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French Pages 90 [50] Year 2002
Table of contents :
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Doit-on moraliser la politique ?
I. Moralité publique
II. Une histoire tourmentée
III. La dimension normative de la politique : la verité de l'apparaître
IV. Étique de conviction, éthique de responsabilité. Le tragique de l'action
V. Complexités
Doit-on moraliser la politique?
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Myriam Revault d'Allonnes
D'une mort à l'autre. Précipices de la Révolution, Seuil, coll. «Esprit», 1989. Traduction, suivie d'un essai interprétatif, de HANNAH ARENDT, Juge,: Sur la philosophie politique de Kant, Seuil, 1991.
La persévérance des égarés, C. Bourgeois, coll. «Détroits», 1992. Ce que l'homme fait à l'homme. Essais s ur le mal politique, Champs -Flammarion, 1999. Merleau-Ponty La chair du politique, Michalon, coll. « Le Bien commun», 2001 .
Doit-on moraliser
Le dépérissement de la politique. Généalogie d'un lieu commun, Champs-Flammarion, 2002. Fragile humanité, Aubier, 2002.
1 2°0 423 0 11
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Moralité publique
ISBN 2-227-47037-2 © Bayard éditions, 2002 3 et 5, rue Bayard, 75008 Paris
Le 21 avril 2002 à 20 heures, au soir du premier tour des élections présidentielles, on vit apparaître sur les écrans de télévision les visages des deux candidats « qualifiés » pour recueillir les suffrages des électeurs au second tour : le premier était celui d'un démagogue d'extrême droite qui avait, depuis des années, engraissé le terreau de ses campagnes électorales avec le leitmotiv du « tous pourris ». Son alter ego sur l'écran n'était autre que le président sortant, dont l'image, minée par les« affaires», dégradée quant à son intégrité, avait nourri - entre autres choses - le discrédit de la politique et des politiciens. Quant au vaincu, dont l'image, contre toute attente, 5
Doit-on moraliser la politique? n'apparaissait pas sur l'écran, il était précisément celui qui avait fait de la « gauche morale», de la pédagogie du parler-vrai, de l'intégrité et de l'exemplarité de l'homme politique, l'un des thèmes majeurs de sa politique. Durant deux semaines, le désarroi fut à son comble : fallait-il, pour barrer la route au démagogue qui menaçait les valeurs fondamentales de la démocratie et de la République, se résoudre à voter pour l' « escroc » qui s'était offert, aux frais et aux dépens de la République, des voyages privés sans rapport avec ses fonctions électives ? Fallait-il renoncer, fût-ce provisoirement, avec ou sans états d'âme, aux exigences et au respect de la morale publique, passer outre au phénomène de la « corruption» et des « affaires », pour affirmer le choix des valeurs démocratiques et républicaines ? On avait le sentiment que la crise du politique avait atteint un paroxysme : pour sauvegarder les principes de la démocratie et de la république -:-- un bien éommun en quelque sorte -, on devait donner sa voix à celui dont les pratiques hasardeuses, dénuées de toute exemplarité, avaient contribué à nour. 6
Moralité publique rir le discrédit des hommes politiques et des gouvernants. Lequel discrédit était par ailleurs l'un des éléments constitutifs du désenchantement et du scepticisme des citoyens à l'égard de la chose publique. Il fallut mettre les électeurs en garde contre un certain nombre de fantaisies électorales qui contrevenaient au secret du vote et portaient atteinte à la dignité du suffrage universel. On les dissuada donc de se rendre dans l'isoloir les mains revêtues de gants de ménage en caoutchouc ou le nez ostensiblement bouché par une pince à linge. Limmense majorité des électeurs se montra infiniment raisonnable et s'abstint de toute démonstration intempestive . Néanmoins, un petit épisode marqua, au second tour, le déroulement du scrutin et le triste état de la politique. trouva en quelque sorte son couronnement dans l'installation, à l'entrée du bureau de vote d'une petite commune de l'Aude, d'un pédiluve - dispositif de décontamination utilisé d'habitude à l'entrée des piscines - à l'usage des électeurs et peut-être même de la politique en général. .. 7
Doit-on moraliser la politique?
Moralité publique
I:anecdote, bien entendu, vaut ce qu'elle vaut, pas plus. Au regard des difficiles rapports de la morale et de la politique, elle témoigne pour le moins du désarroi et de la confusion des esprits. Mais elle peut aussi, telle la leçon que délivre la fable, nous permettre de démêler l'essentiel de l'accidentel et de sérier les problèmes. La métaphore de la décontamination s'inscrit au registre de la pathologie, elle fait signe vers le corps malade, souillé par un contact impur. Qu'est-ce donc qui contamine la politique et exige de ce fait une logique et des dispositifs d'épuration, de purification, d'assainissement? Mais est-il légitime de faire appel à la dichotomie du pur et de l'impur, du sain et du malade, pour aborder la question du rapport entre morale et politique ? La question « Doit-on moraliser la politique ? » équivaut-elle à : « Doit-on purifier, purger la politique ? » Et de quoi ? Quel est ce mal qui la ronge de l'intérieur? Il y a plus : la question elle-mêdie, telle qu'elle est posée - d'une manière délibérément insidieuse - est-elle pertinente ? Car il ne suffit pas de se demander à quoi répond la
volonté récurrente de «moraliser» la politique, de corriger son immoralité foncière, de la faire échapper au mal qui l'habite de l'intérieur 1 . Il faut aussi s'arrêter sur son redoublement par la forme kantienne de l'impératif catégorique: le« devoir» (sollen) qui porte sur l'exigence morale inconditionnelle du « Que dois-je faire?». La question « Doit-on moraliser la politique ? » est surdéterminée car elle ne renvoie pas seulement à une nécessité de fait mais à un devoir moral. Autrement dit, si on la prend au pied de la lettre, son libellé appelle immédiatement l'idée que l'action politique serait soumise à des normes qui lui sont étrangères : celles qui émanent de l'intériorité des consciences et de la contrainte morale. C'est précisément ce que j'entends remettre en cause.
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1. J'ai abordé plus spécifiquement cette question dans Le dépérissement de la politique. Généalogie d'un lieu commun, Aubier, 1999, rééd. Champs-Flammarion, 2002.
Il s'agissait de montrer que la volonté récurrente de «moraliser» la politique s'énonce sur le retrait de la politique dont elle ne peut que prononcer la destitution. Elle se constitue alors comme l'une des figures substitutives destinées à prononcer la vérité ultime de la politique : sa vérité non politique ...
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Doit-on moraliser lapolitique?
À première vue, l'actualité de la question pourrait nous faire penser qu'elle a, pour l'essentiel, trait au problème de la corruption dont le grand dossier du journal Le Monde en date du dimanche 7-lundi 8 avril 2002 atteste le caractère omniprésent : « La France est-elle un pays corrompu ? » En 1992 déjà, Pierre Bérégovoy déclarait à la tribune de l' Assemblée nationale : « J'entends vider l'abcès de la corruption. » On sait que, loin d'avoir un sens univoque, la corruption recouvre de multiples acceptions, depuis l'enrichissement personnel jusqu'au financement illicite des partis politiques ou à l'attribution frauduleuse de marchés publics. Il ne s 'agit pas vraiment d'une pratique nouvelle : on lit chez Aristophane que les « marchands » qui, après Périclès, s'étaient succédé au pouvoir .,... outre leur impudence et leur mépris des valeurs morales - étaient fort coutumiers des pots-de-vin ... Mon propos ne sera pas ici de traiter d'un dossier complexe qui engage avant tout le rapport de la politique à la loi et au judiciaire : à cet égard, il faut rigoureusement distinguer non seulement les diverses modalités de la 10
Moralité publique corruption mais aussi les problèmes relatifs aux liens entre pouvoir judiciaire et pouvoir politique et ceux qui ont trait à la morale et à la politique. Or il n'est pas si facile de les démêler. Lorsque le député socialiste Arnaud Montebourg dénonce le problème de la corruption, lorsqu'il fait du respect de la loi par tous - y compris par les détenteurs de l'autorité publique - l'une des conditions fondamentales du bon fonctionnement de la république, il déclare ne pas se situer du point de vue de la morale mais du point de vue de l'objectivité de la loi, laquelle doit être la même pour tous . Mais il affirme en même temps qu'il existe une « hypocrisie » attachée à des situations de notabilité et de pouvoir 1 . Je me demanderai s'il est pertinent d'avoir recours, en l'occurrence, à une telle notion. l,;hypocrite, tel Tartuffe, s'avance masqué . Il déguise sa véritable nature et feint les vertus qu'il n'a pas. Qualifier un comportement ou un individu d'hypocrite, c'est se référer à la sanction des
1 . Voir ce m êm e dossier sp écia l du Monde, dimanche 7lundi 8 avril 2002.
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Doit-on moraliser la politique?
Moralité publique
motifs intimes, cachés, pour les confronter à l'extériorité avouée, visible des conduites. Lhypocrite vit dans la discordance entre ce qu'il donne à voir au public et l' « authenticité » de son for intérieur. Moraliser la vie publique requiert-il que les hommes politiques « tombent le masque » et harmonisent l'extériorité de leur conduite aux intentions bonnes qui devraient la régir ? Ce serait présupposer que la dissimulation et la tromperie sont inhérentes à l'exercice de la politique et que celle-ci, pour être jugée positivement, doit témoigner de sa conformité à une « volonté bonne». En réalité, le problème de la moralité publique tombe en dehors de cette confrontation qui évacue précisément la normativité propre à l'action politique. Et l'un des problèmes essentiels consistera alors à la redéfinir : en quoi consiste la morale publique, laquelle ne se confond pas avec la morale privée, même si ceux qui incarnent la république lorsqu'ils sont au pouvoir se doivent de témoigner d'une certaine éthique personnelle? Je tenterai précisément de montrer qu'il s'agit
d'une éthique habitée par le sens de la responsabilité et non par la coïncidence avec des motifs relevant du for intérieur et de la conscience intime . Ce n'est pas la vérité de l'homme intérieur qui sanctionne la valeur de l'action. Et s'il en est ainsi, c'est toute la question de l'activité politique, de son statut, de sa validité et de ses exigences propres qui est à repenser. Si, comme on l'a souligné avec justesse entre les deux tours de l'élection présidentielle, la république peut - lorsqu'il le faut s'accommoder d'un homme dont les pratiques hasardeuses témoignent d'un défaut d' exemplarité à l'égard des exigences de la moralité publique mais qu'elle ne peut en aucun cas être compatible avec le choix d'un homme qui met en danger ses fondements et les principes mêmes de l'État de droit, c'est parce que la vertu républicaine, celle qui est au fondement ou au principe du régime républicain, est, comme le dit Montesquieu, la vertu publique, la vertu politique et non la vertu morale ou religieuse. Les «vertus» qu'on est en droit d'exiger des hommes politiques ne sont pas
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Doit-on moraliser la politique? les vertus morales communément admises même si, encore une fois, elles requièrent l'exemplarité d'une conduite personnelle. Mais il s'agit d'une éthique de la responsabilité liée à !'apparaître dans la sphère publique: on pourra donc l'appeler le souci du monde. Le concept de « vertu » doit être réélaboré à la lumière de cette perspective. La politique n'est pas la morale mais la politique a une morale. Ce qui règle l'extériorité des conduites n'est pas ce qui régit l'intériorité des consciences : il faudra se demander si leur télescopage ou leur confusion ne sont pas aussi ruineuses que la relégation de toute considération morale hors du champ de l'action politique. Les abîmes d'une politique «morale», d'un « despotisme moral» pour reprendre le mot de Kant, ne sont-ils pas aussi redoutables que ceux du cynisme politique ? Peut-on - et comment - sortir de cette alternative du « moralisme » et du « réalisme » ? Aujourd'hui, il importe de monfrer que, s'il y a une morale de la politique, elle ne concerne pas seulement ceux qui détiennent et exercent le pouvoir mais tous les membres 14
Moralité publique de la communauté politique, tous les citoyens. La chose est d'autant plus difficile que les conditions de la modernité ne facilitent pas la pratique des vertus publiques : le triomphe de l'individu - la priorité à la fois logique et ontologique qui lui a été accordée par rapport à l'institution du lien social et au vivre ensemble - a fortement accrédité l'idée que c'est avant tout dans la sphère des satisfactions privées que les hommes peuvent investir leur énergie et réaliser leurs aspirations. Le souci de soi l'emporte sur le souci du monde et l'idée d'un « bien commun » ne nous est rien moins qu'évidente. modernité a ainsi d é veloppé un double '"mouvement. D'une part, elle a autonomisé les critères de l' agir politique : la politique, comme on le voit avec Machiavel, s'est dégagée de l'emprise des contraintes morales et théologiques. I.:émancipation de la politique est le fait d'une société auto-instituée, c'est-à-dire d'un établissement humain qui ne repose sur aucun ordre extérieur à l'homme : le « désenchantement du monde » est indissociable du retrait de la transcendance. D'autre part, elle a autonomisé
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Doit-on moraliser la politique?
Moralité publique
l'individu et reconnu, comme le dit Hegel, le droit absolu et infini à la« liberté subjective». Il faut donc à la fois s'interroger sur les normes propres à l'activité politique et à la sphère publique et sur la discordance potentielle entre la recherche des fins privées et l'accomplissement des fins publiques. Avec la modernité, la rencontre entre les visées de la communauté et celles de l'individu est en effet devenue problématique : la politique n'est plus orientée vers la réalisation des fins que s'assigne la cité (ce que les Grecs appelaient la« vie bonne»), mais il lui revient de garantir les satisfactions privées des individus installés en posture de fondement. La tension entre les deux est réelle : autorise-t-elle pour autant à prononcer le caractère obsolète ou inopérant de la vertu publique ? La politique n'est pas la morale mais elle n'est pas hors d'atteinte de la morale. On ne peut ni la réduire à la morale ni l'en affranchir totalement. D'abord parce que les fins qui lui sont propres, fins relatives à la corilmunauté, ne sont pas soustraites à l'évaluation, pas plus que ne le sont les moyens mis en œuvre pour leur réalisation : il y a une dimension norma-
tive de la politique, lié e notamment au fait qu'elle engage la reconnaissance réciproque des hommes. Nous sommes confrontés en permanence non seulement à la question de la justesse de l'action politique - de son adéquation pragmatique - mais aussi à celle de sa légitimité. Celle-ci ne peut pas être tranchée par la proposition : « La fin justifie les moyens . » Si tel était le cas, la politique ne serait qu'une pragmatique réglée par l'efficacité. Or elle est une pratique, c'est-à-dire une action de liberté qui, à ce titre, ne peut être vidée de sa substance éthique . La raison d'être de la politique c'est la libeuté et la vraie morale de la politique consiste peut-être à aimer la liberté plus que soi-même .. . On voudrait croire qu'une telle exigence est encore possible dans un monde où la crise du système politique et des institutions apparaît comme sans précédent. Car la difficulté ne tient plus seulement à la discordance des fins ni m ême à l'hiatus entre des attentes ou des aspirations insatisfaites et des réponses politiques jugées inadéquates. Le trouble est spectaculaire, le déboussolement massif devant la complexité du réel et la mise en flottement ou
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Moralité publique
la disparition des repères collectifs : la « souffrance honteuse 1 » des laissés-pour-compte de la modernité est aujourd'hui sur le devant de la scène. Précarisés, «oubliés» de la croissance, relégués dans une position victimaire et donc privés de responsabilité citoyenne, ils cristallisent leur détresse existentielle - réelle ou fantasmée - dans une plainte dont s'empare le style populiste. Or ce dernier reconduit de vieilles dichotomies simplistes : les petites gens contre les « nantis », les « braves gens » contre les pourris, le repli sur la « tradition » contre l'ouverture à la modernité. Il s'offre une moralisation (ou plutôt son simulacre) facile et univoque qui fonctionne sur une logique manichéenne : le bien et le mal, les bons (les « petits ») et les méchants (les technocrates, la mondialisation, l'euro, les immigrés, autrement dit les « autres »), la pureté et la corruption, le désespoir et la satisfaction immédiate. Il nie à la fois l'incertitude propre aux systèmes démocratiques et le fait que
l'exercice de la politique ne débouche jamais sur des « solutions » immédiates et totalement satisfaisantes : le tragique de l'action, c'est précisément qu'elle n ~_pe~t répondre à toutes les exigences à la fois. Le dernier avatar de la « moralisation » de la politique, c'est aujourd'hui le refuge dans un simplisme caricatural, « tout tout de suite », dernier asile de l'ignorance et de la détresse face à la complexité du réel. Or précisément, c'est aux antipodes de ce simplisme, dans l'affrontement à cette complexité, que réside véritablement l' ethos de la politique .
1. Pour repre ndre l'expression du s ociologue J ea nPie rre Ka u fmann da ns un a rticle publié da ns Le Monde du 26 avril 2002 et intitulé« Les nouveaùx barbares».
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Il Une histoiretourmentée
La modernité politique semble vouée à d'interminables oscillations. Son commencement théorique, inaugural, c'est, dit-on le plus souvent, la séparation, affirmée par Machiavel, entre les normes de la moralité commune et les exigences propres à la politique. Laffirmation de l'autonomie du champ et de l' activité politiques est liée de facto à sa séparation d'avec les contraintes religieuses et morales. Machiavel s'en explique d'emblée: « Il y a si loin de la manière dont on vit à celle dont on devrait vivre, que celui qui laisse ce qui se fait pour ce qui se devrait faire apprend plutôt à se détruire qu'à se préserver 1 ... » Lexercice 1. L e prince, cha p . xv, Ivréa, 2001.
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Doit-on moraliser la politique? du pouvoir et la conduite de l'État requièrent des moyens étrangers aux règles morales communes. Faut-il voir dans cette proposition une leçon de pragmatisme, voire de réalisme cynique, à laquelle répliquerait notamment la protestation de Jean-Jacques Rousseau au livre IV del' Émile : « Ceux qui voudront traiter séparément la politique et la morale n' entendront jamais rien à aucune des deux»? En réalité, dans les deux cas, il s'agit de penser une relation et donc la nécessaire distinction entre ses deux termes. Il s'agit de recomposer les rapports entre la morale et la politique et de s'interroger sur le contenu moral propre à la politique, lequel n'émane pas d'une contrainte ou d'une norme extérieure mais requiert que l'on réfléchisse sur les données spécifiques du champ et de l'action politiques. Revenons à Machiavel. Prendre acte de la distance qui sépare l'être du devoir-être, est-ce réduire la politique à un ensemble de conduites manipulatrices régies par la seulè visée de l'efficacité ? Le propos machiavélien est-il simplement de reconnaître l'abîme infranchissable qui sépare l'idéalisme moral du réalisme 22
Une histoire tourmentée politique, la pureté des intentions de l' efficacité des pratiques, pour en tirer une leçon de cynisme pratique ? Si tel était le cas, la pensée de Machiavel se réduirait à la version caricaturale qui en a été donnée sous le nom de « machiavélisme». Pour le Machiavel« machiavélique», la politique désignerait ainsi l'ensemble des procédés et des artifices qui assure la maîtrise du pouvoir sur ses sujets : le calcul, la ruse, le mensonge, les stratagèmes divers, bref tous ces agissements pervers qui font l'essentiel des pratiques politiques. Or une telle perspective, éminemment réductrice, ne se contente pas de lier la politique à des conduites intrinsèquement mauvaises . Elle ne se contente pas d'énoncer - vaste lieu commun - que l'art de gouverner est avant tout celui de tromper les hommes et que l'exercice de la domination engendre, par contrainte ou par captation, ces modes de soumission qui vont de l'obéissance forcée à l'enchantement de la servitude volontaire. Elle installe le pouvoir dans une position d'étrangeté radicale par rapport à l'existen_c e 23
Doit-on moraliser la politique? commune des hommes. Elle nourrit un imaginaire qui fantasme !'abstraite et impersonnelle toute-puissance des gouvernants face à l'impuissance et au dénuement des gouvernés . Aussi la distance qui les sépare les uns des autres est-elle perçue comme infranchissable. Très ancienne version de l'écart qui, dit-on, se creuse aujourd'hui entre la « France d'en bas» et la« France d'en haut» ... Mais il faut aller encore plus loin. En effet, cette mise en accusation radicale de la politique ne porte pas seulement sur ses moyens mais aussi sur ses fins et sa vocation : il est de l'essence du pouvoir d'être mauvais, il est de l'essence de la politique d'être maléfique. Il suit de là que la politique est foncièrement immorale. Elle est l'incarnation, l'abcès de fixation d'un mal qui investit l'être de l'homme. Et l'on voit bien comment tous ces éléments contribuent de facto à alimenter le discrédit de la politique, désignée alors sous le nom de « politique politicienne». On compnfod de surcroît que l'immoralité foncière de la politique demande alors à être purgée du mal qui l'habite . Le problème n'est pas seulement 24
Une histoire tourmentée que le pouvoir corrompt mais que la politique elle-même est une activité impure, intrinsèquement malfaisante. Et donc: on doit« moraliser » la politique et, faute d'y parvenir, on ne peut que s'en détourner comme d'une activité livrée au discrédit et à la méfiance parce qu'y prolifèrent le mensonge et les conduites perverses 1 . Mais en réalité, cette représentation nous installe très loin de la pensée de Machiavel, de la façon dont il aborde la complexité du réel et le caractère problématique de la morale politique. En effet, que dit vraiment Machiavel ? Non pas que le prince doive faire le mal ni que les hommes doivent apprendre à être mauvais, pas davantage qu'ils sont foncièrement «méchants». Il dit, ce qui est tout à fait autre chose, qu'il y a un écart irréductible, une disproportion entre l'idéal et le réel, entre le 1. I.:imaginaire du «machiavélisme» réalise_ainsi sous sa forme la plus achevée l'identification traditionnelle de la politique et du mal. En réalité, sur cette question, il conviendrait de procéder à des lectures plus complexes du« mal politique». Je me permets de renvoyer à mon livre Ce que l'homme fait à l'homme, rééd. Champs-Flammarion, 1999.
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Doit-on moraliser la politique? désir et sa réalisation, entre le devoir-être et l'être . Lorsqu'il recommande de s'attacher à la « vérité effective » de la chose et non à l' « imagination» que l'on peut s'en faire, il lui importe d'abord d'écarter les rêveries et les fantasmes qui nous feraient confondre l'idéal chimérique de la cité parfaite avec les exigences propres aux conditions de la cité réelle . Sa position est d'abord, historiquement parlant, liée à la nécessité d'arracher l'action politique à une vision religieuse du monde qui lui imposerait ses normes et ses contraintes. La réalisation des fins de la cité politique (la cité réelle, la cité terrestre) ne se confond pas avec la réalisation des fins de la cité céleste (le règne de Dieu sur terre, le salut, la rédemption) . Plus généralement, en appelant à se dégager de l'imagination de la cité parfaite, Machiavel entend montrer que cette dernière est anti- politique dans la mesure où elle ignore précisément les expériences et les vicissitudes propres aux choses humaines. Autrement dit, il en appelle, comme l'atteste sa critique de Savonarole, à une réflexion s~r la nature propre de l'activité politique. 26
Une histoire tourmentée Savonarole, célèbre prédicateur dominicain, prétendait arracher Florence à la corruption et à la décadence pour la réformer à l'image de la Jérusalem céleste. Les sermons enflammés de celui que Machiavel appelait le « prophète désarmé» (et d'autres le « prédicateur des désespérés» ... ) avaient pour fondement une façon religieuse de concevoir la politique, d'où sa dénonciation d'un pouvoir temporel corrompu, en proie aux vices et à la dissolution morale, la nécessité d'installer la réforme des mœurs au cœur de la vie privée des citoyens mais aussi au cœur du renouvellement des institutions, l'annonce apocalyptique du châtiment divin. En faisant de la réforme morale et spirituelle la condition de la réformation de la cité terrestre, Savonarole subordonne donc entièrement l'action politique aux normes de la quête du salut, il l'installe tout entière dans une histoire régie par la Providence divine . Et Machiavel, qui a entendu certains des sermons du dominicain, relève que la confusion entre la contrainte morale et religieuse et la tentative d'une restauration proprement politique de la cité produit des effets redoutables : 27
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la distinction manichéenne des bons et des méchants, du vice et de la vertu conduit jusqu'à l'idée que les opposants disent le mal et sont indignes de vivre sur cette terre . D'où la tentation croissante, dans cette logique d' épuration morale et spirituelle du monde, de ne pas se satisfaire de l'extériorité de la loi et de pourchasser sans trêve, fût-ce par la délation, jusqu'aux intentions suspectes. À l'ombre de la cité céleste, il n'est pire tyrannie que celle de la vertu morale qui prétend absorber et récapituler en elle toute la normativité de l'existence des hommes dans le monde ... Au-delà d'une situation historique donnée, l'actualité de la position et de la critique de Machiavel consiste donc en une mise en garde contre la dissolution du politique dans le spirituel et l'ordre de la \iloralité. Nous pourrions penser que la réalisation du projet de la modernité et l'autonomisation de l'ordre politique nous ont définitivement écartés de telles perspectives : rien n'est moins sûr. À preuve : c'est au cœur même de la Révoluti~n française qu'est réapparue, avec le jacobinisme, la tentation de moraliser la politique et de l'asseoir sur le règne de la vertu.
C'est au nom de la «vertu», identifiée aux qualités du cœur - rectitude morale, pureté des intentions, compassion pour les malheureux que Robespierre mène contre les « hypocrites » une guerre sans merci qui aboutit à la Terreur. Nul, plus que l'Incorruptible, n'a voulu moraliser à ce point la politique. En identifiant le «despotisme» au règne du« vice» et la« république» à celui de la« vertu», en voulant créer un ordre des choses tel qu' « une pente universelle vers le bien s'établisse» (Saint-Just}, en prétendant substituer la morale à l'égoïsme, la probité à la corruption, les bonnes maximes aux mauvaises, le jacobinisme vise à faire de la morale l'unique fondement de la société civile. Cette politique morale ou moralisée s'ordonne donc à un référent essentiel : la vertu. La volonté d'accéder à l'intériorité des consciences et des cœurs accompagne la nécessité de soustraire la communauté politique à la corruption et aux vices de l'histoire réelle. Aussi la révolution doit-elle être à la fois « morale et matérielle », aussi doit-elle tendre à régénérer les mœurs. En dépit des similitudes rhétoriques, cette vertu strictement morale n'a pas grand-chose
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à voir avec la vertu politique dont parle Montesquieu au tout début de l' Esprit des lois et qu'il prend soin de 'distinguer de la vertu morale : « Ce que j'appelle la vertu dans la république est l'amour de 1~ patrie, c'est-àdire l'amour de l'égalité. Ce n'est point une vertu .m orale, ni une vertu chrétienne, c'est la vertu politique. » La vertu, ainsi entendue, est le ressort nécessaire à la conservation et au maintien de la communauté politique et elle implique une disposition permanente des hommes politiques et des citoyens à préférer continuellement le bien public au leur propre . Montesquieu a certes en vue les républiques vertueuses de l' Antiquité où les citoyens participent largement à l'exercice du pouvoir collectif. C'est dans cet exercice - qui leur permet de réaliser leur vocation d'hommes qu'ils manifestent leur dévouement, leur attachement au bien public. Il n'en va pas immédiatement de même dans les démocraties (ou les républiques) modernes, caract~risées par leur fondement individualiste : la réalisation des finalités propres de l'individu ne coïncide plus avec son implication dans les affaires
communes et le primat de la liberté individuelle rend plus diffiçile le renoncement à soimême. Montèsquie1,1 n'ignore aucunement cette"'difficulté et il ne prétend pas rabattre les conditions d'exercice de la démocratie moderne sur celles de l' Antiquité. Reste que la vertu politique est à la fois un ressort .et un horizon qui, s'il ne peut jàmais être pleinement actualisé, oriente la vie de la communauté politique. La vertu politique devrait sans doute, dans une république parfaite, régner absolument 1 mais cette perfection du principe n'est jamais réalisée dans l'expérience. Montesquieu met ici en lumière un problème crucial : il n'est pas immédiatement donné à l'homme de la modernité d'exercer cette disposition permanente à la « vertu » politique. Non qu'il soit plus malhonnête, plus corrompu, plus méchant que l'homme des républiques antiques (on laissera ici de côté la question de l'idéalisation du civisme des Anciens) mais parce que le fondement individualiste de la société politique moderne rend
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1. D e l'esprit des lois, livre III, chap.
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XI,
Gallimard, 1995 .
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à voir avec la vertu politique dont parle Montesquieu au tout début de l' Esprit des lois et qu'il prend soin de 'distinguer de la vertu morale : « Ce que j'appelle la vertu dans la république est l'amour de 1~ patrie, c'est-àdire l'amour de l'égalité. Ce n'est point une vertu morale, ni une vertu chrétienne, c'est la vertu p~litique. » La vertu, ainsi entendue, est le ressort nécessaire à la conservation et au maintien de la communauté politique et elle implique une disposition permanente des hommes politiques et des citoyens à préférer continuellement le bien public au leur propre. Montesquieu a certes en vue les républiques vertueuses de l' Antiquité où les citoyens participent largement à l'exercice du pouvoir collectif. C'est dans cet exercice - qui leur permet de réaliser leur vocation d'hommes qu'ils manifestent leur dévouement, leur attachement au bien public. Il n'en va pas immédiatement de même dans les démocraties (ou les républiques) modernes, caractê risées par leur fondement individualiste : la réalisation des finalités propres de l'individu ne coïncide plus avec son implication. dans les affaires
communes et le primat de la liberté individuelle rend plus diffiçile le renoncement à soimême. Montèsquie1,1 n'ignore aucunement cette...difficulté et il ne prétend pas rabattre les conditions d'exercice de la démocratie moderne sur celles de l' Antiquité. Reste que la vertu politique est à la fois un ressort .et un horizon qui, s'il ne peut jamais être pleinement actualisé, oriente la vie de la communauté politique. La vertu politique devrait sans doute, dans une république parfaite, régner absolument 1 mais cette perfection du principe n'est jamais réalisée dans l'expérience . Montesquieu met ici en lumière un problème crucial : il n'est pas immédiatement donné à l'homme de la modernité d'exercer cette disposition permanente à la « vertu » politique. Non qu'il soit plus malhonnête, plus corrompu, plus méchant que l'homme des républiques antiques (on laissera ici de côté la question de l'idéalisation du civisme des Anciens) mais parce que le fondement individualiste de la société politique moderne rend
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1. De l'esprit des lois, livre III, chap. x 1, Gallimard, 1995.
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cette actualisation peu évidente. La république vertueuse implique une démocratie participative où les citoyens donnent forme à leur existence commune en préférant le bien public à leur intérêt privé. La vertu politique consonne ainsi avec une liberté entendue comme participation au pouvoir. Il est beaucoup plus difficile d'en envisager l'exercice lorsque la liberté - et c'est le cas chez les Modernes - est conçue comme celle des individus privés, sous le règne de la loi qui en assure la protection. Il n'est alors pas nécessaire d'être « vertueux » pour vivre en société mais la prédominance des intérêts de la sphère privée rend éminemment problématique la rencontre des fins privées et des fins publiques. Si « nostalgique » que puisse paraître cet appel à la vertu politique dans les conditions de la société moderne, il ne se résout pas en une incantation morale. Tous les vices politiques ne sont pas des vices moraux et réciproquement. Montesquieu ne prét end pas se débarrasser de la difficulté en télescopant le passé et le présent, dans la confusion des ordres et des temps. Mais il ne renonce pas
pour autant à l'idée que l'objet de la politique est de cristalliser en institutions un projet commun d'existence collective. C'est alors dans les conditions de la modernité qu'il faut examiner le problème et se demander quel est le contenu « moral » qui convient à la politique et qui, de ce fait, n'obéit pas à une vision morale du monde. Rousseau, après Montesquieu, a été sènsible à la difficulté . S'il ne la résout pas, au moins formule -t-il une mise en garde qui devrait encore (et surtout) aujourd'hui nous parler : « Sitôt que quelqu'un dit des affaires de l'État, que m'importe ? on doit compter que l'État est perdu 1 . » Autrement dit, comment exercer notre capacité d'être concerné par le bien public ? La vertu politique, pour autant qu'elle manifeste le souci du bien public, est aux antipodes d'une politique de la vertu. Celle-ci, telle que l'ont notamment conçue les Jacobins, ne peut qu'en appeler, en permanence, à la coïncidence des actes et du for intérieur, à leur
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1. Du contrat social, livre III, chap . xv, Flammarion, 2001.
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conformité aux intentions de la volonté morale . D'où l'obsession de la transparence et de la visibilité. D'où cette incessante fuite en avant qu'est la chasse aux hypocrites. Robespierre fait du patriotisme la « chose du cœur » : au nom de quoi il en vient à soupçonner partout l'intrigue, la calomnie, la traîtrise, la duplicité. Cette disposition soupçonneuse, omniprésente et sans limites se renverse en une dictature de l'hypocrisie qui, à son tour, mène à l'emballement de la machine terroriste: il s'agit d'arracher à l'ennemi, pourchassé jusqu'au tréfonds de soi, le masque qui dissimule ses vices . C'est ainsi que tout effort pour« rendre la bonté manifeste à des fins publiques se termine par l'apparition du crime et de la criminalité sur la scène publique 1 ». « Ma conscience est pure», proclame Robespierre. À quoi Danton, le «corrompu», réplique: « [As-tu] le droit de faire de la guillotine une cuve à lessive pour le linge sale des autres, et de leurs têtes coupées des morceaux de savon
pour leurs vêtements crasseux, sous prétexte que tu as, toi, un habit toujours bie~ brossé ? ... Es-tu le gendarme du Ciel 1 ? ») En faisaht du « cœur » la source de la vert~ politique, Robespierre porte les conflits de l' « âme déchirée » dans une sphère - celle de la politique où ils ne sont pas destinés à paraître : c'est la raison pour laquelle, en tant qu'ils sont insolubles, ils deviennent homicideJ Et donc, avant de dévorer ses enfants, la révolution les aura démasqués ... La vertu selon Robespierre porte à son point extrême la moralisation de la politique et entérine la confusion que Kant dénonce sous la figure du « despotisme moral ». Celui qui prétend moraliser la politique en extirpant du cœur de l'homme jusqu'à la volonté de faire le mal n'est qu'un« moraliste despotique » condamné à errer d'un mauvais infini à l'autre : la vertu se renverse en son contraire, elle se mue en terreur. Le « moraliste despotique » n'est en fait que le symétrique inversé
1. Hannah Arendt, Essai sur la révolution, Ga:Jlimard, 1967.
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1. Ge org Büchner, La mort de Danton, acte 1, scène I..:Arche, 1997 .
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d'une autre figure : celle du « politique moralisateur ». Ce dernier, arguant de l'essentielle méchanceté de la nature humaine, foncière ment pervertie et incapable de s'amender vers le bien, peut alors · justifier toutes les contraintes despotiques. Il peut se fabriquer à sa convenance une morale propice à ses intérêts ou à une supposée raison d'État. Ni politique de la vertu visant à la régénération de l'humanité ni justification pessimiste des moyens de la domination : Kant les renvoie dos à dos parce qu'il considère que toutes deux, chacune à sa manière, entretiennent la confusion de la sphère juridico-politique et du « règne des fins» . Le politique vertueux voudrait que l'État prenne en charge la réforme morale de l'humanité. Celui qui, sous prétexte d'une nature humaine incapable du bien, prétend tenir la politique à l'écart de toute considération éthique - si l'on excepte les « arguties tortueuses » que le despote est susceptible d'invoquer pour justifier son à rbitraire annule la dimension autonome de la politique. Dans les deux cas, l'horizon d'une humanité parfaite, d'une société d'anges, plane sur l'ins-
titution de la société politique : que l'on vise la régénération de l'humanité ou que l'on nie la possibilité de son amélioration morale, on se fonde sur la même «imagination», comme dirait Machiavel. Kant se bat sur les deux fronts, contre les deux dérives inverses d'un même présupposé : il faudrait réformer la nature humaine pour instituer une « bonne » société politique. Or l'idéal éthique régi par des « lois de vertu » et la visée de la communauté politique - qui se règle sur des « lois d'ordre public » ne coïncident pas. Le principe même de la communauté juridico-politique est qu'il vise la seule légalité des actions et ne frappe donc que la vue (non la moralité intérieure): il interdit donc l'accès à l'intériorité des consciences et des cœurs. Certes, on pourrait désirer que la communauté politique se règle sur des lois de vertu (la volonté bonne pourrait produire ce que les moyens coercitifs sont incapables d'obtenir) mais en aucun cas on ne saurait accéder par la contrainte à la sphère des intentions . Il y a là une contradiction intraitable : une communauté éthique présuppose
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l'autonomie des sujets, elle implique donc
mameres de proclamer son impuissance et de l'y enfermer. l'.actualité de la position kantienne consiste à traiter la question politique - celle de la coexistence et de la reconnaissance - à l'écart de la moralité entendue comme théorie de la vertu subjective adossée à l'intériorité des consciences. Mais, une fois admise cette distinction, la politique ne se soustrait pour autant aux exigences de la raison pratique, dans la mesure où cette dernière, parce qu'elle a trait à la liberté, oriente de facto l'action. Car, livrée à elle-même, à la sanction exclusive du pragmatisme, au «savoir-faire», la politique dérive vers le despotisme . Il faut alors concevoir, nous dit Kant, une troisième manière de faire de la politique : celle du « oliti ue ~ ». Or, dans cette expression, la « morale » ne désigne pas la vertu subjective mais le tant qu'il est une exigence absolue quifonde la possibilité de la société politique. C'est donc de ce point de vue qu'il ne saurait y avoir aucun conflit entre la « politique » - la mise en pratique de la théorie du droit - et la « morale » comme théorie du droit. Le droit,
l'affranchissement de toute contrainte extérieure (hétéronome). Une communauté politique - qui vise l'institution politique de la liberté et non la régénération des volontés « impures » - n'en appelle qu'à l'extériorité de la loi commune. Il y a plus : toute tentative pour réaliser « politiquement » la morale interdit la dimension même de l'institution politique. Autrement dit, de bonnes institutions peuvent contribuer à l'éducation morale des citoyens (il y a une pédagogie de la répu blique, une éducation à la citoyenneté et à la politique) mais la réformation morale ne produit pas des institutions justes. En aucun cas, on ne peut faire le bonheur des hommes malgré eux : ni du point de vue du despote qui prétend savoir, mieux que ses sujets, ce qui est bon pour eux ; ni du point de vue de celui qui prétend régénérer l'humanité et fabriquer l'homme nouveau 1 . Ce sont deux manières d'annuler l'autonomie de l'homme, deux
1. Devons-nous par ailleurs demand~r à la politique qu'elle nous donne le bonheur?
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( d~)in
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Doit-on moraliser la politique? tel que l'entend Kant, ce n'est pas d'abord la légalité juridique (l'appareil juridicoadministratif, le droit positif, l'état de la jurisprudence): c'est la détermination du juste et de l'injuste qui fonde l'organisation politique, qui la détermine comme principe et justifie sa fin . Le droit est un impératif absolu de la raison auquel on ne saurait renoncer. Et la prétendue « immoralité » des citoyens, la distance qui les sépare d'un idéal déclaré inaccessible, n'autorise en aucun cas sa violation . Mais, contrairement à la morale, le droit ne prendra en considération que la forme du rapport extérieur entre les personnes : peu importe que l'action ait été faite par devoir, il suffit qu'elle lui soit conforme. I.: essentiel est ici de comprendre que Kant assigne à la politique des limites qui sont en même temps les conditions de son exercice : elle n'est ni le lieu de la réalisation du Bien ni le règne du Mal, le kingdom of darkness. Il n'est question ni de « moralise·r » la politique en la soumettant à la sphère des bonnes intentions ni de réaliser « politiquement » la morale, de politiser la morale. I.:institution poli40
Une histoire tourmentée tique de la liberté ne requiert pas l'accès au for intérieur car la finalité de la politique n'est pas la régénération des volontés impures. Toute tentative pour réaliser politiqt,1ement la morale interdit la dimension même de l'institution politique. La dignité juridique (et donc politique) de l'homme est incluse dans sa définition comme être raisonnable et intelligent et le problème de la formation de l'État n'est pas insurmontable quand bien même on aurait affaire à un« peuple de démons 1 ». On pourra évidemment objecter que Kant dissout à bon compte le conflit de la morale et de la politique et s'accorde quelques facilités en faisant de la politique la pratique du droit : ce qui ouvre la voie à une juridicisation de la politique dont nous pouvons aujourd'hui percevoir les effets négatifs. I.:hypertrophie du droit n'est-elle pas en effet une manière de légitimer la politique en la subordonnant aux exigences juridiques? La politique n'aurait alors de consistance que soumise au règne du droit. Elle ne se libérerait des contraintes de
1. Vers la paix perpétuelle, 1er supplément, Hatie r, 2001.
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la moralité subjective qu'en se réglant sur les commandements inconditionnels du droit entendu comme impératif absolu de la raison. On peut également faire observer, nous y reviendrons, que le privilège accordé par Kant au « politique moral » fait bon marché - même s'il est fait appel à une « sagesse pratique » non exempte de réalisme - des contraintes et des dilemmes spécifiques de l'action politique : n'impliquent-ils pas, à certains moments, des choix douloureux entre la hiérarchie des fins et les urgences de l'action ? Que les juges se libèrent de la tutelle du gouvernement au nom de l'indépendance du pouvoir judiciaire est une chose positive. Que l'exercice de cette indépendance donne lieu à une disposition universellement soupçonneuse à l'égard de la classe politique est une dérive redoutable : en faisant de la scène judiciaire le lieu du politique, elle peut ouvrir la voie, telle l'opération Mani pulite (« Mains propres») en Italie, à une démagogie populiste qui se nourrit précisément dé l' « impureté » de la politique. Ré ciproquement, le jugement judiciaire n'est pas le jugement citoyen. On pourra tau-
jours , par exemple, mettre en échec un certain nombre de poursuites à l'encontre du chef de l'État en raison de l'impunité absolue dont il dispose : la présomption d'innocence joue en faveur de l'accusé et la juridiction actuelle ne permet pas de renvoyer le président devant les tribunaux ordinaires. Le chef de l'État, on le sait, ne peut être traduit devant la Haute Cour que pour des actes relevant de la haute trahison et commis durant son mandat. Mais ce qui est trè s intéressant à cet égard, c'est précisément, dans la tradition constitutionnelle française, la confusion du politique et du pénal 1 . Du point de vue de la logique institutionnelle, soumettre le chef de l'État au contrôle des juridictions ordinaires, c'est investir le juge pénal d'une fonction qui n'est pas la sienne. Inversement, donner au 2 « premier des citoyens » l'impunité absolue en raison de sa fonction, c'est contrevenir au
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1. Confusion précisém ent an alysée par le juriste PierreHenri Pré lot da n s un article du Monde en da t e du 1er juin 2001 . 2 . Te lle é t a it la faço n - il n' es t pas insignifiant de le rappe le r - dont Périclès se désig na it lui- m ê m e pa r rapport à l'en semble des citoyens d 'Athè n es ...
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principe républicain du respect de la loi pour tous. La Constitution américaine, par exemple, dissipe la confusion en prévoyant la procédure de l'impeachment : elle donne ainsi une place spécifique à la responsabilité politique en qualifiant les infractions qui autorisent la destitution du président et elle ne confond pas le pouvoir de le destituer et celui de le juger pénalement. Autrement dit, elle lui assure., durant son mandat, un statut d'inviolabilité pénale qui n'est pas une impunité absolue. Quoi qu'il èn soit, la sanction judiciaire n'épuise pas le souci de la morëi'l:e publique : c'est précisément le jugement de l'opinion qui, alimenté par une forte médiatisation des «affaires» (qu'on déplore ou non cette médiatisation), contribue à discréditer la classe politique, à qui il est reproché non seulement son indifférence aux préoccupations des citoyens mais aussi sa malhonnêteté foncière . On peut discuter de la place accordée aux « affaires » dans le débat public et il est évident que la démagogie populiste s'empare de ce problème pour se livrer à des schématisations abusives : si certains hommes politiques corrom-
pus peuvent oublier la morale au profit de leurs intérêts privés, cet oubli témoigne d'une faillibilité qui n'atteint pas l'exercice de la politique. Pas plus que Kant n'admettait l'argument de la faiblesse humaine pour justifier la nécessité de l'arbitraire despotique, pas davantage on n'acceptera que la corruption ou la vénalité de certains serve d'alibi à la destitution de l'activité politique. La simplification foncièrement anti-politique à laquelle se livre précisément la démagogie populiste du « tous pourris » ne relèvé pas du souci citoyen de la moralité publique. Sa dernière préoccupation est bien la vertu républicaine . Imaginons comment, à la lumière de ses présupposés, Kant eût appréhendé le problème de la corruption. Bien entendu, l' enrichissement personnel eût été considéré par lui comme moralement et juridiquement condamnable : on ne peut admettre la confusion de l'intérêt général et des intérêts particuliers ou plus exactement le fait de substituer ses intérêts propres à l'intérêt général. Ce sont là des dérives, facilitées certes par les tentations liées à l'exercice du pouvoir. Le fait de ne
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--.
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pas y céder comporte une dimension à la fois morale et juridique. Mais les comportements délictueux ne concernent pas seulement l'enrichissement à des fins personnelles : le Code pénal réprime également les pratiques corruptrices au nom des « manquements au devoir de probité », lequel devoir affecte la pratique politique en tant que telle . Quant au financement privé des partis politiques, il est, depuis 1995, interdit par une loi qui assure à ces partis, sur le budget de l'État, des ressources transparentes à la mesure de leur implantation . On voit donc que le terme « corruption » recouvre des infractions diverses, mais leur trait commun est la confusion de l'intérêt général et des intérêts particuliers. Aussi, dans tous ces cas de figure, la condamnation eût-elle été menée par Kant - et cela suffit - au nom du tribunal humain et non du« tribunal divin». Si ce dernier est seul juge des intentions et du principe qui régit les maximes de l'action, un tel principe est inaccessible à la connaissance humaine. Quant au tribunal humain, il ne se prononce que sur la conformité extérieure à
la loi : on ne peut établir avec certitude que l'auteur d'un acte contraire à la loi est un « méchant homme». A contrario, nous n'avons pas à considérer les mobiles « secrets » de cè lui qui s'abstient rigoureusement d'utiliser des fonds publics pour ses dépenses privées et se conduit de ce fait en « politique moral » : il agit conformément au devoir et non nécessairement par devoir. La vertu du cœur sur le mode robespierriste diffère radicalement de la vertu politique selon Montesquieu : celle-ci a valeur de « ressort» et de «principe» susceptible d'orienter l'action. Or les principes ne règlent pas l'action depuis l'intériorité du moi, ils se manifestent et se révèlent dans l'accomplissement de l'acte lui-même. Point n'est besoin de les référer à l'authenticité ou à la sincérité qui, en tant que telles, ne donnent aucun sens ·politique à l'action dans le monde. La considération des «motifs» ne peut renvoyer qu'à une interminable et stérile confrontation entre l'être et l' apparaître, la profondeur et la surface, le caché et le visible, le ~ re et le~ l~ . La \
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~----✓
Doit-on moraliser la politique? distinction des « principes » et des « motifs », ainsi entendue, est capitale pour notre propos : elle permet de situer la moralité publique à sa juste place, non susceptible d'être évaluée à l'aune de la justesse des «intentions» et de la volonté bonne. On pourra touj ours, en effet, qualifier de duplice ce qui apparaît dans la lumière de l'espace public. La question est à tout jamais indécidable et, une fois que l'on s'est engagé dans cette voie, faute de pouvoir en sortir, il n'est d'autre issue que de soupçonner a priori les politiques et de porter sur eux le discrédit : du « tous suspects » au « tous pourris», le pas est aisément franchi ...
Ill La dimensionnormative de lapolitique : la vérité de !'apparaître
Si l'on accepte les analyses qui précèdent, on admettra que rien n'est plus étranger à la politique que le souci de la «transparence». On ne comprend vraiment cette idée capitale qu'en la rapportant au fait que la politique se déploie au sein d'un espace public d'apparition. C'est donc de la nature phénoménale de la politique qu'il faut repartir pour comprendre le vrai souci que Machiavel a de la moralité. Une fois récusée la confusion de la politique et de la religion, de la politique et de la morale commune, reste à penser la dimension normative de la politique à partir de ses propres conditions d'exercice. 49
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La dimension normative de lapolitique: la vérité de !'apparaître
S'interrogeant sur les « qualités » du prince, celles qui sont requises pour conserver le pouvoir et entretenir un certain rapport avec le peuple, Machiavel les inscrit dans un contexte qui est celui du «paraître» : la réalité de l'action politique - sa « réalité effective » - est inséparable de sa représentation. Autrement dit, l'action politique s'exerce dans un espace investi par l'apparence. Dans des conditions idéales, on souhaiterait que le prince soit généreux plutôt que ladre, miséricordieux plutôt que cruel, loyal plutôt que parjure, intègre plutôt que fourbe ... Mais la « condition humaine» est telle qu'elle ne permet ni de posséder ni d'exercer pleinement toutes ces qualités. Il faut alors que le prince -;-. assez sage f,,,----..... parais-:::i. e » 1es av01r, qu~1l soit poûrfuir le « mauvais renom des vices qui lui ôteraient le pouvoir» et qu'il s'efforce de « fuir toutes les choses qui peuvent le rendre odieux ou méprisable 1 ». De là à affirmer que Machiavel nous délivre, une fois de plus, une leçon d' « hypocrisie » et que le prince est un imposteur, il n'y a qu'un
pas à franchir. Le prince - conformément à l'image conventionnelle du machiavélisme n'aurait d'autre souci que de conserver les apparences nécessaires à la tromperie et à la mystification de ses sujets . Hors de toute préoccupation morale, la politique ne pourrait que s'avancer masquée, comme semble le confirmer la célèbre métaphore du lion et du renard : il est nécessaire au prince de savoir pratiquer à la fois l'homme et la bête. Faire la bête: agir par la violence à l'instar du lion, procéder par ruse tel le renard. Il faut être renard pour « connaître les pièges » et « lion pour effrayer les loups». À prendre ces formules à la lettre, elles fondent sans aucun doute une politique immorale, faite de violence et de tromperie : elles relèvent d'un pragmatisme manœuvrier en vertu duquel la fin justifie les moyens, au mieux de recommandations psychologisantes liées à la conservation du pouvoir. En réalité, si éloignées soient-elles des normes de la morale ordinaire, ces considérations sur la conduite du prince et plus généralement sur les données de l'action politique
l . Le prince, op. cit., chap . xv.
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La dimension normative de la politique: la vérité de l'apparaître '\
doivent être rapportées à sa dimension fondamentale qui est de se dérouler dans l'apparence. Chacun « voit ce que tu parais, peu perçoivent ce que tu es 1 ». Il y va à la fois d'une pensée de l'action qui n'est pas soumise à des règles immuables (encore moins peut-on la concevoir comme l'application d'un modèle théorique préétabli) et du caractère phénoménal de la politique. Si « l'universalité des hommes se repaît de l'apparence comme de la réalité», si le plus souvent « l'apparence les frappe plus que la réalité 2 », il ne s'ensuit pas que la politique se réduit à un déguisement trompeur. Il nous faut comprendre qu'elle se joue dans le visible, dans !'apparaître, et que l'espace qui lui est propre est un espace \ public d'apparition. Si la représentation que les hommes ont et donnent d'eux-mêmes est primordiale, c'est qu'ils agissent en étant vus, entendus et reconnus par d'autres. Les hommes parlent et agissent en s'apparaissant les uns aux autres. C'est la raison pot1r laquelle
1
l. Ibid., chap. XVIII. 2. Machiavel, Discours sur la première décade de TiteLive, livre I, chap. xxv, Flammarion, 1985.
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l'apparence- ce qui est vu et entendu en public par autrui et par nous-mêmes - constitue la réalité de la politique. Cette dimension de la visibilité, liée aux conditions phénoménales de la politique, déconstruit aussi bien le fantasme de la toutepuissance des gouvernants que celui de la radicale impuissance des gouvernés. Si le " prince sait qu'il ne lui est pas tant nécessaire de détenir effectivement certaines qualités que de paraître les avoir, c'est parce qu'il sait aussi qu'il n'existe lui-même que pour les autres et que son « être » est au-dehors . Les qualités du prince sont celles qu'on lui reconnaît, elles sont inséparables de la représentation qu'il en donne. C'est pourquoi il est bon d'être« tenu» pour libéral, bon ou miséricordieux plutôt que pour pingre ou cruel. Car le pouvoir - loin d'être une «substance», un objet, un « quelque chose» que certains détiennent, manipulent, maîtrisent alors que d'autres lui sont totalement asservis - est avant tout relation : il porte autour de lui comme un« halo» qui le renvoie à cette condition fondamentale de la politique qu'est son déploiement dans un espace d'apparition. Le 53
Doit-on moraliser lapolitique?
La dimension normative de lapolitique: lavérité de !'apparaître
prince n'est pas maître de son image puisque ses qualités sont celles que l'opinion lui reconnaît et que sa conduite - bien qu'elle n'en soit pas le reflet - est indissociable de la représentation qu'en composent ses sujets. C'est dire combien le pouvoir est instable, fragile, lié à cette reconnaissance labile . C'est dire du même coup qu'il n'est pas une propriété individuelle. Mais précisément, que les hommes se «repaissent» de l'apparence plus que de la réalité ne fait pas de la mystification le dernier mot de l' apparaître : son dernier mot, si l'on veut, c'est plutôt l'ambiguïté . En effet, !'apparaître comporte nécessairement une part de « semblant » puisqu'il ne peut se donner que sur le mode d'un «sembler-aux-autres». En ce sens, il y a bien des faux-semblants, des masques et des mystifications . Comme l'écrit Hannah Arendt, toute chos e qui « paraît acquiert, en vertu de son paraître, une espèce de masque qui peut très bien, mais pas nécessairement, la dissimuler ou la déformer 1 ».
Mais ces faux-semblants présupposent toujours un « vrai » semblant, à savoir la façon dont les choses nous apparaissent, sous tel ou tel profil, sous tel ou tel point de vue déterminé . La « vérité effective» de la politique tient à cet apparaître, à cette modalité première de l'apparition à autrui, sur lequel peuvent toujours se greffer l'artifice, le mensonge ou la manipulation. Mais l'artifice du semblant présuppose la vérité du paraître. Le « il y a» du monde est ce à quoi nous ne pouvons nous arracher, nous sommes voués à l'univers sensible auquel nous lie ce que Merleau-Ponty appelle une « foi perceptive » et l'action comme « dehors » n'est pas régie par une conscience retranchée dans son « dedans ». On comprend pourquoi le prince, quelle que soit sa conduite, ne peut d'emblée être désigné comme un imposteur. Ses qualités, vraies ou supposées telles, sont vouées à une ambiguïté consubstantielle : offertes à la vue des hommes et liées à la vérité phénoménale de la politique . Sa toute-puissance est aussi bien une dépendance ou plus exactement une entre-appartenance : maîtrise instable qui
1. La vie de l'esprit, tome I, La pensée,
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PUF,
1981 .
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La dimension normative de la politique: la vérité de !'apparaître
requiert l'assentiment, la reconnaissance, le jugement porté sur l'image qu'il choisit de présenter. Une telle vérité est irréductible aux termes de la morale : c'est face à ses sujets que le prince se constitue comme tel, c'est face au prince que les sujets se donnent pour ce qu'ils sont. De cette relation procède, entre autres, la transformation - la transfiguration - des expériences propres à la vie publique, expériences où, précisément, nous sommes avec autrui (pour ou contre, peu importe) et où nous nous révélons à ses yeux. Il s'avère que, dans ces conditions, le vis-àvis de la transparente et de la dissimulation ou de l'opacité est une fausse alternative : la transparence, si on la prend à la lettre, repose sur la dualité de l'Être-vrai et des apparences trompeuses. Elle requiert la dissolution de 1 l'espace d'apparence et sa réduction à la vérité de l'Être. En réalité, compte tenu de la nature phénoménale de la politique, elle est plutôt comme une sorte d'atrophie - un rétrécissement ou un appauvrissement - de l'espace d'apparition. I..:idée selon laquelle il faut substituer aux secrets de la domination (aux arcana
imperii) un impératif de clarté et de transpa-
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rence tel que les Lumières, par exemple, l'ont mobilisé à travers l'idée d' « espace public» ne doit pas être entendue comme la pure et simple contrepartie d'un pouvoir voué par essence à la ruse et au mensonge. I..:idée d'une société entièrement transparente à elle-même est une idée redoutable : elle est ce pur fantasme qui voudrait précisément réduire l'immaîtrisable, abolir la distance entre l'être et le devoir-être, annuler les conflits et les divisions du social et figurer une société pleinement accordée avec elle-même . Le mirage de la transparence ne se réfère pas à la lumière du public - lumière dont le clair-obscur n'est pas absent -, il entretient l'illusion d'u~e maîtrise totale sur autrui ~t d'un ~~y_oir absolu de soi. Or, l'espace d'apparition où se ·-~·-·· déploie la politique n'est pas soustrait au risque de la labilité, à la fragilité et à l'indétermination de l'avenir. I.:agir politique ne· maîtrise pas le, réseau des relations réciproques dans lequel il s'inscrit. La question de l' « hypocrisie » n'a pas sa place dans l'évaluation de l'action politique. -
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Tout apparaître comporte, on l'a vu, le risque de la mystification : celui qui se présente aux autres peut choisir délibérément la tromperie et décider, jusqu'à un certain point, de se montrer sous tel ou tel visage. Mais s'il est de la nature de la politique de s'exercer et de se déployer dans !'apparaître, peut-on faire de l'intériorité de la conscience, de l'authenticité des mobiles cachés, la mesure ultime du jugement ? Tel n'est pas le problème : la justesse de l'action ne renvoie pas à une vérité substantielle enfouie au fond de l'Être, elle se détermine par rapport aux conditions phénoménales de la politique. En politique, nous sommes comptables devant les autres de ce quJ3 n..ous avons choisi de 2résenter et non de ce qui n'est pas nécessairement fait pour être montré et exposé à la lumière du public : notre intimité, notre vie privée, nos émotions subjectives. Nous sommes les témoins de notre conduite à visage découvert et non de nos intentions. Sur la scène du monde, n'ous nous apparaissons les uns aux autres et c'est la teneur de cette manifestation qui valide l'actiol} et non la pureté des intentions . Nous
choisissons, de façon délibérée, d'exercer telle conduite plutôt que telle autre. La corruption pourrait, à cet égard, être tenue pour le signe manifeste d'une infidélité aux conditions phénoménales de la politique plutôt que d'un dérèglement ou d'un vice moral : si la vertu républicaine consiste dans la capacité à être davantage concerné par le bien public que par ses intérêts propres, il suffit qu'elle se révèle comme telle dans l'espace public d'apparition. Nul ne s'interrogera sur la nature profonde de la « volonté bonne» qui en serait la source. Quant à la détermination et à la sanction des comportements délictueux - financement illicite des partis politiques, abus de biens sociaux, malversations diverses - elles relèvent, quelles que soient les difficultés à clarifier les zones d'ombre, du respect et de l'application de la loi. Ma1s en aucun cas la dénonciation légitime de l'opacité d'un systèm'e ne permet de conclure à la déchéance foncière de l'activité politique ni à celle des hommes qui l'exercent. La question de l'exemplarité du comportement des hommes politiques doit donc être
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Doit-on moraliser la politique ? envisagée non pas en référence aux motifs intimes ou à la vertu subjective mais à la lumière de ces mêmes conditions phénoménales. La transfiguration des expériences propres à la vie publique implique aussi, en ce qui concerne les gouvernants, un passage de l'homme privé au « prince » : autrement dit, une conversion de l'homme nve en homme ~ lie. Il ne s'agit pas d'une conversion morale, encore moins d'une conversion religieuse mais, suivant l'étymologie du terme, d'un retournement, d'une réorientation quasi « existentielle » vers le souci du monde. I.:homme politique s'expose à la visibilité en tant qu'homme public: c'est en tant que tel - et dans l'espace d'apparence - qu'il doit rendre des comptes sur sa conduite politique. Nul ne lui demande d'être spontanément vertueux, nul ne lui demande d'arracher le «masque» qui lui servirait à dissimuler l'opacité de sa conscience et de rendre compte de ses intentions. Il n'y a aucune raison de considérer que l'homme politique doive - contrairement aux autres citoyens - être dessaisi de sa vie privée, de l'espace qui abrite son 60
La dimension normative de la politique: la vérité de !'apparaître intimité pour être tout entier exposé au grand jour de la visibilité publique: son exemplarité ne se rapporte qu'à l'espace ouvert à tous, déterminé par certaines limites et au sein duquel il doit rendre des comptes (lagon didonai, disaient les Grecs). Mais à partir du moment où il entre dans ce régime du visible, il est comptable devant les autres de ce qu'il a choisi de présenter : il compose une certaine image du pouvoir. Toute morale publique renvoie donc à une forme d'éthique individuelle: la conversion existentielle au « souci du monde » se traduit dans la conduite personnelle de celui qui incarne, lorsqu'il est au pouvoir, les valeurs collectives qui le dépassent. Si elle ne suffit pas à faire une politique, elle témoigne au moins d'une intelligence des institutions qui, en elle-même, a une valeur éthique parce qu'elle soumet à la visibilité publique ce qui est fait pour être montré .
IV Éthiquede conviction, éthiquede responsabilité. Le tragique de l'action
Le milieu propre de la politique implique un principe d'incertitude qui lui fait refuser la dichotomie du bien et du mal, de la volonté bonne et de la volonté mauvaise, de la vertu et du vice. C'est pourquoi la politique ne peut qu'être soustraite au pur jugement moral: ses conditions phénoménales sont celles d'une entre-appartenance, d'une coexistence où« la morale pure peut être cruelle et où la politique pure exige quelque chose comme une morale 1 ». Nous sommes ici au cœur du
1. M. Merleau-Ponty, Gallimard, 1960.
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Note sur Machiavel», Signes,
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problème : il y a des cas où la prétention d'innocence peut s'avérer ruineuse et où, à l'inverse, l'apparente dureté de la politique témoigne d'un souci éthique. Il y a des cas où la bonté permissive est aussi ruineuse que la violence répressive. Précisément, la ques tion est d'échapper à cette alternative et de comprendre que ni la volonté bonne ni la volonté maligne ne sont des données constitutives de l'action politique. Non seulement la responsabilité politique requiert parfois - formule apparemment scandaleuse - l'exigence d' « entrer au mal s'il y a nécessité », mais il arrive même qu'on inspire de la haine par les « bonnes œuvres » . Qu'est- ce en effet que le milieu propre de la politique? Celui d'un vivre- ensemble qui est à la fois violence et rencontre, conflit et reconnaissance. Le rapport de la politique et de la morale a trait, d'emblée, à la rencontre des sujets avec le monde et avec autrui. C'est dans le monde intersubjectif que ,se joue l'action politique et si l'on n'agit pas tout seul mais avec (pour ou contre) les autres, l'action est vouée à une ambivalence fondamentale .
Chacun des « acteurs » n'est pas seulement « agent » mais aussi « patient » : agir et subir sont les deux revers d'une même médaille. r.; action se caractérise par son infinitude, c'est-à - dire par cette illimitation potentielle qu'implique le « nœud » ou l'entrelacs de l'existence collective : ni maîtrise absolue ni dépendance totale . Et la perpétuelle relance de nouvelles relations fait que les consé quences de l'action sont incalculables et non maîtrisables. I.;imprévisibilité des résultats interdit non seulement le déterminisme historique et social mais ce qu'on pourrait appeler le déterminisme moral, à savoir la justification de l'acte à partir des« valeurs» ou des convictions qui le commandent, comme si l'on pouvait faire abstraction du réseau de ces relations jouées. Pourquoi Machiavel ose-t -il affirmer que parfois, dans l'action historique, la bonté peut s'avérer catastrophique et la cruauté moins cruelle que l'action débonnaire ? Pourquoi oset - il enseigner qu'en certaines circopstances il convient de n'être pas bon ? Ce qui, encore une fois, n'implique en aucun cas qu'il faille
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apprendre aux hommes à être mauvais ni que la volonté mauvaise doive être érigée en norme ou en condition. La première justification, on l'a vu, tenait au constat d'un écart irréductible entre l'être et le devoir-être . Mais ce n'est pas tout : au regard de l'illimitation potentielle de l'agir, le propos signifie que la réflexion sur le bien et le mal en politique n'est jamais dissociable de situatio ~e,œJ;es~et que les normes loin d'être immuables, ~ - de l'action, .,....-.-....... .,... sont liées_à _d.e s_v_aciahles=1J l W. relles . _,,_ et à la prise en co__mpte d_E:~ir.E,