Une série de conférences a été lancée en Hongrie en 2004 avec le titre In memoriam Jacques Derrida. Le présent volume of
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French Pages 284 Year 2020
Table of contents :
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Avant-propos
Ipso facto cogit ans ac demens
La for ce d’une plume II
« Aimer la musi que en si lence… »
Sous la direction de Jolán Orbán et Anikó Radvánszky
Dons et résistances
A propos 2
Études sur Jacques Derrida
Dons et résistances Études sur Jacques Derrida
a PROPOS 2 dirigée par: Anikó Ádám, Anikó Radvánszky
Dons et résistances Études sur Jacques Derrida
Sous la direction de Jolán Orbán, Anikó Radvánszky
Paris, 2019
Cet ouvrage est paru avec le soutient du Fonds National pour la Recherche Scientifique (OTKA) de Hongrie
L’Harmattan France 5-7 rue de l’Ecole Polytechnique 75005 Paris
© Authors, editors, 2019 © Éditions L’Harmattan, 2019 La photo sur la couverture © János Boros
ISBN 978-2-343-18078-6 http:/www.harmattan.fr [email protected] www.amazon.com
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Avant-propos7 I. Résistances à la métaphysique Jean-Luc NANCY Ipso facto cogitans ac demens Zsolt BAGI Raison locale, doute général Eszter HORVÁTH Toucher au sens : le sensuel Anikó RADVÁNSZKY Les origines et les espaces de la déconstruction II. Dons de l’écriture Michel LISSE La force d’une plume II : « …une écriture qui ne serait ni philosophie ni littérature… » Jolán ORBAN Les dons De la grammatologie Anna KESZEG Trois pratiques derridiennes dans les cultures contemporaines du visuel III. Force de la musique Marie-Louise MALLET « Aimer la musique en silence… » Anikó RADVÁNSZKY « Je n’ai jamais rien dit contre la voix » Sur le rapport de Derrida avec la musique Adrián BENE Écriture/femme/musique : Derrida et Nietzsche
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IV. Pharmacologie, hospitalité, performativité Bernard STIEGLER Pharmacologie et prolétarisation Lóránt KICSÁK De l’hospitalité – in actu Fernanda BERNARDO L’inconditionnalité d’un acte de foi de Derrida dans l’avenir. L’hospitalité, les humanités et l’université à venir Lóránt KICSÁK La performativité de la déconstruction V. Plus qu’un œuvre Benoît PEETERS L’archive et le secret. Une vie de Jacques Derrida János BOROS L’éthique esthétique de la biographie Eszter HORVÁTH École à disséminer Les auteurs
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Avant-propos
Jacques Derrida, le philosophe qui a posé les bases théoriques des idées très diverses de la déconstruction, n’est plus parmi nous depuis 2004. À la fois position philosophique, stratégie de réflexion, mode de lecture, opération éthique et politique, ce courant d’idées a exercé, dans les trois dernières décennies du vingtième siècle, une influence remarquable et incontournable sur les sciences humaines. Les quinzane années passées nous permettent d’évaluer son influence, de déterminer en quel sens et en quelle mesure l’œuvre de Derrida et les nouveaux domaines ouverts par lui au sein de la philosophie, de l’histoire des idées et de la littérature jusqu’à l’heure inexistants, restent vivants et décisifs. En réfléchissant sur l’histoire de son influence et les possibilités offertes par elle, il importe d’évoquer que Derrida n’avait pas de philosophie systématique dans le sens classique du terme. Si nous entendons par enseignement les thèmes et les questions que l’on peut conceptualiser et problématiser de façon habituelle et traditionnelle, alors l’enseignement derridien par excellence n’existe pas. Bien que son œuvre aborde les questions et les problèmes centraux de l’histoire de la réflexion, il conçoit le dépassement de la tradition métaphysique par la création d’un espace langagier qui résiste au mode de réflexion construisant des théorèmes et des principes. Tout cela se rapporte à une caractéristique importante de son procédé, à savoir qu’il n’envisage pas les idées des auteurs examinés du point de vue d’une vérité extérieure, supérieure et présomptive, mais en se situant dans le raisonnement, il repère les cassures, les traces et les convictions passées sous silence dans le texte. Et il le fait de façon que la déconstruction – comme Derrida l’a définie et l’a décrite à maintes reprises – ne devienne jamais un procédé, une méthode ou une technique catéchistiques que l’on pourrait apprendre, car ses textes à caractère évé-
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nementiel comportent en eux-mêmes l’opération en continuelle exécution de la construction et de la déconstruction. En 1999, en s’interrogeant sur la question de l’héritage intellectuel, le philosophe lui-même a déclaré qu’il n’avait pas fait école. « Je crois qu’en effet je n’ai pas fait école, mais je ne suis pas sûr d’avoir organisé quelque chose pour ne pas faire école. Si j’ai fui ce phénomène d’école, c’est peutêtre parce que je sentais bien que ceux qui héritent parce qu’ils sont dans l’école ou parce qu’ils reproduisent scolairement des modèles, ne sont pas des vrais héritiers. Ils appliquent, ils reçoivent, ils reproduisent, mais ils ne sont pas des vrais héritiers. Les héritiers authentiques, ceux qu’on peut se souhaiter, sont des héritiers qui ont assez rompu avec l’origine, le père, le testateur, l’écrivain ou le philosophe pour aller de leur propre mouvement signer ou contresigner leur héritage. Contre-signer, c’est signer autre chose, la même chose et autre chose pour faire advenir autre chose. La contresignature suppose en principe une liberté absolue. » A tout cela, il a ajouté que c’est cette « fidélité infidèle » qui rend possible de transmettre un héritage vivant : une double injonction, qui, par contre, rend impossible l’école sous sa forme classique. Faisant appel à cette « fidélité infidèle », une série de conférences a été lancée en Hongrie en 2004 avec le titre In memoriam Jacques Derrida. Le présent volume offre une sélection des interventions tenues en français par des spécialistes internationaux de l’œuvre de Derrida dans le cadre des séances scientifiques organisées chaque année. (Nous envisageons également de publier les interventions tenues en anglais et en hongrois.) Tout comme la déconstruction ne se limite pas à la philosophie, à la théorie littéraire ou aux sciences humaines prises dans un sens plus vaste, les cinques chapitres du volume se concentrent sur trois grandes thématiques du philosophe : sur la métaphysique et l’épistémologie, sur l’éthique et la politique, et sur les arts et la littérature. Ces études ont comme objectif de montrer quelles postures le philosophe a prises concernant les différents domaines de réflexion et comment les Derridiens de nos jours les interprètent. A part l’interprétation de la contribution derridienne à toutes ces disciplines, ils fournissent de nouvelles perspectives et montrent ainsi comment son œuvre continue à vivre après sa mort. Comme on le sait, l’œuvre derridienne se réalise dans la déconstruction d’autres textes. De ce fait, dans ce volume, en suivant les analyses de Derrida lui-même, nous allons examiner comment notre philosophe a procédé au déploiement des thèmes de différents auteurs par une réflexion à travers l’écriture et grâce à une lecture minutieuse. En même
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temps, en l’accompagnant sur le chemin indiqué par lui, nous avons souhaité démontrer, à l’aide des analyses terminologiques, langagières et textuelles, en quelle mesure la tradition nous influence dans la formulation et le développement des questions philosophiques. Notre recueil vise à faire valoir le travail positif de la déconstruction, qui, en déconstruisant les constructions existantes, réalise une libération conceptuelle. Ainsi espérons-nous mettre en lumière, au-delà de la réflexion traditionnelle qui favorise la résolution des problèmes, ce que Derrida voulait dire en affirmant que la déconstruction était un événement qui, lui-même, se déconstruit « toujours déjà », révélant que toute activité philosophique et réflexive digne de ce nom se produit continuellement ici et maintenant. Anikó Radvánszky et Jolán Orbán
I. Résistances à la métaphysique
Jean-Luc Nancy
Ipso facto cogitans ac demens
« Comment parler l’absence, la disparition, Quand l’absence n’est pas absente, ni la disparition Tout à fait disparue, puisqu’elle vient à manquer ? Et que manquer à ce manque est hors je, hors jeu, comme on voudra, mais la « folie », et on n’en parle plus, ou à nouveau l’impossible folie, et on parle, mais pour dire quoi ? »1
Une histoire de fous Dans une controverse restée fameuse, Foucault et Derrida mirent naguère en jeu non seulement deux manières de lire Descartes, mais deux façons d’interpréter le partage supposé par le couple des termes « raison » et « folie ». On ne rappellera pas ici les données précises de ce débat. Il suffira d’indiquer que là où le premier, Foucault, avait désigné dans l’instauration de la rationalité classique une exclusion corrélative de la déraison, là même le second, Derrida, répondait que le sujet de ladite raison ne pouvait pas se déterminer, s’identifier ni se présenter sans que sa subjectivité ne soit ipso facto assignable aussi bien sous la « folie » que sous la « raison ». Ipso facto : cette expression qui signifie « par le fait même », ou encore, si l’on veut bien « par la mêmeté du fait », et que l’on remplaçait parfois par eo ipso, « de cela même » ou bien – indiscernablement en latin – « de luimême », sinon, pour être plus méticuleux, « de lui lui-même », cette expression est employée ici précisément à propos du « même » et de la mêmeté du même. L’enjeu est en effet l’énoncé cardinal ego sum, lequel est très loin de se limiter à signifier « je suis », puisqu’il articule en réalité ceci, que le sujet Agnès Godès, L’oreille de Jacques, 2004 (inédit).
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du sum – la première personne du singulier déjà de soi inscrite (eo ipso) dans la forme verbale sum sans qu’aucune adjonction de pronom y soit nécessaire – le sujet de cet « être » déclaré par le verbe, c’est-à-dire cet être lui-même dans sa qualité ontologique la plus propre (dans son être même), cet être donc ou cet étant en tant qu’il est, je le suis, moi qui l’énonce, ego, pronom en somme superfétatoire, mais dont le caractère excessif s’avère coextensif et coessentiel à la propriété ontologique dont il s’agit. Je suis : il est au moins certain qu’il y a cet être, mais il est ipso facto certain que ce qu’ainsi il y a est je qui le dis et qui me dis, et pour autant que je le dis, sans autre forme ou sans autre procès de validation, de légitimation ni de raison rendue. C’est autour de ce point, autour du point d’assertion de l’être dans sa propre diction, que gravitait l’enjeu de la controverse. * Marquons ici un temps d’arrêt, à l’effet de mettre au clair notre dispositif de départ : la dispute entre les deux auteurs ne nous intéresse pas pour elle-même. Nous tiendrons seulement pour acquises deux propositions très simples : 1) Foucault et Derrida ne se situaient pas du tout sur le même plan. Le premier s’intéressait à une histoire des schèmes théoriques et pratiques de la « raison », de ses représentations et des opérations menées sous leur gouverne (le « renfermement » de la folie), tandis que le second s’attachait à l’opération philosophique en tant que celle-ci ne peut – quelque tribut qu’elle paye à sa configuration d’époque – faire moins que s’efforcer de tenir en suspens, et même en échec, les schèmes et les représentations dont tout d’abord elle dispose dans le cadre de son temps. En d’autres termes, Derrida s’occupait de ce qui, sous le nom de philosophie (mais peu importe le nom, et lui aussi doit être suspendu), ne peut jamais que résister à toute espèce d’assignation ou de dévolution préalable de ce que « raison » veut dire. Par principe – ce qui signifie que le principe, ici, est de refuser tout principe, faute de quoi resterait impossible le moindre premier pas. La disposition profonde de Derrida ne pouvait se comprendre qu’à l’aune de celle de Descartes lui-même : une suspension générale de tout assentiment, ou bien, pour le dire en des termes qui ont été ceux de Hegel, une skepsis radicale et essentielle au cœur de l’acte philosophique comme tel. En termes husserliens une époché, une retenue de toute imposition ou imputation de sens constitué. De toutes les manières, une impossibilité d’identifier « philosophie » avec aucune espèce déterminable de « rationalité ».
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2) de manière paradoxale, celui qui dans cette affaire se présentait tout d’abord selon la perspective d’une sympathie, voire d’une empathie avec cette « folie » que le dispositif rationaliste vient à refouler et à renfermer – celui dont l’œuvre fournit d’ailleurs plusieurs exemples remarquables de cette proximité ou de cette intimité avec l’inquiétante étrangeté de la folie, celui-là même qui ressentait si bien comment cette dernière suspend la possibilité de l’œuvre, c’est-à-dire la possibilité de la poiesis cathartique ou apotropaîque élevée devant l’insupportable face-à-face avec la non-face, celui-là donc, Foucault, restait en somme posté sur la rive de la raison, dans l’espace de son discours et de ses œuvres – précisément – espace à partir duquel seulement pouvait être désigné le bord de clôture conceptuelle, médicale, sociale et institutionnelle dont il décrivait si justement l’édification. En lui donnant la réplique, Derrida s’engageait au contraire, du moins de manière implicite, à ne pas laisser cette clôture se refermer simplement devant lui ou devant son discours, mais à laisser au contraire, en quelque façon et en quelque point, le tracé de la clôture se brouiller, se déchirer ou se déclore, courant le risque et la chance d’y affoler la raison plutôt que d’y arraisonner la folie. Reprenons donc, une fois ces remarques faites – dont la portée n’est absolument pas de valider un des discours en invalidant l’autre, cela doit être clair, mais de signaler une hétérogénéité irréductible qui ne peut pas ne pas se présenter partout où la philosophie s’efforce d’être elle-même. Revenir au même Elle-même, la philosophie – c’est-à-dire justement une difficulté, une inquiétude, voire une angoisse et une aporie à s’identifier elle-même (proprement elle-même, sans incertitude, et identique à soi). La raison philosophique – la sophie elle-même, donc, ou bien le logos, la raison pure, voire l’Esprit ou bien encore la Volonté, l’Intuition ou la Pensée : tous ces noms tournent plus ou moins bien, plus ou moins pesamment, autour d’un identique et immuable centre de gravité, si ce n’est aux abords d’un unique trou noir. La raison philosophique ne revient pas au même : pas au même que quelque autre raison qui se puisse trouver ou invoquer, pas au même qu’à une raison en mesure d’exclure la folie, et ainsi jamais non plus au même qu’elle-même. Voilà de quoi Derrida n’aura guère cessé de s’occuper et voilà ce qui devait lui faire opposer au partage de Foucault – entre une raison et son autre – cette dissension plus intime dans la raison « même ». Voilà comment
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il devait en conséquence épouser cette folie au sein de laquelle la raison sombre ea ipsa lorsqu’elle parvient à s’identifier – à moins que l’inverse ne soit vrai, c’est-à-dire à moins que Derrida ait dû venir à la philosophie, poussé par une folie en lui qui s’y destinait de manière forcenée. On le sait, il a montré lui-même quelle intimité il entretient avec le forcené comme avec d’autres figures de la fureur égarée. (Ce n’est pas que Foucault, au demeurant, n’ait pas été conduit par une autre et semblable folie. Mais le contraste entre eux était, s’il est permis de le rendre en formules simplistes, celui qui se joue entre une pensée occupée à conjurer sa folie et une autre qui s’emploie à conjurer sa raison… Qu’il soit clair, toutefois, qu’on ne fait pas ici de psychologie, mais tout au plus une caractérologie des pensées.) Contrairement à ce qui fut quelquefois colporté par des glossateurs étourdis ou par des interprètes hâtifs, jamais Derrida n’attenta au sujet. Il reconnut plutôt en lui le nécessaire croisement de l’identité et de la différence (de l’identité et de sa différence) et si pratiquement jamais il ne thématisa ni ne problématisa jusqu’ici ce croisement sous le nom de « sujet », c’est bien parce que ce nom lui paraissait d’emblée surdéterminé tantôt par la vacuité de l’unité kantienne appropriative des représentations, tantôt, à l’opposé, par l’engorgement de la réplétion égoïque. De l’une et de l’autre manière, c’est la présupposition qui se trouvait ainsi suspectée : le sujet comme substrat ou suppôt de soi, essentiellement capable de se supporter et de se rapporter à soi (au même), substance sans accident. Mais pour autant, il ne renonçait pas, il n’a jamais renoncé à l’affirmation de la première personne, ni donc à la personne même, bien que ce terme lui aussi reste écarté de son vocabulaire pour d’évidentes raisons de compromission avec les suavités hypocrites de la « personne humaine » (sa vie, sa dignité, avec un abrégé de ses droits). Or, de la première personne, d’une écriture philosophique en première personne telle que rarement, jamais sans doute depuis Nietzsche, Kierkegaard et Descartes la philosophie ne l’avait connue (ou bien depuis la mimesis dialogique de Platon – et il faudrait prêter attention à tous les dialogues chez Derrida, à tous les « tu » ou « vous » auxquels le « je » est adressé (expédié, confié, adonné, aliéné) – à moins que ce ne soit, plus sourdement, depuis le « j’engendre le temps » du schématisme kantien ou encore depuis la Jemeinigkeit heideggerienne), d’une profération et par conséquent d’une perforation personnelle, d’un poinçonnage égologique du concept, Derrida fait un usage exceptionnel, exorbitant même si l’on
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veut, ou bien extravagant – pour tout dire fou en ce qu’il revendique un outrepassement du sage et régulier anonymat de la raison. Simple question jusqu’ici trop négligée : pourquoi aura-t-il tant écrit en première personne, et selon tous les rôles de cette personne : ego transcendantal, personnage de dialogue, signataire, confessant, expéditeur de cartes et de lettres ? L’enjeu de cet usage tient à ce qu’il performe autant qu’il perfore la folie dans et de la raison. La première personne tout à la fois récuse l’impersonnalité du discours de raison et prétend se substituer à elle, effectuant à elle seule – ea ipsa – la performance ou la performation d’une vérité seipsam patefaciens en même temps qu’elle perfore cette patéfaction du seul orifice singulier de son élocution. * (Quant à l’abus manifeste qu’il fait des assonances et de toute espèce de contact, de contraction et de contamination verbale, quant à ce déchaînement allitératif que je viens d’imiter au passage, réglons lui paisiblement son sort : oui, c’est la folie de Derrida que de faire résonner indéfiniment une allitération dans laquelle il veut entendre et faire entendre – et se faire entendre comme – non seulement l’assonance littérale ou littéraire contreposée au détimbrage et à la matité du pur concept, mais l’itération allotropique dont le sujet ne peut qu’être transi et dont il va s’agir maintenant de parler. C’est à coup sûr une folie dangereuse, et que guette toujours le risque d’un cratylisme hyperbolique – comme si le mot « différance » ou « destinerrance » devait typer la chose même. Mais elle se déjoue aussi ou du moins elle se défie elle-même (et se défie d’elle-même) en ne prétendant faire « ni mot, ni concept », en multipliant frénétiquement ses effets de langue, de style et de livre pour les abandonner, disséminés, comme des cailloux roulés dans son torrent. Si la folie de Foucault est l’absence d’œuvre, celle de Derrida est l’excès de l’œuvre : double polarité.) * Ecrivant (disant, lâchant, jetant) je, Derrida manifeste, à l’instar de quiconque employant ce mot, que celui qui dit/écrit « je » à l’instant détache et dépose hors de lui cet opérateur de son identité. Cette déposition ou cette exposition l’affole autant qu’elle l’assure. Elle l’affole pour l’assurer et parce qu’elle l’assure.
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Dans l’ontologie énonciative, de l’ego sum, Descartes reconnaît avant tout ceci : que le logos n’est pas ici au sujet de l’être, mais bel et bien sujet de l’être, et tout ensemble essence d’une substance dont toute la propriété est de se rapporter à soi. Descartes le savait, puisqu’il a pris soin de préciser que la vérité egontologique possède une validité coextensive à sa profération. L’ego subsiste en se disant et du fait de se dire : eo ipso, ego. Il est mis au monde autant et pour autant qu’il soit mis en scène et qu’il est mis en jeu dans sa profération – et pour autant par conséquent que surgit avec lui l’irréductible écart entre lui-même sujet de son énonciation et lui-même sujet de son énoncé, cet écart que ne réduira aucune science du langage et que ne comblera aucun poème. Cet écart détermine la mise au monde comme une mise en scène (il sera l’acteur de son propre rôle) et comme une mise en jeu (avec gain du sujet contre perte de substance, ou bien l’inverse : désormais logo- et onto- jouent l’un contre l’autre aux deux sens de « contre »). Théâtre d’égarement, illusion tragi-comique. Descartes précise que cette profération – ego sum – peut être verbale ou mentale : or, cette équivalence introduit subrepticement sinon une aggravation, du moins une confirmation sévère des dures lois de l’egontologie. Si la mens équivaut à la vox (cependant que la vox, en ce lieu textuel de la deuxième Méditation, équivaut à son scriptum, à sa trace déposée, exposée et en soi différée comme l’est l’instant husserlien du présent vivant), c’est que la voix s’appelle autant que l’écriture se rappelle : elle résonne, elle retentit pour être, et pour retentir il lui faut un corps creux. Comment le corps de Descartes, celui de Derrida ou de quiconque qui dit je ne serait-il pas pareil à ces corps de verre dont s’imaginent pourvus les fous que Descartes évoque ? Comment ne tremblerait-il pas en résonnant de son propre appel ? Car ce qu’il profère – sum, je suis – il l’appelle au loin, très loin – ego comme un écho qui se revient à peine, qui ne se revient qu’en se brisant et en se perdant, et qui cependant se revient et se rappelle depuis le plus immémorial, le plus antéprédicatif, le plus prénatal et le plus insensé des lieux. Mens seipsam dementat : l’esprit se rend dément lors même qu’il se spiritualise proprement. Où le sujet s’égare Derrida m’apparaît – avec Artaud, près de lui à le toucher, ce forcené pourtant si différent – comme quelqu’un qui fit un jour et qui sans doute fait toujours, qui fait chaque jour et autant de fois qu’il parle ou qu’il pense
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l’épreuve de cette démence dont est constitué le plus remarquable et le plus terrible présent que l’homme moderne ait trouvé à se faire : la coïncidence avec soi a lieu dans une collision où la substance et le sujet se brisent l’un contre l’autre. L’accident devient essentiel. Dès lors que penser revient à s’éprouver pensant – mais n’en est-il pas ainsi depuis Parménide et Platon ? depuis Augustin et Anselme ? – cette épreuve revient aussi à éprouver l’insensibilité de cela à quoi le rapport est impossible puisque ce n’est rien d’autre que le rapport lui-même, la propriété d’ego en tant que ego ipse, l’ipso facto d’ego avéré ne tenir qu’à un fait de langage et au fugitif dépôt d’une trace qui jamais ne reconduira jusqu’à cela, à celle ou à celui dont elle est la trace. Il s’affole (Derrida, le sujet) de ne trouver que sa trace et que celle-ci aille s’effaçant. Il s’affole de se trouver trace. Il lui faut donc réitérer la trace. Il lui faut se retracer – se retirer le portrait – pour tenter de retenir un peu de ce qu’il sait, d’un savoir absolu, ne pouvoir pas retenir, bien qu’il puisse y toucher, mais toujours seulement y toucher sans le voir ni le savoir, sans le posséder ni le comprendre, sans même pouvoir le vouloir sous peine de ne vouloir que le vouloir lui-même et son acharnement de furieux. Il déploie donc la puissance de l’ontologie énonciatrice dans une profération inlassable, insatiable, dont la plus archaïque décision n’est assurément pas une autre que celle-ci : ne jamais cesser de faire résonner la parole en écho de l’ego qui ne peut que s’allitérer pour approcher ce très peu de raison que sa folie laisse briller le temps incalculable de la coïncidence eo ipso impossible et certaine, fortuite, éternelle, contingente et nécessaire, lumineuse et mortelle, désespérante. Ce très peu de raison où la raison défaille en s’assurant de soi, s’affolant de cette assurance même, ne tient à rien de moins qu’à l’autre en elle qu’elle reconnaît – l’autre, ellemême, sa langue, son sexe, son ami(e), sa loi, sa voix, sa trace – cela qui fait le cœur de la liberté kantienne, de l’esprit hégélien, de l’être heideggerien, enfin de l’ego cartésien, cela se fait ici plus impeccablement, plus follement connaître au point de fuite d’une perte originelle. Le nerf, le nœud ou bien le clou, le pèse-nerfs qui affole la pensée tient à ceci : la propriété d’une perte originelle est que par elle, en elle, l’origine se perd dans son propre orifice. C’est une autre version de la faute originelle : celle-ci en effet ne survient pas au sujet, mais le constitue. Elle le constitue pécheur, c’est-àdire en dette de la sainteté qui fonde son existence (mais la sainteté, on ne peut que la devoir). Derrida n’emploie pas ce langage, mais celui d’une inguérissable douleur : la mélancolie de l’autre perdu (de l’autre en moi, de moi, par moi per-
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du, l’autre que moi et l’autre moi, l’autre saint innocent) ne sera relevée par aucun deuil, ne sera rédimée par aucun salut. Cette douleur le rend fou, ou bien plutôt : cette douleur est folle, elle est la folie même. Elle est l’égarement de la raison en elle-même – qui fait sa loi, sa structure, son histoire et enfin sa raison même (sa raison d’être, sa raison pleinement suffisante). Ce qui est perdu de cette manière – l’autre, le même – on pourrait à bon droit le nommer le frère, ou la sœur de la raison. Derrida récuse peu de motifs avec plus de véhémence que celui de la fraternité. Sans reprendre ici le détail de cette disputatio, je voudrais suggérer seulement ceci : non seulement le frère ne se donnerait que dans la mort du père (conformément, en somme, à la légende freudienne), mais il ne se donnerait que lui-même disparu, perdu d’une perte originelle. Invoquer la fraternité, dès lors, ne reviendrait pas à convoquer un modèle familial (naturel, consanguin, de plus masculin – mais je néglige ici la question du sexe) : il s’agirait bien plutôt d’éloigner la famille dans l’impossible. La « famille », c’est-à-dire le nouage impossible du nécessaire et du contingent, de la nature et de la culture, l’aporie de toute pensée réglée sur un schème de l’origine (de la génération, du genos, du genre, etc.). De fait, la famille, la fraternité, la co-originarité (c’est-à-dire l’origine en soi, s’il n’est pas d’origine représentable autrement que commune) sont et doivent rester l’impossible et l’intolérable, le risque même de l’étouffement dans la substance – et nul sujet ne vient qu’en en sortant et en « quittant sa mère et ses frères ». Resterait à se demander ce que peut vouloir dire un commandement ou bien une prescription de l’impossible – et par exemple, la prescription d’une « fraternité » morale et politique. Je n’irai pas plus loin, ici, à ce sujet. Je voulais seulement remarquer que la folie de Derrida n’est peut-être rien d’autre qu’un tel affrontement ou une telle exposition à la nécessité de l’impossible. (A l’impossible, nous sommes tous tenus. Mais il y a deux manières de s’y laisser obliger : l’une se règle sur l’impossibilité de l’impossible, l’autre sur sa possibilité. Les départager n’est pas simple – n’est pas possible. Mais ce partage est le même que celui qui distribue raison et folie comme l’unité du même sujet.) Contingence et coïncidence En vérité, cependant, le sujet s’annonce et se présente. En vérité, il touche à son autre. Il s’atteint, il touche à soi, et non seulement c’est à cet instant qu’il s’échappe (ne fuyant pas à l’écart de l’instant présent : s’échappant dans le présent même), mais cette touche elle-même est la cause de sa fuite.
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Il ne se fuirait pas, s’il ne s’était pas trouvé. Il ne s’impossibiliserait pas, s’il n’en avait rencontré la possibilité. En s’atteignant, il se repousse aussi, il écarte de soi ce soi qui ne peut être proche que selon cette loi de la proximité qui impose une distance d’autant plus intense qu’elle est à la mesure de l’approche elle-même et du voisinage, du côtoiement, de l’effleurement. Il se connaît donc être soi dans cet implacable éloignement de sa proximité. Il se connaît ne pas l’être. Il est serré dans ce double bind, entravé par cette double bande qui le tire et qui l’étire à hue et à dia, comme un supplicié tiré par quatre chevaux vers les quatre points cardinaux. Sa raison se perd au contact d’elle-même : au point de la tangence, au point de cette contingence coïncidente qui est son point de sujet (de naissance, de présence, de partance). Elle s’y affole. Cette folie n’a rien d’exorbitant, d’excessif ni de démesuré : elle est très exactement mesurée à l’unité et à la certitude du sujet de la raison. Pour le dire avec l’aide de Kant, « folie » ne signifie pas ici Schwärmerei (délire, représentation débridée, ignorance des limites de l’expérience), mais désigne au rebours le Trieb de l’inconditionné, la pulsion, le désir, la poussée de la raison vers un « principe des principes » au-delà duquel plus rien n’est à attendre et plus rien ne manque à la suffisance de la raison. Le sujet de la raison n’est pas ce qu’il doit être à moins d’être engagé – et d’être ainsi égaré – dans cette pulsion proprement exorbitante. Rien ne doit échapper à sa maîtrise, et pour finir, il doit être capable de ranger sous sa souveraineté sa plus propre et sa plus intime désappropriation. En ce sens, sa folie est paranoïa, folie d’identité et de surveillance inconditionnelle de tout ce qui pourrait l’entamer dans son exception absolue : identité inidentifiable, impossible à ramener dans l’unité, disséminée dans son principe et pour cette raison archi-principielle, c’est-àdire archaïque, archéologique et architectonique jusqu’au point où l’arché se précède soi-même indéfiniment, irrépressiblement, anarchiquement, impossiblement. Mais la même folie se module sur un mode schizophrénique. Son essence est un doublement, une répétition de soi en soi, précisément là où la raison même en se redoublant s’interrompt, en s’arrivant se quitte : raison de la raison, fond du fond, mêmeté de l’identique, antécédence mutuelle de l’énoncé et de l’énonciation, ego sum, « moi, je suis » proféré en l’absence ou en la perte originelle de tout moi. Ainsi cette folie est-elle d’une part la folie d’être à soi : il est fou de lui-même, au sens où l’on dit « être fou de son corps » (d’ailleurs, il est aussi cela, fou de son corps en tant que son âme y est bien plus intimement mêlée qu’aucun pilote ne peut l’être à son
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navire). D’autre part, elle est la folie de n’être à soi que comme à l’autre, en l’autre, mais au sens où l’autre, par essence, n’a pas d’en-soi à l’intérieur duquel s’introduire et se retrouver. L’« autre » veut dire : le même abîmé, le même précipité en soi dans le gouffre de l’en : l’internalité, le « sens interne » qui n’a de sens strict et de raison dernière qu’à résorber en soi la totalité du dehors, sans reste, sans autre reste du moins que le mouvement même de la résorption et de l’absorption, l’interminable intussusception. S’avaler, voilà ce qu’il ne peut pas. Il ne peut pas se digérer – pas jusqu’au bout. Toujours il reste un en trop ou un en moins qui l’empêche de faire un, d’être quelqu’un, aussi simplement un et aussi uniment quelconque que quiconque paraît l’être. Il lui faut l’autre : l’autre lui fait défaut. L’autre le quitte dès qu’il l’atteint, dès qu’il vient au contact de sa mêmeté. L’autre disparaît d’entrée de jeu, et le livre donc à ce qu’il finit par nommer le « cogito de l’adieu ». Je suis, dit-il disant adieu, faisant adieu – « adieu, adieu ! », « ade, ade ! », « winke, winke ! », fait-il comme un enfant allemand, comme un enfant divin qui ferait en lançant les dés de la contingence ce signe insignifiant, ce Wink signal du dieu vers l’Ereignis, vers l’événement appropriant qui s’éloigne toujours à la distance de l’autre. Coagitatio Voilà le cœur de sa folie : le propre, l’appropriation et l’exappropriation du propre. Cogito de l’adieu au propre : je suis, et je suis en tant que je pense cet être propre ou bien que je me pense proprement être. Je pense, c’est-àdire que je suis à moi-même identiquement en étant à l’objet de ma pensée. Je me pense : j’efface toute distinction de l’objet, je la résorbe en ma plus propre distinction de sujet. Je me saisis en saisissant mon être : cela irait de soi, eo ipso, si seulement mon être et l’être qui le pense ne faisaient pas aussitôt deux, dans l’instant même dont en même temps l’unité se disloque ipso facto. Alors, adieu, adieu déjà au même comme à l’autre et d’un seul mouvement. La vieille identité de l’être et de la pensée – cette identité qui de toujours fait l’affaire de la pensée – se perd lorsqu’elle se trouve et s’écarte lorsqu’elle se touche. Si elle réussit, en effet, ou bien l’être s’évapore ou bien la pensée chavire. Adieu à l’un ou à l’autre – et peut-être aux deux ensemble lorsque le sujet se pointe pur réel (se) cogitant (coagitatio, agitation frénétique de soi à soi, entre soi et soi).
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Au vrai, il y a deux identifications possibles de l’être et de la pensée : l’une subsume l’être sous une pensée présupposée, et elle donne une folie maniaque, destructrice, dissolvante, totalitaire ; l’autre confère à la pensée le poids et l’épaisseur de l’être, l’apodicticité de l’existence indéductible. Il en résulte une folie secrète, exaltée seulement de se tenir sur la limite du possible et d’y guetter le nécessaire autant que l’impossible ou bien l’improbable et l’incalculable. La certitude qui est celle de l’ego sum ne se fonde pas en raison puisqu’elle est sa propre raison. Telle est l’évidence cartésienne : invisible à elle-même autant qu’illuminante. Pas de raison au fond, ou pas de fond à la raison. Pas d’enseigne à l’auberge, dit Leibniz : on ne peut s’y reconnaître. Ego et sum se fondent l’un l’autre : autant dire se retirent l’un à l’autre toute chance de s’assurer. Bien loin de s’étayer l’un par l’autre, ils ne tiennent ensemble que par un tremblement nerveux, une sorte de défaillance ou de vertige commun qui livre ensemble à l’insensé et l’être et la pensée. Voilà comment Derrida comprend Descartes, et voilà, du même coup, pourquoi il le comprend : le point de la certitude, le point de la présence à soi, le point de ego (bien plus que le point de « l’ego ») est un point de rupture, un effondrement constitutif du « fond qui serait tout à moi ». Adieu, dit-il, je t’ai perdu, je t’ai déjà perdu, toi plus intime à moi que mon intimité, toi plus interné en moi que mon internalité. Mon égoïté, mon Ereignis, mon Eigenschaft (ma qualité propre), mon Eigentum (mon bien propre), ma mêmeté ou mon altérité (c’est tout un, si c’est « mien », chaque fois mien), cela s’aliène par principe et d’origine, cela m’aliène et m’exproprie en pleine propriation. Ma certitude inébranlable à toute extravagance des sceptiques est certaine en cela qu’elle est improuvable et improbable, indécidable. Chaque fois que mon assertion la pose, mon énonciation montre la faille : rien d’autre que la bouche ouverte qui montre son arrière-fond obscur et le spasme de sa glotte : gl, ss, qual, ponge, différance… langue folle, concept borborygmique, cogito en ton de glas, patho-logie comprise comme un chiasme des deux termes, langage en souffrance, maladie de langage, passion en guise de langue, pathétique énonciative, logique obsidionale. * La patho-logie commence dans un récit ou dans un argument dont la langue seule est le sujet – c’est-à-dire tout ensemble l’auteur et le thème. Un automatisme idiotique et idiomatique prend en charge ou supplée l’au-
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toconstitution d’ego. S‘il y a un « cogito de l’adieu », c’est parce que la perte instantanée (transcendantale en somme, ou existentiale) de soi (du même, de l’autre) se module aussitôt en un long, à vrai dire interminable adieu. Elle se module : elle se plaint, elle s’épanche, elle se chante, elle se vocalise, elle s’écrie ou s’écrit – interminable thrène d’un se, d’un ipse, d’un soimême en lui-même abîmé dans l’autre et se disant adieu comme il dit aussi viens ! et comme il dit oui, autant de fois qu’il se salue dans l’autre, autant de fois qu’il s’adresse à l’autre, qu’il s’expédie et qu’il s’envoie dans l’autre, comme autre. Tout se passe comme s’il devait s’agir de s’y retrouver en s’y perdant – non pas cependant par une compensation de la perte, mais par l’incalculable, indéterminable, indécidable creusement de la perte ellemême, de telle sorte que la perte serait seule à garder le secret d’un soimême en général. C’est là ce que récite sa pathologie, sa folie d’en appeler à toujours plus de langue et toujours plus de langues pour attester le même, unique, irrémédiable égarement. L’amour propre C’est une folie amoureuse : il s’aime et il veut être aimé de soi. C’est-à-dire qu’il veut qu’en lui (en lui-même comme en tout autre soi-même), l’autre que tout autre, l’absolu singulier, soit l’objet d’un chérissement, d’une dilection, d’une prédilection et d’une élection elle-même singulière, absolue et irremplaçable. En aimant l’autre en soi, l’autre que soi, il franchirait sans la combler ni la réduire la distance infinie de la perte et de l’adieu. La passion primitive est l’amour de soi, au dire de ce Rousseau dont toute la confession est de se savoir d’autant plus étranger au monde que présent à soi, mais ainsi d’autant plus hors de soi, plus intimement aliéné qu’aucune étrangeté au monde ne saurait y atteindre. L’amour n’est jamais autre chose que l’amour de soi au point précis où il perd son objet même : l’amour de cette étrangeté qui se présente proférant ce mot singulier, ego, qui ne désigne personne sauf le parleur lui-même, un autre chaque fois. D’Augustin à Descartes, à Rousseau et à Nietzsche, à Rimbaud, il n’en a jamais été autrement. L’amour de soi se connaît perdant son objet dans l’autre, abandonnant son objet à l’autre sujet, à l’altérité intarissable du sujet. Cette perte infinie le rend fou – de douleur et de joie, indiscernablement, de larmes et de rire. C’est ainsi qu’il est seul : fut-on jamais plus seul que dans la folie ? Futon jamais plus seul qu’Augustin, Descartes, Rousseau, Nietzsche, Rimbaud et Artaud, jamais plus seul que chacun, que quiconque et que chaque un
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qui ne fait nombre avec nul autre mais reste abandonné, abîmé dans son impossible unité comme dans l’évidence de sa mort même (de la mort qui emporte le même). Être seul, c’est être en proie à l’amour de soi sans objet, à la folie qui vient devant ce vide ouvert par la bouche d’où sort « ego », sans vis-à-vis ni face-à-face, sans aucune face ni surface : seul l’intervalle entre soi et soi, entre le même et l’autre, entre toi et moi qui suis un autre toi. Ego sum veut s’entendre répondre tu es – mais il ne peut savoir s’il entend plus, en fait, que cette sienne volonté. Il est seul, il est fou, mais sa solitude est peuplée de toutes les solitudes semblables : de ses semblables par l’esseulement, de ses égaux dans l’ego, tous également incommensurables à leur être-soi aussi bien qu’entre eux incommensurables malgré cette égalité ou bien à cause d’elle. Tous proprement inappropriés à leur être même, à leur sum, à leur existo. Tout amour est élection du propre : il veut le plus propre du propre, il veut son Ereignis : il veut s’enteignen et se zueignen à son Ereignis – s’aliéner et se dédier à son appropriation. Dans la passion la plus extatique et la plus folle, c’est le plus intime que toute intériorité qui s’exalte et se perd dans l’autre. Aucune pensée de l’amour ne méconnaît cela, de quelque manière qu’elle veuille le moduler – amour des corps ou des idées, du savoir ou de la beauté, de Dieu, du prochain, du lointain, de soi, de l’autre. Au bout du compte, il n’y a pas de différence entre l’amour d’oblation et l’amour de concupiscence (d’autres diraient : entre l’amour et le désir). Il n’y a que la différence par laquelle le propre s’écarte de lui-même pour s’approprier – différence infinie que Derrida ponctue du marquage insensé de sa « différance » : différance de l’adieu, du cogito, de l’être et de la pensée – ouverture de leur mêmeté. L’amour propre est le propre de l’amour pour autant que le propre, en se distinguant et en se retranchant à l’infini, en se retirant très loin pardelà toute propriété et toute appropriation possible, n’a d’autre loi que de se perdre en soi hors de soi. (Assurément, il faut le dire au passage, cela interdit d’accepter l’opposition que souhaite Rousseau entre d’une part un amour de soi primitif et innocent et d’autre part un amour propre qui vient au contact des autres et dans le désir de se distinguer (opposition qui rejoue celle de l’amour de Dieu et de l’amour propre). Car les autres sont toujours déjà là, et toujours déjà le désir de la distinction mêle sa méchanceté à l’amour de soi en tout autre. Ce qu’on nomme l’éthique se joue au point de cette mêlée.) Soi en soi perdu – ou bien ego sum, ego existo entendu dans sa traduction la plus littérale : moi, je suis, moi, je sors, je me présente au dehors
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et par conséquent je m’égare. J’égare « moi » : je l’expose et je l’exile hors de sa demeure, ou plutôt dehors au propre dedans de sa demeure (dehors au dedans du poêle de Descartes), selon le délai, le moratoire différantiel attaché (comme il l’a noté, relevé avec anxiété) à toute demeure où l’on ne réside jamais que dans l’expectative d’une dernière demeure où il ne sera plus question de demeurer. Mais déjà tout de suite, ici même à l’instant, à demeure et sans demeurer, l’amour proprement entretient, anime et agite le désir et le goût de soi, d’être à soi et ce faisant d’aller sans attendre, sans réserve ni retard, immédiatement à ce qui n’offre aucune prise immédiate ni médiate : à cette altérité du même et mêmeté de l’autre, à cette folie de la raison, à cet égarement du principium rationis dans lequel seul, enfin, la raison se connaît selon l’événement exorbitant de son inconditionnalité, de son invention infinie et infondée, de sa transcendance proprement insensée (ce qu’il aime nommer sa « déconstruction » : l’impossibilité d’achever l’édifice et d’en livrer les clefs tout autant que de clore les comptes de l’ouvrage). L’amour fou est le propre du propre qui dit adieu à soi en soi et pour soi, au même en l’autre, à l’autre donc aussi en tant qu’un autre même. Derrida écrit qu’un « je dois te porter », qu’il emprunte à Celan, « l’emporte à jamais sur le “ je suis”, sur le sum et sur le cogito » car « avant d’être moi, je porte l’autre ». Dans cette antécédence immémoriale et anoriginelle, orificielle, je précède et se précède en somme en tant qu’il porte l’autre. Cela s’entend comme le port d’un fardeau, comme le support d’un infirme, comme une prise en charge et bien entendu aussi (il y a pensé) comme une manière d’être enceint(e) : je porte l’autre en moi selon la loi de sa division qui tressaille en mon sein et qui va le distinguer de moi. C’est ainsi que le sujet subjective : étant support de l’autre. * Cela veut dire encore : faire que la raison s’aime d’amour propre – la philosophie même, ou la pensée, pesée, gravité, idée du corps dans sa chute propre ; faire que la raison s’aime au point où cet amour révèle l’aliénation originaire qui la précède et qui l’emporte depuis qu’elle est raison : logos, folie de s’abîmer dans la responsabilité – réponse et garantie – au sujet du sujet, au sujet de celui, de celle ou de cela qui jamais ne répondra de soi, dans aucune langue qui se puisse entendre, mais qui toujours fera retentir son idiome aussi sonore, « le monde est parti / je dois te porter » (cela se passe
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donc aussi là où philosophie et poésie s’éprouvent l’une l’autre, se portent l’une l’autre et sont l’une à l’autre insupportables). Patho-logie encore : il souffre, il est malade de se faire si mal ou si excessivement entendre. Il prie d’une même phrase pour qu’on l’écoute et pour qu’on se détourne : « je dois te porter » demande au lecteur de s’éloigner aussi bien que de s’approcher, résonne comme un appel et comme une plainte, toujours comme une sorte de prière. Avant la profération d’ego sum, il y a comme une prière, comme une imploration qui d’un même souffle accueille l’autre et ploie sous sa charge – ce qui s’appelle aimer. Cette imploration est partout chez lui, elle ne cesse de résonner dans sa voix. Elle est la prière secrète de son discours : qu’il porte l’autre, qu’il sorte du monde en portant l’autre, ainsi porté, emporté par lui. La différance de soi à soi, la différance du même au même, dans l’identité ou bien dans l’être, est une pensée de cette prière amoureuse : que je te porte et qu’ainsi tu m’emportes. Que je sois délivré de moi. L’amour est pour Descartes une des actions ou une des propriétés de la res cogitans (au même titre que le vouloir, le concevoir, l’imaginer ou le sentir). Il consiste à se conjoindre à un autre jusqu’à le considérer comme un autre soi-même. Un autre soi-même : un autre donc, au lieu et place du même, mais un autre aussi tout autant que moi autre que lui-même. Un autre qui se rapporte à soi en étant exposé au dehors de soi. Un autre qui m’emporte alors que je le porte. Cet emportement est une folie. Cette folie est la raison d’une pensée. Cette pensée est le développement rigoureux et conséquent de ce qui depuis si longtemps s’est engagé au titre du porter et du supporter : hypokeimenon, soubassement, suppôt, sujet – la substructure et la substance de cet accident que nous sommes.
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Nous sommes tous obligés à Jacques Derrida. Moi, personnellement, je suis et je serai obligé à Jacques Derrida tout au cours de ma vie philosophique. Pour un philosophe, le commencement, et, surtout, le commencement de la philosophie n’est jamais un événement quelconque, un moment passé et résolu, mais le point et la pointe initiaux d’un processus vif et efficace. Mon commencement philosophique, mon initiation personnelle à la philosophie est liée essentiellement à la philosophie de Jacques Derrida, donc je suis et je serai obligé à cette pensée philosophique énorme et toujours efficace, plus qu’aucune autre. En outre, je lui suis obligé comme pensée théorique, mais aussi comme pensée politique et éthique, qui n’étaient jamais, pour lui, des domaines séparés ou absolus. Nous sommes tous obligés parce qu’il montrait dans la raison un autre cap, autre que la raison paranoïaque, comme l’a désigné Jean-Luc Nancy, autre qu’une raison centrée sur lui-même. Pourtant – il y a toujours un « pourtant » – Jacques Derrida lui-même a écrit beaucoup de la nécessité de ce « pourtant ». Pourtant, considérant le débat entre Derrida et Foucault, nous parlons ici d’une rencontre entre deux concepts hétérogènes de la raison, et par conséquent du sujet – comme l’a indiqué Jean-Luc Nancy dans son texte. Et s’il est possible de débattre sur des choses hétérogènes – ce qui est loin d’être évident dès lors que, comme Aristote l’a dit, dans des choses qui sont heterogenos, il n’y a rien de commun, donc il n’y pas de différence entre eux non plus –, donc s’il est possible de débattre sur des choses hétérogènes, par les débats de cette sorte, on est souvent forcé de prendre une opinion différente. Je pense qu’on ne doit jamais choisir de ces deux concepts hétérogènes, puisque ce serait l’homogénéisation des concepts, mais on peut, et souvent on est forcé, de différer de cette hétérogénéité. Dans ce texte donc, je voudrais
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présenter un point de vue différent de ces deux interprétations, qui, quand même, est devenu possible par eux. Au cours de ce débat entre Derrida et Foucault émergeait un thème qui restait très important pour les participants, et que Jean-Luc Nancy a laissé à la pénombre dans son texte intitulé Ipso facto cogitans ac demens,1 mais traité en détail dans son livre l’Ego sum.2 Celui de la possibilité d’une raison en général. Dans son analyse de la Méditation première, Foucault voudrait montrer que Descartes excluait la folie par des outils médicaux contemporains. La folie n’est pas un outil de la réduction comme le sommeil ou le malin génie, mais elle est exclue du processus de méditation. Le « demens » est dépourvu de « mens » : il n’a pas de res cogitans. Au contraire, pour Derrida, la raison visée par la Méditation première n’est pas quelque chose qui soit déterminé historiquement par une praxis médicale contemporaine, et elle incorpore la folie. Pour Derrida, la raison est univoque : il n’y a pas de raison particulière. Je cite ici Derrida, qui, pour une raison classique, parle d’une instance plus générale : « mais celle-ci [la Raison classique] n’est qu’un exemple déterminé de la Raison en général. Et c’est à cause de cette unicité de la Raison que l’expression “histoire de la raison” est difficile à penser et par conséquent aussi une “histoire de la folie”. »3 Et plus tard : « Et si la folie, c’est en général, par-delà toute structure historique factice et déterminée, l’absence d’œuvre, alors la folie est bien par essence et en général, le silence, la parole coupée, dans une césure et une blessure qui entament bien la vie comme historicité en général. Silence non pas déterminé, non pas imposé à ce moment plutôt qu’à tel autre, mais lié par essence à un coup de force, à un interdit qui ouvrent l’histoire et la parole. En général. »4
L’une des critiques les plus essentielles lancées par Derrida contre l’archéologie foucaldienne est fondée sur le fait que Foucault lui-même utilise un concept général de la folie et de la raison pendant qu’il parle d’une histoire de folie. C’est-à-dire qu’il y a deux concepts de la folie chez Foucault : un concept général, qui vaut pour tous cas de folie, et un concept particulier, qui est historique et déterminé. Par conséquent, il y a deux concepts de raison et, bien entendu, de sujet. Voir dans ce présent volume. Cf. Jean-Luc Nancy, Ego sum, Paris, Flammarion, 1979, 11, sqq. 3 Jacques Derrida, Cogito et histoire de la folie, in L’écriture et la différence, Paris, Éd. de Seuil, coll. « Points », 1979, 59. 4 Derrida, L’écriture et la différence, 84. 1 2
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Pour caractériser la différence de l’interprétation de la Méditation première de Descartes, je dirais que là, où Derrida voit une réduction (ou plus précisément une réduction phénoménologique en tant que déconstruction, comme doute hyperbolique et démoniaque), Foucault y voit un assujettissement. Mon hypothèse sera très simple : pourquoi ne pas y voir une réduction comme assujettissement ? Naturellement, au fond de cette simple question, il y a un abîme profond. Parce que pour Derrida, « réduction » veut dire excès de détermination, c’est-à-dire une (non)-détermination essentielle, tandis que pour Foucault, « assujettissement » veut dire la détermination la plus essentielle. C’est ici le point où on est forcé de réinterpréter le texte de Descartes pour accéder à un point de vue différent. Je résume ici le plus vite possible les deux interprétations de mon point de vue. Derrida reproche à Foucault d’avoir confondu un processus hyperbolique avec un processus de la détermination. Selon Derrida, la Méditation première de Descartes est l’exécution d’une réduction où la pensée se débarrasse de toutes déterminations, premièrement des déterminations sensibles par une « folie totale » du rêve, deuxièmement des déterminations intelligibles par une « folie métaphysique et hyperbolique » du malin génie. En outre, au cours de ce processus, il y a un moment essentiel de discontinuité : de la sensibilité à l’intelligibilité, le passage est exécuté par « une rupture radicale », qui rompt d’un seul coup avec toute sensibilité. C’est pourquoi la folie en général, comme doute hyperbolique et démoniaque, est dépourvue de tout empirisme. Derrida lui-même souligne son retour aux interprétations traditionnelles ou au moins la parenté de son interprétation avec les interprétations traditionnelles. Comme dans beaucoup de textes de cette période, il insiste sur la différence de la déconstruction avec un empirisme ; le doute hyperbolique et démoniaque ne peut être déterminé par aucune motivation (ou fait) empirique. Par conséquent, le moment hyperbolique, l’introduction du malin génie au processus du doute, est l’inscription de la « folie » au sein de la généralité même, au sein de toute intelligibilité, de toute raison – sans que cette inscription puisse être motivée. « Je crois donc, dit Derrida, qu’on peut tout réduire à une totalité historique déterminée (chez Descartes) sauf le projet hyperbolique. »5 Tout au contraire ou au moins en différant radicalement de celui-ci, Foucault envisage la Méditation première comme un processus double de démonstration et de méditation.6 Selon lui, encore que ce processus en Ibid., 88. Michel Foucault, Mon corps, ce papier, ce feu, in Dits et écrits, Tome II, Paris, 1971, 245–268.
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tant que démonstration puisse être dépourvu de détermination, en tant que méditation, il est essentiellement lié à la motivation d’un sujet. Je cite la réponse de Foucault à Derrida. « Dans la méditation, le sujet est sans cesse altéré par son propre mouvement ; son discours suscite des effets à l’intérieur desquels il est pris ; il l’expose à des risques, le fait passe par des épreuves ou des tentations, produit en lui des états, et lui confère un statut ou une qualification dont il n’était point détenteur au moment initial. »7 Naturellement, cette position du sujet pour Foucault n’est pas entièrement un fait empirique, mais, assurément, elle est contingente. * Revenons au texte même de Descartes, et envisageons cette « rupture radicale » entre sensibilité et intelligibilité, soulignée par Derrida. Dans son interprétation (autant que dans les interprétations traditionnelles), cette rupture assure que le domaine de la raison (et de la philosophie) est dépourvu de toute motivation. Revenons donc aux peintres. Je cite Descartes : « Toutefois il faut au moins avouer que les choses qui sont représentées dans le sommeil sont comme des tableaux et des peintures [fatendum est visa per quietem esse veluti quasdam pictas imagines], qui ne peuvent être formées qu’à la ressemblance [ad similitudinem] de quelque chose de réel et véritable ; et qu’ainsi, pour le moins, ces choses générales, à savoir les yeux, une tête, des mains, et tout le reste du corps ne sont pas choses imaginaires, mais vraies et existantes. »8
Des peintures apparaissent au moment précis où on est censé rompre avec toute sensualité. Et ces peintures apparaissent à deux niveaux : en tant qu’objets du discours ou, plus exactement, en tant que « véhicules » d’une similitude (les vues du sommeil sont comme des peintures [pictas imagines]), et en tant qu’éléments du discours lui-même, puisque les vues du sommeil sont comme [veluti] des peintures, c’est-à-dire ad similitudinem, comme une similitude. L’image apparaît comme objet de discours et comme figure de discours. Il y a ici une autre duplicité, non pas un « a me profertur, vel mente concipitur », mais un « a me profertur, vel corpore imaginatur ». Ibid., 257. Meditationes de prima philosophia, in René Descartes, Œuvres, Charles Adam – Paul Tannery (éd.), Paris, Librairie Philosophique Jacques Vrin, 1996 [1897–1913] Tome VII, 19 ; Méditations métaphysiques in Descartes, Œuvres, Tome IX, 15.
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On pourrait dire (pour défendre les interprétations traditionnelles) qu’il ne s’y agit pas des généralités intelligibles, seulement des généralités corporelles, comme la tête en général, les mains en général. Mais dans le paragraphe suivant se trouvent des généralités d’une autre nature, celles de la substance et de ses attributs. Au lieu de citer le texte latin (ces paragraphes sont traduits très confusément dans la traduction française contemporaine et autorisée), je résume ces deux paragraphes.9 S’il y avait, dit Descartes, des peintres qui pourraient inventer [excogitent] quelque chose de vraiment nouveau (c’est-à-dire quelque chose sans les généralités corporelles), au moins de vraies couleurs devraient exister [ad minimum veri colores esse debent], dont ils sont composés [ex quibus illud componant]. Pour la même raison [nec dispari ratione], on doit supposer qu’il y a des choses plus simples et universelles dont les choses imaginaires sont composées, comme de vraies couleurs [tanquam coloribus veris]. Les choses de cette sorte sont la nature du corps [natura corporea], son extension [ejusque extensio], c’est-à-dire l’essence de la substance corporelle, son attribut principal ainsi que la figure des choses étendues, leur quantité, leur grandeur, leur nombre, le lieu où elles sont, le temps qui mesure leur durée. Ici, le vocabulaire a changé un peu. Entre les peintures et les choses simples et universelles, il y a un rapport d’analogie au lieu de la ressemblance : « pour la même raison [nec dispari ratione] ». Mais la similitude revient tout de suite : « comme de vraies couleurs [tanquam coloribus veris]. »10 Il s’agit ici d’un moment essentiel : au sein de la méditation, au sein de « l’otium » d’une solitude ou même d’un soliloque essentiel11 réapparaît la Ibid., Tome VII, 20. Il y a quelque importance de l’interprétation de ces mots : « coloribus veris ». JeanLuc Nancy, dans sa réponse à mon exposé, a mentionné que le texte peut être mis en accord avec les interprétations traditionnelles si on considère les couleurs comme des qualités premières et non comme des qualités secondaires. Donc si on entend par « vraies couleurs » non pas des qualités sensibles, mais des effets du mouvement des « corps lumineux » (La dioptrique, in Descartes, Œuvres, Tome VI, 81–93.), qui peuvent être traités rationnellement, on sort de la fausse aporie d’une corporéité dans l’intelligibilité. Mais je pense que c’est précisément la logique de la peinture classique (donc une logique particulière ou locale) qui traite la motivation de la ressemblance comme une force quasi-corporelle dans l’intelligibilité, c’est-à-dire comme une motivation dans la pensée. Même si on pouvait renoncer à la menace de l’empirisme dans la Méditation première par cette interprétation, la force d’une subjectivation dans la réduction reste active. 11 Descartes se réfère à la tradition de la Renaissance de l’otium quand il commence la méditation. Descartes, Œuvres, Tome VII, 17. « securum mihi otium procuravi, solus secedo, serio tandem & libere generali huic mearum opinionum eversioni
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force d’une motivation sous forme de ressemblance. L’image, en tant que duplicité parole-imagination de la ressemblance, paraît motiver ou forcer le sujet du doute. Le sujet du doute : c’est un sujet différent du sujet de la méditation au sens de Foucault, mais différent aussi d’un sujet « caché » au sens de Derrida. (« Caché » parce que selon l’interprétation de JeanLuc Nancy, Derrida emploie un langage « d’une inguérissable douleur : la mélancolie de l’autre perdu », comme Pascal emploie un tel langage à cause d’un Dieu caché.) On sait que pour Descartes, la frontière entre jugement de la pensée (l’analogie) et « jugement » du sens (ressemblance) est loin d’être infranchissable, mais, pour ainsi dire, strictement à sens unique : toute ressemblance est au fond analogie, mais il n’y a pas de ressemblance dans l’analogie. La cinquième partie de La dioptrique commence par un théorème qui propose que pour voir, on n’a pas besoin de petites images qui ressemblent aux choses représentées.12 C’est l’esprit qui voit, pas l’œil, comme en général, c’est l’esprit qui sent et non pas le corps.13 Au lieu de la ressemblance, c’est la « géométrie naturelle » qui garantit la vision, recréant par la pensée analogiquement la perception des choses (comme l’aveugle représente pour lui-même la distance utilisant deux bâtons). Cela recrée suivant les lois de la pensée – par des outils mathématiques, mais spontanés – l’image, qui dans le corps, à la surface intérieure de l’œil, a été créée par les lois de l’étendu. La ressemblance est donc basée sur l’analogie. La peinture est très similaire à la vision à cet égard, c’est-à-dire que les peintures ne ressemblent pas à leurs objets, ou plus précisément, « elles doivent ne lui pas ressembler »,14 car elles représentent un cercle par une ellipse. Pourquoi ici, dans la Méditation première, cet apparent renversement du sens ? On pourrait l’interpréter par des causes pédagogiques : la Méditation première est une initiation à la philosophie de Descartes, donc elle suit une voie renversée. Ou bien par une interprétation de l’analyse chez Descartes, au sens des Réponses aux secondes objections, où l’analyse paraît comme une voie inverse, « en sorte que, si le lecteur la veut suivre, et jeter les yeux soigneusement sur tout ce qu’elle contient, il n’entendra pas moins parfaitement la chose ainsi démontrée, et ne la rendra pas moins sienne, vacabo. » Pour la critique du soliloque cf. Jacques Derrida, La voix et le phénomène, Paris, PUF, 1993, 34, sqq. 12 Cf. Descartes, La dioptrique, 113. 13 Ibid., 101. 14 Ibid., 113.
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que si lui-même l’avait inventée. »15 Ou même par un processus double de démonstration et de méditation ou d’assujettissement. Mais toutes ces interprétations seraient anthropologiques, au sens où Jean-Luc Nancy utilise ce mot dans l’Ego sum. En effet, je voudrais affirmer que ce sont des interprétations légitimes. Mais du point de vue du doute, doute hyperbolique et démoniaque, elles sont contingentes. Au contraire, la force de la ressemblance dans la Méditation première n’est pas un événement contingent, mais un événement du processus du doute même. La critique de ressemblance est augmentée ici par une annexe affirmative. Selon cet exemple, le pouvoir de la peinture (et aussi la similitude du philosophe méditateur) ne s’épuise pas dans la ressemblance à son objet, son but est de rendre possible la réflexion (ou la pensée, si on entend par pensée quelque chose de différent de Descartes : non pas une présentation immédiate, mais la praxis de médiation qui émerge suivant un événement de rencontre des mondes) par l’événement donné dans l’analogie. La similitude n’expose pas seulement son lecteur à une sensibilité quelconque, mais elle le confronte à l’événement. Imaginons-nous un peintre – dit Descartes – qui peint un monde tellement étrange qu’on ne peut pas discerner de formes. Des couleurs, on doit pouvoir en discerner quand même, n’est-ce pas ? La tâche de la similitude est de construire un événement ; dans l’espace sensible d’un monde familier se présente une sensibilité étrange. Car la peinture n’imite pas, elle construit une image qui stimule la pensée (voire la rend possible) par la présentation d’une sensibilité étrangère. C’est-à-dire qu’elle est l’agent du doute. La peinture ne joue pas ici un rôle supplémentaire, comme l’imagination ou le souvenir dans la XIIe partie du Regulae, ou bien dans le cas du jeune Descartes en général. Elle n’est pas l’aide de la pensée au cours des raisonnements extensifs, cette tâche est devenue impossible pour la présentation sensible quand la pensée a rompu avec la sensibilité. Elle peut quand même devenir un exemple sensible dans le texte des Méditations, qui promeut le doute. Dans les Regulae, l’imagination et la mémoire aident la pensée à franchir la momentanéité de l’intuition. De la simple intuition à la déduction, la pensée ne peut y accéder qu’avec l’aide de la mémoire. La similitude de la peinture dans la Méditation première joue un rôle très différent. Elle n’aide pas la pensée, elle l’interrompt. L’interruption est un moment essentiel du doute : le sommeil ou le malin génie sont des interruptions aussi. La peinture est le malin génie de la sensibilité. Elle Descartes, Œuvres, Tome IX, 121. Pour cette interprétation cf. Boros Gábor, René Descartes, Budapest, Áron, 1998, 248–253.
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transforme la totalité de la vision, elle la dépouille de son immédiateté, elle expose que c’est l’esprit qui voit et non pas l’œil. Le malin génie peut me tromper par rapport aux êtres mathématiques, la peinture peut me tromper par rapport aux totalités du monde visible. Dans l’Experimenta,16 les fragments très jeunes de Descartes, on peut trouver des exemples de ce type de transformation de champs visibles. « On peut faire en un jardin des ombres qui représentent diverses figures telles que des arbres et les autres : Item, tailler des palissades, de sorte que de certaine perspective elles représentent certaines figures : Item, dans une chambre, faire que les rayons du soleil, passant par certaines ouvertures représentent divers chiffres ou figures : Item, faire paraître, dans une chambre, des langues de feu, des chariots de feu, et autres figures en l’air ; le tout par certains miroirs qui rassemblent les rayons en ces points-là : Item, on peut faire que le soleil, reluisant dans une chambre, semble toujours venir du même côté, ou bien qu’il semble aller de l’Occident à l’Orient, le tout par miroirs paraboliques ; »17
Dans une lettre de 1629, il nommait précisément « démoniaque » la science d’illusions optiques. « Il y a une partie dans les Mathématiques, que je nomme la science des miracles, pour ce qu’elle enseigne à se servir si à propos de l’air et de la lumière, qu’on peut faire voir par son moyen toutes les mêmes illusions, qu’on dit que les Magiciens font paraître par l’aide des Démons. »18 Les peintres de la Méditation première correspondent nettement à cette collection des magiciens de l’optique démoniaque. Ils inventent (excogitent, c’est-à-dire confrontent quelque chose par la pensée, par la cogitatio à la pensée quotidienne) quelque chose qui confond la vision. Ils créent quelque chose comme les jardins de Le Nôtre – contemporain de Descartes, qui a utilisé l’optique pour créer des illusions majestueuses –, avec une différence essentielle : pendant que Le Nôtre aurait voulu divertir, Descartes aurait voulu faire douter. La peinture fait réfléchir son spectateur.
Ibid., Tome X, 215. Descartes, Œuvres philosophiques, Tome I, Ferdinand Alquié (éd.), Paris, Garnier, 1997, 48. 18 Ibid., 21. 16 17
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Par ailleurs, les peintres de Descartes ne sont pas « les » peintres tout court. La peinture contemporaine de Descartes n’était pas du tout uniforme sur la question de la rationalité de la vision. Pour la plupart des peintres français, une peinture qui fait réfléchir le spectateur n’était pas désirable. C’était précisément le problème qui opposait le parti de Vouet et de Poussin à propos de la décoration de la Grande Galerie du Louvre. Poussin était accusé de peindre une décoration très peu éclatée, qui n’émouvait pas le spectateur. Répondant aux accusations de son adversaire, Poussin a écrit une lettre cartésienne à Noyers, le surintendant des Bâtiments de France. « Il faut sçavoir, dit-il, qu’il y a deux manières de voir les objets, l’un les voyant simplement, & l’autre en les considérant avec attention. Voir simplement n’est autre chose que recevoir naturellement dans l’œil, la forme & la ressemblance de la chose vue. Mais voir un objet en le considérant, c’est qu’outre la simple & naturelle réception de la forme dans l’œil, l’on cherche avec une application particulière, le moyen de bien connoître ce même objet : ainsi, on peut dire que le simple aspect est une opération naturelle, & ce que je nomme le Prospect, est un office de raison qui dépend de trois choses, sçavoir de l’œil, du rayon visuel & de la distance de l’œil à l’objet ; & et c’est de cette connoisance dont il seroit à souhaiter que ceux qui se mêlent de donner leur jugement, fussent bien instruits. »19
C’est la force de la ressemblance, c’est-à-dire la force d’une raison particulière ou locale de la peinture classique qui construit la généralisation du doute. Il s’agit ici d’une logique de la peinture particulièrement « classique », ainsi, le renversement du sens entre ressemblance et analogie est une illusion, il n’y a pas ici de renversement, mais un entrecroisement, un entrecroisement entre analogie et ressemblance. C’est-à-dire une ressemblance qui doit « ne pas ressembler » pour être fidèle à la chose même, et une analogie qui doit ressembler pour être effective. C’est la logique particulière de l’âge classique qui fonde le sujet du doute cartésien. Bien entendu, le doute hyperbolique et démoniaque comme produit de cette logique surpasse la particularité historique de la logique classique, mais la question n’est pas seulement de savoir comment le doute surpasse en gé19
La lettre a été publiée dans André Félibien, Entretiens sur les vies et sur les ouvrages des plus excellents peintres, anciens et modernes, Tome IV, Paris, 1725 [1685], 43–44. Ce raisonnement prend son origine dans un texte de Witello, mais il est cartésien dans son utilisation.
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nérale la raison particulière, mais comment le doute en général est devenu possible par une raison locale. Quand Jean-Luc Nancy analysait les peintures de la Méditation première dans son livre l’Ego sum, il a obtenu un résultat très différent. Pour lui, les « couleurs vraies » signalaient un sujet qui, sans être un substrat (la chose même dans toutes les modifications), sans avoir une position, aurait reçu les formes possibles. « La couleur a donc la position de la certitude – ce qui n’est pas sans étrangeté si l’on songe que la couleur comme telle est précisément sans position, et n’en obtient pour autant que de figures la circonscrivent. »20 C’est-à-dire que les couleurs sont de la sorte d’un sub-iectum qui élude la critique heideggerienne du sujet cartésien. Heidegger analysait le sujet cartésien dans son livre sur Nietzsche, et il a déclaré que le sujet de la métaphysique de l’âge moderne est une autoreprésentation de la pensée (cogito comme cogito me cogitare).21 Jean-Luc Nancy a montré que cette autoreprésentation comme autoportrait – loin d’être une simple présence à soi – est une monstration d’un sujet indéfini, un « chaocogito ».22 La déconstruction du sujet cartésien prend son exemple dans les couleurs. Mais cette interprétation du sub-iectum suppose qu’il y a une couleur « comme telle », que la notion de la « couleur » est univoque. Elle suppose aussi que ce sujet est donné ou au moins (si on songe que la donation suppose une présentation) peut être tracé. Je pense que le sujet n’est pas une origine indéfinie qui rend possible la pensée comme telle. Je pense qu’une raison locale peut et doit construire une pensée comme telle, c’est-à-dire un sujet comme tel. Le sujet n’est pas la condition de possibilité d’une pensée, mais le produit de la pensée (une pensée comme événement de rencontre des mondes, de mondes subjectifs, mais locaux – comme le doute cartésien). Les peintures de la Méditation première sont les outils de la construction d’un sujet : outils démoniaques pour construire un événement étrange. Bibliographie Boros, Gábor, René Descartes, Budapest, Áron, 1998. Derrida, Jacques, Cogito et histoire de la folie, in L’écriture et la différence, Paris, Éd. du Seuil, coll. « Points », 1979. Derrida, Jacques, La voix et le phénomène, Paris, PUF, 1993. Nancy, Ego sum, 76. Cf. Martin Heidegger, Nietzsche, Zweiter Band, Gesasmtausgabe Band 6.2, Vittorio Klostermann, Frankfurt am Main, 1997, 130. 22 Nancy, Ego sum, 83. 20 21
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Descartes, René, Œuvres, Adam, Charles – Tannery, Paul (éd.), Paris, Librairie Philosophique Jacques Vrin, 1996 [1897–1913]. Descartes, René, Œuvres philosophiques, Tome I, Alquié, Ferdinand (éd.), Paris, Garnier, 1997. Félibien, André, Entretiens sur les vies et sur les ouvrages des plus excellents peintres, anciens et modernes, Tome IV, Paris, 1725 [1685]. Foucault, Michel, Mon corps, ce papier, ce feu in Dits et écrits, Tome II, Paris, Gallimard, 1971, 245–268. Heidegger, Martin, Nietzsche, Zweiter Band, Gesasmtausgabe Band 6.2, Vittorio Klostermann, Frankfurt am Main, 1997. Nancy, Jean-Luc, Ego sum, Paris, Flammarion, 1979.
Eszter Horváth
Toucher au sens : le sensuel
« La chose, donc, s’élève, se détaille, et détache selon deux tours, et l’accélération incessante d’un tour-à-tour. Dans leur double solitude, les colosses échangent une infinité de clins, par exemple d’œil, se doublent à l’envi, se pénètrent, collent et décollent, passant l’un dans l’autre, entre l’un et dans l’autre. Chaque colonne figure ici un colosse (colossos), nom donné au double du mort, au substitut de son érection. Plus qu’un, avant tout. »1
Je relis Le toucher, Jean-Luc Nancy. Parfois je me permets de lire leurs livres, ceux de Derrida et de Nancy, autrement que « philosophie » proprement dite : là, maintenant, je lis Le toucher au performatif, comme acte d’une rencontre, d’une proximité d’idées, d’une pensée vivante, je dirais même « se survivant » par la pensée de l’autre – un acte de vie, acte de témoignage : un testament, au fond. Si on peut « toucher au cœur » de la pensée déconstructive, là, au fond de ce texte, il s’ouvre à s’offrir en héritage. « Que lui donner ? », se demande Derrida – il lui donnera une tâche, celle du recommencement, celle de la réécriture de l’héritage reçu, tâche que Jean-Luc Nancy travaille encore à accomplir : il donnera une nouvelle vie à cette pensée « autre » qui lui est adressée. Il y va du sens, et du sens du sens – et du sensuel qui transcende le sens, et de la transcendance qui, après tant de siècles outre-mondains, revient au monde : transcendance à portée de main, à même la peau, a-bordable, sensible, voire sensuelle. Il y va du sens de leur pensée de tendance excessive, de la pensée tentant d’outrepasser ses limites, l’un vers l’autre – Le Jacques Derrida, Prière d’insérer, in Glas, Paris, Galilée, 1974, 1–2.
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toucher, Jean-Luc Nancy est un acte d’amour. Si La carte postale se lit comme histoire d’amour entre Socrates et Platon, Le toucher, Jean-Luc Nancy se lit comme acte d’amour entre Derrida et Jean-Luc Nancy. Histoire et acte d’amour – la chose se déplace avec l’écriture qui devient autobiographique et plus encore : actuelle. Cet « acte » nous annonce l’actualité d’une renaissance (je dis bien renaissance, cela dit réécriture, ré-invention) d’une pensée qui tend et tient à l’infini, pensée indéfinie, tâtonnante, pensée au bout des doigts tendus à toucher tout ce qui s’offre à penser, à toucher, à sentir, à expérimenter, à faire – la tension s’y intensifie entre « sens » et « sensible » : c’est le désir de l’excès, la tension joyeuse et impulsive qui les lie, et qui les ouvrira enfin au « sensuel » – mais attendons un peu... C’est grâce aux tentatives d’excès, de pensée-limite, que la pensée contemporaine est de tendance transcendantale. Le transcendantal, c’est désormais notre affaire. Affaire, je dis, car le transcendantal nous est légué à faire – comme une sorte d’exercice, pratique quotidienne, de toucher au sens, voire faire sens. La transcendance y devient immanente – proposition scandaleuse dont la possibilité brouille tout le champ de notre héritage philosophique, nous laisse aujourd’hui sans repères, sans structure, sans définitions et catégories « fiables ». Il ne nous reste qu’à penser. Pensons, essayons. Ça promet une expérience sans pareil, inclassable... comme celle de Derrida – promesse « tenue », dans tous les sens différents impliqués dans cette « tendance » : tenir, tendre (verbe et adjectif), entendre, tendance, tension, intensité (et intension ! dirait Jean-Luc Nancy), les termes ne sont jamais que provisoires, leur jeu inlassable, on ne les arrêtera pas dans des définitions rigoureuses. La pensée doit rester inclassable, indéfinie, errante et différente – au prix de sa vie, et de sa survie... Avec la déconstruction, nous avons un exemple très parlant d’une pensée refusant tout « déconstructionnisme », tenant à suspendre toute tentative de clôture de la pensée (de définition, détermination, identification comme tel ou tel ensemble d’idées, méthodes, styles). On pourrait lire la déconstruction comme tentative de suspendre toute catégorisation. Mais les catégories ne se laissent pas éliminer, elles reviennent clore la pensée, lui donner un nom – puisque, à la fin, il faut bien savoir de quoi on parle. Alors, la pensée s’arrête dans sa structure identitaire… Évidemment, une pensée comme celle de Derrida se méfie d’une telle démarche – si elle ne peut pas se passer de la catégorisation, elle refusera en revanche tout « catégorisme ». Il doit pourtant y faire face quand
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l’œuvre de son ami, Jean-Luc Nancy, l’oblige à admettre un certain retour des « ismes ». La rencontre avec la philosophie de Nancy conduit Derrida à s’écarter de sa postérité, il introduit la catégorie de la « post-déconstruction », qui passerait de la suspension derridienne à une certaine renaissance des sujets/objets classiques de la philosophie. Derrida parle d’un « réalisme absolu, post-déconstructif ».2 Leur rencontre nous donne à penser un possible réalisme, voire matérialisme d’une certaine « post-déconstruction » – possibilité que Derrida tient à l’écart de la déconstruction, de « sa » déconstruction, mais une possibilité à laquelle il tient, en même temps. Le terme de « réalisme », ou pire encore, celui du « matérialisme » seraient difficiles à assumer pour Derrida, ce serait « trop dire »… ce sont des mots qui pèsent, trop grands, trop gros – des « gros mots » pour Derrida. Il prend ses distances vis-à-vis de cette « (im)posture », il souligne ses différences, tout en assumant, au fond, la version nancienne de la déconstruction. Car cette « posture » matérielle – pour le dire avec Derrida – serait « toujours déjà » à l’œuvre, à même le corps, dans le corpus même de la déconstruction. Voici donc le double jeu du renouveau philosophique. Et cela se complique par la suite, la postérité est toujours problématique. * On pourrait dire que le post-structuralisme se présente d’emblée comme pensée transcendantale, malgré le poids du terme, un des plus « gros » mots pour Derrida, un des plus élémentaires pour Nancy. N’oublions pas qu’avec le transcendantal, on est toujours déjà en dehors du discours, du savoir, en quête de possibilités, autres, de la pensée à réaliser. Avec le transcendantal, on est dans la création continue… de quoi ? À la limite de la matière et du savoir, entre sensible et insensible, le transcendantal serait le lieu exact de la création du sens : la pensée y prend forme, elle s’incorpore, elle devient sensible. La pensée de Jean-Luc Nancy la rendra touchable et touchante – « Le sens est le toucher... », dit-il dans Une pensée finie,3 et Derrida rajoute dans son commentaire : « l’essence du toucher, c’est le sens – l’essence du sens est le toucher [...] toucher touche à tout – tout comme la philosophie, diront certains [...] Le toucher n’est pas une catégorie parmi d’autres. D’où sa quasi-transcendantal-ontologisation », Jacques Derrida, Le toucher, Jean-Luc Nancy, Paris, Galilée, 2000, 60. Jean-Luc Nancy, Une pensée finie, Paris, Galilée, 1990, 293.
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et un peu plus loin : « Le sens est le toucher. Le ‘transcendantal’ (ou ‘ontologique’) du sens est le toucher : l’obscur, l’impur, l’intouchable toucher. »4 * C’est ce qui vient au jour avec Le toucher, entre Nancy et Derrida : la conception du transcendantal sensible. Après tant d’années de penser « en marge », à la limite : le transcendantal sera l’espace ouvert à la pensée en train de se faire, pensée qui s’écrit comme sens sensible. Le transcendantal s’ouvre désormais à la création. Les deux penseurs s’entendent là-dessus : on ne pense qu’à la limite de la pensée, touchant à l’impossible, au réel en tant que tel, aux choses, à la matière. Ils s’efforcent de figurer une sorte de sens issu du/comme non-savoir, insu, sens « à son insu », dira Derrida, par lequel « l’entendement du phénomène demeure pré-phénoménologique, à moins qu’on ne puisse le dire aussi trans-phénoménal ».5 Car le toucher, aussi sensible qu’il soit, n’aura rien de phénoménal ou de phénoménologique. Rien à voir, rien à comprendre, le toucher ne nous rendra jamais présent l’objet, le phénomène, la chose, le réel – le toucher est un don, touchant on donne du sens, par l’événement même de la rencontre des choses différentes, par l’acte, l’actualité sensible du sens – jamais présent mais actuel. Jamais « réel », en tant que tel, mais aréal : quelque chose a lieu, quelque chose prend place et s’espace, quelque chose installe son aire de jeu, quelque chose s’ouvre à l’infini. Avec le toucher, le réel ne sera plus pensé comme présent (auto)réflexif, le sensible selon le toucher défie l’auto-affection du penseur – pour toucher il faut être dehors, « se toucher dehors », qu’on ne touche jamais un « soi ». Le toucher défie toute clôture du (en) savoir : c’est de l’exploration, de l’invention. Le sens se donne justement par cette sortie de soi (ex-pression du sens, qui se donne comme sens) : c’est ainsi qu’il va toucher au matériel, au réel. L’intériorité n’existe pas dans l’univers commun des deux penseurs : on est si on se sent, et on ne se sent qu’à l’extérieur. On ne se sent jamais soi, mais un autre que soi, comme soi. Se touchant, on touche un autre – ainsi le sens du toucher est d’emblée sensuel, voire sexuel. « Toucher à soi, être touché à même soi, hors de soi, sans rien qui s’approprie. C’est l’écriture, et l’amour, et le sens. »6 Un peu plus loin : Derrida, Le toucher, 311. Ibid., 11. 6 Ibid., 310. 4 5
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« se toucher toi et non se toucher soi, ou même se toucher lui, elle ou autre – toi ne sera(s) jamais une simple médiation dans un mouvement réappropriant de la présence à soi – toi, métronome de mon hétéronomie, tu résisteras toujours à ce qui dans mon se toucher pourrait rêver l’autonomie réflexive ou spéculaire de la présence à soi, fût-ce celle du Dasein, ou de la conscience de soi, d’un savoir absolu. L’interruption de la dialectique, [...] c’est toi, quand je me touche toi. C’est pour cela que je t’aime, et parfois douloureusement, au cœur de la jouissance même »7
– écrit-il dans Le toucher. Mais vous reconnaissez bien sûr le ton de La carte postale – s’adressant d’un amour improbable à « toi, ma métaphysique ».8 La carte postale essaie de déjouer l’impossible adresse du sens – et comme l’adresse directe est impossible, Derrida fait appel à la spéculation : je vous rappelle, selon l’érotique prescrite et proscrite de la carte postale montrant Platon derrière Socrate (le sens de l’amour caché en “pS”, p comme prédicat minuscule qui pointe vers S, le Sujet en majuscule), « le prédicat spécule pour s’envoyer le sujet »9 – et la métaphysique s’y déclenche. « Il y a là Nécessité »,10 conclut Derrida sa carte postale – ça pèse lourd… il a le plus grand mal à accepter la nécessité des mots surchargés, et pourtant, il y a là nécessité, ça pèse, et ce qui se pèse ainsi, c’est encore le sens. Car le poids d’une pensée, c’est son sens, Derrida l’accorde volontiers à Nancy, surtout qu’il vient à son aide à peser ses propres « gros mots », mots incroyables tels qu’âme ou esprit, corps, sens, mondes, etc. […] et l’être, et le réel, évidemment ! Et le transcendantal, et la transcendance... quel défi ! « Comment avoir passé une vie avec des mots aussi marquants, indispensables, lourds et légers mais inexacts ? Avec des mots auxquels il faut bien avouer qu’on n’a jamais rien compris, mais l’avouer en se disculpant de toute véritable faute à ce sujet ? Est-ce ma faute si ces mots n’ont jamais eu aucun sens exact, assuré ou assurant pour moi, aucune valeur fiable, pas plus que des dessins au fond d’une grotte préhistorique […] La différence, c’est que je n’ai jamais pu ni osé toucher à ces dessins, fût-ce pour en parler un peu, alors que les gros mots que je viens de nommer… »11 Ibid., 326. Jacques Derrida, La carte postale. De Socrate à Freud et au-delà, Paris, Aubier-Flammarion, 1980, 212. 9 Ibid., 35. 10 Ibid., 273. 11 Derrida, Le toucher, 17. 7 8
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Nancy, lui, les a réinventés, il les a réveillés, ressuscités – stricto sensu. Avec Le toucher, Derrida s’adresse à Nancy avec une certaine gratitude (puisqu’ils partagent le « tact », justement, exactement). Il lui renvoie le sens de son toucher, il lui rend le sens de son geste – car il se sent, appelé à offrir, il en sent, il en approuve la nécessité, absolument : il sent la nécessité de lui donner raison ! « Que lui donner ? Une offrande qui touchât à la question multiple du toucher sur un mode à la fois nécessaire et contingent – mon offrande devrait donc le toucher tout en touchant à cette thématique, à cette ontologique, à cette rhétorique ou à cette poétique du toucher ».12 De façon à la fois nécessaire et contingente – c’est en cela que la pensée de Jean-Luc Nancy touche au réel, c’est en cela que « Le toucher reste pour Nancy le motif d’une sorte de réalisme absolu, irrédentiste et post-déconstructif. »13 « Réalisme absolu, mais irréductible à tous les réalismes de la tradition »,14 ajoute-t-il, puisque « L’espacement de l’espace qu’il expose au toucher reste irréductible à aucune étendue mathématisable, et peut-être à tout savoir ». Le réel y transcende toute réalité pensable, mesurable – Nancy lui donne le nom de « transimmanence ».15 Ce réel transcendant serait donc une sorte de « transimmanence », cela dit, un état de choses où la transcendance a lieu à même l’existence. Comment cela ? Comment y toucher ? Comment en parler ? Ou plutôt : comment le faire parler ? Comment faire place à ce « Quelque chose du réel qui nous advient... pour s’indiquer comme sa propre transgression ou transcendance »16 – voilà ce quelque chose qui resurgit dans l’œuvre de JeanLuc Nancy avec le réel qui fait « sens » : après tant années de suspense, de résistance au sens (ou plutôt de résistance du sens : par un double bind si caractéristique), la réponse s’y articule de nouveau en tant que sens.17 Ibid., 339. Ibid., 60. 14 Ibid., 60. 15 « Cf. La transcendance ou la transgression transcende ou transgresse dans l’immanence – laquelle en définitive (ou plutôt pour commencer) n’a tout simplement pas lieu. » Jean-Luc Nancy, Sexistence, Paris, Galilée, 2017, 88. 16 Nancy, Sexistence, 73. 17 Rien d’étonnant, au fond : « le cours du sens doit être interrompu pour que le sens ait lieu », nous avertit Jean-Luc-Nancy dans Demande : « Le sens est un surcroît, c’est un excès : l’excès de l’être sur l’être lui-même » (Jean-Luc Nancy, Demande, Paris, Galilée, 2015, 147) – il faut le suspense, il faut la résistance, afin que l’excès puisse avoir lieu. 12 13
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Il paraît que c’est justement cette résistance au sens (défini, stable, arrêté) qui fait sens aujourd’hui dans une praxis de la pensée vouée au « faire », dont la pensée de Nancy nous donne un exemple éminent : « l’exigence de l’accès du sens – ne peut pas cesser d’arrêter le discours et l’histoire, le savoir et la philosophie, l’agir et la loi »18 – voici l’impératif du sens qui nous advient aujourd’hui. Soulignons : il s’agit de l’accès du sens, non pas d’accès au sens – le sens du sens n’est pas intentionnel, ne nous laisse jamais la liberté de l’aborder frontalement, même quand il s’agit de « faire sens ». * Alors quel sens ? Car le sens du sens vacille. Cela oscille chez Nancy entre le sens signifié/signifiant, déterminé, donné – donné à déconstruire enfin – et l’ouverture au sens, flottant – ça vacille, ça flotte, comme sens à la limite des corps expressifs, ce sera quelque chose qui (se) passe à la limite indéfinie des corps. Suivant les indications de Corpus « c’est le sens lui-même qui va flotter, pour finir ou pour commencer, sur sa limite : et cette limite est le corps, non pas comme une pure et simple extériorité au sens, non pas comme on ne sait quelle “matière” intacte, intouchable, enfoncée dans une vraisemblable transcendance close dans l’immédiateté la plus épaisse (c’est l’extrémité caricaturale du “sensible” de tous les idéalismes et tous les matérialismes), non pas donc, pour finir comme “le corps”, mais bien comme LE CORPS DU SENS. Le corps du sens n’est en rien l’incarnation de l’idéalité du “sens” : c’est au contraire la fin de cette idéalité, la fin du sens, en ce qu’il cesse de se renvoyer et de se rapporter à soi (à l’idéalité qui fait “sens”) »19
– ça va se rapporter à l’autre, au dehors, hors soi. Entre sens signifié et sens signifiant s’annonce ainsi le sens comme signifiance (autre héritage post-structuraliste à l’œuvre au contemporain), la signifiance différente, signifiance absolue qui se présente comme « extase de la vérité, ouverture du sens »20 à la limite du corps, en tant que limite du corps – l’expeausition comme sens à même la peau. L’actualité d’un corps, son être-là, c’est cela, son sens. Ibid., 149. Jean-Luc Nancy, Corpus, Paris, Métaillé, 2000, 23. 20 Jean-Luc Nancy, Le sens du monde, Paris, Galilée, 1993, 30. 18 19
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Le sens nous advient donc comme avenir de la signification, ou ouverture de la signifiance au-delà toute signification, qui s’écrit (« s’excrit », ou plus récemment « sex-crit ») au bout des doigts à travers la recherche d’une sensibilité et une sensualité du sens : « Se sentir faire sens, et plus encore, se sentir comme l’engendrement du sens, tel est sans doute l’enjeu final de la philosophie ».21 Il nous reste à faire place au sens comme excès, surcroît, création – il faut donner lieu au processus de signifiance, c’està-dire à l’engendrement du sens. C’est avec cela, avec l’engendrement du sens comme excès, comme surcroît que la signifiance se manifeste dans un langage sexuel. Au-delà et en deçà de tout genre, le sens devient ou vient au monde sexué : sens sensible, sensuel, entre physique et métaphysique, entre matière et savoir. Dans l’œuvre de Nancy, cela commence avec la pensée de Psyché : la psyché en personne, étendue, l’étendue en personne, qui nous serait offerte par Freud « au lieu des conditions a priori, chez Kant », une sorte d’espacetemps bien particulier, un espace-temps – idée qui suscite chez Derrida, dans Le toucher, la possibilité d’une « esthétique transcendantale psychanalytique ».22 Chez Nancy, cette Psyché étendue annonce une pensée en excès (« en excès de toute psychanalyse »)23 depuis ses premiers essais – Psyché, cette figure débordante, excessive en soi, figure parlante de la signifiance au-delà de toute théorie du signe, elle sera son personnage conceptuel tout au long de son œuvre. Je dirais même : c’est Psyché qui en donne sens : c’est sa figure qui nous fait comprendre comment la matière inerte arrive à déborder en sens, comment le corps arrive à déborder en âme et vice-versa. Psyché : le corps-lieu, ni plein, ni vide, ni dehors, ni dedans, ce n’est qu’une peau « diversement pliée, repliée, dépliée, multipliée, invaginée, exogastrulée, orificée, évasive, invasie, tendue, relâchée, excitée, sidérée, liée, déliée » 24 – corps-peau qui donne lieu à l’existence : khôra, peut-on dire, corps ontologique et psychique à la fois : le corps de Psyché (qui, selon la note revenante du Freud, souvent touchée et retouchée chez Jean-Luc Nancy, est étendue et qui n’en sait rien, « Psyche ist ausgedehnt : weiss nichts davon ») est étendue entre la matière et le savoir-de-soi. Psyché est et s’espace entre la matière et le savoir – comme limite interne à l’affirmation « Ego sum/corpus », qui lie et délie le sujet et le prédicat dans toute Ibid., 244. Derrida, Le toucher, 58. 23 Jean-Luc Nancy, Ego Sum, Paris, Aubier Flammarion, 1979, 161. 24 Nancy, Corpus, 16. 21
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affirmation. Elle est la possibilité du sens, donc, de la communication du sens, elle est la possibilité du monde – Khôra, pour l’appeler par son nom derridien (ou derrido-platonicien), qui donne lieu au monde : l’ex-prime, l’ex-pulse, l’ex-tend. Psyché est, donc, un corps en acte. Avec elle, ça (Ça) pousse. Sans figure, sans intérieur, sans limites, elle est l’étendue lisse, qui, par inflexion d’un lieu, en se pliant, délimitant l’espace, devient quelque chose, quelque chose d’existant. L’étendue lisse se forme une bouche par laquelle elle s’affirme – voici l’acte de l’affirmation d’être : Psyché ouvre sa bouche et prononce « Ego sum ». Nancy nous décrit cette affirmation comme un spasme, une ouverture qui s’adresse au dehors, un corps en excès, qui se réalise dans une contraction extrême : «“Unum quid”, un quelque chose ni-âme-ni-corps ouvre la bouche et prononce ou conçoit ego sum. C’est du reste trop dire encore. Unum quid n’a pas de bouche qu’il pourrait manipuler et ouvrir, pas plus qu’il n’a une intelligence qu’il pourrait exercer à réfléchir sur elle-même. Mais quelque chose... s’ouvre (ça aurait donc allure ou forme de la bouche) et cette ouverture s’articule (ça aurait donc allure de discours, donc de pensée), et cette ouverture articulée, dans une contraction extrême, forme : je. Du coup, convulsée, elle se forme en je, elle s’éprouve je, elle se pense je. Je se touche et se fixe faisant-disant-je. Imaginons une bouche sans visage (c’est-à-dire à nouveau la structure du masque : l’ouverture de trous, et la bouche qui s’ouvre au milieu de l’œil : le lieu de la vision, de la théorie, traversé, ouvert et clos simultanément, diaphragmé d’une profération) – une bouche sans visage, donc, faisant l’anneau de sa contracture autour du bruit : je. “Tu” fais cette expérience tous les jours, chaque fois que tu prononces ou que tu conçois dans ton esprit ego, chaque fois – cela t’arrive tous les jours – que tu formes l’o de la première (première, avant elle il n’y a rien) personne : ego cogito existo... à vrai dire, c’est de ça qu’elle est et qu’elle fait l’expérience – qu’elle le fait ou le forme parce qu’elle ne peut l’être. »25
L’excès, le débordement, c’est encore de la différance, qui appelle à une ontologie de la matière excessive, en différenciation, qui aurait comme contenu la « révolution psychique de la matière »26 (autre formule énigmatique de Freud, ressuscitée récemment par Julia Kristeva), ce qui veut dire : dif Nancy, Ego Sum, 157. Cf. Freud, « Formulations sur les deux principes du cours des événements psychiques », Résultats, idées, problèmes, I, Paris, PUF, 1984, 133–143, cité par Kris-
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férenciation graduelle de la matière jusqu’à la psychisation – autrement dit : variation différentielle du sens. Cette ontologie de la matière excessive27 revient à une ontologie du corps (l’ontologie tout court, selon Corpus), ontologie des bords et du débordement qui trouvera son ex-pression, son corps propre dans Sexistence : ontologie où la différence sex-prime, sex-pose en corps, en exposition l’un à l’autre, en ex-tase, sexposant à la jouissance (…« réelle » – Lacan y résonne, au fond, c’est sa façon de raisonner). Une Ontologie donc, où corps et sens s’articulent l’un depuis l’autre, différant, dans un commun spasme : corps et sens y sont indissociables. C’est toujours une Ex-pression corporelle qui fait sens, à commencer avec le sexe, qui figure déjà dans Corpus comme « nom-éclat du corps », c’est-à-dire sa signifiance.28 « Ni substance, ni phénomène, ni chair, ni signification. Mais l’être-excrit »29 – et c’est en tant qu’être-excrit, que « le corps est l’archi-tectonique du sens »,30 expression excessive de l’existence (« les corps sont l’exister, l’acte même de l’ex-istence, l’être »31), « mot en trop ». C’est par cet excès consti-
teva. Cf. Julia Kristeva, L’érotisme maternel, in Pulsions du temps, Paris, Fayard, 2013. 197–215.) 27 Vous avez sans doute remarqué que nous glissons vers un terrain très proche de celui marqué par le nom de Gilles Deleuze, autre « proche » de Derrida, dont la proximité est ressentie tout au long de l’œuvre derridien, mais avoué seulement à la mort de Deleuze (« Depuis le début, tous ses livres (mais d’abord le Nietzsche, Différence et Répétition, Logique du sens) ont été pour moi non seulement des fortes provocations à penser, bien sûr, mais chaque fois l’expérience troublante, si troublante, d’une proximité ou d’une affinité presque totale dans les “thèses”, si on peut dire, à travers les distances trop évidentes dans ce que je nommerais faute de mieux le “geste”, la “stratégie”, la “manière” : d’écrire, de parler, de lire peut-être. [...] Deleuze reste sans doute, malgré tant de dissemblances, celui dont je me suis toujours jugé le plus proche parmi tous ceux de cette génération ».) Les œuvres de Derrida et de Deleuze se reflètent, résonnent, se touchent sans jamais s’approprier. Il y a une limite à jamais franchissable entre les deux, une limite à peine sensible – il y a là différance, dirait Derrida [...] qui pourtant maintient leur dialogue suspendu, mais ininterrompu, gardé en silence, une certaine communication cachée entre leurs lignes. La problématique du sens et du matérialisme post-déconstructif évoquée ici résonne bien sur les Mille plateaux et Logique du sens, pour ne mentionner que deux des textes deleuziens d’une importance évidente de ce point de vue. Les machines désirantes, les corps sans organes, le pli, le plan d’immanence, tous incontournables. Nous allons y plonger ailleurs. 28 Nancy, Corpus, 35. 29 Ibid., 20. 30 Ibid., 25. 31 Ibid., 20.
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tutif, que corps et langage s’articulent en sexpression mutuelle, que « Le sens se dit pour se faire et se fait pour se dire. »32 « Sexe et langage forment le double élément selon lequel nous existons en tant que « espèce humaine », autrement dit en tant qu’espèce qui de l’une et de l’autre manière excède tout ordre donné, déterminé selon le modèle que nous pensons avoir stabilisé d’ordres et de lois d’un univers cosmique, naturel et vivant. Ce qui toutefois s’expose aujourd’hui devant nous et par nous, comme nous-mêmes en notre propre existence, c’est que notre technique bouleverse ces ordres et ces lois, non toujours en les transformant mais au moins en les enrôlant pour le compte de cette technique »33 – sexe et langage : le double mouvement de l’expression humaine, double mouvement du sens, deux techniques de la transcendance humaine, deux techniques qui effectuent le saut transgressif de la matière humaine, ou plutôt de la matière en humain. Sexe et langage sont ainsi des modalités de passage, d’acte – de l’excès, c’est-à-dire l’acte par et dans lequel nous nous excédons (nous transgressons, nous nous transcendons) en êtres humains34 – à commencer par la transgression du corps en âme et de l’âme en corps, qui implique toute une onto-éroto-logie de l’humain. Rien d’étonnant si le monde se redéfinit chez Jean-Luc Nancy comme espace où du sens s’engage ou s’invente, par-delà la vérité. Le monde se redéfinit comme (ou plutôt s’ouvre comme) excès absolu du sens35 et l’existence (l’être-au-monde) comme « faire sens », voire faire place à l’excès du sens – c’est de l’invention, fiction, voire faction du sens. Aux bords du symbolique, donc : le réel, a-bordé. L’émergence de l’ordre symbolique, c’està-dire de nos réalités construites, nos mondes, n’y est plus fiction d’être, « Langage et sexe viennent ensemble de très loin et s’enlèvent, se soulèvent vers le plus lointain. Ils forment le double aspect du rapport, qui dans l’origine, écarte de lui-même l’être-en-soi, l’être clos sur son néant, et qui l’envoie au plus loin, vers sa propre disparition – silence et jouissance, épanchement, joie et perte. C’est de double manière l’adresse, l’envoi, la destination : le sens. Le rapport ne forme rien d’autre que le jeu du sens, son ouverture, son espace. Que ça aille de l’un à l’autre, ainsi seulement rendant l’un et l’autre réels, effectifs. Chaque parole désire un absolu d’existence – ” je dis « une fleur »… ” – et chaque désir du sexe touche une existence absolue. » Mais, un peu plus loin : « Langage et sexe font vérité l’un de l’autre : c’est-à-dire interruption du sens. Suspension de la continuité, discontinuité en tant que point d’apparition. » Nancy, Sexistence, 49–52. 33 Ibid., 70. 34 « La transcendance ou la transgression transcende ou transgresse dans l’immanence – laquelle en définitive (ou plutôt pour commencer) n’a tout simplement pas lieu. » Ibid., 80. 35 Nancy, Le sens du monde, 42. 32
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mais de la faction, de la fiction effective, performative : « L’expression de la réalité dans une forme langagière a cédé la place à la production d’une fiction où le réel se fraye un sens. »36 C’est cela, la transformation profonde du 21ème siècle, la « crise du sens » : le changement du sens du sens en « faire sens », où toute fiction poiètique du monde déborde en action. Il nous faut faire acte d’invention, dans ce monde conçu comme « espace où du sens s’engage ou s’invente, par-delà la vérité ».37 * C’est en cela qu’une pensée comme celle de Derrida est, et reste pour toujours, actuelle : par l’acte même de l’ouverture, de l’attention à l’autre, du con-tact. Rien de plus emblématique de ce point de vue que son con-tact amical avec Jean-Luc Nancy. Le sens pousse sur le sol, la surface tactile de ce tact partagé, dans l’espace vide, entre, entre deux mondes entrouverts, dans la tension de l’ouverture, dans la transimmanence interpénétrée – dans le pénêtre, dirait sans doute Derrida.38 Le sens pénètre. La pensée surgit. « Le besoin de philosophie surgit dans l’entre, l’écart étroit d’une scission, d’un clivage, d’une séparation, d’une division en deux »39 – entre Derrida et Nancy, en l’occurrence. Leur entre-deux est attesté depuis le début, toujours déjà, pourrait-on dire, Glas en est témoin (nous sommes en 1974, la carrière de Nancy vient à peine de démarrer), et voici ce qu’on y lit : « il y a-toujours-déjà-plus d’un-glas. Il faut lire glas comme “singulier pluriel”. »40 Il n’y a pas d’Immaculée Conception, il y a pénêtre, qui transcende toute Immaculée Conception, car, tout comme la transimmanence nancienne, elle est excessive, elle ne peut qu’être en excès sur toute propreté et propriété, elle arrive à rompre tout cercle auto-immunitaire. Au-delà de toute logique identitaire, il y a pénêtre, ça (le Ça, peut-être) pousse, ça pénêtre... « Un excès, une excédence ou transcendance. Une poussée d’être Nancy, Demande, 80. Nancy, Le sens du monde, 38. 38 Cf. Derrida, Glas, 1974, 1. : Hegel et Jean Genet, « Une dialectique d’un côté, une galactique de l’autre, hétérogènes et cependant indiscernables dans leurs effets, parfois jusqu’à l’hallucination. Entre les deux, le battant d’un autre texte, on dirait une autre “logique” : aux surnoms d’obsèquence, de pénêtre, de stricture, de serrure, d’anthérection, de mors, etc. » 39 Ibid., 109. 40 Ibid., 170. 36 37
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qui n’a aucun autre sens (ni raison, ni cause, ni fin) que d’être poussée – d’être en tant que poussée et d’être poussée par… son propre excès »41 – les deux œuvres philosophiques sont portées par la même poussée excédant toute philosophie « proprement dite ». Un peu comme les deux colonnes, les Colosses dénommées Hegel et Genet : « Une dialectique d’un côté, une galactique de l’autre, hétérogènes et cependant indiscernables dans leurs effets, parfois jusqu’à l’hallucination. Entre les deux, le battant d’un autre texte, on dirait une autre “logique” : aux surnoms d’obsèquence, de pénêtre, de stricture, de serrure, d’anthérection, de mors, etc. »42 Double bande, bande contre bande43 dans cette rencontre (dé)constructive : ça s’érige sous nos yeux, en lisant, en écrivant – le rebond de la philosophie en résulte. La pensée renaît de l’interpénétration sensuelle de leurs œuvres. Ça recommence, ça pousse inlassablement, par l’amour, par la sensualité du sens. « Je commence par l’amour »,44 affirme Derrida en toute simplicité... et le sujet s’y indécide, s’y dédouble du coup : quel « je » ? Moi, « Derrida », comme tout autre « je » d’ailleurs, commence par l’amour – et n’en finit pas. Bibliographie Derrida, Jacques, Glas, Paris, Galilée, 1974. Derrida, Jacques, La carte postale. De Socrate à Freud et au-delà, Paris, Aubier-Flammarion, 1980. Derrida, Jacques, Le toucher, Jean-Luc Nancy, Paris, Galilée, 2000. Kristeva, Julia, L’érotisme maternel, in Pulsions du temps, Paris, Fayard, 2013. Nancy, Jean-Luc, Ego Sum, Paris, Aubier Flammarion, 1979. Nancy, Jean-Luc, Une pensée finie, Paris, Galilée, 1990. Nancy, Jean-Luc, Le sens du monde, Paris, Galilée, 1993. Nancy, Jean-Luc, Corpus, Paris, Métaillé, 2000. Nancy, Jean-Luc, Demande, Paris, Galilée, 2015 Nancy, Jean-Luc, Sexistence, Paris, Galilée, 2017.
Nancy, Sexistence, 94. Derrida, Glas, 1. 43 Ibid., 2, 77. 44 Ibid., 12. 41
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Les origines et les espaces de la déconstruction1 « La différance est non seulement irréductible à toute réappropriation ontologique ou théologique – onto-théologique – mais, ouvrant même l’espace dans lequel l’onto-théologie – la philosophie – produit son système et son histoire, elle la comprend, l’inscrit et l’excède sans retour. »2 « Tout en secret se joue ici. Car cet emplacement déplace et désorganise aussi nos préjugés onto-topologiques, en particulier la science objective de l’espace. Khôra est là-bas mais plus “ici” que tout “ici”… »3
Il serait tentant de commencer notre étude par le constat suivant : l’espace joue un rôle central dans la philosophie de la déconstruction. Oui, ce serait un bon point de départ, sauf que cette proposition est une contradiction en soi en parlant d’une pensée (d’un mode de pensée) qui s’autoidentifie à partir de tendances décentralisatrices. Les textes de Jacques Derrida sont bien riches en contradictions, paradoxes et apories, mais pour que notre contribution puisse s’insérer dans la logique convergente – si chère au philosophe français – de la participation et de l’exclusion, contentons-nous d’affirmer pour le moment que la déconstruction ne dispose pas de notion centrale, ce qui est dû, dans une mesure non négligeable, à sa façon de penser l’espace. « Il n’y a pas de hors-texte », voici l’un des axiomes notoires – maintes fois cité dans des contextes différents – du maître de la déconstruction, Pour réaliser cette étude l’auteur a bénéficié du soutient du soutien du Fonds National pour la Recherche Scientifique (OTKA) de Hongrie. 2 Jacques Derrida, La différance, in Marges de la philosophie, Paris, Minuit, 1972, 6. [Je souligne.] 3 Jacques Derrida, Sauf le nom, Paris, Galilée, 1993, 58. 1
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selon lequel le texte se déroule, c’est-à-dire que ni le lecteur, ni l’auteur ne peuvent adopter un point de vue extérieur, originel, neutre par rapport à lui. Et, par ce postulat, nous voici tout de suite au cœur du problème de l’espace ou, plus précisément, à celui même de cet espace textuel où l’exégète de l’ère postmoderne libéré de la contrainte de définition ou, justement, intimidé par cette extrême liberté, cherche à s’orienter dans le labyrinthe sans fin des notions qui se dérobent à toute définition univoque, s’entrecoupent et se permutent les unes dans les autres. Le terme autour duquel s’organise notre étude, à savoir celui de l’espace n’y fait pas exception non plus : tandis qu’il se présente comme synonyme à de tels concepts et principes déconstructifs de base comme la trace ou la différance, il ne cesse de cheminer vers la problématique du commencement et de l’origine. Espace – espacement – différance – trace – écriture –supplément – dissémination… Tout lecteur de Derrida pourrait se sentir incité à interrompre cette série d’équivalence conceptuelle afin d’en retrouver le commencement, malgré les propos du philosophe, qui ont d’emblée mis au clair que c’est uniquement une sorte de pensée nostalgique cramponnée à la métaphysique, qui présuppose une origine absolue ou un accomplissement définitif, et cherche ainsi à se dérober au mouvement temporel et différentiel des signes. Mais pour mieux comprendre, à l’aide de l’espace, ce mode de réflexion doté d’un caractère paradoxal et aporétique bien assumé, il nous serait pratique de retourner à l’origine, qui, dans notre cas, correspond au point de départ phénoménologique signifiant l’une des soidisant origines de la déconstruction et, armés de cet appareil et en suivant les traces de Derrida, de nous attaquer à un texte en marquant l’origine, à savoir à ce passage du Timée de Platon qui commente la formation du cosmos. Commençons donc par le commencement. Il est à savoir que l’apparition de la déconstruction – philosophie qui s’est constituée à partir de et en réponse à la phénoménologie – fut suscitée par la critique de la phénoménologie husserlienne. Derrida expose cette critique sous sa forme la plus ample et détaillée dans La voix et le phénomène, où il analyse le 1er tome des Recherches logiques de Husserl. Ce dernier consacre ses Recherches logiques à la question de la langue et arrive à la conclusion que le sens est une entité idéale supposée comme donnée dans la conscience intentionnelle signitive, et comme indépendante de toute fonction communicative et de tout signe linguistique. Derrida considère que la séparation du sens, cette entité idéale, purement spirituelle de la fonction de signe est une conviction profonde qui, depuis Platon, détermine la métaphysique occidentale et remonte, en effet, à une différence
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encore plus fondamentale qui domine toute la tradition métaphysique : à la différence entre la présence et son état réduit, celui du manque, la nonprésence ou l’absence. Selon la prémisse de Husserl, il existe un milieu où le sens pur s’établit sans l’intermédiaire du signe, à savoir le discours solitaire intérieur que nous appelons aussi, depuis Platon, pensée. Dans le soliloque, la conscience est capable de se replier sur elle-même de la manière la plus indirecte, parce que son médium, la voix préserve à la fois la présence des choses et la présence de la conscience à elle-même. Notamment, selon le mot de Derrida, la complicité entre l’idéalisation et la voix s’enracine dans ce contexte – qui garantit l’idéalité et l’objectivité de l’objet tout comme celles du sens – parce que celui-ci est indépendant de la spatialité du monde, c’est-à-dire de l’ici et maintenant de la subjectivité empirique qui habite le monde et qui risque à tout moment de faire broncher le sens identique à lui-même. En tant que voix, la langue ne se détache pas de la présence à soi-même – le fonctionnement de son corps de signifiant ne l’expose pas au danger de se perdre dans le monde ou l’espace. En effet, la définition de l’être comme idéalité et la définition de l’être comme présence ne se distinguent pas l’une de l’autre, toutes les deux se fondent essentiellement sur l’exclusion de ce qui est extérieur, à caractère de signe – pourtant, Derrida a voué tout son œuvre à démontrer que la présence pure de la pensée n’est autre, justement, qu’un mythe, le mythe que l’homme aspirant à apparaître et à penser lui-même en tant qu’être rationnel s’est construit afin de se rassurer. Et bien que la présence pure et sans intermédiaire du sens, garantie par la voix, puisse sembler évidente et, par conséquent, rassurante, les manœuvres critiques systématiques menées à l’encontre du phono- et logocentrisme, devenues la marque même de la déconstruction, sont censées prouver que la pensée (activité de conscience) considérée comme telle n’est qu’un présupposé incontestable ou, si l’on pousse encore plus loin, le présupposé le plus fondamental de la philosophie occidentale, étant à la base de notre structure de réflexion. La lecture déconstructiviste, si sensible aux contradictions, de La voix et le phénomène révèle que même si tout élément extérieur, y compris le signe, est exclu de l’union intime du logos et du phônê, ce qui conduit à la mise en œuvre de toute une multitude de distinctions (extérieur/intérieur, corps/esprit, voix/écriture, transcendantal/psychique, etc.), dont l’un des constituants l’emporte sur l’autre, dans son argumentation, c’est Husserl lui-même qui met en question, par sa conception du temps, la réalité présente de la conscience, cette dernière étant responsable de la présence de
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ce rapport essentiel, de cette union directe et, en même temps, de l’apparition pure et sans distorsion de l’idéalité. Car les analyses du temps du phénoménologue – inspirées par la théorie du temps d’Augustin – mettent en évidence que le présent n’est pas ponctuel, mais intérieurement limité et que le présent est strictement lié au non-présent. C’est donc cette structure bien complexe que Derrida se propose d’illustrer par l’introduction de la notion de la trace. Le contenu de l’instant précédent (pour que je ne l’oublie pas pour toujours) laisse une empreinte, tout comme ce petit déplacement qui fait la différence entre l’instant précédent et le maintenant. C’est cette structure de traces constituant le présent de toujours dans la mobilité du temps, ce mouvement essentiellement matériel qui survient dans l’espace et que nous pouvons nous imaginer sous forme d’une sorte de signe écrit, qui – resté inexploité par Husserl – correspond dans la terminologie générale de Derrida à l’archi-écriture.4 Notons l’importance décisive de cette allusion à l’écriture précédant le phénomène de la voix, à l’écriture-signe qui se prête à montrer, par sa divergence continue et irréductible ainsi que par sa non-simultanéité, l’impossibilité de cette croyance en la présence qui ne cesse de se réincarner. Nous pensons que les résultats et conclusions de la déconstruction sont, aujourd’hui, largement connus. Nous avons pourtant jugé important de nous arrêter à ses origines où ses notions de base et sa logique ont été élaborées pour pouvoir y mettre plus en valeur les considérations relatives à l’espace qui l’ont conduite à révoquer en doute la conscience et l’expérience comprises comme présence. La plus importante parmi ces considérations de notre point de vue actuel, celle qui attirera donc notre attention par la suite, est que d’après Derrida, « la temporalisation du sens « La différance, c’est ce qui fait que le mouvement de la signification n’est possible que si chaque élément dit “présent”, apparaissant sur la scène de la présence, se rapporte à autre chose que lui-même, gardant en lui la marque de l’élément passé et se laissant déjà creuser par la marque de son rapport à l’élément futur, la trace ne se rapportant pas moins à ce qu’on appelle le futur qu’à ce qu’on appelle le passé, et constituant ce qu’on appelle le présent par ce rapport même à ce qui n’est pas lui : absolument pas lui, c’est-à-dire pas même un passé ou un futur comme présents modifiés. […] Et c’est cette constitution du présent, comme synthèse “originaire” et irréductiblement non-simple, donc stricto sensu, non-originaire, de marques, de traces de rétentions et de protentions (pour reproduire ici, analogiquement et provisoirement, un langage phénoménologique et transcendantal qui se révélera tout à l’heure inadéquat) que je propose d’appeler archi-écriture, archi-trace ou différance. Celle-ci (est) (à la fois) espacement (et) temporalisation. » Derrida, La différance, 13–14.
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est d’entrée de jeu “espacement” »5 : la trace et l’archi-écriture signifient le rapport de l’intimité du présent vivant à sa propre extériorité, l’ouverture générale de celui-ci à l’extériorité, au non-propre, etc. Et si nous acceptons que la spatialité est à la fois « intervalle » ou différence ainsi qu’ouverture à l’extérieur, nous devons également admettre que l’intériorité absolue n’existe plus, car l’« extérieur » pénètre le mouvement dont son intérieur non-spatial – qui se donne et se désigne comme « temporel » – se constitue, « se présente ». Ce n’est donc pas de l’extérieur que l’extériorité de l’espace, l’extériorité comme espace envahit le temps, elle se révèle « à l’intérieur » du mouvement de la temporalisation comme purement « extérieur ». Derrida souligne à maintes reprises et sous un angle à chaque fois différent que l’extériorité « extérieure », « spatiale » et « objective » que nous prenons pour une évidence ne pourrait point apparaître comme telle sans la différance et la temporalisation. En voici une illustration : « L’origine de l’expérience de l’espace et du temps, cette écriture de la différence, ce tissu de la trace permet à la différence entre l’espace et le temps de s’articuler. »6 Le fait que le mouvement de la temporalisation implique originellement une sortie dans le « monde » exerce une influence considérable sur l’analyse déconstructiviste des textes et, après tout, l’observation de ces dimensions spatio-temporelles nous aide aussi à comprendre cette logique singulière et ce tissu notionnel dont nous avons parlé ci-dessus et qui s’échappent à toute détermination. Tout en abordant la même problématique – et la question de l’espace –, nous pouvons également dire que dans le processus du sens, le maître de la déconstruction s’intéresse essentiellement à saisir comment le temps devient espace et comment l’espace devient temps, c’est-àdire – en termes techniques – l’espacement, étant donné qu’il s’agit là d’un devenir non perceptible, non-présent et, par conséquent, inconscient. Autrement dit, malgré tout précédent discursif et tout emprunt, l’interrogation de Derrida, en passant par la problématique de la présence, débouche au-delà du champ d’étude de la phénoménologie. « L’archi-écriture comme espacement ne peut pas se donner comme telle, dans l’expérience phénoménologique d’une présence »,7 écrit-il dans De la grammatologie. La cause, d’ailleurs, pour laquelle l’archi-écriture, l’espacement et la trace ne peuvent pas se donner dans cette expérience est que même s’ils y sont présents en fonction de signes de la différence permettant l’identification, ils en sont en même temps absents, ne faisant pas partie du système en Jacques Derrida, La voix et le phénomène, Paris, PUF, 1967, 96. Jacques Derrida, De la grammatologie, Paris, Minuit, 1967, 96. 7 Ibid., 99. 5 6
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fonctionnement effectif des signes. Et nous nous approchons peut-être de l’explication de la raison pour laquelle ces termes peuvent être employés comme synonymes et aussi de celle de leur portée décisive dans le discours de la déconstruction. Le sens – comme, nous l’avons vu, Derrida le souligne d’après Husserl – est de nature temporelle, il n’est jamais simplement présent (toujours étant déjà sorti de lui-même), il s’incruste dans l’espace et suit le « mouvement » de la trace, c’est-à-dire l’ordre de la « signification ». Le mouvement du signe n’est donc possible que dans le temps, mais le temps ne devient réellement temps que dans la structure des signes/traces. Or, le mouvement simultané de la temporalité et de la signité produit un paradoxe quasi indomptable auquel la réflexion doit faire face. C’est la monstration, la révélation de ce type de paradoxes qui constitue, en effet, le discours de la déconstruction. Et le dénouement du paradoxe susmentionné concerne tout aussi bien la signification du mot espace, question qui hante tout l’œuvre du philosophe. Car, d’après ce qui vient d’être dit, il n’y a rien de surprenant à ce que l’espace comme trace et comme écriture ne se laisse pas condenser dans la simplicité de la présence, (vu qu’il est en éternel mouvement) il ne cesse de se différer et différer de lui-même dans la double dimension de l’espace-temps. Il en est de même pour le passé, car si l’archi-écriture (c’est-à-dire l’espacement de la trace) – autrement dit : la structure de signes référentielle – n’habite pas seulement le présent, mais est plus originelle, plus archaïque, le sens pris au sens général n’a pas d’origine. C’est justement pour cela que, parmi les récits originels si fervemment étudiés par Derrida, nous nourrissons un intérêt particulier pour le Timée de Platon, qui nous reconduit à l’origine du monde créé, c’està-dire à celle de l’espace. C’est dans le Timée que Platon s’est proposé de résumer sa cosmogonie. Il n’est peut-être pas exagéré d’affirmer que ce grand dialogue consacré à la théorie de la création est l’un des textes fondateurs de la réflexion théorique par excellence de l’espace de la philosophie occidentale. Il est évident que marquer la frontière entre le mythe, c’est-à-dire la pensée avant la philosophie, et la philosophie elle-même n’est pas une tâche sans difficultés, mais la question de l’origine du monde est un point commun à ces discours, l’une des interrogations auxquelles tous les deux cherchent à répondre. La différence entre la philosophie et le mythe réside justement dans la manière dont ils traitent les sujets qu’ils partagent ou, plus exactement, dans les particularités de leurs modes respectifs d’explicitation, de mise en forme de ceux-ci. Le passage fréquemment cité du muthos au
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logos a commencé par la distinction du langage de la narration, celui des récits de dieux et de héros, et du langage, plus strict, de l’argumentation. L’explication des phénomènes du monde par les interventions des dieux cède progressivement sa place à une prise de possession du monde plus rationnelle. Les conceptions mythiques relatives à l’origine du monde se voient donc remplacées par des explications philosophiques s’appuyant sur des arguments afin d’élucider la création. N’oublions pas néanmoins que la philosophie de Platon, qu’il a élaborée en entrant en débat critique avec ses prédécesseurs, Pythagore, Héraclite et Parménide en premier lieu, ainsi que les sophistes, a un trait particulier bien apparent, à savoir l’usage fréquent de mythes. Ceux-ci, intégrés dans ses raisonnements, n’y sont cependant pas évoqués pour remplacer mais plutôt pour illustrer, élucider ou compléter l’argumentation. 8 Tel est apparemment le cas du Timée aussi. Le protagoniste du Timée, célèbre pythagoricien, relate la genèse du monde à travers un mythe imaginé qui s’adopte, de manière très captivante, à la philosophie de Platon dans son intégralité, avec un accent particulier sur son centre de gravité, la théorie des idées. D’après cette théorie de la création, le chaos originel a été organisé en cosmos, c’est-àdire en une unité régulièrement ordonnée par le charpentier du monde, le Démiurge qui, regard fixé sur les formes intelligibles, a fabriqué le plus beau et le meilleur des mondes à partir du matériau préexistant. Il ne s’agit pas ici d’une création ex nihilo, à partir de rien – dont l’idée est foncièrement étrangère à la philosophie grecque – car l’artisan-Démiurge n’avait qu’à agencer le matériau et les idées donnés d’emblée. Contrairement au Dieu chrétien, le Démiurge créateur n’a donc pas conçu le monde à partir du néant et n’a pas joui d’une extrême liberté dans son travail d’organisation, il n’a fait que suivre l’ordre des idées éternelles. C’est l’espace, le lieu même de la création, qui a reçu les idées, en donnant ainsi naissance au cosmos. Nous pouvons donc considérer que la présupposition principielle de l’espace (du lieu de la création), en grec : de la khôra, passe pour un des nouveaux éléments cosmologiques que ce dialogue a introduits dans la philosophie antique contestant en général que le matériau primitif soit le produit de Dieu. D’après les lectures derridiennes de Platon, il se trouve cependant que la rhétorique, la logique singulière des images des mythes évoqués dans ces dialogues entrent sans cesse en contradiction avec le dualisme platonicien. Dans son écrit intitulé La pharmacie de Platon, ce sont les significations du mot pharmakon, utilisé comme la métaphore de l’écriture, que Derrida oppose à la critique de l’écriture du philosophe antique.
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La question du lieu, de l’espace de la création, de la khôra se pose lorsque le dialogue s’interroge sur la totalité de l’ordre des étants. Platon remarque une fissure dans l’ensemble métaphysique de l’ordre des choses invisibles, immuables, non soumis à la création et de celui des choses sensibles, changeantes qui sont en mouvement continu. Un hiatus qui concerne le problème de la réalité et de la médiation (de la médialité, dirions-nous avec le terme actuel), étant donné que la question du passage de l’une de ces deux sphères dans l’autre reste sans réponse tant que nous voyons l’existence comme le privilège du monde des choses immuables, idéiques. La médiation, le hiatus sont des points importants à réfléchir puisqu’il est connu que Platon établit une opposition nette – et proportionnée sur une différence de valeur – entre l’existence éternelle et l’existence temporelle, vu que ce sont les idées qu’il place à l’échelon le plus haut de sa hiérarchie de l’être et, au sens strict, ce n’est qu’elles qui existent réellement et en soi, et peuvent donc servir d’archétypes, de modèles au monde sensible. Les objets et les êtres perceptibles et éphémères du monde empirique, par contre, il ne les considère pas comme des étants autonomes, ils n’existent que par leur participation aux idées, qu’en tant que répliques ou images des idées. Platon abolit donc (au moins partiellement) cette séparation stricte et sans médiation des différents domaines de l’être et des connaissances, en introduisant par ce dialogue une instance médiatrice entre les idées et le monde sensible, à savoir l’espace indéfini. L’espace, se présentant ici dans le rôle de médiateur, est – et c’est le moins que l’on puisse affirmer à son propos – fort mystérieux, ce qui résulte de son statut ontoépistémologique incertain. En effet, Platon attribue à cet espace le nom de triton genos, de troisième genre qui coexiste avec les deux autres, à savoir le monde créé, celui des choses (représentations) et le monde de l’être, des idées (modèles), c’est-à-dire avec le genre des choses sensibles et celui des choses intelligibles. Mais ce troisième genre renverse l’ordre polarisé du monde tel que Platon le voit, tout en étant au-delà de cette polarité. Il se situe à l’extérieur de l’ordre de l’être, il est donc anachronique, il est même l’anachronie de l’être, l’anachronie cachée dans l’être. La khôra, bien qu’elle n’existe ni ne se crée, dispose donc – et c’est ce qui nous invite à continuer d’y réfléchir – d’un aspect spécifique, elle est soumise à une certaine expérience empirique, c’est-à-dire – comme le souligne Derrida – qu’elle participe à l’intelligible de manière aporétique. Il est donc peu étonnant que l’interprétation multiple que le philosophe donne à la khôra se focalise justement sur le caractère aporétique de celle-ci. Autrement dit : l’analyse de Derrida met surtout en relief com-
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ment le dialogue de Platon esquive toute réponse éventuelle à la question suivante : Qu’est-ce la khôra ? Afin de mieux comprendre l’improductivité de tout commentaire à travers la futilité de l’interrogation métaphysique de base relative à la détermination de la substance, à la divulgation de l’essence, à la définition de la présence, arrêtons-nous un instant à l’une des spécificités principales de la khôra, telle que Derrida nous l’expose.9 L’incertitude du statut onto-épistémologique de celle-ci provient, en fait, de ce que cet espace intermédiaire entre les deux côtés susmentionnés de l’être se caractérise plutôt par sa différence que de son identité. Derrida se lance à démontrer dès la première page de son analyse que « ce que Platon désigne sous le nom de khôra semble défier, dans le Timée, cette “logique de non-contradiction des philosophes” […] cette logique “de la binarité, du oui ou non”. Elle relèverait donc peut-être de cette logique “autre que la logique du logos”. »10 Même si, en parlant de la khôra, nous ne pouvons pas affirmer qu’elle n’est ni immuable et intelligible ni en devenir et sensible, c’est-à-dire qu’elle n’est pas une origine évidente, sans équivoque ou, pour dire autrement, pure, il n’est pas cohérent d’arriver à des distinctions logiques et métaphysiques considérées au sens d’opposition. Si la khôra révèle l’oscillation des deux genres d’oscillation entre les genres respectifs d’étant, cela veut dire qu’elle se situe au-delà de la polarité dont elle renverse ainsi l’ordre, et qu’elle rompt, par conséquent, avec la logique ontologique en vigueur depuis Aristote.11 Il est évident que le mythe parcourant l’espace de la création et des premières origines est en relation intime avec le temps, car la khôra archaïque, préhistorique (pour ne pas dire pré- ou architemporelle) ne fait rien d’autre L’analyse derridienne ne faisant que frôler les aspects argumentatifs, structuraux et poétiques du texte, insiste sur ce que le dialogue met en œuvre un jeu complexe des espaces dont la composition est dominée par une mise en abyme imitant le fonctionnement de la khôra. L’abîme qui s’ouvre au milieu du livre ouvre en même temps le lieu où tout s’implante et se reflète à la fois. Khôra est le réceptacle, c’est elle qui donne lieu à toute histoire ontologique ou mythique, c’est pour cela qu’elle ne peut faire l’objet d’aucun récit. Selon l’analyse brillante de Derrida les fonctions de khôra correspondent à celles de l’écriture devenant espace en tant qu’un tissu de traces, voire même à celles de l’archi-écriture par excellence qui décrit le mouvement général de la différance à l’aide d’un certain contenu sémantique, de la structure déconstructive de l’espace. 10 Jacques Derrida, Khôra, Paris, Galilée, 1993, 15–16. 11 En guise d’illustration de la contribution de l’essai homonyme de Derrida à la déconstruction de l’ontologie régionale, cf. l’étude de Herman Rapaport, Deregionalizing Ontology, Derrida’s Khôra, Derrida Today, January 2008, Volume 5, Issue 1., 95–118. 9
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que d’interroger et de donner à voir les spécificités de l’espace-temps anachronique. Quant au temps, nous avons remarqué à propos des analyses du temps de Husserl que le présent et la présence ne sont possibles qu’au cas où tous les « présents » se réfèrent à quelque chose d’autre qu’eux-mêmes, tout en gardant le signe intrinsèque de leur rapport au passé et à l’avenir. Pour que le présent puisse être soi-même, il est nécessaire qu’il soit séparé d’un intervalle de tout ce qui ne lui appartient pas. Cet intervalle constituant le présent doit en même temps diviser le présent en lui-même, en partageant ainsi avec le présent tout ce que l’on peut penser à partir de lui, c’est-à-dire tous les étants de notre langage métaphysique, y compris nombre de concepts centraux, tels le temps et l’espace. Cependant, comme nous l’avons déjà vu, c’est justement cet intervalle divisant et se constituant dynamiquement qui correspond à ce que l’on désigne par espace ment qui, pour sa part, n’est rien d’autre que le devenir espace du temps ou le devenir temps de l’espace ; d’après Derrida, qui garde la terminologie phénoménologique et transcendantale, il s’agit donc de l’archi-écriture, de l’archi-trace ou de la différance. Si la temporalisation est en même temps un espacement, elle permet en effet de saisir – en empruntant encore une fois les termes du langage de la métaphysique ou de la phénoménologie transcendantale sujettes à la critique derridienne – la « constitution originelle » du temps et de l’espace. Selon l’interprétation de Derrida, la particularité ou la spécificité la plus importante de la khôra provient de ce qu’elle, considérée comme le lieu de l’origine, est préalable à toute distinction, et en tant que telle, elle donne lieu à des distinctions. La conséquence la plus élémentaire qui en dégage de notre point de vue actuel est que la khôra représente donc non seulement l’anachronie précédant l’être, mais aussi l’espacement qui n’est ni temps, ni espace, mais la constitution (et le constituant) « originel(le) » de ceux-ci. Ce texte, censé explorer les précédents de l’origine, comprend l’origine sous un aspect spatial, dans le contexte de l’espacement tout autant que dans celui du temps. La constitution de l’espace et du temps est effectivement originelle, puisqu’elle ne remonte à rien d’autre, le mythe de Timée peut donc être lu comme un récit originel par excellence, que l’on a en même temps du mal à ranger non seulement dans la métaphysique, mais aussi dans le discours du platonisme, dont celle-ci dérive.12 (Il Il n’y a pas vraiment à spéculer sur cette analogie, car c’est Derrida lui-même qui lie la khôra aux concepts centraux de sa pensée : « …ou quelque khôra (corps sans corps, corps absent mais corps unique et lieu de tout, intervalle, place, espacement). » Derrida, Sauf le nom, 58.
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est connu que ce discours, se livrant à l’opposition antithétique entre le monde sensible et le monde des idées et privilégiant le monde spirituel au détriment du monde matériel, a fortement marqué la philosophie européenne fondée sur la distinction de l’être et de l’étant.) Or, ce dialogue nous révèle que l’étant et l’être, l’ontique et l’ontologique, l’ontico-ontologique – compris dans un style original – sont dérivés par rapport à la khôra, ainsi que par rapport à ce que Derrida appelle différance dans sa philosophie. C’est-à-dire que la khôra, tout comme la différance, sont peutêtre plus « originales », sans pouvoir toutefois être considérées comme « origine » ou comme « fondement », vu que ces deux concepts relèvent essentiellement de l’histoire de l’onto-théologie, c’est-à-dire d’un système qui vise à effacer la différence. C’est justement pour cela que la khôra, censée représenter l’espacement, la spatialisation, l’articulation, est insaisissable par le champ notionnel de la présence, car elle devance la distinction essentielle (métaphysique) de la présence et de l’absence, et met ainsi en évidence que cette distinction n’est pas donnée depuis toujours, mais s’est formée dans une différance produite à un certain moment du temps et quelque part dans l’espace. Pour conclure, nous pouvons dire que, d’après la lecture de Derrida, dans ce dialogue platonicien, la différance ouvre l’espace de l’« origine » sans origine, qui n’est autre que le lieu de naissance de nos concepts les plus essentiels qui pilotent la pensée. Bibliographie Derrida, Jacques, La différance, in Marges de la philosophie, Paris, Minuit, 1972. Derrida, Jacques, Sauf le nom, Paris, Galilée, 1993. Derrida, Jacques, La voix et le phénomène, Paris, PUF, 1967. Derrida, Jacques, De la grammatologie, Paris, Minuit, 1967. Derrida, Jacques, Khôra, Paris, Galilée, 1993. Rapaport, Herman, Deregionalizing Ontology, Derrida’s Khôra, Derrida Today, January 2008, Volume 5, Issue 1., 95–118.
II. Dons de l’écriture
Michel Lisse
La force d’une plume II « …une écriture qui ne serait ni philosophie ni littérature… » La force d’une plume fut tout d’abord le titre donné à un article publié dans le Cahier de l’Herne consacré à Jacques Derrida, ce qui explique que l’étude que je vais maintenant entamer porte le numéro II. La force d’une plume est un quasi-oxymoron, c’est-à-dire une figure de rhétorique qui regroupe, qui associe, voire qui allie des contraires, en l’occurrence la force et la légèreté, la grâce… Dans l’article du Cahier de l’Herne, il s’agissait de l’alliance entre la force et la vulnérabilité qui caractérise tant la démocratie que l’université et la littérature : une force faible, une force vulnérable. En effet, la démocratie est, pour Jacques Derrida, le seul régime politique qui peut s’en prendre à lui-même, qui peut s’autocritiquer, voire se détruire, par exemple en installant démocratiquement en place un pouvoir non démocratique… Cette faiblesse est pourtant constitutive de la démocratie, elle lui est indispensable pour fonctionner de manière démocratique, pour s’améliorer en tant que démocratie, pour être plus démocratique, pour être toujours à venir et jamais totalement réalisée. La démocratie est également marquée du sceau de l’oxymoron puisqu’elle repose sur la liberté et sur l’égalité, donc sur la singularité et la pluralité, sur l’incontrôlable et le calculable, c’est pourquoi on pourrait se risquer à dire que la démocratie est une institution rhétorique. Les deux autres institutions, l’université et la littérature, ne sont pensables aujourd’hui, selon Jacques Derrida, que dans un cadre démocratique. L’université doit être sans condition, inconditionnée, en ce qu’il est nécessaire qu’on puisse mener, en son sein, toutes les recherches dans tous les domaines du savoir, des arts… Comme cette exigence n’est jamais totalement accomplie, l’université est, comme la démocratie, toujours à venir, mais également toujours menacée, toujours en danger. Par exemple, cer-
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tains économistes, qui sont aussi des professeurs d’université, n’hésitent pas à proposer, je cite « d’augmenter le minerval ou d’imposer des quotas dans les filières conduisant à une insertion plus difficile sur le marché du travail ».1 Pour Etienne de Callataÿ, un des signataires de ce texte, ces filières sont, entre autres, celles du journalisme, de la philosophie, de l’histoire de l’art, de la musicologie, de la sociologie… Il envisage également de limiter, voire de supprimer les allocations de chômage pour les titulaires de diplôme de ces filières. Autrement dit, un membre de l’université, un professeur, propose indirectement de programmer la disparition de certaines branches de l’université, donc du droit à y mener toutes les recherches et à y dispenser tous les enseignements, bref de modifier un des principes fondamentaux de l’université. Cette vulnérabilité, inhérente à la démocratie et par conséquent à l’université, est également une des caractéristiques de la littérature comme institution. Jacques Derrida, nous y reviendrons plus loin, entend la littérature comme une institution moderne, c’est-à-dire née aux Temps modernes, pendant la modernité, et disposant du droit à tout dire, à ne pas tout dire, au secret. Pour qu’un tel droit existe, il faut un cadre suffisamment démocratique où la censure est en principe abolie (même si, en fait, elle ne l’est jamais totalement) et où un auteur, dont les droits sont également reconnus, ne peut être poursuivi pour son activité romanesque, voire fictionnelle, ni n’a de compte à rendre devant aucune instance (état, religion, parti…). Cet auteur est dès lors irresponsable (il n’a pas à répondre), mais cette irresponsabilité est sa plus grande responsabilité. Bien sûr, plus les « sujets » ou les motifs mis en scène seront sensibles politiquement, religieusement, sexuellement…, plus la littérature, comme institution, sera vulnérable. La force d’une plume est également un tour rhétorique qui consiste à désigner, à l’aide du mot « plume », l’écrivain, en l’occurrence Jacques Derrida, qui a pensé cette conjonction entre démocratie, littérature et université. Ces trois instances sont par ailleurs associées au trope, au tour, aux tropes qui suppléent leur imprésentabilité, leur inessentialité, leur impossibilité (ou leur possibilité toujours à venir). De la démocratie, de l’université, de la littérature, il n’y aurait pas de phénoménologie possible, si ce n’est une phénoménologie de l’inapparent, une phénoménologie du tour et du dé Isabelle de Laminne, Pistes et éclairages économiques. Vers de nouvelles orientations structurelles pour la Belgique, juin 2014, 21, http://www.moneystore.be/wpcontent/uploads/doc/manifeste_economistes_coq_janvier_2014.pdf, consulté le 19 mai 2018.
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tour qui renonce à aller « aux choses mêmes ». Nous allons traiter de cette plume dont l’« écriture ne serait ni philosophie ni littérature ». J’avais placé ces mots en exergue d’un petit livre consacré, il y a dix ans, à Jacques Derrida. Pour être précis, cette citation est extraite d’un texte intitulé « Cette étrange institution qu’on appelle littérature ». La phrase complète est la suivante : « Encore maintenant, et plus que jamais, plus désespérément que jamais, je rêve d’une écriture qui ne serait ni philosophie ni littérature, pas même contaminée par l’une ou l’autre, tout en gardant, je n’ai aucun désir d’y renoncer, la mémoire de la littérature et de la philosophie. »2
Il s’agit d’un rêve. Pour ce qui concerne le rapport entre rêve et écriture chez Derrida, je me permets de vous renvoyer aux analyses de Ginette Michaud.3 Je souhaite à présent m’arrêter sur la double exclusion de la philosophie et de la littérature modulée par le désir (deuxième mot en rapport avec la psychanalyse après le rêve) de ne pas renoncer à les garder en mémoire. Pour aborder cette problématique, je vais me référer à un texte de Jacques Derrida intitulé « Le ressassement ou le droit à la littérature (Nœud, point – arriver à s’effacer) ».4 Il s’agit d’une prise de parole lors d’une table ronde5 d’un colloque organisé à l’Université Michel de Montaigne Bordeaux III du 16 au 18 mars 2000. Derrida commence son intervention en signalant qu’il est « le dernier à parler » (allusion à un titre de Maurice Blanchot). Au cours de celleci, il se référera d’ailleurs aux interventions qui ont précédé sa prise de parole. Néanmoins, certains indices donnent à penser que cette prise de parole était déjà en partie écrite (fût-ce par le biais de notes prises au vol lors du colloque) et probablement partiellement réécrite, modifiée, com-
Jacques Derrida, Cette étrange institution qu’on appelle littérature, in Thomas Dutoit – Philippe Romanski (éd.), Derrida d’ici, Derrida de là, Paris, Galilée, 2009, 291. 3 Ginette Michaud, Lire Jacques Derrida et Hélène Cixous. Volume 2, collection « Le Bel Aujourd’hui », Paris, Éditions Hermann, 2010. 4 Jacques Derrida, Le ressassement ou le droit à la littérature (Nœud, point – arriver à s’effacer), in Isabelle Poulin – Dominique Rabaté – Eric Benoît – Jean-Pierre Moussaron (éd.), Écritures du ressassement, coll. « Modernités », Bordeaux, Presses Universitaires de Bordeaux, 2002. 5 Ibid., 311. 2
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plétée… comme l’indique une citation de plusieurs lignes de « Circonfession ».6 Si j’insiste sur le statut hybride de ce texte, c’est pour anticiper une objection ou une question qui consisterait à dénoncer le fait de situer la réflexion sur l’écriture de Jacques Derrida dans la perspective métaphysique de l’opposition hiérarchique entre la parole et l’écriture. Nous sommes face à une parole écrite ou à une écriture parlée. Et sans doute n’est-il pas indifférent que Jacques Derrida a souvent privilégié ce genre d’expression. Dans le même ordre d’idée, on pointera les textes à plusieurs voix comme Feu la cendre dont une particularité supplémentaire est qu’une version lue à voix haute a été réalisée par Carole Bouquet et Jacques Derrida. * Une écriture qui ne serait « ni philosophie… ». Examinons ce premier volet de l’exclusion. Dans le texte qui nous retient maintenant, Jacques Derrida précise le lien qui existe entre la « déconstruction » et le « ressassement » : « La “déconstruction” commence, si ça commence, par le sentiment de l’exhaustion, face à une combinatoire de philosophèmes déjà épuisés que nous sommes condamnés à ressasser. »7
Le ressassement est défini comme la « répétition par permutation combinatoire de philosophèmes déjà disponibles » ou « la répétition sans fin de la philosophie dans sa propre clôture ».8 Quand François Ewald demande « y a-t-il une philosophie de Jacques Derrida ? », la réponse fuse immédiatement : « Non ».9 L’extrême brièveté de cette réponse indique à quel point Jacques Derrida est ferme sur cette position. Il ne s’agit pas d’élaborer un système philosophique comme Hegel, pas plus que de donner à la démarche philosophique l’aspect d’une « science rigoureuse ».
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Ibid., 318. Ibid., 312. Ibid., 312. Jacques Derrida, Une folie doit veiller sur la penser, in Elisabeth Weber (éd.), Points de suspension : Entretiens, Paris, Galilée, 1992, 372.
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On connaît également la méfiance admirative que Jacques Derrida a manifestée vis-à-vis de l’usage fait par Jean-Luc Nancy des grands et vieux concepts de la philosophie : « Mon émerveillement tient au fait que Jean-Luc, de façon lucide et sans aucun retour en arrière, ait pris en charge, pour en traiter de façon déconstructive, postdéconstructive, ces grandes choses, ces grands thèmes, ces grands concepts, ces grands problèmes, qui ont nom sens, monde, création, liberté, communauté, etc. »10
Par rapport à Nancy, qui réélabore tout à fait autrement les grands concepts philosophiques, Jacques Derrida a un réflexe, les fuir, se sauver, comme on dit en français, pour ne pas être piégé par un programme : « devant tous ces grands concepts philosophiques de la tradition…, moi, j’ai toujours eu le réflexe de fuir, comme si j’allais, au premier contact, à nommer seulement ces concepts, me trouver, comme la mouche, les pattes engluées : captif, paralysé, otage, piégé par un programme. »11
Il ne faut donc pas même nommer ces concepts, au risque de devenir une mouche, une proie pour un animal déconstructeur. À l’inverse, il est une pratique d’écriture qui consiste à reprendre « un vieux nom pour amorcer un concept nouveau »,12 ce que Derrida appelle paléonymie. Remarquons que cette problématique de la paléonymie surgit dans un entretien où une question porte sur le statut des textes de Jacques Derrida, qui répondra comme suit : « je dirai que mes textes n’appartiennent ni au registre “philosophique” ni au registre “littéraire”.13
(Assurance du Derrida de la quarantaine, qui dénote un petit peu avec la prudence du Derrida de la soixantaine, qui préfère dire qu’il s’agit d’un rêve.) Ne pas appartenir au registre philosophique implique d’occuper Jacques Derrida – Jean-Luc Nancy, Responsabilité – du sens à venir, in Francis Guibal – Jean-Clet Martin, Sens en tous sens. Autour des travaux de Jean-Luc Nancy, Paris, Galilée, 2004, 167–168. 11 Ibid., 168. 12 Jacques Derrida, Positions, Paris, Les Éditions de Minuit, 1972, 96. 13 Ibid., 95. 10
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un lieu particulier, marginal. L’écriture se situera « dans les marges des grands livres de la tradition “philosophique” » et elle sera à la fois un dessin et un déchiffrement, une lecture : « il faut surtout lire et relire ceux dans les traces desquels j’écris, les “livres” dans les marges et entre les lignes desquels je dessine et déchiffre un texte ».14
Ajoutons enfin pour ce qui concerne le « ni philosophie » que Jacques Derrida, lorsqu’il est en Grèce et qu’il pense au procès et à la captivité de Socrate, à son refus de fuir, de se sauver (dans les deux sens du terme), ainsi qu’aux textes qui consignent cet épisode et qui inscrivent toute l’histoire de la philosophie sous « la culture de la mort ou le culte du deuil », a ce soupir : « C’est la mort de Socrate en somme, qui ne cesse de veiller sur nous, la culture de la mort ou le culte du deuil, la façon dont ce pauvre Socrate […] a cru, en ne se sauvant pas, se sauver et sauver en lui […] la philosophie […] alors que, je persiste à le croire, la philosophie pouvait avoir une autre chance. »15
Autrement dit, une autre philosophie aurait été possible, une philosophie qui ne soit pas celle du « nous nous devons à la mort », du sacrifice, de l’être-pour-la-mort, une philosophie qui ne soit pas une préparation à la mort, mais un apprentissage de la vie. Mais sa chance est passée… * Une « écriture qui ne serait… ni littérature ». Le deuxième volet de l’exclusion est peut-être plus surprenant. Tout d’abord, parce que chez beaucoup de philosophes professionnels, chez beaucoup de professeurs d’université qui enseignent la philosophie, ont véhiculé (ou véhiculent toujours ?) des stéréotypes sur l’illisibilité de Derrida, souvent associée à Glas et à Eperons. Les styles de Nietzsche. (C’est du moins l’expérience que j’ai connue dans les années 90 dans le monde universitaire belge.) Ces philosophes professionnels reprochaient, soit dans des énoncés tout à fait explicites, soit dans des sous-entendus, Ibid., 12. Jacques Derrida, Demeure, Athènes, Paris, Galilée, 2009, 53.
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à Derrida de faire dans ces deux textes et par la suite de la littérature (et non de la philosophie). Cette association entre Derrida et la littérature a d’ailleurs souvent été institutionnellement attestée dans les universités où l’accueil de sa pensée et les études menées sur elle ont eu lieu majoritairement, quand il était encore en vie, dans des départements de littérature. Ensuite, parce que la littérature, probablement comme d’autres arts, si elle a été infléchie, orientée, contrôlée par la tradition philosophique, a, en même temps, dans le même mouvement, été une résistance à cette tradition. On se souvient qu’Aristote, déjà, disait que ce n’était rien signifier que de signifier plusieurs choses à la fois. Si la tradition métaphysique a dénoncé l’opacité du signifiant littéraire et sa plurivocité, elle a néanmoins tenté de les garder sous la coupe du vouloir-dire, mais est restée irréductible à cette tradition la dimension disséminale des textes, c’est-à-dire l’oscillation infinie entre des possibles sans possibilité d’opter pour l’un au détriment des autres. Cette mise en évidence ou en scène de la dissémination inhérente aux langues par la littérature a affecté la philosophie dans son projet de transparence absolue, dans sa quête du signifié transcendantal. Enfin (c’est du moins mon sentiment), parce que Jacques Derrida se montre moins « critique » lorsqu’il traite un texte « littéraire » que quand il traite un texte « philosophique ». Quand Jacques Derrida écrit sur Blanchot ou sur Celan, il (me) paraît moins « déconstructeur » que quand il traite de Hegel ou de Husserl. Pour le dire autrement, Jacques Derrida montrerait plutôt la « réussite », l’efficacité du texte littéraire, par exemple toute la richesse du « Mort – immortel. » dans L’instant de ma mort de Maurice Blanchot16 ou celle de la date, irréductible à une seule référence historique, chez Paul Celan. Et il mettrait plutôt en évidence la faille ou l’échec du texte « philosophique » comme lorsque Heidegger échoue à penser que seul le Dasein peut mourir alors que les animaux crèvent ou périssent,17 car le propre finit toujours par faire défaut. La confrontation entre Ponge et Heidegger à propos du lézard tourne manifestement aux yeux de Derrida à l’avantage du premier : « Le lézard, dont Heidegger décrit longuement et laborieusement le séjour sur la roche, au soleil (et on soupire alors après Ponge) ».18 (Je souligne – M. L. ). Utilisons le temps de ce soupir pour citer Ponge :
Maurice Blanchot, L’Instant de ma mort, Paris, Éditions Fata Morgana, 1994, 11. Jacques Derrida, Apories, Paris, Galilée, 1996. 18 Jacques Derrida, De l’esprit : Heidegger et la question, Paris, Galilée, 1987, 82. 16 17
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« D’abord un quelconque ouvrage de maçonnerie, à la surface éclatante et assez fort chauffée par le soleil. Puis une faille dans cet ouvrage, par quoi sa surface communique avec l’ombre et la fraîcheur qui sont en son intérieur ou de l’autre côté. Qu’une mouche de surcroît s’y pose, comme pour faire la preuve qu’aucun mouvement inquiétant n’est en vue depuis l’horizon ... Par cette faille, sur cette surface, apparaîtra alors un lézard (qui aussitôt gobe la mouche). »
Oserais-je dire que je vois ce passage, comme tout le poème de Ponge intitulé Le lézard, comme une allégorie de la déconstruction. * Malgré tout, « ni littérature »… Peut-être faut-il se tourner vers l’adolescence de Jacques Derrida. Du moins vers l’instantané qu’il en donne. Son intérêt pour Nietzsche, Rousseau et surtout Gide signifiaient « Familles, je vous hais ».19 Cette crise d’adolescence typique, stéréotypée, cette révolte contre la famille et la société amènent Jacques Derrida à se tourner vers la littérature comme promesse de « pouvoir tout dire ».20 En même temps, l’adolescent ressent une exaspération envers ce qu’il nomme l’innocence, l’irresponsabilité ou l’impuissance de la littérature et vis-à-vis de l’écrivain qui « ne se pose pas la question de l’essence de la littérature ».21 Il éprouve alors un sentiment « d’impuissance ou d’inhibition » face à une écriture littéraire désirée et un intérêt pour les formes de littérature qui s’interrogent sur la littérature ou pour la philosophie qui interroge le rapport entre la parole et l’écriture. S’il y avait un intérêt pour la possibilité de la fiction, pour la fictionnalité, il ne se doublait pas d’une « grande jouissance » pour le genre romanesque en tant que véhicule de cette fiction. Après cet instantané, Jacques Derrida revient au présent pour déclarer que, s’il aime la pratique de la fiction, du simulacre dans l’écriture philosophique, il n’est par contre pas intéressé par « raconter ou inventer des histoires », car, dit-il, « c’est quelque chose qui au fond (ou plutôt en surface !) ne m’intéresse pas tellement. » Néanmoins, immédiatement après cette déclaration et cet étrange passage du fond à la surface, Jacques Derrida revient ou nuance ses propos : Ibid., 258. Ibid., 258. 21 Ibid., 259. 19
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« Je sens bien qu’il y a là un immense désir interdit, un besoin irrépressible mais interdit, inhibé, réprimé, de raconter, d’entendre raconter, d’inventer – la langue et dans la langue – mais qui refuserait de se montrer tant qu’il n’a pas frayé un espace ou aménagé un habitat à la mesure de l’animal qui se tient encore replié dans son trou en dormant d’un œil. »22 (Je souligne – M. L.)
« …ni la littérature » serait dès lors à entendre comme la formulation d’un désir interdit. Ou comme la tension entre un désir profond et une interdiction de surface, là où va se poser la mouche. Il faudrait ici suivre toutes les mises en scène des tentations de raconter une histoire ou des histoires dans les textes de Jacques Derrida. Pour ne prendre que deux exemples, je me tournerai vers Lignées et vers la « Lecture » de Droit de regards. Dans Lignées, lors du commentaire du dessin 802 (Derrida a commencé son texte au dessin 801), on trouve cette demande, cette prière… ou cet ordre : « Ne me raconte pas d’histoires, veux-tu. » Ne cède pas à la tentation d’investir les dessins de récits, de raconter des histoires à partir d’eux, voire de mentir (puisque, en français, « raconter des histoires » signifie aussi « mentir »)… Voilà l’interdiction de surface. Mais une telle interdiction ne cache-t-elle pas autre chose, un souhait silencieux, un veux-tu, un désir de commencer un récit, une histoire… ? L’incipit de la « Lecture » de Droit de regards met en scène la même opposition entre la surface et la profondeur : « Tu ne sauras jamais, vous non plus, toutes les histoires que j’ai pu encore me raconter en regardant ces images. » (I) Au fond de moi, j’ai cédé à mon désir de raconter des histoires, je me les suis racontées, mais je les tairai, je ne te/vous les livrerai pas, je ne les mettrai pas par écrit à la surface du papier, sur cette surface éclatante de blancheur. De là, peut-être un certain goût de Jacques Derrida pour l’autobiographie. D’une part, il s’agit d’un genre qui a marqué la tradition philosophique (Les Confession de saint Augustin ou Le discours de la méthode de Descartes) ou philosophico-littéraire (Les Confessions de Rousseau). En rédigeant Circonfession, dans les marges des confessions d’Augustin, Derrida touche à cette écriture rêvée. De même Le monolinguisme de l’autre est l’occasion du récit d’un épisode marquant de l’enfance de Derrida. Ou encore Mémoires d’aveugle permet de raconter la paralysie faciale, mais aussi la jalousie vis-à-vis du frère aîné, qui, lui, sait dessiner (même si ce ne sont que des copies, est-il précisé, un peu sur le ton 22
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des ragots de quartier ou des conversations de bistrot quand on raconte son « roman familial ») : « Ses œuvres, je dois le dire en toute fraternité, n’étaient que des copies : souvent des portraits au crayon noir ou à l’encre de Chine qui reproduisaient des photos de famille […] ou des tableaux déjà reproduits dans des livres».23 D’où un « mot d’ordre fratricide : économie du dessin ». L’engagement à écrire, à tisser un texte, une tunique pour capturer le dessin : « moi j’écrirai, je me vouerai aux mots qui m’appellent. Et ici même, […] je tire autour du dessin des filets de langue, je tisse […] une tunique d’écriture où capturer le corps du dessin».24 * A ce point de mon étude, je souhaite formuler deux remarques. Premièrement, la « logique » du « ni littérature » que j’ai tenté de retracer, notamment à partir de « Cette étrange institution » est également lisible dans d’autres textes de Jacques Derrida (par exemple dans Sur parole. Instantanés philosophiques),25 où il adopte régulièrement le même ton autobiographique. De ce fait, cette élaboration théorique se trouve en quelque sorte si pas englobée, du moins contaminée par une perspective autobiographique qui nécessite un certain usage du récit. Ainsi, quand Derrida déclare son désintérêt pour le fait de raconter une ou des histoires, il le fait dans un récit autobiographique. Quand moi-même, je choisis de m’appuyer sur ce passage pour tenter de commenter le « ni littérature », je reproduis cette structure textuelle qui fonctionne comme un piège : cette structure, c’est celle du récit de Maurice Blanchot, La folie du jour qui se termine par « Un récit ? Non pas de récit, plus jamais. »26 (Cf. Parages, où cette structure est analysée au moins à quatre reprises),27 texte qui, soit dit en passant, s’ouvre sur un ni…ni (« Je ne suis ni savant ni ignorant. »). Deuxièmement, en insistant sur le fait que Jacques Derrida répète, avec des différences, ses propos sur la littérature et sur le « ni littérature », j’ai placé son écriture sous la coupe du ressassement. C’est, entre autres, par le biais d’une écriture du ressassement, grâce à elle, que passe le rêve d’une Jacques Derrida, Mémoires d’aveugle: l’autoportrait et autres ruines, Paris, Éditions de la Réunion des musées nationaux, 1990, 43. 24 Ibid., 44. 25 Jacques Derrida, Sur parole. Instantanés philosophiques, Paris, Éditions de l’aube, 1999, 16–21, 23–27. 26 Maurice Blanchot, La folie du jour, Paris, Éditions Fata Morgana, 1973, 38. 27 Jacques Derrida, Parages, Paris, Galilé, 1986, 130–136, 145–148, 241–246, 267– 278. 23
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écriture qui ne serait ni philosophie ni littérature. Dans son intervention sur les écritures du ressassement, Jacques Derrida insiste sur le fait que le ressassement n’est peut-être pas un concept, mais un mot français intraduisible, un « vocable sans concept, sans contenu sémantique assuré qui en permette la traduction transparente ou univoque ».28 Je reviendrai plus loin sur cette intraductibilité. Le ressassement relève de la logique de l’itérabilité, à la fois la répétition du même et la génération de la différence : quand on ressasse, on répète tout en espérant toucher un au-delà de ce qui est répété, « le ressassement (est) fait à la fois pour s’accomplir comme ressassement et pour se porter au-delà, pour déborder sa propre structure ».29 Mais, dit Derrida, l’itérabilité vaut pour l’écriture en général et il y a quelque chose d’autre dans le ressassement, à savoir un affect : l’ennui. Cette présence de l’ennui dans le ressassement en fait, selon Jacques Derrida, un motif moderne. Pourquoi ? Parce que l’ennui, au même titre que le rire et la parodie, serait un trait de la modernité. Peut-être le ressassement est-il lié au surgissement de la littérature comme institution ? Il est également « une sérialité sans origine », « sans paradigme ».30 Dirait-on, comme Philippe Lacoue-Labarthe, « une mimesis sans modèle » ? Je ne sais pas si vous me l’accorderez, mais je pense que l’œuvre de Jacques Derrida est bien une sérialité sans origine, sans texte premier ou fondateur. De même, la valorisation d’une approche tournoyante dans nombre de textes relève également du ressassement : tourner autour de l’objet, voire tourner autour de ce qui tourne déjà autour préside, par exemple, à l’écriture du livre Le toucher, Jean-Luc Nancy. Pour Jacques Derrida, le ressassement n’est pas seulement un ressassement du contenu, du signifié, mais surtout un acte poétique pour réaffirmer l’idiome : « je ressasse pour rappeler […] que je parle la langue française, que je suis un héritier de la langue française et que je privilégie la langue française ».31 Que je tente, par le ressassement de la réinventer, de la ressusciter.32 De là, le rapport entre le ressassement et l’intraductibilité, ce n’est pas seulement le mot qui est intraduisible, c’est également le geste en ce qu’il réaffirme l’idiomaticité. On peut bien sûr ressasser dans d’autres langues qu’en français, vous pouvez ressasser, je le suppose, en Derrida, Le ressassement, 311. Ibid., 314. 30 Ibid., 315. 31 Ibid., 321. 32 Pour reprendre le mot de Jacques Derrida dans La langue n’appartient pas, Europe, janvier–février 2001, n° 861–862, 91. 28 29
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hongrois, mais cela ne sera pas une traduction du ressassement en français, mais l’affirmation de la poésie de la langue hongroise. De même, dans toutes les autres langues, une expérience du ressassement qui soit un acte poétique doit être possible, chaque langue participant alors de la sérialité sans origine du ressassement. La poéticité du ressassement nous conduit à la littérature comme institution. Le droit au ressassement et le droit à la littérature vont en quelque sorte de pair : « la fin d’un certain ordre politique permet de dire, de ressasser, sans qu’un vouloir-dire déterminé, ou un référent, ou un sens, fasse la loi ».33 Quand la lecture est libre, quand il y a un affranchissement du vouloir-dire, un suspens du sens et de la communication utile dans et par l’écriture, il y a un droit à la littérature et un droit au ressassement. Dans une formule saisissante, (peut-être est-ce un happax ?), Derrida dit que « le droit à la littérature comme droit au ressassement, ce serait un peu comme (voilà la formule) un droit de grève dans la langue »34 (Je souligne – M. L.). Cela ne pouvait s’écrire qu’en rêve, qu’en faisant rimer grève et rêve, que dans une écriture qui ne soit ni philosophie ni littérature. Maintenant, je cesse le travail, j’abandonne mon texte sur une ultime citation de Jacques Derrida : « le texte est laissé comme une trace qui ne m’appartient plus et il faut recommencer, et je ne cesse de recommencer la même histoire différemment. »35 Bibliographie Blanchot, Maurice, La folie du jour, Paris, Éditions Fata Morgana, 1973. Blanchot, Maurice, L’Instant de ma mort, Paris, Éditions Fata Morgana, 1994. de Laminne, Isabelle, Pistes et éclairages économiques. Vers de nouvelles orientations structurelles pour la Belgique, juin 2014, 21, http://www.moneystore.be/wp-content/uploads/doc/manifeste_economistes_coq_ janvier_2014.pdf, consulté le 19 mai 2018. Derrida, Jacques, Cette étrange institution qu’on appelle littérature, in Dutoit, Thomas – Romanski, Philippe (éd.), Derrida d’ici, Derrida de là, Paris, Galilée, 2009. Derrida, Jacques, Positions, Paris, Les Éditions de Minuit, 1972. Derrida, Le ressassement, 323. Ibid., 327. 35 Derrida, Sur parole, 27. 33
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Derrida, Jacques, Parages, Paris, Galilée, 1986. Derrida, Jacques, De l’esprit : Heidegger et la question, Paris, Galilée, 1987. Derrida, Jacques, Mémoires d’aveugle: l’autoportrait et autres ruines, Paris, Éditions de la Réunion des musées nationaux, 1990. Derrida, Jacques, Une folie doit veiller sur la penser in Weber, Elisabeth (éd.), Points de suspension : Entretiens, Paris, Galilée, 1992. Derrida, Jacques, Apories, Paris, Galilée, 1996. Derrida, Jacques, Sur parole. Instantanés philosophiques, Paris, Éditions de l’aube, 1999. Derrida, Jacques, La langue n’appartient pas, Europe, janvier–février 2001, n° 861–862. Derrida, Jacques, Le ressassement ou le droit à la littérature (Nœud, point – arriver à s’effacer), in Poulin, Isabelle – Rabaté, Dominique – Benoît, Eric – Moussaron, Jean-Pierre (éd.), Écritures du ressassement, coll. « Modernités », Bordeaux, Presses Universitaires de Bordeaux, 2002. Derrida, Jacques – Nancy, Jean-Luc, Responsabilité – du sens à venir, in Guibal, Francis –Martin, Jean-Clet, Sens en tous sens. Autour des travaux de Jean-Luc Nancy, Paris, Galilée, 2004. Derrida, Jacques, Demeure, Athènes, Paris, Galilée, 2009. Michaud, Ginette, Lire Jacques Derrida et Hélène Cixous. Volume 2, collection « Le Bel Aujourd’hui », Paris, Éditions Hermann, 2010.
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Les dons De la grammatologie – Écritures à plusieurs mains – Un jour j’ai demandé à Jacques Derrida s’il était conscient de l’importance de ses textes pour la philosophie, la littérature et les beaux-arts. Il m’a répondu qu’au moment de la publication de De la grammatologie il a dit à sa femme, Marguerite, qu’il avait le sentiment que quelque chose pouvait arriver par De la grammatologie (1967). Qu’est-ce qui nous est arrivé par son texte ? – voilà la question qui nous préoccupe cinquante ans après la publication de son livre. Je prends cette fois le risque de pointer seulement l’une des questions touchées par Derrida dans De la grammatologie, l’une des différences qui font la « différance », c’est-à-dire l’écriture, qui présuppose et donne lieu à un nouveau concept de la philosophie, de la littérature, du temps, de l’espace, du sujet, de la technique et de l’activité artistique. Derrida n’était pas le seul dans les années soixante à avoir découvert l’écriture comme sujet d’étude. Roland Barthes publie Le degré zéro de l’écriture en 1953, Jacques Lacan édite son recueil d’essais intitulé Écrits en 1966, Julia Kristeva publie Le langage cet inconnu, Une initiation à la linguistique en 1968, tandis que Foucault et Lévinas, de leur part, reviennent plusieurs fois sur cette problématique. Mais c’est Derrida qui pose la question de l’écriture comme une question philosophique et pragmatique en utilisant son jeu du langage comme une question « pragrammatologique ».1 Dans ses premiers textes – L’écriture et la différence (1967), La voix et le phénomène (1967), et surtout dans De la grammatologie (1967) – Derrida élabore un concept de l’écriture qui met en question le logo-phono-ethno-phallo-euro-centrisme de la pensée occidentale, et pratique un mode d’écriture qui déconstruit l’ordre du discours philosophique. Jacques Derrida, Mes chances : Au rendez-vous de quelques stéréophonies épicuriennes, in Confrontation, Cahiers 19, Printemps 1988, 41.
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Donner à penser – le degré zéro-moins-un de l’écriture Derrida, dans son texte De la grammatologie, distingue deux concepts de l’écriture : l’écriture au sens étroit, c’est-à-dire l’écriture graphique, soit n’importe quel système de l’écriture (alphabétique, idéogrammatique, pictogrammatique), et l’écriture au sens général, « l’archi écriture », la trace (Lévinas), qui présuppose à la fois la trace matérielle et l’acte de laisser et d’effacer des traces. Le modèle de l’écriture au sens étroit selon Derrida est le modèle linéaire, le « modèle épique »,2 où le concept du temps, de l’espace, et du sujet est assujetti à la simultanéité et à la successivité de la présence. Le symbole de ce modèle est le livre, comme symbole « d’une parole soi-disant pleine »3. L’écriture au sens général, introduite par Derrida, « entame la linéarité du symbole »,4 le concept traditionnel du temps et de l’espace, le concept du sujet omnipotent et omniprésent, le concept du livre. En articulant ce concept, Derrida fait appel au « mythogramme » de Leroi-Gourhan « qui épelle ses symboles dans la pluri-dimensionnalité »,5 à « l’espacement » de Mallarmé, qui donne à lire le texte comme « constellation », à la « temporisation », qui est aussi « temporalisation et espacement, devenir-temps de l’espace et devenir-espace du temps »,6 à la disparition du sujet dans l’acte même de l’écriture, qui présuppose aussi la disparition du référent, à la « destruction du livre », qui « dénude la surface du texte ».7 L’écriture pluri-dimensionnelle, délinéarisée, à plusieurs voix, à plusieurs genres, tracée par Derrida, est non seulement une construction philosophique, une constellation théorique, mais aussi un mode d’écriture pratiqué par lui, produisant des événements textuels si étranges au discours philosophique et si proches des textes littéraires et de l’activité artistique. Derrida, dans sa pratique textuelle, est fortement inspiré par Mallarmé, celui de la Poésie et surtout celui d’Un coup de dés n’abolira jamais le Hasard, et par Artaud du Théâtre de la Cruauté et des « dessins écrits ». Dans ses textes le « Tympanon » (Marges de la philosophie, 1972), la « Double séance » (La dissémination, 1972), le Glas (1974), le « Parergon » (La vérité en Jacques Derrida, De la grammatologie, Paris, Minuit, 1967, 130. Ibid., 18. 4 Ibid., 127. 5 Ibid., 127. 6 Jacques Derrida, La différance, in Marges de la philosophie, Paris, Minuit, 1972, 8. 7 Derrida, De la grammatologie, 31. 2 3
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peinture, 1978) Derrida déconstruit l’unité structurale du livre, l’unité graphique de la page, et donne à voir l’archi-texture d’écriture philosophique et littéraire, « le degré zéro-moins-un de l’écriture ». 8 Dans le « concerto a quattro mani » avec Adami, dans l’idéo-picto-phonogramme surnommé « +R (par-dessus le marché) », dans le « polylogue » (à n+1 – voix féminine) intitulé « Restitutions de la vérité en pointure » (La vérité en peinture, 1978), dans « les mots anglais » de Nicolas Abraham et Maria Torok encrypté dans « Fors » (Cryptonymie, Le verbier de l’Homme aux loups, 1976), dans les « Wechsel der Töne » (Hölderlin) des « Envois » (La carte postale de Socrate à Freud est au-delà, 1980), et dans les voiles dévoi(x)lés (Voiles avec Hélène Cixous, 1998) Derrida décompose l’univocité et la monotonie du texte et donne à entendre la polyphonie des « archi-Töne » de l’« avantpremière langue ».9 Ce concept de l’écriture et ce mode d’écrire affectent « à plus d’un titre »10 les architectes, les artistes, les hommes et femmes de lettres et de théâtre occidentaux et hongrois comme Peter Eisenman, Bernard Tschumi, Daniel Libeskind, Valerio Adami, Jean-Luc Nancy, Hélène Cixous, Simon Hantaï ou János Megyik, László Rajk, Gábor Bachman, pour ne citer que quelques noms. Donner à voir – Artaud mis en scène par Derrida Mallarmé, Nietzsche et Artaud sont les trois proto-déconstructeurs dans l’interprétation de Derrida, qui mettent en question « le concept imitatif de l’art », le concept de la « représentation totale », les principes fondamentaux de « l’esthétique aristotélicienne ».11 L’art théâtral est au centre de cette esthétique, le théâtre est le modèle représentatif de la culture de la représentation, c’est-à-dire que la destruction du théâtre occidental par Artaud présuppose aussi la destruction de la pensée philosophique et de la culture occidentale. Ce n’est pas donc par hasard que, dans les années soixante, les textes d’Artaud figurent comme des points de référence, et non seulement pour les hommes et femmes du théâtre, pour les théori Jacques Derrida, Le monolinguisme de l’autre, Paris, Galilée, 1996, 118. Ibid., 118. 10 Jean-Luc Nancy, À plus d’un titre. Jacques Derrida. Sur un portrait de Valerio Adami, Paris, Galilée, 2007. 11 Jacques Derrida, Le théâtre de la cruauté et la clôture de la représentation, in L’écriture et la différence, Paris, Seuil, 1967, 344. 8 9
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ciens du théâtre, mais aussi pour les philosophes et pour les théoriciens de la littérature, intéressés par cette « destruction », et dans la mise en scène de la philosophie et de la théorie littéraire, soit sous forme d’une révolution du langage poétique (Julia Kristeva), d’une archéologie du savoir (Michel Foucault), d’un postmoderne expliqué aux enfants (Lyotard), d’une schizo-analyse à deux voix (Gilles Deleuze, Félix Guattari), ou bien d’une déconstruction à plus d’une langue (Jacques Derrida). « Voici, après Zarathoustra, le retour de la philosophie-théâtre » – remarque Michel Foucault quant à la scène philosophique des années soixante, et voilà aussi la description de la situation quant aux textes de Deleuze : « Non point réflexion sur le théâtre, non point théâtre chargé de significations. Mais philosophie devenue scène, personnages, signes, répétition d’un événement unique et qui ne se reproduit jamais. »12 Dans le « Theatrum Philosophicum » de Derrida, Artaud joue un double rôle, d’une part, il est le protagoniste du « théâtre-philosophie » artaudien, et d’autre part, il est le metteur en scène de la « philosophie-théâtre » derridienne. Artaud, mis en scène par Derrida, n’est pas un « cas critique » ou un « cas clinique », mais plutôt un cas philosophique, qui évoque au moins trois questions au cœur du discours philosophique et théâtral – la différence, la répétition et le sujet. Dans l’interprétation de Derrida, les textes d’Artaud nous laissent voir « ce qui lie le concept de la folie au concept de la métaphysique en général ».13 Mais Derrida remarque que le rapport d’Artaud à la métaphysique est double : d’une part, il veut détruire la métaphysique occidentale, mais en même temps, il « s’acharne aussi encore à construire ou à préserver » cette métaphysique sous un autre nom.14 Selon Derrida, Artaud « se tient sur cette limite », et Derrida se contente de lire les deux faces de son discours pour mettre en jeu la portée philosophique de cette « doublicité ». Dans cette perspective, Artaud, d’une part « détruit une tradition qui vit dans la différence », et d’autre part « affirme la loi cruelle, (c’est-à-dire, au sens où il entend ce dernier mot, nécessaire) de la différence ».15 Il est celui qui délivre le théâtre « du texte » et « du dieu-auteur », délivre les interprètes « esclaves », découvre l’espace théâtral, invente une écriture et une pratique théâtrale, donne à la mise en scène « sa liberté Michel Foucault, Ariane s’est pendue, Le Nouvel Observateur n°229, 1969, 36–37, 36. 13 Jacques Derrida, La parole soufflée, in L’écriture et la différence, Paris, Seuil, 1967, 291. 14 Ibid., 291. 15 Ibid., 291. 12
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créatrice et instauratrice »,16 alors que, comme Derrida remarque « ayant toujours préféré le cri à l’écrit », il est celui même qui veut « élaborer une rigoureuse écriture du cri », « une véritable pasigraphie théâtrale portant au-delà des langues empiriques », « une grammaire universelle de la cruauté »,17 et marque la clôture de la pensée et de la représentation. La « doublicité » de son discours est la marque d’une « complicité fatale » avec la métaphysique, si caractéristique, dans l’interprétation de Derrida, pour les discours destructeurs, « qui doivent habiter les structures qu’ils abattent et y abriter un désir indestructible de présence pleine, de non-différence : à la fois vie et mort. »18 Malgré ce désir toujours à l’œuvre dans ses écrits, ses textes mettent en scène ces différences comme une des provocations artaudiennes. « Artaud a voulu effacer la répétition en général » – déclare Derrida, et touche ainsi au deuxième sujet qui serait de son point de vue « l’essence profonde du projet d’Artaud, sa décision historico-métaphysique ».19 Il ne peut pas accepter la répétition parce qu’« il a voulu sauver la pureté d’une présence sans différence intérieure et sans répétition ».20 Il a voulu sauver la « seule fois » de l’événement théâtral, l’événementialité du théâtre, menacé selon lui par la répétition. Artaud atteint ici à une autre limite, celui de « la possibilité et l’impossibilité du théâtre pur. »21 Il aspire à « l’impossibilité du théâtre », et veut « effacer lui-même la scène »22 ainsi que « réduire l’archi-scène », en déclarant dans Ci-gît : « Moi, Antonin Artaud, je suis mon fils,/ mon père, ma mère, /et moi ».23 A ce point-là, il aborde le troisième sujet avec une portée philosophique, à savoir la limite entre le moi et l’autre, entre le je et le moi. Il veut aussi réduire cette scène à la présence de soi, en cherchant à effacer la différence du sujet par rapport à lui-même. Mais ces différences ne se laissent pas réduire, et Artaud efface cette situation. Derrida, le lecteur prudent d’Artaud donne à lire ces différences, mais aussi la différence entre la destruction (Artaud) et la déconstruction (Derrida). Par la lecture de Derrida, il devient évident qu’Artaud ne fait pas de claire distinction entre la répétition comme re-présentation, et la répétition comme itérabilité, entre l’acte théâtral et l’événement théâtral, 18 19 20 21 22 23 16 17
Derrida, Le théâtre de la cruauté, 348. Derrida, La parole soufflée, 287. Ibid., 291–292. Derrida, Le théâtre de la cruauté, 361. Ibid., 366. Ibid., 367. Ibid., 366. Ibid., 366.
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entre le sujet présent à soi et le sujet différent de soi, même si ses textes sont travaillés par ces différences. Les portraits, les dessins, mais surtout les « dessins écrits » et les lettres « brûlées » d’Artaud mettent en scène la différence entre l’écriture phonétique et l’archi-écriture, entre l’acte de l’écriture et l’événement de l’écriture.24 Les lettres, les mots écrits à la main sur le recto et verso des lettres appartiennent à l’ordre de la visibilité et de la lisibilité, aux conventions de l’écriture verbale et du dessin narratif, mais les traces laissées sur le papier par le feu d’une cigarette ou d’une allumette, suspendent l’ordre de la représentation. L’acte performatif de la perforation du « subjectile » transcrit le simple acte d’écrire des lettres et le geste théâtral de les brûler dans une « scène du subjectile » ou « on ne pourra plus séparer le dessin de l’écrit : l’écrit en lui et l’écrit hors de lui... »25 et donnent lieu à l’événement artaudien comme événement textuel et pictural à la fois. Donner à entendre – Concerto a quattro mani par Adami et Derrida « Il dessinait à la gomme, le voici qui rature. Que fait-il, lui, du marché, des cadres et des marges ? »26 Voilà la question que Derrida pose dans son texte – « + R (par-dessus le marché) » – écrit à l’occasion de l’exposition de Valerio Adami, Le voyage du dessin (1975). Derrida mentionne deux œuvres d’Adami sur son texte Glas (1974) – « Études pour un dessin d’après Glas » – avec les titres ICH et CHI (CHIMÈRE). Le texte de Derrida est encadré dans son livre La vérité en peinture (1978), où il écrit quatre fois « autour de la peinture » : premièrement sur la relation entre ergon et parergon dans la philosophie de l’art (Kant, Platon, Hegel, Heidegger), deuxièmement sur la relation entre le « trait phonique » et « trait graphique » (Adami), troisièmement sur « l’idiome du trait comme signature du dessinateur » (Titus-Carmel), et, enfin, sur « le duel » entre Heidegger et Shapiro à propos de la vérité en peinture (Van Gogh).27 Le défi du texte de Derrida sur Adami est la rencontre singulière entre Derrida et « Derrida », entre Derrida, l’auteur de Glas et « Derrida » inter Paule Thévenin – Jacques Derrida, Antonin Artaud, Dessins et portraits, Paris, Gallimard, 1986, 135–141. 25 Jacques Derrida, Forcener le subjectile, in Antonin Artaud, Dessins et portraits, Paris, Gallimard, 1986, 55–107, 91. 26 Jacques Derrida, La vérité en peinture, Paris, Flammarion, 1978, 171. 27 Ibid., 3–4. 24
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prété par Adami. Dans « Avertissement » et dans le « Passe-Partout », Derrida marque l’enjeu théorique d’Adami pour son étude philosophique : il tente de « décrypter » ou de « décacheter », le « singulier contrat qui lie le trait phonique, avant même le mot (par exemple Gl, ou TR, ou, +R), au trait dit graphique. »28 Mais les Études d’Adami ont aussi un enjeu pratique pour Derrida. La « sérigraphie objet double face », le double geste de composition et décomposition, « la double gravure (disque et dessin) » d’Adami, mettent en scène comme dessins les partitions de Derrida – Marges, Glas – et le mode d’écriture de Derrida – « la nécessité de jouer à plusieurs mains, sur plus d’une portée ».29 Depuis ses essais Freud et la scène de l’écriture, Ellispe, Ousia et Gramme Derrida fait appel à l’écriture à plusieurs mains,30 et depuis ses premiers textes, il écrit en effet à plusieurs mains ; de plus en plus reconnu par Tympanon et La double séance, c’est grâce à Glas qu’il sera admiré et critiqué pour la virtuosité de son jeu à plusieurs mains. Mais c’est dans les Études d’Adami qu’il voit son écriture ex-posé comme une partition transcrite à quatre mains. Derrida entre dans le jeu comme un des interprètes, par exemple dans le cas du dessin au poisson « baptisé » par lui – Ich.31 Voilà la transcription du Ich donné par Derrida : « Ich, corps arraché d’un poisson, corps étranger d’un mot pour intéresser une autre langue (Adami le fait souvent) au jeu des signatures et à la surenchère agonistique spéculant sur le je. Corps tronqué ou matrice surchargée (il y en a tant chez Adami), amorce pour le phallus christique (Ichtus), piste, graphe ou trace (Ichnos) d’un mors sans voix. »32 Voilà la « traduction » du Ich donné par Derrida : « Deux pages (double colonne, double bande) sont ici reliées, par une agrafe nommée spirale, comme dans un cahier. Codicarium ? Quaternarium ? quatre côtés en tout cas, un support lui aussi coupé en quatre selon un décalage interne de la reliure et une limite oblique comme la surface des eaux. »33 Et voilà l’événement du dessin d’Adami dans l’interprétation de Derrida, le Ich performant « sa propre opération », dans une scène « sans négatif », « qui ne peut en aucun cas se trouver dans Glas, ni représenter à quelque titre que ce soit. »34 car « Adami dessine ici (ce) qu’il dessine, montre (ce) Ibid., 14. Ibid., 172. 30 Derrida lui-même fait référence à ses textes, et donne des citations concernant l’écriture à plusieurs mains. Voir : Ibid., 172–173. 31 Ibid., 179. 32 Ibid., 178. 33 Ibid., 180. 34 Ibid., 185. 28 29
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qu’il fait en affectant de montrer quelque chose de l’autre main, il montre ce qui (se) passe, interdit à Glas, hors de portée pour son signataire. Ich signe l’envers absolu d’un texte, son autre scène, mais montre aussi qu’il montre, dessine la galerie, la monstration, l’exhibition ou, si on ne veut plus parler les deux autre langues d’Adami, expose l’exposition. »35 De sa part, Derrida expose le « singulier contrat » entre le trait phonique et le trait graphique – le gl dans le glas, le tr dans le trai, le Ich dans le Fisch – dans les dessins, portraits et autoportraits d’Adami. Quant au gl dans Ich, Derrida pose la question : « Mais gl ? son gl ? le son gl, le gl d’angle, son gl ? » 36 Il fait appel à la performance phonétique (le gl dans les texte Glas de Derrida, et le gl dans le fragment écrit par Adami Et j’entends a mot/ angle/son Gl.) et graphique (les angles comme trait commun du dessin et de l’écriture du Adami) du gl, qui suspend l’ordre du discours et l’ordre pictural, mais aussi celui de la signification et de la représentation, dénonçant « l’échange réglé des deux éléments (lexical et pictural), près de trouer l’arthron d’écriture discursive et de la peinture représentative », et donne lieu à « l’événement sauvage, presque inénarrable », « irreprésentable »37 du dessin d’Adami. Dans cet événement, le « contrat singulier » entre le gl phonique et le gl graphique se transcrit dans une alliance comme la seule condition inconditionnelle de l’« idéo-picto-phono-gramme » à quatre mains joué par Adami et Derrida. Donner à lire – les « écritures-peintures » de Hantaï lu par Nancy, Derrida et Cixous « Il y a, dans la vie de mon regard, deux ou trois tableaux au monde qui me mènent. Il y a Le Bœuf écorché, l’autoportrait de Rembrandt le plus cru, il y a Le Chien à demi enfoui ou déterré, l’autoportrait en jaune de Goya. Il y a L’Écriture rose, l’autoportrait de Hantaï. » – écrit Hélène Cixous dans le « Prière d’insérer » de son livre sur et avec le « Nerval hongrois » : Simon Hantaï.38 En regardant « la chose (de) Hantaï », Hélène Cixous touche aux trois questions « au fond des images »,39 des toiles, des textes, des lettres d’Han 37 38
Ibid., 185. Ibid., 182. Ibid., 182. Hélène Cixous, Le Tablier de Simon Hantaï. Annagrammes, H.C. S.H. Lettres, Paris, Galilée, 2005, 42. 39 Jean-Luc Nancy, Au fond des images, Paris, Galilée, 2003. 35
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taï, au fond aussi de l’amitié entre Simon, Zsuzsa, Hélène, Jean-Luc et Jacques : premièrement à la question philosophique « Qu’est-ce qu’un “autoportrait en peinture” ? » ; deuxièmement à l’événement (de) Hantaï comme événement de la peinture et l’événement de la pensée ; et, enfin, à l’alliance entre peinture et philosophie (Hantaï – Derrida – Nancy), « entre peinture et littérature » (Jean-Pierre Brisset – Hantaï), entre écritures (Schriftrose, Írásrózsa de Hantaï, Niemandsrose de Celan, Rosemot de Cixous), et entre « gardiens de tabliers maternels » (Prière d’insérer). La question « Qu’est-ce qu’un “autoportrait en peinture” ? » (Prière d’insérer) présuppose aussi les questions du « il » (Hantaï) évoqué par « elle » (Cixous) : « Qu’est-ce que la peinture ? », « Qu’est-ce que l’écriture ? »40 Hantaï le peintre, et Hantaï le penseur donne des réponses picturales et philosophiques déconcertantes à ces questions, déconcertantes par leurs méthodes, couleurs, configurations et par leur force critique et « autopolémique » (Hantaï). « La résonance intime » (Breton),41 l’« Autisme par honnêteté » (Michaux),42 « les silences rétiniens »,43 la retraite, le refus de l’exposition, de la publication ou de la publicité de Hantaï, reproché par les critiques et analysé par les théoriciens et les historiens de l’art – Anne Baldassari,44 Georges Didi-Huberman,45 Molly Warnock,46 Ágnes Berecz 47 – sont les conséquences pragmatiques de son attitude artistique et philosophique. Hantaï s’efforce à surmonter le possible ou pensable, il ne se contente pas de la toile comme surface de projection, de la peinture comme provocation ou improvisation, de la leçon de Duchamp, et de Pollock, mais il touche à l’impossible, à l’impensable, à l’imprévisible.
Cixous, Le Tablier de Simon Hantaï, 20. André Breton, Simon Hantaï (1953), in Le Surrealisme et la peinture, Paris, Gallimard, 1965, 237. 42 Henri Michaux, Connaissance par les gouffres, Paris, Gallimard, 1961, 70. 43 Le titre de l’exposition présentée à la galerie Fourmier en 1968, et le titre du film réalisé par Jean-Pierre Meurice, Simon Hantaï et les silences rétiniens, 1976. 44 Anne Baldassari, Simon Hantaï, Paris, Centre Georges Pompidou, 1992. 45 Georges Didi-Huberman, L’étoilement, Conversation avec Hantaï, Paris, Minuit, 1998. 46 Molly Warnock, Du pliage et des pliages de Simon Hantaï, in Geste, Paris, 2006, 148–154. Voir aussi : Molly Warnock, Penser la peinture : Simon Hantaï, Paris, Gallimard, 2012. 47 Ágnes Berecz, Le temps de nouer, in Dominique Fourcade – Isabelle Monod-Fontaine – Alfred Pacquement (éd.), Simon Hantaï, Paris, Centre Pompidou, 2013, 235–244. Voir aussi les articles d’Ágnes Berecz dans les volumes édités de Kálmán Makláry, Hantaï, Volume I-II, 2012–2013. 40 41
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L’impossible comme « nœud du problème » chez Hantaï est aussi le « nœud du problème » de son interprétation. L’une des stratégies possibles y est de comprendre l’impossible comme une question transcendantale, métaphysique ou bien quasi-métaphysique,48 tandis que l’autre, proposée par Georges Didi-Huberman, est de l’interpréter comme la « condition critique et heuristique du travail ».49 La première argumentation risque de surexposer la transcendantalité chez Hantaï et de le présenter comme un peintre et un penseur métaphysique. L’autre risque est de sous-exposer l’importance philosophique de l’impossible chez Hantaï, et de l’interpréter comme l’esprit critique de son temps. L’analyse complexe, nuancée, différenciée de Didi-Huberman – celle de la « condition critique et heuristique du travail », de la « critique institutionnelle », de la « polémique sociale »,50 et surtout des toiles, des méthodes, des textes de Hantaï – n’exclut pas la philosophie et ne manque pas d’exigence philosophique. Il situe l’œuvre de Hantaï dans son contexte philosophique – Merleau-Ponty, Bataille, Blanchot, Heidegger, Dumézil, Agamben, Deleuze, Derrida –, il fait référence aux entrelacements entre la philosophie et la peinture dans le travail de Hantaï. Mais la philosophie n’est pas simplement un des contextes et des points de référence importants pour Hantaï, elle est une des conditions de son travail. Philosopher avec la toile – voilà le défi philosophique et le rappel artistique de Hantaï. Toucher à l’impossible dans sa pratique est toucher aux limites de la pensée et de la peinture, toucher à la question de savoir comment la peinture est possible, toucher à l’acte de la peinture et à l’acte de l’écriture, à la matérialité de la toile et de la langue, au « pliage comme méthode » (Hantaï) du travail. L’événement (de) Hantaï – « l’unité hors-temps de la situation »51 – est l’écriture comme événement de la peinture : Peinture (écriture rose, 1958– 1959). Le miracle de la Schriftrose – írásrózsa – écriture-rose est le rose, la transcription des différentes couleurs – rouge, vert, violet, noir, « terrerouge », « terre-vert » (Hantaï) en rose, même si « il n’y a pas de couleur rose utilisée sur cette toile (Hantaï),52 « la transfiguration de Peinture en Yves Michaud, Métaphysique de Hantaï, in Simon Hantaï, Venise, Pavillon français de la Biennale, 1982, 13–22., Horst Schwebel, Pliage und Transzendenz, in Hantaï. Falten als Methode, Hanover, M. Galerie, 1984. 49 Didi-Huberman, L’étoilement, 16. 50 Ibid., 15–19. 51 Meurice, Simon Hantaï, 1976. 52 Cixous, Le Tablier de Simon Hantaï, 23. 48
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Écriture, d’Écriture en Peinture »53 (Cixous), l’effacement de la lisibilité et de la visibilité des toiles et des textes par le geste même d’écrire, le passage des limites physiques – la taille, écrire en hauteur, l’encre, la plume à l’envers, « lisser la peinture »54 –, psychique – l’aveuglement, le mutisme, la soumission, l’anonymat du peintre-copiste chartreux –, philosophique – le sujet impersonnel comme le subjectile de peinture-écriture – de la peinture et de l’écriture. Dans ce travail textural et textuel d’Hantaï la peinture et l’écriture sont « inséparables » : peintre c’est donner à écrire, écrire c’est « copier les textes les plus importants » « jusqu’à la peinture »,55 « jusqu’à l’illisibilité »,56 jusqu’à l’invisibilité – jusqu’au degré zéro-moins-un de la peinture. A ce degré-là Hantaï est « pris par le pli » – « j’ai été pris par le pli, j’ai pris le pli, le pli m’a repris »57 –, par la matérialité de la toile, par la pliure comme archi-écriture de la peinture et de la philosophie (Derrida, Deleuze). La philosophie des années soixante est aussi prise par le pli et par la peinture. Pour Lyotard, Foucault et surtout pour Derrida et Deleuze, la peinture et le pliage ne sont pas de simples objets d’étude, mais renvoient à l’opération et à la méthode de travail de la philosophie. L’événement (de) Hantaï – l’unité hors-lieu de la situation – est le « pliage comme méthode » de travail : Mariales (1960–1963), Meuns (1967– 1968) Tabulas (1974–1982). Plier, c’est écrire avec la toile, écrire, c’est coplier les toiles les plus importantes – mariale, tablier, linceul. Plier, c’est penser avec la toile, penser, c’est co-plier les tissus des différents textes – religieux, philosophiques, littéraires. Plier, c’est parler « lalangue » (Lacan) de la toile, parler, c’est co-plier les filets des différentes langues – allemand, hongrois, français. L’écriture-pliure – Mariales, Meuns – donne à penser l’unité énigmatique et la différence troublante entre le travail des mains, de l’esprit, de la toile, entre laisser et effacer des traces, des figures, des configurations jamais vues, mais toujours là – bâillon, filet, maille, tablier, poche, invagination, treillis, serpillière, étoilement.58 L’écriture-tablature – Tabulas, « Kockázás »59 – donne à voir et cache avec le même geste, qui est toujours un double geste – tracer-effacer, plier 55 56
Ibid., 10. Ibid., 22. Ibid., 22. Simon Hantaï – Jacques Derrida – Jean-Luc Nancy, La connaissance des textes. Lecture d’un manuscrit illisible (Correspondances), Paris, Galilée, 2000. 57 Cixous, Le Tablier de Simon Hantaï, 36. 58 Sur ce sujet, voir Didi-Huberman, L’étoilement. 59 Warnock, Du pliage, 151–154. 53
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déplier, nouer-dénouer la matérialité, la texture, le tissu des toiles, l’espacement et le hors-lieu du temps, la temporisation et le hors-temps de l’espace, le rythme et le hors-rythme de l’image, le dedans et le dehors, l’endroit et l’envers du tableau. L’événement (de) Hantaï – l’unité hors-de-soi de la situation – est l’écriture blanche (Les blancs, 1973–1974), la modulation des couleurs, le temps du hors-temps, le lieu du hors-lieu, le rythme du hors-rythme, comme le signe d’alliance entre le peintre-copiste de la Bible, enveloppé, entoilé dans le silence, l« altruiste actif », aveuglé par l’étoilement, voyant « avec les mains », avec « l’œil de pli », et le Dieu, qui le regarde, et se laisse prendre par le Hantaï-rose de la Bible (Peinture, Écriture rose, 1958–1959), par le Hantaï-rouge du Manteau, (1963), par le Hantaï-indigo du tablier maternel (Tablier, 1975), par le Hantaï-blanc – bíborfehér, vakító fehér – du linceul (Laissée, 1996). L’événement d’écritures-peintures (1999) sont les copliages. À l’invitation de Jean-Luc Nancy, Hantaï co-plie deux de ces méthodes de travail – l’écriture et le pliage.60 Il « copie interminablement » sur la même feuille blanche les textes de Derrida et de Jean-Luc Nancy « l’une sur l’autre, jusqu’à l’illisibilité, où quelques mots surgissent du chaos » (Hantaï Simon).61 Les écritures-peintures à plusieurs mains, à plusieurs couleurs mettent « en contact, matériellement »62 la toile de la philosophie et la texture de la peinture, les écritures du peintre-toucher (Hantaï) et du philosophe-toucher (Jean-Luc Nancy), du peintre de l’impossible (Hantaï) et du philosophe de l’impossible (Derrida), et donnent à relire à plusieurs voix les correspondances, l’« intimation » (Derrida) « déjà brodée, voire incrustée dans la trame » de ce que Hantaï et Nancy ont tissé entre eux,63 et de ce qui se tissait depuis des années entre Hantaï et Derrida : entre l’écriturepeinture – Peinture (écriture rose, 1958–1959) – et la « double écriture » – L’écriture et la différence (1967), De la grammatologie (1967), entre « le pliage comme méthode » – Mariales (1960–1968) – et le pliage comme opération : « le pli (se) plie »64 – La dissémination (1974), entre « écrire en partition »65 – Tabulas (1974) – et écrire en trans-partitions – La dissémination (1972), Marges de la philosophie (1972), Glas (1974) – entre le travail de deuil du Hantaï – Derrida – Nancy, La connaissance des textes, 9. Ibid., 27. 62 Ibid., 9. 63 Ibid., 147. 64 Derrida, La dissémination, 291. 65 Cixous, Le Tablier de Simon Hantaï, 43. 60 61
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tablier maternel – Tablier – et le textile du tallith paternel – Un ver à soie (1997), Voiles (avec Hélène Cixous, 1998). Bibliographie Baldassari, Anne, Simon Hantaï, Paris, Centre Georges Pompidou, 1992. Berecz, Ágnes, Le temps de nouer, in Fourcade, Dominique – MonodFontaine, Isabelle – Pacquement, Alfred (éd.), Simon Hantaï, Paris, Centre Pompidou, 2013, 235–244. Berecz, Ágnes, in Makláry, Kálmán, Hantaï, Volume I-II, 2012–2013. Breton, André, Simon Hantaï (1953), in Le Surrealisme et la peinture, Paris, Gallimard, 1965, 237. Cixous, Hélène, Le Tablier de Simon Hantaï. Annagrammes, H.C. S.H. Lettres, Paris, Galilée, 2005. Derrida, Jacques, De la grammatologie, Paris, Minuit, 1967. Derrida, Jacques, La parole soufflée, in L’écriture et la différence, Paris, Seuil, 1967. Derrida, Jacques, Le théâtre de la cruauté et la clôture de la représentation, in L’écriture et la différence, Paris, Seuil, 1967. Derrida, Jacques, La dissémination, Paris, Seuil, 1972. Derrida, Jacques, La différance, in Marges de la philosophie, Paris, Minuit, 1972. Derrida, Jacques, Glas, Paris, Galilée, 1974. Derrida, Jacques, La vérité en peinture, Paris, Flammarion, 1978. Derrida, Jacques, Forcener le subjectile, in Antonin Artaud, Dessins et portraits, Paris, Gallimard, 1986, 55–107. Derrida, Jacques, Mes chances : Au rendez-vous de quelques stéréophonies épicuriennes, in Confrontation, Cahiers 19, Printemps 1988. Derrida, Jacques, Le monolinguisme de l’autre, Paris, Galilée, 1996. Didi-Huberman, Georges, L’étoilement, Conversation avec Hantaï, Paris, Minuit, 1998. Foucault, Michel, Ariane s’est pendue, Le Nouvel Observateur n°229, 1969, 36–37. Hantaï, Simon – Derrida, Jacques – Nancy, Jean-Luc, La connaissance des textes. Lecture d’un manuscrit illisible (Correspondances), Paris, Galilée, 2000. Meurice, Jean-Pierre, Simon Hantaï et les silences rétiniens, 1976. Michaud, Yves, Métaphysique de Hantaï, in Simon Hantaï, Venise, Pavillon français de la Biennale, 1982, 13–22.
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Michaux, Henri, Connaissance par les gouffres, Paris, Gallimard, 1961. Nancy, Jean-Luc, Au fond des images, Paris, Galilée, 2003. Nancy, Jean-Luc, À plus d’un titre. Jacques Derrida. Sur un portrait de Valerio Adami, Paris, Galilée, 2007. Thévenin, Paule – Derrida, Jacques, Antonin Artaud, Dessins et portraits, Paris, Gallimard, 1986. Warnock, Molly, Du pliage et des pliages de Simon Hantaï, in Geste, Paris, 2006, 148–154. Warnock, Molly, Penser la peinture : Simon Hantaï, Paris, Gallimard, 2012. Schwebel, Horst, Pliage und Transzendenz, in Hantaï. Falten als Methode, Hanover, M. Galerie, 1984.
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Trois pratiques derridiennes dans les cultures contemporaines du visuel La culture du visuel dans les théories contemporaines et son absence chez Derrida Depuis les années 1990, on a assisté dans les sciences sociales à la conceptualisation du imagic/pictorial/iconic turn – un phénomène qui – en tant que pratique sociale et culturelle – était présent d’ailleurs depuis les années soixante dans les sociétés occidentales (on peut même affirmer qu’il y avait une première émergence des cultures du visuel au début du 20e siècle, mais elle était stoppée par les deux guerres mondiales). Le tournant décrit par J. W. T. Mitchell portait sur une narration spécifique de l’histoire de la philosophie, discipline qui – selon lui – restait coincée dans le texte tandis que la production culturelle a déménagé entretemps sur un autre terrain d’action, celui de l’image. A part les travaux de Mitchell, on doit mentionner ceux de Richard Rorty, de Ferdinand Fellmann, de Gottfried Boehm, de Vilém Flusser, etc. et en fin de liste, on peut constater que les descriptions théoriques de la culture visuelle étaient réalisées par des théoriciens allemands ou anglo-saxons, même si la sémiologie post-structuraliste française a également contribué au développement de certains courants scientifiques des visual studies. Louis Marin, Gilles Deleuze ou Roland Barthes ont leur rôle dans cette histoire. Quant à Derrida, la situation est bien plus compliquée. On a l’impression que son œuvre est absent presque complètement du tour d’horizon obligatoire des études du visuel. Cette remarque doit être complétée par contre par les affirmations de Mitchell sur l’importance des travaux du philosophe français dans la construction de son parcours. Il insiste sur trois aspects : la question du
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graphème ; la notion des spectres et de la spectralité et, en dernier lieu, sur la critique derridienne de la télévision.1 Même si je ne considère pas qu’on peut mener à bonne fin une lecture combative d’une œuvre d’un point de vue étranger à celui de son auteur, je tenterai une démarche pareille en vue de prouver que l’image et le visuel avaient leur place bien définie dans la pensée derridienne, mais elle restait à moitié circonscrite comme si Derrida savait également que l’effort de la description de cette place serait trop grand et nécessiterait une autre œuvre, comparable à la sienne. Derrida portait son intérêt à la tradition philosophique dans son intégralité en proposant une méthode fraîche pour sa lecture et pour la théorisation de quelques-uns de ses antagonismes intérieurs. Cet ancrage dans le langage philosophique ne lui permettait pas de s’avancer vers les nouveaux domaines des pratiques culturelles. (Cela n’empêche qu’il reste un théoricien des problématiques sociales et politiques du millénaire.) C’est ainsi que l’emprise de son œuvre réside dans l’influence que la fin, la clôture des grands paradigmes exercent sur la pensée humaine. Il reste un grand philosophe de l’écriture au moment où celle-ci commence son chant de cygne. Mais c’est justement sa manière de faire de la philosophie qui est nécessaire pour bien clôturer un paradigme. L’opposition du logos et du mythe, la déconstruction des techniques du logos et des problématiques qui y trouvent leur origine permettent le dépassement de toute une tradition : tradition qui commence par la décision de Platon de choisir un nouveau médium pour enregistrer les dialogues oraux de Socrate et finit avec Derrida, qui démontre les tensions qui s’en suivaient. Je cite Marc Goldsmith : « “Platon” est comme le logiciel d’exploitation de l’occident (et au-delà), le logiciel dans lequel les autres logiciels peuvent s’ouvrir. On peut dire « I began to explore the fields of semiotics, aesthetics, and media theory in search of an iconology that seemed to lead inevitably into the whole realm of what Derrida called spectrality, the ghostly realm of imagination, fantasy, speculation and the subject of hauntology that renders all things or objects – all being in other words – uncanny. Anyone interested in visual culture and iconology also had to take account of Derrida’s critique of televisuality as a dominantly Christian globalizing medium and the importance of the Abrahamic (and Islamic) tradition of peoples of the book as the deep core of image theory, especially in its iconoclastic models. » W. J. T. Mitchell, Dead Again in W. J. T. Mitchell – Arnold I. Davidson (éd.), The Late Derrida, Chicago, University of Chicago Press Journals, 2007, 219– 228, 221.
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en tout cas, que tout ce qui se pense, se dit, se perçoit, s’éprouve, se vit, a été, sinon prévu comme tel, du moins envoyé dans son principe par “Platon”, même s’il n’est pas l’unique “envoi” qui définirait l’Occident. »2
Ce n’est pas par hasard que l’encadrement de la problématique du visuel – dans sa manière rudimentaire – provient également de l’interprétation de Platon dans un texte de Derrida qui trouve très difficilement sa place dans l’œuvre, mais qui – contrairement à sa marginalité – était très fréquemment cité. Le texte dont je parle est intitulé Khôra,3 publié en 1993 aux éditions Galilée avec deux autres textes : Passions4 et Sauf le nom5. Afin de trouver la place exacte que ce texte occupe dans l’œuvre de Derrida, il faut que je donne un bref aperçu des périodes de l’œuvre et des différentes problématiques caractéristiques de chaque période. Selon Mitchell, dans l’œuvre de Derrida, on peut distinguer trois périodes : la première est celle dite « radicale » , où les questions de l’écriture occupent une place centrale dans l’interrogation ; la défense de l’œuvre et de la méthode est la spécificité de la deuxième époque quand plusieurs voix affirment que la déconstruction est morte en tant que telle ; l’œuvre se poursuit par une troisième phase commencée dans les années 1990, quand l’attention du philosophe se tourne vers les questions de l’actualité, que Derrida regroupe sous la notion de « justice ». C’est la période que Mitchell décrit de la sorte : « This is also the period when Derrida became a writer on politics, ethics, religion, not just as philosophical topics, but in relation to the urgent issues of the day. He emerges as what, in some sense, he always was, an occasional and unsystematic writer, responding to events and contemporary issues at the invitation of others to speak out, almost invariably with surprising, unpredictable results. »6
C’est parmi ces questions d’une actualité urgente que le concept de Khôra fait son apparition – en plus dans un contexte intéressant : aux éditions Galilée en 1993, les trois textes mentionnés plus haut paraissent comme Marc Goldsmith, Jacques Derrida, Une introduction, Paris, Pocket, La Découverte, 2003, 27. 3 Jacques Derrida, Khôra, Paris, Galilée, 1993. 4 Jacques Derrida, Passions, Paris, Galilée, 1993. 5 Jacques Derrida, Sauf le nom, Paris, Galilée, 1993. 6 Mitchell – Davidson, The Late Derrida, 222. 2
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des objets imprimés indépendants, mais avec un prière d’insérer de quatre pages, qui peut être mis devant Passions comme une introduction commune à tous les trois. J’en cite le premier passage : « Chacun des trois essais Passions, Sauf le nom, Khôra, forme un ouvrage indépendant et peut se lire comme tel. Si toutefois il a été jugé opportun de les publier simultanément, c’est que malgré l’origine singulière de chacun d’eux, le fil d’une même thématique les traverse. »7
Il poursuit en affirmant que les trois forment une série d’essais sur le nom qu’on peut lire comme trois moments d’une même fiction. Admettons que les formats de l’industrie du livre ne doivent pas influencer les structures de l’écriture du philosophe du graphème, mais même dans ce cas, le choix de l’auteur de republier un article écrit six ans plus tôt pour un recueil d’études dédié à Jean-Pierre Vernant est assez curieux. Il doit trouver un format éditorial nouveau (unité de trois textes publiés séparément) et doit recomposer une nouvelle histoire. C’est comme si Derrida mesurait le poids du texte : il serait inopportun de le mettre aux oubliettes à cause de l’importance de la thématique, mais le cadre dans lequel il l’insère ne s’explique pas trop facilement. Khôra gêne et ne trouve pas sa place dans l’œuvre. Il est alors de rigueur de passer en revue les définitions du concept et de démêler les différentes lignes de son interprétation. Notre méthode sera la suivante : on s’attaquera tout d’abord à la définition provenant du texte de Platon pour continuer avec Khôra de Derrida et pour finir ensuite avec les utilisations éparses du mot dans son œuvre. Chez Platon, khôra surgit dans le dialogue qui traite l’origine du Cosmos. Je cite la traduction de Victor Cousin : « Distinguons un plus grand nombre de principes que nous ne l’avons fait au commencement ; alors nous ne parlions que de deux espèces d’êtres ; il faut maintenant en admettre une troisième. Ces deux espèces nous ont suffi dans tout ce qui précède ; l’une intelligible et toujours la même ; c’est le modèle ; l’autre, visible et ayant un commencement, copie de la première. Nous n’avons pas cherché une troisième espèce, ces deux-là paraissant nous suffire. Mais la suite de ce discours semble nous contraindre à introduire un nouveau terme, difficile et obscur. Et quelle puissance naturelle Derrida, Passions, 1.
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lui attribuerons-nous ? Celle surtout d’être le réceptacle et comme la nourrice de tout ce qui naît. »8
Le nom de ce troisième composant, le nom du réceptacle, c’est justement khôra, traduit le plus souvent comme « espacement », « emplacement », « localité », « lieu ». Pour Derrida, l’univocité des traductions en ce qui concerne le sens de ce mot paraît trompeuse : au moment où Platon/Socrate cherche une appellation à une troisième espèce d’êtres, une espèce qui ne l’est pas à la manière des deux autres, qui n’existe pas dans le sens d’un être matérialisé dans une forme concrète et ayant une finitude même, le processus de la nomination implique des procédures qui trahissent et heurtent la nature de ce qu’on cherche à nommer. Et c’est précisément cela qui gêne Derrida : la nature du nom et de la nomination comme processus détruit la nature de khôra. Il choisit alors d’utiliser le mot grec sans article défini et énumère les stratégies rhétoriques qui rendent possible sa description : la définition négative et la définition additive se croisent dans un système de nomination où khôra nomme à la fois cet autre de la philosophie platonicienne et la stratégie platonicienne du dialogue (pour parvenir à notre tour à une nouvelle définition additive). Dans la perspective de notre argumentation, c’est bien là le moment décisif du texte derridien : dans le rattachement de la stratégie d’argumentation de Socrate au concept de khôra. J’analyse cette identification entre khôra et Socrate selon la méthodologie de la lecture des textes de Derrida proposée par Edward W. Said dans les années 70, que je pense exemplaire et exacte. Il affirme dans une étude publiée dans la revue Critical Inquiry, où il met en parallèle le rapport au texte de Foucault et de Derrida, que pour Derrida, il y a toujours un conflit entre la superstructure (la métaphysique occidentale comme philosophie de la présence) et une manière de l’expression que Said désigne comme verbal behavior.9 Platon, Œuvres Complètes, LCI/86, 49a. Yet the mediating agency between the level of detail and the superstructural level is neither referred to nor taken into account. In some cases, including the two I have mentioned, Derrida’s implication is that the writer deliberately eluded the problems sprung on him by his own verbal behavior, in which event we are to suppose perhaps that he is being pressured involuntarily by the superstructure and the teleological biases of „metaphysics”. In other instances, however, the writer’s own complex textual practice is divided against itself; the undecidability of a term – for example, “pharmakos”, “supplément”, or “hymen” – is built on the text and its workings. Edward Said, The Problem of Textuality, Two Exemplary Positions, in Critical Inquiry 4 (1978), 673–714, 679.
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Je ne suis pas intéressée cette fois par l’essence de la critique de Said, je retiens juste sa manière de lire le texte de Derrida. Dans le cas de Timée, Derrida se trouve confronté à une situation dans laquelle le mot qui y entre en jeu n’a pas une définition concrète et c’est sa spécificité de rester indéfinissable. Le conflit de la superstructure et de la manière ne se trouve pas au niveau du contenu – il faut trouver par conséquent une autre manière de lecture. Et cette nouvelle technique touchera à la narration, à la temporalité du dialogue et à la temporalité de la cosmogonie. La manière n’est plus un détail verbal, mais un détail de la narration.10 Pour comprendre l’importance de cette transformation, on doit s’arrêter à trois citations11 – les deux premières sont tirées de Khôra et la troisième d’un autre court texte de Derrida datant de 1986. Voilà une définition de khôra qui insiste sur le rapport du concept à la temporalité : « Elle (khôra) échappe à tout schème anthropo-théologique, à toute histoire, à toute révélation, à toute vérité. Pré-originaire, avant et hors toute génération, elle n’a même plus le sens d’un passé, d’un présent passé. Avant ne signifie aucune antériorité temporelle. Le rapport d’indépendance, le non-rapport ressemble davantage à celui de l’intervalle ou de l’espacement de ce qui s’y loge pour y être reçu. »12
Si Derrida admettait plus tôt que khôra définit un troisième être qui met en question la définition, la dénomination, la narration, il poursuit son En vérité chaque contenu narratif – fabuleux, fictif, légendaire ou mythique, peu importe pour l’instant – devient à son tour le contenant d’un autre récit. Chaque récit est donc le réceptacle d’un autre. [...] Mais si khôra est un réceptacle, si elle donne lieu à toutes les histoires, ontologiques et mythiques, qu’on peut raconter au sujet de ce qu’elle reçoit et même de ce à quoi elle ressemble mais qui en fait prend place en elle, khôra elle-même, si on peut dire, ne devient l’objet d’aucun récit, qu’il passe pour vrai ou fabuleux. Un secret sans secret reste à jamais impénétrable à son sujet. Derrida, Khôra, 75. 11 Pour l’exhaustivité de cet aperçu, je cite la toute première apparition de khôra dans le corpus derridien tout au début de Marges de la philosophie. « Elle (la philosophie) se sera demandé si un tympan, c’est naturel ou construit, si l’on n’en revient pas toujours à l’unité d’une toile tendue, bordée, cadrée, surveillant ses marges comme un espace vierge, homogène et négatif, laissant son dehors, sans marque, sans opposition, sans détermination, prête comme la matière, la matrice, la khôra, à recevoir et à répercuter les types. » Jacques Derrida, Marges de la philosophie, Paris, Les Editions de Minuit, 1972, XXIV. 12 Derrida, Khôra, 92. 10
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discours par une mise en abîme de la temporalité. Khôra est l’autre de la métaphysique occidentale et ce qui intéresse Derrida dans l’analyse qu’il consacre à elle, c’est justement son apparition dans un dialogue qui inaugure cette tradition. Khôra ne menace pas seulement la narration de Socrate, mais elle menace également la démarche de Derrida. Et en continuant sur cette voie, nous retrouvons une identification curieuse de Khôra avec un autre concept qui touche de près à mon propos. C’est une citation qui provient d’une préface à l’édition des dessins d’Artaud : « Le dessin n’est rien, comme le subjectile ou la Khôra, il est l’emplacement vide, horssens, mais il n’est pas neutre, il fait œuvre. »13 Si le dessin, et par extension l’image, est Khôra, alors on peut aisément comprendre pourquoi il est nécessaire pour un discours comme celui de Derrida de ne pas s’attaquer à ce problème. Il est à son aise avec la politeia, mais Khôra, elle est hors question. Le discours philosophique dans son rapport à la tradition philosophique occidentale est encore incapable de se consacrer à elle. On a presque l’impression qu’il s’agit là de l’ouverture d’une voie que seulement un nouveau type de discours pourra parcourir. Je dois avouer que je lis les deux comparaisons (comme le subjectile ou la Khôra) comme identifications, mais le paragraphe que je citerai à la fin de cette analyse de la notion fait la même chose. Il identifie Socrate et Khôra et donne une interprétation très forte du métier du philosophe de la maïeutique. Et en reprenant nos identifications, on peut conclure que si le philosophe à l’instar de Socrate est Khôra, les praticiens des métiers du visuel qui se consacrent à l’image appartiennent également à cette catégorie. Dans le même ordre d’idée, il reste bien compréhensible pourquoi la place de Socrate est si spéciale dans l’histoire de la philosophie et comment il devient le premier philosophe du visuel. « Socrate n’est pas khôra mais il lui ressemblerait beaucoup si elle était quelqu’un ou quelque chose. En tout cas il se met à sa place, qui n’est pas une place parmi d’autres, mais peut-être la place même, l’irremplaçable place. Irremplaçable et implaçable, place depuis laquelle il reçoit la parole de ceux devant lesquels il s’efface mais qui la reçoivent aussi de lui car il les fait parler. Et nous aussi, implacablement. »14
Jacques Derrida, Forcener le subjectile. Préface aux dessins et portraits d’Artaud, Paris, Gallimard, 1986, 89. 14 Derrida, Khôra, 92. 13
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Le Parc de la Villette comme réceptacle Après cette courte analyse des aspects du concept Khôra, je présente trois interprétations de différentes pratiques du visuel qui s’accordent avec cette conceptualisation derridienne. En ce qui concerne la première pratique, celle de l’architecture, je fais référence dans ce qui suit à la courte carrière d’architecte de Derrida. Je passe en revue très vite les faits : en 1982, Bernard Tschumi devient lauréat du concours international d’architecture portant sur le Parc de la Villette de Paris, ce qui lui confère un assez curieux début de carrière. Danièle Voldman affirme dans une analyse du Parc datant de 1985 que déjà l’appel du concours concevait « le futur parc comme une réflexion théorique et conceptuelle sur la place de la nature dans une ville de l’âge post-industriel. »15 L’appel et la conception du concours avaient été préparés pendant six ans, donc il n’est pas trop curieux qu’une conception comme celle de Tschumi, un théoricien de l’architecture plutôt qu’un constructeur, avait la chance d’obtenir le droit de la réalisation du projet. Le plan de Tschumi était fondé sur le concept de « folies » – c’est-àdire un système de quadrillages où des espaces neutres, des réceptacles se forment et qui, à leur tour, font hommage à Borges, Burroughs, Cocteau, Queneau, Bataille, etc. L’une des plus célèbres collaborations de la réalisation des diverses parties du Parc était celle de Jacques Derrida avec Peter Eisenman. Entre le philosophe et l’architecte, six sessions de rencontre avaient eu lieu et pendant la première, Derrida présentait le passage de Timée que nous venons de citer. Leur travail commun commençait par la lecture de ce texte. L’enjeu de leur collaboration était de former une structure spatiale en tant que réceptacle et comme vide, et qui, en acceptant la cohabitation avec diverses formes et l’inclusion dans son corps de diverses structures, les anéantissait, les incluait dans sa propre nature indéfinissable. Eisenman apportait à l’idée de Derrida un titre, Chora L Works, qui ajoutait à l’idée du quadrillage et du réceptacle celle du choral musical et Danièle Voldman, Le Parc de la Villette entre Thélème et Disneyland, Vingtième Siècle 8 (1985), 19–30, 22. Sur la place occupée par l’architecture dans l’œuvre de Derrida cf. Orbán Jolán, Konstrukció és dekonstrukció, Derrida és az építészet, Lettre 29 (1998), http://epa.oszk.hu/00000/00012/00013/11orban.htm, consulté le 20 juillet 2017, Valastyán Tamás, Anarchitektonika, Az építészet esztétikai reflexióihoz, http://epitesz.eng.unideb.hu/uploads/2011/epiteszmernoki-szekcio-axvii-epuletgepeszeti-gepeszeti-es-epitoipari-szakmai-napokon-2011-oktober-14-1979/ARC_Valastyan_9.pdf, consulté le 20 juillet 2017.
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ainsi naissait la première image de ce type d’espace.16 Il est très important de noter qu’il s’agit bien d’un espace, non d’un lieu ou d’un non-lieu. Nous glissons par ces expressions dans la terminologie de Marc Augé où la définition de l’espace est adoptée de Michel de Certeau, qui saisit la nature problématique de l’espace comme lieu pratiqué, « animation du lieu par le déplacement d’un mobile ».17 C’est exactement cela que Derrida réalise avec Eisenman : la possibilité et l’effectivité d’un espace qui possède les caractéristiques de l’espace pré-originaire et qui comporte la possibilité de tout mouvement qui va s’inscrire en lui sans en déterminer les ondulations. Arrêtons-nous pour un moment aux étapes de ce concours : il s’agit d’un travail de conceptualisation de quinze ans de la part de Tschumi, ensuite de six ans de la part des lanceurs du concours et de six séances de la part de Derrida et d’Eisenman. Rajoutons encore les années que Derrida a passées à découvrir khôra, à la comprendre et à la travailler. On obtient finalement la formule d’un travail qui met en œuvre l’essence de l’espace, l’idée de l’espace en soi. Il faut insister sur le fait que, dans cette réflexion sur khôra la pratique précède la conceptualisation théorique : les séances datent de 1985–1986, l’étude dédiée à Vernant de 1987, la republication et la réinsertion du texte dans l’intégralité de l’œuvre de 1993. Le processus de travail met en œuvre la même idée de temporalité que celle qui se caractérise khôra : il s’agit de sa nature pré-originaire. Maintenant, nous prenons un peu de recul par rapport à l’œuvre de Derrida et nous nous intéressons à un métier qui était désigné par Le Monde comme la plus jeune profession du monde18 : celui du curateur. Selon les enquêtes de l’institut hongrois TrendInspiráció, l’attitude curatoriale est considérée comme l’une des treize tendances majeures de l’année 2013. Dans la langue française, ce métier est souvent désigné comme ‘conservateur d’exposition ou de musée’ ou ‘autorité policière’ et sous l’influence de l’anglais, le concept de curateur commence à être adopté. Comme dans le cas de tout métier jeune, les parcours des praticiens sont divers et impliquent des stratégies très différentes. Je me rapporte à la terminologie élaborée par Jean-Paul Martinon, ayant comme point de Jeffrey Kipnis – Thomas Leeser (éd.), Chora L Works, Jacques Derrida and Peter Eisenman, New York, The Monacelli Press, 1987. 17 Marc Augé, Non-lieux, Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Seuil, 1992, 102. 18 Emmanuelle Lequeux, Curateur, le plus jeune métier du monde, in Le Monde 2013. 06. 19. http://www.lemonde.fr/culture/article/2013/06/19/curateur-le-plus-jeunemetier-du-monde_3432833_3246.html, consulté le 20 juillet 2017. 16
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départ les textes de Derrida traitant la question de l’université. Le but de Martinon est le même que celui d’Irit Rogoff au sein du programme doctoral Curatorial / Knowledge du Département d’Etudes Visuelles de Goldsmith University – ils envisagent la redéfinition du statut du curateur en tant que structure épistémologique. L’emprunt derridien de la conceptualisation du processus réside dans la réinterprétation de la notion de send-off. Dans ce cas-là, nous sommes confrontés derechef à une situation où la pratique précède la théorie et le concept ou, pour mieux dire, l’élaboration d’un projet concret d’études donne naissance au concept. En 1983, Derrida participe à la fondation du Collège International de Philosophie, organisme de recherche et de formation à la recherche ouverte au public. C’est au cours de cette participation que l’invention du concept se produit dans le cadre d’une nouvelle conception du système universitaire. Je passe très vite en revue les éléments de celle-ci, parce qu’il s’agit d’une histoire bien connue dans ce milieu. Selon Derrida, l’université devrait être sans condition : espace de la résistance critique, déconstructrice, où s’élaborent de nouvelles Humanités et un nouveau concept de l’homme. Le professeur doit témoigner de son savoir, l’enseignement doit devenir un acte de parole, un performatif, un événement digne de ce nom. Le contenu de cet acte fait arriver quelque chose au concept de vérité et d’humanité et ainsi, il n’est pas maîtrisable. En plus, elle est débordée par ce qui vient. Le send-off du curatorial est justement ce contenu-événement qui se réalise à rebours. Parmi les composants de ce savoir, on trouve, de nouveau, des références musicales. Il s’agit de rythmes, d’accents, de points de pause. Les métaphores de ce contenu de savoir qui n’a pas de nature de contenu offrent pour Derrida la possibilité de définir l’absence des limites et de l’autorité au sein de ce nouvel établissement. Je cite Irit Rogoff : « he articulated for himself the notion of the university as a send-off – one begins to open up a whole series of questions, one sends them off into the world, and you don’t then envision in advance either their conclusion or their final product. We like this very much as a metaphor for what we are trying to think about in the curatorial – this is far more slippery, far less material. Nevertheless, the question at the level of practice is how to instantiate this as a process, how to actually not allow things to harden, and
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how to create a public platform that allows people to take part in these processes. »19
Cette citation passe du contenu de l’épistémologie du curatorial à la question de la nature de ce qu’elle nomme « public platform ». Dans le deuxième composant de l’expression, on retrouve un mot qui peut être très bien mis en rapport avec khôra, avec l’espace-réceptacle de Platon et de Derrida. Le savoir du curateur est un send-off inconditionnel dont le contenu se réalise dans chaque situation concrète d’activité curatoriale sans qu’il puisse exister en dehors de celle-ci. L’espace des expositions (expression à définitions variables à son tour) est khôra dans le même sens : son seul élément définitoire est sa capacité à recevoir la réalisation d’une présence dont il ignore la nature, les caractéristiques, mais dont il doit assurer le développement. Pour finir avec cette analyse des formes spatiales dans la culture visuelle contemporaine et des métiers qui y sont liés, je m’arrête à l’exemple des défilés de mode organisés à partir du 19e siècle. Il faut mentionner que malgré la nature curieuse et l’importance du phénomène, il n’a pas retenu l’attention des théoriciens de l’art, des philosophes, etc. et à part quelques descriptions historiques de ses origines ou d’ordre pratique de son organisation, nous n’avons pas encore un traité scientifiquement important sur le fashion show. Valerie Steele, directrice du musée de Fashion Institute of Technology affirmait dans un entretien donné à une journaliste de slate. com que les défilés de mode n’ont encore trouvé ni leur théoricien, ni leur historien.20 L’absence d’un aperçu complet ne nous empêche pas d’observer qu’il y a une différence majeure entre l’acception continentale-européenne et outre-Atlantique du défilé. D’un côté, nous avons une approche esthétique. L’historienne Jan Morgan, dans un article datant de 2011, a considéré que le défilé peut être appréhendé comme un spectacle à nature artistique et elle a passé en revue les différentes variations du genre.21 Partant des spectacles organisés par Charles-Frederick Worth, où les mises en scène, les mannequins et les vêtements empruntaient des codes carac Beatrice von Bismarck – Jörn Schafaff – Thomas Weski (éd.), Cultures of the Curatorial, Berlin, Sternberg Press, 2012, 23. 20 Amanda Fortini, How the Runway took off. A brief history of the fashion show, slate. com, 8 février 2006. http://www.slate.com/articles/arts/fashion/2006/02/how_the_ runway_took_off.html, consulté le 20 juillet 2017. 21 Morgan Jan, Le défilé de mode, Spectaculaire décor à corps, in Société et représentations 1 (2011), 125–136. 19
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téristiques du théâtre, elle arrivait aux défilés des années 1920, où ils devenaient des événements sociaux à l’instar d’un bal ou d’une pièce de théâtre. Dès le début, musique, décor et mise en scène soignée devenaient indissociables du défilé de mode, qui se transformait à la fin du siècle dans une sorte de happening artistique. De l’autre côté, dans l’acception américaine, le défilé de mode est un événement de marketing. Le changement de perspective est bien compréhensible, parce que du point de vue outreAtlantique, les semaines de la mode sont les plus importantes manifestations du genre. Inventé par Eleanor Lambert en 1943, la press-week est née, comme une série d’événements pendant laquelle les créateurs de mode avaient la chance de présenter leurs collections aux journalistes. Quant aux journalistes, ils avaient la possibilité de traiter en toute liberté les sujets relatifs à la mode. Dans cet ordre d’idée, le défilé n’est point important en tant que manière d’expression artistique, mais en tant que possibilité de se faire remarquer, de contribuer à la construction d’une image de marque. Je suis complètement consciente qu’une telle différence est bien conventionnelle, qu’un même ou pareil diagnostic pourrait être formulé sur plusieurs domaines des sciences humaines et sociales, et qu’il est très important de trouver des points de jonction entre les différentes approches. Mais du point de vue de mon propos, les points de départ complètement divergents de cette phase primaire des analyses sur les défilés démontrent la nécessité de trouver une base commune de définition. Et c’est à cause de cela qu’on doit revenir à Derrida. Malgré les différentes formes artistiques, le défilé finalement n’est qu’un espace et une structure spatiale qui assure la visibilité, la mise en scène du vêtement. Khôra, réceptacle, nourrice, espacement : le défilé doit permettre l’affirmation d’une essence différente de la sienne. Comme les quadrillages de Tschumi, les structures de l’espace curatorial, le défilé peut se définir comme pure transmission, comme forme d’existence qui appartient à cette troisième catégorie platonicienne. En plus, ce qui nous est donné à voir pendant le défilé, c’est le mannequin dans son essence pré-temporelle, pré-originaire – comme Barbara Vinken l’affirme dans l’une de ses conférences.22 Son rapport au temps est le même que celui de khôra. Il nous reste à comprendre la nature du savoir qui se manifeste dans le défilé et je crains qu’il ne soit encore plus compliqué que l’épistémologie du curatorial.
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Barbara Vinken, ‘Fashion: Art of dying, art of living’, The Art of Fashion lectures, https://vimeo.com/7738688, consulté le 20 juillet 2017.
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Khôra de Derrida s’avère être une expression et une catégorie fondamentale des cultures de la transmission contemporaines et nous ne pouvons que regretter que Derrida n’ait pas continué ce travail de conceptualisation. Bibliographie Augé, Marc, Non-lieux, Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Seuil, 1992. Derrida, Jacques, Forcener le subjectile. Préface aux dessins et portraits d’Artaud, Paris, Paris, 1986. Derrida, Jacques, Passions, Paris, Galilée, 1993. Derrida, Jacques, Sauf le nom, Paris, Galilée, 1993. Derrida, Jaques, Khôra, Paris, Galilée, 1993. Derrida, Jaques, Marges de la philosophie, Paris, Les Editions de Minuit, 1972. Goldsmith, Marc, Jacques Derrida, Une introduction, Paris, Pocket, La Découverte, 2003. Jan, Morgan, Le défilé de mode, Spectaculaire décor à corps, Société et représentations 1 (2011), 125–136. Kipnis, Jeffrey – Leeser, Thomas (éd.), Chora L Works, Jacques Derrida and Peter Eisenman, New York, The Monacelli Press, 1987. Mitchell, W. J. T. – Davidson, Arnold I. (éd.), The Late Derrida, Chicago, University of Chicago Press Journals, 2007. Orbán, Jolán, Konstrukció és dekonstrukció, Derrida és az építészet, Lettre 29 (1998), http://epa.oszk.hu/00000/00012/00013/11orban. htm, consulté le 20 juillet 2017. Said, Edward, The Problem of Textuality, Two Exemplary Positions, in Critical Inquiry 4 (1978), 673–714. Valastyán, Tamás, Anarchitektonika, Az építészet esztétikai reflexióihoz, http://epitesz.eng.unideb.hu/uploads/2011/epiteszmernoki-szekcio-a-xvii-epuletgepeszeti-gepeszeti-es-epitoipari-szakmai-napokon2011-oktober-14-1979/ARC_Valastyan_9.pdf, consulté le 20 juillet 2017. Voldman, Danièle, Le Parc de la Villette entre Thélème et Disneyland, in Vingtième Siècle 8 (1985), 19–30. von Bismarck, Beatrice – Schafaff, Jörn – Weski, Thomas (éd.), Cultures of the Curatorial, Berlin, Sternberg Press, 2012.
III. Force de la musique
Marie-Louise Mallet
« Aimer la musique en silence… »
Si Jacques Derrida a plusieurs fois écrit sur la peinture, le dessin, l’architecture, la photographie, le cinéma ou, plutôt, souvent accompagné de sa propre écriture des amis peintres, dessinateurs, architectes, photographes, cinéastes et, plus souvent encore, écrivains, il n’en va pas de même pour la musique. Il est même allé jusqu’à écrire un jour : « Je n’ai à peu près jamais soufflé mot de la musique comme telle ».1 Est-ce à dire que la musique soit absente de son œuvre ? Il n’en est rien bien sûr, et on pourrait montrer que la musique hante son écriture et de tant de façons. « Ce qui reste à force de musique »2 est le seul texte de lui dont le titre nomme la musique. Consacré à Fugue/Supplément de Roger Laporte, il y relève ces mots, « battement rythmique d’un blanc », comme la marque même du « musical », comme « ce qui s’affecte et nous affecte ici de musique » : « Musique-rythme »3 ; et il faudrait pouvoir étudier, dans son écriture à lui, tous les battements rythmiques, non seulement des blancs, des silences, mais de tant d’autres traits : phonèmes, mots, syntagmes, motifs, etc. Musicale, son écriture est non seulement polyrythmique mais aussi polyphonique. Combien de textes se déroulent à plusieurs voix, qui se répondent, mais jamais ne se confondent, à la manière des voix d’une fugue qui ne se joignent que pour se disjoindre aussitôt.4 Car, à la différence de Heidegger, il tient à cette disjointure, à ce non-ajointement comme à la Derrida, Cette nuit, 115. Jacques Derrida, Ce qui reste à force de musique, in Jacques Derrida, Psyché. Inventions de l’autre, Tome I, Paris, Galilée, 1987–1998, 95–103. 3 Ibid., 102–103. 4 J’ai tenté ailleurs d’esquisser une analyse de cette analogie possible entre l’écriture de Jacques Derrida et la forme fuguée en musique (cf. Ensemble, mais pas encore, in Marie-Louise Mallet (éd.), La Démocratie à venir – autour du travail de Jacques Derrida, Paris, Galilée, 2004). 1 2
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condition même de la pensée et avant tout de la justice : « La justice comme rapport à l’autre ne suppose-t-elle pas […] l’irréductible excès d’une disjointure ou d’une anachronie, quelque Un-Fuge, quelque dislocation “out of joint” dans l’être et dans le temps même ? »,5 écrit-il dans Spectres de Marx. Quant aux textes qui sont apparemment écrits à une seule voix, ils renferment toute une polyphonie à l’intérieur de cette voix unique, faite de différences polysémiques, de changements de tons, ce « Wechsel der Töne » qui l’intéresse si vivement chez Hölderlin, « ma préoccupation principale», dit-il dans La Carte postale : « Ton, c’est pour moi le nom de Dieu, mon Dieu, celui que je ne trouve pas ».6 La note sensible en musique, la sensible, par la seule petite altération d’un demi-ton, sans qu’aucune autre note ne soit altérée, fait passer d’une tonalité majeure à la tonalité mineure correspondante, « relative », et c’est tout le climat, l’affect, la Stimmung qui s’en trouvent changés : or, il y a beaucoup de notes sensibles dans l’écriture de Jacques Derrida. Cantabile, son écriture parcourt toute la gamme des nuances musicales, de l’adagio à l’allegro ou presto, tantôt legato ou staccato, tantôt largo ou stretto…, comme si son écriture provenait d’un chant profond qu’elle ne pourrait faire entendre qu’au-delà d’elle-même. Et en effet, s’il ne « souffle mot de la musique comme telle », il la nomme souvent et, dans ses écrits les plus intimes, il l’appelle même, il en appelle à elle. Ainsi, les « Envois » de La Carte postale, discrètement traversés par la musique de Monteverdi, sont ponctués par une sorte d’invocation au chant, un chant auquel il en appelle et un chant qui appelle, qui voudrait tellement être entendu. Chant comme motif profond de l’écriture : « je t’écris […] tout le temps que je ne peux pas te voir ou laisser le chant, tout seul »,7 chant comme exaltation, exultation : « taire un nom, ou plutôt le chanter ? Moi je le chante en le multipliant à l’infini »,8 comme élan ultime de l’écriture : « ne reste plus que le chant, il renaît chaque fois, rien ne peut rien contre lui et je n’aime que lui, en lui. Jamais aucune lettre jamais ne le donnera à entendre. Sans le moindre effort il se porte au-delà de tout calcul, de l’ignoble calcul »,9 ou comme son désespoir : « je suis un instrument désaccordé, un instrument en deux […]. Pour entendre le chant, il faut connaître ma souffrance, Jacques Derrida, Spectres de Marx, Paris, Galilée, 1993, 55. Jacques Derrida, Envois, in La Carte postale, de Socrate à Freud et au-delà, Paris, Aubier Flammarion, 1980, 217, 125. 7 Ibid., 20. 8 Ibid., 131. 9 Ibid., 49. 5 6
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l’aimer. Elle est innocente et infinie […]. J’ai ainsi perdu ma vie à écrire pour donner une chance à ce chant, à moins que ce ne soit pour le laisser se taire, de lui-même ».10 Chant comme l’appel de l’écriture elle-même, appel à l’écoute d’un chant logé au cœur de l’écriture, porté par elle au-delà d’elle-même : « Mais le chant d’innocence, si tu m’aimes, tu le laisseras venir à toi, il t’arrivera. »11 Le chant, ou la musique en général, apparaissent aussi en liaison avec ce motif insistant, dans « Circonfession », du « continuum », dont « le uum mime […] le continuum du désir », désir d’une « écriture sans interruption »,12 sans « coupure », fluide, comme aspirée par une plume devenue « seringue ». Désir mêlé d’angoisse, comme dans ce qu’il nomme « le glorieux apaisement » : « le dedans de ma vie s’exhibant tout seul au dehors, s’exprimant sous mes yeux, absous sans un geste, oserai-je dire d’écriture si je compare la plume à une seringue et toujours je rêve d’une plume qui soit une seringue, une pointe aspirante plutôt que cette arme très dure avec laquelle il faut inscrire, inciser, choisir, calculer, prendre l’encre avant de filtrer l’inscriptible, jouer du clavier sur l’écran, tandis qu’ici, une fois trouvée la juste veine, plus aucun labeur, aucune responsabilité, aucun risque de mauvais goût ni de violence, le sang se livre seul, le dedans se rend […], c’est moi mais je n’y suis plus, pour rien, pour personne […] puis le glorieux apaisement. »13
La seringue, c’est aussi, on le sait, la syrinx, l’instrument de musique, le tuyau de roseau taillé, flûte simple, monocalame, ou syrinx polycalame, nommée aussi flûte de Pan. « La seringue […] à la pointe incisive, pénétrant sous la peau, […] prélevant, […] injectant, […] irriguant et révélant le corps inconscient, cela se fait en musique : Syrinx, la panique », lit-on encore dans « + R ».14 Panique de l’épanchement musical. Mais aussi rêve extatique, comme dans cette autre « période », cet autre chant de « Circonfession » :
Ibid., 156. Ibid., 239. 12 Jacques Derrida, Circonfession, in Geoffrey Bennington – Jacques Derrida, Jacques Derrida, Paris, Seuil, 1991, §38, 187. 13 Ibid., § 2, 13–14. 14 Jacques Derrida, La vérité en peinture, Paris, Champs-Flammarion, 1978, 187. 10
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« rêve […], me perdre dans l’orchestre que je formerais avec mes fils, guérir, bénir et séduire le monde en jouant divinement avec mes fils, produire avec eux l’extase musicale du monde, leur création, j’accepterai de mourir si c’est là descendre lentement, oui, jusqu’au fond de cette musique bienaimée. »15
Ou encore rêve d’un chant infiniment doux, comme la laine et la soie d’un tallith dont le nom même est déjà musique : « Je voudrais chanter la douceur très seule de mon tallith, la douceur plus douce que la douceur, toute singulière, sensible et insensible à la fois, calme, acquiescente, étrangère à la sensiblerie, à l’effusion ou au pathos, en un mot à toute “Passion”. Compassion sans limite, cependant […], proximité et distance infinie . »16
Quand l’écriture est musique, il faudrait, comme pour toute musique, d’abord l’écouter « en silence ». Se risquer ensuite à tenter d’en analyser la musicalité demanderait, comme pour toute musique véritable, une attention infinie, un temps et une compétence que je n’ai pas… Dès lors, je me bornerai à esquisser seulement quelques traits de ce qui, dans la pensée de Jacques Derrida, me semble ouvrir un chemin vers la musique, chemin que la philosophie, dans sa plus grande tradition, s’est barré, obstrué, en vertu d’une nécessité quasi structurelle. « Je me demande si la philosophie, qui est aussi la naissance de la prose, n’a pas signifié la répression de la musique ou du chant. La philosophie ne peut pas, en tant que telle, laisser le chant résonner en quelque sorte »17 écrit-il dans un texte repris dans Points de suspension, comme en écho à Nietzsche qui, dans Le Gai savoir, s’exclamait : « “De la cire dans les oreilles”, c’était là, jadis, presque la condition préalable au fait de philosopher […] – et c’est une très vieille superstition de philosophe que de tenir toute musique pour musique de sirènes. »18 * Derrida, Circonfession, § 39, 194. Jacques Derrida, Un ver à soie, in Hélène Cixous et Jacques Derrida, Voiles, Paris, Galilée, 1998, 79. 17 Jacques Derrida, Passages – du traumatisme à la promesse, in Points de suspension. Entretiens présentés par Élisabeth Weber, Paris, Galilée, 1992, 408. 18 Nietzsche, Le Gai savoir, § 372, trad. Pierre Klossowski, in Œuvres philosophiques complètes V, textes établis par Giorgio Colli et Mazzino Montinari, Paris, Gallimard, 1982, 281. 15 16
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« La philosophie en général […] obéit au doigt et à l’œil… », lit-on dans Le toucher, Jean-Luc Nancy.19 À l’œil… depuis ses premiers écrits, on le sait, Jacques Derrida s’est attaché à déconstruire le phono-logo-centrisme qui, depuis Platon au moins, et tout au long de son histoire, structure la démarche philosophique. Un certain phonocentrisme philosophique en effet privilégie la voix, la phoné, censée être présence pure, pure présence à soi du sujet dans sa parole, pure présence de la pensée à elle-même et enfin présence à l’autre à qui s’adresse cette parole vivante, alors que l’écriture est toujours reléguée, par la philosophie, au rang inférieur de technique auxiliaire, d’esclave susceptible de tromper, trahir, voire porter la mort à cette parole vive qu’elle est censée relayer et servir, en son absence. Pensé comme une quasi-immatérialité, le medium sonore du signe phonique se fait oublier, laisse oublier sa fonction de signe dans l’illusion d’une présence immédiate du sens et rend aveugle à cette autre écriture, cette archiécriture qui, dans la parole même, inscrit la différance dans la présence, l’extériorité dans l’intériorité, la répétition dans l’immédiateté, la technique dans le vivant, la trace de l’autre dans le sujet parlant. Or, ce phonocentrisme ne privilégie pas pour autant l’écoute. La voix, la phoné, n’intéresse la philosophie qu’en tant que voix qui parle, qui énonce une proposition, un sens intelligible : seul importe ce qu’elle dit, le « dit » et non le « dire », le « quoi » et non le « comment ». Le philosophe est sourd à tout le reste. Le ton est sans importance pour lui. A fortiori, sont sans intérêt philosophique toutes les autres modalités de la voix, le cri, le cri d’effroi ou d’appel, de colère ou d’amour, la voix de la plainte ou de l’exultation, la voix de la prière (là où elle ne demande rien), le chant en ses infinies modulations… Car ce phonocentrisme se double, dans la philosophie, d’un logocentrisme. Pour la philosophie la phoné est avant tout logos : parole et raison, calcul, proportion… Et c’est ici que l’œil conquiert son privilège sur l’écoute. L’œil, mais aussi la main. La parole ne se voit pas, certes, ni ne se prend en main, mais toutes les catégories de la pensée philosophique transposent, dans le domaine de l’intelligibilité, les structures de la visibilité et de la préhension : qu’il s’agisse de l’ob-jet, de la perception de l’objet comme de ce qui est placé, jeté devant soi, donné à la vue, à la garde du regard, ou à portée de la main, Vorhanden ou Zuhanden, ou bien du concept (Begriff), il s’agit toujours de prendre (capere, percipere, concipere, prehendere, begreifen), de maîtriser dans une prise. De l’objet vi19
Jacques Derrida, Le toucher, Jean-Luc Nancy, Paris, Galilée, 2000, 139.
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sible, sensible – du phénomène (phainesthai), c’est-à-dire ce qui brille et qui se donne à voir –, à l’idée, l’eidos, il s’agit toujours de voir une forme : « l’eidos figure un contour de visibilité intelligible »20 comme l’écrit Jacques Derrida dans Mémoires d’aveugle, c’est « une visibilité non visible – au sens sensible –, mais c’est une visibilité qui a besoin de lumière ».21 La forme définit, retient et enferme dans son contour ce qu’elle définit et à quoi elle donne prise. Qu’il s’agisse de l’intuition (de intueri, voir), de l’évidence (de videre, voir), de l’aletheia, la vérité comme « dévoilement », de la théorie ou contemplation (de theorein, regarder), en grec comme en latin, en français comme en allemand et dans toutes les langues de la tradition de la philosophie occidentale ce passage incessant du voir au prendre, de la garde du regard à la garde de la prise, assure le passage du sensible à l’intelligible, de la « présence » à la « re-présentation » et le « rassemblement » de tout le divers sous l’autorité du logos. Revenant, dans Politiques de l’amitié, sur ce logocentrisme qui l’occupe depuis ses premiers travaux, Jacques Derrida écrit : « Au fond, le logocentrisme, ce n’est peut-être pas tant le geste qui consiste à mettre le lógos au centre que l’interprétation du lógos comme Versammlung, c’est-à-dire le rassemblement qui précisément concentre ce qu’il configure. »22
Et plus tard, dans son grand ouvrage, Le toucher, Jean-Luc Nancy, prolongeant son analyse et mettant davantage l’accent sur le rôle du toucher dans cette configuration fondatrice de l’ontologie qu’il déconstruit, revenant sur l’intuitionnisme philosophique, « constitutif de la philosophie même, du geste qui consiste à philosopher », il le définit alors comme un « processus d’idéalisation qui consiste à retenir le toucher dans le regard pour assurer à celui-ci le plein de présence immédiate requis par toute ontologie ou par toute métaphysique » : « Comme le nom pourrait l’indiquer, on le sait bien, l’intuition privilégie la vue. Mais c’est toujours pour y atteindre un point où l’accomplissement, Jacques Derrida, Mémoires d’aveugle. L’autoportrait et autres ruines, Louvre, Réunion des musées nationaux, 1990, 22. 21 Jacques Derrida, Penser à ne pas voir, in Annali 2005/1 publication de la Fondazione Europea del Disegno, Milan, Bruno Mondadori (éd.), 65. (Ce texte semble la transcription posthume d’une intervention orale prononcée en 2002). 22 Jacques Derrida, Politiques de l’amitié, Paris, Galilée, 1994, 378. 20
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la plénitude ou le remplissement de la présence visuelle touche au contact, c’est-à-dire un point […] où l’œil touche et se laisse toucher […]. Au moins depuis Platon, sans doute, et malgré son endettement auprès du regard, l’intuitionnisme est aussi une métaphysique et une tropique du toucher, une métaphysique comme hapto-tropique. »23
Ainsi, qu’il soit optique ou haptique (et en réalité il est toujours l’un et l’autre), l’intuitionnisme philosophique, c’est-à-dire la philosophie comme ontologie, vise toujours « un plein de présence immédiate ». Or, dans cette visée, la musique ne peut trouver sa place. C’est pourquoi, de Platon à Hegel et au-delà, la musique a presque toujours été mal traitée (et maltraitée) par la philosophie. Même lorsque celle-ci lui assigne une place élevée dans une hiérarchie des arts – et la philosophie, toujours, hiérarchise et toujours, depuis les pythagoriciens, en privilégiant, dans la musique, ce qui peut s’y réduire à des proportions mathématiques –, il vient toujours un moment où elle manifeste à tout le moins un embarras, quand ce n’est pas un rejet violent.24 Que faire en effet d’un art dont on ne sait jamais vraiment ce qu’il exprime ni même s’il exprime quelque chose, qui semble un jeu de formes, vides de sens, mais qui, étrangement, ont des effets puissants et incontrôlables. Un art dont les œuvres ne se laissent pas rassembler dans la présence, dans l’immédiateté d’une présence pleine, mais qui peut cependant émouvoir comme aucun autre… Un art qui semble échapper à la « représentation » qui, seule, donne prise à la réflexion philosophique. Ce désarroi ou ce rejet culminent, cela va de soi, lorsque la musique, cessant d’accompagner des paroles, devient musique « pure », musique purement vocale, sans parole ou sans parole intelligible ou, pis encore, musique purement instrumentale… Ainsi, pour Hegel, de même qu’il faut la statue du dieu dans le temple pour que l’architecture accède au sens, il faut le texte dans la musique pour que celle-ci ne se réduise pas à une architecture sonore, vide de sens et, qui plus est, une architecture sans consistance, évanescente (une architecture toujours déjà en ruine), qui échappe à toute prise du concept. À l’écoute d’une musique privée du support d’un texte, des représentations qui donnent prise au concept, Hegel cherche vainement des « points d’appuis », ces Haltpunkte dont la recherche quasi obsessionnelle émaille son parcours et qui lui font Derrida, Le toucher, 138. De La République et surtout des Lois de Platon, jusqu’à l’Esthétique de Hegel et audelà, on pourrait voir se dérouler le même fil de cette longue histoire.
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défaut désormais. Le philosophe du savoir absolu, le maître du concept ne trouve alors plus rien à relever et donc plus rien à dire.25 Dès lors, la déconstruction derridienne de cet intuitionnisme de la présence pleine, de ce logocentrisme du rassemblement sous la configuration unifiante du concept, lève bien des obstacles et permet à la pensée une approche de la musique que la philosophie, en tant qu’ontologie, en tant que phénoménologie même, est presque nécessairement vouée à manquer. (Mais sans doute est-ce le cas, aussi, plus ou moins, de tous les arts et la musique n’est peut-être que le révélateur privilégié de cette impuissance…) * Je voudrais donc tenter d’esquisser maintenant quelques pas sur ces chemins vers la musique ouverts par Jacques Derrida. Je partirai pour cela de deux déplacements essentiels opérés par lui au cœur même de ces deux piliers de l’intuitionnisme ontologique que sont le voir et le toucher : premièrement, voir ne va pas sans un certain aveuglement, deuxièmement, toucher ne va pas sans un écart, un espacement excluant tout contact absolu. Aveuglement et écart qui, loin d’être de simples limites, sont les conditions de possibilité d’un voir et d’un toucher autrement pensés.
Voir sans voir… « Gardant la chose en vue, on la regarde », lisons-nous dans Mémoires d’aveugle. Mais le regard peut ne plus pouvoir garder, être débordé par ce qu’il regarde, être comme renvoyé vers son point aveugle. Cela peut arriver dans l’éblouissement devant un tableau : « Les dessinateurs, les peintres ne donnent pas à voir “quelque chose”, les grands surtout ; ils donnent à voir la visibilité, ce qui est tout autre chose, qui est absolument irréductible au visible […] Quand on a le souffle coupé devant un dessin ou devant une peinture c’est qu’on ne voit rien ; ce qu’on voit pour l’essentiel, ce n’est pas ce qu’on voit, c’est tout à coup la visibilité. Donc l’invisible. »26 Dans La musique en respect, j’ai tenté une étude de cette sorte de panique qui s’empare de Hegel, à la fin du livre de l’Esthétique sur la musique, lorsqu’il s’agit de penser la « musique pure », purement instrumentale, « die selbständige Musik ». 26 Derrida, Penser à ne pas voir, 66. 25
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« Quand on a le souffle coupé » : quel philosophe aura jamais dit cela ? Kierkegaard, s’agissant de Mozart, Nietzsche peut-être, Jacques Derrida enfin… Le philosophe classique « s’étonne », on le sait, depuis Platon au moins, mais il n’a jamais le souffle coupé devant une œuvre d’art, un tableau ou à l’écoute d’une musique, non, il cherche immédiatement le « point de vue » d’où dominer la chose. Quand on a le souffle coupé donc, nous dit Jacques Derrida, on voit qu’on ne voit pas ce qui nous éblouit de sa non-visibilité… Et c’est, dans Mémoires d’aveugle, une extraordinaire dé-monstration si l’on peut dire, un extraordinaire dé-montage de ce que l’on croit être la monstration (jusqu’à en faire surgir le monstre, le prodige), qui conduit l’analyse jusqu’à ce point ultime où le regard du dessinateur le plus voyant ne peut qu’être aveugle, dans le moment même où il trace le trait de son dessin, où il se fraye obscurément un passage, comme à travers un mur (« un mur de fer invisible » disait Van Gogh). Dès lors « le dessin est aveugle »,27 peut affirmer Jacques Derrida. Tout dessin est aveugle et, superlativement, toute tentative d’autoportrait. Le dessinateur ou le peintre qui fait son autoportrait ne saisit qu’une ruine, la saisie de son regard lui échappe : le point-source, le regard, « s’emporte lui-même, se décompose ou se laisse dévorer par une bouche d’ombre ». Une extraordinaire analyse des œuvres de Fantin-Latour nous fait assister à cet instant où, « à se regarder voir, il se voit […] disparaître au moment où le dessin tente désespérément de le ressaisir ».28 Si bien que lorsque le peintre ou le dessinateur, et cela arrive souvent, dessine un aveugle, c’est un véritable autoportrait de peintre qu’il trace : « un dessin d’aveugle est un dessin d’aveugle », écrit-il. Valeur ici du double génitif qui fait de l’aveugle l’objet et le sujet du dessin, inséparablement : lorsqu’un dessinateur dessine un aveugle il se dessine lui-même en tant que l’aveugle qu’il est lorsqu’il dessine : « il projette, rêve ou hallucine une figure de dessinateur », il dessine « une puissance dessinatrice à l’œuvre, l’acte même du dessin » comme acte aveugle. Un dessin d’aveugle est toujours comme un « étrange autoportrait du dessin ».29 « Quand on a le souffle coupé devant un dessin ou devant une peinture c’est qu’on ne voit rien ; ce qu’on voit pour l’essentiel, ce n’est pas ce qu’on voit… », lisions-nous. La vue peut donc n’être pas seulement préhensive, mise en perspective, constitutive de l’ob-jet, elle peut être éperdue, éblouie, jusqu’à ne plus voir, jusqu’à la perte de tout objet de vision. La peinture, le Derrida, Mémoires d’aveugle, 10. Ibid., 61. 29 Ibid., 10. 27
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dessin ne se limitent jamais à la représentation, ne peuvent re-présenter ce qui n’a jamais été « présent », mais pour le comprendre, il faut aller jusqu’à cet « aveuglement ». Et c’est alors que l’on peut avoir « le souffle coupé ». À moins que ce soient les larmes qui « viennent aux yeux ». Les dernières pages de Mémoires d’aveugle sont consacrées, en effet, au motif des larmes que toute la traversée du dessin a préparé. Les larmes voilent la vue dit-on. Mais cet aveuglement est la révélation d’une vérité cachée de la vue, cachée par la vue, un aveuglement qui ouvre l’œil à ce qui est peut-être son « essence », le dévoilement d’une vérité des yeux par le voilement de la vue. « Au fond, au fond de l’œil, celui-ci ne serait pas destiné à voir mais à pleurer », écrit Jacques Derrida. « Au moment même où elles voilent la vue, les larmes dévoileraient le propre de l’œil ». Paradoxale aletheia de la vérité de l’œil, du regard, par les larmes : « Ce qu’elles font jaillir hors de l’oubli où le regard la garde en réserve, ce ne serait rien de moins que l’aletheia, la vérité des yeux dont elles révéleraient ainsi la destination suprême : avoir en vue l’imploration plutôt que la vision, adresser la prière, l’amour, la joie, la tristesse plutôt que le regard. Avant même d’illuminer, la révélation est le moment des “pleurs de joie”. »30
La prière et les larmes : on sait leur importance pour Jacques Derrida, comme pour Augustin, pour Nietzsche aussi, ses compagnons de pensée parmi les plus proches et les plus constants, plusieurs fois évoqués dans le livre. « Contrairement à ce qu’on croit savoir, le meilleur point de vue […] est un point source et un point d’eau, il revient aux larmes. L’aveuglement qui ouvre l’œil n’est pas celui qui enténèbre la vue. L’aveuglement révélateur, l’aveuglement apocalyptique, celui qui révèle la vérité même des yeux, ce serait le regard voilé de larmes. Il ne voit ni ne voit pas, il est indifférent à la vue brouillée. Il implore […]. »31
Le meilleur « point de vue » est donc celui où il n’y a point de vue. C’est le « point d’eau », le point source des larmes, le point de vue des larmes. Dans les yeux en pleurs ce sont « les larmes [qui] voient » dit un poème de Marvell, ami de Milton, le poète aveugle, avec lequel se termine l’ouvrage : Ibid., 125. Ibid., 128.
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Thus let your streams o’erflow your springs, Till eyes and tears be the same things: And each the other’s difference bears; These weeping eyes, those seeing tears.32
L’on trouve de nombreux personnages en pleurs dans la peinture, mais souvent le dessinateur, le peintre ne montrent pas les yeux en pleurs, mais seulement la tête enfouie dans les mains. Ou bien, les pleurs deviennent grimaces douloureuses, comme sur le visage de tant de Mater dolorosa. Ou bien encore, sur la joue, une larme arrêtée se met à ressembler à une perle. Comment, en effet, dessiner ou peindre ce « cours d’eau », l’écoulement des larmes, sans le figer ? Mais ce qui est si difficile au dessin, à la peinture, est aisé à la musique. « Flow my tears », « In darkness let me dwell », chante John Dowland, ce grand musicien presque contemporain de Marvell qui connaissait sans doute ses célèbres Lachrimæ. Peut-être que la musique seule convient aux larmes. Il y a tant de larmes dans la musique, et pas seulement dans les œuvres intitulées Lacrimæe, ou Lacrimosa… ! « Je ne fais pas de différence entre la musique et les larmes », disait Nietzsche.33 La prière et les larmes. « J’ai vécu dans la prière et les larmes »,34 confie Jacques Derrida dans « Circonfession » et il aimait rappeler que, pour Aristote, la prière est ce moment non apophantique dans le logos qui ne montre rien, qui n’affirme ni ne nie : la prière n’est ni vraie ni fausse.35 Sa « vérité » est ailleurs. Comme la « vérité » de la musique est ailleurs que dans la représentation. « Les derniers quatuors de Beethoven éclipsent toute visibilité »,36 écrivait Nietzsche. La musique ne va pas sans un renoncement, sans un aveuglement à la représentation.
Ibid., 130. « En vous laissez ainsi le torrent déborder la source, / Qu’œil et larme soient un :/ Alors chacun porte la différence de l’autre ;/ Les yeux pleurant, ces larmes voient ». 33 Friedrich Nietzsche, Intermezzo, in Nietzsche contre Wagner, Œuvres philosophiques complètes, VIII, trad. Jean-Claude Hémery, Paris, Gallimard, 1974, 351. 34 Derrida, Circonfession, § 7, 41. 35 Aristote, Organon, II, De l’interprétation, 4, 17 a, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 1994, 84. 36 Friedrich Nietzsche, Fragments posthumes, in Œuvres philosophiques complètes, IX, trad. Michel Haar, Philippe Lacoue-Labarthe, Jean-Luc Nancy, Paris, Gallimard, 1977, 435. 32
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Certes, on le sait, les échelles musicales, les rythmes reposent sur des rapports mathématiques et ne sont donc pas étrangers à tout logos, à toute ratio. On parle aussi de « discours musical », de « phrasé », de « ponctuation », d’« accents », de « thèmes », etc. Mais il n’en demeure pas moins que toute tentative pour assigner à ce « discours » des significations assurées est vouée à l’échec. Le discours musical, comme la prière, est non apophantique. On pourrait même aller jusqu’à dire qu’il est apophatique, qu’il ne dit rien. Mais, « parler pour (ne) rien dire, ce n’est pas ne pas parler – souligne Jacques Derrida. Surtout, ce n’est pas ne parler à personne. »37 S’il ne dit rien, le discours musical, le cours, le parcours musical n’est pas pour autant insensé. Il a du sens d’abord au sens de direction, non pas sens unique, mais directions multiples, plus ou moins nombreuses et complexes, sans jamais se réduire à n’être qu’accumulation de sons. Ensuite ce discours a du sens au sens où il est sensible, au sens où il nous touche. Mais en quoi, par quoi nous touche-t-il ? En musique, c’est « l’augmentation ou la diminution de l’intervalle » qui crée la beauté, écrit Proust dans La Prisonnière ; « le chant naît de ces écarts, de ces variations, source de toute musique »,38 dit-il encore, faisant écho au propos de Mozart : « La vraie musique est entre les notes », propos si souvent rapporté qu’on peut ne plus en mesurer la profondeur. Car cet entre les notes n’est pas comme l’espace entre les colonnes d’une architecture, espace essentiel à la beauté de l’ensemble, certes, mais espace que l’on peut contempler comme on peut contempler les colonnes qu’il sépare et met en relation. Entre les notes, qui ne sont pas des colonnes, mais qui s’effacent dans l’entre qui les sépare, l’entre n’est rien qui puisse être contemplé, saisi, gardé par un regard, relevé dans un concept. Entre les notes, il n’y a pas rien, mais ce qu’il y a n’est pas quelque chose : il y a le sens qui mène de l’une à l’autre, qui les unit dans leur commune ou successive disparition et il y a aussi (et surtout peut-être) le silence, ce « battement rythmique d’un blanc », le silence qui n’est jamais rien (même s’il peut, parfois, être le rien). L’entre des notes n’est pas espace, mais espacement. Et l’on pourrait dire, déjà, que la musique, dans le rien qui n’est pas rien de l’« entre les notes », n’est rien d’autre que cet espacement, c’est-à-dire
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Jacques Derrida, Comment ne pas parler – Dénégations, in Psyché, 538. Marcel Proust, La Prisonnière, in À la recherche du temps perdu, tome III, Paris, Bibliothèque de La Pléiade, 1954, 126, 25.
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différence et surtout différance, c’est-à-dire « devenir-temps de l’espace et devenir-espace du temps ».39
Toucher sans toucher… Dans la nuit aveugle de l’absence de toute représentation, la musique est peut-être de tous les arts celui qui est le plus sensible, le plus susceptible de toucher, d’émouvoir, de prendre, mais aussi celui qui échappe le plus à la prise. J’évoquais plus haut cet écart qui exclut, dans le tact, tout contact absolu. J’en viens donc, après l’aveuglement au cœur de la vision, à ce deuxième déplacement déconstructif opéré par Jacques Derrida, au cœur du toucher cette fois : l’espacement, l’écart, à la fois limite et condition du toucher, du tact qui, ainsi qu’il l’écrit, touche sans toucher : « un irréductible espacement […] espace le toucher même, à savoir le contact. Ouvrant ainsi l’écart, donnant lieu au hiatus du non-contact au cœur du contact, cet espace fait l’épreuve du non-contact comme la condition ou l’expérience même du contact ».40
Là encore, nous trouvons l’impossibilité d’une expérience de la « présence pleine du présent », de toute immédiateté dans le rapport (mais une telle immédiateté, si elle était possible, ne serait-elle pas la mort même ?). Or, la musique, l’écoute musicale n’est-elle pas, par excellence, l’expérience de cette impossibilité ? Ecouter, c’est ne pas pouvoir garder et en faire l’épreuve. Ecouter, c’est entendre s’éloigner, se perdre, dans sa venue même, ce que l’on écoute. Ecouter, c’est ne pas pouvoir maintenir présent, ne pas pouvoir tenir. C’est ne pas pouvoir retenir. C’est ne pas pouvoir revenir. Ce que l’on écoute n’est jamais présent, mais passe et ne fait que passer, laisse la place à ce qui vient et qui passe à son tour. Ce qui n’a pas été entendu ne le sera plus. Ce qui a été entendu ne sera gardé qu’en mémoire, c’est-à-dire gardé comme perdu : la mémoire est « endeuillée par essence », comme l’a fortement montré Jacques Derrida,41 deuil qui n’attend pas la Jacques Derrida, La différance, in Marges – de la philosophie, Paris, Éditions de Minuit, 1972, 8. 40 Derrida, Le toucher, 249. [Je souligne] 41 Jacques Derrida, Mémoires – Pour Paul de Man, Paris, Galilée, 1988, 51 (cf. aussi supra et infra). 39
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mort, dit-il, mais qui est l’essence même de l’expérience de l’autre comme autre, d’une altérité inaccessible qu’on ne peut approcher qu’en la perdant. Et il faudrait analyser ici ce travail du deuil logé au cœur même de l’écoute, si important dans l’écoute musicale (je l’ai esquissé ailleurs). « Les instants de la mélodie ne sont là que pour mourir. La fausse note est un son qui se refuse à la mort »,42 écrit Levinas. La fausse note n’est pas fausse en elle-même, elle ne l’est que dans son rapport avec les autres, mais ce que dit Levinas est beaucoup plus profond : une note, juste quant à ses rapports avec les autres, deviendra fausse, en un autre sens, par sa seule insistance à demeurer : il faut qu’elle passe. Si elle ne passe pas, c’est la mort de la musique. C’est, par exemple, la présence hallucinatoire, persécutrice, de cet unique la n’ayant de cesse qui met Schumann au bord de la folie et du suicide. La musique ne « demeure » pas, elle est de l’ordre de la « trace », motif capital, on le sait, dans la pensée de Jacques Derrida. « La trace – dit-il –, c’est l’expérience même, partout où rien ne s’y résume au présent vivant et où chaque présent vivant est structuré comme présent par le renvoi à l’autre ou à autre chose, comme trace de quelque chose d’autre, comme renvoi-à ».43 La musique, « entre les notes », n’est que la trace fragile, passante, fugace, de ces renvois. La musique est comme « la trace imprimée dans l’eau qui ne peut ni se former avant qu’on ait appliqué le corps sur l’eau, ni demeurer quand on l’a retiré », disait saint Augustin, la voix amie qui accompagne « Circonfession ». Elle ne demeure qu’en la mémoire, mais « dès l’instant où [le rythme] adhère à la mémoire, il commence à tomber en ruine ».44 « Ni perceptible ni imperceptible », écrit Jacques Derrida, « la trace [se] produit comme son propre effacement ».45 La musique est, par excellence, de ces événements qui « n’arrivent qu’à s’effacer », selon une formule souvent employée par Jacques Derrida. Qui ne peuvent que s’effacer, qui sont inéluctablement voués à s’effacer, le « s’effacer » nous renvoyant alors du côté du deuil, mais aussi, et surtout, qui ne peuvent arriver qu’à la condition de s’effacer dans leur arrivée même, et l’on entend alors le venir de l’arrivée dans cet effacement.46 Ecouter de la musique, c’est laisser venir ce qui arrive, sans pouvoir l’anticiper, le voir 44 45 46 42
43
Emmanuel Levinas, De l’existence à l’existant, Paris, Vrin, 1981, 46. Derrida, Penser à ne pas voir, 62–63. Saint Augustin, De Musica, Livre VI, II, 3 et IV, 6. Jacques Derrida, Ousia et grammé, in Marges de le philosophie, 76. « la trace ou la différence, n’arrive qu’à s’effacer. / Elle n’arrive et n’advient qu’en s’effaçant. » Jacques Derrida, Le retrait de la métaphore, in Psyché, 89.
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venir, le prévoir. Certes, l’habitude, la pratique, le savoir musical peuvent permettre d’anticiper quelque peu – la musique n’est pas pure évanescence et, bien avant la notation, elle a toujours été une écriture, c’est-à-dire l’inscription mnémonique ou mnémotechnique de formes susceptibles d’être répétées –, mais la musique n’arrive qu’à la condition d’une surprise plus essentielle que toute anticipation. Écouter, c’est toujours être à l’écoute de l’événement (motif insistant de la pensée derridienne), de ce qui survient sans se faire annoncer, qu’on ne voit pas venir, qui déjoue tout calcul, qui ne peut que surprendre, prendre, tomber sur… par surprise, sans pouvoir être pris. Qu’on ne peut pas plus prévoir que retenir. La musique « n’arrive qu’à partir », dirait-on, selon une autre formule chère à Jacques Derrida. L’événement, la musique comme événement, c’est donc ce qui ne peut se répéter ou plutôt ce qui inscrit l’unicité, la différence, dans la répétition. C’est ce que Jacques Derrida nomme « itérabilité » : « Une différence fait toujours dévier la répétition. J’appelle ça “itérabilité”, le surgissement de l’autre (itara, en sanscrit) dans la réitération. Le singulier inaugure toujours, il arrive même, imprévisiblement, comme l’arrivant même, à travers la répétition. Je suis tombé récemment amoureux de l’expression française “une fois pour toutes” […]. Elle dit de façon fort économique l’événement singulier et irréversible de ce qui n’arrive qu’une fois et donc ne se répète plus, mais en même temps elle ouvre à toutes les substitutions métonymiques qui l’entraîneront ailleurs. L’inédit surgit, qu’on le veuille ou non, dans la multiplicité des répétitions. »47
Une fois pour toutes… Pour s’en tenir à elle, on peut dire que ce pourrait être la définition même de l’interprétation musicale. Or, la musique n’existe qu’à être interprétée. Pour être de Beethoven, la Sonate opus 111, par exemple, n’est jamais tout à fait la même, interprétée par Arthur Schnabel, Yves Nat, Wilhelm Backhaus, Rudolf Serkin, Sviatoslav Richter, Annie Fischer, Claudio Arrau, Alfred Brendel, Mauricio Pollini… (pour ne citer que quelques-uns parmi les plus grands interprètes) et, pour chaque interprète, s’il est véritablement musicien, elle n’est pas tout à fait la même à chaque concert. À chaque fois, c’est une fois pour toutes, dans l’ouverture à-venir d’autres événements imprévisibles.
47
Jacques Derrida, Autrui est secret parce qu’il est autre – Propos recueillis par Antoine Spire, Le Monde de l’éducation, N° 284, Septembre 2000, 14.
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Moins éloigné que nous du temps de Beethoven, Nietzsche imagine cependant ce dernier revenant écouter une de ses œuvres, jouée par un contemporain : « Il est probable qu’il en resterait longtemps muet, balançant s’il lèverait la main pour maudire ou pour bénir mais […] peut-être finirait-il par dire : Allons ! Allons ! Cela n’est ni moi, ni pas moi du tout […]. A vous de voir comment vous y prendre, puisque c’est vous de toute façon qui serez obligé d’écouter – et les vivants ont raison, comme dit en effet notre Schiller. Ainsi donc, ayez raison et laissez-moi retourner sous terre. »48
« Cela n’est ni moi, ni pas moi du tout », fait dire Nietzsche à Beethoven. Il y a bien une œuvre de Beethoven, qui est de lui, qui est lui, mais elle n’existe, nous n’avons accès à elle, qu’à travers l’interprétation, et il ne peut en être autrement. Mais cela fait trembler sérieusement la notion d’« auteur » et la notion de propriété de l’œuvre. Il est, certes, des interprètes plus soucieux de se servir que de servir, mais le plus humble des interprètes, le plus soucieux de servir le compositeur, doit savoir qu’il ne sera jamais assuré de ne pas le trahir, et le plus innocemment du monde, par le simple fait qu’il est lui-même et non un autre. Toutes les recherches savantes sur les intentions de ce dernier, sur l’implicite de la notation, toujours inévitablement lacunaire, les études musicologiques les plus sérieuses ne lui donneront jamais de quoi être assuré de sa fidélité. « L’impénétrabilité des voies de Dieu… c’est Mozart ! Plus tu veux le connaître, plus tu t’approches de rien », confie Sviatoslav Richter à son interlocuteur.49 Mais c’est précisément ce rien qui commande une approche infinie et, dirait Richter, un infini effort de dépouillement, de la part de l’interprète, pour laisser ce rien parler, c’est-à-dire ne rien dire, parler sans rien dire, à travers lui. « Parler pour (ne) rien dire, ce n’est pas ne pas parler. Surtout, ce n’est pas ne parler à personne », lisions-nous, venu d’un texte intitulé « Comment ne pas parler »,50 qui, sans qu’il y soit question de la musique « comme telle », pourrait bien nous y conduire au plus près. Car on pourrait dire qu’en musique, le sens n’atteint sa plénitude que dans ce rien, Friedrich Nietzsche, Humain trop humain II, Opinions et sentences mêlées, § 126, in Œuvres philosophiques complètes, III – 2, trad. R. Rovini, Paris, Gallimard, 1988, 71. 49 Youri Borissov, Du côté de chez Richter. Conversations, trad. S. Kassian, J. Lévy, Paris, Actes Sud, 2008, 100. 50 Derrida, Psyché, 535–595. 48
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qu’au plus près de ce rien, quand il n’y a plus rien à dire… Et c’est en quoi la musique met en défaut toute tentative d’appropriation par le concept, par le logos, et par quoi elle déconcerte nécessairement la philosophie. Interrogé par Elisabeth Weber sur la pluralité des voix dans ses textes, Jacques Derrida se défend de les considérer comme sa propriété : « Ces voix, je n’écris pas sur elles […] – répond-il – D’une certaine manière, j’essaie de les laisser prendre la parole – et la garder – à travers moi, sans moi, au-delà du contrôle que je pourrais avoir sur elles. Je les laisse, j’essaie de les laisser parler ». Et à la question qui lui demande s’il ne serait pas, dès lors, tenté d’écrire sur la multiplicité des voix en musique, il répond et poursuit : « La musique des voix, s’il y en a, je ne la signe pas. Je ne peux pas précisément en avoir la disposition ou la maîtrise. La musique, s’il y en a, la musique, d’abord, je l’écoute. C’est l’expérience même de l’appropriation impossible. La plus joyeuse et la plus tragique. »51
Cette « appropriation impossible » comme fusion maximale du tragique et de la joie, c’est le tragique même et sa joie tels qu’ils furent pensés par Nietzsche, à partir de la musique : « l’acquiescement à l’impermanence et à l’anéantissement… », le « oui » dit au devenir, « le refus de la notion même d’“être” ».52 À la fin de « Ce qui reste à force de musique », ce texte qui ne parle pas de la musique « comme telle », on trouve ces lignes que pourrait contresigner quiconque, venant d’écouter une musique, a eu « le souffle coupé » par elle, ou bien a senti les larmes lui venir aux yeux et voiler sa vue : « “Quelque chose s’est-il passé ?”, “quelque chose m’est-il arrivé ?”, un événement a-t-il eu lieu ? […] que reste-t-il ? Pas rien. Mais ce pas rien ne se présente jamais, ce n’est pas quelque chose qui existe et apparaisse. Aucune ontologie ne le domine. Un “s’être passé” arrache cet étrange reste […] à toute présentation thématique et même à toute référence à quelque passé qui ait pu être présent, qui ait pu être. »53
Derrida, Passages, 409. [Je souligne]. Friedrich Nietzsche, Ecce Homo (« Naissance de la tragédie », § 3), in Œuvres philosophiques complètes, VIII, 288. 53 Derrida, Ce qui reste, 103. Les italiques sont dans le texte. 51
52
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La musique requiert l’écoute silencieuse. Jacques Derrida dit « aimer la musique en silence religieux et sans jamais l’honorer ou la menacer d’un discours théorique ou philosophique ». Vers la fin du même texte, il nous parle d’un « rêve », un rêve de musique où de l’abîme des larmes à la joie la plus folle, « la tristesse de mort ou d’adieu serait d’un instant à l’autre transfigurée en surabondance de vie ». Je prélève seulement quelques passages de ce texte très bouleversant, écrit si peu de temps avant sa mort : « quand j’aime telle musique, et cela peut m’arriver à tout instant […] quand une musique me soulève ou me transit d’amour […] le signe auquel cette expérience proprement extatique se laisse reconnaître, c’est l’irrésistible projection, la quasi-hallucination d’un théâtre, à la fois visible et audible, d’une intrigue dans laquelle le visible est emporté, transporté par le temps sans temps de la musique, […] où je suis ou le je se trouve – mort mais encore là, et où tous ceux et celles qui sont ou auront été aimés, tous et toutes ensemble, mais chacun et chacune pour soi écouteraient ensemble religieusement cette musique-ci, qui peut être un chant, mais un chant non dominé par une voix intelligible, […] si bien que […] la tristesse de mort ou d’adieu serait alors d’un instant à l’autre transfigurée en surabondance de vie. […] Le moi-même, mort mais soulevé par cette musique, par la venue unique de cette musique-ci, ici maintenant, dans un même mouvement, le moi-même mourrait en disant oui à la mort et du coup ressusciterait, se disant, je re-nais, mais non sans mourir, je renais posthumement, la même extase unissant en lui mort sans retour et résurrection, mort et naissance, salut désespéré de l’adieu sans retour et sans salvation, sans rédemption mais salut à la vie de l’autre vivant dans le signe secret et le silence exubérant d’une vie surabondante. Ce dernier et premier souffle de vie dans la mort, ce soupir à la fois inspiré et expiré, ce serait cela, la musique. »54
54
Derrida, Cette nuit, 125. Ce texte est la retranscription d’une communication faite au Collège International de Philosophie, le 1er février 2003, lors du « Samedi du livre » consacré à mon ouvrage, La Musique en respect (Paris, Galilée, 2002).
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Bibliographie Aristote, Organon, II, De l’interprétation, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 1994. Borissov, Youri, Du côté de chez Richter. Conversations, trad. S. Kassian et J. Lévy, Actes Sud, 2008, 100. Derrida, Jacques, La différance, in Marges de la philosophie, Paris, Éditions de Minuit, 1972. Derrida, Jacques, Ousia et grammé, in Marges de la philosophie, Paris, Éditions de Minuit, 1972. Derrida, Jacques, La vérité en peinture, Paris, Champs-Flammarion, 1978. Derrida, Jacques, Envois, in La Carte postale, de Socrate à Freud et au-delà, Paris, Aubier Flammarion, 1980. Derrida, Jacques, Ce qui reste à force de musique, in Psyché. Inventions de l’autre, Tome I, Paris, Galilée, 1987–1998. Derrida, Jacques, Comment ne pas parler – Dénégations, in Psyché. Inventions de l’autre, Tome I, Paris, Galilée, 1987–1998. Derrida, Jacques, Le retrait de la métaphore, in Psyché. Inventions de l’autre, Tome I, Paris, Galilée, 1987–1998. Derrida, Jacques, Mémoires – Pour Paul de Man, Paris, Galilée, 1988. Derrida, Jacques, Mémoires d’aveugle. L’autoportrait et autres ruines, Paris, Louvre, Réunion des musées nationaux, 1990. Derrida, Jacques, Circonfession, in Bennington, Geoffrey – Derrida, Jacques, Jacques Derrida, Paris, Seuil, 1991. Derrida, Jacques, Passages – du traumatisme à la promesse, in Weber, Élisabeth (éd.), Points de suspension. Entretiens, Paris, Galilée, 1992. Derrida, Jacques, Spectres de Marx, Paris, Galilée, 1993. Derrida, Jacques, Politiques de l’amitié, Paris, Galilée, 1994. Derrida, Jacques, Un ver à soie, in Cixous, Hélène – Derrida, Jacques (éd.), Voiles, Paris, Galilée, 1998. Derrida, Jacques, Le toucher, Jean-Luc Nancy, Paris, Galilée, 2000. Derrida, Jacques, Autrui est secret parce qu’il est autre (propos recueillis par Antoine Spire), Le Monde de l’éducation, N° 284, Septembre 2000. Derrida, Jacques, Cette nuit dans la nuit de la nuit…, Rue Descartes, n° 42, novembre 2003. Derrida, Jacques, Penser à ne pas voir, in Mondadori, Bruno (éd.), Annali 2005/1, Milan, Fondazione Europea del Disegno, 2005. Levinas, Emmanuel, De l’existence à l’existant, Paris, Vrin, 1981.
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Mallet, Marie-Louise, Ensemble, mais pas encore, in Mallet, MarieLouise (éd.), La Démocratie à venir – autour du travail de Jacques Derrida, Paris, Galilée, 2004. Mallet, Marie-Louise, Comment ne pas parler de musique ?, in Jdey, Adnen (éd.), Derrida et la question de l’art – Déconstructions de l’esthétique, Nantes, Editions Cécile Defaut, 2011, 183–200. Nietzsche, Friedrich, Intermezzo, in Nietzsche contre Wagner, Œuvres philosophiques complètes, VIII, trad. Jean-Claude Hémery, Gallimard, 1974. Nietzsche, Friedrich, Ecce Homo, in La Naissance de la tragédie, Œuvres philosophiques complètes, VIII, trad. Jean-Claude Hémery, Gallimard, 1974. Nietzsche, Friedrich, Fragments posthumes, in La Naissance de la tragédie, Œuvres philosophiques complètes, IX, trad. Michel Haar, Philippe Lacoue-Labarthe, Jean-Luc Nancy, Gallimard, 1977. Nietzsche, Friedrich, Le Gai savoir, § 372, trad. Pierre Klossowski, in Œuvres philosophiques complètes V, Colli, Giorgio – Montinari, Mazzino (éd.), Paris, Gallimard, 1982. Nietzsche, Friedrich, Humain trop humain II, Opinions et sentences mêlées, in Œuvres philosophiques complètes, III – 2, trad. R. Rovini, Paris, Gallimard, 1988. Proust, Marcel, La Prisonnière, in À la recherche du temps perdu, tome III, Paris, Bibliothèque de La Pléiade, 1954.
Anikó Radvánszky
« Je n’ai jamais rien dit contre la voix » – Sur le rapport de Derrida avec la musique –1 « La différence entre les unités pleines de la voix reste inouïe. Invisible aussi la différence dans le corps de l’inscription. »2
« Je n’ai jamais rien dit contre la voix », s’exclama Jacques Derrida, réagissant ainsi à une intervention lors du colloque de Cerisy-la-Salle organisé en 1980 autour de son travail.3 Certes, cette réaction fut censée se lever contre la mentalité qui préfère les hiérarchies violentes et qui vise à opposer « le philosophe de l’écriture » (employant l’epitheton ornans de Derrida) au monde sonore, à l’expérience sonore du monde. L’opposition simpliste entre voix et écriture, qui semble être facilement déductible de la lettre « a » du fameux terme de la « différance », serait largement affaiblie si la voix la moins logocentrique, le son musical, le langage propre à la musique, le caractère langagier de la musique s’avérait productif de quelque manière que ce soit du point de vue de la théorisation, du procédé de la déconstruction. Sans vouloir céder à aucune tentation apologétique, nous nous proposerions dans cette brève étude de mettre en lumière que d’après les écrits de Derrida (et non seulement en partant de ses réflexions sur la musique qui sont d’ailleurs peu nombreuses),4 l’idée centrale de la déconstruction Pour réaliser cette étude l’auteur a bénéficié du soutient du soutien du Fonds National pour la Recherche Scientifique (OTKA) de Hongrie. 2 Jacques Derrida, De la Grammatologie, Paris, Minuit, 1967, 95. Figure dans le chapitre Le dehors et le dedans de la Grammatologie, qui étudie le rapport entre la parole et l’écriture dans le contexte de la trace. 3 Des phrases prononcées (non écrites) de Derrida ont été évoquées par Jean-Luc Nancy. Cf. Jean-Luc Nancy, Trois phrases de Jacques Derrida, Rue Descartes, 2/2005 (n° 48), 67–69. 4 Écrits de Derrida dans lesquels il traite la thématique de la musique : Ce qui reste à force de musique in Jacques Derrida, Psyché. Inventions de l’autre, Paris, Galilée, 1
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selon laquelle toute expérience est influencée par le langage, est susceptible d’être appliquée également à la musicalité. Marie-Louise Mallet, première experte du rapport entre la musique et l’œuvre de Derrida, tout en adoptant le point de vue du déconstructeur et déplaçant les deux piliers de l’intuitionnisme ontologique, la vue et le toucher, a tenté « d’esquisser quelques pas sur les chemins vers la musique ouverts par Jacques Derrida. »5 Suivant ce chemin et tenant compte des analyses exposées dans l’étude de Marie-Louise Mallet, nous souhaiterions revenir à l’une des origines de la déconstruction (comme on le sait bien, il y en a plusieurs), et nous réagirions pour notre part au thème, au sens, à l’événement musicaux présents dans l’œuvre derridien, à travers l’analyse phénoménologique de l’expérience de la voix, troisième pilier de l’intuitionnisme ontologique, ce qui nous permettrait d’aborder les rapports (nous pourrions peut-être dire) cachés entre la déconstruction et la musique. Nous avons choisi ce chemin et cette méthode pour plusieurs raisons. D’une part, Derrida a lui-même démontré très souvent au sein de la tradition comment une notion, une idée se déconstruit elle-même. Ainsi, il peut être intéressant de voir comment la philosophie occidentale déplace, déconstruit la voix incarnant la présence dans le cadre de la phénoménologie elle-même. D’autre part, pour Derrida, il était toujours important de tenir compte de l’objectif de la phénoménologie, dans les mots de Husserl, de ce geste « positif » qui tend à décrire la chose telle qu’elle apparaît, c’està-dire sans préjugé, sans présupposition spéculative ou métaphysique, pour revenir au phénomène qui, lui, ne désigne pas simplement la réalité de la chose, mais la réalité de la chose telle qu’elle apparaît ; c’est-à-dire non pas la chose [perçue], mais l’être-perçu de la chose, la perception ellemême ; non pas l’imaginé, mais l’imagination de la chose ; autrement dit le phénomène en soi. Le phainesthai, c’est l’apparaître dans sa brillance, 1987, 95–103 ; Pourquoi Peter Eisenman écrit de si bons livres, in Ibid., 495–508 ; Voice II in Derrida, Points de suspension, Paris, Galilée, 1992, 167–183 ; + R (pardessus le marché) in Derrida, La vérité en peinture, Paris, Flammarion, 1978, 169– 209. 5 Marie-Louise Mallet, Comment ne pas parler de musique ?, in Adnen Jdey (dir.), Derrida et la question de l’art – Déconstructions de l’esthétique, Nantes, Editions Cécile Defaut, 2011, 184. L’étude publiée dans ces actes est à peu de chose près la reprise de ce texte. Études les plus importantes de Mallet dans lesquelles elle aborde la relation de Derrida et la musique : Ensemble, mais pas encore, in Marie-Louise Mallet (éd.), La Démocratie à venir – autour de travail de Jacques Derrida, Paris, Galilée, 2004, 521–549. ; La musique et le nom. « Comment ne pas parler », in Marie-Louise Mallet (éd.), Le passage des frontières, Paris, Galilée, 1994, 515– 528.
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dans sa visibilité, de la chose elle-même. Pour décoller cette pellicule de l’apparaître et le distinguer à la fois de la réalité de la chose et du tissu psychologique de l’expérience, l’opération est extrêmement subtile, et demande une grande délicatesse dans la conversion du regard. C’est le recours au sens, nu, sauvage, qui demande une grande délicatesse dans la conversion du regard. Il n’en reste pas moins que, dans nombre de textes de son œuvre, Derrida reconnaît et, de façon analytique, prend en compte le fait que la phénoménologie décrit, par une opération de réduction, la couche de l’apparaître, ce qui ne veut pas dire qu’elle doit toujours privilégier le regard : on peut faire la même opération sur le toucher, sur le son, l’apparaître du son ou du toucher et – en principe – sur tous les sens.6 Nous évoquions plus haut que la description du phénomène au-delà de son apparaître, de son apparaître en soi, du phénomène tel qu’il apparaît, est possible dans le contexte de tous les sens. Dans ce cas-là, la question qui se pose très nettement est de savoir pourquoi l’analyse de l’ouïe; musicale, du son musical ne fait pas vraiment partie des préoccupations de Jacques Derrida, contrairement à celle de la vue et du toucher. La question peut également être formulée d’une manière différente : il est intéressant de savoir pourquoi Derrida n’a consacré aucun texte au thème de la musique alors qu’il a pas mal de fois abordé la thématique de la peinture, du dessin ou de l’architecture. L’analyse de Marie-Louise Mallet, qui dévoile dans l’œuvre de Derrida des chemins alternatifs nous conduisant au questionnement musical, prouve qu’« on pourrait montrer que la musique hante son écriture [l’écriture de Derrida] et de tant de façons ».7 Pour comprendre l’origine de cette présence ou de cette « hantise » même nous sommes, tout d’abord, obligés de revenir à la question de savoir quel était le rôle de l’examen déconstructif de la phénoménologie de la perception dans l’élaboration de la critique complexe de la métaphysique par Derrida. Dès ses débuts, ce que l’on appelle la déconstruction était à la fois un geste phénoménologique (s’affranchir ou se libérer des présuppositions spéculatives philosophiques d’un certain héritage), mais en même temps un essai pour déceler dans l’édifice des thèses philosophiques de la phénoménologie certaines de ces présuppositions. Cela s’avère particulièrement juste dans sa première période, où Derrida élabore la logique et les notions fondamentales de la déconstruction et, en critiquant vivement le logocen Son ouvrage Le Toucher, Jean-Luc Nancy, qui marque l’influence de la Phénoménologie de la perception de Merleau-Ponty, en est un excellent exemple. Jacques Derrida, Le toucher, Jean-Luc Nancy, Paris, Galilée, 2000. 7 Mallet, Comment ne pas parler, 183. 6
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trisme, le phonocentrisme et le présentisme, il établit sa thèse essentielle selon laquelle la raison et le sens se définissent même dans leur origine par le mouvement du signe. Dans la perspective de l’examen de la phénoménologie, la critique célèbre du phono-logo-centrisme (marquant de son empreinte tout son œuvre) apparaît sous sa forme la plus développée et la plus détaillée dans l’ouvrage intitulé La voix et le phénomène. Évidemment, la question se pose de savoir si la critique de la voix et de la phonè est en rapport avec le fait que la musique est relativement peu mentionnée dans l’œuvre du déconstructeur. Pour aller plus loin, nous pouvons nous demander quelles similitudes et différences peuvent se révéler entre la voix et le son, c’est-à-dire entre la voix humaine empirique et phénoménologique et le son musical ou, en d’autres termes, quelles similitudes et différences nous pouvons démontrer parmi les nombreux sons et voix qui apparaissent dans l’œuvre polyphone de Derrida. Nous trouvons d’autant plus important d’aborder ces questions que les écrits de MarieLouise Mallet sur la musique (dont plusieurs seront cités dans ce qui suit), et ses propos touchant à la critique du phono-logocentrisme, ont tourné l’attention vers un problème essentiel, qui nous mène au cœur de la critique de la phénoménologie où se trouvent les corrélations fondamentales entre la déconstruction de la métaphysique de la présence et la musique dans l’œuvre de Derrida. L’analyse de La Voix et le phénomène, axée sur la voix phénoménologique, le médium garantissant la présence pure et directe de la pensée à soi, comme l’une des idées de la métaphysique, montre clairement que c’est donc toujours en s’inspirant de ces moments husserliens qui mettent en difficulté la phénoménologie que Derrida a essayé de mettre à jour une sorte de présupposition ou de principe métaphysique à l’origine de la phénoménologie. Dans la phénoménologie husserlienne basée sur le double concept du s’entendre-parler et de l’auto-affection, la voix a, dès le départ, dès les Recherches logiques un statut spécial. Selon la sémantique husserlienne, la transparence de la conscience n’est présente que si son contenu est transmis par un médium qui ne contamine pas sa pureté en aucune manière par des extériorités, c’est-à-dire par un médium au moyen duquel le moment de sa manifestation coïncide avec le moment de son appréhension. La voix est privilégiée par la phénoménologie, car elle semble répondre à la difficulté de la réduction de la conscience à la présence, tout en lui reconnaissant une dimension transcendantale. Si la conscience est inséparable du langage, comment peut-on la réduire à une pure présence ? Pour résoudre
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cette difficulté, Husserl met en avant la voix. La voix, selon lui, affirme cette indiscernabilité comme présence. Il en résulte d’une part que cette voix, qui n’est pas du tout empirique, mais transcendantale, forme un milieu où la conscience peut être chez soi de la façon la plus directe. La voix transcendantale est capable d’exprimer la pensée pour elle-même, d’animer le référant intentionnel et de transformer la sonorité inerte (Körper) en un corps vivant (Leib).8 La voix est ce médium qui préserve à la fois la présence de l’objet et la présence à soi, c’est-à-dire la proximité absolue des actes à eux-mêmes. Face à la voix transcendantale de la conscience pure, la corporéité, le médium de la langue, c’est-à-dire la structure de signes, la communication sont tous extérieurs. Quoique, d’autre part, la voix mondaine soit extérieure au s’entendreparler de la voix phénoménologique, le rapprochement ou l’identification de ces deux types de voix contribue tout de même à la complicité de la phonè et de l’idéalité, et finalement au pouvoir énigmatique de la voix, impliqué par toute l’histoire de la métaphysique. Le s’entendre-parler est capable d’ouvrir la voix à l’universalité, car, en raison de sa proximité absolue à soi, il ne nécessite l’intervention d’aucune surface exposée dans le monde. Grâce à cette proximité absolue, la voix phénoménologique rend possible la réduction absolue de l’espace en même temps que je m’entends moimême en parlant, c’est-à-dire que « le signifiant animé par mon souffle et par l’intention de signification […] est absolument proche de moi »,9 voire, d’après nos sens, cette voix ne rencontre aucun obstacle à son émission dans le monde. Ce n’est pas simplement la ressemblance de ces deux voix, mais, à l’origine de cette ressemblance, la complexité de la relation entre l’autoaffection et le monde qui déclenche le phonologisme traditionnel de la métaphysique : en effet, l’auto-affection, à côte de la subjectivation, peut être une condition de l’apparition du monde comme tel,10 « car elle suppose « Le mot est un corps qui ne veut dire quelque chose que si une intention actuelle l’anime et le fait passer de l’état de sonorité inerte (Körper) à l’état de corps animé (Leib). » Jacques Derrida, La voix et le phénomène, Paris, Quadrige/PUF, 1993, 91. 9 Ibid., 87. 10 En réalité, comme Derrida en donne une explication bien concise dans le chapitre intitulé La voix qui garde le silence de La voix et le phénomène, l’auto-affection pure n’a pu se réaliser dans le système de Husserl que par l’hypothèse de l’unité du son réel (existant dans le monde) et de la voix, de la phonè (conçue au sens phénoménologique). « Cette auto-affection est sans doute la possibilité de ce qu’on appelle la subjectivité [...]. » Ibid., 89. 8
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dans sa profondeur l’unité du son (qui est dans le monde) et de la phonè (au sens phénoménologique). [...] Mais l’unité du son physique et de la voix, ce qui permet à celle-ci de se produire dans le monde comme auto-affection pure, est l’unique instance qui échappe à la distinction entre l’intra-mondanité et la transcendantalité, et du même coup la rend possible ».11 Ce qui est intéressant de notre point de vue, c’est que non seulement les caractéristiques communs au son extérieur, mondain, physique et à la voix transcendantale font l’objet d’une évaluation phénoménologique, mais aussi qu’en raison de ces similitudes, ce sont les particularités mêmes du son physique qui forment l’auto-affectivité de la voix mondaine. Au fait, cette voix – comme Marie-Louise Mallet le souligne dans son étude Ecouter en aveugle – se dresse au niveau de la vue, car elle fait apparaître l’idéalité du sens dans un moment indivisé pour la conscience. « Mais, ne nous y trompons pas, cette voix qui s’entend est encore un œil qui voit. Qui voit l’ob-jet de la parole, objet sensible, objet idéal, ou soimême, toujours placé en face, devant soi, dans la proximité immédiate d’un regard. Toute cette pensée de signe est placée sous ce que Jacques Derrida nomme l’« autorité théorique du regard qui commande toute la philosophie et la phénoménologie. »12 Selon Derrida, la primauté de la voix phénoménologique (et celle de la voix empirique conçue d’après le modèle de cette dernière qui transmet directement la pensée n’est cependant pas une découverte issue de l’approche phénoménologique mais, au contraire, la présupposition indubitable de l’examen phénoménologique ; or, la problématique qui s’en déduit se révèle justement par l’exploration des contradictions inhérentes de la conception husserlienne. Ce qui importe de notre point de vue, ce n’est pas seulement que Derrida, tout en restant sur le terrain de la description phénoménologique, recourt à l’analyse husserlienne du temps pour critiquer la phénoménologie phono-logocentrique, mais aussi que le fondement de cette analyse du temps n’est autre que le son, plus précisément une version du son physique, la mélodie. Au nom de la phénoménologie, du respect de ce qui apparaît comme il apparaît, en analysant l’expérience de la temporalisation, Husserl se réfère à l’écoute du son, de la musique, et à ce moment-là le privilège du regard est suspendu. Il est notoire que le point de départ de Husserl, au cours de l’analyse phénoménologique de la conscience du temps, n’est pas la perception des Idem. Marie-Louise Mallet, Écouter en aveugle, in Alter. Revue de phénoménologie, 8 (Derrida et la phénoménologie) (2000), 153.
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objets spatiaux disposant d’une détermination constante dans le temps, mais un objet temporel spécial qui est notamment la mélodie. L’identité de la mélodie comme objet temporel n’est pas donnée dès le début, mais elle se constitue dans le temps, à travers la multitude des sons qui s’enchaînent ; ainsi, dans leur cas, nous ne pouvons pas ignorer le temps si nous voulons saisir la réalité de l’objet, c’est-à-dire l’objet changeant. (Comme Husserl le constate : « Par objets temporels, au sens spécial du terme, nous entendons des objets qui ne sont pas seulement des unités dans le temps, mais contiennent aussi en eux-mêmes l’extension temporelle. »13) Le retentissement des sons apparus en succession est un tel objet temporel spécifique chez Husserl. Malgré le fait que ces sons disparaissent après leur enchaînement, ils forment une unité contiguë dans le temps que l’on appelle mélodie. Pour percevoir la succession de sons comme une mélodie, il faut que les sons à peine résonnés ne disparaissent pas sans laisser de trace dans notre conscience. Autrement nous ne pourrions entendre que des sons isolés, toujours le son actuel, et nous ne pourrions pas entendre la mélodie, l’unité constituée de sons. Ces derniers doivent donc rester dans notre conscience de manière à révéler d’une part leur ordre, d’autre part les relations de distance de leur enchaînement dans le temps. Dans le cas contraire, si, par exemple, ils restaient dans la conscience comme ils avaient résonné, il n’y aurait pas de différence entre l’accord et la mélodie. Ainsi, il faut que les traces des sons à peine résonnés conservent les sons sous une forme modifiée, sous une forme qui révèle leur enchaînement temporel, la relation antérieur-postérieur, donc l’ordre des sons, et ainsi une sorte de distance qu’ils ont par rapport au point « présent ». Pour ce faire, elles doivent nécessairement se modifier de manière continue. La perception de la mélodie ne peut se référer à la phase ponctuelle, donnée dans le présent de l’objet temporel, car dans ce cas-là, nous ne percevrions que la phase, et non pas la mélodie produite par la succession des phases dans le temps. Si nous la percevons, alors la perception doit aller au-delà du présent ponctuel, et si la perception se réfère à l’objet donné dans le présent, alors le présent ne peut être ponctuel, mais doit avoir un certain étendu. Cela mène Husserl à la compréhension de l’impossibilité de restreindre la conscience intentionnelle à un présent ponctuel donné. La conscience intentionnelle est ainsi non seulement impressionnelle, déterminée par l’impression donnée, mais rétentionnelle et protentionnelle, c’est-à-dire 13
Edmund Husserl, Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, trad. Henri Dussort, Paris, PUF, coll. « Épiméthée », 2013, 36.
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que les phases des impressions sensorielles ne se déposent pas de l’extérieur, l’une sur l’autre, mais elles se rattachent de manière immanente, par la modification continuelle. Le présent de l’impression du moment est ainsi entouré d’un halo de rétentions et de protentions, et cette structure, qui se modifie continuellement, constitue le présent. Les contenus réels qui représentent la mélodie dans la phase momentanée du processus de la perception sont présents en même temps dans la conscience, mais sont chacun dotés d’une détermination temporelle différente. Husserl essaie de décrire la structure du flux constamment changeant de la conscience par la trinité de la rétention-protention-impression primaire en s’éloignant ainsi d’une conception de temps appréhendée comme enchaînement de points-maintenant. Derrida révèle que si l’on prend au sérieux les analyses de Husserl concernant le temps et basées sur les analyses musicales, il émerge que même l’instant de temps le plus minime que l’on puisse imaginer et expérimenter, un instant d’un clin d’œil se construit à partir d’une structure intrinsèque. Il s’ensuit pour Derrida que le présent s’intrique au non-présent, c’est-à-dire à l’altérité. « L’appartenance intime du non-présent et de l’altérité au présent – récapitule Derrida – réfute dans ses bases l’argument selon lequel dans un rapport de soi il n’y a pas besoin de signe. »14 Puisque le présent renferme une structure complexe, son étendue est formée du parasélène des rétentions et des protentions, nous devons être capables de penser sa complexité ; et cela ne peut se faire autrement qu’au moyen de la notion de la trace que Derrida, profitant de l’occasion, introduit comme une des notions de base au cœur de sa réflexion. La rétention et l’imagination reproductrice se fondent également sur les traces qui gardent de telle ou telle manière les éléments tombés hors du champ de l’attention actuelle. Le maintien suppose l’existence des traces de mémoire. La trace – qui n’est autre que la structure de signe qui se réfère – se loge non seulement dans le présent vivant, mais, selon Derrida, est plus original que ce présent actuel, car c’est lui qui rend possible la synthèse articulée du présent et des rétentions. C’est cette structure de traces, inexploitée chez Husserl, qui constitue en réalité le présent actuel dans le mouvement du temps. Du point de vue de la conscience, la présence pure de la signification idéale précède la trace, ce qui est à l’origine de la compréhension de la réitération éternelle comme condition de l’idéalité. Sans entrer davantage dans les détails de la conception de temps très complexe de Husserl, nous Derrida, La voix et le phénomène, 74.
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devons rappeler que la notion de la trace jouera un rôle déterminant dans la carrière de Derrida et fonctionnera comme synonyme de la différance et de l’écriture.15 La musique est comme « la trace imprimée dans l’eau qui ne peut ni se former avant qu’on ait appliqué le corps sur l’eau, ni demeurer quand on l’a retiré », disait Saint Augustin, [...] Elle ne demeure qu’en la mémoire, mais « dès l’instant où [le rythme] adhère à la mémoire, il commence à tomber en ruine. » [...] « La musique ne “demeure” pas, elle est de l’ordre de la “trace”, motif capital, on le sait, dans la pensée de Jacques Derrida »,16 comme nous pouvons lire chez Marie-Louise Mallet, qui, en s’appuyant sur l’écrit de Saint Augustin intitulé De Musica, analyse le rapport entre la musique et la mémoire du point de vue de la notion derridienne de la trace. En effet, l’examen du texte du De Musica est d’autant plus pertinent à l’égard de notre analyse concernant le rapport (si l’on peut dire, secret) entre Derrida et la musique que les pensées de l’évêque de Hippo, on le sait bien, avaient exercé une influence cruciale sur l’élaboration de la théorie du temps husserlienne que nous venons d’esquisser très brièvement. Certes, il est connu que le phénoménologue, en s’appuyant sur la tradition augustinienne et non sur les théories grecques de la sensation ou la conception aristotélicienne, considère le temps comme une expérience réelle de l’âme ou, dans les mots de Husserl, de la conscience. A quoi s’ajoute mais sans moins d’importance que c’est en marchant sur les traces de saint Augustin que Husserl, lecteur du livre XI des Confessions, retient l’idée que le passé,
Derrida introduit la notion de la trace dans le chapitre V, intitulé Le signe et le clin d’œil de La voix et le phénomène (cf. p. 75). La question de la trace est présente dans de nombreux discours modernes. De son rôle dans la réflexion de Nietzsche, Freud et Levinas, voir Derrida, De la Grammatologie, 102‒104 ; Jacques Derrida, La différance, in Jacques Derrida, Marges de la philosophie, Paris, Éditions de Minuit, 1997, 19‒22. 16 Mallet, Comment ne pas parler, 190. [Je souligne.] L’incipit des Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps de Husserl : « L’analyse de la conscience de temps est une croix séculaire de la psychologie descriptive et de la théorie de la conscience. Le premier qui ait profondément ressenti la violence des difficultés qu’elle contient, et qui ait peiné sur elles presque jusqu’au désespoir, fut Saint-Augustin. Les chapitres 13-28 du XIe livre des Confessions doivent être aujourd’hui encore étudiés à fond par quiconque s’occupe du problème du temps. Car en ces matières l’époque moderne, si orgueilleuse de son savoir, n’a rien donné qui ait beaucoup d’ampleur ni qui aille sensiblement plus loin que ce grand penseur, qui s’est débattu avec sérieux dans la difficulté. » Husserl, Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, 3. 15
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le présent et le futur forment une externalité assumée, comme autant d’extensions par rapport à un présent singulier. Néanmoins, à notre connaissance, il est loin d’être un fait analysé et référencé que cet objet temporel spécial, fondement des analyses du temps à partir duquel Saint Augustin démontre dans les chapitres 26–28 des Confessions que la conscience, par la perception, ne saisit pas son objet dans l’instant atomique – c’est-à-dire que le présent étendu au cœur de la perception signifie l’expansion de la conscience dans le présent – soit également une voix qui se fait entendre, rythme, mélodie et chant créés par la voix. En tout cas, Husserl dans ses cours sur le temps ne mentionne pas cet élément minuscule mais important des antécédents historiques de sa conception.17 Dans un autre écrit intitulé La musique et le Nom, Mallet souligne également à propos de Saint Augustin qu’« [i]l faudrait étudier de très près ce qu’Augustin dit de la mémoire et de la musique, et de leur rapport essentiel, en tenant compte aussi des différences entre le texte du De Musica et celui des Confessions. »18 En établissant une comparaison succincte de ces deux textes, nous pouvons trouver – outre les différences attestées – des idées qui résonnent au sujet du son et de la musique. Dans son traité De Musica, Saint Augustin analyse la nature constitutive de la temporalité de la musique qui apparaît dans la mémoire. Quant aux Confessions qui observent le temps immanent dans l’âme, Augustin, par rapport à la fameuse « distension de l’âme », cite l’exemple de la voix qui se fait entendre, qui, chez lui, est à la fois la parole et la voix chantée. Nous tenons à souligner que Saint Augustin, dans sa réflexion, se réfère à la fois à la voix parlée et à la voix chantée en démontrant que la voix humaine s’étend, tout comme la musique par définition, à travers le temps : « Une voix corporelle se fait entendre ; le son continue ; et puis il cesse. Et voilà le silence ; et la voix est passée ; et il n’y a plus rien : avant le son elle était à venir, et ne pouvait se mesurer, n’étant pas encore ; elle ne le peut Dans sa préface pour les Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, Husserl affirme avoir développé ses analyses sur la phénoménologie du temps à partir de la critique de la conception du temps de Brentano. La conception de Brentano part également de la problématique du phénomène de la mélodie. 18 Marie-Louise Mallet, La musique et le Nom « Comment ne pas parler » ?, in MarieLouise Mallet (dir.), Le passage des frontières, Autour du travail de Jacques Derrida, Paris, Galilée, 1994, 518. 17
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plus, n’étant plus. Elle le pouvait donc, quand elle vibrait, puisqu’elle était ; sans stabilité, toutefois ; car elle venait et passait. Et n’est-ce point cette instabilité même qui la rendait mesurable ? Son passage ne lui donnait-il pas une étendue dans certain espace de temps, qui formait sa mesure, le présent étant sans espace ? S’il en est ainsi, écoute ; voici une nouvelle voix : elle commence, se soutient et continue sans interruption : mesurons-la, pendant qu’elle se fait entendre ; le son expiré, elle sera passée, elle ne sera plus. Mesurons-la donc ; évaluons son étendue. Mais elle dure encore ; et sa mesure ne peut se prendre que de son commencement à sa fin : car c’est l’intervalle même de ces deux termes, quels qu’ils soient, que nous mesurons. Ainsi, la voix qui dure encore n’est pas mesurable. Peut-on apprécier son étendue ? Sa différence ou son égalité avec une autre ? Et, quand elle aura cessé de vibrer, elle aura cessé d’être. Comment donc la mesurer ? Toutefois le temps se mesure ; mais ce n’est ni celui qui doit être, ni celui qui n’est déjà plus, ni celui qui est sans étendue, ni celui qui est sans limites ; ce n’est donc ni le temps à venir, ni le passé, ni le temps présent, ni celui qui passe que nous mesurons ; et toutefois nous mesurons le temps. »19
Dans ces chapitres, Saint Augustin met l’accent sur la voix car c’est la meilleure approche pour élucider cette contradiction, sous-jacente à celle du temps, à savoir qu’il y a une distinction entre l’attention unie de l’âme et le changement et la diversité qu’elle conçoit. Si nous observons les phénomènes analysés de plus près, nous pouvons constater que dans les chapitres 26 et 27, qui traitent la problématique de la mesure du temps, Saint Augustin montre, en mesurant les pieds et les syllabes qui rythment le vers et le psaume, que le temps est l’étendue de l’âme. Ces mêmes observations l’incitent à reconnaître ce qui est vraiment présent et mesurable dans l’esprit : « Ce n’est donc pas elles [les syllabes] que je mesure, puisqu’elles ne sont plus, mais quelque chose qui demeure dans ma mémoire, profondément imprimé. C’est en toi, mon esprit, que je mesure le temps. »20 En réfléchissant sur la possibilité de mesurer le temps, Saint Augustin, à travers l’exemple des psaumes chantés, prétend démontrer que le temps mesure par l’âme de ses attentes, son attention, sa mémoire, car dans le chant du psaume, chaque note se rattache à des notes rappelées ou anticipées par la mélodie ou par le rythme. Mélodie et rythme ne peuvent sim19
Saint Augustin, Confessions, XI, 27. Idem. [Je souligne.]
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plement pas exister entièrement dans le présent, dans un seul moment du temps.21 « Je veux réciter un cantique ; je l’ai retenu. Avant de commencer, c’est une attente intérieure qui s’étend à l’ensemble. Ai-je commencé ? tout ce qui accroît successivement au pécule du passé entre au domaine de ma mémoire : alors, toute la vie de ma pensée n’est que mémoire : par rapport à ce que j’ai dit ; qu’attente, par rapport à ce qui me reste à dire. Et pourtant mon attention reste présente, elle qui précipite ce qui n’est pas encore à n’être déjà plus. »22
Nous pouvons constater que, chez Augustin, la voix dans sa réalité physique signifie à la fois la voix parlée et chantée rythmées, c’est-à-dire musique et parole ne peuvent être séparées, et cela est déjà apparent dans l’approche théorique de son traité écrit jeune, De Musica.23 Dans leur raisonnement, De Musica, tout comme les Confessions insistent sur ce que les sons parlés et chantés qui apparaissent dans une succession contigüe, cessent d’être au moment même de leur retentissement, leur succession crée pourtant dans le temps l’unité intégrale que l’on appelle poème, mélodie, chant.24 Dans De Musica, comme nous avons pu le voir, ces sons passagers qui créent toutefois une mélodie, sont comparés à la trace. Pour ce qui est des Confessions, les sons éphémères, laissant une « trace de mémoire » Chez Saint Augustin, les psaumes sont chantés. L’acte de chanter des psaumes joue un rôle important dans l’argumentation des Confessions (X, 33), voir par exemple sa réflexion sur l’ouïe et ses péchés. Dans Cité de Dieu (voir surtout le psaume 89 dans le livre XVII) et ses commentaires, les psaumes sont chantés. Sur la relation entre la conception de temps augustinienne et la musicalité des psaumes cf. A. M. Johnson, Time as a Psalm in St. Augustine, Animus, vol 1 (1996). 22 Saint Augustin, Confessions, XI, 28. 23 De Musica comprend la musique comme science, ainsi, il exprime le rythme et les rapports numériques en termes mathématiques. Ce traité présente la musique sous plusieurs facettes en évoquant la musique humaine dans sa pratique, la sonorité et l’harmonie de la langue, la musique vocale et instrumentale. Augustin voit les bases de la musique dans le rythme et dans la mélodie, mesurables par chiffres, mais il a également recours aux notions métaphysiques dans son raisonnement. Par rythme, notion clé de son traité, il entend le rythme de la voix dans la réalité physique (nous pouvons citer en exemple le taux mesurable de différents pieds d’un vers). Chose bien intéressante, dans l’une des parties du De Musica discutant du rythme (VI, II, 2), Augustin cite la même phrase d’Ambrose (« Deus creator omnium ») qu’il citera plus tard dans ses Confessions (XI, 27) en parlant de la mesure du temps qui reste dans l’âme. 24 Saint Augustin, De Musica, Livre VI, II, 3 et IV, 6. 21
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dans l’esprit, grâce à laquelle ils deviennent mesurables, sont perçus de la manière suivante : « C’est en toi, mon esprit, que je mesure le temps. Ne laisse pas bourdonner à ton oreille : Comment ? comment ? et ne laisse pas bourdonner autour de toi l’essaim de tes impressions ; oui, c’est en toi que je mesure l’impression qu’y laissent les réalités qui passent ; impression survivante à leur passage. Elle seule demeure présente ; je la mesure, et non les objets qui l’ont fait naître par leur passage. C’est elle que je mesure quand je mesure le temps : donc, le temps n’est autre chose que cette impression, ou il échappe à ma mesure. »25
Il ne serait pas risqué de dire que nous avons ici affaire du point de vue de l’histoire de sa réception à une cohérence contradictoire, qui présente le point de départ théorique de la déconstruction sous un autre jour. La temporalité de la voix humaine et musicale – comme le démontrent Augustin et Husserl – découvre la structure de signification complexe du flux constamment changeant de la conscience. Comme nous avons pu le voir, Husserl, en partant de l’analyse du temps réalisée par Augustin, s’approprie la conception du présent étendu, mais ne réfléchit pas sur les ressemblances de l’objet temporel spécifique. Malgré l’influence exercée par Augustin sur Husserl, c’est-à-dire malgré les ressemblances de leurs conceptions de temps, chez Husserl, contrairement à Augustin, la voix vive (comme image de la voix phénoménologique interne) est la condition de la transparence qui assure le principe de présence de la conscience. Cette dernière cohérence est analysée par Derrida dans La voix et le phénomène, dont l’un des enjeux théoriques est justement l’élargissement de cette construction du son musical à la voix phénoménologique et à la voix réelle telle qu’elle est entendue dans le monde empirique. Démentant la conception de temps appréhendée comme une chaîne de points présents, le son musical montre clairement que le présent s’entremêle étroitement avec le non-présent, avec l’altérité, et cela sera également valable pour la voix, qui implique ainsi – selon Derrida – une structure de trace, c’est-àdire une structure de signe. Husserl part du principe que la rétention comme présent étendu lui permettrait de sortir de la constellation aporétique et purement factuelle du flux et de l’inaltérabilité du temps. Dans La voix et le phénomène, qui étudie la valeur phénoménologique de la voix, Derrida montre, en obser25
Saint Augustin, Confessions, VI, 27. [Je souligne.]
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vant le soliloque et en tenant compte des analyses du temps de Husserl, que dans l’auto-affection pure « dans laquelle le même n’est le même qu’en s’affectant de l’autre, en devenant l’autre du même », c’est-à-dire que la différence pure de l’affection constitue la présence à soi du présent vivant. Pour dire autrement, de la temporalité de l’auto-affection découle que « le présent vivant jaillit à partir de sa non-identité à soi, et de la possibilité de la trace rétentionnelle. Il est toujours déjà une trace. »26 Quand dans La voix et le phénomène, Derrida argumente en faveur du statut originel de la trace rétentionnelle, il montre du même coup que la voix de la parole vive – pareillement à la mélodie et au son musicaux – peut être considéré comme un objet temporel particulier. « Ce qui fait l’originalité de la parole, ce par quoi elle se distingue de tout autre milieu de signification, c’est que son étoffe semble être purement temporelle »,27 c’est-à-dire que « l’auto-affection comme opération de la voix supposait qu’une différence pure vînt diviser la présence à soi ».28 Puisqu’il n’y a pas de présence à soi pure, pas de voix qui ne soit pas caractérisée par un geste matériel, l’extériorité est inévitable. L’impression précédente laisse une trace ; le contenu du moment passé laisse une trace (sinon, je l’oublierai pour toujours), ainsi que la différence entre le moment précédent et le moment présent, ce petit déplacement. La trace n’est autre que la gravure d’un signe, ou bien – avec la terminologie de Derrida – l’écriture. La trace rétentionnelle serait donc « l’arché-écriture ». C’est de cette manière que Derrida peut constater qu’il n’y a pas de signification pure, de « voix » pure sans traces, c’est-à-dire sans signes écrits.29 Derrida, La voix et le phénomène, 95. Ibid., 93. 28 Ibid., 92. 29 A part La voix et le phénomène, Derrida souligne dans De la grammatologie, son autre œuvre marquant du début de sa carrière, qu’une science mondaine, « objective » ne peut rien dire de l’essence de la voix. Cette œuvre place sous une lumière nouvelle et intéressante la théorie de langue saussurienne par rapport au statut de la voix. Il est connu que le linguiste genevois, en établissant une distinction entre image acoustique et son objectif, a en effet « réduit » les sciences de la phonétique et de la physiologie dans un sens phénoménologique quand il a posé les fondements d’une science du langage. Comment comprendre cette distinction ? L’image acoustique est « l’apparaître structuré du son », « l’être-entendu du son », ce que nous entendons, et pas du tout le son qui apparaît, que nous entendons. « L’être-entendu est structurellement phénoménal et appartient à un ordre radicalement hétérogène à celui du son réel dans le monde. » (Derrida, De la grammatologie, 93) L’image acoustique « n’est pas le son matériel, chose purement physique, mais l’empreinte psychique de ce son, la 26
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Il s’ensuit que Derrida, en mettant en relief les caractéristiques communes du chant, du son musical, parlé et phénoménologique, rapproche représentation que nous en donne le témoignage de nos sens ». (Idem.) Saussure, qui tout comme Husserl, « fut aussi soucieux de distinguer entre le mot réel et son image » et dont on peut dire que « c’est seulement à la forme de l’“image acoustique” qu’il reconnaissait, lui aussi, valeur expressive de “signifiant”. », (Derrida, La voix, 50.) nous met en garde : « C’est parce que les mots de la langue sont pour nous des images acoustiques qu’il faut éviter de parler des “phonèmes” dont ils sont composés. Ce terme, impliquant une idée d’action vocale, ne peut convenir qu’au mot parlé, à la réalisation de l’image intérieure dans le discours. » (Ibid., 51.) Derrida constate l’anti-phonologisme des doctrines saussuriennes et souligne que si nous approchons avec des précautions phénoménologiques de « la distinction entre le son apparaissant et l’apparaître du son », (Derrida, De la grammatologie, 94.) nous pouvons alors voir que l’image acoustique – que Saussure appelle image psychique – ne doit pas être une réalité interne copiant une réalité externe. Pour corriger l’attribution du son apparaissant à l’expérience interne et l’apparaître du son à l’expérience externe, Derrida a recours au point de vue husserlien – que nous avons déjà mentionné au début de notre propos – qui proclame ce qui est irréductiblement spécifique au phénomène. « L’image acoustique, l’apparaître structuré du son, la « matière sensible vécue et informée par la différance, ce que Husserl appellerait la structure hylè/morphè » (Ibid., 93.) n’est pas une réalité (Realität). En partant du principe selon lequel l’expérience phénoménologique n’appartient pas à la réalité, c’est-à-dire que l’image acoustique ne peut pas tout simplement être considérée comme réalité intérieure, nous concluons que Derrida ramène ses « réductions » dans la « zone spécifique » de la trace : « La différence inouïe entre l’apparaissant et l’apparaître (entre le “monde” et le “vécu”) est la condition de toutes les autres différences, de toutes les autres traces, et elle est déjà une trace. » (Ibid., 95.) Cette hétérogénéité déconstruite par la réduction phénoménologique nous mène à la trace, qui, en tant que différence, ouvre toute apparition et signifiance, et comme telle, elle est antérieure à la distinction entre les régions du sensible. Conséquemment – et c’est ce qui est le plus important du point de vue de notre réflexion – « établir une hiérarchie “naturelle” entre l’empreinte acoustique, par exemple, et l’empreinte visuelle (graphique) » (Idem.) n’a plus de sens. Ajoutons encore que Saussure, dans le but de maintenir l’apparence du signe et pour faire la distinction entre langue et parole, supprime le privilège de la substance phonique. « L’essentiel de la langue, nous le verrons, est étranger au caractère phonique du signe linguistique. » (Ibid., 77.) – écrit-il dans son Cours de linguistique générale en montrant l’essence de la nature du signe, et la voie indiquée par ce livre nous « mène au-delà du phonologisme de ceux qui se réclament de lui sur ce point » (Ibid., 78.) En même temps, le phonologisme et le linéarisme sont deux conceptions complémentaires. La théorie de Saussure est donc ambivalente de ce point de vue aussi. Sans entrer dans les détails, nous nous contentons d’indiquer que les Anagrammes, dépassant largement le Cours où la nature du signifiant est encore linéaire, opèrent avec un autre type de modèle langagier. Saussure lui-même réfute la conception linéaire de la parole et de l’écriture, quand il « substitue à l’homogénéité de la ligne la structure de la portée musicale, “l’accord en musique” ». (Ibid., 105.)
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à son insu et de manière irréfléchie la déconstruction de la complexité de l’héritage augustinien. Tout ce que nous venons de dire est d’autant plus intéressant et important du point de vue de notre thématique que cela peut nous permettre, notamment à propos de la musique (sujet relativement peu traité par le philosophe) de découvrir, après les origines lévinassiennes et freudiennes, une nouvelle origine de la trace, notion fondamentale pour Derrida dans laquelle le fonctionnement de la langue se manifeste : une origine augustinienne. Si nous nous rendons compte de l’influence essentielle que la trace augustinienne de la mémoire, présente dans la musique, et suivant celle-là, la trace rétentionnelle husserlienne ont exercé sur l’élaboration de la notion de l’archi-écriture, cela permet de tirer une conclusion cruciale à l’égard de l’ensemble de la compréhension de la théorisation ainsi que de la pratique textuelle de la déconstruction, qui, comme nous l’avons déjà suggéré dans l’introduction, est souvent victime de la pensée qui préfère les oppositions et les hiérarchies forcées quoiqu’elle lutte contre ce genre de systématisation. Comme Derrida l’a formulé lors d’une interview quelques mois avant sa mort : « J’ai élargi la notion de trace jusqu’à y inclure la voix elle-même, avec l’idée de reconsidérer la subordination en philosophie, depuis l’Antiquité grecque, de l’écriture à la parole (logocentrisme), et au présent vivant de la voix (phonocentrisme). »30 En guise de conclusion, on peut risquer d’affirmer que Derrida, en déconstruisant la notion de la voix telle qu’elle existait dans la tradition philosophique, a déplacé la hiérarchie de l’écriture et de la parole de manière à justifier, grâce aux conclusions imprimées au fond de son écriture et tirées justement à propos de la nature scripturaire de la musique, la voix de l’accusation du logo-phonocentrisme.
Bibliographie Augustin d’hippone, Confessions, Paris, Flammarion, 1993. Augustin d’hippone, De Musica. Traité de la musique, Paris, Éditions du Sandre, 2006. Derrida, Jacques, De la Grammatologie, Paris, Minuit, 1967. Derrida, Jacques, La vérité en peinture, Paris, Flammarion, 1978. Derrida, Jacques, Psyché. Inventions de l’autre, Paris, Galilée, 1987. Derrida, Jacques, Points de suspension, Paris, Galilée, 1992. L’Humanité, le 24 janvier 2004.
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Adrián Bene
Écriture/femme/musique – Derrida et Nietzsche – Introduction En guise d’introduction à mon étude, je voudrais aplanir le terrain de jeu pour ces signifiants (écriture, femme, musique) sans y fixer de limites. Je vais associer le texte de « Aimer la musique en silence… » présenté par Marie-Louise Mallet à certains textes de Jacques Derrida et de Friedrich Nietzsche, qui mettent en scène les relations philosophiques et rhétoriques de ces trois notions. D’abord, c’est Éperons de Derrida qui dirige notre attention sur la femme chez Nietzsche et sur la stratégie d’écriture nietzschéenne. En effet, puisque Nietzsche était un compositeur, poète et philosophe à la fois, et son style est rhythmique et musical, il est intéressant d’examiner ses pensées sur la musique. Surtout L’Origine de la Tragédie, Par-delà le bien et le mal et ses textes de 1888 sont importants ici (Le Crépuscule des idoles; Le Cas Wagner; Nietzsche contra Wagner; Ecce Homo), tous hantés par la figure paternelle d’un compositeur innovateur, à savoir Richard Wagner. Méthodologiquement, je combine des pratiques d’interprétation linéaires telles que le commentaire et la critique thématique avec la lecture-écriture derridienne ce qui constitue une greffe nouvelle pour les textes lus. Ainsi, les textes interprètent les uns les autres, sans produire une vérité absolue. Cependant, une partie des aspects mis en jeu sont pré-formés par la thématique musicale du colloque In memoriam Jacques Derrida 2011.
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Analogies mises en reflet Les analogies entre l’écriture et la musique, entre Derrida et Nietzsche, entre la philosophie et la musique sont mises en relief dans « Aimer la musique en silence... » de Marie-Louise Mallet. De plus, ces analogies présentent des analogies les unes avec les autres. La première analogie est celle de la musique et de l’écriture étant plus qu’une simple syntaxe unilinéaire. Selon Marie-Louise Mallet l’écriture – et surtout la pensée – derridienne est par excellence musicale. « Musicale, son écriture est non seulement polyrythmique, mais aussi polyphonique. Combien de textes s’épanouissent en plusieurs voix, qui se répondent, mais jamais ne se confondent, à la manière des voix d’une fugue qui ne se joignent que pour se disjoindre aussitôt. Car, à la différence de Heidegger, Derrida tient à cette disjointure, à ce non-ajointement comme à la condition sine qua non de la pensée et avant tout de la justice. »1
Les paradoxes, les masques, le perspectivisme, l’ironie et la musicalité de l’écriture nietzschéenne tous sont analogues avec la polyphonie de Derrida, tout comme la conception du « chant comme motif profond de l’écriture »2. Nietzsche essaya d’ouvrir le chemin pour une philosophie dont l’expression sémantique serait non-prosaïque, loin de l’univocité : il se tenait à distance du langage des philosophes,3 car son écriture est caractérisée par l’hétérogénéité, l’inversion, l’ironie, la parodie, « le graphique de l’hymen ou du pharmakon ».4 La conclusion que Derrida tire de tout cela est que Nietzsche suspend l’opposition décidable du vrai et du non-vrai, en référant symboliquement à la pluralité féminine présente entre les plis de la puissance de mensonge.5 C’est ainsi que le signifiant « femme » est/ serait séduit par la musicalité de ce désir profond d’être un esprit libre. Rainer Hanshe dans son article Dionysian Logos6 démonte la structure musicale des livres de Nietzsche, qui tenait toujours compte des aspects Voir Marie-Louise Mallet, Comment ne pas parler de musique ? in Adnen Jdey (éd.), Derrida et la question de l’art — Déconstructions de l’esthétique, Nantes, Editions Cécile Defaut, 2011, 183–200, 183. 2 Ibid, 183. 3 Cf. Jacques Derrida, Éperons. Les styles de Nietzsche, Paris, Flammarion, 1978, 37. 4 Ibid., 79. 5 Ibid., 86. 6 Rainer J. Hanshe, Dionysian Logos: On Nietzsche’s Poetic Typology and the “Closing Melodies” of The Gay Science, Zarathustra, and Beyond Good and Evil, in 1
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de rythme, de mouvement, de vitesse aussi. Même ses collections d’aphorismes sont caractérisées par une structure musicale rigoureuse, une mélodie. Outre ces écrits strictement poétiques des Idylles de Messine et des Dithyrambes de Dionysos ou les poèmes du Gai savoir, on sait que Nietzsche fit plusieurs remarques quant à l’importance de la poésie pour la prose, et même pour la philosophie. « ce n’est qu’en regard de la poésie que l’on écrit de bonne prose » – écrit-il dans le § 92 du Gai savoir.7 Cependant, le style et la philosophie nietzschéens s’opposent aux notions communes de la poésie et de la philosophie. Si le poète n’est pas un épigone qui se tourne vers les idées mortes, comme on lit dans le § 148 de Humain, trop humain,8 mais un poète visionnaire ou « tragique », il peut aider les hommes à considérer leurs vies comme une expérience en visionnant l’avenir de l’homme.9 Giorgio Colli a raison lorsqu’il dit que « Nietzsche poète n’est autre que Nietzsche philosophe ».10 Nietzsche a plusieurs fois souligné qu’entendre et comprendre s’enchaînent. « − Quel martyre est la lecture des livres allemands pour celui qui possède la troisième oreille ! Avec quelle répugnance il s’arrête auprès de ce marécage au mouvement paresseux, flot de sons sans harmonie, de rythmes sans allure que l’Allemand appelle “livre” ! Et que penser encore de l’Allemand qui lit des livres ! Comme il lit avec paresse et répugnance, comme il lit mal ! Combien il y a peu d’Allemands qui savent et demandent à savoir s’il y a de l’art dans une bonne phrase, − de l’art qui veut être deviné, si la phrase doit être bien comprise ! Pour peu qu’on se méprenne par exemple sur l’allure, et la phrase elle-même est mal comprise. Il ne faut pas être indécis sur les syllabes importantes un point de vue du rythme, il faut sentir comme un charme voulu les infractions à la symétrie rigoureuse, il faut tendre une oreille fine et patiente à chaque staccato et à chaque rubato, et deviner le sens qu’il y a dans la suite des voyelles et des diphtongues,
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Fenyvesi Kristóf – Orbán Jolán (éd.), Érzéki tapasztalat és kritikai gondolkodás, Pécs, Jelenkor, 2012, 114–132. Frédéric Nietzsche, Le Gai Savoir, trad. Henri Albert, Paris, Société du Mercure de France, 1901, 133. Frédéric Nietzsche, Humain, trop humain, trad. Alexandre-Marie Desrousseaux, Paris, Société du Mercure de France, 1906, 186. Hanshe, Dionysian Logos, 118. Giorgio Colli, Écrits sur Nietzsche, trad. Patricia Farazzi, Paris, Éditions de l’Éclat, 1996, 156.
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deviner comment, dans leur succession, tendres et riches, elles se colorent et se transforment ».11
L’autre aspect musical de l’écriture nietzschéenne consiste en la composition : l’importance de la vitesse, des silences et de la symétrie.12 Hanshe se réfère à Georges Liébert qui démontre dans Nietzsche et la musique que les textes apparemment incohérents sont organisés thématiquement, musicalement, pareillement à l’opéra wagnérien.13 Roger Hollinrake soutient que les opéras de Richard Wagner servaient de modèles structuraux aux œuvres de Nietzsche. Selon Babette Babich, nous avons besoin d’un tempérament éminemment musical pour suivre un texte de Nietzsche.14 Sans lecture musicale, nous n’y trouvons que des contradictions et des fautes logiques. Marie-Louise Mallet résume ainsi cette poétique de philosophie : « Or ce phonocentrisme ne privilégie pas pour autant l’écoute. La voix, la phoné, n’intéresse la philosophie qu’en tant que voix qui parle, qui énonce une proposition, un sens intelligible : seul importe ce qu’elle dit, le “dit” et non le “dire”, le “quoi” et non le “comment”. Le philosophe est sourd à tout le reste. Le ton est sans importance pour lui. »15
Ce phonocentrisme déconstruit par Derrida est exactement ce qui était critiqué par Nietzsche. La proposition peut être continuée : « la musique hante son écriture et de tant de façons » que le spectre de Nietzsche devient femme. Ainsi, la deuxième analogie, celle entre Derrida et Nietzsche est évidente. La flûte de Pan nous rappelle Dionyse, et le continuum de désir dans Circonfession apparaît également en liaison avec l’unité primordiale de L’Origine de la Tragédie, tout comme « l’extase musicale du monde »16 avec « l’ivresse extatique des fêtes de Dionysos en mélodies enchantées
Frédéric Nietzsche, Par-delà le bien et le mal, trad. Henri Albert, Paris, Mercure de France, 1913, 267, 246. §. 12 Hanshe, Dionysian Logos, 126. 13 Georges Liebert, Nietzsche and Music, Chicago, University of Chicago Press, 2004, 8. 14 Babette Babich, Mousike Techne: The Philosophical Practice of Music in Plato, Nietzsche, and Heidegger, in Massimo Verdicchio – Robert Burch (éd.), Between Philosophy and Poetry: Writing, Rhythm, History, New York – London, Continuum, 2002, 204. 15 Mallet, Comment ne pas parler de musique ?, 187. 16 Ibid., 186. 11
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et séductrices ».17 Puis, à la suite de la citation de Nietzsche, comme quelconque fondement du raisonnement : « c’est une très vieille superstition de philosophe que de tenir toute musique pour musique de sirènes ».18 Nietzche est l’un des « compagnons de pensée parmi les plus proches et les plus constants »19 de Derrida, comme nous venons de l’entendre. Les larmes dans Mémoire d’aveugle en fournissent la preuve. « Le meilleur point de vue [...] revient aux larmes. »20 − écrit Derrida, en conformité avec les idées nietzschéennes sur la musique.
Musique, larmes, femme Outre les passages des textes de Nietzsche cités par Mme Mallet, je voudrais attirer l’attention du lecteur sur un texte précédent de Nietzsche en larmes répandues sur le pavé de piazza Carlo Alberto où son effondrement mental s’est réalisé. C’est Le Cas Wagner où il nous questionne : « A-t-on remarqué que la musique rend l’esprit libre ? qu’elle donne des ailes à la pensée ? que l’on devient autant plus philosophe que l’on est plus musicien ? »21 Dans l’Intermezzo de Nietzsche contre Wagner, Nietzsche n’a pas associé la musique seulement aux larmes, mais à la femme aussi : « ausgelassen, zärtlich, ein kleines süsses Weib von Niedertracht und Anmuth ».22 Nota bene, le texte allemand original contient le nom neutre « das Weib » au lieu du mot féminin « die Frau », comme Anaïs Frantz le montre.23 À une femme « ce qui survient sans se faire annoncer, qu’on ne voit pas venir, qui déjoue tout calcul, qui ne peut que surprendre »,24 tout comme un événement. Une femme qui n’est pas la femme méprisée pour Nietzsche, le misogyne, puisqu’il se contredisait souvent quant au sujet de la femme. Ce Frédéric Nietzsche, L’Origine de la Tragédie, trad. Jean Marnold – Jacques Morland, Paris, Société du Mercure de France, 1906, 49. 18 Mallet, Comment ne pas parler de musique ?, 187. 19 Ibid. 193. 20 Cité par Mallet, Ibid., 193. 21 Frédéric Nietzsche, Le Crépuscule des Idoles, trad. Henri Albert, Paris, Société du Mercure de France, 1908, 15. 22 Giorgio Colli – Mazzino Montinari (éd.), Nietzsche Werke, Vol. 6, Berlin, Walter de Gruyter, 1969, 418. 23 Anaïs Frantz, La pudeur et « la question de la femme », Nietzsche dans le texte, Sens Public 2011/3, http://www.sens-public.org/article805.html?lang=fr, consulté le 10 juillet 2017. 24 Mallet, Comment ne pas parler de musique ?, 197. 17
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désaccord est tout aussi important que son oreille fine : contradiction et contrepoint sont également caractéristiques de son écriture et sa pensée. Donc, le signifiant « femme » a la capacité de mettre en jeu l’écriture et la musique. « En admettant que la vérité soit femme, n’y aurait-il pas quelque vraisemblance à affirmer que tous les philosophes, dans la mesure où ils étaient des dogmatiques, ne s’entendaient pas à parler de la femme ? »25 Cette femme se moque de l’impuissance du dogmatisme, de la philosophie et des sciences essentialistes, phallogocentriques. Le perspectivisme nietzschéen présente ironiquement ce point de vue alternatif en forme dialogique portant sur la vérité. Cette structure musicale et polyphonique inspirait Eisenman autant que Derrida – dit Jolán Orbán26 en analysant Choral Work et le texte « Pourquoi Peter Eisenman écrit de si bons livres » dans Chora L Works.27 Autre lien transmédiatique : Derrida dans Éperons part de la femme comme Dis-tanz, distance et danse.28 Cinq ans plus tôt, dans L’Écriture et différence, il avait déjà cité le passage du Crépuscule des idoles, où Nietzsche avait comparé l’écriture à la danse : « Savoir danser avec les pieds, avec les idées, avec les mots : faut-il que je dise qu’il est aussi nécessaire de le savoir avec la plume, – qu’il faut apprendre à écrire ? »29 Pour Nietzsche et Derrida, écrire est se mettre à tourbillonner, penser est bouger. La séduction de la femme et de la philosophie nie également l’essence et l’identité. « Il n’y a pas d’essence de la femme parce que la femme écarte et s’écarte d’elle-même. Elle engloutit, envoile par le fond, sans fin, sans fond, toute essentialité, toute identité, toute propriété. Ici aveuglé le discours philosophique sombre – se laisse précipiter à sa perte. Il n’y a pas de vérité de la femme, mais c’est parce que cet écart abyssal de la vérité, cette non-vérité est la “vérité”. Femme est un nom de cette non-vérité de la vérité. »30
Nietzsche, Par-delà, 5. Orbán Jolán, Az együttjátszás szenvedélye, Orbán, Jolán, Az együttjátszás szenvedélye, in Balogh F. András – Berszán István – Gábor Csilla (éd.) Újrateremtett világok. Írások Cs. Gyimesi Éva emlékére, Budapest, Argumentum, 2011, 100-109. 27 Jacques Derrida, Chora L Works – Jacques Derrida and Peter Eisenman, New York, The Monacelli Press, 1997, 173–179. 28 Derrida, Éperons, 36. 29 Nietzsche, Le Crépuscule, 171. 30 Derrida, Éperons, 37. 25 26
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Ce sont l’aveuglement et l’écart de Penser à ne pas voir.31 « Premièrement, voir ne va pas sans un certain aveuglement, deuxièmement, toucher ne va pas sans un écart, un espacement excluant tout contact absolu. »32
Écriture en miroir Ainsi, la musique était associée à la femme, aux larmes, ce que cette femme qui est la non-vérité de la vérité « (s’) écrit », « C’est à elle que revient le style. »33, elle est l’écriture. Quelle est cette écriture nietzschéenne ? « Son grand art, c’est le mensonge. [...] Tout le procès de l’opération féminine s’espace dans cette apparence contradiction. » L’hétérogénéité, l’inversion, l’ironie, la parodie, « le graphique de l’hymen ou du pharmakon » mentionné ci-dessus, ce sont les traits « féminins » entre guillemets. Parce que « dès lors que la question de la femme suspend l’opposition décidable du vrai et du non-vrai, instaure le régime épochal des guillemets pour tous les concepts appartenant au système de cette décidabilité philosophique, disqualifie le projet herméneutique postulant le sens vrai d’un texte ».34 En lisant ses derniers textes, nous pouvons examiner le fonctionnement de la stratégie d’écriture de Nietzsche. Il a écrit Le Crépuscule des Idoles et Le Cas Wagner simultanément en 1888. Ce sont la substance et la musique qui nous intéressent ici. Dans le premier texte, il a affirmé que les sens ne mentent pas : « C’est ce que nous faisons de leur témoignage qui y met le mensonge, par exemple le mensonge de l’unité, le mensonge de la réalité, de la substance, de la durée ».35 Quant à la musique, il développa : « Dans l’état dionysien, par contre, tout le système émotif est irrité et amplifié : en sorte qu’il décharge d’un seul coup tous ses moyens d’expression, en expulsant sa force d’imitation, de reproduction, de transfiguration, de métamorphose, toute espèce de mimique et d’art d’imitation. [...] La musique, comme nous la comprenons aujourd’hui, n’est également qu’une irritation et une décharge complète des émotions, mais n’en reste
Voir Jacques Derrida, Penser à ne pas voir, Éditions La Différence, 2013, 56–78. Mallet, Comment ne pas parler de musique ?, 190. 33 Derrida, Éperons, 44. 34 Ibid., 86. 35 Nietzsche, Crépuscule, 126. 31 32
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pas moins seulement le débris d’un monde d’expressions émotives bien plus ample, un résidu de l’histrionisme dionysien. »36
Dans L’Origine de la Tragédie, cette musique dionysienne était présentée comme « la musique elle-même, dans sa pleine liberté, est indépendante de l’image et de l’idée, n’en a pas besoin, mais les tolère seulement à côté d’elle »37. Cependant, dans Le Cas Wagner, il caractérisa la musique de Wagner ainsi, en le condamnant : « Pour ce qui en est de suggérer des rêveries : c’est ici que notre idée du style a son point de départ. Avant tout, pas de pensée ! Rien n’est plus compromettant qu’une pensée ! Mais l’état d’âme qui précède la pensée ! La poussée de la pensée incréée, la promesse de la pensée future, le monde tel qu’il existait avant la création divine, − une recrudescence du chaos... Le chaos suggère des pressentiments... Pour parler le langage du maître : l’infinité, mais sans mélodie. »38
Et quelques pages après : « Le wagnérien, avec son estomac crédule, se rassasie même des illusions de nourriture que son maître lui présente en magicien. Nous autres qui, dans les livres comme dans la musique, réclamons avant tout la substance, et qui ne saurions nous contenter de tables « représentées », nous nous en trouvons beaucoup plus mal »39. Quelle substance alors ? L’écriture « féminine » de Nietzsche, qui ressemble à la musique de Wagner, peut en donner l’explication, puisque d’après Nietzsche « La musique de Wagner n’est jamais vraie. − Mais on la tient pour telle : et il doit en être ainsi. »40 La vérité n’est pas certaine : en dansant, la femme tourne – l’écriture et la musique ont plusieurs sens, en laissant des traces fausses. La direction de l’écriture en miroir – est-elle vraie, bonne et belle ? « Toutes les équivoques, toutes les ambiguïtés lui conviennent » en faisant une opération féminine – à la manière de l’écriture spéculaire, niant les essences et l’orientation, y compris la féminité. Cependant, le mouvement du danseur dionysiaque se brise, puisqu’il faudrait choisir entre l’écriture et la danse. Il y a des activités qu’il est difficile de faire debout – comme
Ibid., 181. Nietzsche, Origine, 66. 38 Nietzsche, Crépuscule, 28. 39 Ibid., 37. 40 Ibid., 37. 36 37
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Derrida nous suggère dans L’écriture et la différence.41 Toutefois, l’écriture, cette « métaphore comme métaphysique où l’être doit se cacher si l’on veut que l’autre apparaisse »42 rend possible l’expérience de s’unir, en étant une espèce de « submission où il peut toujours (se) perdre ».43 Cette submission refuse à se subordonner à n’importe quoi et à n’importe qui, et nous donne l’ultime subversion de la maîtrise.44 Cette dimension poétique45 de l’écriture, de la métaphore de la femme et de la musique est constituée par la différence : « en dissimulant, en différent dans le même temps que l’on affirme. »46 Elle glisse et nous glissons avec elle, en silence. Nietzsche et Derrida nous montrent qu’il n’y pas de vérités métaphysiques, seulement le jeu des glissements en dedans et en dehors du sens.
Bibliographie Babich, Babette, Mousike Techne: The Philosophical Practice of Music in Plato, Nietzsche, and Heidegger, in Verdicchio, Massimo – Burch, Robert (éd.), Between Philosophy and Poetry: Writing, Rhythm, History, New York – London, Continuum, 2002, 171–180. Colli, Giorgio, Écrits sur Nietzsche, trad. Patricia Farazzi, Paris, Éditions de l’Éclat, 1996. Derrida, Jacques, Chora L Works – Jacques Derrida and Peter Eisenman, New York, The Monacelli Press, 1997, 173-179. Derrida, Jacques, L’écriture et la différence, Paris, Seuil, Coll. « Tel »,1967. Derrida, Jacques, Éperons. Les styles de Nietzsche, Paris, Flammarion, 1978. Derrida, Jacques, Penser à ne pas voir, La Différence, 2013. Frantz, Anaïs, La pudeur et « la question de la femme », Nietzsche dans le texte, Sens Public 2011/3, http://www.sens-public.org/article805. html?lang=fr, consulté le 10 juillet 2017.
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Jacques Derrida, L’écriture et la différence, Paris, Seuil, 1967, 48–49. Ibid., 49. Ibid., 49. Ibid., 389. Voir Jacques Sojcher, La question et le sens. Esthétique de Nietzsche, Paris, Aubier Montaigne, 1972, 40. 46 Sojcher, La question et le sens, 41. 41
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IV. Pharmacologie, hospitalité, performativité
Bernard Stiegler
Pharmacologie et prolétarisation
Le premier penseur de la prolétarisation telle que la définissent Engels et Marx en 1848 fut Socrate – s’il est vrai que dans le pharmakon qu’est pour lui l’écriture, le danger est la perte de savoir que sa pratique par les sophistes, c’est-à-dire telle qu’elle court-circuite l’anamnèse et la remplace par une hypomnésis sans intériorisation, est un cas particulier de ce qui arrive selon Marx à l’ouvrier qui perd son savoir-faire, qui a été extériorisé et confisqué par la machine, c’est-à-dire par ce que j’appelle la rétention tertiaire mécanique. L’écriture est elle-même une rétention tertiaire littérale. Pour des raisons que je vais développer dans ce qui suit, Derrida n’a jamais pensé la rétention tertiaire en général. Il en a fait une instance de la trace, sans en analyser les spécificités, malgré ce qu’il avait annoncé comme le programme d’une histoire du supplément. Cet état de fait a bloqué l’intégration de sa logique du supplément dans une nouvelle critique de l’économie politique qui reste à venir, et dont j’ai tenté de dessiner les grandes lignes dans Pour une nouvelle critique de l’économie politique. Derrida a également sous-estimé la nécessité d’une critique de la trace, qu’il considérait condamnée à répéter les errements de la critique logocentrique. Il a dès lors rendu impossible la reprise de la question socratique (et non platonicienne) de la possibilité d’une pharmacologie positive, c’està-dire d’une philosophie de la trace qui cultiverait les possibilités positivement anamnésiques, bien qu’il ait toujours donné à penser, notamment dans sa lecture de L’Origine de la géométrie, que la trace était bien la condition de l’anamnèse – qu’il n’a jamais déconstruite elle-même.
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Bernard STIEGLER
Grammatologie, rétentions et jeux de traces Derrida a interrogé la possibilité d’une grammatologie « comme science positive »1 – mais en posant d’emblée qu’une telle possibilité s’auto-annulerait dans la mesure (la démesure) où cette grammato-logie ferait éclater son propre logos : elle serait contrainte de « solliciter le logocentrisme » tout en le « déconstruisant ». Il faudrait donc parler plutôt de graphématique ou de grammatographie – et renoncer à la possibilité que celles-ci se présentent « comme des sciences ». La positivité scientifique d’une « grammatologie positive », positive en ce sens, en passerait nécessairement par la question de l’essence de l’écriture, et donc de son être : elle devrait interroger l’origine de l’écriture. Or, l’écriture, appréhendée à partir de la question de la trace, c’est-à-dire comme archi-trace et archi-écriture, est précisément ce qui constitue l’épreuve d’un défaut d’origine : « Où l’écriture commence-t-elle ? Quand l’écriture commence-t-elle ? Où et quand la trace, écriture en général, racine commune de la parole et de l’écriture, se rétrécit-elle en “écriture” au sens courant ?… question d’origine. Or qu’il n’y ait pas d’origine, c’est à dire d’origine simple, que les questions d’origine transportent avec elle une métaphysique de la présence, c’est bien ce qu’une méditation de la trace devrait sans doute nous apprendre. »2
Cette question de la trace et de l’archi-trace fait fond sur celles de la rétention et de la protention, qui émergèrent dans le corpus derridien en 19623 avec l’« Introduction » à L’Origine de la géométrie,4 et qui, en 1967 (également l’année de publication de De la grammatologie), constitua l’analyse centrale de La Voix et le Phénomène.5
À la fin de la première partie de Jacques Derrida, De la grammatologie, Paris, Minuit, 1967. 2 Ibid., 109. 3 Et après un préambule publié en 1990 par les PUF, Le problème de la genèse dans la philosophie de Husserl, qui interprète L’Origine de la géométrie pratiquement à l’opposé de l’Introduction de 1962, et dont j’ai proposé une analyse La technique et le temps 2. La désorientation, Paris, Galilée, 1996, 267–275. 4 Edmund Husserl, L’Origine de la géométrie, traduction et introduction par Jacques Derrida, Paris, PUF, 1962. 5 Jacques Derrida, La voix et le phénomène, Paris, PUF, 1967. 1
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Dans cet ouvrage, Derrida s’attache à montrer que la rétention primaire et le privilège que lui accorde Husserl dans les Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps relèvent d’une « métaphysique de la présence ». En deçà de la différence entre les deux formes de rétentions identifiées par Husserl et qualifiées de primaire et de secondaire, il faudrait poser la question de la trace qui excède toute présence, c’est-à-dire toute opposition entre présence et absence – c’est-à-dire aussi l’opposition que Husserl érige en principe entre la rétention primaire et la rétention secondaire. De la grammatologie reprend cette problématique de la rétention déconstruite à partir de ce concept de trace, et comme déconstruction de cette « métaphysique de la présence », c’est-à-dire privilégiant le présent, et dont le privilège de la rétention primaire par rapport à la rétention secondaire serait l’indice – la déconstruction passant cette fois-ci par Heidegger et la question de l’être, Saussure, Leroi-Gourhan, Lévi-Strauss et Rousseau. La présence absente, et l’absence formant ou donnant la présence, c’est la trace. Cependant, « qu’il n’y ait pas d’origine, c’est-à-dire d’origine simple », cela ne doit-il pas nous amener à mettre en question la question de l’architrace ou de la trace elle-même ? S’il n’y aura jamais eu d’origine simple, plutôt que de parler de la trace ou de l’archi-trace, ne s’agit-il pas d’interroger et de problématiser encore plus tôt que « la trace » le complexe de traces que constituerait d’emblée ce qui se présenterait d’abord, mais par une illusion rétrospective, comme « la » trace ?
De la trace aux traces : être, devenir, différance et processus Pour soumettre la question de la trace à celle des traces, et comme multiplicité primordiale des traces – en posant qu’il n’y a pas d’origine simple, et que dans le complexe primordial de traces que devient sans cesse le défaut d’origine (plutôt qu’il ne l’est, la question n’étant pas celle de l’être de la trace, fusse cette copule raturée, mais celle du devenir des traces), la trace faut d’être « toujours déjà » devenue le pluriel d’un indéfini – , il faut revenir à la question du rapport entre rétentions primaire et secondaire telles que les définit Husserl, et au commentaire qu’en donne Derrida dans La voix et le phénomène :
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« Dès lors qu’on admet [avec la rétention primaire] cette continuité du maintenant et du non-maintenant, de la perception et de la non-perception dans la zone d’originarité commune à l’impression originaire et à la rétention, on accueille l’autre dans l’identité à soi de l’augenblick… La différence entre la rétention et la reproduction, le souvenir primaire et le souvenir secondaire, n’est pas la différence, que Husserl voudrait radicale, entre la perception et la non-perception, mais entre deux modifications de la non-perception. »6
J’avais déjà commenté ce commentaire en 20067 et en ces termes : « Rien n’est contestable dans ces propos, que je reprends à mon compte, tels quels, mais en y ajoutant cependant des précisions que je crois indispensables : la différence entre rétention primaire et rétention secondaire n’est pas radicale dans la mesure où la rétention primaire compose sans cesse avec la rétention secondaire, c’est-à-dire dans la mesure où la perception est toujours projetée par, sur et dans l’imagination – contrairement à ce que Husserl pense, et qu’il pense contre Brentano. Mais il n’en reste pas moins que la différence demeure et constitue une distinction, qui n’est pas une opposition, mais […] une com-position. Or, cette constitutivité de la composition, c’est-à-dire de la trame du temps, par la différence entre primaire et secondaire, qui est une découverte philosophique à proprement parler, apportée par Husserl, et qui y ajoutera à la fin de sa vie la découverte de la finitude rétentionnelle et de sa technicité primordiale dans la géométrie, c’est ce que finalement la pensée derridienne n’aura jamais pleinement admis ni exploré. La différance passe par cette différence, mais cette différence suppose à son tour la différenciation (et donc l’identification) de […] la rétention tertiaire, et qui est le nom de ce qui fait tout l’enjeu de L’origine de la géométrie. »
Qu’il n’y ait pas de différence radicale entre la rétention primaire et la rétention secondaire, cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de différence entre elles. Mais cela ne veut pas dire non plus que la différence qu’il y a en effet(s) entre elles puisse devenir la question de la trace, telle qu’elle serait elle-même indifférente à cette différence (parce que se tenant sur un Ibid., 73. Bernard Stiegler, La peau de chagrin ou l’accident franco-européen de la philosophie d’après Jacques Derrida, Rue Descartes n°52, Collège international de Philosophie, Paris, PUF, 2006, 103–112, 109.
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autre plan) et pourrait dès lors donner ou faire cette différence – et comme différance – avant l’apparition de ces formes rétentionnelles elles-mêmes. Car pour qu’il y ait ce que Derrida appelle la trace, qu’il appréhende aussi non seulement comme la différence (et c’est pourquoi l’on parle de « philosophie de la différence »), mais comme la différance, il faut des termes qui sont transductivement constituants tout aussi bien que transductivement constitués par cette différence qui donne une différance : il faut un processus. Un tel processus ne précède évidemment pas ses termes, pas plus que les termes ne précèdent le processus. Une telle question du processus est celle de l’individuation comme processus d’individuation, qui ne peut pas être pensé à partir de l’origine que serait l’individu, mais qui individue cet individu tel que, structurellement en défaut de lui-même (inachevé), il est toujours en devenir et en co-individuation avec d’autres individus au sein d’un processus qui, ne pouvant être pensé dans le cadre du substantialisme ou du schème hylémorphique, ouvre la question du préindividuel comme phase où l’individu s’individue en se déphasant, phase et déphasage constituant le processus même.
Le défaut de la différance – entre l’Un et le Multiple La différance, c’est ce que Simondon aura tenté de penser comme processus d’individuation – où la différence, c’est-à-dire la trace, « commence » dans la différance par l’individuation (le déphasage) des différences, c’est-à-dire par les traces où le préindividuel se déphase comme cette différance : c’est ce qui ne commence pas (tout seul), c’est ce qui n’est pas le commencement. C’est ce qui non seulement n’a pas d’origine simple, mais en fin de compte, et au pied de la lettre, c’est ce qui n’a pas d’origine du tout : c’est le défaut d’origine tel qu’il le faut, et tel qu’il le faut en diverses façons – et là est toute la question : dans ce divers dont l’obsession métaphysique sera de le subsumer sous l’Un du concept, dont le concept de trace ou d’archi-trace (comme la trace, ou comme l’architrace) semble être encore le fantôme. Cette multiplicité qui surgit dans le défaut d’origine, et comme ce défaut même (comme défaut d’Un), c’est-à-dire comme l’individuation du fonds préindividuel dont on ne peut pas dire qu’il « est » ce défaut, mais qu’il fait ce défaut, où les défauts « fourmillent », comme auraient dit Deleuze et Guattari, c’est le processus par où un agencement s’opère entre rétentions
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primaires, secondaires et tertiaires, c’est-à-dire : comme émergence d’un complexe de traces articulant le vivant et le non-vivant. Or, en minorant la différence entre les rétentions primaire et secondaire conçues par Husserl – et malgré son interprétation de L’origine de la géométrie et de la place qu’y prend la technique comme accès aux idéalités par le polissage, l’arpentage et l’écriture, c’est-à-dire comme espace praxique remédiant à la finitude rétentionnelle du protogéomètre –, Derrida s’évite d’interroger et de qualifier ce qu’il faut appréhender comme cette rétention tertiaire, et c’est tout le problème de cette « grammatologie comme science positive », pourtant constituée de part en part comme question du rapport entre protention(s) et rétention(s), ainsi que l’indique De la grammatologie en bien des occasions, par exemple dans le commentaire que Derrida propose de Leroi-Gourhan, où la trace devient le gramme dont la différance est l’histoire. Le Geste et la Parole décrit l’unité de l’homme, écrit-il, « comme une étape ou une articulation dans l’histoire de la vie – de ce que nous appelons ici la différance – comme histoire du gramme. […] On fait ici appel à la notion de programme. Il faut l’entendre, certes, au sens de la cybernétique, mais celle-ci n’est elle-même intelligible qu’à partir d’une histoire des possibilités de la trace comme unité d’un double mouvement de protention et de rétention. »8
Comme on le voit parfaitement ici, la différance, c’est la vie – comme histoire du gramme. C’est-à-dire aussi ce qu’avec Simondon, nous appellerions le processus d’individuation vitale – tel qu’il peut conduire à un processus d’individuation psychique et collective.9 L’histoire des possibilités de la trace au sein de la différance comme « histoire de la vie » est ce qui constitue l’« unité d’un double mouvement de protention et de rétention ».
Derrida, De la grammatologie, 125. Sur ce passage de l’individuation vitale à l’individuation psychique et collective, je renvoie à Cinq cent millions d’amis. Pharmacologie de l’amitié, conférence à l’université du Luxembourg accessible sur www.arsindustrialis.org, consulté le 3 juin 2018, et Bernard Stiegler, Etats de choc. Bêtise et savoir au XXIe siècle, Paris, Mille et une nuits, 2012.
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Conscience intentionnelle et rétention tertiaire Or, dans la vie, une articulation du vivant et du non-vivant permet que dans ce « double mouvement de protention et de rétention », c’est-à-dire dans cette différance qu’est la vie, apparaisse « le gramme comme tel », et que fait apparaître « la conscience intentionnelle », ou bien qui fait apparaître « la conscience intentionnelle », d’où elle émerge – à moins que cette « émergence », qui « rend sans doute possible le surgissement des systèmes d’écriture au sens étroit »,10 ne soit, comme l’invention de l’homme, une relation transductive telle que, comme l’homme n’est inventeur de la technique que parce qu’il est inventé par elle, la conscience intentionnelle n’est conscience du gramme comme tel que parce que le gramme comme tel rend la conscience intentionnelle possible – et à travers ce que j’appelle un processus de grammatisation, tel que Sylvain Auroux en a proposé une « science positive », si l’on peut dire (avec des limites que j’ai tenté d’analyser en diverses occasions), et où la discrétisation qui conditionne ce « comme tel » s’accomplit non pas consciemment, mais techniquement. On se demande comment il faut comprendre le propos assez surprenant où Derrida, qui ne raisonne pas ces termes simondoniens, peut laisser penser que les systèmes d’écriture au sens étroit seraient rendus possibles par l’émergence de la conscience intentionnelle – alors que l’on serait tenté de penser, si l’on était pleinement fidèle à la logique du supplément autant qu’à son historicité ou à sa préhistoricité, que la formation de la conscience intentionnelle est le versant psychique (comme stade de son individuation) de la formation technique des rétentions tertiaires que sont les systèmes d’écriture au sens étroit. Quoi qu’il en soit, et plus généralement, la pensée de la différance ne se précipite-t-elle pas ici prématurément vers « les systèmes d’écriture au sens étroit », s’il est vrai qu’il y a de la rétention tertiaire bien avant cette écriture au sens étroit, s’il est vrai que cette proto-rétention tertiaire est déjà une articulation du vivant et du non-vivant qui induit un processus rétentionnel/protentionnel (une différance) de part en part surdéterminée et indéterminée par ce défaut d’origine ? Ce défaut d’origine est une nouvelle modalité d’individuation du fonds préindividuel qui se creuse dans la vie (comme « zones effondrées du codage génétique » 11) comme ce que Derrida lui-même appellera la vie/la mort, et ce précisément à travers cette rétention tertiaire par où ce qui va devenir 10
Derrida, De la grammatologie, 125. Paul Ricœur, Temps et récit, 1, Paris, Seuil, 1983, 93.
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le système technique s’individue en déphasant, et en cela, en individuant ce qui ne devient qu’ainsi l’individuation psychique et collective – métaindividuation du fonds préindividuel d’où surgiraient donc les rétentions tertiaires, c’est-à-dire accidentelles. Cette méta-individuation serait une bifurcation dans les conditions rétentionnelles et protentionnelles de l’individuation telle que, différant intrinsèquement, individuation psychique et individuation collective sont en relation transductive avec l’individuation technique, c’est-à-dire à travers la multiplicité proliférante des relations transductives qui se trament par le jeu de ces rétentions tertiaires que sont les traces techniques avec les rétentions primaires et les rétentions secondaires formant un nouveau régime protentionnel qui est le désir – par où le devenir se trans-forme en avenir, c’est-à-dire en temporalité (condition de ce que Husserl appelle l’intentionnalité).
Désir et protention Cette prolifération est celle du désir comme idéalisation, celle-ci constituant un nouveau régime protentionnel – et ce n’est que sur ce fond que peut se constituer une idéalité mathématico-philosophique à partir de laquelle, en passant par cette forme spécifique de rétention tertiaire qu’est l’écriture au sens étroit, la pensée du gramme comme tel va devenir possible. Mais ce nouveau régime protentionnel n’est pas seulement celui de la conscience : c’est aussi celui de l’inconscient. (Il faudrait se demander ici jusqu’à quel point Derrida peut s’emparer des concepts de rétention et de protention formés par Husserl pour penser la conscience en les étendant à la différance comme histoire de la vie et sans thématiser l’immense problème phénoménologique qu’ouvre cette extension, alors même que Derrida se place toujours en fin de compte et en dernier ressort sous l’autorité de la phénoménologie pour défendre par exemple la position saussurienne qui exige que soient distingués le son apparaissant et l’apparaître du son, etc.).12 Ici, c’est depuis la question de l’objet transitionnel qu’il faut appréhender la rétention tertiaire – c’est-à-dire en ayant recours à Winnicott. Mais s’il est vrai que la rétention tertiaire émerge depuis une différance qui, comme processus d’individuation vitale, est constituée de rétentions et de protentions en quelque sorte pré-intentionnelles, il faut aussi se tourner Derrida, De la grammatologie, 93.
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vers Bowlby,13 dont les travaux et surtout les matériaux sont proches de ceux de Winnicott, et qui pose la question du rapport entre instincts et pulsions, c’est-à-dire entre des formes protentionnelles élémentaires, si l’on veut prendre au sérieux (et il le faut impérativement) les propositions derridiennes quant à la différance pré-intentionnelle et quant au passage non pas de l’archi-écriture ou de l’archi-trace à l’écriture (et à la trace) au sens étroit, mais quant à la question des rapports entre le vivant et le nonvivant s’organisant, et comme organes techniques – ce qui est la question de l’organologie générale. Si la rétention tertiaire n’est pas qualifiée comme telle, c’est-à-dire comme régissant et surdéterminant en les indéterminant les compositions de rétentions primaires et secondaires, il devient très difficile de ne pas se noyer dans les apories de la trace, par exemple en se demandant où et quand commence la trace que l’on appelle aussi, ici, l’écriture.
Les traces du défaut L’avenir de Derrida passe par Simondon S’il est évident – j’ai tenté de le montrer à maintes reprises – que la rétention primaire ne cesse de composer avec la rétention secondaire, et qu’en ce sens, leur différence n’est pas radicale, parce qu’elles forment un système de traces (qui s’agencent toujours en dispositifs rétentionnels14 à travers lesquels se métastabilisent les formes attentionnelles15), mais où il faut en outre analyser la façon dont les rétentions tertiaires conditionnent et « factorisent » les jeux du primaire et du secondaire, il est tout aussi évident que la rétention primaire n’est pas une rétention secondaire, qui n’est évidemment pas une rétention tertiaire, cependant que l’une ne va pas sans les autres et réciproquement. Ce jeu de trois types de traces non seulement commence bien avant l’écriture « au sens courant », mais aussi bien avant les traces que Derrida observe avec Leroi-Gourhan, et qui sont les inscriptions rupestres ou les os taillés retrouvés sur les champs de fouilles du Paléolithique supérieur :16 le jeu des trois types de rétentions commence dès les tout premiers silex John Bowlby, Attachement et perte 1. L’attachement, Paris, PUF, 1978. Sur ce concept, cf. Bernard Stiegler, La technique et le temps 3. Le temps du cinéma et la question du mal-être, Paris, Galilée, 2001, 199 et suivantes. 15 Cf. Stiegler, Etats de choc, 45. 16 Derrida, De la grammatologie, 125. 13 14
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taillés – c’est du moins ce que j’ai tenté de montrer dans La technique et le temps 1. La faute d’Epiméthée. Cela ayant été posé, quoi de la question de la scientificité dans ces affaires, et d’une « grammatologie comme science positive » ? Appréhender ce problème autrement que de façon purement spéculative et logique, c’est-à-dire pétri de ce logos dont il s’agirait de dépasser la métaphysique de la présence, c’est l’aborder comme la question pratique du défaut d’origine en tant qu’il le faut, et en tant que ce défaut faut, comme on pourrait tenter de le dire en recourant au vieux français. Il faut, ce défaut, et s’il faut un tel défaut, ce falloir est toujours une faille : il est toujours défaillant, c’està-dire oublié, refoulé – non pas tel qu’il manque, mais tel qu’il est toujours à venir, et protentionnel en cela : telle est la structure du désir, c’est-à-dire de la différance « intentionnelle » affectable par le gramme « comme tel », c’est-à-dire aussi par ce que Heidegger aurait appelé la question,17 et comme structure de ce que Derrida nommait l’exappropriation. « La » trace que traque De la grammatologie, qui traque ainsi « la métaphysique de la présence », et comme archi-trace (ce qui conduira plus tard Derrida à parler de « quasi transcendantal »), date d’avant la rétention tertiaire : elle concernerait la vie comme telle, bien avant la vie technicisée s’articulant au non vivant tout en l’organisant (comme organe artificiel précisément), comme programme génétique, etc. Comme gramme, elle constitue la mémoire sous toutes ses formes, et d’abord comme mémoire biologique. Mais elle constitue aussi la « magnétothèque » dont parle Leroi-Gourhan18 – qui parle en cela de l’avènement du système mnémotechnologique mondial décrit infra –, et la cybernétique qui s’impose alors, à une époque qui est aussi celle du structuralisme et de la biologie moléculaire, etc. Cependant, la question du défaut originaire d’origine, dont la technicisation de la vie est l’inscription à même cette vie devenant la vie / la mort, et qui vient s’opposer à la possibilité d’une grammatologie comme science positive, ce n’est pas seulement la question de « la » trace : c’est celle d’un jeu entre des traces telles que dans ce jeu, elles donnent du jeu, et plus précisément, des jeux, et des enjeux chaque fois inédits et inouïs, qui s’ouvrent comme les protentions de tous ces jeux – comme jeux de l’amour et du ha-
Il faudrait ici repasser par De l’esprit. Heidegger et la question, dont j’ai proposé une relecture dans Ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue. De la pharmacologie, Paris, Flammarion, 2010, 209 et suivantes. 18 André Leroi-Gourhan, Le geste et la parole 2, Paris, Albin Michel, 1965, 69–76. 17
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sard relevant non seulement d’une « logique du supplément », mais d’une « logique quasi-causale ». Que ces questions puissent se poser à et comme une grammatologie, qui est une déconstruction, cela procède d’une généalogie et d’une rétrospective des traces qui doit abandonner la question d’un un (la trace) qui ne serait pas toujours déjà du multiple, et qui doit en cela passer de la question de l’individu à celle de l’individuation : l’avenir de Derrida passe par Simondon (qui ne le contient pas). Tel est l’avenir de ce qui se sera ouvert sous le nom et comme l’entreprise d’une déconstruction. Au défaut d’origine de la déconstruction, il y aura toujours eu du multiple.
Organologie des relations transductives liant les traces Le jeu des traces tel qu’il se déploie dans ce qui peut atteindre à la considération du « gramme comme tel » est ce qui résulte d’un agencement entre trois niveaux organologiques : –– le niveau des organes psychosomatiques de l’individu psychique ; –– le niveau des organes techniques et artificiels de l’individu technique (formant un système technique) ; –– le niveau des organes sociaux que sont les institutions et les organisations en tout genre, constituant les systèmes sociaux par où se concrétise l’individuation collective. Comme méthode d’investigation des relations transductives entre les processus d’individuation psychique, les processus d’individuation technique et les processus d’individuation collective, l’organologie générale est ce qui vise à faire la généalogie des rapports entre rétentions primaires, secondaires et tertiaires. Constituant en cela une « histoire du supplément », elle développe le concept de processus de grammatisation,19 qui concerne tout autant le geste et le corps que le logos, et qui, comme histoire de l’écriture entendue en ce sens, est la condition d’intelligibilité du devenir industriel. En outre, elle étudie le déploiement des relations transductives et de leurs effets comme un processus de transindividuation formant des circuits en tout genre, et aux trois niveaux organologiques, c’est-à-dire aussi entre ces trois niveaux. Les rétentions secondaires psychiques deviennent toujours, au cours de ce processus de transindividuation qu’est la différance, des rétentions 19
Sur ce concept, cf. par exemple Bernard Stiegler, De la misère symbolique 1. L’époque hyperindustrielle, Paris, Galilée, 2004, p. 111 et suivantes.
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secondaires collectives (formant du transindividuel, c’est-à-dire de la signification), cependant que –– des protentions secondaires collectives s’y forment aussi ; –– les rétentions tertiaires comme pharmaka permettant de contrôler (ce qui ne signifie pas : de maîtriser) la production de ces rétentions secondaires psychiques et collectives à travers les dispositifs rétentionnels et les critériologies (formées par des circuits longs dans la transindividuation)20 qui constituent les organisations sociales ; –– ces dispositifs rétentionnels et ces critériologies, qui relèvent du troisième niveau de l’organologie générale (le niveau du corps social concrétisant l’individuation collective à travers les systèmes sociaux), tendent à être absorbés de nos jours par le niveau technologique du système technique planétarisé, et devenant mnémotechnique de part en part, ce qui constitue un processus de prolétarisation généralisée ; –– l’individu psychique dès lors se désindividue lui-même, étant privé de la possibilité de participer à l’individuation collective (étant prolétarisé).
La pharmacologie comme savoir positif La question grammatologique formulée par Derrida en 1967, cinq ans après la question de l’écriture trouvée dans la phénoménologie du savoir géométrique tardivement formulée par Husserl, conduit en 1972 à une question pharmacologique : l’écriture, à laquelle Husserl confère à la fin de son œuvre un statut constituant, formant ainsi que ce que Jean Hyppolite nommera le fameux « champ transcendantal sans sujet » (ce qui ne veut évidemment pas dire qu’il n’y a pas de je dans ce champ, comme ont cru pouvoir le comprendre les « piètres penseurs » :21 cela signifie que s’il y a du transcendantal, il excède le sujet – et comme son défaut), l’écriture donc y devient ce pharmakon qui, remède à la « finitude rétentionnelle », est aussi ce qui, par l’extension rétentionnelle en quoi elle consiste, et qui est la rétention tertiaire, rend possible les courts-circuits de l’activité rétentionnelle anamnésique où la pensée consiste. Cf. Bernard Stiegler, Prendre soin. De la jeunesse et des générations, Paris, Flammarion, 2008, 118–126. 21 Dominique Lecourt, Les piètres penseurs, Paris, Flammarion, 1999. 20
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Si la grammatologie pouvait poser en 1967 la question de sa possible et impossible scientificité, ce jeu ambigu s’avère être en 1972 celui d’une pharmacie, sinon d’une pharmacologie – dont la grammatologie est une formulation initiale et un champ que dépasse ce qui y a germé précisément comme la question du pharmakon. Au-delà de la grammatologie comme science positive, nous devons faire face, de nos jours, au problème autant qu’à la question d’une pharmacologie comme savoir positif dont la positivité n’est pas celle d’une science, mais d’une pratique – disons d’une praxis, et plus précisément, de techniques de soi et des autres dont l’ensemble forme la question du soin, et de ces systèmes de soin qui se forment à travers les dispositifs rétentionnels comme systèmes sociaux – ceux-là mêmes que le pharmakon, devenu industriellement techno-logique, tend à dissoudre dans les prothèses elles-mêmes agencées à travers des services promus par le marketing planétaire, et visant à éliminer les diachronicités, c’est-à-dire les singularités capables de former des objets de désir irréductibles à la computation généralisée dont tout cela procède, sous le contrôle hégémonique d’un système économique financiarisé qui n’investit donc plus, privilégiant une spéculation incurieuse et autodestructrice. Une pharmacologie positive, autrement dit, n’est pas une science positive. En revanche, elle fait nécessairement appel à une organologie générale qui n’est pas elle-même une science positive, mais un paradigme questionnant les sciences positives depuis la question de l’organon qui leur est commun non comme logos, mais comme tekhnè – et qui se transmue inéluctablement et invariablement en pharmakon par la révélation de ses toxicités jamais assez pré-vues.
Pharmacologie positive et économie politique La question de la grammatologie est devenue la question de la pharmacologie dans La pharmacie de Platon. Mais Derrida ne l’a jamais appréhendée comme telle, ni donc du point de vue d’une positivité pharmacologique, c’est-à-dire de la question des investissements que rend possible le pharmakon (et encore moins du point de vue d’une « science positive »). Si l’on peut et si l’on doit parler de pharmacologie positive, cependant, ce n’est donc précisément pas comme d’une science, mais comme d’une technicité positive
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(et savante) de cette technique qu’est toujours et d’abord un pharmakon tel qu’il se divise d’emblée et irréductiblement en un couple de contraires. Une technicité positive est un savoir qui n’est pas une science, mais qui, prenant soin de ce qu’il ne se présente jamais comme une chance et comme une vertu (une puissance, une force, une excellence) qu’en étant accompagné de son contraire (un expédient, une dépendance, un poison), ne tente pas d’en réduire la duplicité, mais sait au contraire que cette condition d’impossibilité est la condition d’une positivité contingente, accidentelle, chanceuse en cela, tuchè devenant kairos, c’est-à-dire possibilité surgie d’une impossibilité, et comme la nécessité d’un défaut (ce que Blanchot nomme l’improbable). Il s’agit d’un savoir sachant faire de cette nécessité vertu – il s’agirait d’un savoir-faire-avec-la-vertu-d’une-nécessité-des-nécessiteux que sont les néoténiques (c’est-à-dire les êtres pharmacologiques) devenant noétiques. Un tel programme est celui d’une économie politique qui ne peut être qu’une praxis. Une telle praxis a cependant besoin d’une théorie. Cette praxis se nomme la pharmacologie positive, dont la théorie se nomme l’organologie générale. Au cours de ces dernières années, j’ai depuis souvent tenté de penser cela avec Deleuze et son concept de quasi causalité – qui demeure dans l’Hadès et en revient vers nous, faisant la différance avec Lyotard et Derrida, fantômes des anamnèses à venir. S’il y en a.
Bibliographie Bowlby, John, Attachement et perte 1. L’attachement, Paris, PUF, 1978. Derrida, Jacques, La voix et le phénomène, Paris, PUF, 1967. Derrida, Jacques, De la grammatologie, Paris, Minuit, 1967. Derrida, Jacques, Le problème de la genèse dans la philosophie de Husserl, Paris, PUF, 1990. Husserl, Edmund, L’Origine de la géométrie, traduction et introduction par Jacques Derrida, Paris, PUF, 1962. Lecourt, Dominique, Les piètres penseurs, Paris, Flammarion, 1999. Leroi-Gourhan, André, Le geste et la parole 2, Paris, Albin Michel, 1965. Ricœur, Paul, Temps et récit, 1, Seuil, 1983. Stiegler, Bernard, Cinq cent millions d’amis. Pharmacologie de l’amitié, conférence à l’université du Luxembourg accessible sur www.arsindustrialis.org, consulté le 3 juin 2018.
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Stiegler, Bernard, La technique et le temps 2. La désorientation, Paris, Galilée, 1996. Stiegler, Bernard, La technique et le temps 3. Le temps du cinéma et la question du mal-être, Galilée, 2001. Stiegler, Bernard, De la misère symbolique 1. L’époque hyperindustrielle, Paris, Galilée, 2004. Stiegler, Bernard, La peau de chagrin ou l’accident franco-européen de la philosophie d’après Jacques Derrida, Rue Descartes n°52, Collège international de Philosophie, Paris, PUF, 2006, 103–112. Stiegler, Bernard, Prendre soin. De la jeunesse et des générations, Paris, Flammarion, 2008. Stiegler, Bernard, Ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue. De la pharmacologie, Paris, Flammarion, 2010. Stiegler, Bernard, Etats de choc. Bêtise et savoir au XXIe siècle, Paris, Mille et une nuits, 2012.
Lóránt Kicsák
De l’hospitalité – in actu1
« certains exemples [de l’hospitalité], parmi tant d’autres possibles, nous donnent accès au champ des urgences actuelles […] mais ces urgences n’actualisent pas seulement des structures classiques »2 « à supposer qu’il faille lier l’hospitalité à l’amour – énigme que nous laisserons pour l’instant en réserve »3
Introduction Dans ses écrits publiés à partir des années 90 sur des questions ethicopolitiques, Derrida parle souvent – ici justement à propos de l’hospitalité – d’urgences actuelles et d’actualisation pas seulement de structures classiques. Le mot « urgences », au pluriel, rassemble les défis socio-historiques actuels et renvoie tout de suite, au-delà de leur constatation, aux décisions et aux actions qui y répondent. L’accent est mis sur la responsabilité de ces réponses, qui commence par l’effort d’actualiser d’autres structures que celles qui sont classiques, puisque le défi résulte justement du fait qu’il y a quelque chose dans notre situation actuelle qui paralyse les réponses de routine habituelle. Pour réaliser cette étude l’auteur a bénéficié du soutient du Développement complexe des capacités et des services de recherche à l’Université Károly Eszterházy EFOP-3.6.1-16-2016-00001. 2 Jacques Derrida, De l’hospitalité, Paris, Calmann-Lévy, 1998, 123. 3 Ibid., 31. 1
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Les nouvelles réponses doivent actualiser quelque chose sans précédent. Ces urgences actuelles nous incitent avant tout à faire l’expérience de l’hospitalité et en même temps d’en faire une autre expérience que celle qui nous est rendue possible et préparée par et dans ses structures dites classiques. A endurer l’épreuve de l’aporie en nous plongeant dans l’expérience complexe de la dé-construction d’une institution, de l’indécidabilité, du courage de l’action d’urgence et de la prise de responsabilité se mesurant à l’inconditionnalité de l’hospitalité. A répondre donc à « l’appel audacieux à une véritable innovation dans l’histoire du droit d’asile ou du devoir d’hospitalité ».4 Pour commencer à la fin (qui est aussi la fin du livre dont je cite en exergue), nous formulons la thèse solide que toute la problématique de notre situation actuelle se serre dans la question suivante : « Comment donner lieu à une politique et à une éthique concrètes (je souligne – L.K.), qui comportent une histoire, des évolutions, des révolutions effectives, des progrès, bref une perfectibilité ? Une politique, une éthique, un droit qui répondent ainsi aux injonctions nouvelles de situations historiques inédites, qui y correspondent effectivement, en changeant les lois, en déterminant autrement la citoyenneté, la démocratie, le droit international, etc. ? En intervenant donc réellement dans la condition de l’hospitalité au nom de l’inconditonnel, même si cette inconditionnalité pure paraît inaccessible […] pour les raisons structurelles, “barrée” par les contradictions internes que nous avons analysées. »5
Cette question émerge comme l’une des deux anticipations formulées dans le chapitre intitulé Pas d’hospitalité. L’anticipation marque ici une tâche de pensée qui est à faire pour l’avenir ; elle est donc d’une certaine manière renvoyée, ajournée dans l’avenir, mais aussi une tâche qui nous arrive de l’avenir toujours dans un moment présent. Le titre équivoque veut dire qu’il n’y a pas d’hospitalité, car elle est, au sens derridien, impossible. Mais la négation de la possibilité de l’hospitalité se laisse lire aussi comme un (des) pas à faire justement dans la direction de cette hospitalité impossible. Le(s) pas de l’impossibilité et du mécontentement de l’insuffisance de l’hospitalité factuelle nous mènent vers l’avenir. Jacques Derrida, Cosmopolites de tous les pays, encore un effort !, Paris, Galilée, 1997, 12–13. 5 Derrida, De l’hospitalité, 131. 4
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La deuxième anticipation met en relief, par rapport à l’hospitalité, une contradiction interne des formes historiques (autre nom pour les structures classiques) qui rendent inaccessible l’idée inconditionnelle de l’hospitalité ou en barre le chemin de l’accomplissement. D’après les exemples choisis dans la tradition, Derrida attire l’attention sur la prédominance d’un modèle qu’il nomme modèle conjugal, paternel et phallogocentrique en tant que « [c]’est toujours le despote familial, le père, l’époux et le patron, le maître de céans qui fait les lois de l’hospitalité » et qui se représente, pour y plier aussi les autres, « dans cette violence du pouvoir de l’hospitalité ».6 On pourrait parler plus généralement du modèle de souveraineté dans la structure du droit de et à l’hospitalité et du rapport à l’étranger. Or, ce « mal de souveraineté », tout en étant sa condition de possibilité en figure d’un hôte qui a son chez-soi et est chez soi, exclut en même temps la possibilité d’une hospitalité par essence, inconditonnelle et absolue, l’ouverture sans condition de soi-même et le chez-soi à l’arrivant hôte, l’accueil sans aucun geste contractuel. Les tâches donc pour l’avenir se formulent comme l’élaboration et la mise en vigueur d’une éthique et d’une politique concrètes auxquelles l’hospitalité nouvellement structurée n’est pas simplement coextensive, mais dans lesquelles la loi de l’hospitalité se place au-dessus d’une « morale » ou d’une certaine « éthique ».7 Les guillemets signalent la nécéssité de repenser, et justement à partir de cette nouvelle hospitalité anticipée, ce qui était jusqu’ici l’essence de la morale et de l’éthique. Derrida, en parlant à propos de Lévinas des deux sortes de relation entre l’hospitalité et de l’éthique-politique, distingue une éthique de l’hospitalité (éthique comme hospitalité) et un droit ou une politique de l’hospitalité. Puis il se demande si « l’éthique de l’hospitalité peut ou non fonder un droit ou une politique, au-delà de la demeure familiale, dans un espace social, national, étatique ou non-national ». Sa réponse décisive, qui manifeste une décision responsable est claire : « Supposons concesso non dato qu’il n’y ait pas de passage assuré [...] entre une éthique ou une philosophie première de l’hospitalité, d’une part, et un droit ou une politique de l’hospitalité d’autre part. Supposons qu’on ne puisse pas déduire du discours éthique de Lévinas sur l’hospitalité un droit ou une politique. [...] Comment interpréter alors cette impossibilité Ibid., 131–133. Ibid., 133.
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de fonder, de déduire ou de dériver? Signale-t-elle une défaillance ? [...] un tel hiatus ne nous commande-t-il pas en effet de penser autrement le droit et la politique. »8
L’avenir arrivé Nous savons tous que cet avenir jadis anticipé est arrivé, et ne cesse d’arriver avec « des injonctions nouvelles de situations historiques inédites ». Et nous nous trouvons dans une situation où la condition actuelle de l’hospitalité paraît insuffisante, et déjà dans le « traitement » de notre situation ; les faits historiques lancent des défis chaque jour non seulement à nos lieux communs quotidiens, mais à nos valeurs judeo-chrétiennes, au principe christique de l’hospitalité. Notre embarras se présente le mieux dans le fait que certains proposent de repousser ceux qui arrivent chez nous, aux frontières de notre demeure, en prétendant protéger d’eux, traités d’agresseurs, sinon terroristes assassins potentiels, les mêmes valeurs qui nous prescrivent clairement de les recueillir, sans hésitation et sans calcul, tous, même « l’un de ces plus petits de mes frères » – comme le dit notre Seigneur. (« J’ai eu faim, et vous m’avez donné à manger ; j’ai eu soif, et vous m’avez donné à boire ; j’étais étranger, et vous m’avez recueilli. »9) C’est dans cette schizophrénie que nous retrouve l’appel de Derrida à repenser ce que l’hospitalité veut nous dire ici-maintenant, à mettre en acte notre hospitalité traditionnelle, à actualiser donc sa notion, son concept, son terme, son institution, son droit et sa loi légués et hérités pour mesurer la situation actuelle, au-delà des interprétations offertes par les structures classiques, à l’idée absolue de l’hospitalité inconditionnelle. Et tout cela à l’intention de changer des choses en intensifiant les transformations qui sont, malgré toute schizophrénie paralysante, en cours : chaque prise de position est un pas dans la pensée de l’hospitalité. Bien qu’il suggère que les situations historiques inédites lanceront des défis graves et jamais vus, Derrida ne dit pas qu’elles soient accompagnées de phénomènes particuliers qui modifieraient notre tâche. L’augmentation du nombre des arrivants, leur apparition en masse grâce à leur transport organisé, l’importance des motifs économiques l’emportant sur les motifs politiques dans leur déplacement et, surtout, l’anéantissement des conditions de vie causé par les changements climatiques apparemment irréversibles peuvent nous aider à comprendre ce qui arrive, mais n’in Jacques Derrida, Adieu à Emmanuel Lévinas, Paris, Galilée, 1997, 45–46. Mt. 25:35
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fluenceront en aucune manière notre attitude à prendre à l’égard du fait et de l’événement qu’ils frappent à notre porte. Or, il est bien douteux que la mise en œuvre de l’hospitalité soit indépendante et immodifiable de toutes ces conditons particulières. Même dans telle mesure qu’elle soit inadéqute et impraticable dans la situation actuelle. Comment imaginer l’hospitalité au-delà d’un certain seuil quantitif ? Et va-t-il de soi que la relation hospitalière devienne encore plus fondamentalement éthique audelà d’une relation personnelle ? Je ne sais pas, et cette incertitude apparaîtra plus d’une fois dans mon écrit. Mais y a-t-il quelqu’un qui puisse répondre à la question de savoir comment vont se former la politique et l’éthique concrètes et qui va pouvoir intervenir réellement dans la condition de l’hospitalité et justement au nom de l’inconditionnel ? Pour le moment, nous ne voyons pas comment l’idée inconditionnelle de l’hospitalité pourrait prévaloir sur les institutions et les dispositions de notre politique sécuritaire et de nos réglementations applicables aux étrangers. Nous ne savons même pas dans quelle mesure et jusqu’à quand il nous reste l’initiative et la décision, si elles ne seront pas vite non seulement débordées par l’urgence du temps, mais aussi emportées par la foule. Nous pouvons voir seulement comment Derrida a ouvert et a fait tout pour garder ouvert le lieu où ces défis d’avenir peuvent nous apparaître au présent. Donc, comment il a actualisé à sa manière, à partir d’un travail textuel, l’hospitalité à la fois comme mot, concept, institution et encore plus comme idée et expérience que les nouvelles situations historiques nous présentent. En suivant sa démarche déconstructive, nous voudrons comprendre l’intention de la déconstruction d’intervenir aux champs discursifs pour atteindre des champs non-discursifs, comme un effort hyperbolique d’inauguration de nouvelles institutions.
Sens institutionnel comme valeur prégnante d’un terme Pour justifier mon interpétation, je voudrais rappeler que selon les points de départ méthodologiques de Benveniste dans Le vocabulaire des institutions indo-européennes,10 le sens institutionnel d’un terme ou le sens d’une institution se constitue dans des contextes qui assurent à un terme une valeur spécifique ou préganante. Qu’est-ce que c’est que cette valeur ? Comme les termes institutionnels induisent des activités et pratiques 10
Emil Benveniste, Le vocabulaire des institutions indoeuropéennes, Paris, Minuit, 1969.
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sociales bien déterminées, elle ne peut être que la force perlocutionnaire figée dans le terme. Un terme d’institution ou à un sens institutionnel, contrairement aux termes de réalité, n’a pas de référence objective. Ce à quoi il se refère, ce n’est pas un étant sous forme d’objet, un référent donné préalablement ou indépendamment de lui, mais c’est sa valeur prégnante constituée, mise en œuvre et incarnée pragmatiquement dans des pratiques langagières et sociales, donc l’institution elle-même. C’est pour cela que Benveniste choisit « le point de départ dans l’une ou l’autre des langues indo-européennes, parmi les termes dotés d’une valeur prégnante, et autour de cette donnée […] [il] restitu[e] le contexte où elle s’est spécifiée ».11 Le contexte se construit par la détermination des conditions qui garantissent, moyennant la force perlocutionnaire du terme institutionnel, le succès de la pratique sociale en question. Le sens institutionnel est une signification spéciale qui prescrit à la fois un usage pragmatique déterminé du terme et une pratique sociale s’y liant et l’incorporant. Ce sont ces conditions qui créent le contexte pour la valeur prégnante d’un terme d’institution, qui devient ainsi doté d’une force créatrice d’objet et de réalité, tandis que l’inauguration des institutions est inséparable d’un événement langagier. Les termes et les sens institutionnels à la fois traduisent, mais aussi engendrent des processus sociohistoriques en tant que leur valeur prégnante et spécifique se construit dans la signification comme effet perlocutionnaire garanti, qui incite à agir et dirige l’action avec succès vers son but. Dans le cas des termes d’institution, le langage se présente non pas dans sa fonction descriptive ou dénotative, mais dans sa force poético-performative. L’ensemble des données à valeur institutionnelle est désigné par Benveniste comme « une matière proprement illimitée ».12 Mais rien ne nous empêche de considérer aussi une institution comme une matière illimitée, étant donné qu’elle n’a pas de contours bien déterminés comme un objet physique ; ses limites se constituent par et dans des pratiques linguistico-pragmatiques, c’est-à-dire moyennant d’une part des contextualisations par dénomination ou circonscription et, d’autre part par des pratiques sociales au cours desquelles la signification close d’un mot se fige, se déplace ou se renverse, se plongeant dans et émergeant de ce processus incessant de récontextualisation. Cela nous laisse expérimenter que moyennant la réactualisation et recontextualisation des significations, moyennant le déplacement des sens institutionnels institutionnés, on Ibid., Avant-propos, 9. Ibid., 9.
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peut les enforcer ou les affaiblir, de même que, le cas échéant, accomplir l’inauguration d’une nouvelle institution. C’est sans doute la force poético-perfomative et le fonctionnement pragmatique du langage qui nous permettent et nous donnent la chance de changer nos institutions, de les interroger, de les perfectionner et d’en créer et d’inaugurer des nouvelles. Ainsi l’inauguration de nouvelles institutions est-elle un travail textuel (se fait dans le tissu des significations sociales), et requiert-elle la récontextualisation des termes, ce qui entraînera le changement des pratiques sociales. Je vois la déconstruction comme une activité théorique qui, sensible à la situation historique actuelle, veut participer aux rituels performatifs sociaux visant à créer, à sanctionner ou à dévaloir, à déplacer des significations sociales et des institutions les incorporant. Mais pour qu’il s’agisse d’une nouvelle, d’une toute neuve institution, Derrida procède de telle manière que la nouvelle signification ne soit pas simplement un sens possible réactualisé mais un sens absolu. C’est pourquoi il cherche, à la fin d’une réduction éidétique, la structure formelle d’un phénomène qui dirige le concept. On dit réduction éidétique, car le résultat de l’analyse des significations historiquement disséminées sera une idée qui n’est pas un signifié transcendental, une vérité éternelle pré-prédicative, mais une signification, avec un contenu sémantique déterminé et une structure phénomenale stricte. Comme je comprends les idées inconditionnelles à appel audacieux de Derrida. L’hospitalité comme idée inconditionnelle fait partie d’un ensemble de pareilles idées dans l’œuvre tardive de Derrida, mais je trouve, et je vais tenter de le démontrer en assumant la polémie, qu’elle n’en est pas une parmi les autres, mais elle est la plus importante et la plus fondamentale pour lui, avec une valeur éthique, politique et ontologique, dans sa refondation de notre être-au-monde historique (Neubegründung unseres historischen Daseins).
Actualisation des structures classiques à travers l’étymologie de mots et généalogie d’institutions « Comme toujours, dit Derrida dans De l’hospitalité, les lectures de Benveniste nous avaient paru aussi précieuses que problématiques ».13 Essayons de voir ce qui lui est précieux et problématique. D’après les références, il me semble 13
Derrida, De l’hospitalité, 45.
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qu’aux yeux de Derrida, les analyses étymologiques de Benveniste des termes indoeuropéens renforcent les structures classiques de l’hospitalité en tant qu’elles dirigent ses analyses vers la démonstration que le concept d’hospitalité est inséparable de celui d’hostilité, que la relation d’hospitalité s’établit entre hommes dans des cadres conventionnels et juridiques d’un pacte et qu’elle est imprégnée d’effets de pouvoir rayonnant d’un centre souverain qui, tout en dominant la relation et dictant des conditions à l’autre, constitue et renforce son autorité et integrité. Ces éléments structurels, d’une part, rendent possible et, d’autre part, empêchent, paradoxalement ou aporétiquement, de parler d’une relation d’hospitalité. Les conditions mêmes de l’hospitalité empêchent que l’accueil de l’autre soit sans condition comme le concept pur le désigne. L’arrivant à qui on doit offrir l’hospitalité et qui en a le droit, reste donc pour toujours l’étranger (hostis) accueilli comme hôte et traité comme ennemi (potentiel) à la fois. D’où l’unité inséparable d’hospitalité et d’hostilité, et, chez Derrida, le concept d’hostipitalité,14 qui ne rend jamais possible que le traitement des flux de migrants et pas l’accueil hospitalier de l’arrivant. Malgré qu’il la relève, Benveniste ne se montre pas sensible à la structure aporétique de l’hospitalité quand il cherche sa notion précise (originaire, juste). Si j’évoque quand même ses analyses bien connues, c’est pour montrer qu’elles sont plus nuancées. Elles prennent, en effet, leur point de départ dans le fait linguistique que hostis prend en latin classique ces deux significations, le statut de l’autre est donc bien enchâssé dans cette structure d’« étranger – hôte / ennemi », d’où la tension interne, permanente et contradictoire entre hôte et ennemi. « Pour expliquer le rapport entre “hôte” et “ennemi”, on admet en général que l’un et l’autre dérivent du sens de “étranger” […] d’où étranger favorable → hôte, et étranger hostile → ennemi ».15 Il cherche néanmoins à donner une explication valable pour ce phénomène apparemment contradictoire sans répéter ce schème. Il commence l’explication de ces notions globales d’« étranger, ennemi, hôte » par serrer la signification de hostis en suivant l’apparition de sa valeur archaïque « étranger ». D’après les exemples (comme les termes de hostis, hostire, hostimentum, hostus, hostorium, Dea Hostilina, hostia), il constate finalement que « c’est un fait frappant que dans aucun de ces mots, à part hostis, n’apparaît la notion d’hostilité. Noms primaires ou dérivés, verbes ou adjectifs, termes anciens Ibid., 45. Benveniste, Le vocabulaire, 92.
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de la langue religieuse ou de la langue rurale, tous attestent ou confirment que le sens premier est aequare, “compenser, égaliser”. »16 Un hostis ne peut pas être originairement un ennemi, continue Benveniste, seulement par le fait qu’il n’est pas un étranger en général. A la différence de peregrinus, qui habite hors des limites du territoire, hostis est « l’étranger, en tant qu’on lui reconnaît des droits égaux à ceux des citoyens romains ».17 « Cette reconnaissance de droits implique un certain rapport de réciprocité et suppose une convention [gestes pas du tout hostiles – L.K.] : n’est pas hostis quiconque n’est pas romain. Un lien d’égalité et de réciprocité est établi entre cet étranger et le citoyen de Rome, ce qui peut conduire [selon Benveniste – L.K.] à la notion précise d’hospitalité [je souligne – L.K.]. En partant de cette représentation, hostis signifiera “celui qui est en relation de compensation”, ce qui est bien le fondement de l’institution d’hospitalité. »18
Selon Benveniste, l’hospitalité s’éclaire par référence au potlatch dont elle est une forme atténuée. Tout comme le premier, elle est à la fois « une fête liée à des cultes, un lien entre les familles, les tribus et même leurs descendants », et « est fondée sur l’idée qu’un homme est lié à un autre (hostis a toujours une valeur réciproque) par l’obligation de recompenser une certaine prestation dont il a été bénéficiaire. La même institution, ajoute-t-il, existe dans le monde grec : xenos indique des relations du même type entre hommes liés par un acte qui implique des obligations précises s’étendant aussi aux descendants. »19 « A date historique », continue Benveniste son analyse, et se tourne par là vers le moment historique de refondation répétitive de l’institution de l’hospitalité avec un nouveau terme ayant une nouvelle signification, « l’institution avait perdu de sa force dans le monde romain ».20 Son explication paraît plausible (et importante pour notre présence aussi) : l’hospitalité en sa forme originaire s’était institutionalisée comme norme sociale clairement légalisée, mais elle supposait un type de relation personnelle qui n’était plus compatible avec le régime établi. Quand l’ancienne société 18 19 20 16 17
Ibid., 93. Ibid., 93. Ibid., 93–94. [Je souligne.] Ibid., 94. Ibid., 95.
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devient nation, les relations d’homme à homme, de clan à clan, s’abolissent, seule subsiste la distinction de ce qui est intérieur ou extérieur à la civitas. Une ville, une nation ou un État, peuvent-ils offrir l’hospitalité ? La relation personnelle n’est-elle pas son élément constitutif ? C’est le moment où, par un changement dont nous ne connaissons pas les conditions précises, « le mot hostis a pris une acception “hostile” et désormais ne s’applique qu’à l’“ennemi” ». (« Mais xenos n’est pas allé au sens d’ennemi » – remarque-t-il en terminant ce passage.)21 La dévalorisation et l’affaiblissement de cette forme institutionnelle, de même que la fixation du sens du terme hostis comme « ennemi » (étranger extérieur à civitas), conduisent à de nouveaux termes pour exprimer la notion, et d’une certaine manière, garder l’idée de l’hospitalité, où subsiste encore l’ancien hostis, mais composé avec pot(i)s : hospes