Diegesis. : Etudes sur la poétique des motifs narratifs au Moyen Age 2503518486, 9782503518480

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Diegesis. : Etudes sur la poétique des motifs narratifs au Moyen Age
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DIEGESIS Études sur la poétique des motifs narratifs au Moyen Âge (de la Vie des Pères aux lettres modernes)

Culture et société médiévales Collection dirigée par Edina Bozoky

Claudio Galderisi

DIEGESIS /

Etudes sur la poétique des,_ motifs narratifs au Moyen Age (de la Vie des Pères aux lettres modernes)

BREPOLS

En couverture :

Docteur lisant, Dieu et diables Amiens, Bibliothèque Municipale, ms. 0216, t. 1, f. 347 Saint Augustin, La Cité de Dieu, trad. de Raoul de Presles

© 2005, Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium. All rights reserved. No part of this publication may be reproduced stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise, without the prior permission of the publisher. D/2005/0095/40 ISDN 2-503-51848-6 Printed in the E.U. on acid-free paper

Pour Marina, Martina, Matilde

Que mes amis André Guyaux, Pierre Jourde, Emico Rufi, Marc Shelly, Pascale Tubert et Jean-Jacques Vincensini soient assurés de ma reconnaissance pour leurs lectures attentives et leurs suggestions précieuses.

Avertissement

Ce n'est pas un essai sur la Vie des Pères ni une réflexion théorique sur la fonction romanesque des motifs narratifs dans la littérature médiévale que proposent ces pages. Sous le titre programmatique de Diegesis, ce sont des études sur la poétique des motifs narratifs au Moyen Âge, en particulier dans la Vie des Pères, que j'ai recueillies. La formule choisie pourrait faire penser à un ouvrage à thèses : rien n'en est plus éloigné dans la méthode et sans doute plus proche dans les perspectives. J'ai voulu analyser la productivité esthétique de certains motifs ainsi que les raisons épistémologiques qui peuvent expliquer leurs variantes, leurs versions, leurs typologies, leur diffusion. La Vie des Pères constitue à la fois l'objet de cette étude et le critérium par rapport auquel j'ai essayé de retracer le fil d'une translatio des motifs, qui va du folklore jusqu'aux récits contemporains en passant par la tradition médiévale. Parmi les chapitres qui composent ce livre, cinq sont issus de recherches et de travaux présentés ou publiés entre 2001 et 2004. Ils avaient été conçus en vue d'une étude plus vaste sur les modalités narratives et stylistiques qui font de la Vie des Pères, et en particulier des quarante et un contes de la première Vie, un roman en vers du salut et de la conversion. Tous ont été revus et augmentés, et leur bibliographie mise à jour.

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Chap. I : EXCEPTIONS CULTURELLES ROMANES ET MOTIFS NARRATIFS : « Productivité et improductivité du motif narratif au Moyen Âge : problématiques esthétiques et culturelles», in Colloque du Cinquantenaire du CESCM, Poitiers, 1er_4 septembre 2003, Turnhout, Brepols, à paraître. Chap. III: DE LA MERVEILLE AU MIRACLE: «Le récit du mariage avec la statue : résurgences et modalités narratives », Romania, CXVIII, 1-2, 2001, p. 69-94. Ce texte reprenait en la développant une réflexion sur les fonctions sémiotiques des récits du mariage avec la statue que j'avais présentée au colloque de l'Université de Corse du 21 au 23 octobre 1999, et parue dans Souillure et Pureté. Le corps et son environnement culturel, éd. Jean-Jacques Vincensini, Paris, Maisonneuve et Larose, 2004, p. 247-258. Chap. IV: LE MIRACLE DE LA PAROLE: «"Le crâne qui parle": du motif aux récits. Vertu chrétienne et vertu poétique», Cahiers de Civilisation Médiévale, XLVI, juillet-septembre 2003, p. 213-231; une version différente a été publiée dans les mélanges offerts à Claude Thomasset" : « Le motif du "crâne qui parle" entre mythologie et théologie : de la transmission orale à la création poétique», in Par les mots et les textes. Mélanges de langue, de littérature et d'histoire des sciences médiévales offerts à Claude Thomasset, éd. Danièle James-Raoul et Olivier Soutet, Paris, PUPS, 2004, p. 219-233. Chap. V: UNE THÉOLOGIE PARADOXALE: «Ange-écrivain vs ermitelecteur: un récit de la Vie des Pères entre incongru et perfection», Le Moyen Français, 48, 2002, p. 23-36. Texte présenté dans une version où j'ai mis davantage l'accent sur la notion d'incongru au colloque d' Azay Le Ferron, 4-6 mai 1999: «Ange Écrivain vs ermite-lecteur: l'incongru entre conjecture et destinée», in L 'Incongru dans la littérature, du Moyen Age au XX" siècle, Actes du colloque d' Azay-le-Ferron, mai 1999, éd. Pierre Jourde, Paris, Kimé, 2004, p. 23-37. Chap. VI: LE PÈRE, LE FILS ET LES PÈRES DU DÉSERT: «La« pareüre » du texte. L'haleine d'envie, la pomme d'orgueil, le royaume d'humilité dans un conte de la Vie des Pères», in La Chevalerie du Moyen Âge à nos jours. Mélanges offerts à Michel Stanesco, études réunies par Mihaela Voicu et Victor-Dinu Vlâdulescu, Bucarest, Editura Universitàtii Bucure~ti, 2003, p. 120-147.

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Avant-propos ln sollemnitate quadam cum Abbas Gevardus [. ..} verbum exhortationis in capitula ad nos faceret et plures, maxime de conversis, dormitarent, nonnulos etiam stertere conspiceret, exclamavit : « Audite, fi-atres, audite : rem vobis novam et magnam proponam. Rex quidam fiât, qui Artus vocabatur. » Hoc dicta non processif, sed ait : « Videte, fratres, miseriam magnam. Quando locutus sum de Deo, dormitastis ; max ut verba levitatis inserui, evigilantes erectis auribus omnes auscultare coepistis 1.

Enfermé entre le jugement célèbre de saint Thomas, "qualifiant" la poésie de « infima doctrina » 2 , et 1' auctoritas des premiers poètes antiques, que le Stagirite appelle théologiens 3 , le clerc médiéval semble promis au feu de la damnation et à l'oubli des lecteurs. Fils d'un dieu mineur, il est condamné à éblouir ses pairs, tel le moine Tutilon dans le secret du monastère de Saint-Gall 4 , ou à céder aux mensonges de l'affabulation. Cette représentation de l'artiste au Moyen Âge n'est pas fausse nombreux sont les textes des mystiques et des théologiens qui en font une vulgate. Elle ne rend pas davantage compte de la dialectique médiévale, de la pluralité des horizons intellectuels, des conflits épistémologiques latents, d'une certaine autonomie dont jouissent malgré tout les artistes. Aussi Abélard peut-il écrire à son fils Astrolabe que les poètes transmettent par leur œuvre la mémoire de ceux qui sont morts. En d'autres mots que la poésie est immortelle 5 . Mais ceux qui se soustraient le plus à la doctrine scolastique, ce sont les poètes eux-mêmes. Et pas seulement les poètes laïcs, puisqu'une telle distinction est anachronique et surtout non opérationnelle. Même lorsqu'il semble prendre ses distances à l'égard de la fonction religieuse de l'écriture,« le texte à destination profane garde, par le symbole, une certaine affinité avec une transcendance qui corn-

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plique le jeu littéraire» 6 . La pensée médiévale est profondément pénétrée par le langage et les images qui lui viennent du texte sacré. La Bible avec ses paraboles et ses figures contribue à l'élaboration d'une véritable « pensée symbolique », fondée sur l'analogie, entendue comme principe de régulation et d'organisation de l'univers intelligible. L'esthétique médiévale est ainsi bâtie sur la ressemblance, sur l'univoque-équivoque. Comme le rappelle Armand Strubel, « la pensée médiévale fait de la ressemblance, à tous les niveaux (entre terre et ciel, entre l'homme et l'univers, entre visible et invisible, etc.), le processus qui donne son sens à l'ensemble de la création 7 . » Les poètes, anonymes ou non, revendiquent dans leurs œuvres leur subjectivité, ils ont la conscience de leur travail, de leur mérite, sans pour cela nier l'autorité de Dieu et celle de Sa parole de Vérité. Leur perspective reste fondamentalement chrétienne et symbolique, même lorsqu'elle n'est pas foncièrement eschatologique. Si pour une relecture et une remise en cause des théories esthétiques de la scolastique, il faut attendre Dante, et en particulier le Convivio et l' Épître à Cangrande (Épître XIII), les clercs ont su trouver depuis déjà trois siècles à l'intérieur du Cosmos chrétien et de cette « pensée symbolique » leur espace et leur dignité, leur « fierté » dirait Curtius, y compris en s'appropriant des pans entiers du folklore indo-européen ou de la mythologie païenne et celtique. À commencer par Chrétien de Troyes. La rupture, linguistique et épistémologique, avec le passé, celui de l 'Antiquité païenne et celui de la Bible, oblige le poète médiéval à forger une nouvelle harmonie entre la parole poétique en langue vulgaire et l'univers chrétien du salut. L'humble infidélité à la littérature de l 'Antiquité permet aux auteurs médiévaux de se soustraire à l'opposition traditionnelle entre les belles-lettres païennes et la théologie chrétienne et d'affirmer ainsi leur autonomie par rapport à un passé à tous égards encombrant, en se mettant au service de la Vérité. Cet esprit nouveau« n'est-il pas aussi dans la leçon d'infidélité de ceux qui, prétendant à la conversion, voulant se détourner de ces lettres et se tourner vers le Christ, s'intéressent à la poétique nouvelle et aux langues nouvelles en même temps qu'à l'homme nouveau?» 8 . Les médiévistes littéraires français ont souvent traité avec une suffisance anachronique l'esprit chrétien des lettres médiévales, comme si l'approche laïque ne pouvait pas ne pas s'appliquer rétrospective10

Avant-propos

ment aussi au Moyen Âge littéraire. Cependant, les travaux qui ont sans doute le plus nui à la compréhension de la pensée religieuse médiévale et de son expression littéraire sont ceux qui provenaient de l'autre versant de l'anachronisme critique, et qui en était à la fois le corollaire et le reflet, celui du militantisme catholique et clérical. Plus récemment, Michel Zink, dans son livre Poésie et conversion au Moyen Âge, s'est refusé à opposer un système d'interprétation idéologique à un anti-système de lecture historique, en séparant artificiellement «une poésie qui serait religieuse d'une autre qui ne le serait pas » pour essayer de comprendre « comment la poésie en ellemême définit sa nature et cherche à justifier son existence au regard de la conversion» 9 • Il a aussi rappelé que les philologues italiens, quelles qu'elles aient été leurs convictions ou leurs démarches méthodologiques, ont été contraints par la présence de l'œuvre immense et actuelle de Dante, à penser « la poésie comme instrument de convers10n ». Il est probable que la présence parmi les nouvelles belles-lettres françaises d'une œuvre monumentale - à moins de considérer la Divine Comédie aussi comme une œuvre cléricale «a-nationale», selon la célèbre formule de Gaston Paris - aurait sans doute eu raison de la condescendance dédaigneuse des premiers philologues français, mais aussi d'un grand nombre de médiévistes contemporains, à l'égard d'une poésie religieuse arbitrairement séparée d'une littérature profane. L'œuvre du poeta theologus atteint la perfection conceptuelle et formelle dans le chant du salut par la conversion 10 , et rend de ce fait indissociable l'une de l'autre. Mais cette définition de poète théologien est trompeuse. L'esprit moderne y reconnaît volontiers l'emprise de la théologie sur le verbe poétique, de la prophétie sur la poésie : un "ut theologia poesis". Or, comme le rappelle Umberto Eco, ce sont les "proto-humanistes" italiens - Coluccio Salutati, Pétrarque, Boccace - qui récupèrent dans la vaste formulaire de la scolastique cette notion ambiguë, et en s'appuyant sur l'édifice théorique et poétique de Dante, la revigorent « afin de combattre les tenants d'une position intellectualiste et aristotélique» 11 • Le dualisme nominal de la locution institue l'espace de la parole comme un espace dialectique de vérité. La littérature en langue d'oïl ne possède sans doute pas une œuvre de synthèse à la fois philosophique, esthétique et poétique telle que la 11

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Comédie. En outre, la discontinuité poétique des genres peut alimenter le sentiment d'une opposition esthétique entre poésie religieuse et littérature profane - entendus comme texte et contre-texte. Il est indéniable que l'horizon dans lequel œuvre le poète médiéval est celui de la révélation chrétienne, et que l'espace de la lettre est d'abord celui de la parole de Vérité. Cette coexistence qui est aussi une connivence a ses règles et son esthétique, ses chefs-d' œuvre aussi. La Vie des Pères est sans doute un des exemples les plus hauts et les plus achevés de cette nouvelle poétique évangélique. Les quarante et un contes de la première Vie des Pères nous révèlent, malgré un horizon de réception plus limité que celui de la Divine Comédie - mais la quarantaine de manuscrits qui sont parvenus jusqu'à nous atteste d'une diffusion et d'une faveur qui n'ont cessé durant tout le Moyen Âge - le visage d'un poète théologien,« capable de faire jouer le suspens de l'aventure du salut avec autant d'art que d'autres celui de l'aventure chevaleresque» 12 . Ces récits nous dévoilent l'image d'un poète, qui en cachant derrière la lettre, écrite et chrétienne, sa subjectivité poétique, fait de la parole prophétique une parole poétique, de la lettre chrétienne une littérature à part entière. Ces contes, écrits pour l'essentiel soixante-dix ans avant la Divine Comédie, ne sont pas sans rivaliser avec quelques-uns parmi les plus beaux passages de ce chef-d'œuvre. Il suffirait pour s'en convaincre de comparer, comme j'ai essayé de le faire ici, l'épisode de la« morte seconda» de Trajan raconté par Dante (Paradis, XX, v. 103-117) et le récit de la résurrection du juste sarrasin dans le conte Païen, pour reconnaître à la fois l'habileté littéraire et la subtilité théologique de l'auteur de la première Vie des Pères 13 . Mais ces poèmes montrent aussi comment leur auteur sait se tourner vers la tradition, celle de la lettre écrite et celle du folklore, pour féconder avec ces récits son discours, et jeter ainsi un pont entre une symbolique intemporelle et l'allégorie chrétienne. À travers l'étude de quelques-uns de ces stéréotypes narratifs, de leurs variantes thématiques, de leur spécificité linguistique, de leur structure narrative, de leur circulation pré et post-médiévale, j'ai essayé de montrer comment leur traitement et leur articulation dépendent des contraintes épistémologiques. Comment, aussi, ils sont, selon les esthétiques, régis par une rhétorique de la transmission orale ou par une poétique de la lettre écrite. Les nombreux exemples de récits 12

A vaut-propos

appartenant à d'autres horizons esthétiques et linguistiques servent non seulement à offrir un tableau souvent nouveau de la seconde main romanesque; ils permettent aussi de mieux comprendre l'originalité et la fraîcheur dont fait preuve le poète de la Vie des Pères. Si, selon la définition de Joseph Bédier, les motifs ont constitué un «pollen» qui a fécondé la littérature médiévale 14, il est aussi vrai que ces unités stéréotypées ne sont des «unités virtuelles», ayant une autonomie conceptuelle, que lorsqu'on identifie leurs invariants diégétiques et thématiques, en les extrapolant des histoires dans lesquelles ces séquences sont insérées et font sens. Comme l'écrit, alors, Jean-Jacques Vincensini, ces entités virtuelles «en pratique, on ne les découvre pas dans la pureté abstraite que leur procure cette virtualité» 15 . C'est leur greffe sur des récits qui ont aussi leur charge thématique, leur insertion dans des histoires, dans des « contextes d'accueil», qui dessinent une histoire de leur emploi, de leur paradigme esthétique, en même temps qu'elles illustrent la portée de leur(s) signification(s). Il est ainsi apparu que leur esthétique littéraire est soumise dans les contes de la Vie des Pères aux principes d'une morale et d'une pragmatique chrétiennes, qui trouvent dans l'octosyllabe roman 16 à la fois un moule idéal et un vecteur de sens. L'étude de la circulation et de la productivité de certains des motifs et thèmes utilisés dans l'élaboration de ces contes pieux 17 permet aussi d'analyser diachroniquement la fonction diégétique et thématique de ces unités narratives minimales, tout en favorisant à travers une analyse comparée de leur diffusion la définition de la méthode de composition romanesque de la Vie des Pères. Ce qui ressort des ces études c'est l'extraordinaire talent narratif de ce poète anonyme qui fustige les plaisirs du « siècle », tout en faisant de ses récits une aventure poétique émouvante. Le tableau que composent ces lectures nous offre la vision d'un conteur d'exception et d'un poète théologien, qui, comme le suggère Michel Zink, fait preuve «d'une spiritualité profonde, méditée, épurée, très éloignée de la superstition » 18 . Une maîtrise conceptuelle d'autant plus exceptionnelle que le matériau narratif sur lequel il construit ses histoires est celui intemporel du folklore narratif. D'autres auteurs chrétiens se servent aussi abon-

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damment au Moyen Age de ce fonds anthropologique 19 , comme le montrent les notes bibliographiques des chapitres III-VI. Mais c'est sous la plume de ce poète, que ces unités narratives se transforment en un évangile romanesque de la double vérité : celle immuable de la parole divine et celle mouvante et émouvante de son anonyme truchement poétique. A

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Avant-propos NOTES 1

«Lors d'une célébration, l' Abbé Gevardus nous faisait une homélie au chapitre. Il s'aperçut que beaucoup, principalement parmi les convers, sommeillaient et même que certains ronflaient. Il s'exclama: "Écoutez-moi, mes frères, écoutez-moi: j'ai une histoire nouvelle et belle à vous proposer. Il y avait un roi, qui s'appelait Arthur." Une fois cela dit, il s'arrêta, puis il ajouta : "Voyez, mes frères, quelle misère! Quand je parlais de Dieu, vous dormiez; lorsque j'ai introduit des paroles légères, les oreilles dressées et bien réveillés, vous vous êtes tous mis à écouter». « De domino Gevardo abbate, qui monachus in sermone dormitantes per fabulam Arcturi excitavit », in Caesarii Heisterbacensis Dialogus Miracolorum, vol. 1, Distinctio quarta, Capitulum XXXVI, éd. Joseph Strange, Cologne - Bonn Bruxelles, Heberle, 2 vol., 1851, p. 105. 2 Thomas d'Aquin, Summa Theologica, 1, 1, 9. 3 Aristote, La Métaphysique, Livre 1. 4 Ce moine qui cultivait les arts et les lettres sans oublier ses devoirs monastiques serait l'auteur du trope Quem quœritis, ou Visite au sépulcre (Quem quœritis, trope from St. Gall MS. 484, in Medieval Drama, éd. et trad. David Bevington, Boston, Houghton Mifflin, [1975], p. 26). 5 E. R. Curtius rappelle que déjà Hennig Brinckmann (Zu Wesen und Form mittelalterlicher Dichtung, 46 A, 1) avait attiré l'attention sur le fait que« depuis le siècle, la caractéristique du temps est que l' écrivain prend de plus en plus conscience de sa propre valeur » (Ernst Robert Curtius, La Littérature européenne et le Moyen Âge latin, trad. par Jean Bréjoux, Paris, PUF, 1956, p. 767 sqq.). 6 Daniel Poirion, Résurgences, Paris, PUF, "Écriture'', 1986, p. 28. 7 Armand Strubel, « Grant senefiance a » : Allégorie et littérature au Moyen Âge, Paris, Honoré Champion, 2002, p. 54. 8 Michel Zink, Poésie et conversion au Moyne Âge, Paris, PUF, "Perspectives littéraires", 2003, p. 39. 9 Ibid., p. 5. 10 Elle continue encore d'émouvoir, sept siècles plus tard, les savants et les indocti : récemment quelque quinze millions de lecteurs-spectateurs italiens ont écouté deux heures durant, en première soirée du samedi, la lecture du dernier chant du Paradis, dont la complexité rebuterait plus d'un théologien, faite par un autre «sage jongleur» toscan, Roberto Benigni, ce qui n'aurait été sans doute pas pour déplaire à Bernard de Clairvaux. 11 Eco, Art et beauté ... , op. cit., p. 196. 12 Zink, op. cit., p. 250. 13 Michel Zink a dénoncé les jugements anciens sur le non-respect des vrais principes chrétiens ou sur le côté superstitieux d'un certain nombre de ces récits. Dans le conte Païen, par exemple, l'auteur non seulement reprend la thèse paulinienne sur la loi positive ou naturelle, mais il semble aussi connaître la réflexion de Guillaume d'Auxerre à propos de la possibilité que les prières puissent sauver ceux qui sont injustement en enfer (Summa aurea, Liber quartus, « Quantum prosint suffragia eis qui sunt in purgatorio », fol. CCCIII), et il paraît

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même anticiper sur la solution proposée trente ou quarante ans plus tard par saint Thomas, dans l'article intitulé « Utrum suffragia prosint existentibus in iriferno ». 14 Joseph Bédier, Les Fabliaux. Études de littérature populaire et d'histoire littéraire du Moyen Âge, Paris, [s.n.], 1893, p 51. 15 Jean-Jacques Vincensini, Motifs et thèmes du récit médiéval, Paris, Nathan, 2000, p. 109. 16 L'auteur sait donner des preuves discrètes de sa maîtrise technique, en alternant le cas échéant l'octosyllabe et l'alexandrin, comme dans les onze vers de la prière que la pauvre fou du conte homonyme adresse à la Vierge: «Ave! Virge Marie, qui la flor nos portas ... » (Fou, v. 5105-5115, in La Vie des Pères, éd. Félix Lecoy, Paris, SATF, A. et J. Picard, 3 vol., 1987-1993-1999, t. I, p. 167.) 17 M. Zink a fait justice de tous ces jugements critiques, souvent fondés sur des a priori idéologiques, qui ont voulu considérer les contes religieux au mieux comme des imitations des fabliaux - « fabliau dévot » les avait définis, par exemple, Joseph Morawski («Notice sur deux anciens manuscrits français», Notices et extraits des manuscrits de la Bibliothèque Nationale, 33, 1891, p. 66-70, ici p. 66, cité in Michel Zink, Poésie et conversion au Moyen Âge, op. cit., p. 204 sqq.) - et plus souvent comme des pensum cléricaux avant la lettre. 18 Ibid., p. 205. 19 Que l'on pense aux Exempta de Jacques de Vitry ou aux Miracles de Notre Dame de Gautier de Coinci.

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Première partie EXCEPTIONS CULTURELLES ROMANES ET MOTIFS NARRATIFS

CHAPITRE!

Productivité et improductivité des motifs narratifs au Moyen Âge : problématiques esthétiques et culturelles

Les littératures médiévales offrent au lecteur moderne un miroir spéculaire des temps du passé enchâssés les uns dans les autres sous la forme d'anachronismes ou de catachronismes. Nous y reconnaissons ainsi à la fois un passé commun, qu'il est convenu d'appeler Romania, mais aussi nos antiquités nationales, à leur tour miroir convexe d'un autre passé : l' Antiquité. C'est aussi de cette contiguïté du discontinu que témoigne l'évolution dissymétrique des langues romanes entre le IXe et le XIIe siècle, lorsqu'elles se constituent dans et par les littératures nationales. Mais une telle parenté, qui n'est pas seulement philologique, linguistique, ne signifie pas identité, « mais conscience de ce qui justement a fait la différence, ainsi que volonté d'assumer l'héritage de cette« auberge du lointain qu'est toute langue maternelle » 1. La trace de cette conscience esthétique des langues romanes, que la translatio studii peut expliquer seulement en partie, se trouve souvent dans la mémoire même des mots, de leur évolution, de leur destin national. Certains semblent rendre compte mieux que d'autres de cette « scissiparité progressive », pour reprendre la formule de Paul Zumthor, du vulgaire aux langues. Aussi, le mot « roman », pour la langue d'oïl, ou le mot sonetto pour le vulgaire italien, semblent-ils fixer cette conscience linguistique nationale dans une forme morphologique et esthétique qui est à la fois référent linguistique et signifié littéraire. Indiscutablement, la translatio alimente une conscience poétique de la continuité diachronique, qui ne peut s'imaginer que dans l'appartenance au même espace-temps, dans la contiguïté des structures sociales, elle est aussi la trace d'une esthétique nationale, ou plus exactement la mémoire de la conscience d'une esthétique linguistique déjà nationale. Dans ce sens la translatio d'une langue vernaculaire à une autre, fragmentaire et sélective - mais aussi peu étudiée-, témoi19

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gne moins d'une plénitude culturelle romane qui rassemble les lecteurs européens que des différences de leurs sensibilités et de leurs horizons d'attente. Elle est moins une pratique intertextuelle, une « forgerie », selon l'expression de Gérard Genette, c'est-à-dire une conjointure de deux cultures, que la trace d'un nouveau seuil esthétique à la fois trans- et post-roman. Il n'est pas étonnant que dans ce x1ie siècle, qui est considéré à juste titre comme le siècle classique du Moyen Âge littéraire français - première anachronie frappante d'une histoire littéraire européenne, qui connaît différents apogées et déclins -, la revendication de cette conscience et de cette différence linguistique nous vienne de l'auteur qui le mieux symbolise et personnifie cette tendance centrifuge de la romanité, Chrétien de Troyes : Ce nos ont nostre livre apris Qu' an Grece ot de chevalerie Le premier los et de clergie. Puis vint chevalerie a Rome Et de la clergie la some, Qui or est an France venue. Dex doint qu'ele i soit maintenue Et que li leus li abelisse Tant que ja mes de France n'isse L'enors qui s' i est ares tee 2 .

Cet« enors », que souligne la distance morphologique de son étymon honorem, est bien sûr celui d'un héritage intellectuel et poétique, mais il désigne aussi le domaine linguistique du clerc français ou anglonormand, sa nouvelle propriété littéraire : le "roman" sera désormais le fief et l'honneur, l' enor, de la clergie française. Les médiévistes littéraires 3 ont souvent lu ce manifeste esthétique, en mettant en évidence une conscience poétique qui s'affiche dès ses débuts par rapport à une tradition autoritaire; mais c'est aussi sur un plan littéral, et par rapport aux autres langues romanes, aux autres romans, que la déclaration programmatique de Chrétien doit être entendue et comprise 4 . On y trouverait alors l'affirmation non pas d'une supériorité nationale mais d'une différence à la fois linguistique et esthétique: l'orgueil du clerc qui participe à la naissance d'une nouvelle littérature consubstantielle à sa langue d'oïl, parce qu'elle constitue le reflet fictionnel du 20

Productivité et improductivité des motifs narratifs au Moyen Âge

nouvel espace ontologique. Un orgueil qui annonce déjà l'émergence de la «subjectivité littéraire», de cette «conscience particulière, partagée entre l'arbitraire de la subjectivité individuelle et la nécessité contraignante des formes du langage » 5 • L'étude de la translatio vulgaire des textes et des motifs ainsi que de certains mots-clés littéraires propres à chaque littérature romane 6 pourrait contribuer à mieux comprendre l'esprit de ces échanges linguistiques et culturels, qui continuent de favoriser tout au long du Moyen Âge une relation dialogique entre les textes et les lecteurs européens. Mais une approche nouvelle de la translatio devrait nous pousser à nous demander sur comment et pourquoi le Moyen Âge européen n'a pas pu et sans doute n'a pas voulu transférer d'une culture et d'une langue à l'autre tout un pan de sa littérature et de ses formes poétiques: une parte des Romans Arthuriens, d'abord, plus tard Mélusine, et plus généralement le récit long ou certains motifs narratifs, par exemple, vers l'italien 7 ; mais aussi, inversement, et pour des raisons opposées et spéculaires, la poésie de Dante, ou encore le sonnet, et plus généralement l'humanisme italien, à l'exception du courant pétrarquisant, en France et en français 8 . Une étude de ces "trous noirs" de la translatio, fondée sur le dépouillement des fonds de nos bibliothèques européennes est pour l'essentiel encore à faire. Pourtant, retracer les lignes de crête et de tension de la translatio entre langues vulgaires, à travers le recensement des textes médiévaux traduits dans une autre langue romane ou vulgaire, en reconstituant les circuits culturels et les contraintes linguistiques de la circulation littéraire médiévale, pourrait contribuer à définir plus clairement les zones périphériques de chaque système littéraire à l'intérieur du diasystème roman. Après l'époque fondatrice des grands romanistes du XIXe siècle et du début du XXe, la période des « Moyens Âges nationaux » a servi à représenter de manière toujours plus précise et détaillée les contours historiques des langues médiévales et de leurs littératures. Il serait impensable aujourd'hui pour un seul médiéviste de vouloir surmonter et maîtriser toute cette masse de connaissances nouvelles, comme ont pu le faire les maîtres du passé, mais tels les modernes d'autres antiques, les médiévistes ont aujourd'hui la chance de pouvoir fonder leur analyse sur des acquis littéraires et linguistiques, philologiques en un mot, consolidés, qui

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leur permettraient de relier entre eux ces savoirs spécifiques, dans une nouvelle philologie médiévale comparée. Mais cette philologie comparative ne peut pas se fonder seulement sur l'histoire de la translatio studii ou de la translatio romane, elle doit aussi étudier d'autres modalités du récit ou de la composition poétique, à commencer par ces motifs ou encore ces mythèmes qui n'ont été apparemment féconds que dans une seule littérature, ou plutôt qui ne l'ont pas été dans une autre à la même époque, puisque c'est surtout par l'absence - plutôt que par une richesse de textes qui éclaire davantage l'intention auctoriale - que l'on peut mesurer de quelle manière les vulgaires se sont constitués en littératures nationales, instrument et élément d'un goût national. Je ne suis pas en train de soutenir qu'il serait souhaitable de partir du connu des textes pour aboutir à travers l'inconnu des circuits oraux à une généalogie des esthétiques littéraires romanes 9 , mais plutôt que l'on pourrait enrichir le tableau des histoires littéraires médiévales en faisant ressortir davantage les zones d'ombre, les blancs picturaux. Ces lacunes thématiques, textuelles, formelles, culturelles, anthropologiques - qui ne sauraient être expliquées seulement par les accidents des traditions manuscrites - peuvent contribuer à fixer les confins d'une production et d'une réception littéraire nationales autant sinon plus que les "best-sellers" médiévaux 10 • J'ai choisi comme premier terrain d'investigation le phénomène de la productivité de certains motifs narratifs dans les littératures médiévales française et italienne. S'il est vrai que la «matière de France» a nourri pendant longtemps la littérature italienne, il apparaît tout aussi vrai que la tradition romanesque italienne en regard de la production en langue d' oïl semble indigente et marginale 11 . Certes, il existe une production romanesque d'importation, les « volgarizzamenti », mais elle est limitée à la fois en termes de quantité, de diffusion, de succès : en un mot d'impact esthétique. D'autant plus que cette production semble pratiquement se borner au milieu franco-vénitien, et de manière plus accessoire toscan. Ce phénomène a été déjà naturellement étudié, en particulier par des romanistes transalpins 12 , mais le nombre de travaux sur cette 'anomalie' littéraire italienne 13 est moins important et systématique qu'on ne pourrait le croire.

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Productivité et improductivité des motifs narratifs au Moyen Âge

La marginalité esthétique et culturelle de la littérature romanesque italienne est d'abord soulignée par le mot italien équivalent du mot français « roman » : « volgarizzamento », dont le sens littéral signifie « mise en langue vulgaire ». Mais si le transfert linguistique finira par être supplanté en français par le résultat formel de l'opération, en italien, «vulgaire» gardera sa nature d'épithète, et au lieu d'indiquer le succès d'un nouveau genre, il continuera de connoter le destinataire auquel ces textes sont réservés : le vulgus, le peuple, dans son acception péjorative. Il faudra attendre le xvr siècle, avec les premières théories du roman et le débat sur les œuvres d' Arioste et de Boiardo 14 , pour que le mot «roman», importé de France, remplace l'équivalent italien. Comme le rappellent justement Michel Stanesco et Michel Zink, dans un des rares ouvrages qui aient abordé la question du roman sous une perspective européenne, « pour Dante et, sans doute, pour la plupart du public italien, le genre romanesque était étroitement associé à la langue d'oïl » 15 . Et il y restera jusqu'à la fin du Moyen Âge, ou plus exactement jusqu'à la fin du XVe siècle. Mais le récit long, malgré son identification avec la langue d'oïl, le premier des vulgaires, ne jouit en Italie ni du prestige ni du rôle qu'il a en France. Comme le résume exemplairement Cesare Segre : « se poeti e prosatori sono i protagonisti, i volgarizzatori sono le contrefigure » 16 . Des doublures qui s'adressent à une classe de lecteurs populaires, parce que la maggiore vicinanza delle due lingue, il carattere romanzesco o (per lo più) tritamente didattico delle opere, assegnano senz 'altro le traduzioni da! francese ad un pubblico più curioso che rigoroso, più avido che attenta : il pubblico più grosso, nei gusti, e più vasto 17 .

Dans les faits, une telle opération d'importation a été limitée aussi bien sur un plan quantitatif que qualitatif, et elle a intéressé surtout le Nord de l'Italie et la Vénétie 18 . Il est intéressant de remarquer que ce plaisir «vulgaire» de la lecture des romans populaires d'origine « transalpina » est souligné aussi par les nombreux gallicismes, qui témoignent à la fois du goût et de la nécessité d'une rusticité traductionnelle, qui laissent poindre l'exotisme de la langue de l'autre 19 . On ne peut, alors, qu'être d'accord avec Segre, lorsqu'il affirme que «per questo l 'importanza dei volgarizzamenti dal francese è, per la Zingua 23

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e per il gusto, limitata » 20 . Ces importations ne recherchent et ne produisent, en effet, aucune conscience originale du monde ; ils ne sont le résultat ou le principe ni d'une nouvelle sensibilité ni d'une esthétique vulgaire, comme cela a été le cas pour la langue d' oïl, en particulier 21 . Il n'est pas étonnant, alors, que dans le Cantare dei Cantari, composé entre 1380 et 1420, un rimeur anonyme se moque - après s'être vanté connaître plus de 1106 « cantari » -, de son auditoire qui voudrait entendre les fantaisies chevaleresques : Ma se qui fosse alcuno innamorato, giovane o vecchio, o cavaliere strano, il quai volessi udire il bel trattato di Lancillotto e di misser Tristano, facciami cenno chelli sia grata e io comincero a mano a mano, e fatti della Tavola Ritonda di parte in parte, con mente gioconda 22 •

Franco Cardini souligne à ce propos comment il canterino si arroghi una qualche funzione civicopedagogica o se ne senta comunque investito : bene la storia sacra, bene le starie fiesolane, troiane, romane [ ... ] ma alla letteratura dell'evasione cavalleresca egli riserva al contrario una sorta di condanna anche etica 23 •

C'est ce que rappelle aussi Daniela Branca, pour qui tra il seconda Duecento e il primo Trecento, le nostre migliori esperienze letterarie sembrano estranee alla materia arturiana, che pure cominciava proprio allora a dif.fondersi largamente in !tafia grazie ai primi volgarizzamenti » 24 .

Michel Stanesco et Michel Zink remarquent qu' « il n'y a pas de doute que la plupart des romans tirent leur substance des motifs venus du fond des âges et qui sont toujours vivants au XIIe-XIIIe siècles» 25 . Cependant, affirmer, comme le faisait Walter Scott, cité par ces deux auteurs, que « le roman médiéval trouvait sa source dans le royaume des histoires fabuleuses de chaque nation», revient pour la langue 24

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sinon pour la communauté linguistique italienne à reconnaître pratiquement qu'elle ne possède pas d'histoires fabuleuses - en langue d'oïl on aurait dit «merveilleuses»-, parce que ce que lui vient du fond des âges c'est sa tradition et ses racines latines. Le modeste succès littéraire pour ne pas dire la stérilité du récit long en Italie, mais il faudrait sans doute plutôt dire en vulgaire italien, est dû aussi à une relative indigence du fonds du « merveilleux » national. J'ai voulu vérifier une telle hypothèse en effectuant des sondages comparés entre les index des folkloristes 26 , ouvrages dont chacun connaît et reconnaît les lacunes et l'inadéquation épistémologique, mais qui peuvent fournir sur un plan structurel des tendances et des indices statistiques intéressants. Je suis donc parti de cette catégorie de motifs que Thompson appelle « marvels ». Les résultats d'une telle comparaison, qui ne font que confirmer les indices littéraires précédemment passés en revue, pourraient à mon sens constituer la base d'une nouvelle approche de la question des identités littéraires romanes. À travers le prisme de la productivité quantitative et typologique des motifs narratifs, on pourrait mieux éclairer et partiellement expliquer la présence et l'absence, le développement ou la stérilité, le succès ou l'échec historiques de certains genres et de certaines formes esthétiques dans les littératures romanes. Voici les premiers résultats. Sur les quelque 46000 motifs que Stith Thompson recense dans les six volumes de son travail 27 , 5000 environ sont répertoriés dans la partie F « Marvels », et dans celle-ci, la section « Spirits and demon » en compte à elle seule un millier. Il est vrai que le Motif-Index ... de Thompson ne concerne spécialement ni l'époque médiévale, ni évidemment les textes littéraires européens, même si c'est dans les catalogues qui regroupent les textes littéraires médiévaux que l'auteur a trouvé un grand nombre des motifs qu'il signale. Cependant, ce pourcentage de 11,5% fournit une première indication sur la productivité narrative de cette catégorie thématique de motifs 28 . Si l'on effectue le même sondage à travers l'index réalisé par Anita Guerreau 29 , en se fondant sur un corpus littéraire médiéval esthétiquement parfaitement défini et clos, on s'aperçoit que ce pourcentage, s'il augmente de manière importante, en nous offrant une première indication sur la productivité spécifique de ces motifs dans des textes romanesques longs, ne montre pas de variations surprenantes ou signi25

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ficatives par rapport à celui de Thompson. Sur les 2600-2700 motifs que recense Anita Guerreau, selon le schéma thématique et les définitions lexicales 30 adoptés par Thompson, 480 sont catalogués dans la partie F « Marvels », soit 18% du total. Un tel pourcentage, qui en soi ne prouve que ce que nous connaissions déjà, à savoir que le merveilleux est très présent dans la littérature arthurienne et que sa productivité est constitutive de ce système de narration 31 , semble être confirmé par un outil similaire à celui de Guerreau. Dans son MotifIndex of Early Irish Literature 32 , Tom Peete Cross recense presque 9800 motifs, dont 1750 dans la partie F, ce qui nous donne le même pourcentage que chez Guerreau. Dans un autre ouvrage spéculaire de celui de Guerreau, consacré à la littérature romanesque anglaise, Gerald M. Bordman 33 répertorie environ 2600 motifs - c'est-à-dire à peu près le même nombre total que celui de Guerreau -, dont plus de 400 sont catalogués dans la partie F, avec un pourcentage de 16%. Ces premiers résultats confirment la constance de la productivité de cette catégorie de motifs dans les littératures qui connaissent une abondante floraison romanesque. Radicalement différent est le tableau que nous offre le recensement de Rotunda 34 sur la littérature italienne. Sur les quelque 4200 motifs qui y sont catalogués, la partie F ne présente que 54 motifs, dont 33 qui ne figurent pas dans le MotifIndex ... de Thompson 35 • Parmi les 5000 motifs du merveilleux que recense celui-ci, seulement une vingtaine, donc, figurent dans le Motif-Index ... de Rotunda: 0,4% du total 36 . Mais le chiffre qui impressionne le plus est celui de la moyenne relative des motifs de la section F, qui passent du 11 % du Motif-Index ... de Thompson et du 16-18% des autres répertoires cités au 1,3% de celui de Rotunda. Si l'on applique la notion de productivité narrative, il apparaît que le « merveilleux » ne joue aucune fonction narrative dans la littérature en prose italienne 37 , y compris, et sans doute surtout, parce que le récit développé, ou si l'on préfère le roman, y est pratiquement absent. Certes, le corpus sur lequel Rotunda a effectué son recensement est très restreint - 90 textes dépouillés, dont quatre-vingt recueils de nouvelles 38 -, mais cette spécificité du corpus est moins une cause des résultats que la conséquence d'une réalité littéraire italienne. Si Rotunda n'insère pas dans son corpus des proses de romans, c'est, comme nous l'avons précédemment constaté, qu'elles sont rares dans la littérature italienne et que leur diffusion est limitée à des zones 26

Productivité et improductivité des motifs narratifs au Moyen Âge

linguistiques et géographiques somme toute assez restreintes. En outre, malgré le fait que le recensement se fonde essentiellement sur le dépouillement de récits brefs, d'autres typologies thématiques et conceptuelles de motifs sont présents dans le Motif-Index... de Rotunda avec plus ou moins les mêmes pourcentages que l'on retrouve dans celui de Thompson. On pourrait objecter que Rotunda ne dépouille pas les « volgarizzamenti », comme le fait par exemple Bordman, et que si on élargissait le champ d'investigation en incluant ces translations ainsi qu'un certain nombre de romans en vulgaire découverts ou redécouverts récemment 39 , la productivité des motifs du « merveilleux » en italien serait plus visible. Si l'on tient compte du classement des motifs par texte effectué par Anita Guerreau, et après un sondage rapide dans les volgarizzamenti cités, on pourrait raisonnablement avancer le chiffre de 150-160 motifs. Une telle estimation, si elle multiplie par trois le pourcentage de Rotunda, est toutefois 3 ou 4 fois encore inférieure aux résultats de Thompson, Guerreau, Cross, etc. Cependant, comme je l'ai déjà rappelé, la circulation de ces « volgarizzamenti » dans la littérature italienne est quantitativement limitée 40 et esthétiquement connotée - par le mot lui-même en premier lieu, par les zones linguistiques de traduction et de réception, ensuite. L'élargissement du corpus aux volgarizzamenti rendrait compte davantage de la production littéraire médiévale italienne telle qu'elle est connue et perçue aujourd'hui que de sa réelle portée médiévale. Limiter l'étude de la productivité des motifs à un corpus littéraire national autochtone 41 , qui ne tient pas compte des traductions du français 42 , peut servir à mieux représenter les contours des thématiques littéraires, pour avancer des hypothèses d'interprétation sinon sur le goût littéraire d'un peuple, sans doute sur les ressorts profonds qui le relient à la littérarité de sa propre langue. D'autant plus qu'à côté des « volgarizzamenti », circulaient en Italie des manuscrits en langue d' oïl, qui, dans un certain sens, témoignaient sinon de la productivité du moins de la connaissance de certains motifs merveilleux. Ces résultats partiels et provisoires exigent avant même de pouvoir être interprétés d'être intégrés par d'autres recherches, en particulier sur les rapports structurels entre les modèles culturels stéréotypés et les motifs narratifs 43 , et surtout entre ceux-ci et la construction 27

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diégétique du récit long et en particulier du roman, tel qu'il s'est développé dans l'espace linguistique et culturel anglo-normand 44 . Mais ce qui apparaît déjà c'est qu'il existe une liaison profonde, presque secrète, entre les langues romanes et leurs littératures, et que ce lien n'est pas seulement culturel ou sociologique ou religieux, en un mot épistémologique, mais il est essentiellement linguistique et métalinguistique. L'Église n'a jamais reconnu aux romans du Graal, par exemple, et à leurs prétendues révélations ésotériques une quelconque valeur dogmatique ou religieuse, en France pas plus qu'en Italie - que l'on pense aux sermons de Césaire de Heisterbach, de Pierre de Blois ou d' Aelred de Rievaulx 45 . Les motifs narratifs peuvent être analysés et mesurés comme une sorte de « rayonnement fossile » de cette littérarité fondatrice, en même temps qu'ils constituent les items d'une syntaxe narrative, qui reflète la sensibilité et le goût littéraire d'un peuple dans la genèse du génie de sa propre langue. Dans ce sens, les motifs du « merveilleux » semblent révéler une correspondance formelle plus encore que thématique du récit long avec la langue d'oïl et l'anglo-normand, et ceci d'autant plus que leur absence ou leur faible productivité narrative dans la littérature médiévale italienne pourrait résulter d'une prééminence de la forme brève, avec son système de valeurs, son réalisme psychologique, thématique, son exemplarité moralisante et/ou religieuse. La tendance à une organisation structurelle même des romans arthuriens en cycles montre une fois de plus cette caractéristique du motif narratif merveilleux à être une source autoréférentielle d'une production thématique arborescente. D'une greffe thématique à l'autre, à travers ce que Armand Strubel appelle «une dramatisation d'une équivalence narrative», c'est-à-dire une théâtralisation psychologique qui se prête particulièrement à l'élaboration d'œuvres étendues, et dont la structure peut devenir complexe comme celle d'un arbre généalogique ou d'un stemma, la productivité narrative des motifs merveilleux constitue en même temps l'indice d'un goût et la trace d'une rupture épistémologique romane. De l'autre côté des Alpes, les formes brèves, et les nouvelles en particulier, sont réunies en recueil selon une organisation qui est, elle, davantage esthétique que thématique, formelle que mythologique ou poiétique.

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Les motifs du «merveilleux» avec leur commuabilité et leur articulation générative constituent sans doute un des moyens esthétiques dont dispose l'auteur arthurien pour conjoindre diverses matières, pour composer des interférences textuelles, mais aussi pour disjoindre des sujets et des matières, en les articulant selon une nouvelle perspective narrative, une nouvelle parole d'aventure 46 . Dans ce sens, le roman arthurien exemplifie à travers ses disjonctions et sa pragmatique du merveilleux la poétique ovidienne du travail qui surpasse la matière:« Materiam superabat opus» 47 . Que la formule forme-contenu du récit bref tende à privilégier le réalisme psychologique et à ne pas s'appuyer sur le fonds du merveilleux, semble être confirmé ici par le recensement des motifs dans les contes de la première Vie des Pères (cf. infra, chap. II). Sur la cinquantaine de motifs que j'ai relevés dans ces récits, un seul appartient à la catégorie F (Fl 051.1 «Barrel filled miraculously with penitent's tears », conte n° XIX), c'est-à-dire huit fois moins que le pourcentage des différents Motif-Index ... Comme le remarque Cesare Segre à propos de la littérature italienne: la nostra letteratura, sorta più tardi delle sorelle provenzale e francese, e più presto ricollegatasi con la letteratura madre, assume nel monda romanzo una fisionomia di minor ribellione innovativa, e anzi si pane subito alla testa della restaurazione umanistica. Cià vale specialmente in linea generale ; ché una tradizione più popolare era già viva anche da noi (è quella che offriva mena resistenza agli spunti gallici), e del resta l 'accettazione del modello latino si risolveva in effetti in un arricchimento di elementi e in un rinforzamento di strutture che . . . . ' . 48 costztuzvano, zn verzta, una conquzsta .

Les « spunti gal/ici » dont parle Segre, c'est la matière gauloise et aussi celtique. Ces lettres nouvelles possèdent une energeia mythopoiétique, qui trouve dans le roman et dans la chanson de geste son moule ainsi que l'expressivité d'une langue d'oïl, qui s'affranchit au fil des pages et des enchâssements narratifs de l'autorité de la languemère. Dans ce sens le roman (langue et forme littéraire) témoigne moins d'une « scissiparité progressive » que d'une rupture formelle du 29

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cordon ombilical latin ; en tant que tel, il n'aurait pas su convenir à une autre langue et à une autre littérature, qui cherchaient et trouvaient leur sens original et leur salut poétique dans la reconquête de l'héritage esthétique de Rome 49 . Les différents degrés de cette interférence entre tradition latine et modernités romanes peuvent être mesurés quantitativement et qualitativement aussi à travers une syntaxe générative des motifs narratifs, de leur productivité inter- et infratextuelle, de leur expansibilité diégétique, de leur spécialisation esthétique et linguistique, de leur perméabilité et de leur prégnance culturelles. C'est dans ce rapport à une tradition commune, dans les différentes formes de sa translatio, qu'elle soit conquête ou reconquête d'une littérature et de ses genres poétiques, que réside la portée poétique d'une rupture et d'une continuité romanes, qui n'ont de sens que l'une par rapport à l'autre, parce que comme le rappelle Lorenzo Valla, elles sont déjà les unes en face des autres : Amisimus Romam, amisimus regnum, atque dominatum, [ ... ] verumtamen per hune splendidiorem dominatum in magna adhuc orbis parte regnamus. Nostra est !tafia, nostra Gallia, nostra Hispania, Germania, Pannonia, Dalmatia, Illiryum, multaeque aliae nationes. Ibi nanque Romanum imperium est ubicunque . ,] . 50 R omana l zngua uomznatur .

C'est avec une conscience et un orgueil spéculaires de ceux de Chrétien de Troyes, d'une latinité sans races, et avec le sentiment d'une translatio qui est au cœur de la confusio linguarum romane, que le premier des philologues modernes fait sa déclaration de foi toute philologique en cette communauté d'esprit désormais intellectualisée, que représente la Romania à la moitié du XVe siècle - c'est-à-dire en deçà et au-delà du Moyen Âge, en pleine Renaissance italienne mais encore au cœur, selon la célèbre formule de Huizinga, de l' « automne du Moyen Âge» français. De la même façon que le manifeste du Prologue du Cligès ne saurait être lu selon une perspective nationaliste avant la lettre, ce nostos de l'humaniste Lorenzo Valla constitue le premier de ces anachronismes sur lesquels se fondent notre regard et notre intérêt pour le Moyen Âge

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Productivité et improductivité des motifs narratifs au Moyen Âge NOTES 1

Claudio Galderisi, «D'une translatio à l'autre», in Actes du colloque sur la translatio médiévale, Mulhouse, 11-13 mai 2000, in Perspectives médiévales, études réunies et publiées par Claudio Galderisi et Gilbert Salmon, supplément au n° 26, 2000, p. 7-11. 2 Chrétien de Troyes, Cligès, in Œuvres complètes, sous la direction de Daniel Poirion, avec la collaboration d'Anne Berthelot, Peter Dembowski, Sylvie Lefèvre, Karl D. Uitti et Philippe Walter, Paris, Gallimard, "Bibliothèque de la Pléiade", 1994, p. 173-174, v. 30-39. 3 Je pense aux thèses nationalistes d'Émile Littré à propos du« Chant d'Eulalie et du fragment de Valenciennes» (Journal des Savants, 1958-1959), ou encore d'un médiéviste dilettante comme Théodore de Puymaigre (cf. Vieux auteurs castillans, Paris, Didier, 2 vol., 1861 ), mais aussi à certaines positions de Gaston Paris, affirmant que les Gaulois auraient d'abord employé les lettres grecques, pour ensuite devenir le« dernier asile de l'éloquence et de la poésie latines», ou encore soutenant que la «France eut à l'égard des nations avoisinantes un rôle accepté d'initiation et de direction intellectuelle, littéraire et sociale» (cf. Gaston Paris, La Littérature française au Moyen Âge, Paris, Hachette, 1920 7e, p. 10 et p. 32.) Sur la question on peut consulter Hans Ulrich Gumbrecht, «Un souffle d'Allemagne ayant passé: Friedrich Diez, Gaston Paris and the Genesis of National Philologies», Romance Philology, 40, 1986, p. 1-37, et plus récemment Kimberlee Campbell,« Querelle de sœurs: la France, l'Espagne et le médiévisme du XIX 0 siècle», in Actes du XV" Congrès international Rencesvals, études réunies et publiées par Gabriel Bianciotto et Claudio Galderisi, Poitiers, CESCM, "Civilisation médiévale'', 2 vol., 2003, t. II, p. 783-792. 4 Dans ce sens la question de la translatio géographique que préfigure le Cligès (Grande ou petite Bretagne, Angleterre ou France?) devient accessoire, puisque s'il paraît évident que les lieux du récit sont ceux d'une Angleterre réelle (Londres et non Carduel ou Tintagel), il me semble que la translatio imperii est ici d'abord une matière narrative, un espace fictionnel et conventionnel, que délimitent moins les frontières géographiques que les confins des langues. 5 Michel Zink, La Subjectivité littéraire. Autour du siècle de saint Louis, Paris, PUF, "Écriture", 1985, p. 8. 6 Que l'on pense à «merveille» ou à «merveilleux», qui ont fait couler tant d'encre, mais qui n'ont jamais été analysés, à ma connaissance, en tant que motsclés de la littérarité médiévale française, par rapport, à d'autres langues et littératures médiévales qui ne connaissent ni le même nombre d'emploi, ni la même richesse polysémique, ni naturellement la même morphologie, par conséquent le même système génératif de rimes ou de lexèmes. 7 Le transfert des fonctions mythiques, des mythèmes, étudié par Dumézil (cf. Georges Dumézil, Mythe et Épopée 11, Types épiques indo-européens : un héros, un sorcier, un roi, Paris, Gallimard, 1986), Grisward, Vincensini, etc. ne peut combler qu'en partie ces trous noirs de la translatio, parce que d'une littérature romane à l'autre ce ne sont pas les noms ou les circonstances du plot qui

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sont modifiés, mais la structure profonde de la narrativité qui est remise en cause en tant que modèle et moule d'une société. (Cf. infra). 8 Voir Jacques Verger, « Manuscrits et auteurs italiens dans les bibliothèques universitaires françaises à la fin du Moyen Âge », in Libri, lettori e biblioteche dell'ltalia medievale (secoli IX-XV). Ponti, testi, utilizzazione del libro /Livres, lecteurs et bibliothèques de l'Italie médiévale (IX"-XV" siècles). Sources, textes et usages, Atti della Tavola rotonda italo-francese (Roma 7-8 marzo 1997), a cura di Giuseppe Lombardie Donatella Nebbiai Dalla Guarda, Paris - Roma, Éditions du CNRS-ICCU, 2001, p. 131-145. 9 Le titre séduisant et quelque peu trompeur de l'étude de Helmut Hatzfeld, « Style 'roman' dans les littératures romanes. Essai de synthèse », in Studi in onore di ltalo Siciliano, Firenze, Olschki, 2 vol., 1966, vol. 1, p. 525-540), cache en réalité une comparaison synesthésique entre l'esthétique des tympans et les formules épiques. 1 ° C'est ce que pense, par exemple, Keith Busby, lorsqu'il avance l'hypothèse que l'étude de la production matérielle des manuscrits peut aussi éclairer les dynamiques des goûts régionaux ou provinciaux, étroitement liés aux génies de certains dialectes et de certaines scripta. (Cf. K. Busby, Codex and context. Reading old french verse narrative in manuscript, Amsterdam, Rodopi, 2 vol., 2002). 11 On pourrait faire le même constat à propos de la littérature d'oc. C'est à peu près dans ces mêmes termes, d'ailleurs, que s'exprime Jean-Charles Huchet à propos de la littérature narrative d'oc : «la tradition romanesque occitane, comme la tradition épique, est sinistrée et inconsistante » (Nouvelles occitanes du Moyen Âge, Textes établis, trad. et présentés par Jean-Charles Huchet, Paris, Flammarion, 1992, «Introduction», p. 9). 12 S'il est vrai, comme l'écrit Anna Maria Babbi, que les «inventaires des bibliothèques témoignent de la richesse et de la variété des manuscrits en langue française qui étaient écrits ou copiés en Italie » (Anna Maria Babbi, « Le Guerrin Meschino d' Andrea da Barberino et le remaniement de Jean de Rochemeure », in Traduction, dérimation, compilation : la phraséologie, Actes du Colloque international, Université McGill, Montréal, 2-3-4 octobre 2000, publiés par Giuseppe Di Stefano et Rose M. Bidler, Le Moyen, Français, 51-52-53, 2003, p. 9-18, ici p. 9), un recensement global de ces manuscrits reste encore à faire. La proximité relative entre la langue d'oïl des XII" et XIIIe siècles et l'italien parlé dans le Nord de l'Italie peut expliquer en partie à la fois la présence de ces manuscrits et le fait que leur traduction n'ait pas été nécessaire. 13 Ni les littératures européennes du Nord, ni les autres littératures romanes, à l'exception, comme je le rappelais de celle d'oc, n'ont ignoré le récit long, en prose ou en vers. Dans ce sens, la littérature italienne du XIII° siècle semble être marquée par une spécialisation précoce que les autres littératures médiévales ne connaîtront que quelques siècles plus tard: le vers paraît d'emblée être destiné à la production lyrique, avec quelques exceptions notables, à commencer par la Divine

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Comédie, alors que la prose est réservée aux traités théoriques et au récit bref, en particulier, à la nouvelle, qui devient une spécialité toscane. 14 La querelle sur le côté mensonger et fabuleux du roman est en réalité contemporaine ou presque de l'apparition du roman. À la fin du XIIe siècle, un auteur de vies de saints et de récits hagiographiques, Denis Piramus, s'attaque à la fois à la manière poétique et au public du Partonopeu de Blois (Denis Piramus, La Vie Seint Edmund le Rei, éd. H. Kjellman, Goteborg, 1935, v. 29-31). Il est significatif qu'il faille attendre la moitié du XVI° siècle pour que ce débat esthétique enflamme les tenants et les opposants des romanzi italiens, mais ni les uns ni les autres ne mettent en discussion la primauté française (Cf. Michel Stanesco, « Premières théories du roman. Les folles amours des paladins errants », Poétique, 70, 1987, p. 167-180). 15 Michel Stanesco et Michel Zink, Histoire européenne du roman médiéval. Esquisse et perspective, Paris, PUF, 1992, p. 143, 16 Volgarizzamenti del Due e Trecento, a cura di Cesare Segre, Torino, UTET, 1980, « Introduzione »,p. 12. 17 Ibid., p. 11. Cesare Segre a raison de rappeler que « volgarizzamento è, nella nostra prima letteratura, situazione mentale prima ancora che attività specijica [ ... ] L 'orientamento delle prime opere originali non differisce molto da quello delle ultime opere in latino, essendo le condizioni culturali degli autori pressoché le medesime; gli interessi dell 'una e dell 'altra attività si sostengono a vicenda ». 18 « Il Settentrione, e specialmente il Veneto, si addossà irifatti il compito di intermediario tra il monda letterario francese, allo ra in piena jase di espansione e di dominio, e l 'Italia ; (Martico da Canale e Marco Polo compongono le loro opere storiche o autobiografiche in francese) [ ... ] L 'importanza di questa mediazione veneta riuscirà evidente, se si pensi alla popolarità dei romanzi francesi in tutta Italia nel Due e Trecento ; e che questa popolarità, per adesione, trascino con sé quanta del monda classico aveva attirato ed innamorato gli scrittori di Francia; tanto che la materia troiana, l'Eneide, la Farsalia, furono conosciute dal pubblico quasi esclusivamente nella forma romanzata di cui erano state vestite al di là delle Alpi». (Ibid., p. 13). 19 « Cultura dunque di carattere tutt 'altro che aristocratico quella che dalla Francia veniva importata con avidità [ ... ] era la borghesia comunale che sentiva la necessità, e il piacere, della lettura ».(Ibid.) 20 Ibid., p. 23. 21 «Né procuravano tali traduzioni al lettore quella scossa salutare che puà dar coscienza d'un monda: i racconti romanzeschi (sia la storia di Tristano o quella di Troia) si snodano in una dimensione fantastica senza lampeggiamenti d'arte; quelli storici (poniamo i Patti di Cesare, travestiti personaggi e avvenimenti seconda i costumi cavallereschi o borghesi, ignorano la frattura dei secoli anestetizzando il senso del tempo» (Segre, ibid., p. 22-23). 22 «Mais s'il y avait ici quelqu'un d'amoureux, / chevalier étrange, ou jeune ou vieux, / lequel voudrait écouter le beau traité / de Lancelot ou de Sire Tristan /

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qu'il me fasse signe que cela lui plaît / et je relaterai au fur et à mesure / les faits de la Table Ronde /d'un bout à l'autre, avec un esprit joyeux ... ». (La traduction est de moi). Voir Pio Rajna, « Il Cantare dei Cantari e il Sirventes del Maestro di tutte l'arti », Zeitschrift für Romanische Philologie, II, 1871, p. 220-254, 419-437, ici St. VIII, 39, p. 433. 23 Franco Cardini, « Concetto di cavalleria e mentalità cavalleresca nei romanzi e nei cantari fiorentini », in 1 Ceti dirigenti nella Toscana tarda comunale, Atti del convegno di Firenze, 5-7 dicembre 1980, Firenze, Francesco Papafava, 1983, p. 157-192, ici p. 159. Cardini signale aussi, p. 168, « che il romanzo sembra essere rimasto un genere d'élite, laddove il cantare recitato nella piazzetta di San Martino del Vescovo era nota, seguito e apprezzato da tutti, e non certo dai soli ceti su balterni » (cf. aussi F. Flamini, La Lirica toscana del Rinascimento anteriore ai tempi del Magnifico, rist. anastatica, Firenze, Le Lettere, 1977). Il faut cependant distinguer entre le concept de chevalerie et la littérature de ou sur la chevalerie. Si on connaît le jugement sévère de Sacchetti - qui parle de « cavalleria 'cacalleria' » -, chez Dante, par exemple, le respect pour la dignité chevaleresque est supérieur à la condamnation des ambages pulcerrime et de la littérature chevaleresque, malgré la condamnation morale de Tristan, placé par le poète toscan parmi les luxurieux. (Cf. Cardini, art. cit., p. 161.) Il est évident que les héros des romans arthuriens, en particulier de ceux de Chrétien de Troyes, souffrent d'une comparaison implicite avec le modèle exemplaire du Christ, et que leurs sacrifices ou leurs exploits amoureux apparaissent comme dérisoires et inutiles au clerc, qui est aussi un catéchiste, au poète-prophète. Aussi, l'auteur anonyme du Nove/lino, pourtant fondamentalement laïque, n'hésite-t-il pas à maltraiter et à ridiculiser dans trois de ses cent nouvelles (28, 45, 82) le grand Lancelot, coupable, selon une lecture morale qui trouve son modèle dans la Queste del Saint Graal, déjà de tous les crimes courtois et frappé de tous les défauts chevaleresques. (Cf. Daniela Delcomo Branca, « 1 racconti arturiani nel Nove/lino », Lettere ltaliane, XLVIII/2, 1996, p. 177-205). 24 D. Branca, 1 Romanzi italiani di Tristano e la Tavola Ritonda, Firenze, Olschki, 1968, p. 14. Le Tristano Riccardiano, en suivant le Tristan en prose, privilégie la solution du philtre d'amour, laquelle, comme nous le verrons plus tard, correspond mieux à un horizon culturel et sociologique, parce qu'elle permet «di assolvere moralmente i due protagonisti » (Branca, op. cit., p. 19). En outre, la partie du roman dans laquelle Tristan est considéré comme un trompeur est plus courte, alors que le « volgarizzatore » amplifie la partie dans laquelle il apparaît comme un sauveur de l'humanité. (Cf. M. R. Blakeslee, «Tristan the trickster in the Old French poems », Cuttura Neolatina, 44, 1984, p. 167-190.) Voir Tristano Riccardiano, testo critico di E. G. Parodi, a cura di Marie-José Hejkant, Parma, Pratiche editrice, 1991, et Prose di romanzi, Il romanzo cortese in !tafia nei secoli XIIIe XIV, a cura di Felice Arese, Torino, Utet, 1976, qui contient le Tristano Riccardiano, le Tristano Veneto, la Tavola Ritonda et la Storia di Merlino de Paolino Pieri. Sur la pénétration des légendes arthuriennes et tristaniennes en Italie dès le XIIe siècle, on peut voir Pio Rajna, « Glie eroi brettoni nell'onomastica 34

Productivité et improductivité des motifs narratifs au Moyen Âge

italiana del secolo XIII», Romania, XVII, 1888, p. 161-185. Voir aussi F. Castets, Recherches et rapports des chansons de geste et de l'épopée chevaleresque italienne, Paris, 1951. 25 Michel Stanesco et Michel Zink, op. cit., p. 107. 26 L'absence d'un classement thématique conforme à celui de Thompson m'a poussé à exclure du recensement les 5600 motifs que recense Frederic C. Tubach, Index exemplorum. A handbook of medieval religious tales, Helsinki, Suomalainen Tiedeakatemia, 1981 ainsi que le complément au volume de Tubach, Les Exempla médiévaux. Introduction à la recherche, suivie des tables critiques de l 1ndex exemplorum de Frederic C. Tubach, sous la direction de Jacques Berlioz et Marie Anne Polo de Beaulieu, Carcassonne, Garae / Hesiode, 1992. 27 Stith Thompson, Motif-Index of Folk-Literature, Copenhagen, Rosenkild and Bagger, 6 vol., 1956, t. III, F « Marvels ». 28 Le découpage thématique conçu par Thompson pose aussi problème. Dans certains cas les sections correspondent à des noyaux sémantiques clairement identifiés, qui fonctionnent comme des véritables mots-clés, dans d'autres cas à des catégories conceptuelles, qui recoupent et organisent le monde selon des catégories thématiques nécessairement anachroniques. L'arbitraire du choix et surtout le passage d'un système de classement à l'autre rendent dans les deux cas la consultation de l'index très problématique. Aujourd'hui le Cd-rom permet de résoudre en partie ces problèmes de recensement. 29 Anita Guerreau-Jalabert, Index des motifs narratifs dans les romans arthuriens français en vers (XIIe-XIIIE siècles), Genève, Droz, "Publications romanes et françaises", 1992. 30 Presque tous les Index de motifs ont repris le système de classement de Thompson, ainsi que ses catégories et ses définitions linguistiques. Un tel choix, s'il facilite les études comparatives des motifs, n'est pas toujours adapté aux différentes contraintes épistémologiques. 31 Il existe aussi dans la littérature arthurienne un merveilleux sans merveilles et des merveilles sans merveilleux. (Cf. Jean-René Valette, «La merveille et son interprétation: l'exemple du Lancelot propre», Revue des Langues Romanes, C, 2, 1996, p. 163-208, ainsi que La Poétique de la merveille dans le Lancelot en prose, Paris, Honoré Champion, 1998.). Mais une fois de plus le signifiant «merveille» et sa récurrence constituent une spécificité de la langue d'oïl. 32 Tom Peete Cross, Motif-Index of Early Irish Literature, Bloomington, Indiana, 1939. 33 Gerald Bordman, Motif-Index of the English metrical romances, Helsinki, Suomalainen Tiedeakatemia, 1963. Le corpus des 85 textes dépouillés est constitué essentiellement des textes littéraires français traduits en anglais. Cependant, la circulation en Angleterre et en anglais de ces romans est telle qu'elle semble justifier sinon le titre du volume du moins la diffusion et la circulation de ces motifs dans le patrimoine romanesque anglais.

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Dominique Peter Rotunda, Motif Index of the ltalian Novella in Prose, Bloomington, Indiana University, 1942. 35 Toujours dans la partie F, la sous-section« Spirits and demon », compte environ un millier de motifs dans le Motiflndex... de Thompson alors qu'elle complètement absente de celui de Rotunda, en confirmant une tendance de la littérature médiévale italienne à la fermeture aux motifs concernant le sacré et le spirituel. Ainsi, dans la partie A « Mithological Motifs », les sections concernant «Creator» et « Gods », soit environ 1200 motifs dans le Motif Index ... de Thompson, sont complètement absentes de celui de Rotunda. Dans l'ouvrage cité de T. P. Cross, la partie A« Gods » compte 260 motifs, soit exactement la même moyenne que celle de Thompson. Même pourcentage pour la sous-section F «Spirits and Demon »,qui avec 120 motifs propose à peu près les mêmes résultats que ceux de Thompson. 36 Seulement un dixième des motifs du « merveilleux » actifs dans la littérature arthurienne en prose française sont productifs dans la littérature médiévale en prose italienne ! 37 Ces résultats sont en réalité amplifiés par la très basse récurrence de ces motifs, qui ne comptent qu'une ou deux attestations au maximum par occurrence, alors que la récurrence constitue une des spécificités de leur productivité dans les littératures médiévales romanesques françaises et britanniques. 38 Un corpus limité (15 recueils) et restreint à un seul geme littéraire explique en partie les résultats qu'offre le travail de John Esten Keller, Motiflndex of Mediaeval Spanish exempta, Knoxville, The University of Tennessee, 1949. Aucun parmi les motifs de la partie F n'est présent parmi les 1100 motifs que recense l'auteur. Cependant, une telle lacune semble une fois de plus relier la productivité des motifs merveilleux à l'écriture romanesque développée : en un mot au roman. 39 Je propose ici quelques exemples en plus de ceux déjà cités (cf. supra notes 4 et 15), qui auraient sans doute permis d'emichir partiellement l'index de Rotunda: Il Canto di Corciano e di Perugia, leggenda cavalleresca del secolo XIV, a cura di F. Mancini, Firenze, 1979. Ce roman de !'Ombrie, du XIV" siècle, dont la langue est proche de celle du Tristano Riccardiano (cf. Marcello Durante, Da! latino all 'italiano moderno, saggio di storia linguistico e culturale, Bologna, Zanichelli, 1981, p. 112-113) se fonde davantage sur le mythe des origines urbaine de la conscience citoyenne que sur le concept de chevalerie; E. Gorra, Testi inediti di storia troiana, Torino, 1887, qui contient le roman de Binduccio dello Scelto, (1322°, Gorra, p. 167169, 404-442, extraits du ms. Magliabechiano II, IV 45 (1), 184 ff.); Girone il Cortese, rédigé en langue d' oil par Rustichello da Pisa, mais « volgarizzato » et publié par Francesco Tassi, Firenze, 1855 (voir aussi Il romanzo arturiano di Rustichello da Pisa, éd. trad. en italien et commentaire de Fabrizio Cigni, préface de Valeria Bertolucci Pizzorusso, avec fac-simile du codex de référence Paris, BnF, ms. 1463, Pise, 1994); Alberto Del Monte, « Volgarizzamento senese delle Vie des Pères », in Studi in onore di ltalo Siciliano, éd. cit., t. I, p. 329-383 (le « volgarizzamento » se trouve dans un seul manuscrit: Bologna, Bibl. Universitaria 2650, Memb., Xllle siècle. Il s'agit de douze des 36

Productivité et improductivité des motifs narratifs au Moyen Âge

contes de la Vie des Pères, déjà publiés par F. S. Zambrini, sous le titre Dodici conti morali d'Anonimo senese (Bologna, 1862), qui sont, à l'exception du conte n° 5, qui n'appartient pas à la Vie des Pères des traductions fidèles des contes suivants: n° 1 (Sarrasine); 2 (Goliard); 3 (Brûlure); 4 (Ave Maria); 6 (Feuille de chou); 7 (Baril); 8 (Abbesse grosse); 9 (Noël); 10 (Fou); 11 (Vision d'enfer); 12 (Malaquin). Il faut ajouter à ces références l'assemblage curieux réalisé par Bosone da Gubbio, L 'Awenturoso Siciliano, éd. R. Gigliucci, Roma, Bulzoni, 1989. Une place à part mérite l'œuvre de Andrea da Barberino et en particulier le Guerrin Meschino, qui connaît une importante tradition manuscrite médiévale et un premier incunable en 1473 (Padoue). Le Guerrin constitue une des rares œuvres romanesques italiennes du Moyen Âge traduites en français (cf Anna Maria Babbi, « Le traduzioni del Guerrin Meschino in Francia », in Il romanzo ne/la Francia del Rinascimento: dall'eredità medievale ail'« Astrea », Fasano, Schena, 1996, p. 133-141), qui a fmi même par être édité dans des collections destinées aux enfants. Mais chez Andrea da Barberino, qui est surtout un remanieur de talent, «tout se transforme en roman» (Babbi, «Le Guerrin Meschino ... », art. cit., p. 10), de sorte que l'on ne sait pas si son ouvrage est un véritable roman ou une parodie du romanesque médiéval. 40 En attendant de disposer d'un instrument comparable à celui qu'ont fourni Anne-Marie Genevois, Jean-François Genest, Anne Chalandon et alii, Bibliothèques de manuscrits médiévaux en France. Répertoire de documents, Paris, Éd. du CNRS, 1987, Donatella Nebbiai Dalla Guarda vient de publier le premier volet d'un projet ambitieux, qui, une fois achevé, permettra de mieux apprécier la pénétration et la circulation des manuscrits en langue d'oïl dans les bibliothèques italiennes (cf D. Nebbiai Dalla Guarda, «Bibliothèques en Italie jusqu'au XIIIe siècle. État des sources et premières recherches», Libri, lettori e biblioteche dell'/talia medievale (secoli IX-XV), op. cit., p. 7-129.) 41 Ce qui pose problème dans la définition d'un corpus national italien c'est moins la circulation de textes en langue d'oïl, et en moindre mesure d'oc, que l'influence et la prégnance esthétique de la littérature latine médiévale en tant que seconde langue et littérature transalpines. 42 Même si Cesare Segre a raison de se demander si avec ces textes, qui développent un style narratif fait de « pennellate esotiche », on se trouve devant des traductions ou des« rifacimenti ». (Segre, op. cit., p. 24). 43 Il faudrait en effet distinguer entre motif et thème, comme l'a fait Jean-Jacques Vincensini, pour qui le thème, ou plus exactement le niveau thématique, semble entièrement indépendant des propriétés du monde réel, puisqu'il serait exprimé par «un investissement sémantique abstrait», conceptuel, alors que le motif actualiserait et exprimerait dans une séquence narrative stéréotypée, mimétique du monde réel ou de ses projections narratives, « divers invariants parmi lesquels des thèmes, unités englobées donc» (J.-J. Vincensini, Motifs et thèmes du récit médiéval, op. cit., p. 60, p. 70). Il me semble, cependant, que plus encore que d'une différence quantitative ou même formelle, pourtant indéniable, on pourrait parler d'une osmose structurelle non hi-univoque, dans laquelle, le motif, plus encore qu'englober des thèmes, résulterait de la fusion de plusieurs concepts thématiques, en même temps que chaque thème serait disséminé et actualisé dans 37

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différents motifs, l'invariance conceptuelle du thème n'existant que dans son sémantisme abstrait. Notre comparaison statistique se fondant sur le recensement de Thompson, qui n'opère malheureusement aucune distinction structurelle entre motif, thème et même mot-clé - ainsi, naturellement, que tous ceux qui ont suivi son système de classement-, mes résultats risquent d'être en partie faussés par ce défaut méthodologique. 44 Ce qui apparaît à travers ces premières conclusions, c'est que les motifs du « merveilleux » sont non seulement largement utilisés dans les romans arthuriens, mais que leur syntaxe figurative semble particulièrement adaptée au développement narratif, à l'enchâssement thématique et cyclique, en un mot au roman. La définition d'une syntaxe du merveilleux devrait d'abord s'appuyer sur l'élaboration d'une syntaxe de l'enchâssement des motifs du« merveilleux» dans une même structure diégétique et esthétique. La productivité narrative des motifs n'est pas seulement littéraire mais aussi textuelle. 45 Cf Césaire de Heisterbach, Dialogus Miraculorum, Distinctio quarta : de tentatione, éd. cit. ; Pierre de Blois, Liber de confessione sacramentali, in Patrologia latina, t. 207, col. 1088D ; Aelred de Rielavux, Le Miroir de la charité. Sermons de l'amitié spirituelle, trad. Charles Dumont, Namur, Éditions du Soleil levant, 1961, Il, 17, p. 50. Sur la question des rapports entre l'Église et la légende arthurienne, voir Catalina Girbea, « Limites du contrôle des Plantagenêt sur la légende arthurienne : le problème de la mort d'Arthur», in Culture politique des Plantagenêt (1154-1224), Actes du Colloque tenu à Poitiers du 2 au 5 mai 2002, sous la direction de Martin Aurell, Poitiers, "Civilisation Médiévale", 2003, p. 287-301. Michel Zink rappelle, à ce propos, que« l'Église, au Moyen Âge, a vu dans la littérature du Graal de pures balivernes, des nugae, sans y déceler ce parfum d'hérésie qu'elle était si prompte à déceler ailleurs» (Michel Zink, Poésie et conversion au Moyen Âge, op. cit., p. 254.) L'hypothèse socioculturelle d'une société italienne - en soi déjà anachronique, puisque l'Italie est dès le Moyen Âge éclatée et introuvable-, verrouillée par un système religieux envahissant, bien qu'appuyée par quelques indices (cf. supra, n. 22), ne semble pas pouvoir expliquer toute seule ni un certain moralisme des conteurs italiens en regard des chevaliers arthuriens et de l'amour courtois, ni le peu d'engouement du public pour les romans du Graal. Si censure il y a eu de la part des clercs italiens, elle a été davantage esthétique et spontanée que religieuse et imposée. Une forme donc d'autocensure, que justifiait moins la pression de l'orthodoxie théologique d'ailleurs plus forte et plus contraignante en France, à travers la Sorbonne, qu'en Italie - que le goût d'un public italien moins friand sans doute de translationes mythiques en l'honneur de la clergie et de la nation française ou au service du prestige de l'abbaye de Glanstonbury. 46 Voir Richard Trachsler, Disjointures - Conjointures. Études sur l'interférence des matières narratives dans la littérature française, Tübingen - Basel, A. Francke Verlag, "Romanica Helvetica" (120), 2000. 47 Ovide, Les Métamorphoses, Lib. II, 5, éd. et trad. de Georges Lafaye, revue et corrigée par J. Fabre, Paris, Les Belles Lettres, 3 vol., 1994, t. 1, p. 37. 48 Volgarizzamenti del Due e Trecento, Segre, éd. cit., « Introduzione »,p. 24. 38

Productivité et improductivité des motifs narratifs au Moyen Âge

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Dans un travail présenté au colloque de Provins, consacré aux notions d'apogée et de déclin dans la littérature française médiévale, j'ai voulu montrer comment, dans une certaine situation historique et littéraire, des genres ou des motifs périmés, et qui vivent donc leur déclin esthétique, peuvent connaître un nouvel apogée artistique. Les Rondeaux de Charles d'Orléans - mais aussi pour des raisons différentes la Chanson de Roland et la Divine Comédie, que j'ai proposé d'étudier comme des aurores boréales, respectivement de l'Énéide et des Métamorphoses me sont apparus, à cause, ou plutôt grâce à leur singularité poétique, mais aussi à leur retard esthétique, comme un exemple parfait de ce phénomène de « levage de la forme», que j'ai résumé dans la formule: «aurore boréale». La littérature italienne médiévale peut être, dans une certaine mesure, entendue comme une aurore boréale prolongée de la littérature latine. (Cf. Cl. Galderisi, «Charles d'Orléans, une aurore boréale de la poésie courtoise», in Ombres et lumières. Représentations Médiévales de l'apogée et du déclin Xlll"-XV' siècle, Actes du colloque de l'URA 411, Provins, octobre 1991, éd. Claude Thomasset et Michel Zink, Paris, Presses de la Sorbonne, 1993, p. 249-255.) 50 «Nous avons perdu Rome, nous avons perdu la domination et le pouvoir politique [ ... ] et pourtant en vertu de ce pouvoir plus splendide, nous régnons encore sur une grande partie du monde. Nôtre est l'Italie, nôtre est la France, nôtre est l'Espagne, ainsi que l'Allemagne, la Pannonie, l'Illyrie, la Dalmatie et bien d'autres nations. De fait, l'empire romain est là où règne la langue de Rome.» (Lorenzo Valla, Elegantiae de lingua latina, Venetiis, Cristoferum de Pensis, 1496, Proemium, Al v 0 ; Elegantiarum Latinae linguae libri sex. Eiusdem De reciprocatione sui & suus, libellus, Lugduni, Apud Seb. Gryphium, 1566, p. 8.)

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CHAPITRE II

Motifs et thèmes de la première Vie des Pères

« ... Pourquoi le récit du Moyen Âge fait-il du retour de ces séquences stéréotypées un de ses jeux favoris » 1 ? La question est sans doute insoluble, elle est pourtant centrale. Beaucoup plus que l'interrogation anachronique sur l'intertextualité médiévale, le problème de la circulation des motifs, de leurs adaptations, de leurs interférences formelles, de leur productivité typologique et quantitative est au cœur de l'esthétique littéraire médiévale. En proposant un bilan provisoire et fragmentaire de la prégnance épistémologique des motifs liés au« merveilleux», j'ai voulu avancer une première hypothèse sur les enjeux symboliques et linguistiques qui investissent ces stéréotypes narratifs. Ce qui est apparu c'est que la langue qui véhicule leur contenu n'est pas seulement un des facteurs de leur instabilité figurative, mais qu'elle semble, du moins dans le cas des motifs du merveilleux, consubstantielle à leur symbolique, à leur configuration narrative : à une littérature. Venant du fond des âges, donc d'un horizon païen, les motifs sont aussi perçus au Moyen Âge comme « une forme de résistance culturelle» 2 , qui doit être domptée ou du moins intégrée dans l'horizon symbolique chrétien. Cette « christianisation de la tradition narrative» 3 n'est pas sans produire dans les nombreux recueils de miracles de la Vierge ou dans quelques vies de saints une véritable "folklorisation" du sermon ou de l' exemplum chrétien, qui peut produire chez le lecteur moderne un sourire incrédule. Dans un grand nombre de ces textes, les confins épistémologiques entre merveille et miracle sont flous, voire inexistants. Mais le but des clercs médiévaux n'a pas toujours été celui de christianiser toute une tradition païenne ou d'incriminer les plaisirs indus par la narration et la lecture. Derrière le topos des poètes-menteurs, de ceux qui vont trouvant fables et chansonnettes, se cache souvent une maîtrise consciente de la subjectivité littéraire, du savoir mis au service de la 41

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vérité chrétienne, mais aussi de l'amour pour Dieu qui se fait amour du beau, y compris du beau artistique. La Vie des Pères en est la plus parfaite illustration. «En voir vueil mettre mon savoir» (v. 45) déclare dans le Prologue son auteur anonyme. Ce savoir est aussi celui intemporel des motifs, de la vérité sous-jacente à leur exemplarité anthropologique. La moralisation chrétienne est ainsi parfois à peine perceptible, tellement elle semble coïncider avec une morale humaine. Inversement, dans plusieurs contes, le récit ne semble se fonder sur aucun motif clairement identifiable dans les Index des folkloristes. Pourtant, on a le sentiment que malgré leur originalité poétique la structure narrative de ces contes est pleinement stéréotypique. Aussi le conte chrétien n'emprunte-t-il pas seulement à la tradition païenne les récits du surnaturel, mais quelquefois il 1' enrichit avec de nouvelles formules symboliques. Dans ce sens l'opposition folklorechristianisme se fonde non seulement sur une idéologie de l' archétypal immuable, mais elle oppose artificiellement anthropos et homme chrétien, comme si celui-ci était en deçà et au-delà de l'histoire. C'est du moins ce que montre, me semble-t-il, l'analyse des structures narratives de la première Vie des Pères, de leurs interférences et inférences avec les motifs narratifs. Je présente ici un tableau des motifs et des thèmes que l'on rencontre dans les quarante et un contes de la première Vie des Pères. Je donne pour chacun de ces récits le numéro progressif établi par Félix Lecoy et entre parenthèses celui proposé par E. Schwan, suivi du titre en italique de l'édition citée, et de la rubrique, entre guillemets, que l'on trouve dans le manuscrit de base adopté par l'éditeur. J'ai défini pour chacun des contes le motif ou un résumé de la diégèse. Lorsque, en revanche, le récit agence plusieurs motifs, je propose un résumé de son unité minimale. Je signale pour chaque motif une bibliographie sommaire des références bibliographiques d'après le Motif-Index ... de Thompson 4 et le répertoire de Tubach 5 , ainsi qu'une liste de motsclés 6 qui synthétisent, de manière inévitablement partielle et partiale, les principaux thèmes ou notions-clés que j'ai cru pouvoir identifier dans chaque conte. J'ai aussi établi un index de ces mots-clés. Il devrait permettre de relever les lignes de crête thématiques du recueil médiéval, offrant un tableau synoptique des invariances thématiques.

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Motifs et thèmes de la première Vie des Pères

Ce qui apparaît c'est à la fois une grande richesse thématique - 195 mots-clés, soit presque 5 mots-clés différents par conte - mais aussi, lorsqu'on observe la fréquence relative de ces mots-clés, une évidente récurrence des thématiques chrétiennes - confession, diable, ermite, miracle, péché, Vierge. Le mot-clé « ermite » est celui qui revient dans le plus grand nombre de récits: 18 7 . C'est beaucoup et c'est en même temps peu dans un recueil intitulé la Vie des Pères, où l'auteur annonce dans le Prologue que Des peres ancïens vos cont, qui encore en memore sont por ce k'il amerent et crurent ce ke amer et croire durent 8 .

Dans le conte qui suit le Prologue, Fornication imitée, l'auteur tient sa promesse, mais par la suite, dans les dix récits, les Pères du désert sont présents seulement à quatre reprises. Moins de la moitié de ces poèmes narratifs ont comme protagoniste ou même comme personnage secondaire un ermite. Il apparaît alors que si le récit des vies des Pères du désert est le «sujet explicite» 9 , le sujet réel, qui fédère tous les contes et en constitue à la fois le cadre et le fil narratif, c'est celui de la conversion qui mène au salut ; et non pas seulement la conversion des païens, des sarrasins ou des juifs, mais surtout celle des chrétiens qui s'oublient, parmi lesquels le poète s'inclut explicitement: Je, qui cest roman ai tretié par essample ai tant esploitié que je del monde me demet et mon voloir en l' autrui met

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Dans cette perspective les vies ou les aventures des saints Pères sont sinon un prétexte du moins un moyen, un parmi d'autres, pour parvenir à raconter bien le bien : Si j'ai dit bien etje nel faz, en ce le saaz contrefaz, qui la flor passe et s'en depart et le bran retient en sa part. Le bien doit fere qui le dit 11 . 43

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Ce « bien » est à la fois un devoir moral et spirituel et une exigence esthétique, puisque l'efficacité de la parole chrétienne est liée à sa beauté. Performativité et exemplarité sont les deux faces d'un même projet: imiter le Christ dans ses actes c'est imiter aussi sa parole humaine et divine. Comme le rappelle Michel Zink, « l'exigence littéraire de la vérité, affichée dans le prologue, est celle d'une authenticité morale dont le Christ est le modèle 12 • » Une telle imitation se fonde sur des artifices poétiques et narratifs, sur des prétextes aussi 13 . Il faut remarquer qu'aucune séquence stéréotypée n'est utilisée plus d'une fois, du moins dans la première Vie des Pères. Le motif du « Crâne qui parle », celui de l' « image du diable » et celui de « la statue de la Vierge qui se penche sur le pénitent » sont repris par l'auteur de la deuxième Vie des Pères, respectivement dans les contes Crâne, Renieur et Image du diable. C'est une fois de plus la preuve que le poète anonyme de la première Vie sait varier ses récits exemplaires, mais aussi que chaque motif est consubstantiel au conte dont il est à la fois le moule esthétique et le moteur poétique. La critique a souligné combien la comparaison entre les deux Vies n'est pas à l'avantage de l'auteur de la deuxième Vie 14 . C'est ce que j'ai cru aussi mettre en évidence à travers l'étude du traitement du motif du «crâne qui parle» dans Païen et dans Crâne. La finesse psychologique, l'ingéniosité romanesque, la maîtrise du pathétique chrétien qui sont celles du premier poète font de son recueil un chefd' œuvre absolu de la littérature médiévale. Mais la deuxième Vie, qui semble par moments être écrite à la fois selon un principe de complémentarité et de réécriture par rapport à la première, offre des récits, comme celui de l'Ange et de l'ermite (cf. infra, chap. V), qui présentent des traitements très intéressants et originaux de motifs narratifs largement attestés, et dont j'ai essayé de présenter, dans les quatre chapitres qui suivent, l'histoire d'une translatio. Si les principes théologiques dont elle s'inspire semblent parfois plus rigides, plus abscons aussi, comme, précisément, dans le conte de l'Ange et de l'ermite, le fil d'une foi chrétienne au visage humain n'est pas coupé, et certains de ses contes (Mère ou Anges) rivalisent de pathos avec ceux plus connus de la première Vie.

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Motifs et thèmes de la première Vie des Pères

L'ermite, le diable et la Vierge représentent les trois actants principaux (humain, semi-divin et surhumain) de ces histoires; la confession, le miracle et le péché, les trois actes qui caractérisent respectivement chacun des trois actants. Il serait tentant même de réduire le plot de ces 41 récits à une séquence narrative minimale, définissant la conversion : un péché - qui a presque toujours à l'origine une tentation diabolique - est confessé par son auteur, ce qui ouvre la voie à l'intercession miraculeuse de la Vierge. On aurait grand tort de le faire. Lorsqu'on observe de près les différents actants, leurs motivations, leurs doutes, leurs cheminements, leurs punitions ou leur pardon, on se rend compte que les mots-clés ne rendent compte que partiellement non pas de la complexité, mais de la simplicité du ressort poétique. Si cette liste offre des résultats en trompe-l'œil, c'est que certains mots-thèmes n'y figurent que de manière accessoire, ou même qu'ils en sont absents. Non pas qu'ils s'imposent à l'évidence comme des mots-clés ; au contraire, rien ne semble les désigner comme tels. Mais ils sont en réalité sous-jacents à la fois à l'ensemble des récits et à chacun d'entre eux. Je pense en particulier à« Amour», à« Orgueil» ou encore à « Pardon ». Chacun d'entre eux ne compte dans mon Index que 3 ou 4 occurrences. Cependant, en relisant ces contes non pas comme des récits singuliers mais comme des chapitres d'un seul projet esthétique et théologique, on se rend compte que le poète raconte une même histoire exemplaire: celle du pécheur, très souvent pour ne pas dire pratiquement toujours, trahi par son orgueil, et sauvé ou converti par la force de l'amour. L'amour de l'homme pour Dieu, mais surtout celui que Dieu nourrit pour l'humanité, et qui l'a conduit à faire sacrifier son Fils, du moins en tant qu'homme. Au bout de ce parcours, qui est souvent un chemin de croix, le pardon et le salut attendent les chrétiens qui ont su reconnaître leur faute. C'est là toute !'habilité du poète : avoir donné à l'exemplarité chrétienne, à la démonstration théologique, les semblances de la varietas narrative, en faisant de la forme brève une modalité de la aequalitas numerosa romanesque. Cette diversité apparente est celle dont rendent justement compte les mots-clés. Et c'est là l'intérêt d'un tel Index: non pas celui de constituer la clé ultime de la compréhension de ces textes, mais de

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montrer par quels biais le poète comble l'écart qui sépare le traité théologique ou le sermon du« roman du salut». La Vie des Pères et la Queste del Saint Graal

À peu près à la même époque, un autre auteur inconnu, aussi proche des milieux cisterciens, cherche aussi à plaider la cause de Dieu en tâchant de ne pas endormir, comme dans l'anecdote narrée par Césaire de Heisterbach, son auditoire. Cependant, l'auteur de la Queste del Saint Graal défend une autre conception de l'amour. L'opposition entre amour humain, représenté dans la Queste par la liaison coupable de Lancelot et de Guenièvre, et amour de Dieu ne saurait être plus marquée et définitive. Si Lancelot échoue dans sa quête du Graal, malgré ses vertus de prédestiné, ce n'est parce qu'il est moins bon chevalier que Perceval ou Bohort ou même son fils Galaad, c'est, comme le rappelle à plusieurs reprises l'auteur de la Queste, parce qu'il a perdu sa virginité, parce qu'il a préféré l'amour passionnel et adultère à l'amour spirituel, la fin 'amor à la Grâce, Guenièvre à Dieu. Si on se prend au jeu des semblances et des senefiances, qui charpente toute la Queste, on pourrait interpréter les aventures de Lancelot comme celles d'une figure christique - telle qu'on la retrouve dans certains évangiles secrets des gnostiques: l'Évangile selon Thomas ou l'Évangile selon Philippe -, qui aurait cédé aux charmes de Guenièvre-Madeleine, en oubliant le rachat des hommes, la mission dont Dieu l'avait chargé. La faute de l'amour humain, adultère ou non, est telle que ce péché ne saurait être racheté par aucun autre sacrifice. Comme l'a fait remarquer Albert Pauphilet, «la Queste toute entière apparaît comme une glorification de la virginité, condition première de la sainteté, source de toutes les vertus» 15 . Bohort, qui a aussi connu presque malgré lui les joies de la chair, se retrouve d'ailleurs dans une position en retrait par rapport aux deux autres élus de la Queste, et il est en définitive condamné à revenir dans le « siècle », raconter les « Aventures del Seint Graal » à la cour d'Arthur. La virginité est donc une condition de la pureté de l'âme, sans laquelle il ne saurait y être de sainteté. Mais l'exaltation de la virginité est aussi une leçon morale destinée aux chevaliers, cette race qui a fait de l'homicide et du viol, selon la mise en garde que la« veuve dame» adresse à Perceval, sa véritable aventure. 46

Motifs et thèmes de la première Vie des Pères

Dans la Vie des Pères, la vertu de la chasteté est aussi célébrée par le poète, que ce soit sous forme de résistance aux tentations chamelles ou aux allégations fausses d'une femme (cf. irifra n° XI, XXIII, XXIX,) ou de privation et de sacrifice (n° XXX). Cependant, la chasteté n'est qu'une des voies de la sainteté, en aucun cas la condition exclusive. Les motifs et les mots-clés le montrent assez bien, la Vie des Pères foisonne de figures de pécheurs, y compris endurcis, qui sont rachetés par leur repentir, par le don total de leur corps et de leur âme à Dieu. Il s'agit surtout de femmes, de religieuses aussi, qui ont cédé aux tentations du diable, et qui ont commis toutes sortes de péchés de la chair (cf. infra n° VI, XIV, XX, XXVIII, XXIX, XXXII), y compris des incestes (n° XXXVIII, ici l'inceste est aggravé par l'assassinat de l'enfant innocent), mais qui en se repentant et en expiant leur crime sont toutes finalement promises au salut éternel. Les hommes aussi, y compris lorsqu'il s'agit de moines ou d'ermites, non seulement ne sont pas définitivement condamnés lorsqu'ils ont cédé au péché de luxure, mais ils retrouvent la voie de la Grâce, une fois leur péché reconnu et leur faute expiée (n° III, XXXI, où l'ermite commet d'abord le péché d'ivresse, puis ceux de fornication et de meurtre). Plus. La Vie des Pères s'ouvre sur un récit, intitulé à juste titre par l'éditeur Fornication imitée, dans lequel un ermite sauve un autre ermite, qui lui a avoué avoir trahi Dieu pour une femme, en lui racontant qu'il a commis le même péché. C'est l'exemple de la Madeleine, de la pécheresse reconnue et élue par le Christ, que l'ami propose à son compagnon fautif. D'emblée le poème est placé sous le signe de l'amour humain, de la pietas, du pardon et du rachat, entendus comme les formes les plus pures, les plus vertueuses de l'amour: celui de Dieu pour les hommes et celui des hommes pour leurs proches. Aucun crime, aucun péché, fussent-ils les plus horribles, ne ferment à jamais le cœur de Dieu. Voici le message, le plus simple, le plus insistant aussi, qui s'élève des contes de la Vie des Pères. Le don de soi, l'amour pour les autres, «la folie pour Dieu» 16 compensent la faute et rachètent le pénitent, dès lors que celui-ci s'emploie à faire le bien au moins avec la même énergie avec laquelle il faisait le mal. Au massacre des chevaliers criminels du château Carcelois - « gent mescreant et renoiee » 17 -, qu'accomplissent Galaad et ses deux 47

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compagnons, l'auteur de la Vie des Pères semble opposer la doctrine évangélique du pardon à outrance, l'exemplarité du repentir total qui opère la conversion et prépare le salut, même lorsque les crimes semblent impardonnables. C'est le cas extrême de Meurtrier, dans lequel le brigand, qui a volé, torturé, tué sa vie durant, y compris des malades et des moines, est converti par un ermite à l'existence exemplaire. Les bonnes actions que le larron pénitent accomplit, jusqu'à en mourir, lui ouvrent alors les portes du paradis, où l'emmènent les anges du Seigneur : « Chantant es sainz cielz la porterent / et devant Deu la presenterent » 18 • Incrédule devant les résultats de sa propre œuvre de conversion, l'ermite cède à la tentation de vivre un court instant non pas comme l'autre, comme l'assassin qu'il a su convertir au risque de sa vie, mais comme les hommes du «siècle». Et cette seule pensée suffit à le condamner : il glisse, il se casse le cou, il meurt en état de péché, et il est aussitôt emporté par le diable en enfer. Puni de la même manière que le Christ promet le feu éternel aux hypocrites pharisiens 19 • L'intention luxurieuse, le péché en pensée constituent des fautes bien plus graves que n'importe quel acte impie. Ce sont les mouvements de l'esprit et non pas ceux du corps qui mènent au salut ou à la damnation. Dans la perspective pénitentielle et rédemptrice qui est celle de la Vie des Pères, le pauvre Lancelot de la Queste aurait sans doute aussi pu achever sa quête ou sa reconquête de la Grâce et du salut. La conception de l'amour qui anime ces quarante et un contes annonce celle que l'on retrouvera quelques décennies plus tard chez Raymond Lulle ou chez Dante. Seulement la synthèse philosophique entre amour divin, amour universel et amour-passion est ici moins évidente, parce qu'elle est encore inscrite dans une perspective monastique. Ce qui fait lever et élever le poète jusqu'aux cieux ce n'est pas le regard de Béatrice vers le laïc Dante, mais l'exemplarité sacrificielle des Pères du désert. Cependant, l'amour est déjà dans la Vie des Pères cette force insondable et infinie que chante le Cantique des Cantiques, ce moteur spirituel qui peut faire basculer l'homme, et le mener de l'enfer au paradis. Si la Queste semble être destinée surtout aux chevaliers, pour leur montrer, en les admonestant, qu'il est possible d'emprunter un autre parcours 20 , de se convertir à une nouvelle vie : la militia Christi, la 48

Motifs et thèmes de la première Vie des Pères

chevalerie célestielle, c'est-à-dire les ordres réguliers ; la Vie des Pères s'adresse à tous les hommes et à toutes les femmes, ermites et nonnes, bien sûr, mais surtout pécheurs et assassins, chrétiens et païens, juifs et musulmans, sans aucune distinction. La conversion dont elle parle n'est pas seulement celle de la Grâce, mais surtout celle du pardon par l'action et par la prière. Dans ce sens elle parle moins de conversion qu'elle ne parle par la conversion. C'est aussi ce qui différencie les ermites de la Queste de ceux de la Vie des Pères. Ceuxlà sont des sujets de paroles, des intermédiaires entre la semblance et la senefiance, entre la lettre et son sens parabolique, ou anagogique dans le cas des semblances concernant Galaad. Leur parole sert à montrer aux lecteurs-chevaliers le sens de la demostrance. Ils sont en dehors de la diégèse, mais aussi au-delà de la destinée humaine. Rien ne semble pouvoir modifier leur statut et leur sort 21 . Les aventures et les tentations ne les concernent pas directement : leur condition de prud'hommes - ou de saintes femmes, telle la tante de Perceval - est immuable, acquise pour toujours. Il semblerait que l'on ait affaire dans leurs cas davantage à des figures d'ange qu'à des êtres humains, en tout cas à des personnifications de l'instance narrative. Les ermites de la Vie des Pères sont, eux, des sujets d'action plus encore que des sujets de parole. Ils expliquent rarement, ils ne glosent presque jamais. En revanche, ils sont soumis aux tentations : ils pèchent, ils chutent et il se relèvent. L'orgueil de la sainteté est leur pire ennemi, le sentiment que choisit le diable pour les séduire, jusqu'au seuil de la mort. Leur faillibilité est une condition à la fois du récit et de leur vertu chrétienne. C'est cette humanité qui les pousse à comprendre les fautes des autres, à les pardonner. Utilités narratives dans la Queste, ils sont dans la Vie à la fois des modèles narratifs et chrétiens. Fils et pères

Un dernier mot sur «fils». C'est un des mos-clés les plus récurrents, en dehors des mots liés à la sphère religieuse. Plusieurs contes de la Vie des Pères racontent des histoires de fils plus ou moins prodigues. À côté du thème eschatologique du salut, semble poindre une incertitude, une crainte pour le salut de la progéniture. On croit reconnaître la trace d'un amour naturel, d'un amour filial qui ne s'attache pas seulement aux choses de la vie, aux biens, à l'héritage, comme 49

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pour le pauvre fils du prud'homme de Ange et ermite, noyé selon un principe de « précaution » théologique. Cet amour subsiste après la mort; il semble suivre les humains dans l'au-delà. À l'inverse, par exemple, de la Queste del Saint Graal, où l'amour filial de Galaad envers son père reste toujours mesuré, prudent, voire réticent. Le héros christique de la Qu este ... va jusqu'à nier à Lancelot sa faculté d'intercession de futur saint auprès de Dieu. Dans la Vie des Pères, l'intercession parentale, sous forme de vision, d'apparition, ou encore d'exemplarité est présentée comme une forme de rachat de l'amour naturel. Si l'attachement - celui des parents mais aussi des fils - à l'héritage matériel est dénoncé dans plusieurs contes (cf. infra Index des mots-clés) comme une des formes les plus pernicieuses du péché d'usure, l'inquiétude pour le sort spirituel des proches et leur salut non seulement n'est pas condamné, mais il est loué comme un acte de pietas chrétienne (cf. infra n° II, IX, XVII, XXII, XXIV, XXXII, XXXVII) 22 . Dans la Vie des Pères, amour naturel et amour pour Dieu semblent enfin se rejoindre et ne faire plus qu'un devant le sacrifice de la Crucifixion. Ces figures de pères inquiets pour le sort spirituel de leurs enfants, de parents qui apparaissent en rêve pour montrer le bon chemin, la voie d'humilité qui seule conduit au salut éternel, témoignent d'un lien naturel, parental, qui résiste à la mort ; ils sont la trace d'un christianisme au visage humain, d'une théologie de la pietas familiale. Une affection, qui n'est pas offusquée par la lumière éblouissante du paradis, qui n'est pas rendue caduque par les joies incomparables de la béatitude. Ils préfigurent aussi, sans doute, une autre inquiétude, un autre cri, que les oreilles humaines n'ont pu entendre, mais qu'elles osent imaginer ou du moins espérer. Si le Christ s'est fait homme et a pris notre semblance, Dieu, semble suggérer le poète-théologien dans un des vers apparemment les plus abscons de la première Vie, nous a fait son image : si comm' en sa forme nos mist que deservi n'avions mie 23 .

Il y a quelque chose de divin dans l'homme, dans sa forme, mais par le principe d'équivalence et d'analogie, cela signifie aussi qu'il y a

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Motifs et thèmes de la première Vie des Pères

quelque chose d'humain en Dieu, lequel contient toutes les formes et toutes les essences. Le lecteur chrétien peut alors s'imaginer Dieu inquiet pour son fils crucifié, et entendre dans son cœur le cri du Père répondant aux mots angoissés du Fils, se croyant abandonné sur la croix. Quoi de plus chrétien, enfin, c'est-à-dire de plus humain, de plus poétique aussi, que d'imaginer« Damedeu », le Seigneur Dieu à l'image de tous les autres pères, aussi inquiet et souffrant que la Vierge pour le sacrifice de son Fils 24 . À côté des 118 vers de la prière à la Vierge qui scandent et miment l'ascension du poème, sorte de préfiguration de celle de saint Bernard à la Vierge qui achève de manière sublime l'ascension de Dante, semble se lever de l'ensemble de la Vie des Pères une prière destinée à la compassion du Père. La foi de l'auteur est pure, parfois même dure - ou du moins elle peut apparaître comme telle à une sensibilité moderne -, soutenue par une science théologique sans failles, et qui sur la loi positive, le salut des justes, préfigure quelques-unes des solutions qu'avancera saint Thomas trente ou quarante ans plus tard. Mais c'est surtout une foi alimentée par un amour qui n'est jamais coupable, par une compréhension pleine de pudeur de l'humaine condition du chrétien mais aussi de l'autre. C'est dans cette compassion, au sens de pathos partagé, que trouve sa source et sa raison le souffle poétique. Les mots et les paroles du poète anonyme montrent le chemin du salut, qui est celui de l'humilité et du pardon. Mais si le simple d'esprit peut se passer de la connaissance et de la maîtrise de la langue du savoir pour mériter la récompense des justes, sa vertu chrétienne ne peut être comprise et mise en exergue que par la confrontation poétique, par le décalage des mots et des sens. Pour que le « Miserere tui Deus » puisse résonner pour les hommes comme la prière humble d'un nouveau miles Christi, il faut que le poète puisse montrer aux hommes comment sous le voile de l'arrogance apparente, de l'orgueil blasphématoire du pauvre d'esprit, se cache la vraie humilité, une communion avec Dieu qui ne s'embarrasse pas de la liturgie humaine : Qu'a s'oraison dire mesprent. Mesprent? Q'ai-je dit? Voir, non fet, Beau Sire, quant ele vos plest 25 .

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Dieu n'aurait certainement pas besoin d'une telle démonstration pour apprécier à sa juste valeur la formule incantatoire du simple d'esprit; les hommes, eux, ont besoin du poète pour cueillir non seulement sa véritable intention, mais aussi sa véritable fonction. L'exemplarité chrétienne est aussi une exemplarité pathétique, c'est-àdire qu'elle se fonde sur une compassion de et pour l'autre. La leçon morale est portée par la compassion romanesque mieux et surtout plus durablement dans le cœur des hommes que par un sermon. L'invention du personnage du simple d'esprit illustre les risques de l'hypocrisie et de l'orgueil mieux qu'un sermon ou un prêche. Le« Miserere tui » que le simple d'esprit offre chaque jour au Seigneur, riche d'une contrition sans médiation, c'est aussi celui de la lettre que le poète adresse au lecteur-chrétien orgueilleux d'avoir accompli son devoir de chrétien en récitant une prière formellement correcte mais vide de toute véritable intention de pénitence. La théologie trouve dans le moule de la poésie son expression et son essence, les deux partageant en fin de compte le même but : le salut spirituel de l'homme.

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Motifs et thèmes de la première Vie des Pères NOTES 1

Jean-Jacques Vincensini, op. cit., p. 3. Jacques Le Goff, L 'Imaginaire médiéval, Paris, Gallimard, 1985, p. 25. C'est la thèse de Jean-Charles Payen, pour qui le folklore doit être analysé comme une culture de contestation face à l'idéologie cléricale. (Cf. Jean-Charles Payen, «L'enracinement folklorique du roman arthurien »,in Mélanges d'études romanes du Moyen Âge et de la Renaissance offerts à Jean Rychner, Strasbourg, 1978.) 3 Vincensini, op. cit., p. 11-14. 4 Stith Thompson, Motif-Index, op. cit. 5 Frederic C. Tubach, Index exemplorum, op. cit., ainsi que le complément au volume de Tubach, Les Exempla médiévaux, op. cit. 6 Les mots-clés que je propose ici à la fin de chaque notice sont en réalité moins des mots présents dans chacun de ces contes que des mots-thèmes pouvant servir à mieux identifier les invariances thématiques des différents motifs. 7 Cf. Infra, Index. On pourrait ajouter trois ou quatre récits dans lesquels les ermites n'apparaissent pas en tant que personnages, mais où ils sont à l'arrière-plan du récit. 8 Vie des Pères, Lecoy, éd. cit., t. 1, p. 4, v. 51-54. 9 Zink, op. cit., p. 216. 10 Vie des Pères, Lecoy, éd. cit., t. Il, p. 290, v. 18856-18859. li Ibid., p. 290-291, V. 18860-18864. 12 Zink, op. cit., p. 217. 13 Il faut souligner que parmi les motifs que j'ai relevés dans ces quarante et un contes, cinq sont absents du Motif-Index ... de Stith Thompson ; trois ne figurent pas dans l'ouvrage de Tubach, et un n'apparaît ni dans l'un ni dans l'autre. Cependant ces "absences" sont à évaluer prudemment, en particulier celles du Motif-Index ... de Thompson, dont le dépouillement n'est pas toujours aisé. Dans d'autres cas, on ne peut pas exclure que l'auteur de la première Vie ne soit à l'origine du motif, ou du moins qu'il n'ait pas eu une connaissance directe d'autres versions du motif. Il faudrait une étude de chaque motif, comme celle que je propose ici dans les chapitres III-VI. 14 Zink, op. cit., p. 211. 15 Albert Pauphilet, Études sur la Queste del Saint Graal, Paris, Champion, 1921, Genève, Slatkine, 1996, p. 39. 16 Jean-Marie Fritz, Le Discours du fou au Moyen Âge, Paris, PUF, "Persepctives littéraires", 1992, p. 316. 17 La Queste del Saint Graal, éd. Albert Pauphilet, Paris, Honoré Champion, 1921, p. 230. La position de l'auteur de la Queste semble proche de celle de saint Bernard, lequel dans l'éloge de l'ordre du Temple, justifie les actes potentiellement homicides, en parlant de « malicide » : « Sane cum occidit malefactorem, non homicida, sed ut, ita dixerim, malicida, et plane Christi vindex in his qui male agunt, et defensor christianorum reputatur. » "En tuant un malfaiteur, il ne se comporte pas en homicide, mais, si j'ose dire, en malicide. Il est tenu pour 'justicier du Christ à l'égard de ceux qui font le mal' et pour 2

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défenseur des chrétiens." (Saint Bernard, Éloge de la nouvelle chevalerie, trad. par Pierre-Yves Émery, Paris, Cerf, 1990, p. 58-59 et 60-61.) 18 Meurtrier, Lecoy, éd. cit., t. I, p. 218, v. 6728-6729. 19 Matth., XXIII, 1-36. 20 Pierre-Yves Badel pense que «si la Queste emprunte le personnel des romans arthuriens c'est pour condamner leurs valeurs trop humaines.» (P.-Y. Badel, Introduction à la vie littéraire du Moyen Âge, Paris, Dunod, 1969, p. 67.) 21 Voir Edina Bozoki, « Roman arthurien et conte populaire : les règles de conduite et le héros élu», Cahiers de Civilisation Médiévale, XXI, 1978, p. 31-36. 22 Sur la question de l'influence des romans en prose comme le Lancelot ou la Queste del Saint Graal sur la Vie des Pères voir l'article de Michelle Szkilnik, « Vie des Pères et romans en prose, une filiation ? », in La Littérature d'inspiration religieuse, Actes du colloque d'Amiens des 16, 17 et 18 janvier 1987, éd. Danielle Buschinger, Goppingen, Kummerle, 1988, p. 214-224. 23 Païen, Lecoy, éd. cit., t. II, p. 54, v. 11711. 24 Il y a dans la deuxième Vie, un conte intitulé Mère par l'éditeur, dans lequel l'amour d'une mère pour son fils condamné à la pendaison pousse celle-ci à s'accrocher à la statue de la Vierge et à prendre en otage son Fils, jusqu'à ce que la Mère de Dieu ne lui rende le sien. Extraordinaire mélange de foi chrétienne, d'ingénuité populaire, de pathétique merveilleux et de pietas. 25 Miserere, Lecoy, éd. cit., t. I, p. 100, v. 3026-3028.

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TABLEAU DES MOTIFS ET DES MOTS-CLÉS*

11 (1), Fornication imitée : «De l'ermite qui son conpaignon sauva de desperance » MOTIF: Péché imité par amitié MOTS-CLÉS : amitié, ermite, fornication, imitation, péché, salut BIBLIOGRAPHIE :

Thom., Absent Tub., 2572 « Hermit, penance with brother », 2388, « Guilt of brother confessed »

II (2), Juitel : « Del fil au juïf qui fu sauvez en la fornaise » MOTIF : - 1) Un enfant juifjeté dans la fournaise par son père est sauvé par Jésus, qui lui tient la main et le protège de la chaleur et du verre bouillant ; 2) Conversion par le miracle du père juif MOTS-CLÉS : conversion, enfant, fils, fournaise, Jésus, juif, miracle, père BIBLIOGRAPHIE :

Thom., Absent Tub., 2041 « Jew cast into fire » (p. 164-165, avec une trentaine d'exemples, mais c'est la Vierge qui sauve l'enfant)

III (3), Sarrasine: «De l'ermite qui renoia Deu por une sarrazine » MOTIF: Une blanche colombe sort de la bouche de l'ermite renieur et y retourne une fois que celui-ci s'est purifié de ses péchés. MOTS-CLÉS : bouche, colombe, ermite, miracle, péché, purification, renier BIBLIOGRAPHIE :

Thom, E732.1 « Soul in form of dove », T331 « Anchorite saved by miracle », V345 «Dave jlies of man's mouth », Tub., 1760 «Dave/rom mouth ofmonk» (30 sources). 55

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IV (4), Renieur: «Del borjois qui ne volt renoier la mere Deu » MOTIF : La statue de Notre Dame se penche sur le pécheur qui ne l'a pas reniée.

MOTS-CLÉS: amour, juif, mariage, miracle, nécromancie, Notre Dame, pardon, pécheur, renier, statue BIBLIOGRAPHIE: Le motif n'est pas recensé par les différents MotifIndex ... En réalité, il est très proche de celui du Tombeur de Notre Dame. Ici comme là, le miracle de la statue se penchant sur le pénitent n'est pas vu par celui-ci mais par une troisième personne, qui dès lors change radicalement son attitude à l'égard du protégé de la Vierge.

V (5), Copeaux : « Del prodomme et del larron qui troverent le baston sec et la fontaine dont li ruisiax sort contremont » MOTIF : Les larmes coulent comme une fontaine du bas vers le haut ; le corps du pécheur endurci refleurit comme un bâton sec redevient fleuri. MOTS-CLÉS : adunaton, bâton sec, fontaine, larmes, miracle, pé-

ché, pénitence impossible, prud'homme BIBLIOGRAPHIE :

Thom., Q521.1 « Doing penance till green leaves grown on a dry brunch» ; Z61 « Never » Tub., 3664 « Penance, flowering dry stick»

VI (6) Thaïs:« De la belle damoiselle d'Egypte qui s'abandona a touz » MOTIF: L'esprit du maître de la pécheresse repentie est mené pendant le rêve en enfer, où on lui montre les tourments des damnés, puis il est conduit au paradis voir et ressentir les joies indicibles des béatitudes.

MOTS-CLÉS: damnés, enfer, maître, paradis, pécheresse, pénitence, vision BIBLIOGRAPHIE :

Thom., Absent Tub., 2500 « Heaven and hell shown in vision »

VII (7) Miserere : « Del simple home qui fu saus par "Miserere tui Deus" » MOTIF: La lumière de Dieu se manifeste au pauvre d'esprit qui prie son Seigneur en prononçant une prière erronée qui vient du fond de son âme 56

Tableau des motifs et des mots-clés

MOTS-CLÉS : ermite, lumière, Miserere, prière, simple d'esprit, sincérité BIBLIOGRAPHIE :

Thom., Absent Tub., 3899 « Preayer of hermit answered »

VIII (8), Jardinier : « Del jardignier qui retoli a Deu la moitié de sa gaaigne » MOTIF : Un jardinier malade à une jambe à cause de son avarice prie Dieu et est guéri pendant la nuit de son ulcère. MOTS-CLÉS : avarice, jambe, jardinier, miracle, amitié, imitation, péché, prière, salut, ulcère BIBLIOGRAPHIE :

Thom., V411.3 « Man who as given all in charity has foot amputated: restored miraculously » Tub., 2139 «Foot, diseased, of gardener », 2142 «Foot restored »

IX (9), Haleine: «Del fil au senechal qui per .V. ans vesqui de la pome » MOTIF : 1) Un homme envieux raconte la calomnie de la mauvaise haleine au fils du sénéchal et au roi, mais en modifiant les rôles des deux sujets d'action. Le roi envoie l'innocent à la mort, mais le maître envieux, impatient de connaître le résultat de sa stratégie périt à sa place dans le feu . Voir chap. VI MOTS-CLÉS : amitié, colombe, envie, ermite, fils, fournaise, haleine, miracle, orgueil, pardon, pomme, punition, roi, sénéchal BIBLIOGRAPHIE : voir chap. VI. X (10), Fou : « Des .III. envoisiez clers qui se convertirent per un cimetiere » MOTIF: 1) le corps d'un mort assassiné est ressuscité pour pardonner à son meurtrier ; puis il redevient poussière, 2) trois hommes se convertissent près d'un cimetière MOTS-CLÉS : assassinat, cimetière, clerc, conversion, corps, mort, pardon, résurrection, trois 57

Diegesis BIBLIOGRAPHIE :

-

Thom., E365.1 « Return of the dead to grantforgiveness », Tub., Absent

XI (24), Ermite accusé:« De l'ermite qui fu mescreüz de la fille au borjois » MOTIF: Un ermite accusé injustement d'avoir violé une jeune fille pardonne à celle-ci et lui permet d'accoucher normalement MOTS-CLÉS : accouchement, accusation (fausse), bourgeois, ermite, grossesse, mensonge, pardon, viol BIBLIOGRAPHIE :

Thom., Q227.2, Q559.5.1 « Birth of child prevented until girl confesses slander » Tub., Absent

XII (11), Impératrice:« De l'empereris qui par fais blasme fu livree a essil » MOTIF: L'impératrice de Rome accusée injustement d'infidélité par son beau-frère, amoureux déçu, et exilée par son mari, revient à Rome, en sainte, guérit son accusateur, qui avoue son forfait, et retrouve sa place. MOTS-CLÉS: accusation (fausse), amour, beau-frère, impératrice, infidélité, mensonge, miracle, pardon, Rome, trahison BIBLIOGRAPHIE :

Thom., K2100 « False accusation» ; D1500.1.4 «Magic healing plant » Tub., 1898 «Chaste empress »

XIII (12), Meurtrier: «De l'ermite qui se dampna por le larron qu'il converti » MOTIF : Un ermite qui se croit parfait sauve un brigand de la damnation. Celui-ci, après avoir accompli trois bonnes actions, est sauvé et son âme est emmenée par les anges.L'ermite qui a assisté au miracle regrette ne pas avoir vécu comme le brigand, il tombe, il meurt, il est damné. MOTS-CLÉS : assassinat, brigand, confession, damnation, diable, ermite, orgueil, repentir, salut, trois BIBLIOGRAPHIE :

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Tableau des motifs et des mots-clés

Thorn., Q226.1 « Hermit leaving his ce!! to become robber falls and breaks his neck : he has see a penitent robber 's soul barn to heaven and resolves therefore to be robber » Tub., 4777 « Thief and hermit » XIV (13), Sacristine : « De la nonne qui la mere Deu trova en leu de li» MOTIF : La vierge remplace une nonne pécheresse et ne fait pas découvrir son errance. MOTS-CLÉS: identité, luxure, nonne, Notre Darne, péché, remplacement BIBLIOGRAPHIE :

Thorn., Kl 841.1 « The nun who saw the world » ; V265 « Virgin miraculously prevents nun from deserting convent » Tub., 5134, « Virgin, blessed, restores dignity to abbess » XV (14) Ave Maria:« Del povre clerc sor cui la flor de lis crut» MOTIF : Une fleur sort de la bouche parfaitement conservée d'un pauvre clerc enterré hors du cimetière. MOTS-CLÉS: accusation (fausse), Ave Maria, bouche, cimetière, clerc, corps, enterrement, fleur, miracle BIBLIOGRAPHIE :

Thorn., E631.0.2. l « Flowers with "Ave" on leaves : Grows from tomb as reward for faithful saying of "Ave Maria" » Tub., 2094, « Flower grows out of corpse 's mouth » XVI (15), Queue : « Del deable qui gissoit sor la coe la borjoise » MOTIF: Le diable se cache dans la parure d'une dame, qui en est délivrée grâce aux enseignements de saint Jérôme et au fait de se libérer de ses objets luxueux. MOTS-CLÉS : bourgeoise, confession, diable, Jérôme (saint), parure, pénitence, rire BIBLIOGRAPHIE : Absent XVII (16), Crapaud: «Del bacheler cui li boteriaz tint a la leivre » MOTIF : Un morceau de viande se transforme en un crapaud, qui se colle à la bouche du fils qui a oublié d'aimer et d'honorer ses parents. 59

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MOTS-CLÉS : avarice, bouche, crapaud, égoïsme, fils, parents, punition, transformation, viande BIBLIOGRAPHIE :

Thorn., A751.3.1 «Man in moon afrog wich hasjumped into persan 's face and remains there », D444.2 « Trasformation : meat to toad » ; Q55 l .1 « Undutiful son punished by toad clinging to face » Tub., 4883, « Tod on son 's face» (une trentaine de références)

XVIII (17), Image de pierre : « Del fort vallet qui espousa l'ymaige de pierre » MOTIF : Un jeune homme marié ôte son anneau en le mettant au doigt d'une statue de femme. Lorsqu'il cherche à le récupérer, la statue ne le lui rend pas. Voir chap. III. MOTS-CLÉS : apparitions, bague, ermite, exorcisme, formules, jeu, jeune homme, mariage, métamorphose, miracle, prière, statue, messe, Notre Darne, paganisme, trois BIBLIOGRAPHIE : voir infra, chap. III XIX (18), Baril : « Del hait home qui empli le barrillet d'une lerme » MOTIF : Un baril ou un récipient est rempli par une seule larme. MOTS-CLÉS : eau, baril, confession, ermite, impossibilia, larmes, miracle, pénitence, richesse BIBLIOGRAPHIE :

Thorn., F 1051.1 «Barrel filled miraculously with penitent 's te ars » (voir aussi V20 « Confession ofsins ») Tub., 4713 « Tear fills barrel»

XX (19), Abbesse grosse: «De l'abaesse qui fu grosse de son vallet » MOTIF : Une abbesse enceinte est délivrée par la Sainte Vierge et son enfant est élevé d'abord par un ermite et par une biche qui l'allaite chaque jour, puis par l'évêque MOTS-CLÉS : abbesse, allaitement, biche, ermite, évêque, fils, grossesse, Notre Darne, pardon BIBLIOGRAPHIE :

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Tableau des motifs et des mots-clés

Thom., T401 « Virgin Mary as protectress of illicit !avers»; T401.1 « Pregnant abbess secret/y delivered of her child by Virgin Mary » Tub., 4 « Abbess gives child ta hermit » ; 5134 « Virgin, blessed, restores dignity ta abbess »

XXI (20), Noël : « Del provoire qui leva .III. corpus domini ensamble » MOTIF : Deux hosties disparues pour cause de péché réapparaissent lors de l'élévation. MOTS-CLÉS : disparition, élévation, hostie, luxure, miracle, péché, prêtre, trois BIBLIOGRAPHIE :

Thom., Absent Tub., 2653 «Host disappears in pyx ».

XXII (21), Vision d'enfer:« De la damoiselle qui sa mere vit en enfer et son pere en paradis » MOTIF : Une fille constate pendant le sommeil les souffrances qu'endure sa mère en enfer; elle écoute ensuite la leçon que lui fait son père depuis le paradis. Elle choisit de suivre ! 'exemple de celui-ci. MOTS-CLÉS : amendement, catabase, enfer, fille, mère, miracle, morale, paradis, père, vision BIBLIOGRAPHIE :

Thom., V511.2.3 : « Girl sees vision of her mother in hell. She chooses ta live the poor life of her father which leads ta heaven » Tub., 1450: « Daughter visits dead parents. A good man dies and is buried during a storm, while his evil wife is buried in sunshine. The daughter visits her father in heaven and her mother in hell and decides ta emulate her father »

XXIII (22), Malaquin: «De l'ermite qui trencha sa langue par force de luxure » MOTIF : 1) Un persécuteur oblige un ermite à manger copieusement pour éviter de céder au péché de luxure, il se tranche la langue et en crache le bout ensanglanté au visage d'une de 61

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ses tentatrices ; 2) Le persécuteur se convertit après avoir assisté au miracle de la langue recollée. MOTS-CLÉS : automutilation, conversion, ermite, langue, luxure, miracle, péché de chair, persécution, tentation BIBLIOGRAPHIE :

Thom., T330 : « Anchorites under temptation » ; T333 : « Man mutilates himself ta remove temptation » ; D2161.3.6.1 : «Magic restauration of eut-out tangue» Tub., 4911 : «Tongue spit at temptress. A tempted man bites out his tangue and spits it in his temptress 's face » XXIV (23), Vision de diables : « Del fil a l'userier qui vit le grant diable sor le chastel » MOTIF: Le fils d'un usurier devenu moine, effrayé par la vision du diable assaillant sa ville et sa propre abbaye, renonce dans un premier temps à sa vie monacale. Éclairé par l'abbé sur le véritable sens de ses deux visions, il retrouve le courage et finit par libérer sa ville et ses concitoyens des mains du diable. MOTS-CLÉS : diable, glose, fils, moines blancs, pénitence, prêche, usurier, salut, ville, vision, voix BIBLIOGRAPHIE :

Thom., U230.0l : «Monk leaves monastery when he sees a devil there tempting brethren. Return when in the world he sees scores of devils tempting the people » Tub., 3329: « Monastery, devil swarm over. A monk has a vision in which he sees swarms of devils assailing a monastery » XXV (27), Pai"en : « Del sarrazin qui fu saus par les lermes del saint home » MOTIF : Crâne qui parle. Voir infra, chap. IV MOTS-CLÉS : crâne, conversion, enfer, ermite, justes, larmes, miracle, mort, paradis, prière, résurrection, salut, sarrasin BIBLIOGRAPHIE :

Thom., E261.l.2 « Speaking skull tell about previous life, reveals future events, etc.»; N819.3.1, « helpful speaking skull ». E58 : « Resuscitation by weeping (tears) » 62

Tableau des motifs et des mots-clés

Tub., 4721 : « Tears save pagan. A hermit questions a dead pagan and weeps at his answers. Three tears fall on the dead man who says that they have gained him admission ta Paradise » XXVI (28), Goliard : « Del goliardois qui se rendi por ambler le tresor de l'abeïe » MOTIF : Un clerc débauché se réfugie dans une abbaye pour voler les biens quis '.Y trouvent. Au bout d'une longue période, une apparition miraculeuse qui dérobe l'hostie au moment de l'élévation achève de le convertir. MOTS-CLÉS : abbaye, apparition miraculeuse, clerc, confession, hostie, repentir, vol BIBLIOGRAPHIE :

Thom., V31.1 : «Host taken away from sinful priest » Tub., 2682 : «Host taken away. The Host vanishes from the sight of an unworthy priest » XXVII (30), Colombe : « Des .IIII. rendus dont li dui perdirent la grace del colon ». MOTIF : Deux ermites âgés, envieux de leurs deux jeunes compagnons, sont sauvés par une voix émanant de la statue de la Vierge, qui les invite à accomplir leur pénitence dans l'amour. MOTS-CLÉS: abstinence, colombe, envie, ermite, orgueil, Notre Dame, pénitence, repentir, statue BIBLIOGRAPHIE :

Thom., B143.06: «Dave as prophetic bird »; L 435.1 : « Self righteous hermit must do penance » Tub., 4747, « Hermit self-punishment against temptation » XXVIII (31), Sénéchal: «De la fille au chastelain qui el lit le roi mist le feu » MOTIF : Une reine violée par le sénéchal du roi le tue. Elle est dénoncée par son confesseur qui la menace de chantage. Elle est sauvée par l'intervention d'un ermite guidé par la Vierge. MOTS-CLÉS : chapelain, confession, ermite, félonie, meurtre, miracle, Notre Dame, reine, roi, sénéchal, substitution 63

Diegesis BIBLIOGRAPHIE :

Thom., K1843. 1 : «Bride has maid sleep in husband's bed ta conceal pregnancy » Tub., 4023 « Queen raped by king 's seneschal. A queen-elect is raped by the king 's seneschal. Killing him, she is denounced by her confessor. She is saved by the intervention of a hermit with a letter from heaven » XXIX (25), Brûlure: «De l'ermite qui bouta sa main en sa lanterne por luxure » MOTIF : Un moine est tenté dans sa cellule par une femme possédée par le diable, il se brûle la main pour éviter le péché et la femme meurt subitement. Le lendemain l'ermite est accusé du meurtre de la femme, mais Dieu fait revenir à la vie la femme pour réhabiliter l'ermite et sauver en même temps celle-ci de la damnation. MOTS-CLÉS: accusation (fausse), automutilation, brûlure, diable, ermite, femme, miracle, mort, résurrection, tentation BIBLIOGRAPHIE :

Thom., T333.2 « Tempted man burns off his fingers. Frightens his temptress » Tub., 4741 : « Temptation resisted by fire. A monk, tempted in his cell by a woman, burns his fingers, and the woman dies there in her sleep. The next morning an old man cornes and brings the woman back ta life, charging her ta tempt men no more» XXX (32), Prévôt d'Aquilée : «De l'ermite qui trova son pareil en merite » MOTIF : Un ermite demande à Dieu de lui monter son égal en mérite. Dieu lui indique un prévôt. L'ermite est surpris, mais après une soirée et une nuit passées à côté de la jeune femme du prévôt, il comprend que le vrai sacrifice est celui de la renonciation quotidienne devant la tentation. MOTS-CLÉS : abstinence, chasteté, égal en sainteté, épreuve, ermite, femme, jeûne, orgueil, prévôt, renonciation, tentation BIBLIOGRAPHIE :

Thom., H1381.5 : «The hero seeks his equal » 64

Tableau des motifs et des mots-clés

Tub., 3175 : « Marriage chaste. A hennit asks ta see someone who will be greatly rewarded in heaven and Gad commands him ta visit Theotiscus. The letter explains that he has led a chaste marriage and has used one third of the profits from his sheep for the support of strangers and the poor, one third for the church, and one thirdfor himself» XXXI (33), Saint Paulin:« De l'evesque qui par charité se mist en prison de païens » MOTIF : Le fils d'un chevalier est sauvé par un évêque qui accepte de prendre sa place en prison. Après sept ans de captivité celui-ci est libéré par le frère du roi, auquel avait été prédit qu'il succéderait au roi. MOTS-CLÉS : charité, évêque, fils, frère, jardinier, Paulin (saint), prédiction, prisonnier, roi, sarrasin, substitution BIBLIOGRAPHIE :

Thom., Wl 6 : «Bishop exchanges place whith prisonner sa as ta have him return ta his mother » Tub., 4484 : « Son, of widow, redeemed by bishop. Bishop Paulinus of Nola selfs himself into captivity ta redeem a widow's son» XXXII (34), Nièce:« De la niece a l'ermite que uns moines gita de son rendus » MOTIF : Un ermite convainc sa nièce, qu'un gras moine avait séduite et menée sur le chemin de la luxure, de retrouver sa vie de recluse. MOTS-CLÉS : abbé, diable, dragon, ermite, enfer, moine, nièce, péché de chair, pénitence, prémonition, songe, tentation, ville BIBLIOGRAPHIE :

Thom., Dl810.8.2.4: « Dream tells of safety of absent persan who has been in danger»; Motifs similaires: N738 : «Accidentai meeting of nephew and uncle » ; T451 : «Devi! causes girl ta become prostitute » Tub., 2564 : « Hermit converts niece. The hermit, Abraham, reclaims his niece, Mary, from a life of sin and persuades her ta become a recluse once more »

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XXXIII (35), Ivresse:« De l'ermite qui par s'ivrece fist fornication et homicide » MOTIF : Un ermite persécuté par le diable, obligé de choisir entre les péchés d'ivresse, de meurtre et de viol, préfère celui d'ivresse, parce qu'il lui paraît être le moindre mal. Une fois ivre, il commet les deux autres péchés. Il choisit alors de vivre le restant de ses jours en expiant ses péchés dans la souffrance et dans la misère, jusqu'à ce que le pape le libère de la pénitence qu'ils 'est imposée. MOTS-CLÉS : abstinence, choix, contrappasso, diable, ermite, fornication, ivresse, meurtre, pape, pénitence, Rome, tribulations BIBLIOGRAPHIE :

Thom., J485 : « Three sins of the hermit. Choice of three sins given him: adultery, murder (theft), drunkenness. He chooses drunkenness ; the other follow » Tub., 1816: « Drunkenness least of mortal sins. Drunkenness, although the least of mortal sins, may lead to rape and murder » XXXIV (36), Rachat : « Del marcheant qui de l'... ses freres rachata le fil a un chevalier » MOTIF : Un marchand, devenu moine, est envoyé au marché acheter de la viande, mais il dépense l'argent pour racheter auprès d'un usurier le fils d'un chevalier. Il est loué pour sa charité. MOTS-CLÉS : abbé, charité, chevalier, fils, marchand, miracle, prud'homme, rachat, usurier, viande BIBLIOGRAPHIE:

Thorn., Motif similaire Rl31. 7 : « Merchant rescues abandoned child » Tub., 3263 : « Merchant redeems knight 's son. A merchant, turned monk, goes to market for the monastery, but spends the money in redeeming the son of an old knight » XXXV (37), Usurier : « De l'userier que li hermites oublia en la vermine» MOTIF : Un usurier, dont la femme est morte pour éviter de partager le péché de son mari, demande à un ermite de lui donner 66

Tableau des motifs et des mots-clés

une pénitence. Celui-ci le fait enterrer dans la vermine, où il l'oublie pendant trois jours. Lorsque l'ermite va le voir au bout des trois jours, il découvre que le corps de l'usurier a été mangé par la vermine et que son âmes 'est envolée au paradis. MOTS-CLÉS : ermite, femme, oubli, paradis, pardon, parfum, pénitence, usurier, vermine, voix divine Thom., Absent Tub., 5038 : « Usurer eaten by adders. A penitent usurer is eaten by adders and toads ». XXXVI (38), Feuille de chou:« De la nonne qui mainga le diable en la flor del chol » MOTIF : Une nonne, qui a mangé avec gourmandise une feuille de chou sans se signer, avale aussi le diable qui s'est caché dessous. Après avoir été possédée et changé de vie, elle revient à la raison grâce à la confession et à la pénitence que lui impartit son chapelain. MOTS-CLÉS : chou, confession, diable, gourmandise, nonne, pénitence, signe de croix BIBLIOGRAPHIE :

Thom., G303.16.2.3.4: «A nun eating unblessed lettuce eats a demon » Tub., 3503 : « Nun shalloows lettuce. A nun eats lettuce without making the sign of the cross, and swallows a devil who is sitting on the lettuce » XXXVII (39), Demi-ami : « Del bacheler qui trova le demi ami son pere a loial » MOTIF : Un jeune garçon, qui ne pense qu'à dépenser son argent avec ses compagnons, est admonesté par son père qui lui conseille de tester ses amis, en demandant leur secours, après avoir prétendu avoir tué quelqu'un. Ceux-ci l'abandonnent tous, et seul l'ami de son père est prêt à lui venir en aide. MOTS-CLÉS : amitié, châtiment, faux amis, fils, génération, père, test

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BIBLIOGRAPHIE :

Thom., H1558.1 : «Test of friendship: the half-friend. A man kills a hog and tells his friend that he has killed a man and asks where he can hide the body. Ali of them drive him away and on/y his father 's half-friend remains true to him in his feigned trouble » Tub., 2216: « Friendship tested. A youth thinks he is buying friends by spending money freely ; ail fail him when he tests them by pretending he had murdered someone. On/y his father 's half-friend is ready to die for him » XXXVIII (40), Inceste: «De la dame por qui le deables se fist mestre l'empereor » MOTIF : Une mère commet un inceste avec son fils, elle tue l'enfant, fruit de leur union incestueuse : le diable la dénonce. Grâce à sa contrition devant le pape, la Vierge la réhabilite aux yeux de tous. MOTS-CLÉS : absolution, confession, diable, fils inceste, mère, meurtre, Notre Dame, pape BIBLIOGRAPHIE :

Thom., T412.1 : « Mother guilty of incest with son forgiven by Pope (Virgin Mary) » Tub., 2735 : «lncest mother and son. A mother commits incest with her son and kills their child The devil, in the guise ofa clerk, denounces her. Because of her contrition before the Pope, the Virgin protects her and strikes the devil dumb » XXXIX (26), Crucifix : «Del crucefit qui seinna entre les juïs fellons » MOTIF: Un crucifix est martyrisé par des juifs; quand l'un d'eux frappe le crucifix au flanc, du sang coule 2 • Après que le crucifix a accompli d'autres miracles, les juifs se convertissent au christianisme. MOTS-CLÉS : allégorie, eau, conversion, crucifix, cruentation, juif, lance, miracle, repentir, sang BIBLIOGRAPHIE :

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Tableau des motifs et des mots-clés

Thom., D1624.2: « Wounds of crucifix bleed»; V331.1.l: « Conversion to Christianity by miracle of seeing blood jlow from Jesus 'image ». Tub., 1373 : « Crucifix, bleding, and Jew. A crucifix, made by St. Nicodemus, was martyred by the Jews; when they stuck a fane into the image, blood ran out. The Jews were then converted to Christianity ». XLI (41), Image du diable:« Del moinne qui contrefist le diable el portal del mostier » MOTIF : Un moine sculpte une statue hideuse du diable. Celui-ci le menace et lui commande d'en faire une autre plus agréable à regarder. Le diable, ayant ourdi un complot contre le moine, ce dernier finit par accepter de faire une autre statue. Le moine est alors libéré et le diable chassé grâce à l'eau bénite. MOTS-CLÉS : beauté, courroux, diable, eau bénite, moine, prison, sculpter, statue, vol BIBLIOGRAPHIE :

Thom., 0303.16.7: « Devil is chased by ho/y water» Tub. : 3575 : «Painting by monk of Devil. Against the Devi! 's pro tests, a monk persists in painting him in an ugly form. The Devil instigates an intrigue in which the monk is caught and imprisoned; the Devil frees him on his promise not to paint him in an ugly form again, and takes his place in prison. Judged and condemned, the Devil vanishes at the place of execution » XLII (42), Merlot: «Del riche asnier qui par son orgoil revint a son premier labor » MOTIF : Un vilain pauvre devenu riche grâce à l'intercession de Merlin, oublie ses devoirs envers les pauvres. Puni par Merlin, il retrouve sa pauvreté initiale. MOTS-CLÉS : changement de statut, ingratitude, magie, Merlin, pauvreté, punition, richesse, vilain BIBLIOGRAPHIE :

Thom., C773.1 : « Making unreasonable requests. Given power of fulfilling all wishes, persan oversteps moderation and is punished » 69

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Tub., 3650 : « Peasant enriched becomes greedy ». A peasant, made wealthy by Merlin, becomes greedy and ungrateful. Merlin, whom the peasant now calls 'Merlat', makes him poor again. »

NOTES

* Je tiens à remercier mon étudiante Aurélie Patrier, qui m'a aidé dans le recensement des motifs des contes XXII-XLII. 1 Le numéro en chiffres romains est celui de l'édition Lecoy, celui en chiffres arabes renvoie à la numérotation établie par Gaston Paris dans l'article d'E. Schwan («La vie des anciens pères», Romania, XIII, 1884, p. 233-263). L'absence du conte n° XL n'est pas due à un oubli mais à la présentation du manuscrit choisi par Félix Lecoy pour son édition, qui passe du n° XXXIX au n° XLI, suivi du n° XLII, « bien que le manuscrit ne contienne que 41 récits » (Lecoy, éd. cit., p. XXI). Le conte intitulé Gueule du diable, proposé par Félix Lecoy dans l' Appendice du tome II (p. 299-304), est absent de la plupart des manuscrits qui contiennent la première Vie des Pères, et il est placé en tête de la deuxième Vie dans le ms. BNF, fr. 1039. Son appartenance à la première Vie est loin d'être prouvée. J'ai préféré ne pas l'inclure dans ce répertoire, pour ne pas altérer l'état des motifs et des thèmes de cette œuvre relativement bien définie. 2 Jean-Jacques Vincensini m'a signalé un récit similaire de « cruentation », raconté par saint Thomas de Cantimpré, dans le Miraculorum et exemplorum memorabilium sui tempris libri duo ... Opera et studio Georgii Colvenerii ... , Duaci, Baltazar Bellerus, 1597, p. 57-59.

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Index des mots-clés Abbaye, 26 Abbé, 32, 34 Abbesse, 20 Absolution, 38 Abstinence, 27, 30, 33 Accouchement, 11 Accusation (fausse), 11, 12, 15, 29 Adunaton, 5 Allaitement, 20 Allégorie, 39 Amendement, 22 Amitié, 1, 8, 9, 37 Amour, 4, 12 Apparition miraculeuse, 26 Apparitions, 18 Assassinat, 10, 13 Automutilation, 23, 29 Avarice, 8, 17 Ave Maria, 15 Bague, 18 Baril, 19 Bâton sec, 5 Beau-frère, 12 Beauté, 41 Biche, 20 Bouche, 3, 15, 17 Bourgeoise, 11, 16 Brigand, 13 Brûlure, 29 Catabase, 22 Changement de statut, 42 Chapelain, 28 Charité, 31, 34, 37 Chasteté, 30 Châtiment, 37 Chevalier, 34 Choix, 33 Chou,36 Cimetière, 10, 15 Clerc, 11, 15, 26 Colombe, 3, 9, 27

Confession, 13, 16, 19, 26, 28, 33, 38 Contrappasso, 33 Conversion, 2, 10, 23, 25, 39 Corps, 10, 15 Courroux, 41 Cruentation Crâne qui parle, 25 Crapaud, 17 Crucifix, 39 Cruentation, 39 Damnation, 6, 13 Diable, 13, 16, 24, 29, 32, 33, 36, 38, 41 Disparition, 21 Dragon, 32 Eau, 19,39 Eau bénite, 41 Égal en sainteté, 30 Égoïsme, 17 Élévation, 21 Enfant, 2 Enfer, 6, 22, 25, 32 Enterrement, 15 Envie, 9, 27 Épreuve, 30 Ermitage, 9 Ermite, 1, 3, 7, 9, 11, 13, 18, 19, 20, 23,25,27,28,2 9,30,32,33,35 Évêque, 20, 31 Exorcisme, 18 Faux amis, 37 Félonie, 28 Femme, 9, 30, 35 Fille, 11, 22 Fils, 2, 9, 17, 20, 24, 31, 34, 37, 38 Fleur, 15 Fontaine, 5 Formules, 18 Fornication, 1, 33 Fournaise, 2, 9 Frère, 31

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Génération, 37 Glose, 24 Gourmandise, 36 Grossesse, 11, 20 Haleine, 9 Hostie, 21, 26 Identité, 14 Imitation, 1, 8 Impératrice, 12 Impossibilia, 19 Inceste, 38 Infidélité, 12 Ingratitude, 42 Ivresse, 33 Jambe, 8 Jardinier, 8, 31 Jérôme saint, 16 Jésus, 2 Jeu, 18 Jeune homme, 18 Jeûne, 30 Juif, 2, 4, 39 Justes, 25 Lance,39 Langue, 23 Larmes, 5, 19, 25 Lumière, 7 Luxure, 14, 21, 23 Magie, 42 Maître, 6 Marchand, 34 Mariage, 4, 18 Mensonge, 11, 16 Mère, 22, 38 Merlin, 41 Messe, 18 Métamorphose, 18 Meurtre, 28, 33, 39 Miracle, 2, 3, 4, 5, 8, 9, 12, 15, 18, 19,21,22,25,28,29,34,39 Miserere, 7 Moine, 32, 41 Moines blancs, 24 Morale, 22 Mort, 10, 25, 29 Nécromancie, 4

Nièce, 32 Nonne, 14, 36 Notre Dame, 4, 14, 18, 20, 27, 28, 38 Orgueil, 9, 13, 27, 30 Oubli, 35 Paganisme, 18 Pape,33,38 Paradis, 6, 22, 25 Pardon, 4, 9, 10, 11, 12, 20, 35 Parents, 17 Parfum, 35 Parure, 16 Pauvreté, 42 Péché, 1,3,5,8, 14,24 Péché de chair, 23, 32 Pécheur (pécheresse), 4, 6 Pénitence, 16, 19, 24, 27, 32, 33, 35, 36 Pénitence impossible, 5 Père, 2, 22, 37 Persécution, 23 Pomme,9 Prêche, 24 Prédiction, 31 Prémonitoire, 32 Prêtre, 24 Prévôt, 30 Prière, 7, 8, 18, 25 Prison, 41 Prisonnier, 31 Prud'homme, 5, 34 Punition, 9, 17, 42 Purification, 3 Rachat, 34 Reine, 28 Remplacement, 14 Renier, 3, 4 Renonciation, 30 Repentir, 13, 26, 27, 39 Résurrection, 10, 25, 29 Richesse, 19, 42 Rire, 16 Roi, 9, 28, 31 Rome, 12, 33 Salut, 1, 8, 13, 24, 25 Sang,35 72

Index des mots-clés Sarrasin, 25, 31 Sculpter, 41 Sénéchal, 9, 28 Signe de croix, 36 Simple d'esprit, 7 Sincérité, 7 Songe,32 Statue, 4, 18, 27, 41 Substitution, 28, 31 Tentation, 23, 29, 30, 32 Test, 37 Trahison, 12 Transformation, 17

Tribulations, 33 Trois (chiffre), 10, 13, 19, 21 Ulcère, 8 Usurier, 24, 34, 35 Vermine, 35 Viande, 17, 34 Vilain, 42 Ville, 24, 32 Viol, 11 Vision, 6, 22, 24 Voix, 24 Voix divine, 35 Vol, 26, 41

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Deuxième partie DE LA FÉCONDATION LITTÉRAIRE À L'ART DU RÉCIT

CHAPITRE III DE LA MERVEILLE AU MIRACLE

Le récit du mariage avec la statue : résurgences et modalités narratives Pour que l'être soit l'être, il faut que l'Un ne soit pas l'être, mais le générateur de l'être 1•

Peut-on s'interroger sur les fiches d'état civil des personnages, sur leur représentation corporelle, sans être piégé entre illusion référentielle et suspension d'incrédulité, sans finir par superposer l'altérité chronologique à l'altérité fictionnelle? Vouloir imaginer le monde intermédiaire qui est entre le monde de l'œuvre et celui du lecteur, c'est un peu jouer avec ce que Valéry appelle les «superstitions littéraires», c'est-à-dire« toutes croyances qui ont de commun l'oubli de la condition verbale de la littérature. Ainsi existence et psychologie des personnages, ces vivants sans entrailles» 2 . Un tel anachronisme, cependant, est souvent tout ce qui nous reste, et nous rapproche, de cette altérité fictionnelle, du style de cette illusion référentielle, et il convient de l'assumer comme une« vertu». La mentalité, la psychologie, la représentation du corps aussi des personnages que l'on rencontre dans les œuvres médiévales ne sont pas, en effet, pour reprendre une comparaison chère à Daniel Poirion, à jamais perdues comme celles des statues de pierre de l'île de Pâques. Mais c'est justement parce qu'ils ne représentent pas des vestiges d'anciennes civilisations coupées de la nôtre, et qu'ils constituent le fil, souvent embrouillé, d'un chemin commun, qu'il faut que leurs finalités, leur épistémè, soient étudiées à l'intérieur des textes, à l'intérieur d'une esthétique, avant d'être translatés d'une condition verbale à l'autre. Or, comme le rappelle Umberto Eco :

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Diegesis

un personnage fictif est un individu formel auquel on peut se référer correctement à condition de lui attribuer toutes les propriétés textuellement explicitées par le texte original, et l'on peut établir sur ces bases que celui qui affirme que Hamlet a épousé Ophélie et que Sherlock Holmes était allemand fait une affirmation fausse (ou se réfère à un autre individu qui porte accidentellement le même nom) 3 .

Accorder, donc, par défaut au petit monde d'un récit, au corps impalpable de ses personnages, les propriétés qui régissent le monde réel, ou plutôt notre perception et notre encyclopédie personnelle de ces propriétés, c'est le propre de tout travail d'interprétation. Il a été observé justement que les mondes fictionnels ne sont autre que des mondes parasitaires 4 , et que les mondes possibles ne sont en fin de compte qu'une extension du monde qui est vécu au quotidien. Dans ce sens, le corps fictionnel n'est qu'une extension de la perception et de la réalisation du corps réel. Il ne faut, cependant, pas oublier, pour paraphraser l'exemple célèbre de l '« express Genève-Paris de 8h 45 du soir» 5 cher à Ferdinand de Saussure, que ce qui fait un personnage ce n'est pas sa composition matérielle, sa condition sociale, son corps, mais plutôt toutes les circonstances narratives de sa condition verbale, qui le distinguent des autres personnages, en un mot le cahier de charges de son illusion référentielle. L'espace critique, alors, que l'on peut construire à partir d'une inférence textuelle, doit être fondé sur des indices narratifs, sur des propriétés essentielles ; il faut, en un mot, tenir compte des propriétés explicitées 6 du texte et des personnages, sans s'attacher uniquement aux propriétés accidentelles, dont il est tout à fait possible de faire abstraction, sans modifier le savoir et le statut du personnage, son identité et sa fonction narratives, le sens aussi de sa représentation corporelle. Dans ce sens, le corps aussi, et ses représentations mythiques, ainsi que son environnement culturel doit, me semble-t-il, d'abord être posé comme une des actualisations verbales de ce que Philippe Hamon appelle le « savoir énoncif » du personnage, c'est-àdire tout ce qui constitue dans le roman l'espace interne des quiproquos et des informations, des malentendus et des délations, du secret et du mensonge, de l'hypocrisie et du mystère, de l'être et du paraître, 78

De la merveille au miracle

c'est-à-dire un espace herméneutique, cognitif, plus ou moins désiré, recherché, partagé par les protagonistes d'une histoire, qui a une fonctionnalité directe et importante sur l'intrigue, qui vient modifier l'être et le faire, c'est-à-dire, le destin des personnages 7 .

Dans un article sur l'altérité et le romanesque dans le Jehan de Saintré d'Antoine de la Sale, j'essayais de réfléchir sur la fonction diégétique d'une statue de cire simulacre du Petit Jehan de Saintré; une statue que la Dame des Belles Cousines avait fait construire à la fois pour préserver et piéger l'intégrité psychologique et physique de son protégé. Je soulignais comment le vœu et sa réification investissent l'identité de l'autre, dont la singularité, la sub-jectité 8 est de fait piégée, y compris textuellement, dans l'inanité de l'objet, dans la malléabilité protéiforme de la substance cire. L'image de la statue s'offrant, alors, comme une représentation du degré zéro de l'altérité, y compris de l'altérité corporelle, réduite ainsi à un semblant liturgique de réification. Le thème du mariage avec la statue peut être inclus et étudié dans celui plus vaste des statues vivantes, que l'on retrouve dans toutes les cultures antiques, de la Chine à la Grèce, en passant par l'Égypte 9 . Sa représentation littéraire me paraît, cependant, être exemplaire de la multiplication des identités fictionnelles, et preuve de l'illusoire sur lequel se fonde au Moyen Âge la représentation de l'hic et nunc, du réel quotidien, de l'impensé du corps, mais aussi du conflit mimétique . 10 entre corps et espnt . Les sources et les variantes de ce motif, connu depuis longtemps des médiévistes, n'ont jamais été réellement reconstituées et organisées systématiquement. Pourtant, le traitement littéraire de ce motif peut être analysé comme une métaphore de la construction à la fois subjective et traditionnelle que !'écrivain projette de la structure des actants du récit, à une époque à laquelle le rapport entre auteur et personnage semble soumis à tous les interdits culturels, enfoui entre humilité et anonymat. Le motif - répertorié par Stith Thompson, qui ne donne, cependant, que deux références 11 , et par Frederic Tubach, qui en signale huit 12 semble être particulièrement répandu au Moyen Âge - j'en ai recensé une trentaine pour le Moyen Âge, et plus d'une quarantaine au total-, au point que l'on peut parler d'une véritable diffusion, au sens où l'entendent les diffusionnistes 13 . 79

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Voici le résumé d'une des actualisations du récit, d'après !'Histoire de Grégoire VII de Villemain : On racontait au temps de Grégoire, qu'un jeune romain noble et riche, marié depuis peu, était allé s'ébattre avec quelques amis sur la vaste place du Colisée, au moment de faire une partie de balle, avait ôté de son doigt son anneau nuptial et l'avait mis au doigt d'une statue de Vénus. Le jeu fini, quand il vint pour reprendre son anneau, il trouva le doigt de marbre de la statue recourbé jusqu'à la paume de la main et il ne put malgré tous ses efforts, ni le briser ni retirer la bague. Il ne dit mot à ses amis et s'en alla fort pensif; mais il revint une nuit avec un valet. Le doigt de la statue était redressé, mais plus de bague. Rentré dans sa maison, et couché près de sa jeune épouse, il sentit entre elle et lui quelque obstacle palpable mais invisible : et comme il voulait passer outre, une voix lui dit: «C'est à moi qu'il faut t'unir. Je suis Vénus, c'est à mon doigt que tu as mis l'anneau nuptial : je ne te le rendrai pas. » Le jeune homme, effrayé, trouva toujours entre sa femme et lui le même obstacle. La jeune épouse s'en plaignit à ses parents. Enfin, un prêtre magicien, « Palumbo presbytero, necromantis magna» ayant contraint Satan à faire rendre l'anneau nuptial par Vénus, le jeune homme fut dès lors heureux sans obstacles 14 .

Le texte précise que cette histoire était connue à Rome vers l'an 1046, mais qu'elle remonterait en réalité au VIe siècle, à l'époque de saint Grégoire le Grand. Ce récit est le même, à quelques détails près, que celui qui est rapporté par Guillaume de Malmesbury dans les Gesta regum Anglorum 15 . Chez Guillaume de Malmesbury, le prêtre magicien a le même nom - « Palumbo cuidam suburbano presbytero » -, et l'histoire se termine de la même manière : le démon oblige Vénus, défilant comme une prostituée, et fort mécontente, à rendre au jeune homme l'anneau, mais il se venge, en provoquant la mort de Palumbo : « Sed Palumbus, ubi daemonis clamorem ad Deum de se audivit, finem dierum sibi praesignari intellexit. » Les deux premières sources connues sont, donc, les Gesta regum Anglorum, et une chronique de Hans Ferdinand Massmann, Der Keiser und der Kunige Buoch, oder die sogennante Kaiserchronik ... 16 • Dans cette chronique, composée sans doute à Ratisbonne dans les années 1135-1150, le récit est situé à l'époque de l'empereur Theodosius (vraisemblablement Théodose 11), et le protagoniste en est 80

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moins le jeune Astrolabius que le prêtre Eusebius. Ici, c'est la statue qui aguiche d'un signe de la main le jeune homme; celui-ci s'en approche, tombe aussitôt amoureux d'elle et lui promet un amour éternel. Puis, fatigué de sa situation inconfortable - il ne peut se séparer physiquement de la statue -, il se déclare prêt à se convertir au christianisme si un prêtre parvenait à le libérer de l'enchantement. C'est alors qu'un « kâpelan » appelé Eusèbe montre une habileté extraordinaire: il piège le diable auteur du maléfice et l'oblige par un stratagème à lui révéler le secret de l'enchantement. Il apprend alors que ce sont des herbes magiques, se trouvant sous le socle de la statue, qui retiennent le pauvre Astrolabius. C'est principalement sur ce récit que se fondait la conviction de Gaston Paris d'une origine romaine, remontant au haut Moyen Âge, du motif du mariage avec la statue 17 . Une autre attestation se trouve dans le recueil anglais Flores historiarum, commencé vers l'an 1200 par un certain John de Cella, continué par Mathieu Paris et Roger de Wendover 18 . Ce récit, qui comporte de nombreuses versions 19 , possède, cependant, une séquence narrative autonome qu'il est possible d'isoler dans la chaîne du discours-récit 20 , et qui peut fonctionner à la fois comme un récit autonome et comme partie constitutive d'un récit plus large. Voici son unité minimale: un jeune homme en âge de mariage qui n'est presque jamais doté d'un nom propre, comme c'est souvent le cas dans les contes populaires 21 -, ôte son anneau en le mettant au doigt d'une statue de femme, pour pouvoir jouer avec ses amis sans empêchements. Lorsqu'il cherche à le récupérer, la statue ne le lui rend pas, en lui interdisant, explicitement ou indirectement, de s'unir charnellement avec son épouse ou sa future mariée, le don de la bague ayant servi à sceller un pacte d'amour éternel entre la statue et le jeune homme. À partir de là, selon les variantes figuratives, on a des diégèse et des conclusions différentes, que l'on peut regrouper selon les trois classes suivantes : 1) Le jeune homme a recours à un prêtre exorciste, dont il nous est donné de connaître le nom: « Palumbus ». Celui-ci le libère de l'enchantement, mais au prix de sa propre vie. Ce récit est celui recueilli par les Gesta regum Anglorum de Guillaume de Malmesbury et par le roman en prose du XIVe siècle Bérinus 22 ; sa diffusion est aussi témoignée par un curieux livre à la gloire de Vénus d'un auteur alle81

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mand du XVIIe siècle, Heinrich Kommann 23 , ainsi que par le pamphlet de Heinrich Heine, Les Dieux en exil 24 , ou encore par l'ouvrage de Franz von Gaudy, Frau Venus 25 , sans oublier, naturellement, la relecture qu'en propose Richard Wagner dans le Tannhauser. Dans ce récit-type, les confins entre paganisme et christianisme sont très flous, et la perception du corps, ainsi que sa représentation, répond à une double coordonnée épistémologique, d'un côté, l'interdit chrétien, de l'autre la sensualité païenne. Le récit est, de ce fait, en équilibre précaire entre fonction euphorique et dysphorique, selon la perspective du destinataire. Cependant, la statue - qui représente presque toujours Vénus - se transforme ici en opérateur syntaxique, en devenant acteur de discours: «Ego sum Venus, cujus digito apposuisti annulum; habeo ilium, nec reddam » 26 , et en défilant, même, avec d'autres divinités païennes dans une procession emmenée par le diable en personne 27 . 2) Ici, le jeune homme est devenu un diacre - alors que Vénus s'est transformée en Notre Dame-, qui quitte sa femme et les «aises» du monde, et se fait moine. Ces textes réactualisent dans une perspective toute chrétienne la pratique mythique de la hiérogamie ou son désir 28 . Cette version est attestée principalement par les différents récits de l'Alphabetum narrationum cités, par un manuscrit éthiopien de la Bibliothèque Nationale - découvert par Hermann Zotenberg 29 contenant une collection de miracles de la vierge, ainsi que par un recueil de miracles 30 composé par Gautier de Coinci au début du XIIIe 31 siècle • Deux recueils allemands de légendes mariales de la moitié du XIXe siècle en témoignent également32 , et il en existe aussi une ver. s10n en provença133 . 3) Le jeune homme trouve la mort lors de sa première nuit de noces, sous le poids d'une statue de Vénus qui, à la suite d'un transfert de valeur modale, se déplace, monte des escaliers, aime, embrasse et finalement tue. C'est, bien entendu, l'histoire de la Vénus d'Ille de Mérimée 34 , mais aussi celle de l'opéra Zampa, ou la fiancée de marbre35 , ou encore d'une comédie en français de Gabriele D'Annunzio, La Pisanelle 36 , dans laquelle toutefois, la statue de Vénus se contente de faire mourir de frayeur la jeune femme, et de faire perdre sa langue au jeune homme. Chez Mérimée la statue de bronze de Vénus n'est jamais transformée en acteur syntaxique, exactement comme dans le récit82

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type n° 2 37 , et c'est la jeune mariée -veuve, devenue folle, qui rapporte à des témoins incrédules l'accouplement meurtrier dont elle a été le témoin. Le pacte de lecture est une contrainte, à laquelle l'auteur médiéval semble être moins assujetti que l'écrivain moderne. Le lecteur romantique, à la différence du lecteur médiéval, même en pleine suspension d'incrédulité, veut croire à la salubrité mentale de l'actant-narrateur 38 . Aussi, Mérimée est-il obligé de structurer l'armature du mythe, c'est-à-dire le «statut structurel du mythe en tant que narration» 39 , autour d'une série d'enchâssements de discours rapportés : la jeune mariée, sous le choc de la mort de son mari, déclare ce qu'elle a cru voir au magistrat, lequel le confie à son tour au narrateur, qui le rapporte au lecteur 40 • Le fantastique au XIXe siècle c'est aussi ce jeu de miroirs narratifs, qui renvoient la représentation d'un corps de bronze, condamné au silence, et écrasant dans l'imaginaire d'un actant-adjuvant, la veuve-mariée, le corps d'un actant-opposant au savoir verbal limité. Comme le suggère Roger Caillois, nous assistons ici à une« lente montée d'une panique infligée à l'esprit le plus rebelle par les mêmes armes qui lui servaient à récuser le surnaturel 41 . » Le récit est construit et écrit sur un mode narratif déceptif. À l'intérieur de l'armature du mythe s'opère une inversion : l'actant-statue passe de rôle d'objet-valeur à celui de sujet-héros, en même temps que l'actant-narrateur accomplit le parcours inverse. La représentation de l'illusoire au Moyen Âge, tout comme à la fin du XIXe siècle, c'est-à-dire aux deux frontières du romanesque, reflète aussi la transformation d'un système de genres littéraires, la tension entre subjectivité de l'auteur et aséité esthétique des textes, entre intentio auctoris et intentio actoris. Pour analyser de plus près le fonctionnement sémiotique du récit, j'ai ainsi choisi une version qui regroupe l'ensemble ou presque des actualisations linguistiques du mythe. Le récit en question, qui occupe 610 vers, est le conte n° XVIII (17) du recueil de la Vie des Pères, intitulé « Image de pierre » et rubriqué dans la plupart des manuscrit : Del fort vallet qui espousa l 'ymaige de pierre 42 . L'histoire ne se différencie pas trop au début de celle de la séquence type. Nous sommes au temps de « saint Gregore » (v. 8307), et le jeune homme, appelé ici bourgeois, fraîchement marié, décide de prendre aussi part à un jeu 43 . Cependant, il s'agit ici d'une lutte entre de «vaillant bacheler » 44 , et non pas du jeu de la pelote. Ce trait différentiel 83

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semble déjà annoncer le conflit fictionnel entre réel et spirituel, sur lequel se fonde paradoxalement la tension narrative du conte. D'autant plus que le bourgeois, en ôtant son anneau 45 et en le mettant au doigt de la statue « en forme de femme entaillée » - il ne nous est pas donné de savoir s'il s'agit de la statue de Vénus ou d'une autre déesse païenne -, s'amuse à prononcer la formule rituelle du mariage : Feme, de cest anel t'espouse » (v. 8372).

Le récit suit alors la trace du schéma-type, jusqu'au moment où le jeune homme cherche à s'unir avec sa jeune mariée. C'est alors que l' « imaige k'il ot espousee » (v. 8403) l'empêche matériellement de le faire, en s'interposant entre les deux mariés et en apostrophant rudement le bourgeois : [ ... ]Mari fez! Tu sez bien ke tu me mesfez e ke tu m'a hui esposee [ ... ] totes les fois ke tu voldras a li gesir, sor toi vendrai e ton valoir te desfendrai 46 .

Nous avons, donc, une « image », une statue qui se déplace jusque dans la chambre à coucher du jeune couple, comme dans le récit-type n° 3, celui de la nouvelle de Mérimée, et qui est acteur de discours, comme dans le récit-type n° 1, en présence, cependant, d'un deuxième destinataire, la femme de celui-ci, qui voit et entend tout, exactement comme la pauvre "folle" de la Vénus d'Ille, sans cependant mourir de peur comme celle de La Pisanelle. Les pistes narratives sont ici brouillées, tout comme le savoir et le pouvoir des personnages, mais tout laisserait à penser qu'à ce moment, le conte est destiné à suivre la pente narrative du récit-type n° 1, puisque nous savons que la statue représente une déesse païenne, et que c'est la statue même, et non pas son imago, son apparition, qui intervient de tout son poids auprès du bourgeois, pour l'empêcher de s'unir à son épouse humaine. On pourrait croire, à ce moment-là, que la confrontation entre mythologie païenne et transcendant chrétien va tourner court. En effet, nous savons que dans le récit-type n°1, le bourgeois n'a qu'à s'adresser à un

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prêtre exorciste, pour que le spirituel chrétien reprenne le dessus sur la réification païenne de l'éternel féminin, délivrant ainsi le bourgeois du sortilège. Et en effet, le bourgeois, va voir son chapelain, qui armé de ses parements sacrés, de la croix, du pentacle et de l'eau bénite se rend dans la maison du couple pour faire un exorcisme contre le prétendu démon. Dès que les deux époux cherchent à s'unir, la statue se matérialise, mais, non seulement elle ne se laisse pas impressionner par les formules du prêtre, par l'eau bénite et par le pentacle, elle fait même la leçon à son époux humain et au prêtre, en les défiant de rompre un lien que la loi de l'homme et de Dieu reconnaît comme indissoluble: Qui de son bon grei feme espouse si conme cist a moi par voir, bien la doit garder et avoir, par k'il vueille sa loi garder 47 .

C'est au nom de l'institution du mariage et de son indissolubilité 48 spirituelle et physique, ainsi que contractuelle 49 , que la statue, donc, réclame le respect de l'engagement, auquel, l'actant-bourgeois , qui n'a pas la chance de connaître le grec, ne pourra pas répondre à la manière d'Hyppolite: « ~ yÀwmr' 6µwµox', ~ ôt rpp~v avwµor6ç », « ma langue prêta serment, mais non pas mon cœur » 50 . Cependant, l'actant-statue revendique aussi le respect d'un énoncé contractuel. La formule prononcée par le bourgeois n'est pas simplement une suite de mots, parce que le mariage c'est justement « dire quelques mots bien déterminées» 51 • Il est un énoncé performatif, peut-être le seul véritable, qui transforme une proposition verbale en réalité factuelle, le verbe en chair - selon Tertullien, la chair est le « gond du salut»(« caro salutis est carda»)-, à condition, cependant, qu'il soit prononcé dans des circonstances appropriées. Or, c'est exactement sur la nature à la fois appropriée et incongrue de ces circonstances, que se fonde le malentendu d'où le conte tire son origine. Deux épistémès, la païenne et la chrétienne, sont ici posées in praesentia. Les deux actants sujet-héros et objet-valeur sont dotés de deux savoirs encyclopédiques conflictuels. Et ce sont ces deux conceptions du mariage, mais aussi du « grand malentendu des sexes » 52 , selon la formule de Jankélévitch, qui restructurent par leur tension le motif mythique, le remythisent 53 , en même temps qu'ils redéfinissent la 85

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structure narrative, l'armature du récit. Ainsi, l'actant-bourgeois, d'après sa conception de l'état de choses du monde - le savoir dont l'auteur l'a doté-, croit que la circonstance de son engagement est inappropriée 54 , alors que l'actant-statue croit - ou doit croire, dans sa fonction d'opposant - exactement l'inverse. En prononçant, donc, une formule apparemment anodine, l'actant-bourgeois n'inscrit pas seulement son personnage dans une fiction, il en crée en définitive les présupposés romanesques. Par son caractère performatif, le mariage constitue un acte antilangagier, factuel, foncièrement, donc, antiromanesque. On le sait, le mariage fictionnel n'intervient selon Propp qu'à la fin des contes, pour signifier au lecteur la fin du pacte de lecture, selon la formule traditionnelle : «et ils vécurent heureux ... ». Il marquerait la fin du récit, en laissant généralement les actants-époux aux prises avec le silence du lecteur, et les "pépins" de leur vie quotidienne. Nombreux sont les récits médiévaux, qui semblent contredire une telle théorie, et dans lesquels le mariage a une fonction de pretexte ou même de moteur de la narration - Erec et En ide, Yvain, etc .. Dans le conte de la Vie des Pères, l'acte de parole qui scelle cette union impossible marque le début de la narration et les malheurs du personnage que l'actant interprète: les malheurs d'un bigame condamné à l'abstinence. Cependant, l'actant-bourgeois semble savoir, sur un plan métafictionnel, que sa vie d'honnête mari aux côtés de son épouse « simplete et jone sanz mamele » ne possède pas - ou pas encore - de dignité romanesque. Du coup, le sien n'est pas un acte manqué, mais plutôt un acte métaromanesque parfaitement réussi. Cependant, l'actant-statue, aussi, affirme ses "droits" fictionnels, en imposant une présence physique, corporelle - double mécanique de l'être vivant 55 -, que les autres personnages n'ont ni dans le monde possible de la fiction, ni dans le monde réel du lecteur. Et puisque les personnages ont sur elle au moins un avantage apparent, l'acte de parole, la pierre aussi se fait verbe 56 . Et son acte de parole est d'autant plus fort que cette lettre devient ipso facto littéraire, au sens étymologique d'inscription de la parole, mais aussi au sens d'une distorsion de la mimésis, car, on le sait, dans le monde du lecteur, les statues ne parlent pas. Sa parole est d'emblée littéraire - que l'on pense à la statue du Commandeur dans Don Juan - parce qu'elle est gravée dans la mémoire ineffaçable du marbre, dans l'unité ontologique d'un corps

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et d'une conscience soudés dans l'illusion référentielle de la pierre, dans la vérité absolue du mythe. Commence, alors, toute une série de péripéties narratives, que je résume brièvement. Le jeune couple va d'abord voir le pape, auquel il raconte son aventure. Celui-ci, inquiet de savoir l'échec du pouvoir religieux connu de tous, conseille aux deux l'abstinence sexuelle 57 . Le bourgeois obéit à contrecœur - le texte ne nous dit rien de la jeune femme-, mais cherche tout de même un autre avis auprès d'un ermite, un Père du désert, qui lui conseille de continuer son régime d'abstinence, mais surtout de prévoir un service religieux à la gloire de Notre Dame tous les samedis, celle-ci saura bien, alors, le récompenser d'une telle discipline et d'une telle dévotion 58 . Le bourgeois naturellement obéit. Au bout d'un an de loyal service, comme promis et prévu, Notre Dame lui apparaît en songe, en lui ordonnant de faire tailler dans le plus grand secret une statue de la Vierge avec l'enfant Jésus. Il aura alors en retour un don de sa part 59 . C'est alors que, faisant preuve d'une grande maîtrise des ressorts de l'histoire et de la fiction, de l' history et de la story, le narrateur rappelle que le pape avait interdit, quelque temps auparavant, l'édification de toute statue représentant les apparences d'homme ou de femme, pour mettre un frein aux fausses croyances et à l'adoration des idoles païennes 60 - le récit met donc en scène un conflit épistémologique. Saint Grégoire avait fait réunir les statues existantes dans un dépôt appelé « Colosé », à l'endroit même où notre bourgeois s'était uni d'intention avec la mystérieuse statue 61 • Pour paraphraser un des romans d'Oskar Panizza mis à l'index à la fin du XIXe siècle, on pourrait dire que le bourgeois, appelé à choisir entre l'autorité de l'immaculée conception de la Vierge et celle de l'immaculée conception du pape 62 , tient à sa tête de personnage, et décide qu'il faut prendre d'abord conseil auprès du pape. Le pape peut modifier sa décision à cause des rêves d'un pauvre malheureux 63 . Cependant, Notre Dame apparaît la nuit suivante une deuxième fois au bourgeois, en lui reprochant de ne pas reconnaître son autorité et en le menaçant de retirer la promesse de son don 64 . Le pape invite alors prudemment le jeune homme à attendre une troisième apparition 65 . Cet attentisme du pape ne correspond pas à une prudence de Ponce Pilate. Notre auteur appartient sans doute à ces milieux cisterciens, qui «répandent l'usage de la preuve par trois : l'apparition mariale est 87

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d'origine divine (et non une illusion diabolique) si elle se manifeste trois fois de suite » 66 • Il est donc tout à fait correct sur un plan théologique que le pape préfère attendre la troisième apparition avant de conclure au miracle. Ainsi, la nuit suivante, la Vierge se manifeste à nouveau, et dans un discours d'une violence surprenante chez la douce mère du Christ, elle accable le pauvre jeune homme de tous les reproches, en le rendant responsable de tous les malheurs qui arriveront dès lors au genre humain, s'il persiste dans son refus 67 . Au réveil, l'homme va voir le pape, décidé à le persuader de faire construire une très belle statue de la Madone, couverte d'or et d'argent. C'est cette statue qui sera exposée à l'admiration et à l'adoration des fidèles sur le parvis de l'église de Notre Dame de la Rotonde à Rome 68 . Quant au bourgeois, il continue avec la même foi et abnégation son abstinence et son service du samedi, jusqu'au jour où la statue disparaît sous les yeux des fidèles qui écoutent la messe. Le pauvre jeune homme désespéré et en pleurs adresse une très belle prière d'amour marial à Notre Dame 69 • C'est alors que la statue réapparaît avec la main droite bien fermée, montrant l'anneau du bourgeois. Suivant le conseil du pape, le bourgeois ose alors demander la restitution de son anneau à la statue de la Vierge, qui le lui rend, mettant fin à sept ans de tourments, et décidant, par là même, saint Grégoire à faire refleurir le culte des . ' 70 images sacrees . Or, le terme «image» 71 , qui est utilisé en ancien français pour désigner une statue, possède une forte charge d'ambiguïté épistémologique et ontologique, y compris pour un lecteur médiéval. Le chrétien qu'est tout lecteur médiéval sait qu'il est écrit dans la Bible: Tu ne feras point d'image taillée ni de représentation quelconque des choses qui sont en haut dans les cieux, qui sont en bas sur la terre, et qui sont dans les eaux plus bas que la terre 72 .

mais il sait aussi que l'on peut lire dans la Bible des Septante que les dieux de l'antiquité avaient existé, mais qu'ils étaient des démons : « llavœç 01 (k61 rwv cBvwv