Descartes et la visibilité du monde. Les principes de la philosophie 9782130578932

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Descartes et la visibilité du monde. Les principes de la philosophie
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DESCARTES ET LA VISIBILITE DU MONDE : LA QUESTION COSMOLOGIQUE DES PRINCIPES DE LA PHILOSOPHIE

ÉDOUARD MEHL

Si je remarque quelque erreur de M. des Cartes c’est parce que je vois que bien des gens se laissent aller à l’autorité d’un si excellent personnage que l’on ne peut nier avoir donné une nouvelle lumière à la philosophie . 1

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C. Huygens, Œuvres Complètes, XIX, p. 304 (Sur les comètes).

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Avertissement Les références aux œuvres de Descartes sont données dans l’édition établie par Ch. Adam et P. Tannery, nouvelle présentation par B. Rochot et P. Costabel, Paris, Vrin, 1964-1974, 11 vol. [AT suivi du n° de volume, page et ligne], et, ponctuellement, dans l’édition établie, traduite, commentée et annotée par F. Alquié, Paris, Garnier, Classiques Garnier, 3 vol., 1963-1973 [FA, suivi du n° de volume et de page]. Les Principes de la Philosophie (1647, AT IX-2) constituent la version française d’un texte écrit et pensé en latin, les Principia Philosophiae (1644, AT VIII1) ; l’édition AT indique par des italiques et des points de suspension la plupart des divergences textuelles entre le texte de 1647 et celui de 1644, parfois importantes. Certaines éditions font abstraction du texte français (comme R. Descartes. Die Prinzipien der Philosophie [Lateinisch-Deutsch] Meiner, 2005, éd. C. Wohlers, édition de référence pour le texte de 1644), comme s’il s’agissait de deux œuvres distinctes. Notre lecture du texte postule au contraire que ces deux textes, complémentaires, sont indissociables. Dans les citations, l’astérisque signale des termes, séquences ou phrases entières propres à la traduction Picot de 1647, qui ne se trouvent pas dans le texte latin de 1644 ; inversement, l’astérisque suivant un terme latin signale une locution ou une séquence retranchée à la traduction française. Par exemple : PP 3, 129, AT VIII-1, 1793 ; IX-2, 180 : « [Quelles sont les causes* de ces phénomènes] Or les causes* de toutes ces observations se peuvent ici entendre fort aisément… » signifie que le terme de « cause » est un ajout de la traduction Picot, qui ne figure pas dans le latin de 1644. Ou bien : PP 3, 46 : « …c’est par la seule expérience, & non par la [seule] force* du raisonnement [non… sola* ratione], qu’on peut savoir laquelle de toutes ces façons il a choisies », indique que la traduction française omet le terme « sola ». Abréviations courantes des œuvres de Descartes : Regulae ad directionem ingenii

RDI (AT X / Règles utiles et claires pour la direction de l’esprit en la recherche de la vérité, éd. J.-L. Marion, M. Nijhoff, 1977) Le Monde ou Traité de la Lumière Monde (AT XI) Discours de la Méthode et Essais DM (AT VI) Méditations de prima philosophia MM (AT VII / AT IX-1) Principes de la Philosophie PP (AT VIII-1 / AT IX-2) Lettre-Préface aux Principes (1647) L-Pr Traité des Passions de l’Âme TPA (AT XI) La recherche de la Vérité RdV (éd. E. Lojacono, PUF, 2009) Entretien avec Burman EB (éd. J.-M. Beyssade, PUF, 1981)



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Les tourbillons et le trajet des comètes (PP 3, 23, 47, 53, 64…)

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INTRODUCTION

I. UNE ŒUVRE SANS PRECEDENT

Toute la philosophie Publiés en latin en 1644 puis en traduction française en 1647, les Principes de la Philosophie sont une œuvre où culminent et se récapitulent les différents moments du savoir cartésien. Leur intention est de donner à voir d’un seul regard le corps d’une philosophie dont les publications antérieures — le Discours de la Méthode et les Essais, en 1637, puis les Meditationes de prima philosophia, en 1641 — ne laissaient paraître qu’un profil et quelques échantillons. Brisant avec une pratique discursive de sélection et parfois de rétention2, les Principes veulent donc exposer et enseigner la philosophie en son entier, à un public qui n’est pas celui, professionnel, des Méditations, Objections et Réponses, mais le vaste public des écoles. Il est toutefois certain que cette somme, figure concrète d’une « science universelle » dont le Discours de la méthode n’exposait que le « projet »3, ne se borne pas à juxtaposer les matières, en compilant les acquis de travaux antérieurs : tout ce qui est développé dans les Principes, depuis la doctrine générale de la substance à l’explication particulière des phénomènes du « monde visible », est déterminé par le caractère unitaire de l’ouvrage et de la philosophie qui s’y expose. Ne fût-ce qu’à ce titre, la 2

Cf. à Mersenne, 11 mars 1640, AT III, 391-9 : « Pour la physique, je croirais n’y rien savoir si je ne savais que dire comment les choses peuvent être, sans démontrer qu’elles ne peuvent être autrement… bien que je ne l’aie pas fait en mes Essais, à cause que je n’ai pas voulu y donner mes Principes… ». 3 « Projet d’une science universelle, qui puisse élever notre nature à son plus haut degré de perfection » était le titre initialement prévu pour le Discours de la Méthode (à Mersenne, mars 1636, AT I, 3391825). « Universel » a ici le double sens de ce qui comprend toutes les sciences, même les plus « curieuses », et de ce qui doit pouvoir être entendu par tous (l’universel bon sens).



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métaphysique de la Ière partie, ne peut pas plus s’identifier avec celle des Méditations, que la physique des parties II, III, IV ne peut être tenue pour un simple exposé, un peu plus complet et circonstancié, de la physique du Monde (1629)4. D’où l’intérêt et la nécessité de lire les Principes pour eux-mêmes, et par ce qui en fait une œuvre originale. L’ouvrage s’adapte aux exigences formelles d’un manuel scolaire, et Descartes n’a pas fait mystère d’avoir utilisé pour sa confection divers cours et manuels d’école, dont sa correspondance donne les références précises5 : les volumineux commentaires de l’École de Coïmbra, Tolet, Rubius, Abra de Raconis, Eustache de Saint-Paul…6. Descartes s’est confronté à cette pléiade de petits auteurs pour une raison précise qui renvoie la genèse des Principes à la réception du Discours de la Méthode, et aux relations ambiguës qu’entretient Descartes avec les Jésuites, ses maîtres, qu’il eut un temps l’espoir de rallier à sa propre cause. Ce qui fut peine perdue : le Discours puis les Méditations lui valurent les représailles de la Compagnie, en la personne du père Bourdin, auteur d’une réfutation de sa Dioptrique (1637)7. Descartes se vit donc obligé d’« entrer en guerre » avec ses maîtres, et se mit à relire leur « philosophie » (la philosophie naturelle, c’est-à-dire la physique) pour anticiper leurs objections et faire en sorte que ses raisons puissent résister à « l’épreuve de leurs arguments ». Ces relectures interviennent au cours de l’année 1640, alors que les Méditations, dont la rédaction est achevée sont sur le point d’être imprimées. Dans les années qui suivent, où la diffusion de son œuvre et sa pénétration en milieu universitaire sont à l’origine d’une querelle orchestrée par le théologien

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On trouvera en annexe une table des correspondances entre les deux textes, ici limitée aux huit premiers chapitres du Monde. Elle permet de voir comment le Monde a été redéployé dans le texte des Principes : les chapitres III, IV, V, sont repris dans la troisième partie des Principes, le chapitre VII dans la deuxième, le chapitre I dans la quatrième partie. 5 Descartes à Mersenne, 30 septembre 1640, AT III, 1851-18 ; 11 novembre 1640, AT III, 2347-18. Sur la genèse de l’œuvre, voir F. de Buzon et V. Carraud, Descartes et les « Principia » II. Corps et mouvement, Paris, PUF, 1994, p. 9-14 ; D. Garber, La physique métaphysique de Descartes, Chicago, 1992, Paris, PUF, 1999 (tr. fr.), p. 44-46. 6 Ce sont principalement ces auteurs dont s’est servi É. Gilson pour définir le corpus de son Index Scolastico-cartésien (Paris, Alcan, 1912). 7 Descartes à Mersenne, 3 décembre 1640, AT III, 25119-21. Déjà dans la lettre du 30 septembre (AT III, 1939-17), Descartes s’attendait à recevoir les critiques de Bourdin sur la question de la de la lumière, et sa distinction entre le mouvement et l’ « action ou inclination à se mouvoir », qui définit la lumière. La réaction des jésuites n’a rien d’étonnant : malgré la prudence de la Première Partie du Discours, le ton de la dernière ne manquait pas d’animosité : « [les aristotéliciens] ont intérêt que je m’abstienne de publier les principes de la philosophie dont je me sers… » (DM VI, AT VI, 715-7).

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Gisbert Voetius8, Descartes lit avec intérêt et profit des ouvrages scientifiques récents (comme le De Mundo de Thomas White [1642]9), et continue la rédaction de chapitres qui manquaient encore à sa physique, sur la formation et les transformations des corps célestes (PP 3, 54, 114-120) et sur l’aimant (4, 133 ss.). Questions qui peuvent sembler anecdotiques et aujourd’hui dénuées de tout intérêt philosophique, mais de première importance au regard de ce que Descartes appelait lui sa « philosophie », et sans lesquelles les Principes eussent manqué au devoir qu’ils se font de n’omettre l’explication d’aucun des « phénomènes de la nature » (4, 199). Telles sont les circonstances immédiates de la genèse des Principia Philosophiae, mais elles n’offrent qu’un élément du décor10, et seulement l’occasion qui permit de rassembler une bonne fois « toute la philosophie », ce qu’il avait été impossible de faire jusque là. Les raisons de cette impossibilité sont bien connues, et le Discours de la Méthode11 s’en expliquait : c’est la suite complexe d’événements qui va de la mise à l’Index de Copernic (1616) au procès de Galilée (1633), qui aurait rendu impossible la publication du Monde ou Traité de la lumière, une physique élaborée pour l’essentiel dans les années 1629-1633. Ceci juste après que, s’étant attaché à l’explication optique des parhélies ou « faux soleils » apparus à Rome en 1629, Descartes fût passé à celle de « tous les phénomènes sublunaires » ; entreprise qu’il se promettait d’« exposer en public, comme un échantillon de [sa] philosophie, & d’être caché derrière le tableau pour écouter ce qu’on en dira ». Il s’agira du troisième essai joint au Discours de la Méthode, les Météores12. Même s’il ne donnait 8

T. Verbeek, La Querelle d’Utrecht. René Descartes et M. Schoock, Paris, Les Impressions nouvelles, 1988. 9 A ce sujet, voir la Critique du De Mundo de Thomas White de Hobbes, édité par J. Jacquot et H. Withmore Jones, Paris, Vrin, 1973. 10 Les Principes sont apparentés aux manuels scolaires de l’époque, commentant la Physique d’Aristote et le Traité du Ciel. Cependant la tentative de couler la nouvelle physique dans une forme scolaire a quelques précédents illustres, comme l’Épitomé de l’astronomie copernicienne de Kepler (Epitome astronomiae copernicanae, 1618-1620), rédigé sous la forme d’un cours, dont le premier livre traite « Des principes de l’astronomie en général », qui doivent être « d’abord (prius) établis dans une science supérieure, physique ou métaphysique » (Kepler, Epitome, Gesammelte Werke, 7, p. 25). 11 Après avoir signalé que « quelques considérations » empêchent cette publication (DM V, AT VI, 4121-25) le Discours donne une description détaillée de l’ouvrage, qui traite de toutes les choses matérielles, de la lumière jusqu’aux corps terrestres « mêlés ou composés », et se complète par la description du corps humain. Descartes envisageait d’adjoindre encore aux quatre livres des Principes un cinquième sur la formation des animaux et les plantes, et un sixième sur l’homme (PP 3,45 ; 4, 188). 12 À Mersenne, 8 octobre 1629, AT I, 2312 ; 24-26. La notion de « phénomène sublunaire » a de prime abord, pour un lecteur aristotélicien, un caractère paradoxal et problématique : traditionnellement, le terme de « phénomène » ne s’employait que pour désigner les apparences pures des mouvements célestes, susceptibles d’une démonstration (seulement) mathématique, sans égard aux causes



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à voir qu’un échantillon, celui-ci témoignait que Descartes, comme la plupart des « nouveaux philosophes » (ceux qu’on appelle les « novatores » : Bruno, Basson, Kepler, Beeckman, Gilbert…), s’appuie sur un concept de « philosophie » qui, mécaniste ou non, gomme la distinction épistémique et ontique entre phénomènes sublunaires (physiques) et astronomiques (mathématiques)13. Là encore, les Jésuites, qui représentent l’autorité scientifique dans l’Église catholique romaine, ne sont pas étrangers à cette préhistoire de la physique cartésienne. C’est un de leurs plus éminents représentants, le Père Scheiner, qui avait attiré l’attention sur les faux soleils de Rome ; c’était lui qui, dans les années 1610, s’était disputé avec Galilée la primeur de la découverte des taches solaires, dont la théorie occupe une place centrale dans les Principes (3, 94-113), dans une polémique où Scheiner avait pris le nom d’Apelles latens post tabulam (« Apelles caché derrière le tableau ») ; masque que Descartes fait sien, en 1629, sans

qu’on sache si

l’intention est parodique14. Ce sont encore les observations de Scheiner que, sans un mot pour Galilée, citent les Principes (3, 35). Descartes attache d’autant plus d’importance aux positions de ce jésuite qu’il connaît son implication dans le procès de Galilée, et se refuse à admettre que « même en son âme, [Scheiner] ne croie l’opinion de Copernic »15. Si, dix ans après l’explication des parhélies, Descartes frôle une guerre avec l’institution dont il est issu, c’est qu’il aurait voulu, en lui faisant adopter sa physique, trouver une solution au conflit dont l’affaire Galilée constitue l’épisode le plus dramatique et spectaculaire. Un Hobbes ou un Gassendi pourront railler l’échec de cette tentative, et surtout dénoncer l’ambiguïté d’une démarche qui, aux yeux de Gassendi, consiste moins à libérer les esprits du principe d’autorité qu’à « frayer la voie vers la tyrannie des esprits »16 — accusation typique qui montre bien l’isolement de Descartes en son siècle. Et pour cause : les Principes semblent faire un retour massif à une

physiques susceptibles de les produire. Sur l’extension du concept de phénomène, cf. PP 3, 4 : « Des phainomenes ou experiences ». 13 On peut notamment songer à l’opus posthumum de W. Gilbert (1540-1603) : De mundo nostro sublunari philosophia nova, édité par les soins d’une connaissance de Descartes, Guillaume Boswell, et là même où furent publiés les Principes (Amsterdam, Elzevier, 1651). 14 J.-P. Cavaillé (Descartes, la Fable du monde, Paris, Vrin-EHESS, 1992, p. 302) signale l’allusion à Scheiner dans la lettre à Mersenne d’octobre 1629, mais la pense distanciée et parodique. 15 À Mersenne, février 1634, AT I, 282. 16 Cité par T. Gregory, « Perspectives sur Pierre Gassendi », dans Genèse de la raison classique de Charron à Descartes, Paris, PUF, 2000, p. 183.



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métaphysique de la substance en laquelle bien des contemporains refuseront de voir autre chose qu’un simple avatar de la philosophie de l’École. La nouveauté est pourtant là, et le concept de substance qui s’y fait jour, on le verra, diffère de la substance (ousia) aristotélicienne, et de ses avatars scolastiques, comme, pour le dire avec Kant, la substantia phaenomenon diffère de la substantia noumenon17. B. Publier la physique, établir des principes Il est généralement convenu que si la physique du Monde n’a pu être publiée, c’est parce qu’elle est celle d’un monde copernicien, dont les « tourbillons » entraînent les planètes autour d’un centre nécessairement composé d’une masse lumineuse, étoile fixe ou soleil, entraînant le tourbillon par son mouvement propre de rotation axiale (PP 3, 68). Il y aura à revenir sur ce problème décisif pour l’interprétation de la physique des Principes, et sur la question de savoir si la physique abandonne finalement la position copernicienne, pour autant qu’elle était bien celle de Descartes en 1629, au moment du Monde ; si elle se borne à la contourner verbalement moyennant une distinction entre le mouvement pris « au sens propre » ou « selon l’usage commun » (2, 24, 25)18 ; ou bien encore si les Principes innovent en proposant une théorie physique dans laquelle géocentrisme et héliocentrisme sont subordonnés à des principes antérieurs et mieux connus qu’eux. De fait, la question copernicienne a bien une certaine importance doxographique, et une évidente légitimé, mais les questions physiques soulevées par les Principia excèdent le cadre de la discussion copernicienne. Comme le dit V. Jullien : « Ce n’est pas parce qu’il [Descartes] est en-deçà des hypothèses coperniciennes et galiléennes, et dans une espèce d’attitude timorée, qu’il ne les commente pas plus, mais bien plutôt parce qu’il est très au-delà de celles-ci, dans l’imagination et l’exposition de plusieurs mondes, éventuellement plus vastes, complexes et habités que le nôtre »19. En effet, plus qu’à son ralliement, tacite, à l’hypothèse copernicienne, la modernité des Principes doit se mesurer à l’abandon de la sphère des étoiles fixes qui 17

Kant n’élimine pas le concept de substance mais le rend homogène et accessible à la sensibilité (Critique de la Raison Pure, A 526/B554 : “La substance n’est pas un sujet absolu mais une image permanente de la sensibilité”). Avec Descartes, et la théorie de l’attribut essentiel (PP 1, 53), l’essence de la substance n’est pas donnée à la sensibilité, mais s’offre toute entière au regard de l’esprit (inspectio mentis), et à sa perception claire et distincte. 18 C’est notamment l’avis de F. Alquié, voir PP 3, 27, FA III, 235, n. 1. C’est la position de l’anglais Thomas White. 19 V. Jullien, Philosophie naturelle et géométrie au XVIIe siècle, Paris, Champion, 2006, p. 174.



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constituait la limite et la forme du monde pour Aristote20 ; et, plus subtilement, à l’abandon d’un héliocentrisme néo-copernicien (képlérien), qui, sans renoncer au « monde clos » de la tradition, se contentait d’immobiliser les fixes, et transférait au soleil, dieu visible et « roi du monde », le rôle de premier mobile traditionnellement dévolu à la première sphère. De ce double abandon il résulte, au lieu d’un monde réglé par la symétrie, l’harmonie et la proportion, un univers tourbillonnaire pluriel, acentrique, indéfini, homogène, qui n’est pas sans évoquer par certains aspects la cosmologie infinitiste de Giordano Bruno, y compris dans l’idée que la clôture du monde et de la sphéricité du ciel constituent, en plus d’une erreur de l’imagination, une forme d’injure à la puissance de son créateur21. La question de la mobilité de la terre n’est, dans la nouvelle physique, qu’une application régionale d’une théorie de la nature corporelle et des lois ou « règles » du mouvement. Comme problème physique, elle requiert une théorie du mouvement des corps solides, auxquels s’appliquent les effets la pesanteur (PP 3, 62-63 ; PP 4, 2027), et, conjointement, une théorie de la lumière (PP 3, 64 ; PP 4, 28), qui constitue le sujet primordial de la physique. En effet, la lumière, dit le récit de la Genèse, était au commencement du monde, et même si la vérité de la physique n’est pas dans les Écritures, c’est aussi par la lumière que la physique commence. C’est donc avec une feinte légèreté que Descartes, paraphrasant librement la Genèse, se dit, en 1630, après à « démêler le chaos pour en faire sortir la lumière » (Gn 1, 4)22. En commentant luimême ses Principes (PP 3, 45), Descartes prétendait que sa philosophie pourrait expliquer mieux qu’aucune autre le texte de la Genèse23, mais se refuse à un exercice public d’exégèse l’obligeant à se confronter à une théologie « assujettie à Aristote »24. 20

Sur l’histoire de cette libération, voir l’ouvrage classique d’A. Koyré, Du monde clos à l’univers infini, tr. fr. R. Tarr, Paris : PUF, 1962 ; Gallimard, 1988 (TEL) ; M. Lerner, Le Monde des sphères ; 2 vol. Paris : les Belles Lettres, 1996-1997 (2e éd. 2008) ; M. A. Granada, Sfere solide e cielo fluido, Momenti del dibatitto cosmologico nella seconda metà del Cinquecento. Milano, Guerini & Associati, 2002, et J. Seidengart, Dieu, l’univers et la sphère infinie. Penser l’infinité cosmique à l’aube de la science classique, Paris, Albin Michel, 2006 (sur Descartes : pp. 397-435). 21 Le rapprochement avec Giordano Bruno a été fait par Daniel Huet et Leibniz entre autres, cf. M. Lerner, Le Monde des Sphères, II, p. 308 n. 271-272. 22 À Mersenne, 25 novembre 1630, AT I, 179 (FA I, 285) : « J'y veux [sc. en la Dioptrique] insérer un discours où je tâcherai d'expliquer la nature des couleurs et de la lumière (…) mais aussi sera-t-il plus long que je ne pensais, et contiendra quasi une physique toute entière ». À Mersenne, 23 décembre 1630, AT I, 194 (FA I, 287) : « Je vous dirai que je suis maintenant après à démêler le Chaos, pour en faire sortir de la lumière, qui est l'une des plus hautes et des plus difficiles matières que je puisse jamais entreprendre; car toute la physique y est presque comprise ». 23 EB, éd. J.-M. Beyssade, Paris, PUF, 1981, p. 110-112. 24 À Mersenne, 18 décembre 1629, AT I, 85. Sur la soumission de la raison à la théologie et à l’autorité de l’Église catholique : PP 1, 25, 1, 76 ; 4, 207.



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Cette rencontre inévitable de la physique et de la théologie dans l’explication du premier phénomène, la lumière (mais aussi dans la détermination de la nature des cieux, liquides, et du « firmament »), contribue certainement à expliquer les réticences de Descartes à publier sa physique. Jusqu’à la publication des Principia, Descartes n’avait donc donné aucun exposé détaillé sur la lumière, et même réussi à expliquer la réfraction dans la Dioptrique sans rien en dire, utilisant quelques « comparaisons » destinées à en faire saisir, par une illustration sensible, les propriétés fondamentales : les balles de tennis pour illustrer la réflexion, la cuve à raisin pour la trajectoire rectiligne et omnidirectionnelle, le bâton de l’aveugle pour faire comprendre la communication instantanée de la lumière, sans transport de matière. L’avantage paraissait évident à Descartes : il permettait de discourir mathématiquement de la réfraction sans avoir à s’aventurer sur le terrain de la physique25. De surcroît, en n’usant que de simples « suppositions » il ôtait aux mauvais esprits « l’occasion de bâtir quelque philosophie extravagante sur ce qu’ils croiront être mes principes »26. Ce grand écart, tactique, entre les principes, cachés au public, de la physique du Monde, et les « suppositions » des Essais du Discours, n’avait pourtant pas de quoi séduire le public scientifique ; il explique même le relatif fiasco du Discours de la Méthode, et les moqueries de l’astronome Morin, jugeant absurde la prétention à traiter l’optique en faisant abstraction de la nature de la lumière. C’est pourquoi les Principia doivent rétablir l’équilibre, et fournir une définition explicite de la lumière et de sa « force » (3, 63), en même temps qu’une hypothèse générale sur la formation du soleil et des fixes (3, 54-56), étant donné que la question générale du « système du monde » ne peut être disjointe d’une théorie de la lumière et de la pesanteur. Les Principes retrouvent l’hypothèse que toute la structure du « monde visible » procède des propriétés de la lumière. L’art. 3, 52 suggère que la différenciation de la matière en éléments distincts correspond aux propriétés fondamentales de la lumière :

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Selon la lettre à Morin (13 juillet 1638, AT II, 19714), Descartes aurait raisonné ex hypothesi « afin que la force des démonstrations mathématiques que j’ai tâché d’y mettre [sc. dans la Dioptrique], ne dépendît d’aucune opinion physique » (AT II, 19715-19) ; il n’empêche que, « …les effets que j’explique [dans la Dioptrique et les Météores] n’ont point d’autres causes que celles dont je les déduis ; bien que je me réserve à le démontrer en un autre endroit… » (AT II, 20019-21), c’est-à-dire dans les Principes. 26 DM VI, AT VI, 771-2.

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Premier élément

émission

soleil/fixes

Deuxième élément

transmission

air/matière céleste

Troisième élément

réflexion

planètes, comètes, terre27

Proposition spéculative, qui justifie l’équivalence entre le « monde » et un « traité de la lumière ». Cette correspondance subvertit par ailleurs l’ordre des matières de la physique scolaire, selon lequel l’étude de la lumière, définie comme l’« acte du diaphane », et non par le mouvement local des parties de la matière, se trouvait exclue de la physique proprement dite et renvoyée au Traité de l’âme28. Ici, la corrélation stricte entre l’objet de l’optique et celui de la physique constitue un élément indispensable pour comprendre le caractère mathématique de la physique cartésienne. Mais l’objectif des Principes est avant tout de montrer comment toutes ces choses dépendent les unes des autres : comment le vrai monde, que nous voyons29, obéit aux lois les plus générales de la nature corporelle, et comment celles-ci dépendent immédiatement d’un Créateur tout-puissant, souverainement parfait, source de tout ce qui existe, aussi bien des choses que de la « lumière » par laquelle nous les connaissons30. En effet, il ne suffit pas d’affirmer, en gros et en général, que tout dépend de Dieu, il faut montrer comment les vérités s’entresuivent, en se déduisant de principes « clairs et évidents », sans jamais manquer à l’évidence dans « la suite des déductions qu’on en fait »31. Seule une connaissance de ce genre, qui d’ailleurs porte moins sur les choses mêmes que sur la possibilité de les savoir, peut revendiquer le titre de « philosophie »32. 27

Les Principes (1647) introduisent en 3, 52 une paraphrase du Discours (AT VI, 424-13). C’est un des articles visés par Morin dans son Astrologia Gallica (1661). Cf. D. Garber, « J.-B. Morin and Descartes’ Principia », in : Descartes : Principia philosophiae (1644-1994), a cura di J.-R. Armogathe e G. Belgioioso, Naples, Vivarium, 1994, p. 685-699. 28 Le Traité de l’âme fait bien partie des livres de physique, en raison de la définition de l’âme comme la forme d’un corps organique qui a la vie en puissance : il n’y a pas d’âme qui ne soit l’âme d’un corps. Mais Descartes disjoint ce qu’Aristote confond, en renvoyant l’explication de la lumière à la physique, et celle de l’âme à la métaphysique. 29 Cf. le titre de la IIIe partie (AT IX-2, 103 / AT VIII-1, 80) : « Du monde visible » [de mundo adspectabili] : la physique ne traite pas du monde en général et en lui-même, mais de ce qui, de lui, s’offre à nos sens. C’est une cosmologie plus phénoméniste que rationnelle. 30 « dator omnis luminis », PP 1, 29, AT VIII-1, 1610. 31 L-Pr, AT IX-2, 228. 32 L-Pr, AT IX-2, 211 : « …toutes les choses que l’homme peut savoir… » ; ibid., AT IX-2, 38 : « … cette Philosophie… s’étend à tout ce que l’esprit humain peut savoir… », AT IX-2, 523 : « … déduire les raisons de tout ce qu’on est capable de savoir », &c. Cf. RDI, règle VIII, AT X, 39727-28 : « Il n’y a rien de plus utile que de rechercher ce que c’est que l’humaine connaissance, et

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L’exposé liminaire de la Préface de 1647 paraphrase la définition aristotélicienne, topique, de la sagesse, dont la philosophie est l’étude, comme connaissance des « premières causes, c’est-à-dire des principes »33. Les principes y sont définis, ainsi que ce qui est requis pour leur connaissance : « […] ces principes doivent avoir deux conditions : l’une, qu’ils soient si clairs et si évidents que l’esprit humain ne puisse douter de leur vérité, lorsqu’il s’applique avec attention à les considérer ; l’autre, que ce soit d’eux que dépende la connaissance des autres choses, en sorte qu’ils puissent être connus sans elles, mais non pas réciproquement elles sans eux ». Ces conditions sont suffisamment générales pour qu’on puisse étendre le nom et la signification du terme au-delà de la sphère des seuls énoncés logiques, et donner au terme de principe un sens élargi, autorisant à y rapporter tout ce qui sera dénombré en fait de « notions simples » dont les pensées se composent (1, 47-49), qu’il s’agisse des « notions générales » ou des « vérités éternelles », indépendantes de toute existence. Depuis les Règles pour la direction de l’esprit (1619-1628), l’intuition (intuitus mentis, qu’on peut aussi traduire par « regard de l’esprit ») et la déduction, ont été isolés comme les deux opérations mentales qui doivent suffire à l’établissement de la connaissance certaine. Déjà, les Règles notaient que les « premiers principes » doivent être connus par l’intuition seule (AT X, 37013), et désignaient la pensée et l’existence comme les premiers exemples d’intuition (se existere, se cogitare, AT X, 36822). L’intuition, qui exige surtout l’attention, est opératrice d’évidence, et même d’évidence « présente » (praesens evidentia, AT X, 3707 ; cf. PP 1, 45, AT VIII-1, 223-6). Plus qu’une simple condition à laquelle la connaissance des principes aurait à se plier, « l’évidence présente » délivrée par l’intuition est la seule voie d’accès aux principes, et partant la seule méthode. Les Principes ramènent les principes à l’évidence, ou plutôt, ils érigent en principes les évidences que nul n’a jamais songé à contester34. Ce serait là toute la nouveauté d’une

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jusqu’où elle s’étend », désigné par P. Natorp comme la formule emblématique du caractère « précritique » de la philosophie cartésienne (Descartes’ Erkenntnistheorie, Marburg, 1882, p. 21). L-Pr, AT IX-2, 220-25.Cf. Aristote, Métaphysique, A, 981 b 27 : « sous la dénomination de sagesse, chacun entend communément ce qui traite des premières causes et des premiers principes ». Le terme de « principes communs » dont se déduisent les sciences a toujours la double signification de principes communs à toutes les sciences, et de principes (en droit) « communément reçus » parmi les hommes. Cf. L-Pr, AT IX-2, 1027 : « …toutes les vérités que je mets entre mes Principes [ont] été connues de tous temps de tout le monde… ». PP 1, 50 explique toutefois comment les préjugés,

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philosophie qui prétend n’avoir rien inventé de nouveau (PP 4, 200), et revendique pour seul mérite d’avoir su repérer les vrais principes sous le manteau de la plus parfaite banalité. D’où un renversement de perspective dans la théorie de la connaissance des « premières causes » ou « principes », là même où cette introduction générale à la philosophie semble paraphraser la Métaphysique d’Aristote de manière assez convenue35. Même s’ils continuent d’être considérés comme des « premières causes », les premiers principes ne sont plus des réalités séparées à la connaissance desquelles l’esprit ait à s’élever, au moyen d’hypothèses utilisées comme des points d’appui et des tremplins pour accéder au « principe du tout »36. Ils sont intégralement donnés dans l’activité de la cogitatio évidente, qui est elle-même le premier de tous les principes, en sorte que leur connaissance s’effectue plutôt sur le mode d’un « retour » et d’un « recommencement ». Selon la formule consacrée de la Méditation I, il s’agit bien, écartant toutes les connaissances construites sur des « principes… mal assurés », de « recommencer depuis les premiers fondements », c’est-à-dire les éléments ou rudiments de toute connaissance37. Aussi les « principes de la philosophie » sont-ils définis comme les « principes les plus généraux & plus importants de la connaissance humaine »38. À la suite de Descartes, la description méthodique des « principes de la connaissance humaine » tend à s’imposer comme la tâche de la métaphysique, devenue méta-théorie de la connaissance, au détriment de sa définition comme science de l’être en tant qu’être (scientia entis)39. Il s’agit donc moins de métaphysique que de « philosophie première », laquelle se définit davantage par son mode opératoire et l’ordre qu’elle tout aussi communs, peuvent empêcher que les notions communes ne soient perçues de tous avec l’évidence qui leur est propre 35 Paraphrase réelle, qui se poursuit encore dans l’affirmation que nonobstant le caractère proprement divin de la sagesse prise au sens absolu (« il n’y a véritablement que Dieu seul qui soit parfaitement sage »), « on peut dire que les hommes ont plus ou moins de sagesse, à raison de ce qu’ils ont plus ou moins de connaissance des vérités les plus importantes » (L-Pr, AT IX-2, 229-34), qui suit encore Aristote, Métaphysique A, 983a10. 36 Cf. Platon, République VI, 511 b. 37 « a primis fundamentis denuo inchoandum… » : Méditation I, AT VII, 176 ; AT IX-1, 13 ; FA II, 404. 38 PP 1, 75, AT VIII-1, 391 (“praecipua cognitionis humanae principia”). 39 C’est le cas de Christian Wolff, comme suffit à l’indiquer le titre de sa métaphysique, dont la Préface s’ouvre sur l’évocation de Descartes, et du problème exposé en PP 1, 10, sur l’inutilité des définitions qui obscurcissent les notions qu’elles prétendent expliquer : Philosophia prima, sive ontologia, methodo scientifica pertractata, qua omnis cognitionis humanae principia continentur, 1729, 17362.



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tient dans la connaissance des choses, que par son objet (l’être, Dieu, l’âme…)40. Ce « virage noétique » et l’« épistémologisation » consécutive de la science première, a un rapport certain avec Descartes ; il ne l’inaugure pas mais l’accomplit avec une systématicité et une rigueur sans pareilles41. Remarquons, en ce qui concerne les Principes, la place prépondérante faite à l’analyse du pouvoir de connaître, à la théorie de l’erreur (PP 1, 68, 70), du rôle des sens (71) et de l’imagination (72) dans la formation des préjugés, et même du langage (74), toutes choses que les cartésiens étudieront dans le cadre d’une « logique »42. La métaphysique comme science démonstrative Toutefois, cette évolution se justifie avec Descartes tout autrement que chez les représentants de la métaphysique scolaire. Soulignons les spécificités suivantes : •

Le savoir et ses objets sont toujours compris comme situés dans l’horizon de ce qui est accessible à une nature finie, et à sa « lumière naturelle » (1, 18 ; 1, 20 ; 1, 28, 1 ; 30 ; 1, 44)43. Le reproche souvent fait à Descartes, d’inspiration néo-kantienne, d’avoir transgressé son projet initial (établir une théorie des limites de l’humaine connaissance, comme il le fait dans les Règles pour la Direction de l’esprit) pour retomber dans une métaphysique substantialiste, peut être assez facilement écarté : en bonne logique cartésienne, la perception de notre finitude présuppose l’idée d’infini, non l’inverse (Méditation III). La finitude de notre nature implique que la connaissance des choses se limite aux « perceptions » que nous en avons44, et aux effets qui se manifestent à nos sens (« nous tâcherons seulement de trouver par la faculté de raisonner* qu’il

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Cf. à Mersenne, 11 novembre 1640, AT IV, 2392-7, et le commentaire de J.-L. Marion, Sur le prisme métaphysique de Descartes, PUF, 1986, p. 39 sq. 41 Ce tournant est observable dès les Disputationes Metaphysicae de Suarez (1597), et plus encore dans la métaphysique des réformés comme Clemens Timpler, qui, au lieu de définir la métaphysique comme une science de l’être, lui donnent comme objet l’« intelligible », ou le « pensable en totalité » (pan to nohton). La jonction entre cette « ontologie noétique » et le cartésianisme s’opère avec le cartésien Johannes Clauberg, qui définira l’objet de la métaphysique non comme l’être en tant qu’être mais comme le « pensable » (« cogitabile »). 42 Clauberg intègre par exemple à sa Logica vetus et nova (1654) la théorie de la connaissance des principes examinée plus haut en citant L-Pr AT IX-2, 220-25 (Logique ancienne et nouvelle, éd. J. Lagrée et G. Coqui, 2007, p. 105). 43 La « lumière naturelle » désigne le pouvoir de connaître dans sa plus grande extension ; la sensibilité y participe et la présuppose, sans quoi elle ne ferait rien connaître. 44 Souvent le terme de « perception » (perceptio) est remplacé par celui de « connaissance* » (1, 48 ; 1, 76).



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a mise en nous, comment [les choses] que nous apercevons par l’entremise de nos sens ont pu être produites », PP 1, 28, AT IX-2, 37)45. •

La philosophie première s’étend à des objets et des connaissances d’une évidence incomparable, et s’attache à en montrer l’évidence au sens commun : « Le principal but de ma métaphysique est de faire entendre quelles sont les choses qu’on peut concevoir distinctement »46. Depuis 1630, Descartes répète que les démonstrations de métaphysique sont au moins aussi certaines que les démonstrations mathématiques47, quoi qu’en pensent ceux qui vivent avec le préjugé que la métaphysique est une science obscure et douteuse (L-Pr, AT IX-2, 111). Cette métaphysique ne jouit de la primauté, et n’exerce par suite un rôle fondationnel par rapport à la physique, qu’en vertu d’un surcroît d’évidence saturant l’ego cogitans, comme les perfections divines, qui « remplissent notre pensée » (PP 1, 19, AT VIII-1, 1216-17), et assurent l’esprit de la vérité de ses perceptions claires et distinctes.



Paradoxalement, comme l’avaient noté les Secondes Réponses, l’ordre géométrique (synthétique), qui procède des causes aux effets, ou bien des principes aux conséquences, et qui est propre à la manière d’écrire des géomètres, ne convient pas en métaphysique, où les principes, n’ayant aucun rapport avec les sens et l’imagination peuvent paraître obscurs48. On a pu penser que les Principes, ignorant cette difficulté, adoptaient un ordre synthétique, dogmatique, au lieu de l’ordre analytique des Méditations. Mais d’une part, comme l’a montré une étude célèbre49, les Principes n’opposent pas une voie synthétique à celle, analytique, des Méditations ; ils combinent et superposent ces deux voies. D’autre part, les Principes n’enseignent pas simplement les principes mais comment et dans quel ordre ils doivent être

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La traduction du latin lumen naturale (AT VIII-1, 164) par la « faculté de raisonner » est malheureuse, et démentie par la traduction de PP 3, 46 : « …ces choses ayant pu être ordonnées de Dieu en une infinité de façons, c’est par la seule expérience, & non par la force du raisonnement [non… sola* ratione], qu’on peut savoir laquelle de toutes ces façons il a choisies ». 46 À Mersenne, 30 septembre 1640, AT III, 1923-5. 47 À Mersenne, 15 avril 1630, AT I, 1445-17. Voir également à Mersenne, 21 janvier 1641, AT III, 28427-29 : « Assurez-vous qu’il n’y a rien, en ma métaphysique, que je ne croie être vel lumine naturali notissimum, vel accurate demonstratum » [ou parfaitement connu par la lumière naturelle, ou exactement démontré]. 48 Réponses aux secondes objections, FA II, 582 : « Touchant les questions qui appartiennent à la métaphysique, la principale difficulté est de concevoir clairement et distinctement les premières notions […] elles ne sont parfaitement comprises que par ceux qui sont fort attentifs et qui s’étudient à détacher, autant qu’ils peuvent, leur esprit du commerce des sens ». 49 J.-M. Beyssade, « Scientia perfectissima. Analyse et synthèse dans les Principia », Naples, 1996, repris dans Études sur Descartes, Les Éditions du Seuil, Paris, 2001, p. 181-216.



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cherchés : « il faut commencer par la recherche de ces premières causes… » (L-Pr, AT IX-2, 217-18) ; « un cinquième degré pour parvenir à la sagesse… : c’est de chercher les premières causes & les vrais principes… » (L-Pr, AT IX2, 519-22). Même exposée scolairement, la philosophie première est inséparable de la recherche qui y mène. •

Une ambiguïté fondamentale demeure attachée à la notion de démonstration ou de « preuve métaphysique ». S’agit-il de démonstrations dans le seul champ de la métaphysique, comme celle de l’existence de Dieu dans les Méditations (III, V), ou celle de l’existence des corps et de la distinction réelle entre les substances (Méditation VI) ? Ou bien s’agit-il de démontrer par la métaphysique des vérités ou des principes d’une autre science, physique, mathématique, ou morale ? Le premier cas ne se discute guère : la métaphysique démontre, elle même et elle seule, les propriétés de ses objets (l’âme et Dieu), ce qu’aucune autre science ne peut faire à sa place. La possibilité d’une preuve physique d’une vérité métaphysique comme celle de l’existence de Dieu est un non sens. Les preuves de l’existence de Dieu : a priori et a posteriori

Dans l’épistémè aristotélicienne, toute science porte sur un « objet » (un genre), dont elle démontre les propriétés. Aucune science ne démontre son objet : le géomètre ne démontre pas la quantité, mais la suppose, pour en démontrer les affections. Le métaphysicien ne démontre pas qu’il y a de l’être, mais le suppose comme la chose la mieux connue qui soit. Inversement, mais pour la même raison, ce dont une science prouve l’existence ne peut être son objet, et doit être étudié par une science postérieure. S’agissant de l’articulation de la physique et de la métaphysique, deux aristotélismes se sont affrontés tout au long du Moyen-Âge : l’averroïsme considère que la physique (Physique VIII) établit à partir des effets (le mouvement) et donc a posteriori l’existence d’un premier moteur, qu’une science vient ensuite considérer comme son objet et étudier pour lui-même (la métaphysique). Mais tel est alors le paradoxe : si Dieu est bien l’« objet » de la métaphysique, il n’y a pas de preuves métaphysiques de l’existence de Dieu. Inversement, l’avicennisme revendique la possibilité d’une telle preuve, a priori, d’un être nécessaire. C’est la raison pour laquelle l’avicennisme ne pose pas Dieu mais l’être (l’être commun, ou l’être en général) comme l’objet donné (datum) de la science première, non pour exclure Dieu de cette science, mais pour pouvoir l’y inclure au titre de l’objet recherché (quaesitum), et l’y démontrer a priori. Les averroïstes les plus radicaux considèrent comme « dialectiques » et « sophistiques » les preuves prétendument métaphysiques de l’existence de Dieu ; quant à la physique, elle démontre selon eux un premier moteur, sans pouvoir établir qu’il est une substance, et quels en sont les attributs essentiels. Le dispositif cartésien des preuves de l’existence de Dieu (PP 1, 13-25) subvertit cette opposition : les preuves a posteriori ne s’appuient pas sur l’objet de la physique et sur l’antériorité des choses naturelles dans l’ordre de la connaissance, mais se situent dans le champ de la métaphysique. Ne considérant en guise d’« effets » que « l’idée de Dieu » (PP 1, 18) et la « durée de notre vie » (PP 1, 21), au lieu des corps et du mouvement, la métaphysique s’accapare les preuves a posteriori ; partant, la possibilité de la connaissance de Dieu pour la raison humaine n’est plus liée à l’antériorité supposée de la physique dans l’ordre de la connaissance.



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La philosophia prima ne doit rien à la physique, qu’elle devance par la dignité de son sujet, par l’évidence de ses raisons et la certitude de ses démonstrations. Mais inversement, que faut-il dire que la physique doit à la métaphysique ? N’a-t-elle pas ses principes propres et suffisamment évidents par eux-mêmes pour n’avoir pas besoin d’être démontrés par une science qui lui est constitutivement étrangère ? Le concept de « physique métaphysique » peut-il apporter la solution à la question philosophique du fondement du savoir, ou bien faut-il voir dans son caractère problématique l’indice d’une limite, et la marque de l’humaine finitude ? Avant d’entreprendre quelque réponse, il faut d’abord préciser l’extension et les modalités précises du problème. 1°) Première difficulté : toutes les formules cartésiennes qui énoncent la dépendance de la philosophie seconde à l’égard de la prima philosophia souffrent d’une certaine indétermination qu’on mesure à la variété des termes, le plus souvent métaphoriques, utilisés pour décrire cette opération (emprunter, appuyer, déduire, contenir…). Énumérons quelques unes des plus connues : •

« pour les autres sciences, d’autant qu’elles empruntent leurs principes de la philosophie… » (DM I, AT VI, 830-31)



« … quelques vérités de métaphysiques, sur qui toute la physique doit être appuyée » (L-Pr, IX-2, 1925)50, formule qui rappelle celle du Monde : « Cette règle est appuyée sur le même fondement que les deux autres… » (AT XI, 4423).



« … ces six Méditations contiennent tous les fondements de ma physique… » (à Mersenne, AT III, 2981-2). Même l’ambition des Méditations, « établir [stabilire] quelque chose de ferme et de constant dans les sciences » (IX-1, 13) indique qu’il revient à la métaphysique de poser et définir les principes des autres sciences.

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Rappel indispensable, en 1647, car la publication de l’original latin (1644) avait immédiatement inspiré à un universitaire acquis à la philosophie cartésienne, Henricus Regius, une version radicalement physiciste et matérialiste de l’ouvrage, que Descartes s’est empressé de désavouer (LPr, AT IX-2, 1912-26). Sur Descartes et les Fundamenta physices de Regius, voir T. Verbeek, « Regius’s Fundamenta Physices », Journal of the History of Ideas, Vol. 55, No. 4 (Oct., 1994), pp. 533-551. Notons que les « quelques vérités de métaphysique » niées par Regius concernent la preuve de l’existence de Dieu par son idée et la certitude quant à l’existence des choses matérielles. Les Fundamenta physices s’ouvrent sur l’affirmation que l’existence des choses matérielles n’est que vraisemblable pour la raison, et n’est certaine que par la Révélation. C’est donc un euphémisme que de dire que Regius « nie quelques vérités de métaphysique » : il nie plutôt la métaphysique ellemême.

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« ce sont là tous les principes… desquels je déduis très clairement ceux des choses corporelles ou physiques… Voilà, en somme, tous les principes dont je déduis la vérité des autres choses » (L-Pr, AT IX-2, 1013-19).

Mais la clarté de ces formulations ne dissipe pas toute difficulté. En effet, peut-on admettre qu’une science démontre les principes d’une autre sans sortir des limites de son objet, et de sa compétence ? Et en quoi une preuve « métaphysique » d’un principe physique peut-elle servir au physicien ? On pourrait de surcroît objecter, en s’appuyant sur une lecture stricte des Analytiques aristotéliciens, que Descartes semble étendre à toutes les sciences théorétiques une théorie de la subalternation seulement possible et opératoire dans le champ des disciplines mathématiques : si l’optique et la mécanique sont subordonnées à la géométrie, c’est que les principes de la géométrie peuvent y « descendre » et s’y exporter ; de même pour l’harmonie, qui « emprunte » effectivement ses principes à l’arithmétique. Mais ce transport ou cette « descente » sont inenvisageables pour ce qui est de la métaphysique et de la physique, d’autant que leurs objets respectifs (la substance sensible, la substance intellectuelle) diffèrent par leur genre. Les lois du mouvement ne peuvent se déduire de la métaphysique à la manière dont les lois de la mécanique peuvent se déduire de la géométrie. 2°) Deuxième difficulté : qu’est-ce qui, de la physique, fait l’objet d’une démonstration métaphysique ? Il semble qu’il s’agisse en premier lieu de l’existence de la nature corporelle : « [les principes] des choses corporelles ou physiques, à savoir qu’il y a des corps étendus en longueur, largeur, profondeur, qui ont diverses figures & se meuvent en diverses façons » (L-Pr, AT-2, 1014-17). Mais la déduction métaphysique s’applique aussi au principe dit « d’inertie » et à la conservation de la « quantité de mouvement » (2, 37). Et là encore la notion de démonstration métaphysique ne va pas de soi : au lieu d’une déduction simple, on en trouvera au moins deux. L’une procède de l’immutabilité divine : « Dieu, qui, comme chacun doit savoir, est immuable, agit toujours de même façon… ». C’est la voie privilégiée par le Monde, qui souligne en passant le caractère quasi intempestif de ces « considérations métaphysiques »54, et elle étend la notion de création de la nature à celle des lois qui

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Monde, AT XI, 38 1-4. 19

la gouvernent55. L’autre se fonde sur le principe logique qu’aucun corps ni aucun étant ne peuvent tendre à leur propre destruction. Chaque chose tend à se conserver autant qu’il est en elle. De ces deux déductions, la première, qui s’appuie sur la causalité et le décret divin, est théologique ; la seconde, qui s’appuie sur un principe logique universellement valable de « toute chose », est ontologique. C’est justement la fonction de la doctrine de la « création continuée », cette « opinion commune » des philosophes57, que de les conjoindre et d’annuler toute différence entre création et conservation. 3°) D’où une troisième difficulté : la thèse de la « création continuée » ne fait-elle pas du tort au « miracle de la création » ? La démonstration métaphysique du principe d’inertie identifie l’acte créateur (le fiat divin) avec les conditions générales de la possibilité des choses, de leur être commun, et de leur intelligibilité. La parfaite intelligibilité des lois de la nature, et des vérités éternelles des mathématiques qui les constituent, n’est pas un argument en faveur de l’éternité du monde, et des lois qui le gouvernent, mais un argument en faveur de leur création, comme l’ont établi les lettres à Mersenne de 1630, qui contiennent en résumé toute la métaphysique de la physique du Monde : … c’est Dieu qui a établi ces lois en la nature… Or il n’y en a aucune en particulier que nous ne puissions comprendre si notre esprit se porte à les considérer, et elles sont toutes mentibus nostris ingenitae…58 La Création n’est donc pas seulement un article de foi, comme chez Thomas d’Aquin, mais c’est aussi une vérité de raison (3, 45, AT IX-2, 124 : « La religion chrétienne veut que nous le croyions* ainsi, & la raison naturelle nous persuade absolument cette vérité »). L’intelligibilité parfaite de ces lois signifie seulement qu’elles sont adéquates à notre pouvoir de les connaître, qu’elles sont donc taillées à la mesure d’un

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Voir la répétition de la séquence DM V, AT VI, 4112 : « … certaines lois que Dieu a tellement établies en la nature, et dont il a imprimé de telles notions dans nos âmes… », et DM V, AT VI, 4514 : « … pourvu qu’ayant établi les lois de la nature… », ensuite de à Mersenne, 15 avril 1630, AT I, 14514-16 : « … je vous prie d’assurer et de publier partout que c’est Dieu qui a établi ces lois en la nature, ainsi qu’un roi établit des lois en son royaume… » 57 DM V, AT VI 458-11 : « Mais il est certain, et c’est une opinion communément reçue entre les théologiens, que l’action par laquelle maintenant il le conserve, est toute la même que celle par laquelle il l’a créé ». 58 Descartes à Mersenne, 15 avril 1630, AT I, 14514-19.

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entendement fini, et soumises à « une cause dont la puissance surpasse les bornes de l’entendement humain »59. Descartes n’entend donc pas faire tort au miracle de la création : au contraire, il étend celle-ci jusqu’aux lois et aux conditions de l’intelligibilité de la nature. Mais le recours à la théorie scolastique de la création continuée compromet cette avancée et justifie en un sens la remarque lapidaire de Pascal : « Je ne puis pardonner à Descartes ; il voudrait bien, dans toute sa philosophie, se pouvoir passer de Dieu, mais il n’a pu s'empêcher de lui donner une chiquenaude, pour mettre le monde en mouvement ; après cela, il n'a plus que faire de Dieu »60. Cette remarque touche un point essentiel de la compréhension cartésienne de la conservation ou « création continuée », telle qu’elle est notamment formulée par les Principes (1, 21 ; 2, 36) : s’il est vrai qu’il ne faut pas moins de puissance pour conserver une chose que pour la créer, on pourrait penser que la durée du monde tient à un miracle permanent. Il n’en est rien : la création se continue par une action « toute simple », qui ne change pas, et qui définit ce que les théologiens appellent le « concours ordinaire* » de Dieu (1, 51), condition universelle et nécessaire sans laquelle aucune créature ne saurait subsister. Or, cette condition est si universelle et si commune à toutes les substances qu’elle s’annule (comme le mouvement uniforme commun à plusieurs corps) : toutes les substances sont indifféremment tributaires de ce concours ordinaire, si bien qu’il est impossible de faire de cette dépendance un critère permettant de distinguer les choses les unes des autres, et, par là, de les connaître. Descartes ne veut donc pas se « passer de Dieu », mais veut éviter de focaliser artificiellement l’attention sur une dépendance métaphysique si commune qu’elle n’apprend rien de notable sur l’essence singulière des choses créées. Par ailleurs, Dieu est bien la cause et l’auteur de tous les mouvements « en tant qu’ils sont » (Monde, ch. VII ; PP 2, 36), mais il faut comprendre par là qu’il ne les fait pas, comme ferait un moteur, un ouvrier, ou une machine : il les fait être, mais ils se font tout seuls. Au reste, le concept de conservation a un sens et un objet très différent de ceux qu’il pouvait avoir jusque là. Si on le compare à ce que pouvait en dire le traité pseudo-aristotélicien De Mundo, la notion apparaît ici déliée de toute connotation finaliste et providentialiste : elle est, chez Descartes, rapportée à la seule causalité 59 60



Descartes à Mersenne, 6 mai 1630, AT I, 15018. Pascal, Pensées, éd. Lafuma, 1001.

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efficiente produisant dans l’être une constante quantitative. Au contraire, la tradition liait la conservation du tout à l’équilibre et à l’harmonie des principes contraires, et en particulier des qualités primaires (chaud/froid, sec/humide, cf. De mundo, 396b). Cette harmonie universelle était attribuée à une puissance unique, cause de la permanence des espèces et de toutes choses, terrestres comme célestes (398b). Le mouvement simple et premier, cause de tous les autres, et principe de la conservation, était la cyclophorie du premier ciel (399a), mouvement le plus ample et le plus puissant. Plus rien de tout cela, ou presque61, chez Descartes. S’il y avait bien, chez Aristote puis dans le De Mundo, une tradition scolaire qui mettait en rapport le principe général de la conservation (du tout du monde) avec celui de la permanence du mouvement, (circulaire, ou tourbillonnant62), l’orientation est très différente puisque Descartes l’entend d’abord du mouvement rectiligne (PP 2, 39), qui est simple63, alors que le mouvement circulaire même uniforme, est un mouvement dans lequel il y a constamment un changement de direction, une déviation. Du mouvement circulaire au mouvement rectiligne : la révolution cartésienne La primauté du mouvement rectiligne par rapport au mouvement circulaire est un des aspects les plus fondamentaux de la réforme cartésienne des lois du mouvement. Elle est appuyée par des arguments logiques dans les Règles pour la direction de l’esprit64 ; elle suppose que le mouvement soit pensé comme une entité distincte et séparable du mobile qui « participe » (PP 2, 31) au mouvement. Descartes a bien, selon l’expression de Koyré, libéré le monde de la « hantise de la circularité », en montrant qu’elle n’appartient pas à l’essence du mouvement. Tout mouvement est circulaire en fait (PP 2, 33), mais en droit, il est droit. Cette révolution est de nature proprement philosophique : seul le philosophe peut distinguer ce qu’est le mouvement en son être (droit), de la manière dont il se fait dans les corps. Pourtant cette révolution ne peut être complètement isolée d’un contexte cosmologique et astronomique qui a promu, en même temps que la dissolution des « sphères solides » sur lesquelles étaient fixés les corps célestes, un ciel fait de matière liquide et pénétrable (PP 3, 24), qui n’interdit plus la possibilité d’un mouvement droit. Tycho Brahe est l’artisan de cette destruction des « sphères solides », mais c’est seulement avec Kepler, et avec le De cometis (1618), que le mouvement rectiligne devient une nécessité théorique pour l’explication du mouvement des comètes ; Kepler distingue même

61

Les remarques de Beeckman, en 1620, à l’occasion de son exposé des lois du choc (voir A. Koyré, Études Galiléennes, Paris, Hermann, 1966, p. 108-109), laissent penser qu’on est encore dans la perspective du De Mundo, où la puissance divine qui s’exerce dans le monde par le mouvement du ciel produit l’harmonie et la conservation [σωτηρία] du monde (De Mundo, 400a). Une note de jeunesse des Cogitationes privatae de Descartes va aussi dans ce sens : « Il y a dans les choses une seule force active (activa vis) : amour, charité, harmonie » (AT X, 218). 62 Cf. De Caelo, 284 a 25, mentionnant l’opinion d’Empédocle, suivant laquelle la conservation dans le temps serait induite par la vitesse acquise du mouvement tourbillonnaire. 63 Dès Le Monde, Descartes a justifié le fait que la conservation s’entende seulement du mouvement droit en invoquant sa simplicité : AT XI, 4429-452 : « Or est-il que, de tous les mouvements, il n’y a que le droit qui soit entièrement simple, et dont toute la nature soit comprise en un instant ». 64 RDI, Règle VI (AT X, 38122-3829) : le « droit » est considéré comme une nature (absolument) simple, alors que la notion du courbe, « respective », ne se comprend que par déduction de la première.



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le « mouvement » pris comme changement apparent par rapport aux étoiles fixes, de la « trajectoire » rectiligne, comme « mouvement vrai », mais inapparent, des comètes dans les espaces du ciel65. Cette distinction annonce à sa façon la distinction cartésienne entre le mouvement « pris selon l’usage commun » et le mouvement « proprement dit » (PP 2, 24, 25), et constitue un des jalons nécessaires pour comprendre la genèse de la science cartésienne du mouvement.

II. LA SCIENCE DES CHOSES MATERIELLES

A. Monde, nature, matière : l’objet de la physique Ces difficultés nous amènent à une question qui n’est pas explicitement posée ni thématisée dans le corpus cartésien, et qui porte sur l’objet de la « physique »66 — terme aussi peu usité, dans les Principes, que celui de « métaphysique ». En première analyse, on pourrait juger que l’absence de cette question s’explique par le caractère catégorique de la réponse : la physique étudie les lois générales selon lesquelles se font les changements dans la nature ou substance corporelle, c’est-à-dire l’étendue modifiée par figure et mouvement, en tant que toutes ces notions sont entièrement claires, intelligibles, et « distinctement imaginables »67. Cette réponse appelle trois remarques : •

Par là, il peut sembler que la science ne traite pas encore des êtres concrets, et des phénomènes du monde que « nous apercevons par l’entremise de nos sens » (PP 1, 28). L’art. 2, 64 identifie les principes de la physique à ceux de la « géométrie ou mathesis abstraite » (in geometria vel in mathesi abstracta*). Cette assimilation tient au fait que la mathesis, qui est à la fois plus universelle et antérieure aux « disciplines mathématiques », étudie le mouvement (et la durée du mouvement), entre autres affections de la quantité ; moyennant quoi elle absorbe ce qui constituait l’objet d’une science distincte, étudiant l’être « mobile et sensible »68. Cette réduction de la physique à la

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Sur le De cometis, voir M. Bucciantini, Galilée et Kepler (Paris, Les Belles Lettres, 2008 pour la tr. française), p. 328 sq. 66 Sur la détermination de l’objet de la physique, voir F. de Buzon, « La mathesis des Principia. Remarques sur II, 64 », Naples, Vivarium, 1996, p. 303-320. 67 MM V, AT VII, 6315, FA II, 469. 68 Sur l’universalité de la mathesis, portant sur tout objet susceptible d’être soumis aux critères de l’ordre et de la mesure, voir RDI, Règle IV, AT X, 3784-11. Voir à Mersenne, 27 juillet 1638, AT II, 2685-14, : « Mais je n’ai résolu de quitter que la géométrie abstraite, c’est-à-dire la recherche des questions qui ne servent qu’à exercer l’esprit ; et ce afin d’avoir d’autant plus de loisir de cultiver une autre sorte de géométrie, qui se propose pour questions l’explication des phénomènes de la nature. Car… toute ma physique n’est autre chose que géométrie ».



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géométrie69, est à l’origine du reproche souvent fait à Descartes de n’avoir fait qu’un « roman de physique », la physique d’un monde à la rigueur possible, mais non du monde réel70. L’identification des « principes » de la physique à ceux de la géométrie repose, en 2, 64, sur l’affirmation que toute la variété des mouvements procède de celle des figures : « Je n’ajoute rien ici touchant les figures, ni comment de leurs diversités infinies il arrive, dans les mouvements, des diversités innombrables ». On verra plus loin que cette capacité proprement infinie de la figure à figurer exhaustivement le réel enveloppe une confrontation critique avec la physique des « atomistes » (PP 4, 201-202)71. •

L’idée d’une science mathématique des « phénomènes de la nature » contient une certaine équivoque72. De fait la physique ne doit être qualifiée de mathématique qu’en référence à sa méthode, et à la manière dont elle opère ses déductions à partir des « notions communes » (ex communibus illis notionibus*…, PP 2, 64, AT VIII-1, 795), par des « raisons mathématiques », dont le privilège ne tient qu’à leur simplicité et à leur facilité73. La notion de « physique mathématique » n’est certainement pas dénuée de sens ni de fondement : elle se comprend en référence au projet d’une science universelle dans laquelle toutes les difficultés sont rendues « quasi semblables à celle des

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Ou bien de l’objet des « mathématiques mixtes » à celui de la « mathématique pure », en quoi Gassendi, lisant les Méditations, voyait déjà malicieusement une espèce de malentendu : Objectiones quintae, AT VII, 32825-3295 ; FA II, 768. 70 Sur le jugement de Huygens sur les Principia (« Descartes avait trouvé la manière de faire prendre ses conjectures et fictions pour des vérités. Et il arrivait à ceux qui lisaient ses Principes de la Philosophie, quelque chose de semblable à ceux qui lisent des romans… »), voir P. Mouy : Le développement de la physique cartésienne, 1646-1712, Paris, Vrin, 1934, p. 184, et F. Chareix, La philosophie naturelle de Christiaan Huygens, Vrin, 2006, ch. II (« Descartes dans Huygens »), p. 102 ss. Descartes avait lui-même expressément demandé qu’on commence par lire les Principes comme un roman (L-Pr, AT IX-2, 1131). 71 Les guillemets s’imposent, Descartes tâchant de montrer en quoi la philosophie de Démocrite diffère d’un atomisme vulgairement matérialiste et sensualiste. Sur l’affirmation que la variété des mouvements procède de celle des figures, comparer avec la proposition symétrique en PP 2, 23 : « toutes les variétés qui sont en la matière… dépendent du mouvement de ses parties ». PP 4, 203 revient sur la manière dont figures, grandeurs et mouvements sont trois choses qui « peuvent être diversifiées l’une par l’autre » (AT IX-2, 321). 72 G. Bachelard, L’activité rationaliste de la physique contemporaine : « La physique de Descartes est une physique de l’objet non mesuré, une physique sans équations, une représentation géométrique sans échelle désignée, sans mathématiques. La physique de Descartes n’appartient nullement, dans l’acception moderne du terme, à ce qu’on appelle la physique mathématique » (cité par M. Fichant dans « La notion de force dans la physique de Descartes », in Descartes et le rationalisme, M. Ouelbani (dir.), Tunis, 1997, p. 57-75). 73 Sur les « raisons mathématiques », cf. le jugement sur la physique de Galilée, À Mersenne, 11 octobre 1638, AT II, 3806-16. Sur l’évidence de ces raisons, voir DM I, AT VI, 724-25 : « Je me plaisais surtout aux mathématiques, à cause de la certitude et de l’évidence de leurs raisons », DM II, AT VI, 1922-24 : « … il n’y a eu que les seuls mathématiciens qui ont pu trouver quelques démonstrations, c’est-à-dire quelques raisons certaines et évidentes ».



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mathématiques »74, et résolues par la méthode. Dans la science cartésienne, « mathématique » ne désigne pas un domaine d’objets (les objets des « disciplines

mathématiques »,

qu’il

n’est

d’ailleurs

pas

nécessaire

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d’apprendre toutes ) mais une modalité du savoir certain. Tout ce qui est dit de la « fabrique du ciel et de la terre », loin de n’être connu que par conjecture et par des suppositions hasardeuses, doit être dit avoir été établi par « démonstration mathématique* » (PP 2, 64, AT IX-2, 102 ; PP 4, 206, AT IX-2 325), bien qu’il n’y ait dans les Principes aucune démonstration de mathématique. •

La science de la nature n’étudie les phénomènes qu’en tant qu’ils sont a priori soumis à des lois. Ces lois ont la même nécessité, du moins au regard de notre entendement où en sont nativement imprimées les notions, que les vérités mathématiques. Un trait commun au Monde et aux Principes est l’affirmation de l’indifférence des lois de la nature au monde dans lequel elles sont appelées à s’exercer : la nécessité de trois « lois de la nature » est telle au regard de l’entendement humain qu’on ne saurait penser sans contradiction d’autres mondes où elles ne s’exercent pas : « ces vérités éternelles… dont la connaissance est si naturelle à nos âmes… que nous ne saurions douter… que si Dieu avait créé plusieurs mondes, elles ne fussent en tous aussi véritables qu’en celui-ci »76, de même que, selon les Principes, 2, 22 (AT IX-2, 75), l’idée de la matière, à quoi se ramène ce que nous savons du monde, exclut toute possibilité de feindre d’autres mondes (réels) faits d’une autre matière : « …quand même il y aurait une infinité de mondes, ils ne seraient faits que de cette matière, d’où il suit qu’il ne peut y en avoir plusieurs ».

Mais quelle différence Descartes fait-il entre monde et nature ? La science de la nature donne-t-elle à l’idée du monde un contenu objectif et adéquat ? L’articulation entre « nature » et « monde » est-elle représentée par celle des Principes II (science de la nature) et des Principes III (« du monde visible ») ?

74

DM III, AT VI, 2927. DM II, AT VI, 1929-31 : « Mais je n’eus pas dessein, pour cela, de tâcher d’apprendre toutes les sciences particulières qu’on nomme communément mathématiques… » 76 AT XI, 4717-21 ; sur ce point, voir J.-C. Bardout, « Remarques sur l’impossibilité cartésienne des mondes possibles », Cahiers de philosophie de l’Université de Caen, n° 42, 2006, p. 47-69. 75



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Il n’est quasiment jamais question du monde dans les Méditations (guère plus que dans l’Éthique de Spinoza, où le terme n’apparaît pas du tout), alors que le terme de « nature » y est omniprésent de la Méditation III à la Méditation VI. Les rares occurrences de « monde » dans les Méditations, interviennent dans des locutions et tournures idiomatiques (« seul au monde », « rien au monde ») où « monde » ne désigne pas la notion ou l’idée du tout des phénomènes77; le doute ne le mentionne pas dans la Première Méditation, alors même qu’il porte sur ce qui semble de manière obvie en constituer la définition78. Le passage au français, dans les Principes, montre aussi un certain usage apparemment irréfléchi de la locution « être dans le monde » pour traduire « exister » (PP 1, 12, AT VIII-1, 97 : « se ipsos existere*… » = « croire qu’ils étaient dans le monde*… »). Cet usage idiomatique, à l’exclusion de toute autre occurrence du terme, constitue l’indice d’une vraie difficulté : si le doute ne porte pas formellement sur le « monde », est-ce parce que ce doute, par manque de lucidité et de radicalité, continuerait de présupposer l’être du monde encore qu’il révoque toutes les choses du monde ? Ou bien est-ce parce que, en évitant de le nommer, on évite aussi d’avoir à le rétablir dans ses droits, si bien que les Méditations prononceraient tacitement la fin de l’ancien monde au profit d’une nouvelle idée de la nature, comme c’est manifestement le cas chez Spinoza79 ? Un élément milite en faveur de la seconde hypothèse : le Monde et les Méditations proposent tous deux une définition générale de la nature qui corrige et se substitue aux définitions du monde héritées du De Mundo pseudo-aristotélicien : Ps. Aristote De Mundo, 391b9

Le Monde, ch. VII AT XI, 3629-377.

Méditation VI, AT IX-1, 64.

Principes II, 21 AT VIII-1, 523-5 ; AT IX-2, 74

« Le monde est un assemblage composé du ciel et de la terre et des natures qui y sont contenues. Mais le

« … par la nature, je n’entends point ici quelque Déesse, ou quelque autre sorte de puissance imaginaire, mais que je me

« Car par la nature, considérée en général, je n’entends maintenant autre chose que Dieu même, ou bien l’ordre

« Nous saurons aussi que ce monde, ou la matière étendue* qui compose l’univers n’a point de bornes, parce

77 78

79



L’expression revient aussi dans le français, par ex. Monde, AT XI, 2621 : « Or je ne saurais trouver aucunes formes au monde qui soient telles ». La Méditation II l’évoque dans une formule qui n’en fait justement pas l’objet explicite du doute : « je me suis persuadé qu’il n’y avait rien du tout dans le monde (in mundo), qu’il n’y avait aucun ciel, aucune terre, aucuns esprits, ni aucuns corps », AT IX-1, 19. L’Appendice du livre I de l’Éthique renvoie systématiquement à un effet de l’imagination humaine, et partant à la structure du corps, tous les attributs qui servent à définir un monde : la beauté, l’ordre, la perfection.

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monde est encore pris en un autre sens : c’est l’ordre et l’arrangement de toutes les choses (τάξις τε καὶ διακόσµησις), conservé sous l’action de Dieu et à cause de Dieu »80

sers de ce mot, pour signifier la matière même, en tant que je la considère avec toutes les qualités que je lui ai attribuées, comprises toutes ensemble, et sous cette condition que Dieu continue de la conserver en la même façon qu’il l’a créée »

et la disposition que Dieu a établies dans les choses créées. Et par ma nature en particulier, je n’entends autre chose que la complexion ou l’assemblage de toutes les choses que Dieu m’a données ».

que quelque part où nous en voulions feindre, nous pouvons encore imaginer des espaces indéfiniment étendus, que nous n’imaginons pas seulement, mais que nous concevons être tels en effet que nous les imaginons »

Le Monde et les Principes ne définissent pas le monde par référence à une forme, celle de la sphère, que le monde devait avoir parce qu’elle est celle des figures qui a en même temps la plus grande simplicité et la plus grande capacité, mais par sa « matière », en tant qu’elle est conservée par l’action d’une cause efficiente. Aussi le monde perd-il toute figure et dimension assignables, en même temps qu’il cesse de s’identifier à notre ciel visible — identification par laquelle Aristote, mais aussi bien tous les commentaires médiévaux sur la Sphère81 avaient réifié et absolutisé les données de la perception sensible, en donnant l’habillage de la nécessité géométrique à ce qui reposait finalement sur le présupposé que le monde ne s’étend pas au-delà des limites de sa visibilité. Notons, ensuite, que la distinction cartésienne entre monde et nature repose, au moins en partie, sur l’usage des facultés qui permettent de les représenter, et sur le fait que l’imagination est nécessaire à la représentation du monde, et de ses espaces qui ne sont pas seulement « imaginaires », comme le disent les aristotéliciens à propos des espaces qu’on feint être au-delà de sa superficie externe, là où il n’y a en réalité, 80

Sur cette citation du De Mundo, voir M.-P. Lerner, « The origin and meaning of ‘World system’ », Journal for the history of astronomy, 36, 2005, pp. 407-441. Le passage au latin est intéressant : « Mundus est corporum ordinatio et distributio, quae a Deo et propter Deum conservatur », (Hartmann Beyer, Quaestiones Novae in libellum de Sphaera Ioannis de Sacro Busto, Francfort, P. Brubach, 1549, n. p.). Ce « propter Deum » (à cause de / en vue de Dieu) anticipe sur une citation fautive que Descartes fait du Prologue de l’Évangile de Jean (à Chanut, 6 juin 1647, AT V, 5331543 : « Mais il est dit que omnia propter ipsum [Deum] facta sunt, que c’est Dieu seul qui est la cause finale, aussi bien que la cause efficiente de l’univers »). Comme l’a souligné V. Carraud (« Descartes et l’Écriture Sainte », Groupe de recherches spinozistes, Travaux et documents, n° 4, Presses de la Sorbonne, 1992, pp. 41-70), il n’existe aucune version latine du Prologue johannique portant propter au lieu de per ; on peut donc penser ici à une contamination involontaire du texte johannique par celui du De Mundo. 81 On désigne par là le Traité de la Sphère de Jean de Sacro Bosco (Holywood). Manuel composé dans la première partie du XIIIe siècle, il a donné lieu à d’innombrables commentaires jusqu’au XVIe siècle.



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estiment-ils, ni lieu ni temps, mais des espaces « vraiment imaginables » (vere imaginabilia, hoc est realia…, PP 2, 21, VIII-1, 527) ; tandis que l’imagination est disqualifiée et décrétée inadéquate pour se représenter la nature (« …je n’entends point ici quelque… puissance imaginaire »). Le plus déterminant est ici le rôle de l’imagination dans la construction de l’espace et du temps : comme on le sait depuis la Dioptrique, la « géométrie naturelle »82 du regard (ou des mains, dans le cas de l’aveugle) informe les données de la sensation et ne situe les objets visibles dans un espace « réel » qu’en imaginant, dans cet espace, la distance qui sépare les objets les uns des autres, et qui les sépare de l’œil. Voir présuppose la notion de cette distance, mais la distance ne se voit pas, et ne dépend « d’aucunes images envoyées des objets » ; condition de possibilité de la vision, la distance dépend d’une « imagination toute simple, [qui] ne laisse point d’envelopper en soi un raisonnement tout semblable à celui que font les arpenteurs, lorsque, par le moyen de deux différentes stations, ils mesurent les lieux inaccessibles »83. Le Discours VI de la Dioptrique veut établir que la détermination de la grandeur réelle des objets dépend du jugement ou de l’opinion qu’on a de leur distance, et non pas d’une réflexion simple sur leur grandeur apparente. De même que la détermination de la figure des objets « se juge par la connaissance, ou opinion, qu’on de la situation des diverses parties des objets, et non par la ressemblance des peintures qui se font dans l’œil »84. En effet, quand on voit un carré sous un angle déterminé, on pense bien voir un carré, non un losange : entre celui-ci (le losange perçu) et celui-là (le carré pensé), il y a un rapport de dissemblance réglé, comparable au rapport d’un signifiant et de son signifié (PP 4, 197), ce qui apparente la perception sensible à une espèce de « code »85. De même que nous ne voyons pas le losange comme un losange, mais comme le carré qu’il figure (défiguré), nous n’entendons pas l’air vibrer, bien que le son ne consiste en rien d’autre : lorsqu’on dit « entendre une cloche », ce qui est entendu n’est pas la cloche, qui en tant que telle est éternellement muette, mais le son, c’est-à-dire la vibration de l’air, dont nous pensons que la cloche est la cause. « Nous pensons… ouïr la cloche »86, nous pensons voir le flambeau, et non pas la manière dont la lumière qu’il émet ébranle le nerf optique : c’est donc que le sentir ne s’en tient jamais à des 82

La Dioptrique, Discours VI, AT VI, 13728. La Dioptrique, Discours VI, AT VI, 1376-12. 84 La Dioptrique, Discours VI, AT VI, 14027-1412. 85 J.-L. Marion, Sur la théologie blanche de Descartes, PUF, 1981, 1991², § 12, p. 231 sq. 86 Traité des Passions de l’Âme, art. XXIII, AT XI, 34619. 83



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données pures et brutes, dont on peut d’ailleurs se demander en quoi elles consistent, puisque personne ne les sent, alors qu’on peut sentir très clairement des choses qui n’existent pas, comme l’illustre le cas, certes exceptionnel, du membre fantôme (PP 4, 196). Par une sorte de métonymie transcendantale, l’âme, sentant, substitue à la sensation « proprement dite » ce qu’elle juge de manière le plus souvent irréfléchie et spontanée en être la cause et le lieu87. Le monde ne nous affecte pas, comme le font les « objets des sens », mais il est ce qui fait que la sensibilité a des objets discrets situés dans l’extériorité de l’espace et du temps. La dimension de la durée et de la « succession du temps » est ici déterminante, et c’est par là que se joue la différence la plus sensible entre monde et nature : si le monde est le tout des phénomènes qui se succèdent dans le temps (Monde, ch. V, AT XI, 2823 : « …depuis le temps que le monde est... »), il ne peut être donné dans l’intuition présente, et ne peut faire l’objet d’aucune expérience possible. On peut le considérer comme une idée de la raison (divine), ou, dans le langage de l’École, comme un ens rationis — en quoi l’idée du monde n’a pas davantage de « réalité » que l’idée de Dieu, dont elle procède d’ailleurs : « [Le] Tout [de] ce monde (totum hic mundus) peut être considéré comme une « être de raison » divin (ens rationis divinae), c’est-à-dire un être créé par un acte simple de l’esprit divin »88. Pour nous, qui ne voyons que dans le temps, au présent, son idée ne peut se constituer que par un progrès indéfini dans la synthèse de l’imagination. Au contraire, l’idée de nature n’a pas de rapport aux phénomènes donnés dans l’espace et dans le temps, mais à l’intelligibilité des lois qui règlent tous les « changements » qui se produisent dans un

87

Voir M. Fichant, « La géométrisation du regard. Réflexions sur la Dioptrique de Descartes » (in : Science et Métaphysique dans Descartes et Leibniz, PUF, 1998, p. 46), citant à l’appui le résumé du Discours de la Méthode (AT VI, 490) : « Que la vision ne se fait point par le moyen des images qui passent des yeux dans le cerveau, mais par le moyen des mouvements qui les composent » (= PP 4, 197, AT IX-2, 315). M. Fichant suggère, en discutant l’interprétation de la perception sensible par J.-L Marion que le mécanisme de la perception finit par substituer le mouvement « seul » à la figure, et à sa défiguration systématique dans la perception ; le « codage » en quoi consiste la perception consisterait, plutôt qu’en un processus de « défiguration », en la « substitution d’un mode de l’étendue (le mouvement) à un autre (la figure) ». L’alternative ouverte par ces deux interprétations conduit à la question suivante : l’image figure-t-elle (défigurée) au fond de l’œil ? Qui a jamais vu d’image au fond de sa rétine ? Le fait est que l’explication scientifique en fait la supposition, parce que la figure est toute « simple », que tout sensible l’enveloppe, et parce que la meilleure philosophie est celle qui assimile « les choses recherchées à celles qui tombent sous les sens » (AT X, 2191-2), c’est-à-dire aux figures. 88 Secundae Responsiones, AT VII, 13425-26.

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monde où « il y a une infinité de divers mouvements, qui durent perpétuellement », et où « il n’y a rien, en aucun lieu, qui ne se change »89.

La grandeur de la nature : Pascal et Montaigne critiques de Descartes Cette distinction monde/nature est subvertie par Pascal qui semble vouloir humilier les prétentions épistémologiques affichées par les Principes : « Que l’homme contemple donc la nature entière dans sa haute et pleine majesté, qu’il éloigne sa vue des objets bas qui l'environnent (…) Mais si notre vue s'arrête là, que l’imagination passe outre, elle se lassera plutôt de concevoir que la nature de fournir. Tout le monde visible n’est qu’un trait imperceptible dans l'ample sein de la nature. Nulle idée n'en approche, nous avons beau enfler nos conceptions au-delà des espaces imaginables, nous n’enfantons que des atomes au prix de la réalité des choses »90. V. Carraud a relevé ici la présence du vocabulaire des Principes91 (monde visible, espaces imaginables…). L’intention polémique est assez évidente, et apparaît encore plus en revenant à l’intertexte que Pascal joue ici contre Descartes : Montaigne. Montaigne voulait en effet que son écolier se découvre lui-même dans le grand livre du monde, et, pour connaître toutes choses selon leur « juste grandeur », qu’il se représente « cette grande image de notre mère nature en son entière majesté », eu égard à laquelle même un royaume n’est qu’un « trait d’une pointe très délicate »92. La formule de Montaigne (« notre mère nature en son entière majesté ») est si peu cartésienne qu’on peut se demander si Descartes ne la visait pas en écrivant, dans son Monde, « …par la nature, je n’entends point ici quelque Déesse, ou quelque autre sorte de puissance imaginaire… ».

La nature n’est pas un sujet distinct de la « nature corporelle », et n’a aucune espèce de « majesté ». Comme les Lettres de 1630 sur la création des vérités éternelles l’ont formulé une fois pour toutes, l’intelligibilité des vérités mathématiques (et des lois de la nature) n’est pas tant indice de perfection admirable que de simplicité et de finitude. Ce qui est vrai des vérités dites « éternelles » des mathématiques l’est aussi de la nature, identifiée à la matière, donc à la quantité « divisible, figurable, et mobile » que les géomètres prennent pour l’objet de leurs démonstrations (2, 64). Bref, quand bien même l’humaine connaissance serait loin d’épuiser les ressources d’une nature dont la puissance est « si ample et si vaste »93, on se gardera de confondre, comme font Montaigne et Pascal, l’étendue indéfinie de la res extensa, 89

Monde, ch. III, AT XI, 1023-24 ; 115. Pascal, Disproportion de l’homme (72/199). 91 V. Carraud, « Approfondir trop et parler de tout : Les Principia philosophiae dans les Pensées (note complémentaire sur « Disproportion de l'homme ») », Revue d’histoire des sciences, 2005, vol. 58, no1, p. 29-52. 92 Montaigne (Les Essais, I, 26, De l’institution des enfants) : « Mais qui se présente, comme dans un tableau, cette grande image de nostre mère nature en son entière majesté ; qui lit en son visage une si générale et constante variété ; qui se remarque là dedans, et non soi, mais tout un royaume, comme un trait d’une pointe très délicate : celuy-là seul estime les choses selon leur juste grandeur. Ce grand monde, que les uns multiplient encore comme espèces sous un genre, c'est le miroir où il nous faut regarder pour nous connaître de bon biais. Somme, je veux que ce soit le livre de mon écolier ». 93 DM VI, AT VI, 6427. 90



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dont le champ est ouvert au travail de l’imagination, avec l’immensité de puissance qui revient à sa cause, et donc à Dieu seul. B. L’évidence de la Création. Le concept de monde est lié par une nécessité d’essence à celui de création : il n’y a pas plus de monde sans création qu’il ne peut y avoir d’objet sans sujet ; rien n’est plus étranger à Descartes que le concept de « monde possible ». On le comprend à partir de la création des vérités éternelles et de la réflexion cartésienne sur les attributs divins. — La création n’est pas le passage de la possibilité à l’existence, et, réciproquement, le passage de la possibilité à l’existence (de la puissance à l’acte) ne donne pas l’idée adéquate de la Création, mais la création s’entend d’abord et avant tout de la possibilité de son objet. Créer c’est rendre possible ce qui puise dans sa cause « efficiente et totale », le seul principe de sa possibilité, comme de sa bonté et de sa vérité (cf. PP 1, 22, AT VIII-1, 1319-20 : « omnis veritatis bonitatisque fons, rerum omnium creatorem » [source de toute bonté et vérité, créateur de toutes choses…]), mais il devrait être interdit de penser que les choses peuvent être possibles « indépendamment de lui »94. Dire, comme Leibniz, que « Jupiter a digéré les possibilités en mondes »95, serait étendre à Dieu un concept de possibilité qui ne concerne en réalité qu’un esprit fini, pour lequel voir, vouloir et faire sont trois choses distinctes, quand elles sont identiques en Dieu96. La possibilité, et la contradiction qui en délimite le champ, ne valent que pour un entendement fini, qui doit s’interdire d’hypostasier les limites de son concept, et reconnaître, par l’expérience, que bien souvent l’incompréhensible ne « laisse pas d’être »97. On en trouvera l’illustration avec le cas de la liberté humaine (PP 1, 40-41) : il n’est pas au pouvoir d’une « pensée* finie » de concevoir comment cette liberté est possible sans contradiction (avec la préordination de toutes nos actions), mais nier ou seulement douter pour ce

94

À Mersenne, 6 mai 1630, 14921-24. Leibniz, Essais de Théodicée, GF (1969), p. 360. 96 Au contraire, en Dieu, c’est la même chose de voir et de vouloir : à Mersenne, 6 mai 1630, AT I, 14928 ; à Mersenne, 27 mai 1630, AT I, 1531-3 ; PP 1, 23 : « … par une même et très simple action, il entend, veut et fait tout, c’est-à-dire toutes les choses qui sont en effet ». 97 Pascal, Pensées, Lafuma 149 et 230. Sur le caractère cartésien de ce mot de Pascal (« Tout ce qui est incompréhensible ne laisse pas d’être »), voir H. Bouchilloux, Pascal, La force de la raison, Paris, Vrin, 2004, p. 55, précisant à très juste titre que chez Descartes l’incompréhensibilité est toujours subordonnée à la compréhension et à l’idée claire : nous savons que Dieu est incompréhensible. 95



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motif d’une réalité qui s’atteste dans l’expérience interne de manière aussi incontestable serait tout simplement « absurde » [absurdum*] (AT VIII-1, 2025)98. 2/ Ensuite, Descartes semble faire de la création un attribut divin, comme si créer appartenait à son essence, et comme si imaginer un infini non créateur impliquait contradiction « … à quoi servirait l’infinie puissance de cet infini imaginaire, s’il ne pouvait jamais rien créer ? »99. Cette affirmation est dangereuse : ne risque-t-on pas de tomber ici dans une forme de nécessitarisme que Descartes ne cesse par ailleurs de récuser au nom de l’indifférence absolue qui est en Dieu à l’égard de « toutes les choses qui ont été faites et qui se feront jamais »100 ? Affirmer que Dieu a été aussi libre de créer le monde dans le temps qu’il l’eût été de le créer de toute éternité, n’estce pas admettre, vaille que vaille, que la création d’un monde est analytiquement comprise dans

l’idée de l’être infini ? Certes, les déclarations affirmant la

contingence de la Création soumise à l’arbitraire d’une puissance incompréhensible ne manquent pas : Dieu aurait pu ne faire aucun monde, aucun espace, aucun temps. Mais s’il est impossible de douter qu’il soit l’auteur ou le créateur de toutes choses (réelles comme possibles, cf. 1, 24), l’être du monde dont il est le créateur n’est-il pas immédiatement assuré, en même temps que son existence ? L’occurrence unique du terme « monde » dans la Troisième Méditation, fournit une indication importante : « Mais enfin que conclurai-je de tout cela ? C’est à savoir que si la réalité objective de quelqu’une de mes idées est telle, que je connaisse clairement qu’elle n’est point en moi, ni formellement, ni éminemment, et par conséquent que je ne puis par moi-même en être la cause, il suit de là nécessairement que je ne suis pas seul dans le monde (non me solum esse in mundo) mais qu’il y a encore quelque autre chose, qui existe, & qui est la cause de cette idée »101. Ce n’est donc pas avec l’existence de l’étendue corporelle mais avec celle du Créateur que l’ego retrouve le monde, si tant est qu’il l’ait réellement perdu dans le doute. Heidegger reproche à ce qu’il appelle « l’ontologie cartésienne du monde » (comme 98

Sur cet argument, voir déjà les Sixièmes Réponses, n° 8, AT IX-1, 236. Secondes Réponses, AT IX-1, 111. Troisièmes Réponses, AT IX-1, 147 : « … dans cette idée une puissance si immense est contenue, que nous concevons qu’il répugne (s’il est vrai que Dieu existe) que quelque autre chose que lui existe, si elle n’a été créée par lui… il suit clairement de ce que son existence a été démontrée, qu’il a été aussi démontré que tout ce monde, c’est-à-dire toutes les autres choses différentes de Dieu qui existent, ont été créées par lui ». 100 Sixièmes Réponses, AT IX-1, 232-233. 101 MM III, AT IX-1, 33. Leibniz a relevé cette formule, qu’on retrouve dans un fragment de 1679 (éd. M. Fichant, Discours de métaphysique / Monadologie, Folio, 2004, p. 285) : « … on ne peut savoir la réalité des objets qui affectent nos sens d’une autre façon qu’a priori, en considérant que nous ne pouvons pas être seuls dans le monde… ». 99



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res extensa) de « passer à côté du phénomène du monde », d’un monde qui n’est pas la somme de l’étant intra-mondain, mais un « constituant du Dasein » ; on peut objecter que « l’ontologie cartésienne du monde » s’élabore en amont de la physique, là où s’explicite le rapport de la « pensée finie » à l’infini créateur dont elle procède. C. L’étendue de l’imagination. Par suite, on s’expliquera autrement la place que les Principes réservent à la preuve de l’existence des corps, au seuil de la IIe Partie, et l’introduction, dès la Première partie (PP 1, 26-27), d’un troisième terme, « indéfini », à l’opposition fini/infini. Ce troisième terme ne s’applique pas explicitement à l’étendue réelle du monde (2, 21) mais à « l’étendue* [magnitudinem] des choses possibles », selon un raisonnement qui n’est d’ailleurs pas d’une entière transparence, puisque le sujet de la prémisse (l’imagination d’une grandeur quelconque) ne coïncide pas avec celui de la conclusion (la grandeur des choses possibles, c’est-à-dire imaginables). Il y a bien ici comme une espèce de convertibilité, sinon de confusion, entre l’imagination de l’étendue et l’étendue de l’imagination, confusion entérinée par la traduction française de magnitudo (grandeur) par « étendue ». Le raisonnement reprend et explicite celui du 15 avril 1630, repris dans le Monde : À Mersenne, 15 avril 1630

Le Monde, ch. VI

Principes 1, 26

Nous pouvons bien assurer que Dieu peut faire tout ce que nous pouvons comprendre, mais non pas qu’il ne peut faire ce que nous ne pouvons comprendre [cf. PP 1, 41], car ce serait témérité de penser que notre imagination a autant d’étendue que sa puissance. J’espère écrire ceci, même avant qu’il soit quinze jours, dans ma physique…

… supposons que la matière que Dieu aura créée, s’étend bien loin au delà, de tous côtés, jusques à une distance indéfinie. Car il y a bien plus d’apparence, & nous avons bien mieux le pouvoir, de prescrire des bornes à notre pensée, que non pas aux œuvres de Dieu [cf. PP 3, 1].

« Pour ce que nous ne saurions imaginer une étendue si grande, que nous ne concevions en même temps qu’il y en peut avoir une plus grande, nous dirons que l’étendue* des choses possibles est indéfinie… Et pour ce que nous ne saurions imaginer tant d’étoiles, que Dieu n’en puisse créer davantage, nous supposerons que leur nombre est indéfini ».

La référence au nombre des étoiles dès 1, 26, montre que les Principes se situent d’emblée dans une perspective cosmologique : la « grandeur des choses possibles » annonce l’ « ampleur » des œuvres de Dieu (3, 1 : « Opera Dei nimis ampla* cogitari* non posse » [On ne saurait penser assez vastes les œuvres de Dieu]), et un monde qui en sa grandeur, beauté et perfection absolues (3, 1, AT VIII-1, 8015), révèle toute la magnificence de son créateur. La question de la distance des étoiles fixes par



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rapport à nous et les unes par rapport aux autres est fondamentale, et repose sur un des acquis fondamentaux de l’optique : la distance est plutôt « imaginée que conçue », et l’idée que la matière s’étend à une « distance indéfinie », parsemée d’un nombre de corps « indéfini », fait du monde l’objet de l’imagination. Seul le mouvement des comètes (PP 3, 129-132) permettra, dans le cœur de la troisième partie, de dépasser l’horizon de l’imaginable pour déterminer quelque chose de la disposition réelle des autres cieux conformément aux « phénomènes ou expériences » (3, 4) de ces comètes. Il est donc question du monde dès la Première Partie, monde toujours déjà là et assuré en son être (créé). La preuve de l’existence des corps (2, 1) ne lève à cet égard aucun suspense. Cette preuve, qui n’est ni rigoureusement métaphysique, du fait de sa situation, ni strictement physique, du fait de son objet, n’établit d’ailleurs pas formellement l’« existence de ce monde » (quod est), mais la réalité de la substance étendue et de ses modes, donc, à la rigueur, son quid est : « une matière étendue en longueur, largeur, profondeur, dont les parties… ont des figures & des mouvements divers, d’où procèdent les sentiments que nous avons des couleurs, des odeurs, de la couleur, &c. » (AT IX-2, 63). La cosmologie ne fait pas un chapitre spécial de la métaphysique, parce que la « question cosmologique » en est la question directrice, et qu’elle innerve toute la réflexion des Principes, de la première à la dernière partie, dans une indifférence relative à l’ordre des matières. Telle est donc la physionomie propre de l’« ordre des raisons » dans les Principes, dont il faut renoncer à penser qu’il consiste en une seule et même série déductive, sur le modèle d’une chaîne dont chaque maillon tiendrait le suivant et lui seul. On lui préférera l’idée d’un tissu ou d’une « contexture » (contextus consequentiarum)102, dans laquelle chaque proposition ouvre des perspectives déductives multiples, et chaque résultat de nouvelles possibilités explicatives, moyennant un travail de comparaison où l’imagination joue un rôle déterminant. Sans renoncer à l’idée de l’ordo rationum, il s’agit d’ouvrir cet ordre à la multiplicité, et de se rendre attentif à la manière dont les déductions forment une structure ramifiée au sein de laquelle les éléments ne cessent de se croiser. Dans un univers composé d’une seule et même matière, homogène, des phénomènes particuliers, ou jusque là perçus comme tels, pourront se généraliser et servir de paradigmes explicatifs pour en 102



L’expression est empruntée à la Règle VI, AT X, 38323. 34

comprendre d’autres. On trouve donc, dans la construction de l’œuvre, des effets de symétrie de différentes sortes, soit que des propositions générales concernant les lois du mouvement et la mécanique des corps flottants viennent s’illustrer concrètement dans l’explication du mouvement des tourbillons (d’où le rappel constant de la IIe Partie dans la IIIe), soit que l’étude des phénomènes terrestres, minéralogiques, biologiques, réservée à la IVe Partie, intervienne par anticipation dans l’explication des phénomènes astronomiques. Comme, par exemple, l’explication de la formation des taches par celle de l’écume qui se forme dans le réchauffement des liquides (PP 3, 94-96), ou bien l’afflux de la matière du premier élément depuis les pôles d’un tourbillon vers le corps du soleil (3, 69), par une analogie évidente avec le modèle de la circulation du sang. Les Principes, en ce sens, montrent que le discours théorique sur la « connexion des sciences » et la liaison « merveilleuse » de toutes les connaissances humaines103, que la Règle I opposait au modèle aristotélicien des sciences distinguées par un objet et un habitus intellectuel spécifique, déterminent, audelà de la simple exigence formelle, une praxis scientifique associant étroitement l’imagination au travail de la déduction. En quoi la méthode des Principes, où les comparaisons forment un vaste réseau de correspondances, n’est pas radicalement différente de celle des Essais du Discours, et le secours de l’imagination, méthodiquement conduite, selon les consignes de la Règle XIV, est finalement aussi indispensable à la représentation de tout ce « monde visible » qu’il ne l’était pour imaginer le « nouveau monde » de 1629. Il est partant certain que la « visibilité » du monde ne se limite pas à ce qui, de ce monde visible, s’offre au sens de la vue. Il s’agit plutôt d’une visibilité de droit, ou mieux encore d’un droit de regard que, par le ministère de l’imagination, l’esprit humain exerce sur toutes choses matérielles, dont la plupart échappent à nos sens. Extension raisonnable et légitime, quoiqu’elle puisse heurter « ceux qui prennent leurs sens pour la mesure des choses qui se peuvent connaître (pro mensura cognoscibilium) » (4, 201). Dans l’économie de la pensée cartésienne, elle fait exactement pendant à l’interdit qui frappe les causes finales ; il est d’autant plus

103



Sur la connexion des sciences dans l’unité de la sagesse humaine, voir RDI, règle I, Règles utiles et claires, p. 3 : « … toutes les sciences sont entre elles si étroitement liées, qu’il est bien plus aisé de les apprendre toutes ensemble, que d’en détacher une des autres ». Sur le caractère « merveilleux » de cette liaison, voir RdV, AT X, 49625 - 4975: « …les connaissances qui ne surpassent pas la portée de l’esprit humain, sont toutes enchaînées avec une liaison si merveilleuse… qu’il ne faut point avoir beaucoup d’adresse pour les trouver… ».

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loisible de scruter les arcanes des choses matérielles qu’il est interdit de s’arroger un quelconque droit de regard sur les desseins d’un dieu inimaginable (1, 28).



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IERE PARTIE : LA SUBSTANCE DES « CHOSES »

Sommaire de la Première partie Art. 1-12 : L’incertitude des « choses » et la certitude de la « chose pensante » A. La conscience pure (PP1, 1-10) B. Protofondation de l’ontologie cartésienne (PP 1, 11) C. L’axiome du néant Art. 13-25 : l’existence et la nature divine A. L’existence en idée (PP 1, 14-15) B. Remaniement de la première preuve par les effets (PP 1, 17-18) C. Deuxième preuve par les effets : le Créateur (PP 1, 20-22) Art. 24-50. La plus parfaite science et l’élimination de l’erreur A. La via philosophandi B. Voir l’invisible par le visible, et inversement (PP 1, 28) C. Éradiquer l’erreur D. La liberté et son « expérience » (PP 1, 39) E. Les causes de l’erreur (PP 1, 42, 71-74) F. Les notions premières, et — premièrement — le temps (PP 1, 57) Art. 50-64 : Les affections des substances A. L’aporie de la substance et le privilège de l’attribut (PP 1, 51-53) B. L’aporie du changement et l’invention du « mode » (PP 1, 56) C. La théorie des genres de distinctions : réelle et modale, de raison (PP 1, 60-64) Conclusion. La victoire de la « distinction modale » sur l’abstraction métaphysique

Sommaire de la Première partie Nature et nécessité du doute (1-6). Cogito, cogitatio, mens (7-11) Preuves de l’existence de Dieu et nature divine (13-23) Fini-infini-indéfini (24-28) la perception clara et distincta : règle de vérité (30) ; son défaut est cause de nos erreurs (31-38) ; liberté et finitude (39-42) ; clarté et distinction, comme matière des jugements (4345) ; clarté de la sensation (46) ; dénombrement des idées simples (47-49) ; théorie de la substance (51-54) ; théorie des attributs et des modes : la durée et le nombre (5658) ; statut des universaux (59) ; distinction réelle, modale, de raison (60-62) ; double considération sur l’étendue et la pensée : comme constitutifs de la nature de l’esprit et du corps (63), ou comme des modes (64) ; connaissance des modes de la pensée (6668) par comparaison avec les modes de l’étendue (69) ; explication analytique des causes de l’erreur (71-74) ; sommaire (75).



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De prime abord la première partie des Principes se présente comme un sommaire des Méditations ; les premiers articles, d’une forme très concise, en rappellent assez précisément le Synopsis (AT IX-1, 9-11), et il arrive souvent que les Principes I empruntent à l’exposé géométrique des Secondes Réponses. La brièveté du propos, qui, surtout en ses commencements104, décrit un chemin sans véritablement le parcourir, fait un contraste saisissant avec la longueur des développements que presque chacun des alinéas des Méditations avait pu susciter, dans les Objections et Réponses. Cependant, l’ordre, le mode et les moyens démonstratifs s’avèrent le plus souvent différents de ceux qu’utilisaient les Méditations ; il est rare que le nervus probandi soit rigoureusement identique ici et là. Ces variations ne tiennent pas seulement à des raisons adventices et extérieures au système, comme le fait qu’on vise ici un autre public, et qu’on y procède à la manière d’un cours, en exposant une doctrine constituée ailleurs. L’inversion de l’ordre des preuves de l’existence de Dieu, par exemple, et la justification de ce nouveau déploiement, témoignent d’une réorientation dans la compréhension de l’ordo philosophandi105 et donc de la philosophie dont cet ordre constitue la clé. Art. 1 à 12 : L’incertitude des choses et la certitude de la « chose pensante » A. La conscience pure Les Principes n’accordent qu’une place assez restreinte au doute, c’est-à-dire à l’examen des raisons de douter (rationes dubitandi) qui occupait toute la première Méditation. Ici, ni soupçon de folie, ni malin génie ne donnent à la recherche d’une première vérité cet aspect de calvaire de l’esprit qu’elle peut avoir dans les deux premières Méditations. Les Principes ne connaissent guère les affres du doute : l’expérience limite du doute à l’égard du corps et du sentiment de propriété inaliénable que chacun éprouve à l’endroit de son corps « propre » est ici engloutie dans la généralité d’un doute portant, en bloc, sur la vérité des « choses sensibles » (« toutes les choses qui sont tombées sous les sens ») ou « imaginables », et même sur les « principes » des mathématiques (1, 5). Le doute met en en question la pseudo104

Dans la Première partie, la longueur moyenne des articles va croissant, en proportion de la nouveauté du propos. Cette Première partie, ainsi, s’étend beaucoup plus longuement sur la théorie des « modes » et des « distinctions » (1, 56 ss.), élaborée après 1641, que sur le doute et la découverte du cogito, déjà deux fois exposés, en 1637 et en 1641. 105 PP 1, 7, AT VIII-1, 7 [tit] ; 1, 8, VIII-1, 810 ; 1, 12, VIII-1, 95.

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définition des choses (res) par la propriété qu’elles auraient d’être « sensibles » ou « imaginables ». Pour preuve, dans le rêve, il nous « semble sentir » (videmur sentire, 1, 4 ; idem, 1, 9 : « il se peut faire que je pense voir… ») ou imaginer une infinité de choses qui ne sont pas, en tous cas pas des choses (res). Du sensible au réel la conséquence ne vaut pas. Les Principes ne s’attardent guère à démontrer la possibilité du doute, ni la vraisemblance des « raisons de douter » : l’évidence névralgique de « mon corps », est révoquée en doute en 1, 7 (« nous supposons facilement…. que nous n’avons point de corps »), en ignorant toutes les difficultés reconnues et affrontées par les Méditations. C’est que le doute est ici appelé à faire figure de principe, et qu’il tend, tout au long des Principes, à se confondre avec le regard de l’esprit attentif qui, suspendant son jugement, concentre toutes ses forces dans la seule vision de son objet. Jusqu’à la position de l’ego cogito, ergo sum (« je pense, donc je suis ») en première vérité (1, 7) et premier principe de la philosophie, le doute est donc entouré de précautions, comme pour désamorcer le soupçon de scepticisme que sa mise en œuvre peut susciter. On rappelle qu’il est à proscrire de la vie pratique, où il faut souvent suivre ce qui n’est que vraisemblable et choisir sans aucune certitude sinon celle de devoir faire un choix (1, 3), ce qui annonce déjà la distinction entre certitude « morale » et certitude « métaphysique » (4, 205, 206). Cette précaution liminaire, qui rappelle les règles de la morale par provision du Discours, a toutefois des allures de dénégation : dire qu’il ne faut pas douter en pratique, n’est-ce pas douter de la pratique ? Expulsé de la pratique, où il n’a pas sa place, le doute libère l’espace de la théorie. Mais, avant même que la nature de la pensée ne soit effectivement découverte, il est affirmé que le doute suppose en nous la liberté, comprise comme le pouvoir de ne pas affirmer les choses que nous tenons pour douteuses (1, 6). Plus qu’il ne menace la certitude, le doute atteste ici d’un pouvoir souverain. Le caractère distinctif de l’instauration de l’ego cogito en première vérité tient ici au fait qu’au lieu d’être présentée comme ce qui résiste au doute, et à toutes les « extravagantes suppositions des sceptiques »106, cette vérité apparaît comme enveloppée par le doute lui-même, pour autant que douter est un acte de la pensée 106



DM IV, AT VI, 3220. 39

(dubitare = cogitare), l’acte d’une pensée qui « expérimente », en doutant, une liberté dont aucun pouvoir ne peut entamer la certitude (infra, 1, 39). L’ego se découvre comme celui qui existe en tant qu’il peut douter de tout ; c’est la raison pour laquelle Spinoza et les cartésiens hollandais retiendront cette formule du cogito, qui à la lettre ne se trouve pas dans le texte de Descartes : dubito ergo sum. Aussi n’y a-t-il ici aucune solution de continuité : la position de la première vérité ne suspend pas l’exercice du doute (voir infra, 1, 13 ; 1, 39), et permet immédiatement d’établir la distinction de l’âme et du corps, ou bien, ce qui est équivalent, de la res cogitans* (chose pensante) et de la res corporea* (chose corporelle) en ce qu’on peut douter de celle-ci, mais pas de celle-là (PP 1, 8). Le doute se confond avec l’exercice de la vision évidente107, et porte tous les caractères de la cogitatio certaine. Pour cette raison, le doute est encore nécessaire à l’établissement méthodique d’une définition de la pensée (1, 9) comme pure conscience (conscientia*), ou même comme un pur apparaître, indépendant de ce qui s’y donne, en vérité ou en apparence, et qui n’a pas encore le titre d’idée108. « Si j’entends parler de l’action qui se fait avec mes yeux ou avec mes jambes, cette conclusion [sc. je vois donc je suis] n’est pas tellement infaillible que je n’aie sujet d’en douter… au lieu que si j’entends parler seulement de l’action de ma pensée, ou du sentiment [de ipso sensu sive conscientia videndi], c’est-à-dire de la connaissance qui est en moi, qui fait qu’il me semble que je vois ou que je marche, cette même conclusion est si absolument vraie que je n’en peux douter ». Définir la pensée n’exige donc aucune connaissance de la nature, vraie ou fausse, réelle ou non, de la chose pensée : l’apparence suffit. De « il me semble que je vois » à « je vois », la conséquence ne vaut pas ; en revanche, la conséquence rigoureuse est « je pense qu’il me semble voir… donc je suis » ; cette pensée ne peut être fausse, que l’on veille ou que l’on dorme. Ce qui est donné ici pour une définition générale de la pensée repose sur l’argument qui servait seulement, dans les Méditations, à en prouver le mode le moins évident, le « sentir », qu’un préjugé sensualiste aurait plutôt fait considérer comme une faculté dépendante du corps (cf. 1, 12). Ce qui semblait, dans l’attitude naturelle et pré-réflexive, le moins évidemment relever de la pensée

107 108



« perspicue videmus », 1, 8, AT VIII-1, 713. Définition de la pensée reprise ici de l’exposé géométrique des Méditations, AT VII, 160.

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(sentir), gagne ici un tel privilège qu’il en vient à définir l’essence de la pensée, comme conscience qui se sent penser109. Ce « sentir », détaché de toute chose corporelle, ne doit-il pas lui-même être défini ? Peut-on se contenter de souligner son indépendance par rapport aux modes corporels (étendue, figure, mouvement) ? Les deux paragraphes qui suivent, dont il a déjà été question110, font une courte parenthèse méthodologique sur l’exigence de définition des termes, permettant, par occasion, de répondre à quelques objections logicistes sur la primauté de cette connaissance ego cogito, ergo sum. Les notions simples sont de telle nature et d’une telle clarté que les définir ne peut pas les faire paraître plus claires. Aussi l’exigence de définition des termes, universalisée par une logique scolaire inutilement formaliste, est-elle nécessairement contre-productive ; à vouloir tout définir, on se rend incapable de reconnaître les notions claires, quand elles se présentent111. Par ailleurs, les termes simples (exister, certitude, pensée), ne donnent pas, en eux-mêmes, connaissance d’aucune « chose qui existe » (1, 10) ; le problème de la réalité de la pensée reste donc entier et ne saurait se résoudre à une question de définition de termes. B. Protofondation de l’ontologie cartésienne Avec l’article 1, 11 intervient une des séquences déductives les plus originales de toute la Première Partie. Revenant sur la distinction de l’esprit et du corps (1, 8), cet article entend préciser comment l’âme est mieux connue. Alors que le Discours (IVe partie) et les Méditations ne l’introduisaient que pour l’appliquer aux « idées », les Principes font ici appel à un principe « manifeste, par une lumière qui est naturellement en nos âmes*, que le néant n’a aucunes qualités ni propriétés qui lui soient affectées* [nullas esse affectiones] ». Les formulations de l’axiome du néant (ex nihilo nihil fit / « rien ne se fait de rien ») DM IV, AT VI, 3413-15 : “…tenir [l’idée d’un être plus parfait que le mien] du néant, c’était chose manifestement impossible” ; AT VI, 3830-392 : “… il est évident qu’il n’y a pas moins de répugnance que la fausseté ou l’imperfection procède de Dieu… qu’il y en a que la vérité ou la perfection procède 109

PP 1, 9 : « … de ipso sensu sive conscientia… mens… quae sola sentit sive cogitat » (AT VIII-1, 81). 110 Cf. supra, et l’attention critique que lui a notamment porté Wolff. 111 Cf. Règles utiles et claires, règle VI (AT X, 3842-5), p. 19. Sur l’inutilité relative de la logique : DM II, AT VI 1715-20 ; L-Pr, AT IX-2, 1323-30. Sur l’antériorité de “tout ce qui pense est” sur le cogito, voir le texte des Secondes Réponses, AT IX-1, 110, et le commentaire de J.-M. Beyssade, La philosophie première de Descartes, p. 237-243.



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du néant”. Dans les Méditations, l’axiome est devancé et compris par celui de la causalité (MM III, AT IX-1, 32) : “C’est une chose manifeste par la lumière naturelle, qu’il doit y avoir pour le moins autant de réalité dans la cause efficiente et totale que dans son effet… Et de là il suit, non seulement que le néant ne saurait produire aucune chose, mais aussi…” ; de même dans l’Exposé géométrique des Méditations, l’axiome ne vient qu’en troisième rang et il est précédé par celui de la cause, qu’il 112 suppose : c’est sous cette forme qu’il apparaît en 1, 18 .

Le principe communément admis par les philosophes : ex nihilo nihil fit est ici reformulé dans le cadre d’une apophantique, ou logique de l’attribution : l’évidence veut que les « affections » ne soient pas affectées au néant, mais à une « chose ou substance » (res sive substantia). On retrouve ici le sens le plus originel du logos apophantikos113 : l’attribution « manifeste » la « chose » en lui affectant des propriétés qu’elle ne peut affecter à rien. Sensiblement affectée, la conscience découvre des choses d’où ces affections procèdent, car elle ne saurait faire ni comprendre que le néant s’y produise, de même qu’on ne peut comprendre qu’un trompeur (1, 6), quelle qu’en soit la puissance, puisse faire que l’on ne soit « rien » quand on pense être « quelque chose »114. La démarche, part donc des cogitationes comme affections de la pensée, que, faute de pouvoir affecter au néant, on réfère à une res (cogitans). La déduction, évitant la fiction du malin génie, conclut de l’impossible réalité du néant à celle, nécessaire, de la pensée, première « chose ou substance ». On voit l’effort accompli ici pour justifier le passage de ego cogito (« je pense ») à sum res cogitans (« je suis une chose qui pense ») là où le Discours passait sans transition de la possibilité du doute à « je connus de là que j’étais une substance… qui ne dépend d’aucune chose matérielle »115. Mais cette clarification, que réclamaient les Objections de Hobbes ou de Gassendi116, amène à expliciter l’ontologie implicite sous-jacente à la découverte de l’ego cogito ; ontologie que les Méditations séparaient de la découverte de la première vérité et renvoyaient à la Méditation III. Le

112

voir V. Carraud, Causa sive ratio, PUF, 2002, p. 181 et surtout p. 193-195. Du grec apo-phainestai, d’où la traduction judicieuse de logos apophantikos par « discours déclaratif » : Aristote, De l’inteprétation, tr. J. Tricot, 17 a 15. Cf. également À Clerselier sur les Instances de Gassendi, AT IX-1, 21612-14 : « c’est par les accidents que la nature de la substance est manifestée ». 114 MM II, AT VII, 259-10. 115 DM IV, AT VI, 333-7. 116 Troisièmes Réponses, AT IX-1, 136 : « Il est certain que la pensée ne peut pas être sans une chose qui pense, & en général aucun accident ou aucun acte ne peut être sans une substance de laquelle il soit l’acte ». 113



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vocabulaire de l’« affection »117 n’est pas choisi au hasard : il permet de traiter ici de manière unitaire ce que la scolastique appelle d’un côté les « affections de l’âme »118 (ici les cogitationes en tant qu’elles affectent la conscience), et de l’autre les « affections de l’étant », sachant que, dans le schéma de l’ontologie scolaire, qui étudie l’étant et les affections qui lui sont propres (l’ens et les passiones entis), la première de ces affections ou « passion disjonctive » est la division entre quelque chose et rien (aliquid-nihil). Cette disjonction primaire n’affecte pas ici l’étant en général mais la « lumière naturelle », pour laquelle elle est « manifeste ». Avant même de connaître quoi que ce soit, la lumière naturelle est affectée par cette évidence : rien ne lui apparaît qui ne soit quelque chose (aliquid), et quand bien même ne s’agirait-il que d’une simple « pensée », que rien de réel ne justifie, et aussi délirante ou improbable qu’on puisse la concevoir, elle est encore, et d’autant plus, l’apparaître de la pensée qui la pense. Voilà pourquoi l’âme n’est pas seulement « plus clairement » connue que le corps (1, 11, dont le titre paraphrase celui de la Méditation II), mais « incomparablement* plus évidente ». Là où la réalité des corps se dissout dans le doute, la réalité de la pensée n’en apparaît que mieux et davantage. L’ontologie est donc toute entière fondée dans l’évidence d’une « lumière naturelle » sans autre règle ni objet que sa propre clarté ; elle forme l’idée de « choses ou substances », non parce que ces choses existent (cela en soi ne nous affecte pas [1, 52]), mais parce que la pensée affectée suppose des choses au principe de ses affections. En quoi elle peut se tromper, tandis que, constatant qu’elle-même en est affectée, elle ne peut pas se tromper. C’est donc par là qu’il faut commencer. C. L’axiome du néant C’est un premier résultat, qui est pourtant loin de suffire et d’épuiser le sens du propos cartésien. Les maximes et notions communes de l’ontologie, communément reçues par les philosophes, sont ici ramenées à l’évidence de la disjonction « quelque chose / rien », sans faire encore intervenir aucun principe de causalité. Mais, pourraiton demander, cette disjonction a-t-elle une cause ? Par quoi, pourquoi l’aliquid (premièrement ici « moi, c’est-à-dire mon âme », dont il est impossible qu’elle « ne 117

Cf. 1, 48 [tit.], que le français biffe à deux reprises : « toute les choses qui tombent sous notre perception peuvent être regardées comme des choses et leurs affections (res rerumve affectiones*…), ou comme des vérités éternelles… », AT VIII-1, 22 [marg.], 2228. 118 Cf. dans ce sens, 4, 190, 31624 : “omnis animi commotiones*, sive pathemata*, & affectus*”, traduit sobrement par “toutes les passions*”.



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soit rien pendant qu’elle a cette pensée ») s’arrache-t-il au néant ? Cette question n’a pas de sens ni de réponse, si l’on entend comprendre comment l’aliquid (« moi ») surgit hors du néant, ex nihilo. On ne pourra jamais dire pourquoi il y a « quelque chose » plutôt que « rien » ; seul le sait celui qui peut le faire. De fait, les principes des philosophes, comme ex nihilo nihil fit n’ont rien d’une évidence foudroyante, ni d’un diktat que la raison humaine impose aux choses : ex nihilo nihil fit énonce plutôt les limites d’un pouvoir de connaître pour lequel la production absolue de toutes choses dans l’être (ex nihilo in esse), indépendamment même de ce que les philosophes appellent leur « possibilité », est incompréhensible. Ce n’est un principe d’intelligibilité que pour une nature intellectuelle créée, à laquelle il répugne d’attribuer au néant quelque qualité que ce soit, ou de lui reconnaître l’efficace d’une cause. Mais pourquoi faire un « axiome » (PP 1, 49)119 d’une proposition qui ne dit positivement rien et ne fait rien connaître ? Parce que, sans doute, le néant n’a pas moins d’intelligibilité que l’existence elle-même, dont il est la négation : « la connaissance par laquelle je regarde ce qu’est le néant, ou l’instant, ou le repos, n’est pas moins vraie que celle par laquelle j’entends, ce qu’est l’existence, la durée ou le mouvement »120. Cette formule claire et nette des Regulae, ne laisse aucun doute sur la capacité de l’esprit à concevoir une idée vraie du néant, et même à « voir ce qu’il est », sans même s’apercevoir, semble-t-il, du paradoxe qu’elle énonce. Le néant n’est-il pas, par définition, ce qui n’offre rien à voir ni à penser ? Le même paradoxe se retrouve dans les affirmations répétées que l’axiome du néant est une chose parfaitement évidente et connue (notissima). C’est qu’en lui déniant toute qualité, la lumière naturelle se sert du concept de néant pour définir l’horizon du pensable. Le premier acte de la pensée, son premier moment logique, est cette contre-distinction entre l’aliquid qu’elle est, et le néant 119

Suivant l’Exposé géométrique des Secondes Réponses, où il apparaît trois fois : dans la définition de la substance « la lumière naturelle nous enseigne que le néant ne peut avoir aucun attribut réel » ; dans les « postulats » ou « demandes », comme une proposition qui n’a « pas besoin de preuve », et sur laquelle il faut « exercer la clarté de l’entendement qui [nous] a été donnée par nature » ; enfin, dans les « axiomes ou notions communes », qui définissent plutôt des « théorèmes » : « Aucune chose… ne peut avoir le néant pour cause de son existence ». Pareillement, dans les Principes, l’axiome du néant intervient au moins trois fois rien que dans la Première Partie (1, 11 ; 1, 18 ; 1, 52 ; cf. également 2, 18). Spinoza a bien vu la primauté de l’axiome du néant dans les Principes, mais le transfère à l’exposé de la IIe Partie (Les Principes de la Philosophie de Descartes, IIe partie, Axiome I, tr. Appuhn, GF p. 281). 120 RDI, Règle XII, AT X, 4202-7 ; Règle utiles et claires, p. 47.

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qu’elle n’est pas, et qu’elle nie d’elle-même. Ce moment premier de l’ordre philosophique (hoc primum) répond, dans le registre métaphysique, à ce que les théologiens commentant le texte de Genèse 1, 4 « [Dieu] a séparé la lumière des ténèbres », définissaient comme l’opus distinctionis (œuvre de la Distinction), moment, logique et non historique, de l’opus creationis (œuvre de la Création)121. S’étant très tôt attaché à l’explication de ce texte, Descartes en avait conclu, comme saint Augustin, que, résistant à l’explication littérale, il devait s’entendre de manière métaphorique ; donc, dans la Genèse, comme la séparation des « bons » et des « mauvais anges »122. Plus généralement Augustin admettait que le terme de « lumière », dans la Genèse, désignait métaphoriquement la nature intellectuelle créée avant toute autre chose, et le terme de « jour » la science de cette créature (scientia creaturae) inégalable celle du Créateur (scientia Creatoris)123. L’interprétation de la Genèse ne trouve pas d’écho dans la physique, pour les raisons mentionnées plus haut. Mais elle peut intéresser la métaphysique, si l’on admet que la création de la lumière désigne métaphoriquement celle de la nature intellectuelle. Participant à la lumière éternelle du Créateur, cette nature créée parfaite, selon Augustin, peut aussi « décliner », comme le jour, et tomber dans la nuit de l’erreur. C’est ici l’erreur par laquelle, voyant ou touchant la terre, on juge qu’elle existe (1, 11), quand la seule certitude est qu’il est impossible que pensant la toucher, on ne soit rien. Erreur encore lorsque, plus certain d’exister que d’aucune autre chose, on ne distingue pas assez l’esprit du corps, et l’on juge être un corps (1, 12). C’est la raison pour laquelle la philosophie, ici, reproduit à l’échelle de nos pensées l’opus distinctionis, comme le suggère 1, 47 : « …pendant nos premières années, notre âme ou notre pensée était si fort offusquée* du corps, qu’elle ne connaissait rien distinctement… Mais… je séparerai* (distinguam) ce qu’il y a de clair en chacune [de nos pensées], & ce qu’il y a d’obscur ou en quoi nous pouvons faillir »124. Au lieu d’un néant d’ontologie la métaphysique cartésienne élabore une ontologie du néant125,

121

Thomas d’Aquin, Summa theologiae, Prima pars, Q. 74, art. 1. Cogitationes Privatae, AT X, 21815-18. 123 Saint Augustin, De civitate dei, XI, 7 ; XI,19. 124 Sur l’opposition entre la lumière où s’aperçoit le cogito et les ténèbres des « anciennes opinions », voir MM II, AT VII 2311-18 / AT IX-1,18 ; RdV, éd. Lojacono, PUF, 2009, p. 104 : « … le seul avertissement, que vous m’avez donné, d’examiner ce que je suis… a jeté tant de lumière dans mon esprit et en a dès l’abord si bien chassé les ténèbres… ». 125 Nous inversons donc la formule de J.-L. Marion, Sur le prisme métaphysique de Descartes, op. cit., § 6, p. 73. 122



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dont l’axiomatique constitue le socle d’une théorie générale des notions « claires et distinctes ».

Articles 13 à 25 : l’existence et la nature divine A. L’existence en idée C’est encore la persistance du doute qui rend possible la découverte des « idées » (1, 13). Les idées sont ce que l’esprit voit pendant qu’il doute de tout : les « choses » sont alors réduites aux idées, c’est-à-dire à ces pensées qui manifestent au moins, immédiatement, la pensée qui les pense. Dans l’art. 13, les idées ne sont pas définies, ou seulement de manière négative : elles sont telles qu’en n’affirmant rien d’elles, ni en dehors d’elles à quoi elles soient supposées ressembler, il n’y a aucun risque d’erreur. Sous cette condition restrictive, et tant qu’on s’abstient de tout jugement, les idées on bien une vérité intrinsèque, du moins offrent-elles la matière suffisante à des démonstrations certaines, comme le sont celles des mathématiques, procédant avec des idées de « figures » et de « nombres ». Le statut des objets mathématiques et la signification de leur idéalité sont ici redéfinis : au lieu de faire abstraction de la matière, comme c’était le cas des chez Aristote, ils font abstraction de l’existence, ou du moins de l’existence actuelle comprise comme être en dehors de l’esprit. N’y eût-il que des idées de choses, des mathématiques seraient d’ores et déjà possibles, n’était le problème du temps et la nature de l’attention : toute démonstration implique une déduction, et il est pratiquement impossible de tenir ensemble, sous le regard attentif de l’esprit, à la fois les termes de la démonstration et « l’ordre* » (1, 13, AT IX-2, 30) dans lequel ils sont déduits. L’attention est difficile et fatigante (1, 73). On ne peut donc arguer de l’évidence intégrale des objets mathématiques pour en conclure à la vérité du savoir mathématique : comme tout autre, celui-ci exige une garantie que la seule nature de notre esprit, dont l’attention est sélective et intermittente, ne peut fournir. Pourquoi cet exposé qui suivait jusque là le cours de la Méditation III doit-il en bouleverser l’ordre, donnant pour première preuve celle dite a priori de la Méditation V (1, 14), et ne retrouvant la preuve par les effets, par la causalité de l’idée, qu’en 1, 18, puis, enfin, sa variante, par la « durée de notre vie* (existentiae durationem) » (1, 21) ? Pourquoi d’ailleurs juxtaposer différentes preuves de l’existence de Dieu, si



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chacune d’elles suffit ? Nous ne prétendons pas donner à ces questions des réponses catégoriques ; on se contentera ici de faire des observations sur les effets de ce nouvel agencement. La preuve, ultérieurement dite « ontologique », selon laquelle l’existence nécessaire est nécessairement comprise dans l’idée d’un être souverainement parfait, a l’avantage d’une plus grande simplicité : elle ne fait appel à aucune notion ni principe de causalité, qu’il faut d’abord justifier (1, 17), et dont il faut montrer qu’il s’applique aux idées, en tant qu’elles non plus ne sont « pas rien ». Et cette preuve n’exige pas non plus qu’on se rende attentif à la nature du « temps ou de la durée [des choses, rerum durationis*] », comme le fait la troisième. Par ailleurs, sa situation, ici, semble pouvoir s’expliquer par le fait qu’elle met en jeu une comparaison avec les vérités mathématiques, dont il vient d’être question. Non pour comparer et ce faisant rabaisser l’essence de Dieu à celle d’un triangle, mais pour souligner une différence irréductible : alors que, dans le triangle, la nécessité n’affecte que l’essence et les propriétés qui s’en déduisent, si bien qu’on peut s’intéresser aux objets mathématiques sans se soucier de leur existence, en Dieu la nécessité concerne et même provient de l’existence elle-même ; non point l’existence « contingente » ou « possible » (1, 15), celle qui vient aux essences d’ailleurs, et peut en être distinguée (1, 16) mais l’existence « éternelle », consubstantielle, voire identique à son essence. On comprend donc qu’un esprit entraîné à l’abstraction mathématique soit plutôt mal disposé à percevoir cette « nécessité d’être », avec laquelle la nécessité logique, dans les essences, n’a, en fait, aucun rapport. B. Remaniement de la première preuve par les effets Si cette preuve, si simple qu’elle est presque une vision directe du principe, ne suffit pas, c’est qu’elle n’est guère pédagogique ; sa force démonstrative et sa force persuasive sont en proportion inverse, du moins pour un lecteur imbu de « préjugés » (1, 16). La preuve suivante, par la causalité de l’idée, réinvestit tout le lexique conceptuel de la Méditation III, et applique ici l’axiome de la causalité, dans une formulation originale : « leur cause [des idées] doit être d’autant plus parfaite que ce qu’elles représentent* de leur objet a plus de perfection (quo plus perfectionis objectivae in se continent) » (1, 17). Ici, cette cause n’est pas encore assignable : l’« idée d’une machine » quelconque doit avoir une cause, mais celle-ci peut aussi



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bien se trouver dans une machine réelle, que dans l’esprit qui l’invente. Avec l’idée de Dieu et de ses « extrêmes perfections », il n’en va pas de même (1, 18) : il est exclu que l’esprit en soit la cause ; ces perfections doivent avoir leur cause dans une autre nature « en effet très-parfaite », donc en Dieu. La « perfection objective » désigne un certain degré de représentativité de l’idée, indice, nécessairement, d’un degré au moins égal de réalité (formelle ou éminente) dans sa cause. L’équivalence est strictement quantitative, et comme le note J. Benoist à propos d’une construction relevant selon lui d’un réalisme métaphysique « robuste » : « Là où, provisoirement, on a perdu le réel extérieur qualifié, déterminé comme tel ou tel, ou plus exactement on a perdu sa certitude, reste le quantitatif qui, au moins en un point, nous oblige à le poser »126. La notion de perfection représentative n’indique en fait rien d’autre que le degré variable de clarté et de distinction de l’idée ; l’idée de Dieu et de ses « perfections infinies » doit être de toutes la plus claire et distincte. La thèse d’une parfaite intelligibilité de l’essence divine et de ses perfections ne succombe pas à l’objection de l’incompréhensibilité de l’infini (1, 19, AT IX-2, 33) pour des « pensées finies* » : une clarté incompréhensible n’est pas moindre, mais inépuisable. Mais cette seconde preuve est encore une fois très contractée, et elle évite une objection que la Méditation III suscitait d’elle-même, et qui, plus qu’une objection, constituait un moment essentiel de la première preuve a posteriori. Il s’agissait en effet de montrer que, de toutes nos idées, tant obscures et confuses que claires et distinctes, seule l’idée de Dieu réclame une cause extérieure. Il fallait donc montrer que le principe d’équivalence, quantitatif, entre « perfection objective » et réalité de la cause, n’est un indicateur réel et fiable que dans un seul cas de figure : dans le cas de l’idée de Dieu. Il fallait montrer qu’il n’y a pas une idée, excepté celleci, dont la perfection objective excède le pouvoir qu’une pensée finie aurait de la produire. La force de la première preuve par les effets des Méditations, est inséparable de cette opération de simulation où la cogitatio, s’imaginant pouvoir produire par ellemême les idées claires et distinctes des choses corporelles, détourne, neutralise et paralyse le bon fonctionnement du principe de correspondance quantitative entre la réalité formelle de la cause et la perfection objective des idées. Il se pourrait que l’ego 126



J. Benoist, « La réalité objective ou le nombre du réel », in : Descartes en Kant, M. Fichant et J.-L. Marion (dir.), PUF, 2006, p. 179-196.

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fût lui-même à l’origine de l’idée de la substance corporelle, et que ce que les 1, 18 appellent l’« original* » (archetypus aliquis*, VIII-1, 123) de cette idée ne fût pas à chercher ailleurs qu’en nous (in nobis ipsis). Or, dans les Principes, cette simulation par laquelle l’ego feint qu’il est luimême l’origine des idées claires (substance, durée, nombre…, AT VII, 4720) est escamotée, du moins déplacée. On ne saurait dire qu’elle est oubliée : 1) la preuve de l’existence des corps (PP 2, 1) réactive cette supposition, en examinant l’hypothèse que Dieu nous affecte immédiatement par lui-même de cette idée d’étendue, « ou bien seulement s’il permettait qu’elle fût causée en nous par quelque chose qui n’eût point d’extension » (AT IX-2, 64) : cette branche de l’hypothèse inclut la supposition feinte de la Méditation III : « …[les] idées claires et distinctes… qu’il me semble que j’aie pu tirer de [de l’idée de] moi-même [ab idea mei ipsius]… »127 ; supposition que l’exposé de la première preuve par les effets laissait de côté en 1, 17-18. 2) Deuxième déplacement : cette déduction spécieuse des idées claires, dans la Méditation III, avait à surmonter une difficulté patente pour expliquer comment une chose pensante, inétendue, peut produire de son propre fonds les concepts adéquats aux choses étendues, alors que ces deux choses, étendue et pensante, n’ont rien en commun : la pensée n’a pas de poids, ni la pierre de pensée. Parler alors de « chose pensante » ou de « chose étendue » ne supposait-il pas un emploi parfaitement équivoque du concept de chose ? C’est ici que la Méditation III, comme pour forcer le passage, évoquait sinon l’existence, du moins l’apparente possibilité d’en appeler à une commune « raison de substance » (« elles semblent convenir en ce qu’elles représentent des substances »). Or les Principes vont examiner pour elle-même cette « raison commune » (ratio substantiae : 1, 51-54), et montrer comment l’étendue et la pensée, au lieu de communier à un concept indifférencié supposent deux « notions » ou idées « distinctes » d’une « substance pensante » et d’une « substance étendue » connues par leurs attributs principaux (1, 54). Toutes les notions qui faisaient l’objet de cette déduction spécieuse dans la Méditation III (substance, durée, nombre) sont ici examinées en ordre : la durée et le nombre sont traités conjointement, immédiatement après la substance créée (PP 1, 55-58), ce qui se justifie dans la mesure où la substance n’est rien d’autre que l’être subsistant ; la durée, comprise dans le concept de la substance, ne s’en distingue que par la pensée. 127



AT IX-1, 35.

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Cette notion de durée ou de subsistance faisait, dans les Méditations, le lien entre les deux preuves par les effets. De ces deux preuves, la première était technique et si longue qu’on pouvait finir par s’y égarer, ou considérer comme des thèses ce qui n’était qu’un moment argumentatif destiné à disparaître dans son résultat. La seconde, plus « palpable »128 et plus « absolue », passait de la considération de l’idée de Dieu, en tant qu’il en est nécessairement la cause, à l’idée de moi-même, et à la « durée de mon existence », en tant qu’il en est aussi bien la cause nécessaire. Dans les Principes, ces deux preuves sont de longueur et de technicité équivalente. C. Deuxième preuve par les effets : le Créateur La remarque qui succède immédiatement à la seconde preuve par les effets (1, 22, AT IX-2, 34), souligne l’avantage qu’il y a à prouver « de ce cette sorte » l’existence de Dieu, en ce qu’elle permet de connaître non seulement qu’il est (quod est), mais ce qu’il est (quisnam sit), et ses attributs autant que nous le permet la faiblesse de notre nature. Le texte français peut sembler ici (comme souvent) problématique : cette « prérogative » concerne-t-elle les trois preuves, ou bien les deux preuves par les effets, ou encore seulement la dernière ? En fait, le texte de 1644 n’est guère plus précis : il est question de prouver l’existence de Dieu « par son idée », ce qui enveloppe les trois preuves, même la dernière, où ce n’est pas seulement « nous-mêmes » qui sommes considérés comme les effets d’une cause, mais nous en tant que nous avons en nous l’idée d’un être plus parfait que le nôtre. En revanche, quand il est dit ensuite : « faisant réflexion sur l’idée que nous avons naturellement* de lui (nobis ingenitam) », on inclinera davantage à penser que cette « prérogative » concerne la possibilité de le connaître comme « créateur de toutes choses ». En effet, qu’il soit connu comme créateur par son idée (et non par la Révélation, ni par la création elle-même) ne va nullement de soi, et l’on ne voit pas comment la preuve a priori aurait pu l’établir sans tomber dans un nécessitarisme où l’idée de Création eût été aussitôt anéantie que déduite. Restent donc les preuves par les effets, et ici seulement la seconde, puisqu’elle introduit l’équivalence de la conservation et de la création (continuée). L’ordre des preuves va donc de celle qui est la plus intelligible en soi à celle qui l’est le plus pour nous, mais elle va surtout de 128



Selon les Secondes Réponses, AT VII, 1367. Voir H. Gouhier, La Pensée métaphysique de Descartes, op. cit., ch. V, § 3 et J.-M. Beyssade, La philosophie première de Descartes, op. cit., ch. VI, p. 286 ss.

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l’attribut le plus évident et le moins discuté (l’existence), à celui dont il est le moins évident qu’il tombe dans l’horizon de l’humaine rationalité : la Création. La seconde preuve par les effets repose sur la production d’un nouvel axiome ontologique, déduit de l’originaire ex nihilo nihil fit, et tout à fait aussi évident pour la lumière naturelle : une « chose » qui connaît quelque chose de plus parfait que soi (aliquid se perfectius), n’existe pas par soi (1, 20). La forme concise du raisonnement est moins frappante par ce qu’elle dit que par ce qu’elle arrive à ne pas dire : le raisonnement conclut en effet que Dieu existe, comme seule cause possible de l’être que nous tenons de lui, mais il évite de dire comment il existe, à savoir par soi (a se). À plus forte raison les Principes se dispensent d’affirmer ici que Dieu est cause de soi (causa sui, ou bien même sui causa). Les objecteurs des Méditations, Caterus puis Arnauld, refusaient qu’on dise que Dieu est par soi, positivement, et « comme par une cause (efficiente) »129 ce qui implique selon eux une absurdité logique : le même serait agent et patient, donateur et donataire. Si l’article 1, 20 évite donc prudemment la polémique, et se contente de dénier l’aséité aux créatures, l’article 1, 21 y revient en force, en examinant la question du temps, de la durée, et de la conservation. Le temps a, par définition, des parties successives, discrètes, nombrables, qui n’existent pas ensemble, et ne « dépendent pas les unes des autres » : il n’est pas une chose en soi, mais il est à la durée des choses comme la quantité discrète l’est à la quantité continue. La discontinuité des parties du temps suppose l’action de « quelque cause » qui conduise d’un instant à l’autre, puisque ce passage ne va pas de soi. C’est la thèse de la création continuée, dont on s’est demandé si elle ne faisait pas quelque tort au « miracle de la création ». La dernière partie de ce paragraphe renforce ce soupçon : après avoir constaté que la puissance de se conserver n’est pas davantage en nous que celle d’exister par soi, le paragraphe conclut qu’elle se trouve en Dieu. Ceci dit, cette puissance, si immense soit-elle, est d’un statut incomparable aux autres perfections de son essence ; elle s’exerce à l’égard des choses autres que lui, qu’elle crée et conserve ; mais Dieu lui-même n’étant ni une créature et n’existant pas dans le temps (1, 14), cette puissance qui est en lui n’a aucun effet sur lui : n’est-elle pas, dans cette mesure, extrinsèque et étrangère à son essence ? La réponse est lapidaire et 129



Voir, sur ce point, V. Carraud, Causa sive ratio, op. cit., p. 266-288, et la conclusion bien tempérée, par une convergence finale avec Arnauld (lequel avait conseillé de renoncer aux formules hasardeuses, voire monstrueuses, des Premières Réponses).

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quasi contradictoire : « celui qui a tant de puissance… doit se conserver soi-même, ou plutôt n’a besoin d’être conservé par qui que ce soit, & enfin qu’il est Dieu » (AT IX2, 34). Descartes n’entend donc pas entrer en dispute avec les théologiens sur les formules qu’on peut ou non utiliser à son endroit : l’important est d’avoir pu démontrer qu’il « existe, et qu’il est l’auteur de tout ce qui est et qui peut être » (1, 24), partant d’ouvrir la « voie », à la « plus parfaite science », qui va de la connaissance de Dieu à celle des créatures. Articles 24-50. La plus parfaite science et l’élimination de l’erreur A. La via philosophandi À plusieurs reprises, les Principes indiquent l’existence d’une telle « voie », qui est susceptible d’être décrite en termes théologiques et philosophiques, mais ici comme « optima philosophandi via* » (« meilleure méthode* dont on se puisse servir pour découvrir la vérité »)130. Les Méditations, elles, la décrivaient par une référence explicite au texte de l’Épître aux Colossiens 2, 1-3 : « Et déjà il me semble que je découvre un chemin qui nous conduira de cette contemplation du vrai Dieu (dans lequel tous les trésors de la science et de la sagesse sont renfermés) à la connaissance des autres choses de l’Univers »131, et ceci repose sur une des plus anciennes convictions du philosophe : constatant le succès de sa tentative d’auto-analyse des trois songes qu’il eut autour du 10 novembre 1619, « il fut assez hardi pour se persuader que c’était l’Esprit de Vérité qui avait voulu lui ouvrir les trésors de toutes les sciences par ce [troisième] songe »132, où l’on reconnaît déjà le « omnes thesauri scientiarum » de l’Apôtre. Même la Méditation IV, avec son prudent « il me semble que je découvre un chemin… (videre videor aliquam viam) », semble avoir perdu un peu de l’enthousiasme juvénile, et les Principes achèvent de transformer cet ancien événement en un parcours philosophique d’excellence : la « via philosophandi » que suivait déjà PP 1, 8133, mène ici à la « science la plus parfaite » (scientia perfectissima), qui est celle des effets par leurs causes.

130

AT VIII-1, 1410 / AT IX-2, 35. MM IV, AT IX-1, 42 ; sur cette collusion, voir L. Devillairs, Descartes et la connaissance de Dieu, Vrin, 2004, p. 16. 132 Olympica, AT X, 1853-5. 133 AT VIII-1, 710. 131



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Les articles qui suivent (25-28) précisent les conditions de cette science, et à quelle perfection peuvent prétendre des esprits « entièrement finis » (1, 24). Son domaine ne se confond pas avec celui de la Révélation : pas question de s’arroger une connaissance philosophique et conceptuelle de cette sagesse qui se révèle aux petits et se refuse aux superbes, ni des mystères de l’Incarnation et de la Trinité, qui relèvent de la théologie comme tout ce qui « dépend de la Révélation »134. La raison entièrement finie doit se soumettre et adorer ce qu’elle ne comprend pas, mais la conviction que l’idée d’infini est le premier et le plus intelligible des objets philosophiques interdira de tomber ici dans un banal et idiot credo quia absurdum. Les plus visés ne sont pas forcément les Mersenne et autres théologiens qu’on laissera à leurs « disputes de l’infini » (1, 26) ; le plus anciennement et directement visé par cette remarque est sans doute un physicien, Isaac Beeckman, qui refusait de faire de l’infini l’objet d’une idée claire, et qui refusait même, au nom de cette incompréhensibilité de l’infini, de s’engager dans les questions qu’il jugeait excéder la portée de l’humaine raison, dont tous les objets sont par définition finis. Beeckman défendait toutes les positions que Descartes récuse en introduisant le moyen terme « indéfini » pour médiatiser le rapport du fini à l’infini (1, 26-27), ou plutôt pour établir un rapport là où il n’y en a pas. En effet, soutenant que nous n’avons pas d’idée vraie de l’infini, mais seulement l’apparence fallacieuse que produit l’illusion d’un « progrès à l’infini » (« il semble que l’esprit se puisse étendre à l’infini, mais il se trompe », disait-il) Beeckman abandonnait à la foi et à la théologie la question de l’étenrité, de l’immensité, et des limites, spatiales et temporelles, du monde. La raison finie succombant nécessairement à l’apparence transcendantale de l’infinité d’un monde dont elle ne voit pas les bornes, Beeckman, qu’on dit pourtant plus « physicien » que Descartes, était conduit à adopter une définition du monde parfaitement idéaliste et sceptique : « le monde est l’espace que nous comprenons par la pensée »135. S’il refuse les disputes de l’infini, qu’un esprit « entièrement fini » ne saurait trancher, Descartes, lui, n’abandonne pas cependant la question de immensitate, et ne renonce pas à l’idée, énoncée dès 1630, que seule la via 134

À Mersenne, 15 avril 1630, 1442-3 : « … ce qui dépend de la Révélation, ce que je nomme proprement théologie » 135 Beeckman, Journal 1604-1634, éd. C. de Waard, La Haye, 1939, vol. 1, p. 131 [23 décembre 1616 – 16 mars 1618] : « Spacium igitur quod cogitatione comprehendimus, est mundus ». Sur le fidéisme de Beeckman, voir encore sa lettre à Mersenne (mai 1630), traduite et commentée par J.-L Marion (Sur la théologie Blanche de Descartes, PUF, 1991², p. 164-165).



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philosophandi permet l’instauration correcte des fondements de la physique (l’espace, le mouvement, la matière, l’inertie). B. Voir l’invisible par le visible, et inversement (PP 1, 28) Les preuves de l’existence de Dieu, et notamment la remarque conclusive (1, 22), déclinaient le thème, bien connu des théologiens, de la vision des invisibilia dei (réalités divines invisibles) à partir des choses visibles, ici compris comme la connaissance des attributs divins par l’exercice de la « lumière naturelle ». On se souvient que Descartes, dans l’Épître dédicatoire des Méditations aux théologiens de la Sorbonne, s’appuyait sur le verset de l’Épître aux Romains I, 18-20, recours très commun et quasi obligé pour toute métaphysique qui prétendait établir des preuves rationnelles de l’existence de Dieu136. C’est à partir de ce lieu théologique, incontournable, que s’esquissait et s’annonçait la voie ascendante, « qu’il faut tenir pour arriver à la connaissance de Dieu avec plus de facilité et de certitude que nous ne connaissons les choses de ce monde ». Le visible, ou le « manifeste », par le moyen duquel il devient possible de considérer les invisibilia dei, c’est l’idée de Dieu. Non seulement parce que cette idée est naturellement en nous (nobis ingenita, 1, 22), que sa vérité, clarté et distinction sont « maximales » (MM III, AT VII, 4628), non seulement

encore

parce

qu’on

appréhende

dans

cette

idée

une

« existence… absolument nécessaire et éternelle », mais d’abord pour cette raison toute simple, que l’idea définit ce qui se voit et le visible pur, auquel ne se surajoute aucun jugement d’existence (1, 13) ; c’est donc « dans » cette idée de Dieu, qui n’est pas sans rappeler la visibilité fulgurante de l’Idée platonicienne137, qu’on peut voir, comme « dans » un miroir, resplendir l’incomparable beauté de sa lumière138. De là s’amorce la voie descendante, cette via philosophandi qui permet de regarder les choses visibles par les invisibles. Mais quel visible ? Et appréhender les choses ainsi, à la lumière des invisibilia dei, est-ce les voir comme Dieu lui-même peut les voir, c’est-à-dire en lui-même ? L’article 28 apporte ici une série de précisions, essentiellement restrictives : premièrement, comme s’il manquait une dimension à notre vision — comme ces poissons plats qui, ayant les deux yeux d’un même côté, n’ont pas la vision de la profondeur — notre perception de l’opus 136

À Messieurs les Doyen et docteurs de la sacrée faculté de théologie de Paris, AT IX-1, 5. Platon, République VI, 505a2. 138 MM III, AT VII, 5210-20. 137



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creationis est amputée de la finalité et restreinte à la seule causalité efficiente. Plus exactement, nous ne « considérons » Dieu dans sa création que comme sa cause efficiente. Deuxièmement, la connaissance du visible par les invisibilia dei (qui n’a rien de théologique et se fait par la « lumière naturelle », deux fois mentionnée ici) est doublement restreinte : du côté des invisibilia elle est restreinte à ceux des attributs dont « il a voulu que nous ayons… [quelque] connaissance » (nonnullam* notitiam) ; du côté des visibilia, elle est limitée aux objets de la perception sensible : « nous tâcherons seulement de trouver… comment celles que nous apercevons* par l’entremise* de nos sens ont pu* être produites » ; soit, plus littéralement : « ce que l’on doit conclure [de la connaissance des attributs dont nous avons quelque connaissance] au sujet de ceux de ses effets [de Dieu comme cause efficiente] qui se manifestent à nos sens ». Voici définis les contours de cette science la plus parfaite, selon laquelle expliquer les effets « par leurs causes » revient à les déduire des attributs

de

Dieu

considéré

comme

une

cause

efficiente.

Le

caractère

« métaphysique » de la physique se précise ici; l’attribut dont la connaissance est requise pour connaître les effets (mouvements) par leurs causes, est l’immutabilité qui est « en Dieu », la question étant de savoir si cette « fermeté et immutabilité » suffit pour établir des « démonstrations a priori » de tous les phénomènes de la nature, comme l’affirmait le Monde (AT XI, 474-28 )139. C. Éradiquer l’erreur Il faut encore montrer comment la « voie » de cette science parfaite peut être suivie sans qu’on s’y perde, et sans risque d’erreur. La section relativement importante (PP 1, 29-47) consacrée à la règle de vérité et aux causes de l’erreur, donne tout son sens à l’idée que la Première Partie tient plus d’une (méta-)théorie de la connaissance, que d’une métaphysique au sens classique et scolaire du terme (science de l’être, de Dieu et de l’âme). Certes, on commence ici par détailler les attributs divins en affirmant que Dieu est « très véridique » (« summe verax », qui peut rappeler l’ « Esprit de vérité » des premiers textes), et, qu’il est « source* (dator) de toute lumière ». Un tel vocabulaire aux accents d’émanatisme néo-platonicien peut

139



Voir également Monde, AT XI, 436-10 : « …quel fondement plus ferme… que de prendre la fermeté même et l’immutabilité qui est en Dieu ? »

55

surprendre : n’évoque-t-il pas celui que Descartes critiquait en 1630 ?140 De fait, comme J.-L. Marion l’a souligné, l’expression « dieu vérace », souvent employée à la suite de Gilson, ne se trouve pas dans le corps des Méditations. L’enjeu de ce débat sur la « véracité divine » est de savoir si Descartes succombe à la critique kantienne et husserlienne, les Méditations Cartésiennes de Husserl dénonçant l’expédient de la « Gottes Existenz und veracitas »141. Les Principes retrouvent une formule analogue à celle de 1, 29 en 4, 206 : « L’autre sorte de certitude… est fondée sur un principe de* métaphysique très assuré, qui est que Dieu étant souverainement bon et la source de toute vérité* [minime fallax]… ». Comme en 1, 29, le fondement « métaphysique » et la véracité divine (ne) sont requis (que) pour justifier la lumière naturelle et l’évidence de sa perception contre un doute, lui aussi « métaphysique » ; mais la lumière naturelle reste ce faisant le seul pouvoir de vérité auquel nous puissions nous confier. Descartes ne fait jamais un usage constitutif de la « véracité divine » ; elle n’est pas une condition de possibilité de la connaissance vraie, mais un antidote contre le soupçon, énorme, d’une possible fausseté de l’évidence. Lorsqu’il est question de la « véracité divine », l’intention est donc aussi peu métaphysique que possible : il s’agit d’exclure a priori la possibilité que la source de l’erreur puisse venir d’ailleurs que de nos facultés. L’argument de la « véracité divine » n’a en somme qu’une seule fonction : sortir le problème de l’erreur de la métaphysique. Une fois encore, l’ordre diffère ici des Méditations : l’exposé de la règle de vérité (1, 30) précède l’analyse de l’erreur (1, 33-35) ; et, tandis que les Méditations sont plus attentives à l’établissement et à la déduction de la règle142, les Principes sont plus pragmatiquement attentifs au problème de sa mise en œuvre et de ses conditions d’exercice. De fait, seule la métaphysique peut faire planer un doute sur l’évidence et sur sa règle : quand elle se présente, nul ne doute de sa vérité (1, 43). Mais l’évidence authentique n’est pas toujours là, et le « désir de connaître la vérité » (1, 42) est 140

À Mersenne, 27 mai 1630, AT I, 152 5-6 : « … ces vérités éternelles, lesquelles je ne conçois point émaner de Dieu, comme les rayons du soleil… ». Si, donc, «... la nature de notre âme ayant quelque ressemblance avec [la nature divine], nous venons à nous persuader qu’elle est une émanation de sa souveraine intelligence, et divinae quasi particula aurae » (à Chanut, 1er février 1647, AT IV, 608425), il s’agit d’une illusion appelée à cesser dès qu’on aura remarqué l’ « infinité de sa puissance ». 141 Husserl, qui cite les travaux de Gilson, aura certainement pu avoir connaissance de son texte sur « La véracité divine et l’existence du monde extérieur » (Bruxelles, 1924, repris dans les Études sur le rôle de la pensée médiévale dans la formation du système cartésien, Paris, Vrin, 1930, p. 234244). 142 En quoi elles accomplissent ce que la philosophie ancienne, sous le titre de canonique ou doctrine du critère, considérait comme une division de la logique.



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souvent si pressant qu’on se satisfait d’expédients, en décrétant évidentes les choses qu’on veut croire telles, ou que l’on présume avoir été telles (1, 44). On le voit : le problème de l’erreur est aussi peu métaphysique qu’il est théologique. C’est un problème logique et psychologique. La section qui correspond au contenu de la Méditation IV (PP 1, 30-50), adopte donc une perspective sensiblement différente : une fois établie la règle de vérité (1, 30), reste à comprendre la possibilité de l’erreur pour un être qui semble doté de tous les moyens de n’en commettre aucune, et qui, de surcroît, n’a jamais la volonté de se tromper (1, 42). Au regard de ce paradoxe — c’en est un, car l’erreur vient de la seule volonté, bien que nous n’ayons jamais la volonté de nous tromper — la « théodicée » qui constituait un aspect essentiel de la Méditation IV, où il s’agissait de montrer que l’erreur n’est pas imputable à Dieu, passe au second plan ; la brièveté de l’article 1, 36 en atteste suffisamment. L’erreur n’étant qu’un défaut (defectus, antonyme d’effectus) dans notre « façon* d’agir » et non dans notre « nature », on a tôt fait de lever tout soupçon sur le créateur, et de montrer que la créature n’a pas sujet de se plaindre de sa propre nature. L’erreur est humaine, et même seulement humaine, mais elle n’est pas de l’essence de l’homme. L’homme n’étant pas une machine, la vérité fait toujours l’objet d’un choix, libre et méritoire (1, 37) ; ne pouvant être imputée à la nature ou au genre humain, l’erreur ne peut être imputée qu’aux individus dont les choix font déchoir, accidentellement, le genre humain de la perfection de sa nature (1, 38). Plus que théologique, la question de l’erreur est donc morale et politique, voire pédagogique. Elle engage une réflexion, seulement esquissée ici, sur le pouvoir (potestas) que les hommes ont les uns sur les autres, pouvoir en principe institué pour qu’ils puissent se corriger mutuellement, mais que certains exercent pour entraîner leurs semblables dans leurs erreurs. Les coupables sont les « maîtres » qui abusent de leur pouvoir, et inculquent aux enfants leurs préjugés143. D. La liberté et son « expérience » Si l’erreur est réelle, elle doit être possible ; elle revient à la précipitation d’un jugement déréglé, qui se porte à affirmer des choses mal comprises, ce qui peut faire connaître le vrai, mais par accident, et sans « assurance* » de n’être pas dans l’erreur : 143



Cf. DM I, AT VI, 917 : « …sitôt que l’âge me permit de sortir de la sujétion de mes précepteurs… » ; RdV, p. 79 : « … la connaissance du premier âge n’étant appuyée que sur la faiblesse des sens et l’autorité des précepteurs… ».

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hors de la règle d’évidence, il ne saurait y avoir de véritable science (1, 44). L’analyse va jusqu’à expliquer comment le jugement peut se laisser abuser par la faiblesse de la mémoire, par la vivacité trompeuse des sens, et par l’autorité abusive des maîtres. Mais cette situation, qui paraît inévitable, d’entrave existentielle appelle une nouvelle question : comment la liberté est-elle possible en dépit de l’erreur ? Et comment, si l’erreur séduit et subjugue la liberté, peut-on lui échapper ? La réponse est abrupte : l’expérience de la liberté « suffit » et fait qu’elle n’a pas besoin d’être prouvée (1, 39). La liberté ne se prouve pas, elle s’éprouve. Gassendi avait objecté à Descartes le caractère non démonstratif des raisons avancées sur l’indifférence de la liberté ; à quoi il avait été répondu que tout ce qui est dit de la liberté (y compris sur son indifférence) est fondé dans une expérience irrécusable, et plus certaine que tout ce qui se peut démontrer par des raisons144. Précisément pris, le contenu de cette expérience n’est autre que l’indépendance de la volonté par rapport à l’entendement et à sa sphère d’objets (1, 35). Indépendance expressément niée par Gassendi, qui disculpait l’arbitre pour rejeter la responsabilité de l’erreur sur l’entendement, ce dont il pensait pouvoir conclure « qu’il n’est pas… en notre pouvoir de nous empêcher de faillir »145. Les Principes évitent de revenir sur le caractère « formellement infini » de la volonté libre, et laissent de côté la problématique théologique de la similitudo dei (Méditation IV) ; d’où la formule absolument vague de 1, 35 : « la volonté en quelque sens peut sembler infinie ». Ce n’est pas là ce qui nous assure de la liberté ; cette assurance se fonde uniquement dans l’expérience interne. Si certains trouvent à y redire, on peut toujours prouver cette liberté a posteriori : si la volonté n’était pas libre, le doute ne serait pas même possible (1, 6). Telle est la contradiction du scepticisme : il ne voit pas que la liberté, dont il doute, est la condition de possibilité de son doute, que la liberté s’atteste avant tout dans la skepsis que ce scepticisme obtus prétend exercer contre elle ! Le doute manifeste notre liberté, donnée immédiate et évidentissime de la conscience (1, 41 : « nous [en] sommes aussi tellement assurés* (nos ita conscios esse)… qu’il n’y a rien que nous connaissions* (comprehendamus) plus clairement* (evidentius & perfectius) ». L’expérience est infaillible, sa vérité est première, et 144

Cinquièmes Réponses, AT VII, 37719-28 ; FA II, 824-825 : « … chacun le doit plutôt ressentir et expérimenter en soi-même que se le persuader par raison ». F. Alquié voit là la signature de la « méthode métaphysique » (FA II, note p. 825). 145 Cinquièmes Objections, AT VII 31710-23 ; FA II, 755.

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enveloppe la possibilité du cogito, qui est ici répété dans une version réunissant en une seule supposition l’hypothèse du « dieu trompeur » et la fiction du « malin génie » (1, 39 : « nous supposions même que celui qui nous a créés employait son pouvoir à nous tromper en toutes façons.. »). Cette répétition du cogito, et de ce qui se donne rétrospectivement comme sa condition de possibilité, permet de préciser en quel sens le doute n’est pas réellement distinct de la vision évidente, ni de l’acte par lequel le regard (intuitus mentis) distingue ce qui est clairement perçu, comme si douter et voir n’étaient que les deux aspects d’une seule et même opération : « Ce que nous apercevions distinctement*, & dont nous ne pouvions douter pendant une suspension si générale*, est aussi certain* [per se notum & perspectum] qu’aucune chose que nous puissions savoir ». Dire que la liberté fait l’objet d’une expérience certaine, ou ce que F. Alquié appelle une « expérience métaphysique » ne suffit donc pas tout à fait : il faut dire qu’elle est la forme de toute expérience certaine, et qu’elle apparaît, dans l’ordre de la connaissance, comme l’ultime condition de possibilité de l’aperception. Il est exact, comme l’a souligné Heidegger, qu’un des traits distinctifs de la métaphysique des Temps Modernes (i. e. cartésienne) est d’avoir mis la question de la liberté au centre et au fondement de son propos146. Précisons encore : Descartes fait de la liberté à la fois l’objet premier et la condition même du voir clair et distinct, et l’expérience, « intime » (1, 41, AT VIII-1, 2028) qui la révèle, se ramène toujours, en définitive, au cogito, c’est-à-dire à ce moment où, dans l’attention du regard pur et attentif, le relief invariable de l’ego cogito se profile en se découpant, avec une distinction parfaite, sur le fond chatoyant et divers des cogitationes. S’il n’était pas libre ainsi, de cette liberté dont les Gassendi et consorts veulent feindre qu’ils n’ont aucune idée claire, l’ego vivrait dans la confusion de ses pensées sans jamais apercevoir qu’il voit. Aucune des disputes dont les philosophes sont coutumiers ne peut obscurcir la clarté et la certitude d’une expérience dont la métaphysique cartésienne a entrepris de tirer toutes les leçons. Elle permet d’ailleurs de résoudre facilement la question de l’incompatibilité apparente entre la préordination divine et la liberté humaine (1, 4041), querelle théologique dans laquelle s’empêtrent tous ceux qui raisonnent comme si l’on pouvait et devait récuser l’autorité ultime de l’expérience au motif d’une

146



Heidegger, Nietzsche II, tr. fr. Gallimard, 1961, p. 116 / GA 6.2, p. 126.

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certitude théologique (la préordination) en fait mal comprise. S’il est en effet certain et « clairement et distinctement perçu » (AT VIII-1, 2020) qu’il y a en Dieu une puissance infinie, par laquelle il est cause de tout être, réel ou possible, passé, présent ou futur, il est tout aussi évidemment compris dans l’idée de cette puissance infinie qu’elle est « incompréhensible », par soi, intrinsèquement, et pas seulement par la limitation de notre esprit. On ne doit donc point tâcher de comprendre ce qui est « incompréhensible de sa nature », c’est-à-dire ce qu’aucun concept ne peut représenter : la manière dont la puissance infinie, cause de tout, « laisse les actions des hommes entièrement* libres et indéterminées ». La via philosophandi ne rencontre aucune difficulté dans sa quête de la « plus parfaite science », et si l’on peut être tenté de rapprocher ici la solution cartésienne de la solution de la troisième antinomie cosmologique dans la Critique de la Raison Pure (A 448 / B 476) il faut noter que Descartes, lui, récuse l’existence de l’antinomie plus qu’il ne cherche à lui trouver une solution. L’« accord » entre liberté humaine et préordination divine n’est pas la solution à une contradiction fondée dans la nature même de la raison ; la « difficulté » ne procède, ici, que d’une erreur d’un entendement insuffisamment attentif à l’incompréhensibilité (intrinsèque) de l’infini : l’antinomie n’a pour lui ni consistance ni légitimité. Par ailleurs, Kant solutionne l’antinomie de la liberté en invoquant le caractère nouménal147, donc métaphysique, de cette liberté, là où Descartes, au contraire, en appelle à son évidence intuitive et à une expérience « intime » rigoureusement intraduisible dans le lexique kantien. Ni la notion d’« expérience métaphysique », ni l’étiquette de « réalisme transcendantal » ne suffiront à rendre compte de la « réalité » qui s’atteste dans cette expérience où l’ego, se « regardant de plus près »148, trouve dans l’immense pouvoir de vouloir ou de ne vouloir pas qui est en lui, l’unique source de ses erreurs. E. Les causes de l’erreur (art. 42, art. 71-74) Si l’erreur ne tient qu’à la volonté, on ne se trompe que tant qu’on le veut. Cette conséquence est paradoxale, car, bien évidemment, personne ne veut être trompé d’une volonté « expresse » (1, 42). Mais il n’y a aussi « presque personne » qui ne veuille consentir à des choses où l’erreur ne soit contenue à son insu (« ipso

147 148



Kant, Critique de la Raison Pure, A 541 / B 569. MM IV, AT IX-1, 451. 60

inscio* », AT VIII-1, 215) ; et souvent, nous l’avons dit, le plus grand ennemi de la vérité n’est autre que le désir de savoir, quand il est mal conduit149. À cet égard, la plus grande faute d’Œdipe est de se retourner contre la lumière de ses yeux, car ce n’est pas elle qui l’a trompé, mais bien son désir qui lui a fait prendre pour certaines ou justes des choses qui ne l’étaient pas. Ce paradoxe est fondamental : tout homme désire naturellement savoir, mais personne ne s’en donne les moyens. Pourquoi ne se trouve-t-il « presque personne » qui ne veuille faire bon usage de sa lumière naturelle ? Paresse, timidité, soumission aux préjugés et à l’autorité des précepteurs, mais aussi, inversement, orgueil, témérité et présomption de savoir… : on trouve, des Règles pour la direction de l’esprit au Traité des Passions de l’âme, un abondant catalogue de ces vices intellectuels dont la présence explique notre incapacité, ou plutôt notre répugnance à faire bon usage de nos facultés150. L’anthropologie cartésienne a donc pour fonction de mettre en évidence les causes naturelles et ordinaires de cette « résistance au vrai », et de l’erreur qu’on peut aussi penser selon l’analogie avec l’inertie et les lois du mouvement dans le domaine physique : persévérant dans l’erreur qui est un mouvement contraire à la vérité, « on s’en éloigne d’autant plus qu’on marche plus longtemps et plus vite » (L-Pr, AT IX-2, 830 – 91) ; inversement, ceux qui suivent toujours le « droit chemin » peuvent avancer beaucoup plus, en dépit de leur lenteur, « que ne font ceux qui courent, et qui s’en éloignent » (DM I, AT VI, 215-19). On retrouvera dans la section finale de la Première Partie une énumération des causes principales de l’erreur : préjugés de l’enfance (1, 71), adhérence tenace des préjugés imprimés dans l’imagination (1, 72), difficulté à soutenir l’attention (1, 73), inexactitude du langage (1, 74). Avec cela, on ne s’étonnera plus que, de « toute leur vie » (in tota vita), « la plupart des hommes n’aperçoivent les choses que fort confusément » (1, 73). F. Les notions premières, et — premièrement — le temps (PP 1, 57)

149

Sur le fait que le désir de savoir et les « fins honnêtes » puissent aussi tromper et « plus subtilement », voir RDI, Règle I, AT X, 3612, Règles utiles et claires, p. 2. 150 Dans les RDI, Règle IV, l’erreur est souvent ramenée au vice d’orgueil qui fait mépriser la facilité « [j’ai] depuis longtemps remarqué que toujours l’esprit des hommes, passant outre à ce qu’il croit pouvoir aisément acquérir, se précipite à courir vers des nouveautés plus relevées », AT X, 37920-25 ; Règles utiles et claires, p. 16.



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Il n’est donc que de suivre « le grand chemin » et de « jeter les yeux du bon côté »151, pour parvenir à « démêler » les choses les plus simples et les mettre sous le regard de l’esprit. Avec l’article 48, les Principes retrouvent ce faisant un projet fort ancien de dénombrement intégral des « natures simples » (Règle VI, Règle XII)152 ou notions premières dont se composent toutes les pensées humaines. La principale distinction que je remarque entre toutes les choses créées*, est que les unes sont intellectuelles… & les autre sont corporelles* […] la grandeur, ou l’étendue en longueur, largeur et profondeur, la figure, le mouvement, la situation des parties & la disposition qu’elles ont à être divisées, & telles autres propriétés, se rapportent au corps* [ad substantiam…referuntur… extensam] (AT VIII-1, 2310-12 ; AT IX-1, 45). L’énumération prétend à l’exhaustivité, c’est-à-dire à épuiser les possibilités de la pensée, de la même manière que la table des jugements, chez Kant, est supposée épuiser notre pouvoir de penser153. Ce dénombrement universel de tout ce que la pensée peut avoir pour objet ne se limite pas aux « choses » qui tombent sous la perception ; la notion même de « perception » est ici élargie jusqu’à y englober les « notions générales* » (genera* rerum), soit, aussi bien, à ce que les philosophes appelaient « leurs catégories »154. L’énumération sommaire de ces notions est en effet concordante avec les catégories aristotéliciennes : « la substance, la durée, l’ordre et le nombre » (AT IX-2, 45) correspond aux catégories aristotéliciennes de substance, quantité, temps et relation. Ces « genres », ou plutôt ces « notions générales »155 sont communes à deux genres de choses : intellectuelles et matérielles. Jusque là, le dénombrement reprend assez fidèlement l’énoncé des natures simples de la règle XII, à ceci près que les notions communes, qui se disent

indifféremment des

intellectuelles et des matérielles, sont placées ici au premier rang, et que parmi ces notions le terme de « substance » remplace celui d’ « existence », ce qui se justifie par la définition de la substance comme « une chose qui de soi est capable d’exister »156. 151

RdV, éd. Lojacono, p. 80-81. AT X, 3995-21 = Règles utiles et claires, p. 31 ; AT X, 4196-42013 = Règles utiles et claires, p. 46. 153 Kant, Critique de la Raison Pure, A 79 / B 105, où la recension complète des fonctions logiques du jugement permet de « mesurer » exactement le champ de l’entendement. 154 On ne trouve qu’une seule référence aux « catégories », dans la Règle VI, pour en contester la légitimité et la pertinence (voir J.-L. Marion, Règles utiles et claires, p. 171 n. 3 ; idem : Sur l’ontologie grise, op. cit., § 13, p. 78 ; idem : « Descartes et l’onto-théologie » [1982], dans Descartes, (J.-L. Marion éd.), Paris, Bayard, p. 39-78, notamment p. 43 sq.). 155 Le passage du latin genera rerum / summa genera à « notions générales » est significatif d’un recentrement sur les objets de la « perception » — pourvu que celle-ci ne soit pas restreinte à la perception sensible. 156 MM III, AT VII, 44 ; FA II, 444. 152



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Mais, par rapport aux Regulae, le dénombrement des notions premières ne mentionne pas les notions simples « négatives » (instant, repos, néant) ; il ne rassemble plus les simples connecteurs logiques ou axiomes, sans rapport à l’existence, parmi les notions qui servent à penser les choses (res rerumve affectiones), et les définit comme des « vérités éternelles » (1, 49) qui n’ont aucune réalité ni subsistance en dehors de l’esprit ; enfin, il ajoute à ce dénombrement, dans la foulée de la correspondance avec Élisabeth157, toutes les choses qui relèvent de l’union de l’âme et du corps, des sentiments primaires, du chatouillement ou de la lumière, jusqu’aux

appétits et « passions de l’âme », toutes choses dont

l’intelligibilité ne dérive ni de la notion du corps, ni la nature intellectuelle, mais bien d’une notion « primitive » de l’union158. La notion de la substance tombe désormais dans l’horizon de la perception claire et distincte : elle obéit aux exigences d’évidence et de visibilité a priori, communes à tout ce qui peut se présenter dans cet horizon. Mais ce sont aussi les « modes », et premièrement le temps (PP 1, 57), simple « façon* de penser » (modus* cogitandi), qui se découvrent dans l’horizon universel de la pensée, et, s’agissant du temps, comme celui-ci : nous ne connaissons les choses qu’en tant que nous les pensons subsister dans le temps. Les substances corporelles et les changements qui les affectent ne peuvent apparaître qu’à une pensée qui se les représente dans l’horizon, ouvert, du temps. La subversion de la définition aristotélicienne du temps comme « nombre d’un mouvement selon l’antérieur et le postérieur »159 est ici aussi évidente que difficile à saisir dans toute son ampleur. À un premier niveau de l’argumentation, c’est le primat du mouvement qui est mis en cause dans cette définition, en ce que le mouvement n’a pas l’exclusivité de la durée : une chose immobile ne dure pas moins qu’une chose en mouvement. Le mouvement n’est donc pas le sujet absolu de la durée, mais ce qui, en la manifestant aux sens, offre une possibilité de la mesurer. Le temps ne mesure pas le mouvement, mais se sert des mouvements pour mesurer la durée. Mesurer revient ici à « comparer »160 la durée des choses avec certains mouvements, qui ne peuvent être que choisis à souhait (« nous nous servons 157

Sur la troisième notion primitive, voir à Élisabeth, 21 mai 1643, AT III, 6659-24 ; FA III, 19. L’« élargissement » apporté par les Recherches Logiques de Husserl à l’acception kantienne de l’intuition sensible et de la perception, débouchant sur les concepts de « vérités irréelles » et d’intuition catégoriale, revient strictement au cartésianisme de PP 1, 48-49. 159 Aristote, Physique, IV, 219 b 1-2. 160 « ut… durationem metiamur, comparamus* illam… », AT VIII-1, 279-10. 158



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ordinairement* de la durée de certains* mouvements réguliers », AT IX-2, 50). La déréalisation du temps par le caractère purement conventionnel des mouvements choisis par la cogitatio comme instruments de mesure, est encore redoublée par la relativité optique qui nous fait attribuer ces mouvements à des corps (le soleil et les étoiles) en réalité immobiles. En immobilisant les étoiles fixes, la révolution copernicienne avait entraîné une question fondamentale quant à la nature du temps (terrestre). Cependant, le relativisme cartésien reproduit fidèlement ici la thèse nominaliste, telle qu’on la trouve déjà énoncée depuis Ockham. C’est avec Ockham que le « nombre du mouvement » est délié de tout rapport nécessaire avec le mouvement du premier ciel, et que le choix d’un mouvement quelconque, apparent ou réel, devient un élément constitutif de la mesure du temps, dont dépend même la possibilité d’une expérience161. S’il est donc vrai, pour reprendre la formule explicitement nominaliste de Descartes, que « ce que nous nommons* ainsi [sc. le temps] ne soit rien, hors de la véritable* durée des choses [duratio generaliter sumpta], qu’une façon* [modus] de penser », il est certain que ce modus cogitandi détermine la possibilité de l’expérience des choses, non seulement des corps dans l’espace, mais de toutes les choses qui sont pensées comme subsistant dans le temps, c’est-à-dire comme des substances. Les Principia ne se contentent donc pas de transformer les « catégories de l’étant » et les notions qu’on « appelle » des « universaux » (PP 1, 58-59) en « notions générales »162 incluses dans l’horizon de la perception claire et distincte. Cette subsomption implique, plus fondamentalement, que la théorie de la substance ne devient elle-même possible que dans l’horizon universel d’un modus cogitandi qu’on « appelle » le

161

Sur cette révolution nominaliste, grâce à laquelle une réforme astronomique (copernicienne) devient possible sans que cela affecte la « réalité » du temps, voir H. Blumenberg, Die Genesis der kopernikanischen Welt, IV, ch. 2, 1975, Suhrkamp, 20074, vol. 2, p. 559 ss., ainsi que A. L. Maier, Metaphysische Hintergründe der spätscholastischen Naturphilosophie (Studien zur Naturphilosophie der Spätscholastik, vol. IV), Rome, Edizioni di storia e letteratura, 1955, p. 83 et p. 129. 162 On insistera, en passant, sur le « terminisme », ou bien, si l’on préfère, le « nominalisme » de l’approche cartésienne, qui raisonne ici sur le « nom de substance » (PP 1, 51, AT IX-2, 46), sans oublier que la pensée elle-même ne porte pas sur les termes, mais sur les choses qu’ils signifient (Troisièmes Réponses, AT IX-1, 139, FA II, 609).



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temps. En ce sens, Descartes n’est revenu à la philosophie de l’École que pour lui faire accomplir son virage transcendantal163. Articles 50-64 : Les affections des substances D. L’aporie de la substance et le privilège de l’attribut (art. 51-53) Deux éléments sont requis pour bien comprendre l’exposé général sur la substance, sa situation et sa fonction : d’une part, on vient de le voir, que la substance est désormais comprise comme une « notion première », d’autre part nous avions vu que, à la différence de la Méditation III, la première preuve par les effets évitait d’en appeler à une « raison commune » de substance, ce que les Méditations ne faisaient d’ailleurs que dans le but d’une démonstration par l’absurde : pour montrer en effet que l’idée d’une substance corporelle ne nous oblige pas à lui supposer une cause autre que nous, ce que seule l’idée d’infini exige et oblige à faire, on établissait, sur la base de ce qui semblait constituer une raison de substance commune à la pensée et au corps, la déduction spécieuse de la substantialité et de la durée des choses à partir de l’ego. Rien de tel dans les Principes, mais l’article 51 se charge de faire voler en éclat l’unité factice du concept de substance : « il n’y a aucune signification de ce mot que nous concevions distinctement, laquelle convienne à lui [Dieu] et à elles [les créatures] ». En effet, si la substance se définit de manière univoque comme l’autosuffisance d’une chose qui n’a besoin d’aucune autre pour exister, cette définition ne peut convenir qu’à Dieu, puisque toute autre chose que lui requiert son « concours actuel », aucune n’ayant en soi la puissance de se conserver dans l’être, ni d’exister par soi (PP 1, 21). C’est donc une condition universelle pour toute chose autre que Dieu, qu’elle ait besoin de ce concours. Mais, ajoute la traduction française à la fin de l’article 51, cette condition est si universelle qu’elle ne permet pas, à elle seule, de distinguer, dans les choses créées, celles qui n’ont besoin que de ce seul « concours ordinaire », qu’on pourra appeler des substances, et celles qui ont besoin de « quelques autres [choses] », qu’on appellera des qualités ou des « attributs ». Il y a donc un « concept commun » de substance, valable pour la seule substance créée (1, 52), mais la difficulté n’est pas réglée, car ce n’est ni par leur concept, ni du 163



Sur le statut « transcendantal » (au sens cartésien) de PP I, 48, voir J.-M. Beyssade : « En quel sens peut-on parler de transcendantal chez Descartes ? », in : Le problème des transcendantaux du XIVe au XVIIe siècle, G. F. Vescovini (éd.), Paris, Vrin, 2002, p. 175-186.

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seul fait de leur existence que les substances sont connues. L’existence actuelle d’une substance ne peut se conclure de son concept, et même à supposer qu’une substance existe actuellement, cela ne suffit pas à nous la faire connaître ; cette existence, et donc cette substance, ne peuvent qu’être induites de la manière dont elles nous affectent. Le primat ontologique de l’existence, qui servait à définir la substance « en général », s’efface ici devant le primat épistémique de l’attribut par lequel les substances nous affectent164, de manière comparable à celle dont, en physique, les corps distants ne sont visibles que par l’entremise de la lumière qu’ils émettent ou réfléchissent, et pour autant que cette lumière affecte l’œil. L’esprit interprète ses affections, qui lui « découvrent » des substances165, et les lui font connaître d’autant mieux qu’il lui attribue davantage de propriétés (1, 11, AT VIII-1, 822-24), comme la vue nous « découvre des choses »166 par une impression rétinienne à laquelle ces choses ne participent en rien. On a remarqué plus haut le rôle que joue ici l’axiome du néant, et comment en tant que premier axiome de la « lumière naturelle », il justifie aussi bien la réalité du sujet affecté (1, 11) que celle des « choses » ou substances qui se « découvrent » ici à l’inspection de l’esprit. Le pouvoir de connaître ne s’arrête pas aux accidents des substances, pas plus que la vue ne s’arrête à la vision des superficies : ce sont bien des choses, les choses mêmes, qui nous affectent par leurs « attributs, propriétés ou qualités » et la connaissance que nous en avons se confond avec la perception des attributs sans lesquels nous ne pouvons les concevoir. Tous les attributs font par définition connaître des substances, mais tous ne font pas connaître l’essence de cette substance, comme le fait « l’attribut principal » (1, 53). Celui-ci n’est pas seulement perçu comme l’intermédiaire ou le messager de la substance, mais comme « constituant son essence » (1, 53), et toute son essence, du moins au regard de la connaissance que nous en avons167. Il n’annonce pas la substance, il l’assume et la résume, comme le dit très clairement 1, 63 : « nous ne devons point concevoir [la pensée et l’étendue] autrement que comme la substance même [ipsa substantia] qui pense & qui est étendue, c’est-à-dire comme l’âme et le corps ». Lorsqu’il est dit que l’attribut 164

Sur ce point, voir l’étude de J.-L. Marion, « Substance et subsistance. Suarez et le traité de la substantia dans les Principia I, art. 51-54 », Questions cartésiennes II, Paris, PUF, 1996, p. 86-115. 165 cf. 1, 52 : « cela seul ne nous découvre* rien… » [« hoc solum pers se nos non afficit »]. 166 L-Pr, AT IX-2, 327 : « … les choses que notre vue découvre… ». 167 DM IV, AT VI 334-5 : « … je connus de là que j’étais une substance, dont toute l’essence ou la nature n’est que de penser… ».



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« constitue » la nature de la substance, il faut l’entendre au sens fort : plus qu’un élément constituant de la substance, il est ce en quoi cette substance consiste, et dont nous ne pouvons pas la distinguer sans « quelque difficulté ». Cette précision permet de répondre par avance à l’objection spinoziste, selon laquelle rien n’autorise à conclure d’une pluralité d’attributs à une pluralité de substances. Nous n’avons, en effet, de la substance « seule » (substantiam solam, 1, 63, AT VIII-1, 315) qu’une idée confuse, et qui plus est dérivée, puisque nous n’en gagnons le concept qu’au prix d’un travail d’abstraction sur ce qui est premièrement donné : la substance revêtue de ses attributs. La substance « seule », conçue « séparément » de ses attributs, n’est pas connue plus clairement, car abstraction et distinction ne s’équivalent pas : le concept clair et distinct de la substance est celui qui distingue la substance des accidents sans en faire abstraction ; l’idée « claire et distincte » est compréhensive, l’idée abstraite, pauvre. Les contresens les plus courants, notamment ceux de Gassendi, dérivent presque tous de cette confusion terminologique entre abstraction et distinction168. Gassendi pense en effet que l’étendue mathématique est une « abstraction du corps physique » (AT IX-1, 2126), et voit donc de l’abstraction là où il n’y en a aucune, puisque l’étendue est « distinctement imaginée »169 sans être abstraite. Inversement, il ne voit pas l’abstraction là où elle se trouve : lorsque l’ego affirmait dans les Méditations qu’il n’est « précisément qu’une chose qui pense (praecise tantum) », ce n’était que par une « abstraction des choses matérielles » (AT IX-1, 2157), qui n’entrent pas en considération pour définir l’ego. Si on ne confond pas abstraction et distinction, on comprendra que le concept d’une substance simple, qui n’est pas celui de la substance « seule », ne fait pas abstraction des attributs dont elle est distincte ; son unité et sa simplicité ne peuvent être connues autrement que par les propriétés qui les manifestent. Cependant, ce privilège insigne des attributs principaux (la pensée et l’étendue) entraîne une nouvelle difficulté : en accédant au rang de l’essence, les attributs ne peuvent plus servir à penser « l’accident », c’est-à-dire ce qui, arrivant aux substances, nous les font apparaître comme ce qui demeure au travers des modifications qui l’affectent.

168 169



À Clerselier sur les Instances de Gassendi [janvier 1646] AT IX-1, 2164-14. MM V, AT IX-1, 50.

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E. L’aporie du changement et l’invention du « mode » (1, 56) Dans les Catégories, Aristote donne deux définitions de la substance : l’une logique, la définit comme le sujet de l’attribution, l’autre, physique, la définit comme le support permanent du changement (4 b 17). Il est clair que l’attribut, s’il est constitutif de l’essence d’une substance, ne peut plus signifier l’accident d’une substance, ce qui lui « arrive »170, et peut en être séparé. Il n’« arrive » pas à la substance étendue d’être étendue171, ou à la substance pensante de penser. Si l’attribut est la substance, il ne lui fait rien, et ne l’affecte pas. C’est la raison pour laquelle il n’y a en Dieu que des attributs (essentiels), qui ne changent pas sa nature, mais l’expriment172. Dans la substance étendue et dans la substance pensante, qui en cela diffèrent de la substance divine, éternelle et immuable, il y a des changements qui ne sont pas compris dans leur définition, bien que toute substance créée soit conçue comme ayant la capacité et l’aptitude permanente au changement — comme la cire, conçue comme « quelque chose de… muable »173. Ceci est l’occasion d’une mise au point terminologique dont l’importance est capitale : pour dénoter le changement, c’est-à-dire tout ce par quoi la substance créée est « autrement disposée et diversifiée [ab illis… variari]* », et toute cette « variété* [variatio] »174 qui se trouve en elle sans se déduire de sa définition, Descartes introduit ici le concept de « mode ». Le latin modus est rendu de manière plutôt malheureuse par celui de « façon », surtout s’agissant des modes corporels, car la « façon » dénote plus une manière ou un état que la modification dont cet état procède. Or les modes sont dans la substance ce qui la modifie et la « diversifie » sans la changer en une autre substance. 170

Ici, l’accident n’est thématisé qu’en PP 1, 59, dans la constitution des universaux (genre, espèce, différence, propriété, accident). 171 Sur ce point, voir la formule du Monde, ch. VI, AT XI, 365-7 : « … je conçois l’étendue [de cette matière] ou la propriété qu’elle a d’occuper de l’espace, non point comme un accident, mais comme sa vraie forme ou son essence ». Les Jésuites sont ici directement visés, comme en témoignent les Disquisitiones Mathematicae de Johann Georg Locher, tenues sous la présidence de Scheiner (1614) : elles s’ouvrent sur la définition de la quantité, objet de la mathesis, comme « premier accident des choses matérielles », et non pas comme l’ « étendue dite entitative, qui n’est pas réellement distincte de ce dont elle est l’extension », et dont les « mathématiciens se soucient fort peu » (Disquisitio I, § 2, p. 13). Descartes, lui, s’en soucie d’autant plus qu’il n’en connaît pas d’autre. 172 Ce lexique spinozien de l’« expression » est celui qu’emploie Leibniz dans son commentaire à PP 1, 52 [53]. 173 « mutationum… capacem » (MM II, AT VII, 317) / PP 2, 23. 174 On retrouve le même choix du traducteur (variatio : variété), infra (2, 23, tit., AT VIII-1, 52 [marg.]), qui nous semble caractéristique : il achève d’abolir ce qu’il y a d’irréductible à l’intelligibilité dans le concept du changement, et de réduire à un simple « divers », homogène et produit par le seul mouvement local, une diversité où les philosophes veulent voir des différences essentielles.



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Ici s’explique, plus concrètement, « l’aporie de la substance » mentionnée plus haut, à savoir que la substance ne nous est pas connue « par cela seul qu’elle existe » (1, 52). Cela signifie, de fait, que l’existence ou la durée subsistante d’une substance, ne sont pas connues par elles-mêmes, mais par les changements qui manifestent sa permanence et l’expriment dans le temps. La permanence de la substance rend possible le changement, qui, sans elle, ne changerait rien, et ne serait donc pas changement mais un flux continu, pur et inintelligible (le changement n’est en luimême possible que comme changement dans une substance, qui ne change pas). Inversement, c’est ce changement qui rend possible la perception de cette permanence, laquelle n’est d’ailleurs pas une simple postulation de la pensée, mais une véritable « perception », et l’objet certain de l’inspectio mentis. Les substances, en général, sont connues par leur attribut principal ; les substances créées (dans le temps) ne sont distinctement connues que par leurs modes : figure et mouvement, au moyen desquels l’esprit peut mesurer la durée des choses, comme leur grandeur et leur situation spatiales. On ne saurait objecter que l’esprit appréhende sa propre durée par on ne sait quel sens interne175 affranchi de toute dépendance à l’égard de l’étendue corporelle. Si la pensée n’avait aucune perception des modifications dans l’étendue, ou si nous ne croyions pas avoir de telles perceptions, nous n’aurions peut-être aucune idée de notre propre durée. Dire qu’il suffit qu’il nous « semble » avoir ces perceptions, c’est dire que cette apparence est aussi bien nécessaire. F. La théorie des genres de distinctions : réelle et modale, de raison (art. 6064) L’article 61, consacré à la « distinction modale » semble affirmer… le contraire de ce qui vient d’être dit, à savoir que la substance, qui, on l’a vu, n’est pas connue distinctement sans ses attributs (au moins le « principal », 1, 63), peut être connue sans ses modes, alors qu’inversement les modes ne sont pas connus sans elle. Le mouvement ou la figure ne se conçoivent que dans l’étendue, mais la réciproque ne vaut pas, puisqu’on peut concevoir une étendue sans figure ni mouvement (indéfinie, comme le monde). Qu’on puisse toutefois « percevoir clairement » une substance sans ses modes, ne signifie pas qu’on doive faire abstraction de ces modes pour en avoir une connaissance claire. Par ailleurs, il faut ici bien marquer la différence entre la 175



Il n’y a pas de sens interne, mais des « sens intérieurs », c’est-à-dire des sens dont l’objet est à l’intérieur du corps (la faim, la soif) : cf. 4, 190.

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clarté et la distinction : l’article 61 parle d’une « perceptio clara » (« apercevoir* clairement ») de la substance sans ses modes, ce qu’il faut comprendre de manière restrictive : une telle connaissance ne peut être que claire, mais pas distincte, puisqu’elle fait par définition abstraction de tout ce qui peut servir à en « diversifier » le concept. Il semble d’ailleurs que la signification du terme « distinct » évolue par rapport à la définition de 1, 45 ; à partir de 1, 56, la notion de « distinction » ne sert plus à délimiter précisément les contours d’une notion, pour la démarquer de tout ce qui n’est pas compris en elle (ce qui reste une qualité extrinsèque de l’idée claire) ; elle tend à désigner la perception du détail d’une substance, et à devenir une qualité intrinsèque de sa notion. L’article 1, 66 fournit un indice important de cette évolution du critère de distinction, en affirmant que nous avons des « notions* distinctes* » de nos sentiments, de nos affections et de nos appétits, alors que le latin, cohérent avec l’article 45, affirmait seulement qu’ils sont « clairement connus » : nous avons des sentiments une notion distincte, si nous comprenons par là que nous ne confondons pas nos sentiments les uns avec les autres, et que la distinction indique le détail des cogitationes : nous concevons aussi distinctement l’amour et la haine, ou la faim et la soif, que le vert et le jaune, le carré et le triangle. De plus, par son sens général, cette théorie des distinctions vise à mettre en évidence que la « distinction modale » ne se confond ni avec la distinction réelle (1, 60) qui existe entre des substances (créée/ incréée, âme/corps), ou des parties d’une substance (comme dans la division réelle des parties de l’espace), ni avec la simple distinction de raison, qui se fait dans la seule pensée (1, 62), comme celle qu’on peut faire entre une substance et sa durée, ou entre une chose étendue et l’étendue de cette chose (2, 8). La « distinction modale » constitue un troisième genre qui médiatise les deux premiers. Ce faisant Descartes adapte aux substances créées (où il y a des modes, ce qu’il n’y a pas en Dieu), et avec une terminologie nouvelle, le genre de distinction que Duns Scot appelait « formelle », et qu’il faisait jouer dans les attributs divins (où il ne peut y avoir, pour Descartes, qu’une distinction de raison). Sur la fin des Premières Réponses, le théologien Caterus avait voulu « mettre aux prises » Descartes avec Duns Scot, en lui exposant la théorie de la « distinction formelle », moyen terme entre la distinction réelle et la distinction de raison, et en objectant, pour autant que la rapidité du texte permette de restituer exactement l’argument, que la

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distinction que Descartes dit « réelle » entre l’âme et le corps n’est en somme qu’une distinction formelle hypostasiée176. Descartes n’avait pas dédaigné l’objection, et comme les Principes semblent presque l’avouer, il a un peu « mêlé » les distinctions modales et de raison dans ses Premières Réponses (art. 62). Peut-être était-il bousculé par l’argument de Caterus ; mais de fait, ce qu’il soutenait en 1641 — qu’il y a une même différence, entre le mouvement et la figure, et entre le juste et sa justice — n’est plus tenable dans la nouvelle terminologie des Principes : la première est « modale », la seconde « de raison ». Sous couvert de reprendre la tripartition scotiste, les Principes la bouleversent de fond en comble : la distinction moyenne devient « modale », ce qui exclut qu’elle puisse jouer dans la substance infinie, où il n’y a pas de modes, et la distinction que Scot disait formelle, entre les attributs divins qui diffèrent par l’essence mais pas par leur sujet, est reléguée à une « distinction de raison » par laquelle on ne peut concevoir une substance que de manière imparfaite : concevoir l’étendue sans sa divisibilité, l’existence sans la durée, ou Dieu sans sa justice, ne peut donner lieu qu’à des représentations mutilées et confuses. Conclusion. La victoire de la « distinction modale » sur l’abstraction métaphysique Dans les Remarques que Descartes semble avoir écrites sur ses ‘Principes de la Philosophie’177, conservées et transmises par Leibniz, une note donne l’enjeu principal de la distinction établie ici en amont de la physique : Le mouvement et le repos diffèrent vraiment et modalement (vere et modaliter), si par mouvement on entend la séparation de deux corps l’un de l’autre et par repos le contraire de cette séparation. Mais lorsque de deux corps qui se séparent l’un de l’autre on dit (dicitur) que l’un est en mouvement et l’autre en repos, mouvement et repos n’ont en ce sens (hoc sensu) qu’une distinction de raison. Cette remarque, dont on ne saisira toute la portée qu’en étudiant plus loin la définition du mouvement, montre d’ores et déjà ce qui est gagné au niveau de la métaphysique, pour l’intelligibilité du monde physique. D’abord, avec le concept de « mode », conçu comme ce qui manifeste le détail des substances créées, et non comme l’« accident », contingent, qui en offusque l’intelligibilité, on a conquis un concept adéquat pour penser la réalité des substances créées, en ce qui leur est propre et n’appartient qu’à 176 177



Premières Objections, AT IX-1, 80. Premières Réponses, AT IX-1, 94-95, FA II, 539. AT XI, 654-657, tr. AT IX-2, 361-362.

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elles. Partant, la distinction « modale » tend à s’imposer comme la seule légitime et pertinente dans l’explication des phénomènes de la nature (corporelle ou intellectuelle). La distinction réelle, qui se fait entre des substances, s’établit au niveau de la métaphysique, et lui fournit ses objets : Dieu, l’âme, le corps. Ce n’est pas à dire qu’en physique elle ne joue aucun rôle : il y a bien une distinction réelle et une division actuelle dans les parties de l’étendue (1, 60), sans quoi on pourrait penser que l’étendue elle-même n’est qu’un espace imaginaire dépourvu de toute réalité. Mais la distinction modale occupe une place centrale dans la physique, et Descartes en fait un usage critique : là où les « philosophes » veulent introduire, par la pensée, des distinctions réelles (entre des formes), qui ne sont en fait que des distinctions de raison, lesquelles ne « changent rien »178, il sera infiniment plus réaliste de s’en tenir à la distinction simplement modale179. L’abus de la distinction réelle est donc un symptôme de l’abstraction métaphysique, et de son incapacité à rendre raison des vraies « différences des choses ». La conquête de la distinction modale constitue un moment essentiel par lequel la théorie, très peu métaphysique, des « principes de la connaissance humaine », fournit à l’esprit l’instrument adéquat et pertinent pour examiner ces différences sans multiplier les êtres à tort et à travers. Faute de cela, les « philosophes » qui prétendaient « expliquer les choses qui sont en effet dans le vrai monde » (Monde, AT XI, 3610), se sont employés à la description d’un monde nouménal qu’ils ont peuplé de substances, accidents, différences, qualités réelles, « modos et entia rationis cum fundamento in re (modes et êtres de raison avec fondement dans la chose) »180 et autres chimères. Monde verbal, fictif, obscur, qu’il est temps de « laisser là » pour en découvrir un nouveau, dans lequel il y a plus de choses, et plus claires, que dans toute la philosophie de l’École.

178

PP 2, 23 : « …notre pensée n’a pas le pouvoir* d’y rien changer… », AT IX-2, 75. A contrario, la volonté leibnizienne d’en rester au vocabulaire substance/accident, et son refus de la distinction modale, au motif que les choses qui n’ont entre elles qu’une différence modale n’ont pas une différence réelle, ce dont Leibniz redoute évidemment la conséquence spinoziste (Remarques sur les Principes de la Philosophie de Descartes [sur PP 1, 60-61], tr. P. Schrecker, Vrin, 1966, p. 34), montre bien la nouveauté d’une « distinction modale » qui concentre un bonne part de l’intérêt et des enjeux de la Première Partie. 180 Monde, ch. VII, AT XI, 4023-24. 179



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IIEME PARTIE : LES LOIS DE LA NATURE

I. L’espace (art 1-23) A. B. C. D.

L’existence des corps (2, 1) : une preuve transcendantale ? Le poids des préjugés (2, 3-9). Le lieu des corps (2, 10-15) De l’impossibilité du vide à l’étendue du monde (2, 16-23)

II. Le mouvement (art. 24-64) A. L’essence du mouvement : définitions (2, 24-28) B. Le mouvement : son sujet (2, 29-32) et son milieu (2, 33-35) C. Les lois de la nature (2, 36-44) — Première loi (2, 37): le statu quo — Deuxième loi (2, 39): de la détermination à la direction — Troisième loi (2, 40): l’idéalité du choc D. Les règles du choc (2, 45-53) et la géométrisation des propriétés physiques des corps (2, 54-64)

Sommaire analytique de la deuxième partie L’existence des corps (1). L’essence des corps : ce qui empêche de la concevoir (préjugés des sens, 2-3 ; préjugés physiques, 4-7 ; préjugés métaphysiques, 8-9). L’espace et le lieu (10-15) ; impossibilité du vide (15-19) des indivisibles (20) et des bornes de la matière (21-22). Le mouvement (23-25) définitions (26-27) ; les façons de le concevoir, comme séparation des corps (29-32) et comme division de l’étendue (33-35). Les causes du mouvement et les lois de la nature : création et conservation (36), première loi (37-38), deuxième et troisième loi (39-42) ; force et résistance (4344) ; les règles du choc (45-53) ; les premières différences des corps : dureté, liquidité, élasticité (54-63) ; matière physique et quantité géométrique (64).

A. L’existence des corps : une preuve transcendantale ? Dans la Théorie transcendantale de la Méthode, Kant énonce les conditions de recevabilité d’une preuve philosophique des propositions transcendantales ; parmi celles-ci, le fait qu’elle soit unique pour démonter son objet, et qu’elle soit directe ou ostensive, « alliant à la fois la conviction de la vérité et l’intelligence des sources de cette vérité ». Au contraire, toutes les autres preuves, notamment celles, apagogiques, qui procèdent par l’absurde et déduisent prétendument la vérité d’un principe de la fausseté des conséquences d’un principe contraire, sont à proscrire en philosophie, mais recevables dans les sciences, comme les mathématiques, où il est impossible de



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« substituer le subjectif de nos représentations à l’objectif, c’est-à-dire la connaissance de ce qui est dans l’objet »181. Par ailleurs, Kant attribue à Descartes un « idéalisme problématique », selon lequel l’existence du « monde extérieur » est moins certaine que celle, immédiatement certaine, du sujet pensant. Donc un idéalisme pour lequel l’existence des corps exige une preuve ; preuve dont la certitude, en tout état de cause, ne saurait égaler celle de l’existence de Dieu ou celle, première selon l’ordo philosophandi, de l’ego cogito. Les défauts de cette interprétation de Descartes, à laquelle Kant veut opposer une définitive « Réfutation de l’idéalisme »182, sont bien connus, notamment le fait qu’elle traduise l’expérience métaphysique des Méditations en l’affirmation du primat et de l’indépendance du « sens interne », et de son objet, par rapport au « sens externe ». Mais, comme c’est souvent le cas en philosophie, Kant, réfutant Descartes, en est plus proche qu’il ne l’affirme et ne le pense. Toute la « Réfutation de l’idéalisme » s’inscrit en marge des « Postulats de la pensée empirique », et plus précisément du deuxième postulat définissant le « réel » dans l’expérience comme ce qui est donné dans la sensation, ou plus exactement comme ce qui est en « rapport [zusammenhängt] avec les conditions matérielles de l’expérience (la sensation) »183. Cette précision est importante, pour éviter la position extrême et absurde où se retrouvent le sensualisme et l’idéalisme dogmatique de Berkeley (esse est percipi). S’il est évident qu’il n’y a dans le simple concept d’une chose aucun « caractère » de sa réalité ou de son existence, et s’il est reconnu que ce « caractère » ne peut être donné que dans la perception184, il n’est cependant pas requis, pour affirmer la réalité d’un objet, qu’il soit actuellement donné dans la sensation. La réalité peut même être connue « relativement a priori, pourvu qu’elle s’accorde avec quelques perceptions selon les principes généraux de leur liaison (les analogies) ». Or l’exemple ici fourni est rigoureusement cartésien : on peut affirmer l’existence d’une matière magnétique « pénétrant tous les corps, bien qu’une perception immédiate de cette matière nous soit impossible, d’après la nature de nos organes ». Descartes ne dit pas autre chose de sa « matière subtile » (PP 3, 51), dont l’existence ne peut évidemment se démontrer a priori. En ce sens, il est vrai que le phénomène de l’aimant prouve la matière subtile a 181

Kant, Critique de la Raison Pure, A 789-792 / B 817-820. Kant, Critique de la Raison Pure, B 274. 183 Kant, Critique de la Raison Pure, B 266. 184 Kant, Critique de la Raison Pure, B 273 : « la perception… est le seul caractère de la réalité ». 182



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posteriori, voire, comme le dit Kant, « comparativement a priori », puisqu’il prouve ce qui sert à l’expliquer, comme la raréfaction, bien comprise, prouve l’existence d’un corps subtil, bien qu’invisible aux sens (PP 2, 7)185. Si la démarche est ici comparable, pourquoi ne le serait-elle pas pour l’existence des corps, dont la réalité, ici et là, se ramène à celle de la matière dans l’espace ? Qu’en est-il de la preuve cartésienne par laquelle s’ouvre la physique ? Comme on l’a déjà suggéré, cette preuve n’est pas « métaphysique » : l’existence des choses matérielles n’est pas déduite de la cause de cette existence (Dieu), et la démonstration des PP 2, 1 ne porte pas formellement sur cette existence, mais sur la vérité de la connaissance que nous en avons (« …des raisons qui nous fassent avoir une certaine science »). Prouver l’existence des choses par sa cause et prouver que la perception que nous en avons ne peut être illusoire sont deux choses aussi différentes que l’ancienne

« métaphysique »

et la nouvelle théorie des « principes de la

connaissance » peuvent l’être. Enfin, il n’y a rien de métaphysique dans cette preuve qui repose au contraire sur la neutralisation d’une hypothèse métaphysique : Dieu pourrait être soupçonné de tromperie si la réalité objective de l’étendue n’avait rien de semblable ni de commun avec la réalité formelle supposée en être la cause. Il ne s’agit donc pas d’une preuve directe, comme Kant l’exige des preuves transcendantales ; mais elle ne pourrait être directe qu’en étant aussi « métaphysique », et ne peut être « transcendantale » qu’en étant indirecte. Il fallait choisir. Autre élément caractéristique de cette démonstration : au lieu de s’appuyer, comme celle de la Méditation VI, sur la « propension », spontanée et irréfléchie, par laquelle on croit à l’existence des corps, c’est-à-dire à la causation des sensations par des objets externes, en levant les raisons de douter qui avaient été élevées contre elles, cette preuve s’appuie sur l’idée claire et distincte d’une substance constituée par un attribut essentiel et diversifiée par figure et mouvement en une variété innombrable de diverses façons. Il est essentiel de comprendre les raisons d’un tel déplacement, de l’obscure propension à l’idée claire et distincte de la substance étendue186. Nous en retiendrons deux :

185

Sur la démonstration des causes par les effets et des effets par les causes, voir à Morin, 13 juillet 1638, AT II, 198 ; FA II, 73. 186 Ce déplacement a été étudié par un certain nombre de travaux signalées dans la partie spéciale de la bibliographie : « les Principes et l’existence des corps ».



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- 1°/Par rapport à l’économie de l’ordre des raisons, la preuve des Principes change de situation et de fonction. Dans la Méditation VI, la démonstration de l’existence des corps est entrelacée avec la preuve de la distinction réelle de l’âme et du corps, qu’elle précède et rend possible187. Elle aboutit à la distinction entre deux acceptions du concept de « nature » : la nature « en général » (generaliter spectata), dont il est finalement assez peu question dans les Méditations, et « notre » nature, « assemblage ou complexion » des choses qui nous touchent plus particulièrement, dont il arrive, malheureusement, qu’on se fasse une règle de vérité pour juger de la première et en « pervertir et confondre l’ordre »188. Dans les Méditations, l’intérêt portait prioritairement sur la compréhension de « notre » nature, sa « propension », ses « appétits », qui n’intéressent pas les parties II et III des Principes. -2°/ Qu’est-ce qui prouve que le corps existe « tel que nous le sentons »189, c’est-àdire dans une étendue réelle, et réellement séparée de la pensée qui se la figure ? La réponse semble donnée ici, en ce que s’agissant de cette « matière étendue », la sentir et l’apercevoir s’équivalent : « nous sentons, ou plutôt… nous percevons clairement et distinctement une matière étendue… ». L’affaire n’est pourtant pas réglée : l’objet de cette perception claire et distincte est l’idée (2, 1, VIII-1, 4021 ; 416), et bien que l’idée de cette matière soit telle qu’il n’y a « rien de plus simple ni de plus facile à connaître »190, et soit de fait la seule par laquelle nous puissions nous figurer des corps191, elle n’est, précisément prise, qu’une représentation, un modus cogitandi. Encore une fois, la difficulté n’est pas de reconnaître la réalité ou perfection objective de l’idée de cette étendue corporelle, irrécusable, mais d’établir l’adéquation nécessaire de cette réalité objective avec la réalité, formelle, de l’espace. On ne peut contester à Descartes le mérite d’avoir reconnu le caractère exceptionnel et unique en son genre de la présente difficulté. Si la réalité (formelle) de l’étendue et des corps est moins facilement démontrable que celle de la pensée, c’est qu’elle n’est pas vérifiable, alors que, pour la pensée, elle l’est d’autant plus facilement qu’il n’y a aucune différence entre la vérification et la chose vérifiée : « on… peut être trompé touchant les perceptions qui se rapportent aux objets qui sont hors de nous… mais… 187

É. Gilson, « Spinoza interprète de Descartes », Études sur le rôle de la pensée médiévale…, op. cit., p. 301 : Descartes a besoin d’un monde extérieur réel pour prouver la distinction réelle de l’âme et du corps ». 188 MM VI, AT IX-1, 66. 189 Spinoza, Éthique, II, prop. XIII, scolie. 190 Monde, ch. VI, AT XI, 3513. 191 PP 3, art. 22, AT IX-2, 75 : « nous ne saurions découvrir en nous l’idée d’aucune autre matière ».



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on ne peut pas l’être en même façon touchant les passions, d’autant qu’elles sont si proches et si intérieures à notre âme, qu’il est impossible qu’elle les sente sans qu’elles soient véritablement telles qu’elle les sent »192. D’où cette formule, empreinte de réserve, qui pourrait suggérer un reliquat de doute, incompressible, dans la démonstration de l’existence des corps : « il nous semble [clare*… videmur* : il nous est clair qu’il nous semble voir] que l’idée que nous… avons [de cette matière] se forme* en nous à l’occasion* des corps de dehors ». Interrogé sur cette formule embarrassante, Descartes répond : « … pour ma démonstration, il suffit justement qu’il nous semble la voir : en effet, [celui-ci] étant un ouvrage de l’esprit et de la conscience, [le voir] doit se ramener en définitive à notre sembler voir, et ce sembler voir requiert, du côté de la chose même, des choses matérielles d’où ces idées proviennent »193. L’explication n’est pas immédiatement éclairante. Comment conclure, sinon de manière gratuite et inconsidérée, de l’apparence d’un « il me semble » à la réalité de ce qui m’apparaît ? C’est pourtant bien ce qui est affirmé : l’apparence n’est pas ce qui compromet la possibilité de la preuve, mais ce qui, seule, la permet. L’article 1, 9 l’avait établi pour la pensée : la pensée ou conscience n’est pas seulement passivement affectée par l’apparence ; la perception immédiate de cette apparence est un acte mental, une « action de la pensée », « qui fait* qu’il me semble* que je vois » (PP 1, 9). La pensée (c’est-à-dire l’aperception194) produit donc ce « il me semble voir » (videre videor), transformant le statut possiblement douteux de tout ce qui m’apparaît en certitude absolue du « il me semble » (videor), en sorte que je puis conclure : « il me semble que je vois… donc je suis ». Le videor porte donc tout le poids de la certitude, et du semblant à l’être la conséquence vaut, parce que videor ne signifie plus « il me semble… » mais « il m’apparaît… » : il ne se donne pas comme comme un semblant éventuellement faux, donc douteux, mais comme l’apparaître, original et indubitable, par lequel toute pensée vraie ou fausse est d’abord donnée. La remarque de l’Entretien avec Burman se fonde sur cette analyse de PP 1, 9, et veut tâcher d’en exploiter toutes les ressources, mais la difficulté n’en est que plus 192

TPA I, art. 26, AT XI, 34820-27. EB, éd. J.-M. Beyssade, PUF, 1981, p. 104-105. Traduction modifiée. 194 PP 1, 9, AT IX-2, 28 : « Par le mot de penser, j’entends tout ce qui se fait en nous de telle sorte que nous l’apercevons* immédiatement* par nous-mêmes* ». Cf. Exposé géométrique, AT VII, 1608 : « … ut ejus immediate conscii simus… ». 193



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aiguë : comment conclure de la certitude qu’il nous semble percevoir que les idées des corps nous « viennent » de la matière étendue, à la réalité de cette matière ? Deux remarques permettront d’avancer ici dans l’intelligence de cette question : a)

Que nous semble-t-il au juste ? Il nous semble que « l’idée que nous en avons se forme en nous à l’occasion* des corps de dehors, auxquels elle est entièrement semblable ». Il nous « semble », dit le latin, que son « idée nous advient de choses posées hors de nous ». Le vocabulaire de la spatialité doit ici retenir l’attention (advenir… hors de nous) : il conforte l’idée que nous présupposons toujours de l’espace, au point que nous ne pouvons imaginer que l’idée d’espace n’ait pas l’espace (réel, archétype) pour cause. Mais qu’est-ce que l’espace ? L’espace ne se voit pas, ne se touche pas, ne nous affecte pas ; cependant nous ne saurions imaginer être affectés par des choses « hors de nous » sans les situer dans l’espace. L’espace est donc moins représentable, en lui-même, qu’il n’est « conçu » comme une condition de possibilité de la représentation des choses dans l’étendue matérielle : « son idée [la matière, i.e. la res extensa] est tellement comprise en toutes celles que notre imagination peut former, qu’il faut nécessairement que vous la conceviez, ou que vous n’imaginiez jamais aucune chose »195. À la base de l’imagination distincte de l’espace, qui l’appréhende comme un mode, il faut qu’il y ait la conception de l’espace comme l’attribut d’une substance étendue dont elle constitue l’essence196, condition de possibilité de la représentation des corps « hors de nous », et condition de possibilité de l’imagination distincte d’un espace quelconque.

b) Comme la Dioptrique et le sens commun le pensent de concert, nous ne pensons jamais voir les images des choses, telles qu’elles s’impriment dans le fond de l’œil, mais les choses mêmes. « Nous pensons voir le flambeau même »197, et nous ne voyons ni ne sentons les mouvements qui en proviennent, par l’entremise desquels nous le voyons, ou plutôt nous « pensons le voir ». Nous ne voyons d’ailleurs pas les choses mêmes, mais leurs superficies, et de surcroît, suprême paradoxe, l’action qui les rend visibles ne se trouve pas en eux mais dans l’espace 195

Monde, ch. VI, AT XI 3514-17. cf. PP 1, 64 : « nous pouvons aussi … concevoir [l’étendue et la pensée] distinctement*, en les prenant* pour des modes… de ces substances. 197 TPA I, art. 23, AT XI, 34618. Voir également TPA, art. 33, AT XI, 35326-3542 : “… ainsi que la douleur est sentie comme dans le pied… les astres sont apercus comme dans le ciel, par l’entremise de leur lumière et des nerfs optiques…” 196



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qui nous en sépare, que nous ne voyons pas. On verra plus loin quelles conséquences on doit tirer d’une proposition qui peut sembler « fort paradoxe » (3, 64). C’est une chose toute simple, sans laquelle pourtant nous n’aurions pas de monde. Nous voyons les objets « à distance », nous les situons hors de nous, en un lieu où nous ne sommes pas, dans un dehors qu’ils nous semblent traverser pour venir jusqu’à nous. L’idée du « dehors » n’est que cela : il nous semble que les objets et la lumière traversent la distance, invisible, pour venir jusqu’à nous. L’idée la plus concrète de l’espace n’a pas plus ni d’autre réalité que cette semblance, toute immatérielle, et sans impression sensible. Il nous semble voir des objets trans-paraître comme « au loin » (de même qu’il nous semble ressentir la douleur « comme dans le pied », quand c’est l’âme et elle seule qui sent : PP 4, 196), ou même, entendre « au loin » les cloches, dans la vallée ou « à travers » des feuilles. En définitive, la preuve de l’existence des corps, c’est-à-dire de la réalité de l’espace, pourrait n’avoir aucun autre argument que l’impression que les choses nous affectent « du dehors », du fond de la distance qu’elles semblent traverser pour venir à nous. Ce « sembler » exige la réalité de l’espace, ou d’une res extensa dont la « réalité » n’a, au demeurant, aucun des caractères propres aux choses que nous pensons voir en elle. En distinguant radicalement la preuve métaphysique de la possibilité d’un monde (deuxième preuve par les effets), et celle, transcendantale, de l’existence des corps, ramenée au problème de la réalité de l’espace qui en rend possible la perception, les Principes ouvrent une voie qui mène (via les discussions de Descartes avec More, et de Leibniz avec Clarke) jusqu’au seuil de l’Esthétique transcendantale. B. Le poids des préjugés. L’étendue constitue la seule matière des corps. Cette proposition ne peut manquer de heurter les préjugés du lecteur. Toute la philosophie de l’École, mais aussi la nouvelle, s’insurge contre ce qui ne lui paraît consister qu’en l’hypostase d’une représentation vide. Cette résistance philosophique doit pouvoir s’expliquer. Les Principes s’y emploient, et montrent que le préjugé culturel s’enracine nécessairement dans les préjugés naturels, ceux de l’enfance, qui ne voit et ne comprend le monde qu’au prisme de la « troisième notion primitive », et de celles qui en dépendent. Le monde de l’enfance est réglé par le principe de plaisir, et peuplé de qualités absolues.



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Il ne manque pas, aujourd’hui encore, de nostalgiques de ces « qualités », et du monde chatoyant qui semble disparaître dans la physique mécaniste. C’est mal comprendre Descartes, qui n’a jamais prétendu faire de la physique la vérité du monde vécu en régime d’union de l’âme et du corps, mais qui a toujours refusé de faire de l’union, et donc du vécu perceptif, la vérité et la norme de la physique. Les articles 2, 2 et 2, 3 rappellent donc que la sensation prouve à elle seule l’union de l’âme et du corps, mais l’article 2, 3 retourne aussitôt la proposition en montrant que la sensation relève exclusivement de l’union de l’âme et du corps. Instituée par la nature198 pour la conservation du composé, la perception sensible n’est pas une source de connaissance par laquelle se découvre la nature des choses, sauf peut-être « par accident ». Il ne s’agit donc pas de nier les qualités sensibles, en tant qu’elles sont perçues, et qu’elles ont leur vérité dans la sphère de l’union ; mais de nier qu’elles soient réelles, c’est-à-dire des propriétés des choses corporelles sans lesquelles ceuxci ne sauraient ni être ni être conçus. L’article 4, loin de contester la réalité de ce que nous sentons « à leur occasion* » se contente de démontrer que ces qualités sont séparables du corps sans préjudice pour l’intégrité de son concept199. La nature du corps ne dépend d’aucune de ces qualités, ni pour être (« pour être, il n’a besoin d’aucune d’elles »), ni pour être connue (« nous pouvons penser qu’il n’a en soi aucune de ces qualités, & cependant nous connaissons clairement et distinctement qu’il a tout ce qui le fait corps »). Toutefois on pourra noter que les exemples retenus (dureté, pesanteur, couleur, qu’on retrouvera dans l’exemple de la pierre, 2, 11) n’ont pas exactement le même statut, et sans doute le préjugé ne leur reconnaît-il pas exactement la même réalité : on ne pense pas, d’ordinaire, que la dureté est quelque chose, mais on se la figure comme une qualité du corps. La démonstration établit ici que cette dureté n’est pas quelque chose du corps, mais un effet sensible, qui résulte du contact entre ce corps et le nôtre. Si la dureté est une qualité, c’est donc une qualité du contact, mais le contact n’est pas un corps ; on comprend facilement que l’effet ressenti dépend moins des corps que du mouvement des corps qui entrent en contact. 198 199



Sur l’« institution de nature » : PP 4, 190, AT IX-2, 312, et TPA, art. 36, AT XI, 356. Ces articles reprennent sans grand aménagement l’exposé final des Sixièmes Réponses (AT IX-1, 238-241 ; FA II, 883-886), à une différence près : la reconnaissance, ici du caractère « primitif » de la notion de l’union, dont dépendent les sentiments. Sur le statut des qualités dans la physique, et l’idée générale que la « mécanisation » de la physique au XVIIe siècle repose sur le fondement d’une nouvelle ontologie de la qualité, voir l’étude fondamentale de Anneliese Maier, Die Mechanisierung des Weltbilds im 17. Jahrhundert, Leipzig, Meiner, 1938.

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Le problème n’est pas le même avec la pesanteur, dont le cas ne sera traité que plus loin (3, 62 ; 4, 20-27), qualité moins sensible et qu’on imagine plus intrinsèquement liée à l’essence du corps200. De fait, la pesanteur est la qualité essentielle qui distingue les corps physiques — qu’on appelle justement pour cette raison des « graves ». Délier le corps physique de la pesanteur, et ne pas en juger autrement que des autres qualités sensibles, constitue un point de rupture essentiel dont toute la physique aura à se justifier. Les articles 5 à 7, puis 8 et 9, traquent les conséquences ruineuses de ce préjugé réaliste dans l’explication physique des phénomènes corporels (2, 5-7 : la raréfaction et le problème du vide), et montrent quelle confusion entraîne la « subtilité » des philosophes qui veulent distinguer le corps de l’étendue, considérée comme un « accident » séparable. Les Principes poussent aussi loin que possible l’analyse de cette erreur et montrent que tous ceux qui refusent de considérer l’étendue comme l’essence de la matière (2, 9), n’ont aucune idée claire de cette essence. De deux choses l’une : ou bien « ils n’entendent rien par le nom de substance », ou bien, sous les termes fallacieux de « substance matérielle », ils « forment* seulement une idée confuse de la substance immatérielle ». Si l’étendue est l’essence du corps, « sa vraie forme et son essence », cette étendue ne peut augmenter ou diminuer sans que le corps lui-même ne soit changé en un autre, ou augmenté par quelque « nouveau corps » (2, 7, AT IX-2, 67). Le problème de la raréfaction (dilatation / évaporation) et condensation du corps s’expliquera donc en conséquence de ce postulat qu’un corps se définit par une « étendue » ou « quantité » invariable. L’augmentation apparente de son volume ne pourra s’expliquer que par un changement de sa « figure » et de la disposition de ses parties, comme une branche d’arbre, dépliée, ou une éponge gonflée de liquide conservent la même extension : ne varie que la quantité de la matière qui en remplit les pores ou intervalles. Dans tout ce paragraphe polémique, Descartes oppose une physique d’entendement fondée sur le principe de l’invariabilité de la quantité d’un corps, aux inconséquences d’une physique qui, pour sauver les apparences, invente un 200



Voir A. Koyré, Études Galiléennes, « L’élimination de la pesanteur », et la formule suggestive, faisant de la pesanteur « le dernier lien… qui rattachait Galilée au sol de la physique », que les galiléens ont su trancher. C’est avec Cavalieri (1639) que la pesanteur devient une force externe séparable du corps. Sur le « radicalisme » de Descartes, qui substitue un concept de « corps euclidien » au « corps archimédien » étudié par les physiciens, voir notamment p. 329.

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« je ne sais quoi* (aliquid) qui n’est pas intelligible ». Cette section, consacrée à la réfutation des erreurs de l’École, inclut aussi une réfutation de l’atomisme qui expliquerait la raréfaction par la présence d’un espace vide de toute matière dans les intervalles du corps. La réflexion cartésienne, reprend, dans un cadre déductif plus rigoureux, les spéculations de Beeckman, qui, en lecteur attentif de Lucrèce, voulait voir dans la raréfaction un moyen d’attester l’existence du vide, et l’a défendu contre les objections d’un représentant de la physique scolaire201. Le problème du vide, qui apparaît ici au détour de l’article 2, 5, ne sera considéré que plus loin (2, 16-18), et sa solution confortera ce qui avait été dit ici de la raréfaction (2, 19). Dans toute la première section des Principes, Descartes ne bataille jamais contre un adversaire unique : renvoyant dos-à-dos néo-scolastiques et néo-atomistes, il réfute aussi bien, sous la figure de ce « je ne sais quoi », la matière des uns et le vide des autres. C. Le lieu des corps (art 10-15) Si l’on admet que les corps sont substantiellement constitués par l’étendue, la notion même de lieu semble perdre toute pertinence : on ne peut plus dire qu’un corps « occupe » un lieu, ni qu’il en « change », sauf par abus de langage. Contre toute attente, Descartes est loin d’une telle radicalité, et l’exposé qui vient doit se lire comme un effort pour maintenir la possibilité d’une distinction, quoique seulement de raison, entre l’espace, le lieu et le corps202. On voit ici l’extrême acribie de la lecture cartésienne d’Aristote (Physique IV). Il n’y a qu’une seule substance corporelle. Les corps physiques, que nous distinguons en elle, n’en sont que des modifications, et ne possèdent qu’une unité 201

Lucrèce, De rerum Natura, I, 329-369 ; voir le Journal tenu par Isaac Beeckman de 1604 à 1634 ; 4 vol, éd. Cornelis de Waard. La Haye : M. Nijhoff, 1939-1953, vol. I, p. 23. Dans la même période (1613-1614), Beeckman a eu un échange avec un certain Jérémie van Laren (voir les deux lettres reproduites au vol. IV, en particulier celle de Beeckman p. 30-31). Tous deux discutaient la proposition : « Dans une même matière raréfiée, qui occupe un lieu plus grand, il se mêle du vide ». Van Laren la conteste, au motif que l’eau raréfiée (évaporée) et transformée en air n’est plus la même matière, c’est-à-dire la même chose, et que le vide ne s’insinue pas dans les corps, pas plus que l’air respiré ne pénètre les parties du corps humain. Beeckman accepte de modifier la proposition, en y ajoutant cette condition : « … si d’autres corps (alia corpora) ne s’y introduisent », mais sa conclusion en faveur du vide reste la même, du fait que l’air n’a pas de pores qui puissent être occupées par d’autres corps. La raréfaction de l’eau prouve donc le vide. L’explication cartésienne de la raréfaction dans le Monde, ch. IV, AT XI, 2219 – 2310, et la conclusion, « il y a nécessairement quelque autres corps, un ou plusieurs, mêlés parmi cet air… » ne laisse aucun doute sur l’origine beeckmanienne du problème cartésien. 202 Sur ce chapitre, nous suivons les analyses de S. Gonzalez : Descartes, d’un lieu à l’autre, ar éditions, 2006, p. 95 sq. La présente lecture des Principes II doit beaucoup à cet ouvrage. Voir également F. de Buzon et V. Carraud, Descartes et les Principia II, op. cit., p. 57.



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seconde, constituée et relative. La physique cartésienne est un monisme de la substance étendue. Ce que nous appelons « un » corps n’est jamais qu’un fragment de la chose étendue qui se distingue par un mouvement propre. Toutefois, nous distinguons par la pensée (non dans la chose) l’étendue qui constitue proprement et précisément le corps, en lui attribuant une « étendue particulière* » que nous concevons « changer de place* » en même temps que le corps est transporté (2, 10). Telle est l’idée vraie du « lieu interne » qui n’a donc pas de signification absolue, mais garde sa légitimité, en tant qu’espace (conçu comme) approprié à un corps « singulier » ; elle définit aussi bien l’idée claire de ce que les écoles appellent, dans leur jargon fétichiste, la materia signata (matière assignée à une certaine quantité). Le français souligne ici le contraste entre l’idée précise et adéquate de l’espace identifié au corps qu’il contient, et l’idée « générale et… vague* » de l’espace conçu comme identique à soi et indifférent aux corps qui s’y déplacent. De là la nécessité de montrer, dans l’article suivant (art. 11), qu’il n’y a pas deux espaces, concret et abstrait — physique et mathématique — et qu’il n’y a entre l’espace et le corps aucune différence de nature. Il n’y a qu’un espace, et l’idée du corps, claire et distincte est « comprise » en l’idée que nous en avons (qu’on l’imagine plein ou « vide »). L’article 12 revient sur cette différence qui ne se trouve que dans notre « façon de penser » l’espace, ou bien comme identique ou bien comme distinct du corps qui s’y déplace. Dans le second cas, l’espace est conçu comme ayant une unité « générique », comme un « genre » par rapport à un individu (tel corps), ou « en général » (2, 10, VIII-1, 4525 ; 2, 11, 464 ; 2, 12, 4631). La version française, on l’a dit, suggère que cette représentation est confuse, et d’une certaine manière trompeuse (2, 10 : « il nous semble* que la même étendue y demeure toujours » ; 2, 12 : « il nous semble* que la même [étendue] peut être commune aux pierres… & à tous les autres corps… »), là où le latin employait des verbes de perception et de jugement (censeatur, arbitramur…). Qu’en est-il donc de cette idée générale d’un espace indifférent et commun à toutes choses matérielles ? Son unité est-elle fictive ? S’agitil d’une représentation vide ? L’article 13, qui s’annonce comme consacré à la définition du « lieu extérieur », mais n’en dit rien (on attendra cette définition jusqu’à l’article 15), permet de le comprendre, par sa conclusion spectaculaire, qui renvoie d’ailleurs à la constitution du temps évoquée plus haut (1, 57) : nous ne pouvons



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considérer cet espace comme permanent (1, 10, VIII-1, 4527 : « remanere una et eadem… »), par rapport aux corps qu’on pense s’y déplacer, que si nous le supposons lui-même immobile ; et comme il n’y a pas d’immobilité absolue dans la perception, un tel espace correspond à ce que la pensée détermine et choisit comme référentiel. Aucune mesure du temps ni de l’espace n’est possible sans que la pensée ne choisisse des termes, par la comparaison desquels elle établit sa mesure, et la perception même, on l’a vu, suppose l’exercice de cette « géométrie naturelle ». À la différence du mouvement (kinesis) aristotélicien, qui est la réalisation d’un processus, le mouvement cartésien n’effectue et n’accomplit rien, c’est un fait accompli qui ne tend à aucun lieu, aucun but, aucun résultat. Aucun acte (energeia) ne le finalise, et la réalité de la substance corporelle s’y manifeste avec autant d’intelligibilité que dans n’importe lequel de ses autres modes. Mais ce qui paraît être une libération à l’égard du lieu où le corps est supposé tendre pour s’y reposer, s’accompagne en fait d’une nouvelle servitude : le mouvement (qui n’est pas encore étudié ici pour lui même, mais seulement pris comme « changement de lieu »203) ne peut être perçu que dans un référentiel, et le « changement de lieu » ne peut se dire que par rapport à des corps considérés comme immobiles. Voilà de nouveau le mouvement captif, non de l’acte, mais d’un référentiel, cette toile que la pensée tisse, spontanément, autour de ses objets. Il faut veiller, dans la lecture de cet article 13, à ne pas introduire une distinction entre mouvement (changement) « apparent » et « réel » ; là encore, la traduction peut induire en erreur, en ajoutant à deux reprises qu’un homme assis à la poupe d’un navire « semblera* » ne pas changer de lieu par rapport au navire, mais « semblera* » changer de lieu par rapport aux terres qu’on aperçoit depuis le navire. Cette traduction est fautive, d’autant qu’on veut montrer ici qu’il n’y a aucun changement de lieu qu’il faille estimer plus réel que ces changements dits apparents. La perception du « changement de lieu » se ramène à l’estimation de la situation respective des corps, de leur état de repos et de mouvement. Tout ceci dépend d’une géométrie qui, naturelle ou acquise, dépouille la notion de lieu extérieur de toute signification ontologique. Ce « lieu extérieur », comme l’idée d’un point en repos absolu, n’est pas une apparence, mais ce dont il n’y a jamais aucune 203



La suite (PP 2, 28-29), confirme toutefois l’importance de cet article pour la définition du mouvement.

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apparence (Monde, ch. III, AT XI, 115 : « il n’y a rien, en aucun lieu, qui ne se change »). Comme modus cogitandi, il n’en a pas moins sa vérité en la pensée : « il n’y a point de lieu d’aucune chose au monde qui soit ferme et arrêté* [permanentem], sinon en tant que nous l’arrêtons* en notre pensée »204. Ici, la critique aristotélicienne se fait assez évidente, puisqu’Aristote définissait finalement le lieu comme « première limite immobile du contenant » (Physique IV, 212 a 20). Un premier résultat, dégagé par l’article 14, est l’adéquation relative de la notion de lieu au concept de situation. On parle ordinairement de « lieu » pour désigner la situation respective des corps dans l’espace, mais pas pour signifier la « grandeur » ni la « figure » d’un corps. Autrement dit, cette manière de penser ne nous apprend rien sur la nature du corps qui occupe ce lieu. C’est pourquoi l’article 15 introduit ici une nouvelle définition du lieu extérieur d’un corps, prise comme la « superficie qui environne* un corps »205. Le texte de 1644 est plus précis : il s’agit de la superficie du « corps ambiant », donc la superficie interne de l’enveloppe, non la superficie externe du corps enveloppé. Avec celle-ci, on circonscrit déjà mieux les contours de la chose, sa grandeur et sa figure. On peut comprendre l’imprécision du titre français, car l’article montre que la « superficie », qui n’a aucune quantité ni épaisseur, délimite des corps sans appartenir plus à l’enveloppant qu’à l’enveloppé. Le pain eucharistique ne fait pas exception au régime commun des corps : « […] pour la superficie… on n’entend pas ici aucune partie de la substance, ni même de la quantité de ce même corps, ni aussi aucunes parties des autres corps qui l’environnent, mais seulement ce terme que l’on conçoit être moyen entre chacune des particules de ce corps et les corps qui les environnent, et qui n’a point d’autre entité que la modale »206. La superficie comme objet des sens : Descartes et Kepler

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Le Monde, ch. VI, AT XI, 326, faisait déjà libre usage de ce pouvoir de l’esprit pour l’invention de sa fable : « …après nous être arrêtés là en quelque lieu déterminé, supposons que Dieu… » 205 L’analyse de la définition du lieu comme superficie en contexte anti-aristotélicien n’est pas originale. Il faudrait examiner ici les Mécaniques de Jean-Baptiste Benedetti (1585), à qui Descartes doit également l’exemple de la fronde, pour le mouvement rectiligne des projectiles (cf. infra, PP 2, 39). Voir A. Koyré, « Jean-Baptiste Benedetti critique d’Aristote », Études d’histoire de la pensée scientifique, 1966, 1973² ; H. Hattab, « From mechanics to mechanism. The Quaestiones Mechanicae and Descartes’ Physics » in : The science of nature in the seventeenth century. Patterns of Change in early modern natural philosophy, pp. 99-129. 206 Quatrièmes Réponses, AT VII, 25027-2513 / AT IX-1, 193. Voir également à Mersenne, 23 juin 1641. Voir V. Carraud et F. de Buzon, op. cit., p. 60 ss.



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Le traitement cartésien de la superficie ne peut être séparé du problème optique de la réflexion. Kepler admettait que la surface comme telle n’a aucune quantité, ni partant aucune des propriétés physiques du corps dont elle est la surface. On pouvait certes décrire les propriétés de la lumière dans un vocabulaire mécanique, dont l’usage en optique remonte à Ibn Al Haytam (Alhazen) ; on pouvait décrire et traduire l’action de la lumière dans le vocabulaire des lois du choc, définir la réflexion par la « résistance » qu’oppose le corps à la pénétration des rayons lumineux, et la réfraction comme « l’inhibition du mouvement de diffusion [de la lumière] » (inhibitio motus dispersionis)207. S’il ne pouvait s’agir toutefois que d’une analogie, c’est parce que les dimensions de la lumière ne sont pas celles d’un solide, mais celles d’une surface, qui n’a ni poids ni densité ; la lumière n’est donc pas au sens strict une réalité physique. Cependant, l’explication de la réfraction en termes d’affaiblissement ou d’inhibition du « mouvement infini » de l’infinité des points de la lumière obligeait Kepler à admettre que la surface des corps « assume à cet égard [au regard de la lumière], non moins que la corporéité elle-même, l’aspect de la densité » (ibid, proposition II). L’optique amenait à conclure que l’objet de la vision n’est pas le corps, mais la superficie, où affleurent les propriétés physiques des corps, et où la lumière, en se réfléchissant, se phénoménalise (la lumière n’étant visible que par les objets qu’elle éclaire). Descartes, s’il tâche à l’évidence de donner à l’optique képlérienne un cadre conceptuel qui permettra d’en résoudre certaines apories, en accepte du moins cette conclusion, obvie, que l’objet de la vision (mais aussi bien du toucher) est constitué par la superficie, « qui n’a d’autre entité que la modale ». On s’expliquera donc, sans miracle, que les accidents du pain et du vin puissent demeurer pendant que leur substance est changée en une autre : ce ne sont que leurs superficies, qui sont d’autant plus séparables du corps qu’elles ne sont rien de corporel. Même lorsqu’un corps est dit émettre de la lumière, rien de la matière de ce corps ne transite jusqu’à nos yeux, et ce que nous voyons en fait de lumière n’est pas réellement « sa » lumière, mais celle qui est engendrée dans le milieu intermédiaire, en sorte que « si le corps du soleil n’était autre chose qu’un espace vide, nous ne laisserions par de le voir avec la même lumière que nous pensons venir de lui vers nos yeux, excepté qu’elle serait moins forte » (PP 3, 64, AT IX-2, 136).

Cet objet incorporel et sans autre « entité que modale », peut être considéré sous différents aspects : comme superficie de l’enveloppant, comme superficie de l’enveloppé, ou « en général », sans l’attribuer à l’un ou à l’autre, mais en lui attribuant justement, à elle-même, la grandeur et la figure qui devraient se dire des corps qu’elle délimite. Cette situation qui paraît exceptionnelle est en fait la plus commune : nous prenons ordinairement la superficie du bateau pour le bateau luimême. De ce fait, la différence entre lieu extérieur et lieu intérieur semble revenir à une distinction purement modale et à une certaine façon de concevoir la superficie : celle du corps ambiant peut être prise pour le lieu extérieur, mais qui plus est — ce que le texte suggère sans le dire — la superficie prise « en général », et si on lui attribue grandeur et figure, peut assumer le rôle du lieu intérieur. On comprend le risque d’une telle substitution : si la figure et la grandeur peuvent se dire de la superficie, qu’est-ce qui prouve que l’espace enveloppé par cette superficie réifiée n’est pas un espace vide ?

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Kepler, Paralipomènes à Vitellion, tr. et notes C. Chevalley, Paris, Vrin, 1980, p. 244 (IV, § 6, prop. IV).

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D. De l’impossibilité du vide à l’étendue du monde (art. 16-23) : recours à la toute-puissance divine. Les articles 16 à 20 forment un ensemble bien distinct, procédant à une réfutation des « philosophes » (les physiciens, atomistes) et déployant contre le vide et les atomes des arguments logiques, ontologiques et théologiques208. Logiques : le vide implique contradiction (2, 16 ; 2, 18). Ontologiques : 2, 16 : « il n’est pas possible que ce qui n’est rien ait [une quelconque, aliqua*] extension » ; 2, 18, : « le néant... ne peut avoir d’extension ». Théologiques : (2, 18) si Dieu empêchait qu’aucun corps remplisse un vase, il se désintégrerait209 ; (2, 20) Dieu ne peut pas ne pas pouvoir diviser la matière. L’atomisme impose des limites à la puissance divine. On constate ici une volonté manifeste de n’employer que des arguments a priori, et un refus catégorique de placer la question du vide sur le terrain de l’expérience. Quand on s’avise que les principales expériences sur le vide (Torricelli, Petit, Pascal) se mettent en place entre 1644 et 1647 (entre les Principia et les Principes), et de la constance avec laquelle Descartes s’obstine à n’en vouloir rien entendre, on peut s’inquiéter de le voir tâcher à défendre sa théorie de la matière subtile avec les arguments éculés de l’École. Ou bien on peut aussi considérer qu’il juge impossible de faire de ce vide purement nouménal l’objet d’une expérience possible, et, comme le fera Kant, que la question du vide relève de la Dialectique transcendantale et non de l’Analytique des principes. Le recours à la puissance divine a d’abord le caractère d’un argument logique qui permet une réfutation en forme : la puissance divine ne saurait par nature souffrir aucune limitation ; l’atomisme implique une limitation de la puissance divine, il est donc impossible. Le recours à la puissance divine (potentia dei) sert donc, dans un premier temps, à une réfutation dialectique de l’atomisme210, avant de fonder positivement la divisibilité à l’infini des la matière. Le raisonnement de l’article 20

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Sur ce chapitre, on consultera notamment D. Garber, La Physique métaphysique de Descartes, op. cit., ch. 5 (« Descartes contre les atomistes ») et V. Jullien, « La querelle du vide entre 1640 et 1650 », dans Philosophie naturelle et géométrie au XVIIe siècle, op. cit., p. 31-69. 209 L’exemple du vase renvoie à la définition aristotélicienne du lieu, Physique IV, 209b29, qui traite conjointement les problèmes du lieu et du vide. 210 Pour la discussion avec l’atomisme sur les limites de la puissance divine, et la légitimité de ce recours en physique, voir la lettre à Beeckman du 17 octobre 1630, (tr.) FA I, 282 : « C’est la coutume des philosophes, et même des théologiens, toutes les fois qu’ils veulent démontrer qu’il répugne tout à fait à la raison que quelque chose se fasse, de dire que Dieu même ne la saurait faire ».



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(relatif aux parties de l’étendue corporelle, mais transposable au temps211), suppose que la division des grandeurs produit toujours une grandeur déterminée : il n’est question ici ni du point, ni de ce qui sera dit constituer la nature du premier élément, fait de parties si menues qu’elles n’ont ni figure ni grandeur assignables, et ne cessent de se changer les unes dans les autres, selon d’innombrables degrés de vitesse (cf. infra, PP 2, 34). L’article 2, 20 se borne donc à une réfutation limitée de l’atomisme, qui décrète le vide là où il ne voit plus rien, et cette réfutation reste volontairement en amont de toute théorie physique constituée. La conclusion de l’article, selon laquelle on ne peut concevoir de partie de l’étendue qui ne soit pas divisible absolument parlant (absolute loquendo*), sans se prononcer ici sur la réalité de cette division, montre bien que la discussion avec les théories corpusculaires ne peut avoir lieu sur le terrain de l’expérience. Le vide est une question de principe, à laquelle les expériences ne peuvent rien changer, à moins d’une révolution méthodologique, et de n’admettre que les expériences en fait de principes212. Les articles 21 à 23 peuvent servir de conclusion à la première section, consacrée à l’espace, de cette deuxième partie. Les articles 21 et 22, sur l’étendue indéfinie du monde et l’unicité du monde, ne s’appuient pas explicitement sur la puissance divine, bien que son ombre semble planer sur l’argumentation. L’originalité de ces trois paragraphes tient à leur caractère drastiquement économique. C’est d’abord le caractère économique de la thèse, identifiant monde, matière, et espace imaginable (en fait contre Beeckman, cf. supra le commentaire de PP 1, 26), et signant la fin du cosmos antique, défini par la beauté et la perfection d’une forme totale, et totalement offerte au regard de l’esprit. Dans la même logique, l’article 23, encore plus réductionniste que ne l’était Démocrite, si la chose se pouvait, établit que toute la diversité des formes (donc toutes les « différences des choses ») procède du seul mouvement213. Mais c’est aussi le caractère drastiquement économique de l’argumentation qu’il faut ici souligner : refusant d’entrer dans les « disputes de l’infini », Descartes s’interdit toutefois d’autant moins de prendre position sur l’infinité et l’unicité du monde, qu’il n’a pas besoin pour ce faire d’en référer à la puissance divine : cela peut être démontré par l’idée de la matière, idée que nous 211

Sur l’instant comme partie minimale du temps, cf. infra 2, 39, et surtout 3, 63, AT VIII-1, 115 (sur la communication instantanée de la lumière). 212 « Les expériences… sont les seuls principes de la physique… » (Pascal, Préface pour un Traité du vide). 213 Sur Démocrite et cette prétention, cf. Aristote, Métaphysique, A, 985b15.



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« trouvons en nous », et l’unicité du monde se déduit du fait que cette seule idée de la matière comprend et épuise d’avance toute idée possible d’autres mondes. L’intertexte du De Caelo (I, 8-9) aristotélicien est très présent ici, et ces deux articles constituent un des meilleurs exemples de la manière dont Descartes peut ruiner l’aristotélisme en soutenant exactement les mêmes thèses que lui. Aristote, pour qui le monde était fait de « toute la matière » (I, 9 : 278 a 27 ; 279 a 8), bien que cela n’en constitue pas la définition, démontrait l’unicité du monde en prouvant que tous les mondes, s’il y en avait plusieurs, seraient composés des « mêmes » corps, qui auraient une « même » nature, et les mêmes mouvements que ceux que ceux d’« ici ». Identiques non par homonymie, mais « selon une (seule et) même idée » (kata tèn autèn idean, 276 b2), que Descartes paraphrase ici : « nous ne saurions découvrir en nous l’idée d’une autre matière » (2, 22). Cela dit, un même recours à l’unicité de l’ « idée » du corps, et au « tout de la matière » recouvre deux propositions antithétiques, une fois anéantie la logique du « lieu » sur laquelle repose toute la démonstration aristotélicienne de l’unicité d’un kosmos en dehors duquel il n’y a « ni lieu, ni vide, ni temps ». Cette série de négations s’annule en effet dès lors qu’à l’idée du lieu on substitue l’idée de l’espace. On ne peut trouver en dehors et au-delà d’un lieu qu’un autre lieu entre lesquels on suppose, par la définition même du lieu, une certaine différence. Mais on ne peut trouver en dehors d’un espace donné que le même espace, qui, n’est pas un autre, si ce n’est que nous ayons « imaginé » et « feint » des bornes qui le divisent en celui-ci et celui-là. Ici ou là, l’espace n’est pas moins perçu dans sa réalité propre, et comme l’objet adéquat de l’imagination. Aux espaces « imaginaires », fruit de l’imaginaire scolastique, Descartes substitue l’espace réel, qui a partout le même degré de réalité, où que l’on veuille s’y situer et s’y « arrêter ». La fable du monde et le roman des tourbillons ne doivent leur caractère apparemment fantaisiste qu’à l’affirmation de la parfaite réalité de leur objet, l’espace ou l’étendue corporelle. Espace sans qualités, mais intégralement et adéquatement perçu, et ce d’autant mieux que l’esprit récuse, entre autres préjugés des sens, toute confusion entre cet espace réel et ce lieu, qui, certes, sert à nos corps de demeure familière, mais qui n’est pas plus notre monde que la caverne ne l’est à ceux qui y vivent prisonniers. L’analogie suggérant, on l’aura compris, qu’ici le programme de la physique et celui de la philosophie ne se distinguent pas : sortir de la



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caverne, c’est s’affranchir du lieu. Après en avoir libéré l’espace, il reste à en affranchir le mouvement.

II. Le mouvement A. L’essence du mouvement : définition (art. 24-28) C’est là un des points les plus décisifs et les plus délicats de la nouvelle science de la nature : redéfinir le mouvement des corps indépendamment de la notion de lieu, permet de comprendre cette chose qui échappe à la représentation commune : le mouvement n’est plus compris sous la notion du changement. Pourquoi ? Parce que le mouvement n’est un changement que respectivement aux lieux traversés par les corps, et si l’on considère le mouvement indépendamment des lieux supposés permanents où la pensée l’inscrit, il n’apparaîtra plus comme un changement, ni même comme un « passage », mais il assume la permanence que le sens commun affecte aux lieux. La référence au lieu, comprise dans la définition du mouvement « selon l’usage commun » (2, 24) disparaît en effet dans la définition du mouvement « proprement dit » ; c’est dire qu’elle n’appartient pas à la « nature déterminée » du mouvement en tant que tel. 2, 24 Le mouvement… selon qu’on le prend d’ordinaire, n’est autre que l’action par laquelle un corps passe* (migrat) d’un lieu en un autre.

2, 25 Le mouvement… selon la vérité… est le transport* (translatio) d’une partie de la matière, ou d’un corps, du voisinage de ceux qui le touchent immédiatement, et que nous considérons* comme en repos, dans le voisinage de quelques autres.

Le passage de la première à la seconde définition n’est pas simple. D’abord, une difficulté peut être soulevée du fait que l’article 24 emploie la notion de « mouvement local » en précisant : « je ne conçois que celui-là » ; toutefois le terme n’est employé ici que pour distinguer cette espèce du mouvement d’autres qu’admettent les aristotéliciens, et catégoriquement rejetées comme inintelligibles par le Monde : « Les philosophes supposent aussi plusieurs mouvements, qu’ils pensent pouvoir être faits sans qu’aucun corps change de place, comme ceux qu’ils appellent motus ad formam,



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motus ad calorem, motus ad quantitem… et mille autres »214. Le mouvement n’est pas local à proprement parler, mais, dans la kyrielle de mouvements que les aristotéliciens regroupent sous la définition obscure d’ « acte d’un être en puissance, en tant qu’il est en puissance » (Ar., Physique, III, 1, 201 a10), il n’y a que le mouvement dit « local » qui contienne la vraie nature du mouvement. Le mouvement « en vérité » n’est donc pas « local » (cf. PP 2, 28), à moins de n’entendre la notion de lieu que « en son vrai* sens, et comme tous les philosophes qui en savent la nature* doivent le prendre* »215, ce que, s’il s’en trouve, aucun ne fait. Descartes a bien saisi l’ambiguïté de l’expression : « changer de lieu » (mutare locum, PP 2, 13 ; 2, 24) : quand on change de lieu ou de place, le sujet de ce « changement » est indifféremment le mobile ou le lieu : on peut dire que c’est la pente qui défile sous les skis, ou l’eau à travers les doigts ; et comme on a pu dire qu’« une même chose en même temps change de lieu et n’en change point » — dans la mesure où c’est aussi bien le lieu qui change, comme on peut changer le décor d’une scène sans changer les acteurs —, nous pouvons « dire qu’en même temps elle se meut & ne se meut point », si toutefois on prend le mouvement selon la définition commune et impropre, comme changement de lieu. L’erreur des hypothèses astronomiques, aussi bien celle de Copernic (PP 3, 29) ou celle de Tycho (3, 38), vient uniquement de ce qu’elle s’en tiennent à un concept de mouvement « vulgaire » qui assimile le mouvement au seul changement de lieu (cf. 3, 18, IX-2, 109 : « [Tycho] n’a pas assez considéré la vraie nature du mouvement »). Les astronomes, on le sait, ne sont pas physiciens. C’est d’ailleurs le conflit des hypothèses astronomiques qui exigeait une nouvelle définition du mouvement, et c’est dans l’astronomie qu’on pourra découvrir des mouvements inexprimables en termes de changement de lieu. Ainsi le problème du mouvement terrestre au regard des fixes : il est impossible de remarquer ou de mesurer le mouvement annuel de la terre par rapport aux fixes, dont elle ne paraît pas être tantôt plus proche, tantôt plus éloignée. Les coperniciens n’ont pu résoudre cette difficulté et l’objection qu’elle semblait permettre contre le deuxième mouvement de la terre, qu’en invoquant l’immensité de la distance où se trouvent les fixes, au regard de laquelle l’espace circonscrit par le trajet de la terre est comme nul. À l’immensité de 214 215



Monde, ch. VII, AT XI, 3923-28. PP 3, 29, AT IX-2, 114 ; AT VIII-1, 9124. 91

cet espace, qu’il admet, Descartes préfère pourtant le concept d’une « distance indéfinie » (3, 7), au regard de laquelle il suffit de penser que l’étendue du tourbillon solaire est toute petite, et le mouvement de la terre indécelable216. Avec l’astronomie copernicienne, Descartes maintient ce deuxième mouvement (annuel) de la terre, nonobstant son imperceptibilité ; il a tenté, au cours de l’année 1642, une observation qui eût permis de le confirmer par l’expérience217. Mais, contre la même astronomie, Descartes refuse qu’on se borne, pour déterminer le mouvement ou le repos de la terre, à un concept de mouvement purement relatif et irréel, sans égard à ce qui seul en constitue la réalité : la séparation des corps immédiatement contigus. À ce titre, l’article 3, 29 introduit une distinction capitale entre l’acception « vulgaire » du mouvement, dont relève aussi bien le concept prétendument savant du mouvement dit « local », et l’acception philosophique du mouvement pour ceux qui considèrent le mouvement dans sa nature même et sa réalité, comme la séparation des corps contigus. Le problème optique du lieu apparent des étoiles fixes : le monde kaléïdoscopique La reprise textuelle des définitions du mouvement (PP 2, 24-25) en PP 3, 28-29, suggère que c’est ce problème du lieu des étoiles fixes qui, au point de vue génétique, a amené Descartes à la redéfinition du lieu et du mouvement « local ». On croit pouvoir, mais on ne doit pas déterminer le mouvement ou le repos d’un corps par rapport à des lieux distants, qui plus est situés comme les fixes à une distance indéterminée, d’autant que les étoiles fixes ne sont pas (pas toutes) vues en leur lieux propres : elles apparaissent à l’endroit où les rayons lumineux qui en proviennent coupent la superficie de notre tourbillon (PP 3, 131). Mais comme ces rayons lumineux changent de milieu en changeant de tourbillons, ils doivent être réfractés, si bien que la dispersion apparente des étoiles dans le ciel du « monde visible » tient à la fois à l’inégalité des tourbillons dont elles occupent les centres et aux réfractions célestes que doivent subir les rayons lumineux, réfractions éventuellement cumulées puisque les rayons des étoiles les plus lointaines traversent plusieurs tourbillons. À cet éventuel cumul des réfractions, s’ajoute la possibilité de réflexions sur les superficies de tourbillons interposés. Aussi faut-il conclure qu’une même étoile, lointaine, peut apparaître en plusieurs lieux de notre « firmament »218 — auquel cas il va de soi qu’elle n’est pas vue en son lieu propre. Cette nouvelle théorie optique de la vision des fixes entraîne la dissolution de la notion traditionnelle et biblique du « firmament » (traduisant le stereôma de Gen 1, 6 ; Gen 1, 14), imaginé comme un corps solide : la vraie notion du firmament est celle de la superficie qui sépare les tourbillons les uns des autres — et qui, ni plus ni moins que toutes les superficies, « n’a d’autre entité que la modale ». Mais cette redéfinition du nom et de la notion de « firmament » par le lieu et l’immobilité apparents des fixes dans le ciel de notre monde visible donne rétrospectivement à comprendre que la « fermeté » de la voûte céleste n’a rien à voir avec celle, absolue, qui est en Dieu (Monde, AT XI, 439) mais n’est telle qu’en

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Dans la représentation des planètes qui gravitent dans le tourbillon « S » (Planche VII, PP 3, 70, FA III, 270), les proportions n’ont pu être respectées, et la distance de Saturne a dû être proportionnellement augmentée pour que le schéma soit lisible. 217 Une note reportée dans le registre Cartesius (AT XI, 650), relate une observation de la Grande Ourse, en septembre 1642, pour tenter de détecter une parallaxe des fixes susceptible de révéler le mouvement annuel de la terre. 218 Cf. Monde, ch. VI, AT XI, 3226.

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tant qu’elle est « arrêtée par la pensée » : (PP 2, 13 : « il n’y a point de lieu… qui soit ferme et arrêté, sinon en tant que nous l’arrêtons en notre pensée »219). On notera ici la subtilité de la langue : « arrêter en notre pensée » signifie ici aussi bien mettre à l’arrêt (au repos) que rendre un arrêt (décider). Cette fermeté instaurée par la pensée qui se fixe ses propres points de mire dans l’océan des phénomènes, et prend « appui » sur la permanence des lieux célestes, joue à l’évidence sur l’étymologie de « firmament », construit sur les racines « firmum » (fermeté) et « mens » (esprit). La permanence des lieux des fixes n’est donc qu’une constante de l’observation humaine220, susceptible de changement. Descartes admet d’ailleurs que les comètes peuvent crever, comme une bulle le ciel d’un tourbillon pour passer dans un autre, mais il n’explique pas comment ce phénomène ne déclenche pas une onde, à la surface du tourbillon, qui devrait, en théorie, altérer la permanence des lieux apparents des étoiles voisines…

La définition du mouvement au sens propre a donc cette différence décisive que le lieu (imaginaire) des corps distants est remplacé par l’immobilité (arrêtée par la pensée), ou même par la seule vision (« … considérés » / spectantur) des corps immédiatement voisins. Qu’il ne s’agisse plus d’un « changement » (de lieu) mais d’un « transport » (translatio), c’en est la conséquence immédiate. Par le terme de transport, encore faut-il éviter d’imaginer le déplacement d’un poids, « porté » d’un endroit à un autre par l’action d’une force qui déplacerait le mobile. Le terme de « transposition », utilisé par le Discours, convient sans doute mieux : « un corps continu… divisible en diverses parties, qui pouvaient être… mues ou transposées en toutes sortes »221. Le mouvement est ainsi réduit à cette transposition du mobile comme sa vraie forme et son essence. Ce concept est le plus simple qu’on puisse concevoir, et même « plus aisé à concevoir que les lignes des géomètres »222, car la ligne suppose le mouvement (son « tracé »), non l’inverse. On pourrait, certes, objecter que c’est un concept de mouvement seulement géométrique, équivalent à ce que Proclus décrivait comme le mouvement imaginaire (« kinesis phantastikè ») dont dépend la possibilité des figures, la ligne étant définie comme le mouvement du point, la surface comme le mouvement de la ligne, et le solide comme mouvement de la surface223. Mais le mouvement physique des corps n’est essentiellement rien d’autre, que ce mouvement dont les géomètres saisissent parfaitement toute la nature, et dont la notion est incluse 219

La séquence, ajoutée dans la traduction, apparaît aussi en PP 3, 29, AT IX-2, 114 : « ces choses qui ne sont arrêtées qu’en notre pensée ». C’était le même jeu dans la fable du monde (AT XI, 326 : « …après nous être arrêtés là en quelque lieu déterminé… ». 220 PP 3, 131, AT IX-2, 182 : « les lieux où se voient ainsi les étoiles demeurent fermes, & n’ont point paru se changer depuis que les astronomes les ont remarqués » = De Caelo, 270 b 13. 221 DM IV, AT VI, 366-10. (Specimina, AT VI, 560 : transponi). 222 Monde, ch. VII, AT XI, 402. 223 Sur Descartes et la théorie proclusienne du mouvement imaginaire en mathématiques, voir Dennis L. Sepper : Descartes's Imagination. Proportion, Images, and the Activity of Thinking. Berkeley, University of California Press, 1996, p. 154.



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dans l’« objet de la mathesis pure ». Seuls les préjugés empêchent de le bien comprendre. L’impression, fausse, qu’il y a plus dans le concept du mouvement physique que dans le mouvement géométrique, vient de trois confusions, procédant toutes des préjugés des sens : 1) que le mouvement est substantiellement identique au changement, alors que le changement est l’effet dont le mouvement est la cause ; le mouvement n’est rien qui varie en soi, il persiste, identique à lui-même ; du moins, on le verra plus loin, cela doit-il s’entendre du mouvement rectiligne (2, 39) ; 2) que le mouvement est substantiellement identique à l’action qui le cause (2, 25). C’est une chose que l’on n’a pas coutume de distinguer en pratique, parce que, dans l’union de l’âme et du corps, et dans le cas du mouvement volontaire, le moteur et le mobile sont un seul et même sujet. 3) Comme les préjugés des sens nous amènent souvent à confondre moteur et mobile, ils nous amènent, par là, à croire que le mouvement seul requiert une force, alors qu’il n’est pas requis plus d’action pour le repos que pour le mouvement. Le préjugé dont 2, 26 s’attache à expliquer l’origine (dans l’union et l’effort que nous devons faire pour mouvoir notre corps) peut être facilement réfuté par l’expérience de l’effort qu’il faut aussi bien fournir pour arrêter un mouvement. Ce même préjugé des sens expliquera aussi l’idée fausse qu’on se fait de l’inertie, comme tendance supposée des corps au repos (3, 37). C. Le mouvement : son sujet (art. 29-32) et son milieu (art. 33-35) La relativité du mouvement, dont s’accommodent et le sens commun et le concept savant, n’est pas en lui ce qu’il y a de plus absolu, à savoir « une nature qui puisse être considérée toute seule » (2, 29) : cette notion absolue est la séparation des parties voisines, qui n’est pas relative mais réciproque224. La réciprocité implique que le mouvement, qui est attribué à un corps doit pouvoir être attribué à l’autre corps, voisin, en même façon. Plus on parle du mouvement « en vérité », plus on s’éloigne du sens commun, et de son point de vue —consciemment ou non— relativiste : le sens commun ne dirait pas que tout ce qu’il y a de « réel » dans le mouvement d’un marcheur est la séparation des semelles d’avec les parties du sol, et ne trouverait pas normal d’attribuer à la terre le mouvement de la marche ; tel semble pourtant être le

224



« Séparation » qui ne correspond pas exactement au concept du « changement », comme le dit Leibniz de PP 2, 25, redéfinissant le mouvement comme « mutatio contactus seu viciniae », « changement de contact ou de voisinage immédiat ».

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seul point de vue « réaliste », selon cette note qui résume à la perfection la thèse des Principes sur la réalité et la relativité du mouvement : Il n’y a rien d’absolu dans le mouvement que la séparation de deux corps en mouvement l’un d’avec l’autre, mais que l’on dise de l’un de ces corps qu’il est en mouvement, de l’autre qu’il est en repos, ceci n’est que relatif et dépend de notre manière de concevoir, comme c’est bien le cas de ce mouvement qui est appelé local : ainsi, quand je marche sur la terre, tout ce qu’il y a d’absolu et de réel et de positif dans ce mouvement consiste dans la séparation de la surface de mes pieds d’avec la surface de la terre225. Parmi les astronomes, il faut rendre justice à Kepler d’avoir le premier isolé cette réalité de la séparation, qu’il jugeait constituer la racine commune aux hypothèses de Copernic et de Ptolémée (et à plus forte raison Tycho Brahe). Chez tous les astronomes, notait Kepler, le moyen terme de la démonstration est constitué par l’assomption qu’il y a entre le ciel et la terre une certaine séparation des mouvements (intercedat aliqua motuum separatio)226. Mais cette « séparation des mouvements » n’est pas encore généralisée jusqu’à devenir le mouvement comme séparation, et elle ne permet pas de trancher entre les hypothèses dont au contraire elle explique l’équivalence et rend possible la multiplicité. Or cette équivalence des hypothèses (3, 15) n’est, pour Descartes, possible que dans la mesure où l’on se désintéresse de leur vérité

(« les

astronomes

ont

inventé

trois

hypothèses…

sans

s’arrêter

particulièrement* à examiner* si elles étaient avec cela conformes* à la vérité [non ut verae… considerantur] », une licence qu’un « philosophe, qui fait profession de rechercher la vérité* [3, 29, AT IX-2, 114] » ne saurait se permettre. À ce stade (2, 30), on voit mal en quoi la notion de séparation permet d’échapper à la relativité du mouvement « local », puisqu’elle semble au contraire donner à cette relativité une valeur absolue : la séparation de deux corps n’est rien de l’un ni de l’autre ; donc le mouvement, absolument parlant, n’a pas un sujet, mais au moins deux, et des deux corps voisins tout le mouvement qui est perçu dans l’un n’est pas moins, réellement, dans l’autre. Ceci s’entend aussi bien du mouvement que de l’action qui le cause. Mais le sens commun et son langage ne voient pas cette séparation réciproque comme un vrai sujet, dont la nature est pourtant quelque chose 225

Remarques que M . Descartes semble avoir écrites sur les ‘Principes de la Philosophie’ (tr. P. Costabel et M. Testard), AT IX-2, 362. 226 Kepler, Mysterium Cosmographicum, I, = Le Secret du Monde, tr. A. Segonds, Les Belles Lettres, p. 33 ; Contra Ursum = La Guerre des Astronomes, II/2 [Le Contra Ursum de Kepler, édition et traduction par N. Jardine et A.-P. Segonds], Paris, Les Belles Lettres, 2008, pp. 257-258.



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de « réel et positif » (VIII-1, 575), et réfèrent toujours le mouvement à un corps. Cette assignation n’est pourtant pas arbitraire, et le mouvement est référé à celui des corps qui est transporté en totalité (2, 30). L’article 30 démontre, avec l’exemple de deux corps se déplaçant sur la terre en sens contraire, que cette assignation est aussi légitime que nécessaire, sous peine de devoir attribuer en même temps au même corps (ici la terre) des mouvements contraires, ce qui répugne. Les articles 31 et 32, construits de manière symétrique et complémentaire, introduisent la notion de participation (quatre occurrences dans l’art. 31) pour penser le rapport du mobile au mouvement. Un même corps participe à « une infinité d’autres mouvements », mais dans l’incapacité où nous sommes de percevoir dans un seul corps l’infinité de ces mouvements, « il suffira que nous considérions en chaque corps celui qui est unique* (« le seul qui lui soit propre*, unicum illum qui proprius est », VIII-1, 5725) ». Par mouvement « propre » il faut comprendre ici le mouvement auquel un corps est le seul à participer par la totalité de ses parties (comme le pied, dans la marche). L’article 32 considère la pluralité des mouvements non du point de vue des corps, mais du seul point de vue des mouvements : le même mouvement qui (n’) est considéré comme unique et propre (qu’) au regard du corps, peut être considéré comme multiple en lui-même. Ici se fait jour la possibilité d’une composition ou décomposition géométrique du mouvement, à la condition expresse de considérer le mouvement sans le mobile dans lequel l’unité synthétique du mouvement propre est indécomposable. Avec l’exemple des mouvements de la roue (mouvement circulaire + translation rectiligne), Descartes a en vue des questions purement géométriques comme le problème de la roulette227, mais aussi la question du statut du mouvement étudié par les astronomes, qui décomposent les mouvements supposés réels des corps célestes en une combinaison de mouvements simples : mouvement épicyclique, mouvement excentrique, qui supposent une pluralité imaginaire de mouvements circulaires quand le corps céleste n’a qu’une seule et unique trajectoire. Le deuxième exemple donné (le mouvement de la diagonale AD engendré par le mouvement de AC et AB) est lié aux fondements mêmes de l’épistémologie cartésienne. Il montre que, même dans la décomposition géométrique du mouvement, la simplicité des éléments considérés (droite ou cercle) n’est pas absolue mais relative, et, là encore, « arrêtée en la pensée », qui choisit de poser AC 227



Voir F. de Buzon et V. Carraud, Les Principia II, op. cit., p. 90-91.

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comme le constituant et AD comme le constitué, mais qui pourrait aussi bien considérer AD comme l’élément simple et premier d’une construction dont AD serait le résultat. Tout mouvement est susceptible d’une décomposition géométrique où il est vain de chercher un terme absolu. Le but de la décomposition n’est pas de retrouver des éléments premiers, mais de se rendre plus « facile » la perception d’un mouvement qui (ne) doit être « compté comme un » (que) dans le mobile dont il est le mouvement propre228. Le propos est complexe : les corps sont, certes, individualisés par le mouvement, puisque par corps on entend « tout ce qui est transporté ensemble » (PP 2, 25), mais aussi bien, réciproquement, on peut dire que les corps individualisent, en se l’appropriant, plus ou moins temporairement, une partie de « l’infinité des divers mouvements qui durent perpétuellement dans le monde » et qui passent d’un corps à l’autre, sans aucune solution de continuité : « il est impossible que leurs mouvements cessent jamais, ni même qu’ils changent autrement que de sujet »229. Le mouvement n’est point pas ce par quoi un corps passe d’un lieu à un autre, mais un être permanent qui passe d’un corps à un autre sans que ce passage n’altère sa nature. Dans cette optique renversée, où le permanent n’est plus la substance corporelle, mais le mouvement qui la traverse, l’unité du monde physique tient à la permanence de la « quantité de mouvements » susceptible de se distribuer différemment à travers les corps, de se diviser et détourner en toutes sortes de façons. Cette optique est proprement « philosophique », et repose sur ce qu’on peut à bon droit considérer comme une « ontologie du mouvement », où celui-ci est saisi dans son être, et non dans son phénomène, à savoir dans les corps, où il n’apparaît jamais en sa nature propre : « il faut dire que Dieu seul est l’auteur de tous les mouvements qui sont au monde, en tant qu’ils sont, & en tant qu’ils sont droits ; mais que ce sont les diverses dispositions de la matière qui les rendent irréguliers et courbés »230. Après 228

La traduction française de la dernière phrase PP 2, 32 : « absolument parlant, nous n’en devons jamais compter plus d’un en chaque corps », nous semble contenir un contresens, qu’on pouvait pressentir dès la traduction du titre : « Comment le mouvement unique* proprement dit… peut aussi être pris pour plusieurs » : « unique » arrive ici par un accident de plume. Le mouvement n’est pas pris pour plusieurs en tant qu’il est unique, ce qui est absurde, mais en tant qu’il est considéré en luimême (proprie sumptus), et non dans le corps où il est unique (in quoque corpore unicus est). 229 Monde, ch. III, AT XI, 1023-25. 230 Monde, ch. VII, AT XI, 468-4613. Sur la différence entre la conservation de la quantité de mouvements (pluriel), dans le Monde, et le principe de conservation de la quantité de mouvement (singulier) dans les Principia, voir P. Costabel, « Essai critique sur quelques concepts de la mécanique cartésienne » [1967], Démarches originales de Descartes savant, Paris, Vrin Reprise, 1982, p. 156-157.



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avoir vu comment le mouvement en sa nature propre (séparation) distingue des corps (2, 30-32), il faut maintenant voir comment le mouvement s’accomplit dans la substance corporelle (circularité, divisibilité), et pourquoi il faut que « tous les mouvements qui se font au monde so[ie]nt en quelque façon circulaires »231. C’est le propos des articles 33, 34 et 35, qui examinent maintenant le mouvement « dans le monde », c’est-à-dire dans un corps, et montrent, en s’appuyant sur la nécessité que toute division se fasse dans le plein sans jamais créer d’espace vide, que tout mouvement dans/de la matière doit avoir quelque chose de circulaire : le mouvement est toujours en quelque façon bouclé sur lui-même (toute translation implique une circulation), en sorte que tout ce qui semble pousser de la matière devant soi est aussi bien poussé par ce qui est derrière. Il est donc inutile de recourir à l’imagination scolastique de l’ « horreur du vide » (fuga vacui). On voit bien l’ironie d’une justification purement mécanique du mouvement circulaire, au lieu des considérations spéculatives, typiquement platoniciennes, sur la parfaite circularité des mouvements célestes. L’article 33 donne deux exemples de ce mouvement circulaire : l’un est celui d’un cercle régulier, l’autre celui d’un anneau irrégulier, sans que cette irrégularité n’empêche la communication du mouvement, que Spinoza représente comme l’écoulement continu d’un liquide à l’intérieur d’un anneau, où l’inégalité des lieux (la largeur du canal) est compensée, en principe, par la variation de la vitesse232. Selon le commentaire de Spinoza et de Leibniz, l’intérêt de cet article tient aux conséquences qu’il faut en tirer : la division actuellement infinie ou indéfinie (divisionem in infinitum, sive indefinitam [« la division à l’infini, ou bien indéfinie »], 2, 34, AT VIII-1, 5930) des parties de la matière, complétant ainsi 2, 20, où la divisibilité était présentée comme seulement pensable sans être encore référée au mouvement comme à sa cause efficiente. Chez Spinoza, les propositions IX et X de la Deuxième Partie considèrent surtout la diversité nécessairement infinie des degrés de vitesse que doivent avoir les parties de la matière, tout autant que la variation de leur grandeur. L’article 2, 33 ne considère pas encore explicitement cette variation des degrés de vitesse, qu’on découvrira plus loin, dans les parties de la matière de premier élément (PP 3, 49-50 ; 87). Dans cette division continue où la grandeur et la figure des parties ne cessent de se changer, on ne peut assigner de figure à une partie de la 231 232



Monde, ch. IV, AT XI, 195. Spinoza, Les Principes de la Philosophie de Descartes, IIe partie, Proposition IX et X.

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matière qu’en l’arrêtant par la pensée (cogitatione determinare, 2, 34, VIII-1, 601). La divisibilité à l’infini de la matière fait donc ressurgir, comme pour l’étendue indéfinie du monde, le vocabulaire de l’imagination, faisant des parties déterminées l’objet de l’imagination distincte (particulas imaginabiles, VIII-1, 608) et de leur division l’objet d’une connaissance évidente (2, 35 : clare percipimus, VIII-1, 6026), bien que le processus même (quomodo fiat, 6023) de la division soit incompréhensible, et que celle-ci doive être dite, sans feinte modestie, indéfinie à notre égard233. D. Les lois de la nature (art. 36-44) S’il fallait tirer des conclusions de cette enquête préliminaire sur le mouvement « dans le monde » (« tous les mouvements qui sont dans le monde », AT IX-2, 83), on verrait mal comment est possible la notion de quantité de mouvement établie à l’art. 2, 36 ; si le mouvement est en effet ce par quoi, dans le monde, la quantité des corps ne cesse de varier en toutes les façons possibles, n’est-il pas contradictoire de vouloir quantifier l’action qui rend toutes choses inquantifiables ? Non, dans la mesure où le changement se fait selon des « règles » déterminées qu’on appelle les « lois de la nature »234, et dans la mesure où la quantité s’entend du mouvement proprement dit, non de l’action qui le cause, ni du corps, qui n’a luimême de grandeur et de figure déterminée qu’à cause du mouvement (par la définition du corps comme « tout ce qui est transporté ensemble », PP 2, 25). La première « chose » qui se nombre est le mouvement, et c’est en nombrant le mouvement comme « un » (2, 32), que l’on distingue des corps, en tant qu’ils possèdent en propre une certaine quantité de mouvement ou de repos. Par suite, on peut considérer que la première loi de la nature (2, 37), dite valoir de toute chose « en tant que simple* et indivise* [quatenus simplex et indivisa] » vaut d’abord du mouvement lui-même, dont la constance assure l’unité et la consistance d’une chose indivise au corps qui le possède en propre (cf. 2, 41, VIII-1, 6525 : « res non composita, sed simplex, qualis est motus » [une chose non composée mais simple, comme l’est le mouvement…]). L’article 36 énonce en principe (et non comme une « loi de la nature ») que Dieu crée et conserve, par une action simple et qui ne change pas, ici désignée comme

233 234



À Morus, 5 février 1649, AT V, 2745-19 = FA III, 882. Monde, ch. VII, AT XI, 3713-15. 99

son « concours ordinaire », une même quantité de mouvement et de repos totale dans le monde (eandem semper in tota rerum universitate). Ce principe de conservation est appuyé sur les trois attributs de « toute-puissance* », d’immutabilité et de simplicité, et met en œuvre le programme annoncé par 1, 28, selon lequel la connaissance des perfections divines fonde la possibilité d’une connaissance des effets par leurs causes. L’impossibilité, évidente, d’une vérification empirique de cette conservation totale n’en amoindrit pas l’intelligibilité (facile intelligamus eandem… esse posse : « nous comprenons facilement qu’elle peut demeurer toujours la même »). Que Kant ait pu s’étonner qu’aucune preuve du « principe de permanence » (auquel, d’après lui, revient à bon droit le premier rang parmi « les lois pures et entièrement a priori de la nature ») n’ait jamais été ne fût-ce que tentée avant lui, montre la rapidité de sa lecture de Descartes, sur un sujet passé au rouleau compresseur de la critique leibnizienne235. C’est bien Leibniz qui, le premier, avait en effet dénoncé l’absence de déduction, « car la raison tirée de la constance de Dieu est si faible que cela n’échappera à personne »236. Mais la critique leibnizienne du principe de conservation de la quantité de mouvement (mv), auquel il substitue celui de la conservation des « forces » (mv2) 237 fait certainement obstacle à une complète intelligence de l’exposé cartésien. Notons que le concept leibnizien de la force vive se distingue par son enracinement dans le corps, l’intention obvie de Leibniz étant de redonner ce rôle actif aux substances individuelles dont la physique cartésienne semble les avoir dépouillées : « Le mouvement, en tant qu’il n’est qu’une modification de l’étendue et changement de voisinage, enveloppe quelque chose d’imaginaire, en sorte qu’on ne saurait déterminer à quel sujet il appartient parmi ceux qui changent si on n’a recours à la force qui est cause du mouvement et qui est dans la substance corporelle »238. Quelque fondée soit la démonstration de la conservation des forces vives, la critique elle-même est partiale : en « précision mathématique » le mouvement n’est ni un 235

Kant, Critique de la raison pure, A 184 / B 227. Principe qui s’énonce en tête des Analogies de l’expérience : « Dans tout changement connu par les phénomènes, la substance demeure, et son quantum ne se trouve dans la nature ni augmenté ni diminué ». 236 Leibniz, Remarques…, sur l’art. 36, op. cit., p. 43. 237 Leibniz, ibid., et Discours de métaphysique, §§ XVII-XVIII, éd. M. Fichant, Paris, Gallimard (Folio), 2004, p. 178 sq. 238 Leibniz à Arnauld, 30 avril 1687, cité par M. Fichant dans les notes au Discours de Métaphysique, op. cit., p. 455. Voir aussi Discours de métaphysique, § VIII et la restauration d’une maxime scolaire, actiones sunt suppositorum (les actions sont actions des sujets/suppôts), dont la portée anticartésienne est facilement décelable.



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« changement » ni une « modification » d’une substance, mais un transport qui n’enveloppe pas ce qu’il y a d’imaginaire, en raison de l’ambiguïté du concept de lieu (2, 28), dans le mouvement compris comme « changement de place ». En « précision métaphysique », le même mouvement n’est pas relatif mais réciproque, ce qui n’interdit pas mais présuppose (par la définition du corps, 2, 25) que le mouvement soit affecté à des corps qui le possèdent en propre, en sorte que la masse confuse et totale de la « quantité de mouvements » s’y détaille et s’y distribue (2, 32)239. Une certaine équivocité demeure quant au sens qu’il faut donner au terme de « quantité de mouvement », et comme P. Costabel l’a montré, il y a bien une différence entre les quantités de mouvement constantes dans les rencontres des corps, et la somme de ces constantes, « facilement conçue comme pouvant demeurer identique », qui n’a pas le même statut, et qui est ici érigée en condition de possibilité de l’interprétation des changements comme échanges de mouvement, et des règles selon lesquelles se font ces échanges. Première loi : le statu quo L’article 37 énonce la première des trois lois de la nature, dont le niveau de généralité est encore supérieur à celui des règles du choc exposées ensuite (PP 3, 4553). La première loi énonce que « toute chose », demeure en l’état où elle est tant qu’elle n’est changée par aucune cause extérieure. Cette loi qu’il conviendrait mieux, pour éviter toute équivoque, d’appeler loi du statu quo plutôt que principe d’inertie240, s’étend-elle à toute chose comme telle, y compris la res cogitans, qui l’est — une

239

Le mouvement est non relatif comme l’a montré D. Garber, La Physique métaphysique de Descartes, op. cit., p. 247-267 : « plutôt que de chercher à donner un sens au mouvement comme changement de lieu, il veut savoir si un corps est séparé ou non de son voisinage contigu et appelle cela le mouvement » (p. 265). La tentative de D. M. Clarke (« The concept of vis in part III of the Principia », dans Descartes. Principia Philosophiae (1644-1994), op. cit., p. 321-339), pour rattacher cette définition non relativiste du mouvement à l’action des forces dans les corps, est très leibnizienne dans l’esprit ; mais Descartes n’a pas besoin du concept de force et se contente de la définition rigoureuse du mouvement « proprement dit » pour se débarrasser de son caractère relatif. 240 Il y a une ambiguïté dans cette formule, puisque le « principe d’inertie », que Descartes ne désigne pas ainsi, nie ce que Kepler appelle, lui, l’inertie, à savoir la tendance de tout corps matériel au repos et la résistance au mouvement inhérente à la matière comme telle, en quelque lieu que le corps se trouve. Cf. la formule canonique de la lettre à David Fabricius, 11 octobre 1605, KGW 15, 24149-51 : « Tout corps matériel est disposé par soi au repos, en quelque lieu qu’il se trouve ». Cette formulation prétend renverser la théorie aristotélicienne selon laquelle un corps (ne) tend à se reposer (qu’)en son lieu propre, si bien que l’inertie képlérienne constitue déjà une réfutation de la théorie aristotélicienne du mouvement local, et de la distinction entre mouvement naturel et mouvement violent.



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chose — par excellence241 ? Les fioritures de la traduction pourraient le suggérer : « rien ne se porte par l’instinct de sa nature*… à la destruction de soi-même » (2, 37). Mais l’hypothèse est d’autant plus difficilement tenable qu’une res cogitans n’est pas « dans le monde », et l’incise du latin, « chaque chose, en tant que simple et indivise » (quatenus simplex et indivisa), ne laisse aucun doute, ici, sur le fait que l’indivision de la chose est uniquement liée à un certain état de mouvement et de repos242. À juste titre, D. Garber s’interroge plutôt sur les modes corporels dont la conservation est incluse dans cette loi : mouvement, figure, repos, vitesse même ne font guère de difficulté, mais la question de la détermination du mouvement est plus problématique. En fait, cette question ne pourra se régler qu’au niveau de la deuxième loi (2, 39), par laquelle on comprendra comment et pourquoi cette détermination du mouvement est nécessairement une direction, c’est-à-dire que tout mouvement tend par soi à se prolonger en une ligne droite. S’agissant de cette formule du mouvement inertiel : « une fois (semel) mue, une chose se meut toujours (semper) », Descartes reprend ce dont son mentor et rival Isaac Beeckman avait donné de longue date des formulations précises, et dont il revendiquait la paternité, en l’appelant « son principe » (sententia mea), ou son « théorème » (meum theorema). Descartes a moins le mérite de l’avoir trouvé que de l’avoir établi « par la métaphysique », ce que Beeckman ne peut faire en raison de son interprétation fidéiste de l’incompréhensibilité divine et de l’infini. Et c’est par cet aspect déductif que Descartes entend donner à sa physique la solidité manquant à celle de Beeckman, ou même de Galilée qui, bien qu’il examinât les phénomènes par « des raisons mathématiques », n’a pas « considéré les premières causes de la nature », et a « bâti sans fondement »243. Par ailleurs, bien que la permanence ne s’entende chez Beeckman ni des autres modes corporels que le mouvement (loi I), ni du mouvement en tant que rectiligne (loi II), et qu’enfin cette permanence ne se conçoive que sous la supposition fausse d’un mouvement dans le vide, c’est bien, nonobstant ces différences, en discutant son explication du phénomène de la chute des

241

Portée universelle et « ontologique » du principe défendue par J.-L. Marion, Sur le prisme métaphysique de Descartes, PUF, 1986, p. 200-201. 242 On trouve bien une formule absolument générale et englobante de la loi dans la lettre à Mersenne du 26 avril 1643 (AT III, 64912-25) : « tout ce qui est, ou existe, demeure toujours en l’état qu’il est si quelque cause extérieure ne le change ». Plus loin, il est précisé que cela s’entend des choses en tant qu’elles sont « simples ». 243 À Mersenne, 11 octobre 1638, AT II, 3806-16.

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graves, que Descartes est parvenu, en 1629, à mettre en place les principes de sa physique244. Le principe de la permanence du mouvement, distingué de l’action qui le cause (PP 2, 26), permet ici de faire abstraction des théories de l’impetus (élan) et de la vis impressa (force imprimée dans le corps), et remplace la question supposée capitale de la cause du mouvement des projectiles par celle de son exténuation naturelle (PP 2, 38) : si aucun mouvement ne tend par soi à la « destruction de soimême » la cessation du mouvement provient nécessairement de la résistance du milieu extérieur. Les mouvements terrestres cessent par des « raisons*» (causas) qui sont le plus souvent « inconnues » et « cachées à nos sens » (PP 2, 37)245. Ici encore l’exposé des Principes doit retenir l’attention par son degré abstraction : pas l’ombre ni l’esquisse d’une expression quantifiée du rapport entre la vitesse d’un projectile et la résistance de l’air. Le problème de l’accélération de la vitesse dans la chute est soigneusement différé. Deuxième loi : de la détermination à la direction C’est cette même abstraction qui préside à l’énoncé de la deuxième loi (2, 39), bien que l’article en appelle à l’exemple plus concret d’une pierre tournant dans une fronde. La deuxième loi est constituée de deux moments plus ou moins distingués dans le texte : a) la détermination au mouvement rectiligne. La conservation s’étend à tous les modes y compris la détermination du mouvement, comprise dans l’état du corps à tout moment ; b) la tendance de tout mobile au mouvement rectiligne : tout corps qui se meut « tend » à poursuivre son mouvement en ligne droite. Il faut distinguer ici la tendance comme persévérance d’une chose dans la détermination de son mouvement, si on ne regarde que la chose proprement dite, et la tendance comme l’effort (conatus) que fait un corps individuel pour s’éloigner du centre autour duquel il tourne avec les autres corps. L’exemple de la fronde est ici important. Descartes l’emprunte, comme Beeckman, à la mécanique anti-aristotélicienne de Benedetti246.

244

Sur la chute des corps et l’explication de l’accélération de la vitesse, voir la critique cartésienne de Beeckman dans la lettre à Mersenne du 18 décembre 1629, AT I, 91, et le commentaire de A . Charrak et V. Jullien, Ce que dit Descartes touchant la chute des graves - De 1618 à 1646, étude d'un indicateur de la philosophie naturelle cartésienne, Lille, PU, 2002, p. 121 sq. 245 Ce que PP 4, 187 appelle des « circonstances très peu remarquables » (AT IX-2, 308). 246 Beeckman a consulté Benedetti en avril-mai 1633 (Journal, III, 272-275).



103

Beeckman avait relevé principalement deux choses dans le traitement par Benedetti du mouvement de la fronde : d’une part, que le trajet rectiligne de la pierre est décrit comme une « propension » ou une « inclination naturelle »247 à poursuivre son chemin en ligne droite ; c’est dire que Benedetti déniait toute pertinence à la distinction aristotélicienne entre mouvement naturel et mouvement violent, mais son vocabulaire est plus psychologique que physique. D’autre part, Beeckman notait, pour le contester, que selon Benedetti l’impetus imprimé à la pierre est d’autant plus grand que la pierre a été plus longtemps tournée dans la fronde : la force de ce mouvement, selon lui, est celle qui lui est communiquée au moment précis où elle se sépare de la fronde. La formule que Benedetti induisait de son exemple de la fronde était encore plus « cartésienne » que toutes celles de Beeckman : « toute partie corporelle qui se meut par soi… a une inclination naturelle à [continuer] son chemin en ligne droite, non courbe » (« (…) quaelibet pars corporea, quae a se movetur… habet naturalem inclinationem ad rectum iter, non autem curvum »). Les formules du Monde (AT XI, 44-46) sont rigoureusement identiques, qu’il s’agisse de l’ « inclination » ou de la nature du mobile248. En PP 3, 56, le français réintroduit le vocabulaire de la « tendance » et de « l’inclination », en prenant garde de lui ôter toute connotation psychologique. La deuxième loi et la physique de la lumière. PP 3, 55-60 Chez Descartes, l’exemple la fronde et l’établissement de la deuxième loi constituent l’arrièreplan théorique d’une réflexion sur la nature de la lumière et sa propagation rectiligne. Dans le Monde, la trajectoire rectiligne était définie comme « action » ou « inclination à se mouvoir » distincte du mouvement réel des parties. La Dioptrique, confiante en l’esprit géométrique de son lecteur, affirmait comme une chose « bien aisé[e] à croire que l’action ou l’inclination à se mouvoir, que j’ai dit devoir être prise pour la lumière, doit suivre… les mêmes lois que le mouvement » (Discours I, AT VI, 891-4). C’est donc avec la deuxième loi, qui étend le statu quo à la détermination du mouvement (et la transforme ce faisant en sa « direction ») que la théorie de la lumière et celle du mouvement peuvent s’articuler de manière plus explicite, pour la satisfaction de ceux qui jugeaient le propos cartésien peu clair249. L’allusion du commentaire leibnizien à un précédent képlérien à cette deuxième loi, dont Kepler aurait fait usage pour expliquer la cause de la gravité, s’explique également par cette tentative cartésienne de donner une loi dont dépend la possibilité d’expliquer la lumière en termes mécaniques de mouvement et de force250, comme le font les art. 55-60 de la Troisième Partie.

247

Monde, ch. VII, AT XI, 4421 : « …elle a toujours inclination d’aller en droite ligne » ; XI, 466-8 : « il ne la conservera point avec l’inclination d’aller circulairement… mais avec celle d’aller tout droit… ». 248 Benedetti : quaelibet pars corporea = Descartes, AT XI, 443 : « chacune de ses parties en particulier ». 249 Morin à Descartes, AT I 54726 : « J’attaquerais volontiers votre essence ou nature de la lumière, que vous dites être l’action, ou le mouvement, ou l’inclination à se mouvoir, ou comme l’action et le mouvement, &c., d’une matière subtile. Mais sur ce point je vous vois si peu constant à vousmême… ». 250 Leibniz, Remarques, ad. loc., op. cit., p. 47.



104

Dans l’héliocentrisme physique de Kepler, le corps du soleil est représenté comme un gigantesque aimant animé d’un mouvement giratoire, à la fois source de la lumière et de la force motrice (vis motrix). Toutes deux se diffusent en ligne droite depuis le centre de l’univers jusqu’aux confins du monde visible ; bien qu’immatérielle la force motrice émanée du soleil doit être imaginée comme des câbles tendus auxquels sont attachées les planètes, et qui se tendent sous l’effet de leur mouvement, comme on le voit dans les manèges de foire, ou dans la fronde251. En PP 3, 59, pareillement, Descartes désigne la « tension* (conatus) » de la fronde, qui en est l’effet, comme l’expression d’une certaine quantité de force (vis) accumulée dans la pierre, qui en est la cause. C’est ici que devient pensable une estimation proprement quantitative, par les effets, de la « force de la lumière » (vis luminis), sur laquelle la Dioptrique n’avait fait que balbutier252. Qui plus est, c’est ici que le phénomène de la lumière et celui de la gravité pourront trouver une explication unifiée, par la pression omnidirectionnelle de la matière du premier élément amassée au centre du tourbillon. Autrement dit, c’est ici que la physique cartésienne atteint le principe de son unité systématique. Dans l’Astronomia Nova de Kepler (1609), que Beeckman a lue et travaillée tout au long de l’année 1629, il y avait plusieurs différences entre la species lumineuse et la vis motrix, interdisant de les identifier, et obligeant la « physique céleste » à en rester au constat d’une analogie entre la lumière et le mouvement : la lumière, notamment, ne rencontre aucun obstacle matériel et se communique à une vitesse infinie (instantanée), tandis que la force motrice doit affronter la matière des corps, leur résistance au mouvement et à la communication de ce mouvement, résistance sans laquelle la vitesse des corps célestes croîtrait de manière infinie253. Aussi l’Astronomia fait-elle paradoxalement de la résistance au mouvement et de l’inclination au repos une condition de possibilité du mouvement physique, conçu comme un certain état d’équilibre dynamique des forces entre la tendance au repos et la détermination au mouvement par la species motrix. Si la « physique céleste », qui rend raison des mouvements célestes par des forces, pensées comme des « puissances naturelles » et non comme l’action d’intelligences motrices, est sans doute à l’arrière-plan de la constitution de la deuxième loi (selon la suggestion leibnizienne), c’est son ignorance de la première (son erreur sur l’inertie et l’inclinatio ad quiescendum) aussi bien que de la troisième, (son erreur sur l’action de la puissance naturelle, et sur la communication du mouvement dans une matière fluide), qui a précipité son auteur des sommets de l’optique au rang moins glorieux des « admirateurs de l’aimant »254.

Troisième loi : l’idéalité du choc Reste la troisième loi (PP 2, 40), qui énonce, dans sa forme la plus générale et universelle, la manière dont se font toutes les rencontres des corps, à l’occasion desquelles le mouvement est redistribué ou « transféré » (PP 2, 42, AT VIII-1, 6612), et peut donc, sans solution de continuité, passer d’un sujet à l’autre, ainsi que, dans une équation, une quantité peut passer d’un côté à l’autre sans affecter la relation d’égalité globale. « La troisième loi : que si un corps qui se meut en rencontre un 251

La première loi et la théorie de la fluidité de la matière céleste (PP 3, 24) permettent d’abandonner le recours à l’image keplérienne des « cables » auxquels seraient suspendus les corps célestes (PP 3, 26, AT IX-2, 113 : « … nous voyons que la terre n’est point soutenue par des colonnes, ni suspendue en l’air par des cables… »). 252 La « quantité de lumière », c’est-à-dire de la « force dont est mû chacun des petits filets du nerf optique » varie à raison de la distance de l’objet et des dispositions particulières de l’œil (Dioptrique, discours VI, AT VI, 13215-23). 253 Astronomia Nova, ch. 35, Gesammelte Werke, 3, 247. Kepler demande comment l’interposition des planètes peut ne pas faire obstacle à la diffusion de la species (motrix). Kepler lui-même répond que « la force agit dans le corps sans considération de l’opacité », qui fait obstacle à la diffusion de la lumière seulement. Beeckman, considérant ce même problème, répond laconiquement [1er février 1629] : id quod semel movetur, semper moveri. 254 Selon la remarque ironique de PP 4, 145, AT IX-2, 280, qui ne vise pas spécifiquement Kepler, mais tous ceux, dont Kepler fait partie, qui, de Gilbert à Kircher, se servent du magnétisme pour expliquer la gravitation.



105

autre plus fort que soi, il ne perd rien de son mouvement, & s’il en rencontre un plus faible qu’il puisse mouvoir, il en perd autant qu’il lui en donne » (AT IX-2, 86). En cela, la physique cartésienne est bien mathématique, ce qui n’est pas sans difficulté, car cela suppose que le choc soit étudié dans des conditions théoriques qui ne peuvent être qu’arrêtées par la pensée : un mouvement comme dans le vide de corps parfaitement durs [PP 2, 45], qui n’ont qu’un mouvement simple, et sans y considérer l’« effet » qu’il y a pourtant toujours, fût-il presque nul, dans une boule de billard ou une balle de tennis. Ces règles ne peuvent donc jamais s’observer exactement dans l’expérience (PP 2, 53). Dans l’expérience, au contraire, et dans le plein, le contact engendre toute une série d’effets (adhérence, frottements, usure, encrassement, fuite, vibration, ressac…) qui ne peuvent être pris en considération ici, mais qui serviront précisément à rendre raison des changements qui peuvent affecter la disposition des tourbillons. On a de ce fait ici comme l’esquisse de deux mécaniques, ou d’une mécanique à deux faces : l’une, celle de la Deuxième partie, étudie in abstracto les règles du choc, l’autre, dans la Troisième partie, étudie in concreto, bien qu’à l’échelle macroscopique, des cas paradigmatiques de dysfonctionnements mécaniques qui serviront à l’explication des phénomènes de la nature (depuis la formation des taches PP 3, 94 ss., jusqu’à leurs dernières conséquences : l’apparition et la disparition des étoiles, et la formation des comètes, description qui occupe à peu près autant de place dans les Principes que toute la métaphysique de la Première Partie…). La troisième loi est sans doute celle qui a concentré le plus de critiques : Huygens et Leibniz noteront qu’elle ne couvre pas tous les cas de figure possibles, et omet une situation pourtant banale, dans laquelle les règles cartésiennes sont mises en échec, à savoir lorsqu’un corps en rattrape un autre255. Son caractère « mathématique » tient assurément au fait que le choc n’affecte pas la quantité du mouvement, mais décide de sa détermination et du/des mobile(s) entre lesquels il peut se partager. Dans le choc, donc, le mouvement ne subit ni altération ni contrariété (PP 2, 41, 44) : il n’y a de contrariété qu’entre le mouvement et le repos, et entre les déterminations qui peuvent s’inverser. Aussi, en vertu de la distinction (modale) entre le mouvement et sa détermination, peut-on employer le vocabulaire abstrait de l’optique pour décrire 255



Leibniz, Remarques…, p. 49 : « Descartes ne s’est pas préoccupé du choc des corps se mouvant dans la même direction, cependant qu’il a prétendu…. que cette loi s’applique à tous les cas particuliers ».

106

l’inversion de la détermination (deflectitur, reflecti)256, comme s’il s’agissait de rayons lumineux et non de corps réellement transportés. D. Les règles du choc (art. 45-53) et la géométrisation des propriétés physiques des corps (art. 54-64) Les sept règles du choc, comportant des variations significatives (et des ajouts substantiels) entre la version latine et française, que nous n’examinerons pas ici en détail257, forment la description en esquisse de toutes les formes possibles d’échanges cinétiques. Ces équations du mouvement pourront être représentées par le tableau suivant258 :

256

Dans l’importante lettre à Clerselier du 17 février 1645, Descartes utilise aussi ce vocabulaire de la « réflexion » du corps dans le choc (FA III, 556-557). 257 P. Costabel, « Essai critique sur quelques concepts de la mécanique cartésienne », op. cit., relève de « graves problèmes » de traduction du texte, qui ne peuvent être tenues pour de simples corrections. On pourra se reporter à l’étude systématique de D. Garber, La physique métaphysique de Descartes, op. cit., pp. 367-383. 258 Extrait de E. Aiton, The vortex theory of planetary motions, London, Macdonald, New York, American Elsevier, 1972, p. 36.



107

I

V1

=

V2

II

M1 V1

= =

M2 V2

III

M1 V1

> >

M2 V2

M1

=

M2

IV

V

V1

V

M1 V

=

V2

V




M2

M1 V1

= >

M2 V2

M1

>

M2

¾V

¼V

V1

V2

U1

U2

U1 < V1

U2>V2

M1 < M2 & VII b VII c



M1 < M2 &

M1 < M2 &

108

Descartes a été amené à donner quelques éclaircissements sur les règles du choc entre la publication de 1644 et celle de 1647. Dans une lettre à Clerselier du 17 février 1645, il dévoile un principe implicite de ces règles, qu’on peut appeler l’axiome du moindre changement : « …lorsque deux corps se rencontrent, qui ont en [i. e. entre] eux des modes incompatibles, il se doit véritablement faire quelque changement en ces modes, pour les rendre compatibles, mais que ce changement est toujours le moindre qui puisse être, c’est-à-dire que, si, certaine quantité de ces modes étant changée, ils peuvent devenir compatibles, il ne s’en changera point une plus grande quantité »259. Cet éclaircissement apporte un élément à la fois nouveau et problématique : si la quantification du mode ne posait aucun problème pour la vitesse du mouvement, en revanche, la quantité de changement rapportée au changement de la détermination semble assez nouvelle et peut faire difficulté, d’autant plus que la quantité totale du changement (afin qu’on puisse déterminer ce qu’est un « moindre changement »), est donc « composée » de la vitesse et de la détermination, qui sont pourtant indépendants. Spinoza, par exemple, fait en sorte de distinguer « force de mouvement » et « force de détermination » et considère que leur confusion est une erreur260. Cette difficulté nous oblige à revenir au concept de force qui entre en considération dans les règles du choc (2, 43), et dont dépend en chaque situation la production de ce changement minimal. Depuis la définition générale du mouvement (2, 25), celui-ci était considéré abstraction faite de l’action qui le cause, et sur laquelle nous plaquons le plus souvent des notions dérivées de la troisième notion primitive (à partir de notre expérience de l’action volontaire). L’énoncé de la troisième loi (2, 40) avait précisé qu’elle comprenait synthétiquement toutes les « causes particulières des changements qui arrivent aux corps » en faisant abstraction des changements imputables à la pensée. L’article 43 réintroduisait donc la considération de la force, dont l’exercice détermine le changement, en montrant que cette force (pourvu qu’on ne la comprenne pas sur le modèle de la force d’âme, ou générosité, qui est d’autant plus constante qu’elle est grande), n’est pas un être simple, et que la quantité de cette force (selon 1647, qui ajoute ici la notion de « quantité* de force »), varie nécessairement en raison de la multiplicité des paramètres indépendants qui la 259 260



À Clerselier, 17 février 1645, AT IV, 18513-20, FA III, 557. Spinoza, Les Principes…, IIe partie, prop. XXVII, scolie, p. 315.

109

définissent : « on doit juger de la quantité* de cette force par la grandeur du corps où elle est, et de la superficie selon laquelle un corps est séparé d’un autre, et aussi par la vitesse du mouvement, et les façons contraires dont plusieurs divers corps se rencontrent ». On ne saurait mieux dire que la force n’est pas de l’ordre des causes, mais des effets ; c’est une résultante dans une situation complexe en dehors de laquelle elle n’a aucune réalité, et un corps n’a pas plus ni moins de force que celle qu’il montre à un moment donné. L’idée qu’un corps ait davantage de force qu’il n’en dépense, comme une réserve de potentialité soustraite à l’effectivité des lois du choc, est profondément anti-cartésienne. Reste la question de l’adéquation des règles du choc à l’expérience, dont Descartes reconnaît qu’elle peut poser problème. Ainsi, alors qu’en 1644, la conclusion de la septième règle affirmait qu’elles n’ont « pas besoin de preuve, étant manifestes par elles-mêmes » (2, 52, AT VIII-1, 7012), le texte de 1647 est plus mesuré, sans être moins catégorique : « Les démonstrations de tout ceci sont si certaines, qu’encore que l’expérience nous semblerait faire voir le contraire, nous serions néanmoins obligés d’ajouter plus de foi à notre raison qu’à nos sens » (AT IX2, 93). Il s’agirait d’une expérience « mal comprise » et mal interprétée. Nous y voyons les règles du choc comme dans un miroir déformant, de même que, dans l’expérience, nous ne voyons jamais de cercles et de carrés parfaits mais des ovales et des losanges qui les représentent et qui les signifient. L’optique est ici plus qu’une métaphore : toute la différence entre les règles théoriques et le comportement réel des corps, tient à la différence des milieux qui freinent ou augmentent la vitesse. La résistance variable du milieu (air, eau, matière liquide) est à la vitesse du mouvement des corps durs ce que l’indice de réfraction d’un corps est à la détermination du rayon optique qui le traverse. Ainsi : « … il est certain que les plus faibles mouvements doivent suivre les mêmes lois, & avoir à proportion les mêmes effets que les plus forts, bien que souvent on pense remarquer le contraire sur cette terre, à cause de l’air et des autres liqueurs qui environnent toujours les corps durs qui se meuvent, et qui peuvent beaucoup augmenter ou retarder leur vitesse…» (2, 50, AT IX-2, 92). Toute la dernière section de la Deuxième Partie (2, 54-63), examinant la première différence des corps (durs/liquides) constitue une transition et un achèvement. Une transition, en ce que la théorie de la fluidité annonce le fondement

110

sur lequel repose toute la mécanique céleste : la théorie de la fluidité des cieux (3, 24 ; 4, 206, AT IX-2, 325 [add. 1647] : « tout ce qu’on peut dire que j’ai supposé… peut être réduit à cela seul que les cieux sont fluides »). Un achèvement, en montrant qu’il n’y a pas d’autre qualité ou propriété dans les corps physiques que cette différence de dureté ou de liquidité. Toutes les qualités sensibles des scolastiques (humide/sec, chaud/froid) doivent se ramener à cette opposition dont le moyen terme est le « mou », caractérisant l’état des corps organiques : « il faut remarquer que nos mains sont fort molles » [2, 63, AT IX-2, 101] ». La réduction géométrique des qualités sensibles au repos/mouvement des parties du corps, ne touche pas moins les qualités des scolastiques que les soi-disant principes des chimistes, comme l’humide radical ou mercure philosophique, supposé constituer le liant ou « ciment » des corps (2, 55 ; 2, 63 : « Je ne crois pas qu’on puisse imaginer aucun ciment plus propre à joindre ensemble les parties des corps durs, que leur propre repos »). La dureté et la solidité ne sont donc, précisément, qu’un état de cohésion des parties du corps. Ramenées au mouvement des parties du corps, la fluidité, l’élasticité et la résistance ne définissent pas des qualités absolues, mais relatives : la résistance de l’eau ou de l’air est faible et quasi insensible pour des corps mous qui s’y déplacent à vitesse modérée ; pourtant, le même liquide oppose la résistance d’un mur à un corps qui le rencontre en chute libre. Ainsi, un corps n’a jamais de fluidité ou de dureté par soi, mais seulement par rapport au corps qui l’environne, et cette « raison » (ratio fluidi) dépend de la composition de leurs mouvements (2, 58). Cette mécanique des fluides constitue encore un achèvement en ceci que toutes les variables, susceptibles de « fausser » l’observation des règles du choc dans l’expérience, sont déterminées et ramenées à des différences mesurables. On s’explique alors la célèbre conclusion, rappelant l’identité de la matière avec la quantité continue (PP 2, 64), et l’adéquation des principes de la physique avec ceux de la mathesis. Ce paragraphe doit se lire comme une rétrospective générale de toute la Deuxième partie sur l’identité de l’espace et du corps, et l’identité de la substance corporelle avec son attribut principal. Mais il constitue aussi la conclusion spéciale de l’exposé des règles du choc, de la théorie des corps flottants et des fluides, montrant que toutes les conditions particulières de l’expérience sont susceptibles d’être ramenées à ce que l’algèbre nomme des variables. L’expérience n’est pas le terrain mouvant où les règles ne s’observent que dans la plupart des cas (ut plurimum), lorsque les conditions s’y prêtent. Les conditions s’y prêtent toujours, parce qu’elles sont elles-mêmes soumises et

111

déterminées a priori par ces règles. Il est aussi impossible à une expérience quelconque de fausser les règles du choc qu’il pourrait l’être à une équation d’un degré quelconque de « fausser » les identités remarquables qu’elle enveloppe et qui la constituent.



112

IIIE PARTIE : LA VISIBILITE DU MONDE

A. « L’admirable structure de ce monde visible » (PP 3, 1 ; 24 ; 29 ; 40-41) B. L’usage de l’hypothesis falsa (PP 3, 15-19 ; 43-47 ; 67-68) C. L’axiome du changement et l’équilibre du monde (PP 3, 53, 119, 130, 146 ; PP 4, 188) D. Figure et mouvement comme principes explicatifs : la science de la nature dans les limites de la perception (PP 4, 200-206). Sommaire des parties III et IV III. Univers et Création (1-3) ; Les principaux phénomènes : description synthétique : distance, lumière, situation des corps célestes (4-14). Les principales hypothèses (Ptolémée, Copernic, Tycho Brahe), le(s) mouvement(s) de la terre (15-42). Causes, hypothèses, suppositions, et justification des suppositions fausses (43-47) les trois éléments du monde visible (48-54) La lumière et ses effets (55-64) la composition des mouvements des tourbillons et en eux (65-87) genèse des taches (88-110) histoire de la génération des étoiles et des planètes (111-125) Traité des comètes (126-139) Cause des distances et des mouvements des planètes (140148) La lune (149-153) Causes du rapport des distances et des vitesses (154157). IV. La formation de la terre et de l’air (1-14) Raison des effets : transparence et rondeur (15-19) pesanteur (20-27), lumière et chaleur (28-31). Géologie (32-48) Théorie des marées (49-56) Chimie organique (57-79) Nature, propriétés et effets du feu (80-132) Théorie de l’aimant (133-187) Des sens externes (188-198) Modes corporels et connaissance de la nature (199- 204) Le connaissable et le visible (205-207).

A. « L’admirable structure de ce monde visible » Traditionnellement, l’astronomie, bien qu’elle ait affaire aux phénomènes du ciel, donc du monde261, était considérée comme une science « mathématique », et non comme une partie de la physique. Dans la terminologie scolaire (qui est aussi celle de PP 2, 64), on pouvait seulement considérer l’astronomie comme une science « composée » (ou mixte), appliquant les démonstrations de la « mathématique

261



Sur l’identité du ciel et du monde : De Caelo, I, 9, 278b20.

113

abstraite » à un objet auquel on reconnaît toutefois une certaine réalité physique262. Ce partage de l’astronomie entre mathématique et physique pouvait s’interpréter de plusieurs manières. Depuis que la « révolution astronomique », copernicienne, avait sérieusement mis en danger l’édifice du savoir aristotélicien, une tendance réactionnaire (exemplairement illustrée par l’Avis au Lecteur, ajouté au De Revolutionibus copernicien par Andreas Osiander, théologien aux intentions peu claires), entendait ce caractère mathématique de manière seulement restrictive et négative :

l’astronomie

n’utilise

« commodément » les phénomènes

263

que

des

hypothèses

destinées

à

sauver

. Conséquence : l’astronomie, dont l’objet n’est

pas plus réel que celui des mathématiques, n’est pas une science, au sens canonique d’une connaissance par les causes (scire per causas), et n’est pas une science du monde comme tel, en sa vraie nature, mais seulement une explication raisonnée, à l’aide de modèles géométriques (épicycles, excentriques, équants) dénués de toute réalité physique, de la manière dont les apparences peuvent se produire. Cependant, la « vraie » Préface de Copernic au De Revolutionibus (1543), donnait des gages d’une intention tout autre : celle de donner une description de la « forme » et « constitution » du monde. Ce que l’incipit de la Troisième Partie (PP 3, 1) désigne comme son « admirable structure* » [constructio]. Dans la classification des sciences au XVIe siècle, ceci relevait plutôt de la cosmographie que de l’astronomie. On ne s’étonne donc pas qu’une cinquantaine d’années plus tard l’ouvrage de jeunesse où Kepler déclare son ambition d’établir l’hypothèse copernicienne par des arguments a priori, s’intitule Prodrome aux dissertations cosmographiques (1596) : son propos ne

262

Cette extension des démonstrations de la mathesis abstracta au domaine de la physique a un précédent avec la définition toute scolaire du statut de l’astronomie chez Michael Maestlin (De Astronomiae principalibus et primis fundamentis disputatio [Heidelberg, Mylius, 1582], th. VIII-IX, A2 v [trad..]) : « [L’astronomie] relève de la physique en raison de son objet ou de sa matière. Mais la mathématique plus abstraite (Mathematica vero secretior), et les démonstrations de la géométrie et de l’arithmétique lui confèrent sa forme. Les apparences des mouvements ne sont pas démontrées par les raisons de la physique, mais des mathématiques (mathematicis rationibus). [IX] C’est pourquoi, de même que la forme précède sa matière en dignité, l’astronomie, comme les autres sciences composées qui empruntent à la mathématique abstraite [ex abstracta mathematica] les démonstrations qu’elles appliquent aux objets physiques, relève de la mathématique plutôt que de la physique ».

263

Voir l’ouvrage classique de P. Duhem, SWZEIN TA FAINOMENA. Essai sur la notion de théorie physique de Platon à Galilée. Paris : A. Hermann, 1908 ; réimp. Paris : J. Vrin, 1990. Pour en corriger les aberrations, voir G. E. R. Lloyd, « Saving the Appearances », The Classical Quarterly, New series, vol. 28, n° 1 (1978), pp. 202-222, qui dissèque chacun des contresens de Duhem dans sa lecture des commentateurs grecs de Platon et Aristote (Simplicius, Proclus et alii).



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relève pas de l’astronomie considérée au sens étroit et scolaire du terme comme une science mathématique qui se bornerait à calculer distances et temps périodiques. Qu’en est-il chez Descartes ? Le simple fait d’affirmer que la physique, dans sa partie astronomique, explique les phénomènes par leurs « causes » (3, 4), qui plus est « facilement » (3, 129)264, par la seule connaissance des propriétés de la matière céleste et sans recourir à l’attirail des astronomes (3, 30 : sine ullis machinamentis*, ces « machines* » ou machinations désignant expressément les constructions géométriques de l’astronomie), tout cela, donc, suffit assurément pour témoigner d’une épistémologie diamétralement opposée au ‘programme’ défini par l’Ad Lectorem d’Osiander265. La Troisième Partie des Principes ne se situe, ni en théorie, ni en pratique, dans le champ d’une pure mathématique des mouvements célestes. Les problèmes concrets liés aux données d’observation, sur les aberrations des planètes (variations en latitude et longitude), la précession des équinoxes ou le supposé mouvement des étoiles fixes, sont tout juste effleurés et évacués avec une extraordinaire rapidité (3, 34-37). La raison alléguée de ce caractère superficiel et sommaire tient au fait qu’il n’y a pas plus d’exactitude, de régularité et de nécessité dans les mouvements célestes qu’en « tous les autres effets* de la nature » (3, 34)266. Descartes cherche, comme Kepler, et sans doute à son exemple, à produire en physique des démonstrations a priori (Le Monde, VII, AT XI, 474-28 )267. Mais il est en deçà (par défaut d’exactitude mathématique), et au-delà (par naturalisation radicale 264

AT VIII-1, 1793 ; IX-2, 180 : « Quelles sont les causes* de ces phénomènes. Or les causes* de toutes ces observations se peuvent ici entendre fort aisément… ».

265

« Programme » dont un Gassendi, avec sa définition de la science comme connaissance expérientielle (notitia experimentalis) non des causes, ou des essences, mais des apparences bien fondées, se trouve certainement plus proche (sur l’épistémologie gassendiste, voir notamment T. Gregory, « Perspectives sur Pierre Gassendi », op. cit., p. 160). L’idée que l’épistémologie cartésienne témoigne d’un parti pris cartésien en faveur d’Osiander, en renonçant au « caractère constitutif » des hypothèses astronomiques, pour se contenter de leur « caractère explicatif (des phénomènes) » a cependant été soutenue par J.-L. Marion, s’appuyant sur la convergence des Principes (3, 15-19) avec les allusions à la méthode des astronomes dans les Regulae (Règles utiles et claires, p. 235-238).

266

« effets de la nature », par réminiscence du Monde, AT XI, 479.

267

Toute la déduction théologique du Mystère cosmographique est destinée à établir la possibilité d’un copernicianisme a priori. Voir à ce sujet D. A. Di Liscia, « Kepler’s a priori copernicanism in his Mysterium Cosmographicum », dans Nouveau Ciel, Nouvelle Terre. La révolution copernicienne dans l’Allemagne de la Réforme, 1530-1630, M. A. Granada et É. Mehl (dir.), Paris, Les Belles Lettres, 2009, pp. 283-317, en particulier p. 317 pour un rapprochement avec Descartes (Le Monde, VII, AT XI, 47 4-28 : « …pourront avoir des démonstrations a priori de tout ce qui peut être produit dans ce nouveau monde »).



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de son objet) de ce que celui qu’il reconnaît avoir eu pour « maître en optique » appelle, lui, la « physique céleste »268 — une astronomie qui ne se limite pas à décrire mathématiquement des mouvements célestes, et s’attaque aux causes ‘physiques’ de ces mouvements, c’est-à-dire les forces qui les produisent, celles-ci étant définies comme des « puissances naturelles » non rattachées à des êtres métaphysiques (les intelligences séparées de Métaphysique Lambda, que cette physique céleste met au chômage). Le postulat de l’unité matérielle de l’univers (2, 22) et l’universalité des « lois de la nature » (2, 36-40) justifient que l’objet de l’astronomie soit considéré et expliqué par les lois de la mécanique, et que les « phénomènes » de la terre (non seulement les météores, mais aussi la géologie, la botanique, la zoologie…) soient déduits des mêmes causes générales que les mouvements célestes (3, 42). La théorie de la matière céleste, et le principe de la fluidité des cieux (3, 24) jouent ici un rôle stratégiquement décisif. La fluidité de la matière céleste, qui entraîne la ruine du cosmos antique et médiéval, est précisément admise dans les Écoles, en tous cas par les Jésuites, ouverts à l’astronomie tychonienne. C’est le cas de Scheiner, qui se déclare, sur ce chapitre, en plein accord avec Mersenne269. Descartes peut donc déclarer, sans avoir à croiser le fer, que cette nouveauté est une banalité assumée par tous les astronomes, tous concédant « qu’il est presque impossible sans cela de bien expliquer les phénomènes » (3, 24, ; 4, 206). Mais l’assertion est audacieuse, d’autant qu’il y a au moins un astronome pour qui la question de la fluidité des cieux n’a aucune incidence sur l’explication des phénomènes : c’est Copernic lui-même ! Cette tactique est décisive pour deux raisons : elle fait dépendre la question héliocentrique et le débat sur les « hypothèses » de principes physiques antérieurs et supposés mieux connus ; et elle installe la discussion sur un terrain où la quasi totalité des arguments que les aristotéliciens pouvaient faire valoir contre les différentes sortes de « nouveautés célestes » (novae, comètes, planètes médicéennes) sont disqualifiés a 268

Selon le titre de l’ouvrage où il découvre ses deux premières lois : « Astronomia nova aitiologhtoV seu physica coelestis » [Astronomie nouvelle par les causes, ou physique céleste] (1609). Le terme de « Physique céleste » revient également dans le sous-titre de l’Epitome de l’Astronomie copernicienne (IV, 1620).

269

Scheiner, dans sa Rosa Ursina, sive Sol... (1626-1630), cite de larges extraits des Quaestiones in Genesim de Mersenne (Paris, 1623 [Question VII, art. 9, conclusion 1]), et adopte la même position que lui (tr.) : « Il n’y a aucun phénomène qui ne se laisse beaucoup plus aisément concevoir, sauver et expliquer, en admettant (data) la ténuité ou liquidité des cieux, que si nous supposons des orbes solides durs et adamantins ».



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priori. Le cosmos des sphères cristallines et impénétrables n’a pas même besoin d’être réfuté270. D’où cet effet de distance par rapport à des travaux et des discussions contemporaines, que Descartes fait mine d’ignorer (les Principia ne citent jamais les noms de Galilée ou Kepler) alors même qu’il adopte comme allant de soi certains de leurs résultats, comme la fluidité des cieux ou la trajectoire elliptique des planètes (3, 84), établie par Kepler, et dont les Principes fournissent une explication mécanique totalement inédite. De ce fait, la portée polémique de la Troisième Partie s’exerce moins directement contre une science aristotélicienne périmée de longue date, que contre ceux, contemporains ou précurseurs, auxquels il est incidemment reproché d’avoir bataillé contre des fantômes, et de n’avoir su établir la philosophie qui devait remplacer l’aristotélisme. C’est dans cette perspective d’une polémique à double tranchant qu’il faudrait lire, par exemple, 3, 22 (« Que le soleil n’a pas besoin d’aliment comme la flamme »)271 ; mais l’exemple le plus instructif vient de la théorie des comètes et son incidence sur la détermination des distances astronomiques. L’article 3, 41 avance que Tycho « et les autres astronomes », occupés à réfuter la théorie aristotélicienne des comètes comme exhalaisons terrestres dans la sphère sublunaire, n’ont pas osé tirer les conséquences de leurs observations, sans quoi ils n’auraient pas hésité à situer leurs comètes au-delà de la sphère de Saturne, dans l’espace nécessairement immense et vide de tout corps céleste, qui, dans le dispositif copernicien, sépare Saturne de la « dernière sphère » — on a vu que cet espace était requis pour expliquer l’imperceptibilité du mouvement annuel de la terre au regard des fixes. Descartes, quant à lui, n’aurait jamais pu avancer une telle proposition sans une connaissance précise de l’histoire des comètes, car cette hésitation et ce refus sont effectivement lisibles dans deux cas précis : celui du copernicien Maestlin, le maître 270

Dans l’abondante bibliographie sur cette question, voir M.-P. Lerner, « Le problème de la matière céleste après 1550 : aspects de la bataille des cieux fluides », Revue d’histoire des sciences, 1989, vol. 42, no3, pp. 255-280, et M. A. Granada, « Did Tycho eliminate the celestial spheres before 1586 ? », Journal for the history of astronomy, 2006, vol. 37 (2), pp. 125-145.

271

Descartes répond ici à une question que le Jésuite Ciermans avait faite à la lecture des Essais, en mars 1638, AT II, 59 (tr.) : « Comment le soleil, après tant de millénaires, n’est-il pas exténué par l’émission de ces corpuscules ? À moins que peut-être, comme ne l’ont rêvé quelques philosophes anciens, il ne se reconstitue par les vapeurs de la terre ? ». Ciermans reproduit ici la critique d’Aristote contre les physiologues qui « imaginent que le soleil se nourrit de l’humide » (Ar. Météorologiques, 354b34), mais Ciermans n’aurait probablement pas posé cette question si cette opinion des physiologues n’avait été réactualisée par Giordano Bruno, pour qui l’humide, aliment des astres, définit la nature des planètes. La réponse de Descartes, qui revient sur l’explication mécanique des qualités élémentaires, peut se lire aussi bien comme une critique d’Aristote que comme une critique de Bruno.



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de Kepler, pour la comète de 1577, et celui de Christoph Rothmann, l’opposant copernicien de Tycho Brahe, pour la comète de 1585. Encore cette remarque n’estelle qu’une pointe délicate au regard de ses enjeux réels, et de ce qu’elle va permettre d’entrevoir en fait « d’admirable structure du monde visible » (3, 1)272. La simple mention de cette « admirable structure » suffit à situer d’emblée le propos dans le champ de l’astronomie copernicienne. Selon le texte de 1543, le dispositif héliocentrique n’est pas vu, mais ce qui permet de découvrir l’« admirable symétrie du monde », et le rapport déterminé qu’il y a entre les distances et les temps périodiques des corps célestes, rapport que les hypothèses classiques postulent mais ne font pas voir273. L’analyse cartésienne de la théorie copernicienne montre, avant Pascal, l’attitude paradoxale d’une astronomie à la recherche de la rationalité du monde, mais qui ne consent que sous la contrainte de la théorie à reculer les limites du cosmos aristotélicien. Les coperniciens acceptent, mais à contrecœur, l’immensité du monde, comme une conséquence inévitable et comme le prix à payer pour que le système soit possible, et comme si cette immensité menaçait l’intelligibilité du monde. Avec les Principes, l’immensité de la Création (cf. 3, 40, sur les « merveilles de Dieu » / magnalia Dei) ouvre l’espace du vrai monde, et constitue l’analogon de la puissance créatrice, comme, dans l’esprit de 3, 1, le rappelle la lettre à Chanut : « [prenons garde]… à la grandeur de toutes les choses créées, en remarquant de quelle sorte elles dépendent de Dieu, & en les considérant d’une façon qui ait du rapport à sa toutepuissance, sans les enfermer en une boule, comme font ceux qui veulent que le monde soit fini »274. L’immensité n’est plus à craindre, et l’abolition de la sphère des fixes devient une nécessité philosophique. On peut déceler une pointe d’ironie dans l’article 272

Comme on l’a signalé dans une étude à laquelle nous reprenons ici certains éléments matériels (« Philosophia interpres naturae. L’interprétation de la nature au seuil de l’âge classique », Revue de Métaphysique et de morale, 2009/2, pp. 167-186), la séquence « admirable structure… » de PP 3, 1 traduit moins le latin de 1644 que celui de l’astronome Philipp Lansbergen : « la Figure copernicienne du monde montre et l’admirable structure du ciel et la connexion des sphères » (Commentationes De Motu Terrae, deqùe Adspectabilis Caeli Typo [Middelburg, 1630]). Sur Lansbergen, que Descartes connaît, et qui est aux prises avec les mêmes adversaires que lui (Liber Froimond) voir la lettre à Mersenne du 15 septembre 1640 (AT III, 1808-11).

273

N. Copernic, De revolutionibus orbium caelestium, I, 10 : « Nous découvrons (invenimus) par cette disposition l’admirable symétrie du monde, et le lien harmonique certain du mouvement et de la grandeur des orbes, qui ne peut être trouvé (reperiri) d’une autre façon ». Copernic vise ici Aristote, De Caelo, 219 b.

274

1er février 1647, AT IV, 6091-6 ; J. Seidengart (Dieu, l’univers et la sphère infinie, op. cit., p. 417) juge l’argument de PP 3, 1 « profondément brunien ».



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3, 20, qui réfute les arguments traditionnellement dirigés contre les coperniciens (leur système implique un espace vide entre les planètes et les fixes, immense, « inutile » et « incroyable ») : cette immensité n’est « incroyable » que pour ceux qui veulent la comparer aux distances terrestres, au lieu de la référer à la « toute-puissance de Dieu qui les a créées », au regard de laquelle la grandeur maximale n’est pas moins crédible qu’une grandeur moindre. De fait, ce point de vue théologique sur l’immensité de l’univers comme un effet ordinaire de la toute-puissance manque aussi bien aux aristotéliciens qu’aux astronomes, trop timorés, qui ne considèrent pas l’œuvre de la création « d’une façon qui ait du rapport à sa toute-puissance ». D’où une critique retournée contre les astronomes, et l’insuffisance des arguments qu’ils opposent aux sphères solides des aristotéliciens. Les nouveaux astronomes (notamment Tycho Brahe et son correspondant épistolaire Christoph Rothmann) prétendent que les comètes ne pourraient pas se déplacer dans le ciel planétaire s’il était fait de sphères concentriques ; mais, on l’a vu, cet argument est insuffisant pour expliquer comment les comètes passent d’un tourbillon à l’autre et naviguent dans les « immenses étendues du ciel »275 selon un cours régulier dont nous ne pouvons percevoir qu’un fragment. Ils utilisent aussi contre les sphères solides l’argument optique des réfractions : si le rayonnement lumineux devait traverser des sphères de densité inégale, il souffrirait des réfractions multiples non seulement à l’horizon mais jusqu’au zénith, et nous ne verrions pas les fixes en leur vrai lieu. L’argument, qu’un Rothmann juge impeccablement démonstratif, sert ici contre lui : nous ne voyons effectivement pas toutes les fixes en leur vrai lieu, leur dispersion dans notre ciel visible s’explique par le rayonnement réfracté et réfléchi des corps innombrables qui traversent un nombre indéfini de cieux pour parvenir à nos yeux, et qui offrirait nécessairement, sous un autre point de vue un aspect fort différent. Telle est « l’admirable structure », dont il faut un certain effort de l’imagination pour concevoir la profondeur, l’immensité et l’équilibre. C’est une structure à géométrie variable. Rien n’interdit de penser que les étoiles de la Grande Ourse sont dispersées aux quatre coins de l’univers, ou que les unes sont un reflet des autres. Rien même, n’interdit de penser qu’il y a quelque part, 275



Monde, ch. V, AT XI, 3015.

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« au-delà de toutes les étoiles que nous voyons… d’autres corps au regard desquels il faudrait dire que la Terre est en repos » (PP 1, 29, AT IX-2, 115). Cet alinéa évoque l’hypothèse, revisitée, de l’anti-terre de Pythagore, étendue par d’ « autres » (pythagoriciens) à la possibilité d’ « autres corps » invisibles transportés avec la terre276. Nous pouvons imaginer que la terre ne soit pas au centre d’une sphère, mais à un des pôles d’un grand axe, dont l’anti-terre constitue le pôle opposé, et au regard de laquelle, en effet, elle devrait être considérée comme immobile. Mais la supposition implique ici que cet axe traverse les tourbillons du monde visible, et pas seulement le tourbillon de centre S ou F. Il s’agirait donc plus d’un anti-tourbillon que d’une antiterre (d’où le pluriel, alia corpora). Évidemment, il ne peut s’agir que d’un focus imaginarius. Cet effort de l’imagination traversant le ciel n’est pas nécessaire pour l’usage ordinaire de la vie, accommodée aux apparences — de même que pour s’orienter, un navigateur n’a pas besoin de connaître l’astronomie et la vraie distance des étoiles : il suffit que, sans rien admirer, il considère ces points comme fixes. Il n’est pas requis non plus par les hypothèses des astronomes (Ptolémée, Copernic, Tycho).

B. L’usage de l’hypothesis falsa Où l’on voit que la cosmographie de la Troisième Partie n’abandonne pas la pratique de la supposition, ni le recours à l’imagination pour représenter quelques unes des géométries possibles de l’« admirable structure ». Ceci condamne-t-il la science à la multiplicité des hypothèses cosmologiques ? Descartes, par simple prudence et par une modération qui semble avoir fait défaut à Galilée et Kepler, reviendrait-il à cette forme de scepticisme bon ton affichée par Mersenne et Roberval277, et par l’adversaire de Kepler, Ursus278, qui prétendait définir les « hypothèses » comme de simples 276 277

Aristote, De caelo, II, 13, 293 b23.

Roberval accusait Descartes, en avril 1638, d’assumer des principes purement arbitraires : « il pourrait se trouver que ce qui passe pour principe à son sens… semblerait fort douteux au sens des autres » et réclamait qu’il se contente de discourir en régime d’hypothèse : « Ce ne serait pas peu, si ce qu’il dit pouvait servir comme d’hypothèses, desquelles on pût tirer des conclusions qui s’accordassent aux expériences » (AT II, 11321-30).

278

Sur Nicolas Reimer Ursus, et la polémique de Kepler contre ce rival de Tycho Brahe, voir l’édition récente du Contra Ursum [« Contre Ursus »], texte resté inédit du vivant de Kepler, dans La Guerre des Astronomes, II/2 [Le Contra Ursum de Kepler, édition et traduction par N. Jardine et A.-P. Segonds], Paris, Les Belles Lettres, 2008.



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fictions produites par l’imagination, dans un vocabulaire précisément repris par Descartes (3, 44)279 ? Tout le débat sur le statut des hypothèses, qui se poursuit d’Osiander à la condamnation de Galilée280, repose sur un usage amphibologique du concept d’hypothèse, tantôt prise (1) pour les prémisses du syllogisme, tantôt (2) pour la construction géométrique expliquant le mouvement céleste, tantôt encore (3) comme une position théorique dont on ne considère pas la vérité, mais la seule fécondité heuristique (cf. 3, 15) ; ce qui aboutit (4) à une acception proprement moderne, dans laquelle l’hypothèse désigne aussi bien le principe de l’explication que la chose expliquée (3, 16-19 ; 3, 40 : « mon hypothèse »). En attribuant les propriétés de l’hypothèse prise au sens (1), à l’hypothèse prise au sens (3), on arrive à pouvoir considérer l’héliocentrisme copernicien comme une « hypothèse fausse » qui a pourtant sa place, en tant qu’elle permet de « sauver les apparences ». C’est sous cette condition que l’« hypothèse » héliocentrique semble avoir été tolérée jusqu’au procès de Galilée. La Troisième Partie semble revendiquer l’usage de suppositions fausses, et la Quatrième Partie (4, 1) prétend se servir d’une hypothèse fausse pour l’explication de tous les phénomènes terrestres. Avec l’article 3, 44, dont Blumenberg avait bien souligné l’importance281, on passe au régime hypothétique du discours, avant de justifier l’emploi d’hypothèses fausses. L’article 44 intervient après que Descartes a refusé au scepticisme même le simple niveau de « vraisemblance » auquel il prétend (PP 3, 43 : « Il n’est pas vraisemblable* que des causes, dont on peut déduire tous les phénomènes, soient fausses »), ajoutant que soupçonner les causes de fausseté reviendrait à « faire injure à Dieu » ou vouloir le « rendre coupable* » de nos erreurs. Le scepticisme n’éviterait donc ni l’écueil de la contradiction, en contrevenant à son propre critère de vraisemblance, ni celui du blasphème, quand bien même indirect. Pourtant, l’article 44 fait une concession et comme un revirement : « je désire que ce 279

Dans le De astronomicis hypothesibus (Prague, 1597) Ursus définit une hypothèse comme « (…) une représentation inventée d’une forme imaginaire (et non pas vraie ou authentique [non verae ac genuinae], car celle-là nous ne la pouvons connaître) du système du monde — non pas du système lui-même, mais de la forme de ce [système] telle que nous la concevons mentalement par notre imagination, et la faisons connaître par cette conception mentale » (La Guerre des Astronomes, II/1, op. cit., p. 147 n. 108).

280

Sur ce sujet, voir F. Chareix, « Quamvis hypothetice a se illam proponi simularet : le mouvement de la Terre chez Galilée et Descartes », XVIIe siècle, 2009, n° 242, pp. 97-111.

281

H. Blumenberg, La légitimité des Temps modernes, Paris, Gallimard, 1999 (tr. M. Sagnol et al.), p. 233.



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j’écrirai soit seulement pris pour une hypothèse, laquelle est peut-être fort éloignée de la vérité ». Ou, suivant le latin : « cependant, pour ne pas paraître par trop arrogant, si… nous affirmions avoir découvert la vérité originelle [genuina veritas*] de ces choses… [sc. leurs vraies causes] ». Genuina veritas est un hapax cartésien, renvoyant manifestement au De astronomicis hypothesibus, où Ursus affirmait que l’humaine connaissance est condamnée au régime des hypothèses sur le monde, en raison de notre incapacité à connaître sa forme « authentique » (genuina). Dans la suite de cet article, où la traduction française ajoute une séquence également introduite dans la traduction de 4, 204, la concession qui semble être faite ici ajoute que, à défaut d’une vérité invérifiable, les hypothèses doivent être considérées selon le critère de l’utilité vitale : non pas seulement selon les conséquences qu’on en déduit, mais selon les « effets sensibles* » qui peuvent être produits à partir des branches dérivées de la physique (médecine, mécanique, etc.). On reconnaît d’ailleurs ici l’idée générale d’une science universelle qui n’est pas simplement du domaine de la théorie mais une science « pratique », produisant des effets, utile à la vie, et par laquelle nous « pourrions… nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature » si nous en avions la pleine possession, ce que la « brièveté de la vie » et le « défaut des expériences » rend par ailleurs très improbable282. Descartes a-t-il donc, tardivement, fait cette concession au scepticisme, en renonçant à un savoir par les (vraies) causes ? Non : la séquence « je désire que ce que j’écrirai soit seulement pris pour une hypothèse » (3, 43) n’est pas sans précédents dans sa démarche, et atteste que Descartes tient compte d’un horizon de réception de sa philosophie dans lequel la « résistance au vrai » constitue une donnée objective, dont il n’est pas certain qu’aucune philosophie puisse venir à bout283. Si un certain scepticisme s’est fait jour dans la pensée cartésienne, ce sera donc moins à l’égard de sa propre philosophie, que de la capacité des lecteurs à la comprendre et à l’accepter. Au reste, ce doute est lui-même très ancien, et il n’est pas certain que l’« affaire Galilée » y ait changé quoi que ce soit284. Le régime « hypothétique » du discours est 282

DM VI, AT VI, 625-8.

283

Pour reprendre les excellentes formules de Gouhier : «… dans le milieu culturel où Descartes publie son œuvre, la compétence se trouve le plus souvent sans le bons sens, et le bon sens, sans la compétence », La pensée métaphysique de Descartes, Paris, Vrin, 1962, 19874, p. 82.

284



Déjà en 1630, Descartes se disait entièrement persuadé par sa métaphysique, mais peu convaincu de pouvoir faire partager sa conviction : « je ne sais pas si je le pourrai persuader aux autres » (à

122

celui auquel les lecteurs ayant une teinture de culture scientifique sont aussi les plus accoutumés. Qu’on refuse de considérer les raisons alléguées comme les vraies causes des phénomènes, et qu’on les considère comme une hypothèse fausse fait partie des choses qu’il faut laisser à la libre appréciation du lecteur285. Tout ceci est du ressort de la volonté, bonne ou mauvaise, des lecteurs, pour que « chacun soit libre d’en penser ce qu’il lui plaira*… ». Bref, la question de savoir si le lecteur considérera comme vraies ou fausses les choses qu’on lui présente tanquam hypothesin, devient, aux yeux du philosophe, une chose indifférente pour la marche de la démonstration, comme les Règles pour la direction de l’esprit instituaient une sorte de contrat laissant au lecteur le choix de croire ou non ce qui lui sera proposé : « Ne croyez point, sauf s’il vous plaît, que la chose soit ainsi »286. Dira-t-on que les Principes n’assument pas réellement des hypothèses ou « suppositions fausses », et feignent de feindre ce qu’ils considèrent comme des « vraies causes » ? Cette option interprétative est difficilement tenable, car les articles 45-48 font la description de ces suppositions dont la fausseté est à la fois explicite et indifférente : on suppose, dans un but heuristique (« pour mieux expliquer les choses naturelles », ad res naturales melius explicandas) certains principes simples et faciles à concevoir, « desquels nous fassions voir clairement que… tout le monde visible aurait pu être produit… bien que nous sachions qu’il n’a pas été produit en cette façon » (3, 45). On sait en effet que le monde a été créé, et qu’il a « eu d’emblée toute la perfection qu’il devait avoir ». La Création est une évidence, mais inexplicable. La science n’a pas à proposer cette explication, que la Révélation elle-même ne donne pas, puisque le récit de la Genèse est essentiellement métaphorique. Il lui reste donc à

Mersenne, 15 avril 1630, 14418). L’Épître dédicatoire des Méditations précise ce doute : « … quelque certitude et évidence que je trouve en mes raisons, je ne puis pas me persuader que tout le monde soit capable de les entendre (…) parce qu’elles demandent un esprit entièrement libre de tous préjugés, & qui se puisse aisément détacher du commerce des sens » (AT IX-1, 6-7) ; le latin doute que les raisons soient « accommodées à tous les esprits » (AT VII, 415). Tous les textes de Descartes s’accommodent, autant que possible, aux façons du lecteur. Tel est le cas, dans les Méditations, lorsqu’après avoir mobilisé l’argument de la folie, l’ego méditant lui préfère l’argument du rêve avec un mot lapidaire : « Mais quoi ? ce sont des fous, et je ne le paraîtrais moi-même pas moins… » (AT IX-1, 14). Ici, il n’est pas question d’exclure la folie de la rationalité, mais de prendre acte du fait que cet argument est inacceptable pour le bon sens moyen. D’où aussi l’évacuation de ce argument de la folie en PP 2, 4 : non que le doute y soit moins radical que dans les Méditations, mais en raison de l’invraisemblance de l’argument au regard d’un fort préjugé de « rationalité » de la part des lecteurs scolaires. 285

286



PP 3, 44, AT VIII-1, 9920 : « tanquam hypothesin… quae quamvis falsa existimetur… ». RDI, règle XII, AT X, 4126-7 ; Règles utiles et claires…, p. 41.

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inventer un scénario quelconque, à la manière du « discours mythique » sur la fabrique du monde (Timée) ; scénario dont le seul but est de figurer la possibilité des choses à l’entendement fini. Ici encore, la discussion avec Aristote affleure, et c’est encore un passage du De Caelo qui est en cause. En effet, le Stagirite avait critiqué les platoniciens pour l’usage d’un pareil expédient, à savoir ces fictions pseudo-génétiques expliquant la production des choses par la construction de figures, comme si la géométrie avait engendré le monde. Descartes assumerait donc ici une méthode quasi platonicienne, celle de la fiction heuristique, bien que la création ex nihilo soit, de son point de vue, aussi bien un article de foi qu’une vérité de raison (3, 45, AT VIII-1, 1003-4). Dans le De Caelo, Aristote objectait aux platoniciens que s’il n’y a pas de genèse réelle mais une genèse simplement figurée à l’imagination, il faut postuler que l’ordre du monde visible procède d’un chaos qui n’est pas originel mais contemporain, au même titre qu’une figure est contemporaine des côtés qui la constituent. Mais comme le désordre et l’ordre sont des états contradictoires, il faut qu’une genèse et un temps séparent l’un de l’autre. Aux yeux d’Aristote, la géométrie platonicienne ne suffit donc pas, en dépit de ses prétentions, à réduire au concept et à la géométrie le contenu mythique des cosmogonies engendrant le monde à partir du chaos (Hésiode) 287. La critique des platoniciens en De Caelo I, 10, 279b35 nous semble permettre de comprendre la teneur des suppositions librement feintes, et pourquoi les Principes, renonçant au « chaos des poètes », supposition privilégiée dans le Monde, préfèrent ici faire la supposition de la « proportion » et de « l’ordre » (PP 3, 47, AT VIII-1, 1032), en « imaginant » que Dieu a d’abord partagé la matière en parties égales, et en a mu chaque partie selon un double mouvement de rotation axiale, et de révolution autour d’un centre288. C’est ainsi que se seraient engendrés les tourbillons, aux centres desquels sont les étoiles fixes. Ce changement de « supposition » du Monde aux Principes implique une inversion du problème : dans le premier cas, « nous supposons que Dieu a mis au commencement toute sorte d’inégalité entre les parties 287

Dans le commentaire thomiste du De Caelo, I, ch. 22-23, on trouve déjà mentionnées les hypothèses des « poètes » Orphée et Hésiode, dont s’inspirent les platoniciens, et pour la constitution pseudo-génétique du monde, le platonicien Xénocrate.

288

Sur l’interprétation de PP III, 47, voir V. Carraud, « ‘La matière assume successivement toutes les formes’. Note sur le concept d'ordre et sur une proposition thomiste de la cosmogonie cartésienne », Revue de métaphysique et de morale, 2000, n° 1, pp. 57-79.



124

de cette matière […] Mais cela n’empêche pas que, par après, elles ne se soient rendues presque toutes assez égales… »289 ; dans les Principes, on suppose que « Dieu a divisé au commencement toute la matière dont il a composé ce monde visible, en des parties aussi égales entre elles qu’elles ont pu être », en ne laissant « aucune autre inégalité en l’univers, que celle qui est en la situation des étoiles fixes » (PP 3, 46-47). Quoi qu’il en soit, le but de ces suppositions est de rendre raison autant que faire se peut de la dispersion des étoiles fixes, ou, ce qui revient au même, de l’inégalité de la figure et de mouvement des tourbillons dont ces étoiles déterminent les centres. Étant donné l’impossibilité de déterminer « comment tous les tourbillons… sont situés, ni comment ils se meuvent », il est seulement possible de déterminer « en général » de quelle manière ces mouvements se peuvent faire sans s’entr’empêcher (PP 3, 67, AT VIII-1, 11824-1192). Tout l’astronomie des Principes se déploie dans l’horizon de cette limite épistémologique : il est impossible de rendre compte, exhaustivement, de la « variété incompréhensible* [inexplicabilis] » dans la situation des fixes (PP 3, 68, AT VIII-1, 1193) ; on peut donc énoncer quelques généralités, mais il est impossible de « composer la machine ». Faut-il voir là une sorte de palinodie par rapport à l’enthousiaste lettre à Mersenne de mai 1632 (AT I, 25019-21) : « (…) je suis devenu si hardi, que j’ose maintenant chercher la cause de la situation de chaque étoile fixe » ? Tout se passe de fait comme si les Principes y avaient renoncé, du moins renoncent-ils à une explication globale au profit de scénarios locaux : « bien que je n’entreprenne pas de déterminer comment tous les tourbillons qui composent le ciel sont situés… » (AT IX-2, 138). On a comparé ce texte, et la reconnaissance de cette variété « incompréhensible » avec les propos de Galilée : « Dieu (…) comme s’il les avait jetées à la main au hasard, nous donne l’impression de les avoir éparpillées [sc. les étoiles fixes] sans règle, sans symétrie, sans élégance »290. Sans doute Descartes s’approche-t-il davantage d’un modèle cosmologique de type galiléen que képlérien — fondé, lui, sur le principe d’un cosmos fini entièrement soumis, comme son créateur, à l’ordre, la « proportion », et 289

Monde, ch. VIII, AT XI, 509-16. Galilée à G. Gallanzoni (juillet 1611), cité par M.-P. Lerner, Le Monde des Sphères, op. cit., II, p. 184, et p. 306. M. Clavelin, Galilée copernicien, Albin Michel, 2004, p. 177 n. 2 juge « difficile de ne pas voir [ici] une critique indirecte des spéculations de Kepler, dont il avait reçu le Mysterium Cosmographicum en 1597 ».

290



125

aux « raisons éternelles » de la géométrie ; et sans doute aussi Descartes renonce-t-il ici à identifier les principes de l’intelligibilité du monde (principia cognoscendi) à son principe supposé constitutif et à la loi de sa « fabrique » (principia essendi). Pour autant, et à la différence de Galilée, l’énigme de la disposition des fixes n’est pas entièrement impénétrable. Descartes n’écarte donc la supposition du chaos au profit de « l’ordre » et de la « proportion » (PP 3, 47), que parce que le désordre et la disproportion se sont imposés à lui comme la réalité ultime du « monde visible ». S’il choisit une supposition qui, selon lui, a l’avantage d’une plus grande convenance avec la « souveraine perfection » du Créateur, elle n’est pas plus réaliste pour autant. Et elle n’a d’ailleurs pas à l’être : toute la force de l’argument réside en effet en ce que les suppositions portent sur un état initial de la distribution du mouvement, état qui « doit être changé suivant les lois de la nature ». Et comme, suivant ces lois invariables, la matière doit assumer successivement toutes les formes291 — puisque la diversité des formes procède du mouvement, qui implique lui-même une succession de temps (2, 23) — peu importe l’état ou la forme qu’on suppose comme état initial, pourvu qu’on comprenne comment, de là, cette matière devient notre monde. C. L’axiome du changement et l’équilibre de l’univers Suivant le développement des Principes, ces suppositions regroupent celles qui peuvent être crues et jugées fausses par le lecteur, et celles qui le sont notoirement, mais qui s’annulent dans la connaissance des phénomènes qu’elles permettent d’expliquer. Or, ce qui est ici « déduit » n’est pas un autre état de la matière, mais la nécessité d’un changement réglé par les lois de la nature dans la matière, en prenant acte de l’objection faite par Aristote aux « platoniciens », comme quoi il faut qu’une succession de temps distingue deux états contraires (le chaos et l’ordre). Au fur et à mesure que le lecteur progressera dans la lecture de la troisième partie, il s’apercevra pourtant que la description des changements par lesquels sont produits tous les corps célestes perd vite tout caractère fictif, et vise à donner une explication physique 291

PP 3, 46, AT VIII-1, 10315-20. V. Carraud confronte cet énoncé à Thomas d’Aquin, Contra Gentiles, III, 22. En référence à Aristote De Caelo I, 10, 279b35, on insistera ici sur la nécessaire succession de temps, et la modalité du nécessaire introduite par le verbe devoir* dans le français (« la matière doit* prendre successivement toutes les formes dont elle est capable », AT IX-2, 126), qui peut porter davantage sur l’adverbe (« successivement ») que sur l’adjectif (« toutes »).



126

probable des corps qui composent l’univers (3, 146 : « Comment toutes* les planètes peuvent* avoir été formées »). L’acmé de cette tendance s’observe dans la théorie, originale, de la transformation des étoiles fixes en comètes ou planètes (3, 119 : « Comment une étoile peut* devenir comète ou planète »), et dans la théorie, non moins nouvelle, de la production des « nouvelles étoiles ». Alors que, dans les premières années du siècle, on discutait encore de la production divine de ces novae, comme celle qui, en 1572, avait mené Tycho Brahe à liquider la théorie des sphères solides, les Principes produisent une théorie audacieuse qui étend la théorie des taches solaires, observées par Galilée et Scheiner, à tous les astres, et de là, suppose qu’un astre complètement recouvert de ces taches ou « croûtes de taches », soit capable d’une éruption soudaine de la matière liquide, emprisonnée en lui, ce qui explique par des causes purement naturelles son apparition subite. Ces phénomènes, que l’astronomie

traditionnelle

décrivait

comme

des

événements

singuliers

et

extraordinaires sont ici ramenés au cours ordinaire de la nature, et insérés dans la trame d’une explication causale, qui prend, entre la rédaction du Monde et celle des Principia, une extension nouvelle : il devient possible d’expliquer comment une de ces étoiles que nous disons fixes peut changer à ce point de forme (dans une échelle de temps qui n’est au demeurant nullement spécifiée), et se transformer, en fonction de sa masse et de sa solidité, soit en planète absorbée par un tourbillon, soit en comète, ballottée entre les tourbillons. Si Descartes était véritablement hanté par la question préjudicielle de la vérité des « suppositions » qu’il utilise « comme des causes » (tanquam causis) (3, 47, AT VIII-1, 10125), il est certain qu’une telle théorie physique n’aurait jamais vu le jour. La cosmologie des Principes témoigne donc d’une double tendance. — La première prend acte de notre incapacité à composer toute la machine du monde, et à rendre raison de tous ses effets ; à telle enseigne qu’on peut se demander si le fragment B 84 de Pascal, qui délivre un jugement des plus sévères sur Descartes, ne retourne pas contre son auteur un jugement de Descartes lui-même, que Pascal l’aurait pu entendre prononcer, en réponse aux attaques de ses détracteurs (Roberval) : « Descartes. Il faut dire en gros : cela se fait par figure et mouvement. Car cela est vrai. Mais de dire quelles et composer la machine, cela est ridicule »292. Les premières 292

Voir H. Gouhier, Blaise Pascal. Conversion et apologétique, Paris, Vrin, 1986, p. 184, et V. Carraud, « Approfondir trop et parler de tout : Les Principia philosophiae dans les Pensées », art.



127

pages du Traité de l’Homme ou de la Description du Corps humain, qui passent de la machine du monde à celle de notre corps, insistent sur le caractère économique et schématisé de la « machine » qu’il faut supposer : « Je suppose que le corps n’est autre chose qu’une machine… Or je ne m’arrêterai pas à vous décrire les os, les nerfs, les muscles… que vous pouvez vous faire montrer par quelque savant anatomiste… si bien qu’il est seulement besoin que j’explique par ordre ces mouvements… » (AT XI, 119) ; « Il ne sera pas besoin qu’on ait rien appris de plus de l’Anatomie [sc. qu’on ait vu, dans les bêtes, la « figure et la situation de leurs parties intérieures, qui sont à peu près en elles comme en nous »], afin d’entendre cet écrit, à cause que j’aurai soin d’y expliquer tout ce qu’il faut savoir de plus particulier, à mesure que j’aurai l’occasion d’en parler ». Aussi suffit-il d’avoir une « générale notion de tout la machine… à décrire » (AT XI, 22620-25). De même les Principes n’entendaient que décrire ce monde visible comme on le fait d’une machine : « … j’ai décrit cette terre, & généralement tout le monde visible, comme si c’était seulement* une machine (instar machinae) en laquelle il n’y eût rien du tout à considérer que les figures et les mouvements de ses parties » (4, 188, AT IX-2, 310). Autrement dit, il ne s’agissait que d’en donner une représentation schématique, permettant de rendre raison des « effets », même les « plus admirables » que l’on a coutume de référer à des qualités occultes (occultas qualitates*, PP 4, 187, AT VIII-1, 314 marg. ; AT IX-2, 308). Il serait ridicule de composer la machine de notre corps, et quand bien même on créerait un homme artificiel, cela ne prouverait pas que l’homme soit un artefact. Ce qui est vrai de l’homme l’est aussi bien du monde : en composer la machine, si cela était possible, n’aurait aucun sens, et ne prouverait rien de sa nature. La possibilité de mettre le monde à l’épreuve de sa modélisation, et d’en composer la machine (comme on le faisait avec la sphère armillaire), s’effondre avec Galilée et Descartes, ce qui, loin de l’interdire, rend possible l’essor de la « mécanique céleste » sur les ruines de la « machine du monde ». Composer la machine du monde est aussi « ridicule » que de « l’enfermer dans une boule », et c’est en fait la même chose. — L’autre tendance, dont il a été ci-devant question, inclut tout le ciel et les phénomènes du monde visible dans la « sphère » de la génération et de la corruption, de réalités matérielles dont l’évolution s’explique par des raisons dont la mécanique cit. V. Carraud montre, par d’autres voies, que Descartes ne saurait être coupable de « trop approfondir » dans les Principes.



128

des fluides fournit l’essentiel : la forme ovoïde et irrégulière de ces tourbillons évoquant un amas de bulles de savon, la disparition d’un tourbillon absorbé dans l’autre, tandis que son étoile morte dégénère soit en comète soit en planète, selon qu’elle est happée dans un tourbillon voisin ou qu’elle erre à travers les cieux, tout cela constitue précisément ce que Pascal décrivait comme un « roman de la nature, semblable à peu près à l’histoire de Don Quichotte »293, alors même que, paradoxalement, c’est par cet aspect de sa démarche scientifique que Descartes pensait être le plus concret et s’accorder au mieux aux expériences. L’hypothèse cartésienne sur la génération et le mouvement des comètes est un des rares aspects de la théorie qui soit aussi soigneusement confronté à des données astronomiques concrètes et à l’histoire des observations. Le lecteur qui aurait suffisamment approfondi sa lecture de la Troisième partie et pu voir jusqu’à douze fois la même planche294 — représentation abstraite et fictive d’un univers dont, en tant qu’observateurs terrestres, nous n’avons pas la vision ici proposée, traversé par une bande verticale ondoyant entre les tourbillons — aurait la surprise de découvrir que ce schéma traduit la trajectoire supposée de la comète de 1475, observée par Regiomontanus, pour un observateur placé au point Y (3, 129). Descartes a apporté un soin tout particulier à l’observation de cette comète, et manifeste à cette occasion une connaissance précise des développements de l’histoire de l’astronomie depuis la fin du XVe siècle295. Elle lui sert de fil conducteur pour l’esquisse d’une représentation des cieux qui n’est pas arbitraire, comme peut l’être le cadre, rectangulaire, qui la délimite, ou comme pouvait l’être le monde des sphères enfermant le monde dans une boule ; il faut y voir une espèce d’essai de la méthode, pour représenter l’esquisse d’un vrai monde sur la base d’une « expérience ». Comme l’a montré à maintes reprises A. Koyré, la question de la gravité, ou plutôt de la gravitation296 céleste, ne s’est guère posée avant Tycho Brahe : dans la 293

H. Gouhier, op. cit., ibid..

294

PP 3, 23, 47, 53, 64, 115, 116, 120, 121, 126, 127, 130, 132. Sur le problème des sources concernant cette comète datée fautivement de 1475 (elle daterait de 1472), voir la mise au point de C. Wohlers, Principia Philosophiae, op. cit., p. 666-667. Voir également Jane L. Jervis, Cometary theory in the fifteenth century Europe, Springer, 1985. Huygens a travaillé sur le phénomène de cette comète avant de quitter le modèle cartésien des comètes “migrant” d’un tourbillon à l’autre pour adopter un point de vue plus conforme à la théorie newtonienne.

295

296

Descartes pourrait bien être l’inventeur du terme, sinon du concept de gravitation : cf. PP 4, 26, AT VIII-1, 21618 (tr) : « … la pesanteur des corps, ou, si l’on peut dire, leur gravitation ».



129

physique aristotélicienne, les corps célestes n’ont pas de poids, et dans le cosmos des sphères solides, ils sont fixés, « comme un nœud dans le bois », à des sphères qui n’exercent pas de pression les unes sur les autres : leur contact se fait sans pression, ce qui permet d’ailleurs aux sphères supérieures d’entraîner les inférieures sans dommage ni usure. Il faut attendre la dissolution des sphères solides (Tycho Brahe, Rothmann & alii), pour que la « flottaison » des corps célestes devienne un problème. Avec les Principes, la question jusque là limitée, le plus souvent, au cours des planètes et des comètes dans le système solaire, se trouve étendue à l’immensité des fixes : comment est-il possible, dans un univers où il n’est « rien, en aucun lieu, qui ne se change » (Monde, ch. III, AT XI, 115), de comprendre la permanence de la situation des fixes, autrement dit l’immobilité relative des parties d’un univers liquide297 où le mouvement de la moindre partie s’étend en principe comme une onde, dans le tout ? C’est une question d’équilibre des forces : les « forces de toutes les étoiles » sont supposées en état d’équilibre (PP 3, 130, « in perpetuo aequilibrio* », AT VIII-1, 1811, et non pas « égales* entr’elles » comme dit le français). L’équilibre global, « mathématique et mécanique »298 l’emporte sur le déséquilibre local (la résorption d’un tourbillon ne modifie pas la disposition des cieux) mais cet état, non content d’être fort difficile à concevoir pour ceux qui n’ont pas l’habitude d’étudier des machines, est sans pourquoi et sans nécessité. Il est rationnel de penser que tout peut changer. Faut-il penser que le monde peut se désagréger, comme une machine se détraque ? La science cartésienne n’envisage pas ce scénario catastrophique, et tient que la perpétuité du monde est autant voire davantage une vérité de foi qu’une vérité de raison. Il faut lire avec attention la déclaration à Chanut299 : « Car la foi nous enseigne que, bien que la terre et les cieux périront, c’est-à-dire changeront de face, toutefois le monde, c’est-à-dire la matière dont ils sont composés, ne périra jamais ». Cette distinction entre le monde (la matière) et les (trois) cieux qu’il contient (PP 3, 53)300 atteste encore d’une solide culture théologique : Descartes glose ici l’Apôtre 297

Cf. John A. Schuster, « Waterworld : Descartes’ vortical celestial mechanics » in : The science of nature in the seventeenth century. Patterns of Change in early modern natural philosophy, P. R. Anstay et J. A. Schuster éds, Dordrecht, Springer, 2005, pp. 35-79.

298

EB (sur PP 4, 27), éd. J.-M. Beyssade, p. 130. À Chanut, 6 juin 1647, AT V, 5312-16. 300 Descartes reprend et accommode à sa théorie physique une théorie des trois cieux qu’on trouve déjà chez Thomas d’Aquin, Commentaire sur les Sentences, lib. 2 d. 14 q. 1 a. 4. (empyrée, cristallin, 299



130

Paul (I Co, 731) évoquant le passage de la « figure » (skhèma / figura301) du monde. L’interprétation cartésienne s’oppose radicalement à une tendance apocalyptique bien ancrée dans le monde protestant, depuis que la traduction Luther de la Bible a interprété ce passage dans le sens d’une disparition du monde comme tel : « das Wesen dieser Welt vergeht ». Mais la foi, bien comprise, n’enseigne rien de contraire à la raison, celle-ci nous persuadant que le monde est créé (PP 33, 45) et que les cieux, dont la disposition n’a rien de mathématiquement nécessaire, peuvent changer sans que le monde périsse. D. Figure et mouvement comme principes explicatifs : la science de la nature dans les limites de la perception À

plusieurs

reprises,

Descartes

avait

comparé

la

méthode

des

« suppositions », à la méthode des astronomes et aux « cercles imaginables, par lesquels les astronomes ont coutume de décrire leurs phénomènes »302. Ferdinand Alquié, extrapolant quelque peu ces passages303, en concluait qu’à l’époque des Regulae et du Monde, la « déréalisation du monde est… la condition de son explication »304 ; mais ce qui est indifférent dans les suppositions ou hypothèses (« peu importe… »305), du moins dans le passage visé des Regulae, n’est pas qu’elles soient vraies ou fausses, et qu’elles soient ou non seulement imaginaires ; ce qui « importe peu » est qu’elles soient jugées telles. L’argument cartésien, depuis les Regulae, est profondément « vériste » : encore qu’on puisse toujours objecter aux sidéral) ; certains coperniciens (notamment Lansbergen dont il a été question) tiennent pour un ciel peuplé de créatures spirituelles au-delà du ciel visible. On notera que nonobstant une constante dénégation (le troisième ciel est invisible en cette vie, il n’est pas l’affaire du physicien, etc.), Descartes ne cesse, paradoxalement, d’en affirmer l’existence et la réalité corporelle. 301

Que Descartes traduit par « face », qu’il faut prendre au sens géométrique de surface. Cette (sur)face renvoie donc à la notion de firmament (cf supra) comme superficie enveloppant les tourbillons.

302

RDI, AT X, 41723-25. Règles utiles et claires…, p. 45, et Sur l’ontologie grise de Descartes, § 18, qui donne les parallèles dans la Dioptrique et les Météores.

303

L’incidence de l’épistémologie duhemienne ou « pseudo-duhémienne » dans le cartésianisme de Ferdinand Alquié a été soulignée et critiquée par M. Fichant, « La fable du monde et la signification métaphysique de la science cartésienne », in : Science et métaphysique dans Descartes et Leibniz, PUF, 1998, p. 78 sq.

304

F. Alquié, La découverte métaphysique de l’homme chez Descartes, PUF, 1950, 19873, p. 115, avec l’idée générale que « la physique moderne… ne saurait être qu’une physique sans monde » (ibid, p. 117).

305

RDI, Règle XII, AT X, 41723. Le même “peu importe” (‘parum refert’) revient dans PP 3, 47, AT VIII-1, 10311.



131

astronomes l’irréalité des excentriques et des épicycles, on ne leur refuse pas, pour autant, la parfaite validité des déductions qu’ils opèrent par leur moyen. Rappelons que le dessein général de la règle XII (« meum institutum ») est d’ « ouvrir à tous la vérité », sans jamais rien avancer dans les propositions sujettes à controverse dont on n’ait fait voir des raisons suffisamment convaincantes (AT X, 41124-4122). Il s’agirait donc d’un exposé selon l’ordre des raisons, que le manque de temps et de place interdisent de faire ici. Aussi la Règle XII choisit-elle cette méthode plus brève et plus expédiente, qui est aussi celle des géomètres, en utilisant des suppositions de la vérité desquelles tout le monde ne sera peut-être pas convaincu. En tout ceci, il n’est nullement question de position ontologique à l’égard du monde et de sa déréalisation, mais seulement de la méthode la plus appropriée au dessein d’apprendre à tous à distinguer le vrai du faux. La réduction épistémique du sensible aux figurae était donc expressément justifiée par des raisons pratiques de commodité, de simplicité et d’exhaustivité : « Rien ne tombe plus aisément sous le sens que la figure ». Cette facilité vient d’abord de ce que la figure s’offre aux plus opératoires d’entre eux, du plus « grossier » (le toucher, PP 4, 191) au plus subtil (la vue, 4, 195)306. De fait, la figure n’est pas un sensible propre, mais un sensible commun, et peut servir de dénominateur commun à tous les sensibles si on prend garde à ne pas restreindre son concept à celui de la species optique307. Il est possible de figurer tous les sensibles car « il est certain que la multitude infinie des figures suffit à exprimer toutes les différences des choses sensibles » ; « Pour ce qui touche aux figures, on a montré plus haut, comment c’est par elles seules qu’on peut forger (fingi) les idées de toutes les choses »308. Ces affirmations reproduisent la prétention des atomistes abdéritains à ramener la totalité des « différences de l’être » à ces trois facteurs : figure, ordre, position309 ; même l’idée d’une « variété infinie des figures » est explicitement atomiste310.

306 307 308 309

Règle XII, AT X, 41318-20 ; Règle XIV, AT X, 45010-12.

Aristote, Métaphysique, A, 985b15. La triade démocritéenne « figure, ordre et position » devient chez Descartes la triade « grandeur, figure, mouvement » (PP 4, 202, AT VIII-1, 3254 ; art. 203, AT VIII-1, 32429), mais le texte latin retrouvait ensuite le « situs » à la place du mouvement : « magnitudines et figuras et situs* corporum » (3264-5).

310



RDI, Règle XII, AT X, 4134-5. Traité de l’homme, AT XI, 1769-15.

Aristote, De Generatione et corruptione, I, 8, 325 a 30 et 325 b 26.

132

Mais la facilité du procédé ne pouvait à l’évidence tenir lieu de justification à cet expédient : les Regulae y insistaient lourdement. La première de ces suppositions non démontrées était le caractère passif de la sensation, et la réduction des qualités sensibles à la variété de figures qui s’impriment, littéralement, dans la superficie externe des organes. Le Monde ne procédait pas autrement et commençait l’étude de la physique par le phénomène de la lumière, en affirmant que lumière, chaleur, et autres effets sensibles, procèdent du mouvement de quelques parties de la matière. Au lieu des « qualités » dont nous peuplons le monde, « nous pourrons dire que c’est ce mouvement seul qui, selon les différents effets qu’il produit, s’appelle tantôt chaleur, tantôt lumière »311. Le Monde commence donc par là où les Principes finissent : « …les seuls mouvements de quelques corps suffit pour lui [sc. l’âme] faire avoir toutes sortes de pensées… et particulièrement…. ces pensées confuses qui s’appellent des sentiments » (4, 197). En amont, les Principes ont fourni une démonstration des modes de la res cogitans, dont le « sentir » fait aussi bien partie que l’imagination, la mémoire, ou la volonté (PP 1, 65-70) ; plus généralement, on a donné une analyse des idées ou perceptions, en tant qu’elles peuvent être claires sans être distinctes (1, 4546). L’explication des qualités sensibles comme des « pensées confuses » causées par des modes de l’étendue matérielle trouve dans les Principes la justification attendue que ni le Monde ni la règle XII n’étaient en mesure de fournir. Telle est du moins l’apparence, car l’argument de cette justification, en lui-même, pourra paraître aussi décevant que l’avait été celui de la preuve de la réalité des corps : « … j’ai premièrement considéré en général toutes les notions* claires et distinctes* qui peuvent être en notre entendement touchant les choses matérielles, et… n’en ayant point trouvé d’autres sinon celles que nous avons des figures, des grandeurs & des mouvements, et des règles suivant lesquelles ces trois choses peuvent être diversifiées l’une par l’autre, lesquelles règles sont les principes de la géométrie et des mécaniques, j’ai jugé qu’il fallait nécessairement que toute la connaissance que les hommes peuvent avoir de la nature fût tiré de cela seul… » (4, 203) En un sens, donc, notre connaissance des phénomènes n’est ce qu’elle est que par défaut, et faute d’autres idées claires que celles de l’espace et du mouvement. Encore, pour l’affirmer, faut-il procéder avec méthode (distinction de l’évidence, mise en ordre, dénombrement), en partant de la totalité du pensable, du cogitabile (1, 48). Mais en tout ceci, il n’y a pas plus de déduction ontologique que dans les Regulae : 311



Monde, AT XI, 923-24.

133

l’argument ne concerne pas les figures, grandeurs et mouvements comme les seuls modes de la substance corporelle, mais comme les seuls principes légitimes de la connaissance de la nature. La légitimité de ces principes tient au fait qu’ils sont « clairs », mais aussi sensibles, et que l’explication de ce qui échappe aux sens soit toujours conforme à l’explication des choses visibles. Il faut juger des choses qu’on ne voit pas « à l’exemple » et « à la ressemblance » des choses visibles. C’est un principe méthodologique qui provient encore une fois des atomistes, et que Descartes avait consigné dans une note de jeunesse : « La connaissance humaine des choses naturelles ne se fait que par similitude avec celles qui tombent sous les sens ; et l’on juge meilleur philosophe celui qui pourra assimiler les choses recherchées à celles qui tombent sous le sens »312. Descartes pense donc satisfaire ainsi à l’exigence, formulée par les abdéritains (et non par Épicure), de fournir des « raisons homogènes avec la sensation » (logous…pros tèn aisthesin omologoumena), et se répète en 4, 201 : « c’est beaucoup mieux philosopher*, de juger de ce qui arrive dans ces petits corps, que leur seule petitesse nous empêche de pouvoir sentir, par l’exemple de ce que nous voyons arriver en ceux que nous sentons… [qu’] inventer je ne sais quelles autres [choses] qui n’ont aucun rapport* (similitudinem) avec celles que nous sentons ». Ainsi, Descartes en vient-il à justifier sa théorie des éléments (PP 3, 52) et de la matière subtile par recours à un modèle méthodologique qui est celui des « atomistes ». On ne doit donc pas s’étonner pas que, bien qu’il exclue le vide, Descartes ait pu en être rapproché (PP 4, 202, AT IX-2, 320). Il n’en critique pas tous les principes : la triade « grandeur, figure, mouvement » a cet insigne avantage que ce sont des notions homogènes et immanentes aux sensibles qu’elles doivent expliquer, alors que la triade aristotélicienne (matière, forme, privation) n’explique le sensible qu’en le soumettant à des entités purement nouménales ; Descartes pourrait à ce compte, avec l’appui des atomistes, reprocher aux aristotéliciens d’avoir intellectualisé les phénomènes, et construit un système intellectuel de la nature ; mais il se sépare des atomistes en ce que ceux-ci ont supposé en plus, sans raison et gratuitement, l’indivisibilité des corpuscules, le vide, et la pesanteur des atomes, ce 312



Cogitationes Privatae, AT X, 21821-2192 (tr.)

134

qui donne finalement à la philosophie atomiste son caractère fictif et arbitraire, souligné par le choix des termes (imaginer, supposer, feindre ; 4, 202)313. La physique imaginaire est donc du côté d’Aristote, mais aussi des atomistes, dont la physique devient elle aussi irréaliste et imaginaire dès qu’elle quitte le terrain de la géométrie pour concevoir les atomes comme des réalités physiques dotées de qualités réelles. Toutefois, puisque les natures simples matérielles sont considérées comme des principes de la connaissance (la figure comme principe de la géométrie, le mouvement comme principe de la mécanique) et non comme des choses naturelles, peut-on écarter le soupçon qu’il n’y ait plus et autre chose dans la nature, qui aime se cacher, que ce que l’explication scientifique des phénomènes y trouve ? L’article 4, 204 prend l’exemple de deux horloges extérieurement identiques : la connaissance humaine peut formuler des hypothèses sur la constitution intrinsèque de l’horloge et les causes non sensibles, et il peut se faire, absolument parlant, que cette horloge soit constituée différemment. Les causes n’étant pas sensibles, comme les rouages ne sont pas visibles, rien ne permet d’assurer qu’elles sont nécessairement telles qu’on les suppose, du moins quand on les réfère à la puissance absolue (potentia dei absoluta) qui les a produites314. L’article 204 commence donc par une concession appuyée sur la considération du souverain créateur315, qui peut par définition tout faire, et de toutes les manières possibles, y compris toutes celles qu’un entendement fini n’envisage point. Ceci ne remet pourtant pas en cause la parfaite suffisance des humaines raisons pour l’usage de la vie, dans la mesure où ces causes, quand bien même « imaginées », et même « fausses »316, servent aussi bien que les vraies à produire les effets que l’on souhaite (3, 44). L’hypothèse « métaphysique » d’une fausseté absolue du savoir au regard de la puissance absolue n’intéresse personne, puisqu’elle échappe à notre perception, et, quand bien même fausses, les hypothèses resteraient adaptées « à

313

AT VIII-1, 3253-4 ; 13-15 : « Democritus… corpuscula… imaginabatur […] corpuscula indivisibilia supponebat… vacuum circa ipsa esse fingebat… ».

314

PP 4, 205, AT VIII-1, 32727, séquence supprimée de la version Picot. Dans « Toute-puissance de Dieu et nécessité des principes physiques chez Descartes » (in Potentia Dei. L’omnipotenza divina nel pensiero dei secoli XVI e XVII, Milan FrancoAngeli, 2000, pp. 351-368) J.-M. Beyssade montre que la considération de la potentia dei ajoute et retranche simultanément quelque chose à la certitude des principes physiques : elle ajoute un surcroît de certitude, par la déduction métaphysique qu’elle rend possible, mais elle leur ôte en même temps l’aspect d’une nécessité inconditionnée.

315 316



summum rerum opifex* : VIII-1, 3278. PP 4, 204, AT IX-2, 322 (1647).

135

l’usage de la vie » (4, 204), donc « suffisantes »317 ; leur fécondité suffit à rendre invraisemblable l’objection de leur fausseté (4, 205). Enfin l’argument de leur fausseté est inconsistant puisqu’il revient à supposer un dieu trompeur (3, 43, AT VIII-1, 9911-14 ; 4, 206, 32817-23), ce qui serait ferait « injure à Dieu ». Lorsqu’on se trouve devant un message chiffré, et que, substituant d’abord au hasard un signe à un autre, on parvient à déterminer un sens cohérent, l’arbitraire de cette substitution faite « par conjecture », ou encore des principes qu’on introduit ici « au hasard et sans raison » (« casu* et sine ratione »)318 ne saurait entamer la certitude au moins « morale », d’avoir découvert le vrai sens de ce chiffre (4, 205). La « certitude morale » repose donc sur ces deux éléments que sont l’exhaustivité de l’explication (PP 4, 200) et l’homogénéité des causes ou principes (grandeur, figure, mouvement) avec les phénomènes qu’ils doivent expliquer (4, 201). L’article 206, enfin, revendique pour les connaissances humaines une certitude « plus que morale », dès lors qu’elle est appuyée sur le fondement d’un dieu souverainement parfait et aussi peu trompeur qu’il se peut (« minime fallax »). L’important, surligné par la traduction française, est que les res naturales tombent désormais dans le champ des principes et des démonstrations mathématiques, notamment le principe de la fluidité des cieux, donné ici comme celui dont dérivent toutes les causes de la nature. On peut s’interroger sur le sens et la portée de cette conclusion, qui, revenant sur le problème de la certitude, montre, derechef, mais sans triomphalisme ni fausse modestie, que seule la métaphysique donne aux sciences humaines une certitude « plus que morale » à l’égard de toutes les causes naturelles, qui ne se voient pas. Sans doute faudrait-il, à partir de cette conclusion, revenir sur la preuve de l’existence des corps, au commencement de la physique, puisque la certitude « plus que morale » s’entend d’abord de cette existence (4, 206). Certes, la connaissance des choses naturelles par leurs idées claires et distinctes se trouve par là haussée au même degré de certitude que les démonstrations mathématiques, dans l’esprit de la conclusion de la Deuxième Partie (2, 64), mais cette conclusion accorde aussi bien l’invisibilité des « causes naturelles » en tant qu’elles ne sont pas données à la perception mais 317

En morale, il est également envisagé que l’on puisse se conduire vertueusement selon certains jugements faux, ou selon des résolutions qui procèdent de « quelque fausse opinion » : cf. TPA, art. 49, AT XI, 368.

318



AT VIII-1, 32813.

136

supposées, pour rendre raison des « effets sensibles ». Cette conclusion ouvre l’horizon des cartésianismes à venir : celui de Spinoza, qui rassemble physique et mathématique dans un même genre de connaissance, mais aussi celui de Malebranche, pour qui l’existence des corps et la causalité physique échappent, paradoxalement, à la sphère de l’expérience. Les nuances de cette conclusion montrent toute la lucidité du philosophe quant à la difficulté d’une fondation de la science de la nature. Cette fondation n’est déjà plus « métaphysique » (mais, à la rigueur, « appuyée » dessus), et pas encore « transcendantale » ; n’admettant pour toute méthode que la règle de l’idée « claire et distincte », elle n’a de fait qu’un très fil mince pour s’orienter dans le labyrinthe de la perception sensible, et pour résoudre la question cruciale qu’elle fait sienne, avant que la philosophie transcendantale ne s’en empare : comprendre comment et pourquoi « l’économie des principes n’est pas seulement un principe économique de la raison, mais devient une loi interne de la nature »319. Ce qui suffit « en gros » et subjectivement à l’explication de la nature (figure et mouvement), repose-t-il sur une nécessité objective ? Les Principes apportent à cette question une réponse nuancée, sans se contenter d’un recours incantatoire à la véracité divine : que, au-delà de leur usage et utilité descriptives, les lois de la géométrie et de la mécanique donnent une connaissance exhaustive de la nature, « cela est vrai »320 sans être évident, ni absolument nécessaire. Il n’y a, en dernière analyse, aucune « nécessité objective ». On ne saurait assurer que la mécanique soit réellement la « loi interne » de la nature, et toute la physique n’est, si l’on veut, que « conjecture »321. Il n’y a aucune preuve a priori de la légalité des phénomènes ; mais comme il n’y a aucune preuve du contraire, le soupçon d’arbitraire ne peut que se retourner contre celui qui l’émet. La certitude des connaissances humaines est elle-même humaine, c’est dire qu’elle n’est pas absolue, mais elle est « plus que morale », ce qui est bien assez pour résister à un doute « métaphysique » et à toute tentative de la soumettre, on ne sait d’ailleurs trop pourquoi, à un quelconque principe d’incertitude.

319

Kant, CRP, Appendice à la Dialectique Transcendantale, A 650/B678. Cf. supra : « Descartes. Il faut dire en gros : cela se fait par figure et mouvement. Car cela est vrai ». 321 Terme latin supprimé du français, PP 4, 205, AT VIII-1, 3086. 320



137

Conclusion : idéal de sagesse et progrès des savoirs

L’extension du visible au-delà de la limite des sens, ouvre à la connaissance la perspective d’un progrès indéfini, à mesure que les expériences, rendues possibles par le perfectionnement des moyens d’observation, permettront de mettre les raisonnements à l’épreuve des faits. Ce progrès excède les limites d’une vie humaine, et ne peut reposer sur le travail d’un « particulier », comme l’a souligné la Sixième Partie du Discours de la Méthode. La question de l’achèvement de la philosophie s’inscrit donc dans l’horizon d’un avenir infini : « …on pourra… acquérir avec le temps une parfaite connaissance de toute la philosophie…. »322, ce qui suppose, outre la volonté et la résolution de bien faire, le travail et la mise en commun des moyens de connaissance dans une société dont le « bon sens » constitue la condition de possibilité et le but. Aussi est-ce pour cette raison impérative que Descartes remplace l’image médiévale et renaissante de l’unité encyclique du savoir par celle de l’arbre, dont les racines poussent dans la terre d’une ferme résolution à recommencer, une fois dans sa vie (semel in vita, PP 1, 1), depuis les premiers fondements : « Toute la philosophie est comme un arbre, dont les racines sont la métaphysique, le tronc est la physique, et les branches qui sortent de ce tronc sont toutes les autres sciences, qui se réduisent à trois principales, à savoir la médecine, la mécanique & la morale… »323. En même temps qu’elle rend immédiatement évidente et intuitive l’unité organique du corps entier de toute la philosophie, la métaphore de l’arbre la rend problématique, puisque le « dernier degré de la sagesse », auquel tend toute philosophie comme à son but ultime, à savoir « la plus haute et la plus parfaite morale » présuppose une « entière connaissance » des autre sciences, qui est loin d’être acquise. Le texte du Discours de la Méthode, où la plupart des commentateurs n’ont voulu voir qu’une apologie aveugle de la technique au service d’un idéal de maîtrise et possession de la nature, ne dit pas autre chose : cette science « recherchée », plus pratique que spéculative, est la médecine par laquelle on se pourrait exempter d’une « infinité de maladies, tant du 322 323



L-Pr, AT IX-2, 1817-21. L-Pr, AT IX-2, 1423-28.

138

corps que de l’esprit », et travailler efficacement à la « conservation de la santé »324. Ici, le « progrès » devient un critère d’appréciation et un tribunal auquel se décide la valeur des connaissances humaines. La philosophie elle-même n’a pas le monopole de la vérité, mais elle a le privilège de savoir et de dire les vérités les plus « importantes » et les plus « utiles »325. Ces textes, aux fortes résonnances baconiennes, comportent une forte charge polémique à l’égard d’Aristote, ou plutôt à l’égard de l’attitude fétichiste et réactionnaire des universités attachées à la « philosophie d’Aristote » : « (…) on ne saurait mieux prouver la fausseté [des principes] d’Aristote, qu’en disant qu’on n’a su faire aucun progrès par leur moyen depuis plusieurs siècles qu’on les a suivis »326. Ce jugement aigri, exaspéré par les suites de la querelle d’Utrecht et la persécution des premiers cartésiens dans les Universités des Pays-Bas327, s’explique encore par la référence à l’idée d’un « progrès indéfini ». Si l’aristotélisme a été incapable de progrès, c’est qu’il a été aussi incapable de dépasser les limites d’un monde clos, comme, après Copernic et indépendamment de la position héliocentrique, Tycho Brahe en avait pourtant démontré la nécessité avec la « nouvelle étoile » de 1572328. Bien avant le Sidereus Nuncius (Le messager céleste, 1611) galiléen, l’étoile apparue en 1572 dans la constellation de Cassiopée a fait date dans l’histoire de la science. D’abord parce qu’elle entraîne la ruine définitive du cosmos aristotélicien, et d’une disposition de l’univers par l’emboîtement de sphères solides dans laquelle un tel événement eût été impossible329. Ensuite parce qu’elle fait entrer la science dans l’histoire et dans la compréhension de l’historicité de son procès. La philosophie cartésienne est pleinement consciente de cette historicité et de cette irréversibilité du progrès, c’est d’ailleurs pourquoi elle a pu inspirer tant d’admiration à Auguste Comte, qui n’en retint à peu près que cet aspect330. Reprocher à Descartes son indifférence à l’égard de l’histoire des sciences est un contresens qu’une lecture complète des Principes permet d’éviter : ils font état d’une 324

DM VI, AT VI, 6227. L-Pr, AT IX-2, 3. 326 L-Pr, AT IX-2, 1829-191. 327 Heereboord, de 1643 à 1647, des Principia aux Principes. Sur cette histoire, voir T. Verbeek, La Querelle d’Utrecht, op. cit. 328 Sur cette nouvelle étoile, cf. PP 3, 104 (FA III, 298). 329 Voir la monographie de M. Weichenhan, “Ergo perit coelum…” Die Supernova des Jahres 1572 und die Überwindung der aristotelischen Kosmologie. Stuttgart : F. Steiner, 2004. 330 F. Azouvi, Descartes et la France, Fayard, 2002, ch. VIII. 325



139

connaissance achevée de l’histoire des comètes, et du fait que cette histoire constitue l’unique terrain possible du débat cosmologique. C’est en effet par l’étude du mouvement des comètes qu’il y a moyen de « s’avancer dans le ciel », comme l’avait dit la lettre à Mersenne de mai 1632331 : Encore que [les étoiles fixes] paraissent fort irrégulièrement éparses ça et là dans le ciel, je ne doute point toutefois qu’il n’y ait un ordre naturel entre elles, lequel est régulier et déterminé ; & la connaissance de cet ordre est la clé et le fondement de la plus haute & plus parfaite science que les hommes puissent avoir, touchant les choses matérielles ; d’autant que par ce moyen on pourrait connaître a priori toutes les diverses formes et essences des corps terrestres, au lieu que, sans elle, il faut se contenter de les deviner a posteriori, et par leurs effets. Or je ne trouve rien qui me pût tant aider pour parvenir à la connaissance de cet ordre, que l’observation de plusieurs comètes… Descartes a-t-il finalement renoncé à l’idée d’un ordre « naturel » et déterminé, ou bien aurait-il seulement renoncé à en atteindre la connaissance, faute d’expériences

(en

l’occurrence

l’observation

exacte

des

comètes)

suffisamment poussées et cohérentes ? Il n’y a pas de réponse à cette question, et l’on peut seulement supposer que la science cartésienne s’est résolue à faire de l’idée de cet ordre, « clef » de la plus parfaite science des choses matérielles, donc de toute la physique, un usage régulateur pour orienter le progrès indéfini dans la connaissance humaine des phénomènes du monde. Il s’agit pourtant là d’une connaissance déduite des « vrais principes » : on ne peut en aucun cas conclure que cette connaissance, inachevée, relève d’un des quatre premiers degrés de la connaissance « vulgaire et imparfaite »332, c’est-à-dire la sagesse mondaine, décrits dans la Préface333. Par ailleurs, bien que la connaissance philosophique, du « cinquième degré », diffère de la sagesse mondaine par une différence de nature, elle n’a rien d’inaccessible : la Préface de 1647 et l’Épître dédicatoire à la Princesse Élisabeth (1643) s’emploient à démontrer qu’elle constitue le souverain bien de la vie humaine334, la principale difficulté à surmonter pour y accéder étant celle qu’il y a à se défaire des « préjugés ». Ces deux textes sont à lire dans la perspective d’une réflexion sur la possibilité de la philosophie d’un point de vue pragmatique : les Méditations avaient établi que 331

À Mersenne, mai 1632, AT I, 25021-2514 L-Pr, AT IX-2, 1318. 333 L-Pr, AT IX-2, 53-18. 334 L-Pr, AT IX-2, 45-19. Ibid., 915-17 : « … les vrais principes par lesquels on peut parvenir à ce plus haut degré de sagesse, auquel consiste le souverain bien de la vie humaine, sont ceux que j’ai mis en ce livre ». 332



140

l’abstraction métaphysique (abstractio mentis a sensibus) rend ardue la perception de l’évidence, pourtant supérieure, de ses principes ou notions premières335, raison pour laquelle un exposé comme celui des PP 1, 48-50 ne présentait pas grand intérêt : à quoi bon une telle énumération si personne n’est capable de reconnaître l’évidence ? La Dédicace de 1643 puis la Préface de 1647 suivent une autre voie, qui s’appuie plutôt sur la possession naturellement surabondante des moyens nécessaires à la philosophie, le bon sens, la lumière naturelle, et libertas philosophandi, sans la possession desquels on ne pourrait pas même élever le moindre doute. Comme la liberté, la sagesse ne se prouve pas : il n’y en a que des exemples, et le premier d’entre eux, c’est Élisabeth, icône de vertu et de raison. L’exercice encomiastique auquel se livre l’Épître dédicatoire des Principes manifeste une espèce d’incapacité à distinguer entre la personne d’Élisabeth et la lumière naturelle qui, « toute pure… pénètre les secrets de toutes les sciences » selon le titre de la Recherche de la Vérité336, que l’Épître dédicatoire transfère à l’ingenium d’Élisabeth : « la souveraine perspicacité de votre esprit apparaît en cela que vous pénétrez tous les arcanes de ces sciences »337. Ce qui apparaît d’Élisabeth, ce n’est d’abord rien des qualités visibles de l’esprit (science, vertu) ou du corps : c’est sa « perspicacité ». La vision (perspicere, inspicere : VIII-1, 329, 47) constitue l’objet et le contenu de cette apparition : ce qu’on voit d’Élisabeth, c’est qu’elle voit, et que son regard éclaire les objets sur lesquels il se pose, même les plus obscurs arcanes (arcana scientiarum)338. La clarté est dans le regard, non dans les choses vues, si bien que cette perspicacité s’exerce indifféremment sur toute espèce d’objet, mathématique ou métaphysique : « je ne connais que Votre esprit, auquel toutes choses soient également claires (perspicua) ». Théoriquement, cette égalité ou indifférence à la spécificité de l’objet connu caractérisent moins le génie personnel, que la sagesse même, une, invariable, et indifférente à la nature des objets connus, ainsi que la lumière est indifférente aux objets qu’elle éclaire : « toutes les sciences ne sont rien d’autre que la sagesse humaine, qui demeure toujours une et semblable à soi, si différents que puissent être les sujets auxquels elle s’applique, et qu’elle n’en reçoit 335

Secondes Réponses, AT VII, 1576-16. AT IX-1, 121. La Recherche de la vérité par la lumière naturelle, éd. E. Lojacono, PUF, 2009, p. 79. DM VI, AT VI, 714-11. 337 AT VIII-1, 326 [tr.] / AT IX-2, 22. 338 Sur ces arcanes et les phénomènes mystérieux que la science cartésienne veut expliquer par des principes très simples : 4, 187. 336



141

pas plus de diversité que la lumière du soleil de la variété des choses qu’elle illumine »339. C’est dans l’unité de cette humaine sagesse, resplendissant dans le regard de la Princesse, que se rassemblent et s’unifient les sciences, comme en leur source et racine commune. Comme c’est en elle, également, que s’opère l’unité des vertus, qui ont toutes une seule et même nature ou essence, et ne se diversifient qu’en raison des objets auxquelles elles s’appliquent : les vertus « pures et sincères » (purae et sincerae), qui découlent de la seule connaissance de la vérité « ont toutes une seule et même nature et sont comprises sous le nom unique de sagesse » (VIII-1, 222-25). On reconnaît ici la théorie que les stoïciens opposaient à ce qu’ils jugeaient être une dispersion anarchique des vertus dans l’éthique aristotélicienne. En effet, chez Aristote, il y a bien du rapport entre les différentes vertus, mais pas un rapport de consécution nécessaire, et l’acquisition de l’une ne dépend pas de l’autre ; chaque vertu requiert un apprentissage spécifique. C’est ce que le stoïcisme entendait réformer par la doctrine de l’unité de la vertu. L’inspiration stoïcienne de l’Epistola ressort donc, à ceci près qu’ici la sagesse, indivise et invariable, n’est pas représentée par la figure trompeuse du sage340. Au lieu d’un simulacre, elle a ici un vrai phénomène en la personne d’Élisabeth, pleine de cette douceur qui fait défaut à l’insensible sage. Ce portrait rejoint une idée, néo-stoïcienne, de l’universalité de la philosophie comme exercice de la raison, de la lumière naturelle ou tout simplement du « bon sens », principe de l’unité des sciences et des vertus. Mais le stoïcisme historique (du stoïcisme ancien à ses avatars chrétiens) s’est montré incapable, estime Descartes, d’enseigner la vertu en montrant comment s’acquiert la sagesse. Les Principes montrent, eux, les degrés de la sagesse, et comment on peut les gravir, par le doute et l’exercice de cette libertas philosophandi sans laquelle nous pourrions vivre, mais une vie de cyclope, barbare, caverneuse et sordide341. Pour ceux qui vivent ainsi, la philosophie paraîtra toujours inutile, impraticable, prodigieusement obscure et difficile ; mais pour ceux qui en font l’effort, la philosophie est ce qui rend la vie 339

RDI, Règle I, Règles utiles et claires, p. 2. Sur le sage des stoïciens, voir 4, 190 : « …les stoïques n’ont pu… dénier* [la joie intellectuelle] à leur sage, bien qu’ils aient voulu qu’il fût exempt de toute passion* ». 341 « C’est proprement avoir les yeux fermés, sans tâcher jamais de les ouvrir, que de vivre sans philosopher, et le plaisir de voir toutes les choses que notre vue découvre n’est point comparable à la satisfaction que donne la connaissance de celles qu’on trouve par la philosophie », L-Pr, AT IX-2, 324-29. Riposte ironique et rusée à l’incipit de la Métaphysique d’Aristote (980a25) : « nous préférons pour ainsi dire la vue à tout le reste ». 340



142

facile, même aux mortels ; et, cela, dont le vrai nom est philosophie, il n’est personne, si stupide ou si puissant soit-il, qui ne le désire342.

342



L-Pr, AT IX-2, 49-26.

143

Sommaire des correspondances du Monde et des Principes de la philosophie343 Le Monde

Principes

I, AT XI, 4, l. 3-4

"… les paroles, n'ayant aucune ressemblance avec les choses qu'elles signifient…"

IV, 197

III, AT XI, 11, l. 13

"Je ne m'arrête pas à chercher la cause de leurs mouvements"

II, 36-37 I, 26 ; II, 34 ; III, 51,

III, AT XI, 12, l. 14

"Je ne veux point déterminer si leur nombre est infini..."

III, 87

III, AT XI, 13, l. 21

"… quelle colle ou quel ciment y pourrait-on imaginer… ?"

II, 54, II, 55

V, AT XI, 24, l. 23

"…il n'y a jamais de passage si étroit, ni d'angle si petit…"

III, 52

V, AT XI, 25, l. 22

"…masses, dont les parties n'ont que fort peu ou point du tout de mouvement…"

III, 52

V, AT XI, 29, 11-22

"…nous n'en trouverons que trois sortes…"

III, 52

V, AT XI, 29, 23-25

"Je joins les planètes et les comètes avec la terre…"

III, 30 ; III, 52

"…prescrire des bornes à l'action de notre pensée, que non pas aux œuvres de VI, AT XI, 33, l. 1-3

Dieu"

III, 1, 2, 3

VI, AT XI, 33, l. 7

"… supposons expressément qu'elle n'a pas la forme de la terre…"

II, 4, 11

VI, AT XI, 33, l. 22-25

"… un vrai corps… qui remplit également toutes les longueurs…"

II, 19

VI, AT XI, 34, l. 4

"… capable de recevoir en soi tous les mouvements…"

II, 21

VI, AT XI, 34, l. 5

"Et supposons de plus que Dieu la divise véritablement"

III, 46

VI, AT XI, 34, l. 22

"… mais qu'il en compose un Chaos…"

III, 47

VI, AT XI, 35, l. 26

"… ils la veulent distinguer de sa propre quantité…"

II, 8, II, 9

VI, AT XI, 36, l. 2

"… si je suppose que la quantité de la matière…"

I, 53

VII, AT XI, 38, l. 2

"… Dieu, qui,… est immuable"

II, 36

VII, AT XI, 38, l. 9

"La première…"

II, 37

VII, AT XI, 40, l. 2

"… qui fait que les corps passent d'un lieu à un autre…"

II, 24

VII, AT XI, 40, l. 9

"…le repos est aussi bien une qualité qui doit être attribuée à la matière…"

II, 25 ; II, 27

VII, AT XI, 41, l. 1

"Je suppose pour seconde règle…"

II, 40-42

VII, AT XI, 41, l. 10

"… quand ils veulent rendre raison de ce qu'une pierre continue de se mouvoir…"

II, 38

VII, AT XI, 41, l. 27

"… on aura derechef bien de la peine à rendre raison, pourquoi le mouvement…"

II, 30

VII, AT XI, 43,l. 14

"… une certaine quantité de mouvements dans toute la matière en général…"

II, 37, II, 38

VII, AT XI, 44, l. 4

"… chacune de ses parties… tend toujours à continuer le sien en ligne droite"

II, 39

VII, AT XI, 44, l. 16

"De même, quand on fait tourner une pierre dans une fronde…"

II, 39

VII, AT XI, 45, l. 20

"Comme, par exemple, si une pierre se meut dans une fronde…"

II, 39

VII, AT XI, 47, l. 6

"… de combien le mouvement de chaque corps peut être détourné…"

II, 45

VIII, AT XI, 48, l. 19

"Quelque inégalité et confusion que nous puissions supposer…"

III, 47, III, 48

VIII, AT XI, 49, l. 23

"…tourner autour d'un seul centre, mais de plusieurs différents…"

III, 46

VIII, AT XI, 49, l. 27

"… elles ont dû naturellement être moins agitées, ou plus petites…"

III, 82 sq.

VIII, AT XI, 51, l. 4

"… on doit penser que les plus éloignées de chaque centre…"

III, 82, III, 83

343

Couvrant les ch. I à VIII du Monde, cette table est dressée d’après les indications fournies par l’édition de 1701 des Opuscula physica et mathematica.



144

VIII, AT XI, 51, l. 12

"… il est certain que par après, en se remuant & se heurtant…"

III, 48

VIII, AT XI, 52, l. 8

"… à mesure qu'elles ont rompu et émoussé les petites pointes de leurs angles…"

III, 49, III, 50

VIII, AT XI, 52, l. 12

"… changer à tous les moments de figure pour s'accommoder à celle des lieux…"

III, 49 ; III, 87

VIII, AT XI, 52, l. 16

"… acquérir un mouvement beaucoup plus vite que le leur.."

III, 51

VIII, AT XI, 52, l. 22

"Il est aussi besoin de remarquer, que ce qui se trouve de ce premier élément…"

III, 84

VIII, AT XI, 53, l. 1

"& que de là il (le premier élément) doit composer des corps ronds…"

III, 54, III, 61

VIII, AT XI, 53, l. 5

"… ont la force d'augmenter l'agitation de celle dont ils sont les plus proches…"

III, 60, III, 76

VIII, AT XI, 53, l. 18

"Imaginez-vous, par exemple, que les point, S. E. e. A. sont les centres…"

III, 53

VIII, AT XI, 54, l. 3-4

"… les parties du second élément qui sont vers F ou vers G, sont plus agitées…"

III, 82, III, 83

VIII, AT XI, 54, l. 10

"… qu'elle augmente de là peu à peu jusques aux centres de ces Cieux…"

III, 84

VIII, AT XI, 55, l. 1

"… qu'elle est égale en toutes celles qui sont depuis la circonférence…"

III, 84

VIII, AT XI, 56, l. 5

"Mais il faut penser, au contraire, que, depuis le cercle K…."

III, 82, III, 84

VIII, AT XI, 56, l. 10

"…étant les plus fortes, à cause de leur agitation…"

III, 85

VIII, AT XI, 56, l. 14

"… si petits à l'égard des cieux qui les contiennent, que même tous les cercles…"

III, 40, III, 85



145

Index des notions

Action

requise pour le repos comme pour le mouvement : 2, 26 ; la lumière comme action : 3, 64

Affection

Le néant n'en a aucune : 1, 11 ; elles n'affectent que des choses : 1, 48* ; l'âme ressent les a. des sens : 4, 197*

Aliment

le soleil n'a pas besoin d'aliment (combustible) : 3, 22

Ame

substance pensante : 1, 8 ; sentante : 4, 196-198

Attention

condition de la perception claire et distincte : 1, 45 ; pénible : 1, 73 ; l'a. aux choses souvent détournée par le langage : 1, 74

Attribut

fait connaître la substance : 1, 52 ; l'a. principal constitue l'essence de la substance : 1, 53 ; les a. sont aussi des modes : 1, 57 ; pourquoi on attribue le mouvement à un corps : 2, 30

Cause

toute idée a une c. : 1, 17 ; Dieu c. première du mouvement : 2, 36

Changement

affecte les substances créées : 1, 57 ; définition impropre du mouvement comme c. de lieu : 2, 13 ; 2, 28

Chose

toute qualité dépend d'une c. ou substance : 1, 11

Ciel

les cieux sont liquides : 3, 24 ; on peut distinguer l'univers en trois cieux : 3, 53

Ciment

il n'y a pas d'autre force de cohésion ou c. que le repos : 2, 55

Clarté

la perception claire n'est pas nécessairement distincte : 1, 45-46

Comète

résidus d'étoiles migrant par les tourbillons : 3, 119

Concours divin

l'erreur n'étant pas une chose, ne le requiert pas : 1, 31 ; nécessaire à toute chose : 1, 51 ; conserve la quantité de mouvement : 2, 36

Conscience

définit la pensée : 1, 9

Conservation

identique à l'action créatrice : 1, 21 ; c. des substances : 1, 60 ; c. de la quantité de mouvement : 2, 36 ; 2, 39 ; c. du monde : 2, 42

Copernic

son hypothèse est plus simple que celle de Tycho : 3, 17-19

Corps

ou "substance des choses matérielles" : 2, 1, constituée par la seule extension : 1, 23 ; 2, 4

Création

connue par la raison : 1, 22 ; 3, 45

Démocrite

en quoi sa philosophie est exemplaire : 4, 201-202

Dénombrement

des notions premières et des vérités : 1, 47-49 ; nécessité de ce d. : 1, 75

Détermination

distincte du mouvement proprement dit : 2, 40

Dieu

la nécessité d'être comprise en sa notion : 1, 14 ; veut, entend et fait tout par une action simple : 1, 23 ; « source de toute vérité » (minime fallax), 4, 206

Distance

propriété de l'étendue : 2, 18 ; la d. des étoiles peut être imaginée aussi grande qu'on voudra : 3, 7



146

Distinction de

peut se faire entre la substance et son attribut, ou entre attributs : 1, 62

raison Distinction

entre mode et substance, ou entre modes : 1, 61

modale Distinction réelle d. r. entre les substances : 1, 60 Doute

suppose le libre arbitre : 1, 6 ; et le manifeste : 1, 39

Dureté

la d. ne constitue pas la nature d'un corps : 2, 4

Effort (conatus) son sens physique, distingué du sens psychologique : 3, 56 Elément

il y a trois éléments du monde visible : 3, 52

Enfance

source de préjugés : 1, 47 ; 1, 76 ; notamment sur le mouvement : 2, 37

Entendement

distinct de la volonté : 1, 32 ; créé et fini : 1, 36

Erreur

négation en Dieu, privation en nous : 1, 31 ; origine : 1, 35 ; ne procède pas de notre nature : 1, 38

Espace

l'espace ne diffère du corps que par une distinction de raison : 1, 12

Etoile

leur distance : 3, 7 ; leur lumière : 3, 9 ; leur situation dans les tourbillons et leur dispersion dans le ciel : 3, 68

Evidence

caractéristique des principes : L-Pr, AT IX-2, 2 ; on peut douter des é. mathématiques : 1, 13

Existence

ne requiert pas de définition : 1, 10 ; existence possible, ou nécessaire en Dieu : 1, 14

Expérience

expérience suffit pour attester de notre liberté : 1, 39 ; les phénomènes ou expériences : 3, 4 ; conformité aux expériences : 3, 43-44

Figure

la variété infinie des f. : 2, 64 ; les parties du premier élément n'ont pas de f. assignable : 3, 51-52

Fini

un entendement f. ne peut pas tout comprendre : 1, 19 ; 1, 26 ; 2, 35

Force

f. de mouvoir ou pour résister au mouvement : 2, 43 ; force, tension, effort : 3, 59

Forme

dépendent du mouvement des parties : 2, 23 ; la matière doit prendre successivement toutes les f. dont elle est capable : 3, 47

Grandeur

la g. ne diffère de ce qui est grand que par la pensée : 2, 8 ; la g. du monde ne peut être surestimée : 3, 1 ; grandeurs, figures et mouvements : 4, 203

Hypothèse

on peut expliquer les phénomènes selon diverses h. : 3, 15 ; l' explication scientifique doit être prise pour h. : 3, 44 ; explication des phénomènes de la terre par une h. fausse : 4, 1

Imagination

fréquemment prise pour le tout de la pensée : 1, 73 ; certains imaginent leur esprit infini : 1, 26

Incompréhensi- l'infini est incompréhensible par nature : 1, 19 ; 1, 41 bilité Indéfini

ce en quoi on ne trouve pas de bornes est i. : 1, 26-27

Infini

Dieu (seul) est i. : 1, 24, donc incompréhensible : 1, 26



147

Liquide

un corps est l. si ses parties se meuvent séparément les unes des autres : 1, 54 ; cieux liquides : 3, 24

Loi

les règles ou l. de la nature sont les causes secondes des mouvements : 2, 37

Lumière

définition de la l. : 3, 55

Lumière

la l. n. connaît premièrement que le néant n'a aucun propriété : 1, 11 ; connaît les attributs

naturelle

divins : 1, 22 ; ce qu'elle perçoit est nécessairement vrai : 1, 30

Mathématique

tous les principes de la physique sont aussi reçus en mathématique : 2, 64 ; certitude des m. : 4, 206

Matière subtile

agitation, mobilité et divisibilité de la m. s. : 3, 49-51

Mode

ce par quoi une substance est affectée et diversifiée : 1, 56

Monde

le m. ou la matière étendue ; son extension indéfinie : 2, 21

Mouvement

m. selon l'usage commun du terme : 2, 24 ; m. proprement dit : 2, 25

Nature

lois de la n. : 2, 37, 39, 40 ; phénomènes/effets de la n. : 3, 43 ; 4, 199

Néant

n'a aucune qualité ni propriété : 1, 11 ; 1, 18 ; 1, 52 ; 2, 18

Notion

tout ce dont nous avons une n. est une chose ou une vérité : 1, 48

Ordre

Conduire ses pensées par o. : 1, 7 ; philosopher par o. : 1, 12

Pensée

Ce que c'est que la p. : 1, 9

Perfection

p. objective ou représentative : 1, 17 ; perfections divines : 1, 19

Pesanteur

universellement supposée par les philosophes : L-Pr, 8 ; ne constitue pas la nature du corps : 2, 4 ; s'explique par la pression de la matière céleste : 4, 20-27

Phénomène

les p. ou expériences : 3, 4 ; comprend "toutes les choses qu'on voit sur la terre" : 3, 42 ; sont tous compris dans les Principes : 4, 199

Philosophie

étude de la sagesse, nécessaire à la vie, L-Pr, 3 ; ne se contente pas du relativisme, 3, 29 ; explique toute la nature par analogie avec les sens : 4, 201

Planète

éclairées par le soleil : 3, 10 ; changent de situation : 3, 14 ; dans l'hypothèse pseudogénétique : petit soleil dévitalisé et happé dans un tourbillon : 4,2

Pôle

les p. d'un tourbillon doivent être aussi éloignés qu'il se peut des p. des tourbillons voisins : 3, 67

Possible

l'étendue des choses possibles est indéfinie : 1, 26

Préjugé

empêche d'entendre les preuves métaphysiques : 1, 16

Préordination

certaine mais incompréhensible : 1, 40-41

Pression

force qui s'exerce sans déplacement de matière ; toute la lumière ne consiste qu'en cela : 3, 63

Principe

doivent être évidents et antérieurs aux choses qu'on en déduit : L-Pr, 10 ; p. de la connaissance et p. des choses matérielles : L-Pr, 14

Propension



p. au mouvement : 3, 26

148

Proportion

convient mieux à Dieu que le chaos ; la plus simple est l'égalité : 3, 47

Puissance

infinie en Dieu : 1, 24 ; Dieu ne peut se défaire de sa p. : 1, 60

Qualités

q. ou attribut : 1, 56 ; séparables du corps : 2, 11 ; q. occultes : 4, 198-199

Quantité

divisibilité : 1, 26 ; augmentation : 2, 7 ; définit la matière : 2, 64 ; q. de la force : 2, 43 ; 3, 59

Raison

l'évidence de la r. est contraignante : 4, 207

Repos

requiert l'action d'une cause : 2, 26 ; mode contraire au mouvement : 2, 27

Sagesse

connaissance parfaite, vraie nourriture, manque aux souvent aux philosophes de profession : L-Pr, 2-4

Simplicité

de l'action divine : 1, 23, 2, 39 ; s. du mouvement : 2, 37 ; 2, 41

Situation

s. respective des corps : 2, 13 ; le lieu dénote plus la situation que la grandeur ou la figure : 2, 14

Sphère

les fixes ne sont pas fixées sur une superficie sphérique : 3, 23 ; les tourbillons ne sont pas sphériques mais sphéroïdes : 3, 82 ; s. d'activité de l'aimant : 4, 153

Substance

connue par ses propriétés : 1, 11 ; s. et attribut 1, 51-53 ; les s. (Dieu, la pensée, le corps) : 1, 54 ; existence actuelle de la s. corporelle : 2, 1

Supposition

servent à expliquer comment les choses ont pu être formées : 3, 46-47 ; 4, 206

Taches

observation des t. solaires : 3, 32 ; théorie générale : 3, 88-110

Temps

Les parties du t. sont indépendantes : 1, 21 ; le t. n'est rien qu'une certaine façon de penser la durée des choses : 1, 57 ; l'instant comme minimum de t. et la force de la lumière : 3, 63

Théologie

son autorité et les limites de sa compétence : 1, 76

Tourbillon

un t. en comprend d'autres en lui : 3, 30 ; mouvement tourbillonnant des planètes médicéennes : 3, 33

Transport

définit le mouvement et le mobile comme "tout ce qui est transporté ensemble" : 2, 25

Tycho Brahe

son hypothèse est inutilement sophistiquée : 3, 17 ; n'a pas considéré la vraie nature du mouvement : 3, 18 ; nie de manière inconséquente le mouvement de la terre : 3, 38

Vérité

v. des choses sensibles : 1, 4 ; objet de la perception claire et distincte : 1, 30

Vide

il n'y a pas de v. au sens philosophique : 2, 16 ; 2, 18 ; le v. selon l'usage ordinaire : 2, 17 ; si le soleil était v. : 3, 64

Volonté

requise pour le jugement : 1, 34 ; peut "sembler infinie" : 1, 35 ; liberté de la v. : 1, 39 ; cause de l'erreur : 1, 42



149

Bibliographie sélective344

Ferdinand ALQUIE, La découverte métaphysique de l’homme chez Descartes, PUF, 1950, 19873 Jean-Christophe BARDOUT, « Remarques sur l’impossibilité cartésienne des mondes possibles », Cahiers de philosophie de l’Université de Caen, n° 42, 2006, p. 47-69 Jean-Marie BEYSSADE, La philosophie première de Descartes, Paris, Flammarion, 1979. — « Toute-puissance de Dieu et nécessité des principes physiques chez Descartes », in : Potentia Dei. L’omnipotenza divina nel pensiero dei secoli XVI e XVII, Milan FrancoAngeli, 2000, pp. 351-368. — « Scientia perfectissima. Analyse et synthèse dans les Principia », Naples, 1996, repris dans Études sur Descartes, Les Éditions du Seuil, Paris, 2001. — « En quel sens peut-on parler de transcendantal chez Descartes ? Sur les Principia Philosophiae I, 48 », in : Le problème des transcendantaux du XIVe au XVIIe siècle, G. F. Vescovini (éd.), Paris, Vrin, 2002, p. 175-186. Hans BLUMENBERG, Die Genesis der kopernikanischen Welt, 3 vol., Francfort, Suhrkamp, 1975, 20074. — La légitimité des Temps modernes, Paris, Gallimard, 1999 (tr. M. Sagnol et al.), ch. V (« La cosmogonie comme paradigme de l’autoconstitution ») Frédéric DE BUZON, « La mathesis des Principia. Remarques sur II, 64 », in : Descartes : Principia philosophiae (1644-1994), a cura di J.-R. Armogathe e G. Belgioioso, Naples, Vivarium, 1996, p. 303-320 — avec V. Carraud : Descartes et les « Principia » II. Corps et mouvement, Paris, PUF, 1994. Michele CAMEROTA, « Sidera ex unis vorticibus in alios migrantia. Note Sulla teoria cometaria cartesiana », in Descartes e l’Eredità Cartesiana nell’Europa SeiSettecentesca, M. T. Marcialis e F. M. Crasta (a cura di), Lecce, Conte, 2002, p. 91105. Vincent CARRAUD, « Descartes et l’Écriture Sainte », Groupe de recherches spinozistes, Travaux et documents, n° 4, Presses de la Sorbonne, 1992, pp. 41-70. — « ‘La matière assume successivement toutes les formes’. Note sur le concept d'ordre et sur une proposition thomiste de la cosmogonie cartésienne », Revue de métaphysique et de morale, 2000, n° 1, pp. 57-79 — ‘Causa sive ratio’. La raison de la cause de Suarez à Leibniz, Paris, PUF, 2002. — « Approfondir trop et parler de tout : Les Principia philosophiae dans les Pensées (note complémentaire sur ‘Disproportion de l'homme’) », Revue d’histoire des sciences, 2005, vol. 58, no1, pp. 29-52 344



Pour les renvois aux œuvres de Descartes, voir l’avertissement bibliographique liminaire.

150

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151

Alexandre KOYRE, Du monde clos à l’univers infini, trad. fr. R. Tarr, Paris : PUF, 1962 ; Gallimard, 1988 (TEL) — Études galiléennes, Paris, Hermann, 1966. — Études d’histoire de la pensée scientifique, Paris, Gallimard, 1971, 1985 (TEL). Daniel GARBER, « J.-B. Morin and Descartes’ Principia », in : Descartes : Principia philosophiae (1644-1994), p. 685-699 Tullio GREGORY, « Perspectives sur Pierre Gassendi », dans Genèse de la raison classique de Charron à Descartes, Paris, PUF, 2000 Michel-Pierre LERNER, Le Monde des Sphères, II. vol. Paris, Les Belles Lettres, 19961997, 20082. Geoffrey E. R. LLOYD, « Saving the Appearances », The Classical Quarterly, New series, vol. 28, n° 1 (1978), p. 202-222. Anneliese MAIER, Die Mechanisierung des Weltbilds im 17. Jahrhundert, Leipzig, Meiner, 1938. — Metaphysische Hintergründe der spätscholastischen Naturphilosophie (Studien zur Naturphilosophie der Spätscholastik, vol. IV), Rome, Edizioni di storia e letteratura, 1955 Jean-Luc MARION, Sur l’ontologie grise de Descartes. Science cartésienne et savoir aristotélicien dans les Regulae, Paris, Vrin, 1975, 19812. — Sur la théologie blanche de Descartes, Paris, PUF, 1981, 19912 — Sur le prisme métaphysique de Descartes, PUF, 1986. — « Substance et subsistance. Suarez et le traité de la substantia dans les Principia I, art. 51-54 », Questions cartésiennes II, Paris, 1996, p. 85-115. Édouard MEHL, « Philosophia interpres naturae. L’interprétation de la nature au seuil de l’âge classique », Revue de Métaphysique et de morale, 2009/2, p. 167-186. Paul MOUY : Le développement de la physique cartésienne, 1646-1712, Paris, Vrin, 1934. John A. SCHUSTER, « Waterworld : Descartes’ vortical celestial mechanics » in : The science of nature in the seventeenth century. Patterns of Change in early modern natural philosophy, P. R. Anstay et J. A. Schuster éds, Dordrecht, Springer, 2005, p. 35-79 Jean SEIDENGART, Dieu, l’univers et la sphère infinie. Penser l’infinité cosmique à l’aube de la science classique, Paris, Albin Michel, 2006. D. L. SEPPER : Descartes's Imagination. Proportion, Images, and the Activity of Thinking. Berkeley, University of California Press, 1996. Roger TEXIER, Descartes physicien, Paris, L’Harmattan, 2008. Theo VERBEEK, La Querelle d’Utrecht. René Descartes et M. Schoock, Paris, Les Impressions nouvelles, 1988. — « Regius’s Fundamenta Physices », Journal of the History of Ideas, Vol. 55, No. 4 (Oct., 1994), p. 533-551.



152

Michael WEICHENHAN,“Ergo perit coelum…” Die Supernova des Jahres 1572 und die Überwindung der aristotelischen Kosmologie. Stuttgart : F. Steiner, 2004. Annexe : l’existence des corps dans les Principes Vincent CARRAUD : « L’esistenza dei corpi è un principio della fisica cartesiana ? », in Descartes : Principia philosophiae (1644-1994), a cura di J.-R. Armogathe e G. Belgioioso, Naples, Vivarium, 1994, p.153-177. Philippe DESOCHE : « Parole divine et nature humaine : la preuve cartésienne de l’existence des corps face à la critique de Malebranche », dans : Union et Distinction de l’Âme et du Corps : Lectures de la VIe méditation de Descartes. Textes réunis pas D. Kolesnik-Antoine, Paris, Kimé, 1998, p. 60-82 (p. 71 sq). Daniel GARBER : « Descartes et l’occasionnalisme », dans Corps cartésiens, PUF, 2004, p. 257-277 (p. 271 sq) Étienne GILSON : « Spinoza interprète de Descartes », dans Études sur le rôle de la pensée médiévale dans la formation du système cartésien, Paris, Vrin, 1984, p. 299315. Thierry GONTIER : « De la regula veritatis à l’existence des corps. Figures de la véracité divine », Rivista di storia della filosofia, 2000, n° 3, p. 351-372 (notamment p. 360). Denis KAMBOUCHNER : « Les corps sans milieu : Descartes à la lumière d’Arnauld », in : La voie des idées ? Le statut de la représentation XVIIe – XXe siècles, dir. K. S. Ong-van-Cung, CNRS, 2006, p. 71-86 (notamment p. 83 sq). Jean-Luc MARION : « L’existence des choses extérieures ou le ‘scandale de la philosophie’ », in Descartes en Kant, dir M. Fichant et J.-L . Marion, PUF, 2006, p. 321-347 (p. 326). Emanuela SCRIBANO : "Le prove dell'esistenza dei corpi. Dalle 'Meditazioni' ai 'Principi'", Rivista di storia della filosofia, 2000, n° 3, p. 333-349.



153

TABLE DES MATIERES

INTRODUCTION I.

Une œuvre sans précédent

A. Toute la philosophie B. Publier la physique, établir des principes C. La métaphysique comme science démonstrative II.

La science des choses matérielles

A. Monde, nature, matière : l’objet de la physique B. L’évidence de la Création C. L’étendue de l’imagination IERE PARTIE : LA SUBSTANCE DES « CHOSES » Art. 1 à 12 : L’incertitude des choses et la certitude de la « chose pensante » A. La conscience pure B. Protofondation de l’ontologie cartésienne C. L’axiome du néant Art. 13 à 25 : l’existence et la nature divine A. L’existence en idée B. Remaniement de la première preuve par les effets C. Deuxième preuve par les effets : le Créateur Art. 24-50. La plus parfaite science et l’élimination de l’erreur A. La via philosophandi B. Voir l’invisible par le visible, et inversement (1, 28) C. Éradiquer l’erreur D. La liberté et son « expérience » E. Les causes de l’erreur (art. 42, art. 71-74) F. Les notions premières, et — premièrement — le temps (1, 57) Art. 50-64 : Les affections des substances A. L’aporie de la substance et le privilège de l’attribut (1, 51-53) B. L’aporie du changement et l’invention du « mode » (1, 56)



154

C. La théorie des genres de distinctions : réelle et modale, de raison (1, 6064) IIEME PARTIE : LES LOIS DE LA NATURE I. L’espace A. B. C. D.

L’existence des corps (2, 1) : une preuve transcendantale ? Le poids des préjugés (2, 2-9) Le lieu des corps (2, 10-15) De l’impossibilité du vide à l’étendue du monde (2, 16-23)

II. Le mouvement A. L’essence du mouvement : définitions (2, 24-28) B. Le mouvement : son sujet (art. 29-32) et son milieu (2, 33-35) C. Les lois de la nature (2, 36-44) —Première loi : le statu quo —Deuxième loi : de la détermination à la direction —Troisième loi : l’idéalité du choc D. Les règles du choc (2, 45-53) et la géométrisation des propriétés physiques des corps (2, 54-64) IIIE PARTIE : LA VISIBILITE DU MONDE A. « L’admirable structure de ce monde visible » (3, 1 ; 24 ; 29 ; 40-41) B. L’usage de l’hypothesis falsa (3, 15-19 ; 43-47 ; 67-68) C. L’axiome du changement et l’équilibre du monde (3, 53, 119, 130, 146 ; PP 4, 188) D. Figure et mouvement comme principes explicatifs : la science de la nature dans les limites de la perception (4, 200-206). Conclusion : idéal de sagesse et progrès des savoirs Index des correspondances du Monde et des Principes de la Philosophie Index des notions Table des matières



155