Comment rapprocher Diderot et Watteau, qui représentent deux conceptions artistiques foncièrement différentes ? C'e
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French Pages 258 Year 2019
Table of contents :
Introduction
I. DIDEROT
1. La réticence dans les
2. Le corps passionné et le discours passionnel dans les écrits sur l’art français aux
3. La couleur et le sentiment de la chair dans les premiers
de Diderot
4. L’écriture des ruines au
5. Philosophie du sublime, poétique des ruines : la critique d’art de Diderot
6. Comment traduire le style de Diderot critique d’art ?
7. Est-il possible de trouver une théorie des genres picturaux dans les
1. Watteau, artiste mélancolique et étranger à son temps ?
2. La notion de manière dans le discours sur l’art français du
siècle : la « manière inimitable » de Watteau
4. Le charme et la grâce : le motif de l’escarpolette dans la peinture de Watteau et de Fragonard
5. Figures de la grâce chez Watteau et dans le discours sur l’art de l’époque
6. Au rythme de la danse
7. Les singes de Watteau
Provenance des études
Table des matières
Katalin Bartha-Kovács est maître de conférences HdR au Département d’études françaises de l’université de Szeged (Hongrie). Ses travaux portent sur la réflexion picturale française des xviie et xviiie siècles, en particulier les rapports du texte et de l’image, et plus récemment aussi sur l’animal et l’animalité.
Illustration de couverture : Lajos GULÁCSY, Scène de Naconxypan, huile sur carton, s.d. [vers 1907], 35 x 37,5 cm. Reproduction : Mihály BORSOS © photo : misi 2016
ISBN : 978-2-343-17908-7
25,50 €
Katalin Bartha-Kovács
Comment rapprocher Diderot et Watteau, qui représentent deux conceptions artistiques foncièrement différentes ? C’est dans une perspective interdisciplinaire, au croisement de la théorie de l’art, de la critique d’art et des études littéraires que les essais rassemblés dans le présent recueil proposent une réflexion peu conventionnelle sur les perceptions de l’image au xviiie siècle. Au fil de notions difficilement définissables, telles que la mélancolie, le rêve, la grâce ou la légèreté, aptes cependant à s’ériger en concepts esthétiques généraux, les études réunies ici visent à tracer les contours d’une poétique de l’image. À travers ces catégories, qui peuvent en effet servir de lien entre Diderot et Watteau, l’ouvrage prétend porter un éclairage nouveau sur les questions artistiques et contribuer ainsi à la réinterprétation des notions propres à la théorie de l’art française de l’époque classique.
ESTHÉTIQUE
DIDEROT ET WATTEAU Vers une poétique de l’image au xviiie siècle
DIDEROT ET WATTEAU
DIDEROT ET WATTEAU
Katalin Bartha-Kovács
OUVERTURE PHILOSOPHIQUE ESTHÉTIQUE
Diderot et Watteau
Ouverture philosophique Collection dirigée par Dominique Chateau, Jean-Marc Lachaud et Bruno Péquignot Série Esthétique Une collection d’ouvrages qui se propose d’accueillir des travaux originaux sans exclusive d’écoles ou de thématiques. Il s’agit de favoriser la confrontation de recherches et des réflexions, qu’elles soient le fait de philosophes « professionnels » ou non. On n’y confondra donc pas la philosophie avec une discipline académique ; elle est réputée être le fait de tous ceux qu’habite la passion de penser, qu’ils soient professeurs de philosophie, spécialistes des sciences humaines, sociales ou naturelles, ou… polisseurs de verres de lunettes astronomiques. La série « Esthétique » vise la théorie de l’art ancien comme contemporain ainsi que la réflexion sur le goût et les pratiques esthétiques.
Dernières parutions
Bruno DESCHENES, Une philosophie de l’écoute musicale, 2018. Juan GARCÍA-PORRERO, Peinture et représentation. L’avènement pictural, 2018. Claude MOLZINO, Figures d’un monde en sursis. Un dialogue entre philosophie et photographies du temps présent, photographies de Matthias Koch, 2017. Hugues HENRI, L’art brésilien au féminin, 2017. Gisèle GRAMMARE, Contrehorizon ou l’œuvre aux noirs, essai de peinture, 2016 Xavier D’HÉROUVILLE, Les ménines ou l’art conceptuel de Diego Vélasquez, 2015. Doh Ludovic FIÉ, L’École de Francfort et la critique de la modernité. Le paradoxe de l’œuvre d’art, 2015. Sous la direction de Dominique BERTHET, Une esthétique du trouble, 2015.
Katalin BARTHA-KOVÁCS
Diderot et Watteau Vers une poétique de l’image au XVIIIe siècle
© L’Harmattan, 2019 5-7, rue de l’Ecole-Polytechnique, 75005 Paris www.editions-harmattan.fr ISBN : 978-2-343-17908-7 EAN : 9782343179087
Relecture scientifique : Florence BOULERIE et Eva VOLDŘICHOVÁ BERÁNKOVÁ
Illustration de couverture : Lajos GULÁCSY, Scène de Naconxypan, huile sur carton, s.d. [vers 1907], 35x37,5 cm. Avec l’aimable autorisation de reproduction du propriétaire, Ádám KOVÁCS. Reproduction : Mihály BORSOS © photo : misi 2016
Introduction L’association des noms de Denis Diderot et de JeanAntoine Watteau dans le titre de ce recueil peut sembler, à première vue, quelque peu saugrenue. L’un était critique d’art, le meilleur de son temps ; l’autre était peintre, auquel la création des « fêtes galantes » en tant que genre pictural a été attribuée a posteriori. Diderot n’aimait guère Watteau car le peintre incarnait à ses yeux l’artificiel et le maniéré, les « mignardises » de l’art rococo. Les quelques jugements qu’il a émis à propos du peintre dans ses Salons et ses écrits théoriques sont plutôt dépréciatifs : s’il est charmé par la grâce des toiles de Watteau, il condamne leur fausseté. De plus, plusieurs décennies les séparent : le philosophe, né en 1713, n’a pas personnellement connu le peintre, décédé en 1721. Diderot et Watteau représentent en effet deux conceptions artistiques foncièrement différentes. Watteau reste attaché aux valeurs aristocratiques du « monde enchanté » de la fin du règne de Louis XIV où fleurissait un art de cour, avec des fêtes et des divertissements de la haute société. En revanche, les goûts de Diderot en matière artistique sont entièrement opposés à ceux de Watteau : à côté de son admiration pour l’exécution supérieure de Chardin (dont il méprise pourtant les sujets humbles), il est également sensible au sentimentalisme des scènes de genre de Greuze. Si trop de facteurs paraissent séparer Diderot et Watteau, qu’est-ce qui peut tout de même expliquer le recueil en un même volume d’études qui leur sont consacrées ? Moins conventionnelle qu’une réflexion en termes de différence, une telle confrontation peut s’avérer tout aussi fructueuse. Elle se base sur des notions – telles que le rêve, la mélancolie ou le rythme – qui peuvent servir de lien entre Watteau et Diderot. Réfléchir au fil de ces notions relève d’une pensée imagée, au sens où elle se
déploie sur le mode de l’image et de l’imaginaire, ce dernier étant conçu comme un « langage symbolique universel à travers lequel nous donnons forme à des émotions, des images, des idées, des actions1 ». Ce mode de pensée détermine aussi la manière dont les quatorze études du volume abordent les questions de l’art et du fait artistique au XVIIIe siècle. Les mots du titre évoquent – au travers d’une figure de substitution par retournement, dans une structure en chiasme – l’image poétique, notion qui renvoie aux figures de style de la rhétorique et suggère la perspective de la stylistique littéraire. Si quelques études ont effectivement une orientation stylistique, ce n’est pas de l’image poétique mais de la poétique de l’image que traitent la plupart d’entre elles. Notre propos est également éloigné de celui des arts poétiques, considérés comme un ensemble de règles et de préceptes relatifs à la poésie. Renouant avec l’étymologie du terme, nous entendons par poétique l’acte de création artistique, littéraire (Diderot) ou pictural (Watteau), dont l’examen suppose un discours théorique en rapport avec la peinture et, en général, les phénomènes artistiques. En tant que création, la poétique implique une pensée imagée qui a une large part dans toute pratique artistique, littéraire, musicale et picturale : dans ce dernier domaine, elle se manifeste surtout par les pouvoirs de la couleur. Les notions évoquées, auxquelles s’ajoutent encore bien d’autres – telles que la passion, la grâce, le sublime ou encore la légèreté – portent, en quelque sorte, sur l’image ou, plus précisément, sur les conceptions et les 1
Il s’agit d’un « mode de représentation qui se différencie du rationnel, de l’abstraction, du signe univoque, de l’identité et de la non-contradiction, de la connexion forte, de la démonstration et de la preuve, des classifications stables, etc. ». Jean-Jacques Wunenburger, L’Imaginaire, Paris, PUF, 2003, p. 5.
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perceptions de l’image dans la réflexion picturale française au XVIIIe siècle. Elles contribuent ainsi à tracer les contours d’une poétique de l’image car elles ont affaire, d’une part, à l’image elle-même et, d’autre part, au texte qui traite de l’image, donc au langage, au discours de la théorie et de la critique d’art. Si nous avons divisé les études en deux parties, consacrées respectivement à Diderot et à Watteau, par leur réunion dans un même volume, nous espérons établir un dialogue entre elles et éclairer les moments privilégiés de l’histoire du goût en France au XVIIIe siècle, de même que les changements (parfois latents) qui y sont survenus. La plupart des textes ici rassemblés ont paru dans différents recueils d’études et revues : le premier d’entre eux date de 2004 et le dernier de 2018 (les références sont données à la fin du volume), alors que quelques essais, qui ont fait l’objet d’une intervention à l’occasion de colloques interdisciplinaires, sont encore en cours de publication. Nous n’avons apporté que rarement des modifications aux textes : celles-ci sont en général de nature stylistique (et portent sur l’ajout de quelques références bibliographiques parues après la publication des études en question) mais ne touchent pas leur contenu. C’est la raison pour laquelle le lecteur trouvera parfois des recoupements inévitables entre les études. Ils concernent surtout leur manière d’aborder les questions artistiques : même si nous avons tâché de les réduire au minimum, la cohérence de l’argumentation des articles individuels les a rendus nécessaires. Le contexte général des études est la théorie picturale française qui s’est constituée au XVIIe siècle, à l’époque où les différentes disciplines ayant pour objet la réflexion sur l’art – l’histoire de l’art, l’esthétique et la critique d’art – n’étaient pas encore nettement séparées. À bien des égards, la théorie de l’art se situe aux confins de ces trois 9
disciplines : elle aborde des questions similaires et réfléchit en des catégories semblables, elle en diffère cependant par ses méthodes. Sa terminologie et son appareil conceptuel s’appuient majoritairement sur l’histoire de l’art, mais son approche n’est pas marquée par l’historicité. La théorie de l’art se distingue aussi de la critique d’art : contrairement à cette dernière, qui comprend les textes critiques rédigés à propos des productions artistiques contemporaines, elle ne réagit pas à l’actualité artistique, mais tâche d’établir des catégories atemporelles, de portée plus générale. La théorie de l’art ne s’identifie pas non plus à l’esthétique : elle ne prétend pas à la création de systèmes et ne s’occupe ni de l’idée du beau ni de la science de la connaissance sensible. L’objet principal de la théorie de l’art étant l’art, son objectif est d’élever la réflexion sur l’art au niveau théorique. Sa méthode consiste dans l’élaboration des catégories générales, développées à partir des concepts particuliers et spéciaux liés à certains artistes, qu’elle met ensuite en relation « avec les problèmes fondamentaux, en adjoignant aux "concepts fondamentaux" de la science de l’art des "concepts spéciaux", et en les ordonnant, ou mieux : en les subordonnant systématiquement aux premiers2 ». Il importe de souligner que les textes à partir desquels nous tâchons de déterminer ces catégories sont tous écrits avec une prétention littéraire. Ils appartiennent à des genres bien variés tels que les entretiens (André Félibien), les dialogues ou les cours de peinture (Roger de Piles), les traités (Michel-François Dandré-Bardon), les 2
Erwin Panofsky, « Sur la relation entre l’histoire de l’art et la théorie de l’art. Contribution au débat sur la possibilité de "concepts fondamentaux de la science de l’art" » (1924), Trivium. Revue francoallemande de sciences humaines et sociales / Deutsch-französische Zeitschrift für Geistes- und Sozialwissenschaften, 2010, n° 6, p. 8. URL : https://journals.openedition.org/trivium/3641 [page consultée le 25.07.2018].
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pensées détachées sur la peinture (Diderot) ou encore les biographies d’artistes (les vies de Watteau). Les catégories au centre de nos études sont souvent en elles-mêmes indéfinissables. Par leurs relations croisées, elles s’avèrent pourtant aptes à s’ériger en des concepts généraux qui vont au-delà des œuvres concrètes où elles se manifestent : de cette manière, elles sont susceptibles d’illustrer les processus qui se sont déroulés dans la vie artistique française du XVIIIe siècle. Ces catégories peuvent offrir alors une nouvelle approche des questions artistiques, par la réinterprétation des termes habituels et des notions enracinées dans le discours pictural français. Concernant Diderot, nous adoptons d’abord une approche stylistique de ses Salons, en analysant quelques passages consacrés respectivement à Boucher et à Chardin par le biais de la figure de la réticence. Nous observons notamment les stratégies discursives du critique d’art pour rendre compte du « bavardage » des tableaux de Boucher et du silence des « compositions muettes » de Chardin : l’expérience du blocage de son langage critique et ses moyens pour le surmonter. C’est dans le cadre de la théorie des passions que se situe la seconde étude, qui se propose d’étudier le corps passionné représenté sur les tableaux et le discours critique de Diderot et de ses contemporains censé en rendre compte. Nous tâchons de montrer que, dans ces écrits, le passage du pictural au scriptural se déploie sur le mode passionnel. Le discours critique à propos des natures mortes de Chardin – et de l’illusion qu’elles causent au spectateur en trompant ses yeux – conduit au sentiment de la chair, formule qu’interroge notre essai suivant. Il examine la position quelque peu paradoxale de Diderot, à savoir qu’il développe sa conception du coloris en s’appuyant sur les natures mortes de Chardin dont il admire l’exécution mais d’où la chair vivante est absente. 11
Les deux études reproduites ensuite traitent des différents aspects de la poétique des ruines : il s’agit d’une part de démontrer que l’écriture de ruines, que Diderot développe à propos des tableaux d’Hubert Robert dans son Salon de 1767, n’est pas un « discours des clichés » car elle se compose d’images expressives. D’autre part, en poursuivant ces réflexions et tout en leur donnant une orientation plus philosophique, nous soulignons la fonction critique de la ruine lors de la formulation de cette poétique et montrons que la « poétique des ruines » est intimement liée, dans la critique d’art de Diderot, à la philosophie du sublime. C’est à partir de notre traduction en hongrois du « septième tableau » de la « Promenade Vernet » du Salon de 1767 que l’étude suivante passe en revue les difficultés majeures rencontrées lors de la traduction. L’analyse dévoile que l’obstacle principal consistait à rendre la sonorité du texte, à saisir son rythme en tant que principe structurant de l’écriture diderotienne. Le dernier article en rapport avec Diderot traite, enfin, de la possibilité d’une théorie des genres picturaux dans les Pensées détachées et montre que l’écriture discontinue permet au critique d’art d’expérimenter en même temps plusieurs positions théoriques. Ce type d’écriture explique, entre autres, l’ambivalence de son jugement sur les peintures des écoles du Nord dont il méprise le sujet mais admire l’exécution. La deuxième partie du recueil contient des études consacrées à Watteau. Les deux premières s’attachent à analyser les composantes majeures ayant contribué à la formation du mythe de l’artiste. C’est par le biais des notions de mélancolie et d’étrangeté que le premier essai met en lumière l’écart entre les interprétations de l’œuvre de Watteau par ses chroniqueurs contemporains, les écrivains d’art de la seconde moitié du XVIIIe siècle et du début du XIXe siècle. L’essai suivant offre un parcours 12
autour de la notion de manière. Sur la base de l’analyse des écrits théoriques et critiques ainsi que des Vies de Watteau, il relève le glissement de sens subi par le terme « manière », allant de la manière singulière – la manière inimitable – de Watteau vers l’artificiel, le maniéré dans le discours sur l’art de l’époque. Les quatre articles réunis ensuite dessinent un champ conceptuel relativement cohérent : il se compose de notions (la légèreté, le charme, la grâce) qui remontent à l’esthétique aristocratique d’un art de cour. Chacun de ces essais met au centre de ses investigations une de ces notions, à commencer par la légèreté, conçue comme une figure privilégiée de la grâce. Les biographes de Watteau font souvent allusion à cette notion, mais l’expression « légèreté (ou facilité) du faire » marque également les textes critiques consacrés à Chardin où elle va de pair avec la magie. L’analyse des écrits contemporains traitant de ces deux artistes sera complétée par celle de la conférence de Caylus, intitulée « De la légèreté de l’outil », pour voir si la théorisation de la notion de légèreté répond à son expression picturale. La comparaison des manières de Watteau et de Chardin peut certainement paraître plus surprenante que celle de Watteau et de Fragonard, sujet que nous développons à propos du concept de charme, tout en mettant en parallèle les représentations du motif de l’escarpolette par ces deux peintres 3 . Nous examinons comment le charme et la grâce se manifestent dans l’art de ces peintres, et s’il est possible de les distinguer d’après leur représentation picturale. Nous menons ensuite une enquête sur la notion polysémique de la grâce dans le contexte de la peinture de Watteau. À la lumière des écrits 3
Il n’est pas sans intérêt de rappeler que Fragonard était l’élève non seulement de Boucher mais aussi de Chardin. Les « figures de fantaisie » de Fragonard, inspirées de la série de têtes exécutées par Chardin dans les années 1770 témoignent de cette influence.
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de Félibien et de Roger de Piles, nous montrons le rapport entre les théories artistiques sur la grâce et les œuvres du peintre. L’étude suivante renoue avec la réflexion sur la grâce dans l’art de Watteau, en se penchant sur l’analyse du rythme dans le contexte d’une culture aristocratique qui accordait un rôle privilégié à la danse. Elle essaie de trouver des affinités entre l’art de Watteau et les principes des traités d’honnêteté où il est question des notions difficilement définissables comme le je-ne-sais-quoi (Bouhours) ou les agréments (Méré). Le tout dernier essai indique la nouvelle orientation de nos recherches qui se tournent désormais de plus en plus vers l’animal et l’animalité. En rapport avec Watteau, c’est sur la figure du singe que nous nous penchons, afin d’examiner les différents sens de l’expression « les singes de Watteau ». Si cette formule renvoie, dans un sens concret, aux compositions du peintre qui mettent en scène des singes, elle peut également prendre un accent péjoratif et désigner les épigones de Watteau. La figure moqueuse du singe, rattachée à la forme artistique de l’arabesque, renoue avec l’approche rhétorique et reconduit, par là, à notre premier article, notamment par la figure de l’ironie. Comme l’atteste aussi le dernier essai, les études rassemblées dans ce volume montrent en même temps le parcours personnel de nos recherches : portant d’abord sur les textes de Diderot critique d’art et les questions stylistiques, elles se sont progressivement orientées vers un objet plus proprement pictural et vers l’art de Watteau. Ce changement équivaut à un déplacement d’accent, allant du discours sur l’image vers l’image elle-même, au travers des concepts liés à la poétique de l’image. Par ces essais, nous tâchons, en fin de compte, de mettre en relief le versant non-rationnel des Lumières, celui qui donnait place à la sensibilité, aux passions et aux rêves de l’imagination. 14
I. DIDEROT
1. La réticence dans les Salons de Diderot Figure de rhétorique difficile à saisir, la réticence est liée essentiellement à l’ordre discursif. Néanmoins, elle se voit souvent illustrée par des exemples picturaux, dont le plus classique est sans doute le tableau de Timanthe représentant le sacrifice d’Iphigénie, où le voile cachant le visage d’Agamemnon laisse supposer, sans pour autant le montrer, le degré extrême de la douleur du père à la vue de la perte de sa fille 1 . En dépit des références picturales fréquentes, notre propos ne consiste pas ici à étudier la manifestation de la réticence dans les tableaux mais dans les textes critiques censés rendre compte des tableaux. Nous limiterons l’analyse aux Salons de Diderot critique d’art, plus précisément à sa réaction face aux toiles de deux peintres qui lui étaient contemporains, spécialistes dans les genres qui se trouvent aux deux bouts de la hiérarchie en vigueur à l’époque : aux peintures d’histoire à sujet galant de François Boucher et aux natures mortes de Jean-Siméon Chardin. Bien que ce soit un corpus relativement restreint, il est apte à illustrer, à travers l’analyse stylistique des passages consacrés aux deux peintres évoqués, la résistance de certains types d’images face à la parole du critique qui essaie de les commenter. Partant, nous émettons l’hypothèse que la parole du critique, tantôt débordante et éloquente, tantôt détournée ou bloquée, est révélatrice de l’échec des stratégies discursives habituelles de la critique d’art. Afin de pouvoir la vérifier, nous rechercherons des indices textuels dans 1
On trouve abondamment des allusions à ce tableau, entre autres chez Pline l’Ancien, Cicéron et Quintilien, ou encore chez Lessing. Parmi les contemporains de Diderot, voir la Description d’un tableau représentant le sacrifice d’Iphigénie, peint par M. Carle Vanloo du comte de Caylus (1757).
les comptes rendus des Salons consacrés à Boucher et à Chardin, renvoyant à la résistance du tableau à l’analyse. À l’aide de la mise en évidence des « lieux vides » (Leerstellen)2 du texte, nous espérons pouvoir éclairer le rapport de Diderot à sa propre écriture critique et, plus loin, la difficulté qui pèse sur tout critique d’art qui prétend verbaliser l’effet pictural. Le terme de réticence : précisions terminologiques L’examen de la réticence dans les Salons présuppose tout d’abord que l’on précise le champ d’application du terme 3 . Pour ce faire, nous adoptons une définition préalable, qui sera nuancée au terme de l’analyse, conformément à laquelle ce mot sera utilisé. Les définitions des dictionnaires de différentes époques, tant généraux que spécialisés à la rhétorique où la notion de réticence fit fortune, présentent quelques points communs concernant l’usage du mot. Nous interrogerons d’abord la définition de l’Encyclopédie pour déterminer l’acception du terme vers le milieu du XVIIIe siècle : Réticence. Figure de rhétorique, par laquelle l’orateur s’interrompt lui-même au milieu de son discours, & ne poursuivant point le propos qu’il a commencé, passe à d’autres choses ; de sorte néanmoins que ce qu’il a dit fasse suffisamment entendre ce qu’il vouloit dire, & que l’auditeur le supplée aisément4.
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Wolfgang Iser, L’acte de lecture. Théorie de l’effet esthétique, Bruxelles, Mardaga, 1985, p. 300-315. 3 Pierre Fontanier : « Réticence : du latin Reticere, formé de re, ici purement argumentatif, et de ticere, pour tacere, taire : retranchement de paroles, paroles tues ou passées sous silence, pour en faire plus entendre qu’elles n’en pourraient dire. » Pierre Fontanier, Les figures du discours, Paris, Flammarion, 1977, p. 265. 4 Article « Réticence », in Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers (1751-1780), Stuttgart-Bad Cannstatt, Friedrich Frommann, 1967-1995, vol. 14, p. 203.
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L’auteur de l’article de l’Encyclopédie assimile la réticence à une autre figure, l’aposiopèse, tout en la distinguant de la prétérition, cette dernière étant « une figure par laquelle on fait mention d’une chose indirectement, en même temps que l’on assure qu’on s’abstiendra d’en parler5 ». Les auteurs des dictionnaires de rhétorique plus récents, tel Bernard Dupriez, ne manquent pas, eux non plus, d’attirer l’attention sur la difficulté de délimiter la réticence des figures voisines possédant un champ conceptuel proche de celui de cette notion 6 . Pour éviter la confusion terminologique, nous déterminerons le sens des figures évoquées dans l’article « Réticence » de l’Encyclopédie (la prétérition et l’aposiopèse), tout en laissant de côté maintes autres (l’ellipse, la litote ou la suspension). Il nous semble que la réticence, telle qu’elle apparaît dans les Salons, s’apparente davantage à l’aposiopèse, qui est une variété de l’interruption – l’interruption brusque de la parole, due à des causes émotives et traduisant en général une hésitation ou une menace 7 – qu’à la prétérition, à savoir au fait de « feindre de ne pas vouloir dire ce que néanmoins on dit très clairement, et souvent même avec force8 ». En tout cas, c’est la définition de la réticence par Pierre Fontanier que nous adopterons, en la mettant à côté de celle de l’Encyclopédie : La Réticence consiste à s’interrompre et à s’arrêter tout-à-coup dans le cours d’une phrase, pour faire entendre par le peu qu’on a dit, et avec le secours des circonstances, ce qu’on affecte de supprimer, et même souvent beaucoup au-delà. Combien cette
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Article « Prétérition », in Encyclopédie, op. cit., vol. 13, p. 337. Bernard Dupriez, Gradus. Les procédés littéraires (dictionnaire), Éditions 10/18, 1984, p. 65 et 259. 7 Ibid., p. 65. 8 Ibid., p. 143. 6
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figure, employée à-propos, l’emporte sur tout ce que la parole pourrait avoir de plus éloquent9 !
Afin de rendre cette définition plus appropriée à l’application aux textes de Diderot, nous ajouterons que la réticence consiste en une interruption qui suggère des idées sous-entendues non seulement au niveau phrastique, mais aussi – et le plus souvent dans les Salons – au niveau discursif. Par l’introduction des lieux vides dans le texte, la réticence aboutit à un discours expressif que – reprenant l’allusion à la toile de Timanthe – l’on pourrait appeler « discours voilé ». Phénomène à la surface du texte, la réticence renvoie aux mots, aux phrases, voire aux paragraphes entiers omis, laissant entendre des pensées et sentiments cachés pour quelque cause par l’auteur que le lecteur (idéal) est censé dévoiler. Démontrer le fonctionnement de la réticence chez Diderot requiert une étude textuelle minutieuse, attentive aux omissions, aux endroits où le cours linéaire du texte se voit brusquement brisé. Nous analyserons d’abord les passages consacrés à Boucher, premier peintre du roi à l’époque, pour pouvoir y déceler la manifestation des stratégies discursives renvoyant tant à la réticence qu’au bavardage, conçu comme la négation de tout silence. Boucher ou le bavardage des tableaux La question de la réticence à propos de Boucher sera étudiée sous deux angles : d’une part, sous celui du trouble ou, pour mieux dire, de l’hésitation du critique face aux toiles du peintre et, de l’autre, sous l’angle du « bruit » dans les tableaux, des allusions à l’absence du silence10.
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P. Fontanier, op. cit., p. 135. (Les italiques sont dans le texte.) Marianne Roland Michel, « Le bruit dans la peinture », Corps Écrit, n° 12, 1985, p. 125-132. 10
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La réaction de Diderot critique d’art devant les toiles de Boucher contredit tout principe de silence. À la vue des compositions du peintre, le critique semble être saisi d’une irrésistible volonté de parler, pour justifier sa répugnance et son attirance qu’il ressent simultanément à l’égard des tableaux. Son style, qu’il essaie de rapprocher autant que possible du registre oral – comme en témoignent les interrogations, les exclamations et les points de suspension fréquents – exprime à merveille cette hésitation. Diderot a beau souscrire, avec les autres critiques, au jugement de coloris faux et de caractère souvent maniéré des figures de Boucher, cela ne l’empêche tout de même pas de les admirer11. Dans le Salon de 1761, il ne tarde pas de condamner, au nom de la « sévérité de l’art », les pastorales et paysages de Boucher auxquels il manque visiblement toute intention édifiante. Néanmoins, il ne peut pas être insensible au charme des figures féminines à peine voilées. De ces deux facteurs apparemment contradictoires résultent des énoncés quelque peu paradoxaux tels que : « Il n’y a aucune partie de ses compositions qui séparée des autres ne vous plaise ; l’ensemble même vous séduit » ou encore « quel tapage d’objets disparates [!] on en sent toute l’absurdité ; avec tout cela, on ne saurait quitter le tableau 12 . » Les deux propositions séparées par un point-virgule, semblable à une respiration, rendent compte de l’hésitation du critique devant les tableaux troublants de Boucher. Tout se passe comme si Diderot, malgré son intention d’expliquer sa 11
Cf. Mathon de la Cour sur Boucher : « … on lui reproche des compositions trop chargées d’objets, un coloris maniéré & des négligences dans le clair-obscur. » Charles-Joseph Mathon de la Cour, Lettres à Monsieur *** sur les peintures, sculptures et les gravures…, Première Lettre, s.l.n.d. (coll. Deloynes, t. 8, pièces 108-111), p. 13. 12 Denis Diderot, Salon de 1761, in Diderot, Essais sur la peinture, éd. G. May et Salons de 1759, 1761, 1763, éd. J. Chouillet, Paris, Hermann, 1984, p. 120.
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réticence envers les pastorales du peintre, était tout de même incapable de résister aux nudités fascinantes qui s’exposent à ses yeux et de prendre position à leur égard. Cependant, la formule « tapage d’objets disparates » est révélatrice : dans le Salon de 1765, le critique la reprend lorsqu’il constate que toutes les compositions de Boucher « font aux yeux un tapage insupportable » et il apostrophe le peintre « le plus mortel ennemi du silence » qu’il connaisse 13 . Il n’est pas facile de déterminer à quoi renvoie le terme de silence dans le tableau : à en croire Diderot – qui ne cesse de dénoncer les toiles souvent surchargées de Boucher –, il désigne le repos de l’œil du spectateur qui peut tranquillement s’arrêter et s’attarder sur certains détails. En 1769, à propos d’Une Marche des bohémiens, ou Caravane de Boucher, le critique devient encore plus cruel en imaginant un polisson des jeux de la foire qui aurait crié devant la toile représentant une grande variété d’actions et de mouvements : « Approchez, Messieurs, c’est ici qu’on voit le grand tapageur... »14. Diderot se hâte pourtant de quitter cette scène, pour s’adresser à son destinataire, en lui présentant la profusion d’objets. Les points de suspension, marque graphique de l’écriture lacunaire, témoignent de la manifestation textuelle de la réticence, notamment du cas où la syntaxe de la phrase se voit brisée pour imiter les arrêts de la parole. Pour ce qui est de la fonction de la réticence dans les textes des Salons consacrés à Boucher, la citation suivante, toujours au sujet de la Caravane, l’illustre de manière frappante : « C’était la plus belle cohue que vous ayez vue 13
Denis Diderot, Salon de 1765, éd. E. M. Bukdahl et A. Lorenceau, Paris, Hermann, 1984, p. 55. 14 Denis Diderot, Salon de 1769, in Diderot, Salons IV. Héros et martyrs. Salons de 1769, 1771, 1775, 1781, éd. E. M. Bukdahl, M. Delon, D. Kahn et A. Lorenceau, Paris, Hermann, 1995, p. 18.
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de votre vie. Mais cette cohue formait une belle composition pittoresque15. » Dans le cas du peintre à sujets galants, la réticence de Diderot face au tableau bavard mais parfaitement exécuté exprime, nous semble-t-il, l’échec du langage critique traditionnel. Avec leurs multiples détails, les compositions de Boucher demandent la mobilité du regard du spectateur. Elles résistent à la description linéaire et requièrent un commentaire à modalités variées, souvent à plusieurs voix. Curieusement, c’est devant un peintre excellant dans un genre mineur, la nature morte, que la parole du critique devient également bloquée, cependant pour des raisons entièrement différentes. Au premier abord, il serait difficile de trouver deux peintres qui soient plus différents du point de vue de leur style et de leur genre que Boucher et Chardin. Il y a tout de même un trait susceptible de les rapprocher : leur exécution supérieure. Chardin ou le silence des toiles L’examen de la question de la réticence à propos de Chardin fait appel à une analyse dépassant le niveau phrastique. La recherche des indices de la réticence, souvent voilés, au niveau discursif présuppose que l’on prête attention aux interruptions, aux lieux vides du texte, dans ce cas-là aux liens manquants entre les idées. Par la suite, nous tâcherons de repérer ces lieux, que nous pensons retrouver aux endroits où la cohésion du texte se voit brusquement brisée. Ces lieux blancs à la surface du texte sont cependant toujours « parlants », chargés de sens16 : ils fonctionnent en tant que signes de la résistance du tableau à la description. 15
Ibid., p. 19. Eni Puccinelli Orlandi, Les formes du silence : dans le mouvement du sens, Paris, Éditions des Cendres, 1996, p. 12-15. 16
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La perfection technique des toiles de Chardin ne laisse Diderot guère indifférent. Il essaie pourtant en vain d’en rendre compte, il ne fait que de répéter inlassablement les mêmes propos, résultant de la difficulté de parler des « compositions muettes » du peintre. Il en découle un discours souvent creux, abondant en renvois au modèle de la conversation, ce qui est marqué au niveau textuel par des signaux démarcatifs redondants. De tels indices de bavardage servent de techniques de retardement avant que Diderot n’aborde enfin son véritable sujet, le commentaire des tableaux de Chardin. Pourtant, en dépit de son vouloirdire, c’est un curieux blocage de la langue qui le force à parler d’autres choses, à ne pas pouvoir dire ce qu’il voudrait. C’est à l’aide de la figure de la réticence que nous tâcherons d’éclairer le rapport fort complexe de Diderot aux toiles de Chardin. Celles-ci inspirent du silence à tout spectateur et condamnent à une défaite tout critique qui veut expliquer leur effet. Quant à Diderot, il s’efforce, surtout dans ses premiers Salons, tout de même de parler des natures mortes qui sont d’une vérité à tromper les yeux du spectateur, sans pour autant arriver à pénétrer jusqu’à l’essence de l’art de Chardin : « C’est toujours la nature et la vérité ; vous prendriez les bouteilles par le goulot, si vous aviez soif ; les pêches et les raisins éveillent l’appétit et appellent la main17. » Pareillement aux tableaux souvent chargés de Boucher, ceux de Chardin – où l’air circule autour des objets qui s’offrent aux yeux sans confusion18 – exercent un pouvoir de séduction sur Diderot, quoique pour d’autres raisons. Les compositions de Chardin affectent non seulement la vue du spectateur mais aussi un 17
Diderot, Salon de 1759, op. cit., p. 97. Voir René Démoris, « Diderot et Chardin : La voie du silence », in Diderot, Les BeauxArts et la Musique », Aix-en-Provence, 1986, p. 43-54. 18 Diderot, Salon de 1765, op. cit., p. 117.
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autre sens, le toucher : grâce à l’illusion parfaite, elles invitent la main à se rapprocher de la toile. Or, cet effet d’illusion, dû à la perfection technique des natures mortes, va jusqu’à paralyser le langage du critique, en le vouant au bégaiement, aux répétitions, à la réticence, voire au silence. Bien qu’à cause des répétitions fréquentes, les commentaires de Diderot sur Chardin donnent souvent l’impression d’être à la fois redondants et lacunaires, il faudrait se garder d’attribuer ce fait à l’impuissance du langage critique de Diderot. Il s’agit plutôt d’une tentative d’inventer une stratégie discursive apte à rendre compte des compositions de Chardin. Tout se passe comme si l’œuvre de Chardin montrait une curieuse résistance à l’égard de l’analyse que la parole du critique, s’arrêtant à la surface de la toile, reflétait à merveille. Dans le cas des tableaux de Chardin, le non-dit et la réticence de Diderot sont bien plus éloquents que ne le seraient les paroles élogieuses. Le passage consacré au Bocal d’olives du peintre illustre cette stratégie : C’est que ce vase de porcelaine est de la porcelaine ; c’est que ces olives sont réellement séparées de l’œil par l’eau dans laquelle elles nagent ; c’est qu’il n’y a que prendre ces biscuits et les manger ; cette bigarade, l’ouvrir et la presser ; ce verre de vin, et le boire ; ces fruits, et les peler ; ce pâté, et y mettre le couteau19.
Apparemment, le critique est incapable de dire en quoi consiste la séduction des œuvres de Chardin, dont les objets font partie de la nature « basse, commune et domestique20 », ressortissant de la catégorie inférieure de la hiérarchie des genres picturaux. Pourtant, il remarque que non seulement Chardin parle bien de la peinture, mais que ses « compositions muettes », elles aussi, « parlent
19 20
Diderot, Salon de 1763, op. cit., p. 220. Diderot, Salon de 1761, op. cit., p. 143.
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éloquemment à l’artiste21 ». Cette expression en rappelle une autre, celle de la « peinture parlante », fréquente à l’époque, qui assure la survivance de la formule attribuée à Simonide par Plutarque, à savoir que la peinture est une poésie muette et la poésie est une peinture parlante22. Il n’est certainement pas sans intérêt que Diderot prononce ces propos devant une nature morte : ce genre, ayant affaire aux objets immobiles, est désigné dans bien de langues par des termes renvoyant à la nature silencieuse. En considérant la dimension rhétorique de la peinture, on ne peut pas laisser hors d’attention la querelle – menée d’abord dans l’Italie de la Renaissance et reprise par les théoriciens français de la deuxième moitié du XVIIe siècle – opposant les partisans du dessin à ceux de la couleur23. Ces derniers prônaient le primat du coloris qui, faisant appel aux qualités sensibles de la représentation, exerce une séduction sur le spectateur alors que le dessin était traditionnellement associé au discours, à la dimension narrative de la peinture. À en croire Diderot, les toiles de Chardin, le plus grand coloriste français à l’époque, parlent cependant à l’artiste (et éventuellement au critique), l’instruisent sur l’imitation de la nature, sur l’art des lumières et du coloris, tout en récréant, par leur harmonie parfaite, les yeux du spectateur, comme Diderot le constate en 1767 : « Point de confusion, point de symétrie non plus, point de papillotage. L’œil est toujours récréé, parce qu’il y a calme et repos24. »
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Diderot, Salon de 1765, op. cit., p. 117. Rensselaer Wright Lee, Ut pictura poesis. Humanisme et théorie de la peinture : XVe-XVIIIe siècles, Paris, Macula, 1994, p. 7. 23 Voir à ce sujet Jacqueline Lichtenstein, La couleur éloquente. Rhétorique et peinture à l’âge classique, Paris, Flammarion, 1989. 24 Denis Diderot, Salons III. Ruines et paysages. Salons de 1767, éd. E. M. Bukdahl, M. Delon, A. Lorenceau Paris, Hermann, 1995, p. 174. 22
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Lorsque, également en 1767, devant les toiles de Chardin représentant divers instruments de musique, Diderot promet au lecteur de révéler le secret de l’effet des tableaux du peintre, il ne fait que tourner autour du sujet. Passant sous silence ce secret, le critique émet enfin cette remarque : « Il [Chardin] place son tableau devant la nature, et le juge mauvais, tandis qu’il n’en soutient pas la présence25. » Au lieu de développer l’idée qui le hante, à savoir saisir ce qu’il appelle « le secret » ou « la magie » de Chardin, il passe à maintes autres questions (et à d’autres peintres), mais un peu plus loin il reprend celle qui lui servait de point de départ. « On dit de celui-ci qu’il a un technique qui lui est propre, et qu’il se sert autant de son pouce que de son pinceau. Je ne sais ce qui en est26. » Ces propos font écho à ceux du Salon de 1763, à la tentative du critique de comprendre la technique particulière du peintre : « On n’entend rien à cette magie. Ce sont des couches épaisses de couleur, appliquées les unes sur les autres, et dont l’effet transpire de dessous en dessus 27 . » Faisant abstraction, dans cette citation, de la question épineuse consistant à se demander si l’on peut attribuer un effet de vie aux natures mortes, nous ne nous intéresserons à présent qu’à celle du blocage de la parole de Diderot. Les toiles de Chardin semblent se fermer devant le critique, devant la parole qui veut les faire parler. À cet endroit, la question qui se pose est de savoir si ce blocage de la parole se manifeste, entre autres, par la figure de la réticence, telle que l’Encyclopédie et, plus tard, le traité de Fontanier la définissait. Il est, en effet, impossible de donner une réponse sans équivoque à cette question. Dans ses commentaires sur Chardin, Diderot s’arrête souvent dans le cours de ses 25
Ibid., p. 172. Ibid., p. 173. 27 Diderot, Salon de 1763, op. cit., p. 220. 26
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idées, passe à d’autres sujets et parsème ses textes de lieux vides. Renonçant à verbaliser l’effet des natures mortes, comme il l’avoue d’ailleurs lui-même, le critique se tait brusquement lorsqu’il arrive à l’explication de la « magie » de Chardin. Par le choix de l’absence des mots et de la figure de la réticence, il se place dans le registre du sublime. Sur ce point, le recours à la formule surprenante et quelque peu vague de « sublime du technique »28, par laquelle Diderot qualifie l’exécution de Chardin, est révélateur. Le critique ne parvient jamais à définir ce qu’il entend par cette formule dont nous pensons qu’il faudrait chercher le sens du côté de l’effet des tableaux de Chardin qui suspendent le temps et arrêtent le spectateur : « On s’arrête devant un Chardin, comme d’instinct, comme un voyageur fatigué de sa route va s’asseoir, sans presque s’en apercevoir, dans l’endroit qui lui offre un siège de verdure, du silence, des eaux, de l’ombre et du frais29. » Résistant au commentaire et au jugement du critique, les toiles de Chardin lui demanderaient l’admiration silencieuse de leur exécution sublime. Au terme de l’analyse, que peut-on constater au sujet de notre hypothèse de départ, à savoir la résistance des tableaux face au discours critique qui se manifeste au niveau discursif par maintes figures de style, dont aussi celle de la réticence ? Bien que nous n’ayons pas voulu procéder à l’analyse linguistique, sémiotique ou philosophique de l’acte de non-parole qui s’exprime par les termes de « silence » et de « réticence », à la fin de cet essai, nous voudrions émettre tout de même quelques remarques sur les catégories évoquées. Bien évidemment, il s’agit essentiellement du rôle que le silence (ou la réticence) tient dans le discours. On 28 29
Diderot, Salon de 1765, op. cit., p. 111. Diderot, Salon de 1767, op. cit., p. 174.
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connaît les fonctions qui ont été attribuées au vide textuel par Wolfgang Iser (Leerstellen, « lieux vides ») : faisant partie intégrante de l’œuvre, celui-ci fonctionne en tant que « structure d’appel ». Aussi le silence (ou la réticence) peut-il être considéré, selon la définition de Pierre Van den Heuvel, « comme une opération discursive, consciente ou inconsciente, se manifestant dans un texte et référant directement à l’énonciation 30 ». C’est en effet une nonréalisation d’un acte d’énonciation qui pourrait avoir lieu dans une situation donnée. Deux raisons peuvent être à la base d’un éventuel silence : l’impuissance et le refus, dont nous nous sommes préoccupés de la deuxième en analysant les Salons de Diderot. Par le recours à la réticence, allant de pair avec le blocage de son langage critique, Diderot travaille, en effet, à l’invention d’une stratégie discursive efficace. Il nous semble que l’échec des stratégies habituelles du critique d’art est dû au simple fait que Diderot se résigne à son envie de combler d’éloges l’exécution excellente de Boucher et de Chardin. Si les nudités des sujets galants du premier troublent le critique, les objets modestes de Chardin le gênent également, bien que pour des raisons peut-être moins évidentes. D’une part, les toiles de Chardin, par leur effet touchant au registre du sublime, imposent le silence au critique. Il y a cependant un autre fait qu’il faudrait également considérer : louer les natures mortes de Chardin impliquerait une remise en question des bases théoriques de la conception diderotienne de la hiérarchie des genres, telle que le critique l’affirmait dans les Essais sur la peinture, selon laquelle le critère majeur de l’évaluation des genres serait la présence ou l’absence du caractère animé du sujet du tableau 31 . Face au 30
Pierre Van den Heuvel, Parole, mot, silence. Pour une poétique de l’énonciation, Paris, José Corti, 1985, p. 66-67. 31 Diderot, Essais sur la peinture, op. cit., p. 66-67.
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pressentiment d’une telle menace, il est peu surprenant que Diderot réagisse par la parole entrecoupée, dont la conséquence ultime serait le silence total. Dans l’expérience esthétique, le silence, le blanc du discours joue un rôle primordial. La fameuse phrase de Marcel Proust, par laquelle il a commenté sa lecture de Flaubert, exprime également cette idée : « À mon avis la chose la plus belle de L’Éducation sentimentale, ce n’est pas une phrase, mais un blanc 32 . » Sur le plan de la production, la réticence est l’envers de la parole, son antipode. Sur le plan de la critique, elle peut être considérée comme une stratégie discursive, un acte énonciatif in absentia.
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Marcel Proust, « À propos du "style" de Flaubert », La Nouvelle Revue Française, n° 76, 1er janvier 1920, p. 84.
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2. Le corps passionné et le discours passionnel dans les écrits sur l’art français aux XVIIe et XVIIIe siècles Nous partirons d’un postulat évident, qui nécessite pourtant d’être formulé de façon tranchée : à savoir que le problème du corps passionné, représenté sur la toile, est fondamentalement lié à celui du langage, du discours critique qui en rend compte. Dès lors, toutes les questions qui se posent à propos du corps passionné gravitent autour de celle de savoir si, à l’analogie du corps passionné en tant qu’objet (et sujet) représenté, on pourrait parler du discours passionnel1. Autrement dit, on s’interrogera sur la nature du discours sur le corps passionné : est-il nécessairement passionnel ou, au contraire, est-il plutôt un langage clair et logique, un langage neutre avec des concepts bien élaborés ? Parler du langage passionnel implique de se situer dans le registre de l’opposition phatique ou passionnel d’une part, et logique ou a-passionnel de l’autre 2 , bien que l’établissement de telles oppositions binaires soit arbitraire. Si l’on adopte tout de même cette opposition, la différence de modalité entre l’objet (le corps) représenté et 1
On utilisera l’adjectif « passionnel » pour désigner le discours relatif aux passions et, dans un sens plus large, les tendances affectives de la langue. Voir André Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris, PUF, 1991, vol. II, p. 747-748. Sur l’expérience de la « résonance émotive » de la peinture dans une perspective philosophique voir Róbert Karul, « Die Wahrnehmung und die Auffassung des Lebens. M. Henry über die Kunst », Tabula Rasa. Jenenser Zeitschrift für kritisches Denken, Ausgabe 29, Juli 2007, URL : http://www.tabvlarasa.de/29/Karul.php [Page consultée le 08.08.2018]. 2 Herman Parret, Éléments pour une typologie raisonnée des passions, Paris, CNRS, 1982.
le discours censé le commenter est parfois flagrante. Ce sont les cas limites de cette relation souvent asymétrique qui retiendront notre attention : celui d’abord où l’image du corps passionné donne lieu à un discours a-passionnel ou neutre et, ensuite, celui où les tableaux qui mettent en scène des passions retenues ou qui ne représentent pas de passions (cas par excellence des natures mortes) amènent le commentateur à un discours passionnel. Tout en considérant ce décalage possible entre la modalité des deux régimes, pictural et scriptural, nous nous pencherons sur différents types d’écrits sur l’art en France aux XVIIe et e XVIII siècles (conférences, traités de beaux-arts, entretiens et critiques d’art) où la question de la représentation des passions est pertinente. Ce faisant, nous accorderons un intérêt particulier à un problème corollaire : au rapport du corps passionné sur la toile au corps du spectateur. Discours raisonné à propos du corps passionné La représentation des passions – leur expression par le langage du corps, en particulier celui du visage – a fortement marqué la réflexion sur l’art au XVIIe siècle en France. L’expression des passions appartient aux catégories héritées de la littérature artistique de la Renaissance italienne qui emprunta ses concepts critiques aux rhétoriques et poétiques anciennes. L’application des critères rhétoriques à la peinture correspondait à une nécessité : il s’agissait d’assurer à la peinture le statut d’art libéral, en l’arrachant au niveau des arts mécaniques et subalternes où elle avait été pendant longtemps rejetée. Ce transfert de catégories n’allait cependant pas sans encourir des risques : à part le fait général de l’assimilation de la peinture aux « arts de discours » – conditionnant une perte de spécificité du pictural –, le danger majeur résidait dans la surévaluation du rôle des effets affectifs et de la fonction de l’art consistant à émouvoir le spectateur. 32
Dans la théorie picturale française du XVIIe siècle, l’expression des passions tient une place privilégiée. Certains théoriciens vont jusqu’à la considérer comme « l’âme de la peinture »3 car ils affirment que l’expression confère de l’âme aux figures représentées, en leur donnant l’impression de la vie4. Parmi les théoriciens, c’est sans aucun doute Charles Le Brun qu’il conviendrait de citer en premier lieu à cause du rôle que tenait, dans sa réflexion, la représentation du corps passionné. Sans entrer dans le détail de la présentation de la théorie de Le Brun, exposée dans sa conférence sur L’Expression des passions, nous soulignons son intérêt pour le visage où l’effet de la passion est le plus manifeste. Parmi les parties du visage, c’est le sourcil qui, selon Le Brun, possède une valeur expressive maximale. Par sa forme proche de celle d’une écriture, le sourcil s’assimile à une trace décrivant la passion, et ses mouvements sont censés rendre compte de la nature de l’agitation de l’âme : [...] celui qui s’élève en haut vers le cerveau exprime toutes les passions les plus douces et les plus tempérées, et celui qui s’incline en bas vers le cœur représente toutes les passions les plus farouches et les plus cruelles5.
Remarquons dans ce passage l’usage du superlatif : il ne s’agit là que des émotions les plus intenses, en quelque sorte prototypiques, qu’elles soient les plus douces ou les plus farouches. À la lecture du texte de Le Brun, on peut 3
Cette expression se trouve, entre autres, chez André Félibien. Voir son Sixième Entretien, in Entretiens sur les vies et sur les ouvrages des plus excellents peintres anciens et modernes (1725), Farnborough, Gregg Press, 1967, p. 225. 4 Roland Fréart de Chambray, Idée de la perfection de la peinture, Le Mans, Isambart, 1662, p. 15. 5 Charles Le Brun, « Conférence sur L’Expression des passions » (1668), in Les Conférences de l’Académie royale de peinture et de sculpture au XVIIe siècle, éd. A. Mérot, Paris, ENSB-A, 1996, p. 152.
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avoir l’impression d’être en face d’un visage, semblable à un tableau, sur lequel la passion est marquée par des traits bien lisibles. Cet effet de lisibilité visuelle est soutenu par les figures schématiques de Le Brun, illustrant sa conférence, où chaque trace a une valeur d’indice : l’ensemble des signes permet d’identifier la passion. Ainsi se dessine une sémiologie des passions, constituée d’un inventaire limité de signes, qui forment un réseau, à l’intérieur duquel on peut passer d’une figure à l’autre6. Suivant Descartes, Le Brun accorde la première place à l’admiration, la plus tempérée des passions, qui altère peu le visage. Pourtant, dans la série des dessins de visages illustrant sa conférence, il fait précéder la figure de l’admiration par celle de la tranquillité, considérée comme une sorte de « degré zéro de passion » à partir de laquelle on peut obtenir, par écarts, toutes les autres figures. Bien que la description de la tranquillité manque au texte de Le Brun, ses dessins suggèrent que c’est, paradoxalement, la passion maîtrisée qui sert de figure de base aux passions décrites. Avec la formule d’Hubert Damisch, le répertoire de Le Brun ressemble à un « alphabet des masques » des passions7. Cette expression fait penser à la comparaison de Nicolas Poussin, rapportée par André Félibien, entre les lettres de l’alphabet et les linéaments du corps : En parlant de la peinture, [Poussin] dit que de même que les vingtquatre lettres de l’alphabet servent à former nos paroles et exprimer nos pensées, de même les linéaments du corps humain à exprimer les diverses passions de l’âme pour faire paraître audehors ce que l’on a dans l’esprit8.
6
Jean-Jacques Courtine et Claudine Haroche, Histoire du visage, Paris, Rivages/Histoire, 1988, p. 96. 7 Hubert Damisch, « L’alphabet des masques », Nouvelle Revue de Psychanalyse, n° 21, 1980, p. 123-131. 8 Nicolas Poussin, Lettres et propos sur l’art, éd. A. Blunt, Paris, Hermann, 1994, p. 196.
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Il s’agit là de la projection des passions de l’âme sur la toile par la représentation des mouvements du corps, afin de les rendre visibles – et lisibles – au spectateur. Parmi les interprétations possibles de la citation de Poussin, insistons sur celle qui prétend à l’existence d’un langage des passions. Il n’est pas surprenant que l’analogie langagière marque toute approche théorique des passions. Le langage du corps, déchiffrable car reposant sur un code consensuel, déclenche chez le spectateur du tableau un système de décodage ou, autrement dit, l’incite à une lecture relativement univoque des signes des passions. Les écrivains d’art français, préoccupés de la question de la représentation du corps passionné, ont été pendant longtemps marqués par l’influence de Le Brun comme en témoignent, entre autres, l’article « Passion » de l’Encyclopédie de Jaucourt, les dictionnaires de peinture ou les traités théoriques du XVIIIe siècle, tel le Traité de peinture de Dandré-Bardon. La modalité du discours de Le Brun et de ses successeurs à propos du corps passionné est foncièrement a-passionnelle : ce sont des textes conçus sur un ton neutre, des tentatives de classification et de description des passions, en un mot, autant d’essais de discours raisonné sur le corps passionné. L’intérêt des peintres et des théoriciens de l’art du XVIIe siècle pour les passions s’est généralement orienté moins vers la théorie que vers la description de la représentation du corps passionné, qui se limitait souvent à celle du seul visage. Ces descriptions servaient une visée pratique : elles offraient des catalogues d’expressions des passions à l’usage des peintres. Pour illustrer ce principe descriptif, on pourrait, en effet, citer de nombreux passages tirés des conférences de l’Académie royale de peinture et de sculpture. À titre d’exemple, relevons celui de Le Brun, consacré à l’ange qui méprise le démon dans le Saint Michel de Raphaël : 35
Ses yeux qui sont médiocrement ouverts, et dont les sourcils forment deux arcs très parfaits sont une marque de sa tranquillité, de même que sa bouche, dont la lèvre d’en bas surpasse un peu celle d’en haut, en est aussi une du mépris qu’il fait de son ennemi9.
Le visage de l’ange, composé des traits correspondant à des marques de différentes passions, devient parfaitement lisible aux yeux du spectateur. La grille d’interprétation des peintres-théoriciens de l’Académie, évitant toute polysémie, n’admet comme valable qu’une seule lecture du corps passionné, tout en écartant d’autres, qui seraient pourtant également possibles. Discours passionnel à propos du corps silencieux Le corps qui a préoccupé les écrivains d’art du XVIIe siècle, le corps qui leur a inspiré des réflexions sur les passions est, dans la plupart des cas, le corps passionné au sens fort du terme : des visages parlants et manifestant toute une rhétorique des passions10. Il s’agit des passions intenses faciles à identifier, représentables et descriptibles comme prototypiques. Tout corps passionné n’est pourtant pas nécessairement éloquent : le cas de la passion retenue et celui de l’absence des passions est aussi – sinon plus – intéressant que celui du corps parlant. Nous examinerons à ce sujet deux occurrences : celle d’abord du corps qui se tait (le corps silencieux) et, ensuite, la question des tableaux à sujet inanimé, notamment celle de savoir s’ils peuvent donner lieu à un discours passionnel et, si oui, dans quelles conditions. 9
Charles Le Brun, « Conférence sur le Saint Michel terrassant le démon de Raphaël » (1667), in Les Conférences, op. cit., p. 63. 10 Cf. les allusions fréquentes au langage des gestes par les muets dans les écrits sur l’art, entre autres chez Léonard de Vinci, CharlesAlphonse Du Fresnoy, Roger de Piles, Charles-Antoine Coypel ou dans la Lettre sur les sourds et muets de Diderot.
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À propos du corps silencieux, la première question qui se pose est de savoir si les corps qui refusent la rhétorique trop évidente des passions sont véritablement marqués par l’absence des passions ou, en d’autres termes, si le langage du corps, différent du langage sur le corps, peut être un langage neutre. Cette question va de pair avec celle de savoir si l’expression « passion neutre » ne serait pas une pure contradiction. Bien qu’il soit opposé au corps qui s’exhibe – le corps en action qui subit et exprime des passions – et sur lequel chaque passion vient se peindre « en caractères clairs, évidents, auxquels nous ne nous méprenons jamais 11 », le corps silencieux n’est pas, lui non plus, exempt de passions. Il montre (ou cache) seulement des passions retenues par des traits discrets, parfois même imperceptibles et échappant à la parole. L’idée de moyens langagiers aptes à rendre l’effet des fortes passions représentées sur la toile préoccupa de nombreux écrivains d’art. Or, la plupart des critiques du e XVIII siècle ne sont pas des peintres mais des hommes de lettres qui cherchent et apprécient dans une toile avant tout les effets d’affect. Ils prétendent voir – ou entrevoir – dans les tableaux des passions qu’ils exagèrent dans leurs commentaires et qui les renvoient à leurs propres passions : ils y répondent par un discours passionnel. La formule « discours passionnel » étant pourtant peu évidente, il conviendrait de déterminer les critères contribuant au caractère passionnel d’un texte. Sans nous engager dans l’analyse stylistique des écrits, nous remarquons toutefois qu’au niveau purement textuel, il n’existe pas de « marqueurs passionnels » à la manière de l’ « alphabet des masques » de passions selon Le Brun. Les indices aptes à doter le texte d’un caractère passionnel se manifestent tant au niveau syntaxique (usage des 11
Denis Diderot, Essais sur la peinture, éd. G. May et Salons de 1759, 1761, 1763, éd. J. Chouillet, Paris, Hermann, 1984, p. 39.
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figures de la rupture : l’hyperbate, l’asyndète, ainsi que le recours à la réticence, aux interruptions, etc.) qu’au niveau sémantique (choix de mots chargés de nuance affective). Pour en revenir au corps silencieux exprimant des passions retenues, nous évoquerons deux exemples de tableaux bien connus : celui de la Jeune fille pleurant son oiseau mort de Greuze d’abord et celui des Bergers d’Arcadie de Poussin ensuite. Le motif commun, susceptible de faire le lien entre les deux toiles, est la présence de la mort et du sentiment de mélancolie que leurs commentateurs n’ont pas manqué de remarquer. Ce sont des tableaux mettant en scène des personnages au corps silencieux : ils peuvent être conçus comme des réactions au corps mort (corps humain invisible car caché au fond du tombeau chez Poussin ; corps de l’animal, tout petit, au bas de l’image chez Greuze). C’est sans doute la Jeune fille pleurant son oiseau mort qui fournit le plus bel exemple pour le discours passionnel éloquent à propos du corps silencieux ou, mieux encore, du corps absorbé. Il est en effet malaisé de coller une étiquette quelconque à la passion de la jeune fille sur la toile : selon les commentateurs de l’époque, il s’agit d’une figure plongée dans sa tristesse qui, tout en se dérobant devant le regard importun du spectateur et en cachant son visage par la main, exhibe tout de même sa douleur12. Bien qu’elle fasse semblant de taire ses passions, ses gestes sont facilement lisibles : ils dévoilent ses sentiments et inspirent aux critiques d’art des commentaires passionnels. 12
Diderot constate que la douleur de la jeune fille représentée « est profonde, elle est à son malheur, elle y est tout entière ». Denis Diderot, Salon de 1765, éd. E. M. Bukdahl et A. Lorenceau, Paris, Hermann, 1984, p. 179. À propos de la même toile, le critique Mathon de La Cour parle de l’ « abattement d’une profonde douleur ». Charles-Joseph Mathon de La Cour, Lettres à Monsieur*** sur les peintures, les sculptures et les gravures…, s.l.n.d. (coll. Deloynes, t. 8, pièces 108-111), Lettre III, p. 4.
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Les marques du langage passionnel sont perceptibles dès le début du texte de Diderot. En effet, son compte rendu ressemble peu à un commentaire au sens étroit du terme : composé de phrases exclamatives ou de celles, inachevées, qui se terminent par des points de suspension, il emprunte des modalités variées. Son lexique, marqué par la récurrence des adjectifs à nuance affective (tels « délicieux » ou « agréable ») est également révélateur. Tout se passe comme si le critique, confronté à l’impossibilité de la description, cédait à sa volonté de transgresser le cadre et du tableau et du genre de la critique d’art. Dans son envie de consoler la figure touchante, il avoue son désir de toucher physiquement le corps représenté : « On s’approcherait de cette main pour la baiser, si on ne respectait cette enfant et sa douleur13. » À la passion de la douleur montrée sur l’image, Diderot répond par un langage passionnel lorsqu’il met en scène tout un dialogue imaginaire, conçu sur un ton pathétique. C’est dans la lecture de ce tableau par Diderot que le fantasme de la lisibilité parfaite des passions atteint son comble. Héritier en cela des peintres-théoriciens du XVIIe siècle, Diderot revendique des passions analysables et verbalisables : en d’autres termes, il exige que le langage du corps passionné soit lisible comme une écriture. Il arrive pourtant que l’expression de la passion ne se prête guère à une mise en paroles. Diderot est convaincu que quelquefois seul le langage inarticulé est capable de rendre fidèlement l’expression témoignant d’une grande passion. Le moyen privilégié pour y parvenir est, avant tout, le silence : « Mais il en est des plaisirs violents ainsi que des peines profondes : ils sont muets14 », déclare-t-il dans le Paradoxe sur le comédien. Diderot et les autres 13
Diderot, Salon de 1765, op. cit., p. 180. Denis Diderot, Paradoxe sur le comédien, in Œuvres esthétiques, éd. P. Vernière, Paris, Bordas, 1988, p. 334. 14
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critiques d’art recourent au silence – considéré comme le degré suprême du langage passionnel – à propos des toiles qualifiées de sublimes, telle l’Arcadie de Poussin. Discours du refus à propos du corps silencieux Sur cet autre tableau se trouve un autre corps mort, cette fois-ci un corps humain invisible, et des figures auxquelles la mort inspire différentes passions, du moins selon les commentaires des Bergers d’Arcadie. Parmi les interprétations du tableau de Poussin – sa version exécutée vers 1638-39 qui se trouve actuellement au Louvre –, insistons sur celle de l’abbé Du Bos où la question du corps passionné est la plus pertinente. Du Bos évoque l’exemple de Poussin pour le type de peinture qui, à cause de son sujet historique et de ses passions marquées, retient l’attention du spectateur. Faisant abstraction du fait que les tableaux de Poussin n’ont pas toujours de sujet historique, nous pensons de plus qu’ils ne représentent pas non plus forcément un corps passionné. Cela n’empêche tout de même pas Du Bos de voir – ou d’entrevoir – des passions intenses sur le visage des figures des Bergers d’Arcadie. Alors que dans son Huitième Entretien, Félibien donne une description encore relativement précise de l’Arcadie de Poussin – où il fait discrètement allusion au fantasme d’une peinture lisible à l’aide du langage des passions –, Du Bos, introduisant une histoire dans le tableau, va plus loin dans la voie suggérée par Félibien. Ainsi, les passions indiquées par Félibien, telle la joie suspendue sur le visage de la jeune fille du tableau à cause de la pensée funeste de la mort 15 , deviennent « affliction » et « joie expirante » chez Du Bos16. C’est au nom de l’esthétique du pathétique 15
André Félibien, Huitième Entretien, in Entretiens, op. cit., p. 88. Jean-Baptiste Du Bos, Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture (1719), Paris, ENSB-A, 1993, p. 19. 16
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que Du Bos, tout en forçant au maximum les passions à peine lisibles, interprète la toile de Poussin. Il en fait une lecture singulière, apte à soutenir sa théorie sur les sujets picturaux capables d’émouvoir le spectateur. Son commentaire est basé sur les passions intenses qu’il attribue aux personnages : son discours renvoie en effet le spectateur à son propre corps et à ses propres passions. Quelques décennies après Du Bos, le peintre et théoricien Michel-François Dandré-Bardon reprend presque littéralement les propos de celui-ci sur les prétendues pensées des personnages du tableau de l’Arcadie 17 . Néanmoins, il opère un glissement de sens dans l’interprétation de la toile : au lieu de l’esthétique du pathétique, mise en relief par des émotions fortes, il privilégie la perspective du sublime. En cela, son commentaire est proche de celui de Diderot bien que ce dernier ne renvoie qu’allusivement à cette toile de Poussin dans son Salon de 176718. Tout en recourant à la figure de prétérition 19 , il évoque le tableau de l’Arcadie pour introduire un long commentaire enthousiaste sur le « paysage terrible » du même Poussin, le Paysage à l’homme au serpent. Diderot ne s’attarde pas longuement sur l’Arcadie : devant le paysage « sublime et touchant », il se place, lui aussi, dans le registre du sublime. Sous l’effet de sublime, mettant le contemplateur et le commentateur dans un état d’extase qui se passe des mots, Diderot refuse de parler de l’Arcadie de Poussin.
17
Michel-François Dandré-Bardon, Traité de peinture (1765), Genève, Minkoff, 1972, p. 61. 18 Cf. encore l’allusion aux Bergers d’Arcadie dans le discours De la poésie dramatique, in Diderot, Œuvres esthétiques, op. cit., p. 241. 19 Denis Diderot, Salons III. Ruines et paysages. Salons de 1767, éd. E. M. Bukdahl, M. Delon et A. Lorenceau, Paris, Hermann, 1995, p. 399. Voir aussi Ibid., p. 253.
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Discours passionnel et discours du refus à propos de l’absence du corps passionné Jusqu’ici, il était question de tableaux mettant en scène le corps humain, manifestant des passions éloquentes ou silencieuses. Il est pourtant également possible d’aborder le problème des passions représentées et celui du discours critique qui en rend compte par le manque : par l’absence totale des passions, conditionnée par l’absence du corps dans la toile. Cette négation – du corps, de l’animé, de l’âme, de la passion – produit-elle un discours du refus ou, au contraire, amène-t-elle les commentateurs à un discours passionnel ? Si l’on s’en tient au cadre de l’opposition entre la sphère du phatique et celle du logique, on devrait s’attendre à ce que le discours à propos de l’absence des passions soit neutre et en reste à la simple description et au catalogage des objets. Les natures mortes de Chardin sont des tableaux apparemment innocents, et pourtant inquiétants car transmettant au spectateur des effets d’affect « illégitimes » que les critiques d’art de l’époque s’efforcent de verbaliser, souvent en vain 20 . Ils tombent généralement d’accord sur le fait que les représentations de la nature inanimée par Chardin ne laissent pas le spectateur indifférent, voire, elles l’affectent quelquefois vivement. Ainsi, le lieu des passions se déplace : du lieu vide du corps passionné, absent dans le tableau, il se transporte dans le corps du spectateur. L’émoi du spectateur prend sa source dans le visuel qui a, par la suite, des résonances (imaginaires) par les autres sens, en particulier par le toucher. Il est frappant de voir la fréquence des allusions tactiles dans les commentaires sur les tableaux de Chardin qui sont d’une vérité à tromper les yeux, comme l’exprime Diderot : « C’est toujours la nature et la vérité ; vous 20
René Démoris, « Chardin et la nature morte : pouvoirs illégitimes ? », Topique, Paris, Dunod, n° 53, 1994, p. 29-39.
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prendriez les bouteilles par le goulot, si vous aviez soif ; les pêches et les raisins éveillent l’appétit et appellent la main21. » Dans les propos plaisants de Daudet de Jossan, la tentation de s’approprier les objets de la toile se manifeste de façon encore plus palpable : Oh ! Mon cher Jérome, comment te peindre mon enthousiasme, à la vue d’un gigot & d’un pâté, dont la croute est si belle, si dorée... Voilà un tableau ! Voilà la belle nature, qui trompe l’œil du connaisseur & la dent du gourmand. L’eau m’en venoit à la bouche, & quoique j’éprouvasse le supplice de Tantale, je ne pouvois m’arracher de ce divin morceau...22
Par la vue, les compositions de Chardin affectent le toucher – en, en l’occurrence, le goût – du spectateur : grâce à l’illusion parfaite, elles invitent sa main à se rapprocher de la toile. Les critiques d’art contemporains ne manquent pas d’évoquer l’effet d’illusion, dû à la perfection technique des tableaux de Chardin. À propos de ses compositions, la récurrence de la formule « imitation parfaite de la nature », allant de pair avec la notion d’illusion, est bien frappante dans les commentaires, comme dans celui de Mathon de La Cour : C’est toujours une imitation parfaite de la nature, un art admirable pour rendre la transparence des corps & la molesse de la plume. M. Chardin s’est rendu supérieur dans ce genre. Ses tableaux font souvent illusion, quoique ce mérite ne soit pas le premier de tous en peinture, il ne laisse pas d’être très-grand23.
Dans cette citation, il importe de remarquer la pertinence du terme de corps qui apparaît justement là où l’on ne s’y attendrait pas. La représentation fidèle du poil et de la plume donne l’illusion de la vie aux tableaux de chasse de 21
Diderot, Salon de 1759, op. cit., p. 97. Daudet de Jossan, Lettre sur les peintures, gravures et sculptures…, Paris, 1769 (coll. Deloynes, t. 9, pièce 123), p. 15-16. 23 Mathon de La Cour, op. cit., Lettre I, p. 25. 22
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Chardin mettant en scène le corps animal. L’idée du « corps transparent » nous conduit en droite ligne à d’autres réminiscences du corps dans les tableaux de la nature inanimée, notamment à l’évocation de la chair par Diderot à propos de Chardin : « Et ce Chardin, pourquoi prend-on ses imitations d’êtres inanimés pour la nature même ? C’est qu’il fait de la chair quand il lui plaît24. » Savoir représenter la chair humaine demande un talent généralement réservé aux peintres d’histoire. S’agirait-il donc des passions déplacées allant de pair avec un discours déplacé, lorsque Diderot parle du « sentiment de la chair » à propos d’un peintre excellant dans le plus humble des genres selon la hiérarchie en vigueur à l’époque ? Un peintre de nature morte vanté pour son talent de rendre la chair qui comporte des connotations du vivant et, éventuellement, de l’humain ? La réminiscence de la chair fait écho aux remarques de Diderot sur La Raie de Chardin : « L’objet est dégoûtant ; mais c’est la chair même du poisson. C’est la peau. C’est son sang ; l’aspect même de la chose n’affecterait pas autrement.25 » L’objet dégoûtant provoque de l’aversion chez le spectateur qui, trompé par ses sens devant l’illusion parfaite, croit voir la chose même. Face à cette illusion, les critiques restent désarmés, il leur manque les moyens langagiers pour rendre l’effet du tableau. Écoutons encore Diderot à propos de la même toile de Chardin : « On n’entend rien à cette magie. Ce sont des couches épaisses de couleur, appliquées les unes sur les autres, et dont l’effet transpire de dessous en dessus26. » Le verbe « transpirer » instaure dans le texte un registre métaphorique, un langage servant traditionnellement à rendre compte de la peau humaine. Néanmoins, ce langage fait intrusion encore là où l’on ne 24
Diderot, Essais sur la peinture, op. cit., p. 24. Diderot, Salon de 1763, op. cit., p. 220. 26 Ibidem. 25
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s’y attendrait guère. Il nous semble alors que les critiques, désireux de comprendre l’effet des toiles de Chardin, sont confrontés à l’insuffisance de leur langage. On peut, en effet, observer le phénomène de la difficulté de parler des toiles de Chardin chez presque tous les écrivains d’art de l’époque, tel Baillet de Saint-Julien : L’œil trompé par leur agréable légèreté, la facilité apparente qui y regne, voudroit en vain, par son attention, & ses recherches multipliées, en apprendre d’eux le secret : il s’abîme, il se perd dans ta touche & lâssé de ses efforts, sans être jamais rassasié de son plaisir, il s’éloigne, se rapproche ; & ne la quitte enfin qu’avec le serment d’y revenir27.
Alors que certains critiques, mettant en jeu les ressorts rhétoriques de leur langage, adoptent un ton enthousiaste et énoncent des clichés, d’autres en restent à la simple description des objets. Malgré toute apparence, le commentaire de ces derniers n’est pas un discours neutre : c’est plutôt un discours du refus. En tout cas, les comptes rendus sur Chardin sont en général voués aux répétitions, aux tautologies, à la réticence, voire au silence. Quant à Diderot, lui aussi, il essaie d’appliquer diverses stratégies devant les toiles de Chardin, allant de la simple tentative de description jusqu’au blocage de son langage critique. Que les écrivains produisent un discours passionnel ou un discours du refus, il apparaît que leurs stratégies habituelles se révèlent inefficaces dans le cas des natures mortes parfaites qui imposent le silence au spectateur. Par leur langage enthousiaste ou tâtonnant, les critiques souhaiteraient apprendre « le secret » des toiles de Chardin : ils désignent par ce terme l’ineffable, ce qui se situe dans le registre du non-logique ou du passionnel. Ils tentent donc d’inventer un discours autre, un discours 27
Louis-Guillaume Baillet de Saint-Julien, La peinture. Ode de Milord de Telliab, Londres, 1753 (coll. Deloynes, t. 5, pièce 57), p. 7.
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approximatif et vague, marqué cependant par une volonté de compréhension. La réflexion de Diderot sur le processus de création de Chardin illustre à merveille ce discours autre : « On dit de celui-ci qu’il a un technique qui lui est propre, et qu’il se sert autant de son pouce que de son pinceau28. » L’apparition du terme de « pouce » est incongrue dans le texte : selon ce passage, le lieu des passions (absentes du tableau) serait désormais non seulement le corps du spectateur mais aussi le corps du peintre qui, en créant, entrerait dans une relation quasicorporelle avec la toile. À ce propos, on peut relever un autre passage en rapport avec l’implication du peintre dans le tableau, les paroles de Chardin, rapportées par Diderot dans son Salon de 1769 : Ce Chardin avait bien raison de dire à un de ses confrères, peintre de routine : Est-ce qu’on peint avec des couleurs ? – Avec quoi donc ? – Avec quoi ? avec le sentiment... – C’est lui qui voit ondoyer la lumière et les reflets à la surface des corps, c’est lui qui les saisit et qui rend avec je ne sais quoi leur inconcevable confusion29.
La représentation de la chair demanderait-elle avant tout du sentiment et de la part du peintre et de la part du spectateur ? S’agirait-il là encore de déplacements : de corps déplacés, de passions déplacées et d’un discours déplacé ? Nous ne prétendons pas à répondre à ces questions visant à comprendre l’expérience artistique, mais préférons les laisser ouvertes, tout en suggérant quelques pistes possibles. Notons la pertinence de l’idée de peindre par le sentiment dans les écrits sur l’art de toute époque. Ainsi, les propos de Chardin trouvent-ils une 28
Diderot, Salon de 1767, op. cit., p. 173. Denis Diderot, Salons IV. Héros et martyrs. Salons de 1769, 1771, 1775, 1781, éd. E. M. Bukdahl, M. Delon, D. Kahn et A. Lorenceau, Paris, Hermann, 1995, p. 45-46. 29
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résonance, entre autres, dans une belle citation du peintre hongrois du début du XXe siècle, Lajos Gulácsy : On ne peint plus de nouvelles ni de peintures de genre, ni même les sinuosités des remords et des scènes théâtrales, mais on sent tout par la ligne et par la couleur ; nos lignes rient et pleurent, nos couleurs racontent des sentiments cachés, des humeurs, des vagabondages enfantins ou des douleurs de l’âme30.
Sentir tout par la ligne et par la couleur : ces propos, hautement métaphoriques, sont proférés par un peintre qui a commenté ses propres ouvrages, eux-mêmes souvent métaphoriques. Or, le discours sur les passions – n’allant forcément pas de pair avec un discours passionnel, comme nous l’avons vu à travers les exemples de textes des XVIIe et XVIIIe siècles – demande qu’une relation s’établisse entre la toile et le spectateur. Ce discours implique une expérience de « corps à corps », allant du corps représenté vers le corps de l’observateur. Pour ce qui est des objets faisant partie de la nature inanimée, par une chaîne d’associations, ils renvoient le spectateur à son propre corps, à ses propres passions. Le discours passionnel devant les objets inanimés est en même temps un discours de fuite, un discours au-delà des paroles. Au terme de ces réflexions, nous voudrions formuler quelques remarques à propos du discours du refus de Diderot et d’autres critiques portant sur les compositions considérées comme parfaites. La première concerne l’opposition irréconciliable entre l’impression globale offerte par l’image et les contraintes relevant du langagier, de la linéarité du discours. Lorsque l’écrivain d’art veut
30
Propos de Lajos Gulácsy (1882-1932), cités in Judit Szabadi, Gulácsy – szemtől szemben [Gulácsy – face à face], Budapest, Gondolat, 1983, p. 156. (Notre traduction).
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verbaliser l’impression globale du tableau, il est confronté à l’expérience inévitable de l’insuffisance de son langage. À ce propos, il est temps de reprendre le postulat formulé au début de cet essai, à savoir que le problème du corps passionné, qui se voit représenté sur la toile, est fondamentalement un problème d’ordre langagier. Dans les écrits sur l’art de toute époque, il est inévitable que la réflexion sur le pictural s’inscrive dans le champ du scriptural, dans la logique du langagier. Devrions-nous souscrire, avec Michel Foucault, à l’affirmation (qu’il avait émise à propos des Ménines de Velázquez mais que l’on pourrait généraliser) selon laquelle le langage – le langage en général et le langage de la critique d’art en particulier – serait un « langage fatalement inadéquat au visible31 » ? S’agirait-il d’une condamnation qui prend sa source dans la tyrannie du langage, appliqué au visible ? Une tyrannie qui domine la réflexion picturale française depuis Le Brun jusqu’à Diderot (et bien au-delà), prônant la nécessité de la transparence totale de l’image, de la lisibilité du langage du corps afin de rendre les tableaux facilement déchiffrables ? Le discours sur la peinture serait-il un langage forcément inadéquat et incongru, non seulement au niveau sémantique avec ses désignations flottantes, mais aussi au niveau de sa modalité ? Or, l’opposition du passionnel et de l’a-passionnel, étant une opposition de modalité, instaure des catégories translinguistiques, applicables tant au discursif qu’au visible. Faute de critères bien définissables, tout ce qu’on peut dire à ce sujet est que cette modalité apparaît toujours là où la subjectivité du commentateur entre en jeu, où il quitte son rôle de descripteur-déchiffreur et analyste des toiles pour entrer dans une relation quasi-palpable avec le tableau.
31
Michel Foucault, Les mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966, p. 25.
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3. La couleur et le sentiment de la chair dans les premiers Salons de Diderot Dans le Salon de 1769, Diderot rapporte une anecdote, devenue célèbre, à propos de Chardin. Selon cette anecdote, Chardin aurait dû répondre à un peintre de routine dont le vain bavardage l’accablait et qui voulait lui apprendre le secret de son art : « Est-ce qu’on peint avec des couleurs ? – Avec quoi donc ? – Avec quoi ? avec le sentiment...1 » C’est par ces propos énigmatiques que l’on a l’habitude de résumer l’esthétique de Chardin, le meilleur coloriste français de son temps. En réalité, ces propos sont tirés d’une une lettre de Charles-Nicolas Cochin, adressée au secrétaire de l’Académie de Rouen et généralement cités de façon décontextualisée, ce qui leur donne l’allure d’une boutade. Diderot ne s’attarde pas, lui non plus, à fournir quelque explication concernant le sens de la formule attribuée à Chardin mais se contente de la citer en réfléchissant sur les Deux Bas-reliefs du peintre dont l’effet « harmonieux et coloriste » l’enchante. Parler d’un effet coloriste à propos des imitations des bas-reliefs, qui donnent l’illusion des couleurs avec du noir et blanc, peut surprendre, de même que la formule « peindre avec le sentiment » : ils appellent une interprétation. Le terme « sentiment » se retrouve dans de nombreux écrits sur l’art théoriques et critiques du XVIIIe siècle où, selon le contexte, il peut prendre plusieurs sens. D’après l’Encyclopédie, le terme « sentiment » est synonyme de « pensée » ou d’« opinion » : il se rapporte à la « simple énonciation [des] idées » et se dit surtout « en fait de 1
Denis Diderot, Salons IV. Héros et martyrs. Salons de 1769, 1771, 1775, 1781, éd. E. M. Bukdahl, M. Delon, D. Kahn et A. Lorenceau, Paris, Hermann, 1995, p. 45-46.
goût »2. C’est à la suite des Réflexions critiques de l’abbé Du Bos que la réflexion sur l’art français du XVIIIe siècle érige la notion de sentiment en concept déterminant lors de l’expérience esthétique 3 . Quant au foisonnement des « discours du sentiment », il est corollaire d’un changement de perspective dans le discours sur l’art, privilégiant le movere au détriment du placere. La notion de sentiment est sans doute fondamentale dans les écrits sur la peinture des Lumières. Diderot y recourt, lui aussi, bien souvent, même s’il se garde de la thématiser. En ce qui concerne la réplique attribuée à Chardin et citée par Diderot, le terme « sentiment » s’y voit mis en relation avec le mot « couleur », dont l’usage à l’époque appelle également une précision. L’Encyclopédie attire l’attention sur la nécessité de distinguer la « couleur » et le « coloris » : « la couleur est ce qui rend les objets sensibles à la vue », alors que le coloris « est l’art d’imiter les couleurs des objets naturels relativement à leur position4 », distinction sur laquelle nous reviendrons. La formule de Chardin, que nous interrogerons, allie en effet les notions de couleur et de sentiment. Au lieu de suivre systématiquement tous les fils qui se tissent autour de ces notions, nous indiquons des pistes de réflexion possibles à partir d’elles. Nous envisageons notamment de déployer quelques éléments du discours coloriste de Diderot qui détermine sa réflexion picturale dès ses premiers Salons. En nous appuyant essentiellement sur ces Salons ainsi que sur les Essais sur la peinture, nous 2
Louis de Jaucourt, article « Pensée, Sentiment, Opinion », in Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers (1751-1780), Stuttgart-Bad Cannstatt, Friedrich Frommann, 1966-1995, vol. 12, p. 309. 3 Jean-Baptiste Du Bos, Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture (1719), Paris, ENSB-A, 1993, 2e partie, section 22, p. 276. 4 Paul Landois, article « Coloris », in Encyclopédie, op. cit., vol. 3, p. 658.
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étudierons la notion de couleur en rapport avec celle de sentiment de la chair pour examiner si elles participent d’une conceptualisation du rapport entre matière animée et couleur. Nous tenterons enfin d’éclairer le paradoxe qui conduit Diderot à soutenir sa théorie coloriste par l’exemple de Chardin, maître travaillant dans les genres mineurs dont celui de la nature morte qui, par son essence même, exclut la représentation de la chair. Peindre avec des couleurs « Il me semble que nos peintres sont devenus coloristes5 » – c’est en ces termes que Diderot réfléchit au Salon de 1761. Cela veut dire que ceux qui exposaient dans les Salons précédents ne l’étaient pas. Effectivement, Diderot confirme cette hypothèse en ajoutant qu’en comparaison aux Salons passés qui présentaient « un air sombre, terne et grisâtre », celui de 1761 lui paraît plus coloré 6 . Ces propos témoignent de ce que, grâce à son initiation artistique, à partir de 1761 – le deuxième Salon dont il rend compte pour la Correspondance littéraire de Grimm –, Diderot est plus sensible aux valeurs plus proprement picturales des compositions7. Autrement dit, il apprécie non seulement les qualités qui relèvent de la « partie idéale » (le choix du sujet ou les expressions des passions), donc tout ce qui appartient à la phase précédant l’exécution du tableau, mais aussi celles qui appartiennent à la « partie technique ». 5
Denis Diderot, Salon de 1761, in Essais sur la peinture, suivis des Salons de 1759, 1761, 1763, éd. J. Chouillet et G. May, Paris, Hermann, 1984, p. 140. 6 Ibid. En résumant son premier Salon, celui de 1759, Diderot remarque – non sans malice – que presque tous les artistes ayant exposé au Salon « pèchent par le coloris. » Ibid., p. 104. 7 Jacques Proust, « L’initiation artistique de Diderot », Gazette des Beaux-Arts, n° 55, avril 1960, p. 225-232.
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Dans le Salon de 1761, Diderot établit une analogie entre la « couleur dans un tableau » et le « style dans un morceau de littérature » pour conclure que, tel le style en littérature, la couleur est rare – et précieuse – en peinture. Pourtant, comme il le souligne, l’analogie bute sur un point : celui de la survie de l’ouvrage. Alors que c’est le style qui assure l’immortalité à un ouvrage littéraire, la couleur d’un tableau est éphémère et la réputation du peintre ne se conserve que grâce à la gravure. La couleur qui donne l’effet de réel de la toile n’est qu’une illusion qui s’affaiblit ou se ternit – sinon se détruit entièrement – avec le temps. Quant à la gravure qui est exécutée d’après l’« idée » du tableau, il y manque justement le principe qui l’anime et qui la dote de vie : la couleur. Dessin ou couleur ? Pour la plupart des théoriciens et critiques d’art du XVIIIe siècle, il s’agit moins d’un rapport de complémentarité entre ces deux parties de la peinture que de l’adhésion à l’une d’entre elles. Les observations sur le mérite respectif du dessin et de la couleur mènent loin, au cœur de l’ancienne querelle déterminant les premières conférences de l’Académie de peinture et de sculpture. Le dessin et la couleur ont joué alternativement des rôles opposés dans l’histoire de la peinture où ils se voyaient associer des qualités souvent contraires. Le dessin représente l’ordre du discours dans la peinture car c’est par le dessin que la peinture peut raconter une histoire. Alors que la réflexion sur le dessin se prête facilement à la théorisation, la couleur, tenue pour « la tâche aveugle, le non-dit, l’impensé, le lieu de l’inconscient » 8 du tableau, demeure en quelque sorte insaisissable. Contrairement à la ligne continue qui est le commencement de tout dessin, la couleur n’est d’abord qu’une tache informe. Dès lors, quel type de discours tenir 8
Louis Marin, « Préface », in Manlio Brusatin, Histoire des couleurs, Paris, Flammarion, 1986, p. 14.
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sur la couleur ? De fait, la couleur a toujours occupé une position incommode dans le discours sur l’art par rapport au dessin, car elle a résisté à la mise en discours. Du point de vue de leur aptitude à la théorisation, il n’y a donc guère d’égalité entre ces deux parties de la peinture. La couleur n’a jamais eu son discours propre et autonome : le discours sur la couleur s’énonce par rapport au dessin. Les théoriciens ont essayé d’appliquer à la couleur les mêmes critères – et le même type de discours – qu’au dessin, en termes de ressemblance, d’illusion et de vérité. Si la couleur a tout de même soulevé des problèmes théoriques, cela est dû à ce qu’elle renvoie à un lieu abstrait où le visible échappe au discours : à l’autonomie de la représentation picturale9. Dans l’histoire de l’émancipation de la couleur par rapport au dessin, un rôle majeur incombe à Roger de Piles, chef de file des partisans des coloristes dans les querelles académiques. Dans son Dialogue sur le coloris (1673), Piles affirme non seulement que le coloris est une partie de la peinture aussi nécessaire que le dessin, mais il prétend que le coloris, étant la différence de la peinture, est plus noble que le dessin qui n’est que son genre10. De fait, toute la réflexion picturale de Roger de Piles gravite autour du concept de coloris auquel il accorde une importance particulière : il ne cesse de répéter que c’est du coloris que dépend l’« effet d’appel » de la peinture. Piles compare l’effet du tableau à celui d’un coup de foudre : la toile doit appeler elle-même son spectateur d’une façon si brusque, voire brutale, qu’il soit impossible de lui résister. 9
Jacqueline Lichtenstein, La couleur éloquente, Paris, Flammarion, 1999, p. 14. 10 Roger de Piles, Dialogue sur le coloris (1673), Genève, Minkoff, 1973, p. 25 : « …vous verrez que le Coloris est non seulement une partie essentielle de la Peinture ; mais encore qu’il est sa différence, & par consequent la partie qui fait le Peintre. »
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Concernant l’« effet d’appel » de la peinture coloriste, l’examen du vocabulaire de Piles est révélateur : la peinture « séduit nos yeux », « attire » et « frappe du premier coup d’œil » son observateur. Tout se passe comme si l’effet du tableau ne s’adressait à l’intellect du spectateur qu’après avoir engagé son corps. Cet « effet d’appel » qui se caractérise, outre par sa force irrésistible, par la rapidité, n’est pourtant guère facile à atteindre pour les peintres. Quelques-uns, toutefois, y parviennent ; et Piles d’évoquer l’exemple de Rembrandt qui, exposant dans sa fenêtre le portrait de sa servante, réussit à tromper, par le seul mérite du coloris, les yeux des passants. L’idée de l’effet trompeur de la peinture survivra comme un cliché dans le discours sur l’art du XVIIIe siècle. Pour l’illustrer, il suffit de citer au hasard n’importe quel passage des Salons que Diderot consacre aux compositions de Chardin. En 1763 par exemple, le critique commente par ces termes les toiles du peintre mettant en scène les accessoires d’un repas : « C’est la nature même. Les objets sont hors de la toile et d’une vérité à tromper les yeux 11 . » La toute première phrase du passage sur Chardin commence par une affirmation catégorique : « C’est celui-ci qui est un peintre ; c’est celui-ci qui est un coloriste12. » Par là, Diderot postule comme une évidence l’identité de la peinture et du coloris, pour légitimer ensuite cette maxime par l’exemple de Chardin13. Ceci dit, peut-on parler chez Diderot d’un discours coloriste ? Certainement oui, à condition que l’on parvienne à déterminer ce qu’on entend par cette formule. Le discours coloriste qui se dégage des écrits sur l’art de Diderot se construit autour des notions intimement liées 11
Diderot, Salon de 1763, op. cit., p. 219. Ibidem. 13 Jacqueline Lichtenstein, La tache aveugle, Paris, Gallimard, 2003, p. 73. 12
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à la couleur comme l’harmonie ou la magie. De même, l’opposition classique du dessin et de la couleur se retrouve au début du chapitre sur la couleur des Essais sur la peinture : « C’est le dessin qui donne la forme aux êtres ; c’est la couleur qui leur donne la vie. Voilà le souffle divin qui les anime14. » Par la suite, Diderot file encore cette métaphore en notant que pareillement à la littérature où il y a « cent froids logiciens pour un grand orateur », il existe peu de grands coloristes en peinture qui compte pourtant de nombreux excellents dessinateurs 15 . En revanche, concernant le jugement sur ces deux parties de la peinture, à en croire Diderot, seuls les « maîtres dans l’art » sont « bons juges du dessin », alors que « tout le monde peut juger de la couleur16 ». Juger du dessin serait donc le privilège des seuls initiés, alors que le jugement de la couleur du tableau est à la portée de tous : la couleur appelle et séduit immédiatement le spectateur. Couleur et coloris ? Les deux mots ne sont pas équivalents dans le vocabulaire artistique français de l’époque. À la suite de Roger de Piles, qui a proposé de préciser l’usage de ces termes, on entend au XVIIIe siècle aussi par couleur la matière, « ce qui rend les objets sensibles à la vue » et par coloris (qui comprend également le clair-obscur) « une des parties de la Peinture, par laquelle le Peintre sait imiter la couleur de tous les objets naturels & distribuer aux artificielles celle qui leur est la plus avantageuse pour tromper la vue17 ». Dans ses écrits sur l’art, Roger de Piles respecte cette distinction. Cependant, Diderot n’est guère conséquent dans l’usage des termes de couleur et de coloris : il utilise dans ses Salons le mot « couleur » dans un sens relativement 14
Diderot, Essais sur la peinture, op. cit., p. 18. Ibid., p. 18-19. 16 Ibid., p. 18. 17 R. de Piles, Dialogue sur le coloris, op. cit., p. 4-5. 15
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étendu, englobant aussi celui du coloris. C’est dans ce sens qu’il écrit par exemple, en 1759, que les tableaux de Greuze ont une « couleur fade et blanchâtre 18 . » Selon Piles, l’imitation vise, par les charmes du coloris, à tromper les yeux du spectateur : c’est par le coloris que le tableau peut susciter l’illusion chez le spectateur et lui faire croire que ce qu’il voit (la représentation de la chose ou, autrement dit, son simulacre) est la réalité, la chose même. Et cela malgré le fait que les couleurs ne soient pas en effet la réalité des corps : « elles ne sont pas la vie, ni exactement une loi de la nature ; elles sont le reflet d’une abstraction de la nature, l’artifice dans le naturel », écrit l’historien de l’art Manlio Brusatin19. Pourtant, c’est par la couleur « que toutes les choses visibles se distinguent et se rendent désirables », comme le stipulent les statuts de manufactures visant à coordonner le marché tinctorial20. Il est intéressant de faire contraster ces instructions aux remarques de Poussin concernant les séductions de la couleur : « Les couleurs de la peinture sont semblables à des leurres qui persuadent les yeux, comme la beauté des vers de la poésie21. » Qu’en est-il dès lors des couleurs ? Servent-elles à rendre les choses désirables ? Sont-elles des leurres qui séduisent et trompent les yeux pour les persuader ensuite de l’effet de réel de l’illusion ? Ou les deux à la fois ? Par quels termes et notions, enfin, se laissent-t-elles aborder ? De fait, toute une terminologie affective s’attache à la couleur : « reflet », « artifice », « illusion », « leurre » ou « tromperie » sont autant de termes relevant du 18
Diderot, Salon de 1759, op. cit., p. 101. M. Brusatin, Histoire des couleurs, op. cit., p. 24. 20 Instructions générales pour la teinture des laines et manufactures de la laine de toutes couleurs (1671), citées in Brusatin, Histoire des couleurs, op. cit., p. 123. 21 Nicolas Poussin, Lettres et propos sur l’art, éd. A. Blunt, Paris, Hermann, 1994, p. 186. 19
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vocabulaire de la séduction. Comment expliquer l’effet de la peinture coloriste ou, pour reprendre un terme fréquent dans le vocabulaire artistique du XVIIIe siècle, son effet de magie ? « On n’entend rien à cette magie », écrit Diderot en 1763, réfléchissant sur la peinture de Chardin. L’effet de magie du tableau ne provient pas de l’assemblage des couleurs considérées séparément, mais de leur juste distribution, de leur ensemble harmonieux. C’est pour son effet discordant, la « masse de couleurs tranchantes, sur un fond très éclairé » que Diderot condamne en 1761 les Amusements de l’enfance de Bachelier22. Pour des raisons semblables, il qualifie la version de 1763 des Grâces de Carle Vanloo, à laquelle manque visiblement toute magie de coloris, de « chef d’œuvre de teinture »23. Pourtant, le terme « magie » n’a rien de mystérieux : cliché récurrent dans le discours sur l’art, il revient régulièrement sous la plume des théoriciens et critiques et s’emploie généralement en rapport avec le coloris. Dans son Traité de peinture, paru la même année que les Essais sur la peinture de Diderot, Michel-François DandréBardon proclame que la « science du coloris » est l’essence et la perfection de la peinture : c’est le coloris qui « anime la toile » et qui la dote d’une « magie pittoresque »24. Pour atteindre le « beau coloris », qui est « la manière la plus séduisante & la plus estimable », Dandré-Bardon conseille à l’artiste de « peindre à pleine couleur, en portant toujours teinte sur teinte, en noyant les tournants dans les fonds, en conduisant le pinceau du sens des chairs & des muscles. » De cette façon, l’artiste parviendra à « imiter l’épiderme de la Nature25 ». La tâche 22
Diderot, Salon de 1761, op. cit., p. 146. Diderot, Salon de 1763, op. cit., p. 184. 24 Michel-François Dandré-Bardon, Traité de peinture (1765), Genève, Minkoff Reprints, 1972, p. 172. 25 Ibid., p. 185. 23
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du peintre coloriste n’est alors pas la moindre : par le moyen des couleurs, il doit doter de vie ce qui n’en a point. « L’épiderme de la nature » : la formule de DandréBardon s’enchaîne à merveille aux propos de Diderot par lesquels le critique tente, dans un effort vertigineux, de comprendre la « magie » de Chardin : Ce sont des couches épaisses de couleur, appliquées les unes sur les autres, et dont l’effet transpire de dessous en dessus. D’autres fois on dirait que c’est une vapeur qu’on a soufflé sur la toile ; ailleurs, une écume légère qu’on y a jetée26.
Ce vocabulaire fait penser à la peau, au transpirant et au respirant : tout se passe comme si c’était une autre nature, trompeuse car donnant l’illusion du vivant, qui se superposait à la surface de la toile27. En effet, Diderot écrit ces lignes à propos de La raie dépouillée de Chardin, d’un poisson écorché, d’un « objet dégoûtant » dont l’image parfaitement imitée semble plus vivante que son original même28. Le « magicien » Chardin « entend l’harmonie des couleurs et ses reflets » : il ne broie pas les couleurs sur sa palette, mais attache l’air et la lumière sur la toile. Par la tromperie de son coloris, Chardin ne donne pas seulement l’illusion du réel : il arrive à un point de perfection où l’imitation dépasse l’apparence des choses pour remonter jusqu’à leur substance. C’est là où se cache peut-être la solution de l’énigme de la magie, notion étroitement liée à la peinture illusionniste. Or, le discours du visible, le discours de la couleur fait éclater toutes les catégories et distinctions logiques qui viennent de l’effort inlassable marquant tout discours sur 26
Diderot, Salon de 1763, op. cit., p. 220. Jacques Chouillet, La formation des idées esthétiques de Diderot (1745-1763), Paris, Armand Colin, 1973, p. 579. 28 Sur l’analyse de la Raie de Chardin voir René Démoris, Chardin, la chair et l’objet, Paris, Adam Biro, 1991, p. 29. 27
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la peinture : la subordination du visible au dicible, de l’image à la parole. Dès lors, la magie qui produit l’illusion ne serait rien d’autre que l’énigme du visible, de la peinture même. La partie silencieuse de la peinture. Le sentiment de la chair « Et ce Chardin, pourquoi prend-on ses imitations d’êtres inanimés pour la nature même ? C’est qu’il fait de la chair quand il lui plaît 29 », énonce Diderot dans les Essais sur la peinture. Qu’est-ce que la chair30 ? Matière informe, elle est sujette au changement perpétuel : « Mais ce qui achève de rendre fou le grand coloriste, c’est la vicissitude de cette chair, c’est qu’elle s’anime et qu’elle se flétrit d’un clin d’œil à l’autre31. » Par rapport au corps bien visible et aux contours nettement définis, la chair, invisible, est en quelque sorte le « dedans » du corps. Telle la couleur dans la peinture – qui n’est d’abord que tache –, la chair échappe aux formes figées, aux contours d’un dessin quelconque. La peinture de la chair requiert un savoir ou plutôt un pouvoir de l’artiste à capter le fugitif et à fixer l’éphémère. La représentation de la chair est le « désespoir » du coloriste et celle du visage humain, s’agitant sans cesse, est son « supplice ». De fait, peindre la chair a toujours été la tâche suprême des coloristes : « c’est la chair qu’il est difficile de rendre, c’est ce blanc onctueux, égal sans être pâle ni mât ; c’est ce mélange de rouge et de bleu qui transpire imperceptiblement ; c’est le sang, la vie qui font
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Diderot, Essais sur la peinture, op. cit., p. 24. C’est Maurice Merleau-Ponty qui réclame, pour la première fois dans l’histoire de la philosophie occidentale, un statut philosophique explicite pour la notion de la chair dans L’Œil et l’Esprit (Paris, Gallimard, 2006, p. 12-26). 31 Diderot, Essais sur la peinture, op. cit., p. 24. 30
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le désespoir du coloriste 32 . » Une fois de plus, Diderot insiste sur le fait que la toile doit donner l’illusion du transparent et du transpirant de manière que le spectateur, trompé, y sente le sang et la vie. Sentir la vie à la vue d’une surface colorée qu’est la toile : c’est bien du pouvoir de l’illusion et de la vérité en peinture qu’il s’agit. Les commentaires du critique à propos de Chardin gravitent autour du problème de l’illusion réaliste, tout en le mettant en question. La peinture de Chardin semble plus vraie que les objets empiriques qui lui servent de modèle : elle fait croire au spectateur que c’est de la chair qu’il voit sur la toile. « Imperceptiblement » : le terme mérite que l’on s’y arrête. En fait, Diderot y recourt de façon quasi obsessionnelle face aux tableaux coloristes. Aussi le reprend-il en 1763, dans sa digression sur l’illusion picturale, lorsqu’il parle de l’impossibilité de rendre « les reflets imperceptibles des objets les uns sur les autres33 », ou encore plus tard, en 1769, lorsqu’il évoque – à propos des Attributs des arts de Chardin – l’harmonie « qui serpente imperceptiblement dans sa composition34 ». Les métaphores musicales comme l’harmonie, l’accord imperceptible ou l’allusion aux reflets qui s’accordent « je ne sais comment » dans la toile, sont autant d’efforts de tâtonnement qui tentent de rendre compte de l’effet de vérité en peinture. Le discours du critique, hésitant, bute sur l’ineffable : tout se passe comme s’il devait recourir, pour expliquer ce qui échappe au discours, aux formules qui peuvent être rapprochées du vieux concept de je-nesais-quoi. Le discours du « je-ne-sais-quoi » relève de l’indéfinissable, étant de nature non-logique. Aussi le terme « imperceptible » fonctionne-t-il comme un signal d’appel qui marque le lieu où, dans les Salons de Diderot, 32
Ibid., p. 22. Diderot, Salon de 1763, op. cit., p. 212. 34 Diderot, Salon de 1769, op. cit., p. 43. 33
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tout discours logique tourne en rond et, se renversant, aboutit à d’étonnantes tautologies 35 . À ce moment, le discours du critique se dissout dans un autre discours, discret et silencieux, celui des toiles, qui est loin des commentaires bavards que Diderot consacre aux tableaux de Greuze. Avec le discours de la couleur et, en l’occurrence, de la chair, on touche encore au point où la peinture se soustrait au discours rationnel, lié au dessin. Peindre la chair n’est possible qu’avec des couleurs : ce n’est pas un hasard si la langue italienne désigne par un même mot, la morbidezza – qui signifie à la fois souplesse, douceur, mollesse et flou – une qualité commune à la chair vive et à la peinture coloriste36. L’association de la couleur et de la chair n’est donc guère saugrenue, d’autant moins qu’elle est explicitement suggérée par les textes de Diderot. Celui-ci prétend avoir « connu la couleur » et « acquis le sentiment de la chair » au cours de son activité de critique d’art37. Dans un tableau, c’est bien la carnation qui attire immédiatement l’œil, offrant au regard un plaisir de pure visualité qui se passe de la parole. Le « sentiment de la chair » a préoccupé non seulement les critiques mais aussi les théoriciens d’art français du e XVIII siècle. Dandré-Bardon y fait allusion dans son Traité de peinture curieusement non pas en rapport avec le coloris mais avec les « principes du dessin fondés sur les vérités de la nature ». Il range « au premier rang des vérités accidentelles de la Nature, le sentiment des chairs occasionné par l’action des parties qui se pressent les unes 35
« Qu’est-ce que cette perdrix ? Ne le voyez-vous pas ? c’est une perdrix. Et celle-là ? c’en est une encore. » Diderot, Salon de 1769, op. cit., p. 46. 36 Voir Frédéric Cousinié, « De la morbidezza du Bernin au ‘sentiment de la chair’ dans la sculpture française des XVIIe et XVIIIe siècles », in Beautés fuyantes et passagères. La représentation et ses objets-limites aux XVIIe-XVIIIe siècles, Paris, Gérard Monfort, 2005, p. 139-155. 37 Diderot, Salon de 1765, op. cit., p. 22.
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les autres38. » Affirmant que le sentiment des chairs fait partie des vérités accidentelles de la nature, DandréBardon s’en tient, lui aussi, au cadre du discours traditionnel de la vérité artistique. Tenir le sentiment de la chair pour le privilège de ceux qui peignent le corps est également une idée courante, correspondant au principe de la hiérarchie des genres picturaux qui a été formulé en 1667 par Félibien dans sa Préface aux Conférences de l’Académie. À la lumière de ce principe, l’idée de Diderot de proposer l’exemple de Chardin pour soutenir ses théories coloristes peut surprendre. En effet, Diderot ne choisit pas un peintre d’histoire coloriste – dont le genre se prêterait le mieux à la représentation de la chair – mais un peintre travaillant dans la catégorie picturale tenue pour la plus basse, la nature morte qui n’a rien à voir avec la représentation du corps humain et de la chair. Dans le chapitre des Essais sur la peinture consacré à la couleur, le nom de Chardin suit immédiatement celui du portraitiste La Tour qui s’entend lui aussi à faire de la chair, à rendre « une prune avec sa vapeur, une pêche avec son duvet39 ». Or la prune et la pêche sont les objets de prédilection d’un peintre de nature morte. Inconsciemment ou non, Diderot aurait peut-être préféré citer le nom du seul Chardin mais, s’étant rendu compte de la nature « subalterne » des sujets de celui-ci, ait-il essayé de « réparer » son désir en intercalant le nom de La Tour ? En tout cas, c’est Chardin dont les imitations d’êtres inanimés sont facilement prises pour la nature même. Chardin « fait de la chair quand il lui plaît » : on est là encore au cœur de la question de l’illusion picturale. Chair de qui donc ou plutôt chair de quoi ? La chair de la raie, le poisson écorché, l’« objet dégoûtant ». La Raie est une peinture cruelle, sanglante et odorante, un tableau qui 38 39
M.-F. Dandré-Bardon, Traité de peinture, op. cit., p. 35. Diderot, Essais sur la peinture, op. cit., p. 24.
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halète et transpire : « c’est la chair même du poisson. C’est la peau. C’est son sang ; l’aspect même de la chose n’affecterait pas autrement40. » Le registre dans lequel se situe le vocabulaire de Diderot n’est assurément pas celui de la nature morte mais bien celui de la peinture noble. Les substantifs « chair », « peau » et « sang », de même que le verbe « transpirer » cité auparavant renvoient à la peinture d’histoire, plus précisément à la scène de massacre ou de martyre qui laisse voir le « dedans » du corps, la chair41. Il faut déchirer la peau pour que le sang affleure et que la chair apparaisse. Dans la peinture de Chardin, il s’agit également d’un événement sanglant – d’une éventration – bien que celui-ci ait un objet non pas humain mais animalier. L’animal monstrueux suspendu exhibe l’intérieur de son corps. Avec sa gueule grotesque et équivoque qui se dessine à l’angle supérieur des ailes, le poisson semble se moquer du spectateur, comme s’il ironisait sur la présence de celui-ci, et par là même, sur sa crédulité à l’illusion picturale. Chardin trompe Diderot – et le spectateur – quand il le veut : mettant en scène un objet dégoûtant, il sait « sauver par le talent » l’aversion qu’aurait causée l’original de son modèle dans la nature42. Dans la toile de Chardin, l’écart entre la chose et sa représentation est réduit au minimum : en face de l’imitation parfaite d’un objet repoussant, le sentiment dont le spectateur devrait être affecté est sans doute le dégoût. Néanmoins, Diderot est loin de le ressentir devant La Raie qu’il admire sans réserve, et il parle de Chardin comme d’un « magicien » qui connaît « le secret » de la peinture, car son art est capable de transformer l’aversion initiale (à la vue de l’objet du tableau) en reconnaissance (à la vue de son exécution). 40
Diderot, Salon de 1763, op. cit., p. 220. R. Démoris, Chardin, la chair et l’objet, op. cit., p. 31-32. 42 Diderot, Salon de 1763, op. cit., p. 220. 41
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À la suite de l’abbé Du Bos, Diderot considère que les objets que montre le peintre de nature morte ne sont en eux-mêmes guère dignes d’intérêt. Il en va pourtant tout autrement de leur représentation, capable d’attacher le regard. S’agirait-il là d’une autre hiérarchie, parallèle à celle des objets, dans laquelle Chardin occuperait le premier rang : la hiérarchie des talents, qui repose sur le seul mérite de l’exécution, s’établissant de façon indépendante de l’échelle des sujets ? Dans la réflexion de Diderot sur Chardin, la question de l’illusion picturale en cache une autre, peut-être moins évidente, mais plus périlleuse et qui menace la doctrine académique : celle de la place des genres picturaux dans la hiérarchie. Mais pourquoi Diderot a-t-il besoin de recourir, à côté de la hiérarchie des sujets, à une hiérarchie des talents qu’il met également en jeu lors de l’appréciation des tableaux ? Probablement parce que la hiérarchie des sujets seule ne lui fournit pas de critères suffisants pour juger des toiles appartenant aux genres mineurs mais parfaitement exécutées. C’est la peinture de Vernet, de La Tour et avant tout de Chardin qui amène Diderot à repenser le principe de la hiérarchie des genres picturaux. Pour illustrer ses théories sur la couleur, la solution logique aurait été pour Diderot le choix d’un peintre d’histoire ayant affaire à des sujets qui permettent de représenter la chair humaine. Toutefois, le critique choisit Chardin qui sait faire de la chair de poisson. Ce choix peut s’expliquer par le fait que les grands peintres coloristes à l’époque des premiers Salons de Diderot, à l’exception de Doyen et de Deshays, ne travaillent pas dans le genre noble. Sauf peut-être David qui n’exposera ses toiles qu’en 1781 (date du dernier Salon de Diderot), le critique ne connaît aucun peintre d’histoire contemporain susceptible d’ajouter au choix heureux du sujet le mérite d’une exécution supérieure. 64
Quant à Chardin, Diderot reconnaît en 1769 qu’il est « un grand homme 43 ». Cependant, il a beau être « le maître à tous pour l’harmonie », il n’est pas pour autant un peintre d’histoire, mais un « peintre à talents44 » qui sait faire de la chair. Tout se passe comme si Diderot, ayant pressenti l’aboutissement de son raisonnement à propos de Chardin, trouvait nécessaire de déclarer qu’en dépit de son exécution parfaite, Chardin reste inférieur à un peintre d’histoire. Montrant dans un sujet de « nature basse, commune et domestique45 » la chair et le sang de la raie dépouillée, Chardin parvient à suggérer au spectateur l’horreur, qui appartient au registre des passions tragiques suscitées en général par les tableaux d’histoire. Chardin n’est pourtant pas un peintre d’histoire, et il ne ressemble en rien au peintre coloriste en transe dont Diderot esquisse l’image quelque peu caricaturale dans les Essais sur la peinture : « Celui qui a le sentiment vif de la couleur, a les yeux attachés sur sa toile ; sa bouche est entrouverte, il halète ; sa palette est l’image du chaos. C’est dans ce chaos qu’il trempe son pinceau, et il en tire l’œuvre de la création46. » Si Chardin est le contre-exemple de l’artiste inspiré des Essais sur la peinture, il n’est pas non plus le peintre négligent dont parle le critique en 1761, tâchant de comprendre la « manière heurtée » du peintre : Il y a longtemps que ce peintre ne finit plus rien. Il ne se donne plus la peine de faire des pieds et des mains. Il travaille comme un homme de qualité qui a du talent, de la facilité et qui se contente d’esquisser sa pensée en quatre coups de pinceau47.
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Diderot, Salon de 1769, op. cit., p. 42. Cette catégorie désigne dans le langage pictural de l’époque le peintre des fruits, des fleurs et des animaux. 45 Diderot, Salon de 1761, op. cit., p. 143. 46 Diderot, Essais sur la peinture, op. cit., p. 19. 47 Diderot, Salon de 1761, op. cit., p. 143. 44
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L’association du style « heurté » et du tableau non-fini est une idée quelque peu saugrenue qui doit provenir des lectures parfois trop rapides de Diderot48. Cette idée n’a rien à voir avec la lenteur et la patience, qualités communément attachées à la méthode de travail de Chardin. L’image d’un Chardin paresseux n’est qu’un fantasme de Diderot, hypothèse que renforce aussi la nonpertinence de l’insertion du passage sur la prétendue facilité de Chardin parmi les éloges du peintre. Dans la suite du texte, Diderot fait allusion à la magie des couleurs de La Raie et insiste sur l’originalité de Chardin dans son genre qui « passe de sa peinture dans la gravure49 ». L’originalité de Chardin, qui revient pour une large part à la « magie des couleurs », se laisserait-elle reconnaître même en gravure ? Comment alors la gravure, privée de couleurs, peut-elle inspirer le sentiment de la chair ? La boucle est bouclée : au début de cet essai, nous avons fait allusion à l’imitation de deux bas-reliefs de Chardin qui donnent l’effet coloriste. De même, la « fierté de la touche » du peintre « passe » dans la gravure : celleci garde du coloris l’accord des couleurs et les clairsobscurs. Tout se passe comme si le « faire » particulier de Chardin n’avait plus besoin de couleurs et qu’il n’en restait que la touche, et peut-être aussi le sentiment. Le sentiment, ce terme polysémique – et un peu passepartout – au XVIIIe siècle figure aussi, selon l’anecdote, dans la réplique de Chardin qui affirme que l’on ne peint pas avec des couleurs mais avec le sentiment. Certes, le bon mot de Chardin, qui sacrifie à l’élégance mondaine, est exagéré. Il s’inscrit pourtant dans la lignée de formules non moins énigmatiques, comme le « sublime de 48
Il s’agit de la lecture des Jugements de La Font de Saint-Yenne. Voir R. Démoris, Chardin, la chair et l’objet, op. cit., p. 155. 49 Diderot, Salon de 1761, op. cit., p. 143.
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technique », qui apparaissent surtout à partir de 1765 dans les passages des Salons que Diderot consacre à Chardin. La formule « peindre avec le sentiment » est énoncée par un peintre de nature morte que ses sujets ne prédestinent guère à avoir affaire au registre des sentiments (ceux des figures représentées et aussi ceux que le spectateur est censé éprouver devant le tableau). Cependant, Chardin possède le talent de suggérer au spectateur le sentiment de la chair. Ne maintient-il pas, par ailleurs, une relation quasi corporelle avec la toile ? Diderot fait allusion aux rumeurs qui courent sur Chardin et selon lesquels celui-ci « se sert autant de son pouce que de son pinceau50. » La touche singulière du peintre appelle immédiatement le toucher du spectateur : ses pêches et raisins « éveillent l’appétit et appellent la main 51 . » Ces fruits arrivent à tromper le spectateur, bien que Chardin n’ait jamais prétendu donner l’illusion des objets : son art consiste à rendre la présence silencieuse des choses. La couleur et le sentiment ont une relation d’interdépendance qui mène la critique d’art à une interrogation sur l’illusion picturale. Le problème de l’illusion référentielle apparaît de la façon sans doute la plus flagrante lors de la représentation de la chair. C’est en réfléchissant sur cette représentation que Diderot arrive à mettre en question l’illusion picturale lorsqu’il constate que « le meilleur tableau, le plus harmonieux, n’est-il qu’un tissu de faussetés qui se couvrent les unes les autres 52 . » C’est la peinture de Chardin qui fait vivre à Diderot cette expérience en lui suggérant des idées qui annoncent la théorie moderne de la peinture. Au temps des Salons, la vérité est tenue pour la qualité suprême de l’art, et considérée comme inséparable des 50
Diderot, Salon de 1767, op. cit., p. 173. Diderot, Salon de 1759, op. cit., p. 97. 52 Diderot, Salon de 1763, op. cit., p. 213. 51
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effets que le tableau est supposé provoquer sur la sensibilité du spectateur : celui-ci se voit, par l’effet de « magie », confronté à l’évidence de la présence de la chose représentée. La question de la vérité et de l’illusion picturale vient d’en masquer chez Diderot une autre, liée plus spécifiquement au contexte du XVIIIe siècle : celle de la hiérarchie des genres picturaux dont le critique ne met jamais réellement en cause le fondement. Après ses éloges adressés à Chardin, on pourrait penser à juste titre que son admiration conduit Diderot à la révision de la théorie des genres picturaux. Néanmoins, Chardin a beau être un « grand homme », Diderot regrette sincèrement qu’il ne soit pas un peintre d’histoire. En effet, le critique recule au moment où l’on s’attendrait justement à une énonciation allant au-delà de la hiérarchie traditionnelle des genres fondée essentiellement sur l’importance des sujets. Finalement, en ce qui concerne l’aptitude de Diderot à la théorisation des idées sur la couleur et sur le sentiment de la chair, il convient de constater que, malgré le caractère non-systématique et parfois même paradoxal de certaines remarques, la pensée esthétique du philosophe s’y manifeste avec vigueur et cohérence. Les premiers Salons de Diderot ainsi que ses Essais sur la peinture contribuent à la création d’un nouveau vocabulaire esthétique, celui du sentiment et du plaisir, avec des catégories qui sont très loin des notions picturales classiques relevant du champ de la rhétorique. C’est une esthétique du flou, de l’incertain et de l’éphémère où la notion du sentiment de la chair tient aussi une place de prédilection. L’écriture de Diderot dans les Salons oscillerait ainsi entre cette esthétique purement subjective, celle de la critique d’art, et une esthétique plus systématique qui déterminera plus tard, vers la fin du e XVIII siècle, l’esthétique philosophique.
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4. L’écriture des ruines au XVIIIe siècle : vestiges et vertige « RUINES : Font rêver, et donnent de la poésie à un paysage. » (Flaubert, Dictionnaire des idées reçues1)
Les propos de Flaubert, bien ironiques par ailleurs, donnent à songer : l’écriture des ruines ne serait-elle pas autre chose qu’un discours d’idées reçues, une écriture de clichés ? Par là même, le motif de la ruine serait-il un pur prétexte pour produire des tableaux et des textes littéraires ? Certes, la ruine – en tant qu’objet architectural et sujet littéraire – ne manque pas de suggérer des associations faisant partie du registre du cliché. S’il est vrai que la ruine suffit à déclencher certaines idées attendues, telles la méditation sur la fuite du temps ou la brièveté de la vie, il n’en reste pas moins que ce discours, fascinant, reste de toute époque un discours privilégié. L’attrait pour les ruines, objets de contemplation et de délectation, est largement partagé même de nos jours. Nous sommes sensibles à leur vue pittoresque, susceptible d’éveiller des sentiments souvent contradictoires et des idées bien diverses sur l’écoulement du temps, sur les vestiges du passé. Si l’intérêt pour les ruines est de longue date – il remonte à l’Antiquité et le culte véritable des ruines à la Renaissance – l’esthétique ou, disons plutôt, la poétique des ruines est née au cours du XVIIIe siècle. Pour pouvoir aborder ce vaste sujet, il est indispensable d’opérer au préalable quelques distinctions concernant tout d’abord la ruine en tant qu’objet de recherche. La ruine dans la nature – ou la ruine architecturale – se distingue de 1
Gustave Flaubert, Dictionnaire des idées reçues, Paris, Éditions du Boucher, 2002, p. 79.
la ruine picturale dont elle sert de modèle et cette dernière, quant à elle, se différencie encore de la ruine en tant qu’objet de description et de méditation : la ruine dans le texte. De ce double jeu de miroirs causant du vertige, nous nous intéresserons essentiellement au dernier stade, à savoir à la ruine telle qu’elle apparaît dans les écrits critiques de Diderot. La ruine architecturale et picturale Le fait que la ruine intéresse particulièrement la littérature relève essentiellement de son statut sémantique complexe car ambigu. Tout en dévoilant, voire exhibant la structure dénudée de l’édifice délabré, la ruine invite le regard curieux à pénétrer jusqu’à son intérieur. Dans ce geste d’ostentation, elle met en évidence la présence d’une absence : fasciné par le vide, le sujet regardant ressent une envie de s’absorber dans le néant. La ruine est susceptible d’offrir toute une thématique de prédilection, liée à la puissance vertigineuse du vide ou plutôt du creux : si, d’une part, l’édifice troué donne à voir, de l’autre, il cache aussi. Comme tout objet fragmenté, la ruine exige un travail de complétion qui est en même temps un travail d’interprétation 2 . La ruine suggère alors de nombreux « messages » auxquels le spectateur-déchiffreur de tout temps était sensible : l’idée du passage irrésistible du temps, allant de pair avec le rappel de la mort. Les ruines, rongées par le temps, ne nous laissent pas indifférents : en tant que vestiges du passé, elles portent des traces humaines. Par là même, elles suggèrent au spectateur une pluralité de sentiments : les ruines dans la nature inspirent à leur observateur une nostalgie des civilisations passées et de la mélancolie, cette dernière 2
Philippe Hamon, Expositions. Littérature et architecture au dixneuvième siècle, Paris, José Corti, 1989, p. 60.
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étant liée au sentiment de finitude de sa propre existence. Bien que la ruine subsiste encore dans le présent, elle tend vers sa dernière limite, l’anéantissement final. Considérées encore d’un autre point de vue, les ruines incarnent une esthétique de l’ouverture, une conception de l’œuvre devenue ouverte. À la lumière de cette idée, il n’est pas un hasard que Diderot tient l’esquisse pour une forme particulièrement convenable à la représentation des ruines. En tant que forme ouverte, l’esquisse peut engendrer un nombre infini de toiles virtuelles dans l’imagination du spectateur 3 . De ces nombreux aspects que la ruine est censée suggérer, nous nous pencherons en premier lieu sur son statut d’objet esthétique au siècle des Lumières. Au XVIIIe siècle, la ruine est un lieu de mémoire privilégié qui suscite une réflexion philosophique en rapport avec le passage du temps. La ruine en tant que topos littéraire est inséparable de l’évocation du passé ; elle suggère un sentiment de nostalgie de ce qui a disparu. Elle éveille encore bien d’autres associations liées à la spatialité, telles que le végétal toujours renaissant sur les débris du bâtiment d’autrefois, de même que la figure du voyageur qui, méditant sur le passé, reconnaît les ruines. Brisant l’horizontalité, la ruine s’érige vers le ciel : de cette façon, elle réunit plusieurs plans spatio-temporels différents et donne lieu à des rapprochements inattendus. Cependant, au-delà des associations suscitées par les ruines, nous trouvons nécessaire de recourir aux définitions contemporaines de l’époque de Diderot, pour en dégager certaines constantes liées au statut de la ruine. L’Encyclopédie opère une séparation nette entre la ruine 3
Cf. Diderot à propos d’Hubert Robert : « L’esquisse ne nous attache peut-être si fort que parce qu’étant indéterminée, elle laisse plus de liberté à notre imagination qui y voit tout ce qu’il lui plaît. » Denis Diderot, Salons III. Ruines et paysages. Salons de 1767, éd. E. M. Bukdahl, M. Delon et A. Lorenceau, Paris, Hermann, 1995, p. 359.
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en architecture et la ruine en peinture. Le premier article consacré au sujet, celui du chevalier de Jaucourt, emploie « les ruines » au pluriel et dans un sens général : « ce sont des matériaux confus de bâtimens considérables dépéris par succession de tems 4 ». Le deuxième, anonyme, se rapportant à la ruine (au singulier) en peinture, est selon toute vraisemblance de la plume de Diderot : RUINE se dit en Peinture de la représentation d’édifices presque entièrement ruinés. De belles ruines. On donne le nom de ruine au tableau même qui représente ces ruines. Ruine ne se dit que des palais, des tombeaux somptueux ou des monumens publics. On ne diroit point ruine en parlant d’une maison particulière de paysans ou de bourgeois ; on diroit alors bâtimens ruinés5.
La définition tient au critère de la noblesse des édifices délabrés qui doivent être impérativement liés à l’histoire : ce n’est que par leur caractère de grandeur qu’ils méritent le nom de ruine. La ruine picturale serait donc, selon la définition de l’Encyclopédie, un édifice qui, tout en gardant dans la mémoire des hommes le souvenir de sa noblesse de jadis, a perdu son utilité au cours des siècles, ou plutôt a changé d’usage. Monument du passé, le bâtiment ruiné devient désormais un document précieux, capable de servir aussi au déchiffrement du présent. En effet, le culte des ruines, « grands morts » de l’Histoire, est inséparable des grands thèmes comme la déploration du passé. Si cette vision remonte à l’ère de la Renaissance, ce n’est qu’au XVIIIe siècle que la ruine picturale se dégage du simple rôle d’accessoire dans les tableaux et devient un sujet et, plus tard, un genre pictural autonome6. 4
Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers (1751-1780), Stuttgart-Bad Cannstadt, Friedrich Frommann, 1966-1995, vol. 13, p. 433. 5 Ibidem. 6 Roland Mortier, La poétique des ruines en France. Ses origines, ses variations de la Renaissance à Victor Hugo, Genève, Droz, 1974.
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La ruine littéraire : la critique d’art de Diderot Tout comme l’invention de la critique d’art en tant que genre littéraire autonome, la description de la ruine picturale par le discours sur l’art s’enracine au XVIIIe siècle. Pour la critique d’art de l’époque des Lumières, il s’agit essentiellement du compte rendu non pas de la ruine architecturale mais des tableaux de ruines et, corrélativement, de l’art du peintre ruiniste. Dans le Salon de 1767 de Diderot, il se trouve une séquence cohérente consacrée entièrement à l’art d’Hubert Robert, peintre ruiniste le plus réputé de son temps. Même à une première lecture, il semble évident que cette séquence contient des éléments récurrents, déclenchés par le motif de la ruine. Par la suite, nous analyserons les commentaires de Diderot sur Robert pour examiner si la « poétique des ruines » qui s’en dégage est davantage ou non qu’un pur assemblage – quoique poétisé – de clichés. Pour ce qui est de la formule diderotienne « poétique des ruines », elle apparaît pour la première fois dans la description des Ruines d’un arc de triomphe et autres monuments. Bien que la définition de cette notion en termes clairs et évidents s’avère impossible, nous pouvons tout de même essayer de la contourner à partir des images qui y sont associées : Nous attachons nos regards sur les débris d’un arc de triomphe, d’un portique, d’une pyramide, d’un temple, d’un palais ; et nous revenons sur nous-mêmes ; nous anticipons sur le ravage du temps ; et notre imagination disperse sur la terre les édifices mêmes que nous habitons. À l’instant, la solitude et le silence règnent autour de nous. Nous restons seuls de toute la nation qui n’est plus. Et voilà la première ligne de la poétique des ruines7.
Spectateur des édifices délabrés, Diderot s’absorbe dans la contemplation des débris et s’adonne à des rêveries 7
Diderot, Salon de 1767, op. cit., p. 335.
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étranges. Dans son imagination, il transforme en ruines même les bâtiments présents et familiers. Curieusement, cette vision de Diderot anticipe sur les tableaux plus tardifs d’Hubert Robert qui, après les ravages de la Révolution, mettent souvent en scène des catastrophes. Alors que son Pont-au-Change et son Pont Notre-Dame représentent la démolition réelle des édifices sur ces ponts, le goût du peintre pour la destruction atteint son comble sans doute avec sa toile de 1796, montrant la Grande Galerie du Louvre en ruines8. La cause de la prédilection de Robert pour les bâtiments qui s’effondrent peut résider dans l’effet piquant du phénomène d’écroulement, attaché au sentiment du sublime. Quant aux bâtiments modernes, aux yeux de Diderot, ils n’entrent dans la catégorie de l’intéressant qu’à condition qu’ils s’écroulent ou brûlent : ils ne méritent donc d’être peints que lorsqu’ils sont dans un état exceptionnel. C’est aussi pourquoi Diderot écrit à propos du Port de Rome de Robert qu’« il faut ruiner un palais pour en faire un objet d’intérêt9. » Le trait d’intérêt doit également caractériser les figures qui animent les ruines. Diderot se montre mécontent des personnages nombreux et peu soignés d’Hubert Robert qui résultent de la rapidité du travail du peintre : « Souvenezvous seulement que toutes ces figures, tous ces groupes insignifiants prouvent évidemment que la poétique des ruines est encore à faire10. » À l’égard de la peinture de ruines, Diderot a la même exigence qu’envers les tableaux en général : il voudrait y pénétrer. Cependant, l’entrée dans la toile lui serait la plus facile par l’identification à un personnage solitaire et rêveur du tableau.
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Sur la vision des « ruines anticipées » voir, entre autres, R. Mortier, op. cit., p. 93. 9 Diderot, Salon de 1767, op. cit., p. 348. 10 Ibid., p. 344.
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Dans le compte rendu de la Grande Galerie éclairée du fond, Diderot fournit en fait deux descriptions : l’une sur la peinture de ruines imaginaire, et l’autre sur les ruines réellement peintes par Hubert Robert. Contrairement à la première, subjective et enthousiaste, la deuxième est beaucoup plus objective. Le passage entre les deux modalités s’opère par la référence à la temporalité : « Le temps s’arrête pour celui qui admire11. » La suspension du temps, caractérisant l’état d’admiration, implique la négation du critère du « moment unique », généralement revendiqué en peinture. À propos des toiles de Robert au Salon de 1767, en effet, Diderot remet en question ce critère pour réclamer la succession des moments expressifs isolés, transformée en durée. L’idée du changement perpétuel reflète à merveille cette conception : « Tout s’anéantit, tout périt, tout passe. Il n’y a que le monde qui reste. Il n’y a que le temps qui dure12. » Cette pensée conduit en ligne droite à celle de la vicissitude : « Une autre chose qui ajouterait encore à l’effet des ruines, c’est une forte image de la vicissitude13. » Lieu par excellence du péril, l’image de la ruine éveille de « grandes idées » chez le spectateur qui, après avoir médité sur l’Histoire, interroge son cœur et, dans sa solitude, s’adonne à la mélancolie. À la fin du parcours autour des associations que lui suggère la ruine, Diderot revient à la toile réelle : « S’il me reste quelque chose à dire, sur la poésie des ruines, Robert m’y ramènera14. » On ne peut pas détacher la « poétique des ruines » selon Diderot de son contexte général, l’esthétique du sublime. 11
Ibid., p. 337. Voir Christina Vogel, Diderot : L’esthétique des « Salons », Bern, Peter Lang, 1993, p. 37. 12 Diderot, Salon de 1767, op. cit., p. 338. 13 Ibid., p. 365. 14 Ibid., p. 340.
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S’appuyant sur des sentiments violents, cette esthétique privilégie les aspects terribles de la nature : l’expression du déséquilibre aux dépens de l’harmonie caractérisant le beau classique 15 . Au niveau des sujets picturaux, cette préférence se montre dans le choix de certains motifs chers à Hubert Robert, tels le spectacle d’un naufrage, d’un incendie ou d’autres scènes de catastrophe. La « poétique des ruines » : une écriture de clichés ? Le passage du temps laisse des traces sur l’édifice ruiné et le revêt d’un inventaire « obligatoire » des motifs qui, dans la plupart des cas, ont rapport à la spatialité. Par là, il serait tout à fait possible d’établir des distributions complémentaires liées à cet objet architectural, comme l’extérieur et l’intérieur du bâtiment ouvert ou l’élément inanimé (la pierre) et l’animé (le végétal), qui constituent un certain type déterminé d’accessoires. Ces accessoires, se groupant autour d’un réseau thématique relativement homogène, ont des caractéristiques communes : ils se définissent par contraste avec toute idée de mouvement et de bruit, susceptible de détourner l’attention du spectateur, et comportent des éléments qui l’incitent à la méditation. Matière de l’édifice délabré, la pierre revêt communément deux formes : tantôt elle s’élève vers le ciel, solitairement comme l’obélisque et la statue ou s’ajoutant aux autres formes redressées qui composent ensemble une colonnade, tantôt elle s’approche de la forme de cercle ou de demi-cercle comme le bassin, l’escalier ou la grotte. À la séparation de ces deux types d’occurrence de la pierre, Diderot préfère leur union telle l’image qui réunit la colonnade aux « restes d’une voûte brisée 16 » dans le tableau intitulé Intérieur d’une galerie ruinée. C’est aussi 15 16
Michel Makarius, Ruines, Paris, Flammarion, 2004, p. 81-84. Diderot, Salon de 1767, p. 341.
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à propos de cette toile que le critique énumère les motifs liés à la ruine (le piédestal, la fontaine, le bassin, l’arcade, les fabriques ruinées, les masses de pierre détachées) et ajoute : « et autres accessoires communs à ce genre17. » En effet, ces éléments relèvent tous de la catégorie des accessoires que l’on peut appeler à juste titre « poétiques ». À cet endroit, il est temps de reprendre notre hypothèse initiale : les commentaires diderotiens – s’appuyant sur les accessoires poétiques attachés au motif de la ruine – seraient-ils davantage qu’une accumulation de topoï littéraires, une « rhétorique des ruines » avec des éléments interchangeables ? Avant de ranger hâtivement les comptes rendus de Diderot à propos des ruines de Robert parmi les clichés littéraires, nous devons d’abord définir, au moins de façon approximative, ce que l’on a l’habitude d’entendre par « cliché ». Le terme de cliché renvoie toujours à quelque figure usée : même si originairement, le cliché était un effet de style frappant et faisait partie d’une invention individuelle, il est devenu au fil du temps une figure de style lexicalisée qui s’inscrit dans le discours social 18 . Il semble que les commentaires de Diderot consacrés à Hubert Robert foisonnent en clichés : à première vue, les textes examinés donnent l’impression d’un discours composé de motifs conventionnels. Bien que le cadre de cet article ne rende pas possible une étude exhaustive de ce sujet, des recherches complémentaires pourraient facilement démontrer que de tels éléments se retrouvent également chez d’autres critiques de la même époque19. Or, la critique d’art à propos de la peinture de ruines se construit autour de certains clichés propres au 17
Ibidem. Ruth Amossy et Elisheva Rosen, Les discours du cliché, Paris, CDU-SEDES, 1982, p. 9. 19 Cf. entre autres Les Salons des Mémoires secrets, éd. B. Fort, Paris, ENSB-A, 1999. 18
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paysage préromantique (le rocher, la grotte, la ruine, le tombeau), de même que des idées liées à la sphère du sublime que celui-ci suggère (le sentiment de vicissitude, la mélancolie, l’effroi, l’horreur délicieuse). Cependant, les textes de Diderot à propos de la peinture de ruines sont bien davantage qu’un simple assemblage de ces éléments-clichés. Même si le critique emprunte certaines associations à « l’histoire antérieure » de cet objet architectural, dans le déploiement du champ conceptuel autour de la ruine, il va bien plus loin que ses prédécesseurs. Par ses images expressives, il sait donner à ces idées une vigueur nouvelle : il ranime les ruines de la toile et, avec elles, le passé qu’elles cachent. L’autre mérite de Diderot est d’avoir pressenti, grâce aux toiles de Robert, la richesse sémantique de la ruine en tant que sujet littéraire, résultant de son aptitude à transformer la contemplation de l’espace en une méditation sur le temps. Dans une telle perspective, peu importe que les ruines de Robert ne soient souvent que des caprices, de pures mystifications dont le peintre a lui-même inventé la référence topographique – absente d’ailleurs – par ses tableaux. Il est beaucoup plus essentiel d’insister sur le fait que par ses développements lyriques à propos de la ruine picturale, Diderot dépasse largement le prétexte pictural. C’est ainsi par l’écriture que la ruine – cette figure par excellence de l’absence, de la fragmentation et de la mutilation – peut redevenir présence.
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5. Philosophie du sublime, poétique des ruines : la critique d’art de Diderot La critique d’art de Diderot se situe, en effet, au croisement de plusieurs orientations : elle relève à la fois de la philosophie de l’art et de la création poétique. Aussi la littérature critique parle-t-elle d’une « poétique du rêve », d’une « poétique de la connaissance », voire d’une « poétique pratique » à propos de ses Salons, ou définit Diderot comme un « poète de l’énergie 1 ». Faut-il voir dans ces appellations une simple tournure rhétorique et les attribuer à un phénomène à la mode, ce dont témoigne la prolifération du terme de poétique dans les titres des études portant sur les domaines les plus divers ? Rien ne permet de le penser car ces appellations sont bien justifiées dans le cas de Diderot, dès que l’on tient compte du fait qu’il recourt lui-même à la belle formule « poétique des ruines » au sujet des peintures d’Hubert Robert. Cette formule fait partie du vocabulaire de la critique d’art de Diderot, sans pour autant constituer un concept. En ce qui concerne les notions fondamentales de la réflexion picturale de Diderot – ayant rapport aux passions, à l’énergie ou au sublime –, elles se retrouvent de façon pertinente dans ses ouvrages qui traitent de l’art. Ces textes sont rangés parmi ses écrits tantôt philosophiques, tantôt littéraires ou encore esthétiques, bien que l’activité critique de Diderot – et le genre de la critique d’art en 1
Jacques Chouillet, « La poétique du rêve dans les Salons de Diderot », Stanford French Review, n° 8, 1984, p. 245-256 ; Jacques Proust, « Le Salon de 1767 et les Contes : fragments d’une poétique pratique de Diderot », ibid., p. 257-271 ; Geneviève Cammagre, « Une poétique de la connaissance : Diderot et le rêve », Recherches sur Diderot et sur l’Encyclopédie (désormais : RDE), n° 33, 2002, p. 135147 ; Jacques Chouillet, Diderot poète de l’énergie, Paris, PUF, 1984.
général – se distingue foncièrement de l’esthétique systématique inaugurée par Baumgarten. De fait, les notions utilisées par Diderot en matière artistique sont puisées dans plusieurs types de discours, ce qui contribue au caractère inclassable de ses écrits. La Lettre sur les sourds et muets appartient par exemple, selon les différentes éditions, soit à ses œuvres philosophiques, soit à ses écrits esthétiques 2 . Effectivement, dans le cas de Diderot, toute catégorisation risque d’être mal fondée ou superficielle. Diderot – qui se plaît à s’appeler philosophe, mais qui assume, pendant la rédaction de ses Salons, le rôle de critique d’art – est cependant et avant tout un littéraire, et ses Salons comptent à juste titre parmi les chefs-d’œuvre de la littérature de leur temps. Pour éclairer ces questions bien complexes, cette étude se propose d’analyser une série de commentaires tirés du Salon de 1767 et écrits à propos d’Hubert Robert. C’est à l’exemple de la notion de sublime qu’elle entend répondre à la question de savoir comment, par quelles stratégies Diderot parvient à intégrer cette notion – d’origine rhétorique mais transposée au XVIIIe siècle au domaine de l’esthétique – à la critique d’art.
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Dans le cas de cet écrit, plusieurs classements sont légitimes, comme celui qui fait appartenir la Lettre sur les sourds et muets (1751) aux ouvrages philosophiques de Diderot. C’est le classement adopté par la plupart des éditeurs scientifiques des œuvres de Diderot. Il est toutefois significatif que la Lettre sur les sourds ne figure ni dans les Œuvres philosophiques ni dans les Œuvres esthétiques de Diderot dans l’édition de Paul Vernière. Il n’en reste pas moins que cette lettre, qui soulève des questions artistiques, peut être rangée aussi parmi les écrits esthétiques de Diderot. Laurent Versini a opté pour ce principe de classement. Cf. Denis Diderot, Œuvres, t. IV. Esthétique – Théâtre, éd. L. Versini, Paris, Robert Laffont, 1996, p. 11-51.
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Une pensée picturale sans système, sans concepts ? Au XVIIIe siècle, on ne peut pas encore parler d’une séparation nette entre les différents domaines de connaissance. Du point de vue épistémologique, on assiste alors à une coexistence de plusieurs branches de savoir qui s’interpénètrent et se fécondent. Cela explique que dans la littérature critique, le XVIIIe siècle se voit attribué plusieurs qualifications. Appelé le plus communément « siècle des Lumières » ou « siècle de la philosophie », il est aussi désigné « siècle de la critique3 » ou, selon les propos d’un critique d’art de l’époque, l’abbé Le Blanc, « siècle du goût »4. Les représentants les plus éminents de ce siècle ne sont pas eux non plus spécialistes d’un seul domaine de savoir mais ils en touchent généralement à plusieurs en même temps. À côté de l’aspiration à une vision critique, ce siècle est tout aussi fortement marqué par le principe d’encyclopédisme, ce qui signifie que l’intellectuel, au lieu de s’enfermer dans une seule discipline, essaie d’établir des rapports entre des objets éloignés5. La plus grande aventure encyclopédique de l’époque est toutefois liée au nom de Diderot, dont la pensée s’intègre à merveille à cette tendance : prototype de l’homme de lettres encyclopédiste, il appartient aux figures les plus remarquables et les plus originales de son siècle. Rien de surprenant de voir alors que cet écrivain prolifique remet en cause l’utilité de la simple accumulation du savoir6. 3
Ernst Cassirer, La philosophie des Lumières, Paris, Fayard, 1966, p. 275. 4 « Le siécle passé était le siécle de l’esprit, c’est probablement ainsi qu’il sera appelé dans la Postérité : en ce cas celui-ci pourroit bien s’appeler le siécle du goût. » Jean-Bernard Le Blanc, Observations …, 1753 (coll. Deloynes, t. t. 5, pièce 63), p. 139. 5 Roger Chartier, « L’homme de lettres », in L’homme des Lumières, éd. M. Vovelle, Paris, Seuil, 1996, p. 159. 6 Didier Masseau, L’invention de l’intellectuel dans l’Europe du XVIIIe siècle, Paris, PUF, 1994, p. 41.
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C’est en 1759 qu’il commence à rédiger ses comptes rendus des expositions des Salons destinés à la Correspondance littéraire, revue manuscrite de Friedrich Melchior Grimm. Néanmoins, il avait déjà traité, avant cette époque-là, des sujets artistiques : il a écrit entre autres l’article « Beau » pour l’Encyclopédie, la Lettre sur les sourds et des discours théoriques sur l’art dramatique. Lorsqu’il se lance dans la rédaction de ses Salons, à côté d’une compétence artistique générale commune aux gens cultivés de son temps, il possède déjà une certaine connaissance en matière des beaux-arts7. Les ouvrages de Diderot que nous venons d’évoquer n’ont pourtant pas pour objet le commentaire des productions artistiques mais traitent des questions esthétiques. Parler d’« esthétique » en rapport avec l’activité de critique d’art de Diderot est pourtant beaucoup moins évident qu’il ne le semble de prime abord, car l’emploi de ce terme implique l’assimilation de l’esthétique et de l’artistique. Et tout problème réside dans le manque de distinctions claires et dans la confusion des notions. Originairement, l’esthétique n’a rien à voir avec l’artistique8. Conformément à son sens original et suivant la signification que lui a accordée Alexander Gottlieb Baumgarten, le père fondateur de l’esthétique, nous réserverons le mot « esthétique » aux idées de Diderot où il est question du beau et du sensible. Baumgarten définit la discipline nouvelle de l’esthétique comme la science de la connaissance sensible et la science du beau. En ce sens, 7
Paolo Quintili, « Sur quelques sources de Diderot critique d’art », RDE, n° 33, octobre 2002, p. 97-133 et Florence Boulerie, « Diderot et le vocabulaire technique de l’art : des premiers Salons aux Essais sur la peinture », Diderot Studies, n° 30, 2007, p. 89-111. 8 La tentative de synthèse entre le beau et les arts plastiques est l’originalité du XVIIIe siècle. Voir Baldine Saint Girons, « L’esthétique : problèmes de définition », in L’esthétique naît-elle au e XVIII siècle ?, éd. S. Trottein, Paris, PUF, 2000, p. 84.
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la sensibilité (l’aisthesis) renvoie à un mode spécifique de connaissance, et les objets de l’esthétique sont les phénomènes relatifs au beau. Sa méthode consiste dans l’étude de la manifestation de ces phénomènes dans les productions artistiques d’une manière systématique, abstraite et générale. Les Salons de Diderot appartiennent au domaine de la critique d’art, tout en contenant aussi des éléments qui relèvent du champ de l’esthétique. Quelle différence poser dès lors entre l’esthétique et la critique d’art ? Il ne faut aucunement concevoir leur rapport en des termes d’opposition mais comme une relation de complémentarité. Dans les Salons de Diderot, par exemple, la réflexion théorique se trouve constamment aux confins de l’expérience concrète et subjective. Tout comme l’esthétique, la critique d’art – dont la constitution est liée au nom de La Font de Saint-Yenne – est née au milieu du XVIIIe siècle. Elle est une activité occasionnelle, le compte rendu d’une exposition publique et temporaire des œuvres d’art contemporaines. À la différence de l’esthétique, qui se définit comme une discipline philosophique, la critique d’art est un genre littéraire qui vise à offrir des jugements subjectifs des productions des artistes académiciens. Il n’est pas guidé par des concepts et ne s’occupe pas de la question du beau en général mais s’attache au concret, au hic et nunc des tableaux exposés. Reste à savoir si l’on peut considérer les Salons de Diderot comme des œuvres esthétiques. Bien que les différentes éditions scientifiques des Salons semblent confirmer ce principe de classement, tout dépend là aussi du sens que l’on accorde aux notions. Si le terme « esthétique » est conçu comme l’étude des phénomènes relatifs au sensible et ne comporte pas le critère de la systématicité, la critique d’art de Diderot relève alors bel et bien d’une activité esthétique. Il faut pourtant préciser qu’il s’agit là d’une esthétique implicite ou, selon la 83
formule frappante d’Agnès Minazzoli, d’une « esthétique sans concepts9 ». Cela implique que, tout en refusant la démarche systématique et conceptuelle, Diderot parvient à mener un questionnement esthétique dans ses Salons. Critique d’art, il est en même temps esthète sans le savoir, pourrait-on dire. Il est impossible d’imposer un esprit de système à ses idées complexes qui comportent d’innombrables ramifications vers les domaines aussi différents que la théorie dramatique, la philosophie, voire la politique. Il est également plus prudent d’éviter d’appliquer des formules souvent vides de sens précis – comme l’esthétique du Vrai ou celle du Beau idéal ou encore la quête de l’Unité – à sa pensée bouillonnante, toujours en mouvement, qui voudraient la figer. De telles étiquettes sont, à notre avis, d’autant moins pertinentes dans le cas de Diderot que sa réflexion se trouve perpétuellement soumise aux changements, et les textes qui en résultent montrent une profusion divertissante mais à la fois déconcertante d’idées et de styles. Si dans les premiers Salons, il s’agit encore pour Diderot d’élaborer un mode d’écriture spécifique, il réalise dans ses Salons ultérieurs une véritable écriture polyphonique. C’est surtout dans ses Salons magistraux, ceux de 1765 et 1767 que cette virtuosité stylistique s’épanouit le plus pleinement. Diderot y aborde un thème de portée générale pour l’abandonner rapidement, et passer à l’analyse du tableau servant de point de départ à ses digressions ; il se contredit et se pose des questions auxquelles il ne répond que partiellement, pour voltiger aussitôt à un autre sujet. De fait, ces sujets – qui correspondent grosso modo aux problèmes majeurs de son
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Agnès Minazzoli, « Diderot et Chardin : une esthétique sans concepts ? », in Ibid., p. 53-79.
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temps 10 – constituent les nœuds conceptuels de sa réflexion. Sa démarche critique se condense alors autour de quelques notions-clés qui sont susceptibles de fonder les prémices d’une théorie de l’art ou d’une pensée esthétique, si l’on préfère. D’une esthétique sans concepts certes, mais ce qui ne signifie pas pour autant une esthétique sans cohérence. Les notions fondamentales de cette esthétique sont différemment mises en valeur dans les différents Salons de Diderot. Si les notions de vérité, de magie, de génie ou de goût traversent de part en part tous ses Salons, il en existe aussi d’autres qui sont plus spécifiquement liées à une certaine période de son activité de critique d’art. C’est à partir de 1767 que la notion du sublime apparaît de plus en plus fréquemment dans ses comptes rendus des tableaux, pour devenir une notion déterminante. Le Salon de 1767 contient deux longs passages cohérents, consacrés respectivement aux paysages de Joseph Vernet et aux ruines d’Hubert Robert. Le point de jonction le plus flagrant entre ces deux ensembles textuels consiste, à notre avis, dans la promotion de la notion du sublime. Par la suite, c’est à la lumière de cette notion que nous analyserons la série des commentaires sur Robert afin d’éclairer l’expression « poétique des ruines ». Les « sublimes ruines » « O les belles, les sublimes ruines !11 » – c’est par cette exclamation que Diderot exprime son enthousiasme devant la Grande Galerie éclairée du fond d’Hubert Robert. Il qualifie les ruines de la toile à la fois de belles et 10
Massimo Modica, « Diderot philosophe et critique d’art. Essai sur l’esthétique de Diderot », RDE, n°33, octobre 2002, p. 77. 11 Denis Diderot, Salons III. Ruines et paysages. Salons de 1767, éd. E. M. Bukdahl, M. Delon et A. Lorenceau, Paris, Hermann, 1995, p. 336.
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de sublimes, posant ainsi l’interchangeabilité de ces deux notions. De fait, Diderot n’est pas conséquent là non plus dans l’usage du vocabulaire artistique, bien que vers le milieu du XVIIIe siècle, la théorie de l’art français distingue – à l’instar d’Edmund Burke – les notions du beau et du sublime. Sans vouloir retracer les filiations sinueuses marquant l’histoire du sublime – à commencer par le Peri Hupsous du Pseudo-Longin et sa traduction française donnée par Boileau –, nous nous contentons d’esquisser ici quelques jalons qui facilitent la compréhension de la conception diderotienne de la « poétique des ruines ». Au siècle des Lumières, la réflexion picturale en France connaît des changements de paradigme, et ceci de plusieurs points de vue : entre autres, le beau cède sa place jusqu’alors privilégiée, ne fût-ce que de manière transitoire, au sublime. Le sublime n’appartient pas aux catégories esthétiques traditionnelles mais les transcende et les remet en question. Originairement, le beau et le sublime s’attachent à des sphères différentes : le beau relève de la philosophie (métaphysique) et le sublime fait partie du champ de la rhétorique et de la critique littéraire 12 . Dans la catégorie du sublime se rangent les phénomènes naturels ou artistiques qui sont trop beaux ou, au contraire, trop laids ou effrayants, et à la vue desquels le spectateur détourne son regard, comme s’il avait peur de se méduser. Le sublime se caractérise avant tout par son effet de coup de foudre : ce n’est pas un hasard que dans la peinture occidentale, c’est souvent l’image de la tempête et de la foudre qui est censée illustrer les phénomènes sublimes13. À la lumière de l’éclair accompagnant l’orage 12
Baldine Saint Girons, Le pouvoir esthétique, Paris, Éditions Manucius, 2009, p. 52. 13 Cf. Pseudo-Longin : « Mais quand le sublime vient à éclater où il faut, il renverse tout comme un foudre... » (Pseudo-)Longin, Traité du sublime et du merveilleux dans le discours, trad. Boileau, in Œuvres
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et la tempête, les contours des choses apparaissent pour un instant, et se révèle aussi ce qui est autrement invisible. Cependant, la lueur de l’éclair montre les choses non pas dans leurs dimensions véritables, mais irréellement agrandies ou diminuées. Sous l’effet du sublime, l’homme se sent gagné par un sentiment d’incertitude, il perd ses repères bien connus, vivant la tentation de l’illimité. Le sublime peut signifier tant une ascension aux cieux qu’une descente aux enfers. Il se trouve au-delà de toute mesure ; il s’ajoute au beau en supplément et le sature14. Comme les notions du je-ne-sais-quoi ou de la grâce, le sublime se réfère à ce qui n’est que difficilement verbalisable : à l’échec des notions claires et à la défaillance du logos. La question du sublime ne devient pourtant problème qu’au XVIIIe siècle, avec la Recherche philosophique de Burke (1757). C’est lui qui thématise et laïcise la notion : il la fonde sur des bases sensualistes et la libère des connotations mystiques et religieuses. Sans créer une doctrine esthétique achevée et systématique, Burke procède à une opposition paradigmatique du beau et du sublime à travers l’examen de certains phénomènes esthétiques. En légitimant l’informe, le démesuré et le déréglé – autant de qualités qui sortent de la sphère du beau –, il rompt radicalement avec le cadre conceptuel de la pensée esthétique d’alors. Il n’est pas étonnant de voir que les idées de Burke exercent une forte influence sur Diderot, bien que le critique montre une prédilection pour les manifestations du sublime même avant la traduction française de la Recherche philosophique.
de M. Boileau-Despréaux, t. 3, Genève, Fabri & Barrillot, 1724, p. 3031. Voir Dominique Peyrache-Leborgne, La poétique du sublime de la fin des Lumières au romantisme, Paris, Champion, 1997, p. 20. 14 Louis Marin, « Le sublime dans les années 1670 : un je-ne-saisquoi ? », in Sublime Poussin, Paris, Seuil, 1995, p. 212.
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Lorsque, analysant les tableaux de Vernet, Diderot offre un relevé des indices du sublime, il s’appuie sur la réflexion de Burke dont il s’intéresse avant tout à l’esthétique de la terreur15. Tout comme pour Burke, pour Diderot aussi, le sublime est le plus souvent lié aux passions violentes. À la vue des paysages et marines de Vernet, le critique imagine des scènes tragiques, des catastrophes et des naufrages. Il présente les tableaux de Vernet comme une promenade imaginaire, au cours de laquelle il s’arrête à certains sites pittoresques, admirant le spectacle qui s’offre à ses yeux. Il décrit les réactions que l’image des phénomènes sublimes suscite chez lui, et ressent un « plaisir accompagné de frémissement » à la vue du « spectacle mêlé de plaisir et d’effroi16 ». Comme nous l’avons déjà noté, les commentaires que Diderot consacre aux peintures de ruines de Robert sont les pendants de ceux qu’il a écrits à propos de Vernet. Le Salon de 1767 a une importance cruciale du point de vue de l’attitude du critique à l’égard du sublime : à partir de cette année-là, il préfère de plus en plus le « sublime tranquille » aux dépens du « sublime pathétique ». Ce changement est attribuable aux transformations que subit la représentation picturale du sublime dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. À côté du répertoire du « sublime pathétique » (l’image de l’éclair, de l’orage et du gouffre) surgissent aussi, et dans un nombre croissant, les sujets qui mettent en valeur l’écoulement du temps, le sentiment de la nostalgie d’une grandeur passée et la mélancolie17. La 15
Diderot a bien connu la Recherche philosophique (1757) de Burke, qui paraît en 1765 en français dans la traduction de l’abbé Desfrançois. Voir Gita May, « Diderot and Burke : a Study in Aesthetic Affinity », Publications of the Modern Language Association of America, vol. LXXV, n° 5, December 1960, p. 527-539. 16 Diderot, Salon de 1767, op. cit., p. 182. 17 La ruine éveille encore bien d’autres associations, telles que le végétal renaissant sur les débris du bâtiment d’autrefois, de même que
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ruine, déclencheur par excellence de ce sentiment, apparaît sur bien des peintures de l’époque, pour y devenir – du simple accessoire ou du décor – le sujet principal. La valorisation du motif de la ruine est en effet propre à l’époque des Lumières, marquée par une sensibilité à l’histoire et par l’éveil du relativisme historique. Au XVIIIe siècle se met en place une réflexion philosophique sur les ruines dont Diderot formule la poétique. Ce sont en premier lieu les tableaux d’Hubert Robert, figurant en une quantité impressionnante au Salon de 1767, qui dirigent l’attention de Diderot vers les ruines. Le critique voit l’intérêt majeur des peintures de ruines dans l’effet qu’elles sont censées susciter chez le spectateur. En tant qu’objet mutilé, la ruine préfigure l’avenir de toute création humaine : le sentiment de la fragilité de l’être, ressenti à la vue des ruines, se double pour le critique d’une conscience historique aigüe. Devant la Grande Galerie éclairée du fond de Robert, Diderot médite sur les ravages du temps, sur l’existence éphémère de l’homme, dotant ainsi les ruines du tableau d’un caractère poétique : « Les idées que les ruines réveillent en moi sont grandes. Tout s’anéantit, tout périt, tout passe. Il n’y a que le monde qui reste. Il n’y a que le temps qui dure18. » Les traits caractéristiques de cette poétique se trouvent dispersés à différents endroits des comptes rendus sur Robert19. La formule « poétique des ruines » apparaît pour la première fois dans la description des Ruines d’un arc de triomphe et autres monuments du peintre. S’inspirant d’un tableau concret, Diderot réfléchit sur les peintures de la figure du voyageur méditant sur le passé. Voir Eszter Kovács, « De la méfiance à une critique raisonnée : considérations sur les voyageurs et les voyages chez Diderot », RDE, n° 45, 2010, p. 41-53. 18 Diderot, Salon de 1767, op. cit., p. 338. 19 Pour l’analyse des commentaires de Diderot sur Robert voir Élise Pavy-Guilbert, L’Image et la Langue. Diderot à l’épreuve du langage dans les Salons, Paris, Classiques Garnier, 2014, p. 260-267.
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ruines en général, aptes à éveiller chez le spectateur le sentiment d’une « douce mélancolie ». Le passage qui suit condense les éléments que le critique d’art développera plus tard à propos de la « poétique des ruines » : L’effet de ces compositions, bonnes ou mauvaises, c’est de vous laisser dans une douce mélancolie. […] nous anticipons sur le ravage du temps ; et notre imagination disperse sur la terre les édifices mêmes que nous habitons. À l’instant la solitude et le silence règnent autour de nous. Nous restons seuls de toute la nation qui n’est plus. Et voilà la première ligne de la poétique des ruines20.
La dernière ligne de la citation est programmatique : elle incite à l’élaboration d’une poétique conditionnée par la vue des ruines. Contemplant les débris des bâtiments d’autrefois, l’imagination de Diderot transforme en ruines même les bâtiments contemporains, mais le critique ne les trouve intéressants que s’ils s’écroulent ou brûlent 21 . L’intérêt doit être également un trait inhérent aux figures censées animer les ruines. Diderot désapprouve les personnages peu soignés d’Hubert Robert qu’il attribue à la rapidité du travail du peintre. Son désir de voir sur la toile un passant rêveur et solitaire, auquel il pourrait facilement s’identifier, contredit pourtant la conception artistique de Robert dont les tableaux suggèrent, en effet, la survivance des ruines : tout en s’adonnant à leurs occupations quotidiennes, les personnages de ses compositions vivent parmi les « sublimes ruines ». La parenté des comptes rendus du Salon de 1767 consacrés respectivement à la peinture d’Hubert Robert et de Vernet se manifeste non seulement au niveau des 20
Diderot, Salon de 1767, op. cit., p. 335. La ruine anticipée signifie aussi le « transfert de la perspective archéologique dans le futur ». Voir Sophie Lacroix, Ce que nous disent les ruines. La fonction critique des ruines, Paris, L’Harmattan, 2007, p. 49.
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motifs dominants, ressortissant du champ notionnel du sublime, mais aussi à celui des stratégies narratives à l’aide desquelles Diderot décrit les tableaux. D’une manière similaire aux peintures de paysages, les tableaux de ruines invitent le critique à pénétrer dans l’espace pictural. C’est par la perception sensorielle (visuelle ou auditive) qu’il entre d’habitude dans les compositions. Charmé par la majesté et l’obscurité de la Grande Galerie éclairée du fond, Diderot aurait envie de se promener parmi les ruines de la toile : « Mais il y a trop d’importuns. Je m’arrête. Je regarde. J’admire et je passe22. » Alors que les peintures de Robert, tout en attachant le critique, l’empêchent d’entrer dans la composition, celles de Vernet parviennent presque toujours à l’intégrer dans l’espace du tableau. C’est avec les paysages de Vernet que s’accomplit, dans le Salon de 1767, le plus pleinement la fiction d’une pénétration physique du tableau par Diderot. Si la contemplation des paysages de Vernet le fascine, il en va autrement des peintures de ruines de Robert. L’admiration que celles-ci suscitent ne satisfait point le critique parce qu’il voudrait en être également ému : « Mr Robert – dit-il au peintre –, souvent on reste en admiration à l’entrée de vos ruines ; faites ou qu’on s’en éloigne avec effroi, ou qu’on s’y promène avec plaisir23. » Les deux composantes de l’effet du sublime (l’effroi et le plaisir), qui apparaissent ensemble dans le cas des tableaux de Vernet, sont séparées ici par une conjonction alternative. Tout se passe comme si Diderot revendiquait des peintures de ruines de Robert qu’elles soient sublimes de la même façon que les paysages de Vernet, qu’elles expriment non pas l’esthétique du « sublime tranquille », correspondant à la logique inhérente du genre des ruines, mais celle d’un « sublime pathétique ». Lorsque Diderot insiste sur le fait 22 23
Diderot, Salon de 1767, op. cit., p. 338. Ibid., p. 346.
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que les tableaux de Robert ne réalisent pas pleinement la « poétique des ruines », c’est la particularité de cette poétique qu’il semble oublier. Cela explique aussi pourquoi, dans le compte rendu de la Grande Galerie, Diderot fournit parallèlement deux descriptions : l’une sur les ruines réellement peintes par Hubert Robert, et l’autre sur la peinture de ruines imaginaire conçue sur le même motif. Tandis que la seconde description, écrite sur un ton enthousiaste, relève de l’esthétique du « modèle idéal » (l’une des notions-clé du Salon de 1767), la première est plutôt objective. Contrairement au texte sur le tableau virtuel – qui commence par une interjection (suivie de phrases elliptiques et exclamatives) du spectateur saisi par des sentiments d’admiration et de surprise –, la description de la toile réelle est neutre. À la fin du parcours autour des associations que lui suggère le motif de la ruine, Diderot revient à la toile réelle : « S’il me reste quelque chose à dire, sur la poésie des ruines, Robert m’y ramènera 24 . » L’analyse s’achève par l’éloge du travail du peintre, capable de faire oublier l’art : « On admire, et c’est de l’admiration même que l’on accorde à la nature25. » Tout se passe comme si nature et art fusionnaient dans un même sentiment d’admiration. Pourtant, alors que l’interjection du début du commentaire était une réaction spontanée de l’admiration, cette sensation se transforme à la fin du compte rendu en un savoir réfléchi. Des quelques commentaires du Salon de 1767, il s’ensuit que la « poétique des ruines » diderotienne n’existe, en réalité, que dans et par les toiles que le critique s’imagine à partir des tableaux réels. Quel rôle assigner alors au peintre Hubert Robert dans ce 24 25
Ibid., p. 337. Ibidem.
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processus ? Il nous paraît que celui-ci sert à y assumer la fonction de catalyseur, conduisant à l’élaboration d’une « poétique expérimentale » qu’il inspire à Diderot, mais qu’il ne parvient à réaliser que partiellement par rapport à l’idéal du critique. Par l’invention de la formule de « poétique des ruines » – rendue explicite sur le plan du visuel, entre autres, par l’image d’un arbre tordu que Diderot préfère à celle de la façade symétrique d’un palais 26 –, le critique anticiperait-il sur l’esthétique picturale romantique qui privilégiera le fragmentaire, l’inachevé et le mélancolique ? Il est difficile d’écarter cette idée, surtout à la lumière des tableaux bien plus tardifs du peintre allemand Caspar David Friedrich qui, avec les figures solitaires – tournant généralement le dos au spectateur – et les arbres rompus de ses paysages métaphysiques, paraissent correspondre à l’idéal que Diderot se forme de la peinture de paysage. La critique d’art de Diderot joue un rôle certain dans l’élaboration du concept esthétique – et artistique – de sublime. Dans ses comptes rendus sur Hubert Robert, Diderot parvient à attribuer une fonction critique à la ruine, en l’arrachant à son rôle de simple objet de méditation (de memento mori) et l’élevant au rang du principe actif d’une poétique. Reste à savoir en quel sens il faut entendre le terme de poétique en rapport avec les critiques de Diderot sur la peinture de ruines. Ce terme renvoie, en effet, à la manière de création spécifique du critique qui, dans ses ouvrages appartenant aux domaines de savoir les plus divers, est sensible au caractère imagé du langage. L’expression « poétique des ruines », avec toutes les associations qu’elle évoque, fait partie de ce langage et contribue à ce que, sous la plume de Diderot, la critique d’art ait pu devenir un véritable genre littéraire, ayant un langage et des modalités littéraires. 26
Ibid., p. 348.
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C’est précisément cette qualité littéraire qui a été à l’origine des remarques critiques adressées à Diderot. Celles-ci concernent, d’une part, l’attitude de Diderot envers les tableaux en général : le fait que le critique d’art ne prend pas suffisamment en compte les éléments de la toile qui relèvent de la picturalité. Les reproches portent, d’autre part, sur le manque de principes clairement définis – le manque de concepts – dans sa critique et le fait que Diderot se contente souvent de rapporter ses sentiments et ses impressions momentanées 27 . De fait, ces reproches s’attachent tous à ce que Diderot aborde l’art d’un point de vue littéraire et qu’il revendique des œuvres avant tout des effets poétiques. Les auteurs de ces remarques semblent oublier que les comptes rendus de Diderot reflètent en même temps une attitude critique à l’égard de leur objet (la peinture). Sa critique d’art foncièrement subjective atteste aussi, soit-ce de manière incohérente, ses prises de positions théoriques : elle est l’œuvre d’un écrivaincritique qui est en même temps philosophe. Au siècle des Lumières – où les meilleurs philosophes sont aussi d’éminents littéraires et où les frontières entre les différents domaines de savoir sont perméables – la philosophie, la littérature et la peinture exercent une influence réciproque l’une sur l’autre. C’est ainsi que la « poétique des ruines » de Diderot est sous-tendue par la philosophie du sublime, et que sa critique d’art rejoint sa pensée esthétique. Ces différentes manières de penser se complètent et s’enrichissent mutuellement chez lui pour constituer, en fin de compte, un corpus autonome et unique dans son genre : l’œuvre diderotien.
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Albert Dresdner, La Genèse de la critique d’art (1915), Paris, ENSB-A, 2005, p. 240-243. Voir aussi Lionello Venturi, Histoire de la critique d’art, Paris, Flammarion, 1969, p. 145.
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6. Comment traduire le style de Diderot critique d’art ? « La métamorphose d’une œuvre qui change de langue suggère des idées qui viennent de sa grâce originelle, et ne lui appartiennent plus1. » (Jean Cocteau)
Dans le cadre du projet de la traduction en hongrois des textes philosophiques, politiques et esthétiques de Diderot, avec Zsófia Szűr, nous avons eu l’occasion de traduire quelques extraits du Salon de 1767 : les comptes rendus sur les paysages et marines de Joseph Vernet. Lors de la traduction, nous avons rencontré un certain nombre de difficultés, liées non seulement à l’activité traduisante en général, mais plus spécifiquement à la traduction des textes de Diderot critique d’art. C’est à partir de cette expérience que nous envisagerons de réfléchir sur les particularités de la traduction des Salons. Pour ce faire, nous partirons des exemples puisés dans le Salon de 1767, et tâcherons de formuler ensuite des remarques de portée plus générale qui dépassent le cadre des textes concrets. Une partie de ces remarques se prête en effet à la généralisation, et pourra alors servir d’appui pour la traduction d’autres textes de Diderot. L’une des difficultés de la traduction provient justement de ce fait, à savoir que les Salons de Diderot sont impossibles à classer dans une catégorie de textes bien définissable. Les éditeurs scientifiques des œuvres de Diderot ont l’habitude de les ranger parmi les écrits esthétiques, mais ils relèvent tout aussi bien de la critique d’art, de la philosophie et, surtout, de la littérature. Il s’agit donc d’un type de discours 1
Jean Cocteau, « Des traductions », in Journal d’un inconnu, Paris, Bernard Grasset, 1953, p. 122.
relativement complexe, qui porte en même temps les traits caractéristiques des discours philosophique et littéraire, et dont la traduction s’avère un véritable défi. N’étant ni traductrice professionnelle ni théoricienne de la traduction, nous prétendons passer en revue les difficultés majeures de la traduction en hongrois des commentaires de Diderot sur Vernet. Cependant, avant de nous pencher sur la question de la possibilité de la traduction du style de Diderot, nous trouvons utile de contextualiser la problématique, en faisant allusion à la notion du style telle qu’elle a été conçue au XVIIIe siècle. La notion du style au XVIIIe siècle Parmi les critiques d’art français du XVIIIe siècle, Diderot est souvent considéré comme le premier, bien que l’invention de la critique de Salon ne soit pas liée à son nom, mais à celui de La Font de Saint-Yenne2. Si Diderot n’est pas le tout premier critique, c’est en tout cas lui qui a élevé la critique d’art au niveau d’un genre littéraire3. Le Salon de 1767 – considéré à juste titre comme le Salon majeur de Diderot – contient deux ensembles textuels relativement cohérents : l’un est consacré aux peintures de ruines d’Hubert Robert (jeune peintre de retour de Rome, alors au début de sa carrière) et l’autre aux paysages de Joseph Vernet, ayant déjà une certaine réputation parmi les peintres français de son temps. Quant à cette dernière 2
Sur la critique d’art au XVIIIe siècle voir entre autres : L’invention de la critique d’art, éd. P.-H. Frangne et J.-M. Poinsot, Rennes, PUR, 2002 et La Peinture en procès. L’invention de la critique d’art au siècle des Lumières, éd. R. Démoris et F. Ferran, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2001. 3 Le XVIIIe siècle français a connu une effervescence des écrits critiques. Cf. la Collection des pièces sur les beaux-arts recueillie par Pierre-Jean Mariette, Charles-Nicolas Cochin et M. Deloynes qui rassemble les textes critiques écrits entre 1699 et 1820.
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séquence, la littérature critique a l’habitude de l’appeler, à l’instar de Jacques Chouillet, la « Promenade Vernet4 ». L’analyse des commentaires sur Vernet peut prendre plusieurs voies qui semblent être d’une orientation différente mais qui, en réalité, s’entrecroisent. La plus évidente en serait sans doute l’analyse thématique autour de l’ébauche d’une esthétique du sublime. Diderot esquisse cette esthétique sous l’influence d’Edmund Burke dont il connaît bien la Recherche philosophique. Mais alors que Burke oppose de manière systématique et paradigmatique le beau et le sublime, le critique s’intéresse davantage à verbaliser son expérience à la vue des tableaux concrets. La voie dans laquelle nous nous engagerons s’attache pourtant moins au contenu des descriptions qu’au texte lui-même qui les exprime. En effet, ce texte, qui forme une unité distincte à l’intérieur du Salon de 1767, est singulier au niveau de son style. Mais qu’est-ce qu’on peut entendre par le style d’un texte ? Aujourd’hui, les réflexions sur le style sont considérées comme relevant du domaine de la stylistique. Parler de stylistique dans le cas de Diderot serait pourtant quelque peu anachronique : au XVIIIe siècle, les questions que nous rangeons aujourd’hui parmi celles de la stylistique faisaient partie de la grammaire. C’est dans cet esprit que Du Marsais, auteur de nombreux articles de grammaire de l’Encyclopédie, considère son Traité des Tropes (1730) comme un ouvrage de grammaire5. Pourtant, l’usage moderne du terme de style – celui d’un mode d’expression spécifique et caractéristique pour un auteur – apparaît également au XVIIIe siècle. Selon cet usage, le « style » désigne la manière singulière d’utiliser les divers moyens d’expression de la langue : comme le formule le 4
Jacques Chouillet, « La Promenade Vernet », Recherche sur Diderot et sur l’Encyclopédie, n° 2, avril 1987, p. 123-163. 5 César Chesneau Du Marsais, Traité des Tropes, Paris, Dabo, 1822.
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peintre et auteur dramatique Charles-Antoine Coypel, « en parlant des écrits divers on se sert du mot style qui signifie alors au figuré la manière de composer et d’écrire6 ». La question se pose alors en ces termes : qu’est-ce qui distingue la critique d’art de Diderot de celle de ses contemporains ? Existe-t-il des traits stylistiques – des faits de style qui deviennent dans le texte des effets de style – qui lui appartiennent en propre ? Certes, on peut observer dans le Salon de 1767 de Diderot une pluralité de langages, un mélange de tons et de genres, mais ce serait, en lui-même, un critère insuffisant pour rendre son écriture singulière7. Il ne s’agit pas des marques textuelles, que l’on peut repérer avec plus ou moins de précision, mais bien d’une qualité difficilement verbalisable. Si l’on veut comprendre la particularité du style de Diderot, il convient de comparer ses textes avec ceux d’autres salonniers de son temps. Le contraste entre le commentaire laconique, écrit par l’auteur des Salons des Mémoires secrets de Bachaumont, et le texte de Diderot à propos de la même toile de Vernet est flagrant. Le critique d’art des Mémoires secrets (un amateur non identifié) se contente de commenter en quelques lignes l’ensemble des toiles que Vernet a exposées au Salon de 1767 : C’est toujours le même genre, mais d’une variété qui étonne tous les connaisseurs. Chacune de ses marines est une histoire entière, par le mouvement qui règne dans ses tableaux. Il a tant été loué que je ne pourrais rien ajouter. Je ne ferai mention que de son Clair de lune. On admire avec quel art il a fait jouer cet astre dans l’onde et en a rendu tous les reflets. La vérité est le grand caractère de ce peintre8. 6
Charles-Antoine Coypel, Parallèle de l’éloquence et de la peinture, in Mercure de France, mai 1749, p. 17. 7 Georges Daniel, Le style de Diderot. Légende et structure, GenèveParis, Droz, 1986, p. 33. 8 Cf. Salon de 1767, in Les Salons des Mémoires secrets 1767-1787, éd. B. Fort, Paris, ENSB-A, 1999, Lettre II, p. 40-41.
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Visiblement, le critique anonyme ne fait que répéter les clichés habituels des commentaires à propos de Vernet. Ne voulant pas reprendre les éloges adressés au peintre par ses contemporains, il ne s’attarde pas sur la description de l’image, mais se concentre sur un seul détail : le reflet de la lune dans la mer. En ce qui concerne la toile en question, il est difficile de l’identifier parce que les sujets de prédilection de Vernet montrent souvent des variations sur des motifs similaires, dont le naufrage ou le clair de lune. Comme le précise la note de l’édition critique du Salon de 1767 de Diderot, il s’agit là très probablement d’un tableau de 1766 (aujourd’hui perdu), identique à Nuit sur terre, Nuit à la mer ou Clair de lune9. Le texte du critique des Mémoires secrets ne contient en effet aucun élément spécifique, susceptible de rendre le tableau présent dans l’imagination du spectateur. Il en va autrement du commentaire de Diderot, s’étendant sur une dizaine de pages. Il offre une description précise des éléments de la toile, tout en faisant un usage particulier (et quelque peu fantaisiste) du procédé rhétorique de l’ekphrasis. Le motif de clair de lune a une fonction bien déterminée dans le texte de Diderot où il sert à déclencher la description du Septième tableau de la « Promenade Vernet » : La lune élevée sur l’horizon et à demi cachée dans les nuées épaisses et noires, un ciel tout à fait orageux et obscur, occupe le centre du tableau, et teint de sa lumière pâle et faible et le rideau qui l’offusque et la surface de la mer qu’elle domine.10
C’est à partir de l’image de la lune, et suivant une progression thématique linéaire que se voient décrits les autres détails de la toile, à commencer par les éléments 9
Denis Diderot, Salons III. Ruines et paysages, éd. E. M. Bukdahl, M. Delon et A. Lorenceau, Paris, Hermann, 1995, p. 224. 10 Diderot, Salon de 1767, op. cit., p. 224.
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inanimés (une fabrique, une nacelle, des rochers, une esplanade, une tente). Le motif de la tente sert à introduire des êtres animés dans le texte : des matelots et des figures féminines, chacun associé à un élément précis du tableau (la tente, la marmite, la fontaine), et ensuite un ensemble indifférencié des commerçants et des marins plongés dans leurs occupations quotidiennes. L’allusion au clair de lune réapparaît dans le texte lorsque Diderot réfléchit sur le principal mérite de la composition de Vernet. Des phrases interrogatives et émotionnellement chargées se succèdent : Je ne sais ce que je louerai de préférence dans ce morceau. Est-ce le reflet de la lune sur ces eaux ondulantes ? sont-ce ces nuées sombres et chargées et leur mouvement ? est-ce ce vaisseau qui passe au-devant de l’astre de la nuit et qui le renvoie et l’attache à son immense éloignement ? est-ce la réflexion dans le fluide, de la petite torche que ce marin tient à l’extrémité de sa nacelle ?11
Dans la suite du commentaire, non seulement le motif de la lune disparaît, mais le lecteur a l’impression que le tableau de Vernet ne sert que de prétexte pour le critique. Celui-ci met en mouvement la toile, dramatise la scène, imagine plusieurs tableaux à partir de celui du peintre et recourt au procédé onirique qui rappelle le commentaire du Salon de 1765 à propos du Corésus et Callirhoé de Fragonard. Par la suite, la série des scènes imaginaires est relayée par des réflexions conçues sur un mode lyrique : la digression sur l’état de rêve et de veille anticipe sur Le Rêve de d’Alembert. Par le biais de la métaphore de la toile d’araignée, celle-ci aboutit à l’esthétique du sublime qui apparaît à la fin du passage comme un point d’orgue. Cette énumération rapide n’illustre que très imparfaitement la diversité des stratégies de description du critique. Sans vouloir offrir une analyse stylistique exhaustive du Septième tableau de la « Promenade 11
Ibid., p. 225.
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Vernet », nous nous attacherons par la suite à rechercher les causes de la difficulté de la traduction en hongrois de ce passage 12 . Qu’il nous soit permis d’anticiper à ce propos qu’il s’agira moins des questions de terminologie que d’une tentative de retrouver en quoi consiste la « marque singulière » qui constitue la spécificité de l’ensemble textuel qu’est la « Promenade Vernet ». Réflexions à propos de la traduction du « Septième tableau » de la « Promenade Vernet » Quelles sont les spécificités du « style Diderot » ? Par quelles stratégies de traduction peut-on rendre ce style dans une langue étrangère ? Comment peut-on obtenir que la voix de Diderot sonne authentiquement aussi en hongrois ? En termes généraux, comment peut-on faire passer dans une langue étrangère le style intrinsèque, propre à un auteur, la poésie de son style ? Que faire si, chez un même auteur, on décèle la présence simultanée des différents registres de style ? Rendre cette pluralité des registres requiert, de la part du traducteur, une acrobatie stylistique dont la traduction des figures de style ne constitue qu’un des aspects. Comme le formule à ce propos Du Marsais, « le traducteur trouve souvent que sa langue n’adopte point la figure de la langue originale ; alors il doit avoir recours à quelque autre expression figurée de sa propre langue, qui réponde, s’il est possible, à celle de son auteur13. » Or le « Septième tableau » de la « Promenade Vernet » abonde en figures de style : à part 12
Diderot appelle la dernière « promenade » non pas « site » mais « tableau ». Il ne s’y adresse plus à l’abbé-précepteur, qui était son compagnon lors du parcours des autres sites, mais à un « vous » non précisé. C’est lors de la description du Sixième site qu’il révèle son « secret », à savoir qu’il a présenté les paysages peints de Vernet comme s’ils étaient des paysages réels. (Ibid., p. 224.) 13 Du Marsais, Traité des Tropes, op. cit., p. 28.
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la métaphore, il comporte avant tout des figures d’insistance (la répétition ou la gradation). Le facteur socioculturel s’avère également décisif lors de la traduction du texte : la connaissance du contexte (social, littéraire et artistique) de la création de l’œuvre est nécessaire pour comprendre ses références et ses allusions. À côté de ces facteurs, il nous fallait prendre en compte aussi le fait que les termes techniques utilisés n’ont pas toujours d’équivalents précis dans le hongrois. Outre le fait, bien connu par les traducteurs, que les champs sémantiques des différents termes ne se recoupent jamais entièrement en deux langues, on ne peut pas oublier non plus que le vocabulaire artistique hongrois est moins développé que le vocabulaire français équivalent, qui a hérité de l’italien la plupart de ses termes picturaux. Cela explique que les termes qui semblent évidents dans le langage pictural français – comme « la fabrique » ou « la vigueur du coloris » – incitent à la réflexion en hongrois. Il en va de même pour les mots polysémiques comme « accident » ou ses formes dérivées comme dans l’expression « scènes accidentelles ». En général, le niveau d’abstraction des noms, constituant une partie essentielle de tout discours théorique, a atteint dans la langue hongroise – pour des raisons surtout historiques, dans l’analyse desquelles nous ne voudrions pas nous engager ici – un degré moins abstrait que dans le français, et ce fait rend difficile l’opération traduisante. Cependant, les traductions hongroises déjà existantes des textes philosophiques de Diderot peuvent fournir des repères : celle du Rêve de d’Alembert, donnée par János Csatlós, a pu nous orienter lors de la traduction de la terminologie du passage sur l’état du rêve et l’état de la veille14.
14
Cf. Denis Diderot, D’Alembert álma, trad. J. Csatlós, in Denis Diderot válogatott filozófiai művei, Budapest, Akadémiai, 1989.
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À part les difficultés liées à la traduction des figures de style et de la terminologie, nous en avons rencontré encore d’autres : elles appartiennent au domaine de la stylistique et se situent alors au croisement de la linguistique et la littérature. Parmi les aspects littéraires, nous avons déjà fait allusion au mélange des genres dans les Salons. Le texte de Diderot est marqué par l’usage des genres brefs comme la maxime ou la sentence15. De même, le critique recourt relativement souvent au dialogue (à celui du narrateur avec lui-même, avec Grimm ou avec un personnage du tableau). Lors de la traduction, il nous fallait encore tenir compte de la pluridisciplinarité du texte étant à la fois littéraire et pictural, mais aussi esthétique et philosophique, ce dont résulte un mélange de styles. Aussi le traducteur ne peut-il pas opter pour un seul type de discours, mais il est contraint d’osciller constamment entre les discours philosophique, artistique et poétique. Bien que ces discours requièrent des stratégies de traduction foncièrement différentes, il incombe au traducteur la tâche d’en forger un ensemble textuel homogène et cohérent. Dans le compte rendu de Diderot, le passage entre ces divers types de discours est parfois inattendu car rien ne l’annonce au lecteur. Après la digression sur l’état du rêve et de la veille, la narration (jusque-là à la troisième personne et proche du langage du discours philosophique) change brusquement en une narration à la première personne du singulier et prend un accent subjectif. La stylistique étant une discipline tant littéraire que linguistique, certaines difficultés qui se sont présentées au cours de l’opération traduisante relevaient plus proprement du domaine de la linguistique. Lors de la traduction, les 15
Ces genres, qui remontent à la tradition des moralistes français du e siècle, visent à la condensation de l’idée. Voir Les formes brèves de la prose et le discours discontinu (XVIe- XVIIe siècles), éd. J. Lafond, Paris, Vrin, 1984.
XVII
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aspects liés au texte lui-même apparaissaient comme autant de problèmes concrets à résoudre. Avant de commencer son travail, le traducteur doit prendre en considération les différences typologiques fondamentales qui séparent la langue-source et la languecible. À part les différences morphologiques, il doit tenir compte aussi de celles qui se manifestent au niveau syntaxique et prosodique. De ce point de vue, le début du commentaire du « Septième tableau » de Vernet est révélateur. La description de Diderot contient des phrases essentiellement nominales, mais qui ne peuvent être rendues dans le hongrois autrement que par des constructions verbales. Bien que la nominalisation soit une particularité générale de la langue française, il nous semblait que Diderot avait recouru aux phrases nominales dans un but stylistique bien précis, afin de souligner également par ce moyen comment le texte initialement statique devient de plus en plus dynamique. Nous avons souvent ajouté des verbes dans la traduction, là où le texte de Diderot n’en contenait pas, car le hongrois évite d’habitude les constructions nominales, fréquentes dans les langues indo-européennes. Nous avons ainsi narrativisé – et dramatisé – la description. Par contre, nous avons recouru à l’omission en traduisant les passages où Diderot avait utilisé les moyens servant à souligner le rythme du texte : la construction parallèle et la figure rhétorique de l’anaphore. De même, nous avons opté pour la suppression des polysyndètes, à savoir les répétitions des conjonctions de coordination, qui auraient alourdi le texte hongrois. Les répétitions qui résultent de la progression linéaire posaient également problème. Au lieu de les supprimer et de rendre ainsi le texte hongrois plus fluide, nous avons préféré les maintenir – en n’effectuant que de menus changements dans l’ordre des mots –, pour essayer de
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sauvegarder la monotonie initiale du commentaire du « Septième tableau » de Vernet. Quant aux interrogations poétiques (au sujet du plus grand mérite de la toile), nous avons renoncé à la dramatisation des phrases et n’y avons pas ajouté de verbes parce que nous trouvions que ce procédé aurait détruit le rythme du texte. Il en allait de même pour les signes de ponctuation et l’énumération nominale s’étendant sur une dizaine de lignes qui ne comporte que des substantifs et quelques adjectifs qualificatifs. Nous avons également gardé les répétitions contenant des allusions aux sens de la vue et de l’ouïe, qui servent à introduire les tableaux de naufrage inventés par Diderot, et à rythmer la vision onirique. Ce n’est pourtant pas là, sur le plan des facteurs textuellement saisissables (qui requièrent de la part du traducteur l’usage de certains procédés techniques) que résidait la difficulté majeure de la traduction du « Septième tableau » de la « Promenade Vernet », mais elle avait rapport au style du texte. La poésie du style résulte essentiellement du rythme du discours, où des phrases de longue haleine, quasi-interminables, alternent avec des phrases laconiques. En général, les phrases dans les textes esthétiques (mais aussi philosophiques ou politiques) de Diderot constituent davantage une unité de style qu’une simple unité de syntaxe, et aboutissent ainsi à un discours hautement rythmé16. C’est à la fin de l’étude que nous en arrivons à l’obstacle majeur de la traduction des Salons de Diderot, à savoir au problème du rythme. Une partie des théoriciens de la traduction (mais aussi un certain nombre d’écrivains) 16
Comme le rappelle Laurent Jenny, la phrase « procède d’un arrachement à l’oral et d’une sortie de "l’âge de l’éloquence" ». Laurent Jenny, « La phrase est littéraire », in Style et création littéraire, éd. J. Gardes Tamine, Paris, Honoré Champion, 2011, p. 41.
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y voient même la source de tout « intraduisible ». Lorsque le traducteur tente de recréer dans le discours-cible le rythme du texte, et aussi sa sonorité, son murmure, son bruissement, il effectue alors – pour reprendre les termes de l’écrivain contemporain Jean Echenoz – un « travail sonore ». Ce travail ou, autrement dit, les facteurs acoustiques sont sans doute essentiels pour la traduction, mais ils sont intrinsèquement liés au discours-source, et il est à craindre qu’« il n’en reste rien quand on fait passer le texte dans une autre langue. Ce qui reste, c’est non pas le son, mais le sens, les images, la construction, qui en cours de route avaient fini par paraître secondaires 17 . » Si la sonorité du texte se perd inévitablement lors de la traduction, ce qui en reste, et ce qu’on peut en sauver, c’est le rythme du texte qui consiste en un mouvement constant, en une sorte de flottement ou, avec les termes de Jean Cocteau, en l’« irrégularité d’une pulsation18 ». Aussi nos efforts personnels de traductrice visaient-ils à essayer de recréer dans le texte-cible hongrois non pas les mots (les significations lexicales) ou les termes techniques, mais l’équivalence syntaxique et, surtout, le rythme du texte diderotien. Bien que ce soit un effort dont on peut, dès le début, prévoir l’échec, il faut s’y engager tout de même, ayant à l’esprit l’idée encourageante que ce sont les poèmes qualifiés d’« intraduisibles » par les théoriciens qui ont eu – et qui auront toujours – le plus de traductions.
17
Communication de Jean Echenoz, prononcée lors de la « Table ronde des traducteurs d’Echenoz » (le 13 juin 1998), publié in Translittérature, n° 16, p. 16. URL : http://www.translitterature.fr/media/article_246.pdf [Page consultée le 20.08.2017]. 18 J. Cocteau, « Des traductions », op. cit., p. 128.
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7. Est-il possible de trouver une théorie des genres picturaux dans les Pensées détachées ? « Ça, vous figurez-vous donc avoir forcément affaire à une œuvre fragmentaire parce qu’on vous la présente (et ne peut que vous la présenter) en fragments ?1 » (Friedrich Nietzsche)
La question posée par le titre de cette étude formule une hypothèse et implique immédiatement des réponses qui ne sont pas univoques, mais ambivalentes. Nous réfléchirons à la possibilité d’une théorie des genres, ou plus exactement de leur théorisation, dans les Pensées détachées de Diderot, en dépit de l’écriture discontinue, mais aussi à cause d’elle. Ce dernier ouvrage théorique de Diderot sur les arts, difficile à aborder de manière systématique, tient une place singulière tant dans l’œuvre du philosophe que parmi les écrits sur l’art du XVIIIe siècle. Le sens des adjectifs systématique et théorique n’allant pas pas de soi, précisons ce que nous entendons par théorie. Emprunté au grec où il signifie tantôt « contemplation », cette activité contraire à la pratique, tantôt « délégation solennelle », le mot est défini en français, au XVIIIe siècle, dans l’article « Théorie » de l’Encyclopédie qui en recense plusieurs acceptions, mais donne une définition restrictive de son usage en philosophie : « doctrine qui se borne à la considération de son objet, sans aucune application à la pratique, soit que
1
Friedrich Nietzsche, Humain, trop humain. Un livre pour esprits libres, trad. R. Rovini, Paris, Gallimard, 1968, p. 63.
l’objet en soit susceptible ou non2 ». Bien que, à l’époque, les dictionnaires des beaux-arts de Pernety, de De Marsy ou de Lacombe ne présentent pas d’article « Théorie », ils distinguent le terme de celui de pratique. Ainsi, le Dictionnaire portatif de Pernety précise à l’adresse « Règle » que les règles sont les principes « reconnus vrais et constans, que l’on propose & que l’on doit suivre quand on veut pratiquer les arts », alors que la théorie comprend « [t]outes les règles réunies3 ». Comme la plupart des mots hérités de la tradition gréco-latine, au fil du temps, le terme français « théorie » a perdu sa polysémie pour ne garder que son acception habituellement utilisée de nos jours. Le Vocabulaire d’esthétique définit la théorie comme un « système abstrait et spéculatif qui vise à expliquer un vaste ensemble de faits en les reliant à des principes, à former une synthèse cohérente d’idées et de connaissances4 ». Conçue dans ce sens, une théorie artistique est une construction intellectuelle méthodique qui suppose la constitution d’un champ, l’élaboration des concepts, le critère de la systématicité et le principe de la cohérence5. Selon de tels critères, l’écrit de Diderot n’est pas un ouvrage théorique, et il serait difficile d’y retrouver une quelconque théorie des genres, d’autant plus que Diderot y expérimente simultanément diverses positions théoriques. Pourtant, si 2
Article « Théorie » (Philosophie), in Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers (1751-1780), StuttgartBad Cannstatt, Friedrich Frommann, 1966-1995, vol. 16, p. 253. 3 Antoine-Joseph Pernety, Dictionnaire portatif de peinture, sculpture et gravure…, Paris, chez Bauche, 1757, p. 494. 4 Article « Théorie » par Anne Souriau, in Vocabulaire d’esthétique (2e éd.), éd. É. Souriau, Paris, PUF, 2004, p. 1346. 5 Jacqueline Lichtenstein, « De l’idée de la peinture à l’analyse du tableau. Une mutation essentielle de la théorie de l’art », La naissance de la théorie de l’art en France (1640-1720), Revue d’Esthétique, n° 31/32, 1997, Paris, Jean Michel Place, p. 17-35.
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l’on remonte au sens originel du terme et qu’on désigne par « théorie » l’activité théorique 6 – l’observation des tableaux allant de pair avec un effort de théorisation –, les Pensées détachées sont bel et bien un écrit théorique. Il s’agit d’un texte où, tout en refusant la démarche systématique, Diderot parvient à mener un questionnement constant sur divers sujets esthétiques dont celui des genres picturaux. À ce titre, on peut parler d’une théorisation souvent implicite, en pensant notamment à l’« esthétique sans concepts », selon l’expression d’Agnès Minazzoli7. Une écriture discontinue Comme le remarque Gianluigi Goggi, « pensées détachées » est un titre que Diderot affectionne tout particulièrement8. L’on peut en supposer quelques raisons et se livrer à une interprétation qui découle d’associations personnelles. Dans l’expression « pensées détachées », le participe passé suggère une analogie entre le texte et la musique : les réflexions ne sont pas liées à la manière des notes jouées legato, mais détachées, en un phrasé staccato ou piqué, comme autant d’anacrouses. De ce fait, la liaison entre les pensées est moins établie par la syntaxe que par le rythme du texte, expression de la réflexion en mouvement. En tant que principe structurant, le rythme organise le texte autant que les regroupements thématiques 6
L’expression « activité théorique » est à prendre ici au sens de la « philosophische Tätigkeit » de Wittgenstein. Cf. « La philosophie n’est pas une doctrine, mais une activité. » Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus (§ 4.112), trad. P. Klossowski, Paris, Gallimard, 1961, p. 52. 7 Voir son « Diderot et Chardin : une esthétique sans concepts ? », in L’esthétique naît-elle au XVIIIe siècle ?, éd. S. Trottein, Paris, PUF, 2000, p. 53-79. 8 Gianluigi Goggi, « Introduction » aux Pensées détachées ou Fragments politiques échappés du portefeuille d’un philosophe (1772), éd. G. Goggi, Paris, Hermann, 2011, p. 26-28.
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des fragments lorsqu’il produit une sorte de flottement entre les idées explicitement énoncées et à peine suggérées. Les Pensées détachées sont un texte dont la force provient en grande partie de l’expressivité du style qu’implique l’écriture fragmentaire. Celle-ci est marquée par des ruptures aux multiples fonctions : outre la remise en cause de toute volonté de synthèse, elles mettent en évidence le caractère autoréflexif de l’écriture, car elles permettent à Diderot de dialoguer avec lui-même, de s’interroger sans cesse, parfois même de se contredire. Parmi les formes littéraires très variées que Diderot utilise dans ses Pensées détachées, il convient d’accorder une attention particulière aux formes brèves comme la pensée et la maxime qui se caractérisent par une condensation de l’idée9. Chez Diderot, l’écriture discontinue ne s’assimile pourtant pas nécessairement à la forme brève : la longueur de ses « pensées détachées » est bien variable, allant de la maxime de quelques lignes à l’anecdote développée en plusieurs pages. Ce dynamisme de l’écriture qui résulte de la disjonction induit celui de la lecture. Les ruptures textuelles – la suppression des liaisons entre les idées – attribuent au lecteur un rôle plus actif que ne le font les formes continues. L’écriture discontinue favorise les lectures plurielles, non-linéaires et superposables. À ce titre, l’écriture fragmentaire peut être mise en parallèle avec l’esquisse picturale, très prisée par Diderot 10 . Le texte fragmentaire ressemble à l’esquisse en ce que les deux sont à la fois une unité (un tout) et un élément (une partie 9
Gita May, « Les Pensées détachées sur la peinture de Diderot et la tradition classique de la "maxime" et de la "pensée" », Revue d’histoire littéraire de la France, n° 1, jan.-févr. 1970, p. 45-63. 10 Michèle Duchet définit ce type d’écriture comme la production du texte fragmentaire mais aussi comme le texte lui-même qui résulte de cet acte d’écriture. Voir Michèle Duchet, Diderot et l’Histoire des Deux Indes ou l’écriture fragmentaire, Paris, Nizet, 1978, p. 177.
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d’un tout). Ce type de texte offre une grande liberté à l’imagination non seulement de l’écrivain mais aussi à celle du lecteur qui peut compléter à sa guise le texte. Certes, les emprunts à l’ouvrage de Christian Ludwig von Hagedorn, les Betrachtungen über die Malerei11 ont pu être favorisés par l’écriture discontinue des Pensées détachées, mais cela n’a guère d’incidence sur notre question : cette écriture discontinue est-elle compatible avec une théorie des genres picturaux ? Parmi les nombreuses pistes d’interprétation qu’offrent les Pensées détachées, nous nous concentrerons par la suite sur celle de la théorie des genres. La doctrine de la hiérarchie des genres Tout au long des Pensées détachées, la question des genres préoccupe visiblement Diderot. Mais qu’est-ce qu’une théorie des genres picturaux ? Peut-on la distiller en quelque sorte dans les Pensées détachées ? Sans doute oui, si le mot théorie n’est pas pris dans son sens moderne de construction intellectuelle cohérente et systématisée, mais entendu comme une suite de réflexions qui incite à la formulation d’hypothèses. De plus, il convient de rappeler les fondements de la théorie des genres et de la recontextualiser dans la France du XVIIIe siècle. La constitution de la théorie de l’art en France est inséparable de son cadre institutionnel : l’Académie royale de peinture et de sculpture et ses 11
Diderot s’est approprié maintes idées du théoricien allemand – dont l’écrit, dans la traduction française de Michael Huber, s’intitule Réflexions sur la peinture (1775) –, mais il les a personnalisées, tantôt en les complétant, tantôt en les modifiant. Il est à noter que dans le titre de l’ouvrage de Hagedorn, le mot allemand Betrachtung pourrait être traduit en français non seulement par « réflexion », mais aussi par « considération » ou « contemplation », qui renvoient aux acceptions du terme de « théorie » en grec.
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conférences. C’est au sein de l’institution académique que s’est établi, à partir de 1667, l’usage régulier des conférences, au cours desquelles les artistes examinaient une question particulière de peinture. L’ensemble des lectures, interventions et résolutions énoncées lors des conférences formait un corps de doctrine qui permettait à la peinture d’atteindre au statut d’art libéral, et au discours sur la peinture de s’élever au niveau de la réflexion théorique. Toutefois, la hiérarchie des genres occupe une place singulière dans cette réflexion : elle n’est pas énoncée par les académiciens qui ne s’y réfèrent jamais, mais par André Félibien qui en expose le principe, en 1667, dans sa Préface aux Conférences de l’Académie. Sans entrer dans le détail de l’analyse de ce passage – qui a déterminé la réflexion artistique pendant plus d’un siècle en France –, nous nous contentons de remarquer que Félibien y parle non pas de genres mais des sujets picturaux, plus précisément des peintres qui se spécialisent dans un certain type de sujets. Sa hiérarchie se base, d’une part, sur le mérite supposé des sujets représentés – allant du sujet inanimé au sujet animé et humain – et, de l’autre, sur la difficulté croissante du travail du peintre12. Félibien procède par une série de comparaisons : il part de la catégorie des sujets inanimés qui correspond au genre que nous désignons aujourd’hui par le terme « nature morte ». Le peintre qui ne s’occupe que de la représentation « des choses mortes et sans mouvement » est tenu pour inférieur à « celui qui peint des animaux vivants 13 ». S’appuyant sur le parallèle de la création 12
André Félibien, « Préface aux Conférences », in Les Conférences de l’Académie royale de peinture et de sculpture au XVIIe siècle, éd. A. Mérot Paris, ENSB-A, 1996, p. 50. Voir René Démoris, « Les horizons de la théorie chez Félibien », Nouvelle Revue d’esthétique, 2009/2, n° 4, p. 17-27. 13 Félibien, « Préface aux Conférences », op. cit., p. 50.
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divine et artistique, Félibien trouve l’imitateur de la figure humaine le plus excellent des peintres. Les tableaux à sujet humain sont également hiérarchisés : le portraitiste, qui ne représente qu’une seule figure, se trouve à une place inférieure par rapport à celle du peintre de plusieurs figures. À un échelon plus élevé se situe le peintre d’histoire qui représente le corps humain en action : l’évocation des matières historiques se complète par celle des sujets agréables de la littérature. Mais c’est la composition allégorique qui occupe le sommet de la hiérarchie des genres puisque c’est là que le peintre doit se montrer le plus ingénieux dans ses inventions14. Toutefois, il faut se garder d’attribuer à la pratique de la hiérarchie des genres une valeur absolue et de surestimer son rôle au XVIIe siècle. Dès que l’on replace le texte de Félibien dans son contexte, il devient clair que l’Académie n’a pas repris à son compte le principe de la hiérarchie des genres. Selon l’usage académique, le genre de l’histoire a été considéré comme une catégorie englobante, celle des peintres ayant un talent général. L’Académie différenciait en effet deux catégories : le peintre à « talent universel » était distingué du peintre à « talent particulier ». De plus, la hiérarchie des genres établie par Félibien n’est pas exhaustive : passant directement du portrait à la peinture d’histoire, elle omet des sujets que les peintres traitaient souvent, comme ceux de la scène de genre, et qui remportaient alors un grand succès15. Au XVIIIe siècle, sous l’influence de l’abbé Du Bos, la réflexion sur les genres picturaux connaît des changements 14
Thomas Kirchner, « De la nécessité d’une hiérarchie des genres », La naissance de la théorie de l’art en France (1640-1720), Revue d’Esthétique, n° 31/32, 1997, p. 187-196. 15 Daniel Arasse, « Sept réflexions sur la préhistoire de la peinture de genre », in Majeur ou mineur ? Les hiérarchies en art, éd. G. Roque, Nîmes, J. Chambon, 2000, p. 33-51.
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notables : elle prend de plus en plus en compte la perspective du spectateur. Si le mérite du sujet reste chez Du Bos un facteur décisif, l’abbé met également l’accent sur la force émotive de celui-ci. C’est le critère de l’intensité des passions, que le spectateur est censé ressentir devant le tableau, qui se trouve à la base de sa conception des genres picturaux. Ce critère fonde un système binaire qui s’appuie sur l’opposition entre le seul genre noble, la peinture d’histoire aux sujets touchants, et tous les autres genres tenus pour mineurs. Puisque selon Du Bos, « l’imitation agit toujours plus faiblement que l’objet imité16 », il déconseille aux peintres de choisir des sujets qui ne comportent pas d’émotions. Sont à éviter, outre les sujets inanimés, les paysages qui ne contiennent pas de personnages et les sujets dans la manière de Teniers ou de Wouwermans. Du Bos apprécie pour leur pouvoir émotif les peintures d’histoire aux sujets touchants, surtout religieux, mais il condamne sans appel les compositions allégoriques dont les sujets souvent difficiles à déchiffrer risquent de fatiguer le spectateur. La conception que se fait Diderot des genres picturaux est marquée par ces modifications. Bien que, dans son dernier ouvrage théorique sur les arts, Diderot ne remette pas en cause les fondements du principe hiérarchique, nous montrerons que, par sa préférence accordée à certains peintres cultivant des genres mineurs, il y reconsidère tout de même le rapport des genres. La théorie des genres dans les Pensées détachées Puisque les remarques de Diderot sur les genres picturaux figurent dans l’ouvrage de façon éparpillée, et qu’il serait impossible de les présenter de manière 16
Jean-Baptiste Du Bos, Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture (1719), Paris, ENSB-A, 1993, p. 18.
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systématique, nous analyserons les passages où il est question soit de la valeur intrinsèque des genres, soit des rapports qu’ils entretiennent entre eux. C’est la métaphore de la structure en toile d’araignée qui permettrait le mieux de visualiser notre démarche et de concevoir les liens qui existent entre les idées de Diderot sur les genres picturaux. À certains moments, Diderot parle explicitement des genres, à d’autres, il y fait allusion par le biais de quelques peintres et de quelques tableaux emblématiques, tant il lui est difficile de séparer la théorie de l’art et la pratique de la critique d’art : ses remarques dans les Pensées détachées se nourrissent en général de ses souvenirs de tableaux qu’il a vus. De fait, à l’exception de l’allégorie et de la peinture de genre, Diderot n’y traite pas des genres, mais des peintres qui les cultivent. Il ne fait pas mention de tableaux représentant la nature inanimée, et reste laconique sur bien d’autres genres qui montrent la nature animée. C’est en rapport avec l’« enthousiasme particulier », nécessaire à inspirer une « espèce d’horreur sacrée », qu’il mentionne le paysagiste17. Il ne s’attarde longuement ni sur le peintre de ruines – à l’égard duquel il formule l’exigence de suggérer le sentiment des « vicissitudes de la vie » (PD, p. 397.) –, ni sur le peintre de bataille dont il souligne la capacité d’imagination. (PD, p. 407.) Il est encore plus concis au sujet du portrait, mettant l’accent sur la difficulté du genre, mais l’exemple qu’il cite est Pigalle, donc un sculpteur. (PD, p. 448.) Diderot est réticent à l’égard de l’allégorie – genre qui se trouvait au sommet de la hiérarchie chez Félibien – et il met en garde le peintre contre l’invention de nouveaux personnages allégoriques, susceptibles de rendre la 17
Denis Diderot, Pensées détachées sur la peinture (1776), éd. E. M. Bukdahl, A. Lorenceau et G. May, in Salons IV. Héros et martyrs, Paris, Hermann, 1995, p. 396. Toutes nos citations des Pensées détachées seront tirées de cette édition. (Désormais : PD)
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composition énigmatique18. (PD, p. 391.) Tout comme Du Bos, il déprécie les peintures allégoriques parce qu’il les trouve obscures et froides C’est au chapitre intitulé « Du naïf et de la flatterie » qu’il exprime son refus catégorique de l’allégorie lorsqu’il l’appelle « une espèce de mensonge que son obscurité sauve du mépris ». (PD, p. 441) Que ce soit dans ses Salons ou dans ses Pensées détachées, Diderot garde la même opinion sur l’allégorie mais, dans ce dernier ouvrage, la valeur dépréciative de son jugement augmente parce qu’il est condensé en aphorismes. Certes, à partir du début du XVIIIe siècle, le statut de la peinture allégorique connaît un déclin, en raison de la promotion du sentiment lors de la réception du tableau : l’effort qu’exige le déchiffrement des allégories de la part du spectateur s’oppose à l’immédiateté de sa réaction émotionnelle. La conséquence en est la revalorisation de la peinture d’histoire, qui occupera désormais le sommet de la hiérarchie des genres. Dans les Pensées détachées, Diderot ne parle qu’allusivement de la peinture d’histoire. De plus, ce genre n’est pas une catégorie homogène à ses yeux : bien qu’il n’opère pas de distinction systématique entre les différents types de tableaux historiques, les exemples qu’il évoque permettent de supposer une opposition implicite entre les compositions des écoles du Nord et des écoles italiennes19 . L’attitude de Diderot à l’égard de ces deux
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Michel Delon, « La mutation de l’allégorie au XVIIIe siècle. L’exemple de Diderot », Revue d’histoire littéraire de la France, vol. 112, 2012/2, p. 355-366. 19 Dans les Pensées détachées, la conception picturale de Diderot est plus nuancée par rapport à celle des Essais sur la peinture. La cause en est que, dans l’intervalle de dix ans séparant la rédaction de ses deux ouvrages théoriques, Diderot a fait des voyages en Hollande et à travers la Prusse, où il a vu les tableaux des maîtres des écoles du Nord. Voir Daniel Droixhe, « C’est à Dusseldorp ou à Dresde que j’ai
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écoles montre une oscillation entre l’admiration spontanée – l’éloge de la « magie de l’art » des peintres hollandais et flamands – et l’estime pour les maîtres de la « grande manière » italienne. Alors que sa sensibilité le conduit à s’enthousiasmer pour les compositions de Rubens et de Rembrandt, son érudition l’incite à reconnaître les mérites de Raphaël et de Poussin. Il s’agit là d’une opposition qui jalonne les Pensées détachées : ces deux sortes de sympathie, guère conciliables, engendrent une tension que ne fait que souligner l’écriture discontinue. La peinture d’histoire apparaît dans les Pensées détachées à travers les allusions ou références aux peintres emblématiques de ces deux écoles. La valeur de Raphaël est discutée dans le dialogue que Diderot rapporte avoir eu avec une « femme de peuple » devant la Vierge au voile. Tandis que le critique qualifie le tableau de « sublime », son interlocutrice prétend que la composition en « est fort mal » et que Raphaël « n’est qu’un âne ». (PD, p. 398.) La forme dialogique permet à Diderot de montrer un même tableau sous plusieurs aspects et de confronter ses idées entre elles. Un peu plus loin, l’adjectif « sublime » est rattaché au nom de Poussin dont Diderot évoque le Testament d’Eudamidas. Il offre la description de l’image en une seule phrase, sans aucun détail narratif, et dans un style beaucoup plus lapidaire que celui de ses Salons. La référence à Poussin accompagne la mention des peintures hollandaises et flamandes : « Otez aux tableaux flamands et hollandais la magie de l’art, et ce seront des croûtes abominables. Le Poussin aura perdu toute son harmonie, et le Testament d’Eudamidas restera une chose sublime. » (PD, p. 414.) Diderot suppose que l’unique valeur des tableaux des écoles du Nord résiderait dans leur « magie », alors que, même en faisant abstraction de son exécution, la vu… Le souvenir de la Galerie électorale chez Diderot », Recherches sur Diderot et sur l’Encyclopédie, n° 49, 2014, p. 59-70.
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composition de Poussin resterait « sublime » : elle le serait donc par le seul choix du sujet. Comme il ne précise, à propos des tableaux hollandais et flamands, ni les peintres ni les genres qu’il a en tête, Diderot nous laisse interpréter ses propos selon deux hypothèses : d’une part en identifiant les peintures du Nord à celles de Rembrandt, d’autre part en les comprenant comme des scènes de genre à la manière de Teniers. Dans le chapitre sur le coloris, les lumières et le clairobscur, le nom de Rembrandt surgit dans une comparaison littéraire avec Tacite20. Suivent la référence aux peintres coloristes de l’école vénitienne, Tintoret et Titien, et puis celle à L’Enlèvement de Ganymède de Rembrandt : J’ai vu ce Ganimede de Rimbrandt [sic !] : il est ignoble, la crainte a relâché le sphincter de sa vessie, il est polisson ; l’aigle qui l’enlève par sa jaquette met son derrière à nu ; mais ce petit tableau éteint tout ce qui l’environne. Avec quelle vigueur de pinceau et quelle furie de caractère cet aigle est peint ! (PD, p. 420.)
Une fois de plus, le style coupé ainsi que la modalité exclamative de la seconde phrase soulignent la contradiction sous-jacente du jugement. Le tableau de Rembrandt est un chef-d’œuvre malgré le traitement « ignoble » du sujet mythologique, et grâce à son expressivité exceptionnelle, due entre autres aux effets de lumière dramatiques. Selon le principe sur lequel repose la hiérarchie des genres, l’art de Rembrandt serait pourtant un cas bien spécial : une peinture d’histoire (un sujet « noble ») traitée d’une manière « basse », mais exécutée tout de même de façon admirable. À ses propos sur Rembrandt font écho ceux qu’il émet au sujet de Rubens, bien que dans ce cas, ce soit la 20
Celle-ci est basée sur leur manière de composer fort contrastée : « Tacite est le Rimbrandt [sic !] de la littérature : des ombres fortes et des clairs éblouissants. » (PD, p. 420.)
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vulgarité des figures du peintre flamand qu’il blâme. Il dit ne pas comprendre le choix des caractères par le peintre et se pose la question suivante : « Comment un si grand maître s’en tint-il toujours aux formes grossières de son pays ? » (PD, p. 430.) Or, une pareille tension caractérise en général les jugements du critique sur les maîtres du Nord qui se sont illustrés dans la peinture de genre. En dépit de leur caractère « bas », Diderot loue sans réserve certaines scènes de genre, comme Le Charlatan de Gérard Dou qu’il avait vu à Düsseldorf : J’ai vu à Dusseldorp [sic !] le Saltimbanque de Gerard Dow. C’est un tableau qu’il faut voir et dont il est impossible de parler. Ce n’est point une imitation, c’est la chose, mais avec une vérité dont on n’a pas d’idée, avec un goût infini. Il y a dans ses figures des traits si fins qu’on les chercherait inutilement dans un genre plus élevé. (PD, p. 440.)
Sans déprécier ouvertement le sujet « mineur » choisi par le peintre, lorsque Diderot fait l’éloge du goût et de la vérité de l’exécution du tableau qui seraient dignes même d’« un genre plus élevé », il laisse entendre que le type de peinture – la peinture de genre – pratiqué par Dou se situe à un degré plus bas. Parmi les noms des maîtres des « petits genres », c’est celui de David Teniers qui revient le plus souvent dans les Pensées détachées. Il y figure comme un terme générique, servant à désigner les scènes de genre des écoles du Nord. C’est en ce sens que Diderot écrit : « Ce qui sauve du dédain les Teniers et presque toutes les compositions des écoles hollandaises et flamandes, outre la magie de l’art, c’est que les figures ignobles en sont bien naïvement ignobles. » (PD, p. 440.) Si la naïveté est, aux yeux de Diderot, une qualité positive – allant de pair avec la simplicité et la vérité –, les termes péjoratifs « ignoble » et « dédain » diminuent pourtant sa valeur.
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Dans les Pensées détachées, Diderot part souvent d’une composition concrète et ne formule pas de remarques à partir des principes abstraits, à une exception près : son opinion sur Watteau, peintre qu’il oppose à Teniers 21 . Dans la citation qui figure tout au début du texte, il établit une opposition paradigmatique entre les deux peintres, entre leurs manières et, implicitement, entre leurs genres, bien qu’il ne mentionne pas les « fêtes galantes » : Il ne suffit pas d’avoir du talent, il faut y joindre le goût. Je reconnais le talent dans presque tous les tableaux flamands, pour le goût, je l’y cherche inutilement. Le talent imite la nature, le goût en inspire le choix ; cependant j’aime mieux la rusticité que la mignardise, et je donnerai dix Watteau pour un Teniers. (PD, p. 381.)
Après l’exposition de la maxime sur le talent et le goût, Diderot en vient à l’illustration. Il rattache la notion de talent aux tableaux flamands qui s’en tiennent à l’imitation de la nature, mais qui, à son avis, manquent de goût, et le goût aux tableaux de Watteau. L’adverbe « cependant » introduit une rupture dans la phrase, et suggère que malgré leur goût, les tableaux de Watteau valent bien moins que ceux de Teniers. Comme la notion de naïveté, celle de rusticité est positivement connotée aux yeux de Diderot car elle contribue au « naturel » de la composition. Lors de l’opposition des deux peintres, Diderot semble cependant oublier que, tout comme Teniers, Watteau était souvent rangé parmi les peintres flamands par ses biographes contemporains (tels Antoine de La Roque) et que ses premiers tableaux témoignent d’une influence incontestable du goût flamand. Il n’en reste pas moins que Diderot rêve d’un autre type d’art, plus vigoureux que celui de Watteau. Se pose alors 21
Si Diderot a repris la comparaison de Watteau et de Teniers à Hagedorn, à son habitude, il l’a resserrée en une formule aphoristique.
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la question : la peinture idéale à ses yeux est-elle tributaire d’un genre ? À cette question non plus, les Pensées détachées ne fournissent pas de réponse univoque. L’anecdote suivante montre que Diderot admet le principe de la diversité des genres : « Chaque peintre a son genre. Un amateur demandait un lion à un peintre de fleurs. Volontiers, lui dit l’artiste ; mais comptez sur un lion qui ressemblera à une rose comme deux gouttes d’eau. » (PD, p. 447.) Cette pensée a beau impliquer la valeur égale des genres, nous avons vu que Diderot en privilégiait certains, au détriment d’autres. Pour résumer, dans les Pensées détachées, sa conception des genres en peinture présente quelques traits majeurs dont le premier est la perte de la primauté de l’allégorie. Parallèlement, la peinture d’histoire sera le genre le plus valorisé, bien que Diderot ne juge pas de la même façon les différents tableaux historiques. Implicitement, la tension entre l’idée (le sujet) et le faire (l’exécution) fonde le clivage qui oppose les tableaux des écoles italiennes aux œuvres des écoles du Nord. Il en résulte que deux échelles de valeur existent dans la réflexion picturale de Diderot, qui ne coïncident que bien rarement. De cette manière, à côté de la hiérarchie des genres – fondée sur le critère du mérite intrinsèque que l’on accorde au sujet – apparaît aussi une autre échelle, la hiérarchie des « talents », reposant sur les qualités de l’exécution, indépendamment du sujet de la toile. À la question des genres, Diderot propose, nous semble-t-il, cette solution, qui revalorise la peinture de genre22. Une théorie des genres et l’écriture fragmentaire, ces deux facettes de notre problématique initiale, sont donc, in fine, connexes dans les Pensées détachées : une théorie 22
Élisabeth Lavezzi, La scène de genre dans les Salons de Diderot, Paris, Hermann, 2009.
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des genres y est sans doute lisible, à condition que par « théorie », on n’entende pas l’acception contemporaine du terme avec toutes ses implications philosophiques, mais bien celle qui, conformément à son étymologie, renvoie à une théorisation. De ce point de vue, les Pensées détachées sont un texte expérimental, un texte « en procès », qui tente une expérience singulière. La réflexion sur les genres picturaux qui y est exposée est conditionnée par une forme littéraire jusque-là inhabituelle dans le discours esthétique (mais qui caractérisera l’écriture des premiers romantiques allemands, comme par exemple les fragments littéraires publiés dans l’Athenaeum des frères Schlegel). Même si Diderot, dans les Pensées détachées, reprend et développe les idées qu’il avait déjà exprimées dans ses ouvrages antérieurs sur les arts, l’écriture discontinue lui permet de formuler ses opinions de façon plus tranchante. Cette manière de théoriser s’inscrit dans la tendance générale du XVIIIe siècle où s’établit une nouvelle relation, plus intime, entre la théorie artistique et la pratique de la critique d’art.
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II. WATTEAU
1. Watteau, artiste mélancolique et étranger à son temps ? « Oui, au fond de cet œuvre de Watteau, je ne sais quelle lente et vague harmonie murmure derrière les paroles rieuses ; je ne sais quelle tristesse musicale et doucement contagieuse est répandue dans ces fêtes galantes1. » C’est par ces termes que les frères Goncourt commentent, en 1856, l’œuvre de Jean-Antoine Watteau, à peu près un siècle après la mort du peintre. Les mots-clés de cette citation mettent l’accent sur l’opposition entre la gaieté des « paroles rieuses » et la « tristesse musicale » qui émane des toiles de Watteau. En réalité, cette contradiction se retrouve déjà dans les témoignages plus anciens : dans leurs différentes vies de Watteau, les biographes de l’artiste y renvoient régulièrement. Watteau a en effet tout ce qui le prédestinait à la considération d’un artiste mélancolique et saturnien. Selon Christian Michel, les principales composantes du mythe entourant le peintre, mort en 1721 à l’âge de 37 ans, sont son art inimitable, sa mélancolie profonde ainsi que son isolement tenus, à partir du XIXe siècle (surtout par les écrivains et critiques romantiques), pour les attributs du génie2. Il est intéressant de noter à ce propos que dans le Dictionnaire des arts de peinture, sculpture et gravure (1792) de Watelet et de Lévesque, le nom de Watteau sert à illustrer l’article « Romantique ». À en croire le dictionnaire, le peintre le plus représentatif de cette tendance est Watteau, dont les tableaux montrent 1
Edmond et Jules de Goncourt, Arts et artistes, éd. J.-P. Bouillon, Paris, Hermann, 1997, p. 75. 2 Christian Michel, Le « Célèbre Watteau », Genève, Droz, 2008, p. 13.
« d’agréables bizarreries dans les ajustements, des parures fantasques, d’ingénieuses singularités dans le site, dans la disposition de la scène », en un mot, des « fantaisies3 ». Si ces termes contiennent une légère nuance critique, l’image qui s’y dessine de l’art du peintre est, globalement, positive selon le dictionnaire. Il n’en avait cependant pas été toujours ainsi : à l’art de Watteau et, en général, à l’art de la première moitié du e XVIII siècle, que l’on connaît sous le nom de rococo, s’attachent souvent, dans la seconde moitié du siècle, des connotations négatives. Aux yeux de Diderot et d’autres critiques, Watteau représente le monde désuet des fêtes galantes4. Alors qu’en 1725, dans son article écrit pour le Grand dictionnaire historique de Moreri, l’abbé Leclerc affirme que le peintre « se fortifia extrêmement dans la belle manière dont on peut dire qu’il est l’inventeur5 », le comte de Caylus trouve en 1748 que « Watteau était infiniment maniéré. Quoique doué de certaines graces, et séduisant dans ses sujets favoris, ses mains, ses têtes, son paysage même, tout s’y ressent de ce défaut6. » Voilà la « belle manière » devenue affectation : ces citations attestent le changement de considération de Watteau, survenu dans l’intervalle d’une vingtaine d’années. En dépit de ces différences portant sur le mérite 3
Claude-Henri Watelet et Pierre-Charles Lévesque, Dictionnaire des arts de peinture, sculpture et gravure (1792), Genève, Minkoff, 1972, t. 5, p. 359. 4 Sur le contexte littéraire en rapport avec Watteau voir, entre autres, Robert Tomlinson, La Fête galante : Watteau et Marivaux, Genève, Droz, 1981 et Andrea Tureková, « Les transformations du "dilemme" clévien dans le roman français du premier XVIIIe siècle », in Études sur le XVIIIe siècle, Editura Universităţii din Bucureşti, 2010, p. 143-164. 5 Laurent-Josse Leclerc, « Note pour le Grand dictionnaire historique de Moreri » (1725), in Vies anciennes de Watteau, éd. P. Rosenberg, Paris, Hermann, 1984, p. 9. 6 Anne-Claude-Philippe Caylus, « La vie d’Antoine Watteau » (1748), in Vies anciennes, op. cit., p. 73.
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de son art, il y a pourtant quelques éléments constants que l’on retrouve dans la plupart des textes consacrés au peintre. Parmi ces facteurs, nous nous attacherons, par la suite, à la mélancolie si souvent accolée au nom du peintre, et tâcherons de démontrer qu’il s’agit là en effet d’un cliché qui ne cesse d’influencer, même de nous jours, l’image du peintre. C’est par le biais de la notion de mélancolie – allant de pair avec celle de nostalgie – que nous illustrerons, à partir de l’exemple de Watteau, la question de l’étrangeté dans le discours sur l’art du XVIIIe siècle. Ce discours se situe dans le champ pictural mais il n’est pas conçu sur le mode pictural. Tenu par les amateurs du peintre, d’où parfois le manque de distance critique, il s’inscrit dans la tradition littéraire des biographies des artistes. Avant de nous pencher sur la peinture de Watteau, pour essayer de répondre à la question de savoir s’il était ou non un peintre mélancolique et étranger à son temps, nous trouvons important de traiter, en général, de la notion de mélancolie comme catégorie esthétique. La mélancolie en tant que concept esthétique La question qui se pose tout d’abord est de savoir pourquoi Watteau a été pendant longtemps – et pourquoi il est, parfois, de nos jours aussi – considéré comme un artiste mélancolique. Parmi ses œuvres, c’est peut-être son Pierrot (connu anciennement sous le nom de Gilles) qui, pour la plupart des spectateurs, paraît le plus visiblement personnifier le sentiment de mélancolie. Même au premier coup d’œil, le regard du personnage attache le spectateur : il a quelque chose d’inquiétant, voire troublant. La figure monumentale du clown solitaire au premier plan de la toile semble ne pas prêter attention aux visages à l’arrière-plan qui le guettent d’un regard sinistre. Il leur tourne le dos, et bien qu’apparemment, ses yeux sont dirigés vers le 127
spectateur, il regarde plutôt vers ailleurs. Derrière lui, le feuillage des arbres s’élève vers l’infini du ciel. Son visage impassible ne reflète aucun sentiment, son vêtement blanc – qui évoque les décors de théâtre – inspire au spectateur une impression mêlée de dépaysement et de nostalgie7. Cette figure solitaire personnifierait-t-elle le sentiment de mélancolie, auquel toute époque s’est tant intéressée ? En tant que concept esthétique, la mélancolie fait partie des notions qui ne se caractérisent pas par des définitions claires et univoques mais plutôt par des approximations. Cette notion transdisciplinaire appartient à la fois aux domaines de la philosophie, de la théologie, de la médecine (la psychiatrie clinique) et de l’histoire de l’art (l’iconographie). Les recherches dans ces domaines ont donné lieu à des histoires thématiques de la mélancolie, qui ne nous éclairent pourtant guère sur l’essence de la mélancolie. Voire, elles nous embarrassent : en les lisant, on a l’impression que plus on s’occupe de la mélancolie, plus on s’en éloigne. Ce n’est pas un hasard car cette notion complexe se compose des qualités opposées. La mélancolie est, en effet, une oscillation entre la présence et l’absence, quelque chose qui, apparemment, est bien là mais qui disparaît aussitôt que l’on aura perçu sa présence. Ce sentiment nous enlève de notre état de calme, mais autrement que le sublime qui se caractérise par ses effets de transporter le spectateur avec violence. En revanche, la mélancolie nous prend d’une façon imperceptible et, telle une bulle de savon, éclate lorsqu’on veut la saisir. Le plus souvent, elle va de pair avec un désir sans objet précis, l’aspiration vers quelque chose d’inconnu mais à la fois bien connu, la nostalgie d’une certaine transcendance.
7
Au sujet de Pierrot voir Eva Voldřichová Beránková, « Face blanche, bouche muette, corps tourmenté : "Pierrot l’invisible" dans les représentations décadentes », Ostium, n° 11, 2015/2, p. 190-200.
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Quant à l’histoire de la mélancolie, une brève contextualisation de la notion nous paraît utile car au cours des siècles, elle a subi le changement de son acception8. D’une part, ce terme désigne, depuis l’Antiquité grecque, ce qui diffère de la normalité : selon les médecins anciens, la mélancolie est en premier lieu un phénomène physiologique qui a été expliqué par la « théorie des humeurs ». L’élaboration de cette théorie est liée au nom d’Hippocrate. D’après lui, le tempérament de la personne dépend de l’équilibre des humeurs, correspondant aux quatre éléments qui constituent le corps humain (le sang, le flegme, la bile jaune, la bile noire). Le tempérament mélancolique, causé par l’excès de bile noire, favorise le pessimisme : parmi les saisons, c’est l’automne qui est associé au caractère mélancolique et, parmi les âges de la vie, la vieillesse. Mais d’un autre côté, la mélancolie est considérée comme un signe de l’intelligence pénétrante, caractérisant les hommes exceptionnels. Dans ce sens, elle est dotée d’aspects positifs car elle est liée à la méditation. Les anciens astrologues expliquent l’ambivalence du caractère mélancolique par l’influence de la septième planète, Saturne (la plus éloignée du Soleil), et lui attribuent par conséquent des qualités extrêmes. Ils l’associent d’habitude à Cronos, au temps qui dévore ses enfants. Dans l’introduction à son Iconologie, le premier exemple auquel recourt Cesare Ripa est l’image de Saturne 9 et, dans sa toile Saturne dévorant un de ses enfants (1819-1823), Francisco Goya montre d’une façon très expressive le Temps qui va, finalement, tout anéantir.
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Le mot « mélancolie » vient du grec et signifie bile noire, « melaina cholê », d’où l’adjectif français « atrabilaire ». 9 Cesare Ripa, Iconologie où les principales choses qui peuvent tomber dans la pensée touchant les vices sont représentées (1593), trad. J. Baudoin, Paris, 1643, Préface non paginée.
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Représentations de la mélancolie Ce n’est pas un hasard si la mise en image de la mélancolie a intéressé les peintres de toutes les époques. Mais comment les artistes ont-ils pu représenter le sentiment de mélancolie ? Comme le critique littéraire hongrois László Földényi F. le constate, jusqu’à la fin de la Renaissance, les images de la mélancolie ne sont pas pour autant des images mélancoliques. Il classe, entre autres, la gravure d’Albrecht Dürer (1514) parmi les images qui montrent tous les attributs iconographiques de la mélancolie, autrement dit, sur lesquelles la mélancolie apparaît en tant que sujet, mais dont le mode de représentation n’est pas mélancolique10. D’après cette gravure, il est en effet possible de recenser les attributs traditionnels de la représentation de la mélancolie : tout d’abord, la figure de la jeune femme allégorique absorbée dans ses pensées (la position de sa tête, qui repose sur la main gauche, symbolise l’acédie médiévale). Avec la figure de cette femme contraste celle de l’ange qui renvoie à la vie active, opposée à la vie contemplative. Le lévrier aux pieds de la femme, la chauve-souris (qui se réfère à la veille nocturne), ainsi que les instruments géométriques (le carré magique au mur, le compas et le polyèdre) sont autant de symboles de la mélancolie. Il serait encore possible d’y ajouter d’autres objets mis en scène dans l’image dont on peut déchiffrer le sens à l’aide de la méthode iconologique : ils renvoient généralement à la tradition astrologique et à la théorie des humeurs11. Pourtant, Dürer ne fait pas que reprendre ces 10
László Földényi F., « Párizs, melankólia » [Paris, mélancolie], in Az ész álma. 33 esszé [Le sommeil de la raison. 33 essais], Bratislava, Kalligram, 2008, p. 212-218. 11 Dans leur ouvrage, R. Klibansky, E. Panofsky et F. Saxl évoquent deux séries iconographiques dont la gravure de Dürer offre une synthèse : la tradition physiologique relative à la théorie des humeurs
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motifs et symboles habituels, mais il les dote d’une nouvelle signification : chez lui, la femme allégorique n’est pas tout à fait oisive car son poing fermé et son regard témoignent d’une concentration intense. Cette gravure de Dürer a donné lieu à de nombreuses interprétations qui prétendaient en deviner le « sens caché » : les romantiques y ont vu le déchirement propre à l’homme faustien, mais l’image peut aussi se lire comme la manifestation du désespoir de l’artiste à exprimer la beauté absolue. D’autres commentaires encore mettent l’accent sur la vanité des objets dans la toile qui renvoient à la vanité de tous les efforts terrestres. Dans la perspective de la notion de mélancolie, il est pourtant plus important de souligner que la gravure de Dürer suggère une sorte de mal de vivre : il se visualise dans le contraste entre l’ange qui écrit inlassablement et sans réfléchir, et la femme qui réfléchit sans agir. Le mélancolique est souvent incapable d’accomplir une action pratique, il forge des projets irréalisables : il est gêné par la reconnaissance des limites de la pensée rationnelle. C’est ce désespoir qu’exprime le regard de la femme allégorique de Dürer, c’est là que se cache la force de sa gravure. Il est significatif que jusqu’à l’apparition du topos de la « douce mélancolie » à époque des Lumières, la pensée philosophique occidentale a souligné avant tout l’aspect négatif de la notion de mélancolie. C’est dans cet esprit que l’article de l’Encyclopédie de Diderot et de d’Alembert décrit la mélancolie qu’il prend pour « le sentiment habituel de notre imperfection »12. Mais l’auteur et la tradition allégorique des arts mécaniques et des arts libéraux. Voir Raymond Klibansky, Erwin Panofsky et Fritz Saxl, Saturne et la Mélancolie, Paris, Gallimard, 1989, p. 447-583. 12 [Diderot], article « Mélancolie », in Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, (1751-1780), StuttgartBad Cannstatt, Friedrich Frommann, 1966-1995, vol. 10, p. 307. L’Encyclopédie contient trois articles consacrés à la notion de
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de l’article (probablement Diderot) ajoute que la mélancolie « se plaît dans la méditation qui exerce assez les facultés de l’ame pour lui donner un sentiment doux de son existence ». L’article évoque des exemples plastiques pour la mise en image de la mélancolie : les tableaux du peintre baroque italien, Domenico Fetti et du peintre contemporain des encyclopédistes, Joseph-Marie Vien13. Dans le tableau de Fetti, certains éléments renvoient à la représentation traditionnelle de la mélancolie : autour de la femme agenouillée, des livres et divers attributs des arts et des métiers jonchent le sol, un chien en chaînes se trouve à ses pieds. La position de la tête penchée de la femme est conventionnelle, de même, la ruine à l’arrièreplan, le livre et le crâne posés sur la table sont des attributs courants du sujet. Pourtant, Fetti interprète l’allégorie de la mélancolie d’une façon personnelle : son image peut se lire également comme une Vanité car le personnage féminin peut être assimilé à la Madeleine pénitente. Quant au tableau de Vien, la mélancolie y est personnifiée par une jeune femme élégante. Dans l’une de ses mains, elle tient négligemment un pigeon et médite en penchant sa tête. Elle est probablement saisie par le sentiment de la « douce mélancolie » : à partir de la deuxième moitié du e XVIII siècle, c’est l’expression du mal du siècle qui se manifeste souvent par une rêverie solitaire. En effet, le regard de la figure de Vien et de Pierrot de Watteau reflète un sentiment semblable : l’indifférence à l’égard du monde environnant, mais aussi du spectateur. À une époque où la peinture française est encore fortement dominée par l’expression des passions, Watteau évite la mélancolie. C’est seulement dans le premier que le mot figure sans « h » (dans les deux autres, c’est la graphie melancholie qui apparaît). 13 Cf. Domenico Fetti, La Mélancolie, 1718, Paris, Louvre et JosephMarie Vien, La douce mélancolie, 1756, Cleveland, Cleveland Museum of Art.
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représentation des sentiments. Ses personnages au visage impassible semblent porter un masque indéchiffrable et dissimuler leur désir. Cela explique le fait que le regard de ses figures donne une impression d’étrangeté, au sens le plus général du terme : étrangeté par rapport à l’espace, au temps, voire à l’existence même. Ce regard apparemment vide véhicule pourtant des réminiscences nostalgiques d’un objectif vague et flottant, le désir d’une île de Cythère idyllique. C’est ce sentiment complexe, composé de futilité, de renoncement et de finitude qu’expriment les personnages de Watteau, encore plus fortement que la femme allégorique de Dürer. À cet endroit, une précision méthodologique s’impose. Le sentiment de nostalgie, dont il était question jusqu’ici, se rapporte à l’effet du tableau, et pose alors la perspective du spectateur. Sur les toiles de Watteau, ce sentiment se confond souvent avec la mélancolie. Il n’implique pourtant pas nécessairement que l’artiste soit, lui aussi, mélancolique et étranger à son temps. Cependant, ses sujets confirment l’hypothèse de son étrangeté par rapport à son époque : les tableaux du peintre mettent en scène les décors d’une autre époque, antérieure, celle de la Régence. Il nous semble que le sentiment d’étrangeté, en tant que concept esthétique, vient toujours d’une incongruité, spatiale ou temporelle. Du fait que ce sentiment se tourne vers le passé – dans le cas de Watteau, il évoque les « fêtes galantes » de l’Ancien Régime –, il résulte de la nostalgie. C’est là où réside la mélancolie des tableaux de Watteau et non pas dans les attributs censés exprimer ce sentiment à l’aide de codes iconographiques conventionnels. En tout cas, il est frappant de voir que le mot de mélancolie revient avec pertinence dans les écrits des biographes du peintre qui insistent généralement sur l’opposition entre les sujets « galants et agréables » des toiles et la nature mélancolique du peintre. 133
Pour éclairer cette opposition, nous effectuerons, par la suite, un travail essentiellement philologique, en nous appuyant sur les vies de l’artiste, rédigées par les amateurs contemporains de Watteau. Ce faisant, nous viserons à démontrer qu’à côté des écrits des poètes et des critiques du XIXe siècle, ces textes ont également contribué, à leur façon, à la constitution du mythe de Watteau en tant qu’artiste mélancolique et étranger à son temps. La mélancolie de Watteau Watteau était-il, oui ou non, un artiste mélancolique ? Il est impossible de répondre de manière univoque à cette question apparemment anodine. Premièrement, il convient de préciser dans quel contexte les biographes de l’artiste évoquent, à propos du peintre, la notion de mélancolie. Les spécialistes de Watteau soulignent d’habitude le fait que, par rapport aux critiques des Salons du milieu du e XVIII siècle, il n’y a pas d’analyses détaillées des œuvres de Watteau écrites par ses contemporains 14 . Il existe cependant de nombreuses notes et remarques sur sa vie : l’artiste appartient aux peintres français les mieux documentés de leur temps. Si l’on considère ces textes du point de vue de leur allusion à la mélancolie, la première occurrence est une note de 1725, de la plume de l’abbé Leclerc : « Le travail assidu l’avait rendu un peu mélancolique, d’un abord froid et embarrassé : ce qui le faisait passer pour un esprit bizarre auprès de ceux qui ne le connaissaient pas15. » L’article mentionne encore que le peintre, toujours mécontent de lui-même, aimait le changement, et ne se trouvait jamais bien là où il était, 14
Voir Marianne Roland Michel, Watteau, un artiste au XVIIIe siècle, Paris, Flammarion, 1984. 15 L.-J. Leclerc, « Note pour le Grand dictionnaire historique de Moreri », op. cit., p. 10.
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« ce qui le rendait souvent insupportable à lui-même, et quelquefois à ses amis 16 ». L’allusion à la mélancolie causée par le travail persévérant revient presque littéralement en 1726 chez l’ami de Watteau, le collectionneur Jean de Jullienne. Il dit également à propos du peintre que le travail « l’avait rendu un peu mélancolique, d’un abord froid et embarrassé, ce qui le rendait quelquefois incommode à ses amis, et souvent à lui-même17 ». La cause de la ressemblance flagrante des deux textes est que Jullienne reprend la notice de Leclerc, avec de menus changements stylistiques. Une vingtaine d’années plus tard, Antoine Dezallier d’Argenville développe l’idée du rapport de causalité entre le travail assidu et la mélancolie : « Watteau que le travail avait rendu mélancolique, ne s’est point peint tel dans ses tableaux : on y trouve partout de la gaieté18 ». De même, dans son Abrégé de la vie d’Antoine Watteau (1744), l’ami proche du peintre, le marchand de tableaux Edme-François Gersaint – dont le texte est le moins fiable parmi les vies anciennes de l’artiste – insiste sur l’opposition entre la nature sombre de Watteau et la gaieté suggérée par ses toiles. Jacques Lacombe écrit, dans le même esprit, sur le peintre : « Il était misanthrope et mélancolique ; cependant ses tableaux ne présentent, pour l’ordinaire, que des scènes gaies et divertissantes 19 . » Lacombe attribue le goût de Watteau pour les « scènes divertissantes » à l’habitude que le peintre a prise dans sa jeunesse lorsqu’il dessinait dans les lieux publics, offrant « l’espèce de spectacle que les 16
Ibidem. Jean de Jullienne, « Abrégé de la vie d’Antoine Watteau », in Vies anciennes, op. cit., p. 16. 18 Antoine-Joseph Dezallier d’Argenville, « Abrégé de la vie des plus fameux peintres » (1745), in Ibid., p. 50. 19 Jacques Lacombe, « Note sur Watteau in Dictionnaire portatif des Beaux-Arts » (1755), in Vies anciennes, op. cit., p. 94. 17
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charlatans donnent au peuple, pour l’assembler autour d’eux et vendre leurs marchandises20 ». Nous pouvons observer que la mélancolie provoquée par le travail assidu est un motif récurrent dans les textes cités : elle est un élément quasi-obligatoire des biographies de Watteau au XVIIIe siècle. De pareils motifs alimentent en effet les légendes d’artistes : ils contribuent à constituer le mythe de l’artiste, et conduisent au terrain vague de la psychologie de l’art. Ces légendes mettent en relief certaines caractéristiques propres à l’artiste, qui deviennent ensuite ses traits de caractère21. En rapport avec Watteau, la question qui se pose est de savoir si la mélancolie – en tant que trait de caractère – a déterminé ou non le choix du sujet et la manière de création du peintre. Autrement dit, la peinture de Watteau serait-elle un art qui s’étrange, au sens métaphorique du terme ? Nous ne le pensons pas : d’après les extraits examinés, on peut tirer la conclusion quelque peu paradoxale que malgré la nature mélancolique du peintre, ses tableaux ne sont pas pour autant mélancoliques, tout au contraire, ils donnent une impression de gaieté. Cette hypothèse paraît être fondée par le fait qu’en parlant des œuvres du peintre, les écrivains d’art contemporains n’utilisent pas les termes de nostalgie ou de mélancolie, mais ils font appel avant tout au concept de naturel. À l’époque de Watteau, ce concept était interprété sur la base du principe de vraisemblance, et l’œuvre d’art était tenu pour naturelle si elle montrait la nature transfigurée par l’art, conformément aux règles des bienséances. De cette façon, la contradiction entre la nature mélancolique de Watteau et les sujets de ses « fêtes galantes » n’est en réalité qu’apparente : les spécificités du genre des « fêtes galantes » aident à la lever. Ce genre ne 20 21
Ibidem. Ernst Kris et Otto Kurz, La légende de l’artiste, Paris, Allia, 2010.
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traite pas seulement de l’amour, mais il met en scène, plus généralement, l’esthétique du vouloir-plaire et du savoirplaire dans un cadre naturel. Comme on l’a déjà noté, les biographes de Watteau soulignent, jusque dans les années 1740, le naturel de ses paysages. Antoine de La Roque voit en lui un « exact observateur de la Nature22 ». L’abbé Leclerc mentionne également que, bien qu’à ses débuts, le peintre ait dessiné selon le goût de son maître Gillot, Watteau était toujours poussé par « l’envie de copier juste le naturel, dont il était adorateur23 ». Comme nous y avons déjà fait allusion, c’est vers le milieu du XVIIIe siècle que le ton à l’égard de l’art du peintre change, et que le naturel de ses tableaux sera jugé maniéré. Les mots laudatifs cèdent alors leur place à des propos critiques de plus en plus acerbes : le mépris de Watteau et de son genre est peut-être le plus évident chez Diderot. Il émet ce jugement dans ses Pensées détachées, comparant les tableaux flamands et ceux dans le goût de Watteau : « cependant j’aime mieux la rusticité que la mignardise, et je donnerai dix Watteau pour un Teniers 24 . » Donner dix Watteau pour un Teniers : ce jugement semble étrange, d’autant plus qu’il s’agit là de la comparaison de deux manières de peindre qui ne sont guère comparables. La cause du refus du peintre peut résider, du moins en partie, dans le changement de goût vers le milieu du siècle. À cette époque, l’esthétique galante et sophistiquée du rococo deviendra démodée, la nostalgie des « fêtes galantes » de jadis oubliée, et d’autres valeurs seront privilégiés. 22
Antoine de La Roque, « Extrait du Mercure » (1721), in Vies anciennes, op. cit., p. 5-7. 23 L.-J. Leclerc, « Note pour le Grand dictionnaire historique de Moreri », op. cit., p. 9. 24 Denis Diderot, Pensées détachées sur la peinture (1781), in Pensées détachées sur la peinture (1776), éd. E. M. Bukdahl, A. Lorenceau et G. May, in Salons IV. Héros et martyrs, Paris, Hermann, 1995, p. 381.
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Pour revenir à la question d’étrangeté quant à l’œuvre de Watteau, elle a été abordée par le biais des concepts de mélancolie et de nostalgie. Cette question a, en effet, tout au moins deux perspectives bien distinctes. D’une part, il faut considérer le point de vue du spectateur des tableaux de Watteau, tel qu’il apparaît dans les récits de ses biographes : comme nous l’avons vu, ceux-ci ont différemment interprété les toiles du peintre, en fonction du goût de leur époque. Au début du XIXe siècle, le critique d’art Gault de Saint-Germain trouve que le mérite de Watteau est « presque perdu » pour son époque et que l’artiste est tenu par ses contemporains pour « le peintre des petits maîtres et des merveilleuses de son temps, aussi ridicule pour nous que le bon genre du jour le sera dans l’avenir25 . » À part le goût collectif, la subjectivité joue aussi une large part dans la formulation de ce jugement. Dans cette optique, la consultation des textes des contemporains de Watteau s’avérait prometteuse. Il faut pourtant les traiter comme des écrits contenant des éléments légendaires et non pas comme des documents fiables du point de vue de l’histoire de l’art. Ces récits ne parlent guère de la mélancolie des tableaux de Watteau, mais du caractère mélancolique du peintre toujours mécontent de lui-même : voilà le second aspect de la problématique envisagée. En conclusion, d’après les sources écrites du début du XVIIIe siècle – rédigées par des amateurs qui ont personnellement connu le peintre –, il paraît que la mélancolie, la poésie et la rêverie attribuées à l’art de Watteau fassent partie d’un mythe qui nous a été légué par les écrivains d’art et les poètes du XIXe siècle.
25
Pierre-Marin Gault de Saint-Germain, « Notice sur Watteau » (1808), in Vies anciennes, op. cit., p. 113-114.
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2. La notion de manière dans le discours sur l’art français du XVIIIe siècle : la « manière inimitable » de Watteau « ...une belle manière supplée à tout, elle dore le refus, elle adoucit ce qu’il y a d’aigre dans la vérité ; elle ôte les rides à la vieillesse. Le comment fait beaucoup en toutes choses. » (Baltasar Gracián)1
Cette citation, tirée de l’Art de la prudence (1647) de Baltasar Gracián dans la traduction d’Abraham-Nicolas Amelot de La Houssaie, figure dans la section intitulée « La chose et la manière » : elle attire l’attention sur le fait que la belle manière (ou le comment) est susceptible de contrebalancer même les défaillances inhérentes à la substance (la chose). Le terme de manière se retrouve non seulement dans les traités de civilité de l’époque, mais il revient de façon obsédante aussi dans le discours sur l’art français des XVIIe et XVIIIe siècles. La constitution de ce discours va de pair avec la création d’un vocabulaire artistique spécifique : à côté de la théorie rhétorique et musicale, il s’inspire abondamment des traités d’honnêteté. Avec son histoire lourde de péripéties, de confusions et d’emprunts, la notion de manière fait partie de ce vocabulaire. Elle possède une histoire ; des valeurs et des connotations y sont attachées depuis la Renaissance italienne, mais elles se voient modifiées au cours du XVIIIe siècle. Ces modifications témoignent d’un processus qui 1
Baltasar Gracián, L’Art de la prudence, trad. A.-N. Amelot de La Houssaie, Paris, Rivages poche, 1994, p. 41. L’Oráculo manual y Arte de prudenzia, traduit par Amelot de La Houssaie (1684), a été publié originairement sous le titre de l’Homme de cour : ce choix de titre fait écho au Livre du courtisan de Baldassare Castiglione (1528).
aboutira à la valorisation du style aux dépens de la manière : cette dernière sera discréditée pendant presque deux siècles, et subira alors la perte de sa valeur conceptuelle. Sans nous pencher sur l’antagonisme qui pèse sur le couple conceptuel de la manière et du style2, nous formulerons un objectif bien plus modeste. Adoptant une perspective historique – l’analyse des écrits théoriques et critiques d’une part et des vies de Watteau de l’autre –, nous relèverons quelques occurrences de la manière qui sont déterminantes du point de vue de son acception dans le discours sur l’art français de l’époque classique. Pour illustrer la question de la manière au XVIIIe siècle, le choix de Watteau s’explique par plusieurs raisons. Tout d’abord, l’artiste est l’un des peintres français les mieux documentés de son temps. Il est frappant de voir que dans la seconde moitié du XVIIIe siècle ainsi qu’au début du siècle suivant, des connotations négatives s’attachent souvent à sa peinture3. La revalorisation du peintre date des années 1830 : c’est grâce aux œuvres des critiques (comme les frères Goncourt) ou des écrivains et poètes (comme Gautier, Nerval, Baudelaire ou Verlaine) que se répand le mythe du « mystère Watteau », ayant déterminé pendant longtemps l’image de l’artiste4. Comme le révèle Christian Michel, les composantes majeures de ce mythe – de l’« énigme » entourant le peintre mort seulement à l’âge de 37 ans – sont son art inimitable, son isolement ainsi que sa mélancolie5.
2
Meyer Schapiro, « La notion de style », in Style, artiste et société, Paris, Gallimard, 1983, p. 35-85. 3 Catherine Thomas, « Les Petits romantiques et le rococo : éloge du mauvais goût », Romantisme, n° 123, 2004, p. 21-39. 4 Guillaume Glorieux, Watteau, Paris, Citadelles et Mazenod, 2011, p. 142. 5 Christian Michel, Le « Célèbre Watteau », Genève, Droz, 2008, p. 13.
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Derrière le changement de la considération de l’artiste, c’est pourtant, nous semble-t-il, la question de la manière qui se cache : celle de la manière singulière – la manière inimitable – de Watteau, de son art qui a été tenu, vers le milieu du XVIIIe siècle, pour maniéré. Il s’agit là d’un changement d’attitude non seulement à l’égard de l’art de Watteau, mais aussi, globalement, à l’égard de la notion de manière. Dans la suite, nous tâcherons d’en relever les enjeux majeurs, en examinant d’abord les différentes occurrences liées à la double acception du terme. Pour ce faire, nous recourrons à un écrit théorique du XVIIIe siècle qui, à part les considérations générales sur la manière, contient également une notice sur Watteau : le Traité de peinture (1765) de Michel-François Dandré-Bardon. La théorie de la manière chez Dandré-Bardon Qu’est-ce que la manière dans la perspective de la théorie de l’art classique en France ? Héritée de la littérature artistique de la Renaissance italienne, la manière est une notion-clé du discours sur l’art français des XVIIe et e XVIII siècles. Dans son étude consacrée aux différentes acceptions de cette notion dans les diverses langues européennes, Christian Michel a montré que l’indécision du sens de la manière conduisait à la recherche des substituts (ou synonymes discursifs) du terme6. Il recense ces substituts dans le discours sur l’art : le goût (synonyme de la manière à partir du XVIe siècle, mais dont l’acception s’élargit au XVIIe siècle), le faire (pour désigner les qualités techniques d’un tableau) et, enfin, le style, cette catégorie d’origine rhétorique qui se substituera à la 6
Christian Michel, « Manière, Goût, Faire, Style : les mutations du vocabulaire de la critique d’art en France au XVIIIe siècle », in Rhétorique et discours critique, Paris, Presses de l’École Normale Supérieure, 1989, p. 153-159.
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manière dans la théorie de l’art. À propos du double sens de la manière (avoir une manière ou avoir de la manière), il constate qu’en français, à partir de la fin du XVIIe siècle, c’est l’acception négative qui devient prédominante, et la manière sera progressivement assimilée au maniéré7. De fait, tous ces substituts se retrouvent dans le discours pictural français du XVIIIe siècle, où il subsiste une hésitation terminologique concernant l’acception de la manière. Pour l’illustrer, nous avons choisi d’analyser le Traité de peinture du peintre d’histoire Dandré-Bardon, dont Diderot s’inspire très probablement, et qui est bien moins connu que l’essai De la manière de Diderot. Notre objectif n’est pas de relever ces influences car il ne s’agit là nullement d’emprunts mais bien davantage des idées que Diderot y a puisées et a retransformées pour ses propres buts. L’essai de Diderot se situe dans une perspective plus large que le traité de Dandré-Bardon qui se limite au domaine de la peinture : chez Diderot, la dimension artistique (la manière dans les arts) et éthique (les manières dans le comportement dans la société) se mêlent intimement. C’est dans la section consacrée au goût de dessin du Traité que se trouve insérée la réflexion théorique sur la manière. Pourtant, à d’autres endroits aussi, DandréBardon recourt à la notion de manière ainsi qu’à ses synonymes discursifs (le faire, le style, le goût), auxquels s’ajoutent encore d’autres termes (le caractère, le « beaufaire », la belle manœuvre) qui apparaissent dans le contexte de la manière. Il est en tout cas significatif que la première occurrence du terme de manière dans le texte de Dandré-Bardon soit négative : tout au long de son Traité, 7
Cf. Philippe de Champaigne, « Contre les copistes des manières » (1672), in A. Mérot (éd.), Les Conférences de l’Académie royale de peinture et de sculpture au XVIIe siècle, Paris, ENSB-A, 1996, p. 225 et 226.
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c’est cette acception dépréciative qui semble prévaloir. Dans le discours préliminaire au Traité, il emploie le mot « caractère » comme antonyme de la manière avec laquelle il forme un couple conceptuel. Il affirme à ce propos que si l’artiste ignore « en quoi consiste l’élégance ou la noblesse des contours », ainsi que « les riches proportions & les formes correctes, qu’il faut donner à la Nature d’après l’indication des belles Antiques », il confondra alors « les beautés avec les défauts » et « le caractère avec la manière8 ». Dandré-Bardon introduit sa théorie de la manière pour mettre en parallèle les vertus et le goût. Pareillement aux « vertus outrées » qui « dégénèrent en vices », constate-t-il, « les maximes du goût trop exagérées conduisent à la manière 9 ». Cela explique que la manière fait souvent illusion, et que l’artiste sans expérience la tient facilement pour le goût, bien qu’elle n’en soit que le masque 10 . Dandré-Bardon prétend par là que la manière – entendue dans le sens du maniéré – est susceptible de voiler le goût : tout se passe comme si chez lui, ces deux qualités étaient opposées. La définition qui suit cette distinction soutient également l’acception négative du terme : « La Maniere est un assortiment incorrect de traits exagérés & de formes outrées 11 . » Dandré-Bardon prend pourtant soin de distinguer le sens dépréciatif (avoir de la manière) et le sens neutre du terme (avoir une manière), celui de « la façon d’opérer, le style qui distingue un Maître d’un autre 8
Michel-François Dandré-Bardon, « Discours préliminaire », in Traité de peinture (1765), t. I, Genève, Minkoff, 1972, p. xxxv–xxxvi. 9 Ibid., t. I, p. 27. 10 Cette idée fait écho à celle de Roger de Piles : « Non seulement toute affectation déplaît, mais la nature est encore obscurcie par le nuage de la mauvaise habitude que les Peintres appellent manière. » Roger de Piles, Cours de peinture par principes (1708), Paris, Gallimard, 1989, p. 25. 11 M.-F. Dandré-Bardon, op. cit., t. I, p. 27.
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Maître ; car dans ce sens chacun a sa maniere » qui peut être bonne ou mauvaise12. Il ajoute que la nature n’a point de manière, et que l’on appelle « un ouvrage sans maniere celui qui ressemble parfaitement au vrai13 ». La manière peut toutefois être positivement connotée si un adjectif mélioratif (« belle » ou « grande ») s’y rattache. Elle est alors équivalente au faire de ceux qui imitent la nature « dans un style sçavant14 ». Dans ce sens, la manière est un éloge, elle est l’« élégante exagération » de la nature. Selon Dandré-Bardon, la manière est toujours liée à l’exagération : si elle dépasse une certaine mesure, elle devient un vice. Le danger de l’exagération est le plus menaçant dans le cas de l’expression de la tête où l’artiste peut encourir le risque de « tomber dans le vice des grimaces qui ne sont que des exagérations maniérées15 », par opposition au « caractère sans manière » et à « l’expression sans grimaces16 ». Dans tous les cas, avoir de la manière signifie s’éloigner du « ton de la Nature » : la conséquence en est le « style faux & barbare » ainsi que l’affectation, cette dernière étant « un des plus grands vices de la manière17 ». La conclusion de Dandré-Bardon est sommaire : il condamne sans appel l’artiste maniéré. L’usage des termes de style, de faire, de goût et de manière est relativement flottant chez Dandré-Bardon. La manière positivement connotée apparaît généralement attachée au nom d’un peintre, le plus souvent de Caravage et, à un moindre degré, aussi des Carrache ou de Poussin18. Le terme de style se voit utilisé habituellement sans nom 12
Ibid., t. I, p. 27. Ibid., t. I, p. 28. 14 Ibidem. 15 Ibid., t. I, p. 72. 16 Ibid., t. I, p. 73. 17 Ibid., t. I, p. 33. 18 Cf. « la manière du Caravage », à propos de Martin Fréminet ou de Simon Vouet. Ibid., t. II, p. 116 et 118. 13
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propre, avec des adjectifs (tels « simple » ou « moelleux » qui suggèrent une typologie des styles, une stylistique), mais parfois, il peut apparaître aussi associé à des noms propres 19 . Pour ce qui est des autres substituts de la manière accompagnés de noms de peintres, à titre d’exemple, Simon Vouet – ayant ramené en France « la bonne manière de peindre » – possède un « faire hardi & spirituel », à l’encontre du « goût fade » des successeurs de Martin Fréminet 20 . À part les synonymes discursifs évoqués de la manière, Dandré-Bardon recourt encore à la catégorie du « beau-faire », qui désigne les beautés d’une exécution, susceptibles de « fixer les yeux du Spectateur sur les objets destinés à toucher son âme21 ». Il requiert, entre autres, un style conforme au sujet ainsi que « la hardiesse du tact », équivalant à une certaine facilité de manier le pinceau ou le crayon22. L’écrit de Dandré-Bardon confirme l’hypothèse selon laquelle au cours du XVIIIe siècle, le vocabulaire du discours sur la peinture est loin d’être fixé. Concernant l’usage de la manière et de ses substituts, il n’existe pas de frontière étanche dans leur emploi. Lorsque, conformément au principe de la convenance, DandréBardon recommande au peintre de traiter tous les corps selon leur caractère, il songe probablement à la théorie des modes de Poussin aussi bien qu’aux styles d’exécution de Roger de Piles, ces derniers étant, en réalité, des
19
Cf. le style de Paul Véronèse et de Tintoret, auquel Nicolas Vleughels se conformait volontiers. Ibid., t. II, p. 163. 20 Ibid., t. II, p. 119. 21 Ibid., t. I, p. 125. 22 Ibid., t. I, p. 126. Le « beau-faire » paraît la réminiscence de la sprezzatura, notion centrale du Livre du courtisan de Castiglione. Elle est une qualité indispensable pour le parfait courtisan – et, par analogie, pour le peintre – qui doit montrer une certaine facilité dans tout ce qu’il entreprend.
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manières d’exécution23. Ainsi, aux corps « légers, délicats, aériens » correspond un « stile facile, spirituel » ; les corps « solides, rudes, terrestres » requièrent un « faire mâle, nourri & habilement heurté 24 ». En tout cas, DandréBardon conseille d’éviter que l’ouvrage « se ressente de cette maniere efféminée, qui le rendroit insipide25 ». Manière, style, faire et caractère : tout se passe comme si ces termes étaient, dans le discours sur l’art vers le milieu du XVIIIe siècle, interchangeables. Ces substituts ne sont pourtant pas tout à fait équivalents car un rôle privilégié incombe au style : la relative fréquence de son apparition en est la preuve. Bien qu’il soit imprudent de tirer des conclusions hâtives concernant l’usage du terme de manière au XVIIIe siècle d’après l’analyse d’un seul ouvrage, celui-ci nous semble pertinent du point de vue du discours sur l’art de l’époque car il s’agit là de l’écrit d’un peintre qui réfléchit sur la théorie de son art. Par la suite, nous nous pencherons sur la question de la manière sur la base d’autres types de textes du XVIIIe siècle (des vies d’artistes et des critiques de Salons), et à l’exemple d’un peintre concret (Watteau). Ce faisant, nous nous fixerons un double objectif : il consistera à traiter, à travers la question de la manière, aussi celle de l’imitation, plus précisément la question de la manière inimitable (ce qui donnera lieu à un parallèle entre Watteau et Chardin). C’est par le biais du changement de considération de 23
Cf. la lettre de Poussin à Chantelou (du 24 novembre 1647), in Nicolas Poussin, Lettres et propos sur l’art, éd. A. Blunt, Paris, Hermann, 1964, p. 121-125. Dans le Cours de peinture, Piles met en parallèle des « styles de penser » et des « styles d’exécuter » : « Comme il y a des styles de penser, il y en a aussi d’exécuter. J’en ai parlé de deux pour la pensée, le style héroïque et le style champêtre ; et j’en trouve pareil nombre pour l’exécution, le style ferme et le style poli. » Cf. R. de Piles, op. cit., p. 126. 24 M.-F. Dandré-Bardon, op. cit., t. I, p. 214. (Nos italiques.) 25 Ibidem. (Nos italiques.)
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Watteau au milieu du XVIIIe siècle que nous aborderons ensuite le glissement du sens de la manière vers le maniéré dans le discours sur l’art de l’époque. La « manière inimitable » de Watteau Il est frappant de voir que dans leurs biographies, les chroniqueurs de Watteau insistent sur l’originalité du peintre des « fêtes galantes ». Dans une lettre non datée – adressée, vers 1727-28, à l’ami du peintre, Jean de Jullienne –, le peintre italien Rosalba Carriera écrit de « l’inimitable monsieur Vato, génie singulier26 ». Au-delà de l’effet rhétorique, cette formule renvoie à la manière singulière du peintre qui, manifestement, ne s’imite pas. À ce propos, il importe de revenir à l’ouvrage de DandréBardon, pour considérer les verbes les plus fréquemment rattachés à la manière d’un peintre. Les mots « suivre », « imiter » ou « contrefaire » témoignent de ce que la manière peut s’imiter, s’ériger en modèle, voire, elle peut être contrefaite au point de tromper même les meilleurs connaisseurs ou les artistes 27 . Il existe pourtant des « manières inimitables », liées à l’originalité de la touche de l’artiste : dans ce sens, la manière est conçue comme la façon personnelle d’interpréter la nature. En ce qui concerne la position de Dandré-Bardon à l’égard de la manière de Watteau, dans le Catalogue des artistes les plus fameux de l’École française, ajouté au second tome de son Traité, il consacre une dizaine de lignes au peintre. Se situant dans la perspective de la pédagogie de l’art, il prend d’abord un ton sévère : il estime que le genre de Watteau, « trop séducteur, trop 26
Cité in Françoise Joulie, « Antoine Watteau vu par les artistes et les amateurs d’art de son temps », in Watteau au confluent des arts (CDROM), éd. C. Barbafieri et C. Rauseo, Valenciennes, PUV, 2009, p. 119. 27 M.-F. Dandré-Bardon, op. cit., t. II, p. 140.
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imité, auroit été pernicieux aux parties essentielles de la Peinture, si l’Académie Royale, toujours attentive au bien général, n’y avoit pourvu28 ». Il est significatif que ce soit le genre du peintre qui est jugé, hypothétiquement, pernicieux. Quant à la manière de Watteau, DandréBardon ne la mentionne pas directement, mais il recourt à ses synonymes discursifs lorsqu’il reconnaît les mérites du peintre. Il trouve son style « aimable et précieux », son goût de dessin spirituel, son coloris « attrayant, vague, lumineux », sa touche fine, et apprécie, globalement, « la gentillesse et l’harmonie » de ses tableaux. En conclusion, il souligne l’originalité de Watteau qui « s’étoit frayé une route nouvelle dans laquelle ses imitateurs n’ont pu l’atteindre 29 ». Si le genre séducteur de Watteau est souvent imité, sa manière résiste à l’imitation : même ses meilleurs disciples y ont d’habitude échoué. Il est intéressant de noter que Diderot, qui n’apprécie guère l’art de Watteau, fait aussi allusion à la manière du peintre. En commentant, dans son Salon de 1771, les tableaux du peintre de genre Michel Barthélémy Ollivier, il recourt à l’exemple de Watteau pour illustrer la différence de la manière et du goût, idée qu’il évoque sans pour autant la développer : Je me crois dispensé, Monsieur, de m’étendre sur chaque tableau de Monsieur Ollivier ; la plupart sont des conversations espagnoles dans le goût de Watteau et non dans sa manière. Je pense que l’auteur est encore incertain de celle qu’il devrait prendre ; la meilleure serait de n’en avoir point, mais d’étudier beaucoup les grands maîtres30.
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Ibid., t. II, p. 148. Ibid., t. II, p. 149. 30 Denis Diderot, Salon de 1771, in Salons IV. Héros et martyrs, éd. E. M. Bukdahl, A. Lorenceau et G. May, Paris, Hermann, 1995, p. 212. 29
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Par la mention du nom du maître des « fêtes galantes », Diderot admet l’existence d’un « goût Watteau ». Faisant abstraction du fait que cette citation se réfère au principe de convenance entre le goût et la manière qui lui correspond, il nous importe davantage de souligner que, selon Diderot, les tableaux évoqués d’Ollivier reprennent le goût (et les sujets) de Watteau, et non pas sa manière. Diderot blâme le peintre qui, n’ayant pas de manière propre, veut prendre celle d’autres artistes. Tout comme les airs et les manières dans la société, la manière se prend et se perd, mais le peintre devrait s’efforcer de n’avoir point de manière, et produire des œuvres qui ressemblent parfaitement à la nature. Sans nous attarder sur les débats esthétiques autour du concept de la vérité artistique qui conduiraient loin, nous devons remarquer qu’en rapport avec l’imitation, la manière est aussi une imperfection, car elle n’est jamais l’original imité, la chose même. En tout cas, le commentaire de Diderot fait écho à l’observation de Dandré-Bardon, à savoir que dans le cas idéal, le peintre est capable de créer des ouvrages sans manière. L’ouvrage sans manière est le résultat de la manière inimitable, grâce à laquelle on reconnaît la main du peintre. Apparemment, le goût de Watteau peut s’imiter, mais il en va autrement pour sa manière : bien que Diderot ne dise pas que celle de Watteau soit inimitable, il semble l’admettre tacitement. Quant à l’adjectif « inimitable », Diderot le réserve à Chardin. Aux yeux de Diderot et d’autres critiques de son temps, c’est avant tout Chardin qui a une manière inimitable, une « manière qui lui est propre31 », au sens entièrement positif du terme. À propos de Chardin, ils vantent d’habitude l’originalité du peintre qui va de pair avec une « imitation très fidèle de la 31
Denis Diderot, Salon de 1759, in Essais sur la peinture, éd. G. May et Salons de 1759, 1761, 1763, éd. J. Chouillet, Paris, Hermann, 1984, p. 98.
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nature32 ». Le critique Joseph de la Porte appelle le peintre un « célèbre et rare imitateur de la nature, inimitable dans sa manière 33 » et l’abbé Le Blanc, évoquant la manière « savante et spirituelle » de l’artiste, ajoute que « M. Chardin n’a pris celle d’aucun maître, il s’en est fait une particuliere, & qu’il seroit dangereux de vouloir imiter34 ». La manière de Chardin ne s’imite donc pas, voire, son imitation signifie un danger pour les peintres. Thomas L’Affichard va encore plus loin lorsqu’il compare le style d’écriture de Marivaux à la peinture de Chardin : Son style est unique, ou plutôt son style n’en est pas un : pour écrire comme il écrit, il faut être lui-même, il écrit comme peint Chardin, c’est un genre, un goût que l’on admire et que personne ne peut atteindre : leurs copistes ne peuvent faire que des monstres35.
Monstre : ce terme fort renvoie à ce que la copie du goût et du style – impliquant la copie de la manière inimitable – vise la sortie en dehors du naturel, et est alors un vain effort car elle dégénère nécessairement en maniéré, et conduit à l’altération du vrai36. En ce qui concerne l’adjectif « inimitable », on voit d’après les exemples relevés qu’il est un cliché dans le 32
« C’est toujours une imitation très fidèle de la nature, avec le faire qui lui est propre ; un faire rude et comme heurté. » Denis Diderot, Salon de 1761, in ibid., p. 142-143. 33 Joseph de La Porte, Observations d’une société d’amateurs, Paris, Duchesne, 1761 (coll. Deloynes, t. 7, pièce 94), p. 12. 34 Jean-Bernard Le Blanc, Observations..., s.l., 1753 (coll. Deloynes, t . 5, pièce 63), p. 25. 35 Thomas L’Affichard, Caprices romanesques (1745), cité in Chardin, éd. P. Rosenberg et R. Temperini Paris, Flammarion, 1999, p. 168. 36 Selon Ch.-N. Cochin, la « copie de la manière » comporte toujours des dangers. Il entend par manière « tout ce qui n’est pas conforme à la nature ». Charles-Nicolas Cochin, Voyage d’Italie, suivi des Lettres à un jeune artiste peintre (1758), Genève, Minkoff, 1972, p. 194.
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discours critique de l’époque. Tout comme les autres termes d’art auxquels Diderot recourt souvent, le mot « inimitable » se retrouve sous la plume de la plupart des écrivains d’art de son temps. Si pour Diderot et les autres salonniers, la manière de Chardin est inimitable, au début du XVIIIe siècle, c’est l’art de Watteau qui a été jugé de façon semblable. Le parallèle entre Watteau et Chardin se justifie par plusieurs raisons. Tout d’abord, des analogies frappantes se retrouvent dans leurs biographies, tel le processus de leur réception à l’Académie. Lorsque, en 1728, Chardin place ses tableaux, comme au hasard, dans la première salle de l’Académie, les académiciens le prennent pour les œuvres d’un peintre flamand 37 . Cela rappelle l’anecdote de l’entrée de Watteau à l’Académie, selon laquelle le peintre a exposé ses deux tableaux dans la salle par où passaient ordinairement les académiciens, et ceux-ci les ont pris pour les compositions de « quelque ancien Maître 38 ». Au-delà du fait qu’il s’agit là de légendes, dont il est inutile de rechercher le bien-fondé, il nous importe davantage de souligner que, dans les deux cas, c’est la manière singulière du peintre qui a réussi à tromper même les académiciens. La manière inimitable, susceptible de tromper les plus fins connaisseurs : nous voilà sur le terrain des légendes sur l’illusion et la tromperie et, en même temps, dans le domaine de la théorie de l’art39. Si pourtant on revient au parallèle de Watteau et de Chardin, il peut encore se fonder sur le fait que d’après les textes de leurs commentateurs contemporains, leur relation à la nature 37
René Démoris, Chardin, la chair et l’objet, Paris, Adam Biro, 1991, p. 11. 38 Edme-François Gersaint, « Abrégé de la vie d’Antoine Watteau » (1744), in Vies anciennes de Watteau, éd. P. Rosenberg, Paris, Hermann, 1984, p. 35. 39 Voir à ce sujet Jacqueline Lichtenstein, La couleur éloquente, Paris, Flammarion, 1999, p. 45-63.
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était semblable : les deux étaient tenus pour des imitateurs fidèles de la nature. Nous avons déjà fait allusion à l’opinion des critiques d’art qui ont accordé à l’unanimité ce mérite à Chardin. Il en va de même pour les premiers commentateurs de Watteau : tel le collectionneur Antoine de La Roque, ils trouvent que le peintre était l’« exact observateur de la nature 40». Malgré les ressemblances entre les deux peintres, on ne doit pas oublier leurs différences non plus : premièrement le genre des textes qui traitent de leur vie et de leur art. Alors que l’œuvre de Chardin a donné lieu à de nombreux écrits critiques, il existe relativement peu de commentaires contemporains sur les toiles de Watteau 41 . On connaît cependant un nombre considérable de récits biographiques consacrés à l’artiste qu’il faut lire avec précaution car s’ils aident à replacer l’œuvre du peintre dans le contexte artistique du premier quart du XVIIIe siècle, il s’agit là, dans la plupart des cas, de textes rédigés par les amateurs de Watteau, contenant bien des éléments légendaires. Dans ces témoignages, on peut découvrir un changement de ton significatif à l’égard des tableaux du peintre : alors que les amateurs de son vivant les apprécient et trouvent naturels – dans le sens de l’usage du terme « naturel » au XVIIIe siècle qui réfère à l’observation de la nature –, vers le milieu du siècle, Watteau est rangé parmi les peintres maniérés. Dans son article écrit en 1725 pour le Grand dictionnaire historique de Moreri, l’abbé Leclerc parle encore à propos du peintre de la « belle 40
Antoine de La Roque, « Notice nécrologique » (1721), in Vies anciennes, op. cit., p. 5. 41 Parmi les causes du manque de textes critiques sur Watteau, Françoise Joulie recense les circonstances défavorables ayant limité la diffusion de ses œuvres : les Salons interrompus entre 1704 et 1737, le milieu éloigné de la Cour où travaillait le peintre, ainsi que sa disparition en 1721. Voir F. Joulie, art. cit., p. 123.
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manière dont on peut dire qu’il est l’inventeur 42 », en revanche, le comte de Caylus affirme en 1748 que malgré la séduction et la grâce de ses tableaux, « Watteau était infiniment maniéré » et que « ses mains, ses têtes, son paysage même, tout s’y ressent de ce défaut43. » Au début du XIXe siècle, le critique d’art Gault de Saint-Germain donne ce diagnostic de la considération du peintre par son époque : « On ne le considère que comme le peintre des petits maîtres et des merveilleuses de son temps, aussi ridicule pour nous que le bon genre du jour le sera dans l’avenir44. » Il perçoit certains mérites du peintre qui, à son avis, a donné des « leçons de goût, de délicatesse et de bienséance », tout en regrettant « l’espèce d’affectation » qui « gâte ses compositions ingénieuses 45 ». La « belle manière » devenue affectation : l’exemple de Watteau nous semble particulièrement apte à illustrer le processus pendant lequel le terme « manière » subit, par rapport à un même artiste, le changement de son acception. À l’art de Watteau, qui sera apostrophé l’« école de la grâce », se voit alors collée l’étiquette de « maniéré ». Watteau, peintre maniéré ? Parmi les écrivains d’art du XVIIIe siècle, le refus de Watteau est peut-être le plus catégorique chez Diderot, qui est par ailleurs assez réticent au sujet du peintre. Dans ses deux écrits théoriques sur la peinture (les Essais sur la peinture et les Pensées détachées sur la peinture), il ne
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Laurent-Josse Leclerc, « Note pour le Grand dictionnaire historique de Moreri » (1725), in Vies anciennes, op. cit., p. 9. (Nos italiques). 43 Anne-Claude-Philippe de Caylus, « La vie d’Antoine Watteau » (1748), in ibid., p. 73. 44 Pierre-Marin Gault de Saint-Germain, « Notice sur Watteau » (1808), in ibid., p. 113. 45 Ibidem.
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fait que des allusions rapides à Watteau46. Il condamne la théâtralité des fêtes galantes : dans le chapitre sur la « Composition » des Essais (1766), il constate que l’on n’a « point encore fait, et l’on ne fera jamais un morceau de peinture supportable d’après une scène théâtrale », car celui-ci deviendra nécessairement faux et maniéré47. Cette déclaration est suivie par la référence à Watteau : « Je sais bien qu’on m’objectera les tableaux de Watteau ; mais je m’en moque et je persiste. Ôtez à Watteau ses sites, sa couleur, la grâce de ses figures, celle de ses vêtements, ne voyez que la scène, et jugez 48 . » Diderot conseille au lecteur d’ôter aux tableaux du peintre tout ce qui constitue leur grâce, pour en juger ensuite. Le critique reconnaît, indirectement, que les œuvres de Watteau sont dotées d’une certaine grâce, mais cela n’est guère suffisant pour qu’il les apprécie. Si l’on ne regarde que la scène, les compositions du peintre sont effectivement loin des exigences que Diderot formule à propos des arts d’imitation dont il revendique « quelque chose de sauvage, de brut, de frappant et d’énorme49 ». Chez Watteau, non seulement il ne se passe rien de sauvage et de frappant, mais il ne s’y passe absolument rien. La « grâce » qui figure dans la citation n’est guère une qualité positive selon Diderot, tout au contraire, elle est synonyme du maniéré. Mais pourquoi Diderot et les autres critiques vers le milieu du XVIIIe siècle ont-ils conçu comme maniérée la manifestation de la grâce et de l’éphémère dans les
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Concernant les cinq occurrences où, dans ses écrits sur l’art, Diderot mentionne le nom de Watteau voir Sylviane Albertan-Coppola, Nadège Langbour, « J’aime mieux la rusticité que la mignardise : Diderot contre le raffinement de Watteau », in Watteau au confluent des arts, op. cit., p. 183-195. 47 Diderot, Essai sur la peinture, in op. cit., p. 56. 48 Ibidem. 49 Ibidem.
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tableaux du peintre, donc justement les qualités pour lesquelles on les admire de nos jours ? En premier lieu, ils refusent Watteau car ils le trouvent superficiel. L’écrivain d’art Dezallier d’Argenville regrette par exemple qu’à ses débuts, Watteau ait pris la manière de son ancien maître Gillot : « C’est peut-être une perte pour le public que Watteau, entraîné par l’esprit extraordinaire de Gillot son maître ait imité sa manière, et n’ait pas traité l’histoire dont il paraissait fort capable50. » Aux yeux du biographe du peintre, cela explique que les tableaux de Watteau « ne sont pas de premier ordre », bien qu’ils aient « un mérite particulier, et dans leur genre rien de plus aimable51 ». Watteau serait-il tenu pour superficiel simplement parce qu’il n’est pas peintre d’histoire ? L’opinion du comte de Caylus paraît confirmer cette hypothèse : il attribue les défaillances du peintre à ses connaissances insuffisantes en anatomie. Il remarque que Watteau n’a presque jamais dessiné le nu, n’a composé « rien d’héroïque ni d’allégorique », et a évité « les figures d’une certaine grandeur52 ». Si pourtant, très rarement, il s’y est essayé, Caylus prétend que l’« on y voit tant de manière et de sécheresse qu’on n’en saurait rien dire de bon 53 ». Il ajoute que c’est uniquement par le nu et les draperies que ces tableaux diffèrent de la façon dont le peintre a traité ses « petits sujets », mais tout ce qui fait leur mérite – à savoir la touche fine et légère – devient « insupportable » dans des tableaux d’une dimension plus importante. Watteau aurait-il une seule manière, certes inimitable, mais qui convient uniquement aux « petits 50
Antoine-Jospeh Dezallier d’Argenville, « Abrégé de la vie d’Antoine Watteau », in Vies anciennes, op. cit., p. 50. 51 Ibidem. 52 Caylus, « La vie d’Antoine Watteau » (1748), in Vies anciennes, op. cit., p. 73. 53 Caylus se réfère aux Quatre Saisons exécutées pour Crozat, réalisées d’après les esquisses de Charles de la Fosse. Ibid.
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sujets » ? Pourquoi la « belle manière », mentionnée par l’abbé Leclerc au début du siècle, a-t-elle été interprétée, quelques dizaines d’années plus tard, comme manière dans le sens péjoratif du terme, signifiant « maniéré » ? Comme tous les phénomènes, celui-ci a également plusieurs raisons. À côté du choix de ses sujets, les biographes de Watteau, tel Caylus, reprochent d’habitude au peintre qu’à quelques exceptions près, ses compositions n’ont « aucun objet » et ne contiennent pas d’action54. Ils le blâment encore parce que le peintre évite l’expression des passions, ce critère qui continue à être déterminant lors du jugement des toiles aussi au XVIIIe siècle. Caylus critique non seulement l’absence des objets dans les compositions de Watteau, mais aussi celle des passions : « À l’égard de son expression, je n’en puis rien dire : car il ne s’est jamais exposé à rendre aucune passion 55 . » Certainement, Watteau s’abstient de toute représentation de passions, de l’expression trop évidente des sentiments. Il ne montre pas de passions dans ses toiles car la logique des « fêtes galantes » ne requiert pas l’expression des mouvements de l’âme. Lorsque Caylus réprouve le visage impassible et les attitudes maniérées des personnages du peintre, il néglige le fait que les figures dans les scènes sont en effet des acteurs : leurs poses qui semblent artificielles et leurs costumes font partie de la comédie des « fêtes galantes » qu’ils jouent 56 . Cela explique l’autre défaillance que les chroniqueurs attribuent aux tableaux du peintre, à savoir que, dans les « fêtes galantes », il ne se passe rien qui puisse être raconté. C’est cette peinture nonnarrative que refusent assez nettement Diderot et, dans une moindre mesure, aussi Caylus et Dezallier d’Argenville. 54
Ibid., p. 80. Ibid., p. 74. 56 Voir René Démoris, « Les fêtes galantes chez Watteau et dans le roman contemporain », Dix-huitième siècle, 1971, n° 3, p. 337-357. 55
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Outre le choix du sujet et du genre conduisant au maniéré, plusieurs biographes de Watteau font encore allusion à la manière « malpropre » de l’artiste. Dans ce sens, le mot de manière se rapporte plus spécifiquement au faire : elle désigne la façon de travailler du peintre. Le collectionneur Pierre-Jean Mariette complète l’article écrit par le père Orlandi pour l’Abecedario Pittorico (1719) par la remarque suivante : Il [Watteau] n’était point curieux de peindre avec propreté et cela, joint au trop grand usage qu’il fit d’huile grasse, a beaucoup nui à ses tableaux. Presque tous ont perdu, ils ne sont plus du ton qu’ils avaient lorsqu’ils sont sortis de ses mains57.
Gersaint attribue cette habitude à l’impatience du peintre, qui voulait se débarrasser vite de ses tableaux commencés et, pour les finir, ajoutait « beaucoup d’huile grasse à son pinceau, afin d’étendre plus facilement sa couleur58 ». Le comte de Caylus adresse le même reproche au peintre qui, « pour accélérer son exécution, aimait peindre à gras59 ». Aussi remarque-t-il que le peintre ne nettoyait que rarement sa palette et a souvent utilisé son pot d’huile grasse qui était « rempli d’ordures et de poussière, et mêlé de toutes sortes de couleurs qui sortaient de ses pinceaux à mesure qu’il les y trempait60 ». Cette « manière malpropre » a largement contribué à ce que les tableaux de Watteau périssent trop vite, perdent leurs couleurs et sont difficiles à conserver dans leur état original. La manière sur le plan technique aurait-elle quelque implication sur le plan éthique ? Il nous semble 57
Pierre-Jean Mariette, « Note manuscrite portée sur l’Abecedario Pittorico d’Orlandi » (vers 1745), in Vies anciennes, op. cit., p. 4. 58 E.-F. Gersaint, « Abrégé de la vie d’Antoine Watteau », in Ibid., p. 40. Caylus voit la cause de cette habitude dans la paresse du peintre. Cf. Caylus, « La vie d’Antoine Watteau », in Ibid., p. 76. 59 Ibidem. 60 Ibid., p. 77.
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que la malpropreté de la manière va de pair avec une certaine impropriété de la part du peintre à l’égard de l’art. Autrement dit, la malpropreté de la pratique picturale de Watteau contribue à ce que l’on ne peut pas refaire sa manière parce que – comme le dit Françoise Joulie – « sa peinture est "impropre", au sens étymologique » du terme61. Aussi est-elle la cause de la fameuse vagnezze des toiles du peintre62, de l’impression « fumeuse » et quelque peu vague qu’elles donnent, bref, de tout ce qui rend inimitable sa manière. L’art de Watteau échappe aux catégorisations : semblablement à Chardin, Watteau a une manière qui lui est propre 63 . Tous ses commentateurs tombent d’accord là-dessus : même Diderot, qui rejette peut-être le plus ardemment les sujets et le genre du peintre, lui reconnaît certaines qualités techniques. Dans le discours théorique et critique du XVIIIe siècle, la manière est une notion partagée entre l’affectation et l’originalité. À l’exemple de l’ouvrage de Dandré-Bardon, nous avons montré d’abord en théorie l’usage de ce terme, sa relative instabilité terminologique ainsi que la réduction de sa polysémie et le glissement de son sens vers le maniéré au milieu du XVIIIe siècle. Par rapport à Watteau, nous l’avons vu, ses biographes de la seconde moitié du siècle refusent d’un côté tout ce qui relève de l’esthétique galante, de l’esthétique du moment et qualifient son art de « maniéré » et d’« artificiel ». Ils s’en tiennent aux traditions de la peinture narrative, revendiquant dans les tableaux des passions et des actions qui se prêtent à la 61
F. Joulie, art. cit., p. 131. « Sa touche et la vagnezze de ses paysages sont charmantes. » Cf. Antoine de La Roque, « Notice nécrologique », in Vies anciennes, op. cit., p. 6. 63 En rapport avec la peinture de paysage de Watteau, l’écrivain d’art Lecarpentier constate qu’ « il s’était créé une manière à lui ». Cf. Charles-Louis-François Lecarpentier, « Watteau », in Ibid., p. 116. 62
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mise en paroles. De l’autre côté pourtant, ces chroniqueurs considèrent que les imitateurs de Watteau sont incapables d’atteindre la manière de leur modèle : même s’ils ne le disent pas directement – comme les critiques d’art le feront plus tard à propos de Chardin –, leurs textes suggèrent que Watteau possède une manière inimitable. Toutefois, sa propre manière est due, dans une certaine mesure, à son faire malpropre : voilà la formule réductrice qui semble cependant bien claire. Il n’en reste pas moins que l’image de Watteau, telle qu’elle se dessine d’après les textes du XVIIIe siècle, donne une impression bien complexe. À ce propos, nous avons évoqué le changement dans la considération de l’artiste qui a eu lieu dans l’intervalle d’à peine une trentaine d’années. Tâchant d’en rechercher les causes possibles, nous avons trouvé qu’il avait un rapport fondamental à la manière du peintre : celle-ci a suscité une admiration presque sans réserve au début du XVIIIe siècle, et cette attitude a ensuite changé en un refus, dû en premier lieu au choix des sujets et du genre de Watteau, mais aussi à sa façon de travailler. C’est par sa manière inimitable, qui incite cependant à l’imitation, que l’exemple de Watteau contribue à éclairer un moment particulièrement important dans le processus de l’historicisation de la manière dans la réflexion picturale française. Le caractère inimitable de la manière de Watteau suscite des questions qui se rapportent à la problématique de la manière en général. En tant que concept critique, la manière s’inscrit dans le paradigme de la subjectivité, au sens où elle renvoie au caractère irrationnel de l’expérience esthétique. Cependant, identifier la manière à l’individuation du style de l’artiste, à sa singularité, serait une réduction du concept et de ses enjeux, le style personnel n’étant que l’un de ses aspects car il englobe aussi le collectif. C’est par l’appropriation collective que 159
la manière individuelle du peintre (dans notre cas de Watteau) renvoie à la peinture comme manière. En rapport avec la conceptualisation de la manière, il importe encore de noter que, semblablement à la grâce et au je-ne-saisquoi, la manière se caractérise par son rapport à l’indicible. C’est par là que l’infirmité inhérente à la notion de manière, « sa collusion avec l’ineffable et l’indicible64 » devient son atout, sa force conceptuelle. La question de l’imitation, la question de la manière inimitable est liée, chez Watteau, à la grâce de ses toiles. Tout comme la grâce éphémère, la manière inimitable se rattache à l’ineffable, à l’inconnu de l’art. Ce qui est indéterminé et transitoire ne se laisse que difficilement saisir par des mots et des catégories logiques : les notions aux contours flous, désignant des qualités indicibles signifient un danger pour le discours sur l’art qui préfère travailler avec des notions claires, mais tout au moins dicibles. Aussi la catégorie de l’indicible permet-elle de reconsidérer la notion de grâce, faisant partie du discours sur l’art français de l’époque classique. De cette façon, c’est l’indicible qui se manifeste dans les toiles de Watteau ; de cette façon, sa manière devient l’indicible de sa peinture et, par là même, l’indicible de la peinture.
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Gérard Dessons, L’Art et la manière. Art, littérature, langage, Paris, Honoré Champion, 2004, p. 18.
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3. La légèreté du pinceau : la manière de Watteau et de Chardin Qu’est-ce que la notion de légèreté dans le langage des arts plastiques et, plus particulièrement, de la peinture ? Il s’agit d’un terme faisant partie des expressions qui désignent une qualité picturale liée à l’exécution de l’œuvre et au travail de la main de l’artiste. Dans le discours sur l’art français du XVIIIe siècle, le terme « légèreté » en rapport avec la peinture figure le plus souvent dans l’expression « légèreté du pinceau ». Bien que la légèreté en matière picturale soit réfractaire à la conceptualisation, elle se voit théorisée dans la conférence donnée à l’Académie royale de peinture et de sculpture par le comte de Caylus, intitulée « De la légèreté de l’outil ». Dans le vocabulaire pictural du XVIIIe siècle, la légèreté se conçoit comme une figure privilégiée de la grâce, ayant comme synonymes discursifs la facilité, l’aisance ou encore le « beau-faire ». Il est en effet peu surprenant de voir que ces qualités sont particulièrement flagrantes dans la peinture rococo : les biographes de Watteau y font souvent allusion. Cependant, l’expression « légèreté (ou facilité) du faire », susceptible de créer l’illusion picturale, se retrouve également dans les écrits des critiques d’art consacrés à Chardin : elle va alors de pair non pas avec la grâce, mais avec la magie. Dans ce qui suit, c’est en nous appuyant sur les textes contemporains traitant de ces deux artistes – les biographies de Watteau et les écrits critiques sur Chardin – que nous interrogerons la notion de légèreté. Cette analyse sera complétée par l’examen de quelques articles de dictionnaires artistiques et de la conférence de Caylus : nous tâcherons de cerner ainsi les sens de cette notion en rapport avec l’art de ces deux peintres apparemment si
différents. Nous essaierons également de vérifier si la théorisation de la notion de légèreté – sa conception comme la « dernière touche » du peintre qui séduit le spectateur – répond à son expression picturale. L’influence nordique D’après les légendes artistiques, les circonstances de la réception de Watteau et de Chardin à l’Académie montrent des similitudes frappantes. Plusieurs biographes de Watteau rapportent l’anecdote selon laquelle le peintre, voulant solliciter une pension du Roi pour aller en Italie, aurait exposé en 1712 deux tableaux dans une antichambre de l’Académie que les peintres académiciens auraient admirés et pris pour les compositions de « quelqu’ancien Maître 1 ». Ce scénario semble se répéter une quinzaine d’années plus tard, à l’occasion de l’admission de Chardin à l’Académie. Selon l’anecdote, le peintre ayant placé ses tableaux dans la première salle de l’Académie, Nicolas de Largillière en fut tellement frappé qu’il les prit pour les œuvres de « quelque bon peintre flamand ». Certes, ces anecdotes ne sont que des légendes contenant des éléments mythifiants, elles attirent cependant l’attention sur la touche particulière propre à ces deux peintres qui pouvait tromper même l’œil averti des académiciens. Bien que les sujets de prédilection de Watteau et de Chardin – ainsi que les genres dans lesquels ils se sont spécialisés – soient foncièrement différents, il existe une certaine affinité entre leurs manières d’exécution. Elle s’explique, du moins en partie, par leur inspiration puisée dans la peinture des Écoles du Nord. Dans le cas de Watteau, celle-ci est tout à fait évidente – sa ville natale 1
Voir Edme-François Gersaint, « Abrégé de la vie d’Antoine Watteau » (1744), in Vies anciennes de Watteau, éd. P. Rosenberg, Paris, Hermann, 1984, p. 35.
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Valenciennes était flamande jusqu’à sept ans avant la naissance du peintre – et dans celui du parisien Chardin plus indirecte, mais également déterminante. Quant à Watteau, presque tous ses biographes insistent sur les origines flamandes du peintre. Antoine de La Roque évoque par exemple le « goût Flamand » de Watteau, Boyer d’Argens va jusqu’à le comparer à Teniers le Jeune quand il mentionne parmi leurs sujets de prédilection les tabagies ou les fêtes de villages, et l’abbé Fraguier intitule son poème « Épitaphe de Watteau, peintre flamand 2 ». Les critiques contemporains ont souvent considéré Chardin également comme un peintre nordique : il a été comparé aux artistes flamands et hollandais, à Teniers ou à Rembrandt. Le rapprochement entre Teniers et Chardin se retrouve, entre autres, chez Diderot mais aussi chez des salonniers moins connus tels que l’abbé Gougenot, et celui entre la manière de Chardin et de Rembrandt chez Pierre Estève 3 . L’inspiration nordique de l’art des deux peintres se manifeste avant tout dans leur attachement au naturel : d’après les écrits de leurs commentateurs, ils entretenaient une relation semblable à la nature. Dans le cas de Watteau, le poème de l’abbé de La Marre est révélateur à cet égard, et dans celui de Chardin, le critique Mathon de La Cour insiste sur « une imitation très parfaite de la nature4 » par le peintre. 2
Antoine de La Roque, « Notice nécrologique » (1721), in Vies anciennes, op. cit., p. 5 ; Jean-Baptiste de Boyer, « Ténières et Watteau » (1752), in Ibid., p. 93 et Claude-François Fraguier, « Épitaphe de Watteau, peintre flamand » (1726), in Ibid., p. 18-19. 3 Denis Diderot, Salon de 1769, in Salons IV. Héros et martyrs, éd. E. M. Bukdahl, M. Delon, D. Kahn et A. Lorenceau, Paris, Hermann, 1995, p. 43 ; Louis Gougenot, Lettre sur la peinture, sculpture et architecture… (Amsterdam, 1749), p. 64 et Pierre Estève, Lettre à un ami sur l’exposition des tableaux…, s.l., 1753, p. 5. 4 La Marre (abbé de), « L’art et la nature réunis par Wateaux » (1736), in Vies anciennes, op. cit., p. 24-25 et Charles-Joseph Mathon de La
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L’affinité entre la manière de Watteau et de Chardin est à l’origine des fausses attributions, par exemple de celle du Singe antiquaire de Chardin jadis considéré comme l’œuvre de Watteau. La manière des deux peintres a été tenue pour inimitable par leurs contemporains, comme l’attestent les biographies de Watteau et les écrits critiques sur Chardin. La question qui se pose alors concerne la singularité de leur touche : quelles sont les caractéristiques qui rendent leur manière inimitable et la légèreté en fait-elle partie en quelque sorte ? Parcours terminologique autour de la légèreté Cette notion, ayant un rôle paradigmatique à l’époque de la Régence, embrasse les valeurs de l’aérien : comme la grâce ou le je-ne-sais-quoi, elle est liée au mouvant, au changeant et au flottant. Il peut sembler quelque peu paradoxal que l’art de Watteau soit loin de la légèreté (au sens moral du terme), alors que son exécution en est pourtant marquée selon ses biographes. Dans le discours sur Watteau, la légèreté va de pair avec l’inconstance : le collectionneur Gersaint tient l’inconstance et l’impatience pour un trait de caractère du peintre et remarque que les tableaux de celui-ci s’en ressentent également. Il vante cependant les dessins de Watteau pour leur finesse à laquelle s’ajoutent « les grâces, la légèreté, la correction, la facilité 5 ». L’opinion du secrétaire de l’Académie, Dubois de Saint-Gelais est nettement favorable à l’égard de la légèreté lorsqu’il affirme que les danseurs du peintre sont admirables pour la légèreté de leurs mouvements6. Cour, Lettres à Madame***…, Paris, Desprez et Duchesne, 1763 (coll. Deloynes, t. 8, pièce 101), p. 37. 5 E.-F. Gersaint, « Abrégé de la vie d’Antoine Watteau », in Vies anciennes, op. cit., p. 34. 6 Louis-François Dubois de Saint-Gelais, « Notice sur Watteau » (1727), in Ibid., p. 21.
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Comme toutes les notions, la légèreté s’inscrit dans une histoire. Si on la replace donc dans son historicité, ses origines remontent aux codes de comportement pratiqués dans les sociétés de cour7. Pour les caractériser, dans son Livre du courtisan, Baldassare Castiglione invente un néologisme frappant, la notion de sprezzatura. Ce terme apparaît en rapport avec la réflexion sur la grâce : il consiste à voiler tout effort et à « faire preuve en toute chose d’une certaine désinvolture (sprezzatura), qui cache l’art et qui montre que tout que ce que l’on a fait et dit est venu sans peine et presque sans y penser8 ». La légèreté est effectivement très proche de la sprezzatura à laquelle s’apparentent également les notions de je-ne-sais-quoi et de délicatesse, cette dernière désignant une manière de penser spécifique qui, au lieu de fixer les concepts, se manifeste dans « la légèreté et la mobilité de la pensée9 ». La question reste de savoir dès lors comment la légèreté apparaît dans le discours pictural du XVIIIe siècle. Le terme de légèreté, qui se retrouve bien souvent dans le vocabulaire pictural de cette époque, semble être aussi la résurgence de la sprezzatura de Castiglione. Le Dictionnaire portatif, ouvrage vulgarisateur de Jacques Lacombe recense parmi les synonymes de la légèreté la liberté, la facilité et l’aisance : ces termes désignent « le talent de certains Maîtres qui expriment, sans que le travail & la gêne se fassent sentir, tout ce que l’imagination leur suggere10 ». D’une manière plus indirecte, le « beau-faire » relève également du champ conceptuel de la légèreté du pinceau : l’article de l’Encyclopédie méthodique de 7
Norbert Elias, La Société de cour, Paris, Flammarion, 1985. Baldassare Castiglione, Le Livre du courtisan (1528), trad. A. Pons, Paris, Gérard Lebovici, 1987, p. 55. 9 Ernst Cassirer, La Philosophie des Lumières, Paris, Fayard, 1996, p. 296. 10 Jacques Lacombe, article « Liberté », in Dictionnaire portatif des beaux-arts, Paris, la Veuve Estienne & Fils et Herissant, 1752, p. 363. 8
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Watelet et de Lévesque évoque ce terme en le rattachant à la « hardiesse de tact11 ». Quant à la « légèreté », d’après ce même dictionnaire, elle « se joint vaguement à l’idée de spiritualité », ce qui explique que dans le langage de l’art, « léger » et « aérien » sont parfois des synonymes12. L’article « Légèreté » en peinture de l’Encyclopédie de Diderot et de d’Alembert précise que la formule « pinceau léger » s’utilise si l’on reconnaît dans une toile « la sureté de la main, & une grande aisance à exprimer les objets13 ». Selon l’article « Facilité » de la même encyclopédie, l’artiste doué de génie « distribue ses couleurs avec la légèreté d’un pinceau facile 14 ». L’Encyclopédie tient la pesanteur ou la lourdeur pour les contraires de la légèreté, il en va de même de la gravité, pourtant positivement connotée lorsqu’il s’agit des mœurs et des manières15. Dans le cas de Watteau, le terme de légèreté ne renvoie pas aux mœurs et aux manières mais à l’exécution de ses tableaux. Dans sa nécrologie consacrée à l’artiste, le comte de Caylus mentionne que Watteau a acquis une légèreté de pinceau chez son second maître Claude III Audran16. La « légèreté de pinceau » ou – dans un sens métonymique, la « légèreté d’outil » – est une expression lexicalisée dans le vocabulaire de Caylus et en général dans la terminologie 11
Claude-Henri Watelet et Pierre-Charles Lévesque, article « Beaufaire », in Encyclopédie méthodique, vol. I, Paris, Panckoucke, 17881791, p. 285. 12 Ibid., p. 473. 13 Louis de Jaucourt, article « Légèreté », in Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers (17511780), Stuttgart-Bad Cannstatt, Friedrich Frommann, 1966-1995, vol. 9, p. 352. 14 Watelet, article « Facilité », in Encyclopédie méthodique, op. cit., vol. I, p. 284. 15 Louis de Jaucourt, article « Pesanteur », in Encyclopédie, op. cit., vol. 12, p. 448. 16 Anne-Claude-Philippe Caylus, La vie d’Antoine Watteau (1748), in Vies anciennes, op. cit., p. 55.
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artistique du XVIIIe siècle où l’adjectif « léger » figure souvent ensemble avec la « touche » du peintre. Caylus note à ce propos que la touche de Watteau, « fine et légère, donnait à toute son exécution un air piquant et animé17». Parmi les écrivains d’art, c’est Caylus qui était le plus pleinement conscient de la difficulté à théoriser la notion de légèreté du pinceau à laquelle il a consacré une conférence, présentée en 1755 à l’Académie. Par l’analyse de ce texte, nous essayons de montrer dans quelle mesure la conception de Caylus diffère de celle des encyclopédies et dictionnaires cités. La conférence de Caylus sur la « légèreté d’outil » Caylus introduit sa conférence par un tour de rhétorique conventionnel lorsqu’il constate que personne avant lui n’a encore traité ce sujet. Il précise que dans la langue de l’art, la légèreté n’est pas « une opposition exacte de la peine et de la difficulté 18 » comme dans la langue familière. Il définit la « légèreté d’outil » comme « cette dernière touche qui fait le plus d’impression sur l’esprit du spectateur, celle qui le séduit » et ajoute qu’elle est « la dernière main de la facilité dont elle est dépendante19 ». Caylus conçoit la « légèreté d’outil » comme une conséquence de la pratique dont résulterait tout le pouvoir de suggestion de la peinture : Enfin la légèreté d’outil me paraît le dernier degré de ces parties essentielles ; elle termine la rondeur si nécessaire à l’expression de 17
Ibid., p. 74. Caylus, De la légèreté de l’outil (1756), in Vies d’artistes du XVIIIe siècle, éd. A. Fontaine Paris, Renouard et Laurens, 1910, p. 149-159. 19 Ibid., p. 152. Pour l’interprétation du passage voir René Démoris, « Le comte de Caylus entre théorie et critique d’art : une esthétique du "laissé" ? », in Le comte de Caylus. Les arts et les lettres, éd. N. Cronk et C. Peeters, Amsterdam – New York, Rodopi, 2004, p. 17-41. 18
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tous les corps ; elle présente ce duvet des fruits, cette fraîcheur des fleurs, ou plutôt encore le charme de la jeunesse ; elle est composée de ces laissés qu’on ne peut comparer qu’à ces sousentendus, à ces mots suspendus qui sont l’agrément de la conversation20.
Par ce langage allégorique, Caylus situe le concept de « légèreté d’outil » entre la peinture et la poésie. Les idées les plus complexes peuvent être mieux formulées à l’aide de métaphores que dans un langage scientifique. Il est significatif que les deux théoriciens de l’art français les plus importants du XVIIe siècle, André Félibien et Roger de Piles, aient utilisé le langage métaphorique lorsqu’ils réfléchissaient sur la grâce ou les « beautés fuyantes et passagères21». La formule « légèreté du pinceau » apparaît par ailleurs aussi chez Piles, dans le passage où il évoque les éléments susceptibles de donner de l’âme au paysage : « les figures, les animaux, les eaux, les arbres agités du vent22 » ainsi que les fumées et, finalement, la légèreté du pinceau. Quant au texte de Caylus, il est hésitant parce qu’il y est question de verbaliser une qualité qui ne peut s’exprimer que difficilement par des moyens langagiers. Les théoriciens du XVIIe siècle auraient dit qu’il s’agit là d’une sorte de je-ne-sais-quoi, mais cette expression n’étant plus à la mode vers le milieu du siècle suivant, Caylus saisit par le néologisme « laissés » l’essence de cette technique particulière dont le résultat est la légèreté. Lorsque Caylus essaie de définir le sens de la « légèreté d’outil », il recourt encore au langage allégorique : 20
Caylus, De la légèreté de l’outil, op. cit., p. 152. André Félibien, Premier Entretien (1666), in Entretiens (Entretiens I et II), éd. R. Démoris, Paris, Les Belles Lettres, 1987, p. 120-122 et Roger de Piles, Remarques sur L’Art de Peinture de Charles-Alphonse Du Fresnoy (1668), Genève, Minkoff, 1973, p. 114-115. 22 Roger de Piles, Cours de peinture par principes (1708), Paris, Gallimard, 1989, p. 125. 21
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… je croirais qu’on peut définir ce produit du goût, de l’esprit et du pinceau, en disant que ce sont les dernières touches qui, conduites par un sentiment exquis, fleurissent toutes les parties d’un tableau. Le terme de fleuri est allégorique, et conséquemment ne convient point à une définition ; mais je n’en connais point qui exprime plus précisément cette légèreté23.
Le terme « fleuri », faisant allusion aux fleurs de rhétorique, renvoie également à la difficulté de la définition de la légèreté, cette qualité qui renoue en quelque sorte avec la grâce éphémère. L’un des exemples frappants pour l’évocation de la légèreté dans l’art de Watteau est sans doute son Indifférent. La danse du jeune aristocrate de la toile donne l’impression de l’envol : son attitude exprime une aisance naturelle 24 . L’Indifférent illustre le principe que Leon Battista Alberti a articulé dans son De Pictura, selon lequel les « mouvements les plus vivants et les plus gracieux sont ceux des membres qui s’élèvent en l’air 25 ». De fait, la légèreté est, dès l’Antiquité, un des critères fondamentaux de la beauté des figures. L’Indifférent de Watteau permet de visualiser cet idéal puisqu’il met en scène un moment d’équilibre fragile, la suspension de l’instant et l’élan vers le mouvement. L’art de Chardin, dont les natures mortes montrent les objets figés dans l’immobilité et dont les scènes de genre représentent un moment arrêté, semble bien éloigné de la légèreté des tableaux de Watteau. Est-il pertinent d’utiliser le terme « légèreté » pour parler de la peinture de Chardin ? Ne risque-t-on pas de prononcer un oxymore ?
23
Caylus, De la légèreté de l’outil, op. cit., p. 156. (Les italiques sont dans le texte.) 24 Sur l’interprétation de L’Indifférent au regard de la grâce du danseur voir Katalin Bódi, « Paradoxe sur l’Indifférent », in Studia Romanica de Debrecen, Debrecen, Francia Tanszék, 2015, p. 85-94. 25 Leon Battista Alberti, De la peinture (1435), trad. J.-L. Schefer, Paris, Macula, 1992, p. 167.
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La manière de Chardin : entre facilité et pesanteur Si les textes sur Watteau insistent sur l’aspect léger et aérien de sa touche et que les toiles du peintre ne font que confirmer cette impression, à propos des compositions de Chardin, ce n’est guère la notion de légèreté qui s’impose. Cependant, les écrits contemporains qui traitent de l’artiste parlent de la facilité, voire de la légèreté de sa peinture. Baillet de Saint-Julien vante en ces termes l’effet d’illusion que lui procurent les toiles de Chardin, en s’adressant au peintre : « L’œil trompé par tant de légèreté, & la facilité apparente qui y regne, voudroit en vain par son attention & ses recherches multipliées, en apprendre d’eux le secret ; il s’abîme, il se perd dans ta touche26 ». Cette impression de facilité, qui invite l’œil à se perdre dans la touche du peintre, ne serait-elle qu’apparente ? Le langage de Baillet, tout comme celui d’autres critiques, se heurte à la difficulté de la verbalisation de cet effet. Ce langage tâtonnant exprime à merveille l’effet vertigineux causé par les toiles du peintre : tout se passe comme si, dans le cas de Chardin, la vérité de la représentation ne servait qu’à contribuer à la tromperie qui s’accomplit par l’illusion des yeux. Celle-ci est causée, selon les salonniers, par la qualité qu’ils rendent par le terme allégorique de « magie des couleurs ». « On n’entend rien à cette magie », avoue Diderot en 1763, à propos de La Raie dépouillée de Chardin27 . Ce tableau montre un poisson écorché dont l’image parfaitement rendue semble plus vivante que son original. Lorsque Diderot tente de comprendre le pouvoir de séduction du tableau, il recourt lui aussi à des métaphores : « Ce sont des couches épaisses de couleur, appliquées les 26
Louis-Guillaume Baillet de Saint-Julien, Caractères des peintres français actuellement vivans, Amsterdam, 1755, p. 5. 27 Denis Diderot, Salon de 1763, in Salons de 1759, 1761, 1763, éd. J. Chouillet, Paris, Hermann, 1984, p. 220.
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unes sur les autres, et dont l’effet transpire de dessous en dessus28 ». Ce lexique suggère la présence du corps : à la lecture de ces lignes, on a l’impression d’une nature différente, corporelle, et donnant l’illusion du vivant, qui se superposerait à la surface de la toile. Concernant le sens du terme « magie » au XVIIIe siècle, l’Encyclopédie méthodique de Watelet et de Lévesque précise que ce mot signifie la représentation des objets avec tant de vérité qu’ils font illusion. Selon l’article, le terme « magie » est généralement associé à la couleur : « [l]a magie de la peinture est séduisante par d’agréables illusions » dont les « artifices trompent facilement29 ». La magie est donc liée à l’illusion, terme qui se voit également défini par l’Encyclopédie méthodique. Cet article de Watelet s’appuie sur les réflexions de CharlesNicolas Cochin sur l’illusion picturale et la conférence de Cochin s’inspire de celle de Caylus consacrée à la légèreté. Un curieux effet de vertige – de miroitements et de reflets – se crée donc par les textes où ces notions circulent, et où les qualités indéfinissables se transforment facilement les unes en les autres, la légèreté peut devenir illusion, et l’illusion, quant à elle, magie. C’est à la fin de l’article « Illusion » de l’Encyclopédie méthodique qu’apparaît le nom de Chardin, lorsqu’il est question de deux tableaux montrant des bas-reliefs, l’un exécuté par lui et l’autre par Jean-Baptiste Oudry : « L’illusion était égale dans les deux tableaux, et l’on était obligé de toucher l’un et l’autre pour s’assurer que ce fût de la peinture30 ». L’article ajoute qu’en dépit de cet effet d’illusion égal, les artistes jugeaient que l’exécution de Chardin surpassait celle de son rival : ils voyaient leur 28
Ibidem. Watelet, article « Magie », in Encyclopédie méthodique, op. cit., t. I, p. 486. 30 Article « Illusion », in Ibid., t. I, p. 443. 29
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différence dans le faire « magique, spirituel, plein de feu », en un mot, dans « l’art inimitable31 » de Chardin. Si parmi les écrivains d’art, c’est Diderot qui saisit le mieux l’essence de la « magie » des tableaux de Chardin, son attitude envers les toiles du peintre est parfois ambivalente : d’un côté, il vante que l’air y circule entre les objets, d’un autre côté cependant, il note que le peintre tend vers la lenteur et la répétition. Dans son Salon de 1769, le critique d’art écrit que le « vieux magicien à qui l’âge n’a pas encore jeté sa baguette » se copie volontiers, et s’il a un défaut, c’est qu’il met « sa manière à tout, et qu’en passant d’un objet à un autre elle devienne quelquefois lourde et pesante32 ». Comment concilier dès lors l’impression de facilité avec la manière qualifiée de lourde et pesante ? Doit-on attribuer cette contradiction apparente à l’inconséquence de Diderot ou s’agit-il plutôt d’une qualité inhérente au faire particulier du peintre ? De fait, Diderot n’est pas le seul critique à avoir remarqué cette caractéristique de la touche du peintre. Les propos de Pierre-Jean Mariette vont dans le même sens : Car il faut en convenir, les tableaux de M. Chardin sentent trop la fatigue et la peine. Sa touche est lourde et n’est point variée. Son pinceau n’a rien de facile ; il exprime tout de la même manière, et avec une sorte d’indécision, qui rend son ouvrage trop froid33.
Ce que Mariette reproche à Chardin, c’est le manque de légèreté et aussi de variété, ainsi que le recours à la même manière en laquelle Baillet de Saint-Julien a pourtant vu la manifestation d’une facilité apparente. Ces contradictions dans le langage des critiques témoignent de ce qu’ils s’attachent à comprendre la « magie » de Chardin et 31
Ibid. Diderot, Salon de 1769, op. cit., p. 45. 33 Pierre-Jean Mariette, Abecedario (1749), cité in Pierre Rosenberg, Chardin, Paris, Réunion des Musées Nationaux, 1979, p. 81. 32
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veulent verbaliser une qualité qui échappe pourtant à l’analyse. Pour saisir la « magie », qui tient avant tout aux effets des couleurs, ils utilisent un langage inadéquat, hérité de la théorie de la Renaissance italienne et développé pour l’analyse des peintures narratives. Malgré cet obstacle face à la peinture non-narrative de Chardin, la plupart des critiques restent admiratifs devant les toiles du peintre et soulignent sa manière inimitable. Diderot évoque la « manière qui lui est propre », Joseph de la Porte appelle le peintre un « célèbre et rare imitateur de la nature, inimitable dans sa manière » et Jacques Lacombe parle de la touche et des teintes singulières de l’artiste34. Au début du XVIIIe siècle, c’est l’art de Watteau qui a été jugé de façon semblable. Ses biographes ont mis l’accent sur l’originalité du peintre, allant de pair avec une manière inimitable. Tout comme Watteau, Chardin est considéré comme inventeur d’un genre nouveau dans lequel il est devenu inimitable, le mot « genre » devant être ici pris dans le sens de manière 35 . Les critiques tombent d’accord sur la difficulté de l’imitation de cette manière dont il ne pourrait résulter que de mauvaises copies. C’est en ce sens que La Font de Saint-Yenne mentionne le nom de Watteau, en rapport avec la technique du pastel popularisée par le portraitiste La Tour : « Combien l’inimitable Watteau a fait de mauvais singes dans son temps 36 ! » L’expression doublement péjorative de « mauvais singes » renvoie à l’impossibilité 34
Voir Diderot, Salon de 1759, in Salons de 1759, 1761, 1763, op. cit., p. 98 ; Joseph de La Porte (abbé), Observations…, Paris, Duchesne, 1761 (coll. Deloynes, t. 7, pièce 94), p. 12 et Jacques Lacombe, Le Salon, 1753 (coll. Deloynes, t. 5, pièce 55), p. 24. 35 « Il s’est créé un genre nouveau, & qui est tout à lui. » (Lacombe, Le Salon, op. cit., p. 33). 36 Étienne La Font de Saint-Yenne, Réflexions sur quelques causes de l’état présent de la peinture en France, in Œuvre critique, éd. É. Jollet, Paris, ENSB-A, 2001, p. 82.
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de l’imitation des peintres ayant une manière singulière, tels Watteau ou Chardin. D’après ces quelques exemples, sans doute limitatifs mais représentatifs, il nous semble que la formule « magie du pinceau » utilisée dans le cas de Chardin n’est en quelque sorte qu’une autre forme langagière de la « légèreté d’outil » que Caylus tentait de théoriser et dont la plus belle manifestation est la peinture de Watteau. Ce qui relie ces deux expressions métaphoriques, c’est qu’elles échappent à toute tentative de définition et ne sont abordables que par des approximations, des tâtonnements. Ces deux qualités se rattachent à une manière singulière et inimitable dont le résultat est la séduction des yeux. Aussi les deux se caractérisent-elles par un vocabulaire illusionniste légèrement teinté d’érotisme dont témoignent les termes tels que « séduire » ou « enchanter » qui se retrouvent en général dans leur contexte. Le point commun le plus flagrant entre elles tient pourtant à ceci que, grâce à la réhabilitation de la touche du peintre – désignée par la « légèreté d’outil » et la « magie du pinceau » – la pratique artistique se voit enfin dotée d’une dignité dans le discours pictural théorique et critique. La théorie artistique française d’inspiration italienne l’en avait privée car tout y était subordonné à l’idée et au dessin censé l’exprimer – tenu pour la partie intellectuelle de la peinture – alors que la pratique artistique avait été reléguée à un niveau subalterne. Si les deux expressions métaphoriques, qui faisaient l’objet de nos investigations, défient les tentatives de verbalisation, c’est parce qu’elles sont liées à tout ce qui ne relève pas immédiatement de la parole et du discours : au purement pictural, à la matière même de la peinture et, par ce biais, à la manière artistique ainsi poétisée.
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4. Le charme et la grâce : le motif de l’escarpolette dans la peinture de Watteau et de Fragonard Qu’est-ce que le charme ? Ce terme désigne tout ce qui est fugitif et échappe ainsi aux tentatives de théorisation. Comme dans le cas de bien d’autres catégories, l’intérêt majeur de cette notion réside dans l’indécision, dans le fait qu’elle ne se prête que difficilement à la définition. Dans le discours artistique de l’époque classique, la réflexion sur le charme va de pair avec celle à propos d’autres notions – telles que le mystérieux je-ne-sais-quoi mais, avant tout, la grâce – qui renvoient également au caractère subjectif et irrationnel de l’expérience esthétique. Concernant le rapport de ces notions, cependant, des questions se posent : le charme est-il une variante de la grâce ou une qualité esthétique autonome qui en est foncièrement différente ? Le champ notionnel de la grâce et du charme est effectivement très proche l’un de l’autre : il est difficile de les séparer par une ligne de démarcation nette et bien définie. Tout comme la grâce, le charme est lié au mouvement et au mouvant, à ce qui flotte et s’envole. Dans le vocabulaire pictural français du XVIIIe siècle, cette notion se conçoit comme voisine de la grâce dont elle est parfois indiscernable : les deux ont comme synonymes discursifs la facilité ou légèreté. Ces termes sont en effet tous la réminiscence de la sprezzatura de Baldassare Castiglione, terme qui deviendra, à son instar, la notionclé des traités d’honnêteté tant italiens que français ou espagnols. Contrairement à la grâce, le charme est une notion laïcisée : si les deux ont rapport à l’amour, le charme puise sa terminologie non pas dans le vocabulaire
de l’amour divin mais dans celui de l’amour corporel. L’autre différence entre le charme et la grâce concerne leur aptitude à la théorisation : alors que dans les écrits sur l’art de l’époque rococo fleurit tout un discours de la grâce, le charme ne connaît pas une telle fortune théorique. Parmi les sujets et les motifs picturaux chers au XVIIIe siècle, celui de l’escarpolette se prête aisément à la mise en image du charme. L’exemple le plus connu en est sans doute L’Escarpolette de Fragonard, peinte en 1767, mais bien avant lui, en 1712, Watteau a déjà traité ce même motif. C’est sur la base des dictionnaires artistiques, ainsi que des textes théoriques et critiques de l’époque que nous interrogerons la notion de charme en rapport avec la peinture de Watteau et de Fragonard. Tout en offrant une interprétation iconographique du motif de l’escarpolette, nous tâcherons de répondre à la question de savoir comment le charme et la grâce se manifestent dans l’art de ces deux peintres, et s’il est possible de les distinguer d’après leur représentation picturale. Le charme et la grâce en tant que notions esthétiques Si les écrits sur l’art français du XVIIIe siècle recourent plutôt au terme « grâce » et moins au charme, une des causes possibles de cette tendance réside dans le fait que cette dernière a un « passé théologique ». On peut en effet observer que les notions de la terminologie artistique qui proviennent du vocabulaire religieux – telles la passion ou la grâce – sont plus aptes à la théorisation que celles qui ne puisent pas leur source dans la théologie. Comme en témoignent les écrits des théoriciens de l’art, c’est dans la deuxième moitié du XVIIe siècle que la connotation théologique de la grâce se voit progressivement estompée
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et qu’elle devient une notion laïcisée, tout en gardant de son passé le caractère inexplicable1. Quant à la généalogie de ces deux notions, l’article consacré au charme du Vocabulaire d’esthétique d’Étienne Souriau précise que le mot français vient du latin carmen qui signifie « incantation magique2 ». La notion de charme a donc rapport à la magie : dotée d’un pouvoir incantatoire, elle est susceptible de captiver, de « charmer » celui qui subit son effet. L’article précise au sujet du charme que ce terme désigne le côté mystérieux du plaisir esthétique, cette qualité troublante dans les œuvres d’art que les théologiens et moralistes du XVIIe siècle désignaient par le je-ne-sais-quoi. La grâce est rangée également parmi les synonymes discursifs du charme, plus précisément d’une certaine variété du charme qui se manifeste avant tout dans l’aisance du mouvement. Si le charme ne figure pas dans les dictionnaires artistiques du XVIIIe siècle, il a bien sa place dans les dictionnaires universels de l’époque. L’article « Charme » de l’Encyclopédie de Diderot et de d’Alembert insiste sur le fait que le charme est une « opération magique » condamnée par la religion, dont le résultat est l’enchantement ou l’ensorcèlement3. À propos du charme, l’article renvoie à l’entrée « Appas », également de la plume de Diderot : il donne pour synonymes des appas les attraits et les charmes, tout en précisant que ce dernier mot est utilisé au pluriel s’il « marque le pouvoir qu’ont sur le 1
Cf. André Félibien, « Premier Entretien » (1666), in Entretiens sur les vies et sur les ouvrages des plus excellents peintres anciens et modernes (Entretiens I et II), éd. R. Démoris, Paris, Les Belles Lettres, 1987, p. 120. 2 Article « Charme », in Vocabulaire d’esthétique, éd. É. Souriau, Paris, PUF, 2004, p. 358. 3 Denis Diderot, article « Charme », in Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers (1751-1780), StuttgartBad Cannstatt, Friedrich Frommann, 1966-1995, vol. 3, p. 210.
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cœur la beauté, l’agrément ou les grâces4 ». Il établit une différence de degré entre ces trois termes, selon laquelle les attraits sont plus naturels, les appas se situent du côté de l’art, et « il y a quelque chose de plus fort & de plus extraordinaire dans les charmes 5 ». Le mot « charme » s’emploie alors au pluriel, il se réfère le plus souvent à la beauté féminine, mais aussi à tout ce qui affecte agréablement. Quant à l’idée d’agrément, elle se retrouve en général dans les définitions des dictionnaires artistiques, bien que non pas à propos du charme mais de la grâce. Les articles de dictionnaires consacrés à la grâce utilisent ce terme parfois comme synonyme du charme. Le Dictionnaire portatif de Jacques Lacombe définit ainsi l’effet de la grâce en peinture : un « tour heureux, qui répand sur les objets d’un tableau un certain agrément qui attire & flatte les yeux, & qu’il est plus facile de sentir que d’expliquer6 ». L’autre dictionnaire vulgarisateur du XVIIIe siècle, celui d’Antoine-Joseph Pernety écrit dans le même esprit que la grâce est « un certain tour que l’on donne aux choses, qui les rend agréables aux spectateurs7 ». Les deux définitions insistent sur l’agrément lié à la grâce, mais Lacombe y ajoute encore le caractère inexplicable qui apparente la grâce au je-ne-sais-quoi. Au XVIIIe siècle, dans ses articles pour l’Encyclopédie et l’Encyclopédie méthodique, Watelet met en cause le manque de précision des définitions de la grâce et dote cette notion des qualités (comme l’exacte proportion) qui caractérisaient, selon les théoriciens classiques, la beauté 8. 4
Denis Diderot, article « Appas », in Ibid., t. 1, p. 547. Ibidem. 6 Jacques Lacombe, Dictionnaire portatif des beaux-arts, Paris, La Veuve Estienne & Fils et J.-Th. Herissant, 1752, p. 296. 7 Antoine-Joseph Pernety, Dictionnaire portatif de peinture, sculpture et gravure (1757), Genève, Minkoff, 1972, p. 337-338. 8 Cf. Claude-Henri Watelet, article « Grâce » (Beaux-arts), in Encyclopédie, op. cit., vol. 7, p. 805 et article « Grâce », in 5
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Une telle conception de la grâce serait-elle un recul par rapport à celle des théoriciens de l’art du XVIIe siècle qui tenaient à la distinguer de la beauté immobile ? Il est en tout cas frappant de voir que Watelet ne rattache la grâce ni au je-ne-sais-quoi ni au charme mais à la beauté, alors que l’article de la plume du peintre Robin, qui suit directement le sien dans l’Encyclopédie méthodique, renoue avec les acceptions des théoriciens classiques. Vers la fin de son article, Robin cite les noms de quelques peintres dont aussi celui de Watteau, avec un accent légèrement péjoratif : « Watteau, notre aimable Watteau n’a pas rendu la grâce, il est gracieux9 ». Il convient encore d’ajouter le nom de Voltaire à ceux qui, au siècle des Lumières, ont tenté de saisir la grâce par des moyens langagiers : dans son article pour l’Encyclopédie, il fait appel à la notion du charme pour définir la grâce. Il utilise ces deux termes comme quasisynonymes lorsqu’il déclare que la grâce est en général « ce qui plaît avec attrait » et que la beauté peut « être dépourvue de ce charme secret qui invite à la regarder, qui attire, qui remplit l’âme d’un sentiment doux10 ». On peut constater que c’est au début du XVIIIe siècle que la notion de grâce subit un glissement de sens, lors duquel son champ sémantique se rapproche de celui de l’agréable et du charme. C’est ce sens qui apparaîtra dans les critiques de Salons foisonnant vers le milieu du siècle. Le critique d’art Baillet de Saint-Julien définit par exemple en ces termes la grâce : « C’est un point essentiel dans la Peinture, c’est sans doute un de ses plus grands
Encyclopédie méthodique. Beaux-arts, éd. C.-H. Watelet et P.-Ch. Lévesque, Paris, Panckoucke, 1788-1791, t. I, p. 341. 9 Jean Baptiste-Claude Robin, article « Grâce », in Ibid., p. 347. 10 Voltaire, article « Grâce » (Grammaire, Littérature et Mythologie) », in Encyclopédie, op. cit., vol. 7, p. 805.
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charmes11. » Le charme figure ici en tant que synonyme de l’attrait de la peinture. Baillet distingue ce type de grâce de « celle qu’on connaît vulgairement sous son nom » et qui correspond plutôt à l’excès de la grâce : au gracieux12. Réminiscences de la sprezzatura La réflexion artistique française du XVIIIe siècle met l’accent sur les caractéristiques de la grâce que nous venons de recenser, à savoir qu’elle peut être saisie par son effet, qu’elle consiste dans le mouvement et qu’elle est liée à la sphère affective. La cause en est le caractère fugitif de la grâce qui exclut toute apparence d’effort et donne l’impression d’une aisance spontanée. Cette dernière expression fait allusion au Livre du courtisan de Baldassare Castiglione qui accorde une place centrale à la notion de grâce. En simplifiant, on peut dire que Castiglione voit en la grâce le mode d’existence du parfait courtisan car elle doit se manifester dans son comportement : le courtisan « doit accompagner ses actions, ses gestes, ses manières, en somme tous ses mouvements, de grâce 13 ». Il s’agit là d’une qualité indéfinissable : voulant pourtant la saisir, Castiglione recourt au néologisme sprezzatura qui signifie « une certaine désinvolture » susceptible de cacher l’art et de montrer que « ce que l’on a fait et dit est venu sans peine et presque sans y penser14 ». Le comble de l’art consiste paradoxalement dans la dissimulation de l’effort et la simulation de l’aisance et du naturel. Parmi les auteurs 11
Louis-Guillaume Baillet de Saint-Julien, Lettre à M. Chardin sur les caractères en peinture, Genève, 1753 (coll. Deloynes, t. 5, pièce 62), p. 12. 12 Ibidem. 13 Baldassare Castiglione, Le Livre du courtisan (1528), trad. A. Pons, Paris, Gérard Lebovici, 1987, livre I, chap. XXIV, p. 51. 14 Ibid., chap. XXVI, p. 54.
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français, le traité de Nicolas Faret, intitulé L’honnête homme ou L’Art de plaire à la Cour, s’inspire de l’ouvrage Castiglione. Faret reprend à ce dernier l’idée selon laquelle le gentilhomme doit posséder une certaine grâce naturelle qui se reflète même dans ses moindres actions comme « un petit rayon de Divinité », expression qui renoue avec l’origine théologique de la grâce15. Mais qu’en est-il dès lors du charme dans la perspective de la théorie artistique ? Serait-il en quelque sorte le « parent pauvre » de la grâce ? Au travers des exemples relevés, nous avons vu que la cause de la défaveur du charme résidait dans la plus forte historisation de la grâce : les deux notions remontent aux origines antiques, mais dans le cas de la grâce, la conception antique s’est poursuivie dans la pensée chrétienne – la grâce théologique devenue la grâce esthétique – ainsi que dans l’idéal de comportement de l’homme de cour. Si la grâce et le charme deviennent relativement éloignés dans le discours sur l’art du XVIIe siècle, ils se rapprocheront au temps du rococo, au point de se confondre même quelquefois : le charme deviendra atténué, comme s’il avait perdu de sa puissance magique. Grosso modo, il en va de même pour la grâce, avec la différence qu’elle garde son historisation plus forte, dont font partie le souvenir du rayonnement (théologique) et la composante de spiritualité. Ce qui les rapproche encore, c’est leur perception par le spectateur : celle-ci ne requiert guère un savoir rationnel car les deux notions sont des catégories affectives. La question qui se pose maintenant est celle de savoir comment ces notions se manifestent dans la peinture française du XVIIIe siècle.
15
Nicolas Faret, L’honneste homme ou L’Art de plaire à la Cour, [Paris], Toussaincts du Bray, 1630, p. 32.
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Les avatars d’un motif pictural : l’escarpolette Dans la perspective de l’histoire stylistique de l’art, on peut considérer le charme et la grâce comme des catégories liées spécifiquement au XVIIIe siècle. Nous tâcherons de montrer de quelle manière ces deux notions permettent d’aborder la peinture française de l’époque rococo appelée, par l’historien de l’art André Chastel, « le temps des grâces 16 ». Le même Chastel affirme que « Watteau était le peintre de la grâce. Fragonard fut celui du charme17 ». Il entre dans le vif du sujet lorsqu’il relie les noms de ces peintres aux deux catégories esthétiques susceptibles d’exprimer l’esprit du rococo : la grâce et le charme. Par la suite, nous examinerons la manifestation iconographique du charme et de la grâce à travers un motif populaire au XVIIIe siècle, celui de l’escarpolette, que Watteau et Fragonard ont plusieurs fois représenté dans leurs œuvres. Tout comme la grâce, le charme n’existe qu’en mouvement et, en tant que mouvement, il se rattache au transitoire et au fugitif. Ces qualités si chères à l’esthétique du rococo sont surtout liées à la représentation de la figure féminine et symbolisent l’inconstance. Quant au jeu d’escarpolette – qui était un divertissement prisé de l’aristocratie du XVIIIe siècle –, puisqu’il ne requiert pas d’effort physique de la part de la femme se balançant, il offre au spectateur l’image de l’aisance et de la grâce18. Au siècle classique, ce motif apparaît dans un contexte emblématique : parmi les quatre éléments, il symbolise
16
André Chastel, L’art français. Ancien Régime 1620-1775, Paris, Flammarion, 2000, p. 141. 17 Ibid., p. 187. 18 Jennifer Milam, « Playful constructions and Fragonard’s swinging scenes », Eighteenth-Century Studies, n° 33, 2000/4, p. 543-559.
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l’air 19 . La représentation de ce motif par Watteau et Fragonard appelle pourtant à des interprétations bien variées de la légèreté et de l’état d’apesanteur20. L’arabesque de Watteau intitulée l’Escarpolette, aujourd’hui perdue et connue par une gravure de Louis Crépy, est probablement la première apparition de ce sujet dans l’iconographie occidentale 21 . Dans cette arabesque, Watteau exploite la diversité des associations qui peuvent être rattachées au motif de l’escarpolette. Ce motif s’intègre facilement dans les cadres de l’arabesque car il offre un mélange fantaisiste des éléments tant végétaux qu’animaliers, et permet de mêler différents registres du désir. Le centre est occupé par la figure de la femme à l’escarpolette, aux dimensions relativement réduites. La femme – poussée par l’homme élégamment habillé – est entourée de motifs végétaux et architecturaux dont nous ne mentionnons ici que ceux qui sont porteurs de connotations érotiques et renouent ainsi avec l’idée de l’inconstance. Parmi les éléments picturaux ayant une origine populaire, la cornemuse symbolise des attributs virils et la corbeille de fleurs qui menace de se renverser est une allusion plus discrète au désir de la femme. En revanche, la tête de Bacchus, en bas de l’image, et la tête du bouc, en haut, sont puisées dans l’imagerie antique du plaisir, voire du désir brutal. C’est également la femme à l’escarpolette qui figure au centre du tableau de Watteau Les agréments de l’été dont
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Cf. l’estampe d’Henri II Bonnart, L’air, entre 1690-1710, Londres, Victoria and Albert Museum, Department of Prints and Drawings. 20 Voir Étienne Jollet, Figures de pesanteur. Fragonard, Newton et les plaisirs de l’escarpolette, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1998. 21 Cf. Louis Crépy (Crépy fils), L’Escarpolette, gravure d’après Watteau, vers 1727. Voir Thomas Crow, La peinture et son public à Paris au XVIIIe siècle, Paris, Macula, 2000, p. 75.
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l’original a perdu 22 . Cette composition est bien plus mouvementée que la précédente. On y compte au total quatorze personnages ainsi qu’un chien lévrier. L’image montre l’intérieur d’un parc, de grands arbres où se trouve suspendue l’escarpolette de la femme dont un jeune homme se dispose à tirer la corde. Un couple amoureux occupe le devant de la composition, alors que les autres personnages sont les spectateurs de la scène. Parmi les figures, c’est avant tout celle de la femme à l’escarpolette qui attire le regard du spectateur, à cause de son attitude gracieuse : la grâce se manifeste surtout dans la légère inclination de sa tête. Le motif de l’escarpolette surgit encore sur Les Bergers de Watteau où il sert de contrepoint aux éléments rustiques de la scène 23 . C’est au coin droit de la toile qu’apparaît la femme à l’escarpolette avec son galant : le contraste entre le couple élégant et le joueur de cornemuse en habit de paysan est impressionnant. La femme tourne gracieusement sa tête vers le jeune homme dont les gestes expriment l’incertitude, comme s’il ne savait pas si la femme accepte ou repousse ses avances. Ce sentiment d’incertitude renvoie à l’allégorie de l’inconstance, impliquée aussi par le mouvement du balancement. Concernant la grâce, les textes de la première moitié du e XVIII siècle traitant de Watteau évoquent souvent cette qualité. À l’exception du seul La Font de Saint-Yenne, les écrivains d’art recourent au terme « grâce » en rapport avec l’exécution de l’artiste. Même Diderot, qui a pourtant peu apprécié Watteau, lui reconnaît cette qualité24. Quant 22
Il en existe plusieurs gravures, cf. par exemple celle exécutée par F. Joullain, en 1732, pour le recueil de Jean de Jullienne. 23 Jean-Antoine Watteau, Les Bergers, 1717, Berlin, Schloss Charlottenburg. 24 Cf. Denis Diderot, Essais sur la peinture, éd. G. May et Salons de 1759, 1761, 1763, éd. J. Chouillet, Paris, Hermann, 1984, p. 56.
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aux biographes du peintre, ils utilisent à son égard soit l’adjectif « gracieux » soit le substantif « grâce » allant de pair avec la légèreté. Dans sa nécrologie, La Roque apostrophe Watteau « le gracieux et élégant peintre », et note que son « précieux talent de la grâce » se manifeste surtout dans les visages des femmes et des enfants25. Mais on pourrait encore citer le marchand d’art Gersaint, qui loue dans les dessins de l’artiste la finesse, les grâces, la légèreté, la correction, la facilité 26 . Dans ces textes, la grâce renvoie à l’exécution du peintre, même si les biographes ne la rattachent pas aux tableaux concrets. Au temps de Watteau, la critique d’art n’était pas encore née, ce qui explique que l’on trouve dans les textes sur l’artiste des allusions à sa vie et à sa manière de peindre mais pas de descriptions ni d’analyses de ses œuvres. Lorsque le premier critique au sens moderne du terme, La Font de Saint-Yenne évoque Watteau dans ses Réflexions, il qualifie son exécution non pas de gracieuse mais de charmante. Il cite les reproches du public adressés aux peintres contemporains à cause du peu de durée de leur coloris : « Tels sont ceux du charmant Watteau à qui il n’a manqué que cette partie pour être le Peintre le plus séduisant, et le plus piquant de tous les modernes27. » Ce vocabulaire est révélateur : aux yeux de La Font, l’art de Watteau est charmant, et ses œuvres sont séduisantes. Ce changement de terminologie est dû au fait que le texte de La Font date d’une époque postérieure à celle des biographes de l’artiste, où la notion de grâce a déjà subi le glissement de sens vers le charme. 25
Antoine de La Roque, « Extrait du Mercure » (1721), in Vies anciennes de Watteau, éd. P. Rosenberg, Paris, Hermann, 1984, p. 5. 26 Edme-François Gersaint, « Abrégé de la vie d’Antoine Watteau » (1744), in Ibid., p. 40. 27 Étienne La Font de Saint-Yenne, Réflexions sur quelques causes de l’état présent de la peinture en France, in Œuvre critique, éd. É. Jollet, Paris, ENSB-A, 2001, p. 75.
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Il n’en reste pas moins que le charme est une qualité esthétique qui marque plutôt les tableaux plus franchement érotiques de Fragonard. Ce qui était chez Watteau encore allusif et voilé devient plus direct chez Fragonard, notamment le rôle attribué à l’accidentel, au « hasard heureux » qui révèle au spectateur, pendant l’élan de l’escarpolette, les parties du corps habituellement cachées de la femme. Fragonard a exécuté trois tableaux sur le motif de la femme à l’escarpolette où il a transposé les traditions emblématiques liées à l’inconstance, en l’enrichissant par ses propres associations 28 . Ce qui est commun à ces images, c’est l’espace clos dans l’environnement naturel, le fond du paysage vaporeux, ainsi que les figures féminines portant des vêtements de couleur rose. Parmi les différences entre les trois versions, la plus flagrante est la proportion des figures par rapport au cadre naturel : dans les deux variantes plus tardives – La Petite escarpolette et La Balançoire – les figures sont plus nombreuses et plus petites que dans la version qui porte le titre Les hasards heureux de l’escarpolette29. Celle-ci est non seulement l’œuvre la plus populaire de Fragonard mais aussi la représentation sans doute la plus connue de l’escarpolette. Le peintre montre ici une scène sensuelle, avec la jeune femme au centre, assise à l’escarpolette lancée vers le ciel. Sa jambe est levée, son soulier s’envole dans l’air et conduit le regard du spectateur vers la sculpture d’un ange qui pose son index 28
Pour l’analyse comparée des trois tableaux de Fragonard montrant l’escarpolette voir J. Milam, « Playful constructions and Fragonard’s swinging scenes », op. cit. Il convient de noter la popularité d’autres « jeux de vertige » prisés par la culture aristocratique du XVIIIe siècle qui ont été également souvent mis en image : le jeu de la balançoire et du colin-maillard. 29 Jean-Honoré Fragonard, Les hasards heureux de l’escarpolette, 1767, Londres, The Wallace Collection. Ce titre provient d’une gravure d’après le tableau, exécuté par N. de Launay.
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sur les lèvres. En face de la femme se trouve un jeune homme allongé sur l’herbe, tandis que surgit de l’ombre une autre figure masculine qui tire la corde de l’escarpolette. La scène se déroule dans une sorte de « jardin secret » ; ce caractère « secret » est renforcé par la statue de l’ange dont le geste invite au silence. Bien que la composition ait été exécutée sur commande, elle met en scène des types généralisés et non pas des individus concrets. C’est par cette généralisation que le tableau devient l’emblème de l’amour. Sur cette toile, le charme réside dans la glorification du moment du bonheur éphémère : celui-ci se condense dans le détail du soulier en train de s’envoler. La Petite Escarpolette semble moins vigoureuse en comparaison avec la toile précédente : elle montre moins de charme, à cause des figures féminines plus nombreuses qui produisent une certaine dispersion de la composition30. Sur la sculpture de la fontaine, on voit resurgir les associations amoureuses (les anges et le dauphin), mais la flèche de l’ange n’a pas ici de cible réelle. Sur cette toile, la figure la plus proche de l’escarpolette est un autre personnage féminin, et l’homme qui tire les cordes de l’escarpolette se cache derrière la femme se balançant. Dans les deux versions ultérieures de la mise en scène du motif de l’escarpolette, le rôle de la nature s’accroît et, parallèlement, celui du couple amoureux se voit réduit. En dépit de quelques éléments indécis, ce tableau semble moins énigmatique que le précédent : ce sentiment est causé par le mouvement flottant du regard du spectateur qui ne peut pas se fixer sur un élément quelconque de la composition. Il nous semble pourtant que c’est La Balançoire qui a le moins de charme parmi les trois variantes. Bien que la 30
Jean-Honoré Fragonard, La Petite Escarpolette, vers la fin des années 1760, collection privée.
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composition soit plus vaste que les deux précédentes, les figures sont très petites, contrairement au cadre naturel qui devient relativement important. Dans le jardin spacieux, l’escarpolette est poussée non pas par un homme mais par deux 31 , et elle peut voler plus haut dans l’air. Un autre élément de la toile dirige également le regard du spectateur vers l’air : la figure féminine qui allonge sa vision normale par un télescope. Du point de vue de la composition, serait-elle le contrepoint de la femme à l’escarpolette ou servirait-elle à partager l’attention du spectateur entre les deux femmes ? S’il y a un jeu érotique dans cette toile, il y est bien moins évident que dans la version de 1767. Sur les deux variantes plus tardives, l’érotisme réside dans le motif de l’escarpolette autant que dans les éléments de la nature. Il faut noter que ces tableaux de Fragonard n’ont pas été exposés au Salon mais étaient des tableaux sur commande, ce qui explique qu’ils ne faisaient pas l’objet des textes critiques contemporains. Les brochures de Salons évoquent pourtant, à propos d’autres tableaux, la manière « très légère et très aérienne » du peintre32. Si le spectateur y ressent du charme, c’est parce que ces toiles sollicitent son imagination : ils l’invitent à participer au jeu de l’amour suggéré par le mouvement de l’escarpolette. Ces tableaux de Fragonard visualisent l’esthétique de la surprise : si l’on veut formuler cette impression à l’aide de catégories esthétiques, on peut dire qu’ils montrent le côté « charmant » de l’amour. Alors que les toiles de Watteau en restent à une esthétique de la suggestion, Fragonard met 31
Donald Posner suggère que les deux cordes de l’escarpolette laissent supposer que la femme a deux amants entre lesquels il doit choisir. Voir Donald Posner, « The Swinging Women of Watteau and Fragonard », The Art Bulletin, n° 64, 1982/1, p. 75-88. 32 Cf. le Salon de 1767, in Les Salons des « Mémoires secrets » 17671787, éd. B. Fort, Paris, ENSB-A, 1999, p. 42-43.
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en scène la sensualité qui n’est désormais plus voilée : c’est un érotisme plus franc, celui du charme qui saisit et attire. Fragonard glorifie l’amour et le bonheur présent, sans les accents mélancoliques liés au moment qui passe. Quant à la grâce de Watteau, elle consiste avant tout dans les mouvements de ses figures : L’Indifférent, avec son pas de danse gracieux paraît l’incarnation en personne de la grâce33. Serait-il en quelque sorte le pendant masculin des Inconstantes sur l’escarpolette ? Certainement oui, mais à cette différence que la solitude de l’Indifférent (qui est une figure de caractère) contraste avec le couple amoureux dont fait partie la femme à l’escarpolette. En guise de conclusion, qu’il nous soit permis de formuler quelques remarques concernant la théorisation des deux notions que nous avons tâché d’examiner dans le contexte de la peinture française du rococo. Dans tous les domaines de connaissance, il existe des catégories qui échappent aux tentatives de définition. Il en est de même du charme et de la grâce que l’on peut pourtant distinguer d’après leurs manifestations visuelles. Pour cette raison, il convient de dépasser la signification lexicale des termes et les replacer dans un contexte quelconque, dans ce cas-là iconographique. Si nous avons vu que la grâce ne se prêtait pas aisément à la conceptualisation, le charme présente encore plus de difficultés. Le fait que dans le système des catégories esthétiques, le gracieux a sa place, alors que le charmant n’y figure généralement pas, donne à réfléchir. Parmi ces catégories, le charme est peut-être le plus proche du joli, l’antithèse du sublime. Il n’en reste pas moins que le charme et la grâce se rattachent également au mouvement, à une sorte de mouvement fuyant qui risque d’échapper si l’on veut le saisir. Face à la beauté statique, le charme et la grâce sont 33
Jean-Antoine Watteau, L’Indifférent, 1717, Paris, Louvre.
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des qualités mobiles qui se manifestent en peinture lors de la représentation de l’escarpolette dans l’air. Dans l’histoire des catégories esthétiques, ces deux qualités marquent la conception artistique du XVIIIe siècle où le statut privilégié du beau se voit déstabilisé et il est relayé, bien que momentanément, par d’autres catégories : au début du siècle par la grâce (qui se déplace vers le charme) et, à la fin du siècle, par le sublime.
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5. Figures de la grâce chez Watteau et dans le discours sur l’art de l’époque « La grâce de Watteau est la grâce. Elle est le rien qui habille la femme d’un agrément, d’une coquetterie, d’un beau au-delà du beau physique. Elle est cette chose subtile qui semble le sourire de la ligne, l’âme de la forme, la physionomie spirituelle de la matière. » (Edmond et Jules de Goncourt)1
Ces mots des Goncourt, mis en exergue à notre étude, sont suffisamment célèbres pour que l’on ne s’y attarde pas trop longuement. Certes, ils ont l’inconvénient d’avoir connu le destin des propos qui, à force d’être trop souvent cités, perdent de leur vigueur et deviennent des « idées reçues », des truismes avec toute leur platitude. De plus, ces mots des Goncourt, étant non seulement tâtonnants mais aussi tautologiques, ne nous éclairent pas assez si l’on veut saisir la notion de grâce dans son rapport avec l’art de Watteau. D’après cette citation, la grâce chez Watteau apparaît comme une sorte de rien, un beau audelà du beau physique, quelque chose de subtil qui ne se prête qu’à des expressions imagées, à des métaphores poétiques. Or, ces lignes reflètent la résonance des idées des théoriciens d’art du XVIIe siècle qui, eux aussi, ont tenté de déterminer la notion de grâce. Mais peut-on définir la grâce, le rien ou « l’au-delà du beau physique » ? Peut-on dire ce qu’est la grâce ? Dans une première approche, la grâce est tout ce qui est vague et innommable. Le fait que dans le discours théorique sur la peinture du XVIIe et du début du XVIIIe siècle, la réflexion sur la grâce se développe parallèlement à celle à propos 1
Edmond et Jules de Goncourt, Arts et artistes, éd. J.-P. Bouillon, Paris, Hermann, 1997, p. 70.
d’autres notions (le je-ne-sais-quoi ou le charme) mérite attention. Ces notions au contour flou diffèrent sensiblement de celles qui ont abouti au XVIIe siècle à une doctrine artistique cohérente : elles constituent les bases d’une esthétique « autre » qui s’affranchit des certitudes et des notions claires du classicisme. C’est cette nouvelle esthétique, implicite et silencieuse qui, avec ses notions liées à l’éphémère, marque aussi l’œuvre de Watteau. À la lumière des écrits de Félibien et avant tout de Roger de Piles (dont les idées montrent la plus grande affinité avec l’art de Watteau), nous tâcherons de démontrer le rapport entre les théories artistiques sur la grâce et les œuvres du peintre. Nous essayerons également de répondre à la question de savoir pourquoi les critiques d’art aussi perspicaces que Diderot (et même l’ami de Watteau, le comte de Caylus) étaient insensibles à l’art du peintre : à ses tentatives de fixer le fugitif, de suspendre l’instant qui passe et de saisir l’éphémère. Le je-ne-sais-quoi et la grâce : dire l’indicible Si la grâce est, originairement, une notion à connotation théologique, dans la deuxième moitié du XVIIe siècle, celle-ci s’estompe et la grâce devient une notion laïcisée. Parmi les nombreuses approches possibles de la grâce, nous nous intéresserons à son aspect esthétique, et laisserons de côté ses aspects métaphysico-théologique et éthique. Pour ce faire, nous privilégierons les écrits sur la peinture qui ont rapport à l’esthétique de la grâce et, en l’occurrence, au je-ne-sais-quoi qui s’y rattache. La notion de grâce tient une place essentielle lors des débats sur les catégories artistiques dans le discours sur l’art français du XVIIe siècle. Dans son Premier Entretien, Félibien confronte les notions de beauté et de grâce, et radicalise ainsi une opposition qui a déjà été esquissée chez les théoriciens maniéristes. Alors que la beauté est 192
liée aux proportions mesurables, à la symétrie « qui se rencontre entre les parties corporelles et matérielles », la grâce « s’engendre de l’uniformité des mouvements intérieurs causés par les affections et les sentiments de l’âme 2 ». On a, d’un côté, la notion de la beauté (normative) et, de l’autre, la grâce, une sorte de beauté mobile qui n’a pas de lieu de manifestation fixe. Or le « lieu » de la grâce est impossible à déterminer : c’est pourtant par elle que les passions de l’âme deviennent visibles sur le visage humain. Pouvoir apercevoir la grâce ne requiert guère un savoir rationnel : la grâce est une catégorie affective qui défie les moyens de connaissance liés au raisonnement logique. Lors de la différenciation de la beauté et de la grâce, l’opposition du statique et du dynamique se double chez Félibien de celle de l’extérieur et de l’intérieur. Le passage cité insiste encore sur la prééminence du spirituel sur le matériel : un peu plus loin, Félibien développe cette idée, en énonçant que « les beautés spirituelles sont plus excellentes que les corporelles3 ». Il évoque que l’on préfère d’habitude une personne (féminine) avec une beauté corporelle médiocre mais ayant de la grâce à une autre dont la beauté est peutêtre plus grande mais qui ne possède pas de grâce. C’est à cet endroit que la notion de je-ne-sais-quoi en rapport avec la grâce apparaît dans le texte. Félibien fait allusion aux lignes de Tibulle (en réalité de Catulle), selon lesquelles bien que Quintia ait été plus belle que Lesbia, cette dernière avait « un air et un je ne sais quoi qui la rendait beaucoup plus agréable que l’autre4 ». Lesbia avait de la 2
André Félibien, Premier Entretien, in Entretiens sur les vies et sur les ouvrages des plus excellents peintres anciens et modernes (Entretiens I et II), éd. R. Démoris, Paris, Les Belles Lettres, 1987, p. 120. 3 Ibid., p. 121. 4 Ibidem. Cf. la note de R. Démoris sur le passage, in ibid., p. 339.
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grâce alors que Quintia ne possédait que la beauté : tout se passe comme si, du point de vue de son pouvoir de séduction, la beauté était moins appréciée que la grâce. Le discours de la grâce s’infiltre alors discrètement dans le discours de la beauté pour miner les fondements apparemment solides de celui-ci. Paradoxalement, la grâce ajoute à la beauté sans pourtant rien y ajouter ou, tout au moins, rien d’expressément dicible. Dans la suite du texte, Félibien revient à l’idée que la grâce est un mouvement de l’âme : elle échappe toujours lorsqu’on veut la saisir. L’idéal serait l’alliance heureuse de la beauté et de la grâce : « Ce je ne sais quoi qu’on a toujours à la bouche et qu’on ne peut bien exprimer, est comme le nœud secret qui assemble ces deux parties du corps et de l’esprit5. » La beauté et la grâce constituent ensemble le mystère de l’art, de la beauté parfaite, de la vie. Les analogies auxquelles Félibien recourt vont également dans cette direction : il compare la grâce qui se peint sur un visage « à la fraîcheur et au feu que l’on voit sur une rose qui commence à s’épanouir6 ». À cet endroit du Premier Entretien, Félibien opère un glissement subtil de la notion de la grâce vers le je-ne-sais-quoi. À la fin du même paragraphe, il énonce que « ce je ne sais quoi n’est autre chose qu’une splendeur toute divine, qui naît de la beauté et de la grâce7 ». Le je-ne-sais-quoi est une splendeur divine : bien évidemment, la notion de la grâce renvoie dans son sens premier à la grâce théologique, la Grâce divine, à un certain savoir qu’on sent plutôt qu’on ne l’acquiert de façon rationnelle. Après la séparation de la beauté et de la grâce, Félibien les intègre dans un concept englobant, celui du je-ne-sais-quoi. La grâce serait-elle alors une 5
Ibid., p. 122. Voir Annie Becq, Genèse de l’esthétique française moderne, Paris, Albin Michel, 1994, p. 103. 6 A. Félibien, Premier Entretien, op. cit., p. 122. 7 Ibidem.
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figure du je-ne-sais-quoi ou inversement ? Plutôt que de vouloir hiérarchiser ces deux notions, nous tenons à souligner que Félibien est incapable de verbaliser en quoi consiste la grâce. Chaque fois qu’il le tente, il se heurte à l’indicible. Et, pour dire l’indicible, on n’a d’autre possibilité que d’abandonner le discours rationnel pour recourir au langage imagé ou, éventuellement, au silence. Comme l’exemple de la grâce en témoigne, le discours (théorique et critique) naissant sur l’art français puise son vocabulaire dans une terminologie ayant une forte nuance théologique 8 . Le je-ne-sais-quoi possède également des connotations théologiques (mystiques). Ce n’est pourtant pas seulement une catégorie discursive rattachée à l’indicible, mais aussi une catégorie épistémologique. Dans son entretien intitulé « Le je ne sçay quoi », Dominique Bouhours fait également allusion à la « divine grâce » qui, selon lui, n’est « autre chose qu’un je ne sçay quoi surnaturel, qu’on ne peut ni expliquer, ni comprendre9 ». Ce je-ne-sais-quoi se fait donc bien sentir, mais ne peut pas s’exprimer : c’est quelque chose « dont on feroit bien de se taire10 ». Ce qui est inconnaissable ne s’exprime pas directement, mais à l’aide de métaphores. Quant au discours sur l’art qui se rattache à ces notions – et qui veut donner un nom à cet « innommé innommable », à ce « quelque chose d’autre » qui est entre le rien et quelque chose, selon les paroles de Vladimir Jankélévitch –, il est aussi irrationnel et de caractère non-logique11.
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Voir Aurélia Gaillard, « Grâce et rococo. Vers une théorie des effets », in Watteau au confluent des arts. Esthétiques de la grâce, éd. C. Rauseo et V. Toutain-Quittelier, Rennes, PUR, 2014, p. 163-173. 9 Dominique Bouhours, Le je ne sçay quoi, in Entretiens d’Ariste et d’Eugène, Paris, Mabre-Cramoisy, 1671, p. 255. 10 Ibidem. 11 Vladimir Jankélévitch, Le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien, Paris, Seuil, 1980, p. 11-12.
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Un siècle plus tard, c’est justement ce caractère indécis des définitions visant à déterminer la grâce qui est critiqué par Watelet. Dans son article à l’Encyclopédie de Diderot et de d’Alembert, il refuse les explications qui renvoient à l’indétermination de la notion. Il rejette l’idée selon laquelle la grâce serait née « d’un principe inexplicable » et, bien qu’il approuve que la grâce consiste dans les mouvements, il ajoute qu’elle est principalement liée à la « parfaite structure des membres », à leur « exacte proportion », qualités qui caractérisaient chez Félibien non pas la grâce mais la beauté12 . Il ne met pas en relation directe la grâce avec le je-ne-sais-quoi ni avec le charme, contrairement à Voltaire qui définit la grâce en recourant à la notion du charme13. En tout cas, c’est au début du XVIIIe siècle que, parallèlement au processus de la laïcisation des notions du vocabulaire artistique, s’effectue la conceptualisation de la notion de grâce. Le champ sémantique de la grâce (et du je-ne-sais-quoi) se rapproche alors de celui de l’agréable et du charme. Le charme et la grâce : une esthétique de la surprise Ce rapprochement peut être saisi parmi les écrivains d’art avant tout chez Roger de Piles qui voit l’essence de la grâce « dans le tour que le Peintre sait donner à ses objets pour les rendre agréables, même à ceux qui sont inanimés14. » Ce n’est pas un hasard que Piles utilise non pas l’adjectif « beau » mais « agréable » : la grâce est une notion transitoire dont le champ sémantique se déplace au 12
Claude-Henri Watelet, article « Grâce », in Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers (17511780), Stuttgart-Bad Cannstatt, Friedrich Frommann, 1966-1995, vol. 7, p. 805. 13 Voltaire, article « Grâce », in Ibidem. 14 Roger de Piles, L’Idée du Peintre parfait (1715), Paris, Gallimard, 1993, p. 75.
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début du siècle de l’idée de la beauté vers celle du charme. La grâce laïcisée a toujours rapport à l’amour, mais non plus à l’amour divin : dotée d’un accent érotique, elle puise désormais son vocabulaire dans celui de l’amour corporel. Ce déplacement d’accent marque la théorie picturale de Roger de Piles dont la notion d’« effet d’appel » s’inscrit tout ouvertement dans l’esthétique de la séduction15. Il souligne la violence de l’action de la grâce : elle séduit les sens du spectateur, et agit sur ceux-ci par l’effet de surprise. Chez lui, il ne s’agit plus de rechercher les critères de la beauté, liés à l’exactitude rationnelle, mais ceux du frappant et du surprenant. Dans son Cours de peinture par principes, Piles recense cinq éléments essentiels qui « donnent l’âme au paysage » : « les figures, les animaux, les eaux, les arbres agités du vent, et la légèreté du pinceau16 », auxquels il ajoute encore les fumées. Dans cette énumération, le trait commun aux derniers éléments dénombrés serait quelque chose de difficile à nommer, du côté de la légèreté et de la grâce, quelque chose de fugitif qui est sans cesse en mouvement. Par ailleurs, Roger de Piles fait directement allusion à la grâce dans son Idée du Peintre parfait où il opère lui aussi une opposition de la grâce et de la beauté. C’est ainsi qu’il tente de définir la grâce : elle « surprend le Spectateur qui en sent l’effet sans en pénétrer la véritable cause », elle est « ce qui plaît, & ce qui gagne le cœur sans passer par l’esprit 17 ». L’intérêt de la notion réside dans sa manière de frapper le spectateur : elle l’atteint soudainement, en le saisissant au cœur. La grâce – qui plaît sans règles – se présente comme indéfinissable, 15
Roger de Piles, Cours de peinture par principes (1708), Paris, Gallimard, 1989, p. 8. 16 Ibid., p. 125. 17 R. de Piles, Idée du peintre parfait, op. cit., p. 21-22. (En italiques dans le texte.)
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alors que la beauté ne plaît que par les règles. Piles admet aussi que, dans le cas idéal, beauté et grâce vont ensemble, ce qui est « le comble de la perfection », en se référant au poème de La Fontaine dont il cite les paroles (« Et la Grâce plus belle encore que la Beauté 18»). La conception de la grâce, que Piles présente dans le chapitre de son Idée du peintre parfait consacré à cette notion, ne diffère pas sensiblement de celle de Félibien19. Au lieu d’offrir une lecture décontextualisée de ce chapitre, nous trouvons plus intéressant d’aborder la grâce à l’aide de la notion des « beautés fuyantes et passagères », susceptible de mener en droite ligne à la peinture de Watteau. Cette expression apparaît en effet dans un texte plus ancien de Piles, ses Remarques sur L’Art de peinture de son ami Charles-Alphonse Du Fresnoy. Ce texte contient un passage capital du point de vue de la grâce : Il y a de ces sortes de beautez qui ne durent qu’un moment, comme les mines differentes que fera une assemblée à la veuë d’un spectacle impreveu & non commun, quelque particularité d’une Passion violente, quelque action faite avec grace […] On peut encore mettre au nombre des beautez passageres, les beaux nuages, tels qu’ils sont ordinairement apres la pluye ou apres le tonnerre20.
Le caractère momentané, l’effet de surprise et la notion de grâce sont étroitement liés dans la conception de Roger de Piles où ils figurent le plus souvent ensemble. À la fin de sa liste des beautés passagères, Piles range les beaux nuages, phénomènes par excellence transitoires de la nature. Les « arbres agités du vent » et la fumée du Cours de peinture pourraient, à juste titre, être ajoutés à 18
Ibidem. Ibid., p. 74-76 (chap. XXVI « De la grâce »). 20 Roger de Piles, Remarques sur L’Art de Peinture de CharlesAlphonse Du Fresnoy, trad. R. de Piles (1668), Paris, Jombert, 1751, p. 118-119. 19
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l’énumération. Les contours flamboyants dont Piles parle à un autre endroit du commentaire du texte de Du Fresnoy peuvent également être mis en rapport avec les beautés fuyantes et passagères : « Outre que les Figures & leurs Membres doivent presque toûjours avoir naturellement une forme flamboyante & serpentive, ces sortes de Contours ont un je ne sçay quoy de vif & de remuant, qui tient beaucoup de l’activité du feu & du serpent21. » Ces lignes capricieusement tourbillonnantes ne se solidifient pas en des contours définis. Étant sans cesse en mouvement, elles sont particulièrement aptes à exprimer les nuances subtiles, les transitions à peine visibles. Dire la grâce, peindre l’éphémère Comment parler de la grâce, de cet état transitoire qui, par son essence même, est lié au moment qui passe et ne revient plus jamais ? Parmi les peintres français du rococo, c’est chez Watteau que s’accomplit le plus pleinement l’esthétique du moment. Il est pourtant frappant de voir que l’apparition du nom de Watteau n’est pas fréquente dans la production théorique et critique de l’époque. Quant à Roger de Piles – dont les principes sur la peinture s’accordent le plus avec l’art du peintre –, il n’écrit pas sur Watteau parce qu’il ne vit plus pendant la période créatrice de l’artiste. À l’époque de la prolifération des écrits des critiques d’art vers le milieu du XVIIIe siècle, c’est le peintre qui n’est plus vivant : les salonniers n’écrivent pas sur lui car il n’appartient pas à l’actualité artistique qui fait l’objet de la critique d’art. Dans ses critiques de Salons, Diderot ne mentionne qu’allusivement le nom du peintre, et toujours avec un certain mépris. Si Diderot refuse l’art de Watteau, c’est sans doute à cause du caractère accidentel que suggèrent les tableaux 21
R. de Piles, Remarques, op. cit., p. 143-144.
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du peintre. De fait, la grâce des compositions de Watteau est similaire au je-ne-sais-quoi qu’on a, selon Félibien, toujours à la bouche sans pouvoir bien l’exprimer. La grâce dans la peinture de Watteau s’apparente aussi au charme secret : elle consiste dans les transitions, les personnages au visage indécis, les « lignes serpentines », les demi-teintes et les nuances des couleurs. Comme le remarque le comte de Caylus, à quelques exceptions près, les compositions de Watteau « n’ont aucun objet » et n’expriment « le concours d’aucune passion » : elles ne contiennent pas d’action, considérée encore au XVIIIe siècle comme « une des plus piquantes parties de la peinture22. » Le plus souvent, les tableaux de Watteau mettent en scène non pas un sujet bien défini mais une atmosphère. Ils sont imprégnés d’une musique silencieuse dans laquelle les sons ne se sont pas encore cristallisés, d’une musique à peine audible à l’arrière-plan du tableau23. La grâce des compositions de Watteau étant indicible, il n’est pas surprenant de voir que les critiques d’art, à l’instar des Goncourt, recourent en général aux comparaisons musicales : « Oui, au fond de cet œuvre de Watteau, je ne sais quelle lente et vague harmonie murmure derrière les paroles rieuses ; je ne sais quelle tristesse musicale et doucement contagieuse est répandue dans ces fêtes galantes24. » Les Goncourt font appel, eux aussi, au je-ne-sais-quoi, plus précisément à des constructions déterminatives indéfinies dérivées de celuici. Or les tableaux de Watteau qui suspendent le moment sont la matérialisation de la grâce, contrairement aux 22
Anne-Claude-Philippe Caylus, « La vie d’Antoine Watteau », in Vies anciennes de Watteau, éd. P. Rosenberg, Paris, Hermann, 1984, p. 79. 23 Marianne Roland Michel, « Le bruit dans la peinture », Corps Écrit, n° 12, 1985, p. 125-132. 24 E. et J. de Goncourt, Arts et artistes, op. cit., p. 75.
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compositions de Fragonard qui suggèrent davantage le charme. Ce qui est chez Fragonard le « hasard heureux » de l’escarpolette, est chez Watteau le hasard tout court. Les tableaux de ce dernier contiennent encore une certaine réminiscence théologique, une sorte de spiritualité qui échappe aux paroles : le souvenir de la grâce divine. Dans le cas de Watteau, la grâce réside non seulement dans le sujet indéterminé de ses toiles mais aussi dans sa manière de peindre qui rend possible plusieurs interprétations parallèles. La manifestation peut-être la plus belle de la grâce est son tableau intitulé Les Deux Cousines. Il n’a pas « d’objet » non plus, du moins dans le sens où l’entendait le comte de Caylus : un jeune homme offre une rose à une jeune femme à ses côtés qui l’accepte et la met entre ses seins. Bien que ces deux personnages ne soient guère grâcieuses, l’ensemble de la toile a pourtant de la grâce : celle-ci se matérialise dans la figure svelte de l’accompagnatrice de la jeune femme, sa cousine. Montrée de dos (comme bien plus tard les figures de Caspar David Friedrich), elle cache ses sentiments, et son regard se perd dans le lointain. Dans cette toile non plus, l’action n’a pas d’importance : la présence des figures semble tellement aléatoire que le spectateur a l’impression qu’elles ne sont là que par hasard. Comme la plupart des toiles de Watteau, Les Deux Cousines n’ont pas un centre unique non plus : ce tableau est déterminé par l’attraction du vide, une sorte de décentrement qui place les figures dans la partie droite tout en laissant vide le reste. Cette caractéristique de la peinture de Watteau l’apparente à la peinture orientale, déterminée par le principe du changement constant. Watteau essaie de saisir également ce qui se transforme sans cesse et échappe aux évidences. Ses tableaux ressemblent souvent à des esquisses : il est impossible de
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décrire leurs éléments allusifs, tout comme il est impossible de saisir la grâce et de dire l’éphémère. En effet, l’art de Watteau peut être conçu comme une recherche de nouvelles possibilités face à l’épuisement de celles de la peinture narrative héritée de la tradition italienne. C’est cette autre peinture, non-narrative, que refuse entre autres Diderot. Son refus peut pourtant surprendre à la lumière du fait que dans ses ouvrages théoriques ou de fiction, il montre une prédilection pour le fragmentaire et l’esquisse. Dans ses écrits théoriques sur l’art (les Essais sur la peinture et les Pensées détachées sur la peinture), il condamne l’artificialité des « fêtes galantes ». Dans le chapitre sur la composition des Essais, il parle sur un ton méprisant des « petits usages des peuples civilisés » dont la représentation devient nécessairement ennuyeuse dans les arts. Il soutient cette opinion par l’exemple des tableaux de Watteau : « Otez à Watteau ses sites, sa couleur, la grâce de ses figures, celle de ses vêtements, ne voyez que la scène, et jugez25. » Le mot « grâce » figurant dans la citation n’est guère une évaluation positive chez le critique car il ne renvoie pas à ce qui frappe et attire le spectateur : tout au contraire, il est synonyme du maniéré. Ce jugement témoigne de l’insensibilité de Diderot à l’égard de la caractéristique essentielle de l’art de Watteau : la représentation du précaire et du momentané. Dans ses Salons, il préfère les compositions entièrement silencieuses ou entièrement bruyantes, exprimant des passions fortes, et non pas l’indétermination et le « presque-silence ». Diderot refuse toute incertitude et ambiguïté dans les tableaux : il veut y retrouver des gestes clairs et des histoires qui se prêtent facilement à la mise en paroles. Il qualifie l’art de Watteau de « maniéré » et d’« artificiel », opinion qui est partagée 25
Denis Diderot, Essais sur la peinture, éd. G. May et Salons de 1759, 1761, 1763, éd. J. Chouillet, Paris, Hermann, 1984, p. 56.
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par l’ami de Watteau, le comte de Caylus. Il est persuadé, lui aussi, que « Watteau étoit infiniment maniéré. Quoique doué de certaines graces, et séduisant dans ses sujets favoris, ses mains, ses têtes, son païsage même, tout s’y ressent de ce défaut26. » Mais pourquoi Diderot et Caylus ont-ils interprétée comme « maniérée » la manifestation de la grâce dans les toiles du peintre ? Comme nous l’avons déjà noté, Caylus reproche à Watteau non seulement sa « manière » et l’absence d’objets dans ses compositions, mais aussi l’absence de passions : « À l’égard de son expression, je n’en puis rien dire : car il ne s’est jamais exposé à rendre aucune passion 27 . » Certainement, Watteau s’abstient de toute représentation de passions, de l’expression trop évidente de sentiments. Ses personnages au visage impassible semblent porter un masque indéchiffrable : ils se préoccupent de dissimuler leur désir. Comme son Indifférent – qui ressemble à un oiseau balançant, selon Paul Claudel, « entre l’essor et la marche28 » –, ses autres figures solitaires expriment aussi le balancement entre deux états transitoires. L’art de Watteau suggère en effet la fugacité du moment et de l’être, mais d’une façon beaucoup moins évidente que les crânes et les sabliers des peintures de 26
Caylus, « La vie d’Antoine Watteau », op. cit., p. 73. Le terme « maniéré » se retrouve dans bien des écrits théoriques sur la peinture au XVIIIe siècle. Voir, entre autres, Michel-François Dandré-Bardon, Traité de peinture (1765), Genève, Minkoff Reprints, 1972, p. 28, Anton Raphael Mengs, Pensées sur la beauté et sur le goût dans la peinture (1762), trad. D. Modigliani, Paris, ENSB-A, 2000, p. 51 et Denis Diderot, « De la manière », in Salons III. Ruines et paysages. Salon de 1767, éd. E. M. Bukdahl, M. Delon et A. Lorenceau, Paris, Hermann, 1995, p. 529. 27 Caylus, « La vie d’Antoine Watteau », op. cit., p. 73. 28 Paul Claudel, L’Œil écoute, Paris, Gallimard, 1946, p. 151.
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Vanités. Ses toiles, marquées par les absences (d’histoire, de passions), les déplacements à peine perceptibles et tout ce qui relève de l’esthétique du moment, inspirent au spectateur une harmonie fragile. La conception picturale des Lumières est encore fortement marquée par les doctrines artistiques et les règles du siècle précédent. Pourtant, c’est aussi au XVIIe siècle que commence à s’épanouir une esthétique autre qui, au lieu de vouloir fixer les notions, essaie de saisir la légèreté, les nuances et les transitions. Parmi les théoriciens d’art du début du XVIIIe siècle, elle se laisse le mieux saisir chez Roger de Piles. L’esthétique du moment, qui se visualise dans la peinture de Watteau, se laisse aborder à l’aide de notions qui ne reposent pas sur la théorie dramatique ou rhétorique mais sur les catégories liées à l’accidentel, à l’aléatoire et aussi, dans une certaine mesure, à la mélancolie. Or la grâce, cette notion flottant entre les tentatives de détermination et la non-détermination, est difficile à conceptualiser. Vouloir l’expliquer, c’est la détruire. La grâce, ce je-ne-sais-quoi qui charme et fascine le spectateur, signifie un danger évident pour le discours sur l’art qui préfère travailler sinon avec des notions claires, tout au moins avec celles qui sont bien dicibles. La grâce qui marque les toiles de Watteau est subversive car elle confronte les écrivains d’art aux limites du langage critique : ceux-ci recourent à des notions au contour flou lorsqu’ils arrivent aux limites de la dénomination et frôlent la sphère de l’innommable. Dans ce discours autre, le raisonnement logique et les stratégies rhétoriques traditionnelles tournent en rond, les mots perdent leur sens premier, se vident et se dispersent dans un autre langage : le langage du silence.
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6. Au rythme de la danse Est-il possible d’aborder les œuvres de Watteau, qui mettent en scène le motif de la danse, à l’aide de la notion de rythme ? Le rythme est loin d’être lié à un domaine spécifique : il n’est pas réservé au discours, et tout particulièrement à la poésie, mais il est propre à tout art ayant rapport à la successivité, au temps et au mouvement. De cette manière, le rythme est une caractéristique inhérente à la danse, perceptible dans la sinuosité des formes, dans les mouvements exécutés avec une certaine grâce. Le rythme et la grâce étant des notions étroitement liées, nous renouerons avec notre réflexion entreprise précédemment sur la grâce dans l’art de Watteau. Ce faisant, au lieu d’offrir une analyse sur la base des écrits traitant de Watteau, nous essayerons de trouver des affinités plus cachées entre l’art du peintre et les écrits du e XVII siècle où il est question des notions indéfinissables comme le je-ne-sais-quoi ou les agréments. La terminologie de ces textes peut-elle contribuer à la compréhension de l’art de Watteau ? Est-il possible d’aborder son art à l’aide de ces notions qui, sans être spécifiquement picturales, s’infiltrent dans le vocabulaire de la théorie picturale naissante ? Par la suite, nous tenterons d’éclairer cette question, à commencer par celle qui porte sur la notion de rythme en rapport avec la danse, pour traiter ensuite de la mise en image de la danse. Le mouvement du rythme Dans une première approche, le rythme est l’une des notions les plus universelles, déterminant l’ordre tant cosmique que biologique : il suffit de penser à l’omniprésence du principe des retours réguliers,
perceptible, entre autres, dans le mouvement des planètes, le changement des saisons ou encore le battement du cœur, les pulsations et la respiration. Étymologiquement, le terme vient du grec « rhuthmos » et signifie « manière de couler1 ». La notion de rythme se retrouve en effet dans tous les champs de la connaissance : à part l’anthropologie, la psychologie ou la neurobiologie, elle est également présente dans la théorie de la linguistique ou des arts plastiques. En tant que concept esthétique, le rythme se rattache à la temporalité : il confère une structure à l’œuvre d’art et contribue à l’organisation du temps mais aussi de l’espace ; il consiste en un mouvement constant, en une sorte de flottement entre intervalles continus et discontinus. Il est semblable en cela à l’alternance des vides et des pleins, essentielle dans la peinture orientale où ce sont les vides qui rythment l’espace de la toile. Le rythme comme principe structurant caractérise aussi la danse : sans le rythme et l’harmonie, la danse ne serait qu’un ensemble de mouvements désordonnés, dénoué de toute qualité artistique. L’article « Danse » du Vocabulaire d’esthétique constate dans ce sens que le mouvement de la danse obéit à « certaines règles d’harmonie, en se conformant aux lois esthétiques du temps et du lieu où elles existent, et à un rythme, c’est-à-dire une organisation non anarchique dans le temps2 ». Les « lois esthétiques » changent effectivement en fonction de l’époque et du lieu où elles se mettent en place. En ce qui concerne la seconde moitié du XVIIe et le début du XVIIIe siècle, cette période est dominée en France par l’idée du théâtre du monde, où la métaphore du monde s’utilise pour désigner la Cour dont le fonctionnement est déterminé par des lois esthétiques spécifiques. Au siècle classique, la danse est 1
Lise Florenne, article « Rythme », in Vocabulaire d’esthétique (2e éd.), éd. É. Souriau, Paris, PUF, 2004, p. 1260. 2 Germaine Prudhommeau, article « Danse », in Ibid., p. 540.
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un mode d’expression universel, un spectacle du corps, dans le double sens du terme : elle est la préoccupation de la société aristocratique qui met le corps (social) en spectacle dont le support est le corps du danseur. Au fil de quelques notions C’est dans Le Livre du courtisan de Baldassare Castiglione (1528), mais surtout dans L’Art de la prudence de Baltasar Gracián (1647) que sont formulées de manière pertinente les « lois » de ce monde, auxquelles feront écho les écrits de Dominique Bouhours et du chevalier de Méré dans la seconde moitié du XVIIe siècle en France. L’une des notions centrales de l’ouvrage de Castiglione est la sprezzatura, vite devenue un lieu commun des théories de l’honnêteté et des théories artistiques. C’est dans le contexte de la réflexion sur la grâce que surgit ce terme : il consiste à cacher l’art et à montrer « que ce que l’on a fait et dit est venu sans peine et presque sans y penser 3 ». Faisant abstraction de l’aspect moral, fortement présent dans Le Courtisan, on doit souligner que cette aisance ou désinvolture n’a rien de mystérieux chez Castiglione. Il la considère comme une qualité indispensable au parfait courtisan : c’est quelque chose que l’on peut apprendre, voire, qu’on doit dérober à ceux qui la possèdent. D’une manière analogue, Castiglione détermine le contraire de la sprezzatura, l’affectation qui réside dans un effort trop manifeste du courtisan pour montrer son art. Dans le domaine français, le traité de Nicolas Faret – intitulé L’honnête homme ou L’Art de plaire à la Cour (1630) – s’inspire abondamment des principes établis par 3
Baldassare Castiglione, Le Livre du courtisan (Venise, 1528), trad. A. Pons, Paris, Gérard Lebovici, 1987, livre I, chap. XXVI, p. 55. Le terme de sprezzatura est un néologisme de Castiglione. Il a été rendu en français par « négligé aristocratique » ou « nonchalance » et, plus récemment – dans la traduction d’Alain Pons – par « désinvolture ».
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Castiglione. Faret conseille aux gentilshommes d’user « partout d’une certaine négligence qui cache l’artifice, et témoigne que l’on ne fait rien que comme sans y penser, et sans aucune sorte de peine4 ». Un tel comportement sert de source pour la bonne grâce, alors que le contraire de cette grâce, la « malheureuse affectation », est un écueil encore plus dangereux que le trop de soin qui vise à passer « audelà de la perfection5 ». La « négligence affectée », liée au comportement de l’homme dans la société, devient rapidement le concept-clé d’une nouvelle forme de culture sociale et artistique : l’idée de l’art de dissimuler l’art pour cacher les efforts se retrouve chez plusieurs théoriciens de la peinture de la Renaissance italienne. Prêchant l’idéal de l’homme qui ne se passionne jamais, mais s’efforce de garder dans toutes les circonstances une certaine mesure, L’Art de la prudence de Gracián se situe dans la lignée de l’ouvrage de Castiglione. Parmi les aphorismes de Gracián, le plus important est, dans notre perspective, celui qui est intitulé « Le Je-ne-sais-quoi », où il est question du concept de despejo. Ce concept – qui signifie « aisance » et que le traducteur français, Amelot de La Houssaie rend par je-ne-sais-quoi 6 – montre une parenté évidente avec la sprezzatura de Castiglione. Gracián voit en cette qualité – qui « ne s’en tient pas à la facilité » mais « passe jusqu’à la plus fine galanterie » – le comble des perfections, et ajoute que, sans elle, « toute beauté est morte, toute grâce est sans grâce 7 ». Dans la traduction d’Amelot de La Houssaie, le despejo de 4
Nicolas Faret, L’honneste homme ou L’Art de plaire à la Cour, [Paris], Toussaincts du Bray, 1630, p. 35. 5 Ibid., p. 35-36. 6 En 1684, Nicolas-Abraham Amelot de La Houssaie traduit et commente l’Oráculo manual de Gracián, et intitule sa traduction L’Homme de cour. 7 Baltasar Gracián, L’Art de la prudence, trad. N.-A. Amelot de La Houssaie, Paris, Rivages poche, 1994, p. 111 (aphorisme n° 127).
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Gracián, devenu je-ne-sais-quoi, est transposé, en quelque sorte, dans le registre de la délicatesse. Cette notion se réfère à une manière de penser qui ne procède pas par déduction et ne vise pas à fixer les concepts mais – comme le formule Ernst Cassirer – s’exprime « dans la légèreté et la mobilité de la pensée, dans l’agilité à saisir les nuances les plus subtiles et les transitions les plus promptes8 ». C’est le père jésuite Dominique Bouhours qui formule le plus clairement les principes de l’esthétique de la délicatesse. Dans sa Manière de bien penser dans les ouvrages d’esprit (1687), il souligne la difficulté de définir la délicatesse entendue dans le sens figuré car, affirme-t-il, la pensée délicate échappe dès que l’on pense l’avoir attrapée9. Comme parmi les ouvrages naturels, les plus délicats sont ceux « dont la matière presque imperceptible fait qu’on doute si elle a dessein de montrer ou de cacher son adresse », dans la pensée délicate, « le sens qu’elle contient n’est pas si visible ni si marquée ; il semble d’abord qu’elle le cache en partie, afin qu’on le cherche, & qu’on le devine ; ou du moins elle le laisse seulement entrevoir10 ». L’esthétique de la délicatesse se reconnaît dans un goût pour les allusions et les nuances, pour l’art du détour. Dans sa conclusion sur la délicatesse de la pensée, par un tour ingénieux, Bouhours met en relation la délicatesse avec le je-ne-sais-quoi et constate que « la délicatesse ajoute je ne sais quoi au sublime & à l’agréable11 ». Ces exemples témoignent de ce que, dans la seconde moitié du XVIIe siècle en France, un réseau conceptuel se cristallise dont le vocabulaire marque les 8
Ernst Cassirer, La philosophie des Lumières, Paris, Fayard, 1996, p. 296. 9 Dominique Bouhours, Manière de bien penser dans les ouvrages d’esprit (1687), Paris, chez Florentin Delaune, 1715, p. 198. 10 Ibid., p. 199-200. 11 Ibid., p. 200.
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traités de civilité et, plus tard, les écrits de la théorie de l’art. Les notions de ce réseau se convergent vers les questions dont l’enjeu majeur sera la relation de l’individuel et le collectif (le social) ou, autrement dit, les rapports de l’individu au monde qui l’entoure. À propos de l’ouvrage de Gracián, il ne faut pas oublier qu’il a été écrit dans une époque qui connaît l’âge d’or du théâtre espagnol, et où le monde entier est tenu pour un théâtre. Il reflète une conception du monde basée sur la théâtralité, la conception d’un monde gouverné par des apparences et habité d’illusions. Généralement, le XVIIe siècle est l’époque de la dissolution des théories classiques, de la croyance en l’unicité du monde qui cède la place à celle en la pluralité des mondes, où tout est en mouvement, dans une phase transitoire. C’est dans ce monde que l’individu veut se distinguer par ses qualités d’aisance et son charme personnel, par un je-ne-sais-quoi qui est composé pour l’usage social mais qui paraît tout naturel. Les « règles » de l’art de la danse s’accordent en effet aux principes qui sont décrits de façon pénétrante dans le discours « Des agréments » du chevalier de Méré, ainsi que dans l’Entretien de Bouhours consacré au je-ne-saisquoi. Au début de son texte, Bouhours fait une allusion indirecte à Gracián et, un peu plus loin, il cite directement le nom de celui-ci, en se référant au despejo qui est « audessus de nos pensées & de nos paroles 12 ». De cette manière, il met le je-ne-sais-quoi en filiation directe avec le despejo, mais insiste moins sur l’aspect de son ancrage dans les modalités du contact social que sur son caractère susceptible de toucher le cœur. Comme il le prétend, le jene-sais-quoi est si délicat qu’il échappe même à l’intelligence la plus subtile : « cet agrément, ce charme, 12
Il s’agit des citations tirées du Héros de Gracián (1637). Cf. Bouhours, « Le je ne sçay quoi », in Entretiens d’Ariste et d’Eugène, Paris, Mabre-Cramoisy, 1671, p. 239 et 247.
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cet air ressemble à la lumière qui embellit toute la nature, & qui se fait voir à tout le monde, sans que nous sachions ce que c’est13 ». Outre le caractère imperceptible du je-nesais-quoi, il convient de mettre l’accent sur sa capacité de charmer, de façon subtile, celui qui le rencontre. Pour le développement de ses idées, Méré s’appuie largement sur l’écrit de Bouhours : dans son discours intitulé « Des Agréments », il souligne les mêmes critères qui ont été évoqués par Bouhours. Il précise que les véritables agréments plaisent à condition qu’ils aient « je ne sçai quoi qui se sent bien, mais qui ne s’explique pas si aisément » et, plus loin, il ajoute que « ce qui plaist consiste en des choses presque imperceptibles, comme dans un clin d’œil, dans un sourire, et dans je ne sçay quoy, qui s’échape fort aisément, et qu’on ne trouve plus si-tost qu’on le cherche 14 ». Sa notion d’agrément est pourtant héritière aussi des autres catégories mentionnées plus haut : la bienséance et le refus de la fausse galanterie sont autant de traits rattachés aux agréments. De ces exemples, tirés des traités de civilité du XVIe et surtout du XVIIe siècle, il se dessine un vocabulaire spécifique, dont les notions se retrouvent dans le discours artistique depuis la Renaissance italienne. Les termes de ce vocabulaire concourent à constituer un nouveau type de sensibilité : l’esthétique de la délicatesse. Les notions-clé de cette esthétique émergent pourtant dans un contexte qui, originairement, n’est pas spécifiquement esthétique. Aussi font-elles preuve de ce que le vocabulaire artistique français du XVIIe siècle, à côté de la théorie rhétorique et musicale, s’inspire abondamment des traités d’honnêteté.
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Ibid., p. 242. Chevalier de Méré (Antoine Gombaud), « Des Agrémens » (1677), in Œuvres complètes, éd. Ch.-H. Boudhors, Paris, Klincksieck, 2008, p. 12 et 14-15. 14
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L’image du rythme de la danse Comme nous venons de le constater, la sprezzatura et le despejo, l’aisance et la désinvolture, le je-ne-sais-quoi et les agréments sont des qualités à désignation floue mais qui s’apparentent. Comment, par quels moyens peuventelles se manifester d’une part dans l’art de la danse au e XVII siècle et, de l’autre, dans l’art de Watteau ? Ce questionnement porte également sur le concept critique de rythme. Comment le rythme, conçu pour l’oreille, peut-il s’adresser, à travers la représentation picturale, aussi aux yeux ? Ou, pour paraphraser le titre du beau livre de Paul Claudel consacré à la peinture hollandaise, comment l’œil peut-il écouter – et entendre – cette « musique » qui émane des tableaux 15 ? Et, plus loin, qu’est-ce que le mouvement de la danse a de commun avec les qualités énumérées à propos de l’esthétique de la délicatesse ? C’est un lieu commun de dire que la représentation picturale fige le mouvement. Les tableaux de Watteau suggèrent pourtant, paradoxalement, le mouvement rythmique. Si l’on considère le rythme non pas selon son acception traditionnelle, comme un ordre dans le mouvement, mais dans un sens plus proche de son étymologie, il est alors une forme du mouvement, capable de montrer ce qui n’est visible que pour un instant : l’éphémère et le passager. C’est sur le caractère transitoire, inhérent au rythme, que nous insisterons par la suite. Au sujet du rythme de la danse – et celui de sa mise en image dans les tableaux de Watteau –, il convient d’évoquer le contexte artistique de la seconde moitié du e XVII siècle. Sous le règne de Louis XIV, la danse appartient aux préoccupations de la société aristocratique : elle est un divertissement tenu pour honnête, mais qui sert
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Paul Claudel, L’œil écoute, Paris, Gallimard, 1946.
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en même temps de base aux arts martiaux16. L’homme de cour doit savoir danser car la danse fait partie de la formation du parfait courtisan : elle signifie apprendre un code de comportement. Parmi les formes le plus souvent pratiquées de la danse, c’est avant tout le ballet qui domine à la cour : développé à partir des modèles italiens, il est associé à la noblesse du corps, au corps devenu spectacle. Lors de ce spectacle, c’est le charme personnel du danseur qui se met en jeu : l’individu qui danse se distingue par le geste et la voix, par son air et ses manières. Le ballet de cour, dont les principes s’appuient sur la galanterie et l’esthétique de la délicatesse, rend perceptible (visible et tangible) le caractère mystérieux des agréments et du je-ne-sais-quoi. Le spectacle du corps en mouvement – qui vise à l’idéal de la grâce naturelle, d’une négligence affectée – présente à chaque instant des états transitoires. Il n’est pas surprenant de voir que ces principes influent sur l’art de Watteau, en premier lieu sur sa technique picturale. C’est à l’aide du concept de rythme que nous essayerons de démontrer, par la suite, la pertinence des catégories évoquées à propos des traités d’honnêteté chez le peintre. Pour ce faire, nous limiterons l’analyse à trois tableaux : le Pèlerinage à l’île de Cythère, La Danse et L’Indifférent. Certes, ces peintures sont arbitrairement choisies, mais elles illustrent à merveille l’aspect aristocratique de la danse, tel qu’il se manifeste dans l’art de Watteau. Nous les analyserons en nous appuyant sur les notions évoquées, et du point de vue du spectateur. En rapport avec la danse, la notion de rythme est souvent associée à un rythme conducteur qui sculpte le temps musical en sections régulières. Dire que l’existence 16
Régine Astier, « La danse à l’époque de Watteau », in Antoine Watteau (1684-1721), le peintre, son temps et sa légende, éd. F. Moureau et M. Morgan Grasselli, Paris – Genève, Éditions Clairefontaine, 1987, p. 227-232.
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de ces « schémas rythmiques » correspond à des modalités dérivées à partir d’une figure quelconque est certainement vrai, mais cela conduirait à la décomposition du concept de rythme, et en ferait une notion statique. Face à cette conception, nous privilégions celle qui rend compte de l’aspect dynamique du rythme conçu comme mouvement, pulsation ou « manière de fluer ». Étant mouvement, le rythme chez Watteau échappe vite comme la grâce, le jene-sais-quoi ou les agréments ; il comporte une certaine subtilité qui s’évapore comme la fumée. Les compositions de Watteau semblent être parcourues par un rythme qui se visualise parfois dans les arabesques – les équivalents graphiques du ballet –, mais qui est le plus souvent invisible et silencieux. Devant les tableaux de Watteau, le spectateur peut avoir le sentiment que le peintre a suspendu les gestes des figures dans un moment arrêté. Cette suspension exerce néanmoins une séduction sur lui, grâce à la manière du peintre de montrer tout discrètement – comme dans la figure de la femme élégante et vue de dos des Deux cousines ou de l’Assemblée dans un parc – ce qui est fuyant, caché et à peine suggéré. Le rythme se manifeste d’une façon toute palpable dans le tableau sans doute le plus connu du peintre, le Pèlerinage à l’île de Cythère. Ce n’est pas proprement la danse qui fournit le sujet de cette toile, elle suggère pourtant le mouvement, et semble être conçu au rythme de la danse. Le personnage masculin du groupe central, vu de dos, se tient dans un état d’équilibre fragile. Par rapport à lui et la dame à son côté, les autres couples sont, en effet, des variations qui mettent en scène des états et des moments éphémères. La trame de l’histoire galante est constituée par le mouvement ondulant et rythmique des pèlerins. Celui-ci confère à la toile un aspect de flottement léger auquel font écho les vagues de la mer qui se mêlent, dans le lointain, aux couleurs du ciel. Ce flottement cause 214
la dispersion du regard du spectateur, comme si son œil était contraint de ne jamais s’arrêter sur une figure mais devait continuellement suivre le rythme qui parcourt la toile. Le chemin symbolique des pèlerins – qui mène vers la mer – dessine une forme sinueuse, une arabesque : en cela, ce tableau semble parfaitement illustrer le principe énoncé par le chevalier de Méré, à savoir que « les plus excellents Peintres veulent que les figures soient sinueuses dans leurs Tableaux, et qu’on y remarque une disposition à la souplesse, à peu près comme ces plis et ces replis qu’on voit dans la flamme 17 ». Méré évoque cet exemple à propos de la manière « libre et dégagée » que l’homme de cour doit observer dans tout ce qu’il entreprend. Le rythme peut pourtant apparaître aussi dans les compositions qui montrent des groupes moins nombreux, voire une seule figure car les éléments du paysage peuvent contribuer à l’expression du rythme. Dans La Danse, que le peintre a exécutée après son retour de Londres, c’est le moment de la suspension de la musique et de la danse qui est mis en scène. Les quatre enfants élégamment vêtus se trouvent dans un cadre pastoral, et la jeune fille qui danse est saisie dans un moment de pause. Sa silhouette se détache sur un fond de ciel bleu pâle alors que l’autre partie de l’arrière-plan est composée des lignes sinueuses du feuillage. Le rythme de la composition – le rythme de l’arrêt – mène du visage des enfants assis vers la jeune fille élégante et rêveuse, en passant par le regard du chien. C’est également la suspension du temps qui marque L’Indifférent qu’il convient de regarder ensemble avec son pendant, La Finette, comme il convient de considérer 17
Méré, « Des Agrémens », op. cit., p. 13. Ces idées font écho à celles de Du Fresnoy : « Les parties doivent avoir leurs contours en ondes, & ressembler en cela à la flamme, ou au serpent lorsqu’il rampe sur la terre. » Charles-Alphonse Du Fresnoy, L’Art de Peinture (1668), trad. R. de Piles, Paris, Jombert, 1751, p. 19.
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ensemble la musique et la danse. Dans cette toile, la danse comme spectacle donne l’impression de l’envol, comme si les pieds du danseur se détachaient du sol. Grâce à cette illusion du vol, elle suggère l’affranchissement des règles de la pesanteur : une aisance naturelle, sans aucun effort apparent, une certaine « négligence affectée » à laquelle chaque geste du danseur doit contribuer. Pourtant, cette toile met en scène aussi un sentiment d’incertitude. Sur le visage du danseur s’aperçoit un léger trait de mélancolie, la trace d’une nostalgie de quelque chose d’inaccessible. On peut alors considérer cette image, métaphoriquement, comme la mise en scène du détachement du silence et l’élan vers le son, la sonorité et le mouvement, mais qui implique nécessairement le retour au silence, au moment suivant dans lequel la musique va mourir : un instant fragile entre deux moments de silence. Les tableaux sans histoire apparente de Watteau se prêtent, en effet, à la représentation de l’éphémère et, en même temps, à la suggestion d’une certaine inquiétude. Ces toiles racontent souvent l’histoire d’un moment suspendu, où les gestes esquissés des figures sont particulièrement propres à exprimer la grâce et la délicatesse. La visualisation de la fuite du temps par le biais de l’image de la danse et, éventuellement, de la musique suscite chez le spectateur un sentiment de futilité et aussi de mélancolie, car les agréments momentanés – tout comme la sprezzatura ou le despejo – se dérobent vite au regard. Ces notions renvoient à des qualités qui vont de pair avec la facilité et l’aisance, et qui s’adressent davantage au cœur qu’à l’esprit. Le rythme chez Watteau, étant l’actualisation des principes relevés à propos des traités d’honnêteté, serait alors une figure privilégiée de la grâce et de la délicatesse : la grâce en action.
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7. Les singes de Watteau Parmi les animaux qui apparaissent sur les tableaux de Watteau, pourquoi examiner le singe et non pas le chien si les œuvres du peintre, qui mettent en scène ce dernier, sont bien plus nombreuses1 ? On pourrait également se pencher, à propos de l’imagerie de Watteau, sur quelques animaux plus rares, telle la marmotte, qui ne fait certainement pas partie du bestiaire rococo, mais renvoie à la tradition des musiciens ambulants savoyards qui avaient l’habitude d’animer leur spectacle par des marmottes 2 . Si le singe n’est donc pas l’animal le plus fréquent dans l’univers pictural de Watteau, il marque le bestiaire rococo où il surgit de manière pertinente sur des images et des objets de décoration. Il confère aux tableaux un sens ironique car il ridiculise certains actions ou comportements humains tenus pour méprisables. Mais la figure du singe renvoie également, à un niveau plus abstrait, aux théories de l’imitation. Ce n’est guère un hasard qu’au cours du XVIIIe siècle, c’est cet animal qui a donné naissance à un genre pictural bien spécifiquement français appelé singerie. Nous nous proposons d’examiner les interprétations de l’expression « les singes de Watteau » qui peut se lire au moins de deux façons. D’une part, dans un sens concret, elle fait allusion aux compositions du peintre qui mettent en scène des singes : à son arabesque Les Singes de Mars, mais aussi à l’Amour mal accompagné et à ses deux tableaux représentant des singes artistes. D’autre part, 1
Sur les chiens chez Watteau voir Helmut Börsch-Supan, Antoine Watteau 1684-1721, Potsdam, Tandem Verlag, 2007 et Luca Molnár, « Les chiens de Watteau : entre tradition et invention », Ostium. Revue des sciences humaines, n° 14, 2018/2, p. 62-74. 2 Cf. Jean-Antoine Watteau, Le Savoyard et sa marmotte, 1716, SaintPétersbourg, Musée de l’Ermitage.
cette formule peut prendre un sens théorique et se rapporter à l’imitation artistique. Elle désigne alors les épigones de Watteau qui ont essayé de créer des fêtes galantes dans la manière de l’artiste, mais à qui manquait le génie de celui-ci. Nous tâcherons de montrer comment ces deux sens se rejoignent dans la symbolique liée à la figure du singe, réputé comme un animal par excellence imitateur, qu’exprime à merveille l’adage ars simia naturæ, l’art est le singe de la nature. Arabesques et singes artistes Afin d’illustrer les œuvres de Watteau qui mettent en scène des singes, nous évoquerons quatre compositions, tout en laissant de côté les peintures de plafond probablement exécutées avec sa collaboration, comme celle de l’hôtel de Nointel à Paris où des singes, vêtus en comédiens italiens, seringuent des perroquets encagés 3 . Ces quatre peintures sont bien différentes, tant par leur sujet que par la manière dont l’artiste les a traitées. Puisque les œuvres du peintre sont en général difficiles à dater, au lieu d’une présentation chronologique incertaine, nous les aborderons à l’aide d’un fil thématique, susceptible de conduire au sens métaphorique de l’expression « singes de Watteau ». L’apparition des singes est la plus étrange sur l’Amour mal accompagné, tableau perdu dont il n’existe que la version gravée par Pierre Dupin4. Le titre de l’œuvre est équivoque : l’expression « mal accompagné » peut renvoyer à la dissonance de la musique jouée de la 3
Christelle Inizan, « Découverte à Paris d’un plafond peint à décor de singeries attribué à Claude III Audran, Antoine Watteau et Nicolas Lancret », In Situ, n° 16, 2011, URL : http://insitu. revues.org/805 [Page consultée le 16.05.2017]. 4 Pierre Dupin, gravure d’après J.-A. Watteau, Amour mal accompagné, avant 1744.
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cornemuse par le grand singe nu, assis au pied de la statue. Quant au genre de l’image, on ne peut pas décider avec certitude s’il agit d’une scène de genre ou bien d’une allégorie satirique. Plusieurs types d’éléments, provenant de différents genres et registres se mélangent en effet sur cette image. Si elle est peu appréciée par les historiens de l’art, c’est à cause de sa composition moins harmonieuse que les œuvres plus tardives du peintre5. De fait, à part le grand singe musicien, l’autre animal, le bouc sur le premier plan ajoute aussi au sentiment de discordance. La juxtaposition de ces deux scènes qui paraissent disparates – celle aux trois singes ainsi que celle aux cinq enfants et au bouc – ne fait qu’embrouiller le sens de la composition. Quelles fonctions peut-on attribuer dès lors aux trois singes qui surgissent sur l’image ? Pour l’interprétation, nous trouvons utile de prendre en considération aussi la légende qui figure en bas de la gravure de Dupin. Le premier quatrain éclaire sinon le sens de la composition, tout au moins la manière de la regarder au XVIIIe siècle : Par ces Singes remplis de ruse & d’artifice On peut sans doute, Amour, designer la malice : Ce Bouc sert de symbole à ta lascive ardeur; Et de tels attributs ne te font point d’honneur.
Même si cette légende n’est probablement qu’un cliché composé par quelque poète obscur, et n’ayant que peu de rapport direct à l’œuvre de Watteau, elle souligne le lien entre les animaux sur l’image et le thème de l’amour. Les singes malicieux font allusion au côté espiègle de ce sentiment alors que le bouc symbolise le désir sexuel brutal. À part les animaux, des attributs suggèrent aussi une lecture érotique de l’image, tel le buste d’une 5
Le tableau doit dater du temps où Watteau travaillait dans l’atelier de son premier maître, Claude Gillot. Voir Thomas Crow, La peinture et son public à Paris au XVIIIe siècle, Paris, Macula, 2000, p. 75.
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satyresse que le petit singe, exécutant un pas de danse, décore avec une guirlande. C’est toutefois la troisième figure simiesque, portant un costume de Pierrot et affichant un regard détaché, qui semble la plus étrange. Ce singe est séparé des autres figures, humaines ou animales : il ne participe pas aux « ruses » des ses compagnons singes mais paraît observer la scène avec le bouc et les enfants. Le vêtement et, surtout, l’attitude d’éloignement de ce singe costumé évoquent au spectateur la grande figure solitaire de Pierrot au Louvre, qui lui est postérieure d’une dizaine d’années. Ce que le singe-comédien regarde est la parodie d’une allégorie antique, réinterprétée par Watteau d’une manière ludique : les enfants tentent d’inciter le bouc à la danse au son de la musique jouée de la cornemuse par le grand singe. Le sens symbolique traditionnellement attribué à la figure du singe est la lubricité, mais le singe-Pierrot ne renoue guère avec cette connotation : tout se passe comme si, paradoxalement, c’était lui qui observait, depuis le parterre, la scène se déroulant devant son regard indifférent6. Sur la gravure, exécutée d’après le tableau perdu de Watteau, le mouvement ondoyant des figures dessine une arabesque, conçue au sens large du terme. Le mot « arabesque » désigne une œuvre ornementale qui se compose de l’entrelacement capricieux des lignes. Il faut pourtant préciser que sur les arabesques au sens strict du terme, uniquement des motifs non figuratifs ou végétaux pouvaient apparaître. Si elles contiennent aussi des figures humaines ou animales, l’œuvre est alors plus proche du grotesque. Les compositions françaises des XVIIe et XVIIIe siècles appelées « arabesques » s’inspirent en effet des 6
Ce troisième singe peut être interprété comme la personnification de l’attitude critique à l’égard de l’amour lascif qui fait négliger les arts. Voir Calvin Seerveld, « Telltale Statues in Watteau’s Painting », Eighteenth-century Studies, vol. 14, n °2, 1980, p. 14-16.
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grotesques de la Renaissance qui permettaient aussi la présence de formes figuratives. Sur les arabesques renouvelées au XVIIe siècle par le dessinateur Jean Berain, les figures sont encadrées par une scène galante. L’art de Berain annonce à bien des égards le style ornemental des arabesques du XVIIIe siècle qui comportent souvent des animaux7. Parmi les quelques arabesques de Watteau qui nous sont parvenues – il s’agissait souvent des peintures de plafond, donc des créations éphémères qui ont disparu avec leur support –, nous analyserons la gravure de Jean Moyreau intitulée Les Singes de Mars, exécutée d’après un panneau aujourd’hui perdu de Watteau8. Cette arabesque est à la fois une singerie et atteste alors – avec les chinoiseries et les turqueries – la vogue de l’exotisme ayant marqué le goût français de l’époque de Louis XV9. À part le mouvement serpentant déjà évoqué, l’arabesque se caractérise par le principe d’hybridation et la présence simultanée de plusieurs scènes, mais qui s’organisent autour d’un thème central : sur Les Singes de Mars, c’est le sujet de la guerre. Existe-t-il une histoire quelconque sur l’image que l’on peut raconter ? De fait, à cause de sa structure en arabesque, l’image ne se prête que difficilement à la narration. La plupart des attributs, dont la figure équestre sur le bas-relief au-dessous de Mars, 7
Les ornemanistes français du temps de Watteau transforment les motifs de Berain de la sorte que l’érotisme y devient plus raffiné. Au sujet de ce type d’érotisme, qui apparaît aussi dans les récits galants, voir Andrea Tureková, « Entre féerie et libertinage : le monde étrange dans Angola de La Morlière », in Romanica Olomoucensia, vol. 24 (suppl.), 2012, p. 127-134. 8 Jean Moyreau, gravure d’après J.-A. Watteau, Les Singes de Mars, 1729. 9 Cf. les singeries de Christophe Huet au musée Condé à Chantilly, autrefois attribuées à Watteau. Voir Nicole Garnier-Pelle, Anne Forray-Carlier et Marie-Christine Anselm, Singeries et exotisme chez Christophe Huet, Saint-Rémy-en-l’Eau, Monelle Hayot, 2010.
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renvoient à la guerre. Malgré son arme et sa cuirasse, le dieu de la guerre ne semble pourtant guère austère. La présence des singes prête un aspect comique à l’image et renforce cette impression. Inspirés du théâtre de la Foire (dont Watteau était amateur), ils s’amusent à mettre en marche des pièces d’artillerie : ils imitent, sur un registre ludique, les actions de la guerre et paraissent se moquer de Mars trônant sur son char. Si la source de ce type de représentation ironique remonte à la peinture flamande du e XVII siècle, dans les singeries de Watteau, la lourdeur des scènes flamandes se dissout en des décors capricieux10. Le spectateur perçoit les bombes fumantes aux coins supérieurs de la composition comme des éléments purement décoratifs. Le sentiment d’apesanteur propre aux arabesques se manifeste sur l’image par des suspensions invraisemblables : les colonnes sont appuyées par un ornement léger sur lequel grimpent les singes. Par les contorsions de ses mouvements et sa queue qui se tortille, la figure du singe ressemble elle-même à une arabesque vivante. Quant aux autres animaux qui surgissent sur Les Singes de Mars, le lion symbolise la vaillance et les deux oiseaux aux pieds de Mars, dont l’un étend et l’autre rabaisse ses ailes, font allusion au dénouement douteux de la guerre. Au-delà de l’intention parodique 11 , le rôle des singes sur l’image n’est guère évident : en se moquant de Mars, rappelleraient-ils la vanité de toute action guerrière ? Le charme des arabesques réside entre autres dans le fait qu’elles offrent 10
Sébastien Mullier, « Un singe à Cythère : Verlaine et la fête galante », Études françaises, 2015, vol. 51, n °3, p. 60. 11 Un dessein parodique semblable est présent dans les romans naturalistes. Voir Eva Voldřichová Beránková, « Un naturalisme symboliste ? Émile Zola comme critique littéraire », in E. Voldřichová Beránková and S. Grauová (éd.), Dusk and Dawn. Literature between two centuries, Prague, Charles University, 2017, p. 227.
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simultanément plusieurs possibilités de lecture dont nous insisterons sur celle qui a rapport à l’imitation artistique. Le singe peut notamment parodier non seulement des actions humaines mais aussi certains métiers ou professions. Il est en effet peu frappant de voir que pour sa ressemblance physique à l’homme, parmi les animaux, c’est le singe qui se laisse le plus facilement humaniser. Les peintres de toute époque avaient une prédilection pour la représentation du motif du singe artiste qui leur permettait d’adopter une attitude critique à l’égard de l’imitation. Watteau a exécuté deux tableaux mettant en scène des singes artistes, ceux d’un singe peintre et d’un singe sculpteur dont seulement le second est parvenu jusqu’à nous12. Ces tableaux s’inspirent de l’art flamand : le Singe peintre et le Singe sculpteur de David Teniers le Jeune leur ont probablement servi de modèle13. En dépit de la ressemblance surtout des singes sculpteurs de Teniers et de Watteau, ils diffèrent pourtant sensiblement : dans le cas des singes de Watteau, l’intention parodique est estompée au profit d’une visée décorative. Bien que ces deux images de singes artistes suggèrent l’identification de l’artiste au singe, nous aimerions souligner plutôt leurs dissemblances14. Alors que le singe sculpteur, ayant un regard vif et des gestes pathétiques, travaille à un buste de femme, le singe peintre est méditatif : avec son regard plongé dans le vide, il semble réfléchir un moment avant de prendre le pinceau. S’agirait-il ici d’une allusion de la part du peintre Watteau 12
Le premier tableau, perdu, est connu par la gravure de Louis Desplaces. Cf. Jean-Antoine Watteau, La Sculpture, vers 1710, Orléans, Musée des Beaux-arts et Louis Desplaces, gravures d’après La Sculpture et La Peinture de Jean-Antoine Watteau. 13 David Teniers le Jeune, le Singe peintre et le Singe sculpteur, vers 1660, Madrid, El Prado. 14 Voir à ce sujet Bertrand Marret, Portraits de l’artiste en singe. Les Singeries dans la peinture, Paris, Somogy, 2001, p. 63.
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à l’opposition traditionnelle de la sculpture, tenue pour un art manuel, et de la peinture qui est conçue, selon des théoriciens de l’art de la Renaissance, comme une activité qui requiert de la réflexion ? Les images des singes artistes exprimeraient-elles une attitude critique envers les peintres et les sculpteurs qui ne font que copier soit des œuvres antiques, soit des œuvres d’autrui ? Ou bien devrait-on concevoir ces tableaux comme un geste autocritique vertigineux d’un Watteau s’identifiant au singe peintre et une allusion subtile à la vanité de toute activité artistique ? Toutes ces interprétations sont possibles, auxquelles on pourrait encore ajouter bien d’autres. Sur un niveau plus abstrait et métaphorique, ces deux gravures renvoient en effet au rapport délicat de l’art et de l’imitation auquel tout artiste se voit confronté, d’une façon ou d’une autre. Les quatrains qui figurent dans les légendes des images ne font que renforcer cette interprétation qui pouvait être aussi celle des contemporains du peintre. Nous ne citons ici que deux lignes tirées de la légende de La Sculpture : « On ne peut estre bon Sculpteur / Qu’en se faisant Singe de la Nature ». Ces lignes évoquent tout explicitement l’adage selon lequel l’art est le singe de la nature (ars simia naturæ). C’est en rapport avec l’art de Watteau et de ses imitateurs que nous interrogerons cette formule. Les « mauvais singes » de l’imitation La question de l’imitation artistique faisait l’objet des débats théoriques depuis l’Antiquité jusqu’au XVIIIe siècle et même au-delà. Sans vouloir entrer dans le détail de ces débats, souvent assez vifs, nous allons nous concentrer sur le contexte concernant l’art de Watteau. Cet artiste a été généralement tenu pour « inimitable » par ses contemporains pour sa touche singulière qui était aussi à l’origine de fausses attributions : le Singe antiquaire de Chardin a été par exemple autrefois attribué à Watteau. 224
Les écrivains d’art français de la première moitié du e siècle ont souvent souligné la « manière inimitable » du peintre. À leur opinion, il est fort difficile de vouloir imiter cette manière car de telles tentatives ne peuvent donner lieu qu’à des copies d’une piètre qualité. Le premier critique d’art au sens moderne du terme, La Font de Saint-Yenne évoque le nom de Watteau dans ses propos condamnant les imitateurs du portraitiste La Tour, peintre qui avait mis à la mode la technique du pastel : XVIII
Je viens aux Pastels, espèce de Peinture excessivement à la mode, et à laquelle le Sieur La Tour a donné une vogue […] il a fait une foule de misérables imitateurs. Tout le monde a mis ses crayons de couleur à la main : il en a de même chez nous de tout ce qui est de mode, le Public l’adopte avec fureur. Combien l’inimitable Watteau a fait de mauvais singes dans son temps15 !
Concernant l’expression « mauvais singes », déjà le terme « singe » est en général dépréciatif dans le contexte artistique, mais l’adjectif « mauvais » qui y est ajouté ne le rend qu’encore plus péjoratif. Cette expression, allant de pair avec celle de « misérables imitateurs », renvoie à l’impossibilité de l’imitation de la manière des peintres de génie. Il faut pourtant préciser que l’adjectif « inimitable » est un lieu commun dans le discours artistique du XVIIIe siècle. À propos de Watteau, cette formule a été mise en vogue par la vénitienne Rosalba Carriera évoquant « l’inimitable monsieur Vato, génie singulier16 » : elle se rapporte à la manière originale du peintre. Celle-ci ne 15
Étienne La Font de Saint-Yenne, Réflexions sur quelques causes de l’état présent de la peinture en France (1747), in Œuvre critique, éd. É. Jollet, Paris, ENSB-A, 2001, p. 82. 16 Cf. sa lettre non datée qui a été adressée (vers 1727-28) à l’ami du peintre, Jean de Jullienne. Cité par Françoise Joulie, « Antoine Watteau vu par les artistes et les amateurs d’art de son temps », in Watteau au confluent des arts (CD-ROM), éd. C. Barbafieri et C. Rauseo, Valenciennes, PUV, 2009, p. 119.
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s’imite pas parce qu’elle relève de la touche de l’artiste, elle résulte de sa façon personnelle de percevoir la nature. Mais peut-on connaître l’identité des peintres visés par la formule « mauvais singes » de Watteau dans la citation de La Font ? Ni le critique d’art, ni les biographes de l’artiste n’y fournissent de réponse explicite, excepté le théoricien Michel-François Dandré-Bardon. Dans la notice consacrée à Watteau de son Catalogue des artistes les plus fameux de l’École française, il insiste sur l’originalité du peintre qui « s’étoit frayé une route nouvelle dans laquelle ses imitateurs n’ont pu l’atteindre. II a surpassé son Maître ; ses plus dignes Eleves ne l’ont suivi que de loin17. » Comme il s’ensuit du contexte de la citation, la « route nouvelle » se rapporte au « genre trop séducteur » de Watteau, celui des « fêtes galantes », même si DandréBardon n’utilise pas cette expression pour désigner le genre sous lequel seront rangés plus tard la plupart des tableaux du peintre18. Si ce genre se prête à l’imitation, il en va autrement pour la manière de Watteau car même les disciples les plus talentueux du peintre y ont généralement échoué. C’est dans sa note ajoutée au passage cité que Dandré-Bardon fournit des précisions : par le maître de Watteau, il entend Claude Gillot et, par ses disciples, Nicolas Lancret et Jean-Baptiste Pater. Malgré leur « agréable pinceau », leur talent ne se mesure pas à celui de Watteau qui a su mettre « dans ses ouvrages plus de finesse, plus de vérité, plus de grace, plus de force que son Maître »19. Tout se passe comme si Dandré-Bardon tâchait de déterminer les « ingrédients » du caractère inimitable 17
Michel-François Dandré-Bardon, Traité de peinture (1765), t. II, Genève, Minkoff, 1972, p. 149. 18 L’expression « fête galante » pour désigner le genre de Watteau et de ses suiveurs est peu courante dans le discours artistique avant la fin du XVIIIe siècle. Voir Martin Eidelberg, « Watteau, peintre de fêtes galantes », in Watteau et la fête galante, Paris, RMN, 2004, p. 17-27. 19 Dandré-Bardon, Traité de peinture, op. cit., p. 149.
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de l’art du peintre. En rapport avec l’imitation, il ne mentionne pourtant nulle part le terme « singe ». Il nous semble que dans la citation de La Font, l’expression « mauvais singes » désigne les disciples de Watteau qui, tels Lancret ou Pater, ont tâché de créer des fêtes galantes dans le goût de leur « maître ». Mais quels sont les rôles que tient le singe dans l’histoire de l’imitation artistique ? À côté des « mauvais singes », des imitateurs sans talent, existe-t-il aussi de « bons singes » ? Il est peu frappant de voir qu’une telle expression ne figure pas dans le discours artistique. De fait, depuis l’Antiquité, la formule « singe de la nature » est en général négativement connotée : elle renvoie à l’artiste qui copie servilement la nature, sans pouvoir ou vouloir la comprendre, ou bien à celui dont l’imitation est d’une qualité médiocre. Cependant, à partir de l’époque de la Renaissance, cette expression peut également revêtir un sens positif. L’humaniste florentin Filippo Villani était le premier à la doter d’un accent élogieux, pour désigner les peintres aptes à créer des œuvres qui peuvent rivaliser avec les productions de la nature20. Si l’on considère donc le double sens de la formule, le « bon singe » de la nature serait un imitateur habile, susceptible d’offrir l’illusion de la vie alors que le « mauvais singe » n’est qu’un simple copiste de la réalité visible, incapable de la sublimer21. Dans le bestiaire pictural, le singe tient sans doute une place toute particulière. De par sa ressemblance inquiétante avec l’homme, il est en quelque sorte son 20
Daniel Arasse, Le détail. Pour une histoire rapprochée de la peinture, Paris, Flammarion, 1996, p. 126. 21 À l’époque de Watteau, le singe fait allusion non seulement à la copie servile de la nature, mais il renvoie aussi à la sottise humaine. Voir Jean Weisgerber, Les Masques fragiles. Esthétiques et formes de la littérature rococo, Lausanne, L’Âge de l’Homme, 1991, p. 115.
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image déformée, voire caricaturale. C’est ce sentiment ambivalent, à la fois comique et angoissant, qui se reflète sur les tableaux de singes où cet animal porte des vêtements humains et imite des gestes, des actions ou des professions de l’homme tout en les ridiculisant. Dans la peinture française du rococo, les fonctions du singe sont bien multiples. Les exemples iconographiques puisés dans l’art de Watteau ont révélé que cet animal était souvent un élément décoratif sur les arabesques, mais qui se voyait doté d’un sens moral lorsqu’il parodiait l’action guerrière ou encore le théâtre et les arts. Du point de vue de la théorie artistique, le principe de toute peinture illusionniste repose sur l’imitation. Mais audelà de la capacité d’imitation dont, parmi tous les animaux, le singe est le plus doué, cet animal offre un mode de réflexion bien singulier. Celui-ci s’accomplit sur un ton ironique, même si une nuance d’amertume s’y mêle : il rappelle aux humains leurs faiblesses et l’aspect parfois risible de leurs activités. Il nous semble pourtant que l’intérêt majeur des représentations du singe réside dans le fait que cet animal invite le spectateur à changer sa perception habituelle du monde, à le considérer non pas uniquement du point de vue anthropomorphe, mais aussi d’un aspect zoomorphe. Dès lors, la figure du singe ouvre des perspectives susceptibles d’offrir des implications philosophiques et de montrer que les notions à l’aide desquelles nous représentons le monde sont anthropomorphes, bien que le monde ne le soit pas nécessairement. Il n’est guère évident que les animaux le voient de la même manière que nous autres humains. En attirant l’attention sur l’écart qui existe entre les représentations anthropomorphe et zoomorphe du monde, les œuvres de Watteau incitent à relativiser notre regard porté sur le monde et aussi sur l’art.
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244
Provenance des études En rapport avec Diderot : 1. Katalin Kovács, « La réticence dans les Salons de Diderot », La Licorne, n° 68 (« La Réticence »), éd. Liliane Louvel et Catherine Rannoux, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2004, p. 256-265. 2. Katalin Kovács, « Le corps passionné et le discours passionnel dans les écrits sur l’art français aux XVIIe et XVIIIe siècles », éd. Jean-Michel Devésa, Bordeaux, Pleine Page Éditeur, 2005, p. 139-156. 3. Katalin Kovács, « La couleur et le sentiment de la chair dans les premiers Salons de Diderot », Diderot Studies, n° 30, éd. Thierry Belleguic, Genève, Droz, 2008, p. 125-141. 4. Katalin Kovács, « L’écriture des ruines au XVIIIe siècle : vestiges et vertige », Verbum Analecta Neolatina, XII/2, éd. Anikó Ádám, 2010, p. 269-278. 5. Katalin Bartha-Kovács, « Philosophie du sublime, poétique des ruines : la critique d’art de Diderot », in Entre érudition et création, éd. Pascale Hummel, Paris, Éditions Philologicum, 2013, p. 77-90. 6. Katalin Bartha-Kovács, « Comment traduire le style de Diderot critique d’art ? », in Felvilágosodás – Enlightenment – Lumières, t. 2 (« Traduire Diderot »), éd. Katalin BarthaKovács, Olga Penke et Géza Szász, Szeged, JATEPress, 2013, p. 39-47. 7. Katalin Bartha-Kovács, « Est-il possible de trouver une théorie des genres picturaux dans les Pensées détachées ? », communication présentée au colloque « Relire les Pensées détachées de Denis Diderot », organisé à Rennes (2013) par Marie Leca-Tsiomis et Élisabeth Lavezzi (sous presse)
En rapport avec Watteau : 1. Katalin Bartha-Kovács, « Watteau, artiste mélancolique et étranger à son temps ? », Romanica Olomoucensia, vol. 24 Supplementum, éd. Marie Voždová, 2012, p. 17-27. 2. Katalin Bartha-Kovács, « La notion de la manière dans le discours sur l’art français du XVIIIe siècle : la "manière inimitable" de Watteau », La Licorne, n° 102 (« Une histoire de la manière »), éd. Arnaud Bernadet et Gérard Dessons, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2013, p. 117-134. 3. Katalin Bartha-Kovács, « La légèreté du pinceau : la manière de Watteau et de Chardin », in L’Utopie de l’art. Mélanges offerts à Gérard Dessons, éd. Arnaud Bernadet, Olivier Kachler et Chloé Laplantine (sous presse). 4. Katalin Bartha-Kovács, « Le charme et la grâce : le motif de l’escarpolette dans la peinture de Watteau et de Fragonard », in Le Charme à l’Antiquité à nous jours, éd. Géraldine Puccini, Bordeaux, Presses Universitaires de Bordeaux, 2018, p. 85-96. 5. Katalin Bartha-Kovács, « Figures de la grâce chez Watteau et dans le discours sur l’art français de son époque », in Watteau au confluent des arts. Esthétiques de la grâce, éd. Chris Rauseo et Valentine Toutain-Quittelier, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2014, p. 19-30. 6. Katalin Bartha-Kovács, « Au rythme de la danse », in Watteau au confluent des arts. Esthétiques de la grâce, éd. Chris Rauseo et Valentine Toutain-Quittelier, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2014, p. 213-223. 7. Katalin Bartha-Kovács, « Les singes de Watteau », Ostium. Revue des sciences humaines (« L’animal et l’animalité »), éd. Petr Kyloušek et Andrea Tureková, Bratislava, Schola Philosophica, n° 14, 2018/2, p. 50-61.
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Table des matières
Introduction ........................................................................ 7 I. DIDEROT ..................................................................... 15 1. La réticence dans les Salons de Diderot ...................... 17 Le terme de réticence : précisions terminologiques .... 18 Boucher ou le bavardage des tableaux ........................ 20 Chardin ou le silence des toiles ................................... 23 2. Le corps passionné et le discours passionnel dans les écrits sur l’art français aux XVIIe et XVIIIe siècles ....... 31 Discours raisonné à propos du corps passionné ......... 32 Discours passionnel à propos du corps silencieux ...... 36 Discours du refus à propos du corps silencieux .......... 40 Discours passionnel et discours du refus à propos de l’absence du corps passionné.................................. 42 3. La couleur et le sentiment de la chair dans les premiers Salons de Diderot .............................................. 49 Peindre avec des couleurs ........................................... 51 Le sentiment de la chair ............................................... 59 4. L’écriture des ruines au XVIIIe siècle : vestiges et vertige .............................................................................. 69 La ruine architecturale et picturale ............................. 70 La ruine littéraire : la critique d’art de Diderot.......... 73 La « poétique des ruines » : une écriture de clichés ? . 76 5. Philosophie du sublime, poétique des ruines : la critique d’art de Diderot ............................................... 79 Une pensée picturale sans système, sans concepts ? ... 81 Les « sublimes ruines » ................................................ 85 247
6. Comment traduire le style de Diderot critique d’art? .. 95 La notion du style au XVIIIe siècle ................................ 96 Réflexions à propos de la traduction du « Septième tableau » de la « Promenade Vernet »....................... 101 7. Est-il possible de trouver une théorie des genres picturaux dans les Pensées détachées ? ......................... 107 Une écriture discontinue ............................................ 109 La doctrine de la hiérarchie des genres .................... 111 La théorie des genres dans les Pensées détachées ..... 114 II. WATTEAU ............................................................... 123 1. Watteau, artiste mélancolique et étranger à son temps ? ........................................................................... 125 La mélancolie en tant que concept esthétique ........... 127 Représentations de la mélancolie .............................. 130 La mélancolie de Watteau .......................................... 134 2. La notion de manière dans le discours sur l’art français du XVIIIe siècle : la « manière inimitable » de Watteau . 139 La théorie de la manière chez Dandré-Bardon ......... 141 La « manière inimitable » de Watteau ....................... 147 Watteau, peintre maniéré ? ........................................ 153 3. La légèreté du pinceau : la manière de Watteau et de Chardin ........................................................................... 161 L’influence nordique .................................................. 162 Parcours terminologique autour de la légèreté ......... 164 La conférence de Caylus sur la « légèreté d’outil » .. 167 La manière de Chardin : entre facilité et pesanteur .. 170 4. Le charme et la grâce : le motif de l’escarpolette dans la peinture de Watteau et de Fragonard ................. 175 Le charme et la grâce en tant que notions esthétiques .................................................................. 176 248
Réminiscences de la sprezzatura ................................ 180 Les avatars d’un motif pictural : l’escarpolette ........ 182 5. Figures de la grâce chez Watteau et dans le discours sur l’art de l’époque ....................................................... 191 Le je-ne-sais-quoi et la grâce : dire l’indicible ......... 192 Le charme et la grâce : une esthétique de la surprise196 Dire la grâce, peindre l’éphémère ............................. 199 6. Au rythme de la danse................................................ 205 Le mouvement du rythme ........................................... 205 Au fil de quelques notions .......................................... 207 L’image du rythme de la danse .................................. 212 7. Les singes de Watteau ................................................ 217 Arabesques et singes artistes ..................................... 218 Les « mauvais singes » de l’imitation ........................ 224 Bibliographie.................................................................. 229 Sources ....................................................................... 229 Littérature critique ..................................................... 235 Provenance des études ................................................... 245
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PHILOSOPHIE AUX ÉDITIONS L'HARMATTAN Dernières parutions LA MORT Un mot qui empoisonne la vie Gilbert Andrieu La mort n'est pas ce que l'on croit. Parce que nous raisonnons à partir des morts que nous observons, nous ne pouvons pas la connaître. Nous ne serons jamais immortels. La seule immortalité que nous pouvons prendre en considération est celle des atomes qui se sont associés pour nous faire exister. La raison nous a trompés pour assurer son emprise sur la matière et la mort est devenue un enjeu de pouvoir, politique ou religieux, en nous plongeant dans l'angoisse. Tout effort de fuite vers un monde fantasmatique est totalement inutile. (Coll. Ouverture Philosophique, 216 p., 22 euros) ISBN : 978-2-343-17374-0, EAN EBOOK : 9782140122651
ENTRE NUÉES ET LUMIÈRES Journal, 2016-2018 Jean-Pierre Lefebvre Alors que les nuages s'amoncellent sur l'avenir, la conviction de l'auteur n'a pas changé : l'approfondissement obstiné de la pensée rationnelle est le vecteur unique d'une survie plus heureuse. La forme du journal permet de visiter les penseurs critiques qui parviennent à percer le concert obscurantiste dominant. L'écologie, vitale, ne peut se penser sans remettre en cause une urbanisation inévitable. L'extension des processus démocratiques est la seule façon de briser la logique délétère de l'accumulation et celle de l'État parasitaire. La pensée rationnelle doit s'interroger sur ses racines et dissoudre ce qui entrave son envol pour prolonger l'héritage des Lumières. (394 p., 38,5 euros) ISBN : 978-2-343-15984-3, EAN EBOOK : 9782140122576
LES RACINES PHILOSOPHIQUES ET BIBLIQUES DU CORPS CHEZ SPINOZA Julius Brown Jr Il y a plus de 350 ans, Spinoza stupéfiait l'Europe par sa philosophie de la Nature révolutionnaire. Aujourd'hui, sa conception de l'homme, et du corps en particulier, est encore d'une brûlante actualité. En effet, on assiste à une revalorisation du corps et à la nécessité d'une plus grande symbiose entre l'homme et la Nature. Pour Spinoza, l'âme s'étonne devant la complexité du corps. Qu'est-ce donc qu'un corps ? Qui sait
ce que peut un corps, son corps ? Jusqu'à quel point suis-je mon corps ? Comment peut-on devenir libre et expérimenter le « salut » ? Comment faire corps-société, si chaque corps cherche à augmenter sa propre puissance ? L'auteur cherche ici à connaître les origines de l'anthropologie de Spinoza, ses originalités et ses limites. (Coll. Ouverture Philosophique, 314 p., 32 euros) ISBN : 978-2-343-17610-9, EAN EBOOK : 9782140122507
GÉOCRITIQUE DE NIETZSCHE France, Allemagne, Europe et au-delà Angelika Schober Préface de Bertrand Westphal La géocritique de Nietzsche permet de comprendre sa pensée grâce aux pays, régions et villes du monde qui comptent pour lui. Outre la France, l'Allemagne et l'Europe, son regard englobe des espaces extra-européens : l'Inde, la Chine, l'Islam. L'actualité l'intéresse autant que l'histoire, et parmi les paysages, la Haute Engadine n'enchante pas moins que la Méditerrané et le désert. Nietzsche fait découvrir ces lieux par l'intermédiaire des personnes qui les habitent. Sa démarche révèle des contrastes et se caractérise par le désir de dépasser les frontières pour accéder à l'interculturalité. Ouvrant des horizons nouveaux, elle reflète aussi l'héritage des Lumières et du classicisme allemand. (Coll. Ouverture Philosophique, 180 p., 19 euros) ISBN : 978-2-343-17111-1, EAN EBOOK : 9782140121609
PENSER LA PHILOSOPHIE DE PLOTIN TOME II Visée argumentaire des traités Soeur Gilles Aimée Cisse Préface de Placide Mandona "La pensée de Plotin, telle qu'argumentée par la soeur Gilles Aimée Cisse dans ce deuxième tome, élucide en explicitant l'écho formidable de ce philosophe compliqué, mais toujours compris et aimé tant par les Pères de l'Église que par les théologiens médiévaux. L'auteure nous enracine dans l'extase plotinienne, pur mouvement de l'intelligence malgré sa faible différence à la révélation, acte de Dieu. " (Extrait de la préface de Placide Mandona) (Coll. Harmattan Sénégal, 270 p., 22 euros) ISBN : 978-2-343-17239-2, EAN EBOOK : 9782140122552
PENSER LA PHILOSOPHIE DE PLOTIN TOME I Autour des cinquante-quatre traités Soeur Gilles Aimée Cisse Préface de Placide Mandona Cet ouvrage nous plonge dans une recherche difficile et exigeante de l'histoire de la pensée philosophique ancienne et se donne pour objet l'examen de la philosophie de Plotinus (205-270 apr. J.-C, philosophe gréco-romain de l'Antiquité tardive). Cet examen s'accompagne, eu égard aux différents thèmes développés dans les Ennéades, de l'étude approfondie de tous les cinquante-quatre traités, avec une attention particulière sur des idées qui mettent en évidence l'originalité de la pensée de Plotin, à partir de Platon et d'Aristote : la nature de l'intelligence et l'au-delà de l'intelligence, à savoir l'Un. (Coll. Harmattan Sénégal, 290 p., 24 euros) ISBN : 978-2-343-17238-5, EAN EBOOK : 9782140122378
PENSER LA PHILOSOPHIE DE PLOTIN TOME IV L'interprétation de la philosophie de Plotin Soeur Gilles Aimée Cisse Préface de Sidy Diop «...Les enseignements de Plotin que Soeur Gilles Aimée Cisse nous propose de redécouvrir interpellent nos consciences agitées et anxieuses tout en s'offrant à notre méditation comme une invite salutaire à remettre les boeufs avant la charrue. Ainsi, ils nous permettent de nous remémorer la mythique parabole de l'attelage ailé de Platon où les passions irascibles et concupiscibles représentées par le cheval rétif sont placées sous le joug du cocher symbolisant l'intelligence. Toute autre inversion de ce dispositif risque d'entraîner la dispersion et la chute de l'âme humaine...» (Extrait de la préface de Sidy Diop) (Coll. Harmattan Sénégal, 224 p., 20 euros) ISBN : 978-2-343-17241-5, EAN EBOOK : 9782140122354
PENSER LA PHILOSOPHIE DE PLOTIN TOME III Les fondements de la philosophie de Plotin Soeur Gilles Aimée Cisse Préface de Placide Mandona "Avec ce vre qui explicite les fondements de la pensée de Plotin, la soeur Gilles Aimée Cisse nous montre le chemin sûr d'une compréhension indiscutable, elle approfondit la substance du mariage hypostatique autrement, bref, elle ouvre une nouvelle grille de compréhension plotinienne. Pour parachever Plotin, l'enjeu principal de ce formidable opus est de parfaire le chemin philosophique ancien, aller à l'ultime moment de la pensée et méditer sur le socle de la réalité existentielle dans sa configuration existentiale." (Extrait de la préface de Placide Mandona) (Coll. Harmattan Sénégal, 268 p., 22 euros) ISBN : 978-2-343-17240-8, EAN EBOOK : 9782140122361
DU SENS DE L'HUMANITÉ L'Oedipe-Roi de Sophocle Essai de philosophie et de dialogue entre cultures Dang Truc Nguyen De nos jours, alors que la promotion de l'humanité est saluée comme la valeur essentielle de la philosophie, la tragédie grecque, donc L'OEdipe-Roi de Sophocle, est souvent invoquée comme une source privilégiée. Mais, ne serait-ce pas un déni de vérité ? Le texte et le contexte de cette tragédie ne disent-ils pas explicitement que ce qui intronise ce roi-connaissant suffisant au trône de son père, et ce qui le pousse à nouer une relation incestueuse avec sa mère, est dénoncé comme le crime originel contre l'humanité ? Ainsi, relire L'OEdipe-Roi de l'Ancien Sophocle en pensant le rejet du message de cette tragédie au cours de la tradition de notre culture occidentale, c'est repenser le défi de la pensée tragique dont le message touche à l'essence et à la dignité de tout être humain. (Coll. Ouverture Philosophique, 276 p., 28 euros) ISBN : 978-2-343-16779-4, EAN EBOOK : 9782140122286
LA PENSÉE TRAGIQUE Le Prométhée enchaîné d'Eschyle Essai de philosophie et de dialogue entre cultures Dang Truc Nguyen Plus d'un des penseurs des Temps Modernes tels Goethe, Nietzsche ainsi que leurs héritiers se sont réclamés de l'autorité d'Eschyle, surtout de son oeuvre Le Prométhée enchaîné, pour justifier le bien-fondé de leur pensée. Or, en analysant le texte et le contexte de cette oeuvre emblématique, cet essai démontre que les maîtres du « prométhéisme » des Temps Modernes ont ignoré complètement l'essentiel de son message et que, pis encore, ils l'ont contredit. Ce faisant, il fait découvrir les intuitions fondamentales relatives à une humanité cachée ou transcendante, laquelle se présente comme l'unique message, non seulement du Prométhée enchaîné d'Eschyle mais aussi de la sagesse de l'Antiquité grecque. (Coll. Ouverture Philosophique, 294 p., 30 euros) ISBN : 978-2-343-16778-7, EAN EBOOK : 9782140122293
LE NON-SAVOIR Paradigme de connaissance Marie-Pierre Lassus Le non-savoir n'est pas l'ignorance mais un « dépassement difficile de la connaissance » (Bachelard) selon les poètes qui forgent les mots dont nous vivons. Ils montrent comment se défaire des théories et du savoir, désapprendre et déphilosopher (Bachelard) pour mieux vivre. Fondé sur l'errance comme méthode, le non-savoir est envisagé ici sous ses aspects méthodologique, « poéthique » et politique à l'appui des expériences de recherche-action et de recherche-création de l'auteure dans les prisons. EME éditions (Coll. CREArTe, 18 p., 34,5 euros) ISBN : 978-2-8066-3682-9, EAN EBOOK : 9782806651624
KANT ET LA RÉVOLUTION Légalité et droit de révolution dans la philosophie de Kant Roland Llinares Kant a montré plusieurs fois sa position vis-à-vis des révolutions de son temps et de toute révolution en général. En quoi sa réflexion peut-elle nous éclairer ? La réponse en surprendra plus d'un, d'autant que Kant apparaît d'ordinaire comme un réformateur. Sous quelles conditions un droit de révolution est-il pensable ? L'est-il dans son rapport à la légalité ? Sinon, est-il envisageable en dehors de ce rapport ? Mais alors sur quelle instance rationnelle faut-il le fonder ? Pour Kant, la finalité de l'histoire universelle repose sur un jugement certain, une histoire qui utilise tous les moyens dont elle dispose pour parvenir à une meilleure fin possible, quoique non définitive. Parmi ces moyens, peut-être la révolution ? (Coll. Ouverture Philosophique, 212 p., 21,5 euros) ISBN : 978-2-343-17218-7, EAN EBOOK : 9782140121807
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Katalin Bartha-Kovács est maître de conférences HdR au Département d’études françaises de l’université de Szeged (Hongrie). Ses travaux portent sur la réflexion picturale française des xviie et xviiie siècles, en particulier les rapports du texte et de l’image, et plus récemment aussi sur l’animal et l’animalité.
Illustration de couverture : Lajos GULÁCSY, Scène de Naconxypan, huile sur carton, s.d. [vers 1907], 35 x 37,5 cm. Reproduction : Mihály BORSOS © photo : misi 2016
ISBN : 978-2-343-17908-7
25,50 €
Katalin Bartha-Kovács
Comment rapprocher Diderot et Watteau, qui représentent deux conceptions artistiques foncièrement différentes ? C’est dans une perspective interdisciplinaire, au croisement de la théorie de l’art, de la critique d’art et des études littéraires que les essais rassemblés dans le présent recueil proposent une réflexion peu conventionnelle sur les perceptions de l’image au xviiie siècle. Au fil de notions difficilement définissables, telles que la mélancolie, le rêve, la grâce ou la légèreté, aptes cependant à s’ériger en concepts esthétiques généraux, les études réunies ici visent à tracer les contours d’une poétique de l’image. À travers ces catégories, qui peuvent en effet servir de lien entre Diderot et Watteau, l’ouvrage prétend porter un éclairage nouveau sur les questions artistiques et contribuer ainsi à la réinterprétation des notions propres à la théorie de l’art française de l’époque classique.
ESTHÉTIQUE
DIDEROT ET WATTEAU Vers une poétique de l’image au xviiie siècle
DIDEROT ET WATTEAU
DIDEROT ET WATTEAU
Katalin Bartha-Kovács
OUVERTURE PHILOSOPHIQUE ESTHÉTIQUE