Désenchanter le corps: Aux origines de la conscience de soi 9782415004729

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Désenchanter le corps: Aux origines de la conscience de soi
 9782415004729

Table of contents :
Titre
Copyright
Avant-propos
Partie I - Le corps à l'arrière-plan
Chapitre 1 - L'évidence illusoire du corps
Un corps fantôme
Un corps perdu
Un corps échangeable
Un corps silencieux
Un corps en pleine conscience
Conclusion
Chapitre 2 - Le corps qui interpelle
De la nociception à la douleur
Placebo et nocebo
Des douleurs fantômes
Au-delà d'une simple perception du corps
Le corps souffrant
Conclusion
Chapitre 3 - Cartographier le corps
La proprioception
Le toucher
L'intéroception
Le sens de l'équilibre
Se voir
Un corps multisensoriel
Un modèle interne du corps
Mise à jour requise
Conclusion
Chapitre 4 - Multiplier le corps
Schéma et image corporels : le couple maudit
Un divorce
Une réconciliation possible ?
Conclusion
Partie II - Le soi dans tous ses états
Chapitre 5 - Ceci est mon corps
Un sentiment d'aliénation
L'illusion d'appartenance
Les outils : une extension du corps ?
Conclusion
Chapitre 6 - Le garde du corps
Le corps ressenti
Le corps qui agit
Le corps qu'il faut protéger
L'hypothèse du garde du corps
Des objections possibles ?
Conclusion
Chapitre 7 - L'homme augmenté
Membres surnuméraires et autres exosquelettes
La stratégie de l'incarnation
Le modèle de l'outil
Pirater le corps
Une question qui reste ouverte
Conclusion
Partie III - Autour de nous
Chapitre 8 - Le monde à distance
Des multiples bulles
Le cerveau : une machine prédictive
Immersion, présence et réalité virtuelle
Le syndrome de déréalisation : se sentir coupé du monde
Conclusion
Chapitre 9 - Le corps des autres
Incarné, mais en quel sens ?
La cognition sociale
Une approche en deuxième personne
Une approche en première personne
Un sentiment de présence charnelle
Conclusion
Conclusion
Lexique des troubles du corps propre
Notes bibliographiques
Table

Citation preview

© ODILE JACOB, MARS 2023 15, RUE SOUFFLOT, 75005 PARIS www.odilejacob.fr ISBN : 978-2-4150-0472-9 Le code de la propriété intellectuelle n'autorisant, aux termes de l'article  L.  122-5  et 3  a, d'une part, que les «  copies ou reproductions strictement réservées à l'usage du copiste et non destinées à une utilisation collective  » et, d'autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d'exemple et d'illustration, « toute représentation ou réproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite » (art. L. 122-4). Cette représentation ou reproduction donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Composition numérique réalisée par Facompo

Avant-propos Il existe une légende universitaire qui affirme que l’on prend pour objet de recherche ce qui représente ses faillites personnelles. Il est alors peu surprenant que j’aie consacré pour ma part de nombreuses années à explorer la conscience du corps. Il suffit de constater mon talent à me cogner dans les coins de table et à m’emmêler les jambes en courant, sans parler de ma connaissance anatomique pitoyable, qui a fait rire plus d’un médecin, ou de ma totale incapacité à adopter des positions étranges au yoga. Étudier ce corps mystérieux était donc essentiel pour moi. Mais je suis loin d’être la seule à me focaliser sur un tel objet. Aussi bien dans les magazines grand public que dans les articles scientifiques, nous retrouvons un constant refrain sur ses mille vertus et sur la nécessité d’en avoir une conscience pleine et entière. Chaque époque se crée ses propres mythes, et la nôtre a érigé le corps en héros. Le yoga et autres techniques méditatives nous invitent à concentrer toute notre attention sur notre corps. Mais dans quel but exactement  ? Dans les années 1970, nous étions obsédés par la gymnastique, le footing et la musculation, mais si nous passions des heures à courir, c’était prétendument pour le bien de notre corps. Tout ce qui comptait, c’était un mode de vie sain. Le discours a subtilement changé de nos jours. Le bien-être physique n’est plus un objectif en soi, il n’est qu’un premier pas sur la voie du bien-être mental. La mode actuelle va au-delà de la simple prescription médicale de prendre soin de son corps, prescription que tout le monde devrait suivre. Elle clame aussi qu’en nous concentrant plus sur lui, nous parviendrons à atteindre un certain équilibre psychologique nous libérant du stress, à renouer avec nos émotions,

à prendre de meilleures décisions, à établir un lien riche avec autrui, à être plus généreux, plus compatissant et ainsi de suite. Nous pourrions même avoir une meilleure appréhension du temps qui coule et de l’espace qui nous entoure, voire faire des progrès en mathématiques. Le philosophe Shaun Gallagher (Université de Memphis), l’un des défenseurs principaux du courant de pensée dit de la cognition incarnée (embodied cognition), affirme  ainsi  : «  Le corps ne laisse rien d’intouché. » Les mythes actuels érigent ainsi le corps en sauveur sans lequel notre esprit ne serait rien ou presque. Paradoxalement, nous semblons aussi montrer un certain mépris pour notre corps. Car lorsque nous ne sommes pas en train de méditer, nous jouons à des jeux vidéo, échangeant alors sans aucune difficulté notre apparence physique contre celle de notre avatar, comme s’il était parfaitement naturel d’adopter une nouvelle forme, que ce soit celle d’un petit lutin ou d’un extraterrestre bleu géant. Hors des jeux vidéo, nous passons notre temps à communiquer ensemble, mais trop souvent de manière désincarnée, un écran toujours présent entre nous et les autres. C’est peut-être avec le succès des réseaux sociaux que nous prenons le plus conscience du peu de cas que nous faisons de notre matérialité. De manière plus tragique, certaines personnes finissent par préférer abandonner leurs jambes devenues paralysées pour des prothèses plus fonctionnelles, demandant ainsi à se faire amputer. L’artificiel finit par remplacer le biologique. Tous ces cas illustrent de manière variée le peu d’importance que notre propre corps semble avoir dans de nombreuses situations, comme si l’obtention d’un nouveau corps, virtuel ou artificiel, ne modifiait pas qui nous sommes fondamentalement. Nous sommes donc dans une relation ambivalente au corps, oscillant d’un extrême à l’autre. D’un côté, nous adhérons à une

conception dite cartésienne, qui met en première place nos capacités mentales, notre enveloppe charnelle pouvant n’être qu’un rêve ou une illusion créée par un malin génie. René Descartes, l’un de nos plus grands philosophes, conclut ainsi ses Méditations métaphysiques (1641) : « Je pense donc je suis », définissant le soi comme une substance pensante et non matérielle. De l’autre côté, nous revendiquons l’importance du corps, suivant en cela Maurice e

Merleau-Ponty, un autre philosophe français, mais du XX  siècle, qui affirme que le corps tel que nous le vivons (ce qu’il appelle le « corps 1

propre   ») est au fondement du soi et de notre appréhension du monde. Il propose ainsi de remplacer le «  je pense  » cartésien par un « je peux ». Deux conceptions contradictoires donc. Si je devais positionner mon travail dans ce paysage philosophique, je dirais qu’il vise à les combiner. Dans la lignée de Merleau-Ponty, je mets l’accent sur la richesse et la complexité de la relation du corps au soi, mais pour l’aborder, j’affirme qu’il faut partir de la manière dont nous pensons le corps, ou plus exactement la manière dont le cerveau pense le corps, remettant ainsi l’esprit au premier plan. Les théoriciens de la cognition incarnée veulent comprendre nos facultés mentales en termes corporels. Je cherche pour ma part à comprendre le corps en termes cognitifs. Qu’il soit clair que je ne vais pas développer ici une sociologie ou une anthropologie du corps. Il ne s’agit pas d’analyser le discours de nos sociétés contemporaines sur le genre, les critères esthétiques de beauté, le tatouage ou encore le rapport au sport. Mon intérêt est plus primitif, si l’on peut dire, mais aussi plus essentiel. Je pars en quête de ce noyau brut que nous partageons entre toutes les cultures et toutes les époques. Le point de départ est simple. La pierre qui tombe sur le pied fait mal, que l’on soit un homme des

cavernes ou une petite citadine du

e XXI   siècle.

Nous avons tous un

corps plus ou moins similaire et nous avons tous un cerveau qui suit plus ou moins les mêmes règles d’organisation et de fonctionnement. Et même si nous verrons quelques rares exceptions au fil de ces pages, nous avons tous mal, faim ou froid. Et nous pouvons tous lever le bras, marcher ou rire. Et nous avons tous conscience que cette main, cette jambe ou cette tête est bien la nôtre et n’appartient à nul autre. Qu’importent nos idéologies ou nos traditions, ce sont là des faits fondamentaux qui nous définissent, et ce sont eux qui m’intéressent, car ils sont à l’origine de la conscience de soi corporelle. Désenchanter le corps, c’est donc dépasser ces strates de croyances dont la culture nous enveloppe pour comprendre cette dimension primitive du rapport du soi au corps et, pour ce faire, il faut se tourner vers une approche empirique, et plus précisément vers ces sciences qui ont vu le jour seulement au siècle dernier et que l’on appelle les sciences cognitives. Elles ont pour objectif d’analyser les différentes facultés mentales, que cela soit la perception, le raisonnement, les émotions, le langage, la conscience, les capacités sociales ou encore le sens moral, l’art et les mathématiques. Elles ont pour intérêt de ne pas se limiter à une discipline spécifique, mais visent à permettre un dialogue constant entre tous les spécialistes de la cognition, les psychologues et les neuroscientifiques bien sûr, mais aussi les psychiatres, les neurologues, les linguistes, les experts en intelligence artificielle et, enfin, les philosophes. Pendant très longtemps, la conscience de soi était considérée comme un récif dangereux sur lequel ces sciences pouvaient s’échouer. Par sa dimension subjective, elle semblait incompatible avec une approche objective. Mais il y a eu ces vingt dernières années une véritable explosion de recherches sur le corps

propre, permettant de répondre ainsi à certaines questions, tout en en soulevant d’autres. Cet ouvrage s’appuie sur l’ensemble de cette recherche expérimentale, restant dans la lignée d’une philosophie éclairée par la science, que défendent aussi bien Descartes que Merleau-Ponty. Rappelons en effet que Descartes est aussi l’auteur d’un traité d’optique. Quant à Merleau-Ponty, il a utilisé à maintes reprises les travaux du neurologue Kurt Goldstein, en particulier sur le patient Schneider. Il est malheureux que ce dernier se soit avéré être un escroc  : la multiplicité de ses symptômes n’était pas due à sa malchance, mais au simple fait que Schneider avait savamment étudié un traité de neurologie dont il feignait les pathologies décrites pour attirer l’attention des médecins. Merleau-Ponty s’est donc appuyé sur une science bancale, ce qui nous invite non pas à rejeter la science, mais plutôt à nous assurer de la validité de tout propos d’apparence scientifique, avertissement d’autant plus important à notre époque où tout un chacun prétend avoir une opinion dite « scientifique ». Désenchanter le corps consiste aussi à inviter à laisser le corps tranquille, un message à rebours d’une conception généralement admise de nos jours. Cessons de l’inspecter à la loupe et de surveiller constamment sa glycémie, ses heures de sommeil, ses battements cardiaques, ses nombres de pas et que sais-je encore, avec tous les nombreux gadgets qui sortent sur le marché tous les jours. Arrêtons de nous focaliser sur chacune de nos inspirations et expirations. Le fait est que dans la vie de tous les jours, notre corps est normalement à l’arrière-plan de notre conscience et il y a une bonne raison à cela. Nous recevons constamment des millions de signaux issus de divers systèmes qui informent notre cerveau sur la posture de chaque segment du corps, le bon fonctionnement de nos

organes internes, le contact avec nos vêtements, la pression au sol sur nos pieds et ainsi de suite. Si nous devions être conscients de toutes ces informations, il n’y aurait plus de place pour autre chose. Mais nous vivons dans le monde plus que nous vivons dans notre corps, et c’est sur ce monde que nous devons nous concentrer. D’autant plus que le corps n’a en fait pas besoin de nous. Prêter attention à notre corps n’est pas un service à lui rendre, à nous rendre. Nul besoin de longues études expérimentales pour le montrer. Essayez juste de vous concentrer sur ce que vous êtes en train de faire quand vous accomplissez un mouvement aussi banal et automatique que de descendre un escalier, taper sur un clavier ou éplucher une carotte. Vous perdez en vitesse et en précision, vous gagnez en maladresse. Nous devrions donc laisser notre corps tranquille et lui permettre d’accomplir son travail plutôt que de le mettre sur le devant de la scène sous les projecteurs. Cela ne signifie pas toutefois que nous devons vivre dans un monde désincarné. Les confinements récents liés à la pandémie nous ont montré de manière trop souvent douloureuse les frustrations engendrées par une vie principalement virtuelle passée sur des écrans. Ils ont aussi soulevé un certain nombre de questions difficiles, révélant toute la complexité du rapport au corps. À l’époque du port du masque obligatoire pendant la pandémie, on pouvait ainsi hésiter : valait-il ainsi mieux voir les autres en personne, mais avec un masque, ou les voir sur un écran, mais sans masque ? Il n’y avait pas de réponse simple. Alors, le corps est-il indispensable au développement de notre conscience de nous-mêmes et de notre vie sociale, ou est-ce un simple outil que l’on peut altérer à volonté ou mettre de côté  ? L’objectif de cet ouvrage est de naviguer dans cette mythologie

complexe en analysant ce qui nous rend si doués pour interagir avec le monde et avec autrui.

PARTIE I

Le corps à l’arrière-plan

Comme nous venons de le voir, Descartes est connu pour son dualisme. Mais il ne faut pas croire pour autant qu’il était l’ennemi du corps. En effet, il n’a pas seulement affirmé que le corps et l’esprit étaient différents, il a aussi souligné l’importance et le caractère unique de leur relation. Il dit ainsi dans sa sixième Méditation métaphysique en 1641 : Je ne suis pas seulement logé dans mon corps, ainsi qu’un pilote en son navire, mais outre cela que je lui suis conjoint très étroitement, et tellement confondu et mêlé, que je compose comme un seul tout avec lui. Il évoque même plus tard dans sa correspondance à la princesse palatine Élisabeth de Bohème, elle-même grande philosophe trop souvent ignorée : […] la notion de l’union que chacun éprouve toujours en soimême sans philosopher  ; à savoir qu’il est une seule personne qui a ensemble un corps et une pensée. Lettre XXX.

Descartes défend ainsi un dualisme qui distingue clairement l’esprit du corps, mais il reconnaît aussi l’union des deux au sein de la personne. Il parvient à ces deux thèses fortes par des chemins différents. C’est après un long parcours de réflexion que Descartes conclut que nous ne pouvons être sûrs et certains que de notre esprit, tandis que l’union de l’esprit et du corps s’impose au contraire à nous comme une évidence immédiate. Nul besoin de philosopher, pour reprendre ses propres termes. La princesse palatine lui reproche de ne pas avoir développé ce versant de sa théorie, et elle a raison, comme il le reconnaît lui-même. Dans sa correspondance avec elle, il plaide coupable, affirmant même que la thèse de l’union aurait pu être « nuisible » à sa défense du dualisme, auquel il tient en priorité. Il ne va pas plus loin pour autant dans sa réponse, se contentant de souligner l’importance de notre perception sensorielle. L’objectif de la première partie de cet ouvrage est d’essayer d’apporter une réponse plus satisfaisante à la princesse de Bohême en analysant par quelle magie nous ne sommes pas seulement pilotes de notre corps. Le chapitre  1 révélera sous un jour nouveau le corps que nous croyons si bien connaître, remettant en cause l’évidence supposée de notre rapport à lui et dévoilant les multiples manières dont l’union du corps et de l’esprit peut se briser, mais aussi l’importance de laisser le corps à l’arrière-plan de notre conscience, ce qui nous conduira à nous interroger sur le rôle du corps dans les pratiques méditatives. Le chapitre  2 se concentrera sur la douleur, s’interrogeant sur ce qui rend cette sensation si particulière et si désagréable, et cherchant à mieux comprendre les douleurs chroniques qui ne correspondent pas toujours à des dysfonctionnements organiques. Le chapitre  3 élargira le débat à toutes les formes d’appréhension du corps, montrant la richesse

d’informations accessibles à tout instant, mais démontrant l’importance de modèles internes du corps pour structurer le bruissement constant des signaux corporels. Le chapitre  4, enfin, montrera que l’unité et la cohérence du corps propre ne sont qu’apparentes et que nous nous le représentons de manière différente selon les contextes.

CHAPITRE 1

L’évidence illusoire du corps Si je vous demandais quel objet ne vous quitte jamais au quotidien, il est possible que vous répondiez votre ordinateur ou votre téléphone, surtout après une longue période de télétravail. Même s’ils sont presque devenus des extensions de vous, vous n’en avez cependant qu’une connaissance très superficielle : vous voyez la forme rectangulaire et la couleur noire de votre smartphone, vous sentez son poids relativement léger, sa texture lisse et sa température qui varie selon que vous l’ayez gardé longtemps en main, vous entendez les sonneries que vous avez réglées, et cela s’arrête là. Pensez maintenant à votre main qui l’enserre : vous les voyez ensemble, mais les percevez-vous de la même manière  ? Votre corps est-il aussi banal ? Pour répondre à cette question, concentrez-vous et essayez de collecter ce que vos sens vous disent. Soyez alors prêt à être émerveillé par la richesse de toutes les informations que vous avez sans le savoir sur ce corps qui ne vous quitte jamais. Non seulement vous y avez accès par les cinq sens classiques, mais vous recevez en plus une multitude de signaux qui ont pour seule fonction de vous en indiquer l’état. La proprioception détermine la position de 400  articulations et la tension de 570  muscles. L’intéroception comptabilise le moindre battement cardiaque, mouvement respiratoire et pulsation gastrique. Le système vestibulaire s’assure que vous gardiez l’équilibre, qu’importent les vagues qui vous font tanguer. La douleur vous avertit de tout dommage corporel, réel ou non. Le toucher vous permet de tenir le monde en main, avec une telle finesse que vous pouvez passer un fil dans une aiguille. Vous

en savez donc plus sur votre corps que sur n’importe quel objet, mais ces informations sont aussi d’une tout autre nature. Elles vous permettent d’aller au-delà de la surface, car votre corps est l’unique objet au monde que vous pouvez ressentir de l’intérieur, de manière privilégiée. Vous seul y avez un tel accès. Alors que la vision dévoile des milliers de corps, la proprioception et les autres sens corporels n’en livrent qu’un seul, le vôtre. Pour certains, comme MerleauPonty, cela rend presque criminel de le qualifier d’objet. Et pourtant, il n’est qu’un simple amas de matière doté d’une certaine forme et taille, comme n’importe quel objet. Ce qui le rend exceptionnel, c’est le mode d’appréhension que nous en avons, notre relation à lui que nous n’avons pour nul autre. Pour autant, avons-nous une connaissance de nous-mêmes exhaustive et infaillible ? Le monde est source de multiples illusions, principalement visuelles ou auditives, mais on pourrait croire notre corps épargné, comme il est directement accessible. Ce n’est cependant pas le cas. Nous pouvons en avoir une représentation totalement fausse, audelà même de l’imaginable. Malgré le flux constant d’informations que nous recevons, le corps dont nous avons l’expérience est loin de se réduire à un fidèle reflet de signaux sensoriels et il peut s’égarer très loin de la réalité. Ainsi, quand on se plonge dans son apparente évidence, on découvre une réalité complexe, parfois contre-intuitive, souvent évasive. Ce chapitre a pour objectif de dévoiler quelques-unes des surprises qu’il nous réserve. Nous verrons en particulier tout le paradoxe du corps propre, qui se caractérise à la fois par sa richesse informationnelle et par la pauvreté de la conscience que nous en avons. Nous comprendrons alors les raisons pour lesquelles le corps se doit de rester discret, même si certaines formes de méditation nous invitent à le pousser sur le devant de la scène.

Un corps fantôme Oubliez le reste du monde et fermez les yeux. Que pouvez-vous me dire sur votre corps ? Tout simplement qu’il est là, que vous avez deux jambes et deux bras sur lesquels votre attention peut se focaliser. Lorsque vous rouvrez les yeux, vous n’avez pas de surprise. Votre corps est tel qu’il vous apparaissait. Mais est-ce toujours le cas ? Non. Pour certains, cela peut être un choc. Là où ils sentaient leurs jambes, il n’y a plus rien. Pourtant, ils n’avaient nul doute de leur présence. Comme l’affirme un soldat américain victime de la guerre de Sécession aux États-Unis : Je dirais, affirma un homme, que je suis plus certain de la 1

jambe qui n’est plus que de celle qui est encore là . Cet homme a perdu sa jambe sur le champ de bataille, mais elle lui apparaît comme toujours présente. Cette « jambe qui n’est plus » a tout d’une vraie jambe  : elle peut être pliée ou dépliée, elle peut bouger, elle peut être chaude ou froide, et elle peut aussi être douloureuse. En 1871, quand le médecin Weir Mitchell entendit pour la première fois un soldat s’exprimer ainsi, il pensa que personne ne le croirait et il préféra écrire une œuvre de fiction pour décrire ce phénomène dit du membre fantôme (voir le glossaire à la fin pour une définition succincte des troubles neurologiques et psychiatriques). Mais ce soldat n’est pas un cas isolé et la plupart des personnes amputées affirment ainsi sentir leur jambe ou leur bras manquant comme s’il était toujours là, et ce pendant des années après l’accident. Comment alors expliquer ces sensations fantômes ? On pourrait croire qu’elles expriment la trace de souvenirs d’un temps passé où

le corps était complet, mais ce serait se tromper. Ce ne sont pas seulement les personnes qui perdent un membre soudainement, à la guerre ou dans un accident, qui en gardent une impression vivace. Cela peut être des individus nés avec un bras ou une jambe en moins qui ressentent la présence fantôme du membre absent qu’ils n’ont pourtant jamais connu. À l’inverse, nous pouvons être hantés par des membres fantômes alors même que nos membres de chair et d’os sont encore bien présents. Alors qu’il paraît évident qu’un être humain ne peut avoir plus que deux jambes et deux bras, certains patients dont le bras est paralysé à la suite d’une lésion de la moelle épinière ressentent la présence d’un bras fantomatique supplémentaire, souvent bloqué dans la position de l’accident (comme à moto). C’est comme s’ils avaient un troisième bras, voire un quatrième, ainsi que le décrit ce patient : Médecin – Mais il doit bien y en avoir 2 vrais et 2 faux, non ? Patient –  J’imagine que oui, mais ils me paraissent tous 2

pareils, tous aussi réels à mes yeux . On pourrait croire que ce patient est juste en train de fabuler mais son cerveau montre des activations similaires à celles qu’il aurait si les bras fantômes étaient réels. Ils existent véritablement, du moins d’un point de vue cérébral. Le corps dont nous avons conscience est donc loin d’être le reflet de notre corps biologique. Et il semble défier toute logique. Alors que nous venons de voir que nos membres peuvent peiner à disparaître de notre esprit, même des années après l’amputation, ils peuvent aussi subitement cesser d’être là, comme c’est le cas dans le syndrome neurologique de négligence personnelle. Suite à une lésion cérébrale du cortex pariétal droit, les patients ne font plus

attention à toute la partie gauche de leur corps, oubliant par exemple de se maquiller ou de se raser le côté gauche du visage. Ils peuvent aussi «  oublier  » totalement d’utiliser leur bras gauche, se comportant comme si la moitié de leur corps n’existait plus à leurs yeux. Un patient souffrant de ce syndrome montre ainsi sa perplexité lorsqu’on l’interroge sur le côté gauche de son corps : Médecin – Qu’avez-vous fait de votre jambe [gauche] ? Patient – Quelle jambe ? […] Médecin – Où est votre œil gauche ? Patient – Je l’ai probablement quelque part dans ma tête. Médecin – Montrez-le. Patient – Je ne suis pas certain. (Le patient indique des deux 3

mains son œil droit et la base de son nez) . Cette « disparition » ne dérange pas ces personnes car elles ne s’aperçoivent pas qu’il leur manque quoi que ce soit. Cela peut d’ailleurs avoir des conséquences fâcheuses. Un  patient me racontait ainsi qu’il avait souvent des problèmes en marchant dans la rue car sa main gauche pouvait entrer en contact avec les fesses des passants tout à fait par accident (selon lui) et sans même qu’il le réalise. Il se plaignait de la difficulté de faire comprendre à ses victimes son désordre neurologique. La disparition du corps peut adopter une forme encore plus radicale dans le syndrome de Cotard, que l’on trouve dans certaines formes graves de dépression. Les personnes ont alors la conviction profonde d’être mortes. Elles ont l’impression que leur cœur ne bat plus, que leurs viscères se décomposent, qu’il ne reste plus qu’à enterrer ce cadavre qu’elles sont devenues. Biologiquement parlant, elles ne souffrent pourtant d’aucun problème. Une fois de plus, le

corps dont on a conscience est en complet désaccord avec sa réalité charnelle. Face au divorce entre le corps ressenti et le corps réel, certaines personnes peuvent chercher une réconciliation, mais à quel prix ? Je pense ici au syndrome de xénomélie, aussi nommé trouble identitaire de l’intégrité corporelle. Il ne s’agit pas d’une question d’identité sexuelle. Le problème n’est pas d’être né dans un corps masculin alors que l’on se sent femme ou vice versa. Non, le problème est d’être né avec des jambes alors que l’on s’en sent dénué. Corinne, atteinte de ce syndrome, partage son expérience en ces termes : Je ne comprends pas d’où ça vient, ni ce que c’est. Je ne veux juste pas de jambes. À l’intérieur, je sens que mes jambes ne m’appartiennent pas, elles ne devraient pas être là. On pourrait dire que mes jambes semblent m’être étrangères. Je dirais presque qu’elles sont comme si elles ne faisaient pas partie de moi bien que je les sente, que je les 4

voie et que je sache qu’elles m’appartiennent . Corinne n’a aucun déficit, ni au niveau sensoriel, ni au niveau moteur. Pourtant elle a l’impression que ses jambes ne font pas partie de son corps et elle a toujours eu ce sentiment, depuis le plus jeune âge. Elle ne s’est jamais sentie en adéquation avec le corps avec lequel elle était née. Comme avec les membres fantômes, il y a un désaccord entre le corps physique et le corps tel qu’il est mentalement représenté. La différence toutefois est qu’une personne amputée ne peut rien faire pour résoudre ce désaccord, alors que les individus souffrant de xénomélie sont prêts à tout pour obtenir le corps qu’ils se figurent

avoir, c’est-à-dire prêts à littéralement se couper les jambes. Mais si vous étiez un chirurgien et qu’on venait vous voir pour vous demander d’amputer deux jambes en parfait état, condamnant ainsi la personne à vivre dans un fauteuil roulant, le feriez-vous  ? Il ne s’agit pas d’une lubie ou d’un projet artistique. La personne est dans une réelle détresse psychologique que l’opération seule est capable de soulager. La médecine a-t-elle alors le droit de blesser le corps physique pour soigner une souffrance mentale  ? Les comités d’éthique tranchent différemment selon les pays, la France quant à elle restant assez sceptique sur la nécessité d’amputer. Mais une réponse négative risque de conduire l’individu à s’opérer lui-même. Dans certains cas, en effet, les personnes enrobent le membre non voulu dans de la glace pour faire mourir les tissus ou mettent leurs jambes sur des rails pour qu’un train leur roule dessus. Cela montre à quel point une partie de leur corps est devenue pour elles une intruse dont il faut se débarrasser à tout prix.

Questions. Nous devrions connaître notre corps par cœur car il ne change que peu une fois atteint l’âge adulte. Deux bras, deux jambes, il est d’une remarquable monotonie dans la plupart des cas. Cependant, le corps dont nous avons conscience peut s’éloigner radicalement d’une telle banalité. Il s’efface, se dédouble ou perd une moitié, refuse de disparaître ou apparaît comme un intrus. Comment alors expliquer que nous puissions en avoir une conscience aussi erronée ?

Un corps perdu

Reprenons notre investigation de la connaissance que vous avez de votre corps. Si j’en indique une partie ou une autre, vous saurez spontanément la reconnaître, ici un coude, là une épaule. Votre corps est un territoire familier à la géographie assez simple. Mais en êtes-vous vraiment sûr ? Faisons un test. Croisez les bras au niveau des poignets et joignez les mains. Puis retournez-les vers la poitrine jusqu’à ce qu’elles soient orientées vers le haut. Ensuite demandez à quelqu’un de votre entourage de toucher l’un de vos doigts. Vous aurez alors du mal à le mouvoir, et vous aurez besoin de réfléchir pour l’identifier. L’espace de nos sensations se déroule dans un constant va-et-vient entre l’espace corporel, organisé autour d’axes basiques (gauche/droite) et de repères saillants comme les articulations, et l’espace externe dans lequel le corps est situé. Cette illusion, dite l’illusion japonaise, montre combien il est facile de s’y perdre. Pour les patients souffrant d’autotopagnosie après une lésion du cortex pariétal (auto  : pour soi-même  ; topos  : l’espace  ; agnosie  : l’absence de connaissance), nul besoin de croiser les mains pour s’égarer. Ces personnes ne parviennent plus à reconnaître les différentes parties de leur corps et leur configuration spatiale. Elles ne parviennent pas plus à assembler les morceaux d’un puzzle représentant un corps, mettant le bras à la place de la jambe et l’œil dans le nombril par exemple. Pourtant, elles se montrent très satisfaites du résultat, ne se rendant pas compte que la figure ainsi constituée ne ressemble à rien. Les personnes autotopagnosiques ont ainsi perdu leurs repères au sein de leur corps, comme le décrit cette patiente : Une patiente ne parvenait pas à situer où se trouvait son œil gauche et finit par dire  : «  Je ne sais pas, je dois l’avoir

perdu.  » Quand on lui demanda de montrer ses mains, elle essaya de les chercher sur la table mais dit : « Elles ne sont nulle part, pour l’amour de Dieu ; je les ai perdues mais elles 5

doivent bien être quelque part . » Une autre manière de perdre son corps est d’en sortir et de le laisser de côté. C’est dans une certaine mesure ce qui se produit dans les expériences extracorporelles (out-of-body experience), qui peuvent survenir lors de crises d’épilepsie. Les individus se sentent alors en dehors de leur corps, le voyant de l’extérieur, comme s’ils se trouvaient au niveau du plafond. Ils reconnaissent que c’est bien là leur corps, mais ils n’ont plus l’impression de l’habiter. J’avais l’impression de rêver que je flottais au-dessus de la pièce [sous le plafond…]. J’étais aussi allongée dans le lit habillée d’un pyjama rouge-vert […], le lit était vu d’en haut […], il y avait un homme avec une barbe [dans la pièce, l’étudiant de garde de nuit], qui se tenait à côté de moi. 6

J’avais très peur . Les expériences extracorporelles peuvent être reproduites expérimentalement. Les participants portent un casque de réalité virtuelle, qui leur renvoie l’image de leur propre dos. Ils reçoivent une stimulation tactile répétée entre leurs omoplates et ils se voient touchés, mais de l’extérieur, comme s’ils étaient derrière euxmêmes. Cette situation leur donne l’impression étrange d’être en dehors de leur corps. En effet, ce qu’ils voient correspond parfaitement à ce qu’ils ressentent, et ils n’ont aucun doute sur le fait

de se voir eux-mêmes. Cependant, comme ils se voient de dos, 7

chose normalement impossible, il leur semble sortir de leur corps .

Questions. Descartes définit le corps comme une substance étendue (res extensa), mais les principes qui régissent cette étendue lui sont propres. Même si nous utilisons spontanément des termes spatiaux pour localiser nos sensations, il n’est pas clair ce que nous voulons vraiment dire par là. Par exemple, j’ai une douleur dans mon pouce, qui est dans la bouche, mais cela ne signifie pas que j’ai une douleur dans la bouche. La transitivité spatiale ne semble pas fonctionner ici, alors que si j’ai du chocolat dans le placard et que le placard est dans la cuisine, il n’y a nul doute que j’ai du chocolat dans la cuisine. Quel est donc ce drôle d’espace qu’est le corps ?

Un corps échangeable Il apparaît que de nombreux aspects du corps que nous prenions pour relativement basiques dissimulent de subtils pièges pour notre conscience. Qu’en est-il de son lien au soi ? Nombre d’écrivains, tels que E. T. A. Hoffmann, Théophile Gautier ou encore Luigi Pirandello, se sont amusés à travers les siècles à imaginer des jeux d’identité, où le soi se perd, se démultiplie ou s’empare du corps d’autrui. Pardelà la fiction, l’illusion de décorporation que nous venons de voir révèle la facilité avec laquelle la conscience de soi corporelle peut être manipulée. En jouant avec le même système de réalité virtuelle que nous venons de voir, on peut ainsi induire l’illusion d’échanger de corps avec une tierce personne. Deux participants portent chacun un casque de réalité virtuelle qui leur transmet l’image que l’autre a

d’eux. Autrement dit, ils adoptent une perspective en troisième personne sur eux-mêmes. Quand ils se serrent la main, ils décrivent 8

alors avoir l’impression de serrer leur propre main . Il est aussi possible de s’approprier une vulgaire main en plastique digne d’un magasin de farces et attrapes. L’illusion dite de la main en caoutchouc est devenue ces dernières années le protocole expérimental phare sur le corps propre et nous reviendrons à maintes reprises dessus. Dans cette expérience, le participant a sa main cachée derrière un écran et ne peut voir devant lui qu’une main en caoutchouc  ; les deux mains (la vraie et la fausse) reçoivent alors une stimulation tactile répétée pendant quelques minutes de manière synchrone ou non. En cas de synchronie, le sujet localise les sensations de toucher, au niveau non pas de sa vraie main, mais de la fausse. En outre, il juge sa main plus proche de celle en caoutchouc qu’elle ne l’est. Enfin, et c’est peut-être là le plus surprenant, il lui semble que la main en 9

caoutchouc fait partie de son corps . Ce peut être aussi le doigt de votre voisin que l’on incorpore ainsi. Nul besoin d’équipement sophistiqué, il vous suffit pour cela d’un complice, dont la main a approximativement la même taille que la vôtre. Tenez-vous paume contre paume, doigts contre doigts, les yeux fermés. Avec l’index et le pouce de l’autre main, frottez ensuite de manière répétée de haut en bas les deux index joints. Vous éprouverez alors une drôle de sensation, comme si votre index avait enflé et comme s’il était partiellement engourdi. En bref, comme si le doigt de l’autre avait fusionné avec le vôtre. Même notre visage peut se retrouver être en partie celui d’un autre. L’expérimentateur touche cette fois-ci la joue du participant assis devant lui, ainsi que la sienne, de manière synchrone ou asynchrone. Puis il effectue un morphing des photographies des

deux visages, en faisant varier le pourcentage respectif de chaque image. Par exemple, le résultat a 40  % des traits du participant et 60  % des traits de l’expérimentateur. Le participant doit alors déterminer la personne sur la photographie. Lorsque les stimulations tactiles sont synchrones, les résultats montrent une plus forte tendance à se reconnaître dans l’image, même si celle-ci se base 10

principalement sur le visage de l’expérimentateur . Ainsi, nous n’avons pas même une connaissance infaillible de notre visage, que nous prenions pourtant pour le siège de notre identité.

Questions. Ces illusions semblent révéler contre toute attente une grande malléabilité de la conscience de soi corporelle. Nous pouvons nous approprier un avatar virtuel, une main étrangère, un visage ou encore un doigt, et cela en moins de deux minutes. Mais comment justifier alors la persistance des membres fantômes, qui peuvent perdurer des décennies après l’amputation ? Si véritablement le corps propre peut vite s’adapter au changement, comment est-il possible qu’il ne se mette pas à jour après la perte d’un bras ou d’une jambe ? Les personnes voient à chaque instant le vide laissé par leur membre amputé, mais sans effet  : le constant rappel de leur amputation ne suffit pas à chasser le fantôme. On pourrait aussi s’attendre à ce qu’il leur soit relativement aisé de s’approprier des prothèses, qui ne feraient qu’incarner physiquement leur membre fantôme. Mais tel n’est pas le cas. Les individus amputés tendent à les laisser de côté et seulement 40  % en ont un usage régulier. Comment expliquer cet échec qui semble aller contre tout ce que les illusions nous apprennent  ? Quels sont les facteurs qui déterminent le corps dont nous avons conscience comme nôtre ?

Un corps silencieux Répondre aux questions que ces cas étranges soulèvent constitue un des enjeux de ce livre. L’objectif est aussi de comprendre la conscience que tout un chacun a de son corps au quotidien. Ou peut-être devrais-je dire le peu de conscience que nous en avons. Car si vous faites brièvement une liste mentale de tout ce qui occupe votre vie interne à l’instant présent, vous comprendrez très vite que votre corps occupe spontanément peu vos pensées. Peut-être êtes-vous en train de vous demander si ce livre était un bon choix ? Vous réfléchissez à toutes les corvées qui vous attendent. Vous vous rappelez soudainement une scène du film que vous avez regardé hier soir. Vous vous sentez effondré par ce que vous avez lu dans le journal. Et vous vous demandez quand les choses s’arrangeront enfin. Quant à votre corps, il ne figure dans votre champ de conscience que de façon minimale, à moins de vous sentir souffrant. Vous avez sans doute un peu faim ou vous ressentez une légère démangeaison au bout du nez, mais c’est tout. Votre corps a une présence marginale dans votre vie subjective. Il affleure rarement dans votre conscience, qui se tourne plus vers le monde externe que vers votre existence charnelle. Loin d’être confronté à une cacophonie perpétuelle, enseveli sous une avalanche de données qui ne coïncident pas toujours, vous avez le droit à un bienfaisant silence, votre corps restant la plupart du temps très discret. Certes, votre cerveau suit chaque changement de votre état physique, aussi minimal soit-il, mais ce n’est pas la même chose que d’en être toujours conscient. Prenez l’exemple de vos vêtements. Une fois mis, vous oubliez leur contact (mais pas nécessairement leur apparence), et ce n’est souvent que lorsqu’il y a un pli gênant ou

un frottement irritant que vous y prêtez attention. Ou pensez à l’ensemble des signaux intéroceptifs que vous recevez constamment pour réguler votre équilibre physiologique interne. Ce n’est que lorsque cet équilibre est rompu qu’ils se transforment en sensations de faim ou de soif. Quant au système vestibulaire, c’est encore plus frappant. Vous restez dans la totale ignorance de son fonctionnement à moins de souffrir de vertiges ou du mal des transports. Dans tous les cas, c’est quand la perception de notre corps se charge d’une valeur affective –  qu’elle soit négative ou positive – qu’il se retrouve spontanément sur le devant de la scène, alors qu’il se laisse oublier le reste du temps. Cela ne veut pas dire qu’il est totalement transparent. En dehors de très rares cas d’illusions et de troubles psychiatriques ou neurologiques, nous avons conscience de «  ce bon vieux corps toujours là  », comme le dit le psychologue et philosophe William 11

James . Cette présence demeure constamment à la périphérie de notre vie mentale. Mais ce n’est pas une présence détaillée. Et heureusement  ! Car si ce flux permanent d’informations arrivait jusqu’à notre conscience, celle-ci serait vite saturée. Imaginez la quantité de données reçues. Gérer ce flux constant qui se renouvelle tout le temps est un véritable défi pour le cerveau et si nous devions en prendre conscience, il resterait peu de place pour ce que nous sommes en train de faire, que cela soit taper un texto sur notre smartphone, cuisiner, jouer au ping-pong ou habiller un enfant. Or quelles sont nos priorités, la position exacte de la dernière phalange de notre index ou le mot d’amour que nous écrivons à cet instant ? À moins d’être occupés à apprendre à jouer du piano ou de la guitare, nos mains se doivent de rester à l’arrière-plan pour laisser place à ce qui compte. Car nous savons que le champ de notre conscience est limité. S’il y figurait tout ce qui se passait dans notre vie interne

et externe, nous serions confrontés à un chaos bouillonnant d’expériences, de sensations, et d’idées qui nous ferait vite perdre la tête. Le travail du cerveau est de sélectionner ce qui est le plus important, et la plupart du temps, le plus important n’est pas notre corps, mais tout le reste. Ce n’est pas là nier son importance, mais seulement reconnaître qu’il se débrouille très bien sans que le sujet s’en mêle. Il se débrouille même mieux sans son interférence. Il se doit en effet de fonctionner en pilote automatique pour être efficace, comme vous en avez sûrement déjà fait l’expérience. Préparez-vous une tasse de thé, par exemple. Vous accomplissez ce geste banal et facile de manière totalement automatique. Sans le savoir, vous exploitez là un nombre incalculable d’informations corporelles, que cela soit sur la prise de vos doigts sur l’anse de la tasse, sur le mouvement de votre bras requis pour compenser la tempête créée dans la tasse pendant que vous marchez, ou sur la position de votre bouche par rapport à votre main afin de pouvoir enfin déguster votre thé bien mérité. Encore et encore, vous parvenez à faire tout cela sans y prêter attention, en véritable expert que vous êtes. Et maintenant essayez de vous concentrer sur votre corps pendant que vous accomplissez tout cela. Mais faites attention  ! Car il est fort probable que vous deveniez plus maladroit et que le thé se renverse. Le problème vient du temps demandé pour prendre conscience des signaux sensoriels. On compte environ autour de 300  millisecondes. Cela peut paraître insignifiant, mais à l’échelle temporelle de l’action, c’est important. Car 300  millisecondes plus tard, votre main est déjà à une autre position et l’information dont vous avez maintenant conscience n’est plus le reflet de ce qui est, mais de ce qui était. Elle est donc de peu d’utilité quand il s’agit de

contrôler votre mouvement. Autrement dit, votre conscience n’est pas systématiquement aux commandes.

Questions. Le corps, ce fidèle acolyte, doit rester d’une certaine manière un laissé pour compte. Nous en avons peu conscience mais ce n’est pas là un problème, mais plutôt une solution. En effet, sa présence serait trop envahissante autrement. En outre, nous n’avons en fait que très rarement besoin d’y faire attention car il fonctionne parfaitement dans la plupart des situations sur un mode automatique, bien mieux que sur un mode réflexif. Le corps reste sous contrôle, mais c’est un contrôle inconscient. Est-ce à dire que nous avons deux corps propres, celui qui agit et celui dont nous faisons l’expérience ? Dans lequel s’ancre alors la conscience de soi ?

Un corps en pleine conscience Il peut sembler à ce stade que mes propos vont à contre-courant de la tendance actuelle qui met le corps en avant. Il existe en effet tout un discours qui en encourage la prise de conscience. En particulier, certaines formes de méditation requièrent fréquemment de se focaliser sur son corps, d’en approfondir la connaissance, et de faire affleurer au niveau de la conscience ce qui reste normalement inconscient. Prenons l’exemple de la pratique dite de «  balayage corporel  » (body scan). Dans une position confortable, vous prenez conscience de votre corps en entier, vous le visualisez et vous vous concentrez sur votre respiration. Puis vous vous tournez vers chacune des parties de votre corps, en faisant attention à chaque détail, millimètre par millimètre, et vous imaginez votre

souffle la parcourir, l’envahir et repartir en emportant avec lui les tensions présentes. Vous scannez ainsi la totalité de votre corps, de votre orteil au sommet de votre crâne. Cet exercice se retrouve dans de nombreux types de pratique. Or on s’est aperçu que les personnes méditant régulièrement semblent plus performantes dans de nombreuses tâches cognitives. Le raccourci est alors vite pris  : prêter plus attention au corps nous rend meilleurs. Mais cela semble aller à l’encontre de tout ce que nous avons dit dans ce chapitre. La conscience du corps est semée d’erreurs et d’illusions, elle est toujours en retard, et elle nous empêche de penser à ce qui compte vraiment, à savoir le monde externe. Que penser alors des pratiques de pleine conscience  ? L’enjeu n’est pas de les remettre en question, mais de chercher à comprendre ce qu’elles nous offrent véritablement, en prenant du recul par rapport à certains discours tenus qui tiennent parfois de la propagande. Il faut en particulier distinguer différents types de pratiques méditatives, toutes n’étant pas orientées vers le corps. Comme nous allons le voir, ce ne sont pas celles dites intéroceptives qui ont les effets les plus intéressants. Je prends appui ici sur le récent projet de grande envergure du professeur Tania Singer au Max Planck Institute à Leipzig, neuroscientifique qui allie une grande rigueur expérimentale à un fort intérêt pour les traditions contemplatives orientales, comme l’atteste son travail récent avec le moine bouddhiste Matthieu Ricard et le 12

dalaï-lama . Avec son équipe, elle a évalué de la manière la plus scientifique possible les bénéfices de la méditation sur plus de 300  participants pratiquant de manière régulière pendant plusieurs mois. Les résultats sont surprenants, montrant un impact très ciblé 13

sur leurs performances . Les participants qui avaient répété pendant neuf mois des exercices leur demandant de prêter attention à leur corps ont vu augmenter leur capacité à se concentrer, à filtrer

les informations, et à prendre le contrôle sur leur flux de pensée. Mais on peut se demander si le corps joue véritablement un rôle crucial ici. Se focaliser sur sa respiration et ses orteils est avant tout une stratégie pour exclure les pensées intrusives mais nous devrions pouvoir nous focaliser aussi sur le ressac des vagues, le crépitement des flammes ou le vent dans les arbres, avec les mêmes effets. Le corps a simplement l’avantage d’être toujours sous la main pour s’entraîner, contrairement au reste. Mais ce n’est pas lui en tant que tel qui compte. Ce qui est primordial, ce sont les capacités de concentration et d’attention. En outre, l’effet des pratiques intéroceptives s’arrêtait là chez les participants de cette étude. En particulier, leur compassion et leur capacité à penser aux autres, à se mettre à leur place et à les comprendre n’avaient pas changé. En résumé, se regarder le nombril n’est pas le bon chemin vers autrui. À l’inverse, s’ils s’étaient entraînés en se focalisant sur autrui, et non sur leur corps, on constatait un net progrès dans leurs facultés sociales, même si cela n’avait que peu d’effet au niveau attentionnel. Une fois de plus, il semble que le corps ferait mieux de ne pas être au centre de toutes nos attentions. Il ne faut pas oublier que les pratiques de méditation s’inspirent d’une philosophie orientale qui cherche à effacer le soi. Il peut être donc bon de s’oublier un peu. Très souvent toutefois, ce que les gens cherchent dans la méditation, c’est la possibilité de mieux réguler leurs propres émotions. Depuis William James en 1890, nombre de philosophes et psychologues considèrent les états affectifs exclusivement en termes corporels. Selon cette théorie dite incarnée, les émotions expriment les signaux corporels perçus tels que l’accélération des rythmes cardiaque et respiratoire, la contraction des muscles, la 14

chair de poule, et ainsi de suite . Vous n’auriez pas le cœur qui bat

plus vite parce que vous avez peur ; vous auriez peur parce qu’il bat plus vite. Autrement dit, l’état corporel spécifique qui accompagne votre émotion n’en serait pas la conséquence, mais la cause. Cette théorie a été vivement débattue. Imaginez qu’un chien très énervé réussisse à se détacher de sa chaîne face à vous. Si vous êtes comme moi, vous êtes terrifié. Est-ce le moment de porter toute votre attention sur votre cœur qui bat la chamade  ? Non. Il vaut beaucoup mieux chercher autour de vous si vous pouvez trouver le maître du chien. Prenons un autre exemple plus positif. Vous êtes devant un paysage magnifique et vous vous sentez ému. De nouveau, est-ce le moment de penser aux larmes qui vous viennent aux yeux ? Non, savourez juste le spectacle. Certes, nos émotions ont une tonalité corporelle, mais ce qui compte c’est qu’elles nous informent sur le monde extérieur, sur son caractère dangereux ou merveilleux. Elles guident notre comportement et ce comportement porte sur ce monde. On fuit devant le chien, on ne fuit pas devant un rythme cardiaque. Lorsque le corps devient plus important que le monde, c’est que quelque chose ne fonctionne pas bien. Malgré tout, cette conception incarnée des émotions a été reprise par certains discours qui accompagnent l’enseignement de la méditation. On nous vend qu’avec une pratique régulière, non seulement nous apprendrions à mieux contrôler nos signaux vitaux, mais nous serions aussi mieux à même de contrôler notre vie émotionnelle. La pratique intéroceptive permet-elle de tenir ces promesses ? Prenons le cas d’émotions que l’on pourrait qualifier de dysfonctionnelles, comme les phobies par exemple. C’est là où la méditation peut paraître importante. Imaginez maintenant que vous avez une peur panique des chiens, et même le plus innocent et mignon d’entre eux provoque chez vous une bouffée d’anxiété. L’enjeu n’est plus de fuir, mais de contrôler cette peur irrationnelle.

Se plonger dans tous les signaux que vous envoie votre corps peut alors être utile. Car en cherchant à ralentir votre respiration ou votre rythme cardiaque, vous pourriez diminuer votre panique. Mais contrairement à ce qui est quelquefois affirmé dans certains milieux, cela ne fonctionne pas totalement. D’une part, à l’inverse de ce que l’on pourrait croire, les personnes qui pratiquent régulièrement la 15

méditation sont moins bonnes à détecter leur rythme cardiaque . Elles ne sont donc pas devenues des « expertes du corps ». D’autre part, les pratiques intéroceptives ne parviennent pas à réduire véritablement l’anxiété et ne sont pas les plus adaptées pour 16

améliorer la régulation des émotions . Plus exactement, elles permettent de se sentir subjectivement moins stressé, mais elles n’ont pas d’effet sur les marqueurs physiologiques associés à l’anxiété. Autrement dit, votre corps est toujours aussi stressé, vous en avez juste moins conscience. C’est déjà ça, pourriez-vous dire. Mais cela peut être dangereux. Car le stress continue à faire son ravage sur votre organisme, sans que vous le sachiez et sans que vous réagissiez pour éviter la situation anxiogène. Votre douce ignorance peut donc vous coûter cher. En revanche, des pratiques méditatives moins tournées vers le corps et plus cognitives ont plus de succès au niveau physiologique. Elles permettent en effet de développer des nouvelles stratégies pour gérer les émotions difficiles, au contraire des pratiques corporelles trop centrées sur l’instant présent. Cela montre de nouveau qu’il faut savoir exactement ce que l’on cherche dans la méditation et que toutes les pratiques ne sont pas interchangeables. Si votre objectif est d’être plus serein dans vos relations avec autrui ou de mieux contrôler votre stress, alors le corps n’est pas la clé. Même si le corps ne garde que peu de secrets pour nous, cela ne veut pas dire qu’il faut constamment l’écouter. En effet, on pourrait facilement se perdre

dans un brouhaha de sensations corporelles et oublier le plus important, à savoir le reste du monde, et non nous-mêmes.

Conclusion Cette brève excursion dans la conscience de soi corporelle révèle que notre corps n’a rien d’évident. Il est une terra incognita, dans laquelle nous pouvons nous perdre et la conscience que nous en avons peut s’éloigner de sa réalité biologique. Les cas décrits ne se retrouvent pas seulement dans une population clinique  ; tout un chacun peut avoir l’illusion d’un corps démultiplié, aliéné ou désorganisé. Le corps propre est un objet complexe et la richesse des informations que nous avons sur lui est à la fois un atout et un handicap car il est nécessaire de les intégrer et de les unifier afin d’en construire une représentation cohérente. L’enjeu de cet ouvrage est de nous aider à comprendre la manière dont un tel processus opère, et dont cet amas de signaux finit par donner lieu à une forme primitive de conscience de soi. Pour ce faire, nous commencerons par l’expérience de la douleur. Elle est en effet l’occasion où le corps est le plus présent dans notre conscience, où il l’envahit pour ne plus laisser de place à rien d’autre.

CHAPITRE 2

Le corps qui interpelle Il est frustrant, et potentiellement fascinant, que trop souvent les moments où nous avons une conscience intense de notre corps correspondent à des situations inconfortables, désagréables, voire douloureuses. La douleur attire notre attention comme nulle autre sensation, et pourtant il est véritablement difficile de la définir. Alors qu’elle paraît être l’une des expériences les plus primitives, qui semble se résumer à un simple « Aïe ! », elle se révèle d’une grande complexité et variabilité. Nous avons tous des seuils de douleur distincts et nous réagissons de manière différente, mais même au sein d’un même individu, nous sommes confrontés à toute une gamme de sensations diverses. En voici un petit échantillon : une douleur aiguë et perçante, comme un coup de poignard ; une sensation de brûlure, comme un mal d’estomac ; une douleur lancinante, comme un mal de dos ; une douleur explosive, comme une migraine ; une douleur pulsatile, comme une rage de dents ; une douleur de crispation, comme une crampe. Le défi est de trouver ce que toutes ces sensations ont en commun. Pourquoi appeler douleur des expériences aussi différentes ? Elle peut s’exprimer de manières si diverses qu’il paraît presque impossible d’en donner une caractérisation unique. Parler de sensation désagréable ne suffit pas car la douleur est loin d’être la seule sensation déplaisante. Même si l’on essaie d’être plus spécifique, en se focalisant sur un type de douleur comme la sensation de brûlure par exemple, il n’est pas aisé de trouver une définition qui s’applique aussi bien aux infections urinaires, aux

remontées acides dans l’estomac, à la bouche en feu d’un plat trop épicé ou à la main ébouillantée par l’eau de la casserole renversée. L’enjeu est de trouver le plus petit dénominateur commun, tout en gardant ce qui différencie la douleur d’autres sensations négatives. Pour certains, c’est là une tâche impossible et il vaudrait mieux abandonner l’idée qu’il existe une notion unique de douleur et reconnaître que le terme englobe une famille de sensations et d’expériences distinctes. Pourtant, des spécialistes à travers le monde se réunissent au sein de l’Association internationale pour l’étude de la douleur (IASP) depuis cinquante ans afin d’essayer d’en offrir une définition. Le dernier résultat en date de leurs efforts est le suivant  : «  Une expérience sensorielle et émotionnelle désagréable associée ou ressemblant à celle associée à une lésion tissulaire réelle ou potentielle. » Cette définition peut paraître à première vue triviale et peu informative, mais elle soulève en fait un certain nombre de questions importantes. En particulier, elle présuppose que la douleur ne se réduit pas à une forme de perception des dommages corporels car même s’il n’y a pas de lésion, la douleur n’en est pas moins réelle : la douleur doit seulement être «  associée ou ressemblant à celle associée à une lésion tissulaire ». Quand vous avez une expérience visuelle, vous pouvez vous demander si ce que vous avez vu est correct. L’éléphant rose dans votre salon n’est probablement qu’une hallucination. Mais quand vous avez une expérience douloureuse, pouvez-vous de même la remettre en question  ? Retournons un instant à la douleur ressentie par les amputés dans leurs membres fantômes. Ils peuvent décrire en détail la sensation que leurs ongles s’enfoncent dans la paume de leur main fantôme, les faisant terriblement souffrir. Pouvons-nous juste en sourire et affirmer qu’il ne s’agit là que d’une hallucination, comme pour l’éléphant rose  ?

Même si l’organisme ne présente aucune lésion, la douleur n’en est pas moins réelle. Elle peut donc exister sans cause organique et elle n’est pas pour autant un simple mirage. Comme nous le verrons dans ce chapitre, ce type de douleur arrive malheureusement trop fréquemment dans les troubles somatiques dits fonctionnels, tels que la fibromyalgie, dont l’intensité et la durée des symptômes ne trouvent aucune explication physiologique. Cependant, si l’on rejette toute nécessité d’une relation causale entre l’état du corps et la douleur, ne risque-t-on pas de perdre de vue ce qui fait tout l’intérêt de cette sensation, à savoir, nous alerter quand notre organisme va mal  ? Comment alors caractériser la douleur  ? C’est ce problème auquel les philosophes ont tenté de trouver une réponse.

De la nociception à la douleur La plupart des animaux, dont les êtres humains, sont dotés de ce qui s’appelle un système nociceptif. On entend par là les processus non conscients liés aux perturbations et dommages corporels. Ils comprennent un certain nombre de récepteurs situés au niveau de la peau, des muscles et des viscères, qui sont sensibles aux stimulations mécaniques (pression, étirement), chimiques (substances algogènes) et caloriques (>  42  °C) trop intenses. Ces nocicepteurs envoient leurs signaux par deux types de fibres nerveuses, les fibres A delta qui sont très rapides, et les fibres C qui sont beaucoup plus lentes. Décrire le système nociceptif, toutefois, ne suffit pas à nous faire comprendre la nature de la douleur. Entre le signal envoyé et la sensation ressentie, il existe de très nombreuses étapes de traitement, à tel point que la douleur que

nous finissons par éprouver ne peut être que faiblement prédite ou expliquée par l’activité nociceptive. L’expérience douloureuse se décompose en deux dimensions distinctes. Une dimension sensorielle, en premier lieu, qui décrit la partie du corps affectée, le type de douleur, et son intensité. De manière surprenante, nous sommes souvent peu aptes à déterminer cette dernière de manière précise. Je me rappelle ainsi les cours de préparation à l’accouchement, où on nous apprenait que les contractions devaient être à 8 sur une échelle de 1 à 10 pour aller à l’hôpital, ce qui nous rendait toutes perplexes car comment savoir si une douleur est à 6, 7 ou 8  ? Ce qui paraît facile dans le cas de l’intensité d’un son l’est beaucoup moins dans le cas de la douleur. Cette sensation présente ce paradoxe d’être à la fois très présente à l’esprit et insaisissable, se distinguant par là de la plupart de nos expériences sensorielles. Ce qui la rend encore plus particulière est sa dimension affective. Toute douleur se caractérise par son caractère plus ou moins intense, mais toujours fondamentalement désagréable. À cela peuvent se greffer des émotions négatives, et en particulier l’anxiété et l’angoisse, rendant une même douleur plus ou moins facile à vivre. Dans tous les cas, la douleur n’est jamais neutre. Elle ne se contente pas de signaler : « Le doigt est coupé. » Elle est essentiellement une expérience négative, que nous n’apprécions pas et qui nous motive à agir pour aller mieux. Une des motivations principales pour lutter pour le droit des animaux est l’hypothèse qu’ils peuvent souffrir et qu’il faut donc se conduire avec eux en conséquence. Mais comment savoir s’ils sont véritablement capables d’avoir mal  ? Certes, ils réagissent aux stimulations et protègent leur corps lorsqu’ils sont blessés. Mais un tel comportement peut s’expliquer à partir de la nociception, sans faire appel à la sensation de douleur. En outre, les structures

cérébrales impliquées dans la douleur chez l’être humain ne se retrouvent pas chez un grand nombre d’animaux. Enfin, l’IASP affirme que la douleur est une sensation consciente mais il est loin d’être certain que tous les animaux aient une vie subjective consciente. Après s’être penchés sur la question, des spécialistes de la conscience arrivent à cette conclusion en 2012, formulant ce qui s’appelle désormais la Déclaration de Cambridge sur la conscience : Les humains ne sont pas les seuls à posséder les substrats neurologiques qui produisent la conscience. Les animaux non humains, soit tous les mammifères, les oiseaux, et de nombreuses autres créatures, comme les poulpes, possèdent aussi ces substrats neurologiques. Cette déclaration n’a pas fait l’unanimité et certains philosophes continuent d’affirmer que même dans le cas des mammifères, nous ne pouvons garantir avec certitude qu’ils sont conscients. Quant aux autres espèces, telles que les poissons, les crustacés, les insectes, et autres formes de vie moins évoluées, remarquons que la Déclaration de Cambridge ne se prononce pas. Une mouche a-t-elle mal lorsqu’elle se pose sur une ampoule brûlante  ? Elle décolle aussi vite, mais cela ne montre pas forcément qu’elle a «  une expérience sensorielle et émotionnelle désagréable  ». Il est important de préciser ici qu’il ne s’agit pas de déterminer comment nous devons nous comporter vis-à-vis de ces animaux, mais seulement ce qu’ils ressentent. Il est en effet tout à fait possible de militer pour les droits de toute forme de vie animale sans pour autant présupposer qu’elles ont la même vie mentale que nous. Il serait triste de nous conduire de manière morale uniquement vis-à-vis des entités qui nous ressemblent. Même pour les animaux que nous

pensons conscients, nous pouvons en effet envisager que leur vie interne diffère de la nôtre de manière assez fondamentale. La douleur du poulpe est-elle comparable à la nôtre  ? Et celle des nouveau-nés humains  ? Même là plane encore un doute. Pendant longtemps, on pensait ainsi que les prématurés ne pouvaient pas avoir mal vu l’état de développement de leur cerveau, et qu’il valait mieux ne pas leur injecter de produit anesthésiant en cas de procédures chirurgicales à cause de ses effets secondaires physiologiques. Ce n’est plus le cas de nos jours, non pas parce que nous avons acquis des certitudes sur la douleur des jeunes nourrissons, mais parce qu’on s’est aperçu que les signaux nociceptifs avaient eux aussi un impact négatif sur l’organisme. Comprendre la douleur, c’est donc aller bien au-delà d’une simple explication physiologique des nocicepteurs et des fibres nerveuses impliqués. Chez l’être humain adulte du moins, il ne s’agit pas d’une simple prise de conscience des signaux envoyés par les nocicepteurs, d’une transcription littérale de ce qui se passe dans le corps. Elle constitue une interprétation, plus ou moins proche de la réalité biologique, ancrée dans un contexte, et enrichie par les expériences passées et les attentes futures. Selon la théorie 1

proposée dans les années 1960 par Melzack et Wall , encore dominante de nos jours, il existe deux étapes cruciales où les signaux nociceptifs sont filtrés et modulés, l’une au niveau de la moelle épinière, et l’autre au niveau du cerveau. De nombreux facteurs vont ainsi influencer notre expérience. On ne sera pas surpris d’apprendre que l’attention joue un rôle primordial. Se distraire reste encore le moyen le plus simple pour avoir moins mal. Mais se pose alors la question : souffrons-nous vraiment moins, ou la douleur reste-t-elle la même et nous y prêtons seulement moins attention ?

Placebo et nocebo La douleur n’est donc pas simplement la lecture consciente des signaux nociceptifs. Elle est aussi le résultat de nos craintes et de nos attentes. Lorsque nous anticipons un soulagement, de fait la douleur décroît. Lorsque nous nous attendons au contraire à ce qu’elle empire, c’est ce qui se passe. On peut alors parler d’effets placebo ou nocebo, selon que cela aille mieux ou non. Prenons l’exemple du protoxyde d’azote (également appelé gaz hilarant). On s’est aperçu que l’information préalablement donnée aux participants modifie leur ressenti. Ce gaz est normalement utilisé en anesthésiologie, mais il peut également conduire à une hyperalgésie 2

si on suggère au patient à l’avance qu’il aura plus mal . Il a été également constaté que deux jours après l’arrêt effectif de la morphine, les patients postopératoires souffrent plus s’ils sont informés de la fin du traitement (ils anticipent une augmentation de la douleur) que s’ils croient toujours le continuer (ils s’attendent à être soulagés). De même, il a été montré que si un expérimentateur donne un antalgique à des personnes ayant mal, l’effet sera plus fort s’il leur assure à l’avance de sa très grande efficacité. Le plus triste, peut-être, est que cette différence se retrouve simplement en augmentant le prix du médicament  : les patients ayant payé très cher un traitement affirmeront se sentir mieux que ceux qui l’ont 3

payé beaucoup moins cher . Ces résultats sont-ils une invitation à mentir constamment aux patients et à remplacer les antalgiques par des morceaux de sucre au prix élevé  ? Évidemment non. Mais ils sont une invitation pour les soignants à faire plus attention à la manière dont ils présentent les choses. L’accent sur l’aspect positif ne peut que renforcer l’effet thérapeutique. On peut aussi mieux comprendre les personnes qui se sentent soulagées par

l’homéopathie. Leur croyance dans les vertus de ces granulés finit par les rendre efficaces, dans une certaine mesure. Mais l’homéopathie restera sans effet sur un sceptique. Les effets nocebo (ou de type nocebo) peuvent également se manifester indépendamment de toute ingestion de médicament ou pseudo-médicament. Dans une étude sur l’hypnose, des participants devaient plonger leur main dans de l’eau chaude, mais juste auparavant, on les avertissait ainsi : Lorsque vous sentez votre main entrer dans le bain, vous serez peut-être surpris de remarquer à quel point la sensation est plus intense que vous ne l’auriez imaginé… à quel point elle est tellement plus brûlante, piquante ou douloureuse que vous ne l’auriez pensé. Presque comme si, lorsque vous sentez la stimulation augmenter en intensité, son intensité continue à s’amplifier, et ce jusqu’à des niveaux plus élevés 4

que prévu . Les participants décrivaient alors avoir plus mal. Nos attentes ne se contentent pas d’amplifier une douleur existante, elles peuvent aussi provoquer une sensation douloureuse alors même qu’il n’y a aucune raison physique d’avoir mal. Dans une étude réalisée il y a quelques années, les expérimentateurs ont ainsi prétendu donner des chocs électriques aux participants  : aucun courant n’était envoyé, mais ils leur faisaient croire le contraire. Malgré l’absence de toute stimulation nocive, les participants affirmaient avoir eu 5

mal . Ils ne mentaient pas car lorsque l’on regardait leur activité cérébrale, on s’apercevait que s’activaient les mêmes régions cérébrales que celles associées aux stimuli douloureux, notamment 6

l’insula, le thalamus et le cortex cingulaire antérieur . L’anticipation

de la douleur modifie donc non seulement ce que l’on croit, mais aussi ce que l’on ressent. Ces effets peuvent s’expliquer par l’anxiété provoquée par l’anticipation. Autrement dit, la peur de la douleur renforce la douleur. En diminuant le stress, par la prise d’anxiolytiques par exemple, on peut alors diminuer les effets nocebo. Une autre manière d’interpréter les effets nocebo s’inscrit dans le cadre de la théorie du codage prédictif, très à la mode actuellement en sciences cognitives et sur laquelle nous reviendrons dans le 7

chapitre 8 . Selon cette conception, le cerveau génère constamment des modèles du fonctionnement du monde afin de mieux le prédire. Ces modèles sont ensuite modifiés par les informations sensorielles. L’objectif de cette architecture prédictive est de maximiser la justesse de nos modèles, et ainsi de minimiser l’erreur globale de nos prédictions. Cette conception peut rendre compte de l’influence des attentes sur la douleur. En particulier, il a été constaté que plus la prédiction est certaine et précise, plus elle impacte la sensation de douleur ressentie par les participants. À l’inverse, l’incertitude sur ce qui attend les participants conduit le cerveau à accorder plus de poids aux signaux nociceptifs. Cela révèle que notre cerveau ne se contente pas de combiner la stimulation nociceptive avec la douleur que nous imaginons. Au lieu de cela, il compare les signaux reçus aux attentes formées et évalue l’importance de chacun en fonction de leur fiabilité respective. Nous allons voir maintenant comment ce fonctionnement prédictif du cerveau peut amener à des situations de douleurs chroniques telles qu’on peut les trouver dans les troubles somatiques fonctionnels.

Des douleurs fantômes Les troubles somatiques fonctionnels se caractérisent par la présence de symptômes qui persistent dans le temps et dont on ne trouve pas d’origine physiologique ou organique. Ils sont courants, plus d’un quart de la population s’étant adressé à un moment donné à un médecin avec des plaintes qui demeurent physiologiquement inexpliquées. Dans certains cas, cela ne reflète que les limites actuelles de la médecine. Mais il est aussi possible qu’il n’y ait aucun désordre physique correspondant aux symptômes ressentis. Les troubles somatiques fonctionnels constituent dans tous les cas une véritable souffrance pour les patients, envahissant leur vie et donnant lieu à un sentiment de frustration devant ce qui est perçu comme un échec du monde médical à comprendre leur pathologie. L’exemple le plus fréquent est celui de la fibromyalgie, caractérisée par des douleurs musculaires plus ou moins intenses liées à une fatigue globale et à des troubles de la marche. Elle est considérée comme une maladie rhumatologique, même  si l’on ne parvient pas à l’expliquer totalement par l’atteinte des muscles ou des tendons ou par un problème osseux. On trouve aussi, parmi les désordres fonctionnels, le syndrome de l’intestin irritable (douleurs abdominales, inconfort, constipation), le syndrome de fatigue chronique (fatigue persistante et inexpliquée qui dure, souvent associée à un sommeil non réparateur) ou encore le syndrome d’hyperventilation (respiration excessive par rapport aux besoins de l’organisme). Nous prendrons ici pour cas d’étude l’intolérance environnementale idiopathique (IEI), caractérisée par des douleurs diffuses, vertiges, fatigues, nausées, et palpitations. Les personnes qui en souffrent rendent responsables leur environnement, accusant par exemple des substances chimiques telles que la fumée de

tabac, des produits d’hygiène, des champs électromagnétiques générés par les téléphones, l’air conditionné ou encore les ultrasons des éoliennes. Toutefois, les examens médicaux ne révèlent aucun dysfonctionnement organique. En outre, on a montré que les facteurs environnementaux jugés responsables n’ont en fait aucun impact significatif sur les paramètres physiologiques des personnes atteintes d’IEI. Une étude a ainsi révélé que les patients ne présentent de symptômes que lorsqu’elles se croient exposées à ces facteurs environnementaux, peu importe si cela est vrai ou non. À l’inverse, ils ne se sentent pas mal quand ils sont véritablement 8

exposés sans qu’ils le sachent . Une fois de plus, nous constatons l’impact des attentes sur le vécu subjectif. La plupart des syndromes somatiques fonctionnels ont en commun des douleurs chroniques qui sont d’autant plus difficiles à calmer que l’on ne sait que soigner. D’une certaine manière, ces douleurs sont comparables à celles ressenties par les amputés dans leurs membres fantômes. Dans les deux cas, la douleur est réelle, aussi réelle que celle que l’on ressent en se cassant une jambe. Et elle a une explication, certes plus complexe que le fait d’avoir un os fracturé, mais une explication scientifique néanmoins. Elle ne trouve simplement pas son origine au niveau périphérique, mais au niveau du cerveau. En outre, de même que le membre fantôme résulte de l’échec de la mise à jour de la représentation du corps, les désordres fonctionnels peuvent être conçus comme la trace résiduelle de maladies passées. Ils suivent en effet souvent un épisode traumatique, tel qu’une fracture pour la fibromyalgie ou une maladie gastrique pour le syndrome de l’intestin irritable. Au niveau physique, tout est redevenu normal, mais le souvenir des symptômes demeure. Le signal d’alerte retentit encore et encore, même si tout va bien désormais.

Pourquoi ce signal d’alerte nombreuses théories visant à somatiques fonctionnels, mais je une seule, qui prend pour appui

ne s’éteint-il pas  ? Il existe de rendre compte des syndromes me contenterai ici d’en mentionner deux grandes caractéristiques des 9

personnes souffrant de ces troubles . La première est ce qui s’appelle le catastrophisme. Il s’agit là d’une tendance à surévaluer l’importance et la signification de tout événement négatif, et plus spécifiquement des troubles corporels. Des symptômes bénins sont ainsi vécus de manière plus intense que la normale, et sont source de grande anxiété. Ces personnes ont l’impression de ne pouvoir vivre en ayant mal. La douleur indique nécessairement pour elles une maladie grave. Une autre caractéristique intéressante, et potentiellement surprenante, est la connaissance amoindrie que ces patients ont de leur corps. Ils se trompent, par exemple, quand il s’agit de compter leurs battements cardiaques. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, les personnes souffrant de ces troubles ne sont pas vraiment à l’écoute de leur corps. Elles y pensent beaucoup, mais elles ne font pas attention aux informations qu’elles en reçoivent. Se dégagent donc deux grands traits des syndromes fonctionnels, des attentes négatives fortes d’un côté, et une attention faible pour les signaux sensoriels de l’autre. On peut alors formuler l’hypothèse suivante. Quand le cerveau compare les attentes formées et les signaux reçus, il donne plus de poids qu’il ne faut aux premières, négligeant les seconds. Autrement dit, le cerveau adhère plus à ce qu’il anticipe qu’à ce que lui disent les sens. Conclusion : si une personne pense qu’elle va avoir des douleurs musculaires, elle aura mal malgré l’absence de toute activité au niveau des nocicepteurs des muscles. Le catastrophisme qui caractérise la personne la conduit alors à interpréter de manière très négative la

douleur ressentie, à tel point que se génère une phobie du mouvement. Par peur d’avoir mal, elle limite ses déplacements et ses actions physiques. Le problème est qu’à force de ne plus utiliser ses muscles, ceux-ci s’atrophient, ce qui finit par provoquer des douleurs d’origine périphérique cette fois-ci. Ce qui au début n’était qu’une attente erronée devient la réalité, et le trouble somatique fonctionnel peut se retrouver combiné avec un dysfonctionnement musculaire. La douleur, qui a pour fonction ultime de préserver le corps, s’est retournée contre lui.

Au-delà d’une simple perception du corps Nous avons pu constater que la douleur est loin de se réduire à une simple perception des dommages corporels. Ce que nous ressentons intègre ce à quoi nous nous attendons au point même où nous pouvons avoir mal en l’absence de toute lésion. La spécificité de la douleur est telle qu’elle ne peut être remplacée par aucun autre système sensoriel. C’est ce qu’a pu malheureusement constater le médecin Paul Brand qui s’occupait de personnes souffrant de la lèpre dans les années 1970. Cette maladie attaque le système nerveux périphérique de telle sorte que les patients sont comme anesthésiés au niveau de leurs moignons. Par conséquent, ils peuvent se blesser sans même s’en apercevoir. Pour éviter cela, Brand a attaché un système d’alarme à leurs membres amputés signalant par une sonnerie quand ils se cognaient. Ce fut un échec. Pourquoi  ? Tout simplement parce que les lépreux préféraient éteindre l’appareil, le trouvant plus agaçant qu’utile. La douleur ne fonctionne pas comme un banal signal sensoriel au son plus ou moins strident qui nous alerte en cas de problème. Elle est

intrinsèquement déplaisante, dotée d’une signification émotionnelle immédiate qui nous pousse à réagir, et sans elle, nous pourrions nous blesser sans que cela nous affecte. Une telle situation peut de fait se produire. Certaines personnes naissent avec un système nociceptif défectueux de telle sorte qu’elles ne ressentent aucune douleur. On parle alors d’insensibilité congénitale à la douleur. Pour d’autres, la situation est plus complexe. Après une lésion cérébrale de l’insula, certaines personnes se mettent à avoir une perception douloureuse altérée. Elles gardent la capacité de détecter les stimulations douloureuses, mais ces stimulations les laissent totalement indifférentes. Par exemple, elles peuvent sentir qu’on leur inflige une légère décharge électrique au bout du doigt mais cela ne les dérange pas plus qu’un simple chatouillement qu’elles ne cherchent pas à éviter. On peut dire qu’elles font l’expérience de la douleur, mais d’une douleur qui 10

ne fait pas mal. On parle alors d’asymbolie à la douleur . Leur  sensation, purement sensorielle sans dimension affective, ne les motive plus à se soigner. Elles continuent ainsi à marcher avec une jambe cassée, ne consultent pas un médecin malgré une appendicite ou gardent en main un plat brûlant sortant du four sans nulle protection. Le corps humain est finalement bien fait, précisément parce que la douleur fait mal. Comment rendre compte alors du caractère déplaisant de la douleur  ? Une première solution consiste à comparer la douleur à une perception esthétique. En écoutant de la musique, non seulement nous entendons la mélodie à un certain volume sonore, mais elle nous émeut ou nous irrite, selon que nous l’apprécions ou non. Nous attachons ainsi une valeur positive ou négative à notre expérience auditive. De même, pourrions-nous dire, lorsque nous nous blessons, nous attachons une valeur à notre sensation, cette

fois-ci toujours négative. Nous prenons conscience du dommage causé, et nous évaluons la situation comme mauvaise. Cela ne veut pas dire que nous jugeons de la gravité de la maladie tel un médecin. Notre appréhension est en effet beaucoup plus primitive et expérientielle. Selon cette théorie dite évaluative, défendue entre autres par le philosophe David Bain à l’Université de Glasgow, la 11

douleur est comme un diagnostic viscéral sur soi-même . Elle se définit ainsi : un aspect sensoriel qui décrit la perturbation ou le dommage physique ; un aspect évaluatif qui reconnaît l’état du corps comme étant mauvais. On pourrait alors dire que dans les troubles somatiques fonctionnels, la douleur ne se combine pas simplement à une forte anxiété, elle est elle-même modifiée par cette anxiété qui module son contenu évaluatif. Autrement dit, le dommage corporel n’est pas seulement perçu comme mauvais, mais comme terriblement mauvais. La théorie évaluative doit cependant répondre à une objection majeure. Pourquoi prend-on des antalgiques  ? Si la douleur a seulement pour fonction de signaler un dysfonctionnement dans une certaine partie du corps, pourquoi chercher à éliminer la sensation elle-même  ? Elle n’est que la messagère porteuse de mauvaises nouvelles et ce n’est pas en la muselant que l’on règle le problème. Le fait qu’elle représente la situation comme mauvaise ne la rend pas elle-même mauvaise. Éteindre l’alarme, comme le faisaient les lépreux, peut même s’avérer dangereux si on finit par oublier la raison pour laquelle elle sonnait. C’est pourtant ce que nous faisons en prenant du paracétamol ou de l’ibuprofène. Une alternative pour rendre compte de la douleur consiste alors à prendre pour point de départ notre comportement lorsque nous

avons mal. À la différence de la simple vision d’un doigt entaillé, la douleur nous pousse à agir. Elle entraîne toujours une réaction, plus ou moins sophistiquée, pour la réduire au maximum. Se brûler contre le feu, par exemple, c’est retirer sa main aussi vite que possible. Avoir un torticolis, c’est ne plus tourner la tête pour éviter de se faire mal. Se tordre la cheville, c’est ne pas mettre tout son poids dessus et boiter. Et ainsi de suite. Un certain nombre de philosophes, tels que le professeur Colin Klein à l’Université de Canberra, proposent que la douleur ne soit rien d’autre qu’un ordre 12

formulé par notre corps, qui nous prescrit comment réagir . En ce sens, son contenu est impératif  : «  Fais ceci  ! Ne fais pas cela  !  » Selon cette théorie, dite impérative, la douleur n’a pas pour fonction de décrire l’état du corps ou d’alerter d’un dommage potentiel. Elle se contente de nous dire quoi faire sans autre forme d’explication, comme un capitaine à ses soldats. Cela ne signifie pas que nous lui obéissons systématiquement, comme tout amoureux de la cuisine épicée peut facilement en témoigner  : on continue à la savourer même si les papilles crient «  Arrête  !  ». L’ordre est clairement présent, on ne veut juste pas l’entendre. À l’inverse, dans la phobie du mouvement, on obéit trop. Certes, la meilleure manière d’éviter de se blesser est de ne rien faire, mais on atteint alors l’objectif opposé à celui voulu. Ne plus rien faire conduit nécessairement son corps à s’étioler, et donc à avoir mal. La théorie impérative permet d’expliquer la motivation que nous donne la douleur, qui paraît essentielle à sa définition. Mais est-ce suffisant  ? Les autres sensations, telles que la faim ou la soif, ne nous prescrivent-elles pas elles aussi de tout faire pour les arrêter ? Pourquoi sont-elles alors associées à un ressenti différent  ? Un défenseur de la théorie impérative peut répondre que le corps nous donne des ordres plus précis, spécifiques à la douleur et à ses

différentes formes. Mais si chaque type de souffrance consiste en une prescription différente, qu’ont-elles alors en commun ? Pourquoi sont-elles toutes perçues comme douloureuses  ? Une autre possibilité consiste à suggérer que le seul ordre que la douleur donne est de type « Arrête cette sensation  !  ». Elle ne commande pas un type de mouvements spécifiques  ; elle nous ordonne seulement de tout faire pour qu’elle diminue, voire disparaisse. Mais se pose alors le problème inverse  : pourquoi la douleur prend-elle tant de formes différentes si son contenu est toujours le même  ? Trouver le plus petit dénominateur commun de toutes les formes de douleur tout en les différenciant d’autres types d’expériences corporelles pose un véritable défi. Il semble que nous laissons toujours quelque chose de côté, et ce quelque chose est précisément ce qui nous intéresse le plus.

Le corps souffrant Quand le corps entier n’est que douleur, on essaie de s’en débarrasser. Dans sa monographie L’Image du corps parue en 1935, le neurologue autrichien Paul Schilder remarque ainsi les effets nocifs de la douleur. Certes, elle est là pour nous motiver à protéger le corps, et elle se doit pour cela d’être désagréable, mais par là même, elle peut aussi altérer notre rapport au corps. Pour ne plus avoir à entendre le corps hurler ses ordres, on peut tout simplement vouloir le fuir, s’en dissocier. Les personnes qui souffrent trop ou sur une trop longue période, comme dans le cas des douleurs

chroniques, décrivent ainsi un sentiment d’insatisfaction, voire d’aliénation, face à ce corps qui les trahit. On retrouve aussi cette forme de distanciation chez les grands brûlés et chez les prisonniers de guerre, qui cherchent à se détacher de leur corps, n’utilisant plus le pronom à la première personne : ce n’est plus « leur corps », mais « ce corps ». Un prisonnier décrivait ainsi : C’est comme si la torture commençait et à mesure qu’elle 13

devenait plus forte, je m’éloignais de plus en plus du corps . Sans tomber dans un tel extrême, on peut constater une perception du corps altérée dans un syndrome assez fréquent connu sous le nom d’algodystrophie, qui survient généralement après une blessure, comme une fracture du bras, et qui provoque des douleurs chroniques de type brûlure intense, associées à un gonflement, une raideur dans les articulations touchées et une diminution de la capacité à bouger. Les personnes cessent spontanément d’utiliser le membre atteint et doivent souvent se concentrer spécifiquement sur lui si elles veulent le mouvoir. Elles finissent même par ne plus pouvoir se le représenter mentalement. Cela se traduit, entre autres, par la difficulté qu’elles éprouvent à juger si on leur montre le dessin d’une main gauche ou droite. Cela peut paraître une tâche facile quand la main est présentée les doigts pointés vers le haut, mais cela l’est beaucoup moins si elle est orientée à 110° vers le bas. Le plus simple pour en déterminer la latéralité est alors d’imaginer sa propre main dans la position vue. Toutefois, les personnes souffrant de douleurs chroniques dans l’une de leurs mains n’y parviennent plus. En outre, il a été montré que les patients perçoivent la partie du corps atteinte comme étant déformée et qu’ils ont tendance à en surestimer la taille. Enfin, lorsqu’on leur demande si le membre

affecté leur appartient, leur réponse est en moyenne seulement à 14

5,9 sur une échelle de 0 à 10 . Comment alors comprendre ce sentiment d’aliénation  ? Leur membre leur est-il véritablement devenu étranger ou souhaitent-ils seulement qu’il le devienne, comme si la douleur alors devenait externe à eux ? Et que se passet-il quand il devient étranger, du moins de manière temporaire et illusoire ? C’est précisément ce qui se passe dans les expériences illusoires extracorporelles. Pour rappel, les participants portent un casque de réalité virtuelle qui leur permet de se voir de dos. S’ils voient l’avatar virtuel être touché en même temps qu’ils ressentent la stimulation sur leur propre dos, ils ont l’impression de ne plus être dans leur corps, mais de le voir à distance. Les personnes souffrant de douleurs chroniques sont plus sensibles à ce type d’illusion que la moyenne, révélant ainsi leur facilité à se distancier de leur corps. On s’est aussi aperçu que cette stratégie qu’elles adoptent spontanément est efficace contre la douleur, car le temps de 15

l’illusion, son intensité peut diminuer de plus d’un tiers . Maintenir son corps à distance peut donc être parfois source de soulagement. De manière paradoxale, regarder son corps peut avoir le même effet. Ce phénomène, connu sous le nom d’analgésie visuelle, peut paraître contre-intuitif. Il semble en effet qu’il vaut mieux se distraire que de se focaliser sur l’origine de tous ses maux. Cet effet a pourtant été confirmé à maintes reprises. Il est encore plus fort si la partie du corps observée est agrandie, comme si on la regardait à travers une loupe, mais il cesse si on observe le corps d’une tierce 16

personne . Comme nous le verrons dans le prochain chapitre, la conscience du corps est multisensorielle. Regarder son corps permet d’en affiner sa résolution spatiale. La vision, plus que n’importe quelle autre modalité sensorielle, est en effet le sens de

l’espace par excellence. En affinant sa localisation, la douleur peut devenir plus focale, et en réduisant sa portée, on peut aussi diminuer son intensité. Ce principe ne s’applique toutefois plus dans l’algodystrophie. Plus exactement, l’effet s’inverse  : la vision d’une main élargie augmente la douleur alors que la vision d’une main réduite la diminue. Cela montre une fois de plus que les règles qui s’appliquent pour les douleurs chroniques ne sont pas les mêmes que pour les autres formes de douleur. Si, comme nous l’avons supposé plus haut, elles trouvent leur origine plus au niveau central (à travers les croyances et attentes de la personne) que périphérique, la présentation d’une main élargie renforce encore plus l’invasion mentale du corps, au lieu de moduler l’activité des nocicepteurs.

Conclusion Il est malheureusement probable que votre attention se tourne spontanément vers votre corps plus souvent dans des situations négatives que positives. Peut-être est-ce parce qu’il est moins important de se focaliser sur lui quand tout va bien que quand tout va mal. Car les sensations désagréables telles que la faim ou la soif nous indiquent l’existence d’un problème à régler, alors que leurs contreparties positives, telles que la satiété, ne font que confirmer que le problème est résolu. Ces dernières restent importantes, au sens où sans elles, il y a un risque que l’on continue à essayer de résoudre le problème, en continuant à manger par exemple au-delà de ce qui est nécessaire pour l’organisme. Mais elles revêtent moins un caractère d’urgence. Et la plus urgente de ces sensations négatives est la douleur. Cette sensation corporelle que nous

pensions parfaitement connaître s’avère obscure et complexe. Elle peut être conçue comme une forme de diagnostic interne ou comme un ordre autoritaire. Mais en aucun cas elle n’est le simple reflet des signaux nociceptifs de la partie endommagée ou dysfonctionnelle. Il est ainsi impossible de prédire à quel point telle ou telle blessure fera mal. Car le contexte, aussi bien interne qu’externe, module notre expérience. Nos traits de personnalité, notre humeur du jour ou encore l’activité en cours et notre environnement familial et amical, augmenteront ou diminueront ce que nous ressentirons. La douleur est normalement là pour être écoutée et obéie et nous ne devons alors pas l’ignorer et négliger les signaux que le corps nous envoie. Ce qui ne veut pas dire qu’il faut anticiper ce qu’il risque de nous dire. C’est à notre corps, et non à nos peurs, de déterminer s’il est blessé ou perturbé.

CHAPITRE 3

Cartographier le corps La douleur est loin d’être la seule modalité d’accès à notre corps, même si les autres restent presque toujours à l’arrière-plan, à moins d’y prêter attention. On nous enseigne dès le plus jeune âge que nous ne sommes dotés que de cinq sens  : la vision, l’audition, le toucher, le goût et l’odorat. Ce peut être vrai quand il s’agit du monde externe, mais rien n’est moins sûr quand notre corps est concerné. Notre cerveau est en effet constamment bombardé d’informations. Par exemple, à l’instant présent, vous recevez : des signaux tactiles provenant de toute la surface de votre peau, vous informant sur le contact, la texture et la température de vos vêtements ; d’autres signaux tactiles issus des parties de votre corps qui s’appuient sur le sol et sur la chaise sur laquelle vous êtes assis, indiquant la résistance et la solidité de ces surfaces ; encore d’autres signaux tactiles venant de vos doigts qui tiennent le livre ; sans parler de légers signaux d’irritation ici et là pouvant donner lieu à des sensations de chatouillement ou de démangeaison ; mais aussi des informations proprioceptives qui viennent de chacun de vos muscles, articulations et tendons, qui indiquent la position des segments de votre corps, comme le fait que vos jambes sont croisées et vos bras légèrement pliés ; des informations vestibulaires issues de votre oreille interne qui vous permettent de garder l’équilibre et de marcher droit ; des informations caloriques sur votre température globale (vous avez chaud), et locale (vous avez les pieds gelés) ;

des informations intéroceptives sur le fonctionnement de chacun de vos organes internes, sur votre cœur qui bat régulièrement ou votre estomac vide. Et tout cela pour un corps qui va bien. Le plus frappant peut-être est que ces sources d’information variées ne s’arrêtent jamais. Il suffit de fermer les yeux pour arrêter de voir, mais vous ne pouvez pas décider d’interrompre la proprioception, l’intéroception ou le système vestibulaire. Que vous le vouliez ou non, que vous soyez éveillé ou que vous dormiez, des récepteurs sur la totalité de votre corps continuent à faire leur travail. On pourrait croire que ces multiples modes d’accès sont suffisants pour rendre compte de la connaissance que nous avons de notre corps. Mais est-ce vraiment le cas ? Ne vous est-il jamais arrivé en sortant d’une visite chez le dentiste d’avoir l’impression d’avoir votre joue enflée, mais de ne rien découvrir d’anormal en vous regardant dans la glace ? Le côté opéré aurait dû s’effacer de votre conscience en raison de l’anesthésie, mais il se produit l’effet inverse, il semble avoir doublé de volume. Pourquoi  ? Rappelezvous aussi les membres fantômes, dont la présence mentale est plus vivace que celle des membres faits de chair et d’os. Ou pensez encore aux personnes souffrant d’anorexie, qui se décrivent comme «  énormes  » malgré leur maigreur extrême. Il semble difficile, voire impossible, d’expliquer ces troubles en accusant seulement la perception sensorielle. Comme nous allons le voir, la connaissance du soi corporel va au-delà de ce que nous communiquent les sens. Mais analysons d’abord ce qu’ils nous disent.

La proprioception

Commençons par un petit exercice. Levez votre bras droit audessus de votre tête avec l’index levé. Maintenant, fermez les yeux et essayez d’atteindre votre doigt avec l’index de votre autre main. Si vous réussissez, vous devriez ressembler à une ballerine aux bras levés, mais il est probable que vous soyez moins élégant, ratant de quelques centimètres votre main, condamné à tâtonner pour atteindre le parfait contact entre les doigts. L’exercice n’est pas facile et le devient de moins en moins avec l’âge. On peut même être surpris d’y arriver, même de manière approximative. Ni la vision ni le toucher ne vous donnent la position exacte de votre bras droit. Comment pouvez-vous alors la deviner  ? C’est par ce que l’on appelle la proprioception, qui a pour fonction d’indiquer la position de chacun des segments corporels délimités par les articulations. C’est par elle que vous avez conscience que vos jambes sont étirées, votre buste tourné, votre poing serré, et ainsi de suite. Elle utilise des récepteurs qui se trouvent au niveau des articulations, des muscles et des tendons. Par exemple, si on fait vibrer de manière artificielle le tendon de votre biceps (avec une fréquence autour de 80 Hz), cela envoie au cerveau le signal que le bras légèrement plié s’étire, donnant ainsi l’illusion de le sentir en mouvement, et ce 1

même s’il reste totalement immobile . C’est grâce au système proprioceptif que vous pouvez ainsi localiser votre bras au-dessus de votre tête par un savant calcul qui prend en compte la position du buste, l’angle de rotation de l’épaule, l’étirement des muscles des bras, ainsi que le degré de flexion et l’orientation du poignet et des phalanges des doigts. Vos difficultés à trouver votre index n’ont donc rien d’étonnant. Comme nous l’avons vu au chapitre  1, le corps humain possède 400  articulations et 570  muscles. La quantité d’informations envoyées est gigantesque, demandant de savants calculs. Comme si les choses n’étaient pas déjà compliquées, les

signaux envoyés changent constamment car nous restons rarement totalement immobiles. C’est même là la fonction primordiale de la proprioception  : nous signaler les changements de position. Les récepteurs proprioceptifs se taisent s’il ne se passe rien. Faisons un nouvel exercice, beaucoup plus reposant cette fois-ci. Posez votre bras sur la table, fermez les yeux et ne bougez pas. Au bout de quelques minutes de parfaite immobilité, essayez – toujours les yeux fermés – de toucher votre pouce avec votre autre main. De nouveau, vous risquez de ne pas être très précis car vous utilisez alors uniquement vos souvenirs. C’est pour cela qu’il vous arrive quelquefois de vous surprendre à ne plus très bien savoir la position exacte de vos jambes ou de vos bras après être resté concentré un long moment sans bouger. Car lorsque vous restez immobile, la proprioception cesse de fonctionner. Dès que vous vous mettez à bouger à nouveau, elle revient et vous retrouvez votre corps. Imaginez maintenant que s’interrompt totalement ce sens dont vous ignoriez complètement l’existence il y a encore peu de temps. Quel effet cela fait-il ? C’est ce qui se produit à la suite d’une atteinte du système nerveux périphérique dans le syndrome de désafférentation. Les patients ont perdu toute sensation tactile. Ils peuvent encore sentir la douleur, le chaud et le froid, mais rien d’autre. Ils n’ont aucune conscience de la fourchette qu’ils tiennent dans leur main ou du sol sous leur pied. Ils ne reçoivent aussi plus aucun signal en provenance de leurs muscles, articulations et tendons. Autrement dit, les yeux fermés, ils n’ont aucune idée de la position de leur corps. Ils ignorent si leurs jambes sont croisées, leur bras plié ou leur poing serré. Ils ne savent pas non plus s’ils ont bougé. Ils ont conscience d’avoir commandé à leur main de se lever, mais ils ne reçoivent aucune confirmation que le mouvement a été effectué. On réalise alors combien la proprioception, une modalité

sensorielle qui ne figure pas même dans la célèbre liste des cinq sens, est en fait essentielle et combien son absence peut être plus handicapante encore que la surdité ou la cécité. Car sans proprioception, il est très difficile de se mouvoir. Les premiers mois, les patients ne peuvent pas même sortir de leur lit sans trébucher, et cela même s’ils n’ont aucun déficit moteur. Heureusement, comme nous le verrons bientôt, ils peuvent apprendre à utiliser la vision à la place de la proprioception, et retrouver ainsi une mobilité quasinormale.

Le toucher Passons maintenant au toucher, un sens qui nous est plus familier. Mais en connaissons-nous vraiment toutes les fonctions  ? En ce moment, vous devez être en train de tenir dans vos mains ce livre ou du moins une liseuse. Que sentez-vous  ? Vous avez conscience de son poids, de sa texture, et de sa solidité. Mais encore  ? Vos sensations ne portent-elles que sur l’objet que vous tenez ? Non. Vous avez aussi conscience de la pression exercée sur la pulpe de vos doigts. La dualité du toucher, qui porte à la fois sur l’objet touché et le corps touchant, est encore plus claire quand vous êtes en contact avec votre propre corps. Serrez vos deux mains ensemble. Vous êtes alors confronté à un pêle-mêle de sensations, à la fois touchant et touché, à la fois dans votre main gauche et dans votre main droite. De quoi se perdre. Mais c’est dans cette richesse que vous commencez à voir la différence entre votre corps et les autres objets, et que vous prenez conscience de vous-même. La peau est notre plus grand organe sensoriel. Elle couvre toute la surface du corps et l’épiderme comprend une série de

mécanorécepteurs qui réagissent à la moindre pression. Leur densité varie selon la région touchée. Par exemple, le dos en a relativement peu et leur rôle est principalement d’avertir que quelque chose, ou quelqu’un, entre en contact. Une personne s’approche de vous par-derrière sans que vous le sachiez. C’est sa main posée sur votre épaule qui vous signale sa présence. À vous de voir ensuite si le contact est bienvenu ou non, mais votre sensation a joué le rôle d’avertissement, un peu comme la douleur, mais de façon plus neutre et plus rapide. De manière assez surprenante, le toucher est en effet plus efficace pour tirer la sonnette d’alarme : un signal tactile peut ne mettre que 20  millisecondes, là où une brûlure mettra 500 millisecondes. Le toucher joue un rôle différent au niveau des mains, qui ont plus de récepteurs que tout le reste de la surface corporelle, car c’est là où nous en avons le plus besoin : c’est avec elles que nous interagissons en priorité avec le monde. Ce n’est pas pour rien que nous passons notre temps à les laver ou à les couvrir de gel hydroalcoolique comme nous avons pu le constater pendant la pandémie provoquée par le Covid. Sans la sensibilité accrue du bout des doigts, nous serions terriblement maladroits. Une des fonctions primordiales du toucher est en effet de rendre possible une motricité fine. Il permet non seulement à l’horloger de saisir le plus délicat des mécanismes, mais aussi à l’enfant d’explorer le contenu quasi-infini de ses poches pour retrouver sa bille ou ses clés. Et il permet au nouveau-né d’explorer son propre corps, son passe-temps principal pendant les premiers mois. La dernière fonction du toucher est affective et sociale. Des chercheurs en neurosciences ont récemment découvert qu’il existe des récepteurs spécialisés pour les stimulations dotées d’une valeur émotionnelle. Au niveau de l’épiderme et au niveau cérébral, toucher

des textures plaisantes (telles qu’un nounours) ou déplaisantes (telles que le corps visqueux d’un escargot) n’a que peu à voir avec le simple fait de toucher une table ou une chaise. Le toucher dit affectif joue un rôle essentiel au niveau social. On le considère de plus en plus comme un facteur crucial pour le développement des enfants, mais aussi pour lutter contre le sentiment d’isolement des personnes âgées. Comme nous le reverrons dans le dernier chapitre, sentir sur sa peau le contact d’autrui donne une force unique aux relations sociales.

L’intéroception La valeur affective des sensations corporelles prend une autre dimension dans l’intéroception. La douleur n’est pas le seul système d’alarme de notre corps. Les sensations de faim, de soif, et de fatigue sont autant de signaux d’alerte qui nous invitent à réagir. Ces sensations ne sont pas localisées ici ou là, c’est le corps dans son entier qui est perturbé. Paradoxalement, elles sont presque désincarnées car lorsque nous nous en plaignons, nous disons seulement «  j’ai faim  » ou «  j’ai soif  », sans même mentionner le corps. Elles jouent un rôle essentiel, permettant de réguler notre activité interne afin de maintenir un équilibre physiologique. La faim et la soif ne représentent qu’une minuscule fraction de l’ensemble des informations dites intéroceptives que notre organisme reçoit constamment. Il ne s’agit plus de rester à la surface, mais de plonger dans les profondeurs obscures du corps. Par intéroception, on désigne le système sensoriel qui porte sur les organes internes, tels que les poumons, le cœur, l’estomac ou les reins. Ce système

fonctionne la plupart du temps de manière purement automatique et autonome, sans que nous en ayons même conscience. Ces derniers temps, un certain nombre de chercheurs ont mis au grand jour ces abysses viscéraux, affirmant que notre système intéroceptif serait au fondement de la conscience de soi. Mais la recherche scientifique sur ce système interne n’est pas sans difficulté. Lorsque vous cherchez à comprendre les mécanismes de la vision, il suffit de faire apparaître une centaine de fois sur un écran un trait plus ou moins incliné en demandant à chaque fois son orientation. Mais que mesurer exactement lorsque vous vous intéressez au système intéroceptif ? Et comment le faire ? Vous ne pouvez pas affamer votre sujet une centaine de fois pour en analyser les effets cognitifs. Un des paradigmes expérimentaux dominants montre bien les limites de ce domaine émergent de la recherche. Cette fois-ci, je vais vous demander de compter le nombre de battements de votre cœur en une minute, mais sans prendre votre pouls. Au  repos, vous devriez atteindre un chiffre entre 50 et 90. Mais ce qui est intéressant, ce n’est pas la vitesse à laquelle votre cœur bat, mais à quel point vous en avez une connaissance exacte. Comme la plupart, vous êtes probablement relativement mauvais. Seulement un tiers des gens sont capables de rapporter de manière fiable leur rythme cardiaque. Cela ne veut pas dire qu’ils sont les seuls à avoir un rythme cardiaque parfaitement régulé. La plupart des «  mauvais intérocepteurs  » ont un cœur qui fonctionne bien. Ce score reste très artificiel, et il n’est pas clair ce qu’il reflète véritablement. Une chose est sûre, néanmoins, il ne 2

révèle pas l’état de notre système intéroceptif . L’exploration de l’intéroception a encore beaucoup de progrès à faire.

Le sens de l’équilibre Nous avons parcouru presque toutes les manières de connaître notre corps, mais il en reste encore une, probablement la plus silencieuse de toutes. On la trouve dans l’oreille interne. L’appareil vestibulaire est rempli de cellules ciliées qui flottent dans l’endolymphe. Lorsque la personne bouge, elles détectent ses mouvements. Les informations vestibulaires sont là à tout instant pour calibrer nos autres sens en leur fournissant un référentiel spatial géocentrique basé sur la gravité, nous indiquant le haut et le bas. Elles nous permettent de savoir si nous nous tenons droits, et non penchés sur le côté par exemple, ou de déterminer si c’est nous qui sommes en train de bouger ou le train d’à côté. Le système vestibulaire est au cœur du sens de l’équilibre, nous indiquant la relation spatiale entre notre corps et notre environnement. Mais ce qu’il faut savoir, c’est qu’il ne suffit pas à lui seul. On a découvert que les pilotes d’avion qui perdent leurs instruments de navigation deviennent incapables de se repérer. Ils ne savent alors plus si leur avion est en train de descendre ou de monter, ou s’ils ont la tête en bas ou non. Le système vestibulaire doit travailler constamment avec la vision pour un bon sens de l’équilibre. Et lorsque les deux donnent des informations conflictuelles, cela peut dégénérer en mal des transports. Ainsi, de nombreuses personnes ne peuvent pas lire en voiture car la vision fixée sur les pages donne une impression de stabilité, alors que le système vestibulaire donne une impression de mouvement. Ce conflit produit une sensation d’inconfort allant jusqu’à la nausée. Pour la contrer, il faut rétablir l’harmonie entre les sens, en regardant par la vitre par exemple, pour pouvoir enfin constater visuellement

que l’on est en train de bouger, ou en fermant les yeux, pour simplement éliminer toute information visuelle. Le système vestibulaire peut être aussi mystérieusement affecté par les migraines. On ignore exactement les mécanismes mis en jeu mais certaines personnes, dont je fais partie, peuvent avoir la sensation que le monde est en train de basculer juste avant que le mal de tête frappe. On parle alors de migraine avec aura vestibulaire. Je me souviens ainsi encore avec effroi d’un couloir d’université où je marchais ayant l’impression que mon corps partait totalement sur le côté, bataillant pour essayer de ne pas tomber et de continuer à marcher droit. J’ignore encore si je ressemblais à une femme saoule ou si tout cela n’était qu’une illusion provoquée par ma migraine. Heureusement, ce trouble neurologique est transitoire, durant rarement plus d’une demi-heure. La perte du système vestibulaire prend une tournure plus définitive dans le syndrome de Ménière, une maladie de l’oreille interne qui se caractérise par des vertiges, des sifflements et une perte de l’audition. Elle peut devenir tellement handicapante qu’il devient préférable de rendre inopérante l’oreille interne. Parfois, mieux vaut l’absence totale de signaux que des informations erronées.

Se voir Nous possédons donc de multiples manières d’appréhender notre corps de l’intérieur, ce qui nous en donne une connaissance comparable à nulle autre. Mais il ne faut pas croire pour autant que sa perception n’a rien de commun avec celle d’autres objets. En effet, la vision demeure une source d’information majeure même pour le corps propre et elle renforce grandement la connaissance

que nous en avons. L’être humain est avant tout un animal visuel. C’est là notre mode d’appréhension principal du monde, des autres et de nous-mêmes. En particulier, il est le plus fiable pour donner des informations spatiales et le corps est avant tout un volume en 3D situé en un point spécifique dans l’espace. La vision parvient même à prendre la place presque intégralement de la proprioception et du toucher. C’est ce qui permet aux personnes qui souffrent de désafférentation périphérique de mener une vie presque normale. Rappelez-vous, ces patients n’ont ni toucher ni proprioception et ne peuvent plus sortir de leur lit au début de leur maladie. Mais grâce à la vision, ils peuvent apprendre à nouveau à contrôler leur corps. Voir leurs bras, par exemple, leur indique leur position, ce qui leur permet de déterminer quel mouvement faire pour se saisir de la fourchette devant eux. J’ai eu la chance de rencontrer les deux patients les plus étudiés car leur désafférentation était la plus importante, couvrant tout le corps en dessous de leur tête. Il était alors fascinant de constater à quel point ces personnes étaient capables de vivre comme si de rien n’était. De l’extérieur, il était difficile d’imaginer qu’elles avaient le moindre déficit. Ian Waterman, par exemple, avait atteint une telle maîtrise dans le contrôle visuel de l’intégralité de son corps qu’il parvenait à remarcher parfaitement. Ginette Lizotte, quant à elle, était dans un fauteuil roulant. Pour elle, le plus difficile au début avait été de maîtriser la force exercée par ses mains. Mère d’un jeune enfant, elle avait constamment peur de trop le serrer, risquant de lui faire mal ou au contraire de ne pas le tenir assez, risquant alors de le laisser tomber. Elle devait donc regarder attentivement ses doigts pour essayer de calibrer au mieux ses mouvements. Elle avait choisi de focaliser tous ses efforts sur ses membres supérieurs, négligeant ainsi ses jambes. Mais les deux cas étaient très impressionnants par

leur capacité à remplacer la proprioception par la vision. De même que nous sommes capables de conduire sans réfléchir à ce que nous faisons, ils contrôlaient le véhicule qu’était leur corps de manière totalement automatique. Et tout cela juste en regardant leur corps. Il n’est pas surprenant alors que la perte de la vision ait un impact important sur la conscience corporelle. Les aveugles de naissance ont une représentation déformée d’eux-mêmes. Ils se perçoivent avec un torse plus étiré, et des bras et mains plus longs qu’ils ne le sont en réalité. En outre, ils ont du mal à localiser les 3

différentes parties de leur corps . Maintenant, comparons-les avec des sujets voyants qui gardent les yeux fermés. Ce sont alors les 4

aveugles qui sont les plus performants . En effet, faute de vision, ils ont surinvesti les autres sources d’information. Autrement dit, ils sont devenus des experts du toucher et de la proprioception. Leur cerveau s’est adapté, reconvertissant les ressources neuronales normalement exploitées par la vision pour les dédier aux autres modalités.

Un corps multisensoriel Ces découvertes montrent à quel point il est artificiel de chercher à dissocier les différentes modalités d’accès au corps. Même si on peut les décrire de manière indépendante, elles interagissent constamment. Le corps propre est ainsi multisensoriel. Il est au carrefour de multiples sens, tant externes qu’internes. Cette multimodalité fait sa richesse, ne laissant aucun aspect du corps ignoré. Elle améliore aussi sa fiabilité, limitant le risque d’erreurs en

recoupant les informations entre elles. Il existe un véritable gain à combiner différentes sources ensemble, plutôt qu’à faire confiance à une seule. La redondance de certaines informations garantit leur fiabilité. Autrement dit, deux témoins valent mieux qu’un. De nombreuses études montrent ainsi que voir le segment du corps touché améliore notre capacité à détecter et reconnaître ce qui est 5

en contact avec lui . Il y aurait donc peut-être une raison parfaitement scientifique aux miroirs au-dessus des lits dans les chambres d’hôtel de passe. Loin de nous distraire de nos sensations corporelles, ils pourraient au contraire les exacerber… La vision peut dans certains cas corriger la conscience faussée de notre corps, mais à l’inverse, elle peut aussi l’induire en erreur. C’est le cas, par exemple, si nous portons des lunettes prismatiques dont les verres dévient l’angle de la lumière de 30 ou 40 degrés sur le côté. Nous voyons alors le bras sur le côté, au lieu de le voir droit devant nous, là où il se trouve. Au lieu de se fier à la proprioception qui nous signale la position exacte, le cerveau prend en compte les informations visuelles erronées et cherche un compromis entre les deux positions possibles, celle indiquée par la proprioception et celle par la vision. Nous adhérons ainsi automatiquement à ce que nos yeux nous disent et ce que nous voyons contamine nos sensations 6

corporelles . Dans cette interaction multimodale, le cerveau se retrouve confronté à un problème digne de la tour de Babel, cherchant à établir un dialogue entre les sens, qui parlent chacun sa propre langue et à un rythme différent. La transmission des signaux est en effet plus ou moins rapide. Comment savoir ce qui est synchrone, et qui doit donc être intégré ensemble, si les informations accèdent au cerveau à des moments différents  ? Les sens doivent donc être traduits pour communiquer entre eux. Pour le dire de manière moins

métaphorique, l’information n’est pas encodée de la même manière par le cerveau, qu’il s’agisse de la vision, du toucher, de l’intéroception ou de la proprioception, et il faut leur trouver un format commun. Prenons un exemple d’intégration spatiale apparemment simple, mais qui représente un véritable défi pour un jeune enfant. Imaginez  : un nounours effleure la main droite d’un nourrisson, qui regarde alors dans cette direction, et voit son doudou. Ses impressions tactiles et visuelles peuvent facilement fusionner. Maintenant, le nourrisson a les bras croisés  : sa main droite est touchée par le nounours mais elle est à gauche. Où regarde-t-il  ? Cette situation est compliquée pour lui. Le cadre de référence spatial n’est pas le même pour le toucher et la vision. La localisation se fait soit par rapport à la surface de la peau (la main droite), soit dans l’espace externe (à gauche). Ce n’est qu’avec le temps que l’enfant sera capable de retranscrire automatiquement ce qu’il sent sur sa peau dans l’espace externe. Non seulement il faut trouver un langage commun à nos différents sens, mais il faut aussi filtrer les informations pertinentes. La difficulté principale trouve sa source dans la vision, car il ne faudrait pas combiner par erreur l’information visuelle sur la jambe de la voisine avec l’information proprioceptive sur sa propre jambe. On risquerait en effet de ne plus être capable de différencier ce qui est notre propre corps de ce qui ne l’est pas, comme c’est le cas dans l’illusion de la main en caoutchouc que nous avons vue dans le chapitre 1. Pour rappel, les sujets voient une fausse main caressée pendant que leur vraie main, hors de vue, reçoit une stimulation tactile similaire. Il leur semble alors être touchés sur la main en caoutchouc, et que cette dernière fait partie de leur corps. Les raisons en sont très simples. Le système perceptif reçoit des signaux tactiles et proprioceptifs, mais la seule main visible est celle en

caoutchouc. Ces signaux sont alors combinés par erreur avec les informations visuelles, même si ces dernières n’ont aucun rapport. Autrement dit, le processus d’intégration multisensorielle effectue un mauvais tri, prenant pour pertinent ce qui ne l’est pas.

Un modèle interne du corps Nous venons de lister l’intégralité des signaux sensoriels que nous recevons sur le corps. Pour certains philosophes, tenants de la cognition incarnée, ces signaux nous en donnent un tel accès que nous n’avons besoin de rien d’autre, et surtout pas de représentations mentales du corps. Par là, ils entendent des modèles internes stockés en mémoire qui décrivent les propriétés du corps, telles que sa configuration, ses mensurations, sa force, et ainsi de suite. Dans l’économie domestique du cerveau, ces derniers auraient un coût cognitif prétendument prohibitif et seraient inutiles. Cette théorie s’inscrit dans la lignée de Merleau-Ponty, qui le premier affirme explicitement que le «  corps propre [ne doit pas] dégénérer en une représentation ». Mais c’est là peut-être un terme un peu fort. Il est d’une certaine manière paradoxal que ceux qui revendiquent le plus l’importance du corps en minimisent la complexité et pensent que nous pouvons nous passer de représentations corporelles. En effet, comme nous allons maintenant le voir, celles-ci sont nécessaires pour interpréter et structurer les multiples indices, parfois contradictoires, que nous recevons constamment. Prenons l’exemple d’une propriété du corps apparemment simple. En observant l’homme de Vitruve de Léonard de Vinci, dont les proportions sont supposées parfaites, vous pouvez facilement mesurer la longueur de son bras à partir de l’épaule : un peu moins

de 70 centimètres. Mais comment avez-vous accès à la longueur de votre propre bras  ? Nul doute que votre cerveau possède cette information basique, car sans elle il ne pourrait programmer vos mouvements avec succès, mais quelle en est l’origine  ? Nous venons de voir la quantité impressionnante de signaux sensoriels que nous recevons constamment sur notre corps. Suffisent-ils à nous en donner les mesures  ? La proprioception n’est que de peu d’utilité. Les récepteurs internes nous donnent en effet la position de chaque segment, mais non leurs mensurations. L’exploration tactile de votre propre corps n’est pas sans soulever aussi un certain nombre de problèmes. Vous pouvez mesurer la largeur de votre poignet en l’enserrant entre le pouce et l’index, mais encore faut-il que vous sachiez la taille de vos doigts pour donner un sens aux signaux reçus. La vision est plus intéressante. Comme nous l’avons vu, elle est le sens de l’espace par excellence. Mais devez-vous systématiquement regarder votre bras pour en déterminer la taille à chaque fois que vous voulez le mouvoir ? Cela serait cognitivement très coûteux. Et qu’en est-il des parties difficilement visibles, comme le dos ou votre nez par exemple ? L’illusion de Pinocchio révèle la complexité qui se dissimule derrière la connaissance métrique apparemment intuitive de notre corps. Pour sentir son nez s’allonger, point besoin de mentir. Rappelez-vous. Nous avons vu que la vibration du tendon du biceps donne l’impression erronée que le bras se déplie. Si vous tenez en même temps le bout de votre nez entre les doigts, vous avez l’illusion que votre bras s’éloigne de la tête tout en continuant à 7

sentir votre nez bien en main . L’explication la plus simple trouvée par le cerveau est que votre nez est en train de grandir. Si l’on vous demande alors d’en évaluer la taille, vous pouvez le surestimer de plus de 10  centimètres. Cette illusion confirme le caractère

multisensoriel de la conscience corporelle. Elle montre aussi l’importance de concevoir le corps non pas de manière fragmentaire, segment par segment, mais dans sa totalité, et dans l’interaction entre ces segments. En bref, la position de la main est pertinente pour appréhender la taille du nez. Pour effectuer ces calculs, il faut connaître la longueur des différents segments du membre supérieur et maîtriser la configuration des différentes parties du corps. Autrement dit, il faut que le cerveau génère un modèle interne de la structure du corps, un corps mental pourrions-nous dire. L’objectif est qu’il ressemble autant que possible à la réalité biologique. Le processus de construction opère alors par étapes, chaque niveau gagnant en complexité et en richesse informationnelle et devenant de plus en plus indépendant des inputs sensoriels. En premier lieu, il existerait un «  croquis  » inné de la structure globale d’un corps humain (de type deux bras, deux jambes) –  quoique cela soit encore débattu. Mais on ne peut s’arrêter là car il manque les paramètres spécifiques à chaque corps individuel, tels que les mensurations, la souplesse, la force, et ainsi de suite. Vient ensuite une esquisse basique au niveau du cortex somato-sensoriel primaire qui reçoit les signaux proprioceptifs, nociceptifs et tactiles. Les neuroscientifiques en ont une connaissance très détaillée car il est possible de le stimuler directement avec des courants électriques de faible intensité, non douloureux (le cerveau lui-même n’ayant aucun nocicepteur, et ne pouvant donc avoir mal). Il arrive en effet que les patients aient des crises épileptiques tellement handicapantes qu’il faille les opérer. Pour s’assurer de ne pas atteindre des zones cérébrales cruciales, le chirurgien stimule les différentes parties du cortex pendant que les patients éveillés décrivent ce qu’ils ressentent. Par ce biais, le neurologue Wilder Penfield a découvert dans les années 1950 que chaque région du

cortex somato-sensoriel primaire s’activait pour une partie spécifique du corps, que ce soit le pied, le visage, la main ou le torse. La reconstitution de ces zones d’activité donne l’image d’un homoncule, un petit corps représenté dans le cerveau, mais totalement déformé. Bien qu’il suive globalement les divisions anatomiques, certaines parties sont surreprésentées (la main, par exemple), tandis que d’autres sont sous-représentées (comme le torse). De plus, l’homoncule ne respecte pas les contiguïtés anatomiques. Par exemple, la zone spécifique à la main est adjacente à celle du visage. L’homoncule n’est donc qu’une étape dans la genèse des modèles internes du corps. Aux stades ultérieurs, ces représentations gagnent en complexité et richesse spatiale, s’appuyant sur tous les indices disponibles, comme la vision, mais aussi l’information gagnée en se mouvant. Les réussites et les échecs des tentatives motrices servent de repères pour calculer la longueur des membres. En retour, les modèles internes peuvent guider l’accomplissement des actions, en permettant de planifier de manière la plus juste possible le mouvement à effectuer étant donné la position et la taille des membres. Ils peuvent avoir aussi pour fonction d’organiser spatialement les sensations corporelles. Ils s’apparentent en cela à des cartes mentales, non seulement en raison de la similitude structurelle avec ce qu’ils représentent, mais aussi par l’usage que nous en avons. Imaginez que vous ayez une croix sur un panneau blanc indiquant «  Vous êtes ici  », mais nul point de référence ou axe d’orientation. Cela n’a que peu d’intérêt. Ce n’est que lorsque vous superposez une feuille de papier-calque avec toutes les informations géographiques requises dessus que vous pouvez savoir où vous êtes. De même, si la seule information spatiale dont vous disposiez

provenait des signaux somato-sensoriels, alors les sensations seraient ressenties comme des points isolés du corps, comme de simples «  ici  » ou «  là  ». Or les sensations corporelles ont un contenu spatial riche  : elles apparaissent sur fond de paysage corporel marqué de repères saillants, qui décrit la configuration du corps, ses axes principaux, l’organisation de ses différentes parties, leur taille et leur forme respectives, et ainsi de suite. Lorsque vous sentez une légère démangeaison, vous l’éprouvez sur le côté de l’avant-bras juste à côté du pli du coude. Ces informations structurelles ne sont pas incluses dans les signaux somatosensoriels, mais dans les cartes mentales du corps, qui jouent le rôle de cadre de référence spatial commun à toutes les expériences corporelles.

Mise à jour requise Tel un système basique d’exploitation informatique, les modèles internes du corps se doivent d’être mis à jour, d’évoluer pour s’adapter aux changements, mais cela peut prendre du temps, voire échouer totalement. Certaines modifications sont locales et temporaires, comme c’est le cas lorsque le bras s’étend grâce à un outil. D’autres sont à long terme et plus fondamentales, quand l’enfant grandit, mais on constate alors la limite de la malléabilité de nos représentations internes dans la maladresse légendaire des adolescents, qui se retrouvent avec des bras et des jambes qui s’allongent d’un coup. Il ne leur suffit pas de se regarder dans un miroir pour maîtriser ce nouveau corps. Cela prend du temps. Mais pourquoi  ? Leur connaissance métrique du corps n’est pas mise à jour au fur et à mesure, mais plutôt par paliers. Ainsi, les jeunes en

pleine phase de croissance se fient le plus souvent à un modèle déjà périmé. Dans le cas des membres fantômes, le modèle interne n’est jamais mis à jour, et personne ne comprend encore vraiment pourquoi. Merleau-Ponty affirmait que les membres fantômes reflétaient une disposition préservée à bouger, mais pourquoi sont-ils alors paralysés dans la plupart des cas  ? Le neurologue Vilayanur Ramachandran, quant à lui, explique le phénomène en termes de plasticité du cortex somato-sensoriel primaire. Il a découvert qu’un contact sur le visage peut induire des sensations dans le membre fantôme. Son hypothèse est que le membre fantôme a «  envahi  » les zones corticales dédiées au visage dans l’homoncule et se 8

nourrit de leurs stimulations . Mais cette hypothèse ne parvient pas à tout expliquer, et surtout pourquoi les personnes souffrent trop souvent de douleurs fantômes. Il est aussi possible d’avoir conscience de capacités fantômes, comme c’est le cas dans l’anosognosie. Les cas les plus extrêmes se trouvent chez certains patients hémiplégiques après une lésion cérébrale. Alors même qu’ils sont incapables de mouvoir tout le côté gauche, ils affirment pouvoir se déplacer sans problème, comme le montre l’exemple suivant : Médecin – Pouvez-vous applaudir ? Patient – Je ne suis pas au théâtre. Médecin – Je sais. Mais nous voulons juste voir si vous êtes en mesure de battre des mains. Le patient lève son bras droit et le met en position d’applaudissement, dans le parfait alignement de la médiane du tronc, le déplaçant comme s’il frappait contre la main gauche ! Il semble pleinement satisfait de sa performance.

Médecin –  Êtes-vous sûr de frapper dans vos mains  ? Nous n’avons entendu aucun son. 9

Patient – Je ne fais jamais de bruit . Lorsque le médecin leur demande de lever le bras gauche, les patients anosognosiques cherchent des excuses pour ne pas le faire ou ils répondent avec aplomb qu’ils l’ont fait, comme cette patiente qui a l’impression d’avoir applaudi. De même, si on leur demande de choisir d’exécuter une tâche qui n’exige que l’utilisation de la main intacte, ou une tâche demandant l’utilisation des deux mains (comme pour lacer ses chaussures), les patients choisissent cette dernière, malgré leurs échecs répétés. Ils ne sont pas en train de mentir ou d’être de mauvaise volonté. Il ne s’agit pas non plus d’une forme de déni ou d’un rejet psychologique de leurs difficultés, mais bien d’une absence de prise de conscience. Leur cerveau n’a simplement pas mis à jour la représentation du corps et de ses capacités motrices. Une autre situation où les modèles internes faillissent à leur tâche est le cas de l’anorexie mentale. Elle touche 2  % de la population dans les pays occidentaux, principalement les femmes, et constitue une des maladies psychiatriques au taux de mortalité le plus élevé. Elle se traduit par un comportement alimentaire anormal conduisant à une perte de poids allant jusqu’à 30 kilos en quelques mois. Un des principaux symptômes est la dysmorphophobie. Les anorexiques détestent en général leur corps, qu’elles perçoivent « gros », « énorme » ou « monstrueux », alors qu’elles sont le plus souvent trop maigres. Le fait de se voir dans un miroir ne parvient pas à corriger cette impression erronée. Au contraire, on s’est aperçu que leur regard est faussé. Lorsqu’on leur demande de tracer les contours de leur reflet avec un feutre sur un miroir, elles

surestiment la largeur de leur ventre, de leurs hanches et de leurs cuisses. En outre, lorsqu’elles doivent passer dans l’ouverture d’une porte relativement étroite, elles se tournent sur le côté, comme si elles étaient trop imposantes pour pouvoir l’aborder de manière 10

frontale . L’anorexie peut donc être conçue comme un trouble des représentations corporelles, probablement provoqué par un désordre émotionnel. En effet, la manière dont le corps est mentalement représenté ne dépend pas seulement de ce que disent les sens, mais aussi de facteurs affectifs qui peuvent le déformer, comme c’est le cas chez ces patientes.

Conclusion Comme nous venons de le voir, nous recevons un nombre absolument prodigieux d’informations sur le corps, et ce à chaque instant. Nous en avons connaissance, non seulement de l’extérieur comme pour n’importe quel objet, mais aussi de l’intérieur, ce qui nous donne un accès unique et privilégié. Certaines de ces informations sont globales et concernent le corps dans son intégralité, comme la fatigue ou la faim. D’autres sont circonscrites à des régions spécifiques, comme une douleur dans une dent, le signal proprioceptif d’un bras plié ou une démangeaison à l’épaule. Certaines sont neutres, purement informatives  : la sensation de croiser les jambes, par exemple. D’autres sont agréables ou désagréables : la douceur d’une caresse ou la sensation visqueuse d’une limace dans la main. Cependant, nous avons aussi vu qu’afin d’expliquer le décalage fréquent entre le corps tel que nous le ressentons et tel qu’il est réellement, il est nécessaire de faire appel

à la notion de représentations corporelles. L’idée est que la réalité de notre corps n’est pas seulement physique, mais aussi mentale. Comprendre le fonctionnement de ces représentations internes est alors fondamental car elles seules peuvent nous permettre d’éclaircir la manière dont nous vivons notre corps.

CHAPITRE 4

Multiplier le corps Dans le chapitre précédent, nous avons vu que le cerveau construit des modèles internes qui peuvent nous donner une image plus ou moins juste du corps. Ils combinent les informations pertinentes disponibles, informations sensorielles bien sûr, mais aussi motrices, mnésiques, affectives et cognitives. J’utilise le pluriel ici à dessein car un seul modèle ne suffit pas à rendre compte de la richesse de notre rapport au corps et de la diversité des troubles associés. Combien de ces représentations avons-nous alors ? Deux, trois, quatre  ? Quelles sont leurs fonctions respectives  ? Une distinction s’est établie ces dernières années entre le schéma corporel, principalement utilisé pour agir, et l’image corporelle, qui reflète le corps que nous percevons. Cependant, comme nous le verrons dans ce chapitre, on ne peut s’arrêter à cette dualité trop simpliste. La discussion sur la nature exacte des représentations mentales du corps peut sembler n’avoir d’intérêt que pour les spécialistes, en particulier pour les cliniciens, mais elle révèle un fait surprenant, à savoir l’absence d’unité du corps propre. À travers une série de troubles neurologiques et d’illusions, nous verrons comment le corps perçu s’éloigne du corps en action. Nous  verrons aussi qu’au sein même de la représentation du corps en action, il faut distinguer le corps qui agit sur le monde et celui qui s’en protège.

Schéma et image corporels :

le couple maudit

C’est dans un article de plus de cent pages (c’était une époque où l’on prenait encore le temps de lire et d’écrire) écrit par les neurologues Henry Head et Gordon Holmes en 1911 que l’on trouve 1

la première analyse systématique des représentations corporelles . Ils y décrivent en détail de multiples troubles neurologiques de la conscience corporelle. Ces symptômes ne s’expliquent pas par un simple déficit sensoriel ou moteur. Head et Holmes diagnostiquent des dysfonctionnements plus centraux, des altérations de la manière dont le cerveau représente le corps. Devant la richesse et la variété des cas, ils concluent qu’un seul type de modèle interne ne saurait suffire pour en rendre compte et proposent ainsi d’en distinguer trois types : le schéma postural, qui enregistre chaque nouvelle position ou mouvement ; le schéma de surface, qui cartographie la peau sur laquelle les sensations sont localisées ; l’image corporelle, qui correspond au corps dont nous avons conscience. Leur taxonomie a été toutefois vite oubliée, les termes de schéma et d’image corporels étant trop souvent utilisés de manière interchangeable. Néanmoins, depuis les années 1980, de nombreux travaux en neuropsychologie, neurosciences cognitives et philosophie ont renoué avec la tradition inaugurée par Head et Holmes, cherchant à proposer une classification satisfaisante. Le défi est de trouver un bon équilibre entre ces deux écueils que sont une multiplication infinie de modèles internes et un manque d’homogénéité au sein de chaque type. En particulier, si la définition reste trop floue et générale, la notion risque de se vider de tout sens et d’être dénuée de pouvoir explicatif. Il est donc important de s’accorder sur les critères pertinents pour cataloguer les différents

types de représentations corporelles, mais quels sont ceux qui sont les plus importants ? Leur accessibilité à la conscience (inconscient ou non) ? Leur dynamique (à court ou à long terme) ? Leur rôle fonctionnel (pour l’action ou la perception) ? Leur format (sensori-moteur, visuo-spatial ou sémantique) ? Les entrées sensorielles qui les nourrissent (proprioception, vision, intéroception, etc.) ? Le type de propriété représentée (la posture, le contact, la taille, etc.) ? Selon la priorité donnée à tel ou tel autre critère, on aboutit à des définitions totalement différentes et, même si la terminologie est apparemment la même, elle ne fait que dissimuler des désaccords profonds entre chercheurs. Le chaos est tel que l’on pourrait être tenté d’abandonner toute tentative de classification, ou du moins de renoncer à ces notions qui prêtent à confusion. Ne serait-il pas plus parcimonieux pour l’économie mentale de n’avoir qu’une seule représentation, et ce d’autant plus que nous n’avons qu’un seul corps ? Il ne s’agit pas ici seulement d’un débat terminologique car il a des répercussions cliniques. Un test neuropsychologique, comme demander aux patients d’indiquer une certaine partie de leur corps, peut  être ainsi interprété comme une mesure du schéma corporel pour certains, et de l’image du corps pour d’autres. Cela peut conduire à des diagnostics opposés pour un même symptôme. Une parfaite illustration de ces problèmes se trouve dans les travaux du philosophe Shaun Gallagher, qui a cherché à distinguer 2

conceptuellement et empiriquement schéma et image corporels . Selon lui, l’image du corps est consciente et englobe ses dimensions perceptives, affectives et cognitives. Elle est atteinte dans la négligence personnelle. Le schéma corporel quant à lui est utilisé

pour guider nos mouvements et reste inconscient. Il est atteint dans la désafférentation périphérique. Cette taxonomie relativement simple ne colle toutefois pas à la réalité plus complexe de ces syndromes. La négligence personnelle, que nous avons déjà abordée dans le chapitre 1, est cliniquement définie par un manque d’exploration de la moitié du corps opposée à l’hémisphère endommagé, le plus souvent le droit. Par exemple, les patients ne parviennent pas à reconstruire un corps et un visage en utilisant des pièces de puzzle prédécoupées, ce qui semble indiquer un déficit de l’image du 3

corps . Quand l’examinateur applique une légère stimulation sur leur main gauche, ils ont aussi des difficultés à identifier le doigt touché. Cependant, ils ont aussi tendance à «  oublier  » le côté gauche de leur corps quand ils agissent ou s’imaginent agir, et ils ne se coiffent ou ne se rasent qu’à moitié, ce qui semble indiquer un déficit du 4

schéma corporel . Nous sommes donc loin d’une dissociation claire et nette entre les deux types de représentations. Considérons maintenant la désafférentation périphérique. J’ai décrit au chapitre précédent le cas de Ian Waterman, qui avait perdu tout sens de la proprioception et du toucher, et  qui  avait appris à exploiter l’information visuelle afin de calibrer et de guider ses mouvements. Pour Gallagher, cela signifie qu’il n’a plus de schéma corporel, et que ce déficit est compensé grâce à son image corporelle. Sur quoi s’appuie cette interprétation ? Certes, il ne reçoit plus de signaux somato-sensoriels, mais le schéma corporel ne se réduit pas à ces seules informations. Comme nous l’avons vu, la connaissance du corps est fondamentalement multisensorielle, et cela est aussi vrai lorsque nous agissons. Nous utilisons constamment des informations visuelles sur notre corps pour guider nos mouvements. Les patients désafférentés en ont seulement un

usage encore plus extrême. Gallagher affirme néanmoins que leur manière d’agir est radicalement différente de la nôtre car ils accomplissent leurs mouvements de façon consciente et réfléchie. Comme le schéma corporel est selon lui inconscient, il ne peut être impliqué. Cette analyse était peut-être correcte au début, lors de la phase de réapprentissage après la neuropathie, mais est-ce toujours le cas trente ans plus tard ? Ginette Lizotte se comparait elle-même à une personne conduisant une voiture de manière automatique. Après des années d’expérience, il n’est nul besoin de faire constamment attention à tous les détails, et même si elle doit toujours traiter une grande quantité d’informations visuelles, ce traitement peut s’effectuer de manière non consciente et sans effort. On peut aussi s’interroger sur la définition que Gallagher donne du schéma corporel. Il le condamne à la seule sphère de l’inconscient, mais pourquoi ? J’ai argumenté en détail au premier chapitre que le corps fonctionne en général mieux si nous n’y prêtons pas attention. Mais cela ne veut pas dire qu’il n’existe pas des circonstances où nous devons prendre conscience de ce que nous sommes en train d’essayer d’accomplir, comme lors de l’apprentissage d’une nouvelle pratique sportive ou musicale. On pourrait dire que dans ces cas précis, nous avons un accès conscient au schéma corporel. Les patients désafférentés sont dans la même situation. Ils ont simplement un usage explicite et réflexif de leur schéma corporel, comparable à celui que nous avons quand nous apprenons à danser le tango ou à jouer au tennis. Il est tentant lorsque l’on est philosophe de modeler les cas cliniques pour qu’ils s’insèrent parfaitement dans nos grilles conceptuelles. Mais la réalité est souvent beaucoup plus complexe, comme nous venons de le voir. Les syndromes de négligence corporelle et de désafférentation ne se réduisent pas à une

dichotomie simple entre image et schéma corporels. Est-ce à dire que le corps que nous percevons (calibré par l’image du corps) et le corps en mouvement (calibré par le schéma corporel) ne font qu’un  ? Comme nous allons maintenant le voir, cette unité n’est qu’apparente et peut se briser.

Un divorce Un des grands principes directeurs en sciences cognitives, qui a joué un rôle important dans le progrès de nos connaissances, est celui de la double dissociation. En bref, si une personne peut accomplir une tâche A, mais échoue pour B, et si une autre montre les résultats inverses, réussissant pour B et non pour A, alors nous pouvons conclure que A et B font appel à des capacités cognitives distinctes. Si l’on veut montrer qu’il existe plus d’une représentation corporelle, il faut donc chercher des cas de double dissociation. Je prends ici 4 exemples qui semblent aller dans cette direction.   L’allochirie : Suite à une lésion cérébrale, la patiente RB, qui sait distinguer sa droite de sa gauche, se plaint d’avoir mal au genou droit, mais frotte son genou gauche. L’expérience qu’elle décrit est erronée, mais son geste montre qu’elle a une connaissance 5

motrice correcte .   Le toucher insensible (numbsense) : Une autre patiente avec une lésion du cortex somato-sensoriel affirme ne rien ressentir quand on la touche, comme si elle était complètement anesthésiée. Mais si le médecin la force à indiquer du doigt le point de contact, elle y parvient sans difficulté, à sa propre surprise :

Mais je ne comprends pas. Vous mettez quelque chose là ; je ne sens rien et pourtant je l’indique avec mon doigt. Comment 6

est-ce possible  ? Le syndrome d’Alice au pays des merveilles : Dans le roman de Lewis Carroll, Alice devient toute petite pour passer par une porte, puis se met à grandir, grandir, grandir au point de remplir toute une maison. On soupçonne Lewis Carroll d’avoir trouvé cette idée suite à ses propres hallucinations provoquées par ses migraines. Son roman a ainsi donné son nom à un syndrome clinique qui se caractérise par les sensations de magnification ou de miniaturisation du corps. Un patient décrit son sentiment intense d’être un géant en ces termes : En marchant, je pensais que je devais pouvoir regarder de haut le dessus de la tête des passants. […] Mon impression était si réelle que c’était un choc de réaliser que j’avais 7

toujours ma taille normale de moins de 1,50 mètre . Pour autant, les actions de ce patient correspondent à sa taille réelle, et non à son gigantisme présumé.   L’illusion de la main en caoutchouc  : Après avoir reçu une stimulation tactile synchrone sur leur propre main hors de vue et sur la main en caoutchouc visible, les participants se trompent sur l’endroit où se trouve leur main, la localisant proche de l’emplacement de la fausse main. Mais quand ils cherchent à atteindre leur main ou quand ils la bougent, leurs mouvements ne sont pas perturbés : ils restent insensibles à l’illusion. Encore plus surprenant  : lorsqu’ils doivent de nouveau indiquer

verbalement l’emplacement de leur main après l’avoir bougée, ils 8

recommencent à se tromper .   Ces exemples nous confrontent à une situation de dédoublement du corps, si l’on peut dire : le corps en action ne correspond pas à la manière dont nous le percevons. D’une certaine manière, ce n’est pas étonnant. La perception et l’action ne requièrent pas les mêmes transformations des signaux sensoriels et n’ont pas les mêmes exigences cognitives. On peut constater aussi que le schéma corporel a tendance à être plus fiable que l’image du corps. D’un point de vue pragmatique, cela s’explique facilement. Qu’importe ce dont on a conscience tant qu’on parvient à agir correctement. Ces cas empiriques ne permettent toutefois pas une caractérisation fine des deux types de représentation du corps. Leur analyse s’appuie principalement sur l’intuition que le schéma corporel est lié à l’action, au contraire de l’image corporelle. Peut-on aller au-delà de cette simplification ? L’image du corps peut-elle être définie non par son contraire, mais de manière plus positive  ? Et quelle est la nature de la relation entre le schéma corporel et le corps agissant ? La notion d’image a suscité le plus de controverses car elle englobe des dimensions si disparates qu’il semble que la seule chose qu’elles ont en commun est de ne pas être en lien avec l’action. Autrement dit, elle finit par se réduire à tout ce qui n’est pas le schéma corporel. Le problème est que cette dernière notion est également obscure  : elle représente le corps en action, mais que veut-on exactement dire par là  ? Malheureusement, la plupart des descriptions s’arrêtent là. Même les théories de l’action restent silencieuses sur la nature du schéma corporel, la plupart se focalisant uniquement sur les croyances, désirs, et intentions qui

motivent l’action, et laissant de côté le corps qui accomplit le mouvement. Commençons par une première caractérisation approximative de ces deux modèles internes. Nous pourrions dire que le schéma corporel livre une esquisse finement tracée au crayon du corps soulignant chaque muscle, tandis que l’image du corps nous offre une peinture à l’huile de la Renaissance dans toute sa gloire. Le premier est précis et aussi proche que possible de la réalité, alors que la seconde peut se permettre de s’en éloigner et montre une beaucoup plus grande richesse. En termes moins poétiques, alors que le schéma corporel se restreint aux paramètres corporels de l’action, l’image représente une plus large gamme d’informations. Elle propose un modèle du corps certes moins exact, mais aussi moins solipsiste que le schéma corporel. Elle permet en effet de prendre en compte les corps qui nous entourent, et de se juger par rapport à eux. Cette ouverture aux autres est à la fois positive et négative. D’un côté, il peut être vital de pouvoir juger si un rival est plus grand et fort que soi. Mais d’un autre côté, à trop se comparer aux autres, on peut finir par se déprécier, de nombreuses études montrant maintenant que les lectrices de magazines expriment un sentiment d’insatisfaction face à leur corps à cause de la minceur exagérée des mannequins photographiées. Ainsi, l’image du corps gagne en complexité ce qu’elle perd en précision. Analysons maintenant le format respectif des deux représentations corporelles. On entend par là la manière dont une certaine propriété du corps (la posture par exemple) est représentée, l’idée étant que l’on peut la représenter de différentes façons. Pour le corps, on distingue trois formats. Le format dit sensori-moteur est le plus primitif et le plus approprié pour le schéma corporel car directement exploitable par le système moteur. Il est en effet

important que ce dernier ne soit pas trop cognitivement complexe s’il doit fournir au système moteur les paramètres nécessaires pour planifier correctement le mouvement. On doit le distinguer du format de l’image corporelle, qui est plus libre. Il peut être soit visuo-spatial, se rapprochant de l’imagination visuelle, soit conceptuel et linguistique, proche d’une narration interne. Prenons l’exemple d’une posture complexe de yoga. Le format sensori-moteur la représente en termes des mouvements à effectuer pour l’obtenir, le format visuo-spatial la visualise mentalement, et le format conceptuel l’identifie et la nomme comme étant la posture Halasana (la charrue). Considérons enfin la fonction de ces deux modèles internes. L’image du corps n’a pour but que de le décrire, mais le schéma corporel vise aussi à le guider dans la planification et l’accomplissement des mouvements, afin que l’on n’essaie pas de bouger de manière biologiquement impossible, douloureuse ou vouée à l’échec. On peut alors proposer les définitions suivantes : Image corporelle. Représentation visuo-spatiale et conceptuelle d’une vaste gamme de propriétés du corps, dans le but de le décrire dans toute sa richesse en s’appuyant sur de multiples sources d’information. Schéma corporel. Représentation sensori-motrice précise des propriétés corporelles posturales (e.g. position des membres) et structurelles (e.g. mensuration, flexibilité des articulations, force musculaire), dans le but de le guider au mieux dans la planification et le contrôle de l’action. Maintenant que l’on comprend un peu mieux l’opposition entre l’image et le schéma corporels, on peut pousser encore plus loin le

raffinement conceptuel et distinguer différents types de schéma corporel. Il est curieux de constater que la recherche sur le corps en action s’est la plupart du temps focalisée sur un répertoire très limité de mouvements. En bref, soit le participant se retrouve à devoir lever un doigt (quel exploit  !), soit il doit atteindre et saisir un objet cible. D’un point de vue évolutif, ce sont des mouvements dont la fonction primaire est de trouver de la nourriture et de la manger. Mais il existe une autre catégorie, peut-être encore plus importante, celle des mouvements de protection dont la fonction concerne une dimension cruciale de la survie. Ils sont parfois résumés par les fameux 3 F en anglais : freeze, fight, flight. Se figer, se battre ou fuir. Nous verrons plus en détail dans le chapitre 8 comment nous réagissons face au danger, mais nous pouvons d’ores et déjà remarquer que nous adoptons constamment des comportements spécifiques pour protéger notre corps. À tout moment, nous évitons les obstacles sur notre chemin, nous retirons le pied de l’eau brûlante du bain, nous reculons devant l’abeille qui vole autour de nous, et ainsi de suite. Pour récapituler, il existe deux formes fondamentales d’agentivité, celle qui a pour but d’explorer le monde et d’en exploiter les ressources, et celle qui vise à nous en défendre. À chacun de ces contextes correspond un type spécifique de schéma corporel, que nous appelons respectivement le schéma de travail et le schéma de défense. Considérons en premier le schéma de travail. Il ne représente pas de manière homogène l’ensemble du corps car certaines parties sont plus importantes que d’autres pour agir sur notre environnement, et en particulier les mains, que ce soit pour cueillir des baies et les porter à la bouche, pour planter des graines ou pour ouvrir des portes. Au contraire, le schéma défensif doit couvrir l’intégralité du corps, car chaque centimètre est vulnérable. Si une

priorité est donnée, c’est à la tête, et non aux mains, comme le montre le simple réflexe de protéger l’une derrière les autres. Mais toute la surface du corps est importante et, quelle que soit la partie menacée, nous sommes en mesure de réagir de manière appropriée. Cette forme de schéma corporel est malheureusement rarement étudiée. Les rôles distincts ont une conséquence majeure quant à la malléabilité des représentations correspondantes. Les frontières du schéma défensif sont relativement rigides, se concentrant sur ce qu’il faut protéger en priorité d’un point de vue biologique, à savoir le corps avec lequel nous sommes nés. Le schéma de travail au contraire peut facilement s’adapter et intégrer tout objet qui permet au corps d’améliorer ses capacités d’action. C’est à ce niveau seulement que les outils sont incorporés. Par outil, j’entends ici tout objet qui nous permet d’agir sur notre environnement, que cela soit une pelle, un balai ou un simple crayon. Comme nous le verrons dans les prochains chapitres, les outils amplifient notre champ d’action, et sont intégrés dans le schéma de travail. Mais ils ne sont que rarement représentés au sein du schéma défensif. Si nous les protégions comme nous protégeons nos membres, nous ne pourrions pas en avoir un usage aussi extensif, et la portée de nos mouvements serait beaucoup plus limitée. Nous les maintenons en bon état afin de pouvoir les utiliser, mais leur importance n’est pas du même ordre que la signification unique de notre propre corps d’un point de vue évolutif, et il est probable que leur protection soit assurée par des mécanismes différents. La connaissance du soi corporel s’appuie donc sur plusieurs modèles internes, dotés de propriétés distinctes en raison de leurs usages différents. Certes, cette dualité entre le corps en action et le corps perçu nous révèle que l’unité du corps propre n’est

qu’apparente, mais elle présente l’avantage de permettre dans de nombreux cas d’être toujours fonctionnels malgré une conscience altérée de son corps. Qu’importe si nous avons l’impression d’être un géant ou si nous ne savons plus où se trouvent nos genoux, nous sommes toujours capables de monter les escaliers. Le corps propre reste intact, à un certain niveau, même si nous semblons l’avoir perdu d’un point de vue subjectif.

Une réconciliation possible ? Même s’il peut être nécessaire de multiplier les différentes manières de représenter le corps, il n’en reste pas moins que le cerveau n’aime pas les conflits et les contradictions, et qu’il cherche autant que possible à maximiser l’unité et la cohérence. Comme nous l’avons constaté plus haut, les déficits de l’image et du schéma corporels sont souvent entremêlés. Cela s’explique en partie par le fait qu’ils interagissent en permanence, et qu’ils sont donc difficiles à dissocier. Comment cette interaction opère, c’est là une question encore peu étudiée et nous n’en sommes qu’au stade des spéculations. Pour éviter le risque d’un soi corporel fracturé, il est nécessaire d’établir une communication entre les différents types de représentations corporelles, afin de les comparer, et donc de détecter de trop grands désaccords. Il ne s’agit pas d’effacer toute différence  : on peut imaginer que le système soit relativement tolérant et accepte un certain degré de divergence interne. Mais le cerveau tend à chercher des compromis face aux conflits majeurs. Il doit donc exister un seuil à partir duquel le système vise à rétablir une harmonie entre les différentes représentations. Une

réconciliation passe par un processus de réécriture d’une représentation corporelle par l’autre, et vice versa. Leur contenu respectif est alors tempéré afin de maximiser leur cohérence. Il semble que cela soit surtout le schéma corporel qui ait la plus grande influence car il est moins vulnérable aux illusions et autres erreurs. En effet, sa justesse est constamment testée par les mouvements que nous effectuons. Si nous atteignons notre but, cela signifie qu’il représente correctement le corps, mais si nous échouons, il est erroné et doit être mis à jour. L’image corporelle, en revanche, a moins d’implications directes dans notre vie quotidienne, et risque donc plus de s’égarer sans que nous puissions le réaliser facilement. Autrement dit, le corps en action se doit d’avoir le dernier mot. Une nouvelle fois, nous constatons qu’il ne faut avoir qu’une confiance limitée dans le corps que nous percevons. Nos actes parlent pour le corps, et ce sont eux à qui il faut donner le plus de poids. On comprend alors mieux pourquoi le sport, la danse, le yoga et autres exercices physiques peuvent être importants comme pratiques thérapeutiques, en particulier dans les pathologies telles que les troubles fonctionnels et l’anorexie mentale. On n’est plus dans l’ordre du corps contemplatif, mais dans celui du corps actif. Imaginons la situation suivante. Une personne se sent faible et fatiguée, dénuée de force physique, sans que l’on puisse trouver de raison médicale. On pourrait croire que le repos est la meilleure solution pour elle, mais on s’est aperçu que le sport est en fait beaucoup plus efficace pour qu’elle se sente mieux. Il lui permet en effet de développer une meilleure connaissance sensori-motrice de son corps, affinant ainsi son schéma corporel. Ce dernier peut à son tour corriger l’image corporelle déformée que cet individu avait de lui-même par le mécanisme de recalibration décrit plus haut. Il est

alors intéressant de noter que l’objectif maintenant devenu classique de faire 10 000 pas par jour est certes excellent pour la santé, mais n’est qu’une source très limitée de connaissance sur soi-même. En effet, plus les exercices impliquent des mouvements complexes, plus riche est la récolte d’informations. À la différence de la marche, la danse par exemple nous plonge dans tous les raffinements du corps. Elle permet de le (re)découvrir au niveau sensori-moteur, et par un jeu de domino de mettre à jour l’image corporelle. Faisons confiance au corps inconscient pour nous ramener dans le droit chemin.

Conclusion Dans certains magazines, on trouve des slogans qui nous invitent à «  nous reconnecter avec notre corps  ». Se reconnecter avec son corps n’implique toutefois pas de court-circuiter l’esprit. Il n’en est pas l’ennemi, contrairement à ce que l’on veut quelquefois nous laisser croire. Le courant de pensée de la cognition incarnée, qui n’a fait que s’accentuer ces dernières années, promeut l’importance du corps pour nos facultés mentales et s’oppose à l’idée selon laquelle nos capacités cognitives s’ancrent dans le cerveau et le système nerveux dans son ensemble. Ce que la cognition incarnée oublie parfois cependant, c’est que même le corps a besoin de récepteurs sensoriels, de nerfs, et d’aires corticales et sous-corticales pour être appréhendé. Ce qu’il faut comprendre, c’est que toute appréhension subjective du corps passe toujours par le cerveau, par les représentations du corps. En bref, il ne s’agit pas de choisir entre l’esprit et le corps parce que l’esprit est

ce qui nous donne accès au corps et parce qu’il n’en existe pas de conscience qui ne soit en premier lieu un acte mental. Que veut alors dire l’idée de se reconnecter avec son corps  ? Nous en avons eu un aperçu quand nous avons discuté des troubles fonctionnels. Rappelez-vous, la vie de ces patients se retrouve envahie par leur corps souffrant, mais pour autant ils sont très peu à l’écoute des signaux qu’il leur envoie. Autrement dit, ils ont perdu contact avec lui. Il est vrai que notre relation au corps passe par des représentations mentales, mais nous pouvons toujours essayer que ces représentations soient les plus justes possible, et pour cela s’assurer que nos attentes, nos croyances, nos peurs ou nos désirs ne viennent pas interférer. Se reconnecter avec son corps, c’est mettre entre parenthèses ce que nous pensons et laisser la multitude de signaux corporels calibrer au mieux nos représentations internes. C’est ainsi seulement que le corps tel que nous l’appréhendons mentalement peut se rapprocher de ce qu’il est véritablement.

PARTIE II

Le soi dans tous ses états

J’ai un appartement, un ordinateur, des livres. Ces objets m’appartiennent. J’ai en outre deux bras, deux jambes, et je l’espère aussi, une tête. Eux aussi m’appartiennent, mais est-ce dans le même sens  ? En français, nous utilisons les mêmes pronoms possessifs. D’autres langues, en revanche, distinguent les propriétés aliénables et inaliénables. Mais est-ce là la seule différence entre la possession de mon ordinateur et celle de ma main, le fait que l’un pourrait appartenir à d’autres, mais que mon corps ne peut être qu’à moi seule  ? Est-il même approprié d’utiliser les notions d’appartenance et de propriété quand il s’agit de décrire mon rapport à ma main ? Elles impliquent en effet une distinction entre un sujet et un corps, comme s’ils étaient deux entités différentes mais est-ce vraiment le cas ? On pourrait répliquer en effet : je n’ai pas un corps, je suis mon corps. Comment puis-je alors adopter si facilement le corps de mon avatar dans un jeu vidéo  ? Cela ne semble pas affecter qui je suis, qui se résume alors à mon identité psychologique. On  se retrouve ainsi confronté à un des débats les plus anciens en philosophie  : suis-je un pur esprit désincarné qui peut changer d’enveloppe matérielle sans modifier son identité ou mon corps fait-il partie intégrante de moi ?

Vous ne trouverez pas de réponse à cette question dans cet ouvrage. Elle relève de la métaphysique, qui échappe à la portée de la science. Nous discuterons ici non pas de la nature de la relation du corps avec le sujet, mais de la manière dont le sujet vit cette relation. Il ne s’agira donc pas de déterminer si le soi est seulement une entité psychologique, ou s’il a aussi une nature corporelle. Il s’agira d’explorer la phénoménologie de la conscience de soi corporelle et de comprendre ce qui nous permet de prendre conscience de ce corps comme étant le nôtre. Dans le chapitre 5, je montrerai que toute forme de conscience corporelle n’est pas nécessairement une forme de conscience de soi et que les deux peuvent se découpler de manière parfois dramatique dans certains troubles neurologiques et psychiatriques. Dans le chapitre  6, je remonterai à l’origine du sentiment d’appartenance du corps, évaluant le rôle respectivement joué par nos sensations, nos actions, et notre volonté primaire de survivre. Enfin, dans le chapitre  7, je m’interrogerai sur notre capacité à dépasser nos limites biologiques par l’incorporation de prothèses, de membres surnuméraires, d’exosquelettes et autres technologies d’augmentation.

CHAPITRE 5

Ceci est mon corps On peut remarquer une curieuse différence entre le français et l’anglais. En anglais, on ne peut parler d’une partie du corps sans lui attribuer de propriétaire. On dirait par exemple « My back hurts ». En français, au contraire, on dirait plus facilement « j’ai mal au dos », ne spécifiant pas à qui il appartient. Pourquoi le faire en fin de compte ? Il n’y a aucun doute possible sur le fait que ce soit le mien. Même si dans un élan d’empathie ou de sympathie, je peux m’exclamer « j’ai mal pour vous  !  », je reste loin de ressentir la souffrance de vos lombaires. Nul besoin donc de souligner le fait que c’est bien mon dos à moi qui est douloureux. C’est peut-être vrai au niveau linguistique, mais qu’en est-il au niveau expérientiel  ? Immergez-vous dans votre vécu subjectif, concentrez-vous sur votre main en train de tenir ce livre ou cette liseuse, et cherchez à savoir si vous sentez vos propres doigts légèrement pliés en contact avec l’objet ou tout simplement les doigts. Si vous êtes comme moi, vous êtes probablement incapable de répondre à cette question. Il est très difficile d’expliciter en détail ce que nous ressentons au quotidien. Vous avez peut-être l’impression de capturer un vague sentiment de soi attaché à votre corps. Mais le problème est que d’autres personnes pourront avoir l’impression opposée, et il est quasiment impossible de trancher entre ces intuitions subjectives contradictoires car sur quoi s’appuyer ? Dans les deux cas, il ne s’agit que de l’introspection de chacun et rien ne peut garantir que l’une est plus juste que l’autre. C’est là une limite fondamentale de la méthode phénoménologique qui se focalise exclusivement sur la manière dont les choses nous

apparaissent, car elle ne permet pas de résoudre ce type de désaccords. Il faut à la place se tourner vers les sciences cognitives, qui peuvent être d’une grande aide, même sur des questions aussi complexes que la conscience de soi. Elles apportent en effet des réponses empiriques qui ne sont pas seulement le fruit de l’introspection d’un philosophe en train de ruminer dans son fauteuil. Elles testent, comparent, contrôlent, et analysent statistiquement sur de larges populations de participants, aussi bien sains que souffrants. La philosophie ne peut que s’enrichir en consultant ces résultats. Cela ne veut pas dire que la science a toujours le dernier mot. Très souvent les résultats demandent eux-mêmes à être interprétés et clarifiés dans un cadre théorique plus général. Mais qu’importent les désaccords ultérieurs, ces données scientifiques offrent un point de départ commun aux différentes conceptions philosophiques pour articuler et organiser leurs débats. Dans ce chapitre, nous allons ainsi nous focaliser sur un certain nombre de phénomènes certes marginaux, mais qui, comme nous allons le voir, remettent en cause nos intuitions profondes sur le rapport entre conscience du corps et conscience de soi.

Un sentiment d’aliénation La première partie de cet ouvrage nous a appris que le corps propre se dissimule la plupart du temps à l’arrière-plan de notre conscience, et que dans ce jeu de cache-cache, il est parfois difficile de le saisir dans toute sa richesse et sa complexité. Le cerveau aime la nouveauté, or s’il y a une chose qui n’a rien de nouveau, c’est bien le corps propre. Il est un peu comme la montre que vous portez.

Il est probable que vous n’en avez plus conscience. En termes neuroscientifiques, il s’est produit un phénomène d’habituation neuronale : en raison de la répétition, le cerveau réagit de moins en moins. Maintenant, enlevez votre montre et mettez-la sur votre autre poignet. D’un coup, vous ressentez son contact de manière plus vivace. «  Ce bon vieux corps toujours là  » que William James au e XIX  siècle

décrivait n’est pas différent de votre montre. Il accepte de se présenter sur le devant de la scène dans les situations de crise, lorsque son fonctionnement est déréglé ou perturbé, car la situation devient alors inédite. C’est donc dans les situations pathologiques que nous avons le plus de chances d’appréhender la nature du sentiment d’appartenance du corps, ce sentiment qui exprime l’impression subjective que ce corps est le nôtre. Plus précisément, c’est en analysant les cas où ce sentiment disparaît que l’on réalise son existence en temps normal. Selon le vieil adage, on ne se rend compte de l’importance des choses qu’après leur perte. En 1825, Jean-Baptiste Bouillaud décrit le cas d’un patient aux propos étranges. Il se plaignait du côté gauche de son corps qui lui semblait étranger, comme si le corps de quelqu’un d’autre gisait sur 1

le côté, tel un cadavre . Presque un siècle plus tard, un autre patient affirme avec insistance « qu’à sa gauche une femme était allongée 2

dans le lit  », décrivant en fait la moitié gauche de son corps. Il peut arriver à tout un chacun de ne pas se reconnaître dans une photographie ou un miroir. L’exemple le plus célèbre est celui du physicien et philosophe autrichien Ernst Mach qui, montant un jour dans un bus, vit un vieil universitaire mal habillé avant de comprendre qu’il ne voyait que son propre reflet dans un miroir. La vision nous donne accès non seulement à notre corps, mais à tous les corps. Elle n’a rien de spécifique au soi et, par conséquent, elle ouvre la porte à toutes les confusions possibles. Mais il s’agit chez

ces patients d’un phénomène d’un tout autre ordre qu’une simple absence de reconnaissance visuelle. Ils ne ressentent plus ce bras ou cette jambe comme partie intégrante de leur corps. Ils éprouvent là véritablement un sentiment d’aliénation. Alors qu’il paraît impossible d’avoir le moindre doute sur le propriétaire de son propre corps, ces patients n’en ont plus la moindre idée. Comment est-ce même possible ? Et quel effet cela fait de ne plus avoir conscience de son corps comme sien ? La meilleure manière de comprendre le vécu de ces patients est encore de les écouter. Voici ce qu’ils répondent quand on leur parle de leur main « étrangère » :

Un sentiment d’invasion

Médecin –  Les infirmières nous ont dit que vous vous êtes réveillée et que vous les avez appelées. Pourquoi ? Patient –  Parce qu’il y avait cette main 3

ici .

Un sentiment d’aliénation

Patient – Comment suis-je censé savoir à qui est cette main  ? Ce n’est pas la 4

mienne .

Un sentiment de certitude totale

Médecin –  De zéro à dix, à quel point êtes-vous sûr que ce n’est pas votre main ? 5

Patient – Dix . Un sentiment d’étrangeté

Un sentiment d’impuissance

Patient – Ma main n’est pas comme ça, 6

elle est différente, elle est trop petite . Patient –  Ce bras, il ne bouge pas, il n’obéit pas. Il ne veut rien faire, il ne 7

m’aide pas. Il me trahit .

Un sentiment d’indifférence

Médecin –  Si cette main n’est pas la vôtre, puis-je l’emporter avec moi ? Patient – Bien sûr ! Si vous la voulez, je vous l’offre en cadeau, puisque je n’en ai nul besoin. Médecin –  Voulez-vous vous en débarrasser  ? Ne seriez-vous pas triste sans elle ? Patient – Je le serais si elle était à moi, 8

mais ce n’est pas le cas . Un sentiment de rejet

Patient –  J’ai dit  : «  Je dois m’en débarrasser. »

Médecin – Oui. Patient – Alors je l’ai fait. Médecin – Alors, qu’avez-vous fait ? 9

Patient – Je les ai mis à la poubelle .

Ces personnes ont eu une lésion du cortex pariétal droit, qui a provoqué ce syndrome d’aliénation, aussi appelé somatoparaphrénie. Il se caractérise par une perte du sentiment d’appartenance, associée à une paralysie du côté gauche et à des troubles plus ou moins prononcés de la sensibilité tactile. Les patients nient que leur main gauche est la leur, même s’ils reconnaissent qu’elle est en continuité avec le reste de leur corps et attachée à lui. Comme une main appartient nécessairement à quelqu’un, ils lui cherchent un propriétaire autre qu’eux, et affirment que cette main « étrangère » est celle du personnel soignant ou de leurs parents. Ils peuvent aussi la personnifier  : la main « étrangère » a « un esprit qui lui est propre », elle peut être un ami ou un monstre. Ce sentiment d’aliénation disparaît souvent très vite, mais il est assez fréquent (chez 61  % des patients souffrant d’un infarctus sévère de l’artère cérébrale moyenne droite, mais seulement chez 15 % d’entre eux après une semaine). D’autres syndromes d’aliénation se retrouvent en psychiatrie. Nous avons déjà évoqué dans le chapitre  1 la xénomélie, ce syndrome où les personnes demandent à être amputées de leurs jambes plutôt que de garder ces appendices qui leur paraissent étrangers. On peut aussi citer le trouble de la dépersonnalisation, qui touche près de 2  % de la population. La dépersonnalisation peut survenir lors d’attaques de panique, mais aussi suite à l’abus de certaines drogues ou encore en cas de dépression ou de schizophrénie. Les personnes décrivent se sentir détachées de tout,

du monde, de leurs émotions, et aussi de leur corps, comme si elles n’en étaient que des témoins externes. En particulier, elles ont l’impression que leur corps n’est plus vraiment là ou qu’il ne leur appartient plus vraiment. Une patiente dit ainsi : Je peux m’asseoir en regardant mon pied ou ma main et ne 10

pas avoir l’impression qu’ils sont à moi . On peut remarquer ici qu’à un certain niveau cette patiente sait parfaitement qu’il s’agit de son propre pied et de sa propre main, mais l’expérience qu’elle en a est telle qu’elle ne les vit plus comme lui appartenant. À la différence de la somatoparaphrénie, les personnes souffrant de troubles psychiatriques gardent conscience que c’est bien leur corps, elles ont seulement l’impression subjective que ce n’est pas le leur. Un autre patient dépersonnalisé décrit : C’était comme si ce n’était pas moi qui marchais, ce n’était pas moi qui parlais, comme si ce n’était pas moi qui vivais. […] Je peux me regarder, je suis un peu gêné par mon corps, comme si ce n’était pas moi, comme si je vivais à côté de mon corps, à côté de moi-même si vous voulez. Je ne sais 11

pas comment l’expliquer . Ces patients ont souvent tendance à toucher ou à verser de l’eau froide sur leur peau pour tenter de regagner un contact avec leur corps. Cela ne suffit pas toujours car faut-il encore qu’ils aient l’impression que ces sensations sont bien les leurs : Quand une partie de mon corps me fait mal, je me sens tellement détachée de la douleur que j’ai l’impression qu’elle

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est la douleur de quelqu’un d’autre . La plupart du temps, le fait que notre corps nous appartient nous apparaît comme une simple évidence, à tel point que nous y faisons rarement attention. Pour ces patients, au contraire, ces certitudes s’écroulent pour laisser place à une sensation d’étrangeté et de vide. Même si nous n’avons généralement qu’à peine conscience de ce corps comme étant le nôtre, la perte de ce sentiment d’appartenance est perturbante. On pourrait répondre que c’est précisément parce que ce sentiment est normalement toujours présent que son absence se fait cruellement ressentir. Il est comme le tableau accroché dans le salon de vos parents depuis toujours et que vous ne voyez plus à force. Le jour où il n’y est plus, vous prenez subitement conscience qu’il devrait être là. Il existe ainsi des évidences qui nous accompagnent dans la vie, et ce n’est qu’au moment de leur disparition que nous prenons conscience qu’elles ont toujours été là avant.

L’illusion d’appartenance Même si les syndromes d’aliénation corporelle sont très frappants, on pourrait toutefois leur reprocher d’être trop complexes. Ces patients sont perturbés à plus d’un niveau et il est difficile de distinguer ce qui résulte de la perte du sentiment d’appartenance de ce qui est l’effet d’autres déficits. Leur vécu est peut-être trop différent des sujets bien portants pour pouvoir en servir de modèle de compréhension. Il peut alors paraître souhaitable de se tourner

vers les paradigmes expérimentaux utilisés pour étudier la conscience de soi corporelle chez les sujets sains. L’expérience la plus connue est celle faisant appel à l’illusion de la main en caoutchouc, dont nous avons déjà discuté à plusieurs reprises. Pour rappel, les participants voient une fausse main devant eux, pendant que leur vraie main est cachée. La fausse main doit être alignée avec le corps et à moins de 30 centimètres de la vraie. Ces deux mains sont alors touchées par des pinceaux pendant environ deux minutes, de manière synchrone ou asynchrone. Après les stimulations synchrones, certaines personnes –  pas toutes  – décrivent avoir une sensation de toucher sur la main en caoutchouc elle-même, et ressentir cette main comme si elle faisait partie de leur corps. Après les stimulations asynchrones, elles n’éprouvent rien de tel. Ce paradigme expérimental a pour avantage de permettre de manipuler différents paramètres et de déterminer ainsi les prérequis pour induire une telle incorporation. Il donne lieu en outre à une exploration systématique des effets associés avec le sentiment d’appartenance. L’illusion est en premier lieu mesurée par des questionnaires. Les participants doivent marquer leur accord ou désaccord pour chaque item sur une échelle de –  3 à +  3. Une étude faite par le professeur Matthew Longo (Birkbeck College, Londres) sur plus de 130  participants propose ainsi aux participants  les descriptions 13

suivantes  :

J’avais l’impression de regarder Il me semblait en avoir le contrôle. directement ma propre main plutôt qu’une main en caoutchouc. J’avais l’impression que la main en Il me semblait que ma propre main caoutchouc commençait à était devenue caoutchouteuse. ressembler à ma vraie main. J’avais l’impression m’appartenait.

qu’elle Il me semblait être incapable de bouger ma main.

J’avais l’impression que c’était ma Il me semblait ne pas pouvoir main. vraiment dire où était ma main. J’avais l’impression qu’elle faisait J’avais l’impression que ma main partie de mon corps. avait disparu. J’avais l’impression que ma main Il me semblait avoir trois mains. était située là où se trouvait la main en caoutchouc. J’avais l’impression que la main en J’avais l’impression que ma main caoutchouc était située là où se était engourdie. trouvait ma main. J’avais l’impression que la sensation J’avais l’impression que les de toucher ressentie était causée par sensations dans ma main étaient le pinceau touchant la main en moins vives que d’ordinaire. caoutchouc.

Les personnes sensibles à l’illusion ne se reconnaissent pas dans tous ces items. De manière paradoxale, même si leur main biologique ne leur semble pas disparaître, elles n’ont pas l’impression pour autant qu’elles ont trois mains. En outre, même si elles ont l’impression que la fausse main fait partie de leur corps, elles n’ont pas l’illusion qu’elles pourraient la bouger. Le sentiment

d’appartenance semble donc cibler une phénoménologie toute particulière, qui ne se confond pas avec d’autres aspects de la conscience de soi, comme le sentiment de contrôle par exemple. Un questionnaire, aussi exhaustif soit-il, ne peut toutefois jamais se suffire à lui-même. Il est par définition explicite, et donc problématique. C’est pourquoi on préfère en général les mesures dites implicites, qui ne révèlent pas aux participants les véritables enjeux de l’étude. Pour l’illusion de la main en caoutchouc, il existe ainsi des mesures comportementales (les participants doivent localiser leur main), ainsi que des mesures physiologiques (on vérifie la conductance électrodermale, dont l’augmentation est synonyme d’anxiété, lorsque la fausse main est menacée par un couteau ou un marteau). Ces différents types de réponses, aussi bien subjectives qu’objectives, s’avèrent être en général corrélés. Par exemple, plus les participants ressentent la main en caoutchouc comme faisant 14

partie de leur corps, plus ils réagissent vivement aux menaces . Il peut toutefois paraître contre-intuitif de ressentir ce bout de caoutchouc comme faisant partie de son corps en seulement deux minutes (le temps pour le cerveau de réaliser la synchronie entre ce qui est vu et ce qui est ressenti). Ce qui rend cette illusion encore plus surprenante, c’est qu’elle fonctionne aussi avec une main de couleur de peau différente de celle des sujets ou de latéralité différente (main droite en caoutchouc stimulée de manière synchrone avec une main gauche biologique, par exemple). Elle n’exige donc pas une ressemblance parfaite. Encore plus étrange, il est possible d’intégrer deux mains en caoutchouc en même 15

temps . On peut donc s’interroger sur ce qui se produit véritablement dans cette illusion et son interprétation a donné récemment lieu à un vif débat dans la communauté des sciences cognitives. Les participants rapportent-ils ce qu’ils ressentent ou

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seulement ce qu’ils imaginent devoir ressentir  ? Pour toute étude scientifique, il y a toujours le risque d’être influencé par le contexte expérimental. On peut vouloir faire ce que l’on croit qui est attendu, faisant alors des suppositions sur ce que la situation exige, ce que les expérimentateurs désirent. Cela expliquerait pourquoi certains participants font l’expérience de l’illusion, et d’autres non  : leur sensibilité dépendrait de leur caractère influençable. Des chercheurs ont récemment conclu que l’illusion est illusoire, si l’on peut dire, au sens où les participants ne ressentent pas véritablement la main en caoutchouc comme leur appartenant. Leurs réponses aux questionnaires et autres mesures ne feraient alors qu’exprimer les attentes qu’ils avaient par rapport à l’expérience. Cependant, les résultats jusqu’à présent ne permettent pas de formuler une hypothèse aussi radicale. Ils révèlent seulement l’influence de facteurs cognitifs sur l’expérience. Les idées que les participants se font sur ce qu’ils devraient ressentir affectent ce qu’ils ressentent. Comme nous l’avions déjà vu dans le cas des effets placebo et nocebo, nos prédictions et nos anticipations peuvent influencer nos expériences corporelles. Mais cela ne veut pas dire qu’elles remplacent nos expériences ou qu’elles leur sont nécessaires. Autrement dit, une influence cognitive ne suffit pas à montrer que le phénomène lui-même est purement cognitif.

Les outils : une extension du corps ? L’illusion de la main en caoutchouc a marqué un véritable jalon dans la recherche empirique sur le soi, mais, après vingt ans et plusieurs centaines d’études effectuées manipulant les différentes

variables et conditions, nous sommes encore loin d’avoir toutes les réponses. Nous avons vu en outre que les interprétations divergent face aux données empiriques. C’est un phénomène classique en science, et il est d’autant plus important que l’objet étudié est complexe. Or ce qui nous préoccupe ici est une forme de conscience de soi, conscience de soi qui, jusqu’aux années 19801990, était considérée comme hors d’atteinte de l’investigation scientifique. Cependant, l’illusion de la main en caoutchouc n’est pas la seule porte d’entrée. Un autre phénomène intéressant est celui de l’incorporation des outils.  Tout semble indiquer qu’ils peuvent être représentés dans l’image et le schéma corporels, et pourtant, ils ne nous semblent pas faire partie intégrante de notre corps. Pourquoi ? En 1872, dans son utopie Erewhon, l’écrivain Samuel Butler envisage qu’il n’y ait plus aucune différence entre les outils et les membres biologiques : Une machine n’est qu’un membre supplémentaire  ; c’est là toute la nature et toute la fonction des machines. Nos membres ne sont pas autre chose pour nous que des machines : une jambe n’est pas autre chose qu’une jambe de bois supérieure à tout ce qu’on peut fabriquer dans ce genre. Regardez bêcher un homme  : son avant-bras droit s’est allongé artificiellement et sa main est devenue une jointure. La poignée de la bêche est semblable au renflement qui est au bout de l’humérus, le manche est l’os rajouté, et la lame de fer oblongue est la nouvelle forme qu’a prise la main et qui permet à son possesseur de remuer la terre d’une façon à laquelle sa main primitive n’était pas adéquate.

Plus d’un siècle plus tard, la recherche semble confirmer la vision de Butler. Au moment où il est saisi, l’outil n’est qu’un objet parmi d’autres. Cependant, le contrôle que nous en avons a pour effet de déplacer l’effecteur  : ce n’est plus la main qui interagit avec l’environnement, mais la bêche elle-même. Cette dernière se retrouve alors traitée comme un segment du corps au niveau sensori-moteur, ce qu’illustre parfaitement l’étude suivante effectuée 17

dans l’équipe d’Alessandro Farnè (Inserm, Lyon) . Les participants utilisent à plusieurs reprises une longue pince mécanique. Une fois l’outil laissé de côté, on mesure la cinématique de leurs mouvements (le trajet exact de leur bras et sa vélocité). On s’aperçoit alors qu’elle s’est significativement modifiée, comme si leur bras était plus long qu’avant l’utilisation de la pince. Cet effet d’extension s’est généralisé aux mouvements jamais réalisés avec l’outil. De plus, comme le décrit Butler, le bras qui tenait la pince est perçu comme plus long : après avoir utilisé la pince, les participants localisent des stimulations tactiles délivrées sur leur coude et sur le bout de leur doigt comme si elles étaient plus éloignées les unes des autres. L’image corporelle semble elle aussi modifiée. Une autre preuve de l’incorporation des outils vient de l’expérience suivante. Fermez les yeux et croisez vos mains au niveau des poignets en les gardant juste à côté l’une de l’autre. Si vos deux mains sont touchées rapidement l’une après l’autre, vous mettez plus de temps et vous êtes moins précis pour juger laquelle a été touchée en premier. Comme dans l’illusion japonaise vue au chapitre 1, le fait de croiser ses bras conduit à un conflit entre deux référentiels spatiaux  : le référentiel corporel (la main droite) et le référentiel externe (à gauche). Que se passe-t-il maintenant quand on tient deux bâtons croisés avec les mains non croisées, et que les deux bâtons reçoivent l’un après l’autre une vibration ? Si la vibration

était ressentie dans les mains tenant le bâton, il ne devrait y avoir aucun conflit (par exemple, la vibration du bâton tenu par la main droite est sur la droite), et les participants ne devraient avoir aucune difficulté à juger lequel a été stimulé en premier. Mais ce n’est pas ce qui a été trouvé. La vibration est ressentie au bout des bâtons (qui sont croisés), plutôt que sur les mains qui les tiennent (qui ne sont 18

pas croisées) . Comme le remarque déjà Diderot en 1749, l’aveugle peut sentir le monde au bout de sa canne. Nous avons tous l’expérience au quotidien de ces sensations que nous pourrions dire externalisées. Rappelez-vous la dernière fois où vous avez cuisiné et coupé des carottes en fines tranches, et ce avec difficulté parce que votre couteau n’était pas assez tranchant. Votre sensation était celle de la résistance des carottes dans le couteau lui-même, et non dans votre paume. Lotze (1888) la décrit ainsi en termes évocateurs : Ainsi, en outre, le bûcheron ressent-il, avec la réaction de la hache contre sa main, son sifflement fendant le bois  ; le soldat sent son arme transpercer la chair de son 19

antagoniste . Nous manipulons des dizaines d’outils au cours de la journée, nous les incorporons dans l’image et le schéma corporels, nous y ressentons des sensations, mais pour autant nous ne les ressentons pas comme faisant partie de notre corps. Comme le note le professeur Matthew Botvinick (Princeton University), qui a découvert l’illusion de la main en caoutchouc, l’incorporation de l’outil fonctionne différemment, et nous ne savons pas pourquoi :

[…] nous pourrions prédire que les outils sont représentés comme appartenant au soi corporel. Cependant, le sentiment d’appartenance que nous avons pour notre corps ne s’étend clairement pas à la fourchette que nous utilisons pour le dîner, 20

par exemple . Si nous trouvions étrange de pouvoir nous approprier une main en caoutchouc que nous nous contentions de voir, il peut sembler encore plus surprenant de ne pas pouvoir en faire de même avec l’outil, alors même que nous y avons des sensations et que nous en avons un parfait contrôle. On pourrait répondre que seule la main en caoutchouc a une apparence similaire à une partie du corps, mais les choses ne sont pas aussi simples car dans certaines circonstances il est aussi possible de s’approprier un outil (comme une longue pince métallique) en utilisant une méthode similaire à 21

celle utilisée dans l’illusion de la main en caoutchouc . Quel est donc le facteur déterminant pour décider si un objet peut, ou non, être vécu comme une partie du corps, et non seulement comme une extension ? Nous verrons dans le chapitre  7 que cette question a des implications directes pour les technologies de restauration, comme les prothèses pour les amputés. Elle est aussi cruciale pour la mouvance dite du transhumanisme, qui vise à transformer l’être humain en amplifiant ses capacités, entre autres par l’ajout d’appendices artificiels. Nous verrons alors qu’un tel objectif n’est pas sans soulever un certain nombre de défis, non seulement techniques, mais aussi cognitifs.

Conclusion Si les philosophes se sont tant intéressés au corps, c’est en priorité pour son rapport au soi. Mais quel est-il exactement ? Le fait que notre corps nous appartient semble être un fait fondamental, qui tombe sous le coup d’une telle évidence que nous ne devrions jamais nous y tromper. Il se trouve en fait que nous pouvons être dans l’erreur. Ce chapitre nous a ainsi dévoilé trois faits surprenants :   1. Il est possible de ne plus ressentir son propre corps comme sien. 2. Il est possible de ressentir un objet externe comme faisant partie de son corps, et ce de manière très rapide. 3. Il est possible d’incorporer un objet externe sans se l’approprier.   Une grande partie de la recherche en neurosciences cognitives s’est concentrée sur la deuxième de ces énigmes, mais une véritable compréhension de la conscience de soi corporelle implique de toutes les résoudre. C’est ce que nous allons tenter de faire dans le prochain chapitre.

CHAPITRE 6

Le garde du corps Nous avons vu dans le chapitre précédent que le sentiment que nous avons que ce corps est nôtre est plus fragile que l’on pourrait intuitivement le croire. Non seulement il est possible de le manipuler pour nous conduire à nous approprier une main en caoutchouc, mais il est aussi possible de le perdre au point de ressentir comme étrangère notre propre main. Ces altérations nous poussent à nous interroger sur les fondements de la conscience de soi corporelle  : sous quelles conditions ressentons-nous ce corps comme nôtre  ? Une autre manière de poser la question est de demander ce qui différencie fondamentalement les rapports que nous avons avec notre propre corps et avec ceux d’autrui. Nous pouvons être tentés de répondre en évoquant les multiples sensations tactiles, thermales, kinesthésiques ou douloureuses que nous ressentons. Ou nous pouvons mettre l’accent sur notre capacité à mouvoir et contrôler notre corps. Enfin, nous pouvons adopter un point de vue évolutionniste en soulignant que notre survie passe par sa préservation. Trois réponses possibles, donc, chacune avec ses mérites, mais aussi ses limites. Le corps que nous reconnaissons comme nôtre est-il alors : 1) celui que nous ressentons de l’intérieur, 2) celui qui nous obéit comme nul autre, 3) ou encore celui que nous devons protéger pour survivre ?

Le corps ressenti

Passez votre jambe sous l’eau froide. Vous éprouvez une sensation sur la peau qui vous rappelle son existence, mais aussi qu’elle fait partie de vous. Les sens internes, tels que le toucher, la proprioception, l’intéroception, et la nociception donnent un accès sensoriel tel qu’il ne vous informe que sur votre propre corps, et sur nul autre. Ils diffèrent en cela de la vision ou de l’audition car vous voyez et entendez de nombreux objets. Le signal thermique indiquant le froid concerne nécessairement votre propre jambe et si je vous demandais « Êtes-vous sûr que c’est la vôtre ? », la question vous paraîtrait dénuée de sens. La thermoception, de même que les autres formes de perception interne du corps, garantit ce qui se nomme en philosophie l’immunité contre l’erreur d’identification du sujet. Comme elles ne donnent accès qu’à un seul corps, il n’y a pas besoin de l’identifier, et il n’y a donc pas de risque de se tromper. Les sensations corporelles paraissent ainsi un excellent guide pour indiquer que ce corps est le vôtre. On peut alors formuler l’hypothèse suivante : Conception spatiale. Le corps pour lequel j’éprouve un sentiment d’appartenance est celui où je peux ressentir à chaque instant des myriades de sensations. En bref, c’est le corps qui chatouille, démange, souffre, brûle ou encore gèle. Les sensations servent d’indices sur lesquels s’appuie le sentiment d’appartenance. C’est ainsi grâce aux sensations tactiles ressenties dans la main en caoutchouc que l’on peut avoir l’impression qu’elle fait partie de son corps. À l’inverse, ne plus rien ressentir, comme lors d’anesthésies locales, peut conduire à la perte temporaire du sentiment d’appartenance. Ou plus simplement encore, il suffit d’avoir un membre engourdi par manque de

circulation sanguine après un sommeil profond. Ce bras vous semble alors comme une pierre, un objet externe. La conception spatiale est défendue par le philosophe anglais Michael Martin (Université d’Oxford), pour qui le soi corporel se 1

réduit à l’espace des sensations . Il suffit de ressentir une sensation dans une partie de son corps pour faire l’expérience du sentiment d’appartenance. Selon lui, il serait ainsi inconcevable d’avoir mal dans une main sans la ressentir comme sienne. Malheureusement, la réalité dépasse largement les limites de l’imagination des philosophes. Dans le chapitre précédent, j’ai décrit en détail différents syndromes d’aliénation corporelle. Ce qui est intéressant, c’est que dans certains cas, les patients continuent à éprouver des sensations dans leur main dite «  étrangère  ». Par exemple, les individus souffrant de dépersonnalisation (sentiment de se sentir déconnecté du corps) ou de xénomélie (désir d’amputation d’une partie du corps) ne montrent aucun déficit sensoriel. De même, certaines personnes souffrant de somatoparaphrénie (le membre étant ressenti comme étranger et comme appartenant à une tierce personne) peuvent encore sentir un simple contact, voire hurler si on pince leur main «  étrangère  ». Un patient supplie même de « pouvoir retirer le bras » pour le ranger dans un placard afin de ne 2

plus avoir mal . Nul doute qu’il souffre et que cette douleur est localisée dans le bras. Mais nul doute aussi qu’à ses yeux ce bras ne fait pas partie de son corps. Ainsi, malgré leurs sensations préservées, ces individus maintiennent contre toute attente que leur corps ne leur appartient pas. Quand on leur demande comment un tel phénomène est possible, certains se contentent de répondre que bien des choses étranges peuvent arriver dans ce monde… Ce que Martin qualifie d’inconcevable se produit donc dans certaines pathologies neurologiques et psychiatriques. Sensations

corporelles et sentiment d’appartenance ne vont pas toujours de pair. Qu’opposer  à ces contre-exemples empiriques  ? On pourrait affirmer que ces patients ont des sensations anormales, mais à quel titre  ? Parce qu’elles ne suffisent pas à fournir le sentiment que ce corps est le leur ? L’explication deviendrait alors purement circulaire et nous ne serions pas plus avancés sur l’origine du sentiment d’appartenance. On pourrait aussi dire qu’à un certain niveau, le sentiment d’appartenance est toujours présent chez ces patients. Mais de nouveau, sur quelle base affirmer cela  ? Certes, ils sont toujours capables de dire « j’ai mal », s’attribuant ainsi leur douleur, mais ce n’est pas la même chose que de s’attribuer la main douloureuse. La conception spatiale soulève un autre problème, théorique cette fois. Elle propose une explication réductionniste visant à rendre compte de la conscience de soi corporelle par la conscience des frontières spatiales du corps. L’entreprise réductionniste est en ellemême louable car si elle réussit, elle permet de mieux comprendre le phénomène étudié à partir d’éléments plus basiques et moins mystérieux. Nul ne contestera que la chimie ait progressé le jour où elle a compris que l’eau était de l’H2O.  Les capacités mentales ne font pas exception à cette démarche scientifique. La conception spatiale réduit ainsi la distinction à la distinction . Cependant, toute théorie réductionniste doit toujours faire face au risque de perdre le phénomène qu’elle cherche à expliquer. En analysant les propriétés de l’H20, il est possible de comprendre pourquoi l’eau bout à 100  °C ou gèle à 0°. Mais les propriétés spatiales des sensations ne suffisent pas à comprendre l’émergence du soi dans les expériences corporelles. Certes, j’ai conscience de la frontière de l’étendue qu’est le corps, mais ce n’est pas la même

chose que de savoir que c’est mon propre corps. Vous pouvez ainsi savoir que la France est délimitée par les Pyrénées, les Alpes, et l’Atlantique tout en ignorant que c’est là votre pays. Il vous manque l’appréhension de la signification personnelle de ce pays, ce qu’il représente pour vous. Nous rencontrons le même problème avec le corps. Le délimiter à travers les sensations ressenties ne suffit pas à se l’approprier. Quel est l’ingrédient manquant ? Je propose que ce qui fonde le sentiment d’appartenance n’est pas uniquement le fait que le corps est un espace de sensations, mais aussi le fait qu’il est un espace d’actions.

Le corps qui agit Arrêtons-nous un instant sur une autre forme minimale de conscience de soi, aussi appelée sentiment d’agentivité, qui exprime la conscience que nous avons d’être à l’origine de nos actions. Ces actions peuvent être corporelles, mais pas nécessairement. Nous pouvons par exemple contrôler le curseur sur l’écran et nous sentir responsables de ses mouvements. Mais notre vécu subjectif n’est pas exactement le même lorsque notre main ou toute autre partie de notre corps bouge. Comme  nous l’avons vu avec Descartes, nous ne pilotons pas notre corps comme nous pilotons un navire ou un curseur. Il suffit normalement de former l’intention de le mouvoir pour que nos membres obéissent et il ne semble y avoir aucune étape intermédiaire. Nous pouvons être quelquefois maladroits, voire frustrés parce que nous ne bougeons pas aussi bien que nous le souhaiterions, mais il n’en reste pas moins que le contrôle que nous en avons semble d’un tout autre type que pour les autres objets. On peut alors proposer que le sentiment d’appartenance hérite du corps

agissant son composant en première personne. Nous pouvons ainsi formuler l’hypothèse suivante : Conception agentive. Le corps pour lequel j’éprouve un sentiment d’appartenance est celui qui m’obéit quand je forme l’intention de me mouvoir. En bref, c’est le corps qui marche, qui sautille de joie ou qui danse, le corps qui tourne la page, qui prend un morceau de chocolat ou qui boit un thé. Selon cette conception, je ressens comme mien le corps que je peux contrôler. À l’inverse, je m’en sens déconnectée si j’en perds le contrôle. Cette hypothèse semble être confirmée par la somatoparaphrénie. En effet, la plupart des patients sont paralysés ou incapables de contrôler les mouvements de leur main « étrangère ». Le cas des patients désafférentés est aussi particulièrement instructif dans ce contexte. Rappelons-nous en particulier le parcours de Ian Waterman décrit aux chapitres 3 et 4. Au début de sa maladie, il ne parvenait plus à effectuer un quelconque mouvement faute d’informations proprioceptives sur la position de ses membres. Il avait néanmoins vite appris à exploiter les informations visuelles pour regagner une connaissance de son corps, lui permettant ainsi de retrouver un contrôle quasi total. Contrairement à Ginette Lizotte, en effet, il n’était pas dans un fauteuil roulant, mais marchait «  normalement  ». On peut donc distinguer deux phases dans sa maladie, une première où il était alité, et une seconde où il a repris une vie normale. Il est alors intéressant de noter que, conformément à ce que prédit la conception agentive, il se sentait déconnecté de son corps dans la première phase. Il décrit ainsi son effroi lorsque, peu de temps après

être tombé malade, il s’était réveillé au milieu de la nuit avec une main posée sur son visage. Il lui a fallu plusieurs minutes pour 3

s’apercevoir qu’il s’agissait de la sienne . Cet exemple montre une fois de plus les limites de la conception spatiale. En effet, les patients désafférentés n’ont pas perdu toute forme de sensations, mais seulement celles liées à la proprioception et au toucher. Ils ont encore des sensations thermiques, douloureuses, et intéroceptives. Dans son épisode nocturne, Ian pouvait donc sentir la chaleur de sa joue sur sa paume, mais ce n’était pas suffisant pour reconnaître sa main. Avec le temps, il a réappris à parfaitement contrôler son corps, rentrant dans la seconde phase, et, comme le prédit la conception agentive, son sentiment d’aliénation disparut. Un autre cas semble confirmer la conception agentive, celui des amputés recevant une greffe. Regardons ce que dit un patient à qui on avait transplanté deux mains à Lyon il y a quelques années et qui avait été interviewé par un journaliste : Patient (après sa greffe) – Au début, je ne ressentais rien et puis, six mois après la greffe, incroyable, je ressentais la douleur, le chaud, le froid, de légers contacts, des textures […]. Journaliste – Était-il difficile d’accepter une vie avec les mains de quelqu’un d’autre ? Patient –  Oui, cela m’a pris plus d’un an. J’avais pour habitude de dire « les mains », et non « mes mains » […]. Journaliste –  Quand vous êtes-vous vraiment approprié ces mains ? Patient –  Quand les premières phalanges ont commencé à bouger, quand j’ai été capable de prendre une fourchette pour 4

manger, alors je me suis dit : « Ce sont mes mains . »

Grâce aux exploits des chirurgiens, les nerfs des bras intacts ont pu être « cousus » avec ceux des mains transplantées et, au bout de six mois, DC était capable d’avoir des sensations dans ses nouvelles mains. Ce n’est qu’après dix-huit mois, néanmoins, qu’il est parvenu à effectuer des mouvements fins avec ses doigts. C’est à ce moment-là seulement qu’il ressentit qu’ils faisaient véritablement partie de son corps. Ces résultats semblent donc aller dans le sens de la conception agentive. Le sentiment d’appartenance du corps apparaît étroitement lié au contrôle que l’on exerce sur lui. Mais comment caractériser cette relation  ? L’hypothèse reste trop floue pour l’instant pour vraiment évaluer sa validité. En particulier, il faut se demander à quel niveau se placer, celui des expériences conscientes ou celui des mécanismes inconscients. Prenons la première interprétation  : je ressens comme mien le corps que je sais m’obéir. Un contre-exemple vient alors immédiatement à l’esprit. De nombreuses personnes sont paralysées, que cela soit suite à une lésion de la moelle épinière ou à un accident cérébro-vasculaire. Elles ont conscience d’avoir perdu la mobilité de leurs jambes, mais elles ne décrivent pas pour autant un sentiment d’aliénation tel que nous l’avons vu dans le chapitre précédent. Elles continuent à ressentir leurs membres immobilisés comme faisant partie de leur corps. Leurs jambes les trahissent, pourrait-on dire, mais ces personnes ont conservé la connaissance motrice de leur corps. Malgré leur handicap, elles continuent très souvent à rêver qu’elles sont en train de marcher ou de courir. Cela révèle que leur schéma corporel (la représentation sensori-motrice du corps utilisée pour planifier et guider les actions) représente toujours leurs jambes. L’origine du sentiment d’appartenance du corps se trouve alors peut-être non

pas au niveau des expériences agentives conscientes, mais à celui des mécanismes non conscients impliqués dans le contrôle moteur : Conception agentive amendée. Le corps pour lequel j’éprouve un sentiment d’appartenance est celui qui est représenté dans le schéma corporel. Cette nouvelle version n’est cependant pas plus satisfaisante que la précédente. Un des problèmes qu’elle rencontre trouve son origine dans la nature purement passive de l’illusion de la main en caoutchouc. Dans son format classique, cette illusion est exclusivement sensorielle et n’inclut aucun composant moteur. Les sujets nient ressentir un quelconque sentiment de contrôle sur la 5

fausse main et leurs actions peuvent rester insensibles à l’illusion . Autrement dit, ils se trompent en direction de l’endroit où se situe la main en caoutchouc quand on leur demande de localiser leur main, mais non quand on leur demande de s’en saisir. La fausse main n’a donc pas été intégrée dans leur schéma corporel. Et pourtant ils ont l’impression qu’elle leur appartient. À l’inverse, les outils sont incorporés dans le schéma corporel, sans pour autant induire le sentiment qu’ils font partie de notre corps. Schéma corporel et conscience de soi ne vont pas toujours de pair. Nous sommes donc confrontés à un dilemme. D’un côté, un certain nombre de cas cliniques soulignent l’importance du contrôle moteur pour la conscience de soi corporelle. De l’autre, une inspection plus détaillée nous révèle de multiples contre-exemples. Notre quête n’est donc toujours pas finie, mais elle progresse. Nous avons vu que le fondement du sentiment d’appartenance ne se limite pas aux seules sensations corporelles. Nous venons de constater que le schéma corporel nous permettait de rendre compte de

certains cas, mais non de tous. Il nous faut maintenant comprendre pourquoi, et pour cela, revenir à la distinction opérée au chapitre  4 entre deux types de schéma corporel, le schéma de travail et le schéma défensif. Nous pourrons alors montrer le rôle unique joué par ce dernier pour la conscience de soi corporelle.

Le corps qu’il faut protéger Reprenons notre parallèle nationaliste. À quel moment un peuple s’identifie-il à son pays  ? En connaître les frontières ne suffit pas. Pouvoir voter, et donc contrôler en partie son devenir, peut aider, mais ce n’est pas encore à cet instant qu’émerge un sentiment d’identité ou d’unité nationale. Il faut souvent pour cela un ennemi, e

une invasion ou une attaque externe. Pour les Russes du XIX  siècle, ce fut Napoléon qui fut le déclencheur. Soudainement, les habitants de ce pays gigantesque aux ethnies, aux langues et aux religions multiples se sont tous sentis «  russes  » devant l’envahisseur commun. Nous en avons aussi fait récemment l’expérience avec les attentats. Qu’importe l’adhésion politique ou religieuse, tout le monde se sentait uni sous le drapeau français. Fabriquer un ennemi est une stratégie trop souvent utilisée pour fédérer et manipuler les foules. Mais cela révèle un principe fondamental, qui s’applique non seulement à l’échelle d’un pays, mais aussi du corps. C’est par la prise de conscience de l’existence des dangers auxquels il est confronté que l’on fait l’expérience qu’il est le nôtre. Car nous prenons alors conscience que ce qui lui arrive nous arrive à nous. On peut ainsi formuler l’hypothèse suivante :

Conception affective. Le corps pour lequel j’éprouve un sentiment d’appartenance est celui dont les aléas et les vicissitudes ont une signification immédiate pour moi. En bref, c’est le corps qui se coupe, se brûle ou se casse, c’est le corps qui souffre, et qui peut même cesser de fonctionner. Tous les événements qui lui arrivent, et principalement ceux à connotation négative, m’affectent. Parler de la valeur affective du corps ne revient pas à lui faire une déclaration d’amour. Ce qui compte, ce n’est pas l’attachement que je peux ressentir pour ma propre chair, mais la valeur affective donnée à mon corps par les sensations que je peux y ressentir, telles que la faim, la soif, la fatigue ou la douleur. Qu’importe si je suis mon corps ou non, le fait est que j’en ai besoin pour interagir avec le monde. Un corps, je n’en ai qu’un seul, et en ce sens il a une signification unique. Descartes affirmait que la relation du sujet avec son corps se distinguait radicalement de celle du pilote avec son navire. Cela est vrai parce que la manière dont je contrôle mon corps est différente. Cela est aussi vrai parce que le pilote peut toujours retrouver un nouveau bateau si celui-là s’échoue, mais je suis condamnée à rester avec ce corps, quoi qu’il lui arrive. Le sentiment d’appartenance est alors un rappel qui souligne quel corps protéger. On pourrait répondre qu’il existe maintenant des greffes d’organes, des prothèses de hanches, des transfusions, et ainsi de suite. On pourrait aussi dire que s’entailler le doigt ne remet pas en question notre survie. Il n’en reste pas moins que notre cerveau a l’instinct de protéger le corps dans sa totalité au maximum. Pour cela, il a développé un certain nombre de mécanismes. Nous avons discuté des comportements protecteurs motivés par la douleur dans le chapitre 2, mais d’une certaine manière, c’est trop tard, le mal est

déjà fait. Il existe aussi des mécanismes de défense préventifs. D’un point de vue évolutionniste, c’est là la fonction première de la peur, qui est une émotion que l’on retrouve dans toutes les cultures. Elle nous permet d’appréhender de manière primitive les dangers qui nous menacent afin de les éviter. Mais nul besoin d’avoir peur pour réagir en cas de dangers physiques immédiats. On a en effet découvert il y a une vingtaine d’années que l’espace qui entoure le corps, aussi appelé espace péripersonnel, reçoit un traitement spécial de la part du cerveau. Nous y reviendrons plus en détail au chapitre  8, mais nous pouvons d’ores et déjà dire qu’il joue le rôle d’une marge de sécurité, d’une zone tampon entre nous et le monde. Lorsqu’un objet s’approche trop près, nous anticipons automatiquement son impact et nous nous préparons en fonction. Nous ne percevons pas un serpent de la même manière s’il est encore loin ou proche. Dans ce dernier cas, nous nous tenons prêts à agir sans même réfléchir. L’espace péripersonnel est comme une bulle de protection qui entoure notre corps. Son ancrage se trouve dans ce que nous avons nommé le schéma défensif au chapitre 4, dans la représentation qui délimite les frontières du corps à protéger. Ce schéma corporel ne représente donc pas simplement les frontières du corps, mais aussi le fait que ce qui est à l’intérieur de ces frontières compte pour le sujet. Il est à l’origine du sentiment d’appartenance du corps.

L’hypothèse du garde du corps Je défends donc une conception affective de la conscience de soi corporelle, et plus particulièrement ce que j’appelle l’hypothèse du garde du corps  : je représente comme mienne toute partie du

corps incluse dans le schéma défensif. Cette hypothèse semble être confirmée tant par l’illusion de la main en caoutchouc que par les syndromes d’aliénation corporelle. Une des mesures du sentiment d’appartenance qui se sont imposées ces dernières années consiste à menacer la main, qu’elle soit de chair et de sang, en caoutchouc, ou encore virtuelle, et à enregistrer la réponse électrodermale provoquée. Cette réponse est surtout connue dans le grand public pour son rôle dans les tests de détecteur de mensonges. Son intensité augmente lorsque nous sommes inquiets ou stressés, ce qui serait signe que nous ne sommes pas en train de dire la vérité. De manière plus générale, elle révèle notre anxiété quand nous nous sentons menacés. Mais que se passe-t-il quand la main en caoutchouc est en danger ? On a découvert que plus les participants répondent qu’elle leur appartient, plus leur réponse physiologique est importante. Autrement dit, la fausse main a été intégrée dans le schéma défensif. À l’inverse, si on menace la main «  étrangère  » des patients souffrant de somatoparaphrénie ou de xénomélie, ils ne 6

montrent aucune réaction . On peut dire alors qu’elle n’est plus représentée dans le schéma défensif. Une réaction forte au danger sous-tendue par le schéma défensif peut donc être considérée comme la signature du sentiment d’appartenance, et son absence un signe d’aliénation corporelle. Revenons au cas des outils. Pour en avoir un usage extensif, il est essentiel que nous ne les incorporions pas dans le schéma défensif. En effet, nous en avons besoin là où il serait trop dangereux pour nous d’utiliser nos propres mains. Nous prenons ainsi une cuillère pour mélanger le sucre dans le café brûlant ou un tisonnier pour remuer les braises dans le feu. Une expérience très 7

simple le montre chez les singes . Ils doivent ouvrir une boîte, où se trouve soit de la nourriture, soit quelque chose de dangereux. Pour

ce faire, ils ont le choix d’employer leur propre main ou une pince. Sans surprise, il a été trouvé que les singes ne se saisissent de l’outil que lorsqu’il est risqué d’ouvrir la boîte. Même pour les objets auxquels nous tenons vraiment, si nous devions choisir entre endommager nos précieuses possessions ou notre propre corps, nous n’hésiterions pas beaucoup. L’objet tant chéri est après tout souvent remplaçable. De manière encore plus importante, en aucune circonstance le dégât causé n’est source de douleur physique pour nous. La représentation de l’outil ne peut donc jamais se confondre à la représentation d’une partie du corps. L’hypothèse du garde du corps reconnaît l’importance de l’action pour la conscience de soi, mais pas n’importe quelle action. Ce sont seulement les mouvements qui visent à se protéger. Un objet ou un membre peut être ainsi incorporé au niveau défensif, mais non au niveau instrumental, dans ce que j’ai appelé le schéma de travail. C’est le cas de la main en caoutchouc. La main semble alors nous appartenir. À l’inverse, un objet ou un membre peut être représenté dans le schéma de travail, mais non dans le schéma défensif. C’est le cas des outils. Malgré leur parfait contrôle, nous ne les ressentons que rarement comme faisant partie de notre corps. On peut alors s’interroger sur les facteurs qui déterminent si l’objet sera incorporé à tous les niveaux, seulement au niveau instrumental ou uniquement au niveau défensif. Ces facteurs sont nombreux et de nature multiple. La perte d’agentivité y contribue bien entendu, mais aussi la sensibilité à la douleur. Pour savoir quel corps est mien, et par conséquent, quel corps protéger, le cerveau doit déterminer où le corps finit, et le reste du monde commence. Mais comme nous l’avons vu, cette conscience spatiale ne suffit pas. Il faut aussi attribuer une valeur affective à cet espace délimité, afin de prendre conscience que ce qui arrive là m’arrive à moi. Cette signification

unique est acquise à travers l’expérience de la douleur. Car à nul autre moment nous ne ressentons autant l’union du corps et de l’esprit. Pour revenir à notre parallèle nationaliste, la jambe cassée et la main entaillée sont des attentats à l’échelle du sujet blessé. Elles nous font prendre conscience de la distinction entre notre corps et le monde, mais aussi de l’importance de ce corps pour nous. Il est donc essentiel dans le développement de l’enfant qu’il ait des occasions – certes limitées – de se faire mal car cela lui permet de calibrer son schéma défensif. Il est très frappant de voir ce qui se passe lorsque des individus sont protégés de tout danger. Dans les années  1960 et  1970, plusieurs expériences ont ainsi été menées, en élevant des animaux totalement préservés de telle sorte qu’ils ne s’étaient jamais blessés. Malheureusement, cela impliquait aussi de les isoler de leurs pairs pour éviter toute agression par les autres. Une fois relâchés, ces animaux surprotégés ont adopté un comportement très curieux. Ils ne fuyaient pas la douleur, se rapprochant d’une flamme jusqu’à se brûler encore et encore. Le problème n’était pas seulement l’absence de comportement d’évitement, mais aussi le fait qu’ils s’automutilaient, se rognant les pattes jusqu’à l’amputation. Les protéger ne leur avait donc pas rendu service, bien au contraire. On retrouve une attitude similaire vis-à-vis de leur corps chez les personnes souffrant d’insensibilité congénitale à la douleur. Leur système nociceptif est dès la naissance anormal et ne leur permet pas de détecter les chocs et autres stimulations susceptibles d’endommager le corps. Comme les individus souffrant d’asymbolie à la douleur, ces patients peuvent avoir une espérance de vie assez courte car sans les signaux nociceptifs, ils ne prennent pas conscience d’être en danger, et donc ne font rien pour prendre soin d’eux. L’appendicite demeure ainsi

ignorée jusqu’à ce qu’il soit trop tard. Pire, ces patients s’infligent à eux-mêmes des blessures volontaires, se mordant les doigts jusqu’au sang par exemple. On peut alors se demander pourquoi. Peut-être n’ont-ils pas conscience qu’ils abîment leur propre corps. De leur point de vue, leurs actes d’agression sont dirigés contre ce corps intrus qui les suit partout et dont ils peuvent souhaiter être débarrassés. Ils sont comme les patients somatoparaphréniques qui éprouvent souvent un sentiment de haine vis-à-vis de la main «  étrangère  », qu’ils sont prêts à littéralement mettre à la poubelle. Les patients souffrant d’insensibilité congénitale à la douleur n’ont ainsi pas pu calibrer correctement leur schéma défensif, et ne développent pas une forme normale de conscience de soi. L’un d’eux décrivait ce qu’il ressentait dans les termes suivants : Un corps est comme une voiture, on peut la cabosser mais il peut être réparé comme une voiture. Quelqu’un peut s’y installer et l’utiliser mais le corps n’est pas vous, vous ne 8

faites qu’y résider . Dans la célèbre citation de Descartes, nous avons tendance à nous focaliser sur la métaphore du pilote, mais n’oublions pas les raisons qu’il avance pour expliquer en quoi nous sommes différents : «  La nature m’enseigne aussi par ces sentiments de douleur, de faim, de soif,  etc., que je ne suis pas seulement logé dans mon corps, ainsi qu’un pilote en son navire  » (Méditation  VI). Sans expériences douloureuses, ces patients ne sont ainsi que des pilotes dans un navire. Cela est d’autant plus surprenant qu’ils peuvent toujours avoir d’autres sensations corporelles. Cependant, contrairement à ce qu’on aurait pu croire, les sensations positives, telles que la caresse d’une mère aimante, ne jouent qu’un rôle

minimal pour calibrer le schéma défensif. Elles nous permettent de faire l’expérience de la valeur affective de notre corps, mais non de prendre conscience d’une barrière entre la réalité externe et nous. Si le monde nous embrasse au lieu de nous agresser, nous nous fondons en lui. Autrement dit, l’amour ne peut être la seule clé de la conscience de soi, car cette dernière requiert l’opposition au non-soi, et non la fusion avec lui.

Des objections possibles ? La démarche philosophique ne consiste pas à seulement proposer des théories, elle se doit aussi de toujours anticiper les objections qu’on pourrait lui faire et d’essayer d’y répondre. Faute d’expérimentation scientifique, c’est en effet seulement par cette méthode qu’elle peut faire ses preuves. Un bon philosophe doit donc être capable de jouer le rôle de l’avocat du diable pour chercher toutes les failles possibles de sa propre théorie. Quelquefois, cela peut l’amener à abandonner ses propres conceptions, mais c’est ainsi que l’on peut progresser et éviter tout dogmatisme. Je vais m’engager ici dans ce jeu d’autocritique afin de tester l’hypothèse du garde du corps. Plus particulièrement, nous nous demanderons si elle est compatible avec le fait que nous ne protégeons pas toujours notre propre corps. Comment expliquer les sports extrêmes auxquels certaines personnes s’adonnent malgré le danger encouru ou la prise de drogues qui détruisent l’organisme à petit feu  ? Ou encore qu’un parent se sacrifie pour sauver ses enfants  ? Ou le pompier qui est volontaire pour entrer dans le bâtiment en flammes ? Il existe de nombreuses circonstances où nous ne nous protégeons que peu ou mal, et où nous prenons plus soin des autres

que de nous-mêmes. On pourrait croire que ce sont là des contreexemples qui invalident l’hypothèse du garde du corps, mais les choses ne sont pas aussi simples. En effet, de nombreuses raisons peuvent expliquer nos actions et il faut tenir compte, par exemple, du plaisir éprouvé en se jetant en élastique du haut d’un pont, de l’amour parental, du désir de servir son pays ou encore de considérations morales. Dans ces situations dans lesquelles nous semblons mettre notre corps en danger, de multiples facteurs peuvent ainsi prendre le pas sur l’instinct d’autodéfense que nous avons tous. Mais même là, on peut encore en percevoir les traces. Car le pompier n’aurait que peu d’utilité s’il se faisait tuer dès la première minute. Et le cycliste qui dévale les montagnes en VTT prête une attention extrême au moindre caillou sur la pente. Quant au parent, il dédouble son attention pour surveiller aussi bien les premiers pas de son enfant que les siens propres car son enfant a besoin qu’il reste vivant pour veiller sur lui. Dans certaines occasions, cet instinct de survie peut aussi prendre le pas sur tout le reste, comme l’exprime Julia dans le roman 1984 de George Orwell, après avoir été menacée de torture : Parfois, dit-elle, ils vous menacent de quelque chose, quelque chose qu’on ne peut supporter, à quoi on ne peut même penser. Alors on dit  : «  Ne me le faites pas, faites-le à quelqu’un d’autre, faites-le à un tel.  » On pourrait peut-être prétendre ensuite que ce n’était qu’une ruse, qu’on ne l’a dit que pour faire cesser la torture et qu’on ne le pensait pas réellement. Mais ce n’est pas vrai. Au moment où ça se passe, on le pense. On se dit qu’il n’y a pas d’autre moyen de se sauver et l’on est absolument prêt à se sauver de cette façon. On veut que la chose arrive à l’autre. On se moque pas

mal de ce que l’autre souffre. On ne pense qu’à soi. (Orwell [1948], 1984, partie III, chapitre 6.) Ce constat sur la nature humaine peut paraître déprimant. Mais il ne faut pas oublier que cette envie primitive de survivre est aussi ce qui nous pousse à continuer envers et contre tout, malgré l’adversité et les difficultés rencontrées au quotidien. C’est un moteur puissant de progrès, certaines avancées techniques ayant pour objectif d’améliorer les chances de survie. Selon moi, elle permet aussi d’expliquer l’émergence de la conscience de soi corporelle. Considérons maintenant une objection d’un autre type. Nul n’ira nier que le corps est essentiel à la survie de l’organisme et qu’il faut le protéger. Les résultats empiriques montrent en outre que ce dont nous prenons soin est déterminé par le schéma défensif. Je défends l’idée que cette représentation mentale est à l’origine du sentiment d’appartenance, présupposant ainsi un lien causal entre les deux, mais on pourrait proposer une autre interprétation, qui inverse le sens de la causalité : le sentiment d’appartenance nourrit le schéma défensif. Autrement dit, je ne ressens pas cette main comme mienne parce qu’elle est intégrée au schéma défensif  ; elle est intégrée au schéma défensif parce que je la ressens comme mienne. Selon cette nouvelle interprétation, toute l’histoire que j’ai proposée autour des notions d’instinct de survie n’est pas une explication de la conscience de soi corporelle, elle en est seulement une conséquence. Si cela est vrai, nous n’avons toujours pas trouvé l’origine du sentiment d’appartenance. Cette objection rappelle le dilemme décrit par Socrate dans le dialogue l’Euthyphron. Le problème est alors le suivant : une action est-elle juste parce qu’elle plaît aux dieux, ou l’action plaît-elle aux dieux parce qu’elle est juste ? De même, il peut sembler que je perçois mon corps comme

le mien car il a une signification particulière pour moi, mais pour mon corps, avoir une telle signification présuppose que je le représente comme mien. Autrement dit, nous nous retrouvons confrontés à la question classique de la poule et de l’œuf  : qui est premier, la conscience de soi ou l’instinct d’autodéfense  ? La bonne nouvelle est qu’il semble y avoir une réponse. Il suffit en effet de considérer les cas des animaux moins évolués que les êtres humains. Ils savent se protéger, souvent bien mieux que nous, et les mécanismes qui le leur permettent sont en fait assez proches des nôtres. Prenons ainsi l’exemple de la sauterelle. Son cerveau représente de manière spécifique ce qui est à proximité, comme une marge de sécurité autour d’elle, et cet espace péripersonnel est centré sur un équivalent du schéma corporel. Pour autant, il paraît peu probable qu’un tel insecte soit doté d’une quelconque forme de conscience de soi. Supposer le contraire est simplement donner une interprétation si minimaliste au soi qu’il en perd toute signification. Par conséquent, si on accepte que certains animaux aient un schéma défensif nécessaire à leur survie tout en étant dénués de sentiment d’appartenance, alors cela veut dire que l’instinct protecteur agit indépendamment de la conscience de soi. La sauterelle n’a pas besoin de ressentir cette patte comme sienne pour la protéger. Elle n’a pas besoin de lui donner une signification affective unique, car elle a déjà une signification biologique. On peut alors se demander pourquoi nous sommes différents des sauterelles, pourquoi nous éprouvons un sentiment d’appartenance vis-à-vis de notre corps. Après tout, nous pourrions survivre aussi bien sans, juste à l’aide de notre schéma défensif. À cette question, malheureusement, je n’ai pas de réponse vraiment satisfaisante. Tout ce que je peux dire, c’est que l’être humain évolue dans un environnement social beaucoup plus complexe, que la

gamme de ses actions possibles est beaucoup plus riche, et ses comportements plus sophistiqués avec des outils multiples et variés. Confrontés à de plus nombreux défis cognitifs, on peut imaginer qu’il devient important d’avoir un marqueur expérientiel du corps propre pour ne pas perdre la trace de soi-même.

Conclusion Il semble donc que la signification toute particulière du corps propre ne trouve pas son origine seulement dans les sensations ressenties ou dans le contrôle exercé. Elle découle aussi de l’importance unique du corps pour le sujet, pour sa survie, pour son confort et pour ses intérêts. Le sentiment d’appartenance n’est rien d’autre que la conscience de cette importance. Il se caractérise par sa phénoménologie affective. Comme nous l’avons vu, nul besoin d’aimer son corps. Il suffit de ressentir qu’on ne peut vivre sans. Nous sommes les gardiens de notre corps. Même si l’instinct de survie est un phénomène basique et primitif, il a besoin que le cerveau l’informe sur l’objet de tous ses soins, ce qu’il fait à travers le schéma défensif. Cela présente un inconvénient immédiat. Si cette représentation corporelle est faussée ou perturbée, suite à une lésion cérébrale, à l’incapacité d’avoir mal, ou aux ruses des expérimentalistes, alors nous nous retrouvons à laisser notre propre main en danger ou à protéger une prothèse en caoutchouc. La conscience de soi corporelle résulte d’un mécanisme mental, et comme tout mécanisme, il peut mal fonctionner.

CHAPITRE 7

L’homme augmenté Dans le premier film Avatar –  réalisé par James Cameron en 2009, qui a connu un très grand succès auprès du public et qui a été nommé pour neuf Oscars  –, un soldat condamné à un fauteuil roulant à la suite d’une blessure de guerre, Jake Sully, atterrit sur la planète Pandora. Sa mission est de contrôler à distance par sa seule activité cérébrale le corps d’un Na’vi, géant bleu de 3 mètres qui vit sur cette planète, afin d’infiltrer ce peuple. Il s’agit là d’un film de science-fiction, qui n’hésite pas à nous dépeindre un monde totalement imaginaire, mais il n’en reste pas moins que les libertés prises avec la réalité reflètent souvent l’image intuitive que l’on se fait du fonctionnement du monde, et dans ce cas précis, du fonctionnement du cerveau. En particulier, James Cameron montre le héros parvenant en l’espace de quelques minutes à peine à une parfaite maîtrise du nouveau corps malgré ses proportions totalement différentes. Comme si changer de corps n’était pas plus un défi cognitif que de changer de vêtements. Certaines de nos expériences devraient pourtant nous avoir appris que tel n’est pas le cas. Monter sur des échasses n’a rien d’évident, ni même descendre des escaliers pour la première fois avec des talons aiguilles… Sans oublier les difficultés et la gaucherie montrées par tout adolescent qui grandit d’un coup. Cela prend du temps de s’adapter à un nouveau corps, et les débuts sont condamnés à être maladroits, même s’il ne s’agit que de s’approprier des bras et des jambes qui font seulement quelques centimètres de plus. Alors s’adapter au corps d’un géant, comme dans le film Avatar, devrait être encore plus compliqué.

Le cinéma peut bien entendu se permettre certaines licences artistiques. Personne n’a envie de voir un héros trébucher pendant toute la durée du film. Le problème, toutefois, est que ce n’est pas seulement dans les œuvres de fiction que l’on retrouve l’idée que notre corps est modifiable à volonté. Elle est au cœur même de ce que l’on appelle le transhumanisme. Ce récent courant de pensée plaide en faveur d’une amélioration de l’espèce humaine avec des capacités augmentées, aussi bien physiques que cognitives. Pourquoi se contenter de ce que le corps nous permet de faire  ? Avec l’aide de la technologie, nous pouvons faire plus et plus facilement. Le transhumanisme n’est pas sans inquiéter de nombreux intellectuels, qui redoutent la perte de notre identité et qui se méfient d’une distribution sociale inégale de ces fameuses capacités augmentées. Peu s’interrogent sur la plausibilité du fantasme, et pourtant il soulève de nombreuses questions. Il ne s’agit pas ici de souligner les contraintes technologiques. D’une part, celles-ci peuvent toujours être dépassées dans un futur plus ou moins proche. D’autre part, de nombreux systèmes sont déjà développés de nos jours, qui ont pour objectif d’agrandir notre champ d’action. Le véritable enjeu n’est donc pas technologique, mais cognitif : qu’importent les progrès effectués par les ingénieurs, il reste la question plus fondamentale des limites de l’esprit humain. Il est vrai que la recherche en neurosciences cognitives a permis de montrer une certaine plasticité cérébrale, mais ces résultats n’impliquent pas l’absence totale de restriction sur les formes et le degré que les changements du cerveau peuvent prendre. Il n’est nul besoin de spéculer sur un scénario futuriste pour le montrer. Reprenons l’exemple des membres fantômes dont les patients amputés ont l’expérience. Un vétéran de la guerre de Sécession décrivait ainsi :

Tous les matins, je dois réapprendre que ma jambe fertilise un champ de blé en Virginie ou qu’elle orne un quelconque 1

musée horrible . Comme nous nous le sommes déjà demandé au chapitre 1, si le cerveau humain est véritablement flexible, pourquoi ne s’adapte-t-il pas à l’amputation et ne met-il pas à jour la représentation du corps  ? La plasticité cérébrale a-t-elle été surestimée  ? Le fait est qu’il reste mystérieux pourquoi la représentation corporelle de ce soldat continue à le dépeindre avec ses deux jambes, alors qu’il est visuellement confronté à chaque instant à l’absence de l’une d’entre elles et qu’il a dû trouver des stratégies de compensation pour se déplacer. Prenons ce même patient qui porte maintenant une jambe prosthétique pour remplacer le membre manquant. On pourrait croire que celle-ci devrait être facilement intégrée car elle ne fait que matérialiser le fantôme, remplir un vide. Elle lui permet en outre de se déplacer avec beaucoup plus de facilité. Cependant, seulement 40  % des patients amputés utilisent leur prothèse de manière régulière. Pourquoi une telle désaffection  ? S’agit-il seulement de leur inconfort et du manque de fluidité des mouvements que les prothèses permettent  ? Ou s’agit-il aussi d’une difficulté plus psychologique à s’approprier un objet externe ? Sommes-nous alors condamnés à ce bon vieux corps biologique, avec toutes ses imperfections et ses contraintes ? Ou pouvons-nous dans un avenir proche espérer dépasser ses limites et être capables de faire plus et mieux grâce à des appendices artificiels, sans pour autant nous transformer en cyborgs  ? Pour que les technologies dites augmentatives aient des chances de succès, quel doit être l’objectif des roboticiens  ? Devons-nous pouvoir les ressentir exactement comme si elles faisaient partie de notre corps au même titre que nos

bras ou nos jambes ? Ou au contraire, devons-nous nous contenter de les appréhender comme une forme d’outil ? Je me ferai l’avocate ici du statut unique de ces technologies, qui ne doivent être assimilées ni au corps, ni aux outils.

Membres surnuméraires et autres exosquelettes Ces dernières années s’est développé un nouveau champ d’investigation en ingénierie et robotique  : les technologies augmentatives. Il ne s’agit plus seulement d’essayer de restaurer les fonctions humaines, que cela soit avec des prothèses de bras ou de jambe pour les amputés ou des prothèses auditives pour les personnes malentendantes. Il s’agit d’améliorer les capacités d’une personne qui ne souffre d’aucune pathologie, de lui permettre d’effectuer certaines actions qu’elle n’aurait jamais pu faire autrement. Grâce à ces nouvelles formes de technologie, l’être humain peut dépasser ses limites actuelles. Cela peut prendre plusieurs formes. 1. Optimiser les capacités existantes. Une première possibilité est de permettre à l’individu de fonctionner de manière optimale pour lui. Comme le décrit un étudiant qui avait pris un médicament neurostimulant, il n’a pas l’impression d’avoir dépassé ses compétences normales, mais seulement d’être « dans un bon jour ». Nous sommes alors loin d’une modification fondamentale de l’individu. 2. Devenir un champion. Le deuxième scénario est légèrement différent. L’homme de la rue devient aussi fort que le plus fort des êtres humains. Autrement dit, tout le monde devient champion

olympique. Les limites à l’amélioration ne sont plus celles de l’individu, mais celles de l’espèce. Les technologies augmentatives permettraient alors d’effacer certaines inégalités existantes. 3. Dépasser les limites humaines. On peut envisager un troisième scénario qui consiste à augmenter les capacités au-delà de ce palier. Ce scénario semble impliquer une certaine transformation du corps humain, mais seulement quantitative. De nouveau, on reste dans le champ des capacités humaines, on ne fait qu’en augmenter la force, la rapidité ou l’agilité par exemple. 4. Inventer de nouvelles capacités. Il existe enfin un dernier scénario qui consiste à développer de nouvelles manières d’interagir avec le monde. L’être humain peut alors se réinventer. Il existe d’ores et déjà quelques exemples concrets de technologies augmentatives. Elles ont en commun le fait d’utiliser des sources d’énergie autres que musculaires, qu’elles soient pneumatiques, électriques ou hydrauliques. La plus connue, et la mieux développée, est probablement l’exosquelette. Il constitue une structure externe qui s’articule autour des membres du corps, comme une enveloppe solide mécanisée. Il fonctionne de telle manière qu’il permet de multiplier par vingt la force de la personne qui le porte ou de diminuer les effets de gravité et d’inertie. Avec un exosquelette, il devient possible de soulever des poids importants ou de courir très longtemps sans se fatiguer. Un certain nombre d’exosquelettes sont déjà sur le marché, plus ou moins perfectionnés. L’objectif est qu’ils deviennent de plus en plus légers et portables, au point où il paraîtra naturel à tout un chacun de revêtir son exosquelette tous les matins comme on met son manteau. Un autre exemple de technologie augmentative potentiellement plus surprenant est celui du sixième doigt. Des chercheurs travaillent

actuellement sur le développement de membres surnuméraires. Toute mère qui tient son bébé dans les bras a rêvé d’avoir un ou deux bras supplémentaires pour arriver à tout faire. On a commencé de manière plus modeste avec un doigt en plus, une sorte de pouce additionnel. Il est accroché après l’auriculaire et il est contrôlé par les muscles des orteils. Avoir un sixième doigt n’est pas seulement pratique pour jouer de la guitare, mais aussi dans un certain nombre de gestes du quotidien qui normalement requièrent les deux mains pour être effectués. Par exemple, ouvrir une bouteille d’eau minérale implique d’avoir une main qui tient la bouteille et l’autre qui tourne le capuchon. Le sixième doigt permet de tout faire d’une seule main. À la différence d’outil ou de machinerie classique, les technologies augmentatives sont mises ou portées sur soi. En anglais, on parle de wearable robotics, mais la langue française a du mal à trouver une traduction satisfaisante. On pourrait presque parler de prêt-à-porter robotisé. Ce qui est clair, c’est qu’un exosquelette n’est pas simplement comme un vélo électrique. L’exosquelette est attaché aux différents segments du corps, comme une sorte de combinaison. Un sixième doigt n’est pas comme un tournevis. Il fait d’une certaine manière partie de vous. Mais de quelle manière ? C’est là la question.

La stratégie de l’incarnation Que l’on parle d’exosquelette ou de sixième doigt, les technologies augmentatives font explicitement référence à des parties du corps, comme si elles n’en étaient que des équivalents artificiels. Cette terminologie s’inscrit dans la mouvance actuelle dite de l’incarnation en robotique. L’objectif de tout système fonctionnel

artificiel de type prothèse est de permettre à l’individu une interaction fluide avec le monde. Par exemple, l’exosquelette doit pouvoir aider à soulever et porter des objets lourds sans heurt ni difficulté, de manière parfaitement souple et intuitive. Or s’il existe un système fonctionnel que nous connaissons qui permet d’accomplir cela, c’est bien notre corps. En résumé, nous voulons pouvoir agir avec l’exosquelette comme nous agissons avec nos bras, la seule différence étant notre force décuplée par vingt. Les tenants de cette approche incarnée concluent que le modèle à suivre et à imiter est le corps lui-même, et que plus les membres artificiels se rapprocheront de leur équivalent biologique, plus ils seront « incarnés », et plus ils auront des chances de réussir. La notion d’incarnation en robotique peut se comprendre à deux niveaux. Le premier est computationnel. Il porte sur la manière dont l’information est traitée. On parle de membre artificiel incarné, ou incorporé, s’il est représenté par le cerveau de la même manière que les membres biologiques. À cela, il est possible d’ajouter un niveau d’interprétation expérientiel, du vécu subjectif. Le membre artificiel est alors dit incarné si le sujet qui le porte en a une expérience similaire à celle qu’il a de son propre corps, s’il ressent un sentiment d’appartenance, par exemple. Au cours des derniers chapitres, nous avons vu en quoi le corps propre se différencie d’autres objets, ce qui le rend unique. On peut parler de sa signature spécifique, qui se décline aussi bien au niveau somato-sensoriel, qu’au niveau moteur et affectif. Pour qu’un membre artificiel soit incarné, il devrait remplir les mêmes conditions. Non seulement le sujet devrait pouvoir le contrôler directement, mais aussi y ressentir des sensations et réagir quand il est menacé. Plus le membre artificiel satisfait de critères, plus il est similaire au corps biologique, et plus il est optimisé. Mais

doit-on viser une incarnation à tous les niveaux ? Est-ce seulement possible ? Est-ce même souhaitable ? Il existe au moins trois raisons fondamentales de douter du bienfondé de la stratégie de l’incarnation qui vise à transformer le membre artificiel en partie intégrante du corps. La première repose sur un principe universel très simple  : il y a un prix à tout et dans notre cas précis, le prix est cognitif. Le cerveau doit être compris comme une sorte d’écosystème de capacités mentales. Interférer avec l’une d’entre elles a nécessairement des conséquences sur les autres. Ainsi, les individus autistes de haut niveau (connus sous le nom de syndrome d’Asperger) peuvent développer des talents bien au-delà de la norme. Par exemple, certains peuvent se souvenir du moindre détail visuel d’une scène, là où normalement nous filtrons un grand nombre d’informations. Cette capacité inhabituelle serait rendue possible par leur déficit en cognition sociale, toutes les ressources qu’ils n’utilisent pas à gérer les interactions avec autrui pouvant être recyclées pour d’autres fonctions. Plus simplement, nous savons tous que se concentrer sur un sujet nous conduit à en négliger d’autres. Ces exemples illustrent un fait de base  : les différentes capacités du cerveau doivent se partager des ressources limitées et amplifier l’une d’elles peut conduire à diminuer les ressources disponibles pour d’autres. L’ajout de membres supplémentaires aura donc nécessairement des effets collatéraux. La question est donc de savoir si l’intérêt de l’amélioration cognitive en excède les inconvénients. Autrement dit, le prix est-il trop cher à payer ou non ? Afin d’évaluer le rapport gain/coût, il faut s’interroger non seulement sur l’amplitude et l’impact des effets secondaires, mais aussi sur leur durée et leur potentielle réversibilité. De manière plus précise, traiter un membre artificiel comme une partie de son corps

implique d’utiliser les mêmes ressources neurales, mais si elles doivent être partagées entre l’artificiel et le biologique, ce dernier en aura nécessairement moins pour son propre fonctionnement aussi bien au niveau attentionnel que sensoriel et moteur. Autrement dit, si vous êtes capable d’avoir des sensations dans votre sixième doigt et de le contrôler grâce à l’activation du cortex somato-sensoriel et moteur, il y a un risque que vos doigts biologiques deviennent moins sensibles et dotés d’une motricité moins fine. Ce que vous gagnez d’un côté, vous le perdez de l’autre. Il a ainsi été montré que les sensations tactiles dans la main en caoutchouc s’accompagnent 2

d’une perte de sensibilité tactile dans la vraie main . L’intégration de l’artificiel dans la représentation du corps a un impact sur le biologique. La seconde limite fondamentale de la stratégie de l’incarnation trouve son origine dans les contraintes innées sur ce qui peut être traité comme une partie du corps. Cette stratégie trouve tout son sens pour les technologies restauratrices, quand il s’agit de remplacer ce qui existait, mais la situation est moins évidente si l’objectif est d’augmenter nos capacités au-delà du normal. Il peut en effet paraître paradoxal de prendre pour modèle le corps biologique quand l’objectif est de le dépasser. Cela peut même être contreproductif pour les technologies augmentatives, en particulier s’il existe des contraintes innées liées aux représentations corporelles. Le professeur Ronald Melzack propose ainsi que nous naissons avec un schéma primitif prototypique du corps humain, qui représente les différents segments et leur organisation. Ce schéma inné pourrait expliquer comment des personnes aplasiques (qui sont nées sans bras ou sans jambes) peuvent malgré tout ressentir la 3

présence de membres fantômes . Mais il paraît difficilement compatible avec l’ajout de membres artificiels. Si nous sommes

précâblés pour n’avoir que deux bras et deux jambes, comment intégrer un bras ou une jambe en plus, voire deux, trois ou quatre ? Ou encore des ailes  ? La tâche devrait devenir impossible si l’on s’éloigne trop du schéma d’origine. Dans cette mesure, les avancées technologiques se retrouvent grandement limitées si elles doivent se borner à ce que les représentations corporelles peuvent tolérer. La troisième et dernière raison de se méfier de la stratégie de l’incarnation est que les technologies augmentatives n’offrent pour l’instant que des ersatz de bras ou de jambes, de pâles copies imparfaites. Le cerveau forme des attentes sur le fonctionnement du corps, attentes qui ne peuvent être satisfaites par les membres artificiels actuels. L’absence de fluidité dans le mouvement peut finir par se transformer en sensation d’inconfort, voire de douleur, et gérer les imperfections des membres artificiels devient vite un fardeau cognitif. Au niveau expérientiel, cela peut aussi donner lieu à un sentiment d’aliénation, la main prosthétique risquant d’être vécue comme une main «  étrangère  », une intruse accrochée à soi, mais qui ne fait pas vraiment partie de soi. Dans de telles circonstances, il semble qu’il vaut mieux ne pas l’incarner plutôt que mal le faire.

Le modèle de l’outil L’incarnation des technologies augmentatives est problématique, mais seulement si on cherche à obtenir que les membres artificiels soient représentés exactement comme leurs équivalents biologiques. Elle rencontre moins d’obstacles si les roboticiens visent une incarnation seulement partielle du membre artificiel, sur le modèle de l’outil. Ces derniers sont certes intégrés dans le schéma corporel, mais uniquement dans celui dit de travail, et non dans le

schéma défensif. Le système moteur traite comme une partie du corps une cuillère pour mélanger le sucre dans le café mais elle n’est pas protégée de la même manière et, subjectivement, nous n’avons pas l’impression qu’elle fait partie de notre corps. La solution peut donc être de traiter le membre artificiel comme une partie du corps au niveau sensori-moteur, mais non aux autres niveaux. Cet objectif moins ambitieux correspond de fait aux attentes de certains utilisateurs. Un patient amputé décrit ainsi ce qu’il souhaitait pour sa prothèse : L’année dernière, quand j’avais 27  ans, je suis allé voir le prothésiste… Dès le départ je lui ai dit que je voulais un outil. 4

Je ne voulais pas donner l’impression d’avoir une main . On abandonne ici l’idéal de la disparition de la frontière entre le biologique et l’artificiel, mais on gagne en revanche une certaine souplesse, comme nous allons maintenant le voir. Nous utilisons dans notre quotidien de multiples outils de formes et de fonctions différentes. Nous passons constamment de l’un à l’autre avec facilité et sans avoir besoin d’un temps d’adaptation entre chacun d’entre eux. Que cela soit une brosse à dents, une fourchette ou un tournevis, ils nous permettent d’interagir avec le monde sans même y penser. Ces outils élargissent notre champ d’action, rendant possible ce que nous n’aurions jamais pu accomplir autrement. Concevoir les technologies augmentatives comme des formes d’outils, c’est en avoir un usage aussi simple et libre. On peut souligner en particulier les avantages suivants. En premier lieu, le schéma de travail est moins soumis à des principes anatomiques. L’outil est seulement une extension du corps ; il n’en est pas une partie. Par conséquent, il n’a pas besoin

de lui être identique et les technologies augmentatives peuvent devenir aussi innovantes qu’elles le souhaitent. Ce qui gouverne leur design n’est pas la ressemblance au corps, mais uniquement l’utilisation que l’on veut en avoir. En bref, la fonction compte plus que la forme. Plus besoin de brider son imagination, on peut enfin envisager sérieusement de dépasser les limites biologiques. En renonçant à l’incarnation affective, on ouvre aussi la porte à des usages plus extrêmes des membres artificiels. Une patiente amputée me racontait qu’elle tenait toujours le thé brûlant avec sa main prosthétique, mais on peut envisager des manipulations plus dangereuses, telles que celle de produits chimiques corrosifs. Car si on vous donnait le choix entre marcher dans un lac d’acide avec ou sans exosquelette (en supposant qu’il recouvre intégralement vos jambes), vous n’hésiteriez pas longtemps. Les technologies augmentatives permettent d’agir dans des contextes à risque sans nulle appréhension car qu’importent les dégâts que les membres artificiels encourent, cela ne fait aucun mal à la personne qui les porte. Un avantage supplémentaire du modèle de l’outil est la nature seulement temporaire de son intégration. Une des préoccupations récurrentes dans les discussions sur le transhumanisme est le risque de se perdre soi-même. Si l’objectif est l’incarnation totale, alors il est vrai que ce risque est réel et qu’il existe un coût cognitif important à redécouvrir à quoi ressemble son corps biologique à chaque fois que l’on met et retire un membre artificiel. Au contraire, en cas d’intégration partielle, on ne perd pas la trace de ce que son corps est normalement, sans appendice externe, permettant ainsi de conserver son identité corporelle, voire personnelle. Ainsi, revêtir un exosquelette n’implique pas de transformer de manière radicale la représentation de son corps. Le schéma défensif inaltéré fournit un

standard fixe qui permet de recalibrer facilement le schéma de travail une fois l’exosquelette retiré. La représentation du corps qui n’intègre pas l’appendice externe permet de retrouver qui l’on est. On peut donc garder inaltéré son «  corps habituel  », pour utiliser l’expression de Merleau-Ponty. La dynamique est beaucoup plus souple que celle de l’incarnation totale et on est libre de changer de type de technologies augmentatives pendant la journée selon les besoins et le contexte. Il existe ainsi un grand nombre d’avantages à traiter au niveau cérébral les membres artificiels comme des outils. Pour autant, n’est-ce pas là la conception un peu naïve, si l’on peut dire, d’une personne qui n’a jamais porté de membres artificiels  ? Dans une récente étude, la neuroscientifique Tamar Makin (University College London) et son équipe montrent les images d’une prothèse, d’un outil, et d’un bras, et ils comparent ce qui se passe dans le cerveau (au niveau du cortex visuel) chez les personnes qui n’ont jamais 5

utilisé de prothèse et chez celles qui en ont un usage régulier . Ils ont découvert que dans le premier groupe, l’activité cérébrale est la même pour la prothèse et l’outil. Au contraire, dans le second groupe, la prothèse semble avoir un statut propre qui lui est spécifique, qui ne se confond ni avec l’outil, ni avec une partie du corps. Mais quel est-il  ? Comment les technologies augmentatives  doivent-elles être appréhendées tant au niveau computationnel qu’au niveau expérientiel ?

Pirater le corps

Nous avons vu que chercher à transformer les membres artificiels en parties du corps n’est pas sans présenter un certain nombre de problèmes. En particulier, nous voulons pouvoir aller audelà des fonctions et des capacités biologiques déjà existantes grâce aux technologies augmentatives, et pas seulement les renforcer. Pour autant, il paraît cognitivement trop coûteux de développer des circuits sensori-moteurs intégralement nouveaux qui leur seraient spécifiquement dédiés. Que faire alors  ? Regardons comment la nature résout ce genre de défi. En effet, l’histoire de la sélection naturelle est jalonnée par le développement de nouvelles capacités. Or comme le note le prix Nobel français François Jacob : L’évolution ne produit pas des nouveautés à partir de rien. Elle travaille sur ce qui existe déjà, soit en transformant un système pour lui attribuer de nouvelles fonctions, soit en en 6

combinant plusieurs pour en produire un nouveau . Ainsi, les théories de la sélection naturelle distinguent les phénomènes d’adaptation et ceux d’exaptation. Par exemple, les plumes chez les oiseaux ont été à l’origine sélectionnées pour la thermorégulation (adaptation). C’était là leur première fonction. Mais elles se sont ensuite vu attribuer une nouvelle fonction, à savoir le vol (exaptation). On peut alors parler de recyclage : la nature utilise ce qu’elle a déjà développé pour de nouvelles fins. Le cerveau ne fait pas exception à cette règle évolutionniste. Les ressources limitées du cerveau doivent elles aussi être «  recyclées  » pour différents usages. L’environnement dans lequel nous évoluons s’est modifié et l’Homo sapiens s’est adapté, réutilisant des systèmes neuronaux originellement dédiés à certaines fonctions pour de nouvelles capacités. Le roboticien peut donc simplement suivre le

fonctionnement de la nature. Il serait absurde pour les technologies augmentatives de partir de rien, pour reprendre l’expression de Jacob. Il faut juste travailler avec ce qui existe déjà, à savoir les systèmes sensori-moteurs utilisés pour contrôler le corps. Mais travailler avec ces systèmes ne veut pas dire essayer de transformer les membres artificiels en parties du corps. Quand vous recyclez votre bouteille d’eau en plastique, vous ne cherchez pas à avoir une autre bouteille en plastique. Cela peut se transformer en tout à fait autre chose. Le recyclage a pour objectif de créer du neuf avec du vieux. Dans notre cas, ce qui est nouveau, ce sont les nouvelles manières d’interagir avec le monde que les technologies augmentatives autorisent. Et ce qui est vieux, ce sont nos circuits sensori-moteurs pour le corps. L’enjeu est donc d’attribuer de nouvelles fonctions à ces systèmes. On se libère ainsi du modèle biologique, et de ses contraintes, tout en exploitant, voire pourrionsnous dire en piratant, ses bases neurales. Il faut alors sélectionner avec prudence les ressources à pirater pour que les effets collatéraux ne soient pas trop importants. Reprenons l’exemple du sixième doigt. Il est activé par les mouvements de l’orteil, une partie du corps qui a une utilité assez minimale dans la vie normale. Recycler les capacités motrices que nous avons à ce niveau n’a que peu de désavantages. Cette approche n’implique pas que le corps n’a aucun rôle à jouer dans le design des membres artificiels. D’une part, c’est notre corps qui va porter l’exosquelette ou le sixième doigt, et il est donc important que les technologies augmentatives soient pratiques et confortables dans leur usage. D’autre part, et de manière plus fondamentale, le modèle biologique reste une source d’inspiration pour l’artificiel. Quand l’homme a voulu essayer de voler, il s’est appuyé sur ses observations de l’oiseau, mais nous nous sommes

grandement éloignés du modèle d’origine. Il y eut d’abord les premières tentatives, telles que celle de Léonard de Vinci, où l’homme s’attachait des ailes artificielles. Puis nous avons compris que l’énergie musculaire ne suffisait pas, et nous avons repensé la structure, donnant lieu aux premiers avions : les ailes sont toujours présentes mais le moteur a changé. Et, désormais, nous pouvons voler jusqu’à Mars, et les ailes des fusées de Space  X sont devenues minimales. La meilleure stratégie pour voler a donc été d’étudier les oiseaux, non pas pour les imiter dans les détails, mais pour extraire les principes généraux qui leur permettent de voler afin de les réaliser avec des sources d’énergie et des matériaux différents, et à une plus grande échelle. De même, les technologies augmentatives doivent analyser la manière dont le corps biologique fonctionne, non pour la reproduire de manière artificielle, mais pour dégager les lois sensori-motrices fondamentales et les appliquer pour développer de nouvelles capacités.

Une question qui reste ouverte Si l’hypothèse du recyclage neural permet de résoudre un certain nombre de problèmes computationnels et neuronaux, elle reste néanmoins silencieuse sur le vécu subjectif de l’individu qui porte les membres artificiels. Or, comme nous l’avons vu plus tôt, les personnes qui sont amputées les utilisent déjà très peu, même si les prothèses peuvent leur faciliter la vie. Il paraît alors peu probable que les technologies augmentatives se banalisent chez les personnes ne souffrant d’aucun déficit. Les roboticiens doivent donc s’interroger sur ce qui permettrait à l’individu de porter spontanément

et naturellement des membres artificiels. Comment doit-il les vivre d’un point de vue subjectif ? On pourrait en premier lieu proposer une version plus faible du sentiment d’appartenance du corps, similaire à celle éprouvée dans l’illusion de la main en caoutchouc. Sur une échelle entre – 3 et + 3, les sujets estiment seulement en moyenne à +  0,4 que la fausse 7

main leur appartient . De même, le sixième doigt pourrait être perçu comme faisant partie de son propre corps, mais à un plus faible degré que les membres biologiques. Mais que veut dire exactement cette mesure quantitative  ? Biologiquement, soit quelque chose fait partie de son corps, soit elle n’en fait pas partie, mais il n’y a pas d’entre-deux. L’appartenance du corps est une question de tout ou rien  : il ne peut pas être plus ou moins à soi. Ce qui peut être une question de degré, en revanche, c’est la confiance que l’on a dans son jugement. Autrement dit, on ne juge pas la prothèse comme étant « un petit peu sa main ». On estime simplement que l’on n’est pas sûr de savoir si elle est la sienne ou non. Une alternative radicalement différente consiste à souhaiter que le membre artificiel s’efface de la conscience. Un patient amputé explique ainsi pourquoi il est content de sa prothèse : Une des raisons majeures de ma satisfaction avec ma 8

nouvelle prothèse est à quel point je ne la ressens pas . L’objectif n’est pas seulement l’absence de gêne ou de douleur, mais plus fondamentalement la transparence totale de la prothèse. Comme nous l’avons vu dans la première partie de cet ouvrage, le corps lui-même est la plupart du temps à l’arrière-plan de notre conscience. Nous agissons avec, mais sans y penser et, quand nous apportons à nos lèvres un délicieux chocolat, nous avons

conscience de ce que nous mangeons, et non du bras qui nous permet de le faire. De même, on considère que l’usage d’un outil est parfaitement maîtrisé quand nous n’avons plus à nous concentrer sur lui. Il doit en être ainsi pour les membres artificiels. Ils doivent s’effacer de notre conscience, ne pas demander de l’attention, juste nous permettre d’interagir avec le monde, tout en nous laissant oublier ce qui permet une telle interaction. Mais est-ce suffisant  ? Nous avons ce rapport (ou ce nonrapport) avec la plupart des outils de notre quotidien, mais l’objectif est-il qu’il n’y ait aucune différence entre une fourchette et un sixième doigt d’un point de vue subjectif  ? Revenons sur la désaffection des amputés pour leurs prothèses. Une de leurs plaintes consiste à dire que la prothèse n’est justement rien de plus qu’un outil pour eux et que c’est bien là le problème : Utiliser une prothèse n’est pas naturel car elle n’est pas une jambe de substitution, elle est un outil, qui peut, ou non, faire 9

certaines choses qu’une jambe aurait pu accomplir . Que manque-t-il alors ? Je propose que ce patient n’éprouve pas de sentiment d’unité avec sa prothèse. Pour en avoir un usage naturel, pour reprendre le terme du patient, nous devons avoir conscience que les membres artificiels forment un tout avec les membres biologiques tant au niveau de la perception que de l’action. La notion d’unité à laquelle je fais appel ici n’implique pas d’effacer la distinction entre le biologique et l’artificiel. Il ne s’agit pas d’avoir l’impression que les prothèses ou les exosquelettes font partie de notre corps. Ils gardent leur individualité propre, mais ils travaillent en coordination avec nos membres biologiques. C’est une forme d’action collective. Ce terme est en général réservé à la coopération

de plusieurs individus qui s’engagent à atteindre un but commun, qu’il s’agisse de porter une table à deux ou de jouer au football, en joignant leurs efforts respectifs et en planifiant leurs mouvements par rapport à ceux des autres. Dans certains cas, cela peut donner lieu à un sentiment d’unité collective. C’est particulièrement frappant dans un orchestre  : chaque musicien garde sa propre individualité, mais en jouant tous ensemble de manière parfaitement synchronisée, les membres de l’orchestre prennent conscience d’appartenir à un tout commun qui les dépasse. Même si les technologies augmentatives ne sont pas dotées de leur propre volonté comme les personnes avec qui nous collaborons, on peut leur appliquer ce même principe d’unité collective. En portant des membres artificiels, nous devons pouvoir ressentir qu’ils s’intègrent et se coordonnent parfaitement avec nos membres biologiques de telle sorte qu’ils forment ensemble un tout unifié, et que ce tout est plus que la somme de ses parties. Il ne s’agit pas pour autant de gommer leurs différences. Les technologies augmentatives peuvent ainsi garder leur identité propre. Parvenir à générer ce sentiment d’unité collective est donc un enjeu majeur pour les roboticiens. Une des clés de l’action collective est la parfaite coordination, qui implique de prédire et de percevoir les effets de ses propres actions et de celles de son collaborateur et la manière dont ils se combinent. Mais cela ne suffit pas toujours. On s’est ainsi aperçu que lorsque les participants travaillent avec des machines, par opposition à des humains, ils ont moins l’expérience 10

d’une agentivité collective . On peut voir là un effet des mentalités actuelles pour lesquelles les machines sont encore perçues de manière négative. Cependant, on peut espérer effacer ce biais par des renforcements positifs. Le sentiment d’unité avec les membres artificiels ne s’obtient pas alors en quelques minutes, contrairement

à ce qui se passe dans l’illusion de la main en caoutchouc. Il se construit avec le temps sur la base d’une répétition d’actions parfaitement accomplies grâce aux membres artificiels. Plus nos mouvements collectifs seront fluides et intégrés, plus nous sentirons que nous formons un tout victorieux avec les appendices externes, et s’il y a un moment où nous avons l’expérience d’une unité collective, c’est lorsque nous nous retrouvons tous ensemble pour un événement heureux, qu’il soit familial comme une naissance, ou national, comme une victoire à la coupe du monde de football. Soudainement, nous faisons partie d’un tout qui nous dépasse, un « nous » victorieux.

Conclusion Le fantasme du cyborg, de l’homme mi-biologique, mi-machine, n’est plus seulement réservé à la science-fiction, mais risque de se concrétiser dans ces prochaines décennies. L’enjeu est de déterminer dès aujourd’hui ce que nous en attendons et quel prix nous sommes prêts à payer. S’agit-il pour nous de porter des membres artificiels comme nous portons d’ores et déjà nos montres ou nos chaussures ? Ou l’objectif est-il d’effacer la différence entre le naturel et l’artificiel  ? J’ai proposé ici une troisième voie, qui présuppose de recycler les ressources à l’origine dédiées au corps pour de nouvelles fonctions. À la différence de nos bras et jambes, le membre artificiel n’est pas perçu comme faisant partie de nous. Pour autant, il n’est pas comme un simple outil, car il est perçu dans une relation d’unité avec le corps. Ce n’est donc pas nous, mais plutôt un collaborateur proche.

PARTIE III

Autour de nous

J’ai considéré jusqu’à présent le corps indépendamment de son environnement, isolé de tout le reste. Mais il est avant tout un moyen pour nous permettre d’interagir avec les personnes et les objets qui nous entourent. Une des conclusions de la première partie de cet ouvrage était que nous ne devions pas nous focaliser sur nousmêmes et notre corps, mais nous tourner vers l’extérieur, car là est notre priorité. Il est temps d’appliquer cette recommandation, de laisser de côté le soi et ses multiples perturbations, et d’analyser le rôle du corps pour notre appréhension du monde, ce monde peuplé d’arbres et de rochers, de mouettes et de lapins, de bicyclettes et de livres, d’amis et d’enfants. Tant de choses plus importantes que notre rythme cardiaque ou que l’angle exact de rotation de notre épaule. Quel rôle à jouer reste-t-il alors pour le corps propre ? Nous allons voir dans cette partie qu’il nous offre un ancrage et une perspective unique sur l’extérieur. Commençons par une question apparemment simple : où tracer la ligne de démarcation subjective entre le monde et nous  ? Nous pourrions croire que la réponse est évidente  : notre peau est la frontière, avec le moi d’un côté et le reste du monde de l’autre. Nous avons vu toutefois dans les chapitres précédents que la conscience de soi ne coïncidait pas toujours avec nos frontières biologiques.

Nous avons aussi soulevé la question des technologies augmentatives, et de leur statut ambigu : elles ne font pas partie du soi, mais elles ne sont pas non plus des artefacts purement externes. Mais c’est avec la notion d’espace péripersonnel, déjà brièvement décrite au chapitre  6, que nous prenons vraiment conscience du caractère fondamentalement flou et malléable de la scission subjective entre l’intérieur et l’extérieur. Nous savons depuis les années 1980 que notre cerveau représente de manière spécifique l’espace qui entoure notre corps (peri vient du grec ancien qui signifie « environ », « autour »). Notre environnement immédiat est doté d’une signification directe, car ce qui est pour l’instant seulement proche pourrait bientôt être en contact direct avec nous. Nous pouvons parfois même presque le sentir sur notre peau par anticipation, en particulier lorsqu’un ami (ou un ennemi) se tient près de nous. Cet espace entre nous et les autres est devenu l’objet de toutes nos préoccupations depuis mars  2020. La pandémie et le confinement ont transformé les règles de vie sociale. Malgré les nombreux outils développés pour communiquer et travailler ensemble dans des espaces virtuels, nous nous sentions isolés. Ce n’est pas mon rôle de dresser ici le bilan des conséquences psychologiques parfois désastreuses de ces mois volés, aussi bien chez les enfants et les adolescents que chez les plus âgés. D’autres sont beaucoup plus compétents que moi pour le faire. Mon objectif sera plutôt d’analyser pourquoi cela a eu un tel effet sur nous. Pour cela, il faudra comprendre le rôle du corps dans la cognition sociale, c’est-à-dire pour l’ensemble des capacités qui nous permettent d’interagir avec autrui. Dans le chapitre  8, nous retracerons l’origine du principe de distanciation sociale dans un mécanisme évolutif ancestral et nous

verrons comment le cerveau obéit à la vieille devise des scouts « Semper paratus ! » : il se prépare à tout ce qui peut arriver dans un avenir très proche. Dans le chapitre  9, nous élargirons notre champ de recherche au-delà de notre entourage immédiat pour découvrir à quel point notre corps, mais aussi celui des autres, nous permet de comprendre ce qui se passe dans leur tête.

CHAPITRE 8

Le monde à distance En temps normaux, nous évoluons dans le monde sans même y penser. L’espace structure la façon dont nous voyons et entendons notre environnement, mais il est rarement au centre de nos préoccupations. Nous en avions pourtant pris conscience pendant la pandémie, surveillant ainsi la distance qui nous séparait des autres pour vérifier s’ils étaient suffisamment éloignés. On pourrait croire que c’était là un effet secondaire de la crise sanitaire liée au Covid19, quelque chose de nouveau et d’artificiel imposé par des décisions médicales et politiques. Il n’y avait cependant rien de nouveau ou d’artificiel dans ce qui se passait. Les directives gouvernementales n’avaient fait qu’entériner une tendance naturelle. Il existe en effet un ancien mécanisme évolutif constamment en jeu, avec ou sans Covid. Car malheureusement, ce virus n’est pas le seul danger auquel nous sommes confrontés. Nous vivons dans des environnements entourés de toute part de potentiels obstacles et menaces. À l’époque de nos lointains ancêtres, il y avait des serpents venimeux, des chutes de pierres ou des lions rugissants. De nos jours, dans nos villes surpeuplées, il y a d’autres êtres humains trop occupés à parler au téléphone pour faire attention à leur entourage, et toutes sortes d’objets banals que nous avons créés. Les passagers du métro aux heures de pointe, les chaises qui sont sur notre chemin ou la tasse que nous ne voulons pas bousculer pour éviter de la renverser. La plupart ne sont pas létaux, pas même effrayants. Il n’y a pas de risque réel, tout au plus une vague possibilité d’ecchymoses. Mais le principe est le même que pour nos ancêtres. Nous devons éviter ces obstacles potentiels

et le fait est que nous sommes extrêmement doués pour le faire, trouvant notre chemin dans un espace encombré que nous partageons avec autrui. Plus exactement, notre cerveau est doué, surveillant constamment l’espace pour maintenir la distance parfaite entre nous et notre environnement sans que nous en ayons même conscience. Dans ce chapitre, nous allons découvrir les origines de la notion de distanciation sociale… dans un zoo. Nous verrons par quels mécanismes l’espace péripersonnel permet d’établir une zone tampon entre soi et le monde. Nous proposerons que, en prédisant les impacts potentiels, nous sommes mieux préparés à y réagir. Mais quelle réalité cet espace a-t-il d’un point de vue subjectif  ? Nous verrons que les objets perçus dans notre environnement immédiat nous apparaissent réels d’une manière différente que les objets lointains. Nous questionnerons alors le rôle du sentiment de présence dans l’immersion dans les mondes virtuels, mais aussi l’impact de sa perte dans le syndrome de déréalisation.

Des multiples bulles Dans certaines circonstances, lorsque vous faites la queue à la boulangerie par exemple, vous pouvez presque sentir le souffle des clients derrière vous, ce qui peut facilement vous mettre mal à l’aise. Pourquoi ? Ce ne sont pas des prédateurs, ils ne vous font rien, ils restent là, attendant leur tour comme vous. Ce sentiment avait pris une forme extrême pendant le début de la pandémie. Autrui était littéralement devenu une menace. Les règles sanitaires françaises nous encourageaient à rester à un mètre des autres. Beaucoup se sont plaints à l’époque d’une telle consigne, mais c’est étrange car

c’est là la distance spontanément adoptée dans les sociétés occidentales bien avant toute pandémie. La distanciation sociale est de fait une tendance naturelle que nous partageons avec tout le règne animal, de la sauterelle aux chevaux sauvages. C’est Heini Hediger, célèbre biologiste et directeur de zoo suisse e

au XX   siècle, qui a observé le premier ce phénomène. Afin de concevoir et construire un zoo, il faut une compréhension précise de la façon dont les animaux se comportent lorsqu’ils sont placés à proximité les uns des autres. Hediger a donc analysé systématiquement leurs réponses défensives. Il a ainsi découvert que l’espace autour d’un animal peut être divisé en zones, emboîtées les unes dans les autres, spécifiques à chaque espèce, et mesurables au centimètre près. Le cercle le plus à l’extérieur est appelé distance de fuite : si un lion est assez loin, le zèbre continue à paître, mais si le prédateur s’approche, il tente de s’échapper. Plus proche commence la distance de défense : passez cette ligne et le zèbre attaque plutôt que de fuir. Enfin, il y a la distance dite critique : si le lion est trop près, le zèbre n’a rien d’autre à faire que de se figer. Les différentes zones d’Hediger capturent la logique de l’escalade des menaces : plus un danger se rapproche, moins vous avez d’options. Un serpent à travers le champ vous donne le temps de réfléchir à ce qu’il faut faire  : le même à côté de votre pied nécessite une action immédiate. Comme le remarque Hediger de manière tristement lucide sur le sort de l’animal : Le but de son existence est la fuite. La faim et l’amour n’occupent qu’une place secondaire, puisque la satisfaction des désirs tant physiques que sexuels peut être différée alors que fuir l’approche d’un ennemi dangereux ne peut pas 1

l’être .

Nous ne sommes pas entourés seulement de prédateurs, pourrait-on répondre. Mais les animaux réagissent également différemment à leurs congénères selon leur proximité. Hediger distingue ainsi la distance personnelle (à laquelle la présence d’autres animaux est tolérable) et la distance sociale (à laquelle il faut être pour appartenir au groupe). Les êtres humains ne font pas exception à ce type de partition spatiale de leur environnement. Le psychologue social Edward Hall (1966) propose la classification suivante :   L’espace intime, dans lequel nous pouvons sentir la chaleur du corps de l’autre (jusqu’à 45 centimètres). L’espace personnel, dans lequel nous pouvons interagir directement avec lui (entre 45 centimètres et 1,2 mètre). L’espace social, dans lequel nous pouvons travailler ou nous rencontrer (entre 1,2 mètre et 3,6 mètres). Et l’espace public, dans lequel nous ne sommes en lien avec personne.   Hall conclut : Chaque animal est entouré d’une série de bulles ou de ballons de forme irrégulière qui servent à maintenir un 2

espacement approprié entre les individus . La psychologie sociale cherche à comprendre l’influence des différentes cultures sur ces «  bulles  » sociales, opposant par exemple celles d’Europe et d’Asie. Elle analyse aussi l’impact de cette partition spatiale sur la conception des espaces architecturaux. Nous sommes actuellement plutôt dans une mode de télétravail, où

nous sommes isolés, mais il y a peu de temps encore, la mode était à l’open space, un vaste bureau partagé entre différents postes de travail. S’intéresser aux différents types d’espace permet, par exemple, de déterminer quelle distance établir entre chaque poste. L’espace n’est considéré ici que dans sa dimension sociale mais nous ne sommes pas entourés seulement de lions, d’amis, de collègues ou d’inconnus dans le métro. Notre environnement est principalement constitué d’objets, de tables et de chaises, de livres et d’ordinateurs, de fourchettes et de casseroles. Qu’en est-il alors de la proximité de ces entités apparemment inoffensives  ? S’en approcher ne semble que peu nous perturber. S’il est vrai que nous tenir à quelques centimètres d’un étranger dans la rue nous semble désagréable, ce n’est pas le cas quand nous nous approchons d’un lampadaire. De même, toucher une personne ne nous fait pas le même effet que d’être en contact avec un meuble. Pourtant, le coin de la table peut nous faire mal si nous le cognons, la casserole peut nous brûler, et le couteau nous couper. Ce qui peut nous blesser ou nous mettre en danger ne se limite pas aux autres êtres vivants, et à un niveau non conscient, nous tenons compte de la nécessité de laisser une certaine marge de sécurité autour de nous. Le cerveau traite ainsi de manière différente notre environnement immédiat, qu’il soit occupé par d’autres agents ou par de simples objets. Espace intime, personnel, social ou péripersonnel, distance de fuite ou de combat, on peut finir par se perdre dans cette multiplicité de «  bulles  ». Combien en existe-t-il  ? Se recoupent-elles ou sontelles toutes distinctes  ? Notre environnement est-il vraiment fragmenté ainsi par notre cerveau sans que nous en ayons conscience  ? Car le fait est que d’un point de vue subjectif, nous avons l’impression de percevoir un monde unifié et continu. Il semble n’exister nulle frontière entre le proche et le lointain, entre le

livre à portée de main et celui rangé dans la bibliothèque de l’autre côté du bureau. Quel est alors le statut de ces « bulles » ? Ne sontelles que des constructions sociales, une classification artificielle  ? Ou reflètent-elles véritablement notre manière de voir, d’entendre et d’agir sur l’espace qui nous entoure ? Autrement dit, sont-elles des manières de concevoir le monde ou de le percevoir  ? Les neurosciences ont révélé que le cerveau représente notre environnement immédiat de manière unique, aussi bien au niveau sensoriel que moteur, et cela à un niveau très primitif, bien avant toute influence culturelle. La proximité, que cela soit d’un prédateur, d’un pair ou d’un simple objet, affecte la manière dont nous le percevons. Ce n’est pas une simple question de taille, l’objet paraissant plus grand quand il est près. Il existe une différence fondamentale : notre perception, qui a normalement pour fonction de nous informer sur le monde tel qu’il est ici et maintenant, se met à prédire ce qu’il sera bientôt.

Le cerveau : une machine prédictive Nous avons vu dans le chapitre 2 que l’anticipation de la douleur influence notre vécu corporel. J’ai mentionné à cette occasion une théorie récente en sciences cognitives selon laquelle le cerveau est une «  machine prédictive  », théorie certes intéressante mais qui a ses limites. Elle rejette la conception traditionnelle selon laquelle notre esprit n’est qu’un tendre morceau de cire sur lequel viennent s’imprimer les signaux provenant du monde externe. Cette image donne une vision faussée de la manière dont nous fonctionnons, nous attribuant le rôle de simples récepteurs passifs. En effet, notre perception du monde n’est pas une simple retranscription des

signaux envoyés par la rétine. L’information reçue est transformée et réorganisée à travers un certain nombre de filtres afin de l’interpréter de la manière la plus juste possible. Les théories dites prédictives vont encore plus loin. Elles affirment que nous percevons, non pas ce que nos sens nous disent, mais plutôt ce à quoi notre cerveau s’attend. Pensez à une discussion avec un ami proche. Ne vous estil jamais arrivé de pouvoir compléter ses phrases avant même qu’elles soient finies  ? Ou quand vous lisez, n’avez-vous pas l’impression de finir le mot sur la base des premières syllabes avant que les suivantes ne soient déchiffrées par vos yeux ? La perception du langage fait ainsi constamment appel à nos prédictions linguistiques qui permettent d’accélérer le rythme de notre compréhension. Un enfant qui apprend à lire n’en est pas encore capable, et c’est en partie pour cela que sa lecture est plus laborieuse. Les théories prédictives affirment que les prédictions jouent un rôle majeur non seulement pour le langage, mais de manière générale, à chaque étape et dans chaque domaine de notre architecture cognitive. Par exemple, si vous faites face à la mer, vous vous attendez à voir une étendue bleue. Selon cette conception du cerveau, le contenu de votre expérience visuelle exprime cette attente, et non les informations que vous recevez. Mais, pourrions-nous répondre, il arrive que le monde nous surprenne. Que se passe-t-il alors  ? Imaginez ainsi qu’en raison d’une marée noire, la mer se révèle avoir une tache de pétrole gigantesque. C’est là où les signaux visuels jouent un rôle  : ils servent à corriger nos anticipations erronées. Selon les théories prédictives, le défi principal auquel le cerveau doit répondre est d’anticiper suffisamment bien pour qu’il y ait le moins de corrections nécessaires.

À vouloir être trop générales, les théories prédictives deviennent problématiques. Comme on le verra bientôt, la notion de prédiction est importante, mais elle n’a pas à s’appliquer à tous les domaines et à tous les niveaux. Si véritablement l’objectif du cerveau est d’éviter les surprises autant que possible, alors autant s’enfermer dans une chambre noire sans aucune stimulation. Là au moins, nous aurions la garantie que notre environnement correspond à nos attentes. En outre, le système ainsi décrit semble assez redondant. Comme nous recevons de toute façon l’information issue de nos sens, pourquoi former en parallèle des attentes sur ce que nous allons percevoir  ? Autrement dit, pourquoi consulter les prédictions météorologiques quand il suffit de regarder le temps qu’il fait par la fenêtre  ? Et ce d’autant plus que ces prédictions ne sont pas gratuites : il y a un coût cognitif associé à toute activité mentale. On peut donc légitimement se demander si le mécanisme prédictif est aussi généralisé que l’affirme ce récent courant théorique. Pour compenser le coût, il faut un gain réel, l’économie du cerveau tendant en général vers l’équilibre. C’est  donc dans certaines situations seulement que nos attentes sont essentielles, lorsqu’elles nous permettent d’être mieux préparés. Nous n’avons pas besoin d’être prêts à voir la mer bleue, car cela n’aurait pas d’intérêt. En revanche, il peut toujours être utile d’être mieux préparés à ce qui va rentrer en contact avec nous. S’il y a un cas où la prédiction est cruciale, c’est dans la perception de l’espace péripersonnel. Nous allons maintenant voir la forme spécifique qu’elle prend dans ce contexte. Le neuroscientifique Giacomo Rizzolatti (Université de Parme) et ses collaborateurs ont été les premiers à trouver dans les années 1980 la preuve que l’espace péripersonnel était traité de manière 3

spéciale par le cerveau . Dans une série d’expériences avec des

macaques, ils ont découvert des neurones dont l’activité se déclenchait non seulement lorsque le singe était touché, mais aussi lorsqu’il voyait un flash lumineux près de son corps. Cela montre que le cerveau présume que ce qui est proche du corps peut être bientôt en contact avec lui, soit parce que l’objet bouge, soit parce que le sujet s’en approche. Autrement dit, il anticipe son contact potentiel. Le neuroscientifique Michael Graziano (Université de Princeton) 4

qualifie ainsi l’espace péripersonnel de « seconde peau  ». On trouve le même mécanisme prédictif chez l’homme. Le neuropsychologue Alessandro Farnè (Inserm, Lyon), pionnier dans le domaine, a ainsi démontré l’existence d’un curieux phénomène 5

connu sous le nom d’extinction visuo-tactile . Après un accident vasculaire cérébral de l’hémisphère droit, certains patients continuent à pouvoir détecter correctement un contact sur leur main gauche, sauf s’ils sont touchés simultanément sur leur main droite au même endroit : dans ce cas, ils ne ressentent plus rien à gauche. Étrangement, la même chose se produit s’ils voient juste un flash lumineux près de leur main droite. Le stimulus visuel détecté dans l’espace péripersonnel conduit le cerveau à anticiper un contact, et cette prédiction tactile du côté droit se retrouve alors en compétition avec la véritable stimulation tactile sur la main gauche, provoquant ainsi son extinction. De même, chez les sujets sains, entendre des bruits se produisant près d’une partie du corps peut perturber les 6

sensations tactiles . De nouveau, le même principe opère. Un bruit se rapprochant signifie que quelque chose risque bientôt de nous toucher et cette anticipation du toucher sème la confusion dans nos sensations. On constate une fois de plus la dimension multisensorielle des expériences corporelles. On voit aussi que dans certaines situations, la manière dont nous percevons le monde reflète non seulement ce

qui est présent, mais aussi nos attentes. Anticiper permet d’être plus rapide et de mieux traiter l’information au niveau sensoriel. Cela permet aussi de préparer une réponse motrice au plus vite, dans des situations où chaque milliseconde peut compter. Car si l’objet qui s’approche est en fait potentiellement dangereux, on n’a plus le temps de réfléchir et de considérer différentes options, il faut juste passer à l’action. On s’est ainsi aperçu que l’espace péripersonnel est principalement traité dans des aires du cerveau responsables des mouvements du corps. Leur stimulation électrique par des microélectrodes insérées directement dans le cerveau des macaques conduit le singe à agir comme s’il était menacé, à tressaillir, se tordre ou à lever la main comme pour écarter des dangers invisibles. Inversement, leur inhibition, qui les empêche de 7

s’activer, rend le singe inerte, sans réponse face aux menaces . Une procédure aussi invasive n’est pas possible chez l’homme mais les résultats en neuro-imagerie montrent un même lien étroit entre l’espace péripersonnel et l’action. Il ne faut pas croire toutefois que l’espace péripersonnel est seulement une zone minée, truffée de dangers. Il est également rempli d’enfants et d’amis, de chocolats et de framboises, de livres et de smartphones, toutes ces choses que nous aimons et que nous ne voulons pas éviter. Nous ne devons donc pas construire une frontière impénétrable autour de nous. Peu  importe ce que dit Hediger, nous devons aussi nous accoupler, cueillir des baies, et porter de l’eau à nos lèvres pour la survie de l’individu et de l’espèce. Même si l’espace péripersonnel a d’abord évolué pour l’autopréservation, ses mécanismes ont été recyclés pour tirer parti des opportunités dans l’environnement immédiat. Que nous esquivions une balle ou que nous l’attrapions, les mêmes mécanismes sont en jeu. Dans les deux cas, nous devons être prêts,

et pour être prêts, nous devons prédire ce qui nous attend. L’espace péripersonnel est donc crucial dans les interactions aussi bien positives que négatives. L’anticipation sensorielle est au service de l’action, et c’est pour cela qu’elle varie selon les capacités motrices. Si votre champ d’action s’agrandit, par l’usage d’un outil par exemple, vous fixez 8

alors les frontières de l’espace péripersonnel plus loin . Si vous ratissez des feuilles mortes dans votre jardin, vous les percevrez comme faisant partie de votre environnement immédiat, même si elles ne sont pas juste sous vos pas. À l’inverse, si vos capacités sont diminuées, par exemple si vous êtes plâtré pendant plusieurs 9

semaines, votre espace péripersonnel se rétrécit . Ainsi, la notion de proximité n’est pas définie de manière métrique : il ne s’agit pas des 30  centimètres qui vous entourent, sans considération du contexte. Elle dépend de ce que vous êtes capable de faire à l’instant présent. Elle dépend aussi de votre situation émotionnelle. Pendant la pandémie, on ne pouvait s’empêcher de noter des différences entre les individus. Certains avaient l’air terrifiés si vous étiez trop près d’un centimètre, tandis que d’autres semblaient rester indifférents, comme si de rien n’était. Si vous avez une personnalité anxieuse, vous sentez le monde vous envahir plus facilement et vous vous donnez plus de temps pour réagir. Vous aurez donc tendance à placer plus loin de vous les limites de ce que vous 10

percevez comme votre environnement immédiat . Le contexte social joue aussi un rôle et vous percevez différemment les objets qui vous entourent selon que vous êtes en compagnie d’une personne en qui vous avez confiance ou non. Ainsi, l’espace péripersonnel ne correspond pas à une région objective de l’espace avec une frontière stable et bien définie. Il constitue au contraire une région subjective, celle que vous vous

représentez comme étant directement pertinente pour vous. Il porte les traces de ce que vous avez rencontré. Votre espace péripersonnel grandit et se rétrécit en fonction de votre entourage et de vos émotions. On peut le concevoir comme un ballon de baudruche, se dilatant ou se dégonflant selon votre humeur et votre tempérament.

Immersion, présence et réalité virtuelle Qu’en est-il des environnements virtuels  ? Votre avatar peut-il tolérer la proximité d’autres avatars beaucoup mieux que vous ne tolérez la proximité d’autrui dans la vie réelle  ? L’un des principaux défis de la réalité virtuelle est d’induire l’illusion d’être présent dans le nouvel environnement, tant au niveau subjectif que comportemental. Cette illusion est notamment mesurée par des questionnaires qui évaluent à quel point on éprouve le «  sentiment d’être là ». Un de mes amis, Gaspard Giroud, fondateur de la société Mira, a créé une copie virtuelle de la ville de New York dans laquelle on peut se déplacer. J’ai ainsi pu me retrouver sur les gargouilles du Chrysler Building, à près de 300  mètres de haut. J’avais parfaitement conscience de me trouver dans son bureau, mais quand il m’a demandé de faire un pas en avant, je n’ai pas réussi. Je me sentais au bord du précipice vertigineux et je n’arrivais pas à me forcer à avancer, comme si j’étais vraiment là-bas. Savoir que tout cela n’était qu’une illusion ne suffisait pas à annuler ce sentiment de présence. Sur le sommet du Chrysler, j’ai ainsi fait l’expérience de ce que le professeur Mel Slater (Université de Barcelone) appelle l’illusion de lieu  : j’avais l’impression être dans l’endroit représenté

par l’environnement virtuel et de partager un espace commun avec les objets virtuels. J’avais aussi l’impression que tout cela était réel, d’une certaine manière, et c’est pourquoi je n’arrivais pas à avancer 11

d’un pas. On parle alors d’illusion de plausibilité . Par le sentiment de présence qui lui est associé, la réalité virtuelle se distingue d’autres formes de représentations picturales comme les tableaux, les photographies ou les écrans de téléphone et d’ordinateur. Prenons la peinture du Cri de Munch. Le tableau est là à deux pas de vous, mais vous n’avez pas l’impression que l’homme qui hurle est à vos côtés et qu’il vous suffirait de vous retourner pour voir ce qui le bouleverse. Il n’y a nulle connexion spatiale entre votre corps et ce que vous voyez représenté et vous n’avez pas l’illusion qu’il est réel, en trois dimensions et que vous pourriez passer derrière et le voir de dos. Ce n’est que dans le trompe-l’œil que l’on peut confondre représentation et réalité. La légende veut ainsi que les raisins figurés dans le tableau du peintre de l’Antiquité grecque Zeuxis étaient tellement réalistes que les oiseaux venaient les picorer. Les très jeunes enfants peuvent encore peut-être se tromper en voyant leurs grands-parents sur Zoom ou autre plateforme, seul contact permis pendant un certain temps à cause du Covid-19, mais nous, les adultes, nous n’avions que trop conscience que ces visages sur l’écran n’étaient pas vraiment présents, et nous en souffrions. Comme le décrit le philosophe Mohan Matthen (Université de Toronto) : Votre espace s’arrête là où commence l’espace de l’objet représenté. L’image est là, juste devant vous, mais les 12

hommes qu’elle représente ne le sont pas .

Cela ne serait pas vrai selon lui que des images, mais aussi de l’horizon lointain : Notre compréhension des relations spatiales dans une chaîne de montagnes éloignées est probablement très peu différente 13

de celle des objets dans une image . Nous avons conscience que les cimes au loin sont réelles, mais elles nous semblent faire partie d’un autre monde que celui où nous nous trouvons, comme un paysage lointain peint. Ce n’est qu’avec notre environnement proche qu’il nous semble partager le même espace. Mais proche à quel point  ? Je propose ici d’opérer une distinction au sein du sentiment de présence, entre une présence visuelle et une présence tactile. La présence visuelle est liée à la notion d’accessibilité. Vous voyez aussi bien le phare que la lune, mais seul le premier vous paraît visuellement présent car vous savez pouvoir vous y rendre en suivant le sentier côtier, tandis que la lune reste hors limite pour le commun des mortels. Elle vous apparaît comme un tableau suspendu au-dessus de vous. La présence visuelle couvre une portion assez généreuse de notre environnement, mais elle n’a pas la même solidité, si je puis dire, que la présence tactile. La vision peut se laisser tromper par un mirage dans le désert ou un hologramme sophistiqué, et ce n’est qu’au moment où notre main cherche à recueillir l’eau tant attendue, ou qu’elle traverse l’hologramme, que nous prenons conscience de l’absence. Seul le toucher nous donne l’impression que les choses sont réelles. L’apôtre saint Thomas avait ainsi besoin de toucher le corps de Jésus ressuscité d’entre les morts pour se rendre compte de sa présence parmi les vivants et nous utilisons tous spontanément le qualificatif «  tangible  » comme synonyme de

« réel ». Le toucher a ce privilège unique de nous rendre le monde solide, et donc réel. Pour certains, dont le philosophe français Condillac (1754), le toucher est même le sens premier car il est le seul à nous donner un sens de la réalité de ce que nous percevons. En exerçant une pression sur le mur, nous sentons sa résistance et nous prenons conscience de son indépendance par rapport à notre volonté et de sa capacité d’agir sur nous. Le sentiment de présence tactile de notre environnement peut alors se définir ainsi  : il s’agit d’une prise de conscience de l’existence de quelque chose qui peut résister à nos efforts et qui peut avoir un impact sur nous. Ce sentiment est normalement donné par le contact direct avec l’objet, mais aussi par l’anticipation de ce contact quand l’objet est dans l’espace péripersonnel. Ainsi, lorsque je vois un serpent à côté de mon pied, je m’attends à ce qu’il m’attaque, et par-là même je deviens conscient de sa présence tactile. Mes attentes sont pour la plupart inconscientes, mais elles laissent une trace au niveau conscient avec le sentiment de présence  : je sens le serpent vraiment là, dans un espace qu’il partage avec mon corps, et je le sens susceptible à tout instant d’agir sur ce corps. La perception des objets à portée de main est en ce sens différente de la perception d’objets plus éloignés. Le sentiment de présence tactile était particulièrement frappant pendant les débuts de la pandémie avant que quiconque ne soit vacciné. La présence des autres quand ils se rapprochaient trop de nous semblait presque palpable. Même si nous n’étions pas en contact direct, nous «  sentions  » qu’ils étaient là, et qu’ils pouvaient nous contaminer. Revenons dans les mondes virtuels, où les seuls virus sont informatiques. La plupart des systèmes actuels se contentent d’utiliser des casques ou des lunettes, mettant ainsi l’accent sur la

dimension visuelle, mais il est important de ne pas négliger la dimension tactile. En effet, seul le toucher peut donner l’illusion que les objets qui entourent l’avatar sont réels. Les capteurs tactiles sont pour l’instant encore coûteux et d’un usage limité, mais il est d’ores et déjà possible d’avoir un avant-goût d’une immersion tactile complète grâce à cette capacité que nous avons d’anticiper l’impact de notre environnement immédiat. En percevant l’espace autour du corps de l’avatar comme un espace péripersonnel, il est possible d’avoir un sentiment de présence tactile de l’environnement virtuel.

Le syndrome de déréalisation :

se sentir coupé du monde Il peut être possible pour le monde virtuel de paraître réel, mais à l’inverse il est aussi possible pour le monde réel de ressembler à une simulation virtuelle. Nous avons évoqué dans les chapitres antérieurs le syndrome de dépersonnalisation, qui se caractérise par un sentiment généralisé de déconnexion, les  patients se sentant comme des observateurs extérieurs du monde, de leur corps, et de leurs propres états mentaux. On peut isoler au sein de ce syndrome ce que l’on appelle le symptôme de déréalisation. Les patients décrivent ainsi leur expérience : Je me sentais comme si j’étais presque entièrement séparé 14

du monde et comme s’il y avait une barrière entre lui et moi . Je me sens détaché et isolé du monde et de ses habitants. J’ai l’impression d’être dans une boîte en verre très épais qui

m’empêche de ressentir l’atmosphère. Parfois, c’est comme 15

regarder une image. Elle n’a pas de profondeur réelle . Je ne me sentais pas rêveur, mais comme si physiquement je n’étais pas tout à fait là. C’était comme si je regardais à 16

travers une vitre ou un écran de télévision . Les patients se sentent détachés de leur environnement, comme s’il ne les concernait pas, comme s’il ne les touchait pas, pourrionsnous dire. À leurs yeux, ils ne partagent plus le même espace. Plus rien n’est perçu comme proche, tout est devenu lointain. Cette impression est partagée par certaines personnes quand une migraine les frappe : Peu de temps après, ma vision devient « lointaine ». C’est un 17

peu comme voir le monde projeté sur un écran . Comment expliquer ces sensations  ? Le philosophe Alexandre Billon (université de Lille) considère qu’il s’agit là avant tout d’un 18

trouble de la conscience de soi . Selon lui, les patients ne parviennent plus à faire le lien entre ce qui les entoure et euxmêmes, comme si tous les événements, aussi bien physiques que mentaux, n’avaient plus de signification pour eux. L’un d’entre eux le formule ainsi : Ce n’est pas moi qui ressens. Je ne m’intéresse pas à ce que j’ai l’air de ressentir, c’est quelqu’un d’autre qui ressent 19

mécaniquement .

Si les patients ne parviennent pas à ressentir leurs expériences visuelles, auditives et corporelles comme étant les leurs, tout ce qui est représenté par ces expériences n’a plus aucune pertinence pour eux. Cela s’applique même à la douleur : ils peuvent avoir mal, mais cette douleur ne les affecte pas. Elle leur semble étrangère à eux. Une autre explication possible de ces symptômes donne un rôle primordial à la perturbation du corps propre. Le corps des patients souffrant de dépersonnalisation s’efface de leur conscience : Je n’ai pas l’impression d’avoir un corps. Quand je regarde en bas, je vois mes jambes et mon corps, mais j’ai l’impression qu’ils ne sont pas là, […] j’ai l’impression que je n’ai pas de 20

corps ; je ne suis pas là . Un tel sentiment de désincarnation peut conduire à perdre tout ancrage dans le monde. Afin de déterminer ce qui est proche ou lointain, encore faut-il savoir où se trouve son corps, ce qui suppose d’avoir conscience du fait même d’avoir un corps. Conscience corporelle et conscience péripersonnelle constituent en effet les deux faces d’une même médaille : on ne peut perdre l’une sans que l’autre s’évanouisse. Autrement dit, leur espace péripersonnel s’est vidé de tout contenu. Les conséquences du trouble du corps propre ne s’arrêtent toutefois pas là. Le sentiment de déréalisation n’affecte pas seulement l’environnement immédiat, mais tout objet perçu, qu’importe sa distance. En effet, si vous ne parvenez plus à faire l’expérience d’un «  ici  », il vous devient par là même difficile de prendre conscience d’un « là-bas ». Se produit ainsi un effet domino, la disparition mentale du corps a un impact sur l’espace péripersonnel, qui à son tour affecte l’espace plus lointain. L’individu

perd alors tout contact avec le monde, qui lui devient radicalement étranger.

Conclusion Nous avons vu que le maintien d’une zone de sécurité autour du corps met en jeu un mécanisme primitif qui résulte d’un mélange de prédictions sensorielles d’un futur immédiat et d’une préparation à l’action. Il peut sembler surprenant que malgré l’existence ancestrale de ces mécanismes, il nous semble si cruel et difficile de garder le monde à distance, comme nous l’avons appris récemment avec la pandémie. Pourtant, si l’histoire évolutionniste que j’ai décrite dans ce chapitre est vraie, nous devrions être experts en la matière. Pourquoi n’est-ce pas le cas  ? La réponse est simple. Oui, être entouré peut nous mettre mal à l’aise. Mais cela peut aussi nous rendre heureux. Parce que l’inverse revient à être isolé et la solitude en elle-même constitue un danger, même d’un point de vue évolutionniste. Si nous devions toujours garder le monde à distance, nous ne survivrions tout simplement pas. L’image en 2D sur un écran ne remplace pas le contact d’un être fait de chair et de sang. Dans notre rapport à autrui, le corps compte. Nous nous en doutions fortement avant, mais cela est devenu frappant pendant le confinement. Mais quel est son rôle exactement ?

CHAPITRE 9

Le corps des autres Maintenant qu’il est derrière nous, il est possible de concevoir le confinement de 2020 comme une expérience de psychologie sociale à grande échelle. Rappelons les faits. Pour beaucoup, nous nous sommes retrouvés à ne pouvoir sortir plus d’une heure par jour de notre domicile, à ne plus pouvoir rencontrer personne en dehors de notre foyer, et à être en télétravail de manière quasiment exclusive. Le résultat a été sans surprise  : nous avons éprouvé un sentiment d’isolement et de solitude. C’est là où le philosophe s’interroge, n’hésitant pas à questionner ce qui apparaît comme évident. Pourquoi avons-nous si mal vécu le confinement  ? Que nous manquait-il exactement  ? De trop nombreuses personnes étaient littéralement seules, mais ceux qui travaillaient passaient leurs journées au téléphone ou sur Zoom, brassant un grand nombre de gens à travers de multiples réunions et rendez-vous, pour finir avec des apéritifs et autres brunchs virtuels. Ils n’étaient donc pas en manque d’interactions sociales, pourrait-on dire. Ils n’avaient pas non plus attendu la pandémie pour passer au virtuel. Depuis quelques années déjà, nous ne communiquons que trop souvent par un nombre plus ou moins limité de caractères désincarnés sur Facebook, Twitter ou Instagram. Sans parler des textos qui remplacent les appels. Les réseaux sociaux nous ont permis de nous inscrire dans de vastes communautés qui dépassent de loin le cercle d’amis que nous rencontrons au quotidien, et ce nouveau mode de socialisation semble satisfaire une grande partie de la population. Comment comprendre alors notre frustration pendant la pandémie ? Notre isolement n’était en fin de compte que physique.

À cela, on pourrait répondre en citant le sentiment d’insécurité constant, les inquiétudes financières, la perte de contrôle sur nos vies et bien d’autres difficultés que le Covid a suscitées. Mais ce ne sont pas là les seules raisons. Il semble que ce qui nous manquait, c’était le corps des autres. Pourquoi ? Quel rôle joue-t-il exactement dans les interactions sociales ? Ces trente dernières années s’est développé un courant de pensée dit de la cognition sociale incarnée. Il s’oppose à une vision de la vie sociale sur le modèle des parties d’échecs, où l’on anticipe à cinq coups ce que fera l’opposant après une longue réflexion. Au lieu de cette approche intellectualiste, il place le corps au cœur de notre capacité à comprendre autrui. Mais en quel sens la cognition sociale est-elle incarnée  ? Ce n’est pas la première fois que nous rencontrons la notion d’incarnation dans cet ouvrage mais elle est particulièrement difficile à saisir dans le cas du rapport à autrui. On verra ainsi qu’elle recouvre des significations très différentes selon les auteurs et que son lien au corps reste souvent très flou, voire presque inexistant quelquefois. Est-ce à dire que les animaux sociaux que nous sommes pourraient se passer du corps, celui d’autrui, mais aussi du nôtre ? Non. Car rien ne saurait remplacer la présence physique des autres. Parfois, tout ce dont nous avons besoin, c’est simplement de savoir l’autre là, à nos côtés.

Incarné, mais en quel sens ? Les enseignants pendant l’année scolaire 2020-2021 se sont retrouvés confrontés à une question inhabituelle pour eux  : vaut-il mieux donner un cours en présentiel en portant un masque ou alors sur Zoom ou autre plateforme virtuelle, sans masque ? Les réponses

diffèrent. Pour ma part, j’apprécie de voir les visages de mes étudiants sourire ou réprimer un bâillement, afin d’évaluer leur compréhension et leur intérêt pour le cours. J’ai besoin de pouvoir les encourager lorsqu’ils prennent la parole en montrant des signes extérieurs positifs. Ne pas être dans la même salle qu’eux ne me paraît pas un grand sacrifice par rapport à ce que je gagne en communiquant le visage dénudé. Bien sûr, cela fonctionne tant que les étudiants ne sont pas trop nombreux et qu’ils jouent le jeu en allumant leur caméra. Malheureusement, avec la lassitude de l’enseignement à distance, cela fut de moins en moins le cas. Je finissais par parler à mon écran d’ordinateur, et non plus à des êtres humains. J’ignorais alors s’ils m’écoutaient ou s’ils étaient en train de faire autre chose. D’autres professeurs préfèrent ainsi le mode traditionnel. Qu’importe le masque, ce qui compte, c’est d’être ensemble. Si le visage est la partie du corps la plus expressive, ce n’est pas la seule. La posture peut aussi vous apprendre si l’autre s’endort ou s’il est attentif. Quant aux étudiants, quand on leur pose la question, la réponse varie. Lorsqu’ils connaissent déjà leurs camarades, ils ressentent moins le besoin de se retrouver dans une salle de classe et apprécient la communication démasquée, plus riche. Mais c’est difficile pour eux s’ils ne se sont jamais rencontrés, le lien n’arrivant pas à se créer uniquement sur la base d’interactions virtuelles. Maintenant, si je vous demandais lequel de ces deux modes d’enseignement est le plus « incarné », vous auriez peut-être du mal à répondre. Si le corps des autres était véritablement ce qui nous manquait pendant la pandémie, dans quelles circonstances en étions-nous le moins privés ? Lorsque nous pouvions voir librement leur visage  ? Ou bien lorsqu’il n’y avait aucun intermédiaire technologique entre nous ?

Considérons un autre cas. En 2010, des chercheurs ont recueilli les témoignages oraux des victimes de la tempête Sandy qui a fait des ravages considérables à New York et qui a coupé du monde nombre d’habitants. J’ai été alors invitée à la New School à New York pour parler de la connaissance du drame que nous pouvions avoir grâce à ces enregistrements. Pour les organisateurs de la conférence, ils nous permettaient un mode de compréhension « incarné » et ils espéraient m’entendre discourir sur l’importance du corps. Mais ils ont dû amèrement regretter leur choix de m’avoir donné la parole car je leur ai signifié qu’à mes yeux, les enregistrements n’avaient rien d’incarné. Avec le recul, je regrette ma réponse trop péremptoire et littérale, un défaut de jeunesse dirons-nous. Certes, ce n’étaient que de simples voix, dénuées de corps, figées sur un MP3 diffusé des mois plus tard. Certes, il n’y avait aucune possibilité d’interaction ou d’échange avec les victimes. Mais il faut reconnaître que ces témoignages exprimaient des émotions fortes, et qu’à travers eux, nous pouvions imaginer ce que les victimes avaient vécu. N’était-ce pas là aussi une forme d’incarnation ? Le problème ici est le manque de définition précise de cette notion d’incarnation qui a envahi les sciences cognitives  ces trente dernières années. À première vue, la cognition sociale devrait être dite incarnée si l’on est physiquement en présence du corps de l’autre, sans l’intermédiaire d’un ordinateur, d’un téléphone, d’un enregistrement ou autre. Mais ce n’est pas là ce que défendent les tenants officiels de la cognition sociale incarnée. Certains mettent l’accent sur la possibilité d’interagir avec l’autre, défendant une approche dite en deuxième personne. D’autres se focalisent sur la richesse et la profondeur de la connaissance d’autrui, et en particulier de son vécu affectif, défendant alors une approche dite en

première personne. Que vient faire alors le corps dans ces deux approches  ? Nul besoin d’un face à face pour interagir avec l’autre ou pour éprouver de l’empathie pour lui. Comme nous allons le voir, la notion d’incarnation dans ces théories est tellement ambiguë qu’elle finit par ne plus rien dire.

La cognition sociale Pour mieux comprendre ce qu’est la cognition sociale, commençons par l’expérience la plus classique en psychologie développementale, appelée la « tâche de la croyance fausse ». Elle a pour but de tester l’âge à partir duquel les enfants sont capables de se mettre à la place d’une tierce personne. Dans cette expérience, les enfants regardent un spectacle de marionnettes. Ils voient une petite figurine, Sally, qui met une bille dans son panier avant de quitter la pièce. En son absence, une autre marionnette, Anne, prend la bille et la place dans une boîte. Les enfants doivent prédire où Sally ira chercher sa bille à son retour, et pour cela, deviner ce qu’elle croit, et donc faire abstraction de ce qu’ils savent eux. Ils répondent correctement à partir de l’âge de 3-4  ans, indiquant le panier. Plus jeunes, ils montrent la boîte. Pendant longtemps, on a donc cru que la capacité de comprendre autrui ne se développait pas avant 4  ans. Cependant, une série d’études a bouleversé cette conception. Cette fois-ci, on ne pose aux enfants aucune question et on enregistre simplement la direction de leur regard. On s’aperçoit alors que leurs yeux se tournent bien vers le panier, et ce même si les enfants sont âgés seulement d’un an. C’est signe qu’ils sont capables à un certain niveau d’adopter le point de

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vue de Sally, qui est différent du leur . Cette découverte révèle que la capacité de comprendre autrui se développe de manière très précoce, elle serait même innée selon certains. La cognition sociale implique donc de comprendre l’autre, ses pensées, ses intentions, ses émotions, et ainsi de suite. Mais comment y parvenons-nous ? Il n’est pas toujours facile de savoir ce que nous pensons, mais il est encore plus difficile de le deviner pour les autres. Les indices directs à notre disposition sont limités : leurs propos, leurs expressions faciales, et leurs comportements. La connaissance intersubjective passe principalement par la perception du corps des autres. Pour les marionnettes, les informations se résument à leurs mouvements, mais dans la vraie vie, nous avons accès à beaucoup plus, et en particulier aux expressions faciales, aux intonations de la voix, et ainsi de suite. Le visage en particulier peut être conçu comme la fenêtre de l’âme. Les larmes et les sourires des autres semblent directement nous révéler ce qu’ils éprouvent. Tous les philosophes s’accordent donc sur l’importance de la lecture des signaux corporels pour comprendre autrui. L’harmonie entre eux s’arrête toutefois là, et très vite les discussions fusent quant à savoir si ces signaux sont suffisants, voire s’ils sont nécessaires. Pour comprendre les autres, il faut aussi connaître leur personnalité, leurs expériences passées, la situation dans laquelle ils se trouvent maintenant, et ainsi de suite. Néanmoins, les  défenseurs de la cognition sociale incarnée mettent le corps au premier plan pour accéder à l’esprit des autres. Cherchons maintenant à comprendre en quel sens.

Une approche en deuxième personne

Considérons d’abord la théorie dite de l’interaction proposée par le philosophe Shaun Gallagher. Il rejette l’approche dite en troisième personne très présente en psychologie développementale et en philosophie, qui est parfaitement illustrée par l’expérience de la croyance fausse. Il reproche à ce protocole expérimental de placer l’enfant comme simple observateur externe, ce qui fausserait les résultats selon lui parce que ce n’est que dans l’interaction que nous pouvons comprendre autrui. L’autre est un « tu » ou un « vous », et non un « il » ou un « elle ». On parle alors d’approche en deuxième personne. Interagir avec autrui implique des capacités et des pratiques spécifiques, qui ne peuvent se permettre d’être détachées, théoriques ou abstraites. Selon la théorie de l’interaction, nous ne cherchons pas à déchiffrer l’esprit de l’autre, à lui attribuer des intentions, des désirs ou des émotions  ; nous avons pour but de percevoir ce que son corps nous dit et de réagir en conséquence. L’objectif principal n’est donc pas de lire dans les esprits (mind2

reading), mais de lire dans les corps (body-reading) . La tâche de la croyance fausse en ce sens est artificielle, les participants restant des témoins externes de petites poupées dénuées d’expression faciale, sans possibilité d’avoir un effet sur elles. Il est vrai que dans de nombreuses situations, nous ne réfléchissons pas à ce que pense l’autre. Cela prendrait simplement trop de temps et nous pouvons rarement nous permettre un tel rythme, que nous soyons dans le cadre d’une simple discussion, d’une collaboration ou d’une compétition. Cela dit, l’absence de processus réflexifs conscients n’indique pas que nous n’interprétons pas le comportement des autres en faisant appel à des informations riches et variées sur la personne elle-même et sur le contexte. Le cerveau est une machine très performante, qui peut accomplir un tel exploit de manière rapide et inconsciente. En outre, si nous utilisions

seulement des signaux corporels sans chercher à les mettre en perspective avec une connaissance de la situation plus générale, nous ne pourrions pas aller très loin dans la compréhension de l’autre, et nos interactions seraient vouées à l’échec, comme le note justement le philosophe Alfred Schütz (1932) : Et si l’homme qui tient la poignée de porte ne la saisit pas pour fermer la porte, mais la tient simplement pour la réparer  ? Et si le chasseur ne visait pas du tout, mais regardait simplement l’animal à travers la lunette de son fusil  ? La compréhension par l’observation du comportement extérieur de l’autre personne ne suffit manifestement pas à 3

régler ces points . La simple perception des mouvements corporels laisse ouvertes un certain nombre d’interprétations possibles parce qu’il n’y a pas assez d’informations dans les actions perçues pour en comprendre les intentions sous-jacentes. De même, voir les expressions d’un visage ne nous permet pas de saisir la raison pour laquelle la personne est dans un tel état. Si je rougis, vous ne pouvez pas deviner si je viens de recevoir un compliment ou si j’ai honte d’une bévue. Ce qui explique le comportement d’autrui n’est pas disponible sur la base de la lecture de simples indices corporels uniquement. Gallagher reconnaît leur ambiguïté, et argumente en faveur d’une «  compréhension pragmatiquement contextualisée  ». Mais jusqu’où élargir le contexte à prendre en compte  ? Il peut être parfois nécessaire d’inclure des informations biographiques par exemple. En quel sens alors peut-on encore dire que la lecture du corps donne un accès direct à d’autres personnes, comme le prétend Gallagher ? Autrement dit, le corps ne suffit pas.

On peut même se demander s’il est nécessaire. Comme nous l’avons évoqué en introduction, de nos jours, la vie sociale est largement désincarnée, au sens où nous n’avons que peu accès aux corps des autres. S’envoyer des textos, poster des messages ou même s’appeler sans vidéo laisse peu de place à l’expression corporelle. Ce n’est pas pour rien que l’usage veut qu’on ajoute des émoticones ou qu’on abuse de points d’exclamation. Nous cherchons ainsi à compenser la froideur du texte. Le tempo même des discussions s’est radicalement transformé. Quand vous parlez avec un ami, les répliques se succèdent sans pause. Mais de plus en plus, les échanges se font textuellement, et même si vous tapez très vite, ils ne sont jamais aussi fluides qu’une conversation orale. À l’inverse, il est possible d’avoir accès à tous les indices corporels tout en restant un simple observateur. C’est le cas à chaque fois que nous regardons un film. À travers le jeu des acteurs, nous percevons leurs émotions, nous pouvons même les partager et pleurer avec eux, et ce même s’il nous est impossible d’interagir avec eux. Ou prenons l’exemple du métro. Nous sommes assis, n’ayant rien à faire pour passer le temps si ce n’est regarder les autres. Notre mode d’appréhension est alors littéralement incarné dans ce face à face et cette intimité forcée. Pourtant, ils ne restent que des étrangers avec qui nous n’échangeons pas même un mot. L’autre peut être aussi présent au sens corporel dans l’observation que dans l’interaction sociale. Si nous revenons maintenant à l’expérience de la croyance fausse, on s’est aperçu que les résultats ne changeaient pas si l’enfant était simple observateur ou acteur dans l’histoire. Notre capacité à comprendre l’autre ne se réduit pas à nos interactions. Pour conclure, la théorie de l’interaction porte bien son nom. Ce qui compte, c’est avant tout une approche en deuxième personne. Et

le corps dans tout ça ? Il semble que le body-reading, la lecture des signaux corporels, n’est ni suffisant (car ils demandent à être interprétés dans un contexte plus général), ni nécessaire (car nos interactions vont bien au-delà d’un simple face à face).

Une approche en première personne Considérons maintenant une autre version de la cognition sociale incarnée, qui cette fois-ci met l’accent sur une approche en première personne. Elle est défendue entre autres par le philosophe Alvin Goldman dans sa théorie dite de la simulation, qui affirme que nous 4

nous mettons à la place de l’autre pour le comprendre . En tant que professeure, il m’arrive périodiquement d’être angoissée avec mes étudiants lors de leur soutenance de thèse par une forme d’empathie. Je me mets à leur place, me rappelant ma propre soutenance, et je ressens alors ce qu’ils éprouvent. Ma perspective n’est pas celle d’une observatrice externe, en troisième personne, ni même en deuxième personne, mais bien en première personne, comme si j’étais eux. Ce qui compte alors, ce n’est pas le corps des autres, mais le mien, ce qu’il me signale sur ce que ressent l’autre. Cette approche en première personne est particulièrement frappante dans le cas de l’empathie, où nous faisons l’expérience de partager la même émotion que l’autre, mais elle se retrouve de manière plus générale, sans que nous en ayons même conscience. Plus précisément, nous prétendons –  sans même nous en apercevoir  – avoir les désirs, les croyances et les intentions de la personne et nous nous imaginons dans la même situation. Par exemple, si j’apprends qu’un étudiant a échoué à son examen, je

m’imagine dans quel état je serais alors. Ou si l’on reprend l’expérience de la croyance fausse avec Sally et sa bille, j’adopte sa perspective pour déterminer ce que je ferais à sa place. Je présuppose alors que l’étudiant, ou Sally, fonctionne comme moi et qu’il ou elle est dans le même état mental. Ce processus inconscient, dit de simulation mentale, n’est pas toujours parfait. Je peux par exemple croire à tort que l’étudiant est malheureux alors qu’en fait, il se réjouit de son échec qui lui permet d’arrêter ces études qu’il n’aimait pas. On parle ici de biais égocentriques, lorsque nous supposons que l’autre pense de la même manière que nous, ou connaît les mêmes choses. Un certain nombre de résultats en imagerie cérébrale confirment que nous utilisons en partie les mêmes aires du cerveau pour nousmêmes et pour autrui. Dans une étude, les participants observent une tierce personne respirer une odeur et faire la grimace. Même si eux-mêmes ne sont pas en contact avec le liquide clairement peu appréciable, la zone normalement associée avec la sensation de dégoût s’active dans leur cerveau, réfléchissant ainsi la réaction de 5

l’autre . On parle de « système miroir ». D’autres résultats montrent que l’expression «  j’ai mal pour vous  » doit être prise au sens littéral : savoir que l’autre souffre provoque une activité cérébrale en 6

partie similaire à celle que l’on trouve lorsque l’on a mal . Enfin, observer une action s’accomplir active les mêmes aires que lorsque l’on réalise soi-même le geste. Il existe ainsi des zones du cerveau communes qui représentent aussi bien autrui que soi-même. Après sa découverte il y a plus de trente ans, le système miroir a rapidement été considéré comme étant au cœur de l’intersubjectivité. Il a été pris comme la preuve ultime que la 7

cognition sociale est « incarnée  ».

On retrouve une fois de plus cette notion, qui revêt un tout autre sens cette fois-ci. En effet, elle fait référence à la manière dont nous représentons mentalement la vie interne d’autrui. Notre compréhension est dite incarnée car elle active les systèmes miroirs, que l’on retrouve pour les émotions, les intentions d’agir et les sensations corporelles. Les systèmes miroirs représentent autrui non pas de manière abstraite et détachée, mais en termes corporels. Prenons l’exemple d’un médecin. Il peut analyser ce que ressent son patient ou il peut se mettre à sa place, activant alors son système miroir de la douleur. Dans ce dernier cas, sa connaissance prendra une autre profondeur, qui englobe une dimension charnelle. Par cet ancrage dans le vécu de notre propre corps, nous gagnons une appréhension plus riche du ressenti de l’autre. Néanmoins, on ne peut s’empêcher de noter que la cognition sociale est incarnée en vertu d’activités du cerveau, ce cerveau que la cognition incarnée veut normalement détrôner en faveur du reste du corps. En outre, il ne faut pas se leurrer sur les vertus des systèmes miroirs. En premier lieu, l’aspect corporel reste limité. Même si l’on se focalise sur le cas de l’empathie pour la douleur, le plus incarné des exemples, les résultats en neurosciences montrent une activation seulement partielle des bases neurales de la douleur. Lorsque nous voyons un proche avoir mal, seule la dimension affective de la douleur entre en résonance, et non sa dimension sensorielle. Autrement dit, nous souffrons pour lui, mais cette douleur par empathie ne trouve pas d’ancrage corporel  : nous n’avons mal nulle part en particulier. Qu’importe qu’il se soit bloqué le dos ou qu’il se soit coincé le doigt dans une porte, notre expérience demeure la même. En ce sens, on pourrait presque dire qu’elle est désincarnée. De plus, la vie mentale ne se résume pas à nos réactions viscérales ou musculaires. L’activation des systèmes

miroirs ne nous informe pas sur les raisons des émotions ou des actions d’autrui. Nous le voyons accomplir un mouvement, ce geste active notre système moteur, mais nous ne savons pas pour autant pourquoi il fait cela. Imaginez qu’il prenne un couteau, est-ce pour couper une tranche de pain ou nous le planter dans le ventre ? Notre système miroir s’active, mais de la même manière dans les deux cas. Cela veut dire qu’il répond à l’acte de saisie, et non à l’intention qui est derrière. Comprendre autrui va bien au-delà d’un partage du ressenti ou des mouvements corporels. De nouveau, le rôle joué par le corps pour la cognition sociale semble minimal.

Un sentiment de présence charnelle Pour résumer brièvement, on a vu deux approches distinctes au sein du courant de la cognition sociale incarnée, toutes deux n’ayant en fin de compte un rapport que lointain avec le corps. Selon la première, le corps des autres nous donne accès à leur ressenti, mais ce qui compte avant tout, c’est de pouvoir interagir avec les autres, même sur un mode virtuel. Selon la seconde approche, notre corps tel que nous le représentons mentalement nous permet de partager leur vécu subjectif, et donc de le comprendre, mais ce qui est essentiel est notre capacité de se mettre à leur place. La cognition sociale ne semble incarnée que de manière anecdotique, l’implication charnelle étant loin d’être cruciale pour son succès. Mais si c’est le cas, pourquoi avons-nous tant souffert pendant le confinement ? La cognition sociale englobe de nombreux aspects de notre vie en société. La recherche expérimentale s’est principalement concentrée sur la manière dont nous parvenons à comprendre

autrui. C’est à ce niveau que l’apport des indices corporels est limité. Mais nous n’avons pas seulement besoin de savoir ce que nos proches pensent ; nous avons aussi besoin de simplement les sentir là avec nous. Pas besoin de les toucher, juste de les savoir à nos côtés, de partager le même espace. Pourquoi est-ce important  ? D’un point de vue évolutionniste, un environnement commun garantit de ne pas être tout seul à se défendre contre des prédateurs. Pour le jeune parent, cela permet de s’assurer que l’enfant est sous surveillance. C’est aussi important dans la mesure où, par exemple, le fait d’être physiquement ensemble assure la possibilité de travailler ensemble directement sans avoir à le planifier. C’est peut-être ce dernier aspect qui nous a le plus manqué pendant cette pandémie, l’absence de spontanéité dans la vie sociale. Nous pouvions certes organiser des déjeuners virtuels, mais ce n’était pas la même chose que de tomber sur un ami et de se joindre à lui. Nul besoin de réfléchir, d’anticiper ou de prévoir. La richesse de nos interactions est souvent dans ce qui se déroule entre deux rendez-vous. Nous organisons seulement le nécessaire, mais c’est dans le superflu, dans l’inattendu, que  les relations gagnent en profondeur. Or pour que ces heureux «  accidents  » se produisent, nous devons être physiquement proches les uns des autres. L’environnement commun nous regroupe, que nous le voulions ou non. C’est le principe de la colocation : si vous arrivez dans une ville où vous ne connaissez personne, le meilleur moyen de s’intégrer est de partager un appartement avec d’autres étudiants. Cela peut être quelquefois étouffant, mais c’est le meilleur remède contre la solitude. C’est aussi le principe de l’agora  de l’Antiquité grecque  : une place publique où tous se retrouvent pour pouvoir débattre librement. C’est enfin le principe des fameuses discussions

devant la machine à café  : dans ces discussions improvisées avec des interlocuteurs avec lesquels vous ne travaillez pas toujours directement se forme l’impression d’appartenir à une communauté. Un espace commun, certes, mais pourrait-il n’être que virtuel  ? Prenons l’exemple des jeux multijoueurs en ligne. Ils semblent effacer la distance  : les avatars sont proches, même si leurs propriétaires ne le sont pas. La magie de ces jeux est de faire tomber les frontières et de créer des communautés internationales. Qu’importe si les joueurs sont en France, aux États-Unis ou en Australie, ils rencontrent les mêmes obstacles, doivent affronter les mêmes monstres et peuvent s’échanger leurs ressources. Ils peuvent se combattre ou s’allier. Bref, on y retrouve toutes les apparences d’une vie sociale riche. Que demander de plus  ? Pourtant les parents dont les adolescents passent leur vie sur de telles plateformes virtuelles s’en plaignent et préféreraient les voir passer du temps avec leurs amis dans un café. Leur réaction est-elle seulement rétrograde, appartenant à une génération qui fonctionnait sur un autre mode ? Ou ont-ils en partie raison ? L’avantage du virtuel, mais aussi son inconvénient, est de créer un environnement protégé au sens où vous ne pouvez être physiquement blessé (ce qui n’empêche pas les blessures psychologiques malheureusement). Il permet ainsi aux individus plus réservés et timides d’interagir avec autrui sans pression. Il suffit de se déconnecter pour se libérer d’une situation inconfortable, et vous aurez beau vous faire hacher en mille morceaux par un géant, vous en sortirez sans une égratignure. Les comportements de votre avatar peuvent n’avoir que peu de répercussions pour vous en dehors des plateformes virtuelles. Ainsi, sur un site de rencontres, vous pouvez vous permettre beaucoup plus que si vous allez dîner avec la personne. D’une certaine manière, le virtuel est donc un

endroit plus sûr. Mais c’est aussi là son problème. Car dans la « vraie » vie, il y a des « vrais » dangers. On ne peut détacher les actions des conséquences qu’elles auront, et ces dernières peuvent avoir un impact positif ou négatif sur nos vies, mais elles nous laissent rarement intouchés. Je ne dis pas ici que les réseaux sociaux ne peuvent pas être sources de joie ou de souffrance, mais leurs effets sont avant tout psychologiques et non physiques. Or en mettant le corps entre parenthèses, comme nous le faisons à travers ces plateformes, tout prend une dimension différente. On en revient ainsi au sentiment de présence abordé au chapitre précédent. Dans le contact avec l’autre, il nous apparaît comme plus réel. Le Covid nous a forcés à limiter ces rencontres tactiles, même avec nos proches s’ils étaient à risque. Et cela nous a manqué. Il était alors intéressant de voir la créativité des tentatives pour se saluer. De manière peut-être surprenante, le simple fait de dire «  bonjour  » ne suffisait pas et beaucoup cherchaient des gestes «  sanitaires  » pour remplacer la poignée de mains, faisant appel à des parties inhabituelles du corps telles que le coude ou le pied. Ce qui comptait, c’était de toucher l’autre, comme si seul ce contact montrait que nous étions vraiment ensemble. Comme nous l’avons vu, il suffit d’être dans l’entourage immédiat de la personne pour faire l’expérience de ce sentiment tactile de présence. Il se décompose en plusieurs éléments. En premier lieu, nous avons conscience que l’autre est là, avec nous, littéralement à portée de main. Nous sommes ensemble, entourés par les mêmes opportunités, mais aussi par les mêmes menaces. L’espace commun donne aussi lieu à une perception commune : nous voyons et entendons les mêmes choses. Enfin, l’autre nous apparaît comme réel. Il n’est pas une image fantomatique en pixels ou une voix flottante dans nos oreilles. Il se présente dans toute sa matérialité

qu’aucune connexion de mauvaise qualité ne peut faire disparaître. Même si nous ne le faisons pas, nous savons que nous pouvons prendre la main de l’autre ou le serrer dans nos bras. Réciproquement, nous savons aussi qu’il peut nous toucher, nous étreindre ou nous blesser, mais que dans tous les cas sa conduite a le pouvoir d’affecter notre corps. On comprend mieux alors pourquoi les étudiants en première année qui n’avaient pas de cours en présentiel ont eu plus de mal que les autres. Leurs nouveaux camarades de classe et leurs professeurs n’existaient pas encore vraiment à leurs yeux car ils ne s’étaient encore jamais retrouvés dans la même salle. Les rencontres qui ne sont que virtuelles ne permettent pas de prendre véritablement conscience que l’autre existe indépendamment des interactions que l’on a avec lui. Nous le savons en théorie mais nous n’en faisons pas l’expérience. Ce n’est qu’en étant physiquement ensemble que nous gagnons ce sentiment. Ainsi, le corps ne nous aide pas à mieux comprendre autrui. Il nous donne simplement un accès expérientiel privilégié à son existence. C’est en ce sens limité que la cognition sociale peut être dite incarnée. Se sentir entouré, c’est d’abord et avant tout faire l’expérience du corps des autres. La proximité sociale se construit sur une proximité spatiale.

Conclusion Que cela soit seulement à travers leur regard ou plus directement dans le contact charnel, la présence des autres compte pour nous. Elle ne peut se contenter d’être virtuelle. Nous ressentons le besoin d’interagir avec des personnes incarnées, d’observer leurs réactions quand nous parlons, de les sentir

physiquement là, avec nous. Nous avons aussi besoin de spontanéité dans nos rencontres que seul un espace partagé garantit. Pourtant, maintenant que nous avons en partie laissé la pandémie derrière nous, beaucoup continuent le télétravail et les réseaux sociaux sont plus importants que jamais. Nous gardons donc en partie un mode désincarné d’interaction. Car en fin de compte nous nous sommes découverts assez doués pour fonctionner de cette manière. Nous avons appris non seulement la nécessité d’une présence charnelle, mais aussi ses limites et ses e

inconvénients. Comme le philosophe allemand du XIX   siècle Arthur Schopenhauer le résume, notre situation n’est pas différente de celle du porc-épic. Si nous sommes trop loin, nous risquons d’avoir froid et de finir seuls, mais si nous sommes trop proches les uns des autres, nous risquons de nous blesser. Par une froide journée d’hiver, un troupeau de porcs-épics s’était mis en groupe serré pour se garantir mutuellement contre la gelée par leur propre chaleur. Mais tout aussitôt ils ressentirent les atteintes de leurs piquants, ce qui les fit s’éloigner les uns des autres. Quand le besoin de se chauffer les eut rapprochés de nouveau, le même inconvénient se renouvela, de façon qu’ils étaient ballottés de çà et de là entre les deux souffrances, jusqu’à ce qu’ils eussent fini par trouver une distance moyenne qui leur rendit la situation supportable. Ainsi, le besoin de société, né du vide et de la monotonie de leur propre intérieur, pousse les hommes les uns vers les autres ; mais leurs nombreuses qualités repoussantes et leurs insupportables défauts les dispersent de nouveau. La distance moyenne qu’ils finissent par découvrir et à laquelle la

vie en commun devient possible, c’est la politesse et les 8

belles manières . Il existe ainsi une traction entre deux forces opposées, celle qui nous fait rester loin du monde et celle qui nous fait interagir avec lui, et nous devons trouver le bon équilibre. Maintenant plus que jamais, nous découvrons à quel point cette tâche est loin d’être facile.

Conclusion Qui suis-je  ? Je pourrais vous parler de ma famille et de la société qui me définissent en partie. Je pourrais aussi vous raconter mon enfance et les rencontres qui ont façonné la personne que je suis devenue. Je pourrais vous décrire ma personnalité, mes convictions, mes rêves ou encore mes craintes. Mais rien de tout cela ne vous permettrait de comprendre pourquoi et comment j’ai conscience de ce corps qui m’accompagne à chaque instant comme étant le mien. Je suis mon corps, pourrait-on me répondre, il est donc normal que je le reconnaisse comme m’appartenant. Cependant, comme nous l’avons vu tout au long de cet ouvrage, il n’y a là rien d’évident. Je peux perdre mon corps ou me perdre en lui, mais dans tous les cas, la conscience que j’en ai n’est que rarement en parfaite adéquation avec sa réalité. Le corps propre est en effet à la confluence de formes de perception diverses et variées, qui vont bien au-delà des cinq sens. La richesse des signaux délivrés et leur enchevêtrement n’en permettent pas une lecture directe. Ils requièrent une orchestration fine et adaptée aux besoins du sujet. Se construisent ainsi des modèles internes du corps qui intègrent au sein de structures communes toutes les sources d’information ensemble, prenant en compte non seulement les sensations, mais aussi les souvenirs et les attentes. Il n’est pas surprenant que ce processus puisse quelquefois conduire à des représentations déformées. Plus le modèle interne est simple, comme dans le cas du schéma corporel qui se focalise sur les informations utiles pour guider l’action, moins il y a de risque d’erreurs. Plus il subit d’influences multiples, comme dans le cas de l’image du corps qui est modulée par des facteurs

cognitifs, affectifs et sociaux, plus il risque de s’éloigner de sa véritable nature. Cela ne signifie pas que je pourrais m’approprier n’importe quel corps ou même objet. Ni que je décide quel est mon corps ou qu’il est le résultat d’une narration interne, d’une histoire que je me raconte sur moi-même. S’il existe une histoire à raconter, elle serait évolutionniste et cognitive. Elle commencerait par le besoin primitif de survie, qui passe par la préservation du corps. Elle continuerait avec les sensations de douleur, mais aussi de plaisir, qui lui donnent une signification affective unique. Elle décrirait les actions héroïques de ce corps toujours prêt à se protéger, mais aussi quelquefois ses égarements, qui peuvent le conduire à se retourner contre lui-même. Elle se ferait sur fond du bruissement perpétuel des signaux corporels, qui restent à l’arrière-plan de notre conscience la plupart du temps, mais sans lesquels nous ne pourrions fonctionner. Elle finirait de manière heureuse, le corps se retirant discrètement pour laisser la place à ce qui compte vraiment, nos proches, ceux qui le sont moins et le monde que nous partageons. Cette explication réductionniste de la conscience de soi corporelle peut déranger certains. J’explique la subjectivité par des processus cognitifs, qui sont eux-mêmes sous-tendus par des activations cérébrales. De quoi en froisser plus d’un. En objectivant ainsi la genèse du corps propre, ne suis-je pas en train de perdre ce que je cherche à comprendre, à savoir la subjectivité ? C’est là une difficulté fondamentale à laquelle doit se confronter toute théorie de la conscience de soi. Mais il faut aussi se poser la question connexe, à savoir quelles sont les alternatives. Rendre compte du corps propre en termes purement subjectifs  ? Ce n’est plus alors une explication, mais simplement une redescription. Accepter le mystère et se résigner à ne pouvoir expliquer la subjectivité, la laissant en

dehors du champ de la science ? Nous pourrions y être condamnés, mais seulement en dernier ressort, après avoir d’abord tout essayé. C’est ce que j’ai tenté de faire ici. Je n’ai pas cherché à éliminer le soi en partant en quête de ses origines, mais seulement à mieux le comprendre. D’autres pourraient protester que je ne laisse nulle place à autrui dans la genèse du corps propre. Ce n’est en effet pas dans nos interactions sociales que le soi se construit. Je ne nie pas pour autant l’importance des autres. Sans eux, la notion de soi n’a en effet que peu de sens. Elle ne peut se développer que dans sa différentiation du non-soi. C’est parce que j’ai besoin de garder la trace de mon corps au milieu de tous ces corps qui m’environnent qu’il doit m’apparaître comme étant le mien, à moi et à nul autre.

Lexique des troubles du corps propre Algodystrophie. Douleurs chroniques de type brûlure intense, associées à un gonflement et à une raideur dans les articulations touchées et à une diminution de la capacité à bouger, survenant souvent après une blessure, comme une fracture du bras. Syndrome d’Alice au pays des merveilles. Expérience hallucinatoire du corps déformé perçu comme plus grand ou plus petit qu’il n’est, fréquemment associée aux migraines. Allochirie. Incapacité à localiser correctement des stimuli sensoriels (tactiles, visuels ou auditifs), systématiquement attribués au côté opposé, survenant à la suite d’une lésion du cortex pariétal droit. Anorexie mentale. Trouble des conduites alimentaires, qui se manifeste par  un refus catégorique de s’alimenter normalement pendant une longue période, conduisant à une perte importante de poids. Anosognosie. Absence de prise de conscience de déficit moteur ou sensoriel (l’hémiplégie, par exemple, ou la cécité), survenant à la suite d’une lésion de l’hémisphère droit. Aplasie. Absence congénitale d’un ou de plusieurs membres. Asymbolie à la douleur. Perte de réponse motrice et affective à la douleur, suite à une lésion de l’insula. Autotopagnosie. Incapacité à localiser correctement les parties de son corps et les sensations corporelles suite à une lésion du cortex pariétal gauche. Syndrome de Cotard. Délire de négation du corps qui conduit le patient à croire que son corps est mort, qu’il se putréfie ou qu’il a

perdu tous ses organes internes. Dépersonnalisation. Sentiment de détachement et de déconnexion vis-à-vis du monde et de soi-même. Déréalisation. Sentiment que le monde n’est pas réel. Désafferentation périphérique. Perte du toucher et de la proprioception suite à une neuropathie qui atteint les nerfs. Dysmorphophobie. Perception déformée de son apparence. Expérience extracorporelle. Expérience hallucinatoire de voir son corps de l’extérieur. Extinction tactile. Perte de sensations tactiles sur le côté gauche uniquement quand le côté droit est simultanément stimulé, survenant à la suite d’une lésion cérébrale unilatérale. Syndrome de fatigue chronique. Trouble fonctionnel caractérisé par une fatigue persistante et inexpliquée qui dure, souvent associée à un sommeil non réparateur. Fibromyalgie. Trouble somatique fonctionnel caractérisé par des douleurs musculaires diffuses liées à une fatigue globale et à des troubles de la marche, que l’on ne parvient pas à expliquer totalement par l’atteinte des muscles ou des tendons ou par un problème osseux. Héautoscopie. Expérience hallucinatoire de voir un double de soimême. Syndrome d’hyperventilation. Trouble somatique fonctionnel caractérisé par la sensation d’avoir besoin d’inspirer de manière excessive par rapport aux besoins de l’organisme. Insensibilité congénitale à la douleur. Insensibilité à la douleur dès la naissance suite à un déficit du système nociceptif.

Syndrome de l’intestin irritable. Trouble somatique fonctionnel caractérisé par des douleurs abdominales et sensations d’inconfort, associées à une constipation. Intolérance environnementale idiopathique. Trouble somatique fonctionnel caractérisé par des douleurs diffuses, vertiges, fatigues, nausées et palpitations provoquées par certains facteurs dans l’environnement. Membre fantôme. Expérience hallucinatoire de la présence d’un membre non existant, le plus souvent à la suite d’une amputation. Syndrome de Ménière. Maladie de l’oreille interne qui se caractérise par des vertiges, des sifflements et une perte de l’audition. Négligence motrice. Sous-utilisation d’une partie du corps. Négligence personnelle. Déficit attentionnel du côté gauche du corps, à la suite d’une lésion du cortex pariétal droit. Toucher insensible. Perte des sensations tactiles associée à une capacité préservée du système moteur à utiliser les informations tactiles suite à une lésion du cortex somato-sensoriel. Trouble somatique fonctionnel. Présence chronique de symptômes qui  affectent la motricité volontaire ou les fonctions sensorielles, durables ou invalidants, entraînant une demande de soins dont le retentissement majeur contraste avec l’absence d’anomalie clinique ou paraclinique pouvant les expliquer entièrement. Somatoparaphrénie. Sentiment d’aliénation d’une partie du corps, à la suite d’une lésion du cortex pariétal droit. Xénomélie. Trouble identitaire relatif à l’intégrité corporelle. Désir d’amputation pour une partie de son corps.

Notes bibliographiques

Avant-propos 1. Merleau-Ponty M. (1945), Phénoménologie de la perception, Gallimard.

Partie I Le corps à l’arrière-plan Chapitre 1 L’évidence illusoire du corps 1. Mitchell S.  W. (1871), «  Phantom limbs  », Lippincott’s Magazine of Popular Literature and Science, 8, p. 563-569. 2. Vuilleumier P., Reverdin A., Landis T.  (1997), «  Four legs. Illusory reduplication of the lower limbs after bilateral parietal lobe damage  », Archives in Neurology, 54 (12), p. 1543-1547. 3. Schilder P.  (1935), The Image and Appearance of the Human Body, International Universities Press. 4. « Complete obsession », BBC, 17 février 2000. 5. Schilder P. (1935), The Image and Appearance of the Human Body, op. cit. 6. Blanke O.  et al. (2004), «  Out-of-body experience and autoscopy of neurological origin », Brain, 127 (2), p. 243-258. 7. Lenggenhager B., Tadi T., Metzinger T., Blanke O. (2007), « Video ergo sum  : Manipulating bodily self-consciousness  », Science, 317 (5841), 1096-1099. 8. Petkova V. I., Ehrsson H. H. (2008), « If I were you : Perceptual illusion of body swapping », PloS One, 3 (12), p. e3832. 9. Botvinick M., Cohen J.  (1998), «  Rubber hands “feel” touch that eyes see », Nature, 391, p. 756. 10. Tajadura-Jiménez A. et al. (2012), « The person in the mirror : Using the enfacement illusion to investigate the experiential structure of selfidentification », Consciousness and Cognition, 21 (4), p. 1725-1738. 11. James W. (1890), The Principles of Psychology, Henry Holt and Company. 12. Ricard M., Singer T. (2014), Vers une société altruiste, Allary Éditions.

13. Singer T., Engert V. (2019), « It matters what you practice : differential training effects on subjective experience, behavior, brain and body in the ReSource Project », Current Opinion in Psychology, 28, p. 151-158. 14. Damasio A. (1995), L’Erreur de Descartes, Odile Jacob. 15. Khalsa S.  S., Rudrauf D., Hassanpour M.  S., Davidson R.  J., Tranel D.  (2020), «  The practice of meditation is not associated with improved interoceptive awareness of the heartbeat  », Psychophysiology, 57  (2), p. e13479. 16. Engert V. et al. (2017), « Specific reduction in cortisol stress reactivity after social but not attention-based mental training  », Science Advances, 3 (10), p. e1700495.

Chapitre 2 Le corps qui interpelle 1. Melzack R., Wall P. D. (1983), The Challenge of Pain, Basic Books. 2. Dworkin S.  F. et al. (1983), «  Cognitive reversal of expected nitrous oxide analgesia for acute pain  », Anesthesia and Analgesia, 62  (12), p. 1073-1077. 3. Benedetti F.  et al. (2003), «  Conscious expectation and unconscious conditioning in analgesic  : Motor and hormonal placebo/nocebo responses », J. Neurosci., 23, p. 4315-4323. 4. Rainville P.  et al. (1999), «  Dissociation of sensory and affective dimensions of pain using hypnotic modulation », Pain, 82(2), 159-171. 5. Colloca L., Sigaudo M., Benedetti F.  (2008), «  The role of learning in nocebo and placebo effects », Pain, 136 (1-2), p. 211-218. 6. Ploghaus A. et al. (1999), « Dissociating pain from its anticipation in the human brain », Science, 284 (5422), p. 1979-1981. 7. Clark A.  (2013), «  Whatever next  ? Predictive brains, situated agents, and the future of cognitive science  », Behavioral and Brain Sciences, 36 (3), p. 181-204. 8. Van den Bergh O. et al. (2017), « Idiopathic environmental intolerance : A comprehensive model  », Clinical Psychological Science, 5  (3), p.  551567. 9. Pitron V. et al. (2019), « Troubles somatiques fonctionnels : un modèle cognitif pour mieux les comprendre  », La Revue de médecine interne,

40 (7), p. 466-473. 10. Danziger N. (2010), Vivre sans la douleur, Odile Jacob. 11. Bain D.  (2013), «  What makes pains unpleasant  ?  », Philosophical Studies, 166, p. S69-S89. 12. Klein C. (2015), What the Body Commands, MIT Press. 13. Ataria Y. (2015), « Dissociation during trauma : The ownership-agency tradeoff model  », Phenomenology and the Cognitive Sciences, 14  (4), p. 1037-1053. 14. Moseley G.  L., Gallace A., Iannetti G.  D. (2012), «  Spatially defined modulation of skin temperature and hand ownership of both hands in patients with unilateral complex regional pain syndrome », Brain, 135 (12), p. 3676-3686. 15. Matamala-Gomez M.  et al. (2019), «  Immersive virtual reality and virtual embodiment for pain relief », Front. Hum. Neurosci., 13, p. 279. 16. Romano D., Maravita A. (2014), « The visual size of one’s own hand modulates pain anticipation and perception  », Neuropsychologia, 57, p. 93-100.

Chapitre 3 Cartographier le corps 1. Lackner J.  R. (1988), «  Some proprioceptive influences on the perceptual representation of body shape and orientation  », Brain, 111, p. 281-297. 2. Brener J., Ring C. (2016), « Towards a psychophysics of interoceptive processes  : The measurement of heartbeat detection  », Philosophical Transactions of the Royal Society B  : Biological Sciences, 371  (1708), p. 20160015. 3. Kinsbourne M., Lempert H.  (1980), «  Human figure representation by blind children », The Journal of General Psychology, 102, p. 33-37. 4. Yoshimura A. et al. (2010), « Blind humans rely on muscle sense more than normally sighted humans for guiding goal-directed movement  », Neuroscience Letter, 471 (3), p. 171-174. 5. Kennett S., Taylor-Clarke M., Haggard P.  (2001), «  Non-informative vision improves the spatial resolution of touch in humans  », Current Biology, 11 (15), p. 1188-1191.

6. Stratton G.  M. (1899), «  The spatial harmony of touch and sight  », Mind, 8, p. 492-505. 7. Lackner J.  R. (1988), «  Some proprioceptive influences on the perceptual representation of body shape and orientation », art. cit. 8. Ramachandran V.  S., Blakeslee S.  (1998), Phantoms in the Brains, William Morrow Paperbacks. 9. Berti E.  et al. (1998), «  Anosognosia for motor impairment and dissociations with patients’ evaluation of the disorder  : Theoretical considerations », Cognitive Neuropsychiatry, 3 (1), p. 21-43. 10. Gadsby S.  (2019), «  Manipulating body representations with virtual reality  : Clinical implications for anorexia nervosa  », Philosophical Psychology, 32 (6), p. 898-922.

Chapitre 4 Multiplier le corps 1. Head H., Holmes H.  G. (1911), «  Sensory disturbances from cerebral lesions », Brain, 34, p. 102-254. 2. Gallagher S. (2005), How the Body Shapes the Mind, Oxford University Press. 3. Guariglia C., Antonucci G.  (1992), «  Personal and extrapersonal space  : A case of neglect dissociation  », Neuropsychologia, 30  (11), p. 1001-1009. 4. Coslett H. B. (1998), « Evidence for a disturbance of the body schema in neglect », Brain and Cognition, 37, p. 527-544. 5. Venneri A.  et al. (2012), «  Translocation of the embodied self without visuospatial neglect », Neuropsychologia, 50 (5), p. 973-978. 6. Paillard J., Michel F., Stelmach G.  (1983), «  Localization without content. A tactile analogue of “blind sight”  », Archives of Neurology, 40, p. 548-551. 7. Lippman C.  W. (1952), «  Certain hallucinations peculiar to migraine. Journal of Nervous and Mental Disease, 116 (4), p. 346-351. 8. Kammers M.  et al. (2009), «  The rubber hand illusion in action  », Neuropsychologia, 47 (1), p. 204-211.

Partie II Le soi dans tous ses états Chapitre 5 Ceci est mon corps 1. Bouillaud J.-B. (1825), Traité clinique et physiologique de l’encéphalite, ou inflammation du cerveau, et de ses suites, J.-B. Baillière. 2. Zingerle H.  (1913), «  Uber Störungen der Wahrnehmung des eigenen Körpers bei organischen Gehirnerkrankungen  », Monatsschrift für Psychiatrie und Neurologie, 34, p. 13-36. 3. Invernizzi P. et al. (2011), « What is mine ? Behavioral and anatomical dissociations between somatoparaphrenia and anosognosia for hemiplegia », Behavioral Neurology, 26 (1-2), p. 139-150. 4. Gandola M.  et al. (2012), «  An anatomical somatoparaphrenia », Cortex, 48 (9), p. 1165-1178.

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5. Invernizzi P. et al. (2011), « What is mine ? Behavioral and anatomical dissociations between somatoparaphrenia and anosognosia for hemiplegia », art. cit. 6. Gandola M.  et al. (2012), «  An anatomical account of somatoparaphrenia », art. cit. 7. Cogliano R., Crisci C., Conson M., Grossi D., Trojano L.  (2012), « Chronic somatoparaphrenia : A follow-up study on two clinical cases », Cortex, 48 (6), p. 758-767. 8. Gandola M.  et al. (2012), somatoparaphrenia », art. cit.

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9. Feinberg T.  E. (2009), From Axons to Identity  : Neurological Explorations of the Nature of the Self, W. W. Norton. 10. Sierra M.  (2009), Depersonalization  : A New Look at a Neglected Syndrome, Cambridge University Press. 11. Janet P., Raymond F.  (1898), Névroses et idées fixes, vol. 2., Félix Alcan.

12. Sierra M., Berrios G.  E. (2000), «  The Cambridge Depersonalisation Scale  : A new instrument for the measurement of depersonalization  », Psychiatry Research, 93 (2), p. 153-164. 13. Longo M.  R. et al. (2008), «  What is embodiment  ? A psychometric approach », Cognition, 107, p. 978-998. 14. Ehrsson H. H. et al. (2007), « Threatening a rubber hand that you feel is yours elicits a cortical anxiety response  », PNAS, 104  (23), p.  98289833. 15. Ehrsson H.  H. (2009), «  How many arms make a pair  ? Perceptual illusion of having an additional limb », Perception, 38, p. 310-312. 16. Lush P.  et al. (2020), «  Trait phenomenological control predicts experience of mirror synaesthesia and the rubber hand illusion  », Nature Communications, 11 (1), p. 1-10. 17. Cardinali L.  et al. (2009), «  Tool-use induces morphological updating of the body schema », Current Biology, 19 (12), p. R478-R479. 18. Yamamoto S., Kitazawa S. (2001), « Sensation at the tips of invisible tools », Nature Neuroscience, 4 (10), p. 979-980. 19. Lotze H.  (1888), Microcosmus  : An Essay Concerning Man and His Relation to the World, Scribner and Welford. 20. Botvinick M. (2004), « Neuroscience. Probing the neural basis of body ownership », Science, 305 (5685), p. 782-783. 21. Cardinali L. et al. (2021), « The toolish hand illusion : Embodiment of a tool based on similarity with the hand », Scientific Reports, 11 (1), p. 1-9.

Chapitre 6 Le garde du corps 1. Martin M. (1995), « Bodily awareness : A sense of ownership », in J. L. Bermúdez, T.  Marcel, N.  Eilan (dir.), The Body and the Self, MIT Press, p. 267-289. 2. Maravita A. (2008), « Spatial disorders », in S. F. Cappa, J. Abutalebi, J.-F.  Demonet, P.  C.  Fletcher, P.  Garrard (dir.), Cognitive Neurology  : A Clinical Textbook, Oxford University Press, p. 89-118. 3. Cole J. (1995), Pride and a Daily Marathon, MIT Press. 4. Interview dans Le Matin, 26 août 2008.

5. Kammers M. et al. (2009), « The rubber hand illusion in action », art. cit. 6. Romano D.  et al. (2014), «  Arousal responses to noxious stimuli in somatoparaphrenia and anosognosia : Clues to body awareness », Brain, 137 (4), p. 1213-1223. 7. Povinelli D. J., Reaux J. E., Frey S. H. (2010), « Chimpanzees’ context dependent tool use provides evidence for separable representations of hand and tool even during active use within peripersonal space  », Neuropsychologia, 48, p. 243-247. 8. Frances A., Gale L.  (1975), «  The proprioceptive body image in selfobject differentiation : A case of congenital indifference to pain and headbanging », Psychoanalytic Quarterly, 44, p. 107-126.

Chapitre 7 L’homme augmenté 1. Mitchell S. W. (1871), « Phantom limbs », art. cit. 2. Moseley L. et al. (2008), « Psychologically induced cooling of a specific body part caused by the illusory ownership of an artificial counterpart  », PNAS, 105, p. 13169-13173. 3. Melzack R.  (1990), «  Phantom limbs and the concept of a neuromatrix », Trends in Neuroscience, 13 (3), p. 88-92. 4. Murray C.  D. (2004), « An interpretative phenomenological analysis of the embodiment of artificial limbs  », Disability and Rehabilitation, 26, p. 963-973. 5. Maimon-Mor R. O., Makin T. R. (2020), « Is an artificial limb embodied as a hand  ? Brain decoding in prosthetic limb users  », PLoS Biology, 18 (6), p. e3000729. 6. Jacob F.  (1977), «  Evolution and tinkering  », Science, 196  (4295), p. 1161-1166. 7. Longo M.  R. et al. (2008), «  What is embodiment  ? A psychometric approach », art. cit. 8. Murray C.  D. (2004), « An interpretative phenomenological analysis of the embodiment of artificial limbs », art. cit. 9. Ibid. 10. Obhi S. S., Hall P. (2011), « Sense of agency in joint action : Influence of human and computer co-actors », Experimental Brain Research, 211 (3-

4), p. 663-670.

Partie III Autour de nous Chapitre 8 Le monde à distance 1. Hediger H.  (1950), Wild Animals in Captivity, Butterworths Scientific Publications. 2. Hall E.  (1966), The Hidden Dimension, Anchor Books (tr. fr. La Dimension cachée, Seuil, 1971). 3. Rizzolatti G.  et al. (1997), «  The space around us  », Science, 277 (5323), p. 190-191. 4. Graziano M.  (2018), The Spaces Between Us  : A Story of Neuroscience, Evolution, and Human Nature, Oxford University Press. 5. Di Pellegrino G., Ladavas E., Farné A.  (1997), «  Seeing where your hands are », Nature, 388 (6644), p. 730. 6. Canzoneri E., Magosso E., Serino A.  (2012), «  Dynamic sounds capture the boundaries of peripersonal space representation in humans », PLoS One, 7 (9), p. e44306. 7. Graziano M. (2018), The Spaces Between Us, op. cit. 8. Farnè A., Làdavas E.  (2000), «  Dynamic size-change of hand peripersonal space following tool use », Neuroreport, 11 (8), p. 1645-1649. 9. Bassolino M. et al. (2015), «  Dissociating effect of upper limb non-use and overuse on space and body representations », Neuropsychologia, 70, p. 385-392. 10. Sambo C.  F., Iannetti G.  D. (2013), «  Better safe than sorry  ? The safety margin surrounding the body is increased by anxiety », The Journal of Neuroscience, 33 (35), p. 14225-14230. 11. Sanchez-Vives M.  V., Slater M.  (2005), «  From presence to consciousness through virtual reality  », Nature Reviews Neuroscience, 6 (4), p. 332.

12. Matthen M.  (2005), Seeing, Doing and Knowing  : A Philosophical Theory of Sense Perception, Oxford University Press. 13. Ibid. 14. Dugas L., Moutier F. (1911), La Dépersonnalisation, Félix Alcan. 15. Sierra M. (2009), Depersonalization, op. cit. 16. Ibid. 17. Podoll K., Robinson D. (2008), Migraine Art : The Migraine Experience from Within, North Atlantic Books. 18. Billon A.  (2017), «  Mineness first  », in F.  de Vignemont, A.  Alsmith (dir.), The Subject’s Matter : Self-Consciousness and the Body, MIT Press. 19. Janet P.  (1908), «  Le sentiment de dépersonnalisation  », Journal de psychologie normale et pathologique, cinquième année, p. 514-516. 20. Sierra M. (2009), Depersonalization, op. cit.

Chapitre 9 Le corps des autres 1. Onishi K.  H., Baillargeon R.  (2005), «  Do 15-month-old infants understand false beliefs ? », Science, 308 (5719), p. 255-258. 2. Gallagher S.  (2001), «  The practice of mind. Theory, simulation or primary interaction ? », Journal of Consciousness Studies, 8 (5-6), p. 83108. 3. Schütz A.  (1967), The Phenomenology of the Social World, Northwestern University Press. 4. Goldman A. I. (2006), Simulating Minds : The Philosophy, Psychology, and Neuroscience of Mindreading, Oxford University Press. 5. Wicker B., Keysers C., Plailly J., Royet J.-P., Gallese V., Rizzolatti G. (2003), « Both of us disgusted in My insula : The common neural basis of seeing and feeling disgust », Neuron, 40 (3), p. 655-664. 6. Singer T., Frith C.  (2005), «  The painful side of empathy  », Nature Neuroscience, 8 (7), p. 845-846. 7. Gallese V.  (2001), «  The “Shared manifold” hypothesis  : From mirror neurons to empathy  », Journal of Consciousness Studies, 8  (5-7), p.  3350. 8. Schopenhauer A. (1851), Parerga et Paralipomena, Coda, 2005.

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Table Avant-propos Partie I - Le corps à l'arrière-plan Chapitre 1 - L'évidence illusoire du corps Un corps fantôme Un corps perdu Un corps échangeable Un corps silencieux Un corps en pleine conscience Conclusion Chapitre 2 - Le corps qui interpelle De la nociception à la douleur Placebo et nocebo Des douleurs fantômes Au-delà d'une simple perception du corps Le corps souffrant Conclusion Chapitre 3 - Cartographier le corps La proprioception Le toucher L'intéroception

Le sens de l'équilibre Se voir Un corps multisensoriel Un modèle interne du corps Mise à jour requise Conclusion Chapitre 4 - Multiplier le corps Schéma et image corporels : le couple maudit Un divorce Une réconciliation possible ? Conclusion

Partie II - Le soi dans tous ses états Chapitre 5 - Ceci est mon corps Un sentiment d'aliénation L'illusion d'appartenance Les outils : une extension du corps ? Conclusion Chapitre 6 - Le garde du corps Le corps ressenti Le corps qui agit Le corps qu'il faut protéger L'hypothèse du garde du corps Des objections possibles ? Conclusion Chapitre 7 - L'homme augmenté Membres surnuméraires et autres exosquelettes La stratégie de l'incarnation Le modèle de l'outil

Pirater le corps Une question qui reste ouverte Conclusion

Partie III - Autour de nous Chapitre 8 - Le monde à distance Des multiples bulles Le cerveau : une machine prédictive Immersion, présence et réalité virtuelle Le syndrome de déréalisation : se sentir coupé du monde Conclusion Chapitre 9 - Le corps des autres Incarné, mais en quel sens ? La cognition sociale Une approche en deuxième personne Une approche en première personne Un sentiment de présence charnelle Conclusion

Conclusion Lexique des troubles du corps propre Notes bibliographiques