Descartes, une politique des passions 9782130576235

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Descartes, une politique des passions
 9782130576235

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Delphine Kolesnik-Antoine

Descartes. Une politique des passions

Philosophies

Presses Universitaires de France

Philosophies

Sommaire

Collection fondée par Franr;oise Balibar,]ean-Pierre Lefebvre Pierre lvlacherey et Yves Vargas

et dirigée par Ali Benmakhlouf,]ean-Pierre Lefebvre Pierre-Fraw;ois Moreau

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lntroduction : Une politique infrouvable ?

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Humeurs gouvemées et humeurs gouvernanfes

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Le jeu de l'amour et de

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Une efficacité politique de la rhétorique ?

1~esfime

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Étudier la politique en physicien

141

Conclusion : Quelle politíque pour quel Descartes ?

15BN 978-2-13-057623-5

Dép6t légal-

1~

édition : 2011, avril

©Pres.es Un.iversitaires de France, 2011 6, ovenue Reille, 75014 Paris

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Introduction : Une politique introuvable ?

Dans l'histoire des idées politiques, la philosophie cartésienne a fait l'objet de réappropriations aussi déconcertantes que contrastées. De la réhabilitation nationaliste de !' auteur du Discours de la méthode par Charles Maurras dans son article « Idées franyaises et idées suisses », paru dans L'Action franfaise le 15 octobre 18991, a son réinvestissement par ((le fils du peuple », Maurice Thorez, dans son discours du 2 mai 1946, solennellement prononcé dans le grand amphithéátre de la Sorbonne a !' occasion du 350e anniversaire de Descartes 2 , tout et son contraire semble avoir été 1. « Tempora mutantur », remarque M. Youschkévitch,

1. Ibid., notamment le chapitre XV, (( D'une guerre mondiale i l'autre »,p. 315-316. L'ouvrage de F Azouvi cl6t le« cycle des variations du mythe » avec le discours de Thorez, (( dans ce lieu haute1nent symbolique qu' est le grand amphithéátre de la Sorbonne dont l'inauguration, le 5 aoút 1889, en présence du président de la République et. sous l' cril attentif de la vierge laique peinte par Puvis de Chavannes, avait donné lieu de la part du ministre de l'Instruction publique a cette belle envolée cartésienne : (< Dans l'air que respire tout homme civihsé, il y a quelque chose de la France. Ce n'est pasen vain qu'elle a donné au monde cette double révélation : le Discours de la méthode et la Déclaration des droits de l'homme » (Inauguration de la Nouvelle Sorbonne par M. le présídent de la République, le lundi 5 aoUt 1889, París, 1889, p. 42).

les savants de la période de la croissance du capitalisme étaient prets a reconnaí'tre le caractere révolutionnaire de la 1nathématique cartésienne, 1nais les savants bourgeois de l' époque des guerres impérialistes et des révolutions prolétariennes se refusent a reconnaítre des changements révolutionnaires meni.e en 111athématiques2 .

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1. Volume 9, p. 181-183. 2. p. 523 pour l'édition citée et p. 181 pour l'article d'A. Koyré.

Descartes. Une politique des passions

Introduction : Une_politique introuvable ?

Tout se passe ainsi cornrne si les idéologies venaient cornmander la lecture des textes, chacune renvoyant alors al' autre la responsabilité d' avo ir hypocritement travesti l' ceuvre originelle au gré de ses choix politiques. Cela a certainement quelque chose i nous apprendre sur Descartes. Mais rien ne nous dit pour autant que l' a:uvre de ce dernier soit bien porteuse d'un sens politique assignable. Dans l'histoire des idées, on pourrait ainsi cornparer les réfractions et déforrnations successives dont le cartésianisme a fait l' objet aux appropriations contrastées de la philosophie de Rousseau. A une différence fondamentale pres toutefois : Descartes, lui, n'a rien écrit qui ressernble i un traité politique. Et non seulement il n'a rien fait de tel, mais il a en outre théorisé a la fois l'impossibilité principielle de ce projet et l'incompétence absolue de tout particulier i statuer sur la chose publique 1 . Des considérations proprement théoriques justifieraient ainsi le caractere introuvable, done, d'une

certaine fayon, _9.Uvert i taus les possibles, d' du superbe est décliné aussi bien pour désigner Descartes, par ses adversaires, que p;u; Descartes, pour qualifier ces derniers. Mais surtout, il conI'ere immédiatement a l'acte philosophique et a son entrée sur la place publique, une portée politique. Gassendi en vient ainsi a désigner Descartes conune le « tyran des .esprits >>, et ce pour deux raisons : 1/ parce qu'il prétend prouver rationnellement ce qui ne saurait pourtant acquérir quelque certitude que ce soit que par la révélation ; 21 et parce qu'il a tellernent estimé ses raisonnernents qu'il les a considérés conune dignes d' étre recommandés voire irnposés tous les hommes. Or cette confiance arrogante

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)

a

1. Cette mutation s' opere a l'instigation -de Gassendi dans la Disquisitio Metaphysica et se manifeste dans la correspondance de l'automne 1645 avec Élisabeth. 13

Descartes. Une poli tique des passions

en la valeur de ses réflexions s' enracine non -dans une absence de sincérité de la part de.Descartes, rnais dans une méconnaissance de soi provenant d'un tr~p haut souci de la « reconnaissance », de la >. Mais d' apres Gassendi, Descartes se soucie trop de ce que l'on pourrait penser de lui, s'il reconnaissait cette incapacité, pour sel' avouer alui-meme e-ffectivement 1 .

Introduction : Une politique introuvable ?

Le rnensonge a soi, constitutif de la rnésestime de soi devient ainsi imputable a l'intégration, par le moi, d~ regard des autres sur luí. Le cogito est de part en part politique et surtout, incapable de « se faire justice a sdi...:.ínéme en reconnaissant ses perfections aussi bien que ses défauts »1• On peut bien súr faire l'analyse . inverse des argurnents que Descartes oppose a Voet, en relation avec la nécessité de préserver la concorde dans les Universités et dans les Provinces. Si la philosophie, plus encore la décision de faire entrer la philosophie dans ]'arene en publiant ses écrits, est éminemrnent politique (il serait aisé de retracer quelque chose comrne une stratégie de publication ou de non-publication de la part de Descartes, au gré d' événernents comrne la condanmation de Galilée2), cela signifie qu'il est irnpossible de négliger, dans son écriture n1éme et dans le souci de vulgarisation qui l'accompagne, la dimension persuasive d'une certaine rhétorique. Il ne s' agit pas de rernettre en question la prétention de l' écriture cartésienne a dire le vrai, soutenue par les commentateurs au nom du caractere index sui de l'évidence. 11 ne s'agit pas non plus de défendre

1. Le texte le plus significatif sur ce point se trouve dans la Dísquisitio Metaphysíca (Texte établi, traduit et annoté par Bernard Rochot, Paris, Vrin, 1962), l)oute 1 contre la VIe Médítation, article 2, p. 530: . 1. A Elisabeth, 6 octobre 1645, AT IV, 307-308. 2. Sur ce point, voir D. Kambouchner, (( L'horizon pQlitiJ]ue )), op. cit. C' est la troisieme partíe : « La philosophie comme force politique J> qui intéresse particulierement les développements présents.

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Descartes. Une politique des passions

Introduction : Une politique introuvable ?

l'idée d'une dissimulation intentionnelle de fette écriture, dans le dessein d'asseoir en réalité des theses contraires a celles qui sont explicitées 1. I;intérét de la position de Gassendi, telle gu'elle vient d'etre exemplifiée, est tres précisément de mettre au jour le caractere problématique de !' évidence, a la fois pour le sujet et pour ceux auxquels on prétend la dévoiler, done d' expliciter, par le cas de Descartes lui-meme, cette différence entre la conviction rationnelle et la persuasion psychologique dont Henri Gouhiei' a si bien exploité les mécanismes. On peut ainsi, comme Élisabeth, etre pleinement « convaincue )l par la distinction de l' ame et du corps mais résister a en etre (( persuadée )! ou, al'inverse et comme le souligne Gassendi concernant Descartes, confondre une simple persuasion reposant sur les motivations passionnelles subjectives, avec une conviction rationnelle partageable par les autres voire susceptible de leur étre imposél

La question essentielle de Descartes, de fayon de plus en plus insistante au fur et a mesure gu'il se heurte a l'incompréhension et aux critiques, devient ainsi celle-ci : comment utiliser les affects des lecteurs « types » auxquels il s'adresse (leur culture meme est traversée par ces affects) afin de mieux les persuader sans travestir la vérité 1 ? Peut-on forg~r l'opinion sans renoncer au vrai et sans sombrer dans la tyrannie des esprits ? Ces premieres considérations attestent suffisa1mnent de ce que, si une voire 1 et ceux qui, suffisamment modestes et humbles pour intégrer la nécessité d' etre instruits par d' au tres, finissent néanmoins par se cantonner dans une attitude suiviste incompatible avec la pensée personnelle. Reste un troisien1e type d' esprit, aussi rare que précieux au pays de la vérité. Il se caractérise au prernier 1. A Vatier, 22 février 1638, AT 1, 560. 2. AT VI, 15.

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Descartes. Une politique des passions

Humeurs gouvernées et humeurs gouvernantes

chef par le fait d'avoir eu plusieurs maítres et d'avoir « su les différences quí ont été de tout temps entre les opinions »1 , sur le plan théorique mais également pratique au sens o-U, dans les deux cas, les honunes se sont bien davantage laissés persuader par la coutume et par l' exemple que par la connaissance certaine. Mais ce qui peut étre efficace sur le plan pratique - une certaine « pluralité des voix », notamment pour fonder une morale > (AT VI, 1~. .

1. Discours de la méthode, 1, ÁT VI, 3. 2. Le texte complet que nous comn1entons J, in Theo Verbeek (ed.), Descartes et Regius. Autou.r de L'Explication del' esprit humain, Amsterdam, Rodopi,

« Studies in the History of Ideas in the Low Countries », 1994, p. 47-68. Sur la question des for1nes substantielles et de la relation entre physique et métaphysique chez Regius, voir les travaux décisifs de Desmond Clarke, notamment (( The Physics and Metaphysics of the Mind: Descartes and Regius )>, ín J. Cottingham and P. Hacker (eds.), Mínd, Method, and lvlorality. E'ssays in Honour ef Anthony Kenny, Oxford, Oxford University Press, 2010. 1. C'est en 1640 qu'il obtient la possibihté de donner des « leyons problématiques >> de physique et se lance dans les disputes qui mettent le feu aux poudres (sur la circulation du sang le 10 juin 1640 et sur la qualification de l'homme comn1e (( étre par accident >>le 8 décembre 1641). Sur toutes ces questions et sur la chronologie précise des événements, voir E-.J. Bos, The Correspondence between Descartes and Henricus Regius, op. cit. 2. Narration historique, in La Querelle d'Utrecht, op. cit., p. 120.

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Descartes. Une politique des passions

Humeurs gouvernées et humeurs gouvernantes

dans la situation fort délicate de devoir se distinguer

de cette philosophie, jusqu'alors, est ainsi rapportée a l' envie et ala haine qu' elle n' aurait pas manqué de susciter chez ses adversaires, pr&ts a ({ l' étouffer pour ainsi dire au berceau » afin de ne pas mettre en péril leur réputation et leur pouvoir 1. Dans la mesure ou ces passíons éclatent au grand jour, dans les écrits de Schoock et de Voetius et institutionnellement dans les différentes interdictions dont Regius est la victime, il n'y a plus a hésiter : il faut de toute urgence publier.

a la fois de ses adversaires officiels (Voetius et les scolastiques) et de celui aux cótés duque! il les a pendant si longtemps combattus, au point de lui etre assimilé. La Lettre apologétique aux magistrats d'Utrecht, rédigée en juin 1645 mais qui ne paraitra qu'en mars 1648, porte la trace de cette lourde ambiguité : Regius fut « le premier martyr » de cette philosophie, « bien que [Descartes] ai[t] vu depuis peu, par un livre qui porte son nom, que [Regius] en était plus innocent qu'[il] pensai[t] »1 . 31 Dans ce dossier, la discussion revet ainsi une portée éminemment politique. Ce sont la propension voire la complaisance de Descartes a installer la guerre dans les écoles qui sont mises en avant et que Descartes retourne, sans ménagement, contre ses adversaires. Mais parallelement, il prend le soin de décrire le type d' arme dont il se servira pour entrer en « résistance >'> 2 : la publication prochaine de « sa Philosophie », les Principia, sensée faire connaítre ses idées propres, faire éclater la vérité et apporter la paix3 • De fa~on tres significative, la non-publication 1. La QHerelle d'Utrecht, op. cit., p. 410. 2. Lettre J Dinet, op. cit., p. 138·: « [ ... ] j'ai eu peur que leurs machinations secretes ne pussent avoir quelque e:ffet et que mon repos n'en sou:ffrít davantage si je restais sur ma décision de ne pas publier ma philosophie au lieu de leur résister ouvertement ». 3. « Il n'y a pas de raisons pour craindre que [mes opinions] ne troublent la paix des écoles. Au contraire, puisque le nombre des controverses, par lesquelles tous les philosophes se tourmentent

les uns les autres, est si élevé que la guerre qu'ils se fant ne paurrait jamais etre plus véhémente, an ne saurait mieux faire pour rétablir la paix, paur les récancilier et paur repousser les hérésies qui se multiplient taus les jours i cause de ces contraverses, que de danner acces 3. des idées vraies ; Or que les miennes le soient, je l'ai déji prouvé. Une connaissance claire de celles-ci ótera done effectivement taut sujet de doute ou de dispute }) (Lettre a Dinet, op. cit., p. 140). 1. Voir notamment la Lettre d Dinet, op. cit., p. 137-138, dans laquelle Descartes relit l'itinéraire de ses publications, depuis le Discours, i la lumiere du sauci de se préserver des passions déléteres de ses adversaires; et la Lettre a Voet, op. cit., p. 339-340, oll l'envie est explicitement associée a la haine: {([ ... ]je vous dirai quelque chose de la philosophie que je suis en train de campaser, et que je me suis propasé de faire publier dans un au deux ans. Lorsqu'en 1637 j'en rendis ·publics quelques échantillons,j'ai fait tout ce que je pouvais pour prévenir l' envie a laquelle, sans d'ailleurs la mériter, je m'attendais [... ]. C'est également pourquai j'ai expressément déclaré, dans man Discours de la méthode, p. 66, que je ne voulais point quema philasophie fíit pubhée tant que je serais encare vivant )>. Descartes ajoute qu'il en serait resté li si taut cela l'avait (~ préservé de l' envie, ne fUt-c~ que partiellement. Or mes Essais n'ont pas été campris d.e beaucoup mais ont été examinés par plusieurs, et bruit s'est répandu qu'on y trouvaít des vérités qui n'avaient pas été publiées avant )).

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Descartes. Une politique des passíons

Dans un te! contexte, l'ajout d'une préface entiere

a!' édition franyaise des Principes a trois objectifs principaux: 1/ ramener a la « vraie )) philosophie les lecteurs égarés ; 21 préciser les contours de la elite philosophie suite aux incompréhensions ou, pire, a l'absence de réaction, devant la publication de l'éclition latine ; 3/ et bien distinguer cette vraie philosophie de celle avec laquelle on a le plus tendance a la confondre, par la faute méme de Descartes : celle de Regius. Cette incitation de tous les esprits a suivre le bon chemin était préparée, dans la Querelle d'Utrecht, par une opposition nouvelle entre la ou le « menu peuple »i « qui croit que leS livres sont meilleurs a mesure qu'ils sont plus gros) et qui toujours proclame vainqueurs ceux qui parlent le plus harcliment et le plus longtemps » ; et « les honnétes gens compétents )>) vraiment soucieux de rechercher la vérité 1• 11 reste amontrer cornrnent ]' anthropologie

Hurneurs gouvernées et hum.eurs gouvernantes

morale vient encore remplir les deux autres objectifs et fonder les considérations épistémologiques du corps meme des Principes. Dans le Discours, Descartes expliquait qu'il «ne dirai[t] ríen de la philosophie »1 , sinon qu'il d.cherait d' éviter toute présomption consistant a« espérer y rencontrer mieux que les au tres ». En bon Matamore, Don Quichotte ou Hercule de foire 2 , il prétendait ouvrir tout grand les fenétres de la cave ou les scolastiques aveugles étaient descendus pour le combattre plus a leur aise3 . La Lettre-Préface prend quant a elle pour objet d' étude essentiel cette Philosophie, en la reliant d' entrée de jeu a son utilité politique : [... ] e' est elle seule qui nous distingue des plus sauvages et barbares, et[ ... ] chaque nation est d'autant plus civilisée et palie que les homn1es y philosophent mieux; et ainsi [ ... ] c'est le plus

1. Voir notamment la Lettre a Dinet, op. cit., p. 149. On retrouve une typologie similaire dans la lettre a Mersenne du 7 déce111bre 1642, AT III, 598-599, oU il est encore question de Voetius : « [ ... ] je ne daignerai y répondre un seul mot, si je ne regardais que 1non propre intérét; mais pour ce qu'il gouverne le menu peuple en une ville oU il y a quantité d'honnétes gens qui me veulent du bien et qui seront bien aise que son autorité diminue, je serai contraint de luí répondre en leur faveur et j'espere faire imprin1er ma réponse aussitót que lui son livre ; car elle sera courte et son livre fort gros et si impertinent qu'apres avoir examiné les premieres feuilles et avoir pris occasion de li de lui dire tout ce que je erais lui devoir Jire, je négligerai tout le reste, comme indigne n1éme que je le lise l>.

1. AT VI, 8. 2. Nous reprenons ici les expressions de Denis Moreau dans son excellente introduction au Discours de la méthode (Le Livre de Poche, 2000, p. 63). Cette > (AT VI, 71).

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Humeurs gouvernées et humeurs gouvernantes

Descartes. Une politique des passions grand bien qui puisse étre en un État, que d'avoir.de vrais Philosophes1 • [Nous soulignons]

De « vrais » Philosophes) e' est-i-dire des esprits qui ne soient ni trop empressés, ni trop timides. La particularité de la Lettre consiste ainsi a déplacer, sur « ceux qui font profession d'étre Philosophes », la distinction des deux esprits auxquels les préceptes du Discours étaient en général supposés ne pas pouvoir s' appliquer. Dans l'histoire de la philosophie, Platon2 désigne ainsi l' esprit passif par excellence, celui qui s' est contenté de « suiv[re] les traces de son maítre, Socrate en n'ayant done, contrairement au voyageur du Discours, qu'un seul maitre. L' esprit de Platon a néanmoins une qualité, qui pourrait tempérer sa couardise par un zeste de témérité si le contenu de la vérité découverte n' était en lui-me1ne connoté par les caractéristiques du type opposé : il a eu l'honnéteté de reconnaitre qu'il n'avait ríen trouvé de nouveau. Le cas d' Aristote est plus complexe. Car il fut ala fo is un anthentique suiviste et un bel arrogant. Il a ainsi )>)

V

Il y eut done du prestidigitateur dans cet Aristote-lii, le souci de gloire et de réputation ayant tres vraisemblablement présidé a la mise sens dessus dessous, sous les séduisants atours de la nouveauté, de vérités pourtant anciennes et tres certainement fausses. Le propre d'un bon prestidigitateur étant de ne pas dévoiler les mécanismes des illusions produites, Aristote engendra logiquement bon nombre de disciples. On retrouve parmi eux les caractéristiques principales des deux naturels exclus du Discours : quelques-uns de ceux qui étaient pour le doute, l' étendaient méme jusques aux actions de la vie, en sorte qu'ils négligeaient d'user de prudence pour se conduire ; et ceux qui maintenaient la certitude, supposant qu'elle devait dépendre des sens, se fiaient entierement a eux.

1. AT IX-2, 3. 2. Pour ces consídérations sur Platon et Aristote, voir les pages 5 a 9.

Pour les memes raisons que l' on est davantage porté a adn1irer un fanfaron se targuant de nouveauté et présentant ses idées de maniere agréable qu'un naturel timide n' osant rien assurer de définitif et insistant sur la difficulté qu'il y a a découvrir la vérité, ce sont plutót les seconds disciples qui ont été suivis que les premiers. Parmi les philosophes ) on ne trouve ainsi que des sectateurs d'Aristote. Mais ils se réclament de motivations tellement diverses qu' Aristote lui-meme ne reconnaítrait plus ses idées. On a appliqué asa philosophie le meme príncipe de désordre que celui qu'il appliqua a celle de Platon. Dans les deux cas, c'est done au final le suivisme qui l' emporte. Mais il est

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eu moins de franchise [que Platon], et bien qu'il eut été de 20 ans son disciple, et n'eut point d'autres principes que les siens, il a entierement changé la fa~on de les débíter, et les a proposés conune vrais et assurés, quoiqu'il n'y ait aucune apparence qu'il les ait jamais estimés tels.

Descartes. Une politique des pass1:ons

animé dn souci de paraitre original pour Aristote et du souci de paraitre fidele i Aristote pour ses disciples. Non seulement la philosophie n'a pas progressé depuis ses origines, mais elle a engendré, par agglutinations successives des erreurs les unes aux autres, des « extravagances » de plus en plus préoccupantes. La conclusion est lapidaire : ceux qui ont le plus étudié « l' ancienne Philosophie >l sont aussi ceux qui 1 sont les (( moins pro pres a apprendre la vraie » Reste néarnnoins i régler un probleme de taille : comment excepter Regius de !'ensemble « vraie philosophie », alors que tout prétaitjusque-li al'y inclure sans réserve ? L' opération procede d'une focalisation graduelle sur !'esprit téméraire, d'abord par la reprise et par le déplacement de l'image du voyageur perdu dans la forét. Dans le Discours, l'image valait pour le sujet en quéte du vrai, done potentiellement pour tout lecteur. Dans les Príncipes, elle s'applique aux philosophes eux-memes, ou a ceux qui font profession d'étre tels et se perdent d'autant plus qu'ils ont le sentiment de « bien philosopher »2 . Dans le Discours surtout, l'image servait a mettre au jour les dangers de l'irrésolution (si l' on marche tout droit, méme si ce n'est pas le bon chemin, on finira toujours par sortir). Ici, elle sert a montrer qne si !' on part avec de mauvais principes, plus on avancera, plus l. Jbid., p. 11. 2. !bid., p. 9.

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Hurneurs gouvernées et humeurs gouvernantes

on se perdra. Elle met done en avant les dangers de la précipitation et de la prévention, en les reliant a la question du fondement des connaissances. Or il s'agit bien, par contraste avec la tradition antérieure, d'ouvrir la philosophie sur un progres. La l ou les « neveux » se voient ainsi confier la tache de poursuivre la chaíne des déductions des vérités par la réalisation d' expériences nouvelles, en suivant le Maí:tre mais sans manquer les étapes et en procédant toujours en leur nom propre. La particularité de Regius est précisément d'avoir profité de sa réputation de suiviste pour, au nom de Descartes, proposer hativement sa philosophie propre et venir tout gater. Ce faisant, il a pris le risque, considérable, d'insinuer le doute li oU Descartes l'avait banni et d' empecher tout suivisme efficace, c' esta-dire autonome et fondé sur de bons principes, ceux de la « vraie » philosophie 1 . Ce tempérament 1. Le passage complet est situé en AT IX-2, 19 : «Je sais bien qu'il y a des esprits qui se hitent tant, et usent de si peu de circonspection en ce qu'ils font, que, méme ayant des fondements bien solides, ils ne sauraient rien bátir d'assuré ; et pource que ce sont d'ordinaire ceux-1.1 qUi sont les plus pro1npts a faire des Livres, ils pourraient en peu de temps giter tout ce que j'ai fait, et introduire l'incertitude et le doute en 1na fa~on de philosopher, d' o U j' ai soigneusenient táché de les bannir, si on recevait leurs écrits comme nllens, ou comme remplis de nies opinions. J'en ai vu depuis peu l'expérience en l'un de ceux qu'on a le plus cru me vouloir suivre, et méme duquelj'avais écrit, en quelque endroit, "que je m'assurais tant sur son esprit, que je ne croyais pas qu'il eut aucune opinion que je ne voulusse bien avouer pour núenne" [le texte se trouve dans la Lettre a Voet, p. 385 de 35

Descartes. Une politique des passions

présomptueux et habile, soucieux de s'attribuer le premier la renommée d'une philosophie plusieurs fois annoncée dans les polémiques, ne pourra done en rien éteindre les feux allumés dans les différentes Universités. Il participera, au contraire, i la création d'autres foyers, que ses adversaires eux-memes ne se priveront pas de raviver pour mieux combattre Descartes, en son nom propre. Au final, la typologie des philosophes permet ainsi de distinguer : 1/ des esprits présomptueux qui en guident d'autres mais sont en réalité soumis a leurs propres passions (le désir de gloire et de reconnaissance pour Aristote et . Regius), sur la base d'un mensonge aux autres voire i soimeme. Dans les deux cas, les memes vérités sont reprises d'un maitre pour étre désordonnées et paraitre originales, Regius profitant de la renommée de Descartes alors qu' Aristote construit la sienne centre celle de Platon. Ce mélange de suivisme et de présomption constitue certes un double défaut, mais il ouvre aussi une porte de sortie, en tout cas pour ceux qui leur succedent ; 21 des esprits suivistes se distinguant certes entre eux (Platon disciple de Socrate, les disciples d' Aristote et l'édition de Theo Verbeek, op. cit.] : car il publia l'an passé un Livre, intitulé Fundamenta Physicae [sic], oU, encore qu'il semble n'avoir rien mis, touchant la Physique et la Médecine, qu'il n'ait tiré de mes écrits, tant en ceux que j'ai publiés que d'un autre encore imparfait touchant la nature des animaux, qui lui est tombé entre les mains, toutefois, i cause qu'il a mal transcrit, et changé l' ordre 1>, etc.

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Humeurs gouvernées et humeurs gouvernantes

peut-étre, si Descartes ne réagit pas publiquement, les disciples futurs de Regius, qui croiront suivre Descartes lui-méme). Il faut souligner ici le point commun, irnplicite dans ce texte, entre les deux types de disciples d' Aristote et les « suiveurs >> potentiels de Regius. Car les écrits de ce dernier soulignent !'incapacité de l'honune a connaitre avec évidence la nature des choses métaphysiques (l'áme et Dieu) et, corrélativement, l'enracinement sensoriel de toute connaissance ici-bas. Méme s'ils ne s'appliquent pas aux mémes objets dans les deux cas, ce sont done bien le doute et la définition de la certitude qui sont en cause a chaque fois, done le fondement méme de la philosophie. Au total, ceux qui ont jusqu 'alors fait profession d' étre philosophes semblent done plus éloignés de la vérité que les esprits dont le bon sens n' est pas encare perverti par une somme de préjugés. A!'instar du Discours, Descartes insiste sur l' égarement encare plus grand des présomptueux, par rapport aux suivistes. Mais par contraste avec le Discours, il dénonce ici leur influence dangereuse pour la paix, dans les écoles et dans la cité. L'insistance, fondamentale dans cette Lettre-Préface, sur l'utilité de la vraie philosophie, non seulernent en termes de confort de vie sur le plan matériel et moral, mais surtout d'un point de vue politique1, done sur l'intéret fondarnental qu' elle 1. > qui fait approuver chacune d' entre elles, une vie durant, a la raison, mais « ne se doit appeler passion, parce qu'il est né avec n.ous >> 1 , Descartes répond ainsi en termes de variabilité de ces hurneurs et de nécessité, pour chacun d' entre nous, de travailler a rn.ieux se connaítre et a se (( faire justice a soi-meme »2 . Denis Kambouchner propose a ce titre, s'agissant du généreux, une explication particulierement éclairante : si la définition de la générosité cornrne « humeµr » n' est pas plus explicitement affirmée qu'elle ne l'est dans l'article 159, ou Descartes insiste sur la constance de cette derniere 3 , e' est en raison de la « particuliere dépendance qu'il faut concevoir au titre de l'humeur entre la disposition de l'áme et celle du corps», dépendance qui s'avere beaucoup plus circonstancielle dans la passion, ou elle peut en outre étre provoquée par une pensée de l' árne seule 4 • 21 Il faut done en condure a l'inverse que si Descartes y recourt tres explicitement pour désigner une certaine catégorie d'hommes, c' est parce l. 13 septembre 1645, AT IV, 289. 2. 6 octobre 1645, AT IV, 307. 3. (AT XI, 450). 4. L'Homme des passions, op. cit., t. 2, p. 286.

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Descartes. Une politique des passíons

Humeurs gouvernées et humeurs gouvernantes

que dans certaines circonstances données, o-U ceux-ci s'apparentent davantage J. une masse qu'J. U11 ensemble d'individus libres, ils se comportent comme des animaux plus que coi:nme des étreS rationnels. A la dimension 'proprement physiologique de la théorie des humeurs, qui ancre ces dernieres dans une certaine naturalité1, il faut ainsi en ajouter une autre, propre cette fois aux passions. De fas:on tout a fait constante, Descartes relie en effet ces dernieres au trajet des esprits animaux dans le nerf de la sixieme paire, qui les spécifie par rapport a taus les autres sens, particulierement aux au tres sens intérieurs 2 . Or, en vertu d'une institution naturelle dont nous pouvons mettre au jour les effets sans toutefois en comprendre les raisons, ce nerf a également pour fonction d' extérioriser, sur le visage de celui qui en est la proie, la passion qui !'anime. Descartes le souligne par exemple a propos de !'estime et du mépris de soi, dans l'article 151 du traité des Passions de l'dmi':

.. J le mouvement des esprits qui les cause, est alors si manifeste, qu'il change méme la nllne, les gestes, la dérnarche, et générale1nent toutes les actions de ceux qui coni;:oivent une meilleure ou plus 1nauvaise opinion d'eux-1né1nes qu'a l'ordinaire.

1. Dans la lettre á Meyssonnier du 29 janvier 1640, AT III, 20, Descartes va jusqu'a relier explicitement certaines qualités d' esprit la composition de la glande pinéale. Elle est ainsi encon1brée d'especes sensibles« surtout en ceux qui ont l'esprit hébété : car pour les esprits fort bons et fort subtils, je erais qu'ils la doivent avoir toute libre a eux et fort mobile )). Mais il ne relie pas" cet encombrement a un état inné de la glande. 2. Sur ce point, voir notre Hom_n1e_,e_ar__tisien, Rennes, PUR,

' Sans que cette communication soit ontologiquenlent fondée comme elle le sera chez Malebranche1, cet air ou ces manieres produisent, chez ceux qui les observent, un phénomene de contagian que Descartes ne se prive pas de souligner, par exemple dans la lettre a Élisabeth du lO mai 1647 ou il dénonce, en des termes comparables a ceux qui sont utihsés contre Voetius, les calomnies du théologien Revius : Je connais l'humeur des personnes de ce pays, et cambien ils réverent non pas la probité et la vertu, mais la barbe, la voix et le sourcil des théologiens, en sorte que ceux qui sont les plus effrontés, et qui savent crier le plus haut, ont ici le plus de pouvoir (conune ordínairement en taus les États populaires), encare qu'ils aient le moins de raison.

11 faut done bien se résoudre a reconnaítre, en chacun des hommes, l' existence de « penchants », d' > ou d' « inclinations » sous-tendant en puissance les décisions qu'ils sont amenés aprendre et l'élection des personnes qu'ils sont amenés a suivre2 .

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2009, p. 49-52 et p. 104-110. 3. AT XI, 445. 42

l. L'Homme cartésien, op. cit., p. 104-110. Malebranche réinvestit la découverte, par le médecin. anglais Thomas Willis, du nerf « de la huitien1e paire )) reliant le cerveau aux expressions du visage, pour fonder sa théorie entierement mécanique de la contagian de l'air. 2. Dans la quatrien1e partie de la Lettre d Voet, J)escartes dénonce ainsi la pédanterie et l'arrogance des faux-savants en 43

Descartes. Une polítíque des passíons

Humeurs gouvernées et humeurs gouvernantes

3/ Une premiere nuance décisive est cependant i apporter ici. Car Descartes n' en conclut jamais, conune le fera notamment Malebranche, i une contagion collective nécessaire, en vertu de ces différents enracinements physiologiques. I1 ne théorise pas non plus l'idée d'une manipulation des passions de la foule par un orateur susceptible de détenir du mécanisme de ces dernieres une connaissance suffisante pour les déterminer. Tout au plus ce dernier détient-il un pouvoir sur ses propres r~présentation_~, pour susciter en lui les effets physiologiques et les manifestations extérieures des passions dünt il entend __ animer en retour l'auditoire. Tout au plus parvient-il an' etre lui-meme touché par cette passion que {( dans l' extérieur » de son ime. En toute rigueur (et ce geste est déji lourd de sens), Descartes s' approche seulement du point qui peut faire basculer la détermination mécanique d'un certain type d' esprit vers une détermination psychologique nécessaire, aussi bien en !'ame du prédicateur (qui finit par se mentir i lui-meme en se persuadant qu'il

est vraiment animé par le souci de dire la vérité, et pas du tout par le souci de sa renommée), que dans celles des membres de l'auditoire, qui détiennent toujours la possibilité individuelle de ne pas acquiescer. Denis Kambouchner le montre parfaitement s'agissant du texte-clef de la IV section de la Lettre a Voet. Ce qui est excité par le prédicateur en !'ame de chacun des individus composant cette « foule dévote » n'est en effet pas toute l'émotion dontl'áme est capable, mais seulement « le rnouve1nent intérieur, cette émotion quasi physique qui reyoit ici le nom de commotio »1. et qui incite l'ime a certaines actions sans toutefois l'y contraindre absolument. Pour que ces commotiones se transforment en de vérjtables affectus, il faut en outre que !' áme y adhere, leur donne son assentiment (assensus). De meme que Desca_rtes se refuse a enraciner définitivement la générosité dans une humeur, il s' atta che done, dans ces textes mémes ou il souligne le plus fortement la dimension animale d' une certaine catégorie d'hommes (qui peut désigner chacun de nous dans une situation donnée), i ouvrir la possibilité d'un détachement et d'un parcciurs personnel : la ferme et constante résolution de bien user de son libre arbitre, qui caractérise en propre le généreux doit aussi

l' ünputant a de tels (( penchants )) : (( [ ... ] ce qui contribue le plus a les rendre tels, e' est le caractere. Les lecteurs [y] puisent selon leur caractere, semblables l' abeille ou l' araignée, qui du suc des fleurs retirent, l'une son miel, l'autre son venin. C'est ainsi que l' étude rend meilleurs et plus éclairés ceillc qui sont portés au bien, plus méchants et plus sots ceux qui n'ont de penchant que pour le mal. Et l'une des marques les plus certaines qui puissent servir ales distingue[ les uns des autres, ce sont les ouvrages qu'ils pré-ferent, chacun cherchant toujours le livre qui a le plus de rapport avec son caractere )).

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1. « U~e politique des passions J>, in Denis Kambouchner, Descartes et la phílosophíe morale, Paris, Hermann, 2008, chapi-

tr.e VII, p. 241-243 pour le présent raisonnen1ent.

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Descartes. Une poliúque des passions

Humeurs gouvernées et humeurs gouvernantes

E:tre, « ou du moins pouvoir étre, en chacun des autres hormnes » (nous soulignons) 1• Mais alors que dans la Lettre-Préface aux Principes, il rappelait l' enracinement anthropologique de tout parcours théorique, il demeure que dans ces différents textes polérniques il souligne surtout a que! point l'ignorance - du peuple cormne du prédicateur - en vient a cautionner une forme d'animalit'é en l'homme. C' est done également du cóté de l'áme qu'il faut rechercher la cause de cette présomption et . de ce suivisme exaspérants. Sur quoi une telle ignorance repose-t-elle ? 41 Ce qui caractérise cette « turba » bien prompte ase laisser séduire par un prédicateur véhément est le décentrement de soi, en l' occurrence, de ses pro pres défauts, par la focalisation voire la création imaginaire de défauts en autrui. Le pieux besoin de ha!r et de mépriser le vice se trouve a la fois satisfait et projeté en ces personnes puissantes que les horrunes sont d'ordinaire les plus portés a envier, sans cependant etre autorisés a le manifester. L'autorité du prédicateur vient cautionner cette jalousie mJtinée de haine et redorer illusoirement le blason d'un moi dégradé qu'aucune autorité bien intentionnée ne vient somni_er de se regarder salutairement lui-mE:me 2 . Par

contrecoup, cette estime infondée vient renforc.er le prédicateur dans l'amour de lui-meme, dans sa méchanceté et dans sa présomption 1 . Le prédicateur donne l' exemple d'un pouvoir ala fois efficace et pervertí, ·soucieux d' exploiter les humeurs plaisantes des parties d'un tout considéré en masse afin de rehausser sa place propre dans ce tout. Il ne sert done pas

1. Passions de l'áme, article 154, AT XI, 447. Voir égalen1ent l'arricle 49 des Passions de l'áme, AT XI, 367-368. 2. Voir notarmnent cet extrait : « Et sans doute e' est une grande consolation pour une mulritude (turba) qui n' est pas mauvaise mais ignorante, de pouvoir quelquefois pieusement mépriser les 46

plus puissants : tout ce qu' elle fait al'instigation d'un tel homme, ou i son exemple, elle le tient en effet pour un acte de piété. Elle entend dire par ses disciples combien de livres il a écrit, et cambien de victoires il remporte dans ses disputes contre toutes sortes d'adversaires : elle ne peut douter qu'il ne soit tres savant, car elle ne sait rien discerner des choses dont il s'agit. Et ainsi la violence 1nétne de ses sermons, son audace a bl>3 ) sait compatir avec les affligés et « avoir de la bonne volonté pour un chacun )) mais .sans etre pour autant, en son intérieur, atteint des maux dont souffrent ces inconstants 4 .

Du coté du prince 1/ Parce que les hommes sont beaucoup plus généralement enc!ins a méconnaítre leurs défauts que leurs perfections et a faire de la haine du défaut des autres un prompt prétexte pour s' octroyer des perfections imaginaires, un -exces d'humilité ne peut sans do u te s' avérer aussi nuisible, pour le prince et pour ceux qu'il est censé gouverner) qu'une présomption démesurée. Mais le risque, i se montrer trop « timide >) ou insuffisamment « franc », est de se perdre avec sa patrie) « a faute de hasarder son bien et sa fortune pour sa conservation >) 1 . Le bon prince est done celui qui est eapable, sans rechercher en ce domaine une impossible 1. Élisabeth i Descartes, 28 ~ctobre 1645, AT IV, 324. 48

1. A Élisabeth, 6 octobre 1645, AT IV, 308-309. Il s'agit tres précisément de « savoir si ceux qui rapportent tout i eux-memes ont plus de raison que ceux qui se tourmentent pour les autres >>. 2, Élisabeth i Descartes, 13 septembre 1645 et 30 septembre 1645, AT IV, 288-290 et 301-304. 3. Passions de l'áme, article 152, AT XI, 445. 4. Passions de l'áme, article 187, AT XI, 469-470. 49

Descartes. Une politique des passíons

Idéalement car C011l11le le rappelle a plusieurs reprises la princesse Élisabeth, la personne qui gouverne est toujours représentative, elle aussi, d'un certain ternpérarnent ou un certain caractere1, qui n'a pas nécessairernent la constance de l'hurneur généreuse. Dans la droite lignée de la tradition médicale antérieure et de la rnode qui prévaut au rntrne mornent outre-Manche 2 , la mélancolie qui tourmente la princesse se spécifie ainsi par une prédominance de bile naire sur les trois autres hurneurs composant le sang (le sang pur, la lymphe et la bile jaune). Et si cette prédorninance se caractérise bien par une certaine constance, comme dans le cas du généreux, elle n' a néanmoins pas les mtmes répercussions en l'ime, qu' elle rend beaucoup trap sensible, en son intérieur, aux maux et aux sou:ffrances extérieures. Éhsabeth en vient ainsi a tellement compatir aux sou:ffrances 1. Ces deux termes sont synony1nes lorsqu'ils renvoient i la prédorninance constante d'une des quatre hun1eurs composant le sang sur les trois autres. Ils ne définissent done pasen eux-n1émes un déséquilibre voire une cause de maladie, mais une norme individuelle de santé que chacun devra apprendre a connaítre et asurveiller. Le problen1e d'Élisabeth n'est done pas d'étre mélancolique, mais de l'étre d'une fa n1élancolique, parce qu'elle s'accompagne de manifestations physiologiques telles que ce sont les possibilités memes de penser et de gouverner qui sont mises en péril. Pour ne pas disparaitre dans le tout ou disparaítre pour de bon, Élisabeth doit travailler a se faire justice a [elle-] meme )) et a maintenir en son ame (
de tirer au blanc, c' est-a-dire de pratiquer la vertu ; elle « fait

[ ... ] fort désirer »la vertu. Autrement dit, elle ne la représente pas seulement cornrne une peifection, mais aussi comme une valeur, que l'hornme a intéret a rechercher et a posséder. Quelque parfaite qu' elle soit, aucune moral e ne peut en effet étre utile aux hommes, c' est-a-clire a la fois exigeante et praticable, si elle ne sait pas se faire désirer d' eux, si elle n' est pas attentive aux moyens de ,. 31 En fondant cette regle dans l'expérience, Descartes entend ainsi faire désirer cette prudence au plus égolste et au plus calculateur des hommes. I: argumentation se clot logiquement sur la mise au jour de la contradiction intrinseque de celui qui prétend servir son intér2t propre en bafouant le bien commun. Car a l'arrivée, c'est lui-meme voire lui seul qui sera pénalisé. 11 ne s' agit plus tant de donner a l'homme l' envíe d' etre vertueux que de lui o ter celle d' erre méchant, en se pla¡:ant sur le terrain meme de l'adversaire :

davantage a des prédicateurs habiles qu'a d'authentiques généreux. 11 faut done les motiver a faire le bien de leur peuple en leur montrant a que! point une telle préoccupation. sert leur intér2t particulier et 1n2me leur place, de fait privilégiée, au sein du tout qu'ils composent avec lui. Li encare, plusieurs réseaux argumentatifs peuvent 2tre mis au jour. On en retiendra deux. 1/ Tout d'abord, l'idée selon laquelle l'expérience elle-m2n1e donne raison i Descartes, contre Machiavel, ou bien a la suite de ce que soutient tres localement Machiavel, par exemple dans le chapitre XIX du Prince : « Satisfaire le peuple et le tenir content t>, vers un objet ala fo is bon en lui-méme et immédiatement profitable pour nous. Il y avait dans ce cas précis une adéquat:ion entre la perfection et la valeur de 1' objet considéré : la vertu, qu'il s'agissait ala fois de faire aimer et de faire estimer comme personnellement bonne, pour la lui faire aimer, par l'homme.

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Le jeu de l' amour et de l' estime

mayen de conquérir une place enviable dans l' espace des valeurs qui préside au déreglement de l' amour en soif de possession et en désir de reconnaissance. En quoi l'usage courant de cette possibilité, dont l'homme dispose librement, d' attribuer une valeur aux choses, détermine-t-il alors J' espace public ? Quelles sont les caractéristiques collectives de la passion du jugement de soi-méme ? 1/ Les articles 157 et 159 des Passions de l'áme1 distinguen! les diverses formes de l' orgueil et de l'humilité vicieuse apartir de l'injustice des causes pour lesquelles on s' estime ou se méprise. Dans les deux cas, autrui est considéré comme le moyen de me procurer un bien dont je ne peux pas me passer : la flatterie pour ceux qui confondent la gloire usurpée et le mérite authentique, ou J' argent pour celui qui prétexte ne pas avoir l'usage entier de son libre arbitre pour légitimer ses dépenses outrancieres. En déterrninant l' amour, l' estime crée ainsi une dépendance a l' égard d' autrui au sens large et transforme J' autre homme en mayen que l'on a tout intérét a« abaisser)) en tant que partie d'un tout qu' on compase avec lui : Car tous les autres biens, comme l'esprit, la beauté, les richesses, les honneurs, ayant coutume d'étre d'autant plus estimés qu'ils se trouvent en moins de personnes, et méme étant pour la plupart de telle nature qu'ils ne peuvent étre communiqués aplusieurs, cela fait que les orgueilleux t.ichent d'abaisser tous les autres hommes, et qu'étant esclaves de leurs

l. AT XI, 448 et 450. 75

Descartes. Une politique des passions

Lejeu de l'amour et de ['estime

désirs, ils ont l'áme incessamn1ent agitée de Haine, d'Envie, de Jalousie et de Colere 1

eux-memes, ils s'admirent, et qu'ils s'estirnent ou se méprisent selon qu'ils jugent que ce qui leur arrive est i leur avantage ou pas 1 •

La logique de !'estime injuste ou de !' opinion viciée de la valeur de soi, des autres et des choses, est ainsi une logique de l'instrumentalisation d'autrui au service du renforcement voire de l' élévation de soi dans !' espace des valeurs. On !'a vu plus haut (chapitre 1) a propos du prédicateur, on comprend ici qu'il faut généraliser le raisonnement, puisque tout est affaire, comme !'a bien noté Hobbes, de réputation. C'est ainsi, par exemple, que « nos plus ignorants docteurs >! passent souvent pour les plus savants 2 • 21 En tant qu' elle procede d'une admiration excessive, l' estime injuste de soi a done partie liée avec l'ignorance 3 :

L' estime dépend de !' admiration, !' admiration produit l' étonnement, et l' étonnement empeche la connaissance 2 • Naturellement ignorant, y compris voire surtout lorsqu'il se donne l'allure d'étre savant, le présomptueux ne pourra done jamais aimer avec justice son ami, son prince et son Dieu. Et le défiant, lui, passera son temps a se tromper de maí:tre. 3/ L'estime de soi implique en outre que le seul critere de ce qui estjuste ou injuste s'identifie ala valeur qu'on s'accorde a soi-meme, et que tout mépris affiché de la valeur qu' on estime posséder soit interprété cornme un abaissement de son etre, e' est-i-dire comme une injustice. Alors que le généreux s'attache a « rendre a chacun ce qui lui appartient, [ ... J selon son rang et l'autorité qu'il a dans le monde »3 , l'orgueilleux se focalise ainsi sur la justice qu'il estime devoir lui étre personnellement rendue. Al'inverse, le suiviste se concentre sur la justice qu'il estime devoir rendre aux autres, parce qu'elle le décentre proportionnellement de ses propres manquements. Or pour

Ce sont ceux qui se connaissent le moins qui sont les plus sujets i s'enorgueillir et a s'humilier plus qu'ils ne doivent, a cause que tout ce qui leur arrive de nouveau les surprend et fait que, sel' attribuant i

1. Passions de l'ilme, arricle 158, AT XI, 449. 2. Lettre a Voet, op. cit., p. 352-353 : >. 3. Passions de l'ilme, article 164, AT XI, 455-456.

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Descartes. Une polítique des passions

Le jeu de l' amour et de l' estime

Descartes, cette perversion de la justice n' est pas une passion, mais un authentique vice contre nature : « Pour l'ingratitude, elle n' est pas une passion, car la nature n'a mis en nous aucun mouvement des esprits qui l' excite, mais elle est seulement un vice directement opposé a la reconnaissance, en tant que celle-ci est toujours vertueuse, et l'un des principaux liens de la société humaine. C'est pourquoi ce vice n'appartient qu'aux ho111111es brutaux et sottement arrogants, qui pensent que toutes choses leur sont dues »1 . En tant qu' elle pervertit tout sentiment de justice, !'estime injuste de soi est une passion tout i faít dangereuse pour la conservation de la société humaine. Elle devient ignorance fiere d' elle-meme, aussi bien dans le cas du présomptueux, qui se prend pour autre qu'il n'est, que dans celui du suiviste, en réalité fier de pouvoir se payer la tete et la renommée des puissants qu'il envie. Elle instaure ainsi, progressivement, une forme d' autonomisation de la politiquea l'égard de l'éthique. Le prince doit prendre en considération cette autononUsation, non pour créer de toutes parts une justice que rien ne rattacherait a une perfection intrinseque, mais pour susciter, en son peuple, un sentiment ou une persuasion de justice, qui donne envie de s'associer au tout pour en servir les intéréts. Le prince ne doit done pas senlement travailler a se prémunir de la haine ou a se faire aimer de ses sujets, mais surtout i se faire estimer juste dans les fonctions

qui sont les siennes, y compris dans « les honneurs et les déférences >> qu'il exigera qu'on lui rende 1 . Il doit, autrement dit, se soucier prioritairement de sa réputation de justice et de constance, qui restera toujours plus importante qu'une chose authentiquement nuisible 2 . Il doit savoir donner l' apparence de la générosité, témoigner avoir échappé a la logique de l'orgueil et suivre en conséquence la justice, tout cormne le particulier qui, ne souhaitant étre n1-éprisé ni hal des autres, comprend l'intérét de ne pas, en retour, leur témoigner de telles passions. Dans la Lettre Voet, Descartes le souligne i propos d'un autre corps, celui des enseignants3 : les « plus grands géuies " qui s'y trouvent doivent afficher « une prudente insouciance >~ et éviter « de paraí:tre supérieurs a leurs collegues : c' est le seul moyen d' échapper aleur jalousie .et aleur haine )) . La suite de la lettre i Élisabeth de septembre 1646 montre ainsi que la seule haine que les sujets porten! aux pr1nces

1. Passions de l'áme, article 194, AT XI, 474. 78

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[ ... ] qui leur puisse nuire, est celle qui vient de l'injustice ou de l'arrogance que le peuple juge étre en eux. Car enfin le peuple

1. La lettre >. 3. Op. cit. [?], p. 352.

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Descartes. Une politique des passíons

Lejeu de !1amour et de !'estime

souffre tout ce qu'on luí peut persuader étre juste, et s'offense de ce qu'il imagine étre injuste, et l'arrogance des princes, c'est-idire l'usurpation de quelque autorité, de quelques droits, ou de quelques honneurs qu'il croit ne leur étre point dus, ne lui est odieuse, que pource qu'il la considfre comme une espece d'injustice. [Nous soulignons]

cette possibilité de créer des discours pour faire croire aautrui qu'il vaut plus qu'il ne vaut, ou al'inverse qu'il constitue la partie la plus négligeable et la plus méprisable du tout considéré. La flatterie1, par exemple, est une forme indirecte de l' amitié feinte, qui elle-meme est une forme d'ingratitude. Elle est un mal politique con1llle tel, inhérent a l'usage humain des disco11rs et du pouvoir qu'ils con!erent sur les crédules suivistes. Elle peut déterminer et modifier !' espace des valeurs, et par conséquent celui de la politique, et détermine une efficacité politique de la rhétorique, que !' on doit pouvoir mettre aprofit :

Le seul obstacle contre la volonté du prince est ainsi celui de ce que le peuple croít injuste. Car si se faire estimer juste n' est pas équivalent a!' étre pour de bon, il reste que dans les effets produits, les deux caractéristiques se confondent : « les plus justes actions deviennent injustes, quand ceux qui les font les pensent telles >>. Inversement, si le fait d'étre juste ne peut étre dissocié du fait d' estimer qu' on !' est, alors Pour instruire un bon prince, quoique nouvellement entré dans un État [... J on doit supposer [... ] que les moyens dont il s'est servi pour s'établir ont été justes, conune en effet, je crois qu'ils le sont presque taus, lorsque les princes qui les pratiquent les estiment tels.

On ne doit pas entreprendre de faire venir tout d'un coup i la raison ceux qui ne sont pas accoutumés de l' entendre, mais il faut tácher, peu a peu, soit par des écrits publics, soit par la voix des prédicateurs, soit par tels autres moyens, i le leur faire concevoir.

Cornment utiliser cette puissauce

adouble tranchaut ?

La persuasion du juste ne constitue pas en elle-méme un critere du juste. Mais Descartes affirme clairement deux choses: 1/ c'est quand le prince s'estime juste qu'il a le plus de chances de l'étre effectivement; et 21 e' est lorsqu'il est estimé te! par ses sujets que ces derniers scint les plus enchns servir le tout, voire renoncer aleur intéret propre. Cette estime du juste passe par un recours ala puissance persuasive des discours pour tenter de forger l'opinion en donnant ala sienne propre toutes les apparences de ce qui est juste. Chacun peut ainsi user de

1. Voir notainrnent Passions de l'Jme, article 157, AT XI, 448449: «la plus injuste [opinion qu'on peut avoir de soi-n1.é111e] est lorsqu' on est orgueilleux sans. aucun strjet, c'est-i-dire sans qu'on pense pour cela qu'il y ait en soi aucun mérite pour lequel on doive Ctre prisé: n1ais seulement pource qu'on ne fait point d'état du mérite et que, s'imaginant que la gloire n'est qu'une usurpation, l' on croit que ceux qui s' en attribuent le plus en ont le plus. Ce vice est si déraisonnable et si absurde que j'aurais de la peine a croire qu'il y eut des hommes qui s'y laissassent aller si jamais personne n' était loué injustement ; mais la :flatterie est si co1nrnune partout qu'il n'y a point d'homme si défectueux qu'il ne se voie souvent estimer pour des choses qui ne méritent aucune louange, ou mé111e qui mérite du blá1ne >>.

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Une efficacíté polítíque de la rhétoríque ?

A la fin de sa vie, Descartes se rend a Stockholm pour donner a la reine Christine des le1=ons particulieres de philosophie. Il y élabore un projet d'Académie modele 1, qui sera dirigée par la souveraine lettrée. Dans ce cercle composé d'honnétes gens soucieux de rechercher la vérité et non de se contredire par principe, « on s' écoutera parler les uns les autres avec douceur et respect, sans faire paraítre jamais de mépris pour ce qui sera dit dans !' Assemblée »2 . Mais 1. La critique a fait peu de cas de ce projet mais il senible qu'il ait eu un écho irnportant dans le milieu intellectuel et savant contemporain. En témoigne par exemple cette référence de William Harvey (le niédecin anglais qui découvrit la circulation du sang) dans son]ournal, a la date du 25 février 1650. Hobbes vient de lui écrire pour lui apprendre la n1ort de Descartes et Harvey commente : « Le philosophe franr;ais était en Suede, invité par la reine Christine et traité par celle-ci avec de grands égards. Elle le faisaít venir chaque jour au palais, le harcelant de questíons, voulant apprendre a bien philosopher, lui demandant méme de constituer de toutes pieces une Académie suédoise » (Jean Han1burger (éd.), Le journal d'Harvey, Paris, Flanrmarion, 1983, p. 261-262). 2. AT XI, 664, § 6, 8 et 9 pour les trois extraits qui suivent.

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Descartes. Une politique des passions

Une efficacité polítique de la rhétorique ?

afin d' éviter la frustration d'une ou « ajouter )) des éléments, bref, travailler au contenu de ce qui est dit mais aussi ala maniere d' en rendre compte. Méme dans une assemblée composée uniquement d'honnetes gens capables de réguler leurs relations mutuelles par des marques extérieures de respect, méme dans une assemblée dont la partie gouvernante aura !'assurance rationnelle et subjective (assentio et persuasio 1) de détenir la vérité, une place devra done toujours étre faite un travail soigneux sur la communication de cette derniere, c'est-a-dire sur la capacité que nous

de dire ce qu'iljugera étre apropos pour le défendre contre les raisons de ceux qui en auront propasé une autre ; et il sera permis aussi a ceux-ci de lui répondre, chacun a leu.r rang, pourvu que cela se fasse avec beaucoup de civilité et de retenue.

Une fois que le temps imparti écoulé, Christine fera

a la couférence sera

la faveur aux i\ssistants de résoudre entiereni.ent la question, en louant les raisons de ceux qui auront le plus approché de la vérité, et y changeant ou ajoutant ce qui sera nécessaire pour la faire voir a découvert.

Trois enseignements essentiels peuvent étre tirés de ce projet singulier : 11 Il n'est pas seulement utile mais nécessaire a la recherche de la vérité de se montrer capable de dominer, sinon un sentim.ent intérieur, du moins une affectation extérieure de ces passions qui, comme le mépris ou !' orgueil, témoignent d'une mésestime des capacités rationnelles d'autrui et d'une trap prompte aptitude a se placer soi-meme plus haut que son voisin sur !' échelle de la renommée, Ce précepte vaut dans un cadre privé ou dans cette conversation spécifique avec autrui qu' est la lecture (on l' a vu a propos du Discours ou des Príncipes) ; il est a plus forte raison pertinent dans un cercle public, méme restreint ou choisi, comme cette Académie, 84

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1. Voir sur ce point les pages remarguables d'Henri Gouhier dans La pensée métaphysíque de Descartes, Paris, Vrin 1987, chapitre IV : « La résistance au vrai dans une philosophie sans rhétorique ))_

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Descartes. Une politique des passions

Une efficacité politique de la rhétorique ?

avons, une fois que nous nous sonunes persuadés d'une vérité, de la : ).

90

[... ] j'insiste taujaurs pour que taus publient leurs écrits. C'est que l'expérience m'a appris que cela vaut nlleux que de me les faire envoyer canm1e je l'avais demandé auparavant. Et cela afin d' éviter que, si je ne les trauve pas dignes de répanse, ils ne se vantent faussement que je n'aie pas été a méni.e de leur répandre, ou qu'ils ne se plaignent de ce qu'ils ont été n1éprisés par mai ; au que certains dant je publierais les écrits ne soient injuriés de ce que j'y ai ajouté mes réponses, puisque de cette fa> ; et l'ambition tyrannique fondant l'idée selon laquelle des raisonnements pourraient intrinseque111ent erre dotés d'une autorité si grande qu'ils seraient « dignes d'etre reco1nmandés i tous les hornrnes )> 1 . Il s'agit

a

[ ... ] quelque force que puissent avoir mes raisons, parce qu' elles appartiennent a la Philosophie, je n' espere pas qu' elles fassent un grand effort sur les esprits, si vous ne les prenez en votre protection. Mais l' estime que tout le monde fait de votre Compagnie étant si grande, et le nom de Sorbonne, d'une telle autorité [, que si vous vouliez] déclarer cela méme [la validité des raisons par lesquelles je prouve qu'il y a un Dieu et que l'á1ne humaine differe d'avec le corps], et le témoigner publiquement [... ] la vérité fera que tous les doctes et gens d' esprit souscriront a votre jugement ; et votre autorité, que les Athées, qui sont pour l' ordinaire plus arrogants que doctes et judicieux, se dépouilleront de leur esprit de contradiction, ou que peut-étre ils soutiendront eux-1némes les raisons qu'ils verront étre reyues par to u tes les personnes d' esprit pour des démonstrations, de peur qu'ils ne paraissent n'en avoir pas d'intelligence ; et enfin tous les autres se rendront aisément a tant de témoignages, e_t il n'y aura plus personne qui ose douter de l' existen ce de Dieu, et de la distinction réelle et véritable de l'áme humaine d'avec le corps 1•

Si le public n' est pas acqms ou manifeste encore quelques résistances, il ne faut done pas hésiter a

1. AT IX-1, 7-8. Nous soulignons. 94

1. Voir notamment la page 20 ; que « le résultat de vos recherches soit d' en1blée jugé digne de faire de vous le 111aítre aupres duquel la respectable Faculté aurait aprendre des le, il ne les croit pas « réellem.ent et sérieusement fausses »1 . La question de fond est done celle de la détermination du róle joué par le personnage principal des Méditations. La salle a-t-elle vraiment les moyens de le distinguer de ce vulgaire dont il prétend s' émanciper ? 21 La particularité de ce personnage principal est de brouiller les pistes en empilant quatre costumes : celui du bilieux, celui de !' aigle, celui du poulpe et celui de Protée. Celui du bilieux parce que seule la colere et une humeur prompte a s' emporter2 ont pu présider, selon Gassencli, i l' acharnement de Descartes face a un esprit seulement soucieux d'examiner la valeur des preuves proposées et non les arguments proprement dits. Il est ainsi particulierement significatif que, de part et d' autre, soit acquise l'idée que Gassendi produit les objections auxquelles le texte pourrait donner lieu s'il était lu par des esprits mal intentionnés, c'est-i-dire des esprits matérialistes. Descartes pose clairement ce cadre des le début de !' échange :

1. Disquisitio metaphysica, p. 50. Voir aussi la page 56, ali le lexique de la représentation est explicitement mis en ceuvre par Gassendi pour répondre i Descartes l'accusant de recourir aux (( artífices de la rhétorique )) : 2 ? Descartes est ainsi poussé a préciser la distinction entre son opinion et « l' opinion commune chez autrui >> 3 qui considere l' ame sous les atours de la matérialité. r; argumentation se fait en deux temps : d'une part, Descartes souligne que la distinction des substances est prouvée dans la sixieme Méditatíon ; d'autre part, il revient sur l'itinéraire spirituel proposé pour justifier l'adoption du point de vue du vulgaíre

l. !bid.' p. 72. 2. La formulation complete de l'objection se trouve page 88 : (( Ó áme, avez-vous jusques ici corrigé cette pensée par laquelle antérieurement vous vous imaginiez étre quelque chose de pareil a un vent, ou a autre chose de semblable, répandu a travers les parties de votre corps? Non, bien entendu. Pourquoi done ne pourriez-vous pas étre encore un vent, ou plut6t un souffie fort subtil [ ... ] pourquoi n'auriez-vous pas la 1néme figure que !'ensemble de votre corps, comme l'air a la n1éme [forme] que lavase qui le contient [ ... ] pourquoi dites-vous qu'il n'y a rien en vous de tout ce qui touche ala nature corporelle? ». 3. Voir sur ce point la réponse au prenúer doute contre la seconde lvléditation, p. 60 sq.

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dans la premiere Méditation. La particularité de la Disquisitio est de trancher trts nettement entre les interprétations historique et stratégique de l' adoption d'un te! point de vue 1 . Si Descartes, ou du moins le sujet des Méditations, s'est «figuré Lime semblable a un vent ou a un feu ; et d' au tres pareilles choses qu' [il a] rapportées ici selon !' opinion vulgaire, pour faire voir ensuite, comrne il convient, qu' elles sont fausses », c'est parce qu'il a jugé que l'adoption du point de vue de cet esprit vulgaire, a la premiE:re personne, serait plus efficace, pour cheminer vers la vérité, que sa désignation voire sa stigmatisation extérieures, qui afficheraient une hauteur voire un rnépris incornpatibles avec le dessein de faire reconnaítre quelque valeur que ce soit a l'itinéraire proposé. C' est le sens de la référence malicieuse de Gassencli a un passage des Secondes Réponses, prudemment exclu par Descartes des premitres traductions des Méditations : « vous avez choisi la fa('on d' écrire qui vous a semblé susceptible de vous ménager le mieux l' attention de vos lecteurs »2 . Contrairement au point de vue adopté dans le X' Scrupule des Sixii!mes Réponses aux Objections, ou

1. Sur cette ambivalence du sujet de l' énonciarion dans les Méditatíons, voir les contributions de Michel Fichant et de Daniel Garber i l'analyse du VI" Scrupule des y¡e Réponses, dans J.-M. Beyssade et J.-L. Marion (dir.), Descartes. Objecter et répondre, París, PUP, 1994, p. 449-479. 2. Secondes Réponses, AT VII, 158-159 (ce passage est exclu

des premieres traductions, done aussi de AT IX-1). Gassendi s'y réiere page 72. 107

Descartes. Une politíque des passions

Une efficacité politíque de la rhétorique ?

Descartes présente la confusion de !'ame et du corps cornme constitutive de l'itinéraire spirituel n1enant a la distinction', il choisit done, dans la Disquisitio, de présenter cette confusion cormne une prosopopée radicalement étrangere a sa philosophie. La mise au jour des mécanismes rhétoriques susceptibles d' emporter la persuasion, ici de l'aptitude du ((je)) a adopter, stratégiquement, le point de vue de celui qu'il veut amener a refaire pour lui-meme le chemin, a pour corollaire la délimitation radicale d'une philosophie bouffonne et grotesque (qu' on se garde bien ici de renvoyer a]' enfance de tout homme) et d'une philosophie authentique et sérieuse. A la caricature de la chair sceptique incapable de distinguer ce qui provient du corps de ce qui provient de l' esprit, le domaine de la théorie de celui de la pratique, ou les apparences des hypotheses, répond ainsi celle du « dogmatique ardent » bilieux et présomptueux présentant corrnT1e des vérités ce a quoi lui-meme ne saurait croire pour des n1otivations autres que passionnelles. La Disquisitio construit,

en les personnifiant, des oppositions que chacun des deux camps valide et retravaille pour spécifier sa propre philosophie et construire d'une certaine maniere a l' avance l'histoire de sa réception. Mais ce faisant, elle participe aussi de la construction d'une grille de lecture opportune pour relire, dans son ensemble, le projet politique de Descartes.

1. Voir notamment AT IX-1, 238-244, en particuher 239240: