiellement la révolution sur une âme nihiliste, conduite illogique qui ne pouvait que le conduire dans l’impasse. On n’est donc pas étonné de voir qu’à la fin, le héros sombre dans une névrose terrible.

3.11. Conclusion Au terme de ce travail, la perspective littéraire de Chaîne de Saïdou Bokoum nous a permis de saisir son écriture comme une forme d’expérience existentielle ou idéologique vécue et transposée dans le langage. Elle nous a permis aussi et surtout d’appréhender le romancier comme un penseur ayant des idées originales et une certaine vision du monde à exprimer et à mettre en valeur. Et comme l’œuvre est tout enracinée dans une réalité existentielle particulière, celle de l’exil, il faut la considérer comme un point de vue sur une certaine perception ou conception de cette réalité. L’idéologie qui anime le roman de Bokoum est ancrée dans la recherche d’une métaphysique personnelle. C’est cette recherche qui a amené le romancier à l’individualisme héroïque inspiré de l’existentialisme sartrien, qu’incarne le héros du récit. On sait également que la notion existentielle d’individualisme héroïque n’est qu’un mythe romantique de plus. Le héros, comme tout héros existentialiste, empêtré dans des idées auto-mensongères, n’a pas trouvé mieux, aux moments de ses crises, que de s’en prendre violemment à toute l’humanité. Du vieux mythe juif de la malédiction de Cham, il est venu à l’idéologie marxiste comme arme de combat contre la bourgeoisie, le colonialisme et l’impérialisme, etc. Puis, par le biais du héros, l’auteur procède à l’union du matérialisme dialectique avec des pratiques et rites magiques venues de l’occultisme africain. De ce mariage, le romancier tente de forger ce qu’il appellera « la pensée révolutionnaire africaine ». Il nous semble que ce mariage est impossible, et comme tel, il ne peut mener nulle part. L’innovation de la forme qui a consisté à la juxtaposition fantaisiste dans un moule romanesque de collages empruntés ici et là, n’a que peu d’influence sur l’unité et le sens véritable de ce récit plutôt initiatique. Chaîne ne peut en effet se comprendre dans son unité narrative, qu’à partir de Koumen, le récit initiatique peul de Hampâté Bâ. C’est pour cette raison certainement que l’auteur prend une distance ironique par rapport au héros par son langage

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poétique. Son intervention dans le récit ne peut donc relever que d’un rapport purement poétique. Jacques Chevrier note en partant d’une enquête que : « l’attitude de l’écrivain vis-à-vis d’une langue non maternelle repose, semble-t-il, sur une certaine ambivalence, mélange d’amour et de haine, de saisie et de rejet, qui rend assez bien compte du sentiment de corps à corps avec le langage que provoque la lecture des écrivains francophones. »179

Bokoum est un idéaliste poétique en quête de l’infini. Sans trop insister sur cet aspect idéologique, on peut dire que : « Il y a un rapport important entre un contexte, l’imaginaire né de ce contexte et la langue qui a aidé à la conceptionconstruction puis à l’expression de cet imaginaire. »180 On a l’impression qu’à travers le langage du héros-narrateur, Bokoum chercherait à se libérer de la croix du Hic et Nunc lié à la malédiction de Cham. L’optimisme qui l’anime ne provient-il pas, d’une philosophie globale de la vie, de l’idée qu’il se fait de l’homme et de son devenir dans le contexte de la globalisation ?

179

Jacques Chevrier : « L’écrivain devant la langue française », L’Afrique littéraire et artistique, N° 50, 1978, p. 49. 180 Amadou Koné, Les avatars des textes oraux sur le roman africain d’expression française, Op. cit, p. 153.

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CHAPITRE IV Une fable politique : Ma Sœur la panthère (Djibi Thiam)

« La désagrégation des mythes et des rituels, c’est-à-dire de la pensée religieuse dans son ensemble, n’est pas provoquée par un surgissement de la vérité toute nue mais par une nouvelle crise sacrificielle » (René Girard)

4.1. Introduction Le récit de chasse de Djibi Thiam, Ma sœur la panthère raconte l'histoire de Bamou, un grand chasseur qui quitte momentanément koundjeya, son village natal pour se rendre au marché de Limba, un hameau voisin, acheter quelques provisions. En son absence, une panthère agresse sa petite famille, tue et emporte Couti, son chien et fidèle compagnon de chasse. Dès son retour, Bamou, après avoir constaté les faits, en informe le patriarche du village, le vieux Doungou pour décider de la conduite à suivre face à la gravité de la situation. Pour la tribu des koungalas en effet, une panthère n'est pas une bête ordinaire. Il faut tenir compte du pacte de sang qui lie la communauté à cet animal devenu par la force des choses leur totem.

4.2. Le récit comme une histoire d’alliance totémique Dans le conte de Djibi Thiam, c’est Bimbalé le griot qui parle aux jeunes Koungalas de l’origine du totem de leur tribu. Tout commence dans la forêt par la rencontre de Momou Koungala, l’ancêtre et le célèbre chasseur de la région avec Ogounsi, le génie de la chasse. Pour prendre contact avec le chasseur, ce génie se métamorphose en gazelle, apparaissant et disparaissant aussitôt à sa vue. Ce jeu de cache-cache devait durer toute la nuit. A l’aurore, le génie, convaincu par la bonne conduite du chasseur dans son observation stricte des règles de la chasse, décide alors de le récompenser, en lui apprenant « certains secrets des plantes, le langage du vent, de la pluie, et des animaux. »

(MSp, p. 88.) L’alliance totémique comporte aussi bien des enseignements que des pouvoirs bénéfiques pour l’homme. En plus, il y a la garantie de vivre en symbiose avec la nature et ses habitants sans lesquels, l’être humain ne peut vivre en paix. Or, selon Ogounsi, il semble que la grande faiblesse de l’homme est le manque de « solidarité » avec les animaux et la nature (…). » (MSp, pp. 88-89) Le contact direct entre le génie et Momou Koungala est l’exception à la règle. En effet, dans les systèmes totémiques, explique Ousmane Kaba : « …le contact avec le totem s’effectue en rêve. C’est au cours du sommeil que l’animal totémique se présente à ses alliés humains. Cela semble d’ailleurs la voie logique de communication entre les hommes et les êtres d’une autre espèce. »181 Quant à Ogounsi, il a préféré s’adresser directement à son interlocuteur, peut-être parce que celui-ci, chasseur de son état, n’est pas tout à fait un néophyte des secrets. A ce titre, Momou Koungala fait partie à la fois du monde humain et du monde animal. Par conséquent, lui et le génie sont des maîtres chasseurs et des maîtres de la nuit. Entre eux, il ne saurait y avoir de protocole. Toutefois, des épreuves à subir et des devoirs à respecter sont les conditions imposées par Ogounsi pour que se réalise l’aide qu’il veut apporter au chasseur et à sa tribu. Ces obligations à travers les explications qu’il donne au chasseur, s’apparentent à des rites d’initiation. Aussitôt après la disparition du génie, c’est « un énorme buffle solitaire » (MSp, p. 89) qui l’attaque violemment. Au moment précis où la bête s’apprête à l’achever, « une panthère colossale » (MSp, p. 90) surgit des fourrés pour s’interposer entre le chasseur et son agresseur. Elle tue le buffle et sauve Momou Koungala d’une mort certaine. C’est cet incident qui permet au chasseur de faire, pour la première fois, la connaissance de son alliée de la brousse. Seulement, leur merveilleuse aventure ne s’arrête pas là, puisque le chasseur est grièvement blessé et a perdu connaissance. La panthère lèche ses blessures et veille sur lui jusqu’à ce qu’il revienne à lui. Pour le retour au village, il l’escorte et le protège, jours et nuits, contre les animaux nécrophages, hyènes, chacals et vautours. A leur arrivée, l’imposante panthère s’enfuit aussitôt devant l’affolement des villageois surpris par sa présence auprès du chasseur à nouveau évanoui. De la sorte, la panthère venait d’accomplir sa mission d’alliance. L’initiation du chasseur n’est pas pour autant terminée. Contrairement à la prise de contact directe entre lui et le génie, Momou Koungala reçoit son enseignement d’Ogounsi à travers le rêve. Le célèbre chasseur apprend beaucoup de secrets en brousse autant sur les plantes que sur les animaux. Il est même agréablement surpris de parler le langage de certaines bêtes. Pour lui, les choses sont désormais claires. Ses aventures avec le buffle, les animaux nécrophages et la panthère constituent les dures épreuves annoncées par Ogounsi. La panthère, son sauveur est sans nul doute 181

Ousmane Kaba, Le Bestiaire dans le roman guinéen, OP.Cit, p. 148.

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cet animal avec lequel sa tribu se trouve désormais unie, selon la ferme recommandation du génie de la brousse. Pour que les villageois comprennent ce « message des esprits », Momou Koungala sollicite l’aide des sorciers et autres devins pour leur expliquer son extraordinaire odyssée. C’est à la suite de cet évènement que la panthère devient le totem des Koungalas. Selon Bimbalé, depuis ce pacte, aucun incident n’est venu troubler cette belle entente. Les Koungalas sont interdits de faire la chasse aux panthères. Quant aux panthères, elles évitent de s’attaquer aux Koungalas et à leurs animaux. Il arrive même souvent aux deux communautés de s’allier pour combattre leurs ennemis. Une fête annuelle, explique le conteur, a été instaurée par les Koungalas pour commémorer cette alliance. A cette occasion, des libations sont faites en l’honneur de la panthère, des offrandes à Ogounsi, aux esprits et aux mânes des ancêtres. Telle est la signification du totem tribal des Koungalas. Puis, le crieur public précise : « Et, malgré ce qui est arrivé, la panthère demeure notre totem ; et le totem, c’est sacré pour nous ! » (MS p, p. 96). Il semble donc qu’une fois établie, l’alliance totémique ne peut être rompue. Patriarche du village et mémoire de l'histoire de la tribu, Doungou le forgeron est un personnage très important de la petite communauté. Il aime souvent répéter aux jeunes koungalas que la légende de l'alliance historique établie depuis des temps immémoriaux entre l'ancêtre de la tribu et la panthère est "fondée sur des devoirs sacrés et réciproques (MS P, p. 108)", dont surtout la non-agression. Mais depuis un certain temps, ce pacte sacré est rompu par les attaques répétées d’une panthère contre la communauté. Il semble que ces agressions injustifiées ne peuvent trouver leur solution que dans la condamnation à mort de la fautive.

4.3. Un récit initiatique Le conseil des sages charge alors Bamou d'exécuter la sentence, seul moyen pour rétablir l'ordre naturel des choses afin que la tribu retrouve son existence normale. Compte tenu du caractère sacré de leurs relations, le héros veut engager contre la bête une lutte loyale. A partir de cette décision, Bamou mettra au point toute une stratégie pouvant lui permettre de vaincre son adversaire qu’il est loin de sous-estimer. Il a une mission précise et sa préoccupation est de l'accomplir avec succès. C’est dans cette optique que se situent les appuis de ses alliés, Mina sa femme et Doungou le sorcier et le forgeron du village. Ceux-ci lui apportent leur aide pour sa formation ésotérique et la fabrication de ses armes. La réflexion de Bamou après une observation attentive du comportement de son adversaire est de deux ordres : la provocation de l’ennemie pour découvrir ses faiblesses et l’affrontement direct respectant "les principes de ruse, de prudence et d’anticipation des réactions de l’ennemie (MSP, p. 103)". C’est grâce à cette stratégie que le chasseur peut vaincre le fauve et rétablir l'ordre qui, au départ, avait été 127

troublé182. Gravement blessé au cours du combat, le chasseur doit cependant, sur décision du conseil des sages de sa tribu, brûler sa hutte avant de quitter Koundjeya pour la forêt sacrée où il est soigné et soumis “ aux trois épreuves successives de la vérité, de la purification et de l’initiation supérieure (MSP, p. 202)"; ensuite " il n’exercera plus sa profession de chasseur, mais il est admis dans le conseil des sages (MSP, p. 203) ". C’est seulement après cette initiation, que le héros pourra retourner dans son hameau dans la paix et la sérénité retrouvées183. L’action telle qu’elle se déroule rappelle un récit initiatique avec des épreuves que le héros doit subir pour en sortir renforcé. On pourrait penser ici aux grands récits initiatiques peuls comme Kaïdara, l’éclat de la grande étoile, le bain rituel184 ou Njeddo Dewal185. Si la forme de ces récits varie, on retrouve néanmoins le même mouvement dans l’organisation de l’action dans ces différentes œuvres. Mais à travers une lecture politique du roman de Djibi Thiam effectuée par Ursula Baumgardt, il semble que Ma Sœur la panthère se présente aussi comme une fable politique. La théorie établie par cette universitaire et critique littéraire apporte sans doute un nouvel éclairage dans l’étude du texte dans les rapports entre les thèmes du bestiaire et la situation politique tourmentée de la Guinée postcoloniale et indépendante sous le régime dictatorial du Parti-Etat institué par le PDG et son leader. Ma Sœur la panthère est en effet un texte qui ne permet pas au lecteur de le situer avec exactitude dans le temps. Il est vrai que les indices chronologiques qu’il possible d’identifier dans ce récit sont maigres. A partir des premières scènes, on retient tout d’abord que Bamou le grand chasseur de la tribu des Koungalas vient de vendre sur le marché local des peaux des bêtes qu’il avait abattues, pour moins d’argent par rapport aux ventes antécédentes. Dans ce contexte, un rapprochement de cette première scène peut être fait avec le « Safari industriel » du chasseur blanc, grand amateur de peaux de panthères dans Le Cercle des tropiques d’Alioum Fantouré. L’hypothèse, que les clients de Bamou sont bien des Européens, peut être donc soutenue. Un autre indice peu convaincant est 1978, la date de publication de l’œuvre elle-même. C’est une période qui est marquée par un durcissement du régime politique guinéen avec de nombreuses arrestations consécutives à l’agression portugaise contre la Guinée. Ces maigres indices ne permettent pas vraiment de faire le rapprochement avec des évènements politiques réels de la Guinée. C’est certainement la raison pour laquelle l’auteur a donné à son récit la forme de la fable. Ce procédé a le mérite 182

Nous aborderons beaucoup plus en profondeur le thème de la subversion comme une réussite dans la dernière partie de ce travail consacré à l’idéologie. 183 Dans certaines de nos sociétés, notamment malinké, bambara et soso, etc., on retrouve à quelques différences près, la même pratique traditionnelle. 184 Ces récits d’Amadou Hampâté Bâ sont publiés en version peul-français et en vers dans la collection des “ classiques africains ”. 185 Amadou Hampâté BA, Njeddo Dewal, Dakar, NEA, 1985.

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d’ouvrir le texte à diverses interprétations notamment à la lutte contre le pouvoir despotique.

4.4. Un récit subversif Toute la contrée de Gonfota la capitale du Grand Chef Mangabè est en effet terrorisée depuis trois semaines par les attaques répétées d’une panthère. Inquiétude, insécurité, et rumeurs des plus affolantes troublent la paix dans la région. Perplexe, la population se pose des questions concernant les mesures que les autorités devraient prendre rapidement pour mettre fin aux massacres du fauve. Compte tenu de la gravité des événements, le grand Chef Mangabé « petit souverain autoritaire » décide de présider désormais toutes les réunions au cours desquelles devront être prises des décisions importantes en vue de l’élimination de la bête. Le stratège politique comprend aussitôt tout le profit qu’il peut tirer d’une telle situation pour se faire une nouvelle santé politique. Pour mettre tous les atouts de son côté, il fait perdurer la situation, laissant la population dans une panique totale : Les cas [de carnage] se multipliaient à travers toute la contrée. Dans les villages, on ne dormait plus que d’une oreille. Les marchés étaient déserts bien avant la fin de la journée. Les paysans avaient abandonné leurs champs trop éloignés et leurs cultures. Les femmes n’allaient plus au marigot. Les mères ne quittaient plus de l’œil leurs enfants. On vivait dans la hantise permanente du « monstre » (MSP, p. 72)

Pour sauvegarder son trône et assurer davantage son influence politique dans le pays, le souverain de Gonfota décide de mettre en place des stratégies de lutte contre la panthère devenue désormais l’ennemie de tout le pays. En attendant d’organiser la lutte contre le fauve, il donne une grande fête sur la place du marché pour regagner la confiance de ses sujets. Les populations sont informées par des crieurs publics des mesures d’apaisement des esprits et de protection de la population qu’il vient de prendre : « Ecoutez ! Écoutez donc, peuple de Ganfota, écoutez ! Notre Grand Chef, la bienaimée Mangabè, qui a le plus grand souci de notre pais et de notre sécurité à tous, vous dit de garder confiance. Notre Grand Chef bien-aimé qui sait tout, qui voit tout, qui entend tout, connaît parfaitement l’origine de « monstre » en conséquence, il a pris toutes les mesures et toutes les dispositions nécessaires pour mettre fin à vos tournent. » (MSP, p73.)

Au cours de cette manifestation, les populations auront l’occasion d’admirer les vaillants hommes que le souverain veut lancer à la poursuite de la panthère. Il s’agit d’une démonstration de force et d’une opération de charme destinées à redonner confiance au peuple comme le crieur public le clame sur la place du marché, invitant le public à s’y rendre « en toute 129

quiétude car [dit-il] votre sécurité est entre les mains solides du Très Grand Chef Mangabè. Grâce à lui, les jours du « monstre » sont désormais comptés. » (p.) Ces propos servent tout simplement à manipuler l’opinion publique afin de l’amener à soutenir le pouvoir politique. Le lecteur comprend très vite que l’autorité du dictateur est sérieusement ébranlée par les multiples agressions et crimes de la panthère devant lesquels le pouvoir s’est montré incapable de réagir à temps. Il faut absolument redonner confiance au peuple avant qu’il ne se rebelle contre l’autorité politique. C’est fort du soutien populaire que le Grand Chef Mangabè met à la disposition de ses hommes, des armes, des munitions et des moyens occultes en leur ordonnant de traquer rapidement le fauve. Il s’agit de rétablir l’équilibre social sérieusement perturbé par les agissements de la panthère. Mais, pendant ce temps, à l’autre bout du pays, une autre lutte se prépare contre le même fauve. Dès l’annonce de l’enlèvement du chien de Bamou par la panthère, le hameau de Koundjeya n’a pas perdu de temps pour organiser sa propre défense contre un animal qui est pourtant son totem. Il faut que les Koungalas agissent très vite car on parle de l’arrivée d’hommes armés dans les environs. C’est le groupe d’éclaireurs de Gonfota qui sillonnent la région à la recherche des traces de l’animal. Le hameau de Koudjeya étant également sous l’autorité du Grand Chef Mangabé, un conflit va naître entre ses émissaires et les Koungalas, les habitants du hameau sur la manière de mener la chasse à leur animal-totem. Bamou le grand chasseur et Doungou le forgeron et le sage de la tribu s’inquiètent de la tournure des événements. Le chasseur s’oppose catégoriquement à toute intervention étrangère dans le conflit qui les oppose à la panthère, qu’il considère comme sa « sœur ». Bamou et le vieux Dougou sont convaincus que les envoyés du Grand Chef, connaissant bien leur alliance avec le fauve, agiront dès que possible, parce que mandatés par le Grand Chef Mangabé. Ce à quoi Bamou réplique : « Dans ce cas nous devrons agir vite, autrement nous risquons d’être demain les témoins inquiétants et humiliés, les complices en quelque sorte, d’étrangers qui viendraient traquer et tuer notre totem sous nos yeux, presque sous notre toit ». (MSP, p. 111)

En effet, les émissaires du Grand Chef, Mangabè soupçonnent les habitants du hameau de protéger la redoutable panthère à cause de leur lien totémique. Sur les ordres du Chef, ils exigent la collaboration des Koungalas, qu’ils leur livrent l’animal- totem. Dans le cas contraire, ils menacent d’organiser une battue en allumant un feu de brousse. Pareille lâcheté est inadmissible pour les koungalas qui entretiennent des liens sacrés avec la panthère. Si les deux groupes de chasseurs sont unanimes pour reconnaître l’urgence de la situation, ils s’opposent sur la stratégie d’élimination de la panthère. L’armée de Gonfota se bat pour rétablir l’autorité du Grand Chef Mangabè, même si cela devait provoquer un conflit armé avec les Koungalas. Pour ces derniers, les accusations et les menaces proférées contre eux sont inacceptables. Elles 130

touchent à leur dignité et à leur honneur. Ils se mobilisent alors tous contre ce qu’ils considèrent comme une provocation de la part du pouvoir de Gonfota. Il leur faut mener deux batailles à la fois : d’abord, contre le totem qui doit être châtié pour avoir rompu leur pacte de sang et enfin, contre le pouvoir du chef Mangabé qui cherche à leur imposer sa loi. L’alliance avec l’animal- totem est le socle sur lequel sont bâties l’union, la solidarité et la force spirituelle de la tribu des Koungalas. C’est donc avec indignation et colère, que les Koungalas apprennent le message des émissaires du Grand Chef. Tous sont prêts à se battre jusqu’au dernier pour défendre l’honneur de la tribu contre des étrangers et autres envahisseurs et perturbateurs : « Ils sont complètement fous ces étrangers, disaient-ils, lancer de telles accusations contre notre totem et exiger en plus qu’on le leur livre ! Quel culot… D’ailleurs nous n’avons hébergé aucune panthère ici. On nous cherche querelle, c’est évident ! Disaient d’autres. C’est une provocation gratuite ! Nous ne céderons pas devant l’intimidation d’où qu’elle vienne ! Si on cherche à déshonorer les Koumgalas, alors on se trompe parce que nous sommes prêts à mourir jusqu’au dernier, mais en hommes. » (MSP, pp. 187-188)

Pendant que les préparatifs à la résistance vont bon train, les villageois sont surpris par la nouvelle de la mort de la panthère la veille par Bamou le chasseur assermenté de la tribu. Celui-ci s’en est sorti gravement blessé par le fauve. Avec la mort de la panthère, la paix revient dans la région. Mais puisqu’il s’agit d’un complot, bien que le coupable direct des agressions soit mort, il faut maintenant chercher et trouver les commanditaires. On apprend vers la fin du roman, qu’il y a eu une intervention étrangère, celle des Noumbas, les ennemis irréductibles des Koungalas. Ce sont eux qui ont capturé la bête à l’aide d’un piège, pour lui injecter du poison avant de la relâcher dans la nature, afin qu’elle puisse s’attaquer aux populations. C’est une façon pour eux de perturber l’harmonie qui existe entre le totem et ses possesseurs et remettre en cause leur alliance sacrée Dans la perspective d’une lecture politique du roman, les péripéties de ce conflit social symbolisent l’évolution du système politique guinéen sous le régime dictatorial de Sékou Touré avec le durcissement du régime intervenu à la suite des actions impérialistes déstabilisatrices. A travers l’action des Noumbas, se profile ainsi l’image de l’impérialisme provoquant la subversion politique dans le pays. La Guinée a, en effet, connu des troubles politiques semblables le 22 novembre 1970 avec l’agression portugaise, soit huit ans avant la publication de Ma Sœur la panthère.

4.5. Conclusion Dans le contexte général du récit, il est certain que la panthère incarne le mercenaire qui vient agresser le peuple et déstabiliser le régime en place. Dans 131

cette perspective, l’animal- totem symbolise l’indépendance, la solidarité et la liberté pour le peuple. A l’instar de Le Cercle des Tropiques d’Alioum Fantouré, il symbolise également l’indépendance tronquée avec, en toile de fond, le désenchantement, les complots, les assassinats, etc. Le Grand Chef Mangabè et petit souverain autoritaire, représente le président dictateur ou tout autre mégalomane africain du même genre. Bamou, à l’image de Maingai le personnage principal des derniers romans d’Alioum Fantouré, est le héros libérateur qui refuse de servir la cause d’un pouvoir autoritaire et corrompu. Il se bat pour sauvegarder la paix, l’honneur et la dignité de son peuple. Les Noumbas symbolisent l’impérialisme, l’intervention étrangère dans les affaires intérieures africaines. Quant à la chasse, elle est ici la métaphore de la guerre et de la violence. Il est donc probable que Djibi Thiam se soit inspiré de cet évènement.

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CHAPITRE V L’écriture comme une double légitimité de la forme Saf rin ou le duel au fouet (Lamine Kamara)

« Les griots du roi m’ont chanté la légende véridique de ma race aux sons des hautes Koras. » (Léopold S. Senghor)

5.1. Introduction Dans le contexte littéraire africain actuel, à côté d’écrivains qui réécrivent l’histoire morcelée géographiquement et temporellement ou encore partagée entre le « magique » et le « réalisme », on trouve des auteurs qui refusent leur assimilation à la catégorie de « World fiction » pour afficher leur volonté de résistance à l’avènement d’une littérature dénationalisée. Lamine Kamara, l’auteur de Safrin ou le duel au fouet peut être classé parmi ces écrivains africains postcoloniaux pour qui l’écriture doit constituer une résistance face à la mondialisation uniformisant perçue comme un prolongement de l’impérialisme européen, et qui menace les identités locales. Mi-autobiographique, mifiction, Safrin ou le duel au fouet est à l’image de Lamine, personnel et novateur comme le style de l’écrivain dans le paysage du roman guinéen. C’est un carrefour culturel et surtout d’une rhétorique que lui envieraient plus d’un maître de la parole. L’écriture de Lamine lance dans un va-et-vient constant, des mots comme des boules de feu186 à la surface des pages, et qui tiennent surtout compte des recommandations de Sartre invitant l’écrivain à faire comme si le monde entier devait le lire. L’écrivain allie harmonieusement les mots et expressions tirés de sa langue maternelle, le malinké à ceux du français pour restituer dans toute sa vitalité la vie quotidienne, socioculturelle et économique de sa Haute-Guinée natale dans le spleen du vécu couplée avec l’ouverture au monde extérieur et l’esprit de synthèse. Son 186

L’affirmation célèbre, « Le poète est vraiment voleur de feu » d’Arthur Rimbaud souligne une conception profondément prométhéenne de la littérature et du langage recréateur de mondes.

écriture se signale par une utilisation particulière du langage, entretenant un certain mode de rapport avec le code linguistique officiel. Sa pratique de la « bi-langue » fait de Lamine ce que Robert Jouanny appelle « un écrivain hétéroglosse187». Le choix de la langue prend une place importante dans ce phénomène de l’Autre ou de la double identité de l’écriture qui reflètent la situation de l’entre-deux. D’autant que « L’entre-deux-langues est le partage même de la langue, dans sa dimension poétique, sa prétention au dialogue, son champ de miroirs où chacun s’identifie et se désidentifie ; recharge et décharge l’identité188 », souligne Daniel Sibony. Dans cet espace de l’entre-deux, le romancier effectue un passage d’une langue à l’autre où il s’agit moins de faire le deuil de la langue malinké que de la faire résonner dans la langue française, de lui donner un autre rythme ou même d’apprendre à écouter ses silences. L’écriture sur les beautés et la vitalité de sa région, sa communauté et sa culture devient un regard lucide sur soi-même, un parcours de redécouverte de soi qui, paradoxalement, l’oblige à transformer la nostalgie et les souffrances qu’il a vécues plusieurs années durant dans les camps de détention politique en créativité à partir d’une tentative de modélisation de la parole du griot. Ecrire dans la langue de l’Autre devient alors un acte de réconciliation culturelle. Dominique Combe soutient, sous un angle psychanalytique, que l’appropriation de la langue étrangère s’apparente à une manifestation de pouvoir et que le détour par l’altérité préparerait un retour à soi-même : « La violence de cette « volonté de puissance » qui anime l’écrivain n’est pas moins grande que celle qui lui donne la force de s’arracher à la culture maternelle. Sans doute est-elle conditionnée, cette fois, par le désir exogamique, la fascination érotique qui alimente les fantasmes de rapt et de viol. Le changement de langue n’obéit pas tant ici au désir de s’effacer derrière la langue (…), de s’assimiler à elle, que de la soumettre, voire de l’assimiler189. »

L’ensemble du texte fait alors montre d’un jeu langagier qui place le récit sous le signe du décalage linguistique. La fiction recherche un parler identificateur qui puisse inscrire l’œuvre dans un système linguistique total, qui se veut à la fois « visibilité190» novateur et appropriation du français. L’oralité constituant le fondement même de la société mandingue, Lamine se voit victime du poids d’une « hypoculture ». De ce fait, son écriture s’avère être le lieu par excellence de l’inscription, le dépositaire de cette culture. Il s’agit alors, selon le concept de « visibilisation », de se montrer un peu plus en affirmant sa présence et en cherchant la confrontation, dans un langage qui a largement recours à la langue locale et tire la littérarité du côté du familier. 187

Robert Jouanny, Singularités francophones ou choisir d’écrire en français. Paris, PUF, 2000, p. 89. 188 Daniel Sibony, Entre-deux, l’origine en partage. Paris, Seuil, 1991, pp. 32-33. 189 Combe Dominique. Poétiques francophones. Paris : Hachette, 1995. p. 126. 190 Cf- Azouz Begag et Abdellatif Chahouite, Ecarts d’identité, Paris, Seuil, Point-Virgule, 1992.

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Dans le texte, l’écrivain veut peindre chaque pan de son environnement, qu’il connaît bien, « y nommer chaque chose et dire qu’elle est belle191 ». Son regard est celui d’une caméra en « zoom in », pénétrant. Maîtrisant parfaitement les cultures malinké et française, Lamine n’éprouve aucune difficulté dans la nomination et la compréhension des réalités exprimées dans l’une ou l’autre langue. La reconstruction de l’environnement alentour se lit dans les choix langagiers opérés à travers un ancrage sociolinguistique qui signale une appartenance à un collectif, en même temps qu’il revendique une créativité propre. Apparaît aussitôt la problématique de la langue travaillée par une telle écriture. L’écrivain écrivant ou décrivant l’environnement et la culture appartenant à son monde vécu, bien connu, mais parfois difficilement traduisible dans une langue autre que sa langue maternelle est confronté à l’épreuve, délicate, mais combien passionnante du problème de l’appropriation du français. Hors, la langue est d’abord un instrument d’affirmation culturelle. Quand une réalité est intraduisible dans une langue, l’écrivain bilingue ou plurilingue puise dans sa richesse linguistique pour être un traducteur fidèle de l’environnement qui l’entoure. Le statut d’emblée paradoxal d’une écriture qui oscille entre documentaire et laboratoire linguistique expérimental met en question la langue même du roman. Car, c’est bien au cœur d’une nouvelle linguistique que se jouent les enjeux majeurs du roman et sa légitimité. Avec Safrin ou le duel au fouet, dont le titre est d’emblée un jeu de langage et une problématique linguistique, on est aussi bien éloigné du classicisme irréprochable de la langue française, que d’un parti pris de malinkéisme total, à l’image de l’écriture d’un Amadou Kourouma. Sa construction polyphonique fait du roman un recueil des différents parlers des griots du Mandingue, où l’on voit apparaître des mots, expressions et des images métaphoriques tirés « du malinké, de l’arabe, et du français », mais toujours sur le mode de la distanciation, de l’intertextualité et dans une maîtrise aux accents poétiques. Ce mixage oral s’inscrit dans l’émergence d’une identité qui se met en scène pour se définir et s’affirmer au sein même de la langue, émergence qui va de pair avec celle de cette nouvelle littérarité. Il s’agit, pour l’écrivain comme pour le griot-narrateur, de faire de l’écriture un processus expérimental qui entend dépasser le discours topique d’une littérature africaine. Il faut se demander comment le travail sur la langue dans le texte condense l’expression authentique d’un témoignage sur l’identité malinké et son dépassement dans la recherche d’une littérarité nouvelle, personnelle et légitime. Comment passe-ton de la quête d’une légitimité identitaire à celle d’une légitimation littéraire dans l’avènement d’une nouvelle littérature, les littératures africaines francophones

191

Cf- Saint-John Perse cité dans Eloge de la créolité, Paris, 1989.

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5.2. De l’usage d’un langage caractérisé à l’affirmation identitaire Dans Safrin ou le duel au fouet, Lamine Kamara rend consubstantielles une réflexion sur le langage et la définition de son identité malinké. C'est à partir d’une problématique langagière que se fonde à tous les niveaux la revendication d’une singularité, couplée avec un désir d’intégration : la référentialité autobiographique met en scène les progressions linguistiques et les interrogations qui en découlent. La fiction recherche un parler identificateur, et l’œuvre littéraire s’inscrit dans un système linguistique total, qui se veut à la fois « visibilité 192», authentique et appropriation du français. Cette ambivalence constante entre la nécessité d’être fidèle à soi-même, à ses racines, à son ancrage social hors de toute dénaturation, et de faire preuve de créativité dans un mixage oral et inventif sous-tend tout le livre, et lui imprègne sa force de fascination. Michel Laronde écrit : « Pour parler de mon identité, je suis condamné a priori à deux choses : à me mesurer sans cesse à la conscience que j’ai de l’Autre en Moi ; à me décaler de sa présence en Moi pour rendre compte193 ».

Il s’agit à la fois de se faire autre, de s’incorporer, de s’intégrer ; et de mesurer l’écart de sa propre singularité pour faire advenir une écriture créatrice. Cette reconstruction se lit dans les choix langagiers opérés par l’auteur, à travers un ancrage sociolinguistique qui signale une appartenance à un collectif, et qui vise à ancrer son authenticité. Dès les premières pages, le texte concentre en effet un ancrage dans le réel et dans l’oralité. L’usage des déictiques, la focalisation interne sur un point de vue auto-référencé qui balaie l’univers du griot-narrateur d’un regard circulaire, et l’identification immédiate de l’environnement alentour, instaurent un gage de réalité identifiable dans laquelle le lecteur se trouve plongé : chants des coqs, bêlements et beuglements d’animaux domestiques. « Les coups de pilon » et « les éclats de rire » annoncent « les premiers bruits du matin » (p. 17). Dans la journée, le soleil, implacable « ne manquait pas encore les rendez-vous que la population lui fixait »; les premières pluies, « celles qui faisaient, comme on le disait ici, mûrir les mangues, commençaient à tomber. » (p. 17) Le texte signale, entre autres activités journalières, les forgerons à l’œuvre, les cordonniers et leurs nombreux corroyeurs, les tisserands, les chasseurs rentrant de la chasse avec de grosses biches, les promenades matinales des patriarches centenaires et des vieilles femmes qui s’employaient à traire les vaches… Chez l’écrivain, la pratique de la « bi-langue » permet à un niveau macrostructural de s’intégrer dans une littérature pittoresque, de témoignage, de remémoration qui rend son récit proche d’une authenticité, lui permettant 192 193

Azouz Begag et Abdellatif Chahouite, Ecarts d’identité, Op. cit. Michel Laronde.

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d’évoquer « les beautés et la vitalité du manding194 ». Lamine prend en charge l’identité langagière malinké mais surtout, dans une perspective plus large, les zones concentriques intimes que sont le quartier, la famille, le village et la région. Le récit semble vouloir arrimer l’écriture aux expressions verbales de cette communauté linguistique au nom d’une nouvelle forme sociolinguistique et culturelle. La spécificité de ce positionnement linguistique peut être définie en terme de production du discours. Discours romanesque produit par un intellectuel nourri d’une double culture, malinké et française, et qui parle de l’intérieur de sa culture maternelle. Ce travail culturel induit un mixage original en terme de langue, qui dans le texte s’effectue à plusieurs niveaux. Le lexique intègre des emprunts à différents genres, le style adopté varie en fonction du sujet raconté et s’apparente à des micro-récits, et plusieurs niveaux de langues apparaissent immédiatement affectés à des parlures identifiables. L’absence d’ancrage dans un seul parler permet au griot-narrateur une position protéiforme, et une énonciation qui adopte divers points de vue. Lamine use aussi bien d’un langage oral et familier que de tournures soutenues et d’expressions à la littérarité incontestable. Dans l’intertextualité de l’oralité, il introduit des mots et des expressions verbales du malinké suivies de leurs traductions qui s’inscrivent au cœur du vécu, de la quotidienneté familière et du réel. Quand le mot semble poser problème, le créateur utilise un procédé de répétition-traduction en doublant le terme malinké par son équivalant français. Avec des variantes phonétiques qui n’ont véritablement de sens que dans l’aire culturelle malinké, les citations insérées entre guillemets, fonctionnent comme des emprunts de lexèmes étrangers pour désigner une réalité nouvelle, inconnue ou très particulière195, processus par lequel les formes lexicales de la langue source sont transférées en langue cible. L’interférence se fait au sein d’un syntagme qui relèverait plus de l’alternance codique mais que les guillemets discriminent comme expression figée empruntée. C’est au sein d’une même phrase que l’on passe alternativement d’une langue à l’autre. Disons avec Dubois et al, qu’« il y a emprunt linguistique quand un parler A utilise et finit par intégrer une unité ou un trait linguistique qui existait précédemment dans un parler B et que A ne possédait pas ; l’unité ou le trait emprunté sont eux-mêmes appelés emprunts196 ». Toutefois, avec A. Queffelec, « l’on distinguera les emprunts intégrés (par leur fréquence) de simples emplois, xénismes ou pérégrinismes, qui sont des mots sentis comme étrangers et cités en quelque sorte197 ». En 194

Cf. Texte du dos du livre. L. Guilbert, La créativité lexicale, Paris, Larousse, 1975, p. 93, qui le trouve lui-même chez L. deroy, L’emprunt linguistique, Paris, Les Belles Lettres, 1956. -Voir aussi P. Dumont, Le Français et les langues africaines au Sénégal, Paris, ACCT-Karthala, 1983. 196 Dubois et al, Dictionnaire de linguistique. Paris, Larousse, 1984. 197 Queffelec, A. J.-M. « Des migrants en quête d’intégration : les emprunts dans le français d’Afrique ». In Le français en Afrique noire, n° 12, pp. 245-256, 1998. 195

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effet, on relève dans le texte des emprunts ou des xénismes issus de la langue locale et de l’arabe. Ces emprunts sont parfaitement intégrés dans le texte romanesque. On peut lire : « De loin en loin, un coq tardif chantait son éternel « kékériké, kènè bara böö », les « m’bouou » et les « m’bèè » interminables des bœufs et des moutons emplissaient l’air du matin » (p. 16) ; « Certainement, pas une seule des milliers d’âmes(…) ne devait plus se trouver sur sa natte, son caraca en bambou (…) » (p. 18) ; « En ce temps-là, au Mandingue, on ne disait presque jamais « or », tout court, mais l’or du Bouré : « Bouré sani » (p. 21) ; « Même ces Kambérembas de l’époque, ces gaillards dans la pleine force de l’âge, (…) » (p. 23) ; « (…), les soli aussi, ces fameuses danses d’initiation ou d’excision pleines d’exubérance » (p. 41) ; « Mögö soubaa ! Mögö soubaa ! Homme sorcier ! Homme sorcier ! » (p. 118) ; « Ah, monè ! » (p. 124) ; « Soudain la voix de Nounfran retentit et déchira le silence : « Dala bara la bila, cria-t-il, la mare est libre » (p. 134), ou encore « Mon fils, ne dit-on pas au Mandingue : « Djéli ma Kouyaté bö », « aucun griot ne vaut un Kouyaté » ? (p. 138) ; « Il avança en jouant d’une guitare tricorde, un koni » (p. 152) ; « Un fils qui peut porter valablement nos deux noms : Kèta, « prends l’héritage », et Mansa-dén, « fils de chefs » (p. 184) et « Wo kè », que votre volonté soit faite ! (p. 198) enfin, « Wobénda, Wokèradi » : « Ce que vous avez fait nous honore. » (p. 215), « Allou kèlè fen nou ta » : aux armes ! » (p. 221) L’aventure du langage doit être aussi libératrice, et elle se fera avec l’alternance guillemets/italiques, en passant du mot consigné entre guillemets au mot intégré dans le discours du narrateur et écrit en italique, pour permettre la fiction d’une langue française qui serait aussi et encore du malinké. On trouve : « Diomabanankas » (p. 15), « Sandan » et « managbèsè » (p. 18), « Télébé » (p. 22), « Woro-dou » (p. 22), « kambérembas » (p. 23), « doundén », « fossa » (p. 26), « gninandénko » (p. 28), « N’na » (p. 29), « Wouroukoutou » ou « doundoumba » (p. 31), « N’yarabi » (p. 34), « Loulou » (p. 38), « gbalan », « lenkè », « Simè » (p. 41), « téli » (p. 42), « toudoussa » (p. 52), « Djéliba » (p. 56), « Soti-kémo » (p. 57), « Kondéndén » et « bara-mômô » (p. 62), « dya » (p. 66), « Kankankas », « Les Sinanis », « Les Kambéren » (p. 70), « Namada » (p. 87), « néré » (p. 93), « Le bolè », « Radjaba » (p. 117), « bolo » (p. 133), « Nianika » (p. 168), « N’na » (p. 19), « Maling » (207), « Diala » et « Kanda » (p. 213) « Tabala » et « Douga » (p. 223) qui émaillent le texte sont autant de marqueurs d’une subjectivité qui se définit d’abord par son langage. Ils sont écrits en italique et font l’objet de traductions en notes de bas de page. On constate ainsi sous l’apparente homogénéité que constituerait leur « étrangeté », une échelle de xénité, des mots incorporés à la langue française par Lamine. Ces malinkismes, véritables xénismes de l’œuvre, n’ont de sens véritable qu’à Diomanbana, la cité même où se déroule l’action du roman et dans le Mandingue central, la Haute-Guinée. 138

Cependant, au sein du texte, un effet de familiarité se met en place, puisque le terme peut revenir sans guillemets ni traduction. On a : « (…) les nombreux poissons qu’il offrait à pleins bras aux Diomabanankas, les crocodiles et les hippopotames qui le peuplaient ; » (p. 15) Par la suite, plusieurs de ces termes, immédiatement suivis de leurs traductions, sont de fait intégrés dans le texte, et ne nécessitent donc aucun décodage pour le lecteur. En fait, ce que fait sentir le récit, c’est que ces mots ne sont pas perçus comme étrangers mais font partie intégrante d’un parler mixte qui imprègne fortement la prose de Lamine : « Safrin venait de prendre son petit déjeuner de bouillie de maïs au miel et de grosses tranches d’ignames grillées avec de l’aulocode, autrement appelé agouti, ce petit rongeur à la chair tendre… » (p. 28) « (..),le wouroukoutou appelé encore doundoumba, (…). » (p. 31), « Le bara, c’est la place publique, même les plus petits hameaux en sont dotés. » (p. 41) et « les Baratis » qui en étaient les responsables « (…) jouaient un rôle culturel, social et économique extrêmement précieux et déterminant dans la société. (p. 43) « (…), le renouvellement du gbalan, cette estrade conçue et érigée en bois spécial lenké, simè ou en téli, (...) » (p. 42) « Le Wouroukoutou, la danse des combats à la cravache, la danse des hommes forts. » (p. 57) « Son fusil Lonkan au long canon et son chien Londian(l’Avenir), un petit chien roux(…) » (p. 89) « (…), les Kondén-ba, les maîtres apprenaient à leurs élèves les kondén-dén, l’art du maniement de la cravache. » (p. 62) ; « leurs fèlèkès au vent, ces bonnets de cotonnade traversés du front à la nuque d’une crinière de bélier, (…). » « Les kalamatalas, (…) balançaient dans leurs mains de grandes cuillères, des kalamas (…). (132) Les Boundianis, (…), inclinaient leur tête dans tous les sens pour laisser admirer leurs félékès. » « (…), leurs tinsanis se balançaient telles des gerbes qui s’éparpillent et se rassemblent au gré du vent. » (p. 133) Le procédé de répétition–traduction est également utilisé pour les mots du malinké jugés difficiles et qui entrent directement dans la nomination de « (…) nombreuses sociétés d’âge » ou karé (p. 42), comme : «(…), les Dandiyas ou « prospérité de la rive ; » ensuite venaient les Doudiyas ou « prospérité de la cité » ; après c’étaient les sandiyas ou « prospérité de l’année » ; puis les Hérémakonons « aurore du bonheur » ; enfin les plus grands, les Dyamanadiyas, « les prospérités du pays ». (p. 42) « Le baratikounti, chef des Baratis pour les jeunes gens (…). » (p. 44) Chacune de ces classes d’âge se choisissait un père parmi les notables du village : « Ce père d’adoption s’appelait Karé-fa ». (p. 43)Lamine y ajoute aussi des traductions d’autres mots ou expressions jugés difficiles comme « Fongnè-kaba, « les Ailes du Vent ». (p. 215) Par ailleurs, la présence des guillemets signifie que ces traductions ne reflètent pas tout à fait fidèlement les sens de ces mots. Cependant, elles ne sont pas moins clarificatrices à un autre niveau de compréhension du texte. Tout ce mixage référentiel s’intègre dans une langue qui se veut familière, lorsqu’elle s’oppose au langage châtié de la littérature légitime. Il faut noter 139

que la plupart de ces mots sont des pérégrinismes198, des mots étrangers à la langue française mais qui tendent à s’y intégrer durablement, puisqu’ils sont compris dans plusieurs pays d’Afrique de l’Ouest199 ». Dans le texte, il semble qu’ils sont de même nature que les mots du français central. Si le roman de Lamine, met aussi en scène des régionalismes, mots non perçus comme étrangers, les « élites » africaines, les « lettrés200 », les lecteurs français ou francophones non africains, en somme l’ensemble des lecteurs de Lamine, perçoivent, eux, comme un écart : travail d’un style, reconnaissance d’une intertextualité ou les deux201 ? » Tous ces termes apportent des connotations socioculturelles au récit. Des mots issus du cadre régional, « directement puisés dans la langue maternelle de l’écrivain [et qui] ont pour but de plonger le lecteur dans une atmosphère culturelle particulière202 ». On est en présence d’un écrit où s’opère essentiellement un travail de rencontres entre codes linguistiques différents à un niveau intraphrastique, entre items lexicaux de deux langues distinctes. La focalisation interne sur un point de vue autoréférencé qui balaie l’univers romanesque d’un regard circulaire, et la nomination de l’environnement alentour, instaurent un gage de réalité identifiable dans laquelle le lecteur se trouve aussitôt plongé. L’écriture met ainsi en scène des mots et expressions qui renvoient à la langue parlée dans la région, et à travers la fiction narrative, à celle du griot-narrateur. Produits de la culture : « Les mots que nous utilisons sont chargés des idéologies qui ont marqué l’évolution de la culture dans laquelle nous vivons et de la langue que nous parlons.203 » Le récit est alors un appel à l’autre, à la langue de l’autre, qu’il s’incorpore dans un souci de totalité verbale. Mais c'est cette même langue et ses ressources de modalisation qui vont permettre à l’auteur une mise en scène distanciée des images attendues du roman. Le malinké impose ainsi sa présence à tout le texte. Mais loin de voir là un possible changement 198 Nous empruntons le terme à L. GUILBERT, La Créativité lexicale, Paris, Larousse, 1975, p. 93, qui le trouve lui-même chez L. DEROY, L’emprunt linguistique, Paris, Les Belles Lettres, 1956. 199 Jean-Marie BAGUE, « L’utilisation des mots « étrangers » dans un roman francophone Ouest-africain : étude des xénismes dans Monnè, Outrages et Défis d’Ahmadou Kourouma », p. 77. 200 Classification empruntée à Madame LAFAGE qui distingue pour l’Afrique, le français des « élites », celui des « lettrés », ceux-là qui ont appris à lire et à écrire le français à l’école et celui des non-lettrés. 201 Jean-Marie BAGUE, « L’utilisation des mots « étrangers » dans un roman francophone Ouest-africain : étude des xénismes dans Monnè, Outrages et Défis d’Ahmadou Kourouma, Op. Cit, p. 78. 202 Ngalasso, M. M. « De Les Soleils des indépendances à En attendant le vote des bêtes sauvages. Quelle évolution de la langue chez Kourouma ? ». In Actes du colloque Littératures francophones : langues et styles, Paris, L’Harmattan, pp. 13-47, 2001. 203 Pierre-Yves Raccab, « Lexique et Idéologie : les points de vue qui s’expriment avant qu’on ait parlé », in Marion Carel (édit.), Les facettes du dire : hommage à Oswald Ducrot, Paris, Kim, 2002.

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dans la nature d’un bilinguisme qui se doit d’être subséquent à l’écriture, l’alternance de langue n’est elle-même que fait de société. La présence des langues étrangères dans le roman se réduit ainsi à un pur phénomène de mode. Mais tous ces emplois demeurent souvent induits par un mode de représentation du réel stéréotypé. On sait en effet que le bilinguisme est, dans l'idéal, le fait de pouvoir s'exprimer et penser sans difficulté dans deux langues avec un niveau de précision identique dans chacune d'entre elles. Ce qui est le cas du griot-narrateur. Safrin ou le duel au fouet déplace alors la problématique bilingue du roman francophone sur une ligne de partage essentiellement franco-malinké. C’est finalement dans le cadre énonciatif et les composantes discursives du récit qu’on constate la richesse et l’originalité d’un jeu de l’expressivité sur la langue française. Ce besoin de se référer à une réalité socialement et actuellement déterminée est illustré aussi par la forme autobiographique que prend le roman.

5.3. Autobiographie et légitimation identitaire Ecriture de soi, expression d’une singularité, d’une intériorité, mais aussi ancrage et point de vue sur le monde sont les garants de l’expression d’une identité en reconstruction. Dans une telle littérature, l’autobiographique est une donnée essentielle parce que « faire le récit de sa vie n’est pas un prétexte. C'est un acte vital204. » L’écriture de soi met en valeur les réalités de son terroir natal à se saisir comme identité fixe, et à se définir par et dans le texte. Le choix esthétique de l’emploi constant du « ils » bien proche de l’impersonnel « on » collectif par le romancier accentue l’unité du moi inséparable d’une appartenance à la communauté. De sorte que l’œuvre fonde l’identité du Moi de l’auteur plus qu’elle ne la dissocie de et par la collectivité. La catharsis à l’œuvre dans cette pensée intérieure qui s’épanche au sein du texte libère les réalités dues à une condition sociale et à une situation historique données, et tente de reconstruire et de légitimer une identité exogène. Le griot-narrateur, au moyen de stratagèmes narratifs et de rapprochements qui sont prétexte à raconter une part de sa vie, effectue de nombreux rappels sur de l’environnement dans ses composantes géographiques, sociales, culturelles et historiques.

5.4. Le réalisme et l’Histoire Toutes les analyses sociologiques et psychologiques de Safrin ou le duel au fouet mettent à jour comme point de départ à l’écriture le traumatisme d’un individu en mal de réhabilitation, à l’identité sociale perturbée, qui cherche à travers l’écriture à redonner un sens et une légitimité à son existence dans une 204

Cité par Morgane Frican et Johanne Merendet, Op. Cit.

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société enrégimentée par un régime totalitaire. Si l’on s’amuse à établir un plan d’écriture dans Safrin ou le duel au fouet, on se rend bien vite compte que la linéarité narrative n’est pas le maître mot de ce roman. C’est plutôt l’art de la digression, celui du micro-récit ou encore de l’ellipse qui y sont de mise. Remémoration et imagination semblent être les actes préférés du narrateurgriot qui se détourne souvent du réel pour donner vie à une véritable polyphonie scripturale qui fait du texte un tissu de voix, de personnages et d’évocations où le pouvoir de l’imaginaire se déploie. Lamine met ainsi en scène dans son récit une réflexion sur l’écriture qui est une mise en abîme de la langue. Tout au long du récit plusieurs traits significatifs affichent ce décrochage opéré par le griot-narrateur quant à la simple relation testimoniale. Il faut le considérer comme le marqueur métadiscursif d’un écrivain qui s’essaye à faire de la réalité une fiction. Le texte change souvent de narrateur, passant d’une identification narrateur/personnage principal à la prise en charge du récit par d’autres voix, changement qui s’accompagne de l’emploi d’associations des temps verbaux dominants dans le texte avec alternance récit/discours. La description qui s’amorce alors se fait selon le procédé cinématographique du zoom in, partant du particulier pour se recentrer sur l’environnement et ses réalités. Le réel est ainsi mis en scène, présenté par le biais d’un artifice qui sélectionne les éléments à décrire. Si Lamine insère dans son roman de nombreux fragments de son histoire personnelle, il donne surtout une profondeur au récit qui s’érige en totalité ; par-delà les faits purement fictionnels, se joue une histoire dont la sensibilité affleure. La langue et le texte sont pensés comme matière signifiante en soi, ce qui fait que les lettres comme les mots sont mimétiques du réel qu’ils désignent. Pour l’auteur, cet ancien détenu politique, « Le réalisme est non seulement émancipation, il est aussi réappropriation de son histoire, de son présent, de soi205. » Il permet alors à l’écrivain, de réécrire l’Histoire et son histoire, sous l’angle de l’exploration d’une communauté linguistique clairement déterminée, la sienne pour restituer un passé glorieux et une mémoire culturelle éternelle qu’il se réapproprie. Cette réappropriation est géographique, culturelle et historique et surtout sociolinguistique. On note en effet que le récit est d’abord une incroyable leçon de géographie étonnamment sensible à la façon dont l’identité compose avec l’espace et le lieu. L’écrivain peint un tableau véridique, impressionniste au sens scénique du terme en transférant dans son texte par la magie du verbe des pans entiers de la Haute-Guinée, cette région qu’il connaît si bien. De cette façon, elle permet au lecteur, non plus de l’imaginer au gré d’une lecture fantaisiste, mais de s’y promener pour l’apprécier davantage.

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Mustapha Harzoune, « Littérature : les chasse-trappes de l’intégration », in Hommes et Migrations, n° 1231, « Mélanges Culturels » Mai-Juin 2001.

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La toponymie répond à ce souci de conforter l’effet de réel par une localisation apparemment précise des actions du récit. Parmi les espaces désignés, trois localités, Diomabanan, Niani et Kankan retiennent particulièrement l’attention : « Niani » (p. 79), ancienne capitale de l’empire mandingue est une déformation de « Nyianin » ou encore « Nyalén » selon certaines variantes de la langue malinké ; c’est ce qui est parfait, d’où la cité historique, sage et célèbre qui atteint son apogée sous le règne de Soundiata Kéïta. Quant à « Diomabanan (p. 16) ou Dioma- banan », il signifie Dioma la riche, la prospère mais aussi la ville arrogante ; Kankan, la ville natale de l’auteur est évoquée avec les quartiers « Sogbè : So ou agglomération, gbè signifiant blanche » et « Faraco : Fara ou plaine, co, le marigot » ; Fara co : derrière la plaine, co est une contraction de côtô ; sans oublier le « Milo », un fleuve qui arrose la ville mais qui, en vérité, se jette dans le Niger avant et non après « Diomabanan » comme le dit le texte. Lamine idéalise ce cadre de vie en rapport avec le vécu quotidien, un vécu paré de sentiments narcissiques du griot-narrateur, le double de l’écrivain. Il n’oublie pas les noms des microespaces importants comme le « bara » et le « gbalan », centre physiques et spirituels du village ». Le réalisme de la matière discursive du texte est encore plus flagrant dans la présentation des personnages qui ont une existence réelle avérée. Le procédé onomastique adopté par le créateur est sans ambiguïté. Pour faire revivre la société malinké dans ses réalités humaines, Lamine semble avoir pris le parti d’appeler les choses par leurs noms. Aussi ne s’embarrasse-t-il pas de fausse dissimulation lorsqu’il met en scène les personnages dont les noms répondent d’abord au respect des couleurs locales, mais aussi et surtout à une volonté d’immortaliser par l’écriture ses proches. Grâce à ce procédé, les noms acquièrent une réalité existentielle et leurs premières interprétations sont proposées par l’auteur lui-même. C’est bien lui qui apprend au lecteur que « Nyalén, c’est la joie. » (p. 24) Ce faisant, il lève le voile sur l’étonnante richesse du nom de l’héroïne ; elle est aussi « Fantagbè » : fan ou sabre, ta ou prendre ou encore feu, et « gbè » signifiant claire ou blanche » pour mettre en exergue la beauté de ce personnage féminin qui est aussi l’enjeu du duel. Aussi, Fantagbè de l’œuvre est-elle l’homonyme de l’épouse de l’écrivain lui-même ; son chien « Londian » : « Lon », époque et « dian » ou long, celui de son chien et « Diélimoussa » son griot est le nom de son ami d’enfance. On retrouve le même procédé de nomination dans la désignation des autres protagonistes. Ainsi, « Mandy » : aimé, adulé. C’est le même nom que porte avec bonheur et respect le père de la belle Fantagbè. « MBallou » ou les mères. Dans le contexte du récit, il désigne une mère qui en vaut plusieurs comme le suggèrent les deux « l ». Elle est donc aussi bien la mère de Fantagbè que des prétendants à la main de celle-ci. « Dyènè » est le diminutif de « ardyènè » ou le paradis ; Le mot vient de l’arabe et s’intègre parfaitement au malinké ; « Diékanko » : « Dié » et la contraction de Diéli ; « kan » ou cou, parole, 143

engagement verbal ; « ko » signifie affaire. C’est la griotte qui ne saurait mentir ni se dédire, puisque respectueuse du contrat de fidélité qui la lie à l’héroïne ; « Nantou », contraction de N’na Bintou ; personnage très discret ; c’est aussi le dimunitif de Nantènin, nom de l’ancienne ministre des affaires sociales, de même que Tira et Tété (Tété Nabé), toutes des amies d’enfance de Fantagbè et qui vivent encore ; « Domani-Wereba » : Domani » ou petite ; sobriquet servant à désigner l’homonyme d’une personne respectée et respectable ; « Wereba » : grand parc. C’est à la fois la femme susceptible de rapporter à sa famille une dot importante comme un parc de bovins et, qui porte en elle comme la promesse d’une fécondité garantissant les chances d’accroissement de sa famille par alliance ; « Safrin », le fiancé de la belle Nyalén est un nom qui relève d’abord de l’Histoire de la sous-région. Elle nous apprend en effet qu’à la mort de Biton Koulibaly en 1755, Ségou fut secoué par des révolutions de palais. Aussi, ses descendants, les « Biton-si » furent obligés de s’enfuir pour chercher refuge vers le Sud-Ouest, sur le cours supérieur du Niger. Leurs pérégrinations devaient les conduire à Tandon dans le Dioma Nungu, préfecture actuelle de Mandiana en Haute-Guinée. De Tandon, les « Biton-si » s’installèrent à Kiniéran, une sous-préfecture de Siguiri, au bord du fleuve Fié. Une famille s’en détacha pour séjourner à Bougoula, puis à Fasséké et Léna en territoire malien. D’autres se retrouvèrent à Safé également situé au Mali. A partir de cette dernière agglomération, les « Biton-si » se divisent en deux groupes. Le premier conduit par l’aîné Saa alla au nord de Safé pour créer un gros village appelé Saala ou chez Saa. Avec le deuxième groupe, Frena, le frère cadet de Saa devait à son tour créer un autre village qui porta son nom. Par la suite, les deux groupes se retrouvèrent ensemble à Tyakadougou-Faraba en territoire malien pour sceller définitivement leur union. La communauté est alors placée sous l’autorité d’un chef unique appelé « Safrin », une contraction de « Saa et Fréna », les noms des deux premiers guides. Réputé honnête et rassembleur, Safrin devait consolider durant son règne la cohésion de sa communauté. N’ayant pas voulu prendre femme, il mourut sans progéniture. Ses descendants organisent encore aujourd’hui en Guinée et au Mali le safrin-sö, une cérémonie rituelle destinée à perpétuer sa mémoire. Si dans le roman, son double est paré lui aussi des mêmes vertus jusqu’au sixième combat, mais les appréciations laudatives que Nyalén attribue à Karinkan, son dernier adversaire, vont susciter chez lui jalousie et haine. Ces sentiments se matérialisent par l’addition de la lette « N » à son nom : « Sa- n- frin », « Sanfrin » ou la foudre ou encore « Sans freins ». N’estil pas allé, malgré les prières de sa fiancée, au septième combat qui a été pour lui une catastrophe ? On constate d’ailleurs que la première syllabe de son nom n’est qu’une inversion de « as » : Safrin, c’est cet « as » renversé par manque de frein. Autrement dit, c’est un orgueilleux, un vantard. En somme, il

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a adopté des attitudes contraires aux qualités d’un héros. Au Mandingue, l’orgueil et la vantardise sont bannis dans la communauté. Quant à « Karinkan » son dernier adversaire, c’est d’abord « Kari yi n’kan » : « Un tel est sur moi » ou « Un tel est mon vainqueur » ou encore « le messager de la classe d’âge ». Ces expressions s’accordent parfaitement avec l’issue du duel et la nature du vainqueur. Anagrammatiquement, il peut signifier « Krina - kan : la parole, le message ou le messager de Krina ».Un autre anagramme possible, c’est « Kankan ri(t) ». Par le jeu de la transposition, cette expression peut aussi signifier le triomphe de Lamine tout heureux d’être sorti du goulag de la révolution guinéenne, d’avoir pu écrire en prison, à partir d’une histoire réelle, une fiction qui témoigne des retrouvailles avec les siens dans la joie de la liberté retrouvée, d’une nouvelle vie. D’autres personnages portent également des noms aux symbolismes éloquents comme le griot de Safrin,« Diékouman » : « Dyéli » ou griot et « kouma », parole ; griot de la parole ou parole du griot ; c’est toujours au maître de la parole auquel le nom renvoie le lecteur ; « Diélimoussa » : Moussa est une déformation de Moïse. D’où la supériorité de ce griot de Karinkan sur Diékouman pourtant réputé pour être un grand maître de la parole. Certains combattants que Safrin a déjà sévèrement battus, ne sont pas pourtant moins glorieux comme le confirment leurs noms, tels que « Keba Kourouma » : « Kèba », le colosse, le géant ; « Kourouma » serait une déformation de « kori n’ma », qui traduit l’invincibilité. Seul safrin pouvait battre celui qui était imbattable. Formule qui vient rehausser d’un éclat particulier sa victoire sur un duelliste fort redouté. Dans un autre sens, « Kourou » signifie pierre, roc, montagne et « Ma » : personne. De cette appellation, se dégage l’image de quelqu’un contre lequel toute agression est vouée à l’échec ; « Köröman », une autre interprétation qui s’en rapproche et qui désigne l’ancien, le sage, l’homme d’expérience rend encore plus expressif le sens du nom ; vient ensuite, « Négué Traoré »» : « nèguè » ou fer ; descendant de Touraman le légendaire vainqueur du buffle de Do206, apporte un éclat supplémentaire à la victoire de Safrin ; enfin, le dernier « Sankoumba Condé » : « San » ou pluie et « koumba »: tête impressionnante ; l’ensemble signifie grosse pluie. C’est pourquoi, le combat de ce personnage, après un début prometteur, prend rapidement l’allure une simple escarmouche. D’autres noms comme « Bourema », une déformation de Abraham et « Fabou » celle de N’fa Aboubacar témoignent du pouvoir intégrateur de la langue malinké qui reçoit les noms de la tradition arabo-islamique et leur donne sa propre coloration. Terminons avec cette autre appellation non moins intéressante : « Sounoukoun », poubelle ou tas d’immondices. Malgré l’ironie qui le sous-

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A ce sujet, voir Djibril Tamsir Niane, Soundiata ou l’épopée mandingue, Paris, Présence Africaine, 1960.

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tend, notamment dans deux des romans207 de Sassine, ce nom est censé conjurer également le mauvais sort, puisqu’il est donné traditionnellement au dernier-né d’une famille très éprouvée par une mortalité infantile successive. On suppose que sous le couvert d’un tel nom, les « mangeurs de nouveaunés » épargneront l’enfant qui le porte. Voilà qui traduit éloquemment l’étroite relation entre le nom et l’être dans la société malinké. Le personnage qui porte cette appellation dans le récit, est une véritable loque humaine, puisque complètement rongé par la lèpre. Qu’il s’agisse donc de l'hydronymie, de la toponymie, de l’anthroponymie ou de l'odonymie, tout signifie dans le récit. Avec safrin ou le duel au fouet, Lamine fait renaître la vision unitaire entre l’homme et son environnement si nécessaire dans la communauté malinké. Cette écriture qui exige du lecteur de ramener constamment la fiction romanesque à l’ordre du réalisme et qui tire le roman vers le témoignage et la chronique historique est la traduction scripturale de l’implication de l’auteur dans les faits qu’il rapporte. Outre cette esthétique de l’oralité, l’œuvre affiche « une écriture libertine et subvertie […] La volonté d’enrichir la langue et celle de se l’approprier atteignent un tel développement que la confusion fait croire à une prolifération du malinké dans la langue romanesque²». Ce qui souligne sa nature de lien hypertextuel, un lien non identifié qui permet l’ouverture du roman sur des ailleurs littéraires, en un réseau de correspondances. C’est désormais dans la nature même du texte, véritable tissage de diverses voix énonciatives, de micro-récits et d’ellipses temporelles que se crée la conscience d’un texte non plus comme histoire mais comme champ d’expérimentation des possibles de l’écriture. Et dans les deux cas, cette prise de parole se greffe à une tabula rasa qui s’inscrit dans la démarche d’un nouveau départ. Le récit de Lamine met en scène une écriture qui s’engage dans la voie d’un autre possible qui amène à considérer le texte comme une invitation à un au-delà de l’écrit, dans un rapport au dépassement de soi. Une des fonctions du texte oral, remarque G. Noumssi « demeure le « bien-dire »; en sorte que la manipulation de la parole n’est pas soumise au hasard, mais vise des effets esthétiques à la réception, moyennant un ensemble de processus rhétoriques208. » Un amour des mots et de la poésie se manifeste dans cet instantané de l’écriture qui transcende le stéréotype et les catégorisations pour offrir un nouveau rapport au réel, une expérience de la langue inédite qui est celle de la poétisation et de l’usage du pouvoir de métaphorisation des mots. L’écriture de Lamine devient une écriture du rythme et des rimes comme elle sait aussi se faire fluide, spontanée et surprenante. Aussi la parole s’énoncera-

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On le retrouve aussi dans les romans de Sassine, Saint Monsieur Baly sous l’appellation de « Gnama » et Le Zéhéros n’est pas n’importe qui, sous celle de « Gnamankoroba ». La traduction de l’onomastique est la même dans ses trois variantes. 208 Noumssi, G. « De l’énonciation en contexte d’oralité dans Le Ventre de l’Atlantique de Fatou Diome ». In Écriture, X, Yaoundé, Clé, 2008, pp. 171-186.

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t-elle sous forme d’un ensemble de traits stylistiques qui pourraient bien former les principes de la poétique nouvelle de l’écriture du romancier.

5.5. Poétique d’un nouveau langage Dans un entretien avec Michèle Zalesky, Ahmadou Kourouma déclarait que « les Africains, ayant adopté le français, doivent maintenant l’adapter et le changer pour s’y trouver à l’aise. Ils y introduiront des mots, des expressions, une syntaxe, un rythme nouveau. Quand on a des habits, on essaie toujours à les coudre pour qu’ils moulent bien, c’est ce que vont faire et font déjà les Africains du français. »209 Comme l’affirme également Dominique Maingueneau, « Il n’y a pas de langue littéraire. Il n’y a qu’un usage littéraire de la langue. »210 Le texte de Lamine semble présenter effectivement ce caractère d’insurrection contre le français standard. Le mélange est effectif entre le malinké et le français. Il n’est que de noter au passage que la langue locale fait un grand usage de manipulations qui affectent le signifiant, procédé qu’affectionne la poésie. Nombreux sont les éléments du paratexte du roman qui illustrent remarquablement la façon dont le français peut être façonné, remodelé par le malinké. Car, c’est bien au cœur d’une nouvelle linguistique que se jouent les enjeux majeurs du roman et de sa légitimité. Avec le titre, Safrin ou le duel au fouet qui est un jeu de langage mettant en présence deux cultures, on est aussi éloigné du classicisme irréprochable de la langue française que d’un parti pris de malinkénisme total. « Safrin », premier terme de la titrologie est un patronyme local qui introduit dans le monde malinké et sa culture. Il est connecté à des termes en français : « le duel au fouet » par la particule « ou » qui les associe en un ensemble plein de sens. Cette double nomination annonce du coup la double identité langagière du texte. Celle-ci est davantage mise en relief par la double correspondance des couleurs, noire et blanche, illustrant la volonté de l’écrivain de faire évoluer son récit au confluent de deux cultures, noire et blanche, traditionnelle et moderne. Car « dans la culture des peuples, il y’a l’ombre et la lumière211 » nous dit l’écrivain martiniquais Patrick Chamoiseau. Une nouvelle esthétique est mise en oeuvre, caractérisée par l’imbrication des genres. Interrogée sur l’esthétique textuelle négro-africain, Were-Were Liking trouve que ce « n’est qu’en mélangeant les différents genres qu’il [lui] semble possible d’atteindre différents niveaux de langue, différentes qualités d’émotions et d’approcher différents plans de consciences d’où l’on peut tout exprimer […].212 » 209

Michèle Zalesky, Kourouma, A. « La langue : un habit cousu pour qu’il moule bien ». Entretien avec Michèle Zalesky, in Diagonales, n° 7,1988, p. 5. 210 Dominique Mainqueneau, Pragmatique pour le discours littéraire, Paris, Nathan, 2001, p. 183. 211 Patrick Chamoiseau, Texaco, Paris, p. 357. 212 Manier, B. « À la rencontre de … Were Were Liking ». In Notre librairie, n° 79, 1985, p. 19.

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L’écrivain procède à une « acclimatation » de la langue française pour en faire un moyen d’expression des réalités socioculturelles différentes et de la rencontre interculturelle. Aussi remarque-t-on dans la prose de Lamine une coloration africaine, en y mêlant des figures de style de la poétique française. Dans le texte, les occurrences de calques sont autant de marquages de l’oralité du récit romanesque. On trouve, « (…), elle n’offrirait pas grande résistance aux bouchées voraces des daba. » (p. 17) ; « (…) C’étaient les porteuses de « seins de brebis », ces seins qui ne tombent jamais, qui concernent leur rondeur et leur fermeté malgré l’âge, (…). » (p. 24). Puis, cette réflexion de la griotte, Diékanko pour marquer sa désapprobation des mariages pompeux ; « Oh ! Nyalén, moi je n’aime pas beaucoup les évènements accompagnés de trop de bruit » (p. 60) « Voyons, ne gâte pas notre joie ; » (p. 61) ; « Le riz est rentré » (p. 65) « Les malles de la dot se remplissaient autant par les achats que par les présents : (…) » (p. 81) ; « (…) alors que leurs quatre amies grattaient méticuleusement le dos et le ventre des calebasses avec de la pierre ponce, (…) » (p. 99) ; « Le temps, goulûment, croquait les jours. » (p. 126) ; « Nyalén, tu diras la vérité ! » (p. 107) ; « Tout le monde, à Niani comme à Diomanbanan, dira que tu as épousé une « femme » et non une « fille » (p. 194) ; « Je tenais à m’assurer avant mon retour à Niani et avant le jour du « pagne » (…) (p. 196) » « Satisfaction des yeux, mais tourment des cœurs ! » (p. 178) Le cambriolage incessant des langages, joint à la déconstruction n c sémantique et à la transcendance poétique, permet à Lamine de constituer un patrimoine fictionnel malinké basé sur une culture poétique, la joute oratoire utilisant des images frappantes, des proverbes et des allusions. En bouleversant les règles de la communication classique, ce duel des mots vise à mesurer l’éloquence des porte-parole des deux combattants que sont leurs griots et à faire apprécier par le public des rhétoriques qui enfreignent les codes habituels du langage dans la forme comme dans le choix des mots. Ce sont de courts énoncés exprimant la provocation, la dérision verbale, un conseil populaire, une vérité de bon sens ou d’expérience caractérisés par une rigueur de l’argumentation et la capacité à manipuler les mots et les sons. C’est la richesse de sa teneur en proverbes qui constitue la force du combat poétique et assure le triomphe d’un des deux griots. C’est là un procédé d’écriture qui actualise souvent des figures de style topiques. On a : « Il n’existe pas de créature, aussi ravissante soit-elle, qui n’ait un jour ou l’autre son mignon petit chagrin d’amour » (p. 30) ; « Une fleur, aussi belle soit-elle, se fane une fois la bonne saison passée » (p. 68) ; l’expression renvoie à un vers célèbre de Ronsard avec pour toile de fond la métaphore du « temps qui passe » liée à la dégradation de la beauté de la femme), « Ruche sans abeilles ni miel, arbre sans fleur ni fruit, continue donc à attendre » (p. 68 : métaphores imagées de la femme sans enfant) ; « Quand l’honneur est en jeu, on ne doit avoir peur de rien » ; « On ne vend pas la peau d’un lion avant de l’abattre » (p. 103) ; la 148

métaphore est ici associée à un jeu sur l’homonymie et à une remotivation) ; « C’est du petit buisson qu’on sous-estime que vient la liane suffisamment longue pour vous ligoter, poings et pieds » ; « (…), si les poils dont tu fais tant de cas constituaient tant une faveur spéciale de la nature, le bouc porterait à coup sûr, à cause de sa barbe bien fournie, la couronne de roi des animaux, mais hélas ! » (Apprécions l’ironie de l’expression), « N’a point d’oreilles, celui qui, les yeux fermés, la tête baissée, s’engage sur le fatal sentier de la mort. » (p. 156) ; « La tige à courge et le calebassier sont des plantes rampantes. Mais c’est dans la calebasse qu’on mange la courge. », « (…), quand le chevreuil se compare à la chèvre pour pénétrer dans la cité des hommes, c’est avec une flèche qu’il se retire. » (p. 157) ; « La parole mange l’homme », « Une parole vit plus longtemps que celui qui la prononce. » (p. 158) L’usage de ces proverbes dans le récit n’est pas gratuit. Le griotnarrateur se présente comme le dépositaire d’une sagesse collective ancrée dans la tradition orale. L’on reconnaîtra qu’il s’agit là « d’une réponse au problème de communication socioculturelle et au besoin qu’éprouvent les [écrivains] négro-africains de transmettre et de pérenniser leur culture et sagesse ancestrales213 ». Pour l’auteur de Safrin ou le duel au fouet, le déchiffrement de son univers environnant doit passer par des écritures à la lisibilité immédiate et positive comme la légitimation socioculturelle ou l’identité linguistique. Le créateur est donc fondamentalement un homme qui accorde beaucoup d’importance aux chansons de son terroir natal. On note que la plus populaire et la plus connue est (…) une des plus douces mélodies mandingues qui chante l’amitié, l’amour, la douceur de vivre » (p. 205) : « Ne ni n’kani farato menna Télé tè bö sou tè kô wo lon. » « Mon amour, le jour de notre séparation, Le temps s’arrêtera de s’écouler, Il ne fera ni jour, ni nuit ». (p. 205)

De nombreuses chansons animent constamment le texte et disent au lecteur toute la richesse de cette écriture du rythme et de la rime à s’imposer comme une poésie véritable et à se faire entendre comme telle. En dépit de la place du tragique dans le récit, l’humour malinké inspiré par le « Sanankouya », le cousinage à plaisanterie et l’esprit de « Kari », la société d’âges y est bien présent comme dans cet exemple : « Dans les enclos à bétail, de vieilles femmes au sourire ébréché s’employaient à traire nonchalamment les vaches laitières. » (p. 19)

213

Noumssi, G. et Wamba, R. S. « Créativité esthétique et enrichissement du français dans la prose romanesque d’Ahmadou Kourouma ». In Présence francophone, n°59, pp. 28-51, 2002, p. 48.

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D’autres figures de style se signalent par leur fréquence dans le roman. D’abord, les comparaisons permettent de valider l’hypothèse d’une poétisation du réel. Voilà comment le narrateur parle de la belle Fanta, la jeune fille convoitée par Safrin et Karinkan, « (…), elle sentait bon comme le fossa, ce riz blanc de plaine dont l’exceptionnelle saveur et le parfum n’ont cessé de conquérir les connaisseurs depuis les premiers temps au Mandingue. » (p. 26) Ensuite, il apprécie la stature impressionnante de Safrin, « Bâti comme pour l’abattage des grands arbres, (…) » (p. 31), et « D’une beauté sauvage, ses favoris, sa moustache, sa barbe récente jaillissaient tels des piquants de hérissons autour de son visage et de sa bouche » (p. 31) ; « Safrin, c’était le marbre, c’était un bloc » ; « Fanta, c’était le roseau ! » (p. 67 ; dans cette double comparaison, on retrouve dans la première le roc inamovible de la tradition auquel la chanson de corporation « Farakourou214 » dédiée aux forgerons, fait allusion, opposé ici au fragile « roseau » de l’une des célèbres fables de Jean de Lafontaine, Le chêne et le roseau. C’est là, un mariage d’images franco-africaines réussi même si Lamine a préféré le marbre au rocher). « Fabou Condé, le sènè-dyéli, griot des champs, avec son bonnet pointu en cimier largement ouvert sur le côté comme une gueule de crocodile » (p. 47) Parce que Fanta était la « Reine » de sa société d’âges, « Toutes les autres s’affairaient autour d’elle comme des moineaux dans un champ de fonio mur. » Usant aussi des comparaisons avec les animaux, l’écrivain cherche à mettre en valeur le caractère positif ou négatif qu’il veut attribuer à certains personnages. Parlant encore de Fanta, il écrit : « Dans sa démarche, elle évoquait une jeune gazelle qui, après avoir pris la direction du vent et regardé prudemment autour d’elle, se glisse en toute quiétude à travers les feuillages, sans souci du danger, sans peur du chasseur. » (p. 95) Pendant la joute oratoire, les éloges des deux duellistes sont faits par leurs griots respectifs qui s’opposent eux aussi, à travers leurs éloquences : « Dans quelques instants, comme le Milo en période de crues, le sang va couler. » (p. 152), « Karinkan, c’est le fer qui coupe le fer. », « Safrin, c’est le serpent qui mord les serpents. » (p. 157) Evoquant la chute de Safrin, Lamine écrit : « Comme un arbre géant qui a gémi toute la journée sous la dure cognée du bûcheron et qui ne tient plus que par une seule fibre de sa musculature, que par une seule vertèbre de son échine, Safrin, prêt à craquer, vacillait lourdement. » Puis, « Sous un nouveau coup, Safrin cria, et avec le bruit d’un immense tronc d’arbre abattu, il s’écroula. » (p. 176) Séduite par la victoire éclatante de Karinkan, Fanta, l’enjeu du duel, l’était encore davantage face à sa beauté. « Certes, il était étranger. Mais, il était beau comme un fils de chef. » (p. 175 ; cette expression est encore employée de nos jours ; en effet, toutes les belles femmes des royaumes étaient réservées aux chefs ; de ce fait, ils avaient généralement une belle descendance.) 214

Cf. L’album de Kadé Diawara, l’archange de la chanson mandingue.

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L’inversion d’un syntagme de phrase dénote une volonté subversive chez l’auteur qui s’affirme contre l’académisme littéraire et ose des créations inédites. C’est un procédé qui permet la création d’une cadence rythmique et qui repose sur la déconstruction de la rigidité académique de la langue française. L’écriture joue avec les règles syntaxiques et fait naître des syntagmes rimés. On trouve ainsi : « Belle, Fanta l’était. » (p. 24). « Belle, elle l’était » (p. 24) ou « Encore plus beau sera ce que tu verras » (p. 36). Mais aussi : « Je ne suis pas inquiet pour ses bras, la fatigue ne les use point ! Ni pour ses reins, il ne connaît pas la femme ! » (p. 49) et enfin « Belle, aucune créature ne peut l’être plus ! » (p. 96). Pour cette séquence de phrases, dont les allitérations et la succession de monosyllabes se concluent sur deux termes plurisyllabiques créant un phénomène de rebondissement sonore et articulatoire, le lecteur peut s’essayer à la scansion. On note que l’adjectif est aussi souvent antéposé au nom215. Lamine use aussi d’associations détonantes pour actualiser souvent des figures de style topiques. On trouve : « Âme douce dans un corps parfait » (p. 26), « Grand-père, toi qui « reconnais les choses noires même quand elles sont calcinées (…) » (p. 138) (deux hypallages), « Le soleil dardait ses sabres de feu » (p. 143), « (…), tous ces beaux bijoux finement exécutés dans le métal précieux lui donnaient l’apparence d’une fille en or. » (p. 147, jeu paronymique) ; « Deux à deux, face à face » (p. 153), « (…) au son des tam-tams et des tambours qui vomissaient leur colère (…) » (p. 168). La construction de la signifiance se reconnaît désormais à l’effacement des limites entre les genres. Les formes épiques, romanesques, poétiques et historiques s’entremêlent grâce à un nomadisme d’écriture permanent, rendu plus complexe par l’utilisation d’un butin stylistique assez riche. Le recours à la synecdoque : « Kékériké, M’bou, M’bè », appels des animaux domestiques, ovins, bovins et caprins, permettent à l’auteur de plonger, dès les premières pages, son récit dans cette atmosphère si particulière au village malinké. La signifiance ici est produite par une association de sonorités différentes se produisant le matin au réveil du village de Diomabanan à intervalles réguliers. L’usage de l’ellipse fait particulièrement effet après de longues descriptions et narrations : « Dix-huit et au-delà, une catastrophe » (p. 66, l’adjectif cardinal ne se rapporte à aucun nom ; pas de verbe non plus), « Mais Safrin ? » (p. 66, question sans verbe), « Dans le buisson, silence total. Souffle suspendu, oreilles tendues. » (Deux phrases constituant tout un paragraphe sans verbe. 215

Il en est ainsi dans la réalité de la langue malinké. Une chose existe d’abord avant d’être qualifiée ; c’est pratiquement le contraire en français. Il suffit d’écouter une hôtesse d’Air France s’adressant à ses passagers ; (ex : Je vous souhaite un agréable voyage ; ici, l’adjectif est placé avant le substantif ; alors que le Malinké, lui, aurait fait le contraire (Il dira : Je vous souhaite un voyage agréable). On peut donc affirmer que la langue malinké est plus logique, d’autant qu’on ne peut qualifier une chose avant qu’elle n’existe. Confronté à cette réalité de la langue malinké, l’écrivain-malinké a toujours tendance à s’y conformer quand il écrit un texte dans la langue française.

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Mais, quelle charge émotionnelle !) « Un cœur d’or », « Le champ, toujours le champ » et « Tout sauf cette honte ! Pas de rupture de serment ! » (p. 95, pas de verbe), « Parmi les diomabanakas, désarroi total. » (p, 177) et enfin « Très intéressante, grand-père. » (Par sa sobriété, cette réponse met en valeur la bonne éducation du jeune malinké) et « Nuit calme ! » p. 179, l’expression a quelque chose d’impérial qui clame et impose la toute puissance de la nuit insondable).Il faut aussi noter la présence de l’oxymoron, figure de rapprochement de termes logiquement opposés au plan sémantique pour donner plus de signifiance au message, excite et accroche le lecteur, confortant le sentiment de la dualité culturelle par l’équilibre du message qu’il dévoile : « Le silence qui parle », « Domani Wèrèba » oppose le petit « Domani » au grand parc « Wèrèba », « Le génie de Dala-djo ne parlait pas, mais tout le monde déchiffrait son message. » (p. 134) L’arsenal linguistique contient également des figures métaphoriques telles que : « Son pantalon zébré de rayures rouges lui donnait l’air de sortir du feu ou d’être déjà tout ensanglanté » et « La sueur qui perlait déjà sur son corps et son visage faisait des étincelles au soleil », « Je suis le sang qui coule dans les veines du Mandingue » (p. 154) ; l’auteur réduit parfois la figure par la suppression du comparé. Ainsi, « Ardentes flèches de feu » pour rayons solaires, « filets d’argent » pour eau de ruissellement, « rondeurs arrogantes » pour seins, et enfin « ruche sans abeille ni miel (…) » (p. 68, pour femme décrépite). Outre la pléthore de métaphores envahissantes, d’autres figures de style sont facilement reconnaissables dans le texte. L’exagération est évidente dans certains chapitres. On trouve : « Malgré cette violente tempête qui soufflait avec rage dans tous les esprits (…) » (p. 54 : ici, l’extrapolation est frappante) L’usage de cette figure est assez frappant dans les descriptions des personnages comme Fantagbè et Safrin. En voici quelques exemples : « Fantagbè est une merveille. » En effet, « jamais fille n’avait réuni en elle autant de perfection à la fois » (p. 24), « Ame douce dans un corps parfait » (p. 26), « Elle jouissait d’un succès sans précédent. » (p. 27) Quant à Safrin, « Il paraît que ses bras contiennent la foudre » (p. 82).En somme « pour la plus belle fille de la cité, le plus beau garçon ; un couple de rêve pour ne pas dire parfait » (pp. 30-31) L’exclamation emboîte logiquement le pas à l’extrapolation : « Quel bonheur que le mien ! » (p. 60, marque de la grandeur du bonheur), « Oh ! Qu’il est frêle » et « Ah ! Le pauvre » (p. 155), ces deux exclamations marquent la compassion, la pitié ; « Que ne puis-je être à ta place » (p. 88, traduit le désir ardent, le souhait de substitution) Dans cette expression marquant la réticence, le message semble suspendu : « C’est vous qui vous trompez, les combats peuvent… » (p. 61, c’est peut-être au lecteur de donner une suite à la phrase). Pendant la joute verbale, Dyéli-kouman kouyaté le griot de Safrin s’adresse à son rival en ces termes : « A quoi sers-tu pour ton maître, mon ami, mon frère Dioubaté ? Un griot est le meilleur conseiller de son maître. » (p. 155, pose à la fois une question et en donne la réponse.)La 152

répétition est aussi manifeste dans le texte de Lamine. En voici quelques exemples : « Mon vrai nom, c’est Fanta, Fanta Kaba », « Fanta, je préfère ton nom Fanta » (p. 104, l’insistance sur le nom de la jeune fille souligne l’intérêt manifeste que lui porte déjà Karinkan le challenger de Safrin). Deux euphémismes, « La membrane de dignité » (p. 195 ou la virginité de fanta) et « (…), tu as épousé une « femme » et non une « fille » (p. 194, expression ironique servant à désigner la jeune fille qui très tôt, connaît l’homme avant le mariage. Ici, l’auteur rend compte de la tradition tout en s’en distançant et en la critiquant. Les appositions sont également nombreuses. Citons-en quelquesunes : « Le soleil, maître du ciel…) » (p. 17), « Soundiata, l’empereur mandingue » (p. 80), « Agouti, ce petit rongeur » (p. 28), « Gbalan, cette estrade (…) » p. 41) et « Le bara, c’est la place publique, (…)Centre physique et spirituel(…) Théâtre de réjouissance pour les uns, tribune ou prétoire pour les autres, symbole de pérennité(…) » (p. 41,voilà une caractérisation appuyée par une inversion phatique) Par ailleurs, on assiste souvent dans le récit à une mise à distance du discours, valorisé et pointé du doigt comme expression de l’autre, d’un « on » indéterminé dont on ignore si le narrateur s’inclut ou non dedans : « Une allégresse générale régnait au bord de Dala-djo. Nyalén ne voyait ni Safrin, ni l’étranger de Niani dont on lui avait pourtant annoncé l’arrivée. » (p. 133) et « A partir de ce moment, les musiciens changeront fréquemment de rythme à intervalles irréguliers de bolo ou de main, comme on disait là-bas » (p. 133) puis, « Mon fils, ne dit-on pas pourtant au Mandingue… » (p. 138), enfin « Ne dit-on pas aussi, grand-père, qu’on ne refuse rien à un Diambaté » ? (p139) Cette distanciation est en même temps une mise en exergue qui témoigne de la volonté de s’incorporer le langage de l’autre, tout en signifiant qu’on se l’approprie. L’expression lexicalisée « comme on disait là-bas » fonctionne à deux niveaux, puisque son objet signale l’emprunt conscientisé à la langue courante telle qu’elle est usitée par un français correct ou par un langage plus familier indifféremment, et que l’emploi même de cette expression permet de se situer dans une pratique universelle de la langue française. Enfin, elle inscrit le discours au cœur du récit littéraire, et porte encore une fois l’attention sur les phénomènes de nature langagière qui font la matière de l’œuvre. Ces changements constants de registres, de niveaux et de codes linguistiques franco-malinké laissent place à des passages aussi ludiques qu’émouvants, et donnent vivacité et tension au texte. Un amour des mots se manifeste dans cet instantané de l’écriture qui transcende le stéréotype et les catégorisations pour offrir au lecteur un nouveau rapport au réel, une expérience de la langue inédite qui est celle de la poétisation et de l’usage du pouvoir de métaphorisation des mots. L’écriture de Lamine peut devenir une écriture du rythme et des rimes qui chorégraphie le réel. L’écrit recherche la beauté. L’imaginaire prend alors la place du témoignage et tient définitivement la réalité à distance. L’attitude du 153

romancier est à cet égard significative. Il porte souvent son attention sur les manifestations de ce que l’on peut nommer une « infra-réalité » : ces sons que provoquent les moindres actes du quotidien, rendus par des onomatopées, des interjections et les cris des hommes, ce que l’on pourrait appeler le paysage sonore du monde, celui du Mandingue. Le jeu avec le réel et la langue est ainsi effectif. Le romancier écrit, telles des notes qu’il prendrait sur ces mots-reflets auxquels le commun des mortels ne prend plus garde : « Oun-Oun ! » (p. 37, marque d’assentiment) ; « Brac ! Brouc ! Wrâc ! faisaient les dabas qui éventraient la terre » (p. 51). On peut aussi relever : « Wo kè,wo kè ! que sa volonté soit faite ! » (p. 114) et « Adikè !Adikè, elle le sera ! Elle le sera !reprirent les Kambéren déchaînés » et « Wo toundikè !Wo toundikè ! Ta volonté aurait été faite ! Ta volonté aurait été faite ! crièrent les jeunes gens en brandissant leurs poings vers le ciel. » (p. 115) ; « Aïe ! He, Allah ! » entenditon crier de toutes parts » (p. 165) ; « Les Kéïta, eux, poussaient des « WassaWassa » (p. 169) ; « La foule poussa des « aîe », des « oh » et des « ah » (p. 174) ; « Wobènda, wobènda » : « Ce que vous avez fait nous honore » (p. 198). Le narrateur est attentif à la capacité de création que possèdent en eux ces actes tout à fait insignifiants. A l’instar de la démarche de certains esthètes, il remotive le réel, en dévoile la musicalité dans une écriture qui peut parfois confiner au délire verbal. En effet, ce qu’il faut nommer un refrain revient régulièrement ponctuer le texte de son caractère insolite : « Les hommes scandèrent « Wassa-wassa-wassa ! Ah wé ! » ; il fonctionne comme un leitmotiv dans le roman et permet de soudaines ellipses dans la narration. Parfois le mot-reflet renforce par isotopie un aspect ludique de la réalité tel ce mot pour annoncer la victoire de Karinkan à Niani :« Puis, Londian « L’Avenir, le petit chien roux, aboya longuement, interminablement : « Et làbas, au loin, tous les chiens de Niani lui répondirent en chœur :« Oun, oun, oun, oun, oun, oun, oun,oun, oun, oun. » (p. 223) Inventif du bestiaire guinéen, Lamine, pour les besoins de son histoire, s’amuse souvent à pousser les limites du symbolisme animalier en rapprochant comme ici les aboiements des chiens aux signes d’approbation des humains pour annoncer la victoire de Karinkan aux habitants de Niani. C’est là, la marque certaine d’une vitalité sociale nourrie du respect de la tradition. Chez lamine, c’est donc sous le patronage de la musicalité des mots, de la rythmique du langage et des associations audacieuses que l’écriture affirme son propre potentiel expressif.

5.6. Conclusion En utilisant un mélange linguistique inouï pour évoquer son terroir natal, Lamine s'est éloigné délibérément de la langue standard officielle. C'est comme s'il accordait à la langue française un nouveau souffle. Aussi, fait-il montre d'une maîtrise de ce double clavier linguistique malinké/français, du rythme des phrases, d'une capacité à voyager entre les mots pour en faire jaillir 154

l'image, le sens et le sentiment voulus. Le langage mis en scène dans Safrin ou le duel au fouet est loin d’être un simple phénomène de mode, de société ou de génération. Il est au contraire étonnamment fertile. C'est un volcan bouillonnant dont la lave serait faite des diversités de l’environnement et de pépites linguistiques. Une alchimie des mots concoctée par un sorcier de la langue. Cet acte littéraire se fait alors pragmatique : il est une autolégitimation, qui se construit en même temps qu’elle s’affirme, et invente une nouvelle écriture. Le documentaire est depuis longtemps abandonné, Lamine ayant cédé à la tentation de l’imagination comme évasion du réel. Le mandingue entre ainsi en littérature non plus comme objet du discours mais comme tremplin pour une écriture qui fait l’essai d’une esthétique nouvelle. Une musique de l’écriture et des sonorités rappellent la versification d’une société constamment en fête. Elle est métamorphosée et métaphorisée par les jeux du langage. Le dispositif d’écriture à l’œuvre dans le texte s’exhibe comme tel, se met en scène et se regarde fonctionner. Alors, le caractère émergent de cet écrit imprègne le récit d’un impératif d’autolégitimation qui voit se jouer la nécessité d’un discours valable d’extercommunication, d’intercommunion par laquelle, l’écrivain cherche à établir son mode de relation interculturelle franco-africaine.

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CHAPITRE VI Parodie et célébration du territoire culturel : La Source d’ébène (Kiri Di Bangoura)

« Les maisons porteuses de lendemain ne sont pas toujours les plus belles. C’est de l’humilité que naît la grandeur. » Cheick Oumar Camara, Un chant et son contenu, une émission hebdomadaire d’explication des chants populaires, Radio-TélévisionGuinéenne (RTG).

6.1. Introduction Dans la littérature guinéenne, parmi les œuvres romanesques qui s’intéressent à la période postcoloniale, La Source d’ébène de Kiri Di Bangoura apparaît comme l’une des plus originales. Ce texte se singularise par sa dimension esthétique qui fait de la parodie le style du récit politique. Le texte obéit à une certaine norme d’écriture en représentant le combat des populations contre les tenants du pouvoir totalitaire. Il s’agit alors pour l’Almamy et Djéliba les garants des valeurs traditionnelles de galvaniser tout ce monde par des discours lyriques afin de l’initier à la palabre africaine. À travers le texte, Kiri Di semble s’approprier l’épopée historico-politique qu’il inscrit au cœur de sa structure narrative. L’expérience douloureuse de la dictature politique ayant bâillonné les libertés une fois l’indépendance du pays obtenue, motive la réécriture de la situation sociopolitique tourmentée et douloureuse de l’Afrique, de la Guinée dans des dimensions de tolérance, de sagesse et de dialogue à l’époque contemporaine. Alors, comment recréer la culture du dialogue, écrire autrement le récit sociopolitique d’un peuple dont le dénominateur commun est la pauvreté, la misère dans un environnement de violences, d’arrestations, d’emprisonnements arbitraires et d’assassinats ? C’est par le procédé de la parodie que l’auteur va s’approprier les valeurs communautaires pour ensuite les redéfinir dans son texte. Le mécanisme de la parodie qu’il met en relief permet de dénoncer la dictature en même temps

qu’il se donne comme forme de résistance par la culture de la sagesse. Par ailleurs, elle démontre que l’écrivain se donne pour tâche de réécrire l’histoire politique de l’après-indépendance, en posant, par le prétexte du dialogue à l’africaine, une forme de réconciliation entre les belligérants, l’interrogation au cœur même de la survie de l’identité culturelle. Il faut aussi lier le recours à la palabre à la mise en relief d’une composante essentielle de la culture guinéenne : l’oralité comme un recours essentiel à la résolution des conflits en Afrique. Kiri Di fait ici de cette tradition, un symbole : celui de la communauté par la culture, mais aussi celui de la construction de l’unité nationale par le dialogue qui doit être substitué à la violence politique en Afrique. Le romancier cherche alors à mettre en scène cette identité culturelle faite de la tradition des chefs, des maîtres de la parole dont la maîtrise de l’art oratoire ne souffre aucune contestation, faisant d’eux des hommes du peuple, des gardiens de l’histoire originale, des sages de la culture africaine. Elle est en réalité l’objet d’une nouvelle vision de l’écriture, d’un imaginaire réexaminé pour mieux dire le monde et permettre à l’auteur de se dire à partir de sa perspective singulière. Papa Samba Diop, parlant du roman africain souligne que l’écrivain francophone « produit aujourd’hui une littérature résolument affranchie du carcan idéologique ayant longtemps cantonné le roman ou le théâtre dans la référence à l’endroit d’une Afrique parfois mythique216. » Cette orientation esthétique est déterminée ici par le contexte Sociopolitique et culturel. Ce chapitre propose une analyse de la parodie comme mode de cette réappropriation. L’objectif sera de déterminer sur quoi se fonde l’écriture parodique du texte et quelle est sa fonction. Il s’agit de démontrer que le contexte de gestion du pouvoir politique permet aussi à l’écrivain francophone d’inventer une nouvelle orientation scripturale. Ici s’impose l’hypothèse selon laquelle la subversion est une négation du métarécit de la dictature pour une réécriture de l’histoire guinéenne voire africaine.

6.2. Une écriture subversive Dans le texte de Kiri Di, on assiste à une nouvelle perspective d’écriture, mais aussi à une rupture fondamentale grâce à de nouvelles formes d’approche des thèmes de narration. Dans un souci à la fois d’esprit de créativité et de réalisme, l’écrivain semble confirmer cette mutation formelle en suivant la recommandation de Henri Lopès dans Le pleurer-rire :« Partir de la spécificité de la littérature africaine pour innover, trouver de nouvelles formes217. » Justement, parce qu’il est un récit retravaillé, réécrit comme sur un 216

. Diop, Papa Samba, « Le roman francophone subsaharien des années 2000. Les cadets de la post-indépendance », Cultures sud, n°166, juillet-septembre, 2007, p. 10. 217 Henri Lopes, Le

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palimpseste, que La Source d’ébène implique une reconstitution de « sa langue française », sur sa constitution d’héritages hybrides. Kiri Di, même s’il revendique sa liberté de faire appel à d’autres sources que celles de son milieu originel, de se référer à d’autres types de pensée, de faire sa composition romanesque comme il l’entend, se sent tout de même investi d’une mission qui est de répercuter l’identité et la spécificité de son groupe social dans son œuvre. Dans cette optique, le récit comporte des marques, des expressions de l’oralité. Il faut noter que ses composantes linguistiques et structurales renvoient aux pratiques orales propres à la culture traditionnelle de l’auteur comme l’attestent les collages, les proverbes, les anecdotes, les chants, les contes, proverbes, mythes et des formules traditionnelles traduites et rapportées telles quelles. Ces expressions populaires, inhérentes au discours populaire, constituent une oralité personnelle des personnages. Il s’agit de voir ces innovations dans le texte, qui se présente d’abord comme une écriture subversive. La seule voie de règlement de conflit que le texte laisse voir après l’assassinat de l’Homme-Peuple, un tyran des plus sanguinaires qui régnait sans partage sur une République africaine, c’est la palabre à instituer entre les prétendants au pouvoir qui, après la mort subite du potentat, commençaient déjà à s’entretuer, entraînant dans le pays une guerre civile des plus sanglantes. Cette situation pose un certain nombre de problèmes inhérents à l’arène politique africaine : instabilité sociale, conflit autour du pouvoir, coups d’Etat, guerre civile, exil. Après quelques jours de folie, Karim, l’un des protagonistes, profitant d’une accalmie, s’échappe de cet univers trouble pour s’exiler avec en tête le projet d’organiser une opposition contre le nouveau pouvoir désormais bien installé à la tête du parti-nation. A partir de là, l’histoire que développe La source d’ébène ne peut se comprendre que sous la forme d’une épopée parodique. D’emblée, on peut relever, outre le titre suffisamment expressif du roman, celui du premier chapitre intitulé, « Soutoukoum », refuge des lucioles ». Il renvoie à la cité mythique, autrefois située entre la ville de Boké en GuinéeMaritime, les Iles du Cap Vert et la Gambie non loin de Gabou. « Soutoukoum » signifie compostère, poubelle ou ordurière. « Soutoukoum », c’est aussi la brousse, la forêt vierge, la terre nue et le pays des anciens. Ce village-symbole était placé sous l’autorité indiscutable d’un vieil Almamy à la fois chef spirituel et garant des valeurs culturelles de la petite communauté. Dans cette perspective, « Soutoukoum » va se présenter à l’opposé du Continent-pays-des-Noirs, un pays enrégimenté par l’arrivée des militaires au pouvoir suivie de règlements de compte qui vont perturber la vie sociopolitique. Dans ce contexte, la contre-attaque organisée par Kédjan et les partisans du Parti-Nation vont échouer lamentablement grâce à la ruse de l’Almamy, qui n’entend plus laisser s’installer l’anarchie dans le pays. A Soutoukoum, c’est un véritable complot que le vieux sage et son Djéli vont 159

préparer. Ils bénéficient de l’aide de Simbon le chef des chasseurs pour désarmer les militaires en douceur, à leur insu. Khabui le chef des forgerons ajoutera pour les endormir « des racines somnifères » à leur breuvage. L’action de ces deux personnages dont le mythe est bien implanté dans nos sociétés traditionnelles est assez significative. Soutoukoum recevra également des jeunes gens venus de « l’Ile perdue » pour prendre part au « dialogue entre les fils d’une même corde ; plus les fils seront unis, plus solide sera la corde » (p. 107). Misère, arrestations, expulsion, corruption, tyrannie… avaient à nouveau trouvé droit de cité dans le pays. Pour exorciser ces maux, c’est une véritable quête de soi et du sacré que l’Almamy va imposer à ses disciples. Il s’agit, selon Djéliba, de révéler « la vérité ! La vérité vraie ! (p. 123). Pour « …prêter main-forte aux tentatives de reconstruction » (p. 124), chacun selon sa compétence. C’est une cérémonie d’initiation qui s’annonce pour tous les jeunes de « l’île perdue », Kédjan et les siens qui « devaient subir leur vraie naissance au monde, celle de la rencontre des ancêtres-esprits » (p. 127) dans la forêt sacrée. La prise de conscience de l’Histoire des peuples noirs et sa transmission à la postérité constitueront alors l’ombilic de la palabre à l’Afrique. A partir de cette réalité, l’intrigue se déploie selon les étapes types d’une initiation et le narrateur est à la fois le témoin de cette cérémonie traditionnelle et du rôle des sages dans les changements qui doivent façonner la personnalité des différents acteurs. Toutes les activités, même les plus simples, sont révérées et, en particulier, la parole communautaire qui est le ciment qui relie les générations. Cela se traduit par une hybridité générique assez récurrente chez Kiri Di. Ce vibrato stylistique provient, en fait, du culte que le romancier voue aux valeurs culturelles de son terroir.

6.3. Un vibrato stylistique Non seulement l’auteur inscrit à la base de son écriture les formes du texte oral, mais plus encore, il utilise dans son texte parodique différents genres oraux tels que les proverbes, les chansons, les dictons, etc. De la sorte dans le récit, un jeu s’établit entre l’oral et l’écrit, une variation entre deux techniques d’énonciation. L’alternance des discours direct, indirect et indirect libre débouche sur un brouillage de la voix qui narre l’histoire. Le texte narratif ici se veut un fait réel et non imaginaire, puisqu’il s’inspire de l’histoire politique et des genres oraux bien connus. L’oralité africaine est essentielle et se transmet par l’unique subtilité de l’écriture dans laquelle elle est greffée. Dans La Source d’ébène on trouve quelques dictons dits par l’Almamy le patriarche du village. Au cours de l’un des nombreux échanges philosophiques entre lui et Djéliba, le vieux sage définit la méchanceté en ces termes : « La méchanceté est une maladresse de cœur » (80).En réponse à une remarque fort pertinente de son griot, le Maître cite aussitôt cet autre dicton : « Djéliba, le trou est sec mais la racine est encore humide » (p. 80). 160

Dans le roman, le maître dit également des devinettes au cours d’une séance avec des jeunes élèves. D’ailleurs, c’est dans ce roman qu’on en trouve sous formes de colles que le vieux sage aimait poser aux jeunes du village chaque fois qu’il pouvait les rencontrer. Elles ne portent ni sur le coran, ni sur la tradition mais sur ce que le vieux sage lui-même appelait « des méandres de la réflexion et les contours du doute (p. 78) ». Les devinettes sont donc posées dans un but éducatif pour inculquer la culture traditionnelle aux plus jeunes. D’autre part, cette séance intervient à un moment où l’action du récit est suspendue. Les devinettes dites par l’Almamy ne sont donc pas précisément liées à l’action du roman. Elles visent non seulement à montrer la grande sagesse des anciens mais aussi, à mettre en exergue la valeur éducative de la tradition. A ce mélange de catégories, la production vocale et la réception auditive deviennent écrites, mais aussi la production graphique et la réception visuelle épousent l’oral. Cette technique est omniprésente dans le jeu entre les espaces anonymes et le réel. Le romancier parle d’un cadre assez vague et le plus général possible : « le Pays-continent-des-Noirs », comme étant le théâtre des évènements de son récit. C’est une République africaine, un carrefour d’impasses politiques, une cité intoxiquée par l’injustice que le dictateur « L’Homme-Peuple » dirige d’une main de fer. Situé en bordure de mer, le toponyme « Baderab » ou « bord de mer » en soussou, désigne la capitale du pays fictif pouvant être Conakry ou toute autre ville francophone de la sousrégion située en bordure de mer. Les appellations « Water side » et « Na baisa » venant de l’Anglais et du Portugais, évoquent successivement le Libéria et l’Angola qui ont la même situation géographique. D’autres appellations, telles que « l’ile perdue » et le « cabanon », à cause de leur isolement, évoquent le sinistre camp Boiro où sont morts de milliers de détenus politiques ; « Soutoukoun » est l’appellation d’un village réel qui appartenait à la région de Gabou située jadis entre le Sénégal, la Guinée-Bissau et les Iles du Cap-Vert. C’est un espace de paix et de sagesse dont nous reparlerons davantage plus loin. Quant au « cimetière des bâtards » et au « Fleure d’Ebène », ils sont des créations fictives qui pourraient figurer dans n’importe quel pays africain. A la manière d’Alioum Fantouré ou de Thierno Monénembo, Kiri Di Bangoura rend le cadre topologique de son récit le plus anonyme possible pour en faire le symbole de tout pays d’Afrique. Ici et là, quelques rares indices informant, tels que « Responsable Suprême de la Révolution » et « L’Homme-Peuple » dont Sékou Touré aimait s’affubler, permettent de faire un timide rapprochement avec la réalité politique de la Guinée. Un terme comme Maréchal (3) marque la ressemblance de situation sociopolitique dans les nouvelles républiques africaines. La diversité des ethnonymes et des patronymes témoigne de l’ambition du romancier d’évoquer toutes les régions de la Guinée. Dans La Source d’Ebène, « l’Homme peuple » pousse le paternalisme jusqu’à l’intimité, quand, exaspéré par le comportement de ses collaborateurs, 161

il porte un jugement sévère sur son entourage dont l’attitude irresponsable est, selon lui, un obstacle majeur à sa nomination au prix Nobel : Pour Chevrier, « Cette vigilance trouve (… sa véritable origine dans des raisons moins avouable et en particulier dans la peur qui hante le tyran ». Peur qui se justifie par la crainte d’être chassé du pouvoir par ceux-là mêmes en qui il a une totale confiance. Elle devient une véritable obsession chez « L’Homme-peuple » qui passe pourtant, le plus clair de son temps dans son palais-prison, entouré de sa garde personnelle. A l’image du « Guide » du Jeune homme de sable né sous le signe du lion », la dimension messianique et le charisme dont est doté le tyran, le fait passer du rang de simple mortel à celui de demi-dieu. Une similitude s’établit ainsi entre lui et le héros de l’épopée, notamment l’épopée mandingue de Soundiata dans laquelle un handicap initial fait d’obstacles et de malheurs pour le héros est définitivement surmonté et sublimé. Chevrier estime que, cela «…peut alors s’interpréter comme une volonté de compensation et de revanche, à mettre en relation avec un fort complexe d’infériorité original 22 ». La parole énigmatique est aussi présente dans le texte. Elle est dite par Karamoko, l’un des maîtres initiateurs avec Djéliba et l’Almamy. Il l’interprète après avoir lu dans les éléments ou dans les signes livrés par les ancêtres à travers l’itinéraire des oiseaux. Le matin, à son réveil, Karamoko explique à l’Almamy les messages des ancêtres qui l’avaient visité la nuit pour définir leur position par rapport à la situation sociopolitique du pays qui restait toujours incertaine et, que Karamoko interprète à partir de la position des étoiles dans le ciel. Grâce a la position des éléments, leur indécision annonce la fin probable de la dictature tout en gardant cependant, beaucoup de réserve à l’égard du nouveau régime politique qui paraissait aventureux. Par la suite, le vol de trois oiseaux se dirigeant vers un vieux berger est traduit par lui comme étant la seule alternative de paix dans le pays. Il s’agit pour les fils du pays, bourreaux et victimes confondus, de retourner au village pour s’initier auprès des anciens au dialoguer, source de la sagesse traditionnelle afin de trouver une solution viable à leur conflit. Dans ce contexte de réconciliation nationale, l’auteur procède à un mélange des catégories de communication. Non seulement, la production vocale et la réception auditive deviennent écrites, mais aussi la production graphique et la réception visuelle épousent l’oral. Ceci s’illustre dans le texte par divers procédés tels que les chansons et les poèmes qui y sont disséminés. A cette harmonie imitative s’ajoutent des jeux de sonorité par des mots : « - Eléphanteaux ! -Nos oreilles sont à vous ! rirent les enfants » (p. 78)

Ou « Djéliba, viens te rincer la bouche ! « Je préfère rincer ma bouche lourde de votre nom ! » (p. 79)

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Quelques pages plus loin, d’autres réflexions vont porter sur la préciosité du temps, son éternité. Cette fois, c’est l’Almamy qui en assure la paternité devant un parterre d’invités comprenant aussi bien des vieillards que des adolescents. Lorsque Djéliba s’étonna de la présence des enfants du village venus assister à cette palabre, le Maître, comme toujours en pareille circonstance, lui répond par énigmes. Il explique au griot qu’admettre des enfants dans les palabres des anciens leur permet d’acquérir avec le temps la sagesse et le savoir. Les paroles énigmatiques restent rattachées dans le roman de Kiri Di à l’histoire et à la vie, telle qu’elle se déroule dans nos villages. Contrairement aux devinettes, elles sont liées à l’action et au récit traditionnel dont elles constituent une partie intégrante. Il faut souligner cependant que dans le texte, la parole énigmatique, celle portant sur le temps, n’apporte rien d’original à la nature africaine. Elle n’atteint pas la même profondeur que celle qu’on trouve dans Les Soleils des indépendances, intimement associée à l’histoire, à la famille et à la dynastie des Doumbouya. Néanmoins, le jeune romancier guinéen a su mettre en exergue, en posant une série d’énigmes autour de l’éternité du temps, un thème suffisamment traité par les grands poètes de la Pléiade comme Ronsard ou Du Bellay. Sur le plan morphosyntaxique et de l’organisation du contenu du texte, les différents narrateurs utilisent un langage assez familier. Le vocabulaire est relâché, les constructions phrastiques sont souvent incomplètes, il y a des répétitions, des hésitations, ce qui confère souvent au texte un caractère déconstruit. C’est en somme une écriture parlée qui témoigne d’un mélange de genres et de la forte présence de l’oralité. Au demeurant, l’association de l’oralité avec l’écriture donne au texte son rythme et sa musicalité. L’usage d’une certaine ponctuation, le style familier, les proverbes, les chansons et la conservation de l’élocution verbale permettent de donner un aspect vivant au récit. « L’écriture parlée » recouvre un art et une technique dans la création, que Kiri Di exploite à fond, mettant l’accent sur les techniques du conte oral. Ici se vérifie la théorie de Bakhtine, lui qui trouvait aux « genres intercalaires » les formes les plus fondamentales d’intégration du plurilinguisme dans le roman : « Le roman permet d’introduire dans son entité toute espèce de genre tant littéraire (nouvelle, poésies, poèmes, saynètes), qu’extralittéraire (étude de mœurs, textes rhétoriques, scientifiques, religieux, etc.) […] Ces genres conservent habituellement leur élasticité, leur indépendance, leur originalité linguistique et stylistique218.

Le mode oral dont il est question ici est commun à toutes les sociétés. L’oralité reste le caractère premier du discours. A. Hampâté Bâ parle d’elle comme d’un héritage de connaissance de tous ordres patiemment transmis de

218

Bakhtine, Mikhaïl, Esthétique et théorie du roman, p. 141.

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bouche à oreille et de maître à disciple à travers les âges219. Il parle alors de « société orale » pour définir celle où « l’écrit n’existe pas », mais dans laquelle le respect de la parole donnée est une règle. Cette oralité s’accompagne dans ses représentations littéraires de l’expression gestuelle, de la maîtrise de la langue, de la rhétorique. À cet aspect de la représentation s’associe un langage organisé dans une structure précise en vue de fins précises, l’usage esthétique du langage même non écrit. Ce que reconnaissait déjà Jacques Chevrier pour qui le conteur sans doute peut prendre une certaine liberté par rapport à son texte, l’enrichir de nouvelles péripéties et de digressions ou bien y inclure s’il le veut des faits d’actualité qui établissent le lien entre le présent et le passé, mais sa liberté doit toujours rester dans le cercle de la tradition220. Dans le texte de Kiri Di, l’oralité est le mode d’expression de l’identité culturelle. L’épopée, les poèmes, les chansons ou les proverbes sont autant d’éléments culturels qui caractérisent le peuple guinéen. Rien d’étonnant si le roman devient un lieu d’affirmation culturelle, qui renvoie aux composantes de l’identité de la communauté. Il pérennise les traditions culturelles qu’on a tendance à négliger voire d’oublier rendues par la mise en scène du patriarche et chef religieux, du griot et de Karamoko, le maître incontestable dans l’interprétation des signes des éléments. Dans cette perspective s’élabore clairement le sens que l’auteur cherche à attribuer à l’oralité et par ricochet à la vie sociopolitique en Guinée et en Afrique. Chez lui, l’oralité est liée à la culture populaire, au monde villageois. La préciosité étonnante de la parole orale démontre l’importance du maintien de la culture traditionnelle. Fond culturel, l’oralité est ancrée dans la communauté et évolue avec elle au jour le jour. Elle reste l’arme qui permet de confondre la dictature politique, de la troubler, parce que la culture traditionnelle est l’humanité des peuples d’Afrique. C’est pour raviver cette tradition que l’Almamy, Karamoko et Djéliba se font les instigateurs d’une nouvelle esthétique qui suit les traces de la tradition orale. De la sorte, le créateur aboutit à une parodie de la forme du récit politique qui mélange désormais tradition de l’oralité et modernité de l’écriture. La structure du récit n’y échappe pas, puisqu’elle fait de l’oralité l’actant principal du récit politique en s’affichant en tant qu’élément de sa propre subversion. Dans ce contexte, la valorisation de la culture orale est assumée par certains personnages qui sont présentés comme de véritables bibliothèques, des gardiens incontournables de la culture traditionnelle.

219

Amadou Hampâté Bâ cité par Hélène Heckman, « Amadou Hampâté Bâ revient… », Dialogue n° 29, janvier 1994, p. 18-19. 220 Chevrier, Jacques, La littérature nègre, Paris, A. Colin, 1999, p. 196.

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6.4. Les gardiens de la culture traditionnelle Dans la communauté, c’est l’Almamy qui se présente en tant que la mémoire vivante et le vecteur de transmission de la culture traditionnelle. Il se singularise par l’intelligence, la ruse, l’astuce, l’endurance morale, la maîtrise de soi, la patience, le talent d’orateur et de conteur. Pour ces caractéristiques humaines, il est le guide à suivre de la communauté villageoise de Soutoukoun. Ses leçons de sagesse cachent une véritable révolte contre le totalitarisme et ses séquelles. Elles règlent les comportements des autres personnages et sonnent comme un signe de résistance face à l’instabilité sociopolitique instituée par la modernité. Pour le narrateur, le gros village de Soutoukoun est avant tout chargé de l’histoire du vieil homme tant adulé par la communauté. Sa force se situe au niveau de la parole, des mots et de leurs significations et de la façon de les dire comme ici dans la définition de l’intelligence qu’il fait à l’intention de jeunes élèves : « Le maître intervint pour clore le débat. -L’intelligence est propre à chaque espèce, aux hommes, aux animaux, aux végétaux et même aux minerais. Sa seule destinée est d’éprouver le temps, se muant en sagesse. Ainsi, le mensonge, la bravoure, défauts et qualités, n’ont de sens que dans les limites de la sagesse, donc des lois et de la coutume. Avez-vous compris ? » (p. 78)

Il tire son inspiration de la tradition orale qui recèle bien des mots oubliés portant en eux la culture et l’histoire du groupe. C’est un « Toumboussora », autrement dit un saint homme, un grand marabout qui se caractérise avant tout par sa simplicité. Il est l’âme de Soutoukoun, autrefois « brousse, forêt vierge, terre nue » devenue « le pays des anciens221 ». Le narrateur parle de la naissance du gros village dont la création n’a été possible que grâce à l’entêtement et à l’endurance de l’Almamy : « Homme de foi et de culture, il entreprit la construction de Sotoukoum, paille après paille, poutre après poutre, case après case, devant l’incrédulité des notables de la mosquée, dont le mépris n’avait de limite que l’acharnement.(…) En homme rusé, il ne les affrontait jamais, il se contentait d’implorer le jugement du temps devant chacun de leur vomi de haine. Aujourd’hui, Soutoukoum est un grand village, épanoui autour d’une mosquée, parsemé de cases d’ancêtres-esprits, bordé de champs, parcouru par le fleuve ébène de l’âme intarissable du continent. » (p. 77) C’est une nouvelle cité prospère au paysage idyllique, peuplée d’émigrés y vivant dans la paix, le bonheur, la quiétude et la justice de Dieu sous la clairvoyance et la grande sagesse de l’Almamy. Quant à Karamoko, il « (…) était un disciple de l’Almamy offert un jour par un commerçant guéri par un jeune marabout qui arpentait la savane. » (p. 76) Outre, son rôle de maître coranique du village, Karamoko savait aussi 221

Cheick Oumar Camara, Un chant et son contenu, une émission hebdomadaire d’explication des chants Télévision Guinéenne (RTG).

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bien décrypter les messages des ancêtres que ceux des éléments. Son dialogue avec l’Almamy le confirme de façon éloquente : « - Karamoko, as-tu bien dormi ? - Dieu merci. - Les ancêtres t’ont-ils visité ? -Oui, leurs messages restent têtus : un monde vide, une immensité occupée par deus îles hostiles ; une île de jeunesse et d’espoir, une autre puissante et aveugle. - Et les éléments, Karamoko ? Les éléments ? - Ils sont indécis ; les étoiles illuminent l’île jeune, les comètes se dirigent aussi sur elle. - Et l’autre île ? L’autre ? - Elle se pose sur les puissants rayons d’un soleil sans nuages. - Et les ancêtres ? Sont-ils dépassés ? - Ils hésitent, mais leurs mines de mort, quad ils regardent l’île puissante, m’inquiètent. - Continue, Karamoko. Parle ! - Pourtant, ils boudent l’île d’espoir. Son air d’aventure leur déplaît. - C’est tout ? - Non, j’ai vu trois oiseaux se dirigeant vers un berger, un vieux berger. - Merci, les ancêtres ont bien choisi leur intermédiaire. » (p. 76)

Enfin, c’est Djéliba ou le maître de la parole qui anime les débats par ses chansons, proverbes, dictons et interjections ou souvent par des apostrophes adressées à l’Almamy ou à Karamoko. Ses interventions avec une parfaite connaissance de la culture traditionnelle le confondent à Kiri Di lui-même qui le relaie et retransmet ses paroles. Il se rend ainsi important dans le récit en se positionnant comme le narrateur secondaire dont le savoir en culture traditionnelle vient compléter celui des deux autres, l’Almamy et Karamoko. Il est alors un narrateur autodiégétique épique. De fait, l’auteur va aux sources de la parole non pas dans une logique de transcripteur, mais de créateur littéraire qui se réapproprie la parole reçue du griot pour lui redonner forme et vie à l'écrit. C’est un personnage écrivant qui voudrait préserver l’oralité par le biais de l’écriture. L’inscrivant au cœur du récit, il lui donne vie en même temps qu’il apporte au texte un caractère vivant. C’est sa capacité à transposer l’oralité en récit romanesque, à faire d’elle une esthétique du roman qui détermine sa singularité en tant qu’écrivain. Cette matière textuelle devient un lieu d’éducation qui rappelle l’espace, la culture et l’identité. Dans cette perspective, pour le personnage écrivant, l’oralité devient une technique d’écriture. Choisissant comme base de la construction du roman une modalité orale, il se soumet non seulement aux exigences de ce genre mais adopte aussi dans le récit une démarche narrative basée sur l’interprétation orale. Ceci s’observe en général dans La Source d’ébène à travers l’écriture polyphonique ou la voix qui parle est difficilement identifiable. On assiste alors chez le créateur à cette « écriture parlée » qui tend à complexifier le récit. Cela préserve la parole reçue et permet alors de la transmettre par le 166

truchement de l’œuvre littéraire. L’écrivain apparaît en tant que rapporteur d'une tradition dont il met en exergue une vitalité poétique enracinée dans l’oralité. On est en présence d'un griot, d'un conteur qui rapporte une histoire et qui, par-là, devient un écrivain transgressif. Car, la parole ne s’écrit pas. Le personnage écrivant dans un cadre villageois sacré est alors caractérisé par sa transgression des normes de l’écriture. Alors, le respect et la sauvegarde des racines culturelles constituent chez tous les personnages une base d’orientation majeure. Il est question de substituer à un monde d’oppression politique, d’injustice, de misère et de violence, une communauté de paix, de liberté et de justice. En cela, « Soutoukoum » sous la paternité de l’Almamy se présente à l’mage de cet univers idyllique où il fait bon vivre. Le vieux sage, parce qu’il est le garant de ce bonheur, toute la communauté se reconnaît en lui tout en sachant le distinguer des autres. Refondateur de « Soutoukoum » la nouvelle communauté villageoise, l’action non violente du patriarche cache une véritable révolte contre le totalitarisme..Il est vu désormais comme le héraut de la résistance face à la modernité. Par ailleurs, dans son processus de quête et de retransmission de la mémoire culturelle, le prosateur devient lui-même conteur et tente de résoudre par l’oraliture la dimension autoritaire de l’écriture. C’est le paradoxe qui est au centre des cultures auxquelles on a enlevé toute cohérence. Il faut donc faire avec la discordance, voilà qui justifie à suffisance la rupture avec l’esthétique traditionnelle de l’écriture. L’oralité devrait s’inscrire au centre de la modernité pour gagner l’ultime lutte pour sa survie. Ce faisant, elle « colonisera » à son tour l’écriture. Il faut « ouvrir les lettres », voir « les lettres blessées » : « L’écrivain assis devant sa feuille perçoit à quel point, sur cette tracée opaque entre l’oral et l’écrit, il doit abandonner une bonne part de sa raison, non pour déraisonner mais pour se faire voyant, inventeur de langages, annonciateurs d’un autre monde222» De la sorte, s’impose à lui la nécessité de s’exprimer à travers le geste, signe fondateur de toute société et qui précède la verbalisation. Pour Kiri Di, produire une écriture parlée, c’est retrouver ce geste du conteur. Il est une forme héroïque de résistance, de défiance qui rappelle les pratiques incantatoires, les danses au sein de l’habitation considérée comme espace clos où la volonté du maître était suprême. À travers son geste, la culture collective refait surface parce qu’elle est dans tous les signes oraux par lesquels il s’approprie paradoxalement l’écriture.

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Confiant, Raphaël et Patrick Chamoiseau, Ecrire la parole de nuit, cité par Anne-Sylvie Malbrancke, « Solibo Magnifique de Patrick Chamoiseau : un roman vertigineux », http://malfini.ens-lyon. fr/ document.

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6.5. Le retour à la culture traditionnelle : une nécessité absolue La Source d’ébène met donc en évidence le caractère sacré de l’oralité. Cette dernière débouche sur le mythe qui permet bien souvent d’élucider les différentes facettes de l’existence d’un peuple. Le mythe désigne un récit populaire mettant en scène des êtres surhumains et des actions imaginaires et dans lesquels sont transposés les événements réels ou souhaités. Il fait partie du folklore verbal et se donne à lire comme un récit en prose, dans le Dictionnaire Universel comme un récit légendaire qui est transmis par la tradition populaire et qui, à travers les exploits d’êtres fabuleux -héros, divinités- fournit une explication plausible des phénomènes naturels et humains.223 Le mythe fait partie intégrante de l’oralité puisqu’il requiert un processus de mémorisation et de transmission. Roger Caillois pense pour sa part que le mythe est à l’origine du fondement des sociétés. Le mythe de Paris qu’il évoque dans son ouvrage permet de souligner l’héroïsme de la vie moderne. La désignation de la vie urbaine à la qualité de mythe suscite l’idée de modernité.224 Dans le mélange de genres que présente le récit baroque de Kiri Di, la figure de l’éternel retour se donne elle-même comme une récurrence fascinante. Il faut avant tout noter qu’une part de la tradition philosophique considère cette question du recommencement comme un élément positif, créateur de différence et non simplement comme un cercle vicieux qui aboutirait à une aliénation du sujet comme dans le cas du mythe de Sisyphe. Nietzsche, dans Le gai savoir et Ainsi parlait Zarathoustra, met au point une philosophie de la répétition et du ressassement. Il faut entrevoir la répétition chez Kiri Di non comme un fait négatif, mais au contraire, comme une forme de remémoration de la culture orale et de résistance face au totalitarisme de la modernité. Pour le romancier, le retour aux valeurs culturelles est porteur d’une vérité symbolique, car il met en évidence le désir nouveau de la figure du sage, mais surtout son geste de résistance à travers l’histoire. Cette idéalisation du patriarche opère à l’intérieur d’un cadre philosophique précis. L’’éternel retour, dans le récit de Kiri Di, rejoint en cela la pensée deleuzienne de la répétition dans sa réflexion sur la pure différenciation.225 Deleuze précise justement que ce n’est pas le même. Dans une autre perspective, on peut voir dans le texte, l’appréhension de l’initiation comme une répétition de la culture populaire, celle qui vient troubler et perturber l’autorité dans sa traduction de l’histoire culturelle. C’est parce qu’il porte l’humanité, l’histoire culturelle de tout un peuple, parce qu’il est leur voix et qu’il a pour eux quelque chose de magique, que le patriarche incluant désormais l’écrivain-, dont le récit demande à être repris, est le maître 223

Guillou, M & M. Roingeon, (s/d), Dictionnaire Universel, Paris, Hachette, 1995, p. 813. Caillois, Roger, Le mythe et l’homme, Paris, Folio Essais, Gallimard, 1992, p. 163. 225 Nous pouvons évoquer en cela le livre de William James, Gilles Deleuze’s difference to repetition, a critical introduction and guide, Vancouver, University of British Columbia Press, 2003. 224

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de la morale collective et voudrait par cette institution de la valeur, donner un sens à la vie des membres de sa communauté, leur montrer par son exemple le chemin, à la manière du Zarathoustra de Nietzsche : « Il faut aimer la vie, car… ! Il faut que l’homme active sa vie et celle de son prochain, car… ! Et quels que soient encore tous ces « il faut » et ces « car », maintenant et dans l’avenir. Afin que tout ce qui arrive, nécessairement et toujours par soi-même, sans aucune fin, apparaisse dorénavant comme ayant été fait en vue d’un but plausible à l’homme comme raison et loi dernière, — le maître de Morale s’impose comme maître du but de la vie ; il invente pour cela une seconde et autre vie, et, au moyen de sa nouvelle mécanique, il fait sortir notre vie, ancienne et ordinaire, de ses gonds, anciens et ordinaires. Oui, il ne veut à aucun prix que nous nous mettions à rire de l’existence, ni de nous-mêmes — ni de lui226. » C’est la répétition du sacré qui devient l’ultime procédé pour faire renaître l'expérience perdue. À la suite de Jean-François Hamel, Isabelle Décarie note que : « La répétition de l'histoire comme thème ou comme trame narrative serait le symptôme de cette nouvelle configuration de l'historiographie, une répétition comme un bégaiement de la matière historique dans la façon d'appréhender la narrativité (tant dans la forme que dans le contenu), comme un succédané pour la tradition qui devient dans cette optique « objet de désir 227 » L’oralité ne s’efface n’y ne meurt. Elle subsiste par-delà les obstacles à son existence. La répétition est un facteur de résistance, de satire contre la vision historique longtemps véhiculée par le discours politique africain. La parodie culturelle devient un symbole : celui de la vie et de l’identité culturelle du peuple.

6.6. L’affirmation constante de l’identité culturelle : une nécessité absolue L’oralité s’affiche dans le texte en tant que l’origine de la création de l’espace et de la culture traditionnelle. Elle devient le moyen le plus adéquat pour perpétuer et préserver la culture historique de la communauté, le fondement même de son identité. À travers l’œuvre littéraire, l’identité reste une affirmation permanente sans laquelle la redéfinition de l’identité moderne serait impossible. La dictature a été un long moment de souffrance et un tournant qui aura marqué profondément la vie en Guinée. La colonisation qui l’a précédé, au nom de la modernité, remplacera les réalités identitaires par une culture plus occidentale. Réaffirmer la culture traditionnelle aujourd’hui 226

Nietzsche, Friedrich, Le Gai Savoir, (« La gaya scienza », Traduction par Henri Albert, Paris, Société du Mercure de France, 1901, p. 38. http://fr.wikisource.org/wiki/Le_Gai_Savoir/Livre_premier.Web, 21/02/2012. 227 Décarie, Isabelle, « Modernité de la répétition », Spirale, n° 213, 2007, http://id.erudit. org/ iderudit/10431ac, Web, 21/02/2012.

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relève d’une initiation qui doit être menée perpétuellement pour faire ressusciter les valeurs culturelles. L’affirmation de l’identité culturelle passe pour ainsi dire par la lecture du paysage africain. Ce faisant, l’écriture de Kiri Di édifie sur la richesse culturelle que constitue la Guinée. Elle nous montre la croyance en l’Afrique profonde à travers toute la sagesse qu’incarne ici l’Almamy le patriarche. A travers ses actes et ses paroles, la culture se perpétue et donne sens à l’histoire. Il est le symbole de la tradition ancestrale mais aussi celui de la résistance contre la dictature. L’identité culturelle procure l’image parfaite de l’africanité qui n’est pas une négation de la modernité, mais sa réappropriation pour l’affirmation identitaire. De ce fait, du langage qui s’est construit émerge celui susceptible de dire les réalités socioculturelles du peuple. C’est pourquoi il est réinventé, ravivé à travers les paroles de l’Almamy, Karamoko, Djéliba et, influence l’agencement des mots et de la forme sémantique. L’oralité donne une nouvelle dynamique à l’écriture de la langue française et assaille l’esprit du lecteur. Pour le prosateur, la littérature est une écriture de la diversité. Consciente de son oralité, elle détermine toute la maîtrise de la langue par son auteur, qui la manipule et la transforme en une arme de résistance ou en un moyen d’expression de son moi intérieur. Il faut établir, dit Mohamadou Kane, « l’empire de l’esthétique traditionnelle sur la littérature moderne228. » Dans la nouvelle esthétique romanesque de Kiri Di, l’écriture est marquée par l’écart, l’hybridité. Dans cette rupture avec l’ancienne norme du roman occidental, il ressort un langage baroque où se joue une certaine liberté des formes. Dans le processus de l’affirmation de la culture identitaire qu’engage l’auteur, il doit s’établir une relation d’échange culturel et non comme le souligne Sherry Simon « l’imposition d’un système sur l’autre 229» qui aboutit au conflit et à la négation de la culture de l’autre. L’oraliture, aura permis de valoriser la culture traditionnelle à travers la parodie et d’en faire à la fois une forme de résistance contre la dictature politique et la modernité.

6.7. Conclusion C’est par le biais de l’oralité que Kiri Di tente de restituer les valeurs culturelles par le biais de certains personnages considérés comme de véritables gardiens des valeurs culturelles traditionnelles. Dans ce contexte, le choix de la parodie devient la stratégie de résistance que l’auteur utilise contre la colonisation et la dictature politique. L’esthétique de la parodie est mise en marche par l’utilisation de l’oralité pour subvertir les bases de la dictature. De l’ordinaire et du quotidien émergent des personnages authentiques, leurs 228

Cité par Ndiaye, Christine, « De l’écrit à l’oral : la transformation des classiques du roman africain », Études françaises, Volume 37, Numéro 2, 2001, p. 46. 229 Simon, Sherry, Hybridité culturelle, Montréal, L’Île de la tortue, 1999, p. 47.

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paroles combien expressives déterminent leur singularité. Par ailleurs, l’écriture se caractérise par une complexité formelle et linguistique. Le créateur tente de traduire la parole et surtout les signes indirects de l’oralité. Pour Eliza Diallo : « Les références à divers genres de littératures orales contes, mythes, fables, épopées se font souvent par la mise en scène d’un narrateur oral dans le texte écrit, et/ou l’imitation formelle de modes d’énonciation orale. Elles participent de stratégies discursives de la part des auteurs, dont on explicite ici les deux dominantes : la revendication d’africanité des textes, de leur ancrage dans un contexte culturel spécifique, africain, et la critique de l’historiographie occidentale moderne230 Il est héritier de la parole à dire et non de l’écriture. Son texte reproduit aussi fidèlement que possible les témoignages de ses recherches d’ordre anthropologique. L’écriture se transforme sous l’impact du mélange diglossique et renforce pour ainsi dire sa stratégie du détour. Le texte associe l’imaginaire aux indices de la réalité socioculturelle et l’écrivain revendique désormais le statut de passeur de mémoire culturelle. Il cherche à traduire dans l’œuvre le quotidien de son peuple par le biais de sa culture faite de sagesse et d’authenticité. Dans cette perspective, construire une identité culturelle africaine moderne revient à affirmer à travers l’environnement socioculturel, les lieux symboliques, l’interprétation des paroles qui ressortent de l’ordinaire et qui constituent la ressource symbolique de la trace poétique de l’oralité. Considérée comme une forme mythique, elle s’affiche en tant qu’une technique d’écriture qui ne peut survivre dans la modernité que par sa capacité à travestir les éléments fondateurs de cette réalité. Pour Édouard Glissant, l’opacité que l’auteur crée par ce procédé « protège le divers. » Dans le chaos de l’affrontement en contexte postcolonial, le prosateur arrache sa « liberté totale » et s’illustre par ses écarts et ses divergences. Ce qu’il y a lieu de comprendre, explique Glissant, c’est que : « La transparence n’apparaît plus comme le fond du miroir où l’humanité occidentale reflétait le monde à son image ; au fond du miroir il y a maintenant de l’opacité, tout un limon déposé par des peuples, limon fertile mais à vrai dire incertain, inexploré, encore aujourd’hui et le plus souvent nié et ou offusqué, dont nous ne pouvons pas ne pas vivre la présence insistante231. » On comprend dès lors que l’univers langagier que Kiri Di invente pour dire la diversité de l’imaginaire populaire doit être original, dynamique et se transformer au gré de la parole des personnages qu’il met en scène. Derrière la renaissance de la figure parodique du sage, du griot s’impose donc la nécessité du divers. Comme le confirme Édouard Glissant dans ses entretiens avec Lise 230

Eliza Diallo, Identité et énonciation dans l’écriture de Tierno Monénembo, Universiteit Leiden, 2009, p. 133. 231 Glissant, Édouard, Poétique de la relation, Paris, Gallimard, 1990, p. 125. 231 Glissant, Édouard et Lise Gauvin, L’imaginaire des langues, Paris, Gallimard, 2010, p. 28.

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Gauvin, il s’agit de « […] la manière même de parler sa propre langue, de la parler fermée ou ouverte ; de la parler dans l’ignorance de la présence des autres langues ou dans la prescience que les autres langues existent et qu’elles nous influencent même sans qu’on le sache.232» La centralité de l’action du patriarche, du Mentô diraient les écrivains antillais, permet de célébrer non seulement la persistance de ce gardien de la tradition orale et des origines africaines, mais aussi tout le courage et la résistance du peuple. C’est un homme de force ; il représente l’Afrique oubliée, la force de l’Afrique, ses savoirs et ses pouvoirs. Par sa force silencieuse, sa capacité à repousser les assauts de la domination, de l’acculturation et à préserver autant que possible la culture l’Almamy est un prophète de l’ordinaire, redessiné dans l’imaginaire du romancier qui livre la logique de son écriture. Ce n’est qu’ainsi que les valeurs culturelles du peuple à travers l’oralité des gardiens des coutumes traditionnelles peuvent survivre à la modernité dominante.

232

Glissant, Édouard et Lise Gauvin, L’imaginaire des langues, Op. cit., p. 28.

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CHAPITRE VII Un récit de l’itinéraire de l’exil : Après Les Nuits Les Années Blanches (Cheick Oumar Kanté)

« Au bout de la patience, il y a le ciel. La nuit dure longtemps, mais le jour finit par arriver. » (Ahmadou Kourouma)

7.1. Introduction Après Douze pour une Coupe et Fatoba, l’Archipel mutant, Après les Nuits les Années Blanches233 est le troisième roman de Cheick Oumar Kanté. Les lecteurs qui connaissent bien ce journaliste écrivain reconnaîtront sans doute dans son dernier roman, l’itinéraire de son exil plein d’expérience enrichissante. Dans cette perspective, ce roman peut apparaître à l’instar de Un Attiékè pour Elgass de Tierno Monénembo comme une histoire authentique, celle de l’exil et un témoignage qui fixe un instant de leur vie, lui et d’autres Guinéens ayant quitté le pays à une époque charnière de son histoire. Mais en même temps, Cheick Oumar Kanté rattache son récit aux souvenirs de sa famille restée au pays et dont il est séparé depuis des années. Sur ce point, les textes de la dédicace, à première vue, peuvent apparaître pour le lecteur comme les seuls projets dont le roman est l’aboutissement final. C’est vite oublier que l’autre projet de l’écrivain a trait à toute la réflexion que ne cesse de mener Gando le héros, du début à la fin du récit, sur la question de l’écriture poétique. Comment se manifestent dans le roman ces différents évènements et réflexions qui viennent d’être évoqués ?

233

.Cheick Oumar Kanté, Douze pour une coupe, Paris, Présence Africaine, 1987. Cheick Oumar Kanté, Fatoba, l’archipel mutant, Paris, L’Harmattan, 1992. Cheick Oumar Kanté, Après les nuits, les années blanches, L’Harmattan, Paris 1993.

7.2. La tragédie d’un pays L’évocation des évènements dramatiques intervenus dans le pays natal du héros, la République du Golfe apparaît d’abord de façon caractéristique dans la structure générale du roman dont il convient de rappeler rapidement l’argument. L’Histoire que le narrateur nous présente est censée être le récit de la vie de Didi Gando, originaire de la République du Golfe. Après d’excellentes études primaires et secondaires, Didi Gando est admis à l’Ecole Normale Supérieure(ENS). C’est dans cet établissement qu’il va mesurer l’étendue de la situation dramatique que connaît son pays où les libertés individuelles sont étouffées. Comme tant d’autres de ses compatriotes, il le quitte pour s’exiler en République de Côte d’or. Dans son pays d’exil, il obtient une licence d’Anglais à l’université. Engagé dans la Fonction Publique, il enseigne dans plusieurs établissements secondaires. Plus tard, il rencontre Constance Fâcheux, une Lyonnaise qui devient sa femme après leurs doctorats obtenus en France. A la suite du coup d’état militaire intervenu en République du golfe, Didi Gando emmena Constance y faire un « pèlerinage ». Mais devant « l’étendue des dégâts matériels et humains, et la légèreté des « hommes nouveaux », il décida de vivre désormais loin de ce pays sinistré. En République Equatoriale d’où Gando et sa femme travaillent dans la coopération, la situation n’est guère meilleure. On notera que dans cet autre pays comme partout en Afrique, les nuits succèdent aux années blanches. Gando consacre alors son temps libre à l’écriture poétique. Mais les évènements passés et présents se bousculent pêle-mêle dans sa mémoire l’empêchant de méditer et de rêver. C’est à partir de cette situation que se développe le récit. L’installation de Gando derrière "la baie vitrée… légèrement teintée au deuxième et dernier étage d’un [son] immeuble » (p. 10), d’où il écrit des poèmes et observe tous les évènements de la grande avenue de l’indépendance, donne l’occasion au narrateur de livrer tout à la fois l’expériences que vit le héros présentement dans cet espace clos et celle qu’il a connue dans le passé. Des souvenirs surgissent, notamment ceux qui ont trait à l’enfance de Gando, Ses premiers pas de danse, sa première cuite, son itinéraire scolaire jusqu’à l’ENS, son premier amour. Des réflexions et des pans entiers de l’histoire de son pays traversent son esprit. Tout au long de ce rappel pathétique mais non dépourvu d’humour corrosif, il tente avec lucidité, de conférer un sens à ces éléments épars. L’histoire réelle de la République de Guinée est largement présente dans le roman. On sera tout particulièrement sensible à cet égard aux choix des évènements historiques sur lesquels s’appuie l’écrivain. Evénements qui, visiblement, l’ont beaucoup marqué. C’est que, le propos du romancier n’est pas d’écrire une chronique de la Guinée ou un roman historique qui aurait pour toile de fond ce pays. Les repères chronologiques sont souvent brouillés et les développements 174

historiques présentés de façon discontinue et sommaire. Le projet de Cheick Oumar Kanté se situe en fait sur un autre plan. Il s’agit pour lui plutôt de repérer dans la trame temporelle un certain nombre de moments qui se définissent par leur rôle important dans le processus qui a conduit à la situation actuelle que connaît son pays natal. C’est dans cette perspective qu’il faut situer l’évocation du débarquement des mercenaires portugais et guinéens le 22 novembre 1970. Il en est de même, quand l’écrivain évoque la mort du Président de la Première République et le coup d’État militaire qui en a résulté. Une sorte de fatalité semble peser sur ce pays, soumis depuis si longtemps à des forces qui le dépassent et l’empêchent d’être lui-même. En fait, la République du Golfe vit d’une idéologie qui lui est totalement étrangère, « la révolution » dont les maux sont : l’hypocrisie fortement teintée d’un semblant de révolution, la délation, la misère physique et morale, la gabegie et une médiocrité généralisée, etc. La situation dont il est ici question est un processus complexe et diabolique dont le narrateur démonte avec pertinence le mécanisme. Sous sa forme la plus immédiatement perceptible, le phénomène se traduit par cette « pollution qui pesait (…) sur tous les étudiants de l’ENS et dont le responsable direct était Kabou Séba « le camarade haut commissaire Politique Révolutionnaire ». Au bout de cette aventure politique affirme le narrateur, il y avait comme « écrit en toutes lettres : « Entrez, le cimetière est ouvert à tous » (P.80) Comme le notera le narrateur, c’est après ce constat amer et le terrible face à face avec la « Révolution », que Gando s’enfuit de la République du Golfe, la seule condition pour retrouver la liberté.

7.3. Exil et liberté On comprendra mieux par la suite la raison de l’exil de Gando et ce qui lui donne sa profonde signification. La liberté pour le héros fut d’abord la réussite aux études et l’engagement dans la fonction publique de la République de Côte d’Or. C’est aussi de vivre pleinement sa vie en plaçant à l’origine de l’existence individuelle, l’expérience primordiale de la liberté appréhendée à travers la danse et la musique, l’alcool, la cigarette et le corps féminin. Cette joie de vivre qui anime Gando, à la fois pathétique et ironique, en est l’expression la plus significative. L’évocation du réel alterne alors avec l’imaginaire. Dans ce passage, c’est sur le campus de l’Université d’Abidjan, que Gando va rencontrer l’Italienne Suissesse Gabriella Nucci : « ……cette nuit-là dans sa chambre en cité U, la bien nommée cité rouge A cause de la couleur de ses stores, il avait franchi le Rubicon…….. « (p .113)

Dans cet autre passage, c’est l’un des aspects de la morale ayant cours en République de Côte d’Ivoire, qui fait l’objet de critique quand Bintou Bomba l’amie de Gando et secrétaire au collège d’une ville de province où travaille le 175

héros, tente de l’empoisonner. C’est Ali, le boy cuisinier de Gando qui lui révèle la machination : « Vous savez, M. Didi, dans notre pays que vous ne connaissez pas très bien à ce que je vois, les hommes se méfient beaucoup des filles du genre de Bintou. Elles ne reculent devant rien ! Pour se faire aimer et toujours désirer, elles donnent à manger à leurs amants des plantes qu’elles mijotent savamment et dans lesquels certains ingrédients ne sont autres que des échantillons de leurs … déjections : urines, crachat, selles, menstrues … » (p. 130).

Mais l’aventure de l’exil n’est pas seulement plein d’embûches et d’aventures amoureuses pour Gando, c’est aussi la rencontre avec sa future épouse « Constance Faucheux, une Lyonnaise, stagiaire au CNHU du docteur Diaco. (PP 133 – 136). Au passage, le narrateur, dans un souci d’objectivité évoque également les conditions agréables dans lesquelles les enseignants contractuels et étrangers travaillent dans ce pays. Tels sont en somme l’expérience et l’avantage qui permettront à Gando et à sa femme de terminer leurs études et d’intégrer la coopération Française.

7.4. Problèmes sociaux et désillusion Confrontés à la situation dramatique qui prévaut en République Equatoriale, leur pays d’affectation, Gando et d’autres coopérants se laissent aller au conformisme qui règne sur cette société. Grèves et manifestations des étudiants et fonctionnaires se succèdent au quotidien. Ce drame présent rappellera au héros le passé qu’il a fui. Etant entendu que ce passé se révèle être aussi un moyen de la connaissance du présent. Et sur ce plan, on constatera que le narrateur rend compte des évènements quotidiens de la rue parallèlement avec ceux du passé évoqués comme souvenirs. De la sorte, ces faits du passé viennent assaillirent l’esprit de Gando quand de son observatoire, il jette un regard sur ce qui se passe autour de lui, dans « l’avenue de l’Indépendance ». En effet, les évènements saisis dans l’immédiateté, selon la technique de reportage, donnent l’impression d’une répétition des scènes que le héros a déjà vécues ; car, confrontés au chômage et à une misère toujours grandissante, les manifestants n’entendent pas, ici, se laisser aller à la résignation comme c’est le cas en République du Golfe, le pays natal du héros. Une force les anime qui les conduit à refuser les règles sur lesquelles se fondent le monde dans lequel ils vivent. Ce refus n’est pas d’ordre politique, du moins pas encore. Il s’agit plutôt d’une attitude de revendication « contre le pouvoir en place, responsable du système scolaire anachronique » (p. 47), de son incapacité à juguler le chômage des étudiants sortis depuis quelques années de l’Université :

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« Titulaires de parchemins prestigieux acquis aux pris de longues et laborieuses abnégations de toutes sortes… ils n’avaient jamais eu le plaisir d’exercer leurs talents en situation réelle ».(p. 47)

Cette peinture réaliste des tableaux de la vie quotidienne se fait sur le mode de la critique sociale et politique non dépourvue d’humour. Et d’autres termes, moralité de la société et moralité de la vie politique constituent les points culminants que Cheick Oumar Kanté a voulu peindre tels quels à notre intention.

7.5. Organisation du récit Cette dialectique apparaît d’abord de façon caractéristique dans l’organisation générale du récit dont une grande partie présente le constat amer et douloureux de la situation sociale et politique des républiques Equatoriale et du Golfe. L’époque part de 1970 à nos jours, Autrement dit, il s’agit de l’Afrique des révolutions à l’Afrique d’aujourd’hui, celle du développement économique et de la démocratie. Ce qui se donne à lire dans les deux cas, c’est l’échec général, humain et matériel, sans qu’aucune lueur d’espoir n’apparaisse à l’horizon. De la sorte, la composition du titre en deux parties mises en apposition s’explique comme une ironie de l’écriture, étant entendu qu’aucune amélioration ne se voit dans les deux époques. Ce sont plutôt les mêmes évènements douloureux que le lecteur observe tout au long du texte. Poèmes - Chansons, rappels historique, slogans, reportages, humours, confessions, réflexions sur l’art, répétitions de mots à la limité du délire, références aux grands artistes étrangers et guinéens de la chanson et écrivains humanistes, se succèdent ainsi au fil des pages donnant au texte un rythme digne de la tragédie et proche de l’hallucination par le mélange des niveaux de l’écriture, de langue au demeurant très concerté. Cependant, si ces références épousent mal le cadre strict du récit, qui renvoie à une chronologie extérieure au texte, l’itinéraire de l’exil de Gando dont le narrateur nous livre les péripéties ne se réduit pas pour autant à l’impression d’une sorte d’automatisme psychologique. La narration, en effet, se subdivise en quatre parties, quatre temps et quatre mouvements lui donnant le rythme de la neuvième symphonie de Beethoven. Les jours (30 jours), les nuits (30 nuits), démontrent chez le romancier le souci constant d’ordonner d’une certaine façon les informations qu’il donne au lecteur. Le choix de ces catégories temporelles peut a priori poser problème car, on se rend compte que chacune des quatre parties, même si elle est accentuée d’une façon propre, ne renvoie pas vraiment à un type bien circonscrit d’évènements ou d’expériences. Le débordement de l’une à l’autre y est fréquent. Ce choix ne semble guère se fonder sur les points déterminants du récit ni non plus sur les repères chronologiques significatifs. Pour en saisir la portée, il faut justement, semble-t-il, le relier à cette réflexion générale sur l’art qui est au cœur du 177

projet romanesque de l’écrivain. Des passages qui correspondent aux moments de l’écriture poétique et du reportage constituent l’expression par le narrateur de deux modalités possibles du rapport de Gando au temps, c’est-à-dire avec les évènements passés et présents. Dans le premier cas, Gando conçoit sa confession et le rapport au temps qu’elle implique sous la forme de l’anamnèse (remonter) mais, ce projet initial est brusquement interrompu par l’irruption brutale de l’instant qui détourne le héros de sa tentative d’examen du passé. Le libre exercice de la pensée se révèle sérieusement perturbé par les éléments du passé et du présent. Et, dans ces conditions, la focalisation sur l’écriture poétique s’en trouve annihilée. Le sujet prend conscience de la différence entre le travail littéraire et le travail du journaliste, l’imaginaire et la réalité.

7.6. Conclusion Si le poète est un rêveur, le journaliste est un réaliste. De plus, la référence à la « cage » et à « l’oiseau », à la fois symboles de prison et de liberté, démontre que Gando est prisonnier de son passé et du présent qu’il doit effacer de sa mémoire, s’il veut retrouver son inspiration poétique d’antan. Mais confesser le passé et informer sur le présent se révèlent inutiles et dépourvus d’efficacité. D’où la volte-face de Gando vers la femme qu’il considère comme la vraie artiste. La femme, c’est l’espoir. « Espérance », son amour rêvé en est le symbole. A ce stade ultime de sa pensée, il ne s’agit nullement d’un retour vers une sorte de subjectivité sauvage à travers la procréation. Car, ce qui émerge, ce qui est compris à cet instant, c’est le bonheur d’avoir Kévin son fils. Gando se trouve rendu à lui-même, enfin débarrassé des illusions et des scories d’un savoir inspiré des dieux et qui rend possible l’exercice autonome de la pensée, qu’il a pourtant toujours appelé de ses vœux. En cela, c’est la problématique du travail d’inspiration de l’écrivain africain que Cheick Oumar Kanté pose dans toute sa gravité. Confronté constamment à une situation précaire, l’écrivain africain ne peut pas se livrer entièrement, comme il le veut à son inspiration poétique. Dès lors, on comprend que pour le héros, la Liberté, c’est aller ailleurs vivre avec Constance et Kévin. En adoptant une telle prise de position, Cheick Oumar Kanté rejoint les grands écrivains de la liberté comme Colette et Hugo.

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CHAPITRE VIII Un roman-théâtre : Un Attiékè pour Elgass (Tierno Monénembo)

« C’est vrai que tous mes romans contiennent du théâtre, notamment Un Attiékè pour Elgass qui est une pièce de théâtre. » (Tierno Monénembo)

8.1. Introduction Dans ce chapitre au titre révélateur, la métaphore qui assimile la vie en exil à une représentation théâtrale est une réalité dans Un Attiékè pour Elgass 234de Tierno Monénembo. L’auteur lui-même dont l’itinéraire de l’exil est inséparable de ceux des personnages de ses romans, le reconnaît explicitement. Ses propos définissent bien l’art poétique du romancier dont l’œuvre est un long exercice mémoriel. L’impératif éthique de la mémoire s’explique autant par le côté baroque de l’univers décrit que par l’exil. A travers une mondialisation qui donne à l’homme le statut de citoyen du Toutmonde et qui marque son errance médiatisée par les mots, c’est le monde de soi et d’autrui qui est mis en scène. De la sorte, l’écrivain exprime une façon d’être et une vision du monde, en rendant manifeste la peinture de la précarité et de l’équilibre existentiel incertain chez l’exilé. Partant de cette réalité, le romancier assimile la métaphysique existentielle au vieux topos du monde comme théâtre, également présent dans les théories d’Alejo Carpentier, dans l’œuvre baroque de Calderon et de Shakespeare, puis chez Emile Ollivier. L’écrivain haïtien a toujours exprimé sa fascination pour l’esthétique baroque : « Le baroque n’est pas seulement un regard sur la réalité ou la manière de la dire, il s’inscrit dans la réalité même de nos vies, quadrille le sol et le sous-sol de notre quotidienneté.235 ». Gérard Genette a estimé lui aussi que « le monde

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Tierno Monénembo, Un Attiéké pour Elgass, Paris, Le Seuil, 1993. Emile Ollivier, « Améliorer la visibilité du monde », in (dans) Maryse Condé et Madeleine Cottenet-Hage éds, Penser la créolité, Paris Karthala, 1995, pp. 223-253. 235

baroque est une scène où l’homme joue sans le savoir, devant des spectateurs invisibles, une comédie dont il ne connaît pas l’auteur 236». Dans Un Attiékè pour Elgass où tout est théâtralisé, les incertitudes et les doutes qui colorent l’univers de l’exil, en font surgir la signification profonde de ce « Mundus est Fabula » pour paraphraser Descartes237. Il est question de voir ici, comment à travers les personnages et les situations qu’il met en scène, Tierno Monénembo assimile, dans son texte, la vie en exil à une métaphore théâtrale, voire à une farce macabre.

8.2. Un monde de théâtre Un Attiékè pour Elgass est la construction théâtrale d’une situation dramatique. En effet dans « Bidjan-là » la métropole ivoirienne, la vie des immigrés guinéens est faite d’incertitudes et de doutes. Dans l’œuvre, des discours réflexifs assimilent cet univers à un théâtre. Le mot « baroque » est d’ailleurs employé pour d’écrire le fourmillement de Treichville le quartier le plus populaire de la capitale. Dans cet univers où la survie est un apprentissage au quotidien, les personnages n’hésitent pas de comparer leur existence à une pièce de théâtre. Ces réflexions interviennent la plupart du temps dans des moments de distanciation, de tentative pour s’extraire de ce monde de théâtre. La métaphore du spectacle est même perceptible à travers le cauchemar de Tante Akissi dont le maquis est fréquenté par des immigrés guinéens. Cette tenancière met en exergue l’ambigüité de son cauchemar, en apostrophant vertement les amis d’Idjatou restés perplexes : « Vous vous moquez de moi, vous pensez que je ne raconte que des bêtises, que c’est la pirogue du sommeil qui m’égare. Vous êtes bien naïfs !» (p. 143) De même, Badio, acculé par ses amis, prononce des paroles qui viennent brouiller les frontières entre être et réalité. Il a recours à des motifs baroques : « (…) ce n’est qu’un rêve, une illusion, une de ses sordides mésaventures qui vous hantent pendant le sommeil et qui vous quittent au réveil » (p. 147). Le monde perd alors sensiblement de sa réalité. Le thatrum mundi est, en effet, gouverné par des figures tutélaires qui manient la vie des hommes et peuvent jouer le rôle d’un deus ex machina. Tout comme au théâtre. Monénembo retrouve là le thème baroque de la vicissitude et du Hasard. L’Histoire ellemême agit sur les hommes, les écrase.Elle ne laisse pas les personnages entièrement libres de leurs destins. C’est une puissance supérieure que Badio vit sur le mode de l’accidentel : « Tout est affaire de lapsus. Le lapsus (…) relève du malentendu. » (p. 19)

236

Gérard Genette, Figures I, « L’univers réversible »,, Paris, Le Seuil, 1976, p. 17. Cité par Naomie Auzas in Tierno Monénembo : Une écriture de l’instable, Paris, L’Harmattan, 2004, p. 62. 237

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Le mixage textuel permet au narrateur-metteur en scène toutes sortes de manipulations et de révéler, quand bon lui semble, ce qu’il cache au lecteur. En fait, Habib et Badio les deux metteurs en scène alternent, réglant leurs comptes, et reconstituant l’histoire de l’autre. Ainsi Badio orchestre le récit de la malhonnêteté d’Habib. Puis « permutation des rôles » (p. 108), Habib organise la pièce qui met en lumière la faute de Badio : sa liaison avec Idjatou que tous les exilés considèrent comme la petite sœur et son avortement auprès de la Nombreuse. Les autres personnages- spectateurs doivent s’engager et choisir leur camp. Cependant, le lecteur habilement manipulé, est persuadé qu’il vit ces revirements en ayant accès à la conscience de Badio comme l’attestent de nombreux monologues. Mais l’utilisation d’un narrateur marionnettiste donne naissance à deux types d’esthétique : l’esthétique de la surprise et l’esthétique du piège. Tiobendo, un personnage du roman, éprouve de son côté « l’impression d’avoir été le jouet d’une comédie céleste » (p.)., filant la métaphore théâtrale et figurant ainsi une puissance supérieure régissant les existences. Tante Akissi, à son tour, met en scène la Fortune dont elle souligne la toute-puissance, et par là l’inutilité des travaux des hommes. « Ils tracent un chemin, elle le recouvre de sable. Ils montent un édifice, elle le remplit de termites. » (p.

Le monde dans lequel évoluent les personnages est un monde de représentation. Chacun y joue un rôle. La thématique du jeu non limité à l’expérience théâtrale, traverse l’œuvre. La métaphore se trouve explicitement dans le texte : « (…) vie de Bidjan, vie imprévisible, roulette russe et chasse à l’appeau. » (P.51)

Une équivalence est tracée entre la vie et le jeu. Le récit poursuit cette assimilation du jeu et de la vie. Jouer n’est gratuit qu’à un premier niveau. Audelà, jouer, c’est vivre ou mourir. Comme on peut le constater, le jeu est coutumier aux exilés. On dirait que c’est un tel événement qui leur permet de se réaliser, un peu à la manière de leur vie mouvementée dans « Bidjan-làmême ». Toute la seconde partie du roman est centrée sur un jeu d’awalé. Le jeu intervient à un moment de crise : Badio a insulté Habib en lui crachant au visage. Le jeu alors proposé par Habib apparaît comme le vecteur du règlement de comptes. En réalité, on ne joue pas, on cherche à vaincre l’autre ou à survivre. Les expressions marquant l’entrée dans le jeu sont significatives : « jeu d’awalé, jeu de mort ou parole en l’air, parole mortelle » ou encore « jeu de vérité, jeu de serment ». Elles reviennent en leitmotive rappelant toujours aux joueurs les règles fixées. Le jeu se poursuit par une série de revirements au niveau de l’awalé mais également au niveau de la prise de parole. Les amis comptent les points non seulement pendant les parties, mais aussi pendant les discussions-règlement de comptes. Il convient de 181

remarquer que la sortie du jeu d’awalé, pour Badio, coïncide parfaitement avec la révélation de sa culpabilité. Bien qu’Idiatou ne le saisisse pas en disant « je croyais que ce n’était qu’un jeu » (p. 125), le jeu prend une dimension essentielle et vitale. Le roman est ainsi construit selon un schéma ascendant qui culmine, à la fin, dans la folie ou dans la mort. Le texte débouche, dans le dernier acte, sur le suicide d’Idjatou et sur la folie autistique de Badio. Il est intéressant de considérer ces fins tragiques des personnages pour s’apercevoir que le drame, tout comme dans la tragédie, est une faute à la fois d’hybris et de culpabilité. L’hybris ou « démesure » naît en effet de l’illusion de pouvoir échapper à sa culpabilité. En effet, Badio et Idjatou ont eu des relations coupables. Arsiké estime que « c’est presque de l’inceste » puisque, Idjatou est très proche de Badio. Badio est aussi coupable du péché d’orgueil, lui qui si longtemps a cru pouvoir échapper au regard des autres et son propre regard. » Plus loin après une description de vêtement, il est précisé que « c’est l’autre qui joue le rôle qui lui est dévolu » (p. 63). Les personnages jouent bien une pièce de théâtre. A ce titre la grande place faite au dialogue et au discours direct, notamment pendant la scène autour de l’awalé en témoigne de façon éloquente. Mais chacun joue authentiquement un rôle, met un masque, se cache ou se révèle. Le théâtre devient un mode de vie, une façon d’être et règle les rapports entre les personnages. Badio en tant que figure aboutie de l’homme-acteur fonctionne selon cette modalité sur laquelle le récit est bâti.

8.3. Organisation du récit Un Attiékè pour Elgass traduit, au niveau interne de sa structure et de l’organisation, une esthétique du théatrum mundi. En effet, tout est fortement marqué par une théâtralité du romanesque. Ainsi le roman comprend de nombreuses scènes théâtrales ou bien il s’organise comme une pièce de théâtre, en mettant en œuvre le procédé de la saynète. Découpé en chapitres ou en paragraphes, il respecte en quelque sorte une unité d’action, de temps et de lieu. Aussi dans Un attiéké pour Elgass, les motifs du décor et du rôle sont-ils particulièrement soulignés. Les références qui oscillent toujours entre le genre de la farce et celui de la tragédie sont assez marquées dans le récit. La vie d’Elgass est qualifiée de « mascarade » et de « canular1 ». Sa mort marque, quant à elle, une suprême mise en scène. Par ailleurs, Idjatou se sent au spectacle : « je dois tout apprendre comme si j’étais au théâtre3 ».Il est intéressant de voir que le théâtre est également présent sous une autre modalité : le cinéma. Ainsi dans Un attiéké pour Elgass, les références aux techniques cinématographiques traversent le texte et fonctionnent à la façon d’une mise en abyme et, joue un rôle devant une caméra, véritable mise en scène dans un univers de la représentation : « J’étais devenu un aussi bon acteur que ceux que je voyais au bar de la fraternité » (p. 108)

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Le roman est aussi découpé en cinq chapitres répondant aux cinq actes d’une tragédie. Toute la seconde partie se déroule au « Bar Hélène » : un huis clos et respect de l’unité de lieu. Les indices sont nombreux. Même le suicide d’Idjatou n’a pas lieu, pourrait-on dire, sur scène. Seuls le sang ou le vin nous font comprendre ce qui s’est réellement passé comme c’est le cas aussi dans les représentations de tragédie. Le roman comporte également quelques didascalies. Pour exemple, une altercation a lieu dans le bus. Les prises de parole au discours direct se succèdent. En leur milieu s’insère une précision de mise en scène, placée significativement entre parenthèses : « (Secoué par la colère, il s’est levé de son siège et la femme en a profité pour reprendre sa place.) » (p. 43)

L’isotopie théâtrale traverse tout le texte ; les termes sont techniques et précis. Pour Naomie Auzas, « cette petite interruption porte un nom : l’entracte, qui joue son rôle … (p. 12)

8.4. L’esthétique de la théâtralisation La mise en scène du monde chez Monénembo brouille les frontières entre la vérité et le mensonge. De ce fait, il y a une éthique de la feinte chez les personnages. Simuler ou périr, telle pourrait être leur devise. Les pratiques de détour qu’on trouve dans leur langage très allusif ou dans les pirouettes sont des stratégies de survie dans un monde féroce ; elles rappellent le nomadisme des personnages et ne font qu’opacifier le sens du monde présenté par le créateur. La découverte de la vérité est une entreprise herméneutique interminable, puisque l’être est constamment occulté par le paraître. Sa quête incessante est l’un des thèmes fondamentaux du récit.Nombreux sont les masques de la vérité et peut-être il faudrait longtemps aux personnages pour arriver à les faire tomber, mais même quand ils croiraient saisir la vérité, elle s’évanouirait. Le monde dans lequel évoluent les personnages reste un monde de jeux, insaisissable dans ses différentes métamorphoses et sous ses nombreux masques. La théâtralisation de la vie explique l’importance du descriptif dans l’œuvre, que ce soit au niveau des descriptions proprement dites ou des portraits comme le montre la scène dans le bus. Dans l’œuvre, la dimension spatiale semble vouloir faire concurrence à la dimension temporelle. Ainsi, les descriptions de la randonnée joyeuse des personnages à travers Bidjan, s’étend sur plusieurs pages. En ce sens, on pourrait même parler d’une exacerbation de l’image et du visuel chez le romancier. L’omniprésence du descriptif qui met l’accent sur le paraître doit être considérée ici comme un élément de l’esthétique de la théâtralisation. L’écrivain refuse donc l’enracinement dans un lieu, préférant développer une véritable poétique de l’errance dans le récit, dont les figures emblématiques sont les exilés guinéens vivant dans la métropole ivoirienne. Le refus du 183

figement et de la fixité dans un lieu précis est une ouverture au divers et à l’altérité. Comme le fait remarquer Véronique Bonnet en parlant des textes de l’écrivain haïtien Emile Ollivier : « Face à l’irréversibilité du temps, c’est la fluidité et la plasticité de l’espace qui emportent le suffrage du nomade238. » Pour reprendre Deleuze, Monénembo préfère le rhizome à la racine. Loin de transformer alors l’exil en source de ressentiment et de nostalgie, le romancier a choisi d’en voir les bons côtés en le transformant en art de vivre

8.5. Une appréhension originale de l’exil L’activité de décryptage sémiologique liée au jeu en tant que la recherche de la vérité renvoie au thème de la mémoire omniprésent dans l’œuvre romanesque de Monénembo. On peut dire de cette préoccupation thématique chez l’écrivain guinéen ce que Véronique Bonnet disait de la quête mémorielle chez Emile Ollivier le grand romancier haïtien. Chez les deux écrivains, elle prend son origine dans les silences et les mensonges de la mémoire de l’histoire ainsi que dans sa falsification par la dictature et l’exil. On peut également lier la hantise du passé chez eux à l’exil qui, très tôt, les ont arrachés à leurs pays natal. L’écriture devient ainsi une sorte d’anamnèse qui rend vivant le passé, qu’il soit collectif ou individuel, tout en éclairant le présent. Cette remontée dans le temps est le plus souvent doublée d’un trajet spatial, d’un « retour au pays natal » comme dans Cinéma, où le lieu et le temps de la mémoire se rencontrent. Cependant, ce retour au pays natal se solde par l’échec comme l’atteste la rencontre historique entre De Gaulle et « Boubou blanc ». Il est impossible de revivre le passé, de même qu’il est impossible de retrouver le pays de son enfance ou de sa jeunesse, celui d’avant l’exil. C’est aussi là une autre métaphore du caractère insaisissable du sens des choses. Ainsi, Tierno Monénembo n’est pas de ces écrivains exilés qui transforment leur pays natal en terre mythique. Malgré la nostalgie du pays natal qui imprègne son oeuvre, il refuse l’enracinement dans un lieu en développant une véritable poétique de l’errance. Loin de transformer l’exil en source de ressentiment et de nostalgie, le romancier a choisi d’en voir les bons côtés : il l’a transformé en art de vivre. C’est en somme la fin des territoires et l’émergence des identités labiles dans le contexte de la mondialisation. A l’exemple d’Emile Ollivier, on peut dire que chez Monénembo « L’exil est sans doute l’arme ‘’majeure’’ de l’écrivain qui entend conserver sa totale autonomie. L’écriture n’est pas seulement une mise au monde de soi-même. Lieu de déploiement de la lucidité et de l’indépendance d’esprit, elle peut permettre à l’écrivain d’éviter des pièges, entre autres, celui de la culpabilité,

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Cité par Joubert Satyre « Emile Ollivier : le grand théâtre du monde », Notre Librairie, 4O ans de littérature du Sud, n° 150, avril-juin 2003, p. 71.

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ou encore celui de la posture du repli ‘’nationaliste’’ ou ‘’identitaire’’ puissante dans les pays à culture de résistance.

8.6. Conclusion L’un des mérites de Monénembo, c’est d’avoir su nommer les choses autrement. En ce sens, il s’est situé aussi autrement dans l’histoire des littératures africaines francophones ; à défaut de changer le monde, il a su changer la langue. Les pratiques de détour qu’on trouve dans le langage très allusif des différents personnages ou dans les pirouettes sont des stratégies de survie dans un monde féroce ; elles rappellent leur nomadisme et ne font qu’opacifier le sens du monde présenté par le créateur. Tierno Monénembo n’est pas de ces écrivains exilés qui transforment leur pays natal en terre mythique. Malgré la nostalgie de la Guinée qui imprègne le texte, il refuse l’enracinement dans un lieu en développant une véritable poétique de l’errance. Le romancier a choisi plutôt de voir en l’exil les bons côtés : en le transformant en art de vivre. Somme toute, l’écrivain aime parler de sa place dans « La République mondiale des lettres », pour reprendre un titre de Pascale Casanova. C’est pourquoi, contrairement à Williams Sassine, il refuse de faire de l’exil une expérience traumatisante ; il l’appréhende comme une source d’enrichissement, de nomadisme joyeux.

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CHAPITRE IX L’écriture comme une tragédie plurielle de la forme : L’Afrique en morceaux (Williams Sassine)

« [La nouvelle] se rapproche beaucoup plus de la tragédie racinienne que du roman en ceci que dans la nouvelle, au moment où nous entrons dans le drame, où nous ouvrons la première page, le drame est noué, il est mûr. » (Gaston Roger cité par Pré jean Demeurez in Culture Française, p. 129, N° 1 et 2, 1981)

9.1. Introduction Ce septième chapitre est consacré à l’analyse de L’Afrique en morceaux de Williams Sassine, la seule nouvelle choisie dans le cadre de cette étude. Après une éclipse de plusieurs années, cet écrivain revenait sur la scène littéraire en publiant un recueil de nouvelles intitulé l’Afrique en morceaux239. Cette absence, l’écrivain l’a consacrée au journalisme. Ce qui lui a permis de mûrir son talent et, surtout de perfectionner ses dons d’observation de la société africaine. Riche de cette nouvelle expérience, Sassine, en préférant écrire la nouvelle plutôt que le roman, a certainement voulu sensibiliser au drame qui est devenu courant en Afrique d’aujourd’hui. L’Afrique en morceaux donne donc la représentation d’une Afrique éclatée comme si l’écrivain voulait mettre en évidence la tragédie de chaque morceau, l’un par rapport à l’autre, d’où le « a » minuscule dans l’appellation du continent noir à la place de la majuscule habituelle. Cette remarque donne alors l’impression qu’on a affaire à plusieurs « Afrique ». N’y voyons surtout pas un effet du hasard car, où que l’observateur attentif aille en Afrique, il est amené à voir la même réalité et les mêmes maux. Aucun pays africain, a-t-on coutume de dire, ne diffère d’un autre. Comment Sassine rend-il compte de cette réalité ?

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Williams Sassine, « L’Afrique en morceaux », Editions le bruit des autres –Limoges, 1994.

9.2. Le récit comme un chaos général D’entrée de jeu, la première nouvelle ‘Un Jour Métis’ met en évidence cette atmosphère de chaos général en donnant à l’ensemble du recueil le ton qui convient au drame. Comme dans le théâtre de Sartre240, Sassine campe le décor : un bar où vienne défiler tour à tour des personnages blancs et noirs en énumérant, pêle-mêle, quelques difficultés du continent. IL ressort que les premiers responsables du marasme de ce continent sont d’abord les Africains eux – mêmes, parce qu’ils l’ont voulu et entretenu depuis toujours. Cela explique le titre de ce premier récit qu’on peut considérer comme étant l’ouverture du recueil. Quant aux autres nouvelles, elles abordent dans la même perspective les problèmes passés et actuels de l’Afrique, dans une dérive vers le symbolique et l’allégorique, qu’on a déjà pu observer dans Wirriyamu et Le Jeune homme de sable241. Dans la nouvelle I, le nouvelliste présente au lecteur un univers absurde et cruel gangréné par le mal et dans lequel l’existence même n’en est plus une. Il s’agit de la Guinée le pays natal de l’écrivain qui est l’exemple le plus patent de l’espoir déçu et de l’intolérance. Son évocation faite à partir d’une union charnelle avec le narrateur / personnage se traduit par un double mouvement entre les deux formes du pronom personnel ‘je ‘ et ‘moi’, symbole d’amour, celui qui unit la mère au fils, le citoyen à sa patrie. Mais on se rend vite compte que dans ce pays, ce mot est vidé de son contenu pour devenir le synonyme de la dictature : « MA GUINEE ! Ouvre ! C’est moi. Je reconnais la voix de son ex- mari. - J’ai besoin de toi, commença-t-il. - Dépose-moi à la maternité. - Une copine qui a accouché - Je sentis qu’elle s’asseyait. La voiture démarra - Je suis en grossesse, dit-elle. - Un autre bâtard qui t’abandonnera à moins qu’il ne te soumette par les armes » (pp. 17-18)

Ici, la grossesse dont il est question, est le symbole d’un nouvel avènement politique. Son association avec le mot ‘’bâtard’’, expression de la manifestation d’une grande colère, en rend l’issue sans espoir. Tout le recueil relève-t-il alors du domaine du pessimisme ! Tout laisse le croire : « Personne ne peut nous développer. Les missionnaires sont venus, on les a bouffés, et en plus les colons, eux, ils en ont eu tellement marre qu’ils nous ont donné l’indépendance. C’est au tour de la coopération. Laisse- les ceux – là, continuer à nous faire crédit. De toute façon on ne payera pas. » (p. 26) 240

Cf « Huis-clos », une pièce de théâtre de J.P. Sartre. Williams Sassine, Wirriyamu, Paris, Présence Africaine, 1976. Williams SASSINE « Le jeune homme de sable », Présence Africaine Paris, 1979. 241

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L’auteur stigmatise alors la politique tragi- comique de l’aide internationale. Ce n’est qu’une duperie dont le but inavoué est d’entretenir la misère en Afrique. L’aide aux handicapés physiques en est un exemple frappant comme l’indique ce passage : « Pourvu qu’il parvienne ‘’, me disais-je. ‘’ Mon dieu, donne – lui la main. ‘’ De loin il ressemblait de plus en plus à un escargot. Je le perdis de vue entre deux roches. Je pris rapidement une photo de son village perché sur le sommet du cône troqué. Et je l’aperçus me faisant un signe de victoire. Ensuite il dévala d’un coup la pente et freine à mes pieds. - Transmettez ma reconnaissance au Gouvernement me dit-il. » (pp. 33-34) »

Ici, Sassine souligne l’absurdité de la politique du gouvernement et manifeste sa solidarité avec les handicapés. De la même façon, il s’élève contre le bâillonnement des libertés, les faux – semblants et l’oppression qui ont rendu la société immorale, violé l’intimité individuelle, troublé la paix et la quiétude. Dans cet univers absurde et figé, tout n’est qu’illusion. En témoigne ce bus qui tourne en rond, métaphore du temps qui passe sans apporter d’amélioration dans la vie quotidienne des citoyens : « On est monté dans un bus. Je lui ai dit : Ici. Il m’a répondu : ‘’Ici. Il m’a répondu : ça, c’est la Présidence. Je lui ai dit : Ici. Il m’a répondu : Ici, c’est le ministère de l’Intérieur qui a le droit. ‘’ Je lui ai dit : Ici. IL m’a répondu : Ici, C’est le ministère des Affaires étrangères. ». Le bus tournait autour de la place l’indépendance. Après les Affaires étrangères, on dépassa l’Assemblée nationale et l’Unesco et le P.N.U.D., et le ministère de l’Education. » (p. 47)

Notons que la présence de l’Etat et des Nations Unies signalée par quelques importants Ministères. L’UNESCO et le PNUD, est très significative. Le rappel par l’écrivain des scènes de pillages et de tueries commis dans le récent conflit entre Sénégalais et Mauritaniens a pour but de monter l’inconscience, l’intolérance et l’incapacité des africains à pouvoir s’entendre entre eux pour bâtir dans l’unité et la solidarité, une Afrique viable pour le bonheur de tous. Engluée dans ces contradictions, l’OUA est en panne. Et Sassine d’ironiser cette organisation qui a failli à sa mission, puisque c’est aux portes de l’OUA que s’est déroulée la guerre entre Ethiopiens et Erythréens. C’est dans ce monde moribond que les personnages, victimes du chômage et des fins de mois difficiles, tentent mais en vain, de trouver un sens à leur vie. Dans cette autre nouvelle intitulée « Un 19 Avril de 365 jours », l’échec de Mamadou Delco, l’un des personnages de cette histoire en est le point culminant : « Un homme essayait de prendre son envol pour chercher un Delco à son camion garé depuis…. Combien de temps déjà ? On l’appelait Mamadou Delco. Il n’avait

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plus ni femme, ni enfant, ni domicile, ni amis, ni parents, ni ciel, ni terre, Ni…...Ni…… Un homme en Ni (P.56). »

En somme, c’est le degré zéro de l’existence comme le laisse sous-entendre l’expression négative « Ni……Ni ». A l’exemple du curé de Wirriyamu ou de M. Bali, le héros du roman Saint Monsieur Baly du même auteur, un certain nombre de personnages des nouvelles, face aux difficultés de la vie, en viennent même à douter de l’existence de Dieu. Chez eux, le sentiment d’une identité perdue devient constant. Sur ce point, on ne peut s’empêcher de faire un rapprochement entre Sassine et Camara Laye qui, lui aussi, dans son roman Le Regard du roi242, a mis l’accent sur l’identité énigmatique de Clarence, le héros et petit blanc échoué quelque part sur la côte africaine.

9.3. Le pessimisme en l’homme Dans cette perspective, si les techniques utilisées par les deux écrivains diffèrent, l’intension cependant est la même. Chez Laye, la conception de Clarence doit beaucoup à la technique de Kalka, le grand écrivain existentialiste tchèque. La clé du personnage énigmatique réside dans son individualisme héroïque, sa liberté personnelle. A son niveau le plus profond, cet individualisme héroïque prend sa source dans la philosophie existentielle judéo-grecque du héros. Chez Sassine, la marginalité des personnages est surtout marquée du sceau de l’exceptionnel. Tous représentent le degré ultime de l’exclusion sociale. Cette fois-ci, on peut dire que la rupture est consommée entre ces personnages marginalisés et Dieu. Il se trouve parmi eux des ivrognes, des désespérés, des prostituées. Toutefois, ces personnages problématiques sont au même titre que leurs bourreaux, créateurs d’une société essentiellement tournée vers l’oppression, l’injustice, l’exploitation de l’homme par l’homme et la recherche effrénée du profit. Chez eux, ces maux engendrent l’ethnocentrisme, la malhonnêteté avec beaucoup d’autres travers sociaux. D’où l’amertume et la rage qui poussèrent le narrateur / personnage à décharger son fusil sur deux protagonistes, le Sénégalais et le Mauritanien opposés dans une affaire de sous : « Je tirai. A les croire, ils étaient tous innocents les voleurs, les chômeurs, les bâtards, les filles –mères, le pape, les soldats et les Généraux, les racistes, les rois et même Caïn (p. 50)… »

L’écrivain aurait-il perdu toute confiance aux hommes devenus comme les poissons dans l’eau où, pour parler comme Amadou Hampâté Bâ, les plus gros mangent les plus petits. Comment ne pas penser au mot fameux de Plaute,

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Camara Laye, Le Regard du roi, Paris, Plon, 1954.

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repris par Bacon et Hobbes « Homo homini lupus243 » et, qui est plus que jamais d’actualité. C’est la même remarque qui revient dans cette parole écrite sur les murs de Calcutta : « Ici, il n’y a plus d’espoir, il ne reste que la colère244. » Ce qui devrait être une leçon pour ces deux personnages, devient une vérité d’ordre général. Leur disparition est la fin symbolique de toutes ces « bâtardises » qui sévissent sur le continent noir.

9.4. Une allégorie existentielle Pourtant, malgré la différence dans la conception des personnages, Sassine et Laye puisent dans le même domaine de technique artistique. Tout comme l’auteur de L’Enfant noir, Sassine se dérobe également derrière des histoires et allégories – allégories au sens d’une parabole – pour illustrer une vérité d’ordre existentiel. Comme telle, L’Afrique en morceaux se lit comme une parabole. La plupart des nouvelles en possèdent d’ailleurs à la fois la structure énigmatique et le foisonnement symbolique. Comme dans les contes traditionnels, elles sont habilitées par des animaux domestiques et sauvages qui semblent revêtir une valeur emblématique. Dans les récits, les images concrètes sont des symboles renvoyant à une autre réalité ou à une métaréalité. En effet, ce que l’on entend par réalité en Afrique ne désigne pas seulement ce que l’on peut percevoir et concevoir, mais également l’immense domaine de l’imaginaire et de l’onirisme : « Quand on raconte ce que l’on rapporte, chacun ajoute une part d’invraisemblance pour faire vra245i. »

Et à l’issue d’une interview de Sassine, Jacques Chevrier rapportait en ces termes, le sentiment de l’écrivain sur son métier : « Lui-même [Sassine], d’ailleurs, ne se prend absolument pas au sérieux et à l’appellation d’écrivain, il préfère celle, « plus conforme à la réalité », de conteur. Un conteur qui, dit-il, à travers la littérature recherche avant tout l’amitié ».

L’organisation générale des contes de Sassine s’articule autour de quelques animaux : « le Mouton », « la lionne », « le serpent », « la chienne », « le lézard », « le petit poisson » et « le chiot ». Contrairement au roman, Le Jeune homme de sable dans lequel le mouton symbolise la passivité et la résignation d’un peuple qu’on mène à l’abattoir, ici, cet animal est plutôt le symbole de la prise de conscience du peuple qui entend rester désormais libre. C’est pourquoi, le mouton coupe sa corde et s’enfuit. Signalons que son remplacement par l’homme fait de celui-ci un prisonnier de la conjoncture 243

Assinaria II, 4, 88. Paroles écrites sur les murs de Calcutta. 245 Tchicaya U TAM’SI, Les Méduses et les Ordres de Mer, Paris, Albin Michel, p. 26. 245 Cité par Jacques Chevrier, in Notre Librairie P. 111, N° 88-89, 1987. 244

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africaine et internationale actuelle. Allant dans le même sens, la lionne, responsable de carnage et étroitement liée à l’idée de domination et de cruauté, est réduite à néant à l’extérieur où ses actions n’ont aucune conséquence : « Moi, j’étais en Europe. Je visitais un Zoo. Mon regard a croisé celui d’une lionne. Elle a brisé ses barreaux. Mon aventure a commencé. Elle m’a suivi en Allemagne, en Italie, au Chili, en Ouganda. Partout. Et un jour le vent m’a laissé tomber dans ce pays. J’étais fatigué. Quand je me suis relevé je n’ai entendu aucun rugissement. - Que la paix soit sur toi (p. 41) ».

L’exil, c’est l’aventure. L’exilé est un aventurier. Quoi qu’il en soit, cet itinéraire de l’exil et sa chute finale font penser à l’exil de Sassine lui-même. En évoquant son expérience personnelle le conteur cherche avant tout à rattacher son histoire à la réalité de l’exil pour la rendre plus crédible et véridique. Vient ensuite la chienne, compagne fidèle du narrateur / personnage dont elle partage les misères quotidiennes. Mais plus loin, cette valeur positive s’inverse pour laisser la place à l’histoire du serpent, gardien de l’arbre sacré aux fruits interdits. Le geste de l’homme qui détruit le serpent et l’arbre reprend au plan allégorique le sacrilège commis par nos ancêtres Adam et Eve. Cette remontée à l’origine métaphysique du mal désigne tout naturellement l’homme comme l’unique responsable de ses propres malheurs. A ce rappel fait écho un texte écrit dans une langue éminemment poétique dont le thème et la morale rappellent Le laboureur et ses enfants de Victor Hugo, le grand écrivain humaniste. Mais chez l’écrivain guinéen, toute l’histoire est traversée par le grand souffle de l’exil, c'est-à-dire celui de la liberté symbolisée par l’oiseau et le rallye « Paris - Dakar » : « J’entendis des applaudissements et des cris » Vive Paris- Dakar. « Je levai la tête. La poussière en montant portait des milliers d’oiseaux (pp. 38-39) ».

Malgré le départ inopiné de Maître avec ce rallye à Paris, symbole d’ouverture sur un monde plein de promesses, l’espoir est de courte durée : « Le pilote est reste parmi nous l’appelons Maître à défaut de connaître sa véritable identité. Nous ne savons même pas très bien d’où il vient. L’autre jour il a commencé à parler de tuer nos serpents, de couper nos arbres pour les remplacer par des pommiers, de chasser nos clairs de lune par des néons. » (p. 39)

Tel est le mécanisme du cercle vicieux dans lequel l’Afrique se trouve enfermée. L’anonymat sur l’identité du pilote, le futur coopérant étranger, son programme de développement montrent que n’importe quel aventurier peut dicter ses lois dans la coopération en Afrique. Plusieurs symboles illustrent cet échec : d’abord le lézard [qui est] resté collé au milieu de la route ; ensuite, le petit poisson mort qui apparaît à la place de la vieille vierge miraculeusement disparue.

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Outre ce bestiaire, d’autres images représentent l’immobilisme éternel du continent noir : « L’avion (…) bloqué quelque part dans le ciel … » « Un moteur ronflait tout seul. Un vélo qu’on poussait refusait de partir. » « Les pirogues ne bougeaient plus ». « Quelqu’un a tiré. La balle est restée en haut. » (p. 55)

Notons que les multiples thèmes et influences qui donnent toute leur orientation existentielle à ces textes énigmatiques, ne se réduisent pas seulement au mystère qui entoure les personnages. L’alcoolisme est aussi un des thèmes-clés de l’ensemble du recueil.

9.5. L’alcool : vers une échappatoire onirique Plus que chez Thierno Monènembo l’alcool chez Sassine, n’aide pas seulement à oublier les malheurs et la misère du quotidien, son rôle est encore plus important. Il consolide la fraternité et la solidarité entre les laissés-pourcompte d’une part et, d’autre part il ouvre les portes du rêve donc de la liberté, échappatoire onirique assurant le relais entre la réalité et le rêve. L’aboutissement de ce double mouvement est bien entendu la recherche d’un monde meilleur, à l’exemple de Bocar le borgne. Ecoutons à ce sujet le narrateur / personnage : « Bocar était devenu un ami depuis que je l’avais mal opéré d’une cataracte. Il buvait beaucoup. « C’est pour voir double », me répondait le borgne. Je le trouvai avec son inévitable bouteille et ses cauris. Il aimait me raconter des histoires de morts et de revenants. Sa préférée est celle de sa sœur décédée qu’il prétend rencontrer tous les vendredis à minuit. » (p. 24) »

L’association étroite de l’alcool, des cauris et du fantastique met un accent particulier sur cette double vision des choses, rêve et réalité, liberté et dictature. Peut-être, le recueil de Sassine relève-t-il du domaine de l’utopie ? Mais pourquoi l’utopie d’aujourd’hui ne se transformerait-elle pas un jour en réalité ? L’Histoire nous offre de nombreux exemples de telles transformations. Dans tous les cas, les rapports entre le rêve et la réalité demeurent des plus ambigus, comme nous le rappelle cette interrogation du poète congolais Maxime N’DEBEKA : « Et où donc se termine le rêve ? Est-ce la réalité qui rêve ou le rêve qui se réalise ?246 »

C’est sur ce point comme sur tant d’autres, que les littératures africaines francophones sont très proches de la littérature latino-américaine. Le grand 246

Maxime N’Debeka, « Les signes du silence » Saint-Germain-des-Prés Paris. P. 19. Cité par André Brincourt, « Garcia Marques ou la démesure » in la Figaro du 1er octobre 1982. 246

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romancier Gabriel Garcia Marquez ne se vente-t-il pas de « porter un autre regard sur la réalité, [d]’ accepter les éléments surnaturels comme faisant partie de la vie quotidienne247 ? » C’est dans ce flou conforme à la touffeur du vécu, au foisonnement des passions que le recueil de nouvelles, L’Afrique en morceaux est bâti. Réel et imaginaire se télescopent dans un ensemble à la structure désarticulée et chaotique, sans grande possibilité de repérer l’identité des personnages. La topographie varie entre le flou le plus total à l’extrême précision comme c’est le cas dans la nouvelle XII qui évoque le centre de la ville de Conakry.

9.6. L’organisation de la narration Sur le plan de l’organisation narrative, le recueil révèle un certain nombre de procédés techniques allant du poème dont les groupes de vers sont séparés par des blancs à de véritables contes. Les monologues et les dialogues ont pour conséquence d’entraîner les personnages loin des réalités sordides ou cruelles de la vie quotidienne. L’imaginaire fonctionne alors à la manière d’un refuge. Nathalie Sarraute appelle ce procédé tiré du « nouveau roman », une sousconvention, et qui exprime « les mouvements intérieurs dont le dialogue n’est que l’aboutissement et pour ainsi dire l’extrême pointe… » Mais il semble désormais que les malheurs de ces « âmes perdues » n’émeuvent plus l’écrivain. Les fragments arrachés à la réalité constituent des collages qui n’ont d’autre but que d’être des miroirs fidèles de ce qui se passe aujourd’hui en Afrique. S’arrêter à ce seul aspect de la narration revient à méconnaître et le talent de l’écrivain et sa culture mathématique. En lisant attentivement les nouvelles du recueil, on se rend compte qu’il répond à une composition très rigoureuse que Chevrier observait déjà dans les premiers textes de l’écrivain guinéen. Comme cela a été signalé tout au début de cette étude, la première nouvelle « Un jour Métis » constitue l’ouverture du conte de Sassine, puisqu’elle introduit au cœur du drame, c’est-à-dire des problèmes du continent noir que des personnages blancs comme noirs, à tour de rôle, abordent à l’intention du lecteur. Ensuite, une série de textes sans titre, numérotés de I à XIV en constituent le développement. Enfin la nouvelle « Un 19 avril de 365 jours » qui reprend le thème-clé pour le résumer avec des thèmes secondaires traités ailleurs, clôt le recueil. Le dernier récit « Grandpère, raconte-moi une histoire » en forme d’épilogue nous apprend que tous les malheurs du monde sont d’ordre métaphysique et humain.

247

Nathalie Sarraute, L’ère du soupçon, Paris, Gallimard, p. 121.

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9.7. Le langage Sensible à la condition désarmée de l’homme, Williams Sassine à l’exemple de Henri Michaud, se sert de l’écriture comme d’une arme pour dévoiler, dénoncer et attaquer un monde de misère physique et morale dans lequel évoluent des personnages – bourreaux et victimes – qui semblent sortir tout droit d’un cauchemar. C’est un univers dangereux, inquiétant, très proche de la nausée. On y décèle la présence, dès les premières pages, de la « merde », des « flaques d’urine », et des « mouches ». On sera également sensible à la simplicité du langage (écriture journalistique !) et non simpliste, à l’emploi fréquent de l’argot parlé surtout dans les bars ainsi qu’aux étincelles verbales humoristiques et fascinantes. De la sorte, la fatalité d’un monde hostile se trouve exorcisée par le langage qui joue à son égard le rôle d’une sorte de boomerang. Provoqué par le monde dans son heurt avec l’écrivain, le langage, finalement se retourne contre les puissants et les brimés en ridiculisant chaque groupe dans ses travers. Il n’est pas étonnant de voir que le langage rompe et désarticule l’Afrique pour mieux l’exposer et la vaincre. A ce stade, l’œuvre graphique [celle de Jacques Barthélémy] qui accompagne L’Afrique en morceaux, peut être considérée comme l’ultime, mais éternelle image du continent africain. Fort justement, c’est dans la disproportion entre son immensité et sa représentation graphique morcelée, que réside l’essentiel de l’humour et de la vérité existentielle exprimée dans la philosophie du chiot, encore un élément du bestiaire : « Si je ne suis rien, c’est parce que je ne suis personne (p. 35). » A cette philosophie existentielle, répond l’écho de cette boutade du narrateur / personnage « Qu’est-ce que j’en avais à foutre ? », formule lapidaire qui parcourt tout le recueil et dont ce personnage important [l’auteur !] se sert constamment pour répondre aux plaintes des personnages confrontés aux difficultés de la vie. Amertume et désenchantement de l’écrivain ? Le lecteur n’en est pas si sûr. Pour l’espoir, le salut et la délivrance, l’Afrique a besoin d’un homme, un vrai pour la sortir de sa longue léthargie. Voilà la signification du message qui ressort des propos qu’un des personnages féminins adresse au narrateur / personnage : « Tu sais, décide-toi vite pour faire bouger cette putain de journée, reprit-elle. Depuis le 19 passé, je n’ai pas rencontré un homme, un vrai (p. 54). »

Il s’agit d’un homme exceptionnel, à part entière. L’article défini a ici une valeur d’excellence. Williams Sassine accomplit son devoir d’écrivain qui est de témoigner contre vents et marées, en faveur de la conscience et de l’Humanité.

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9.8. Conclusion En définitive, L’Afrique en morceaux est à la fois un drame de la liberté et un drame intérieur. Sensible à la condition désarmée de l’homme, Williams Sassine à l’exemple de Henri Michaud, se sert de l’écriture comme d’une arme pour dévoiler, dénoncer et attaquer un monde de misère physique et morale dans lequel évoluent des personnages – bourreaux et victimes – qui semblent sortir tout droit d’un cauchemar. C’est dans ce flou conforme à la touffeur du vécu, au foisonnement des passions que le recueil de nouvelles, L’Afrique en morceaux est bâti. Réel et imaginaire se télescopent dans un ensemble à la structure désarticulée et chaotique, sans grande possibilité de repérer l’identité des personnages. ». On sera également sensible à la simplicité du langage (écriture journalistique !) et non simpliste, à l’emploi fréquent de l’argot parlé surtout dans les bars ainsi qu’aux étincelles verbales humoristiques et fascinantes. De la sorte, la fatalité d’un monde hostile se trouve exorcisée par le langage qui joue à son égard le rôle d’une sorte de boomerang. Ces particularités en font un recueil ayant aussi bien des résonnances cornéliennes que raciniennes. C’est à travers leur contradiction qu’on peut saisir toute l’immensité du drame de la souveraineté et l’inconstance tragique du moi dans l’Afrique d’aujourd’hui.

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CHAPITRE X L’écriture comme une morale de la forme : Les épines de l’amour (Koumanthio Zéïnab Diallo)

« (…) la spécificité de l’écriture au féminin ne résiderait pas dans une manipulation particulière du langage (syntaxe, grammaire…), mais dans une réflexion qui englobe à la fois l’histoire littéraire, l’histoire collective et plus largement, le social. » (Josias Semunjanga)

10.1. Introduction L’originalité de Les épines de l’amour248, le premier roman de Koumanthio Zéïnab Diallo peut être décelée dans le traitement particulier que l’écrivaine assigne aux thèmes traditionnels et par la nouveauté de ceux qu’elle introduit dans un espace thématique circonscrit jusque-là. Comme le spécifie Lilyan Kesteloot, c’est : « Un type de romans plus étroitement inséré dans un terroir particulier et spécialement rural. Il se veut exploration de l’âme paysanne, et prend parfois le relais de l’ethnologie. Ses préoccupations sont à l’échelle du village et il se tient éloigné de la politique nationale et internationale Ces traits ont contribué à créer une prose sage, très contrôle, souvent classique. Elle vise à évoquer l’Afrique « de brousse » en face d’elle-même. »249

En somme, c’est une écriture dotée d’un caractère propre au sens où l’entendait Roland Barthes, à savoir : « L’écriture comme une morale de la forme » (3) ou : « ce rapport entre la création et la société la forme saisie dans son intention humaine et liée aux grandes crises de l’histoire » (4). Il est question dans cette étude de voir les caractéristiques marquantes de cette écriture féminine dans la nouvelle littérature romanesque guinéenne. 248

Koumanthio Zéïnab Diallo, Les épines de l’amour, Paris, L’Harmattan, 1997. ‘Lilyan Kesteloot, Anthologie négro-africaine, histoire et textes de 1918 à nos jours, Paris, EDICEF, 1987-1992, p. 483. 249

10.2. Rupture avec le roman-conte Koumanthio Seïnab Diallo dont le roman est publié en 1997, a déserté les grands courants littéraires d’avant-garde pour se tourner vers les microcosmes que sont l’univers familial et la vie privée fatalement liés aux réalités socioculturelles du Fouta-Diallon dont elle est originaire. Jamais dans son texte ne sont présentés des personnages conscients ou non de la lutte contre la dictature, l’injustice, la corruption … et étant eux-mêmes des modèles de vertu sociale et politique du type de ceux qui peuplent les romans d’Alioum Fantouré, de Sassine Williams, de Tierno Monénembo ou de Cheick Oumar Kanté. Pourtant, dans son récit, les rapports humains sont présentés à des degrés divers toujours marqués à l’encre forte sans jamais peser au point d’encombrer les espaces de l’œuvre. La romancière s’attache surtout à évoquer dans son texte la vie dans la concession familiale de Mody Cellou Diallo, Chef de Labé et descendant des « Khaldouyanké », la lignée du grand chef Alpha Aya Diallo. Le récit, tout en braquant le projecteur sur les mœurs traditionnelles du Fouta-Djallon, sera surtout traversé des problèmes de rivalités politiques entre les royaumes de Labé et de Koïn. Tout en posant l’épineux problème de la liberté de la femme peule vue à travers l’amour entre Ramatoulaye Diallo, princesse de Labé et Alphadio Bah, prince de Koïn. Il s’agit du poids immense de la culture traditionnelle peule d’une part, de la rivalité politique sur les comportements d’autre part, et leurs conséquences néfastes sur la nouvelle génération dans le Fouta théocratique. Tous ces thèmes pertinents sont présentés dans le roman mais délestés par l’intention maligne de la romancière - la langue locale et la tonalité poétique aidant – à présenter Labé la ville natale de la romancière et capitale du Fouta central, drapée dans ses beautés magnifiques, ses mythes et mystères légendaires. Les contradictions évoquées dans le récit ne répondent en aucun cas à des injonctions maximales d’une quelconque commande sociale parce que, Koumanthio se contente de ne pas trahir ce qu’elle voit, même en le transmutant. Bien évidemment le roman n’est pas le réel. « Il n’a ni à prendre ni à rendre quoi que ce soit au réel » mais il n’est pas non plus « un simulacre inutile ». Car « bien que la réalité lui soit à jamais inaccessible, il la touche néanmoins toujours sur un point décisif, » non point tant, comme le souligne Marthe Robert, « dans le désir de la changer » (8), que de nous proposer une autre rationalisation de celle-ci. Ici, la rationalisation que propose la romancière est en rupture pour tout ce qui touche à la liberté de la femme avec les valeurs admises jusque-là dans cette société. Elle prône aux quatre vents la liberté pour la femme peule et partant pour la femme tout court, celle d’aimer et de vivre sa vie. Le lecteur comprend alors pourquoi les thèmes forts de son texte est construit autour des figures féminines.

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10.3. Les paradigmes de la féminité A ce niveau, une remarque essentielle est à faire. Chez Koumanthio, l’accès à l’univers familial est fait par le biais de l’enfance. C’est le territoire qui nous fonde tous d’abord, parce que récit circonscrit un espace fortement manqué par la féminité, celui de la maison et de la concession familiale. Dans ce monde, l’espace masculin est aussi ouvert que l’espace féminin est limité. Une fille qui brave les interdictions est une fille vulgaire ou en passe de le devenir, menacée qu’elle est par la dérive. Ramatoulaye la princesse de Labé en se laissant enlever par Alphadio, le prince de Koïn, refuse de se soumettre ainsi à la volonté de Mody Cellou Diallo, le roi et le père de l’héroïne du roman qui s’opposait à cette union à cause des rivalités politiques entre les royaumes de Labé et de Koïn. Mieux, elle se mariera avec lui et ils feront même un enfant. Ce sacrilège ne trouvera sa solution qu’à la fin du récit, avec le consentement et la disparition de son père. Si dans le texte, la princesse qui est le personnage principal bouscule tous les tabous de la société, c’est que, comme l’explique Yanick Lebens : « L’enfance est à la fois un âge magique qui ignorant les disjonctions de la raison, laisse à l’existence son unité primordiale, mais elle est aussi ce moment où se nouent les premiers conflits qui toujours manifestent les fissures et les brèches dans des structures apparemment bien ordonnées » (9).

Le texte de Koumanthio se situe à ces âges fondateurs que sont l’enfance et l’adolescence. La romancière a abordé ce territoire à partir d’une vision interne, d’une tonalité de l’ordre de l’intime. Ce qui permet de comprendre les mécanismes cachés de ces âges charnières, la saveur toute féminine, la similitude de ton et cette familiarité si touchante qu’on trouve dans le récit, et qui tiennent au fait qu’elle a toujours fait siens en les assumant jusqu’au bout : les déchirements, la tendresse, les difficultés de l’enfance et de l’adolescence. Ces exemples de la féminité vont se contrainte autour de trois grands axes : la figure maternelle dans l’organisation sociale, le comportement dans la société et la sexualité. 10.3.1. La figure maternelle Koumanthio présente un texte où la structure demeure celle de la norme officielle autour du père et de la mère, mais dans une situation exacerbée par la polygamie. Comme dans kesso princesse Peuhle de Kesso Barry250, ici aussi, c’est autour de Ramatoulaye Diallo, la princesse de Labé que les contradictions de cette société théocratique apparaîtront en plein jour. Ce choix de la princesse comme personnage principal est très significatif pour qui sait apprécier le poids de la chefferie traditionnelle au Fouta-Djallon. La première constatation que l’on peut faire est qu’une constante demeure, à 250

Kesso Barry, kesso princesse Peuhle, Paris, Seghers, 1988.

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savoir qu’il y a toujours dans les œuvres des écrivaines guinéennes251 une figure féminine comme focus des relations familiales. Il est intéressant de noter également l’importance du rang social de ces figures féminines, d’autant que ce qui se passe dans la famille du chef est la symbolique qui gère les mœurs traditionnelles. La figure organisatrice de la famille est donc avant tout la mère et ce, malgré les interventions du père. C’est parce qu’elle est le principe de cette organisation, que la fonction maternelle prend une grande ampleur dans le texte. De plus, la mère focale ne se réduit pas à la mère biologique, une autre figure féminine pouvant remplir momentanément ou de façon permanente ce rôle en cas d’absence, de démission ou de mort de la mère biologique. C’est la sage Mama Mambi qui va l’assumer auprès de Ramatoulaye en devenant la conseillère et la confidente de la princesse en l’absence de Dalanda, la vraie mère. On parlera donc, ici, de « matrifocalisation », mot cher à Yanick Lahens pour désigner cette organisation familiale où c’est à travers une figure maternelle, mère ou autre, que converge ou transite l’ensemble des relations d’une maisonnée. Cette matrifocalisation touche à une varié profonde renvoyant à une histoire et à une culture. 10.3.2. Les rôles sociaux L’éducation des garçons et des filles est sensiblement différente. Par conséquent, elles déterminent de façon fondamentale la position de chacun en lui assignant un rôle bien défini. Comme le souligne avec justesse Jacques André en parlant de l’éducation de l’enfant dans la famille noire antillaise : « à l’un [le garçon] la conquête, à l’autre [la fille], la retenue252 » Et la société les ayant fixés dans une logique binaire, malheur à celui ou à celle qui osera franchir la barrière de démarcation. Cette règle sociale se vérifie également dans le roman à travers quatre axes qui permettent de relever ce fonctionnement binaire : les travaux, les jeux, les comportements, l’éducation coranique et scolaire. L’héroïne du récit de Koumanthio fait montre de sagesse dans son comportement jusqu’au moment où elle fera la connaissance d’Alphadio, prince de Koïn. Elle se rebellera alors contre son père, le garant de la tradition peule qui s’opposait à cette union. La mort de ce dernier, tout à la fin du roman, symbolise la disparition à brève ou à longue échéance de tout système rétrograde s’opposant à la liberté de la femme dans cette société traditionnelle et partant, d’ailleurs. Aussi, la discrétion qui doit marquer en toute circonstance l’attitude de la femme amoureuse ne constitue point chez l’héroïne un interdit social. La pratique qui consiste à vérifier constamment la virginité de la jeune fille prouve bien que l’éducation féminine tourne autour 251

C’est le cas notamment dans kesso princesse Peuhle de Kesso Barry et D’un Fouta-Djalloo à l’autre de Sirah Baldé de Labé. 252 Jacques André, L’inceste focal dans la famille noire antillaise, Paris, PUF, 1987, p. 65.

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de la contrainte sexuelle. C’est précisément ce dont Ramatoulaye cherche à se défaire, en affichant la volonté non pas d’occulter la sexualité féminine mais de l’afficher et de l’assumer. Cette prise de position est à l’opposé de celle des romanciers guinéens qui présentent la sexualité féminine à travers un rapport intime débridé de libertinage comme on en trouve dans La Source d’ébène de Kiridi Bangoura, Les Crapauds-brousse de Tierno Monenembo ou dans les romans de Sassine Williams, notamment son dernier récit, Mémoire d’une peau253. Ce que les romancières proposent, c’est au-delà des difficultés liées à l’apprentissage, à la découverte de cette sexualité, son approche naturelle, tranquille et sereine.

10.4. Sous le mode de l’introspection C’est dans cette perspective que les voix dans les textes s’inscrivent dans une vision intimiste, sous le mode de l’auto-analyse et de l’introspection. Il n’est donc plus question de personnages types, d’un seul tenant, à la psychologie rigoureusement structurée du roman réaliste et du roman engagé. Ce qui ressort à première vue, c’est que les lignes de structures familiales et sociales sont aussi des lignes de fêlure ouvrant souvent sur des agencements individuels autres que ceux proposés par la société. Or, dans la littérature romanesque qui précède, il s’agit au contraire d’arriver à une psychologie de personnages structurés et répondant à la cohérence ou à l’éclatement social admis. D’autant plus que la romancière parle avant tout au nom d’une collectivité dont elle veut être la porte-parole, et dont les personnages de son récit devraient être des modèles. Mais dans le texte, les personnages sont saisis avec leurs contradictions, leurs révoltes et leurs pulsions, non point pour servir de modèles mais pour amener tout simplement à une meilleure compréhension humaine. Les personnages féminins en sont certainement les expressions les plus achevées, parce qu’ils font ressortir à la fois leur féminité et leurs liens avec la famille, la société, l’histoire, l’économie et la politique. A travers les attitudes diverses, ce sont celles de la société peule dans sa globalité qui affleurent. Il convient aussi de noter que l’emploi du pronom personnel « il » de la troisième personne du singulier ne nuit en rien à la portée significative du message identitaire que véhicule le texte. En plus de cela, le récit introduit la dimension du double pour mettre en exergue les réalités de la société peule. Ramatoulaye est la double [doublure !] de Ciré la première fille de Dalanda la coépouse de la mère de l’héroïne. Atteinte de la lèpre, métaphore évidente de souillure et de rejet, Ciré périt dans le feu en pleine forêt. N’est-ce pas là, la fin symbolique de la polygamie, un système social que Koumanthio voue aux 253

Kiridi Bangoura, La Source d’ébène, Paris, L’Harmattan, 1991. - Tierno Monenembo, Les Crapauds-brousse, Paris, Seuil, 1979. - Sassine Williams, Mémoire d’une peau, Paris Présence Africaine, 1998.

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gémonies ? Par la gémellité et le jeu de miroir, la romancière a su donner à son œuvre un éclairage original, illustrant l’un des piliers sur lesquels Milan Kundera, le grand romancier tchèque fait reposer le roman : l’appel du jeu.

10.5. Conclusion En refusent d’emprunter le chantier battu des grandes constructions idéologiques ou politiques, Koumanthio Zéïnab Diallo s’est tenue au plus près de la vie quotidienne, donnant une tout autre dimension, un tout autre éclairage de l’histoire, loin de toute rhétorique. A l’impasse née des promesses de rédemption non tenues par les différents modèles de société, elle a apporté une réponse à sa façon en racontant une histoire familiale et surtout individuelle, humaine mais aussi historique et politique. Et c’est comme-ci en faisant un récit global en mini-récits, son roman invitait le lecteur à marquer une pause pour mieux se regarder en face. Ferenc Fehen, en parlant des romancières juives, africaines – américaines et des écrivains-femmes de l’Afrique du Sud, dit ceci : « Elles montrent leur pays et le monde et disent : voici votre monde, il est suffisamment en désordre. Ne vous asseyez pas dans la poussière pour vous lamenter sur ce désordre et ne détruisez pas ce monde par une fureur démesurée. Mettez plutôt de l’ordre dans votre maison et conservez-en l’histoire pour ceux qui viendront l’habiter après vous254. »

254

Ferenc Fehen, « Revenir à la maison » in Lettres Internationales, Paris, Automne 88, p. 48.

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CHAPITRE XI Un roman-réquisitoire : Le mariage par colis (Daffe Binta Ann)

« Il faut humaniser l’histoire humaine non par le biais d’une spiritualité détachée du corps mais, par la spiritualisation et la verbalisation du corps et de la chair afin de leur rendre leur place perdue auprès de l’Esprit » (Marianne Bosshard)

11.1. Introduction L’image de la femme africaine qu’on imagine le plus souvent est celle d’une femme soumise et silencieuse qui accepte son destin sans résistance. Cependant, au cours des dernières décennies, plusieurs mouvements féministes sont nés et qui revendiquent désormais de meilleures conditions de vie pour les femmes dans les sociétés africaines. En outre, les femmes ont commencé à écrire des livres, ce qui était longtemps un privilège des hommes. Selon Jacques Chevrier, en 1984, « peut-être est-il trop tôt pour parler d’écriture féminine255. » Les premières écritures féminines dénonçaient surtout des situations inégalitaires d’oppression. Jacques Chevrier cite, à ce propos, La parole aux négresses d’Awa Thiam qui, à travers des témoignages recueillis par des femmes en 1978, fait une critique poignante de l’excision. Par la suite, les romancières africaines se sont lancées à l’aventure de l’écriture en adaptant leur production littéraire aux contextes sociaux d’aujourd’hui. Le tableau dépeint par elles fait le réquisitoire d’une société longtemps dirigée et controlée par des hommes. Dans cette perspective, on observe une déconstruction du schéma classique des récits qui rompt avec une réalité africaine appréhendée comme rassurante en présentant une image de la femme révoltée. Le Mariage par colis illustre bien cette tendance, ce processus de combat en abordant des sujets dignes d’intérêt qui vont de la dénonciation

255

Jacques Chevrier, La Littérature Nègre, Paris, Armand Colin, 1984, p. 157. Dans ce livre, l’auteur établit les différentes phases d’évolution du roman africain sans évoquer les femmes.

d’une situation inégalitaire d’oppression à l’affirmation de la liberté par la représentation du corps féminin jusqu’à la célébration de la femme africaine.

11.2. Masculin/Féminin : dénonciation d’une situation d’oppression Dans Le Mariage par colis, l’univers, le village, la ville, où l’ailleurs dépeint, « (…) frappe par le sentiment d’horreur qui émane du récit où domine la violence (…) 256. La romancière met en scène des femmes en révolte constante contre la suprématie de l’homme dont elles sont les souffre-douleur. Aïcha l’héroïne du récit exprime son dégoût pour le village de Bourou, un milieu rural traditionnel géré par le système phallocratique, qu’elle n’entrevoit que dans des rapports purement égoïstes, hypocrites, érotiques et brutaux. Binta Ann se constitue alors en narratrice homodiégétique, un mode narratif qui lui permet de décliner sous le mode personnel des modalisations affectives. Sa voix où perce un immense sentiment de répulsion et d’abjection fait écho à une catharsis pour se libérer. Surtout, le caractère engagé du discours romanesque oblige la romancière à rallier l’expérience collective à l’individualité. Il est indéniable que l’écriture est une terra incognita que l’héroïne prend plaisir à explorer tout en dénonçant des pratiques qui freinent l’ascension sociale des femmes du village qui « (…) n’avaient que le devoir d’apprendre à être femmes, à servir les hommes et à se soumettre à leur décision. » (p. 2). Cette position n’est pas sans originalité dans le contexte socio-culturel décrit et le dépassement des dogmes est fort éloquent à ce sujet. Il est à noter en effet que contrairement aux autres filles du village, l’héroïne est une fille déterminée qui a des convictions profondes, des idées à défendre car elle n’hésite pas à braver les interdits : « Aïcha traversa audacieusement le cercle des hommes que les autres avaient contourné pour aller la rejoindre. ». (p. 44)

C’est là une preuve de courage surtout dans ce milieu où il était difficile de s’opposer aux normes déjà établies par les hommes sans s’attirer les foudres des autres membres de la communauté. Ici, la femme ne choisissait pas son mari : « (…) les pères de famille obligeaient des fillettes ayant douze ou treize ans à épouser « le troisième âge » du village ou les « expédiaient » en « colis » à un « cousin ou parent » (p. 44) installé dans une autre ville, notamment à Conakry la capitale ou ailleurs en Europe. Tel est le destin des filles du Village de Bourou totalement soumises aux traditions féodales. Aussi une fille ayant fréquenté l’école ou venant de la ville comme Aïcha était-elle très mal vue par 256

Pierrette Herzbzeg-Fofana, Littérature féminine francophone d’Afrique suivi du Dictionnaire des romancières, Paris, L’Harmattan, 2000, p. 309.

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les hommes et par les femmes qui n’avaient pas encore compris l’ampleur du rôle que pouvait jouer une femme instruite au sein de la société. Emmurée dans une île de résignations, de silence, de tâches domestiques, se ralliant à la volonté des hommes, les actes posés par la femme entérinent le discours masculin dominant. Mais Aïcha allait à contre-courant de ces idées reçues. Elle ne veut pas valider et légitimer la conduite des villageoises qui fustigent l’école. Sachant lire et écrire, Aïcha est la fleur même de la beauté de la femme africaine et du désir charnel : svelte, une belle poitrine, un large bassin soutenu par une petite taille, elle avait tout ce qu’il fallait, là où il fallait, pour réveiller le « vice caché » de ces « vieux Messieurs » (p. 45) Il faut souligner qu’Aïcha accorde une place primordiale à la prose narrative et à la pérennisation d’une culture fondée sur l’égalité entre l’homme et la femme garante de sa liberté. La dimension thématique et formelle de ce récit d’adolescente conserve donc une résonance narrative à vocation revendicative d’une écriture féminine en Afrique même si le texte présente une homologie entre les faits relatés et la réalité et se contente d’évoquer une jeune fille pourtant respectueuse et rangée devenue une rebelle à cause des épreuves douloureuses que subissent les femmes du village telles que la mort pendant l’accouchement des jeunes filles précocement mariées, qu’Aïcha impute à l’homme. L’image de la femme-Eve à l’origine de la perte de l’homme, souvent mise en scène dans la littérature est ici renversée. Face au musellement, la femme est obligée d’utiliser un protolangage. A travers un comportement désinvolte, l’héroïne fait passer le message qui décrit les relations complexes entre l’homme et la femme. Traumatisée par la mort subite des jeunes villageoises mariées trop tôt, elle manifeste désormais autant d’hostilité à l’égard de l’homme que du mariage. « Cette réalité effrayait Aïcha, devenue hostile, à toutes les demandes de mariage » (p 48). Pourtant, quand le conseil des sages du village lui imposa Cheick, un enfant du village que ses parents ont envoyé chercher fortune en ville comme son futur mari, « Cette fois-ci, elle n’avait pas rejeté cette proposition de mariage, mais elle n’avait pas sauté de joie non plus » (p. 48) Inquiète de ce silence coupable, sa mère, enfermée dans une logique où les valeurs telluriques inculquées par la tradition prenaient le dessus sur ce qu’il était convenu de faire en pareille circonstance, lui demanda alors si elle aimait Cheick. Sa réponse sans équivoque dénote un sentiment de dégoût. Pour le « mariage par colis », c’est-à-dire le mariage par « arrangement » aussi bien pour la vie que pour ailleurs à l’étranger, frein à ses yeux à tout épanouissement de la femme ; « (…) Je refuse d’être une femme au foyer qui n’a jamais son mot à dire, comme toi, par exemple. » (p. 48) Elle cherchait tout simplement à quitter ce trou perdu pour répondre à l’appel d’un ailleurs plus conciliant pour la femme, » (…) parce qu’on voit des choses chez nous qu’on ne trouve nulle part ailleurs ! C’est pour cette raison que j’ai toujours voulu aller ailleurs » dit-elle à Mariétou sa mère. La femme devient 205

ainsi le parangon de la suprématie féministe. Par la domination de l’homme, elle soumet la volonté de suprématie de ce dernier à rude épreuve. Aïcha demeure écartelée. Les étapes qui vont jalonner son aventure (mésaventure !) en ville rappellent curieusement ces recommandations si chères à Ateba, l’héroïne révoltée de C’est le soleil qui m’a brûlée de Calixe Beyala : « Ateba dit que la femme devrait arrêter de faire l’idiote, qu’elle devrait oublier l’homme et évoluer désormais dans trois vérités, trois certitudes, trois résolutions. Je les connaissais : revendiquer la lumière, retrouver la femme et abandonner l’homme aux incuries humaines… Etait-ce ce que je voulais ? » (p.

Il semble que cette volonté de liberté de la femme ne peut s’inscrire dans le texte que par la représentation de son corps.

11.3. La représentation du corps. La représentation du corps chez les romancières africaines est non seulement un désir de rompre le silence mais aussi une écriture en porte-à-faux audacieuse. Elle est insérée dans un projet esthétique personnel qui n’a aucun rapport avec le plan familial, économique ou politique. Le corps devient expression du désir féminin, création d’un espace propre de subjectivité du discours féminin. Maritime Bosshard, expliquant les rapports du corps et du verbe chez Chantal Chawaf estime que « il faut humaniser l’histoire humaine non par le biais d’une spiritualité détachée du corps, mais par la spiritualisation et la verbalisation du corps et de la chair afin de leur rendre leur place perdue auprès de l’Esprit 257 ». Par le corps, le « je » féminin se décline sous le mode de la relation existentialiste de l’être en situation et va libérer de l’inertie, l’inconscience, la corporalité du langage refoulé. Les romancières font donc vivre leur chair à travers leur écriture par une sorte de transcendance scripturale. Dans Le Mariage par Colis, le corps féminin est d’abord assigné à un rôle de procréation. A ce titre, il est régi par des normes sociales. Pour Béarice Rangira Gallimore : « C’est à travers le corps de la femme que la société se perpétue. Ainsi ce corps doit-il être façonné, contrôlé et marqué258 »

Il est commun de rencontrer dans la lecture du roman de Binta Ann la notion de « corps ». Il se constitue en matrice de la structure polygamique et se signale par la suite par la symbolique de la douleur qui indique ce qui 257

Marianne Bosshard, Chantal Chawaf,Amsterdam, édition Rodopi, collection monographique Rodopi en littérature française contemporaine, 1999, p. 135. 258 Béatrice Rangira Gallimore, « De l’aliénation à la réappropriation du corps chez les romancières de l’Afrique Noire Francophone », Nouvelles écritures féminines 1, la parole aux femmes » dans Notre Librairie, n°117, avril-juin 1994, p. 55.

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s’augure. Enfin, elle trouve une place dans la narration pour s’achever dans une sorte de représentation réitérée au cœur de laquelle trop vive, la douleur explose et conduit à la représentation réitérée au cœur de laquelle trop vive, la douleur explose et conduit à la réappropriation du corps. Dans le village de Bourou, les femmes soumises à la suprématie des hommes apparaissent comme les souffre-douleur du système polygamique. C’est pour cette raison que, passant outre les protestations d’Amadou, Mariétou la mère de Cheick va farouchement s’opposer à sa décision d’épouser Sokona sa nièce pour en faire sa cinquième femme. C’est que l’expérience de Mariétou l’invite désormais à se penser comme accroissement d’une conscience souffrante afin de connaître un autre état, celui qui semble la hisser au-dessus de la domination masculine en reléguant Amadou son époux au rang de liquide séminal : « cette fille, Sokona, est ta nièce, la propre fille de la frangine. (…), tu as intérêt à fermer ta… braguette, pour une fois. Contente-toi de tes quatre épouses ! » (p. 128).

Conakry, la ville où échoue Aïcha est un milieu de déperdition qui s’offre également comme cet obstacle majeur, dressé sur le parcours de la femme vers sa réalisation. C’est cette réalité qui pousse l’héroïne à rompre avec Cheick son mari éphémère dont la situation était des plus précaires. Elle veut d’un homme qui favorise son ascension sociale : « Je vise très loin et très haut tu ne peux pas suivre mon rythme. Tu es très pauvre, très laid et très… gamin, alors va voir ailleurs si j’y suis ! » (p. 66) lui a-t-elle dit avant de s’en aller. Aïcha et les personnages féminins périphériques refusent de se constituer en victimes des hommes qu’elles utilisent comme moyens d’accession à la réussite sociale. La mercantilisation de la relation amoureuse est l’expérience abyssale de la femme pour sortir de l’asservissement en exigeant financièrement de l’homme le maximum. Pour atteindre son but, Aïcha ne s’embarrasse pas de scrupules, elle change de nom : « Aïcha » du village, était devenue désormais, la « grande Ariane » de Conakry, ambitieuse et prête à décrocher la lune. » (p. 68) Dans le champ de la théorie littéraire, le surnom, pour paraphraser Philippe Hamon relève de la catégorie « étymologique dérivationnelle » et par conséquent, comme étant l’une des différentes formes de motivation du nom. Dans une certaine mesure, le surnom constitue dans le texte, par sa motivation, une redondance sémantique de la personne qu’il désigne : « Ariane », c’est le nom de la fusée européenne, donc de la métaphore ascensionnelle comme le programme de la psychologie d’une femme naïve et pressée de voir ses ambitions se réaliser très vite. En somme, l’héroïne assume ce surnom associé à son ascension, celle de dominer l’homme et à la réalisation de soi-même. Mais cela n’est qu’un effet de texte. Toute la tension, dès lors, va se concentrer dans sa vision et son approfondissement de la connaissance de l’homme à travers une série de relations amoureuses. Dans une ville aux rues peu recommandables, aux artères sombres, Aïcha, échappe

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de justesse à un viol collectif et au réseau du proxénète Fardeau, éprouve désormais du dégoût pour son corps souillé, un vrai calvaire pour sa pureté : « Après chaque acte amoureux, Ariane pleurait énormément sous la douche, en se frottant intensément la peau, comme si elle venait d’être souillée par des marques indélébiles. Elle n’osait pas en parler à son « propriétaire », son proxénète de patron, monsieur Fardeau, qui l’avait déjà menacée de mort, quand elle avait voulu quitter le « circuit » (p. 77).

Cela induit, dans la trame discursive, une forme de théâtralité, faisant de l’action du roman, une mise en scène introduisant un jeu qui oppose savamment l’homme et la femme. A ce niveau, il faut assimiler ce jeu au renversement des rôles dont les différentes étapes soulignent à l’encre rouge la duplicité de la femme. La réalisation des personnages féminins dépend des bases fondées au sein de leur milieu social en vue de la construction d’une stratégie féminine et, entre autres, d’un possible existentiel. La maison luxueuse de l’héroïne, lieu de ses ébats amoureux devient aussi celui de la réalisation de son parcours ascensionnel en séduisant les hommes et en subissant la loi de son patron Fardeau, un nom symbolique. La nature de la relation amoureuse se trouve pensée dans sa dimension matérielle. Chez Binta Ann, si c’est toujours l’homme qui est à l’origine des malheurs de la femme, qui la consume, qui l’attire vers le bas, vers la prostitution et la plonge dans un profond désarroi, la femme est aussi responsable de ses propres malheurs. Prise à son propre piège, Aïcha apparaît maintenant comme une femme qui a perdu toute capacité de discerner le vrai amour d’une aventure sans lendemain avec un homme. Dominique Vanderloc qui l’aime de tout son cœur en lui prodiguant de sages conseils et à l’occasion des cadeaux sans contrepartie, ne l’intéresse que peu. Il convient de souligner que pour la romancière, l’amour se veut, dans un premier temps, un complexe discursif et un ensemble théorique qui présentent l’homme comme un objet de réflexion. La romancière décrit le lent processus selon lequel le dégoût de l’homme pousse la femme dans des situations déplorables. Binta Ann la militante qui s’est résolument engagée en faveur de la petite enfance et dans la lutte contre le Sida nous propose ainsi des personnages féminins dont le discours pluriel et expansif fustige à la fois la suprématie de l’homme et le comportement désinvolte de la femme. C’est pourquoi la solidarité et la compassion que manifeste Manie la patronne d’un restaurant de la place à l’égard d’Aïcha, quand celle-ci errait dans la ville à la recherche d’un hypothétique travail, se traduisent par la haine et la rupture, lorsque Manie la surprend en compagnie de son mari. La possession de l’homme est aussi un facteur de conflit entre les femmes. Dans l’ordre du récit, l’actant subsumé en la personne d’Aïcha, se confond à un objet sexuel, afin de prendre sa revanche sur la vie des femmes qui ont tant souffert à cause de l’homme. Son parcours pérégrinatif s’appréhende comme une quête de prise de position, au sens où la vie rêvée, mais semble-il, irréalisable est vécue à travers la transcendance verticale. Les hypothèses 208

formulées sont controversées par les actes d’Aïcha-Ariane qui veut mettre ses clients à ses pieds. Elle semble nous dire qu’il faut dompter l’homme pour que naisse la femme, pour qu’elle se retrouve et se découvre. Quand l’héroïne « (…) avait été agressée par un de ses « clients » qui l’avait ligotée et enfermée dans un placard (…) » (p. 106), son âme était meurtrie. Ce qu’on retient ici, c’est qu’à la suite de son hospitalisation, sa prise de conscience est terrible face à l’échec retentissant de son séjour en ville. A Philippe Vanderloc qui l’aimait tant, elle interprète, lucide et acerbe, la cause fondamentale de ses déboires. Au fond, comprendre leur relation serait, un tant soit peu porter attention à la singularité de leurs rapports amoureux qui se limitaient aux plaisirs de la chair. Il y avait aussi autre chose qu’une simple relation amoureuse, à savoir une relation transitive qui va de l’adoration à la vénération de l’homme dont dépend le bonheur du personnage. Aussi, à sa sortie de l’hôpital : « Ils partirent à Bruxelles ou Ariane passa de merveilleux moments en sa compagnie. » (p. 112). Leur rapprochement dans un élan de consolation se traduit par des ébats enflammés et des paroles affectueuses qui, somme toute, sont des manières très convaincantes d’exprimer à l’être aimé la profondeur de ses sentiments. Elles ont inspiré des vers, transformé la vision simpliste que l’on pouvait avoir de l’amour. La quête du vrai amour avec le Belge « Do » constitue la forme du langage qui reflète cette action dont l’objet essentiel est de vivre cette vie d’amour que lui procure leur relation surtout, lorsqu’il faut entrer en résonance avec la pensée de la romancière. A partir de là, son discours connaît une bifurcation, ce qui introduit une nouvelle séquence au cœur de laquelle s’organise et s’opère le récit. La passion est alimentée de soubresauts qui inaugurent de nouvelles étapes du récit. C’est d’abord celui de la nouvelle vie d’Aïcha-Ariane à Paris après sa rupture d’avec « Do » le Belge ensuite, l’histoire de la rencontre d’Anita Diop et Cheick. Avec ces récits qui s’entrecroisent et se fondent l’un dans l’autre, le sort organise la vie des personnages. Dans cette optique, l’intrigue commande une stratégie d’écriture permettant au discours d’intensifier son potentiel attractif. Le vrai amour que l’héroïne désirait tant occupe son esprit et les vides creusés par le manque d’amour associé au cri de son corps. C’est le lieu de convergence de tous les points du récit. L’aboutissement de l’action principale plonge le texte à un stade supérieur, à un degré supplémentaire de son déploiement. Il semble que maintenant l’auto-représentation du corps transformé en objet sexuel, du corps en proie à la douleur et rongé par l’angoisse dans une société qui contrôle la fertilité et le plaisir féminin, est transposée sur un ailleurs peu clément. A nouveau dans le roman, le corps se signale par la symbolique de la douleur chez Ariane. Et ce faisant, il reflète le caractère volcanique de l’héroïne, de même que son caractère amplement matérialiste. Aïcha-Ariane est une femme qui a perdu toute capacité de discerner le vrai amour d’une aventure sans lendemain avec un homme. Moufti Abdalla un Beur qu’elle rencontre dans un bar de Pigalle où elle 209

travaillait, l’abreuve de mots doux et elle se laisse langoureusement flotter sur les nuages qu’il lui apporte et le ciel qu’il lui offre lui suffit. On note là une nette rupture d’avec sa vie d’autrefois : « Elle accepta l’évidence et se soumit aux diverses exigences d’Abdalla, devenu son « époux », lors d’une cérémonie religieuse. Tous les droits et tous les contacts lui étaient interdits, la seule chose autorisée était le port du « tchador » le voile traditionnel sur le visage, (…). E le pire est qu’il l’obligea à changer de prénom, il trouvait « Ariane » top « catholique ». Il la baptisa « Ariatoulaye » afin d’harmoniser les noms. » (p. 199). Ces interdits révèlent l’impuissance des sujets à s’unir, à jouir d’une vie convenable. Leur vie de couple semble comme contre-nature, rompue par la dictature masculine. Binta Ann est une femme qui voue aux gémonies ces pratiques qui s’apparentent à une conception moyenâgeuse du mariage. Chez la romancière en effet, l’homme, en séquestrant la femme sous le voile, cherche à s’approprier son corps pour en faire son égoïsme sexuel, en même temps il fait de la femme un être sans identité, parce que sans visage dans la société. Ariane rompt tant bien que mal avec cette existence d’esclave et cet univers carcéral. L’auteur décrit le lent processus selon lequel le dégoût de l’homme pousse la femme dans les bras d’une autre femme. Dépressive et en désarroi, Ariane retourna chez sa cousine Mira qu’elle va appeler désormais « maman mira ». Ainsi, les gestes de tendresse de Mira dénotent du champ sémantique de l’affection, palliatif à l’amour de l’homme. L’attirance mutuelle entre les femmes s’opère, lorsque celle qui joue le rôle de protectrice et de consolatrice, constamment en contact physique lors des confidences, développe un dégoût pour les hommes. explique ce phénomène chez la femme, « ennemie des hommes qui lui imposent leur domination, elle trouvera dans les bras d’une amie à la fois un voluptueux repos et une revanche259. » La femme se retrouve et intensifie son sentiment d’existence par l’octroi de sensations fortes. On note ici une similitude de contexte avec la plupart des romans de Calixe Beyala dans lesquels la femme qui est l’héroïne, est aussi au centre des préoccupations sociales avec des référents symboliques divergents. Entre le désir d’indépendance et son besoin d’amour, le corps d’Ariane qui n’était qu’une terre de douleurs devient un arbre de plaisirs. On note donc qu’avec la représentation du corps féminin séquestré et avili, le texte s’appuie sur un support discursif qui rend l’expression de la douleur plus patente. D’ailleurs, la douleur liée à la décrépitude du corps est récurrente dans la production romanesque. Elle fait l’objet d’une attention particulière notamment, lorsqu’elle sert d’élément catalyseur à la création. Binta Ann nous invite à connaître les tourments du corps féminin à travers certaines prémices indispensables, afin de comprendre ce qui s’ensuivra. L’affectivité nous vient du corps et peut aller au langage selon Chantal Chawaf, la « chair 259

Simone de Beauvoir, Le Deuxième sexe, Paris, Gallimard, 1984 (1945), p. 268.

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linguistique260 » guide le questionnement de l’héroïne sur l’amour et met en cause le dualisme féminin/masculin. La rupture au sein du couple est ainsi prise en acte, en train de se manifester et de se déployer comme venant démontrer les apports discursifs qui ont permis d’énoncer et d’annoncer la duplicité de l’homme. On constate seulement que Binta Ann transmet aux mots la compassion, la consolation, la complicité, l’affection maternelle et écrit ce que ses sentiments et émotions lui dictent : « Mira calma son invitée et la nourrit comme un bébé. Puis elle la berça jusqu’à ce qu’elle s’endormit. Ariane était devenue dépressive et perturbée à cause des différents chocs émotionnels de ces derniers temps. Son cas commençait à inquiéter Mira qui ne savait pas qui contacter pour aider Ariane à rentrer dans son pays. » (p. 123) La romancière en vient maintenant au « corps-découverte » plus que présent dans son récit. Cette posture explore les méandres de la conscience féminine qui s’éveille en voulant vivre en harmonie avec l’homme. Elle met en scène Anita Diop, une femme qui avait pu rompre avec des époux auxquels ses parents l’avaient successivement envoyée par colis à Paris. A travers son itinéraire, d’une ascension professionnelle réussie, on découvre l’image d’une femme-battante qui refuse toute victimisation de la femme africaine moderne et, qui croit fermement que c’est dans l’amour vrai avec un homme sincère que la femme peut véritablement s’épanouir. C’est pour cette raison que la confession qu’elle fait à Cheick sur le secret de sa réussite à Paris est dénuée de toute rancune et de toute vocation revendicative : « (…) Je me suis débrouillée en travaillant très dur. A présent, tout va pour le mieux. La seule chose que je regrette, c’est mon comportement de vengeance avec ces hommes. Tous les hommes ne sont pas mauvais, il y en a même qui sont adorables et sincères. » (p. 143) Sa rencontre avec Cheick va véritablement être le couronnement de ce rêve, quand il lui déclare son amour : « (…). Je t’aime Anita. Le temps que j’ai passé près de toi m’a amélioré encore plus (…). Et mieux, tu m’as appris à aimer et à partager mes sentiments sans réserve. Je suis comblé, rien que de te savoir auprès de s’apprécient qu’en compagnie des personnes qu’on aime, et toi, je t’aime… » (p. 143)

C’est lorsqu’elle devient la femme légitime de Cheick, qu’elle va goûter pour la première fois aux plaisirs de l’amour vrai, d’une existence confortable et garantie : « Il s’approcha du lit où elle était adossée à un oreiller et la serra amoureusement dans ses bras avant de l’embrasser comme au premier jour. La flamme de leur amour était faite de douceur. de passion et de désir. » (p. 154)

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Renaud Barbaras, le sens de l’auto-affection chez Michel Henry et Merleau-Ponty, in Epokhè, 1991, n°2, p. 106. C’est également le titre de l’article de Chantal Chawaf, » La chair Linguistique », in Les Nouvelles Littéraires, pp. 25-34, 1976.

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Si Anita paraît ici en tant que le double (la doublure !) d’Ariane par rapport à la similitude de leur itinéraire, elle en est cependant différente par le comportement et sa vision de la vie avec l’homme. Ressemblance/opposition mises en exergue à travers les portraits de la femme-Eve et de la femmebattante. Chez Binta Ann, l’homme n’est pas le seul responsable des malheurs de la femme, une bonne partie est aussi imputable à la femme, elle-même. Mis au courant de la vie heureuse que Cheick et Anita partagent, AïchaAriane se rend dans le restaurant appartenant au couple, y semer la zizanie en feignant la femme trompée. La propension de l’existence rêvée l’amène à acculer Anita par dissimulation et par négation de son existence, elle qui ne se reconnaît plus dans ce monde traumatisant qui ne lui a offert que désillusions et désolation. Ce qu’on peut retenir, c’est que la conséquence de son acte est terrible, puisqu’il aboutit à la séparation momentanée du couple et se termine par leur retour définitif au village, elle et Cheick. Fureurs et cris de femmes, figures allégoriques du destin de l’homme africain, destin incertain, déchiré et douloureusement en lutte, Aïcha et Anita incarnent dans leur chair ce patrimoine culturel plein de mystères, écartelé entre rédemption et déperdition. Par ce dédoublement entre deux personnages féminins, un espace est ouvert qui donne la mesure d’une possible conquête de soi et de l’autre.

11.4. Célébration de la femme On peut observer que l’écriture de Binta Ann à travers les itinéraires des personnages féminins met en exergue l’attachement à la culture et à l’éducation au moyen duquel se dessine dans le texte l’image de la femme africaine idéale. Dans cet ordre d’idée, la femme accomplie serait celle qui peut à la fois véhiculer des valeurs traditionnelles à préserver à tout prix et une aptitude intellectuelle la guidant dans son foyer conjugal. Dans ce contexte, Le Mariage par colis aurait une structure similaire avec le « womanism261 », concept selon lequel les partisanes de la féminité se démarquent de la prise de position militante du « féminisme ». On trouve déjà cet aspect chez certaines romancières africaines car, le concept du « wormanism », adopté par les romancières africaines anglophones, réfute le mouvement de libération et de revendication des féministes qu’elles jugent sectoriel. Ainsi, le « womanism » peut se saisir comme un processus de positionnement du discours par rapport à l’héritage culturel, aux acquis traditionnels et aux valeurs intrinsèques de la femme. Dans sa lutte pour l’émancipation, la femme doit rester la garante de la sagesse et adopter un modus vivendi proche de l’évolution des mentalités sans renier ses sources. A y voir de près, le « womanism » prône, en outre, 261

Odile Caznave, Femmes rebelles, naissance d’un nouveau roman au féminin, Paris, L’Harmattan, 1996. p. 18.

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l’évolution de la femme à l’intérieur de la sphère culturelle qui constitue en elle-même une force et surtout indique la nouvelle voie pour la femme africaine accomplie professionnellement. Les romancières africaines anglophones ne revendiquent pas, elles s’emparent de la justice et forcent le respect par la célébration de la beauté féminine extérieure et intérieure. On retrouve également cette démarche réflexive dans l’écriture féminine francophone à l’exemple de l’écriture de Mariama Bâ. Elle s’interroge et conclut : « Comment ne pas prendre conscience de cet état de fait agressif ? Comment ne pas être tenté de soulever ce lourd couvercle social ? C’est à nous, femmes, de prendre notre destin en mains pour bouleverser l’ordre établi à notre détriment et ne point le subir, Nous devons user comme les hommes de cette arme, pacifique certes mais sûre, qu’est l’écriture26 ».

Cette dimension ethnologique du récit qui rythme également la vie conjugale de Fatou l’épouse de l’ex-patron de Cheick et l’un des personnages féminins importants du roman est d’une grande portée culturelle en ce sens que les valeurs matrimoniales inculquées aux jeunes filles se perdent. On y découvre l’image d’une femme qui sait allier dans son comportement ce qu’il y a de plus fondamentalement positif dans la tradition et la modernité. : « Fatou, bien que citadine, avait su rester une femme traditionnelle. Elle ne faisait pas la bise à son mari. Elle s’agenouillait respectueusement devant lui pour dire bonjour ou au revoir, pour remettre ou recevoir quelque chose et ainsi de suite. » (p. 36)

Chez Fatou on peut dire que l’amour est ébauché de façon pudique à travers de petits actes insignifiants mais qui, cependant, ont toute leur importance dans la culture traditionnelle. Mais on peut dire, qu’il anime à la fois leur vie au quotidien par l’amour filial, la relation amoureuse et l’amour du patrimoine culturel et de la bonne éducation. Binta Ann fait donc une représentation non pas de la femme-ange mais de la femme-battante et courageuse, véritable image vivante d’une symbiose réussie entre culture africaine et modernité sans faire outrage à l’homme, sans adouber la mercantilisation sexuelle. Par ailleurs, la femme africaine va prendre la parole pour traduire une expérience commune, fluctuante, thématiser et abonder des problèmes relevant de la sphère féminine. Le retour au village des protagonistes, Aïcha-Ariane et Dominique Vanderloc, Anita Diop et Cheick, Mira et Karim nous fait entrer dans leur exil mental, ce qui fonde leur identité culturelle. C’est à Bourou que tous vont retrouver la sérénité : Ariane redevient Aïcha et retrouve sa vraie identité ; les relations amoureuses chez les trois couples se raffermissent pour se concrétiser en mariages d’amour. Par le mixage de la couleur des hommes, un Blanc, un Noir et un Arabe, Binta Ann semble faire fi des préjugés raciaux, seul l’amour, le vrai compte pour elle. On est tenté ici de faire un rapprochement entre l’attitude d’Anita Diop qui a préféré tout abandonner à Paris pour retrouver 213

Cheick avec celle de Ramatoulaye, l’un des personnages féminins d’Une si longue Lettre de Mariama Bâ, qui est restée en Afrique et a choisi le mariage à toutes épreuves qui aide la femme traditionnelle. La romancière fait une représentation non pas de la femme-ange mais de la femme-battante et courageuse, véritable image vivante d’une symbiose réussie entre culture africaine et modernité sans faire outrage à l’homme, sans adouber la mercantilisation sexuelle. Par ailleurs, la femme africaine va prendre la parole pour traduire une expérience commune fluctuante, thématiser et aborder des problèmes relevant de la sphère féminine. Le retour au village des protagonistes, Aïcha-Ariane et Dominique Vanderloc, Anita Diop et Cheick, Mira et Karim nous fait entrer dans leur exil mental, ce qui fonde leur identité culturelle. C’est à Bourou que tous vont retrouver la sérénité : Ariane redevient Aïcha et retrouve sa vraie identité. Les relations amoureuses chez les trois couples se raffermissent pour se concrétiser en mariages d’amour. Par le mixage de la couleur des hommes, un Blanc, un Noir et un Arabe, Binta Ann semble faire fi des préjugés raciaux, seul l’amour, le vrai compte pour elle. On est tenté ici de faire un rapprochement entre l’attitude d’Anita Diop qui a préféré tout abandonner à Paris pour retrouver Cheick avec celle de Ramatoulaye, l’un des personnages féminins d’Une si longue lettre de Mariama Bâ, qui est restée en Afrique et a choisi le mariage à toute épreuve qui aide la femme à s’accomplir : « Je reste persuadée de l’inévitable et nécessaire complémentarité de l’homme et de la femme. L’amour, si imparfait soit-il dans son contenu et son expression, demeure le joint naturel entre ces deux êtres262 ».

De même, on comprend pourquoi la romancière-militante résolument engagée dans la lutte en faveur de la petite enfance et du Sida à travers l’itinéraire aventureux d’Aïcha, fustige l’homme pour sa propension à vite exploiter la naïveté des adolescentes. Dans le récent roman de Ngou Honorine, Féminin interdit, il n’y a pas des femmes aux mœurs licencieuses, il n’y a que des femmes qui se battent pour des actions admirables, avec leurs qualités de femme, la patience, la douceur, la compassion, la compréhension et leurs défauts. C’est en cela aussi que Fatou se présente en femme qui change l’idée du féminin telle que l’opinion peut le concevoir. La femme qui s’apitoie, pleure, fragile, dépassée par les évènements, est prohibée. Chemin faisant, l’auteur rompt ainsi avec le principe selon lequel l’homme limite l’action de la 262

Mariama Bâ, « Fonctions politiques des littératures africaines », Ecriture française dans le monde, Vol.3, n05, 1981, P7. 262 Honorine Ngou, Féminin interdit, Paris, L’Harmattan, 2007. 262 Mariam Bâ, « Fonctions politiques des littératures africaines », Ecriture française dans le monde, op. cit, p. 19. 262 Michel Naumann, Les Nouvelles voies de la littérature africaine et de la libération, (une littérature africaine de la libération), Paris, L’Harmattan, 2001. p. 146. 262 Michel Naumann, Ibid. p. 146.

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femme. De fait, dans le roman, les personnages féminins changent en permanence les pièces du puzzle, pour les comprendre, il faut décrypter leurs raisonnements tentaculaires pour exprimer le moi au cœur de l’adversité avec l’homme, jusque dans l’évidence de la contradiction, dans le malheur, elle hisse sa fierté. Elle affiche une personnalité à tout le moins complexe, partagée qu’elle est entre son désir de bien paraître et celui de s’assumer fièrement en tant que femme.

11.5. Conclusion De la tendance thématique à l’exploration des champs de l’esthétique dans le Mariage par colis, la créativité qui en découle repositionne l’écriture féminine comme pôle culturel remarquable au regard des sujets dignes d’intérêt abordés par Binta Ann. Des sujets variés qui vont de la dénonciation d’un système inégalitaire favorisant la domination masculine à l’affirmation de la liberté de la femme par la représentation du corps jusqu’à la célébration de la femme africaine. Au regard de cela, Michel Naumann affirme, à propos du nouveau tournant que prend le combat des femmes : « ce combat affronte donc directement les facteurs d’alternation les plus redoutables, à savoir les traditions féodales et l’influence étrangère ». Ce combat inclut surtout la dimension morale : revendiquer avec décence et rester sur « le droit chemin » entre conservatisme et non-conformisme à travers une « littérature voyoue. »

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CHAPITRE XII Carrefours de réécritures : Peuls et Le roi de Kahel (Tierno Monénembo)

« La documentation étant à la portée du premier venu, l’écrivain est libre de s’en servir si cela lui plaît. Elle ne présente aucun interdit en elle-même, et ne vaut que par l’interprétation qu’on lui donne. Tout roman, si « objectif » soit-il en apparence, est le portrait de son auteur, et n’obéit qu’aux lois de l’univers intérieur de l’écrivain » (Zoé Oldenbourg)

12.1. Introduction Dans ce douzième et dernier chapitre, deux œuvres majeures, Peuls et Le roi de Kahel263 retiennent l’attention du lecteur tant aux plans formel que thématique. En ce sens dans les deux textes, la diversité des styles, des genres et des réécritures est manifeste. A la fois roman historique ou dialogue entre un griot sérère et son interlocuteur peul, ethnographique ou épopée, Peuls retrace l’histoire de la diaspora peule sur plus de cinq cents ans, de 1400 jusqu’au dix-neuvième siècle. Alors que le deuxième roman Le roi de Kahel, prix Renaudot 2008 ne s’intéresse qu’aux seuls Peuls du Fouta-Djalon et rapporte des événements qui se déroulent sur quarante ans (1879-1919). Si le premier texte constitue la somme de nombreuses vies relatées dans des styles différents qui ont pour but de varier le récit, le deuxième relate l’histoire d’un homme, Aimé Olivier de Sanderval qui, fasciné par le Fouta Djalon, ambitionne d’y créer son royaume. Dans ces deux textes, fond historique réel et fiction alternent et fusionnent avec bonheur. Il convient de s’intéresser d’abord aux techniques de création des œuvres, mettre ensuite en exergue la parodisation du mode d’énonciation et enfin, terminer par la quête de la mémoire, une préoccupation essentielle dans les textes de Tierno Monénembo.

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Tierno Monénembo, Peuls, Paris, Seuil, 2004. Tierno Monénembo, Le roi de Kahel, Paris, Seuil, 2008.

12.2. Techniques de création des récits Dans Peuls et Le roi de Kahel, Tierno Monénembo emploie plusieurs techniques d’écriture pour marquer son emprise sur ces récits. D’entrée de jeu, le lecteur est mis en présence de textes richement documentés. L’auteur n’affirme-t- -il pas avoir rédigé ses romans à la suite de longues et fructueuses recherches sur les sujets qu’il traite ?Il semble qu’ici, la fiction s’enracine dans des événements réels consignés dans des documents écrits et/ou dans quelque mémoire des maîtres de la parole 264.Aussi, Monénembo doit-il beaucoup aux sources orales et écrites, qu’il a judicieusement exploitées pour écrire ses deux romans. Dans ce contexte, Peuls et Le roi de Kahel constituent le palimpseste sur l’histoire des Peuls que Monénembo donne à lire au lecteur. A cet effet, il écrit : « La documentation étant à la portée du premier venu, l’écrivain est libre de s’en servir si cela lui plaît. Elle ne présente aucun interdit en elle-même, et ne vaut que par l’interprétation qu’on lui donne. Tout roman, si « objectif » soit-il en apparence, est le portrait de son auteur, et n’obéit qu’aux lois de l’univers intérieur de l’écrivain 265».

C’est à la fin de Peuls et au début de Le roi de Kahel, que sont mentionnés les dédicaces et les remerciements adressés à ceux qui ont bien voulu ouvrir leurs documents et archives à l’auteur pour qu’il puisse les exploiter dans ses deux romans. De façon implicite, on comprend parfaitement bien que les deux œuvres n’ont pas été crées à partir de l’inspiration de l’écrivain lui-même, mais qu’elles ont été suscitées par d’autres personnes. Dans la même perspective, l’autre partie intitulée « annexes », composée d’une bibliographie bien fournie et de deux cartes montrant les zones d’expansion des Peuls, contribue à donner une caution réaliste au roman Peuls. De cette façon, les deux récits exploitent avec bonheur cette technique d’écriture en mettant en scène le processus de leur création. Le lecteur assiste dès les premières pages du premier ouvrage, au dialogue qui s’instaure entre un griot-sérère et son cousin peul. En utilisant la parenté à plaisanteries, ce mode de fonctionnement emblématique et spécifique comme code narratif, Monénembo tente d’intégrer l’oralité dans son écriture. L’adoption d’une telle technique découle de la difficulté voire de l’impossibilité de transmettre par l’écriture, de manière entièrement satisfaisante l’histoire des peuples sans écriture. On comprend que dans la société traditionnelle, la parole continue d’occuper aujourd’hui encore une place de choix. Dans cette perspective, la parenté à plaisanteries est un phénomène social déterminant dans les relations entre les membres de clans différents ou de groupes alliés. Sa pratique dans les sociétés africaines est spécifique, parce qu’accompagnée de railleries, d’insultes, et qu’elle entre surtout dans la recherche de solutions aux conflits 264 265

C’est le titre de l’un des livres de Camara Laye dédié au griot. Zoé Oldembourg cité par Tierno Monénembo dans Peuls.

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qui peuvent surgir entre différents groupes sociaux. L’écrivain adopte ce mode de communication orale comme moyen de diffusion et d’approfondissement des connaissances de l’histoire de sa société. Le récit permet de porter plus loin la voix des sources orales pour une meilleure compréhension et une plus large diffusion de l’histoire des Peuls. Cependant, cette écriture de l’oralité obéit à une certaine norme en respectant des dispositions particulières indispensables à la récitation des textes oraux, telle que la présence de l’intervenant et de l’auditoire. C’est là une condition sine qua non dans la production des récits oraux. Compte tenu d’une telle nécessité, l’écrivain utilise dans son récit non seulement des éléments historiques, sociologiques, anthropologiques tirés de la société peule mais aussi, il tente de rendre par l’écriture, les performances linguistiques du Sérère. Ce choix du Sérère, cousin à plaisanteries du Peul pour assumer cette fonction et le thème de l’oralité mettent en exergue l’ancrage africain du texte. De la sorte, la parole de ce personnage singulier, en tant qu’autorité énonciatrice s’affiche comme le véritable cadre du récit : « Il réclame la colas et un bœuf ». (p. 16) Des formules énonciatives typiques, des injonctions et des apostrophes le rappellent constamment au lecteur : « figures-toi que » (p. 220), « t’a-t-on déjà parlé de » (p. 228), « retiens bien » (p. 233), « Voici comment : … ». Certaines interpellations de ce narrateur singulier s’inscrivent également dans ce cadre : « Ces Peuls-là ressortissaient du clan des Bâ, un sous-clan des Yalalbé. Mais sais-tu ce que revêt chez vous l’importance du clan ? (…) » « Sache que les quatre clans de ta race d’incongrus correspondent aux quatre couleurs naturelles (…) » (p. 22) Ensuite, de longues interventions qui surviennent au fur et à mesure que le récit progresse avec la mise en parallèle de plusieurs histoires, le compliquent encore davantage. On note celle du royaume du Fouta-Tôro et du Fouta-Djalon, celle de l’empire du Mâcina, de Sokoto, celle de la colonisation…ou encore : « Mais avant cela, mon petit gobe-mouche, il faut bien que je t’explique comment, à force de ruses, d’audace et d’ingéniosité, ta scabreuse ascendance réussit à implanter l’islam sur cette terre farouchement animiste du Fouta-Djalon et à fonder un des royaumes les plus brillants et les plus originaux de son époque… » (p. 188) Si la parole orale est chargée de légitimer l’énonciation historique, c’est aussi qu’elle cherche à authentifier la parole africaine traditionnelle, non contaminée. A travers ce dialogue qui tient lieu de préambule au roman, le texte met en scène sa propre production, ce que John Barth appelle la littérature du renouvellement 266. Le long dialogue argumenté, documenté et romancé qui s’instaure entre le griot et le Peul constitue le cœur du roman qui s’organise en trois grandes parties formant trois importantes périodes historiques : « Pour le lait et pour la gloire », la première section, et la plus longue, s’étend de 1400 à 266

Barth, J., « La littérature du renouvellement », in Poétique, n° 48, 1981, p. 395-405.

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1640 et raconte l’établissement des Peuls dans le Fouta Tôro (actuel Sénégal) à travers la famille descendant du mythique Doyâ Malal. La seconde section intitulée « Les seigneurs de la lance et de l’encrier » est centrée sur le dixhuitième siècle principalement, sur l’extension des royautés peules dans l’Ouest Africain, sur les manœuvres politiques et les incidents diplomatiques qui ont scandé cette période. La dernière section enfin, « Les furies de l’Océan », de 1845 à 1896, est consacrée aux luttes contre les colonisations française et britannique, et aux guerres intestines qui ont rongé les différents royaumes. Il s’agit du récit « second » de Peuls. Le modèle que semble utiliser le griot est donc bien celui du récit historique, scandé par de nombreuses dates, et ce tout au long du récit, au sein d’une fiction de l’oralité qui se veut héritière des traditions, des contes et légendes ayant trait à l’histoire des Peuls. Quant à Le roi de Kahel, il met en scène un personnage amoureux d’aventures qui tient un journal de route dans lequel il note ses exploits qu’il date avec précision : jours, mois et années. Ces consignations se font dans l’écriture au rythme de l’évolution de son projet politique. Celle-ci, comme on pouvait s’y attendre, progresse par à-coups avec des hauts et des bas correspondants, eux-mêmes, aux détériorations de son état de santé : coliques, crises de paludisme et empoisonnements. Tous les deux textes évoquent, semble-t- il, la vie nomade des Peuls, si l’on se réfère aux grands espaces qu’ils couvrent. En embrassant des espaces aussi vastes que le Fouta Toro, le Fouta Djalon, le Macina, le Boundou, le Sokoto et l’Adamaoua, etc., Peuls rappelle la dissémination du peuple peul de l’ouest au centre de l’Afrique. Le roi de Kahel, à travers les déplacements du héros sur les continents africain et européen, couvre également de grands espaces et rappelle de ce fait la rencontre d’un homme au destin singulier avec un peuple toujours en mouvements. Notons aussi que chacun des récits semble former une sorte d’entonnoir. Dès l’ouverture, les textes couvrent des espaces importants qui se rétrécissent au fil des actions pour en fin de compte se rejoindre dans des espaces exigus. Avec Peuls, il est question d’une cellule de prison, alors que dans Le roi de Kahel., il s’agit d’un château dans lequel le héros ressent une forte sensation d’étouffement. Les évènements de ces débuts des récits mettent l’accent sur la mobilité incessante des Peuls, leur amour pour la liberté mais, surtout sur l’avènement de la colonisation signifiant la fin de cette liberté. Dans leur dénouement, les deux textes se terminent également de la même manière, mettant en scène des histoires et des rencontres déroutantes qui interpellent le lecteur sur leurs significations. Dans cette perspective, avec Peuls, on assiste à la rencontre dans une prison des deux homonymes portant le prénom du patriarche Doya Malal. L’un est incarcéré, parce qu’il combattait aux côtés de l’Almami vaincu par le colon et l’autre, pour avoir volé des bœufs. Cette rencontre peut paraître fortuite si l’on se réfère à cette déclaration de l’un des personnages : « Descendre jusqu’au fond de l’enfer et y trouver un homonyme, c’est 220

vraiment ce qu’on appelle le hasard ». (p. 373) Pourtant Le Roi de Kahel, le lecteur assiste à une rencontre tout aussi surprenante et riche d’enseignements, qui met face à face Olivier Aimé de Sanderval et Jean René, homonyme de l’explorateur René Caillé, la référence du héros. Ces rencontres, on s’en rend compte, ne sont évidemment pas fortuites, elles symbolisent, dans Peuls, la fin d’une époque marquée par la puissance et la fierté d’un peuple. Tandis que dans Le roi de Kahel, pour le lecteur avisé qui sait apprécier l’intelligence et surtout la résistance légendaire du héros, il est question dans cette scène de la fin invraisemblable de Sanderval, mettant un arrêt brutal à ses illusions et à son rêve de devenir monarque : « Il se trouvait maintenant à la hauteur des Invalides et ne se doutait pas qu’allait se produire, quelques minutes plus tard, l’incident de rien du tout qui allait briser définitivement ses rêves de royaumes et de Fouta-Djalon. Devant la porte du ministère, il reçut un violent coup sur la tête. Il se retourna : ce n’était qu’un ballon échappé des mains d’un gamin. Celui-ci laissa la vieille dame qui l’accompagnait et se précipita vers lui pour récupérer son jouet » (p. 259).

Il est certain qu’à partir de là, les deux romans posent d’emblée le problème du type de narration et du statut du narrateur.

12.3. Une parodie du mode d’énonciation de l’épopée traditionnelle La narration extra-diégétique est privilégiée dans les deux textes. Dans Peuls, c’est un narrateur-cousin du Peul, substitut du griot traditionnel, mémoire historique et chantre de l’épopée africaine, qui raconte, sur commande, la saga des Peuls. Ce récit débute dans un espace et à une époque mythiques : « Cela commence dans la nuit des temps, au pays béni de Héli et Yôyo entre le fleuve Milia et la mer de la Félicité » (p. 11) et s’étend jusqu’à la période de l’occupation coloniale. De Doyâ Malal, à El Adj Omar, en passant par les Birom et autres Ibrahimi, c’est bien le griot-sérère qui raconte la chaîne de vies de ces multiples personnages. Grâce aux multiples prolepses du récit, il les construit au fur et à mesure, liant les histoires les unes aux autres, dressant des parallèles, annonçant des divergences ou des ressemblances pour donner à l’ensemble de la cohérence. Le tout est relaté dans des styles différents pour varier le récit en le faisant paraître comme une longue suite de guerres dynastiques, une saga familiale. Monénembo cherche à montrer que le griot peut être tout autant historien que critique, louangeur ou bouffon. Cette diversité formelle s’enracine dans les sources mêmes de la formation du griot. Dans le texte, il devient tour à tour railleur, chercheur scientifique, historien, universitaire, émaillant le récit de dates avec une grande objectivité : « En 1669, Siré Sawa Lâmou succéda à son frère Bokar. La perte du

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Boundhou en 1690 et l’imprudence avec laquelle il signa un traité commercial, à Diôwol en 1697, avec André Brüe, le commandant du fort de Saint Louis […] ne furent pas du goût de tout le monde »7. De nombreuses notes de bas de pages authentifient le récit avec des paragraphes entiers tirés des livres d’éminents historiens du peuple peul comme T.M. Bah Histoire du Fouta Djalon (p. 460) ; D. Robinson La guerre sainte d’al Hadj Umar ; A.H. Ba L’empire peul du Mâcina (p. 340), par exemple. Un télégramme de Beckmann au gouverneur général de Saint-Louis, est même inséré dans le récit (p. 466) avec des fragments de carnets de voyages d’explorateurs comme Olivier de Sanderval (p. 441), ou de rapports de gouverneurs1(460). Tous ces documents trouvent leur place au sein des récits du griot. En annexe au roman, une bibliographie scientifique est donnée, comportant des récits de voyages, des études historiques, des thèses et quelques articles. En outre, deux cartes les accompagnent. Ici, le style emprunté est loin de celui des légendes des origines adopté dès les premières lignes du roman : « Au commencement, la vache. / Guéno l’éternel créa d’abord la vache. Puis il créa la femme, ensuite seulement le Peul », ou bien du style clairement épique de certaines batailles : « l’intensité des combats fut telle que la terre en trembla, et que la sueur des chevaux entraîna la crue du fleuve. On dénombra trente mille morts du côté des Mâcinankôbé et, pour ainsi dire, seulement dix mille du côté de El Hadj Omar » (p. 420). Il se dégage de ce style alerte deux grands modes d’écritures de l’histoire : celui de la tradition orale propre aux contes ou aux généalogies et le modèle objectif, impersonnel, scientifique apparenté au discours occidental sur l’histoire de la colonisation. C’est de leur confrontation par le griot que jaillit un discours sous-jacent, permettant une réappropriation de l’histoire, de la mémoire aussi bien individuelle que collective267. Ce faisant, l’écrivain proclame la nature hétéroclite de la « vérité historique » Ce désordre apparent dans le mélange des genres laisse apparaître l’existence d’un ordre à un niveau plus profond du texte. Il s’agit de l’interrogation incessante sur la complexité à définir une identité peule. Au-delà de l’apparente diversité des objets, des personnages, des styles et des formes, ce sont toujours les mêmes noms qui reviennent : les enfants sont nommés en fonction de leurs pères ou oncles disparus et voués aux mêmes errances. Alors, les Dôya, Diabâli, Birame, Ibrahimi reviennent à chaque nouvelle génération et, les épisodes se répètent chapitres après chapitres : la malédiction de l’ancêtre, la transmission de l’hexagramme de coraline, la prophétie à propos de l’enfant qui va naître, la division de la lignée entre deux frères, la femme qui trahit son mari ou son père sont des motifs récurrents. C’est toujours les mêmes histoires qui reviennent, avec la mise en question constante de l’identité peule à travers des 267

Cf. Elisa Diallo, Moi qui vous parle, identité et énonciation dans l’écriture de Tierno Monénembo, Faculty of the Humanities, Leiden University, 2009.

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manifestations variées mais, toujours liées de manière sous-jacente. On a affaire à une écriture palimpseste qui ne cesse de mêler des genres différents, de surimposer un style sur un autre, laissant toujours apparaître les hauts faits des chefs de guerres et des Almanis. L’identité peule se révèle à l’interlocuteur tout au long de cette fresque comme un motif fédérateur. Si l’histoire se révèle pleinement, c’est parce que le griot se sert de plusieurs discours qui se complètent montrant que la réalité historique n’est pas unique et objective, mais hétéroclite et multiple. La réappropriation et la réécriture de l’histoire sont possibles dans un contexte postcolonial. Dans ce contexte, la mémoire des généalogies, des hauts faits symbolisés par le griot, représente l’enjeu majeur dans Peuls. C’est à travers le texte romanesque qu’il se charge de transmettre ce savoir, cette mémoire à son interlocuteur Peul. On sait que les dialogues socratiques ne fondent la connaissance que sur ce va-et-vient entre deux subjectivités. Le griot-sérère souvent feint de refuser de raconter son récit, prétextant un trou de mémoire face à l’histoire pleine de turpitudes, installant ainsi le lecteur dans la métafiction vide comme l’affirme ici Istvan Miskolczl : « […] La métafiction vide est née d’une forme de l’auto-négation : la fiction suggère d’une manière déjà classique la réflexion de sa propre production, cependant elle finit par feindre de raconter l’impossibilité de sa production268 ».

Au fil du récit, l’auto-négation devient le fil conducteur de la narration : « Je ne te dirai rien […] Disparais de ma vue, pâtre nauséabond ! ton itinéraire ? un horrible brouillamini. Ta vie ? Rien qu’un sac de nœuds. J’ai beau me creuser la tête, je ne vois pas par où commencer. Sa-saye, vagabond ! Ligoter un courant d’air serait plus aisé que de raconter ton histoire » (p. : 13).

La parodie du mode d’énonciation de l’épopée traditionnelle se poursuit vers la fin du dialogue fictif : « Ouf, déjà ma mémoire s’embrouille, la salive me manque, ma langue s’affole au fond de ma gorge comme un vieux lézard assoupi. Je n’aurai jamais la force, tu me demandes l’impossible ! Laisse-moi tranquille, petit peul ! Va demander à un autre ». (p. 16).

Contrairement au griot traditionnel qui, pour des raisons idéologiques, assume toujours le contenu de son message, il arrive que le narrateur refuse de prendre cette responsabilité : « C’est toi, Peul, qui le dis, moi, je ne fais que répéter. Tu as le droit de délirer, personne n’est tenu de te croire […] ». (p. 12)

A ce discours provocateur, le narrateur associe- une liberté de tons en agressant verbalement son interlocuteur, l’abreuvant d’injures avant de menacer de suspendre son récit, s’il ne reçoit pas un bœuf comme présent : 268

Istvan Miskolczl, « Les œuvres de la non-écriture : la métafiction vide dans les romans contemporains », in Revue d’Études Françaises, n° 14 (2009), p. 165.

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« Tu ne te doutais pas, n’est-ce pas, que Dieu, en ses infinis mystères, avait prévu encore plus fou, plus mythomane, plus cruel, plus aventurier, plus hautain et plus hâbleur que toi [...]. Bien fait fanfaron ! hypothétique fils d’Abraham ! » (p. 287).

Dans Le roi de Kahel, en revanche, le narrateur est plus enclin à raconter son histoire. Ici, le narrateur suit le récit dans sa progression linéaire, s’inspire du vécu d’Aimé Olivier de Senderval, un pionnier dans la conquête du Fouta Djalon, mais un inconnu pour les générations actuelles. Ce personnage dont l’action se situe entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle a consigné ses aventures dans un journal qui sert de document à Monénembo pour écrire son livre. Tout comme Peuls, on a également affaire dans Le roi de Kahel à une narration ultérieure. Seulement dans Peuls, au-delà de la linéarité, le texte se développe sous forme de récit en miroirs en suivant parallèlement deux programmes narratifs majeurs. Le texte met en scène les trajectoires des deux branches de la famille du patriarche de la tribu des Yaalalbe, Doya Malal, avec, d’un côté, celle qui exerce le pouvoir politique au Fouta Toro par la mise en place de la puissante dynastie des Déniyanké et, de l’autre, celle qui détient le pouvoir religieux par la possession de l’hexagramme de Caroline. D’autres programmes narratifs non moins importants essaiment aussi dans l’oeuvre. Ils ont pour but de montrer que l’histoire de la communauté peule, malgré sa grande diversité, peut être appréhendée de façon totalisante. Dans Peuls et Le roi de Kahel, des faits historiques importants et des personnages qui ont réellement existé et joué des rôles appréciables dans l’histoire y côtoient des événements et des personnages qui proviennent de la pure imagination du romancier et n’ont aucun, sinon, peu de rapports avec la réalité historique. On se rend compte également que la mémoire est en crise dans les deux récits face à la fragmentation et à l’oubli.

12.4. La quête de la mémoire Dès les premières pages, Peuls le premier récit met en scène un interlocuteur Peul suppliant le griot-sérère, son cousin à plaisanteries de lui raconter l’histoire de sa race. Depuis toujours, le peuple peul est à recherche de son identité et, n’est plus capable de dire lui-même sa propre histoire. Il est obligé de passer par le Sérère, qui seul peut reconstituer à son intention le puzzle de son identité perdue. Il y a donc un rôle social du griot dans cette possibilité de rassembler tout un peuple pour incarner un besoin à la fois personnel et collectif de l’histoire : « Elle se dit qu’il n’était peut-être pas plus mal de changer de saisons et de maîtres. Les choses devaient bien un jour s’arrêter à force de reproduire tout le temps les mêmes soleils et les mêmes pluies […]. A chaque époque sa façon. Elle se dit que puisque son monde à elle s’était définitivement évanoui, elle devait se préparer à l’ébauche du nouveau, celui de la Guinée Française » (pp 472-473).

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Mais ce monde nouveau ne peut s’ébaucher que si le peul se connaît luimême, affiche son identité et maîtrise sa mémoire. C’est à cet important travail de reconstitution que Peuls entreprend à l’image de l’hexagramme de coraline qui se transmet de génération en génération et qui, malgré bien de vicissitudes, reste présent jusqu’au dernier épisode de la prison qui réunit les deux lignées initiales descendantes de Doyâ Malal : des voleurs de bœufs et des compagnons de l’almani Biro. De même, la mémoire doit se transmettre de parents en parents. Beaucoup de faits évoqués dans les deux romans sont tirés de la réalité historique et sont, par conséquent, des faits avérés. Toutefois, leur intégration dans les récits aux côtés d’autres événements purs produits de l’imagination du romancier favorise leur création en tant que fiction. Parmi ces événements, il faut noter, entre autres, les conquêtes du Grand-Taureau (Koly Tenguéla), celles d’El haji Omar, le rôle de précurseur joué par Aimé Olivier de Sanderval dans la conquête du Fouta Djalon, les luttes fratricides pour l’accession au trône du Fouta qui ont abouti au bicéphalisme et la mise en place de deux partis politiques : le parti des alphayas et le parti des soriyas. . Le fait de faire revivre le passé permet aux jeunes générations de mieux connaître leur histoire, dans un contexte de mondialisation où elles sont confrontées à la crise des valeurs et à la perte de repères. Cela est vrai surtout en ce qui concerne Peuls. En effet, ce roman fonctionne comme un récit épique en ce sens que l’épopée présente aux jeunes générations leurs ancêtres comme des exemples à imiter et leur révèle leurs hauts faits et leurs valeurs comme un héritage à préserver. C’est en ce sens que ces événements historiques gardent des rapports avec le présent. Pour Lukács : « Sans une relation sentie avec le présent, une figuration de l’histoire est impossible. Mais cette relation historique, dans le cas d’un art historique réellement grand, ne consiste pas à faire allusion aux événements contemporains [...], mais à faire revivre le passé comme la préhistoire du présent, à donner une vie poétique à des forces historiques, sociales et humaines qui, au cours d’une longue évolution, ont fait de notre vie actuelle ce qu’elle est269. »

12.5. Conclusion En proposant une réécriture de l’histoire de la diaspora peule dans Peuls et des Peuls du Fouta-Djallon en Guinée dans Le roi de Kahel, Monénembo s’est abondamment servi des sources orales et de l’histoire occidentale sur les Peuls. Ce faisant, l’écrivain a livré à ses lecteurs des versions remaniées, des palimpsestes à l’histoire de sa communauté. Dans la confrontation entre le récit plus légendaire et l’histoire réelle par le griot-sérère, s’appliquant à unifier toutes les facettes du récit, Monénembo cherche à montrer que la vérité historique est toujours multiple. A travers eux, c’est le créateur lui-même qui 269

LUKACS, G., Le Roman historique, Payot & Rivages, 2000, p. 56

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dessine son propre portrait, en jouant avec les codes traditionnels du récit. La mémoire doit s’en accommoder, en acceptant un héritage pluriel.

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CONCLUSION GÉNÉRALE

Au terme de cette étude, un constat s’impose. Les auteurs des textes choisis dans le cadre de ce travail ont essayé « d’aménager les ponts nécessaires pour que la fiction prépare à la réflexion, pour que le langage soit un médiateur actif270. Cela se vérifie dans les textes en question où se joignent les richesses de l’oralité et les exigences de l’écriture. Il est significatif que dans tous les textes, l’analyse a montré que l’écriture en général est mise au service du redressement de la culture africaine, de son histoire. De ce point de vue, la mise en exergue de la culture et de l’histoire du terroir à travers l’écriture est une démarche particulièrement intéressante. Elle est en effet perçue comme travail de réécriture par excellence, puisqu’un des reproches faits à la pensée, à la vision européenne, donc à l’écriture occidentale est d’affirmer la suprématie de la culture et de la civilisation occidentales sur le reste du monde. Il s’agit alors dans la démarche de ré-création des auteurs, de questionner et de transgresser certaines valeurs culturelles et pensées philosophiques occidentales. Ce travail de réécriture concerne aussi et surtout les rapports intertextuels que les romans étudiés entretiennent avec des textes occidentaux, dont ils convoquent et parodient les différents modèles littéraires. Ainsi dans le premier chapitre consacré à l’étude de Le Regard du roi, Camara Laye a tenté d’opérer une métamorphose dans la philosophie existentielle occidentale, d’en indiquer les lieux de transformation propices à l’avènement d’une culture autre, qui serait un amalgame des pensées philosophiques existentielles relieuses africaine et occidentale. La relecture des essais philosophiques de Kafka et Kierkegaard, deux grands philosophes existentialistes occidentaux vise à faire comprendre que la véritable culture africaine tient à la profondeur de son métissage où s’expriment toutes les caractéristiques d’une transculture. Quant à Le Récit du Cirque analysé dans le deuxième chapitre, il parvient à fournir au lecteur cet « univers qui se possède et se réfléchit271», jusqu’à sa typographie et à son écriture anticonformiste délibérées. On y a retrouvé globalement des circonstances et des échos qui 270

Haroche C., Les langages du roman, Paris, Editeurs français, Rennes, 1976, p. 51. Bol V., « Les formes du roman africain » dans Actes du colloque de 1963, Dakar, pp. 134135. 271

inscrivent leur nouveauté dans l’art oral. Il existe dans le texte des morceaux discursifs divers issus des principales catégories littéraires orales : histoires secondaires intégrées dans le récit central, contes, légendes, et passages poétiques. Cette technique constitue le procédé de mélange des genres habituels chez le conteur des places de nos villages. Le texte s’est aussi traduit par un ballet de lettres comme charpente essentielle de sa forme. Avec Chaîne de Saidou Bokoum, dans le deuxième chapitre, l’écriture fragmentaire s’est faite le reflet d’un héros délocalisé, dépersonnalisé et désespéré qui cherche à recoudre rêves, souvenirs, altérité de soi, angoisse identitaire, exigences d’un nouvel horizon d’attente dans un univers textuel qui cherche à affirmer sa propre autorité. Dans cette écriture de mise en scène, l’expérience de l’exil intérieur et physique offre au lecteur la possibilité d’une relecture, par étapes, de soi qui pousse à un va-et-vient entre le penser et l’écrire. Alors, l’écrivain présente le texte comme une forme d’expérience existentielle ou idéologique vécue et transposée dans le langage. Elle a permis aussi et surtout d’appréhender le romancier comme un penseur ayant des idées originales et une certaine vision du monde à exprimer et à mettre en valeur. Et comme l’œuvre est tout enracinée dans une réalité existentielle particulière, celle de l’exil, il faut la considérer comme un point de vue sur une certaine perception ou conception de cette réalité. L’idéologie qui anime le roman de Bokoum est ancrée dans la recherche d’une métaphysique personnelle. C’est cette recherche qui a amené le romancier à l’individualisme héroïque inspiré de l’existentialisme sartrien, qu’incarne le héros du récit. Dans la perspective d’une lecture politique de Ma sœur la panthère dans le quatrième chapitre, les péripéties de ce conflit social symbolisent l’évolution du système politique guinéen sous le régime dictatorial de Sékou Touré avec le durcissement du régime intervenu à la suite des actions impérialistes déstabilisatrices. A travers l’action des Noumbas, se profile ainsi l’image de l’impérialisme provoquant la subversion politique dans le pays. La Guinée a, en effet, connu des troubles politiques semblables le 22 novembre 1970 avec l’agression portugaise, soit huit ans avant la publication de Ma Sœur la panthère. Dans le cinquième chapitre, le langage mis en scène dans Safrin ou le duel au fouet est loin d’être un simple phénomène de mode, de société ou de génération. Il est au contraire étonnamment fertile. C'est un volcan bouillonnant dont la lave serait faite des diversités de l’environnement et de pépites linguistiques. Une alchimie des mots concoctée par un sorcier de la langue. Cet acte littéraire se fait alors pragmatique : il est une autolégitimation, qui se construit en même temps qu’elle s’affirme, et invente une nouvelle écriture. Le documentaire est depuis longtemps abandonné, Lamine ayant cédé à la tentation de l’imagination comme évasion du réel. Le mandingue entre ainsi en littérature non plus comme objet du discours mais comme tremplin pour une écriture qui fait l’essai d’une esthétique nouvelle. Une musique de l’écriture et des sonorités rappellent la versification d’une société 228

constamment en fête. Elle est métamorphosée et métaphorisée par les jeux du langage. Le dispositif d’écriture à l’œuvre dans le texte s’exhibe comme tel, se met en scène et se regarde fonctionner. Au sixième chapitre, on comprend que l’univers langagier que Kiri Di invente pour dire la diversité de l’imaginaire populaire est original, dynamique et se transforme au gré de la parole des personnages qu’il met en scène. Derrière la renaissance de la figure parodique du sage, du griot s’impose la nécessité du divers. Comme le confirme Édouard Glissant dans ses entretiens avec Lise Gauvin, il s’agit de « […] la manière même de parler sa propre langue, de la parler fermée ou ouverte ; de la parler dans l’ignorance de la présence des autres langues ou dans la prescience que les autres langues existent et qu’elles nous influencent même sans qu’on le sache.272» La centralité de l’action du patriarche, du Mentô diraient les écrivains antillais, permet de célébrer non seulement la persistance de ce gardien de la tradition orale et des origines africaines, mais aussi tout le courage et la résistance du peuple. C’est un homme de force ; il représente l’Afrique oubliée, la force de l’Afrique, ses savoirs et ses pouvoirs. Par sa force silencieuse, sa capacité à repousser les assauts de la domination, de l’acculturation et à préserver autant que possible la mémoire collective, le patriarche est un prophète de l’ordinaire, redessiné dans l’imaginaire du romancier qui livre la logique de son écriture. Ce n’est qu’ainsi que les valeurs culturelles du peuple à travers l’oralité affichée par les gardiens des coutumes traditionnelles peuvent survivre à la modernité dominante. Dans le septième chapitre, Gando le héros-écrivain de Après les nuits, les années blanches, à la fin du récit, se trouve rendu à luimême, débarrassé des illusions et des scories d’un savoir inspiré des dieux et qui rend possible l’exercice autonome de la pensée, qu’il a pourtant toujours appelé de ses vœux. En cela, c’est la problématique du travail d’inspiration de l’écrivain africain que Cheick Oumar Kanté pose dans toute sa gravité. Confronté constamment à une situation des plus précaires, l’écrivain africain ne peut pas se livrer entièrement, comme il le veut à son inspiration poétique. Dans un Attiéké pour Elgass de Tierno Monénembo analysé au huitième chapitre, loin de transformer l’exil en source de ressentiment et de nostalgie, le romancier choisit d’en voir les bons côtés : il l’a transformé en art de vivre. C’est en somme la fin des territoires et l’émergence des identités labiles dans le contexte de la mondialisation. L’écriture n’est pas seulement une mise au monde de soi-même. L’un des mérites de Monénembo, c’est d’avoir su nommer les choses autrement. L’écrivain aime parler de sa place dans « La République mondiale des lettres », pour reprendre un titre de Pascale Casanova. C’est pourquoi il refuse de faire de l’exil une expérience traumatisante ; il y voit plutôt une source d’enrichissement, de nomadisme joyeux. Dans le neuvième chapitre consacré au recueil de nouvelles, L’Afrique 272

Glissant, Édouard et Lise Gauvin, L’imaginaire des langues, Op. cit., p. 28.

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en morceaux, Williams Sassine à l’exemple de Henri Michaud, se sert de l’écriture comme d’une arme pour dévoiler, dénoncer et attaquer un monde de misère physique et morale dans lequel évoluent des personnages – bourreaux et victimes – qui semblent sortir tout droit d’un cauchemar. C’est dans ce flou conforme à la touffeur du vécu, au foisonnement des passions que les nouvelles sont bâties. Le dixième chapitre s’est intéressé à l’analyse du roman de Koumanthio Zéïnab Diallo, Les épines de l’amour, mettant l’accent sur le fait que les romancières demeurent les « gardiennes de la tradition ». Ce dont l’œuvre de cette romancière témoigne, c’est qu’il s’agit manifestement là d’une idée reçue qui est sans fondement dans le domaine des formes littéraires. Certes, elle se révèle ici comme fervent avocat de l’évolution et de la transformation. Ce qui importe ou qui prime dans le texte, c’est l’adéquation entre la voix du sujet énonciateur et la forme de l’énoncé. Dans ce contexte, Koumanthio à l’image de Aminata Sow Fall se montre ici une excellente relationniste. De la tendance thématique à l’exploration des champs de l’esthétique dans le Mariage par colis étudié au onzième chapitre, la créativité qui en découle, repositionne l’écriture féminine comme pôle culturel remarquable au regard des sujets dignes d’intérêt abordés par Binta Ann cette autre romancière guinéenne. Des sujets variés qui vont de la dénonciation d’un système inégalitaire favorisant la domination masculine à l’affirmation de la liberté de la femme par la représentation du corps jusqu’à la célébration de la femme africaine. Enfin, dans le douzième et dernier chapitre, la réécriture par Monénembo de l’histoire de la société peule en se fondant sur les sources orales, les documents historiques et des faits dont il est témoin, met l’accent sur sa propre version de l’histoire des Peuls. L’originalité des textes, Peuls et Le roi de Kahel, réside dans le fait qu’ils produisent, chacun à sa façon, un contrediscours qui invite à une reconsidération de l’histoire des Peuls. Pour clore ce travail, on peut dite qu’aux plans formel et thématique, les romans présentent des diversités intéressantes. La multiplication des techniques scripturales par les auteurs relève certainement de leur souci d’inventer une poétique qui puisse définir autant que possible leur imaginaire complexe. Par la juxtaposition voire l’imbrication du sacré et du profane autour du mythe dionysiaque, les auteurs parviennent, avec beaucoup d’ironie et d’esprit critique, à remettre en cause l’ordre politique, social et culturel. C’est bien là que se manifeste la dimension subversive des œuvres. Dans le processus de renouvellement de l’écriture avec le surgissement à la jonction de deux univers littéraires socioculturels, les auteurs engendrent une hybridité fort riche en enseignement. A l’instar des philosophes du siècle des Lumières qui s’étaient donné pour mission d’éclairer les esprits et de contribuer efficacement à la naissance d’un mouvement pour basculer les certitudes, les romanciers guinéens s’attaquent aussi aux vices de leur société avec la combinaison d’une esthétique faite à la fois des procédés de la tradition 230

africaine avec ceux de l’écriture occidentale ; ce qui leur a permis l’élaboration d’une réécriture qui assure dans les romans un engagement social, un réalisme politique des phénomènes sociaux et un métissage culturel. Il apparaît clairement que la lecture des textes tient pour une bonne partie de la particularité de l’écriture de ces auteurs contemporains qui mélangent avec habileté ce qu’ils ont acquis tant de la tradition orale africaine que des connaissances tirées de l’école occidentale. Leur capacité de concevoir dépend non pas de la référence à un passé lointain ou à un futur vague, mais bien plutôt à « une modernité culturelle dont l’Afrique est aujourd’hui le théâtre273 ».Selon Mudimbe, la créativité dans l’écriture romanesque est due en grande partie à des personnes qui : « ont échappé à l’école et […] qui, malgré l’école, demeurent capables de se défaire des principes de disciplines, […], en qui se réfugie cette créativité essentielle qu’est, à partir d’une extériorité sauvage, le pouvoir de « créer » librement du radicalement nouveau, en défaisant les règles de normalisation de la science et de la société274 ». Dans ce processus de création du sens du texte, la langue d’écriture a permis d’observer une approche très subversive de la littérature et de la langue française. La distanciation se fait par une invention et une intégration de nouvelles structures et de nouveaux vocabulaires issus des langues locales. Les textes se transforment en des espaces du partage de toutes les langues parlées dans la société. Dans un souci de réalisme, les auteurs effectuent une sorte d’expérimentation langagière. Pour Bakhtine, ils « sollicitent la co-créativité du récepteur275 ». La (ré) appropriation de la langue dont témoignent les romans définit une scénographie particulière, celle d’une énonciation confuse, gauchie par rapport à la langue standard. Cette notion de scénographie, selon l’explication de Maingueneau permet aux lecteurs de participer activement à la construction du sens du texte, si embrouillé soit-il : « Le lecteur s’abandonne à la scénographie telle qu’elle se donne, indécidable, tout en cherchant les indices qui vont lui permettre d’organiser quand même une lecture romanesque minimale, de construire une histoire à peu près cohérente […]276 » L’appel au déchiffrement, au décryptage est renouvelé avec chaque forme déviante de la langue soutenue et de l’horizon langagier du texte. Celui-ci crée un univers qui légitime progressivement les transgressions qui l’ont rendu possible. C’est à ce niveau que l’on peut noter davantage l’aspect « subversif » de l’écriture. Il s’agit bien là d’une forme de contestation, de refus d’une langue, d’une écriture normée et normative. 273

Mouralis, Bernard, Le discours, l’écart et l’écriture, Paris, Présence Africaine, 1988, p. 98. Mudimbe, Valentin, L’Odeur du Père. Essai sur les limites de la science et de la vie en Afrique noire, Paris,Présence Africaine, 1982, p. 81. 275 Cité par Ruth Amossy et Dominique Maingueneau, L’analyse du discours dans les études littéraires, Toulouse, P.U.F, 2004, p. 222. 276 Maingueneau, Le discours littéraire. Paratopie et scène d’énonciation, Paris, Armand Colin, 2004, p. 200. 274

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Face également à la transgression de la tradition, aux autorités tyranniques et iniques, les écrivains incitent le peuple à des mouvements de contestation pour reprendre leur destin en main. La propagation dans les récits des idées nouvelles, qu’il faut qualifier de subversives, contribue fortement aux mutations sociales et politiques. Ce faisant, ils cherchent à bien conserver, comme un viatique, cet équilibre indispensable dans l’analyse minutieuse de la réalité sociale. On a compris qu’un tel procédé fait des textes de véritables laboratoires de l’inventivité littéraire et de la connaissance sociologique. On s’est aussi vite rendu compte que les contextes colonial et postcolonial dans lesquels les œuvres sont nées, montre une profonde complexité dans les relations que les écrivains entretiennent avec ces périodes. Si la colonisation est un triste souvenir, la période postcoloniale demeure problématique avec le totalitarisme politique notamment. Les plaies qu’elles auront ouvertes restent incontestablement visibles et inspirent l’écriture des romanciers guinéens en général et les romancières en particulier. C’est cela qui explique certainement les constantes transformations de l’esthétique romanesque qu’on y observe. Les récits associent des imaginaires à certains indices des réalités sociales, politiques et culturelles et, les écrivains cherchent à traduire dans les œuvres le quotidien par le biais de l’histoire des populations faite de domination et de résistance. Dans cette perspective, combattre la dictature ou construire une identité culturelle moderne, revient à dévoiler les traces de la mémoire collective à travers les paysages, les lieux symboliques, l’interprétation des paroles qui ressortent de l’ordinaire et qui constituent la ressource symbolique de la trace poétique africaine. L’oralité, prise comme forme réelle de l’authenticité devient une technique d’écriture qui ne peut survivre dans la modernité que par sa capacité à travestir les éléments fondateurs de cette entité. Pour Édouard Glissant, l’opacité que l’auteur crée par ce procédé « protège le divers. » Dans le chaos de l’affrontement en contexte postcolonial, le prosateur arrache sa « liberté totale » et s’illustre par ses écarts et ses divergences. Ce qu’il y a lieu de comprendre, explique Glissant, c’est que : « La transparence n’apparaît plus comme le fond du miroir où l’humanité occidentale reflétait le monde à son image ; au fond du miroir il y a maintenant de l’opacité, tout un limon déposé par des peuples, limon fertile mais à vrai dire incertain, inexploré, encore aujourd’hui et le plus souvent nié et ou offusqué, dont nous ne pouvons pas ne pas vivre la présence insistante277 ». Alors, le romanesque cherche à souscrire aux différents fantasmes qui perturbent la conscience des écrivains pour tirer profit de l’esthétique postmoderne du chaos découvert dans le nouveau rapport au monde. De la sorte, dans les textes choisis dans le cadre de cette étude, l’écriture devient un exercice de sclérose de la forme à travers le chaos et le non-sens de la vie. 277

Glissant, Édouard, Poétique de la relation, Paris, Gallimard, 1990, p. 125.

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P.Vidal-Maquet : « Athènes et l’Atlantide : structure et signification d’un mythe platonicien », Revue des Etudes Grecques, Paris, 1964. PEGY, Claude : « Nathalie Sarraute : un théâtre d’action : c’est beau : théâtre de la violence-divagations de mise en scène cahiers Renaud-Barrault, no 89, 1975 PLEYNET, Marcelin : Transculture, Paris, Union Générale d’Editions, coll. « 10/18 », 1979. POULET, Georges : Les Métamorphoses du cercle, Paris, Reed. Flammarion, 1979 RACCAB, Pierre-Yves : « Lexique et Idéologie : les points de vue qui s’expriment avant qu’on ait parlé », in Marion Carel (édit.), Les facettes du dire : hommage à Oswald Ducrot, Paris, Kim, 2002. R. Caillois, Les jeux et les pommes, Paris, Gallimard., 1958. R., Chambers : « le masque et le miroir vers une théorie relationnelle du théâtre ». in Études littéraires, no 3. vol. 13 déc. 1980 R., Durand : « La voix et le dispositif théâtral », in Études littéraires, no 3, Vol. 13, 1980. ROBBE-GRILLET, Alain : Conférence faite à l’Université de Kilee sur le nouveau roman, le 8 février 1960. S. Mounier : Introduction aux existentialismes, Paris, Denoël SARTRE, J.P. : L’être et le Néant : essai d’ontologie phénoménologique, Paris, Gallimard, nouvelle impression, 1982 SARTRE, Jean Paul : La Nausée, Paris, Gallimard, 1962 SARRAUTE, Nathalie : L’ère du soupçon, Gallimard, Paris, 19 SASSINE, Williams : Mémoire d’une peau, Paris, Présence africaine, 1998. SASSINE, Williams : Saint Monsieur Baly, Paris, Présence Africaine, 1973 SASSINE, Williams : L’Afrique en morceaux, Editions le bruit des autres – Limoges, 1994 SASSINE, Williams : Wirriyamu, Présence Africaine, Paris, 1976. SASSINE, Williams : Le jeune homme de sable, Présence Africaine Paris, 1979. SCHELER, Max : L’homme du ressentiment, Paris, Gallimard, 1959 SEMUJANGA, Josias : Dynamique des genres dans le roman africain, Éléments de poétique transculturelle, Paris, L’Harmattan, 1999 SIBONY, Daniel : Entre-deux, l’origine en partage. Paris, Seuil, 1991 T.W., Adorno : Théorie esthétique, Paris, P.U.F, 1977 THEBAUDEAU, Katel : « Note de lecture » in Notre Librairie, La critique littéraire, N° 160, Décembre 2005-Février 2006. TODOROV, Tzevtan : « Des hommes-récits » in Poétique du récit, Paris, Seuil, 1974 U TAM’SI, Tchicaya : Les Méduses et les Ordres de Mer, Albin Michel, Paris,19

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W., VYCICHL : "La peuplade berbère des Afri et l'origine du nom d'Afrique" in Onoma, vol. XIX, n° 3, 1975. WALH, Jean, Petite histoire de l’existentialisme suivie de Kafka et Kierkegaard, Paris, Gallimard. ZAHAN, Dominique, Religion, Spiritualité et Pensée africaine, Paris, Payot, 1970 ZALESKY, Michèle : A. Kourouma, « La langue : un habit cousu pour qu’il moule bien ».

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TABLE DES MATIÈRES

INTRODUCTION ...................................................................................................... 9 CHAPITRE I Un récit transreligieux : Le Regard du roi (Camara Laye) ....................................... 17 1.1. Introduction .................................................................................................. 17 1.2. Pour une nouvelle interprétation du sens de la vie........................................ 20 1.3. De Kafka à Kierkegaard : un double parrainage ........................................... 22 1.4. Une technique formelle originale.................................................................. 25 1.5. Le rapport au langage ................................................................................... 32 1.6. Topographie de la quête religieuse et intertextualité .................................... 35 1.6.1. Le voyage-pèlerinage ............................................................................ 36 1.6.2. Le voyage-initiation .............................................................................. 38 1.6.3. Le voyage existentiel kierkegaardien .................................................... 39 1.7. Rapport entre création artistique et existentialisme ...................................... 41 1.8. Conclusion .................................................................................................... 49 CHAPITRE II La représentation du drame sociopolitique comme un melting-pot de la forme : Le récit du Cirque… de la Vallée des Morts (Alioum Fantouré).............................. 51 2.1. Introduction .................................................................................................. 51 2.2. Dramaturgie d’un monde chaotique.............................................................. 52 2.3. Des procédés esthétiques transgressifs ......................................................... 55 2.4. Du refus de la textualité au récit métalinguistique ........................................ 57 2.5. Une topographie de la révolte ....................................................................... 63 2.6. Des narrateurs-acteurs comme allégories existentielles ................................ 73 2.7. De la subversion à l’imaginaire tragique ...................................................... 82 2.8. Conclusion .................................................................................................... 85 CHAPITRE III Une épopée existentielle de l’absurde : Chaîne (Saidou Bokoum) .......................... 87 3.1. Introduction .................................................................................................. 87 3.2. Une écriture [im] migrante ........................................................................... 91

3.3. De la parodie des formes traditionnelles à la phénoménologie sartrienne .... 92 3.4. Rapport entre structure du texte et expérience existentielle .......................... 96 3.5. Le mythe de Cham comme expression existentielle de soi et d’autrui ......... 98 3.6. Le langage du pathos existentiel et de la révolte......................................... 103 3.7. L’angoisse : une expérience révélatrice de la condition humaine ............... 107 3.8. Du nihilisme au ressentiment ...................................................................... 112 3.9. Un amalgame de dialectique révolutionnaire sartrienne et de genres oraux .............................................................................................. 117 3.10. Echec d’auto-libération ............................................................................. 122 3.11. Conclusion ................................................................................................ 123 CHAPITRE IV Une fable politique : Ma Sœur la panthère (Djibi Thiam) ..................................... 125 4.1. Introduction ................................................................................................ 125 4.2. Le récit comme une histoire d’alliance totémique ...................................... 125 4.3. Un récit initiatique ...................................................................................... 127 4.4. Un récit subversif ........................................................................................ 129 4.5. Conclusion .................................................................................................. 131 CHAPITRE V L’écriture comme une double légitimité de la forme Saf rin ou le duel au fouet (Lamine Kamara).................................................................................................... 133 5.1. Introduction ................................................................................................ 133 5.2. De l’usage d’un langage caractérisé à l’affirmation identitaire .................. 136 5.3. Autobiographie et légitimation identitaire .................................................. 141 5.4. Le réalisme et l’Histoire............................................................................... 141 5.5. Poétique d’un nouveau langage .................................................................. 147 5.6. Conclusion .................................................................................................. 154 CHAPITRE VI Parodie et célébration du territoire culturel : La Source d’ébène (Kiri Di Bangoura) ................................................................................................ 157 6.1. Introduction ................................................................................................ 157 6.2. Une écriture subversive .............................................................................. 158 6.3. Un vibrato stylistique .................................................................................. 160 6.4. Les gardiens de la culture traditionnelle ..................................................... 165 6.5. Le retour à la culture traditionnelle : une nécessité absolue ....................... 168 6.6. L’affirmation constante de l’identité culturelle : une nécessité absolue ..... 169 6.7. Conclusion .................................................................................................. 170

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CHAPITRE VII Un récit de l’itinéraire de l’exil : Après Les Nuits Les Années Blanches (Cheick Oumar Kanté) ........................................................................................... 173 7.1. Introduction ................................................................................................ 173 7.2. La tragédie d’un pays.................................................................................. 174 7.3. Exil et liberté............................................................................................... 175 7.4. Problèmes sociaux et désillusion ................................................................ 176 7.5. Organisation du récit................................................................................... 177 7.6. Conclusion .................................................................................................. 178 CHAPITRE VIII Un roman-théâtre : Un Attiékè pour Elgass (Tierno Monénembo) ........................ 179 8.1. Introduction ................................................................................................ 179 8.2. Un monde de théâtre ................................................................................... 180 8.3. Organisation du récit................................................................................... 182 8.4. L’esthétique de la théâtralisation ................................................................ 183 8.5. Une appréhension originale de l’exil .......................................................... 184 8.6. Conclusion .................................................................................................. 185 CHAPITRE IX L’écriture comme une tragédie plurielle de la forme : L’Afrique en morceaux (Williams Sassine) .................................................................................................. 187 9.1. Introduction ................................................................................................ 187 9.2. Le récit comme un chaos général................................................................ 188 9.3. Le pessimisme en l’homme ........................................................................ 190 9.4. Une allégorie existentielle .......................................................................... 191 9.5. L’alcool : vers une échappatoire onirique ................................................... 193 9.6. L’organisation de la narration ..................................................................... 194 9.7. Le langage................................................................................................... 195 9.8. Conclusion .................................................................................................. 196 CHAPITRE X L’écriture comme une morale de la forme : Les épines de l’amour (Koumanthio Zéïnab Diallo) .................................................................................. 197 10.1. Introduction............................................................................................... 197 10.2. Rupture avec le roman-conte .................................................................... 198 10.3. Les paradigmes de la féminité .................................................................. 199 10.3.1. La figure maternelle .......................................................................... 199 10.3.2. Les rôles sociaux ............................................................................... 200 10.4. Sous le mode de l’introspection ................................................................ 201 10.5. Conclusion ................................................................................................ 202

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CHAPITRE XI Un roman-réquisitoire : Le mariage par colis (Daffe Binta Ann) .......................... 203 11.1. Introduction............................................................................................... 203 11.2. Masculin/Féminin : dénonciation d’une situation d’oppression ............... 204 11.3. La représentation du corps. ....................................................................... 206 11.4. Célébration de la femme ........................................................................... 212 11.5. Conclusion ................................................................................................ 215 CHAPITRE XII Carrefours de réécritures : Peuls et Le roi de Kahel (Tierno Monénembo)............ 217 12.1. Introduction............................................................................................... 217 12.2. Techniques de création des récits ............................................................. 218 12.3. Une parodie du mode d’énonciation de l’épopée traditionnelle................ 221 12.4. La quête de la mémoire.............................................................................. 224 12.5. Conclusion ................................................................................................ 225 CONCLUSION GÉNÉRALE ................................................................................ 227 RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES................................................................ 233

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Critique et études littéraires aux éditions L’Harmattan Dernières parutions Une dynamique du visuel L’ondoyante vérité des Rougon-Macquart de Zola

El Kettani Soundouss

L’oeuvre romanesque d’Emile Zola porte les traces d’un réel envisagé comme fluctuant, éphémère, ondoyant. Cet ouvrage montre à quel point la vérité naturaliste est indissociable de l’idée de mouvement et de la notion de tempérament. La lecture des Rougon-Macquart, privilégiant ici le biais visuel, permet d’être au plus près à la fois de la volatilité du monde et de la subjectivité de tout savoir. (Coll. Commentaires philosophiques, 19.50 euros, 190 p.) ISBN : 978-2-336-29173-4, ISBN EBOOK : 978-2-296-53080-5 Jeu d’échecs : littérature et mondes possibles Perec, Nabokov, Zweig, Lewis Caroll...

Gandelman Terekhov Vera

Le jeu d’échecs et la littérature ont une analogie de fonctionnement, faisant la part belle à la créativité et à la liberté. Nombreux sont les auteurs qui ont exploité la partie symbolique du jeu d’échecs par une stratégie d’écriture où les combinaisons prolifèrent. Nabokov, Perec, Zweig l’ont utilisé d’un point de vue thématique ou structurel : le jeu d’échecs est la métaphore même de la création. (Coll. L’ écarlate, 25.00 euros, 244 p.) ISBN : 978-2-296-99496-6, ISBN EBOOK : 978-2-296-53075-1 marché (Le) aux injures à Rome Injures et insultes dans la littérature latine

Debreuil Philippe - Préface de Joël Thomas

L’auteur a exploité ici l’immense gisement des 45000 occurrences des 1400 termes déclinables sélectionnés dans 120 textes de 50 écrivains, répartis sur 8 siècles, avec des logiciels informatiques lexicographiques. Voici une analyse des fonctions et des rôles de ces termes et une réflexion sur les rapports que les injures entretiennent avec le théâtre, la poésie, la rhétorique, l’éloquence, la polémique. (Coll. Structures et pouvoirs des imaginaires, 46.50 euros, 476 p.) ISBN : 978-2-343-00237-8, ISBN EBOOK : 978-2-296-53149-9 Or Méduse médite... Vagabondages parmi la mythologie grecque Les femmes - L’intelligence - Les monstres

Bompard-Porte Michèle, Bennequin Daniel, Michel Christian

Vingt-huit siècles que Méduse anime mythes et arts, puis la biologie, enfin la psychanalyse. Pourquoi l’intelligence de Méduse n’a-t-elle pas été étudiée ? L’enquête tombe sur de nombreux cadavres de femmes plus ou moins camouflés. On découvre Athéna en monstre stérile et assassin, serve et complice de son père-frère Zeus, instaurant son règne sur une série de matricides… les mathématiques, la littérature et la psychanalyse sont convoquées pour commencer d’ouvrir le mythe de Méduse. (Coll. Espaces théoriques, 33.00 euros, 334 p.) ISBN : 978-2-343-00144-9, ISBN EBOOK : 978-2-296-53242-7 Littérature et spiritualité en Bretagne

Sous la direction de Jakeza Le Lay

L’identité bretonne témoigne d’une expression identitaire corollaire de la revendication spirituelle et pose ainsi la question de l’avenir de l’identité d’un peuple, s’il venait à être dépourvu de

spiritualité. Ce livre étudie les différentes approches de la notion d’identité à partir de textes littéraires en langues française et bretonne, choisis au fil des siècles, témoignant de cette différence spirituelle. (Coll. Espaces Littéraires, 18.00 euros, 284 p.) ISBN : 978-2-336-29287-8, ISBN EBOOK : 978-2-296-53239-7 Bessarabie : la poésie en héritage

Hotineanu Eleonora

Cet ouvrage évoque les aspects essentiels de l’imagerie française dans la poésie bessarabienne du XXe siècle, dans une démarche comparatiste concernant deux aires culturelles et littéraires roumaines et françaises. Il s’agit de la première étude française consacrée à la poésie de la Moldavie (Bessarabie), de ce pays situé à l’extrême Est de l’espace roumanophone. (Coll. Critiques Littéraires, 31.00 euros, 300 p.) ISBN : 978-2-296-99818-6, ISBN EBOOK : 978-2-296-53162-8 Lorand Gaspar ou l’écriture d’un cheminement de vie La «force d’exister en tant que corps et pensée»

Laffont-Bissay Marie-Antoinette

Ce livre se propose d’étudier le fonctionnement systémique à l’oeuvre dans les textes, en vers et en prose, de Lorand Gaspar. Cette étude considère les différents phénomènes intertextuels, la peinture, la sculpture, la musique, la photographie comme autant de figures de l’altérité qui participent à l’approche du monde, à la compréhension du processus créateur, à la connaissance de soi et qui rejouent de ce fait le cheminement de la création. (Coll. Critiques Littéraires, 45.50 euros, 464 p.) ISBN : 978-2-336-00713-7, ISBN EBOOK : 978-2-296-53197-0 Hommages à Driss Chraïbi

El Mostafa Zohir

Esprit fort et audacieux, Driss Chraïbi a bravé, sa vie durant, les tabous et la répression. Devancier génial et déroutant, il n’a pas cessé de déranger et d’innover en matière de thèmes et de genres littéraires. Son anticonformisme a valu et vaut encore à l’écrivain et à ses écrits attaques, louanges, polémiques parfois violentes, notoriété mythique et méconnaissance de son oeuvre. (Coll. Approches littéraires, 15.50 euros, 150 p.) ISBN : 978-2-336-29056-0, ISBN EBOOK : 978-2-296-53205-2 Je(ux) narratif(s) dans le roman africain

Sous la direction de Roger Tro Dého, Adama Coulibaly et Philip Amangoua Atcha

Si le constat de la multiplicité, de l’éclatement du Je dans le roman africain des trente dernières années est indéniable, peu d’études d’envergure sur l’aventure littéraire du Je ont été entreprises pour lire, analyser et proposer un cadre historique et axiologique de cette évolution. C’est cette question d’une sorte de «procès en personnalisation» du Sujet africain qui est l’objet central de ce livre articulé autour du roman. (Coll. Critiques Littéraires, 22.00 euros, 216 p.) ISBN : 978-2-343-00048-0, ISBN EBOOK : 978-2-296-53079-9 Une lecture du roman africain francophone depuis 1968 Du pouvoir dictatorial au mal moral

Bauduin Roxana

La représentation du pouvoir dictatorial se perpétue dans les textes des auteurs africains francophones depuis la publication du roman Les Soleils des indépendances d’Ahmadou Kourouma en 1968. Il est question de saisir, dans le cadre d’une démarche critique interprétative, la dynamique de la représentation du pouvoir politique perçu comme une maladie de l’esprit. Cette recherche retrace le parcours artistique d’une quête de la guérison. (Coll. Palinure, 34.00 euros, 330 p.) ISBN : 978-2-296-99822-3, ISBN EBOOK : 978-2-296-53058-4

mécanismes (Les) énonciatifs dans les guides touristiques Entre genre et positionnements discursifs

Seoane Annabelle

Cet ouvrage se donne pour objectif d’étudier le fonctionnement du discours dans les guides touristiques. Cette étude se concentre essentiellement sur le Guide du routard et le Guide Gallimard. Elle tâche de les inscrire dans une double dynamique : d’abord dans la dynamique institutionnelle que constitue le genre. Ensuite, dans une dynamique individuelle : la recherche de positionnements énonciatifs différenciateurs. Ces deux dynamiques sont en constante interaction et révèlent la connexion entre prise en charge, texture énonciative et contexte. (36.00 euros, 354 p.) ISBN : 978-2-296-99832-2, ISBN EBOOK : 978-2-296-53078-2 Alfred Jarry à la Revue blanche

Gosztola Matthieu

De 1893 à 1899, Alfred Jarry livre des textes d’une obscurité palpable. Il s’agit pour Jarry, par le texte, de s’offrir au regard et dans le même temps de se soustraire - du moins en partie - à la compréhension qui peut être faite de ce que l’on offre au regard. Cet ouvrage analyse l’évolution des textes d’Alfred Jarry, de ses écrits de jeunesse aux textes parus dans La Revue blanche. Un changement stylistique sépare l’oeuvre de Jarry en deux pans bien distincts qui posent question. L’auteur tente d’apporter des réponses. (Coll. Espaces Littéraires, 35.00 euros, 338 p.) ISBN : 978-2-343-00161-6, ISBN EBOOK : 978-2-296-51697-7 Jules Verne Un art d’habiter la terre

Pezeu-Massabuau Jacques

On peut aborder de multiples façons les soixante-deux romans des Voyages extraordinaires. Les grandes figures de Phileas Fogg, Michel Strogoff ou du capitaine Nemo illustrent le thème du héros tandis que leur histoire développe celui de l’aventure sous ses diverses facettes. Mais c’est dans le voyage que l’auteur les fait vivre et accomplir leurs exploits : chaque récit promènera le lecteur dans un pays différent, dont la nature et les hommes seront décrits avec soin. (Coll. Espaces Littéraires, 18.00 euros, 184 p.) ISBN : 978-2-336-00666-6, ISBN EBOOK : 978-2-296-52993-9 Jules Verne Les voix et les voies de l’aventure

Pezeu-Massabuau Jacques

L’appel de l’aventure résonne probablement en chacun de nous, mais Jules Verne en éveille les multiples voix d’une unique façon, qui lui est propre. D’abord comme une incitation ; pour Nemo, Fogg ou Strogoff, elle est rupture, mais aussi évasion, car elle se fonde sur une vision : rêve de conquête, de découverte, de retrouvailles. Invitation à un jeu, une mission, une morale même, l’appel de l’aventure se fait entendre à travers cent épreuves. (Coll. Espaces Littéraires, 16.50 euros, 164 p.) ISBN : 978-2-336-00667-3, ISBN EBOOK : 978-2-296-52992-2 autobiographie (L’) au féminin Dans L’Amant de marguerite Duras et Perquisition de Latifa Al-Zayyat

Khalifa Gasser

L’autobiographie présentée, selon l’auteur, comme «un genre transgressé par excellence», se trouve sous l’emprise d’une double transgression quand on analyse des textes de femmes, qui remettent en question les théories dominantes de l’autobiographie. L’originalité de cette étude réside dans la rencontre de Duras et Al-Zayyat (écrivaine égyptienne) et, à travers elles, de cultures et littératures différentes dont l’auteur souligne les points de rencontre. (Coll. Critiques Littéraires, 48.00 euros, 504 p.) ISBN : 978-2-336-00917-9, ISBN EBOOK : 978-2-296-51568-0

texte (Le) épistolaire du XVIIe siècle à nos jours Aspects linguistiques

Textes réunis par Banks David

Les études réunies ici recouvrent une période de plus de trois cents ans, de la fin du XVIIe siècle jusqu’à nos jours. Ce volume couvre un échantillon varié de lettres et de correspondances (certaines provenant de personnalités célèbres, d’autres moins connues, voire inconnues). Ainsi, il apporte une contribution significative et importante à l’étude d’un genre d’une ubiquité indéniable, le discours épistolaire. (Coll. Espaces Littéraires, 24.00 euros, 232 p.) ISBN : 978-2-336-29043-0, ISBN EBOOK : 978-2-296-51706-6 Musique et théâtre La musique de Jean-Jacques Lemêtre au Théâtre du Soleil Entretien délectable et inachevé avec Jean-Jacques Lemêtre, musicien du Théâtre du Soleil

Quillet Jean-Marc

Jean-Jacques Lemêtre est entré au Théâtre du Soleil en 1979 pour Méphisto mais c’est depuis les «Shakespeare» qu’il fait sonner les spectacles de la troupe de manière éclatante. Musicien de théâtre, c’est-à-dire compositeur, interprète, luthier, il conçoit sa musique dans le temps même de création de la mise en scène, entrant dans la respiration et l’émotion de la troupe. Ce petit livre d’entretien est destiné à tous ceux qu’intéresse la relation entre théâtre et musique. (Coll. Univers théâtral, 17.50 euros, 164 p.) ISBN : 978-2-336-00859-2, ISBN EBOOK : 978-2-296-52985-4 Imaginaire des langues et dynamique du français à Yaoundé Enquête sociolinguistique

Sol Marie Désirée

À l’heure où la question des langues est de plus en plus liée au développement des pays, il devient très intéressant de comprendre l’univers de perception des Camerounais sur les langues qu’ils utilisent. Il est important de connaître la place et la valeur de chaque langue auprès des locuteurs. Cette question se pose avec acuité aussi bien pour les langues camerounaises que pour les langues officielles. (Coll. Sociolinguistique, 27.00 euros, 274 p.) ISBN : 978-2-296-99761-5, ISBN EBOOK : 978-2-296-51544-4 Intertextualité et transculturalité dans les récits d’Amadou Hampâté Bâ

Assi Diané Véronique

Amadou Hampâté Bâ est l’une des figures marquantes du XXe siècle, homme de passage de l’oralité à l’écriture. Cet ouvrage examine une approche théorique des concepts d’intertextualité, d’interdiscursivité et de transculturalité, en explorant les théories de Gérard Genette, Edouard Glissant ou Homi Bhabha en rapport avec le genre romanesque, le texte narratif. Ces notions permettent à l’auteure de proposer une lecture dynamique et transculturelle de textes d’Hampâté Bâ. (Coll. Critiques Littéraires, 11.50 euros, 88 p.) ISBN : 978-2-343-00083-1, ISBN EBOOK : 978-2-296-51617-5 Du mythe à la littérature Une lecture de textes africains et caribéens

Mabana Kahiudi Claver

Le mythe ici est pris au sens de thème, de motif ou de registre. Longtemps objet primordial d’étude, terrain idéal d’investigation, le mythe a cédé la place à des sujets plus percutants et plus actuels. Il n’en demeure pas moins qu’il persiste et se retrouve là où on s’y attend le moins. Cette lecture particulière de la littérature francophone africaine et caribéenne s’articule autour de trois pivots majeurs : négritude, langue, écriture et oralité. (Coll. Critiques Littéraires, 25.00 euros, 240 p.) ISBN : 978-2-336-00604-8, ISBN EBOOK : 978-2-296-51584-0

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Écritures, réécritures, enjeux dans le roman guinéen Les nouveaux enjeux du roman africain semblent apporter des modifications notoires dans l’esthétique des textes africains francophones. Dans les récits, l’Afrique rencontre l’Occident – oralité et écriture, philosophies occidentale et africaine s’interpénètrent dans un amalgame textuel éloquent. Ce travail d’inventions et d’interventions auquel l’écriture participe, tant sur le langage que sur le corps du projet romanesque, aboutit à un ensemble hétéroclite qui échappe à la forme classique du roman. Les nouvelles procédures adoptées par les écrivains montrent qu’ils ne sont pas du tout étrangers aux recherches formelles occidentales, sans pour autant délaisser ou négliger l’héritage culturel de l’Afrique. Aujourd’hui, ils sont habités d’un devoir d’ouverture, d’une soif inextinguible de « butinage ». Ils ne s’inscrivent pas toujours dans la quête d’un ailleurs, mais en sont souvent le produit. Par conséquent, leurs textes sont inéluctablement marqués du sceau transculturel. Ainsi, on assiste, chez la plupart des écrivains guinéens, à un culte du collage, de la réécriture d’autres textes : une pratique qui transforme leurs textes en de véritables palimpsestes. Les récits historiques ou anciens tels les mythes, les légendes et autres, tout comme les objets culturels, sont convoqués pour les décomposer ou recomposer, les réutiliser ou recycler, dans le sens d’une véritable « nostalgie postmoderne ». Dans ce jeu du donner et du recevoir, de réécriture, le romancier guinéen manie l’art de donner au texte convoqué un nouveau souffle en l’insérant dans un nouveau cycle de vie. Le Pr. Boubacar Diallo enseigne les littératures africaines francophones, notamment la littérature guinéenne, à l’université de Sonfonia-Conakry, en Guinée. Il est titulaire d’un doctorat d’État de lettres modernes (UCAD, Sénégal) et est auteur de Réalités et roman guinéen en 4 tomes (L’Harmattan). Il a aussi participé à la rédaction de plusieurs livres collectifs dont L’imaginaire linguistique dans les discours littéraires, politiques et médiatiques en Afrique (Presses Universitaires de Bordeaux) ; Contre la dictature des urgences. Anticiper l’avenir (Laboratoire de Prospectives et de Science des Mutations, UCAD, Sénégal), etc.

ISBN : 978-2-343-03140-8

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