Des savants dans la résistance: Boris Vildé et le réseau du Musée de l'Homme 2271067359, 9782271067357

En bref L'ouvrage de référence sur le premier réseau de résistants français lié au monde scientifique et savant.

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Des savants dans la résistance: Boris Vildé et le réseau du Musée de l'Homme
 2271067359, 9782271067357

Table of contents :
Avant-propos
Une jeunesse balte
La tentation de l’émigré
Berlin
André Gide
L’ethnologie et les ethnologues
Boris Vildé à Paris
Irène Lot
Un tournant dans la vie du musée
Les missions en Estonie
« La complicité des faits à observer »
La Finlande
Un été d’attente
Une résolution immédiate
Faire quelque chose
Résistance
Les risques
Les arrestations
Le mythe
La réclusion
Le procès
Les recours
La fin
Suite posthume
Épilogue
Annexes
Abréviations
Principales sources imprimées utilisées
Bibliographie sélective
Remerciements

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RÉSUMÉS Le premier groupe de résistants français. Une organisation secrète consacrée à l’aide aux évadés, à la contre-propagande et au renseignement. L’histoire d’un réseau et l'histoire d’un homme, Boris Vildé, poète, linguiste, ethnologue, chef de ce mouvement né dès l’été 1940. A ses côtés, Germaine Tillion, Jean Cassou, Pierre Brossolette, Jean Paulhan, Anatole Lewitsky, Yvonne Oddon. Des intellectuels entrés en résistance au péril de leur vie, traqués par la Gestapo, dénoncés par la police de Vichy. Les précurseurs de l’armée des ombres. Une leçon d'héroïsme suivie et méditée par les acteurs de la France libre. Arrêtés en 1941, Boris Vildé et six de ses compagnons sont jugés par un tribunal allemand et condamnés à la peine capitale. Ils sont fusillés au fort du MontValérien le 23 février 1942. Nourrie d’archives inédites, la passionnante enquête d’Anne Hogenhuis fait revivre l’aventure de ce réseau en prenant pour fil conducteur la vie hors norme de son fondateur, né russe, devenu français, intégré à la famille cordiale et exigeante des savants du Musée de l'Homme. L’histoire d'un engagement. Une nouvelle approche de la première Résistance.

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SOMMAIRE

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Avant-propos Une jeunesse balte La tentation de l’émigré Berlin André Gide L’ethnologie et les ethnologues Boris Vildé à Paris Irène Lot Un tournant dans la vie du musée Les missions en Estonie « La complicité des faits à observer » La Finlande Un été d’attente Une résolution immédiate Faire quelque chose Résistance Les risques Les arrestations Le mythe La réclusion Le procès Les recours La fin Suite posthume Épilogue Annexes Abréviations Principales sources imprimées utilisées Bibliographie sélective

Remerciements

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Avant-propos

1

Un lien étroit associe au Musée de l’Homme le nom de Boris Vildé, qui y a dirigé le premier réseau de Résistance à l’occupation allemande, le premier aussi à utiliser le mot de Résistance, réseau qui pour les historiens comme pour le public porte le nom du Musée : le réseau du Musée de l’Homme. Le parcours du jeune homme s’est intégré à l’histoire de cette institution au moment où celle-ci était à son zénith. En retour, l’ethnologie permit à Boris Vildé de devenir membre à part entière d’une famille de savants, cordiale, consciente et exigeante, en prise directe avec le monde contemporain. Il reste dans les mémoires comme l’ethnologue russe du Musée de l’Homme.

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Aujourd’hui encore, sur les hauteurs de Chaillot se dresse un bâtiment néo-moderne, composé de deux ailes en arc de cercle, dédiées à la science et aux arts. L’aile occidentale du bâtiment, « Passy », abrite le Musée de l’Homme, soit l’ethnologie appliquée aux civilisations éloignées dans le temps et dans l’espace. À l’est du parvis, dans l’aile « Paris », se logeait le Musée des Arts et traditions populaires, consacré au domaine français dans son acception sociologique et culturelle. Au centre, un parvis prolongé par une perspective de fontaines et de jardins, relie le musée à l’École militaire sur la rive gauche de la Seine. Vu du ciel, l’ensemble mêle des réminiscences de chemin processionnaire mésopotamien à des statues dorées, très art nouveau, sorte de Propylées qui débouchent, de l’autre côté du parvis, sur la statue équestre du maréchal Foch au milieu de la place qui portait le nom du 11 novembre 1918. Un raccourci de l’histoire dramatique de l’entre-deux-guerres.

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Le Musée d’ethnologie de l’ancien Trocadéro était un labyrinthe de trésors accumulés. Inauguré en 1937 dans sa version moderne, il présentait des collections rendant accessibles à tous les notions d’une science infiniment complexe. Disposées selon une classification géographique, culturelle et thématique, elles s’exposaient dans des vitrines transparentes de métal et de verre où le visiteur pouvait découvrir « la face cachée des choses », une référence à l’influence des surréalistes qui s’étaient attachés à résoudre les énigmes posées par les objets détournés de leur sens. Mais cette influence appartenait déjà au passé, l’heure était au politique. Construit sous le Front Populaire, le Musée incarnait la volonté de ne pas céder aux forces obscures qui poussaient l’Europe à s’éloigner de ses fondements humanistes. Le Musée de l’Homme se voulait un

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musée pour l’Homme, à une époque où l’universalité de cette notion était gravement menacée. 4

Il offre encore aujourd’hui le meilleur de ce que nous a légué la société française de l’entre-deux-guerres occupée à panser ses plaies, confrontée à d’insolubles dilemmes, incertaine dans ses choix, agitée de courants hostiles, contradictoires même et si décriée par la suite. Le Musée de l’Homme s’était donné pour mission de combattre l’ombre par la science, espérant que la raison triompherait de l’obscurantisme, sans vraiment affiner le propos. Pendant la guerre, cet impératif allait trouver une application pratique dans l’engagement de quelques individus isolés dont Boris Vildé fut le chef.

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La présente étude rassemble les traces laissées par Vildé en Russie, où il est né, dans les Pays Baltes où il a grandi, puis dans les milieux très divers fréquentés à Berlin ou à Paris, qu’ils soient français ou russes, allemands ou baltes. Des correspondances ont été mises à jour, des photos retrouvées. Les restes d’un passé perdu se sont assemblés en un parcours aventureux et original qui ne se réduit ni à la condition d’émigré, ni à celle d’ethnologue, mais qui incarne le type de citoyen du monde, une forme de vie nouvelle née des abominations du XXe siècle.

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Russe émigré, Boris Vildé s’est activement intégré à la société française. Il renia d’autant moins son héritage qu’il ne s’agissait pas d’une singularité culturelle, mais d’une ouverture sur le monde. Un monde européen que la société française, toujours sûre de son avantage, avait tendance à minorer et dont elle n’a pris que tardivement conscience. L’ethnologie facilita cette intégration. Aux jeunes émigrés qui se sont retrouvés au Musée de l’Homme, elle s’est imposée comme la clef qui justifiait leur parcours. Le choix de l’ethnologie supposait en effet de leur part la recherche d’un regard distancié sur leur milieu culturel d’origine. Comprendre l’histoire de l’homme à travers les époques et les latitudes les amena à s’interroger sur eux-mêmes, mais aussi sur la fragilité des certitudes où se réfugiaient les sociétés épargnées par le grand naufrage culturel et moral survenu à l’Est. Pour ces rescapés du siècle, quelle meilleure voie que l’explication de l’aventure humaine offerte par l’anthropologie, la sociologie ou l’ethnologie !

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Les vestiges précieux recueillis sous d’autres cieux ou hérités d’autres époques imposèrent aux ethnologues la certitude que les civilisations étaient mortelles. L’idée d’une faillite générale s’était imposée après la Première Guerre mondiale et le cortège d’horreurs qui en a découlé, révolutions, guerres civiles, famines. Boris Vildé en a vécu l’expérience très jeune, pour avoir vu sous ses yeux se désagréger des pans entiers de la société en Russie, en Allemagne, avant d’atteindre Paris, la ville de toutes les attentes.

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Plusieurs thèmes se relaient au fil de ce parcours hors du commun avec, à la clef, l’aventure vécue au Musée de l’Homme. Grâce à l’ethnologie, le jeune homme au bagage culturel formé par plusieurs années d’errance s’intègre harmonieusement à la vie intellectuelle parisienne. À mesure que l’ethnologue avance dans sa voie, se déroule en arrière-plan l’histoire tragique de l’Europe de l’entre-deux-guerres et celle de sa culture menacée. Si l’élite intellectuelle française a vu venir l’orage destructeur, elle s’est souvent perdue dans le labyrinthe des idées, par engouements successifs pour des maîtres à penser déconcertants. Spontanément, un jeune homme venu d’ailleurs allait s’offrir aux mandarins pour les guider hors du dédale.

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Par la suite, cette Résistance de la première heure sera souvent considérée comme quantité négligeable : « un jeu de piste symbolique pour boy-scouts romanesques ou

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gaffeurs », pour reprendre l’expression de Jean Lacouture1. À la Libération, trop d’intérêts politiques ont été enjeu à droite comme à gauche pour qu’une aventure vécue en dehors des cadres admis ne soit tenue pour suspecte. Mais qui se souvient encore de ceux que dérangeait cette aventure hors normes ? 10

Plusieurs témoignages publiés après la guerre par les compagnons de Vildé apportent des informations précieuses sur leur action commune — ainsi des écrits de Germaine Tillion, Agnès Humbert ou Jean Paulhan. De leur côté, les ethnologues Michel Leiris, Patrick O’Reilly ou Georges Rivet ont livré les souvenirs qu’ils avaient conservés de leur collaboration au Musée de l’Homme. André Gide et sa fidèle « petite dame » ont évoqué Boris Vildé en dehors de toute participation à la Résistance. Les souvenirs rédigés par Vassili Yanovsky et par Vladimir Varchavsky, émigrés russes dans le Paris de l’époque, témoignent du style de vie qui leur fut propre. Enfin, du côté allemand, on ne peut oublier Ernst Jünger, officier à Paris, dont le récit reflète le point de vue d’un occupant sensible. Un autre témoignage essentiel, celui de l’abbé Franz Stock, fut recueilli par René Closset. Tous ceux qui ont participé aux événements n’ont d’ailleurs pas toujours publié leurs notes. C’est le cas d’Evelyne Lot, dont le tapuscrit est conservé à la Bibliothèque nationale dans le fonds Boris Vildé.

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Les dossiers d’archives, consacrés au procès du Musée de l’Homme ou à celui du traître Gaveau, comportent des déclarations de témoins, très intéressantes, qui permettent de compléter le puzzle. Enfin, certaines pièces ont été recueillies en Russie, au Musée Boris Vildé, sans que l’on sache toujours le contexte des extraits de documents cités. Ce même reproche peut être fait au récit d’une historienne soviétique, Raïssa RaïtKovaleva, qui a réuni dans les années 1980 les souvenirs oraux ou écrits de témoins qu’elle a découverts en URSS ou à Paris, mais dont l’utilisation n’est pas toujours explicitée. Citons enfin l’ouvrage de Martin Blumenson, qui a largement utilisé les témoignages et les archives disponibles à l’époque pour construire un récit habile et précis en forme de thriller, une chronique parfaitement orchestrée qui laisse cependant un grand vide en ce qui concerne les personnes évoquées et leur épaisseur psychologique.

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Reste à Fontenay-aux-Roses une petite rue de banlieue dédiée à Boris Vildé. Grâce au journal qu’il a tenu en prison, l’intérêt que suscite son itinéraire continue néanmoins son chemin : l’ouvrage a connu plusieurs rééditions. Il a été publié en Russie, où un musée est consacré à Vildé, accueillant des visiteurs français toujours plus nombreux. À Paris, la plaque commémorative apposée dans le hall du Musée de l’Homme a disparu lors d’une rénovation dont elle gâtait le style. On promet de la reconstituer.

NOTES 1. Jean Lacouture, Le Témoignage est un combat, Paris, Le Seuil, 2000, p. 109.

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Une jeunesse balte

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Le périple qui mena Boris Vildé jusqu’au Musée de l’Homme constitue une aventure peu commune. Lui-même s’est défini comme un aventurier-né. Certaines étapes de son parcours se perdent dans une ombre d’autant plus difficile à dissiper que le passage du temps et des guerres a fait son œuvre destructrice. Et puis, à l’égard de ce que les autres en ont dit, Vildé s’est gardé de démentir ou de corriger. Le secret entoure sa brève existence. Lui-même y a contribué en mêlant les pistes à sa convenance. Si les témoignages de personnes qui l’ont connu sont nombreux, ils se décalquent dans leurs approximations, à quelques exceptions près.

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Ses premières années ne prêtent guère à confusion. Boris Vildé est né le 8 juillet 1908 à Saint-Pétersbourg. Ses parents, Vladimir Jossefovitch Vildé et Marie Vassilevna, née Goloubeff, sont tous deux russes et baptisés orthodoxes, lui de condition bourgeoise, elle villageoise, comme l’affirmera bien plus tard Marie Vildé. Ces données sont confirmées par l’acte de baptême de Boris, tardif, puisqu’il date de septembre 1911 - en Russie, ce document faisait foi en matière d’état-civil. Vladimir Vildé a des ascendances baltes, si l’on en croit encore son épouse2. Elle précise qu’il travaillait pour les chemins de fer, à la gare de Slavianka, dans les environs de la capitale, sans doute en tant qu’administrateur ou chef de gare. L’information fut communiquée par Marie sur le tard, lorsqu’après l’occupation des Pays Baltes par l’URSS, devenue citoyenne soviétique, elle savait préférable de ne pas avouer d’origines bourgeoises. La vie de Vladimir Vildé fut courte. Il mourut le 10 novembre 1913, à 37 ans - comme en témoigne sa tombe dans le cimetière du village de Iastrebino 3 - d’une maladie nerveuse, après avoir été interné. La hantise d’un mal héréditaire poursuivra Boris.

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Les grands-parents du côté maternel possédaient une maison à Iastrebino, une localité située à cent vingt kilomètres de la capitale, dans la région comprise entre Louga et Yambourg. La jeune veuve s’y retira avec ses deux enfants, Boris, alors âgé de cinq ans, et une fillette de deux ans son aînée, Raïssa. Elle y séjournera pendant les années de la guerre puis de la guerre civile. Le petit bâtiment de cinq pièces, peu gracieux, devenu un temps l’école du village, appartenait à son frère. Il abrite aujourd’hui le Musée Boris Vildé.

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Le patronyme pose une première interrogation. Car Vildé, pour certains auteurs, à l’étranger comme en France, s’écrit à l’allemande Wilde, un nom germanique assez courant, qui signifie sauvage. Dikoï, en russe, a la même signification. Le jeune homme

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prendra comme pseudonyme cette traduction russifiée et publiera sous ce nom. C’est ainsi que le connaissent ses amis russes parisiens. Un mémorialiste russe émigré qui rencontrera Boris à Paris l’appelle « Dikoï, comme sa mère 4 ». Lorsque Boris se mariera, son épouse s’amusera de ce nom de Dikoï, « le sauvage », qu’elle transposera en « ours ». La spécialiste américaine de la littérature russe dans les Pays Baltes le fait figurer dans son anthologie poétique sous le nom de Dikoï-Vil’de - ce dernier nom sous sa translittération phonétique de la prononciation russe5. L’anthologie française sur les soixante-dix ans de l’émigration russe préfère Wildé6. En adoptant l’orthographe francisée Vildé, qui figure sur son acte de naturalisation, le jeune homme a opté pour la France. Il fera même plus, il se réclamera à l’occasion de vieille ascendance française, avec, à l’appui, une étymologie qui rattache Vildé à Villedieu dans les Côtes-du-Nord 7. 5

Sa future belle-sœur, lorsqu’elle retracera sa vie, reliera Vildé à Edward Wilde, romancier estonien de la fin du XIXe siècle. Un rapprochement qu’aucune référence exacte ne conforte et qui souligne l’alignement des proches sur le mythe dont aime à s’entourer le jeune homme venu d’ailleurs8. Car, en 1919, au moment de la retraite du général Youdenitch, Marie Vildé passe la frontière et émigre avec ses enfants en Estonie où l’un de ses frères dirige une exploitation forestière. Elle fuit le chaos bolchevique et la guerre civile. Rien n’indique pourtant que les Vildé soient d’origine estonienne. Selon son épouse, Vladimir Vildé, pour se marier, était allé chercher les papiers nécessaires à Kowno, en Lituanie. Dans ces anciennes provinces russes, rien n’est simple vu le mélange des langues, des mœurs et des religions qui définissent les populations juxtaposées, balte, russe, allemande, polonaise. Néanmoins, sans l’ombre d’un doute, les Vildé se disent et se sentent russes. Si Marie Vildé se transporte avec ses deux enfants de l’autre côté de la frontière estonienne, c’est que son village se trouve en plein cœur des opérations de la guerre civile et que la vie n’y est plus tenable. Ses frères font de même.

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La frontière avec l’Estonie passe à quelque cent kilomètres à l’ouest de SaintPétersbourg et les réfugiés la traversent en passant entre les lignes. Les provinces baltes avaient proclamé leur indépendance au début de la révolution, lors de la négociation du traité de Brest-Litovsk, puis, pour l’assurer en fait, avaient louvoyé entre Allemands, Alliés, Rouges et Blancs. Des militaires russes s’y sont regroupés pour combattre les bolcheviks avec l’aide de corps francs allemands et avaient tenté en vain de reprendre la capitale. Fuyant la famine et les exécutions, de nombreux habitants de Saint-Pétersbourg se sont transportés vers cette ancienne partie de l’Empire où ils se sentent chez eux. En Estonie, au début des années vingt, les Russes constituent près du dixième la population. Sous le signe du provisoire, ils y attendent la chute du régime bolchevique.

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Marie Vildé s’installe à Tartu, dans un appartement au 3 de la rue Leppitskaya. Dans la petite ville, tout le monde émigré se connaît. La paroisse russe crée le lien. Cependant le haut du pavé est tenu par l’aristocratie d’origine balte ; les petits nobles installés à Saint-Pétersbourg se sont repliés dans leurs domaines. Ils imposent le ton à la société locale avec un code de l’honneur hypertrophié hérité de la tradition teutonique. Crème de la société, ils exagèrent leurs manières distinguées, ultimes fleurons d’une culture chevaleresque et chrétienne à son zénith. Les Russes de bonne famille s’alignent sur eux. À leurs côtés s’entassent des familles de réfugiés sans repères ni titres particuliers, plus ou moins échoués là dans le sillage des armées 9.

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Dans ce cadre de vie provinciale et confinée, sauver les apparences est essentiel, mais ceux qui n’ont rien en souffrent d’autant plus qu’ils n’entretiennent pas de relations avec la population locale, si ce n’est, à l’occasion, avec des fermiers estoniens ou des commerçants juifs. Les Russes ignorent la société locale estonienne. Dans ces pays nouvellement indépendants, reconnus par la communauté internationale, et qui tentent d’imposer leur personnalité propre10, ils peinent à trouver leur place. Les noms des villes changent : Reval devient Tallinn, Dorpat prend le nom de Tartu. La rue des Vildé, Leppitskaya, sera rebaptisée Lepiku.

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Tandis que les élites baltes oblitèrent de leur mieux l’héritage impérial, les chefs de file émigrés veillent au maintien du capital culturel russe, la littérature et la langue en premier lieu, dont ils sont les dépositaires depuis qu’en Russie le bolchevisme jette au rebut les codes du passé russe. Ils s’organisent collectivement avec des journaux, des paroisses, des écoles pour les enfants, des cercles philosophiques ou littéraires pour les aînés. On trouve là de grands noms qui deviendront plus tard, à Paris ou aux États-Unis, les artisans de la renaissance religieuse russe11. La plupart de ces émigrés ont tout perdu hormis l’amour de leur pays et une culture qu’ils se donnent pour mission de conserver. La journée de la culture russe tient lieu de fête nationale.

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Marie Vildé ne peut compter que sur ses propres moyens. Elle fait certainement des ménages, ou la cuisine, à moins qu’elle ne serve dans un restaurant, comme de nombreuses autres dames russes. Le dimanche elle met sa meilleure tenue pour aller à la messe et retrouver ses amis émigrés. Elle participe très certainement à la société cultivée de la ville, comme en témoigne le ton des lettres qu’elle échangera avec son fils

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Boris va à l’école, puis au lycée, russes bien entendu, de Tartu, au catéchisme aussi dont il oubliera vite les leçons. Mais entre-temps, il accède à une émotion religieuse profonde. À sept ou huit ans, pendant la Semaine sainte, alors qu’il se prépare à la confession et parle avec sa cousine Eugénie des passions du Christ, il dit : « et il rompit le pain. » Pris d’un scrupule, il ajoute : « Ai-je le droit de dire il en parlant du Seigneur ? On m’avait enseigné de ne pas parler à la troisième personne des gens présents. Et Dieu n’est-il pas présent toujours et partout ? Donc je suis impoli envers Jésus et c’est un sacrilège. Le texte de l’Évangile me tranquillisa. Il n’y a pas à dire. Je sentais Jésus comme une présence réelle, quelle qu’elle ait pu être pour la conscience d’un gosse 12. » Un peu plus tard, il a la vision de Saint-Michel et de Saint-Georges, le saint patron des hordes célestes et celui des guerriers d’ici bas, de l’armée impériale russe en particulier. Un reflet des scènes de guerre vécues à Iastrebino. La mort de sa grand-mère, en 1915 avait renforcé ce lien avec l’au-delà qui ne devait pas survivre à l’expatriation.

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Enfant d’émigré, Boris s’impatiente parfois de la tradition inutile, celle d’une société dont le naufrage a brisé la vie de sa mère et qu’elle a tout de même essayé de reproduire, calquant l’éducation de ses enfants sur le seul modèle qu’elle connaisse, le modèle russe prérévolutionnaire. Boris fréquente l’école où vont les enfants de la bonne société, mais pour ce petit garçon, les normes du savoir-vivre émigré relèvent d’une prétention obsolète qui ne concorde pas avec le genre des camarades qu’il s’est fait dans la rue. Néanmoins, les codes de conduite demeurent, indiscutables : l’entraide et la générosité. Un des récits que l’on apprend aux écoliers relate l’histoire du cheminot, qui vérifie la voie, découvre un obstacle qui fera dérailler le train qu’il entend déjà au loin. Il enlève sa chemise, s’entaille le bras pour la teindre en rouge de son sang et faire le signal d’arrêt qui sauvera la vie des voyageurs.

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Boris est intelligent, sans un être un bon élève. Il a vu autour de lui assez de la vraie vie pour ne pas se contenter d’une salle de classe. Années de rêveries et de rappels à l’ordre, d’indifférence et d’élans de commisération, d’agacement à toujours être cité comme l’élève le plus brillant et le moins appliqué, d’angoisse aussi à ne pas décevoir sa mère, car pour lui plaire et l’aider, il doit jouer le rôle de l’homme de la famille, puisqu’il faut qu’il y en ait un, et se comporter en personne responsable. Sa mère économise sur tout pour que ses enfants ne manquent de rien. Boris l’aide parfois financièrement en allant travailler dans une scierie. Son entourage composé de femmes - les amies de sa mère, celles de sa sœur - l’agace. Ces femmes le gâtent, encore qu’il ne soit pas un enfant facile. Dans ce cadre pesant, la promiscuité l’étouffe. La présence de son père lui manque, affectivement et comme modèle. Sans doute doit-on y voir l’explication du bégaiement noté à l’époque par ses contemporains.

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Le jeune garçon lit énormément et se choisit ses propres héros. Arrivé à l’adolescence, il se découvre seul et pour rompre l’isolement, se parle à lui-même, enchaîne les phrases et les images, se les répète, trouvant consolation dans les vers dont il remplit ses cahiers. Comme tous ses contemporains, il connaît Lev Goumilev, l’aventurier-poète parti à la rencontre des caravanes dans le désert éthiopien et plus tard, en temps de guerre, ses épopées nocturnes derrière les tranchées allemandes, à l’image des soldats de fortune errant à travers les lignes baltes. Puis il découvre Rilke, et la poésie se substitue au sentiment mystique de son enfance. Il se sait poète.

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De la Babel multiethnique des confins russo-polonais, où sur les marchés les paysans s’invectivent dans un russe abâtardi, ressort le joyau de l’héritage commun, la langue, une langue musicale, souple, aimante, dont les noms et les verbes véhiculent un charme difficile à maîtriser, comme pour le paysan du conte qui rêvait un jour de saisir l’oiseau de feu. La poésie, l’histoire... À dix-sept ans, écrira-t-il dans son journal, il parvient à s’enfermer dans une splendide indifférence. Il se considère déjà comme un adulte. En 1926, il obtient son diplôme de fin d’études secondaires 13.

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En septembre de la même année, après avoir épargné la somme nécessaire, Boris s’inscrit à l’université de Tartu, au département des Mathématiques et Sciences naturelles. Dans cette institution, la plus prestigieuse de la région, subsiste encore la grande tradition libérale du XIXe siècle. S’y mêlent et se complètent avec succès l’influence russe et la tradition germanique. Vildé parle d’ailleurs assez bien l’allemand et dans la rue, il a appris l’estonien. Pendant deux ans, il étudiera la chimie, une discipline qui lui permettra de gagner sa vie, où qu’il soit... Bien entendu, s’il cède aux raisons maternelles pour devenir chimiste, seules les Lettres l’attirent. Dans la situation où sont les émigrés, la poésie est encore ce qu’ils font de mieux. Les éditeurs en exil croulent sous les manuscrits de poètes - ils préféreraient d’ailleurs de la prose. Nulle surprise donc si en 1928 Vildé trouve son premier emploi comme compositeur dans une imprimerie, toujours à Tartu14. Il collabore à la revue Nov’ de Tallinn. Qu’y publie-t-il ? De la poésie ou de petites nouvelles ? Il ne le précise pas 15. Il se lance aussi dans un roman.

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Au terme de cette période balte, ce qui reste, ce sont les poèmes inscrits selon la mode ancienne dans les albums des jeunes filles qui l’invitent à des soirées. Poèmes acméistes, qui ne veulent de la vie connaître que les sommets, dans le genre de ceux qu’écrivaient au début du siècle la belle Anna Akhmatova ou son époux d’alors, Nicolas Goumilev, le poète fusillé par les bolcheviks. Les maîtres matérialistes de la révolution avaient laissé mourir de faim Alexandre Blok, l’autre grand poète du si prophétique

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Siècle d’Argent. Parmi ceux qui n’ont pas fui, après avoir survécu et louvoyé au mieux, quelques-uns finiront par se suicider. 18

Dans Pro domo suo, daté de mars 1928, qui pourrait se traduire par Qui suis-je ?, Boris s’interroge sur sa place dans un monde où tout semble avoir été dit, un monde de poète : Ni tendres stances, ni sonnets caressants, Ni visions embrumées dans mes chants : Serai-je un monstre parmi la gent des poètes ? Ou peut-être, pas du tout poète. Les Pouchkine, les Virgile, les Fet, Tous dans leurs vers ont une lumière venue d’ailleurs. Leurs stances, pareilles aux roses, car parmi les esthètes Le poète est plus esthète encore. L’esprit habite chacun de leurs poèmes, Mais je suis différent, je ne prie pas les dieux Et la poésie, pour moi est fabrique pas cathédrale. J’ignore les délices nées d’inspirations, Mon génie têtu se forge d’acier. Je ne suis pas poète - Qui suis-je ? Je l’ignore16.

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La poésie de Boris évolue vite vers la simplicité, accentuant ainsi le thème de la fatalité et de la mort. Un des grands courants de la poésie russe du XIXe siècle évoque la nostalgie d’un paradis perdu, la réminiscence d’un monde idéal. Pour les jeunes émigrés expulsés d’une patrie dont leur entourage entretient l’évocation, le thème est doublement sensible. Mais Boris ne s’attarde pas aux regrets, il ressent de la révolte contre un monde injuste. Cette maturité apparaît dans un poème de 1928, le dernier que l’on possède de lui, qui s’intitule dans sa traduction française En réclusion solitaire.

NOTES 2. Données communiquées par Claude Doyennel, secrétaire du Musée Vildé à Iastrebino. 3. Relevé de M. Doyennel. Il nous a également communiqué les principaux éléments d’une interview de Marie Vildé ainsi que les documents de 1933, retrouvés par lui en Estonie et concernant l’état-civil de Boris. 4. Vassili S. Yanovsky, Polia Elizeyskie (Les Champs Elysées), Saint-Pétersbourg, 1991, p. 203-204. 5. Temira Pachmus, Russian Litterature in the Baltic States between the World Wars, Columbus/Ohio, 1988. Rüssische Emigration in Estland, in Karl Schlögel, Der grote Exodus, 1917-1941, Munich, 1994, p. 140-164. 6. Nikita Struve, Soixante-dix ans d’émigration russe, Paris, Fayard, 1996, p. 145-147. 7. Martin Blumenson, Le Réseau du Musée de l’Homme, Paris, Le Seuil, 1976, p. 71. 8. Marianne Mahn-Lot, « Le Réseau du Musée de l’Homme », Historiens et géographes, n° 369, février 2000, p. 197-202. 9. Tania Aleksander, Estonskoe detsvo (Une enfance estonienne), Moscou, Russkij Put’, 1999. 10. Jean Cathala, Portrait de l’Estonie, Paris, Plon, 1937.

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11. B.V. Pliouharov, RSHD v Latvii i Estonii (Les jeunesses chrétiennes orthodoxes en Lettonie et Estonie), Paris, 1993. Sur les photographies, bien des jeunes gens ressemblent à Vildé, mais son nom n’est pas cité. 12. Boris Vildé, Journal et Lettres de prison, 1941-1942, préface de Dominique Veillon, postface de François Bédarida, Paris, Allia, 1997, p. 47. 13. Correspondance avec l’université de Tartu, communiquée par M. Doyennel, Musée Vildé, Iastrebino. 14. AMH, fonds du Musée, 2AP5 A3 f., CV de Vildé, 1936. 15. CAC, 19770886 art. 160, 24909 X 35, dossier d’enquête sur sa demande de naturalisation, enregistrée le 13 juillet 1935. 16. Poème de Boris Dikoï, daté du 30 mars 1928, Tartu, cité in Temira

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La tentation de l’émigré

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Boris a disparu pendant quelques mois, en 1927. A-t-il alors séjourné en prison ? C’est ce qu’affirme l’auteur balte qui a retrouvé ses poèmes et esquissé un début de biographie, glissant quelque peu rapidement sur une chronologie lacunaire 17. Un poème écrit en prison évoque une œuvre de Verlaine sur le même thème. En dehors de sa valeur poétique certaine, En réclusion solitaire illustre un événement majeur dans la vie de Boris, dont on ne sait rien hormis ce poème, qui reste un rébus. On ne peut pourtant douter de sa véracité : Tout est calme, cellule n° 4. Jour après jour, sans espoir ni déception. Sinon le carré du ciel, par-delà Les fenêtres grillagées de fer, rappellent le monde. Tout est calme, cellule n° 4. Je pleure moins, et moins souvent, ma liberté, La captivité m’a englouti, puis avalé. Le murmure des tristes murs de pierre Est paisiblement désarmant, enjôleusement affectionné. Je pleure moins, et moins souvent ma liberté. Semaines oiseuses, si dénuées de pensées. Je me repose de mes nuits passées, De l’angoisse des gueules de bois perpétuelles, Des souillures sur mes discours inutiles. Semaines oiseuses, dénuées de pensées. Tout est si simple, si facile, si clair. Vivre ? Entreprendre des actions, puis retomber ? — Cinq pas jusqu’au mur et retour, Et en retour aussi, seuls cinq pas mesurés. Tout est calme, cellule n° 4. L’acier des fenêtres grillagées n’appelle pas l’angoisse. Et, avec chaque jour, la paix d’une folie bleue S’épanouit, toujours plus profonde en moi. Tout est calme, cellule n° 418.

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Tartu se situe au bord du lac Peïpous, à la frontière russe, non loin de Pskov, dans un paysage de lacs et de moraines qu’ourlent de sombres forêts. Dans cette lande, peu de villages. Saint-Pétersbourg semble à portée de la main : on devrait pouvoir y passer de nuit en se faufilant dans les sous-bois connus des paysans, à moins qu’on ne traverse le

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lac à la nage. Appelé Peïpous par les Baltes, celui-ci reste pour les Russes la mer de Tchoudov, un haut lieu vénéré que hantent encore les fantômes des chevaliers teutoniques engloutis sous les glaces lors de la bataille qui permit au prince russe Alexandre Nevsky de refouler l’envahisseur germanique. Une date-clef, un 5 avril 1242 encore très hivernal, qui assied la puissance russe dans la région. Un monastère bâti au XIIIe siècle commémorait encore dans l’entre-deux-guerres les paladins qui avaient payé de leur vie cette victoire miraculeuse. Un haut lieu situé à la frontière de deux mondes. 3

Pour Boris Vildé, sur ces mêmes rives, s’accomplit un moment clef de sa vie, une traversée qu’il situe en 1927 : « Tu as failli périr dans une tempête sur le lac Peïpous, seul dans la nuit, dans cette petite barque de plaisance. Tu te croyais perdu, et tu t’amusais royalement et, tout en te débattant au milieu des vagues, tu riais de te sentir supérieur à la tempête et de défier la mort. Tu t’étais juré de faire de ta vie un jeu amusant, capricieux, dangereux, difficile...19 » La force du souvenir réside dans le sentiment affirmé d’indifférence et d’invulnérabilité.

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Ce récit voilé et poétique cache une incursion en Russie soviétique. À son retour, Boris aurait expliqué qu’il avait essayé de traverser la frontière russe, avait été arrêté par des gardes frontière soviétiques et emprisonné dans la région de Gdov-Pskov, en bordure du lac Peïpous, sur sa rive orientale, puis remis aux Estoniens. Aussitôt exclu de l’Université, il est banni par autorités estoniennes dans la région de Kwiili, KochtloJaarve, un village sinistre près de Narwa, non loin de la frontière russe. Sa biographe balte suggère que Boris a été contraint de travailler à l’extraction des schistes bitumineux contenant du pétrole20 Boris est en effet chimiste. Faut-il pour autant voir dans cette affectation une forme de bannissement ou plutôt un exil qui n’a rien à voir avec une sanction ? Le fait est que son oncle, propriétaire d’une scierie, a plaidé sa cause et obtenu que l’escapade soit oubliée. Peu après, toujours dans cette province, il obtient un poste « sérieux », où il se lie d’amitié avec un poète russe qui eut son heure de gloire au début du siècle, Igor Severianine. Le vieil homme privé de lecteurs a essayé de se faire une place parmi les littérateurs russes à Berlin mais, mal accueilli, il y a renoncé pour revenir dans sa campagne. Il prend Boris Vildé comme confident de ses désillusions.

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Boris a bien été emprisonné, mais pour quel motif ? A-t-il, pour effacer une action moins glorieuse, brodé le récit d’une initiative terriblement dangereuse à l’époque ? Les clandestins entrant en Russie risquent le peloton d’exécution. Le gouvernement estonien de son côté redoute l’influence que Moscou continue d’exercer sur son ancienne province peuplée de paysans russes, dans leur majorité vieux-croyants, regroupés autour du monastère révéré. Les incursions et les razzias soviétiques en terre estonienne maintiennent les habitants dans la crainte d’une attaque brusquée. La région grouille aussi d’espions, ce qui se solde par la trahison fréquente de passeurs qui introduisent en Russie des émissaires anti bolcheviks pour le compte de mouvements émigrés21. Des disparitions inexpliquées surviennent fréquemment parmi les clandestins envoyés par le Trust, une organisation militaire blanche que l’on découvrira infiltrée par le Guépéou22. Pour franchir la frontière hérissée de barbelés, les passeurs font cheminer les conspirateurs par des sous-bois, à moins que ceux-ci ne traversent le lac à la nage.

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La tentation de l’émigré n’a pas été épargnée à Boris. S’est-il livré à des imprudences ? À des actions subversives ? A-t-il servi de passeur ? S’est-il entendu avec un des attachés militaires qui, à Kaunas, assemblent patiemment les bribes d’informations

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pour déchiffrer les mystères de Moscou ? S’est-il laissé séduire par des arguments financiers ? Est-il vraiment entré puis ressorti sans encombres du pays des Soviets, ou l’a-t-il rêvé ? Les traces de ce passé ont disparu, hormis ce poème. Notons qu’une dizaine d’années plus tard, au moment de l’enquête qui précédera la naturalisation de Boris Vildé, le ministre de France à Tallinn, consulté, répondra qu’il n’a pu relever sur l’impétrant aucun antécédent de quelque nature que ce soit. Boris, de son côté signe sur l’honneur n’avoir jamais été condamné ni en France ni ailleurs... Son casier judiciaire sera donc estimé sans taches23. 7

Les passages s’effectuent aussi en sens inverse. En effet, les sympathisants communistes sont nombreux dans les villes industrielles ainsi que long de la frontière avec l’URSS, dans la région de la Petchora et de la Narva, cette ligne nommée par les diplomates « le cordon sanitaire », qui forme la démarcation entre le monde occidental et la terre inconnue où s’officialise, avec cette même année 1927, la férule stalinienne. En 1928, deux députés estoniens d’extrême gauche quittent secrètement l’Estonie pour rejoindre le quartier général de l’Internationale. Un conseiller municipal de Reval, démasqué comme agent actif, est condamné à six ans de travaux forcés par les autorités estoniennes. Le climat devient délétère, et le risque politique d’autant plus grand qu’à partir de 1929 le gouvernement n’arrive plus à endiguer la crise économique qui se traduit par un chômage généralisé24. Dans un pays devenu autoritaire et xénophobe, Boris n’a plus rien à espérer.

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Quoi qu’il en soit, la vie en Estonie n’offre plus qu’un avenir limité et provincial. Bastion de la pensée libérale, l’université de Tartu s’élèvera contre la dérive fascisante, en vain. La région subit les effets de l’agitation politique qu’y entretiennent les voisins, prise en étau entre la Russie et l’Allemagne, la peur du communisme étant la plus forte à une époque où les dangers du nazisme demeurent encore sujets à spéculation. Quitter l’Estonie s’impose. Si Boris a déjà franchi une frontière, c’est celle qui le séparait de son enfance ; en traversant ces forêts et ces marécages qu’il connaît depuis toujours, ce n’est pas pour vivre dans un pays soviétisé où le peu que l’on sait du régime stalinien offre une image rebutante de la vie quotidienne, mais pour réaliser un rêve : revoir la maison et le jardin, paradis perdus, entendre parler la langue qu’il porte en lui... Ce sera son adieu à la Russie.

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Vingt ans, n’est-ce pas l’âge où l’on doit rompre ses amarres, choisir sa vie, sans trembler à l’idée de la perdre, sans hésiter ? En visite chez sa sœur, à Riga, il lui confie : « Si je ne sors pas d’ici, je me tuerai25. » Il y a chez ce jeune homme un mépris du danger et une volonté de défier le destin. Plus tard, à Paris, un camarade qui l’a connu au lycée de leur enfance, confiera que Boris se promenait un soir avec un ami dans le jardin public de Tartu, armé d’un revolver, peut-être une arme retrouvée dans d’anciennes tranchées. S’approchant d’un couple assis à l’écart sur un banc, il avait pointé l’arme sur l’homme. « Voulez-vous me l’acheter ? » L’homme effrayé, n’osa rien faire, persuadé d’avoir affaire à un fou. Puis il avait offert à Vildé un billet que celui-ci avait accepté et mis dans sa poche, heureux, selon le témoin, du tour qu’il avait joué 26

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Pour autant, le jeune Vildé n’a rien d’un conspirateur. Il est beau, il aime aussi les fêtes, les jeunes filles, les poèmes qu’il compose pour leurs albums. Mais, le quotidien de ces petites capitales baltiques a épuisé pour lui ses attraits et il a fait le tour des amis qu’il y retrouve. Sérieux ou résignés, ils ne sont pas à l’échelle de l’élan qui l’habite. En revanche, ils se souviendront tous de lui, se remémorant son esprit de résolution plutôt que son apparence physique, généralement décrite comme agréable. Il est de taille

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moyenne, fortement charpenté, les cheveux blonds bouclés autour d’un front dégagé, les yeux gris verts, cerclés de bleu, d’une étrange intensité lumineuse. 11

Pour lui, la vraie vie se situe dans ces métropoles où se fait et se défait l’histoire du monde, Berlin ou Paris. Ses aspirations le portent vers Paris, mais Berlin est d’un accès plus facile, Severianine lui en a fourni les clés. Boris tente sa chance et passe en Lituanie, d’où il espère continuer vers la Prusse orientale. Comme sur son passeport « Nansen » de réfugié il lui manque un visa impossible à obtenir, la police le met dans un train et le renvoie vers son pays d’accueil, l’Estonie.

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Une tentative chaotique entreprise sur un coup de tête, mais qu’approuvent sa mère et sa sœur. Retourné à la case départ, il ne se décourage pas. A Liepaja, il embarque sur un bateau qui le dépose sur la côte allemande. Il marche, trouve des transports et se retrouve peu après à Berlin. Il n’a pas de visa et la chance veut qu’il ne soit pas expulsé.

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Quant aux étapes de ce périple, les traces en sont effacées, seul émerge le récit d’une rencontre. Alors qu’il avait quitté Tartu et passait par la petite ville de Valk, à la frontière lettonne, il s’est par hasard, dit-il, retrouvé chez une voyante. Comme il le racontera un peu plus tard à sa mère, elle lui révèle un avenir qui lui convient très bien : Elle me voyait pour la première fois et elle m’a dit que je n’irai pas là où je veux, mais que m’attendent de grands voyages et aventures. Je ne retournerai pas à Iouriev (Tartu), et à court terme m’attendent un tribunal et la prison, mais tout finira bien. Je vivrai encore longtemps, chichement, mais par la suite, je deviendrai très riche. J’épouserai, par delà les mers, une belle blonde (avec une dot, j’imagine !) et je deviendrai célèbre. Toutefois ma vie de famille ne sera pas heureuse et je resterai toujours solitaire. Pour le moment, la première partie s’est accomplie : le voyage malheureux, la prison et le tribunal, qui se sont bien terminés. Voyons la suite. Je n’ai d’ailleurs rien contre les aventures. Je ne puis prendre la vie au sérieux. Ce n’est qu’un songe bête et vide auquel succède le réveil : la mort. Et on ne peut y échapper. Peut-être suis-je philosophe, ou peut-être simplement bête, mais je n’ai dans la vie ni grandes joies ni grands chagrins. C’est bête, mais c’est vrai. Voilà 27 !

NOTES 17. Ibid., p. 209. 18. Ibid., p. 212-213. 19. Boris Vildé, op. cit., p. 90. 20. Temira Pachmus, Die russische Emigration in Estland, p. 161, et Raïssa Raït-Kovaleva, op.cit., p. 40. 21. SHAT, carton 7N 2773, rapport de l’attaché militaire en Estonie pour 1925. 22. Nikita Struve, op. cit., p. 40-47. 23. CAC, dossier Vildé. 24. MAE, Z Finlande, vol. 21, fol. 22-26, note sur le contrôle des étrangers avec copie d’une dépêche du chargé d’affaire français à Tallinn, du 24 septembre 1928.

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25. Raïssa Raït-Koveleva, Tchelovek iz Mouzeia Tcheloveka (L’homme du Musée de l’homme), Moscou, 1982, p. 63. 26. V.S. Yanovsky, op. cit., p. 206. 27. Lettre du 9 décembre 1930, citée par Raïssa Raït-Kovaleva, op. cit., p. 69-71.

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Berlin

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Berlin, une capitale elle aussi bouleversée par la révolution, la défaite et la contrerévolution, où le quotidien se vit avec une folle intensité, la pauvreté extrême comme la richesse récente, les idées comme les passions. Ville de culture aussi, où s'entassent dans d'orgueilleux musées les restes de civilisations antiques magistralement récupérés, tandis que le présent se joue dans les studios cinématographiques de la UFA. Les Russes s’y sentent dans leur élément et s’y retrouvent nombreux. La vie y est dure mais passionnante. Le projet d’aller à Paris attendra.

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Boris Vildé découvre un monde extraordinairement animé où brillent les plus grands noms de la politique et de la littérature. La plupart des intellectuels expulsés de Russie soviétique se sont d’abord dirigés vers Berlin. Ils ont rebaptisé Charlottengrad le faubourg de Charlottenburg où ils s’installent en nombre. En ce début des années 1930, s’y côtoient encore des monarchistes, des réfugiés sociaux-démocrates, des philosophes et des metteurs en scène. Cette symbiose fait de la capitale allemande le lieu privilégié des contacts entre l’Occident et le monde soviétique, ce qui justifie toutes les suppositions sur la présence d’espions, messagers et trafiquants en tout genre. En témoigne Nina Berberova, alors jeune journaliste invitée à faire partie de la cour qui entoure Maxime Gorki. Elle décrit l’effervescence des contacts artistiques et littéraires entretenus par les allées et venues entre Berlin et Moscou28.

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Ces apatrides, citoyens du monde, sont les porteurs d’une culture nouvelle, hybride et antibourgeoise, qui laisse présager les transformations à venir. Leur présence a pesé sur le sort de la politique intérieure allemande, dont les développements se trouvent presque toujours, d’une façon ou d’une autre, liés à la cristallisation d’attitudes pro ou anti-bolcheviques29.

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À part celles que lui a confiées le poète Igor Severianine, quelles adresses Boris Vildé at-il dans son jeu ? A-t-il noté quelques noms de Baltes russes qui se sentent chez eux à Berlin, au sein de la droite nationaliste et antibolchévique ? En sens inverse, il connaît au moins de nom la très impressionnante Moura Boudberg, la maîtresse de Gorki chargée de gérer les affaires littéraires du maître à Moscou, qui avait laissé ses enfants en Estonie. En dépit d’une extrême pauvreté, ceux-ci recevaient parfois dans la propriété familiale leurs jeunes amis russes30.

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Gorki s’est laissé séduire par Staline et, malgré son appréhension, a regagné Moscou. Demeure encore sur place une pléiade d’auteurs qui ne partagent pas ses opinions politiques et qui apprécient en Allemagne l’atmosphère de grande permissivité intellectuelle, analogue à celle du Saint-Pétersbourg d’autrefois. Un point commun relie ces deux cités : les Russes de tout bord y publient énormément grâce aux imprimeries dotées de caractères cyrilliques utilisés jadis par les révolutionnaires émigrés, dont certains se retrouvent à nouveau là en exil.

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Comment Boris assure-t-il ses débuts dans une Allemagne dévastée par le chômage ? C’est vers ces éditeurs de livres et de journaux que le jeune homme va se diriger. Encore qu’à son arrivée, Boris ne s’installe pas immédiatement dans le voisinage où vivent les journalistes et se rencontrent poètes ou romanciers. Il n’en a pas les moyens. L’Armée du Salut, à bonne distance du centre, lui suffit. Afin de pouvoir payer un écot, il compte ses marks et parcourt la ville à pied. Partageant la vie des émigrés berlinois, Vladimir Nabokov a décrit dans ses premières nouvelles ce monde bouillonnant et crépusculaire installé en marge de la vie locale.

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Boris Vildé loue ensuite une chambre à proximité des lieux où vivent ses semblables, ce qui lui permet de retrouver d’anciens amis et de s’en faire de nouveaux. Il met ses loisirs à profit pour parler avec tout un chacun. Il porte ses espoirs sur un écrivain qui travaille pour le cinéma, une industrie en pleine expansion où s’illustrent ses compatriotes, mais rien de concret ne s’ensuit. Finalement, les adresses qu’il a dans sa poche ne lui sont guère utiles. Il fait la cour aux gens importants, perfectionne son allemand et s’essaie à des traductions. Il prend à l’occasion ses repas dans des cantines d’étudiants. Totalement démuni, il ne peut compter que sur la providence et la générosité d’amis rencontrés par hasard afin de survivre en attendant qu’arrivent enfin les quelques marks envoyés par sa mère ou sa sœur, aimantes et généreuses. Il les remercie affectueusement en disant sa honte d’être entretenu. Le 3 octobre 1930, il écrit à sa mère : Excuse mon long silence. J’avais peu d’argent. Les lettres coûtent cher. J’avais de bonnes perspectives à Berlin, mais je n’ai pas reçu l’autorisation de séjourner ici. Demain le délai sera écoulé. Je n’ai pas d’argent pour voyager jusqu’en France. Si je n’en obtiens pas aujourd’hui, il me faudra rester à Berlin illégalement et supporter toutes sortes d’avanies. En tout cas je t’écrirai immédiatement dès que quelque chose se déterminera. La vie ici, il est vrai, est très chère, mais je n’ai jamais souffert de la faim. Au contraire, j’ai grossi ces derniers temps. Je me débrouille assez bien en allemand (nasobatchelsia). Dommage que la situation ait ainsi tourné, mais je pense même que c’est peut-être pour le mieux... Chère Petite Maman, Comment va ta vie ? Tu dois beaucoup t’ennuyer ? Je t’aime beaucoup, beaucoup, ma très chère, mais que faire, avec mon caractère 31 !

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La situation de Boris finit par s’arranger. L’argent, dit-il, ne l’intéresse pas, mais il est heureux d’annoncer qu’il en a gagné un peu avec une traduction vers l’allemand. Ce qui lui permet de payer sa propriétaire, le téléphone et les bains. Il s’est acheté un pardessus (pendant ses pérégrinations à la recherche d’un bateau sur lequel embarquer, il avait vendu le sien à Liepaja, en Lettonie), des sous-vêtements chauds, une chemise, des chaussettes et des cols. Il a tout dépensé, mais il attend un autre paiement32. Il insiste pour que sa mère et sa sœur ne lui envoient plus de subsides.

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Il rassure sa Petite Maman : elle ne doit pas s’inquiéter, lui écrit-il, il croit en son destin, il est jeune et fort, et rien de ce qui peut lui arriver n’a d’importance. Il compte sur le

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hasard des rencontres et sa facilité à se faire des amis. Certes, vivre à Berlin se révèle plus difficile qu’il ne l’imaginait. Mais, au pire, il pourra toujours s’engager dans la Légion étrangère, une éventualité peu faite pour rasséréner Marie Vildé. Il obtient à cette fin un visa pour la France, mais, à force de faire traîner un engagement qui après tout le tente moins qu’il ne le croyait, il le laisse expirer 33. 10

Bien que tête brûlée à ses heures, Boris reste avant tout littérateur. Il publie quelques poèmes et en décembre 1930 arrive à placer dans un journal un récit en russe, Une nostalgie renouvelée, un drame d’allure très cinématographique où pour l’amour d’une belle son héros passe en Russie chercher un trésor enfoui au moment de la révolution. Boris veut se remettre au roman dont il avait laissé à Tartu un début de dix-huit pages rédigées de sa petite écriture serrée. Sa mère les lui enverra, mais l’inspiration s’esquive entre-temps. Qu’à cela ne tienne, il ne sert à rien de se hâter pour se ridiculiser par une œuvre bâclée : il n’a que 23 ans, plaide-t-il... En fait, le genre exige un recul impossible dans la vie agitée qu’il mène tandis que son esprit vaque ailleurs, à inventer des scénarios d’avenir.

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En janvier 1932, il annonce qu’il se rend à Weimar pour y prononcer en allemand une conférence sur la culture russe. Il recommencera le 20 à Iéna, à une demi-heure de distance, invité par la Société des amis de la culture. L’atmosphère cosmopolite de l’université populaire lui plaît. Un journaliste le complimente même pour son bon allemand. Un détail intrigue cependant. Dans la presse locale, à ces dates, les conférences sont attribuées à un certain Iastrebinsky, venu de Leningrad, qui d’ailleurs déçoit quelque peu les organisateurs par son manque d’enthousiasme pour la nouvelle culture soviétique... Plutôt que d’une erreur de la rédaction, il s’agit d’un pseudonyme transparent, dérivé du nom du village où Boris a passé son enfance. Une précaution prise par Boris pour protéger son existence d’émigré contre toute implication politique dans un climat troublé. Justement, on joue à Weimar la première d’une pièce intitulée Les Cents jours, l’histoire de Mussolini. Il n’en a cure. Boris traîne encore quelque temps à Weimar, non pas pour le jubilé de Goethe qu’on y célèbre, mais parce qu’il s’y lie avec une jeune Chinoise venue de Shanghai pour parler, comme lui, de la culture de son pays. Ils ne se quittent plus de la semaine et, taquin, Boris avertit sa Petite Maman qu’elle devra se mettre au chinois pour aller en Chine assister à son mariage. Il rencontre aussi des étudiants et des ouvriers, pauvres comme lui. L’atmosphère est lourde, tous s’attendent à un bouleversement politique, une révolution peut-être, dans l’année. Boris espère avoir quitté l’Allemagne avant34.

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Alors que s’installe à la chancellerie Franz von Papen, un diplomate protégé par le vieux maréchal Hindenburg, qui ouvrira la voie à Hitler, les bagarres redoublent d’intensité. À Berlin, une nouvelle manifestation nazie passe sous les fenêtres de Boris. Il ne résiste pas à l’envie de descendre dans sa rue, se lance dans la bagarre aux côtés des ouvriers et prend un coup de matraque sur la tête. Il s’en amuse plutôt. Nul besoin pour lui de s’impliquer sur les bords de la Spree dans une lutte qui n’est pas la sienne, celle qui se déroule entre extrémistes de droite et de gauche. Certes, il est de gauche. Il a modestement collaboré au journal Roul’ (Le gouvernail) 35, le plus prestigieux des quotidiens de langue russe à l’étranger, porte-voix d’une gauche libérale à l’ancienne et intellectuelle, en sympathie avec la révolution bourgeoise de février 1917. Encore qu’on cherche en vain sa signature au sommaire des numéros parus chez l’éditeur Slovo, le dernier ayant été publié à la fin de l’année 193136. Plus tard, des Russes berlinois de l’ancienne bonne société attribueront à Boris des opinions radicales, un terme qui reste

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vague, tout en le situant intellectuellement en accord avec la direction de la revue. Oui, certainement, il sympathise avec les ouvriers. Lorsqu’il voit dans les bagarres de rues, les nazis s’attaquer avec brutalité aux manifestants communistes, il parle d’un « scandale ». Il n’est pas question de politique, mais de morale quant aux méthodes utilisées... 13

Comme une majeure partie de la population berlinoise, il laisse les extrémistes régler leurs comptes entre eux et vaque à ses occupations. Car la politique, écrit-il à sa mère, ne l’intéresse pas. Il préfère la philosophie, sous toutes ses formes, dont les plus épicuriennes.

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En ce mois de juin 1932, sans être riche, il n’est plus totalement démuni. Il loue désormais une chambre. Il passe certes des journées sans repas, mais alors sa logeuse, compatissante, lui offre un encas et, même, le cas échéant lui fait crédit pour le loyer. À l’occasion, il s’enrôle comme déménageur et hisse des caisses dans les étages. L’essentiel de son existence tient dans les projets qu’il échafaude sans relâche. Un voyage à Hambourg, un séjour à Cologne. À force de hasards obstinément recherchés, il rencontre des gens importants et leur fait la cour avec une facilité naturelle qui rend ses démarches acceptables. Sa jeunesse et sa disponibilité sont ses meilleurs atouts.

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Depuis son séjour à Weimar, il s’est fait des amis, a trouvé des traductions, et parvient même à donner des cours. Puis il s’installe à Dingeringshausen, dans les environs de Francfort, chez un baron, le Freiherr von Kleinschmid, professeur à Marburg, dont il réorganise la bibliothèque et en dresse un catalogue. Ce faisant, il découvre une vie de château assez frugale, à l’ancienne, qui lui convient très bien. Il endosse le rôle de l’homme à tout faire : il répare l’électricité, fixe la balançoire, panse les chevaux, discute d’art et joue aux échecs avec le maître de maison. Il s’étonne lui-même de ses talents en serrurerie et en menuiserie. Il se découvre aussi des qualités d’éducateur en s’occupant d’un petit garçon de huit ans, lui qui n’a jamais regardé que de loin les enfants. Il se refait aussi une santé en buvant énormément de lait, de crème et de yaourt. Pour parfaire l’image du gentilhomme campagnard, il fume de longues cigarettes élégantes, monte à cheval, roule en voiture et marche dans les bois, ce qui lui plaît encore le plus. Après la fin de sa tâche, fixée au 10 juillet, il s’interroge sur la suite.

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Son vœu le plus cher serait se promener de par le vaste monde, durant deux petites années, avoue-t-il timidement à Marie. De village en village, comme le font les chômeurs allemands, mendiant s’il le faut : les fermiers allemands ne rechignent jamais à donner de la nourriture. Une modestie émouvante dans la formulation : deux petites années, mais un programme des plus fous, ce que les Allemands nomment Wandelvogel, un oiseau promeneur : une de ces errances où se reconnaissent les réprouvés des corps francs et les pèlerins de la tradition russe. Mais lui se voit en philosophe. L’idée qu’un de ses ami vient de se marier le fait rire. Vildé n’est pas fait pour une vie rangée. Il préfère la liberté, même si elle va de pair avec la mendicité. « C’est, écrit-il à sa mère, tu le sais, mon côté si peu positif37 »... Sa mère le sait déjà et sourit lorsqu’elle lit qu’un jour ou l’autre, de toutes les façons, il reviendra la voir. Mais il s’attarde quelque peu au château du baron qui l’a pris en amitié. Tout au plus a-t-il fait un saut à Berlin, pour assister aux élections de la fin juillet.

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Le 7 août 1932, jour de son anniversaire, il écrit à sa Petite Maman : Aujourd’hui j’aurai vingt-quatre ans, nombre raisonnable, si l’on pense que je n’ai encore rien fait de déterminé. Pour le moment, je suis content de ma vie et on ne peut dire qu’elle soit stérile et sans résultats. Du moins, pendant ces deux dernières

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années, j’ai bien appris l’allemand et je me suis appliqué au français. Ce n’est pas mal. Avec le temps, je deviendrai aussi un écrivain. J’en aurai encore le temps. J’en ai encore pour une semaine à travailler à la bibliothèque. Quand j’aurai fini, je voudrais organiser une petite promenade à bicyclette pour une dizaine de jours, puis je reviendrai ici, chez le baron Kleinschmidt, pour un mois encore, peut-être, afin de travailler à mon roman. Mais peut-être pas, rien n’est décidé. 18

Cet anniversaire, Boris l’a passé à se promener. Le matin, en bicyclette, l’après-midi, à cheval, pour des courses au village voisin, et le soir, en voiture. Il s’est rendu à Marbourg pour chercher le baron qui donnait son cours d’anglais à l’université 38.

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Comme beaucoup de ceux qu’il côtoie, il refuse de s’impliquer dans les tragédies de la politique intérieure allemande et se conduit en hôte de passage. Encore qu’en cette année 1932, force lui est de constater, comme bien d’autres émigrés russes, que le havre où ils ont jeté l’ancre s’enfonce à son tour dans une barbarie semblable à celle qu’ils ont fuie ou combattue. Peu à peu, les émigrés qui le peuvent quittent Berlin. L’avis de tempête qui gagne l’Europe centrale les pousse toujours plus loin vers l’Ouest, là où les sociétés résistent de leur mieux, sans trop d’états d’âme, à la contagion des misères engendrées par la Grande Guerre. À mesure que la République de Weimar s’enfonce dans le marasme, ils se retrouvent nombreux à préférer la France.

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Boris s’arrange néanmoins encore en août pour visiter Cologne, d’où il évoque dans une carte à Marie la splendeur de la cathédrale, l’eau du Rhin et l’eau-de-Cologne. Dans d’autres lettres, qu’il avait échangées avec sa mère, Boris avait discuté d’un éventuel départ vers Prague où le gouvernement Mazaryk distribuait de nombreuses bourses aux étudiants russes, une solution qui plaisait à Marie Vildé. Projet rapidement abandonné. Boris préfère Paris, même s’il n’a pas de quoi payer un billet de train et que les visas pour la France ne sont dispensés qu’avec parcimonie 39. Le sien, qu’il a laissé se périmer, ne valait que pour la Légion étrangère. Il a d’autres espoirs en tête et mise sur un voyageur dont on lui a annoncé la venue et dont l’influence pourrait être décisive 40.

NOTES 28. Nina Berberova, Histoire de la baronne Boudberg, Arles, Actes Sud, 1988. 29. Russkij Berlin, 1920-1945, Mejdounarodnaia naoutchnaia konferentsiai (Le Berlin russe, 1920-1945, conférence scientifique internationale), Moscou, Russkij Put’, 2006. Karl Schlögel, Russkij Berlin, popytka podkhoda (Essai de méthodologie), p. 13-19. 30. Tania Aleksander, op. cit., passim. 31. Les lettres de Boris Vildé à sa mère permettent de retracer son existence berlinoise. Neuf d'entre elles sont conservées au Musée Boris Vildé de Iastrebino, données sous forme de photocopies par Alice Grabovskaia, nièce par alliance de la famille Lot. Elles sont souvent citées sous forme d'extraits par Raïssa Raït-Kovaleva, op. cit., et traduites par l'auteur. D'autre part, Claude Doyennel m'en a communiqué la traduction pour celles du 3 octobre 1930, des 3 mars, 24 juin et 8 juillet 1932. 32. Lettre du 9 décembre 1930. 33. CAC, dossier de naturalisation Vildé.

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34. Lettre de Boris Vildé à sa mère, R. Raït-Kovaleva, op. cit., p. 68-78. 35. AMH, 2AP5 A3f, CV de Vildé. 36. Karl Schlögel, Das Russische Berlin. Ostbahnhof Europas, Münich, Pantheon Verlag, 2007, 2 e éd., p. 137. 37. Lettre du 24 juin 1932 à sa mère, de Dingeringshausen. 38. Lettre du 7 août 1932 à sa mère, de Dingeringshausen. 39. Lettre s.d. de Boris Vildé à sa mère, R. Raït-Kovaleva, op. cit. p. 67. 40. Ibid.

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André Gide

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Apparaît alors à Berlin André Gide. Au lendemain de la guerre, l’écrivain avait effectué de nombreux séjours dans la capitale allemande, accueilli par les intellectuels d’une gauche pas nécessairement prolétarienne, mais tous attachés à construire une Europe nouvelle où l’Allemagne, débarrassée de ses scories impériales, retrouverait sa place au sein des nations réconciliées. Ce « contemporain capital » avait donné le ton à La Nouvelle Revue Française, La NRF, en s’engageant dans une campagne destinée à rapprocher les élites de part et d’autre du Rhin. Une campagne pacifiste visant à désintoxiquer l’Europe de son nationalisme suicidaire. Il n’était pas isolé. Les apôtres de la réconciliation espéraient que l’alliance de quelques centaines d’intellectuels, fleurons de la conscience européenne, permettrait de sauver les acquis de la civilisation. Dans cette perspective, Gide avait sympathisé avec le comte Harry Kessler, esthète de gauche, écrivain et diplomate, très reçu à Paris. Evoluaient dans ce cercle des prix Nobel, Einstein, Romain Rolland, Roger Martin du Gard, ou l’architecte Gropius, sans oublier Paul Valéry, qui popularisa l’idée que les civilisations sont mortelles.

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Gide se rend à nouveau à Berlin en mai 1932, puis en août, lorsqu’aux provocations et aux bagarres meurtrières entre les extrémistes de gauche et de droite s’ajoute un antisémitisme latent. Un climat assez délétère pour que, lors d’un second séjour, en octobre de la même année, Gide, interrogé par le comte Kessler, affirme qu’il doute lui aussi, dorénavant, d’une réconciliation possible. À leurs yeux, le danger que représentent les chemises brunes dépasse en gravité celui du bolchevisme russe, car les nazis se posent en ennemis de la culture et de la religion, tandis que la Russie, bien qu’elle rejette des pans entiers de sa culture ancienne, n’en bâtit pas moins une nouvelle, tournée vers l’avenir. Dans l’entourage allemand du maître, les plus clairvoyants voient l’Allemagne s’installer dans une ère de non droit, une sacralisation de la violence exprimant la véritable décadence de l’Europe et resurgir le désir de mort des fins fonds de la culture germanique, culminant dans l’autosacrifice ou la destruction wagnérienne41.

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Les plus conscients parmi les intellectuels allemands, ou les plus menacés parce que juifs, quittent ce Titanic en perdition. Au printemps 1933, les Allemands émigrés à Paris se rencontrent aussi nombreux sur les Champs-Élysées que jadis sur Unter den Linden ; ils observent que les journaux locaux publient plus de nouvelles sur l’Allemagne que sur la France. Tandis que l’avant-garde de la gauche allemande prend le chemin de

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Paris, les Russes émigrés à Berlin leur emboîtent le pas, ceux de gauche comme ceux qui ne se veulent d’aucun parti. Encore faut-il en trouver le moyen, car la France redoute un afflux de réfugiés et dresse des barrières. André Gide a emménagé en 1928 au 1 bis de la rue Vaneau, dans le VIIe arrondissement. Il propose à Vildé de l’héberger dans sa chambre de bonne. Pour le jeune apatride rencontré à Berlin, d’avoir un gîte offert représente une caution qui lui permet d’échapper aux tracasseries des polices frontalières. 4

Comment Gide a-t-il rencontré Vildé ? Vraisemblablement à l’issue d’une conférence littéraire42. Car rien n’incite à les imaginer dans quelque bar de la ville réputée pour ses jeunes athlètes blonds, un circuit obligé pour un homosexuel averti, même si, après 1930, afficher des tendances à la transgression exigeait beaucoup plus de prudence. L’attrait indéniable du jeune Viking, qui aurait pu servir de modèle à Arno Breker, sensibilisa-t-il André Gide aux ambitions littéraires de Boris Vildé, confirmant ainsi une curiosité esquissée récemment pour les écrivains émigrés et les lettres russes ? Vildé joua-t-il de l’équivoque ? Nul besoin de supposer chez lui une homosexualité latente. Aucun élément, dans les témoignages de ceux qui l’ont fréquenté, ne conforte cette hypothèse. Quant à Gide, il s’attache aux adolescents et son penchant le porte, non pas à l’homosexualité, mais à la pédérastie, un terme tombé en désuétude, ce qui explique les équivoques. À vingt-cinq ans, Boris n’a plus rien d’un adolescent. Il est un homme formé par une vie mouvementée et aventureuse. C’est justement le côté aventurier qui a plu à Gide.

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On ne peut que s’interroger sur ce que Vildé avait pu lire à Tartu des œuvres de ce maître à penser très parisien, certainement rien qu’il ait choisi par goût, encore que parmi les ouvrages distribués par le Service des œuvres aux instituts des pays les plus périphériques aient figuré en grande majorité des auteurs de la maison Gallimard, qui pour propager le livre français à l’étranger y faisait découvrir les auteurs maison, Valéry, Proust, Claudel, Gide43... À Berlin, peut-être est-il parvenu à combler ses lacunes. En tout cas, le fait qu’il parle un français hésitant ne rebute pas son interlocuteur. Car, quels que soient ses propos, il émane de sa personne un charme évident. Vildé n’est pas seulement beau, il rayonne d’une sorte de pureté Scandinave, soulignée par un regard étonnement clair et une poignée de main ferme. Même lorsqu’il ne sourit pas, son visage exprime une disposition agréable qui séduit l’interlocuteur et suscite l’impression d’être déjà amis44. Et puis, il a l’esprit d’à propos ; la rencontre avec Gide s’avère étonnamment fructueuse. Si le maître accorde aux qualités intrinsèques de son jeune interlocuteur l’attention bienveillante et agissante qui sera la sienne, c’est qu’il reconnaît en lui le visage de l’aventurier. Sans qu’intervienne nécessairement l’idée d’une liaison. Un autre exemple l’explique.

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Gide, par ses origines, son éducation, son train de vie se sait bourgeois, une condition qu’il tient pour méprisable. Comme en témoignent ses carnets, il n’aime rien tant que sortir du milieu social auquel il appartient et rencontrer des hommes du peuple, tout au moins des personnalités qui l’incarnent et en sont sortis, ouvriers-apprentis écrivains, bourlingueurs journalistes. De toute évidence, Vildé fascine Gide, comme le fascinera plus tard Jeff Last, un journaliste écrivain hollandais, très engagé dans la gauche prosoviétique, rencontré lors d’un meeting à la Mutualité le 23 octobre 1934. Bien que le discours d’avant-garde que prononce Last soit improvisé dans un français tout à fait épouvantable, ses propos généreux et enflammés suscitent immédiatement l’enthousiasme du maître pour celui qu’il nomme « le marin », homme du peuple, et qui

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en réalité a pour père un amiral. Il admirera sa stature en tenue simple et sobre d’ouvrier, des hommes de cette trempe n’étant pas imaginables en complet-veston. Son amitié pour Last ne faillira pas malgré ses positions envers l’URSS. Finalement, l’amitié qu’il éprouve pour Vildé souffrira de la comparaison. Peut-être la rencontre de Gide avec Last n’a-t-elle été que la réédition magnifiée de celle qu’il avait faite à Berlin avec un jeune Russe, parlant lui aussi un français improbable... 7

Gide a-t-il vu en Vildé un intellectuel de gauche, menacé par le national-socialisme, comme d’autres Allemands qu’il a aidés ? À l’occasion, face aux menaces pesant sur cette élite menacée, le romancier a offert une passerelle « à des gens qui méritaient d’être sauvés45 ». Il les choisit à gauche, selon une conviction profonde : « Le ciel audessus de l’Europe et du monde entier est si chargé d’orage ; les cœurs sont si pleins de haine, que parfois on en vient à penser que seul un conflit de classes pourrait aujourd’hui prévenir le conflit mortel des nations. Je fais grand effort pour assagir ici ma pensée, mais quelle erreur de croire que la sagesse est toujours du côté de la modération46. » Pour les nazis il incarne « le bolchevik de salon ». Gide a peut-être situé Vildé plus à gauche qu’il n’était.

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Il sait que Vildé est un émigré. Des indices précis sur ses contacts avec le monde émigré russe témoignent de sa volonté d’ouverture sur ce milieu. Il lit le théologien Berdiaeff, et considère que l’écrivain russe émigré Georges Adamovitch est le critique qui a le mieux compris son œuvre47. Entre 1929 et 1931, il avait participé à une initiative en vue du rapprochement culturel des intellectuels français et émigrés, le Studio franco-russe. Ces derniers ont découvert que les Français ne s’intéressaient qu’à Tolstoï ou à Dostoïevski et que la NRF ne publiait d’auteurs russe que les écrivains de Moscou. Se retrouvèrent alors dans ce Studio des hommes de lettres essentiellement publiés par Gallimard et des russes religieux ou athées, de droite ou de gauche. Avec un point commun, l’espoir de résoudre la crise européenne par la renaissance spirituelle. Les débats, on s’en doute, tournèrent rapidement à l’impasse. Qu’en a retenu Gide, par-delà le souvenir agréable d’avoir été encensé par la critique russe ? Quelques liens, mais aussi l’idée d’un champ spirituel à découvrir et plusieurs noms d’auteurs à faire publier.

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L’année suivante, l’arrivée au pouvoir de Hitler pousse Gide à se ranger résolument du côté des antifascistes, et donc, par un mouvement assez commun à cette date, du côté des prosoviétiques. La cause lui convient et il fait recette sur les podiums, animé d’une certaine fierté d’étendre ainsi sa gloire aux dimensions de l’humanité 48. Il se rapproche en 1933 de l’Association des artistes et écrivains révolutionnaires dont il avait auparavant décliné les offres. Gide situe très vraisemblablement le jeune Vildé dans le contexte volontariste d’ouverture vers la Russie soviétique, état d’esprit qu’il partage avec le Tout-Paris intellectuel du moment, celui des normaliens et de la rue Sébastien Bottin, fief de Gallimard où il règne en maître.

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De quand date exactement la rencontre avec Gide ? Marianne Mahn-Lot et Germaine Tillion affirment que Vildé serait arrivé en France en 1932. Mais l’information est de seconde main. Une reconstitution romancée voudrait qu’il soit passé en France après avoir visité Cologne en août 1932, mais rien n’étaie cette hypothèse 49. Peut-être la date à retenir de la rencontre avec le maître est-elle celle de l’un des deux voyages de Gide en août 1932, vraisemblablement celui de la dernière chance, alors que s’annonce à l’horizon politique allemand un embrasement dans le style wagnérien, un crépuscule délibéré de la pensée50. Un témoin direct, Maria van Rysselberghe, l’amie qui participe à une importante part des activités de Gide et loge au même étage que l’écrivain, note

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dans son journal au début de novembre 1932 la présence de Boris qui vient d’arriver : Gide, sur le point de partir, « me remet ses clefs et me recommande un jeune Russe du nom de Boris Wildé [sic] à qui il croit de l’étoffe, qui est dans le plus grand dénuement et à qui il prête sa mansarde disponible51. » On peut en conclure qu’il est arrivé à Paris en l’absence du Maître. 11

De son côté, dans le curriculum vitae conservé aux archives du Musée de l’Homme, Vildé indique qu’il est arrivé en France en mars 1933. La même date se trouve confirmée dans la demande de nationalisation qu’il présente à l’administration française. Vildé cite le 10 mars 1933 en indiquant qu’il a passé les deux mois précédents à Monaco. Cette contradiction avec le témoignage de Maria van Rysselberghe s’explique sans doute par le fait qu’il est entré en France sans visa de séjour régulier. Au début de l’hiver, il se serait rendu à Monaco où il aurait obtenu sans difficultés, mais certainement grâce à des appuis, une autorisation de séjour en France valable pour une année. Au début de l’année 1933, la « petite dame » note par ailleurs que Gide passe quelques semaines dans le Midi, du 23 janvier au 13 mars, au Lavandou, suppose-t-elle 52. Boris serait-il parti dans le sillage du maître ? D’autre part, il a aussi une cousine à Nice, une tante à Monaco, du côté de sa mère. Le motif d’une affabulation curieuse sur les dates s’explique si Boris est entré en France sans disposer d’un droit de séjour, avant d’en solliciter un dans les formes, à partir d’un territoire étranger. Ferdinand Lot, un professeur de la Sorbonne dont il fait la connaissance peu après son arrivée, certifie, en 1933, l’employer comme secrétaire et professeur de russe pour ses filles. Il se portera garant et lui permettra ainsi de séjourner légalement en France, à la condition, bien entendu de renouveler tous les six mois son titre de séjour53.

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Le fait est qu’au début de novembre André Gide a mis à la disposition de Vildé une chambre de bonne au-dessus de la sienne, rue Vaneau. Le 10 décembre, il charge « Madame Théo » de donner au « Russe » l’un de ses costumes : ils sont de la même taille. Lejeune homme accepte gracieusement, ravi de pouvoir se vêtir des tweeds et flanelles de bon faiseur dont il ne pouvait que rêver : par goût de l’élégance et parce que son allure de « dandy » en impose à ses interlocuteurs. Gide et sa fidèle amie lui chercheront des leçons, de russe ou d’allemand54. Pour le reste, Boris regarde l’avenir avec confiance.

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Nous ne savons de sa rencontre avec Boris Vildé que ce qu’André Gide en a écrit luimême, en 1952. Un récit succinct, sobre dans le ton, mais traversé par l’émotion qu’inspire à l’écrivain le destin de Vildé. Il évoque en quelques lignes la relation qui s’était établie entre son locataire et lui : « Vildé, que depuis des mois j’hébergeais dans une chambre dont je disposais au-dessus de la mienne, au sixième. Je ne sais plus quelle heureuse conjoncture nous avait fait entrer en rapport. Comme il cherchait une situation, je l’avais chaleureusement recommandé à Paul Rivet qui dirigeait alors le Musée de l’Homme, au Trocadéro. Rivet sut immédiatement reconnaître son insigne valeur. Vildé se montrait peu, si discret, si réservé que je le connaissais à peine 55... »

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Qui est donc Paul Rivet ?

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NOTES 41. Harry Graf Kessler, Berlin in Lights. The diaries of count graf Kessler (1918-1937), New York, 1971, p. 417 et 432, entrées du 28 mai et du 31 octobre 1932 ainsi que du 6 juillet 1933 sur les propos tenus par Keyserling, apôtre allemand de la SDN. 42. Vassili S. Yanovsky, op. cit., p. 204, situant à tort la rencontre au retour de Gide de Russie. 43. Pierre Assouline, Gaston Gallimard, un demi-siècle d’édition française, Paris, Balland, 2006. 44. Georgy Adamovitch, Odinotchestvo i svoboda (La solitude et la liberté), New York, 1955, SaintPétersbourg, 1993. 45. André Gide, Ainsi soit-il, ou les jeux sont faits, Paris, Gallimard, 2001, p. 104. 46. Id., Journal 1889-1939, p. 1160. 47. Ibid., p. 984. 48. François Furet, Le Passé d’une illusion, Paris, Robert Laffont/Calmann Lévy, 1995, p. 345. 49. Raïssa Raït-Kovaleva, op. cit., p. 88. 50. Jean Lacouture, op. cit., p. 95. C’est également celle que retient Dominique Veillon dans son introduction aux carnets de prison, sans citer de sources, op. cit., p. 11. 51. Les Cahiers de la petite dame, op. cit., t. ΙΙ, p. 258. 52. Ibid., p. 283-288. 53. Raïssa Raït-Kovaleva, op. cit., p. 118. 54. Les Cahiers de la petite dame, op. cit., t. II, p. 269. 55. André Gide, Ainsi soit-il, p. 107-105.

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L’ethnologie et les ethnologues

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Lorsque Boris Vildé débarque à la gare de l’Est, il a vingt-cinq ans. Porteur d’un passeport Nansen et sans un sou en poche, il n’a qu’un seul atout, la carte de visite que lui a donné André Gide. Il l’utilisera de son mieux. L’une des rencontres les plus décisives sera celle que Gide lui ménage avec Paul Rivet, le directeur du musée d’ethnographie.

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La personnalité de Paul Rivet planera telle une puissance tutélaire sur l’orientation intellectuelle du jeune homme. Celui auquel André Gide a chaleureusement recommandé Boris dirige le Musée de l’Homme. Mais ses qualités humaines, ses talents de promoteur et d’organisateur, son flair en matière de relations personnelles en font une figure emblématique de l’avant-garde intellectuelle et politique parisienne. Docteur en Médecine, il s’en honore et tient à ce que l’on use de ce titre. S’il est devenu ethnologue, c’est seul, sur le terrain, improvisant des techniques qui feront date. Sa vie mouvementée en a fait un homme d’expérience. Médecin militaire, au cours d’une expédition géodésique en Équateur, il s’était improvisé anthropologue physique, ethnographe, apprenti linguiste, archéologue, historien aussi 57.

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En 1928, protégé par Édouard Daladier, ministre des Colonies, Rivet devint le directeur du musée d’Ethnographie installé dans les dédales du palais baroque du Trocadéro. Il devait s’y révéler un chef à l’autorité innée58. Car ses convictions l’ont rapidement mêlé au monde de la politique où il bénéficie d’amis et de soutiens influents : il est une personnalité reconnue pour son passé de dreyfusard, socialiste et pacifiste. Ancien combattant et blessé, il participe au lendemain de la guerre à la conférence de Gênes pour la reconstruction de l’Europe59. Cet humaniste s’enthousiasme pour l’URSS. Plus tard, on le situera parmi les « compagnon de route » ceux qui, pour combattre le nazisme, offrent leur soutien à la gauche prosoviétique. Ces positions se rapprochent alors beaucoup de celles affichées par André Gide et les deux personnalités se rencontrent ou se côtoient à l’occasion des tribunes antifascistes qui se multiplient à Paris.

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Au début de l’année où Hitler prend le pouvoir, le docteur Rivet effectue lui aussi un séjour à Berlin. Il en revient bouleversé par l’antisémitisme et la terreur qui s’installent. La population soutient Hitler, dit-il, « l’enfant que Poincaré a fait à Clemenceau60 ». Rivet, antinazi de la première heure, aide à émigrer vers la France des chercheurs allemands persécutés, ou en danger de l’être, et leur trouve des postes dans

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son équipe. Grâce à lui, le musée s’étoffe de vacataires prestigieux. Ainsi, à partir d’une équipe restreinte qui compte douze collaborateurs en 1933, dont six gardiens mutilés de guerre, il double rapidement ses effectifs. 5

Le musée est une institution entièrement fondée sur le génie de Rivet et qui fonctionne grâce à l’inventivité de ceux qu’il a su associer à son projet. Le cadre crée par le Docteur, comme il aime à se faire appeler, se distingua dès ses débuts comme une création originale, dans tous les sens du terme, ce que confirme sa gestion peu conformiste.

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Bien qu’anthropologue, Rivet donna à la chaire dont il était le titulaire le nouveau nom « d’Ethnologie des hommes actuels et des hommes fossiles ». Il affichait ainsi la position prise en faveur des faits culturels, relevant de l’ethnologie et de la linguistique, par rapport aux aspects anatomiques, pour ne pas dire raciaux. L’intérêt porté à l’empire colonial français allait favoriser la mise en œuvre de ses projets. La mission confiée par Daladier impliquait de mettre les progrès de l’ethnologie au service de la politique indigène de la France. Après l’exposition coloniale de 1931, le ministère des Colonies plaça les articles ethniques envoyés d’Afrique, d’Asie ou d’Océanie au palais du Trocadéro. La diversité culturelle de l’Empire offrait un terrain d’étude neuf à mettre en valeur dans tous ces domaines d’où naîtrait une symbiose étonnement moderne : un musée doublé d’un institut d’enseignement pour former les ethnologues 61. Telle fut la première version du musée dirigé par Rivet. Dès son entrée en fonction, il utilisa toute son ingéniosité et ses relations pour élargir la vocation de l’institution et la moderniser. Il la transformera en Musée de l’Homme.

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En ce début des années 1930, l’ethnologie, pour Rivet, n’est en rien une science abstraite. Appliquée à des cas contemporains, elle est une discipline d’urgence et même de vigilance, destinée à conserver en mémoire les manières dont, au fil de l’histoire, ou selon la géographie, les hommes de toutes les races avaient expérimenté et se sont représenté leur rapport au monde. Elle s’applique à l’histoire contemporaine et Rivet décide d’organiser en ce sens la perspective muséographique du vieux Trocadéro 62. Pour cela il dispose depuis 1928 d’un adjoint aux qualités idéales de gestionnaire et d’improvisateur.

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La gestion des affaires du musée repose sur les épaules de Georges Henri Rivière dont les multiples talents permettent de mobiliser les élites parisiennes au service d’un projet ambitieux, mais dénué de ressources propres. Grâce à une fortune personnelle respectable, il finance lui-même les travaux, tout en mettant à contribution son carnet d’adresses et ses amitiés dans le monde artistique. Il amène au musée les banquiers, les collectionneurs et le Tout-Paris de l’avant-garde, celui qui avait participé à l’aventure surréaliste et s’enthousiasmait pour les spécimens de l’art africain. Les budgets sont habituellement bouclés grâce aux dons des Amis du musée que sont le vicomte de Noailles, président de l’association éponyme, David David-Weill, président de l’Association des musées de France ou l’expert en tableaux Georges Wildenstein. Ainsi vogue l’institution.

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Quant à l’enseignement, il est tout aussi original, dispensé en premier lieu par Marcel Mauss, le grand sociologue, neveu de Durkheim. Un savant dans la grande tradition de l’université, modeste et simple, qui jouit d’un immense prestige aux yeux de ses élèves. Il leur communique non seulement son savoir mais aussi un esprit anticonformiste très « décapant ». Il leur apprend à appréhender la civilisation par une formule qui laisse la porte ouverte à l’imagination : « Un ensemble de faits, un ensemble de caractères de ces

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faits, correspondant à un ensemble de sociétés, en un mot, une sorte de système hypersocial de systèmes sociaux, voilà ce qu’on peut appeler une civilisation 63 ». Cet éclectisme met en évidence la liberté de jugement qu’il attend de ses élèves. Plus tard, lorsqu’ils obtiennent leurs diplômes, il les suit de ses conseils affectueux. Son influence tutélaire contribue pour beaucoup à créer un lien durable entre les condisciples qui ont suivi ses cours. 10

Ces derniers sont loin d’être de sages universitaires. Amenés à pratiquer la débrouillardise sur le terrain, ces jeunes ethnologues partagent une même passion pour les aventures lointaines. Rien de fortuit d’ailleurs dans les choix de Rivet : si les collaborateurs dont ils s’entoure n’offrent pas des profils de carrière très académiques, c’est justement cet anticonformisme qu’il apprécie. Avec eux, il espère sortir du scientisme rationaliste où s’est enfoncée la culture de l’Europe occidentale au XIXe siècle. Cette culture orgueilleuse, croit-il, n’en est qu’une parmi d’autres. Lui-même en a été nourri et il pense encore qu’elle est un gage de progrès technique, autant que moral d’ailleurs. Il pressent néanmoins qu’elle n’est pas à l’abri des dérives de la raison qu’elle glorifie. À l’ethnologie donc de veiller à la façon dont le conditionnement socioculturel de l’homme influence sa pensée.

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Rivet impose son rythme et ses principes à son équipe. Celle-ci accumule des résultats immédiats, parfois sensationnels, obtenus de façon peu conventionnelle, à la limite même du scandale pour l’administration coloniale64. Parmi les grands noms qui épaulent Rivet, le plus en vue est à l’époque Marcel Griaule, diplômé d’amharique, célèbre pour ses expédition Dakar-Djibouti, en 1931 d’abord, puis en 1932. Bien entendu, l’Afrique n’est pas seule enjeu. L’expédition de l’île de Pâques suivra de façon tout aussi spectaculaire avec Alfred Métraux. En Nouvelle-Calédonie opère Maurice Leenhardt, ancien missionnaire devenu ethnologue par amour pour l’art. L’ouverture ainsi pratiquée des sciences humaines vers les sociétés non européennes attire au cours des années 1930 de jeunes disciples que Rivet dirige vers de brillantes carrières. Elles s’annoncent déjà comme telles pour Claude Lévi-Strauss, Maxime Rodinson, Paul-Émile Victor, Jacques Soustelle et quelques autres. Des femmes aussi. Sur le terrain, en pays dogon, Deborah Lifschitz fouille les objets de la vie quotidienne et découvre des œuvres splendide65. Germaine Tillion s’apprête à partir pour l’Algérie. Tous les jeunes talents qui gravitent autour de Rivet n’ont pas encore fait leurs preuves, mais l’institution où ils œuvrent les porte à l’épanouissement. Elle offre un sens à leurs parcours. Elle les poussera à donner le meilleur d’eux-mêmes. Telle est l’équipe à laquelle André Gide a suggéré d’intégrer Boris Vildé. À cette époque, ce dernier ne sait rien du Musée, sinon ce qu’en a dit le poème de Goumilev : Paris et, au centre, le musée du Trocadéro.

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Muni d’une prestigieuse recommandation, le jeune homme est sans attendre convoqué dans le bureau de Rivet pour un entretien exploratoire. Mais au jeune apatride sans diplômes universitaires reconnus, le directeur du Musée de l’Homme n’a rien à offrir, sinon ses conseils. Il l’encourage à terminer ses études pour obtenir des diplômes français. Par exemple, pourquoi n’étudierait-il pas le japonais ? Rivet apprécie cependant la maturité du jeune homme et ce qu’il lui raconte sur les pays de la Baltique. Le musée pourrait s’y intéresser d’autant plus que, prise entre l’Allemagne et la Russie, la région attire l’attention de la diplomatie française. Ainsi, sur l’agenda dressé pour l’année 1933 prend place la préparation d’une exposition sur les Pays Baltes. Boris aidera à la préparer, mais il restera « M.X. qui aide Lewitsky 66 ».

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Via Lewitsky, un premier chaînon est ainsi établi entre Boris Vildé et le Musée de l’Homme. Par la même occasion, une inflexion décisive intervient dans la destinée de Lewitsky, qui, par la suite, se trouvera intimement mêlée à celle du nouveau venu. Les caractères des deux jeunes gens diffèrent, ainsi que leurs parcours : celui de Lewitsky a été plus réfléchi et intellectuellement plus appliqué que celui du nouvel arrivant qui l’aide dans son travail. Que sait-on de lui ?

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Anatole Lewitsky partage avec Boris la condition d’émigré russe, mais a suivi un parcours plus linéaire, moins aventureux en tout cas67. De sept ans l’aîné de Boris, il est né dans une famille aisée de la bonne société moscovite, de religion orthodoxe, d’extraction noble et ralliée à l’intelligentsia libérale par un père avocat. Un milieu intellectuel rompu au maniement des idées. Son frère Iouri Rogala-Lewitsky est poète. Anatole achève de solides études à Moscou. En 1920, émigré, il rejoint ses frères et sa mère à Lausanne, où il commence des études d’économie et de sociologie, puis s’installe chez son père à Paris avec le projet de s’inscrire à la Sorbonne. Menant de front ses études ainsi que le métier de chauffeur, il obtient enfin en 1931 un diplôme de sociologie sous la direction de Marcel Mauss. N’ayant pas les moyens de préparer un doctorat, il s’adresse au « Cher Docteur ». Rivet lui trouve alors au musée un poste modeste de préposé aux collections, consistant à enregistrer le matériel ethnologique très riche rapporté de l’expédition Paris-Dakkar et à le classer. Il s’agit de mettre en pratique le système de classement défini par le jeune poète surréaliste Michel Leiris qui avait participé à l’expédition.

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Le salaire est misérable, les travaux alimentaires d’autant plus inévitables que le jeune ethnologue vit en ménage, mais la voie est tracée. Lewitsky a bon caractère et croit en son étoile. Il fera carrière au musée. Sur son bureau, il conservera une petite statuette dogon pleine d’humour, au sexe provoquant.

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Légèrement voûté, toujours vêtu d’un veston noir un peu étriqué, il émane de sa silhouette haute et frêle une impression de timidité, qui certainement n’est due qu’à son extrême réserve, mais laissant deviner « les traces d’une existence difficile ». Par sa capacité de travail, par ses compétences linguistiques et culturelles, il s’est rendu indispensable à Rivet qui se repose largement sur lui pour les questions d’organisation. Au musée, il devient rapidement le point de départ et d’aboutissement de tous les projets : « Rivet a trouvé en lui un organisateur qui met au point ses conceptions et en surveille l’exécution ». Tandis que Rivet élabore des théories, que Rivière courtise les mécènes, que les étudiants s’éparpillent sur le terrain, deux personnes travaillent, Marcel Mauss qui dispense l’enseignement et Anatole Lewitsky, qui s’occupe de faire marcher la maison68. C’est lui que le directeur charge ainsi, au début de l’année 1933, de préparer le projet d’exposition sur les Pays Baltes auquel doit coopérer Boris Vildé.

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La relation est inégale, l’aîné est un professionnel aux compétences reconnues, le nouveau venu, un étudiant sans titres particuliers. S’ils se jaugent, c’est sur le plan de la qualité humaine, mais les deux hommes se comprennent et un solide lien de confiance s’installe entre eux.

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Dans l’immédiat, Rivet n’a enrôlé le nouveau venu ni comme collaborateur régulier ni comme vacataire, tout au plus l’a-t-il encouragé à suivre ses cours d’ethnologie. Par la suite, la présence de Vildé dans l’équipe du musée sera admise comme une évidence. Pourtant, on chercherait en vain dans les archives de l’institution la moindre mention d’une rémunération ou d’une vacation à son nom. Certes, les acrobaties comptables auxquelles se livre la direction pour assurer le budget du musée laissent ouverte la

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possibilité d’une solution déguisée, mais les pièces versées au dossier de la comptabilité rendent l’hypothèse peu vraisemblable. Et si Vildé en avait bénéficié, cela se serait su. 19

Ainsi s’établit le premier contact entre Boris Vildé et une institution des plus étonnantes qui entraîne dans son sillage l’avant-garde intellectuelle parisienne.

NOTES 57. Jacques Soustelle, Les Quatre soleils, souvenirs et réflexions d’un ethnologue au Mexique, Paris, Plon, 1967, pp. 17-19. 58. Christine Laurière, op. cit. 59. AMAE, dossier conférence de Gênes, liste des experts. 60. AMH, MS 2/16, correspondance de Rivet, lettre à Boas du 27.4.1933. 61. « Paul Rivet, apôtre du métissage culturel », Transitions, 20 octobre 1999, d’après un entretien avec J. Jamin. 62. Jean Jamin, « Le savant et le politique : Paul Rivet (1876-1958) », Bulletin et Mémoires de la Société d’Anthropologie de Paris, t. 1, n° 3-4, 1989, p. 277-294. 63. Marcel Fournier, Marcel Mauss, Paris, Fayard, 1994, p. 607. 64. Jean Jamin, art. cit., p. 282-283. 65. Germaine Viatte, « Primitivisme et art moderne », Le Débat, n° 14, novembre-décembre 2007, p. 117. 66. AMH, fonds Lewitsky, agenda pour 1934 et fonds des expositions. 67. Sur les années de formations de Lewitsky, voir Anne Hogenhuis, « D’une culture à l’autre : parcours d’Anatole Lewitsky et Boris Vildé, réfugiés russes et résistants du Musée de l’Hommeé », in Les Premières rencontres de L’Institut européen Est-Ouest, Parcours de l’émigration (1919-1945), Lieux et réseaux, ENS Lettres et Sciences humaines, Lyon 2, 3, 4, décembre 2004. http://russieeurope.ens.fr 68. P. Patrick O’Reilly, Journal de la Societé des Océanistes, Paris, t. 1, n° 1, décembre 1945, p. 9-10.

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Boris Vildé à Paris

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Pour ses débuts parisiens, par un mouvement naturel, comme à Berlin, Boris Vildé recherche d’abord la société de ses semblables. Certes, il veut s’inscrire en Sorbonne, mais il lui faut à nouveau, dans l’immédiat, trouver les moyens de survivre.

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Dès son arrivée à Paris, Vildé a découvert le Montparnasse russe. Ses pas le mènent là où se retrouvent les jeunes gens arrivés « d’ailleurs », bourlingueurs, peintres ou poètes qui vivent d’expédients entre Montmartre et Montparnasse. Les Américains s’arrogeront l’étiquette de « génération perdue », mais elle revient de droit aux jeunes Russes émigrés, trop jeunes pour s’être taillé une part de notoriété dans leur pays d’origine et qui à Paris, privés d’avenir, se consacrent à leur œuvre comme à un sacerdoce, ignorés du public qui les entoure. La variété de leurs talents est peut-être ce qui les caractérise le mieux. Ces jeunes gens venus de Saint-Pétersbourg, d’Ukraine, de Vitebsk ou d’Odessa innovent dans la liberté de créer. Plus tard, leurs expériences en peinture seront réunies sous le commun dénominateur d’École de Paris. Ils tentent leur chance, sans attaches, libérés des ornières d’une société implosée et cherchent à se faire une place au soleil en misant sur leur talent.

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La pauvreté totale facilite le sens d’une liberté qu’aucun faux semblant ne freine : gloire, fortune, et autres vanités leurs sont épargnées. Mal logés, ils se retrouvent, lorsqu’ils quittent leurs ateliers, aux terrasses de café où les attendent leurs amis littérateurs, critiques ou journalistes qui rédigent leurs chroniques sur un coin de table. Se crée ainsi une sorte de fratrie partageant bonnes et mauvaises fortunes. Le squat de La Ruche, passage Dantzig, subsiste encore comme symbole de cette jeunesse sans attaches, venue de tous les horizons, mêlant toutes les cultures dans une pauvreté commune.

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Rien de nouveau pour Boris qui à Berlin a vécu une aventure semblable. Il lit le journal des autres et ne prend pas le métro. Il s’inscrit dans la cantine de bienfaisance pour les étudiants russes, boulevard du Montparnasse, où une organisation chrétienne les aide à se nourrir et même à trouver un logement gratuit. Y travaille une connaissance des Vildé, venue d’Estonie, qui s’effraie du dénuement de Boris, mais note qu’il ne semble pas en souffrir69. La cantine est gérée par une femme exceptionnelle, Élisabeth Skobtsova, qui après une vie intellectuelle brillante vient de prononcer des vœux de moniale. Sous le nom de mère Marie, elle consacre sa vie à secourir la misère des Russes

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échoués dans un pays touché par le chômage. Elle secourra de même, quelques années plus tard, les juifs persécutés. 5

Comme ses nouveaux amis, Vildé se débrouille pour gagner quelques francs, selon l’heure et l’occasion, tantôt en charriant des cageots de légumes aux Halles, d’autres fois en distribuant des prospectus, ou même en faisant le mannequin... On le rencontre sur le boulevard Saint-Michel, paradant en homme-sandwich. Il trouve tout de même un emploi temporaire comme chimiste. La chance lui sourit lorsqu’il est renversé par une voiture en août 1933. Selon un témoin, la clavicule cassée vaut à Vildé un mois d’hôpital ainsi que d’importants dommages et intérêts qui attirent au chevet de son lit de nombreuses visites de sympathies, ses amis étant aussi désargentés que lui. D’ailleurs, à l’occasion il peut se montrer généreux envers ses compatriotes en difficulté70.

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Il passe des heures à « La Rotonde » ou au « Select » où, sans effort, il trouve sa place parmi les habitués. Une petite place dans un groupe fluctuant de fidèles qui se retrouvent pour d’interminables conversations, d’habitude autour d’un petit noir, le seul luxe que peuvent s’offrir les intellectuels pauvres, comme ledit Boris. Mais nul ne s’étonne, aux jours de grande chance, de voir sa table traitée au champagne par quelque mécène égaré dans la bohème. Neuf et sans attaches dans ce milieu, Boris se mêle de préférence aux tables des littérateurs. Parmi eux, il se sent à sa place.

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Ses compagnons le jugent quelque peu romantique, un poète à la recherche d’aventures, venu d’un ailleurs mystérieux, plutôt silencieux, mais qui à l’occasion sait se faire respecter. Vassili Yanovsky, romancier et médecin, qui a le même âge environ, deviendra son ami. Il racontera les soirées passées avec Boris Vildé et Boris Poplavsky, jeune poète de génie, mort d’une overdose en avril 1935. Au cours de longues promenades nocturnes, ils se raccompagnent tour à tour entre Montmartre et Montparnasse, plongés dans d’ardentes discussions. On se retrouve le lendemain soir à Passy, dans le café où se donnent rendez-vous les chauffeurs de taxi russes. Peut-être croisent-ils dans ce bistro, à deux pas du Trocadéro, Anatole Lewitsky, qui pour améliorer son ordinaire officie parfois en tant que chauffeur. Certains soirs, on boit plus que de raison, on se bagarre aussi, souvent pour des histoires de femmes, et Boris n’est pas le dernier à intervenir. Cependant ses amis remarquent que le lendemain Vildé a toujours la tête claire pour vaquer à ses cours.

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D’autres fois, les jeunes gens passent la journée à jouer aux échecs ou au bridge dans la salle du « Murat », avenue de Versailles, car les Russes de l’ancienne génération préfèrent le XVIe bourgeois à la bohème de Montparnasse. Là se mêlent les classes d’âge. Aux gloires consacrées de la littérature s’ajoutent quelques grandes figures du libéralisme russe en exil. Les jeunes de la « génération sacrifiée » écoutent, intéressés, les propos égrainés par ceux qui font figure de maîtres à penser, mais ne se retiennent pas de glisser à l’occasion une remarque acérée sur l’une ou l’autre de ces sommités reconnues qui ne savent rien de la difficulté de vivre au jour le jour des plus jeunes. Car cet aréopage, malgré la déférence de bon ton, se place sous le signe de la démocratie, ce qui autorise les plus jeunes à oser de bons mots contre les vieilles gloires. L’essentiel, juge-t-on, est dans le style. Il y a un « bon ton » qui est naturellement celui de Boris. On l’invite aux tables de bridge. Ses partenaires remarquent qu’il joue serré et de façon méthodique, encore qu’il distribue toujours les cartes en les tenant de façon surprenante dans le sens de la largeur. Ce qui ne manque pas d’étonner mais, de l’avis général, c’est un joueur sérieux, qui ne joue qu’avec une mise, même minime 71.

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On rencontre aussi Vildé dans des soirées littéraires du Quartier latin. Il lit ses poèmes russes au « Méphisto » ou au « Caveau de la Bolée », refuge de la bohème d’avant-garde. On y accompagne à la balalaïka des chansons au goût du jour, on y déclame du cabaret parfois canaille ou des vers futuristes de la veine Mayakovsky devant un public qui n’hésite pas à manifester ses sentiments. Les poèmes de Boris sont très classiques de forme. Celui qu’il lit à propos d’un artiste qui a la tuberculose ne recueille aucun succès. Il ne récidivera pas, même s’il en a d’autres dans ses cartons. C’est le signal de son adieu à la poésie. Restent les traductions. Celle qu’il cosigne avec Birke et Navi-Bovet pour L’Anthologie des conteurs estoniens paraîtra en 1937 aux éditions du Sagittaire. Le jeune homme tente de traduire en français un roman estonien d’Edward Wildé, Casanova fait ses adieux. Le projet aurait dû établir sa réputation littéraire par une filiation valorisante, mais n’aboutit qu’à un nouvel échec. Quant au roman, à sa mère qui voulait savoir quand, enfin, il deviendrait un auteur célèbre, la réponse fut qu’il n’en savait rien, mais qu’une seule chose comptait pour lui, la littérature.

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Ces échecs n’entachent pas l’image de Vildé qui est accueilli dans ce cercle comme littérateur. Son passage par le Roul’berlinois lui sert d’introduction auprès des revues parisiennes. Sans autre recommandation que sa bonne mine et la légende qu’il s’est forgé lui-même. D’être hébergé rue Vaneau par le maître à penser reconnu de l’époque conforte sa réputation. La courtoisie impose certes à Vildé de se montrer discret et ne pas importuner inutilement Gide, aussi se contente-t-il d’entretenir auprès des écrivains émigrés le prestige mythique que lui vaut ce parrainage. Il entre ainsi à la rédaction deTchisla (Dates), excellente revue littéraire où il publie une note sur L’Inconnue de Rilke et une étude sur Stefan Georg, deux écrivains dont il se sent proche. Fort de sa relation avec Gide, Boris transmet les amitiés du maître au directeur deTchisla, Otsoup, qui le charge de messages en sens inverse sans que l’on sache le fin mot de l’histoire72... Ce faisant, il se voit ouvrir les portes de l’élite pensante émigrée. Tandis que d’autres nouveaux venus restent cantonnés à la périphérie, Vildé sera facilement accepté par une société intellectuelle divisée en chapelles rivales, mais très accueillante.

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La colonie russe compte entre 70 et 80 mille émigrés, dont les deux tiers résident à Paris. La fin des années 1920 sonne le glas des illusions sur un retour possible en Russie. Mais la condition d’émigré ne facilite pas leur implantation en France. Le chômage les frappe en premier, ils sont mal intégrés et ne s’intéressent que peu à la vie politique française. Dans les journaux russes locaux, ils suivent les débats qui animent la fine fleur de l’intelligentsia. Celle-ci regroupe des journalistes, des philosophes, des théologiens et des écrivains, mêlant juifs, chrétiens ou indifférents. L’éventail politique de cette intelligentsia s’ouvre largement, à l’exclusion des extrêmes de gauche comme de droite, mais avec une nette composante socialisante. Avec les années 1930, bien des prétentions se sont effacées et des querelles désamorcées. Tous s’entendent pour maintenir en vie une culture qui a atteint son zénith au tournant du siècle dans une prodigieuse éclosion de talents. Encore faudrait-il savoir à qui la transmettre 73.

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Avant d’émigrer, dans l’extrême foisonnement culturel duSiècle d’Argent russe, intellectuels et artistes russes se voyaient « en citoyens de l’Univers, gardiens du grand musée culturel de l’humanité...74 » Privés d’audience, ils poursuivent leur œuvre. Kerensky et son ministre des Affaires étrangères, Milioukov, sommités politiques de la révolution de février 1917, siègent à côté de journalistes et de patrons de revues. Les théologiens étonnent par leur modernisme. La palme du moment revient à Ivan

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Bounine qui, déjà académicien en Russie, se voit consacré en novembre 1933 par le prix Nobel de littérature. Tout ce monde d’anciens, depuis toujours contestataire et critique, continue sur sa lancée d’antan, mais avec le souci de passer le fambeau. Se pose à eux la question de la relève, de la transmission du message dont ils sont les dépositaires 75. 13

Les émigrés cherchent un sens à leur histoire, s’essaient à un décryptage qui éclairerait ceux qui ont vécu le bouleversement terrible des valeurs établies et la faillite de la civilisation européenne, les Russes en premier lieu, mais aussi ceux qui semblent avoir été épargnés, comme les Français, dont certains, à l’instar de Jacques Maritain, se montrent réceptifs à la vocation universelle de ce message76. On retrouve là les préoccupations du Studio franco-russe. Le message que cherchent à transmettre ces gloires sur leur déclin ne rencontre de succès véritable que parmi les jeunes émigrés de la génération perdue.

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Après son arrivée de Berlin, Boris Vildé entre assez rapidement en relations l’un de ces cénacles informels, animé par Ilya Fondaminsky, le rédacteur des Sovremennye Zapisky (Notices contemporaines). Cet ancien populiste77, violemment antibolchevik, règne sur les jeunes gens qui l’entourent comme un Sage ou un Juste (Juif, il penche vers le christianisme). Homme d’une grande bonté, il comprend que la société émigrée désespère de ne pouvoir transmettre l’héritage identitaire à la jeune génération. Le risque est que celle-ci ne récuse le message, le jetant aux orties comme un fardeau d’obligations intellectuelles ou morales dont elle ne comprendrait plus la nécessité absolue. Pire encore, ne risque-t-elle pas de se compromette avec le bolchevisme ? Luimême croit qu’un jour l’âme du peuple russe se détournera du régime imposé et qu’il faut, en attendant, préserver les valeurs dont elle s’est coupée. Sur le modèle des populistes de l’ancien régime, intellectuels qui allaient « au peuple » pour l’éduquer moralement et politiquement, il voudrait recréer cet apostolat au sein d’une émigration menacée de perdre son identité : un engagement total comme dans un ordre laïc. Ainsi naît une cellule de choc, où se discute la réponse à apporter, le moment venu, aux besoins d’une Russie future, débarrassée du bolchevisme. Le Cercle intérieure se réunit tous les quinze jours dans l’appartement du journaliste, 130 avenue de Versailles. Dans les débats qu’anime Fondaminsky, il est beaucoup question d’amour, de charité et de justice. Parfois y assistent des personnalités venues d’autres horizons politiques que l’on cherche à rallier, mais le noyau dur du cercle se recrute par cooptation. Les adhésions sont longtemps discutées. Des personnalités connues qui ne font pas le poids sont remises en ballottage.

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Dans le cas de Vildé, certains membres se seraient inquiétés du secret qui l’entoure et méfiés de sa « chance »78. Ne risquait-on pas de faire entrer un loup dans la bergerie ? Depuis qu’à Berlin l’air n’est plus respirable, nombre de Russes débarquent à Paris, dont on peut tout craindre. Dans la promiscuité berlinoise, les Soviétiques avaient facilement infiltré les milieux émigrés. Aussi s’organise-t-on à Paris pour débusquer les espions, tout comme on se méfie des francs-maçons arrivés de Berlin. La jalousie du métier joue aussi. Les journalistes, écrivains et autres, qui se sont déjà fait une place au soleil renâclent à l’idée de partager avec les nouveaux venus leur public raréfié. Les membres du cercle ont d’ailleurs rejeté la candidature de Vladimir Nabokov dont l’arrogance les insupporte et dont le style leur déplaît, tout comme ses récits qui ridiculisent des personnages d’émigrés à leur image.

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Deux jeunes gens du cercle, Vladimir Varchavsky et Vassili Yanovsky, sont envoyés chez Boris pour élucider ses positions. Après une courte discussion, et aux réponses

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qu’il leur donne, les obstacles à l’admission sont levés, à la suite de quoi ils deviennent amis. 17

Ce sont justement ces amis du cénacle parisien qui en ont le mieux parlé et ont le mieux compris son personnage, fraternel, audacieux, arriviste aussi, et toujours terriblement secret79. Il les étonne, car il n’aime ni la philosophie ni la métaphysique, mais vit, pense Gueorgy Adamovitch, comme s’il avait pénétré les secrets de la vie et de la mort.

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Dans les récits qui ressusciteront ce monde englouti par la guerre, quelques détails anecdotiques sur la personne de Boris Vildé nous étonnent presque, tant la légende en a fait un être supérieur. Nous ressentons comme incongrues les notations sur ses traces d’accent estonien ou sur ses dents en or qui lui donnaient, lorsqu’il riait, l’aspect d’une tête de mort - selon un camarade80. Le grand public ne connaît aujourd’hui de Boris Vildé qu’une photo d’identité, toujours la même, directe et sérieuse, à l’image de ce qu’en retiendra la postérité. Il est donc heureux d’apprendre que le jeune homme aimait rire, qu’il pouvait aussi à l’occasion se montrer d’une froide violence, jaloux aussi, comme en témoignent ses bagarres à propos d’histoires de femmes. Il aurait aussi eu un côté Kapitane Kopeikine, expression qui correspond, dit-on, au nom d’un héros populaire de la saga révolutionnaire russe.

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Mais les aventures propres à la vie de bohème ne détournent pas Boris de son projet principal : reprendre ses études.

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Une longue correspondance engagée le 28 juin 1933 avec l’université de Tartu lui a permis d’obtenir les papiers nécessaires pour s’inscrire en Sorbonne 81. Pour commencer, il s’est contenté d’engranger les bénéfices que lui apporte sa connaissance de l’allemand. Inscrit à des cours de philologie et de littérature allemandes, il a passé trois certificats et obtiendra, en 1937, une licence dans ces matières. Il s’est aussi inscrit aux Langues Orientales où il suit des cours de langue et de littérature estoniennes, encore qu’à l’époque il n’y ait pas de cours magistral en la matière. Si Vildé choisit avec discernement ses créneaux, il n’opte pas pour la facilité. S’y ajoute l’apprentissage du japonais, que Vildé mènera jusqu’à son terme à la veille de la guerre. Un très bon bilan, donc, même si aucun élément ne conforte les rumeurs sur l’étude du chinois ou du sanscrit. Enfin, il s’attaque à un certificat d’ethnologie.

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Pourtant les difficultés de la vie d’un étudiant à l’époque sont de taille à faire hésiter plus d’un impétrant. Il faut des équivalences aux diplômes, et les faire reconnaître. Les copies de son certificat de baptême, de son permis de séjour en Estonie et l’attestation de fin d’études, pièces obtenues d’Estonie, ont dû être traduites puis validées par l’office qui gère les affaires des émigrés russes, puisque Boris ne possède d’autre papier qu’un passeport dit Nansen, délivré aux apatrides par la SDN depuis 1922. Comment Boris Vildé réussit-il à rassembler l’argent pour régler les frais d’inscription universitaires élevés pour lesquels des dispenses n’étaient accordées que moyennant justificatifs et garanties dont il ne pouvait faire état ? Sans doute a-t-il reçu l’aide d’un comité de bienfaisance russe destiné aux réfugiés.

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En effet, au début de son séjour parisien, Boris Vildé vit immergé dans le milieu de l’émigration ; les articles qu’il réussit à placer paraissent dans des journaux écrits en russe. Mais à partir de la seconde moitié de l’année 1934, il entre dans une phase d’existences parallèles.

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Dans Casanova fait ses adieux, qu’il tenta vainement de faire publier, c’est le thème de l’adieu qui aujourd’hui retient l’attention. Adieu à la vie vagabonde qui fut sienne, à

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une existence dépendant des dons et du hasard. Non pas qu’il ait jamais fait sienne l’image du libertin libre-penseur vénitien, telle que l’a forgée le mythe, mais il se reconnaît dans l’existence errante de ce proscrit dont la seule revanche restera littéraire. Casanova courut les alcôves et les ruelles, mais, surtout, refusa de se soumettre à des institutions injustes et à leurs contraintes arbitraires ; il leur résista. Un thème dans lequel Vildé se reconnaît, même si, désormais, il se sent assez fort et résolu pour faire face aux réalités du quotidien sans se laisser entraîner par la nostalgie de l’aventure. 24

À côté de la vie qu’il continue à mener avec ses compatriotes émigrés, il se sent prêt à entamer une phase nouvelle de son existence, ancrée dans la société parisienne et dans le monde universitaire français qui s’ouvre à lui. Grâce à une rencontre cruciale, à nouveau providentielle, Boris pourra achever ses études dans le calme et intégrer définitivement le milieu des intellectuels parisiens.

NOTES 69. Raïssa Raït-Kovaleva, op. cit., p. 104-105. 70. Vassili S. Yanovsky, op. cit., p. 303-310, et témoignage de Marianne Mahn-Lot. 71. V. S. Yanovsky, op. cit., p. 205. 72. Ibid., p. 204. 73. Vladimir S. Varchavsky, Nezamecennoe pokolenie (La génération passée inaperçue), New York, Iz. Imeni Tchekhova, 1956. 74. Mère Marie (Skobtsova), Vospominania, stat’i, otcherki (Souvenirs, articles et essais), YMCA Press, 1992, t. 1, p. 30. 75. Vladimir S. Varchavsky, op. cit., p. 288 et suiv. 76. Nikita Struve, op. cit., p. 129. 77. Ibid., p. 97-99. Emprisonné, sous le nom de Bounakov, à trois reprises par le gouvernement impérial, puis député à l’Assemblée constituante de 1918. 78. V.S. Yanovsky, op. cit., p. 28. 79. Ibid., op. cit., p. 209. 80. Ibid., p. 204 et 207. 81. Documents communiqués par M. Doyennel. Les réponses devaient être adressées au 6, square du Port-Royal, Paris XIII.

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Irène Lot

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La rencontre passe par la Sorbonne. Peu après son arrivée, à court d’expédients, Boris Vildé avait rédigé une annonce pour enseigner le russe. Une élève se présente, intriguée par l’adresse de la rue Vaneau, aux bons soins de Gide. L’accord se conclut rapidement : en échange des leçons, elle aidera Boris à améliorer son français.

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Avec ses tresses blondes couleur de lin et ses yeux bleus très clairs, Irène Lot ressemble aux jeunes filles des bords de la Baltique. Par sa réserve aussi, qui suggère un mélange de raideur et de timidité. Elle est jolie, mais d’une beauté singulière, blanche et pâle, à l’image, dit-on, d’un ancêtre scandinave. Les jeunes gens se plaisent immédiatement. Irène présente Boris à ses parents. Elle est la fille du médiéviste Ferdinand Lot, professeur à la Sorbonne, et de Myrrha Borodine, Russe installée à Paris depuis 1910, qui s’intéresse à l’histoire religieuse du Moyen-Age. Âgée de vingt-quatre ans, Irène voudrait apprendre le russe et retrouver l’héritage dont la transmission a été négligée du côté maternel.

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Le professeur Lot est un original. Pour son voyage de noces il avait choisi SaintPétersbourg, ce qui à l’époque avait d’autant plus choqué la hiérarchie universitaire parisienne qu’il avait, de cette ville lointaine, posté un rapport critique sur l’institution dont il relevait. Humaniste et généreux, il a participé en 1921 au comité de ravitaillement des savants russes menacés par la famine. L’association s’était formée à Paris en réponse à l’appel au secours lancé par Gorki au nom du comité panrusse créé dans le but d’aider et de sauver la vie à l’élite culturelle « bourgeoise », démunie de tout moyen par le nouveau régime. Dans ce comité, à côté d’universitaires slavisants aussi connus que Paul Boyer et Ernest Denis, se retrouvent Édouard Herriot, Paul Painlevé, Marcel Sembat, le recteur Paul Appel, l’historien Seignebos ainsi que des membres de la Ligue des droits de l’Homme. À cette époque, Lot n’est encore, dans ce milieu, qu’une sommité de second ordre.

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Depuis, il est devenu un médiéviste réputé et respecté par ses étudiants. Il accueille Boris à bras ouverts et lui offre sa caution. Il est heureux d’avoir régulièrement à sa table un homme avec lequel il peut boire du vin, par ailleurs proscrit par sa femme. Boris écoute « le vieux » discuter politique et améliore par la même occasion son français. Bien que Lot ne lui discerne aucun avenir possible, il aide Boris à s’implanter.

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Ainsi l’assiste-t-il dans le dédale des procédures d’assurances qui permettront d’obtenir le dédommagement dû par le chauffard qui l’a renversé. 5

Quant à Myrrha Lot, bien qu’émigrée en France par choix depuis le début du siècle, elle s’intéresse à tout ce qui est russe. Dotée d’une grande culture, cette personnalité exceptionnelle vient d’un clan d’intellectuels dont sont issus des savants et un musicien, le compositeur Alexandre Borodine. Elle correspond avec cette parentèle restée en Russie tandis qu’à Paris, ses publications la mettent en relation avec l’élite philosophique et religieuse émigrée. Née juive par sa mère, elle s’attache à rompre les murailles dont s’entourent les religions établies. Comme plusieurs des femmes juives qu’elle fréquente, elle cherche à rétablir la continuité entre judaïsme et christianisme. Elle reçoit chez elle le théologien Nicolas Berdiaeff et le philosophe Vladimir Lossky. Elle rédige des comptes rendus d’ouvrages pour la revue philosophique et religieuse Pout’ (La Voie). Elle fréquente aussi le cercle de Maritain à Meudon. Bien qu’orthodoxe elle-même, elle n’a pas fait baptiser ses filles et entend leur laisser la liberté de se déterminer selon leur propre choix. Ceci certainement par respect pour son mari, qui, dans la meilleure tradition de la IIIe République, ne pratique aucune religion, mais n’en est pas non plus l’ennemi.

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Les trois filles, Irène, Marianne et Évelyne habitent avec leurs parents une vaste maison de la rue Boucicaut à Fontenay-aux-Roses, une banlieue intellectuelle où vécurent Léon Bloy, Fernand Léger et Paul Léautaud, bien reliée au Quartier latin par la ligne de Sceaux. Les Paul Langevin sont leurs voisins. Les sœurs n’ont d’yeux que pour le jeune homme présenté un jour par Irène et sitôt admis dans le cercle familial. Comme il est immédiatement adopté par les Lot, il est de tous leurs voyages. Au mois d’août 1933, il séjourne avec eux dans les Pyrénées, puis ce seront la Savoie, l’Alsace, la Bretagne... Par la famille Lot, Boris découvre et absorbe avec avidité la culture d’un milieu privilégié qu’il ne connaissait que par références, celui d’une bourgeoisie non conformiste, intellectuelle et très libérale.

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Mais si une sympathie immédiate s’établit avec tous les membres de la maisonnée, un lien de complicité particulier s’établit très vite entre Boris et Myrrha. Peu après qu’Irène eut présenté le jeune homme à sa famille, Myrrha a voulu se renseigner sur lui auprès d’une dame venue d’Estonie, qui travaille au restaurant des étudiants à Montparnasse. Celle-ci, qui aime beaucoup Boris, l’informe de l’enquête en cours, pensant qu’il pourrait s’agir d’un emploi. Il lui conseille de dire sur lui et les siens tout ce qu’elle sait, à l’exception de l’extrême pauvreté qui a marqué leur existence à Tartu. Au récit des péripéties vécues par Boris, Myrrha, loin de s’offusquer, s’exclame qu’au contraire, c’est justement le genre de personnalité qui lui plaît. Elle apprécie vite l’éducation et l’esprit de celui dont sa fille va partager la vie 82. Tous deux aiment se parler en russe, égrènant leurs préférences littéraires ou artistiques. Ils discutent parfois aussi de la place de la religion dans le monde contemporain ou du message des pères de l’Église dont Boris ne sait pas grand-chose. Il n’a pas de positions claires en matière de théologie, mais découvre qu’il adhère largement aux idées développées par Myrrha. L’amitié de cette femme exceptionnelle lui sert aussi de caution dans les cercles d’intellectuels russes.

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Rien de conventionnel pourtant dans cette famille où règnent l’intelligence et la gaieté. Des trois jeunes filles, Irène paraît la plus sérieuse. Son souci d’exactitude en fera une excellente grammairienne. Mais elle n’a guère le sens des réalités et son père s’en inquiète. Marianne deviendra chartiste et, approuvée par son père, se fera baptiser

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catholique à vingt ans. Très vite, elle quittera le cercle familial après avoir épousé un camarade d’études, Jean-Berthold Mahn, chartiste lui aussi et ancien élève de Lot. Quant à la cadette, Évelyne, forte tête, elle refuse de se présenter au baccalauréat. Qu’à cela ne tienne, Boris lui révèle que pour l’inscription aux Langues Orientales cette formalité ne s’impose pas. Elle suivra donc cette filière pour apprendre le mongol et se spécialisera ensuite dans les religions sibériennes. En attendant d’obtenir leurs diplômes, les jeunes filles sortent beaucoup et, lorsqu’elles vont danser au bal à Paris, ne craignent pas de revenir à pied jusqu’à Fontenay, faute de moyen de transport. 9

Boris et Irène se marient le 27 juillet 1934. La cérémonie, après la mairie, reste simple. Une photographie surprend les mariés sur un banc du parc avec au fond la vaste maison patricienne, lui en smoking, elle en robe longue et blanche, sans fleurs ni cortège. Elle lève sur lui un regard d’admiration. Lui fixe avec confiance l’objectif, même si, comme d’habitude, il garde ses distances et ses secrets.

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L’indemnité perçue pour la clavicule cassée a permis l’achat d’une bague. À sa mère, pour expliquer l’accident, Boris avait raconté qu’il avait glissée sur un rocher pendant une promenade dans les Pyrénées où il avait accompagné les Lot partis en cure 83. Bien qu’il ait adopté le style de vie très familial du clan Lot, il s’installe rue Daguerre, près de Denfert-Rochereau, avec Irène et leur chat, bien entendu persan. Commence enfin une vie de couple indépendante, néanmoins reliée à Fontenay par le cordon ombilical que constitue la ligne de tramways, toute proche. Boris avait déjà quitté la rue Vaneau en novembre de l’année précédente84. La maison de Fontenay restera cependant son port d’attache, le lieu où il apprend à être Français.

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Il reste cependant en relations étroites avec ses compagnons du milieu politicolittéraire russe. Irène n’aime pas les amis de café et les écrivains bohèmes que fréquente Boris. Elle, si absolue, précise et raisonnable, déteste leur manque de ponctualité et leur fraternité où elle n’a pas sa place. En témoigne la photographie célèbre prise à l’Hôtel des Beaux-Arts, rassemblant tous les collaborateurs des Sovremmeye Zapiski. Ce jour là, raconte Yanovsky, il faisait grand vent. Dikoï (Vildé) est arrivé en retard, avec sa jeune et jolie femme. Elle s’est assise près du photographe et tous lui faisaient face. Elle seule ne souriait pas. La séance de pose fut longue, puis le couple s’éclipsa85... Jamais Irène n’invitera les amis de Boris à Fontenay. Il continuera de les voir, mais ne publiera plus dans leurs revues. Il entend réussir l’acculturation au groupe auquel il appartient désormais.

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Dès le mois d’octobre 1934, Boris a déposé une demande pour obtenir la nationalité française. La première enquête, celle du conseil de révision, destinée à établir s’il pourra remplir ses devoirs de citoyens auxquels l’administration attache une grande importance, note la clavicule cassée ainsi que la mauvaise dentition qui rendent Boris inapte au service militaire, ce qui aboutit au rejet de la demande. Néanmoins, plus tard, après un second passage, il sera déclaré bon pour le service auxiliaire 86.

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Débute alors une vie régulière que le jeune homme découvre avec plaisir. Par sa bellefamille Boris se situe au cœur du microcosme intellectuel parisien. Par elle, il accède au monde très fermé de l’Université, en apprend les codes et les dédales. Mais si de la chambre de bonne il est passé au salon, ce n’est pas pour s’y prélasser. Tandis qu’Irène a obtenu un poste de bibliothécaire à la Bibliothèque nationale, il trouve enfin un emploi raisonnable qui lui permet de secourir sa Petite Maman : comptable dans une compagnie d’assurances, ce qui lui vaut de longues heures de travail dont il sort mentalement épuisé. Néanmoins son beau-père l’incite à travailler davantage à ses

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diplômes. Avec Boris, qui l’appelle papa, Lot entretient les relations les plus confiantes, celles d’une filiation élective. Il le guide dans ses lectures comme dans les méandres des intrigues universitaires. Sa caution ouvre des portes dont Boris apprécie immédiatement l’intérêt auprès de l’administration : il se présente désormais non plus en simple étudiant, mais en spécialiste d’une région européenne mal connue en France. 14

En effet, à partir de l’estonien, Boris Vildé s’engage dans la filière des langues finnoougriennes, un groupe linguistique dérivé du finnois, qui lui-même serait apparenté à l’estonien comme au hongrois et aux langues de la Sibérie septentrionale 87. Lot conseille à Boris de s’orienter vers la philologie. Boris acquiesce et s’informe de ce qu’en pense sa Petite Maman. Il faut attendre 1935 pour qu’il s’engage clairement dans la voie de l’ethnologie. Pour préparer une thèse de doctorat dans cette discipline dont il est l’un des rares spécialistes en France, il s’inscrit à la Cinquième section de l’École des Hautes études, une institution des plus recherchées pour qui se consacre à une carrière de chercheur universitaire.

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Pourtant, parfois, au retour d’une soirée passée à discuter au Cercle intérieur, il s’étonne de la vie domestiquée que l’aventurier toujours en transit mène dans ce milieu bourgeois. L’ivresse de la liberté ne tarde pas à lui manquer ; il tente à nouveau de jouer sa vie et de défier la mort. Lui qui adolescent avait traversé l’Achéron... En ce milieu des années trente, les occasions de se battre ne manquent pas.

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Dès les premiers mois de cette année 1934 Paris est entré en ébullition et les protecteurs de Vildé se situent au cœur du mouvement. La présence de Paul Rivet est signalée dans la plupart des manifestations antifascistes du moment. Au lendemain des émeutes du 6 février, c’est sur le parvis du Trocadéro que des manifestants se sont rassemblés au nom de la défense des droits de l’homme.

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Paul Rivet avait fondé, avec le philosophe Alain et le physicien Paul Langevin, le Comité de vigilance des intellectuels antifascistes regroupant à côté d’une forte minorité de communistes, des socialistes, des radicaux et des personnalités indépendantes, toutes déterminés à faire triompher le droit et la raison. À cette date, la grande majorité de ses membres, pacifiste, pense que la résistance à Hitler doit passer par le respect de la SDN et la révision du traité de Versailles. Rivet se présente aux élections de 1935 pour défendre ce programme, dans Vearrondissement de Paris, celui où réside l’élite pensante. Il est le premier élu d’un rassemblement qui préfigure le Front populaire.

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Dans sa très grande majorité, l’équipe du Musée de l’Homme s’est ralliée aux positions de son directeur. À l’image de nombreux jeunes universitaires dans son entourage, Boris assiste-t-il aux meetings de la Mutualité où se retrouve le Tout-Paris progressiste et où se côtoient ses deux protecteurs parisiens, Gide et Rivet ? Certainement, car l’engouement est général et Vildé, à cet égard, est dans l’air du temps. La « petite dame » de la rue Vaneau y note la présence de Cassou, le directeur du Musée d’art moderne, « qui éprouve le besoin de se frotter au rouge » et part pour l’Espagne 88. Tous vibrent aux discours de Jeff Last qui s’engagera à fond pour les républicains espagnols.

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Résolu à terminer ses études, Boris éprouve une certaine nostalgie à l’idée qu’il doit désormais renoncer à sa vie d’aventurier. À sa Petite Maman, il se confie : Irène traduit un livre de Berdiaeff, ils passent leurs soirées tranquillement à la maison et sortent peu. « Je commence à m’habituer à mon état d’homme marié - Mais, enfin, il était temps J’ai tout de même eu 26 ans. Et il me semble que malgré les différences d’origine, d’éducation, de culture, nous pourrons bien nous entendre89... » Lui et son ami Vladimir Varchavsky aiment parfois se retrouver, le soir avec quelques habitués chez Irina

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Grjebina, une danseuse qui dirige avec style une célèbre école de danse, rue NotreDame-des-Champs, à Montparnasse. Les cours finis, elle reçoit dans son studio ses amis émigrés. Elle sait dissiper les nostalgies. On y chante en mangeant du borsch et des pirojki. À en croire ses bons amis, Boris aurait bientôt recommencé chez elle à courir l’aventure avec des femmes autres que la sienne90... Un témoignage évidemment sujet à caution : Boris est un mari sérieux. Une explication simple à cette supposition serait qu’il passe parfois ses nuits à l’hôtel « Libéria », rue de Chevreuse, lorsque l’heure est trop avancée pour revenir à Fontenay-aux-Roses. Une habitude qui lui facilite la vie et qu’il conservera. Pour le reste, il suit les règles du jeu et il se prépare à aller en Estonie, avec Irène, pour la présenter à sa mère. Il a obtenu d’y être envoyé en mission.

NOTES 82. Raïssa Raït-Kovaleva, op. cit., p. 105-106. 83. Lettre du 29 août 1933, ibid., p. 123 et 127. 84. Les Cahiers de la petite dame, op. cit., p. 349. Vildé s’était installé au 15 rue de la Santé, puis pour un mois, rue de Châtillon, comme l’indique son dossier de naturalisation. 85. André Korliakov, L’Emigration russe en photos, France 1917-1947, Paris, YMCA-Press, 1999. Photo n° 96. V.S. Yanovsky, op. cit., p. 206-207. 86. CAC, dossier de naturalisation Vildé. 87. Mais il ne les mentionne pas dans le CV rédigé de sa main qu’il dépose au Musée de l’Homme, pièce essentielle du mince dossier conservé à son nom (AMH, MS 87 B2, fonds Soustelle, lettre de Vildé à Soustelle du 5.10.1938). 88. Les Cahiers de la petite dame, op. cit., mai 1933, p. 311. 89. Lettre du 8 octobre 1934, Raïssa Raït-Kovaleva,op. cit, p. 130. 90. V.S. Yanovsky, op. cit., p. 208.

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Un tournant dans la vie du musée

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L’exposition sur les Pays Baltes mérite que l’on s’y arrête car, dans l’histoire du Musée de l’Homme, elle représente une étape d’autant plus intéressante qu’elle est étroitement liée au contexte politique du moment. Dans le parcours de Boris Vildé, elle constitue un chaînon capital, expliquant l’inflexion qu’il subit à partir de 1935-1936 91.

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Jusqu’alors orientée vers les horizons lointains, l’équipe du musée découvrait soudain l’Europe. L’ethnologie française entrait dans une phase nouvelle, conforme aux vues de Rivière sur les arts et traditions populaires. Elle ne s’appliquait plus seulement aux pays lointains et aux peuples dits primitifs, mais aussi à un voisinage quasi immédiat, à quelque deux mille kilomètres de Paris, une sorte de périphérie mal connue. Des populations européennes menaçaient de disparaître. Il fallait répertorier leurs traditions longtemps préservées. Par la même occasion s’affirmait aussi l’intérêt porté aux relations avec des pays jusque là négligés, pour lesquels en France les crédits manquaient toujours, que ce soit en faveur des bibliothèques, des instituts culturels ou de leurs collaborateurs, lesquels vivotaient de subventions misérables 92.

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Comme l’expliqua Georges Henri Rivière au service des Œuvres, le 20 novembre 1934, l’exposition présenterait des produits populaires, mais non industrialisés. Pour l’animer, des moyens très modernes se conjugueraient : haut-parleurs, concerts hebdomadaires, photographies de danses, de villages et de paysages. Des publications ainsi que des renseignements touristiques devraient souligner son aspect résolument contemporain. Le ministre de Lituanie à Paris offrit le premier son patronage. Ses collègues d’Estonie et de Lettonie lui emboîtèrent le pas. Sollicité, Pierre Laval, président du Conseil et ministre des Affaires étrangères, accepta d’accorder le sien ; le ministre de l’Instruction publique suivit. Sûrs de leur affaire, Rivet et Rivière invitèrent alors le président de la République André Lebrun. On ne pouvait rêver mieux.

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Le projet d’une manifestation autour de la culture balte faisait également écho à l’actualité internationale. Tandis qu’Adolf Hitler mettait l’Allemagne au pas, la France regardait du côté de la Russie soviétique, renouant avec une habitude ancienne. Le 2 mai 1935, Pierre Laval s’était rendu à Moscou pour y signer avec le gouvernement de l’URSS un pacte assez vague qui, sans être une alliance sur l’ancien modèle, affichait cependant un désir mutuel de coopération. Le rapprochement franco-soviétique soulignait l’importance géopolitique des Pays Baltes.

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L’inauguration de l’exposition suivit de peu la signature du pacte. Le vendredi 17 mai 1935, elle se déroula avec tout le faste d’un grand événement mondain et diplomatique. Il s’agissait de rassurer des pays qui pouvaient se croire sacrifiés. D’ailleurs, quelques mois plus tard, Alexis Léger, secrétaire général du ministère des Affaires étrangères, autorisa le versement de 6000 francs à la Société des amis du Musée, somme destinée à rembourser une partie des frais engagés pour la réception des personnalités baltes et autres. On envisagea même pour l’occasion d’accorder des facilités de visas aux touristes baltes, mais cette généreuse proposition resta sans suite : le bureau de contrôle des étrangers refusa d’accepter ce manque à gagner. La presse relata par le menu le récit des festivités organisées au Trocadéro. Elle fit aussi découvrir au public des noms de lieux et de personnes jusqu’alors ignorés des Français.

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À Paris, le pacte franco-soviétique, interprété comme une mise en garde adressée à l’Allemagne nazie, conforte le mirage de la sécurité collective, en particulier dans les milieux pacifistes. Néanmoins, pour nombre d’intellectuels français, les cartes restent assez brouillées, en particulier à l’heure où débute à Moscou la série des purges. Résolus à défendre leur idéal en s’appuyant sur l’URSS, les antifascistes se trouvent embarrassés par des évidences contradictoires sur la nature du régime soviétique. Les hésitations de Gide en apportent la preuve.

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Pour les intellectuels fidèles à la NRF, Gide reste un modèle. Les détours de sa pensée continuent néanmoins de susciter leur étonnement. En 1936, il se décide enfin à entreprendre un voyage en URSS. Le départ fut plusieurs fois reporté, vraisemblablement pour coïncider avec les funérailles de Gorki, à l’article de la mort. Pierre Herbart, qui résidait à Moscou pour le compte des Éditions de la Littérature universelle, devait servir de secrétaire. Le lendemain de son arrivée, le 17 juin 1936, Gide avait été invité à prononcer sur la Place Rouge un éloge funèbre de Gorki qui venait de mourir. Une oraison qui insisterait sur la culture : « Nous la défendrons ! » Pendant qu’il préparait son texte, il s’était trouvé malgré lui en présence de Nicolas Boukharine, déjà en disgrâce, venu le prévenir des mises en scène mensongères de Staline et l’avertir des crimes commis par le régime. Mais, soucieux d’éviter les incidents, le maître avait tout mis en œuvre pour ne pas entendre l’ultime message de l’enfant chéri du communisme, qu’il avait reçu en présence d’Herbart 93. Par la suite, Gide allait donner libre cours à son esprit critique. Publié en décembre 1936, son Retour d’URSS rend publiques ses impressions de voyage et ses désillusions. Les Retouches, publiées en juin de l’année suivante, confirment le désengagement.

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Les « compagnons de route », à l’instar de Pierre Cot ou de Paul Rivet, ne pardonnent pas à Gide son dénigrement de l’URSS, le seul appui qui vaille contre le nazisme. Même s’il a des doutes, Paul Rivet les affronte en son for intérieur, évitant les débats publics. Après l’entrée des troupes allemandes en Rhénanie, au printemps 1936, il se convainc davantage encore de la nécessité de s’entendre avec les Russes et abandonne ses convictions pacifiste. Sous sa direction, la ligne de conduite du musée est au rapprochement officiel.

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Au programme de ces années figurent des voyages en URSS, de nouveaux accords d’expositions et des projets de missions. Dans un esprit de coopération, Georges Henri Rivière a établi un plan pluriannuel pour aller en Europe du Nord, étudier la présentation très moderne des musées locaux d’ethnologie. Au musée de Leningrad, plus qu’enthousiasmé, il voit tout ce dont il avait rêvé pour Paris 94. S’esquisse alors une reprise de contacts avec l’ethnologie russe où Anatole Lewitsky trouve sa place et qui

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lui offre un nouveau champ d’activités. Il s’occupe ainsi d’un archéologue français mort au Turkestan, Joseph Martin. Il participe également à la préparation d’un projet d’exposition à Paris sur les peuples de l’URSS que Georges Henri Rivière négocie à Moscou en juillet 193695. Lewitsky rêve, certes, de participer à l’aventure, mais il lui faut attendre d’obtenir à la place de son passeport Nansen un papier d’identité français, qu’il a sollicité en avril 1936. Malgré les très bonnes références obtenues lors de l’enquête d’honorabilité, la naturalisation se fait attendre jusqu’à l’année suivante 96. 10

L’ouverture scientifique vers la Russie s’articule avec les recherches qui depuis quelques années orientent Lewitsky vers les peuples du nord de la Sibérie, Bouriates, Yakoutes, Toungouzes et peuples amouriens. Il les destine à une étude sur le chamanisme en Sibérie, un phénomène mal connu en France, qui participe de la sorcellerie et de la médecine. En 1934-1935, Lewitsky prononce à la section des sciences religieuses des Hautes études trois conférences sur le chamanisme des Bouriate et des Yakoutes. Il continuera sur sa lancée avec les Goldes en 1936 97.

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Au palais du Trocadéro, l’heure est à la démolition. Sitôt l’exposition balte terminée, la coupole du vieux musée s’effondre, éventrée. Les murs suivent.

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Comme se préparait l’exposition coloniale prévue à Paris pour 1936, Rivet, tirant bénéfice de ses solides amitiés politiques, obtint d’importants crédits pour la construction d’un nouveau musée sur la colline de Chaillot, à l’emplacement de l’ancien palais du Trocadéro. Mais la mise en route des travaux tardait et Rivet avait dû encore intervenir auprès des pouvoirs publics pour que le nouveau musée soit terminé lorsque s’ouvrirait l’important congrès mondial de la Population, prévu pour l’été 1937 congrès devant consacrer la position pionnière de la France dans ce domaine.

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Rivet a voulu un nouveau musée qui corresponde à son engagement politique. Si, au départ, son travail se plaçait sous le signe du colonialisme, il s’est poursuivi dans les années 1930 sous celui de l’antifascisme. Le musée sera un lieu d’échanges sur l’Homme et pour l’Homme, étudiée dans sa diversité biologique.

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Le « Docteur » affirme l’inanité d’une doctrine fondée sur l’inégalité des races. Marcel Mauss, trop âgé pour participer aux manifestations publiques, ne perd pas une occasion de rappeler à ses élèves que les Prussiens sont des slaves et rédige ses notes sur le mythe germain. Un Allemand lui aussi médecin, Frédéric Falkenburger, qui a rejoint l’équipe en 1933, étudie les mensurations du crâne humain et établit à ce propos une équation mathématique gardant valeur constante quelle que soit l’origine ethnique de la personne. Dans la foulée, Lewitsky rédige des études sur les thèmes du judaïsme et l’antisémitisme. À propos d’une étude sur les Hittites et les Juifs, il conclut à de nombreux apports extérieurs chez ces derniers, un thème en accord avec les vues de Rivet. Pour Rivet, l’urgence de combattre la prolifération de théories pseudo scientifiques l’emporte sur le souci de déconstruire la notion de race. Il ne nie pas l’existence des races mais affirme que, pour cerner cette catégorie biologique, il lui faudrait disposer de données sérielles et d’études de cas solides. Une méthode qui l’oppose évidemment à la démarche des Allemands. Pour lui, quelle que soit la variété des latitudes, le phénomène physique humain se manifeste par son unité et son universalité, alors que la diversité n’est qu’accidentelle, résultat de brassages toujours renouvelés. En attendant de démontrer la valeur scientifique de ses idées, il les applique dans la vie quotidienne. À cette étape de sa vie, l’homme politique semble avoir pris le dessus sur le savant. Dans une époque dominée par un contexte

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international omniprésent, la question de la comptabilité des normes ne se pose pas, l’engagement est la norme. 15

Dans la perspective du congrès mondial sur la population, Rivet lance, en janvier 1937, un bulletin bimensuel d’études et d’information, Race et racisme, auquel contribuent tous les membres de l’équipe. À la mi-juillet de la même année, le congrès international s’ouvre sur le thème de la race et du racisme pour culminer avec l’intervention de Franz Boas, le grand érudit westphalien, qui dénonce avec force l’idée de pureté de la race. Le retentissement des débats marque l’époque et Rivet, grâce aux efforts de son équipe, se voit consacrer mondialement pour ses talents d’organisateur.

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Gravée au fronton, une stance de Paul Valéry place le nouveau musée sous la triple tutelle du beau, du rare et de l’universel : Choses rares ou choses belles Ici savamment assemblées Instruisent l’œil à regarder Comme jamais encore vues Toutes choses qui sont au monde

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En fait, l’aménagement des bâtiments ne sera pas achevé avant l’année suivante. Les contraintes de l’esthétique ne correspondent pas nécessairement à celles d’un lieu de travail. Les détails en sont sans cesse rediscutés et la construction traîne. Les travaux sont également freinés par les manifestations et les grèves qui accompagnent l’avènement du Front populaire. Les ethnologues sont mobilisés pour surveiller le chantier. Là encore, Lewitsky se rend indispensable.

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Jacques Soustelle, devenu sous-directeur, s’appuie sur lui. Tous deux arpentent les gravats, vérifient les plans et parent au plus pressé. Pour aménager l’intérieur, Rivière a engagé un jeune décorateur à la mode, et, implacable, récusé Le Corbusier. La présence apaisante de Lewitsky permet d’endiguer le chaos qui menace. Il officie avec naturel, habile et aimable. Une série de photos d’amateur le montre, tantôt seul, tantôt au milieu de collègues, assis à la terrasse du Coq, leur café préféré sur la place du Trocadéro. Un jeune homme élégant, très à son aise, d’un chic à peine négligé, qui rayonne de vitalité, avec une assurance tranquille et une bonne humeur à peine teintée d’ironie. Cependant il ne s’économise pas.

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Le succès avec lequel il accomplit ses fonctions amène le directeur à lui confier la gestion des collections. Dans l’esprit de Paul Rivet, même beaux, les objets exposés illustrent d’abord l’ingéniosité humaine dans la fabrication des ustensiles et des outils. Grâce aux vitrines du Musée de l’Homme, le travail manuel des ouvriers modernes se trouve valorisé comme un prolongement de celui qu’effectuaient les artisans primitifs. Ce sera en effet le premier musée de France à ouvrir le soir, « aux heures où les travailleurs intellectuels et manuels libérés de leurs obligations professionnelles ont le droit de consacrer leurs loisirs à s’instruire en s’évadant de leurs préoccupations de métier98 ». Rivet réalise ainsi le vieux rêve d’une alliance des intellectuels et des ouvriers, incarnée par le Front populaire. L’équipe suit. Le soir, Lewitsky se rend disponible pour faire visiter les salles du musée à des cheminots. Un matin, épuisé, il s’évanouit dans les jardins du Trocadéro, sous les yeux de Soustelle.

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Mais il n’y a pas que la politique dans la vie de l’équipe. On s’amuse aussi dans les soussols du nouveau musée, un lieu de passage pour ces aventuriers des temps modernes que sont les ethnologues qui au retour d’une expédition y logent parfois, un lieu de rencontre où l’on aime aller aux nouvelles, un lieu de brassage marqué par un

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formidable bouillonnement intellectuel. La chaleur communicative de la grande fratrie englobe les épouses, les fiancées, leurs amies et tout ceux qui gravitent autour du musée. La belle Hélène Gordon, qui deviendra Madame Lazareff, y fait des passages remarqués. Les fêtes des ethnologues sont mémorables. 21

En témoigne un cliché de joyeuses libations, soirée d’anniversaire ou de carnaval, avec Lewitsky entouré d’une mêlée de femmes ; parmi elles, une collègue ethnologue, d’origine russe elle aussi, timide et moins belle que les autres, Deborah Lifschitz, une africaniste qui pratique le travail sur le terrain. Mais c’est la bibliothécaire, Yvonne Oddon, une petite femme gaie et décidée, qui emporte sa préférence. Lui-même s’était marié pendant ses études avec une dame russe qui avait déjà un enfant d’un premier mari. La tragédie s’est installée lorsque l’enfant est mort accidentellement et que la jeune femme a sombré dans la dépression. Lewitsky la soutient encore financièrement, mais le mariage malheureux s’est disloqué ; il a refait sa vie avec Yvonne qui porte l’alliance comme une épouse officielle.

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Un ami de Boris rencontre chez Iouri Rogala-Lewitsky, dans sa chambre d’hôtel tapissée de bleu, Anatole avec une jeune dame : « une Française », Yvonne... Du couple se dégage une impression de réserve, due à leurs manières agréables et distantes à la fois, ainsi que de la joie de vivre, irradiant un bonheur éclatant99.

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Yvonne Oddon a derrière elle une carrière de bibliothécaire peu commune. Revenue des États-Unis où elle a étudié les méthodes les plus modernes, elle y a gardé de nombreux amis. À son retour, au début des années 1930, Georges Henri Rivière l’a engagée pour organiser la bibliothèque du musée. Faute de crédits disponibles, il avait demandé à David David-Weill, le collectionneur, de lui assurer un revenu, moyennant quoi Yvonne Odon allait gérer sa bibliothèque à Neuilly. Pour le nouveau bâtiment, elle a fait dessiner, selon ses propres instructions, une belle bibliothèque ouvrant sur une terrasse pour pouvoir y lire par beau temps. Par sa compétence et son autorité naturelle, elle gagne le respect de l’équipe ; sa bonne humeur et son entrain lui ont valu toutes les sympathies. Du même âge que Lewitsky, elle est brune, petite, drôle et facile à vivre100. Par ses opinions, Yvonne se situe naturellement dans le sillage de Rivet.

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Pendant que s’installe au Trocadéro le bâtiment prestigieux qui incarne l’ethnologie française, le nom de Boris Vildé n’apparaît pas au tableau. Du moins officiellement. Il participe, soyons en sûrs, aux fêtes joyeuses qui rassemblent au sous-sol les ethnologues et leurs amies. Mais il s’y montre seul. Irène, stricte et réservée, ne s’y sentirait pas à l’aise.

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Tels sont les nouveaux amis que Boris Vildé est amené à côtoyer lorsqu’il effectue ses premiers pas sous l’égide de Paul Rivet. Comme eux, il est bouleversé par la guerre civile espagnole. À l’heure où se forment les Brigades internationales, Boris veut se porter volontaire. Que ce soit au Musée de l’Homme, dans l’entourage antifasciste de Paul Rivet, rue Vaneau chez André Gide, ou encore dans les forums animés par André Malraux, les intellectuels parisiens se mobilisent. On se téléphone pour des rassemblements à la Mutualité, on rédige des pétitions et les plus résolus partent vers Toulouse pour traverser les Pyrénées. Si Vildé brûle de les rejoindre, est-ce par générosité naturelle ? Ou pour vivre en Espagne l’aventure des corps de francs-tireurs qu’il voyait, enfant, prêts à mourir pour une cause qui pour être désespérée ne lui en paraissait que plus attirante ? À moins que ce ne soit encore, comme à Berlin, pour prendre part à la bagarre et mesurer sa chance ?

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Mais il se rend aux arguments de prudence développés par son beau-père pour le dissuader de céder à un coup de tête. Étranger apatride, Boris a tout à perdre dans l’aventure et mieux à faire à Paris. Quant aux sages de la communauté émigrée, ils optent pour l’attentisme. Certes, quelques Russes blancs s’engagent dans les brigades franquistes, mais ils n’arrivent même pas à destination. Les émotions verbales que crée la guerre civile espagnole sont sans commune mesure avec la mince réalité des volontaires engagés dans les rangs combattants. Mais ce sont justement les émotions et les images qui ouvrent les yeux du public sur l’impossible coexistence des deux forces politiques antagonistes qui tenaillent l’Europe et déchirent le cœur des hommes de bonne volonté.

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Quant à Vildé, il attend de s’insérer dans l’équipe du musée, porté par son passé balte. Une promotion qu’il va arracher grâce à la façon brillante dont il s’acquitte des missions qui le ramènent vers les rivages la Baltique.

NOTES 91. AMH, 2AM 1B, Archives des expositions. 92. AMAE, fonds du Service des œuvres, vol. 546. 93. Pierre Herbart, La Ligne de force, Paris, 1958, p. 130-138, cité dans Commentaires, n° 92, hiver 2000-2001, p. 861-862. 94. Tatiana Benfoughal, « La constitution des collections russes au Musée de l’Homme », Cahiers slaves - Civilisation russe, n° 2, 1999, p. 234-275. 95. AMH, fonds Lewitsky, 2 AP 5A, carton 1. 96. CAC, dossier de naturalisation 19977088893, art. 58, dossier n. 16881 X 37. 97. Il a rédigé en 1935, pour le tome I de L’Histoire générale des religions, un article sur le chamanisme : « Quelques aspects de la vie religieuse des peuples de l’Asie centrale et septentrionale : étude globale ». Roger Caillois, qui participe au volume, s’y intéresse. Rivet lui demande également une contribution pour le volume VII de l’Encyclopédie française, intitulé L’Espèce humaine, qu’il dirige. 98. AMH, Archives du Musée, prospectus imprimé. 99. V.S. Yanovsky, op. cit., p. 201-211. 100. Germaine Tillion, A la recherche du vrai et du juste, Paris, Le Seuil, 2001, p. 92-94.

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Les missions en Estonie

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Sous le patronage de Paul Rivet, Boris Vildé effectue deux voyages, l’un en l’Estonie en 1937, l’autre en Finlande l’année suivante. Le jeune homme sans bagages a régularisé sa situation. Les relations de l’éminent professeur ont-elles été sollicitées pour lui faire obtenir la nationalité française, accordée le 5 septembre 1936 101 ? Une naturalisation obtenue après un séjour en France des plus courts, trois ans et demi, alors que l’on sait la difficulté qu’ont d’autres émigrés à bénéficier de cette mesure. Il est vrai que le gouvernement Léon Blum procède d’urgence à de nombreuses naturalisations pour les hommes en âge d’être incorporés sous les drapeaux. Mais la naturalisation de Boris Vildé ne fut pas si facile à obtenir. À la mi-juin 1936, sa demande a été repoussée : à l’étranger, ni en Estonie ni en Allemagne, on n’a pu vérifier ou recueillir sur lui aucun renseignement. En outre, sa mère et sa sœur « qui travaille dans une librairie » à Riga, résident encore à l’étranger et l’intéressé, littérateur, n’écrit que dans des revues russes. Circonstance aggravante, une clavicule cassée et sa mauvaise dentition le rendent inapte au service actif.

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Quatre jours plus tard, le 20 juin 1936, le directeur de l’administration décide finalement : « À naturaliser, étant donné qu’il peut faire actuellement son service militaire en France ». Certes, les titres du postulant sont jugés peu importants, mais les renseignements sur lui sont bons, il a épousé une Française et, de surcroît, pourrait servir dans l’armée auxiliaire. Il n’y a donc pas d’objections. Le Préfet de police communique sans tarder l’ordre de versement102. Les 1 300 francs en question, c’est Ferdinand Lot qui les procure. Un cadeau d’autant plus appréciable que l’âge de la retraite a sonné et que le professeur se prépare à réduire son train de vie. Il ne pourra plus payer le loyer du jeune couple et l’invite donc à s’installer sous son toit dès le mois suivant. Tous s’en disent ravis103.

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En attendant la réponse de l’administration, Boris a passé l’été 1936 en Alsace avec Irène et sa famille, dans le village de Hochwald où la forêt lui rappelle l’Estonie. Entretemps, il a abandonné la comptabilité pour un emploi dans une librairie. Il quitte le matin la maison de Fontenay-aux-Roses pour prendre le petit train de la ligne de Sceaux qui l’emmène au Quartier latin, où il prépare à l’École des Hautes Études un diplôme sur le culte de Pesco chez les Setu, en Estonie.

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Ce sujet de thèse se rapproche des recherches que mène Lewitsky sur les religions primitives de la Sibérie. Dans la matrice des croyances anciennes s’est coulé le

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christianisme de l’église russe et son sens du mystère, un fond culturel qui résiste mal à la modernité agressive, mais dont la perte, lorsqu’on l’extirpe, déstabilise l’homme et fausse l’équilibre de ses rapports avec la société. Des thèmes dont Boris Vildé s’inspirera pour le projet de sa première mission, du 5 juillet au 5 octobre 1937 104. 5

Au sein de la mosaïque ethnique estonienne, la population Setu, au sud du lac Peïpous, forme un important îlot de culture russe parmi une population d’origine finnoougrienne. Ses 90 000 habitants ont conservé les traditions folkloriques et religieuses de la Russie ancienne, très fortement enracinées autour d’un monastère du XVIe siècle105. Jusque-là, le gouvernement estonien s’était gardé de trop intervenir dans cette région, mais il commence à sortir de sa réserve. Il est donc urgent d’en répertorier les vestiges. Le sujet de thèse se conforme aux idées de Rivière sur la proximité et porte sur un passé fragile que l’influence culturelle estonienne risque bientôt d’effacer, un passé qui est aussi celui de Vildé. Et qui s’inscrit dans un présent d’actualité brûlante.

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Depuis l’exposition sur le monde balte, le contexte politique s’est assombri. En Estonie, à la fin de l’année 1936 un coup d’État autoritaire entraîne de vives tensions avec les démocraties occidentales. Partagés entre les influences historiques de leurs deux grands voisins, la Russie et l’Allemagne, les Baltes ne savent vers qui se tourner. Il y va de leur indépendance. Or ils redoutent que celle-ci ne soit déjà menacée par les conversations entre Paris et Moscou.

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Dans leurs négociations avec les Soviétiques, les militaires français voudraient éviter que l’URSS ne se trouve coupée du reste de l’Europe par un cordon d’États hostiles allant de la Baltique à la mer Noire106. Pierre Cot, ministre de l’Aviation, souhaite amener les Baltes à accepter l’installation de bases d’aviation françaises, comme le négocient déjà les Anglais. Paris encourage surtout les trois pays à se rapprocher entre eux et avec la Finlande, en espérant qu’ils ne resteront pas neutres dans un éventuel conflit, car, pour le côté russe, c’est par eux que passe la route de Saint-Pétersbourg, celle que prendra l’envahisseur.

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Des sondages optimistes confortent Paris dans cette stratégie puisque, selon leurs résultats, placée devant l’alternative, la population préférerait redevenir russe plutôt qu’allemande : les Estoniens qui ont connu l’ancien régime russe garderaient un reste d’attirance pour le grand voisin. Les Soviétiques aimeraient accréditer cette version. Justement, le grand cinéaste Eisenstein, commandité par Staline, tourne un film glorifiant la victoire sur les chevaliers teutoniques remportée dans la région du lac Peïpous par le prince Alexandre Nevsky.

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Néanmoins, à Moscou, les militaires se méfient des Estoniens. Dès septembre 1937, ils entreprennent des travaux de fortification à proximité de la frontière. Déjà, dans les villages du côté russe, à 40 km en deçà de la frontière, les habitants ont été évacués vers l’intérieur et leurs maisons démolies. L’été, des nuages de fumée provenant d’incendies ont envahi le golfe de Finlande et toute une faune animale, loups, ours, élans, fuyant l’incendie, est venue se réfugier en Estonie. Lors des manœuvres militaires de l’armée estonienne, en septembre 1937, les opérations simulent au sud du lac Peïpous une invasion venant de l’Est. Aux yeux de l’attaché militaire français, l’armée estonienne s’en est assez bien tirée, mieux en tout cas que l’armée lettonne 107. Pour les observateurs sur place, une guerre se prépare et les mesures militaires prévoient une mobilisation inopinée.

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Pour les ethnologues, il est urgent de sauver les traces de ce passé. Par la même occasion, Paris entend consolider son influence culturelle dans la région. Déjà la classe

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politique délègue des missions et les militaires étoffent leurs services de renseignement. Justement, voilà que se présente un jeune homme qui connaît l’Estonie et en parle la langue. 11

Fort de sa naturalisation, Boris peut voyager à l’étranger et revenir en France sans les difficultés que lui valait son passeport de réfugié. Pour lui, personnellement, alors qu’il entreprend les démarches nécessaires pour obtenir son ordre de mission, il ne pense qu’à la promesse faite à sa « Petite Maman » de revenir à Tartu dès qu’il le pourrait ; il la sait malade à la suite d’une intoxication. Il ira en Estonie, accompagné d’Irène, à Tartu où demeure encore Marie Vildé et où les rejoindra Raïssa qui entre-temps a déménagé à Riga. Il leur présentera sa jeune épouse. À celle-ci, il montrera les lieux de son enfance.

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Cependant, du point de vue administratif, sur l’origine du projet qui constitue un tournant décisif pour son avenir, on sait peu de choses. Vildé a-t-il eu lui-même l’idée de solliciter une bourse pour une mission qui se situe justement dans la région où il aimerait aller et dans le cadre de laquelle il a choisi son sujet de thèse ? La lui a-t-on proposée ? Un nuage de mystère entourerait-il ces voyages ? Plus simplement, ne doiton pas attribuer la rareté des documents relatifs à sa mission à la place marginale qu’elle occupe, au départ, dans la vie du musée ? Une explication qui s’applique d’ailleurs mieux au premier voyage qu’au second.

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Le fait est que le 5 juin 1937, le directeur de l’enseignement supérieur à l’Éducation nationale signale au Service des œuvres françaises à l’étranger que, par arrêté en date de ce jour, il a confié à M. Boris Vildé une mission scientifique en Estonie à l’effet d’y poursuivre des recherches ethnographiques. Il demande donc qu’on le recommande au bon accueil des représentants français sur place.

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Immédiatement, Vildé échafaude un projet de détour par la Finlande. Le directeur du cabinet du ministre des Affaires étrangères avertit en effet la légation à Helsinki de l’arrivée de son filleul, M. Costilhes, en compagnie d’un de ses amis, M. Boris Vidé, pour y entreprendre des études d’anthropologie, tous deux étudiants aux Langues orientales. Mais le ministre de France les attend en vain108.

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Une autre variante s’esquisse donc, avec une seule destination, l’Estonie. L’intérêt que suscite cette région est souligné à la même époque par une lettre recommandant au Service des œuvres une demoiselle de Persine, bibliothécaire stagiaire à la Bibliothèque nationale, chargée par le Musée de l’Homme d’une mission en Estonie, Lituanie et Lettonie afin de procéder à des recherches ethnologiques et archéologiques, et qui souhaiterait un appui financier. À défaut de crédits disponibles, Jean Marx, le directeur du Service des œuvres, propose à la jeune personne un passeport diplomatique. Gageons que Vildé a lui aussi obtenu le sien. On ne sait ce que devint l’autre mission mal dotée.

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Pragmatique, Vildé parvient à faire financer, sur le montant de sa bourse, le travail d’un adjoint. Son compagnon de voyage, Léonide Zourov, est un personnage sans grand caractère, mais qui jouit d’une certaine notoriété. Il préside le groupe du Pen-Club russe à Paris. Comme Vildé, il appartient au Cercle intérieur d’Elia Fondaminsky. Comme lui, il figure parmi les fidèles du bridge au « Murat ». Ami commun, le poète Iouri Mandelstam sert d’intermédiaire pour une rencontre qui scelle la collaboration. Très jeune, en 1919, Zourov avait pris part à l’offensive de l’armée blanche pour reprendre Saint-Pétersbourg aux bolcheviks. Après l’échec, blessé, il était resté en Lettonie, finissant ses études secondaires au lycée russe. Puis il avait publié, à la fin des

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années vingt, un roman autobiographique,Les Cadets, qui lui avait valu, en 1931, d’être invité en France par le romancier Bounine. Installé dans sa maison, il sert de secrétaire au maître et à son épouse tout en écrivant un roman sur la prise du Palais d’Hiver, une œuvre de longue haleine. 17

Cultivé et curieux, Zourov possède quelques notions d’ethnologie, mais surtout d’archéologie. Il connaît bien la région du lac Peïpous pour y avoir effectué un relevé des monuments anciens des sites de Pskov, Izborsk et de la Petchora. De six ans l’aîné de Vildé, il se souvient très bien de la région et de sa culture avant qu’elle ne s’estonise. Boris a recruté un compagnon de voyage facile, cultivé, utile, certainement l’une des personnes les plus qualifiées à Paris pour participer à ce genre d’enquête, qui à l’époque est encore l’affaire d’amateurs quelque peu aventuriers ; car Zourov est évidemment un amateur.

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La mission part étudier la culture, dite de contact, des Setu et des Russes. Cette population d’origine finno-ougrienne a été soumise à l’influence slave et orthodoxe d’abord, germanique et catholique ensuite, dont elle a successivement intégré les rites et les croyances. Dans un passé récent, les populations finnoises portaient encore, pour les Russes, le nom de Tchoudes. Les lieux chers à leur mémoire situés dans la région frontalière, le lac et son monastère blanc, avaient conservé le nom dérivé de Tchoudov.

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Les deux amis visitent près de trente villages. Ils prospectent en vue d’une mission plus large prévue pour l’année suivante. En compagnie d’un groupe d’ethnologues suisses, ils enregistrent des chants et des récits locaux. Près du célèbre monastère de la Petchora, Boris se lie avec un apiculteur avec lequel il passe de longues heures en têteà-tête, assis sous un chêne antique à se remémorer le passé. Tandis que Zourov s’intéresse surtout aux rites et aux croyances qui entouraient la vénération des pierres, des sources et des arbres, un thème apparenté à celui qu’explore Lewitsky dans ses recherches sur le chamanisme, Vildé s’attache aux techniques de pêche, aux rites funéraires et nuptiaux ainsi qu’aux manifestations du dieu Peco. Il entreprend une enquête linguistique et toponymique, avec à terme un dictionnaire setu.

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Un bref rapport de trois pages, rédigé en français par Vildé, rend compte des résultats de ce premier voyage et de la récolte effectuée sur le terrain. En octobre, Zourov remet un rapport dactylographié en russe de cinq pages. La mission rapporte de nombreuses fiches, des notes, en russe et en estonien, des cahiers de chansons de mariages, des croquis très détaillés de vêtements traditionnels, 157 photos et des costumes locaux dont ils ont négocié l’acquisition et qui sont destinés à la galerie du Musée de l’Homme consacrée à l’Europe.

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Vildé informe en effet Rivet que le musée ethnologique de Tartu « qui est d’ailleurs très bien » offre une petite collection de vêtements, objets de bois à échanger contre des objets provenant d’Afrique ou d’Indochine. « Les Allemands ont déjà fait cet échange et veulent faire davantage, mais les Estoniens ont actuellement beaucoup de sympathie pour la France et un grand désir d’affirmer le lien culturel entre la France et l’Estonie109. » Dans un recoin de l’Europe qui se sent abandonné par les grandes puissances, l’action déployée par Boris Vildé est méritoire. Il renoue des contacts dans une région où l’influence française s’avère pratiquement nulle. L’institut français de Tartu avait l’année précédente réclamé des crédits, le français n’étant plus enseigné que 180 heures par an contre 842 à l’anglais et 784 à l’allemand.

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Lorsque Vildé s’adresse à Rivet, il commence ses lettres par un déférent « Cher Monsieur ». Il n’est encore pour le musée qu’une pièce rapportée. Par la suite, il

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utilisera le « Cher Docteur » des intimes. Il le remercie de l’avoir chargé de ce travail. L’année suivante seulement, il entrera cérémonieusement en relations avec Soustelle. 23

Quelques amis de jadis, revus par Boris, lui ont permis de mesurer la distance parcourue depuis son départ. Rien de précis par ailleurs n’éclaire les rencontres que Boris a pu faire en Estonie. Il retrouve évidemment sa mère, si différente de l’image qu’il en gardait, simplement vieillie. Marie a été très malade, intoxiquée par des produits chimiques alors qu’elle travaillait dans une tannerie. Boris, qui lui envoie de l’argent à chaque fois qu’il le peut, promet de l’aider régulièrement dans le futur. Les relations entre Irène, arrivée un mois plus tard, et la Petite Maman sont affectueuses, mais l’épouse de Boris n’aime que modérément ces campagnes où l’on s’enlise dans la boue sous les pluies de l’automne. Boris se sent néanmoins heureux de renouer avec des lieux aimés110. Survient aussi le réveil d’émotions longtemps refoulées, la révolte qui resurgit au cimetière de Petseri où se trouve la tombe d’une jeune fille amie, morte à dix-huit ans, avec une inscription à ses yeux blasphématoire : « Que ta volonté soit faite ».

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Si émouvants que soient ces retours vers le passé, Boris se profile d’abord en ethnologue français. À un ami d’enfance, comme lui, jadis poète, il apporte une édition des vers de Paul Valery, qu’il admire beaucoup. Il se fait une obligation de parler le français, ajoutant ça et là « Nous les Français... ». Deux témoins d’origine russe s’étonnent et s’agacent de la facilité avec laquelle il se distancie d’eux. Y aurait-il de sa part quelque forfanterie ? Rien n’est moins sûr : Vildé est simplement conscient du rôle qu’il joue et de la gravité de l’heure.

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Au retour, le couple s’arrête à Berlin et visite Cologne, mais ne s’attarde pas. Boris se hâte de revenir à Paris, car en octobre 1937, il doit partir sous les drapeaux. Il effectue son service dans l’artillerie, à Châlons-sur-Marne. Lorsqu’il revient en permission, coiffé d’un képi de maréchal des logis, il court retrouver ses amis parisiens au « Select » et au « Murat ». Il plaisante sur son grade de maréchal et étonne ses camarades en buvant des cocktails arc-en-ciel...

NOTES 101. CAC, 19770886, art. 160, dossier 24909 X 35. 102. CAC, dossier de naturalisation Boris Vildé. 103. R. Raït-Kovaleva, op. cit., lettres de Boris à sa mère du 11.8.1936 et du 31.12.1936, p. 137 et 140. 104. Tatiana Benfoughal, op. cit., p. 248-255. 105. Jean Cathala, op. cit, p. 191-196. 106. AMAE, fonds rapatriés d’Helsinki, vol. 1, dépêche 307 du 19.08.1935, de Moscou, de l’attaché adjoint aéronautique pour la Pologne, la Finlande et l’Estonie et dépêche n° 7, du 1201. 1937 de Coulondre, ambassadeur de France à Moscou. 107. SHAT, dossier 7N2777. 108. AMAE, fonds rapatrié d’Helsinki, vol. 9 et Service des œuvres, vol. 290 et 546. 109. AMH, fonds Rivet, 2 AP1c, lettre du 5 août 1938.

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110. Raïssa Raït-Kovaleva, op. cit., p. 279.

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« La complicité des faits à observer »

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L’année suivante la priorité est à la Finlande. Aux liens culturels et linguistiques entre l’Estonie et la Finlande s’ajoute un rapprochement intervenu à la fin de l’année 1937 entre tous les États de la Baltique. Tallinn et Helsinki réaffirment leurs liens d’amitié et leur souci de rester neutres en cas de conflit. Des signes prémonitoires placent en effet l’avenir de leurs relations avec la Russie sous un éclairage sinistre. Dans les derniers jours de 1937, deux gardes-frontière estoniens ont été tués par leurs collègues soviétiques dans la région-frontière du Peïpous, sur la glace du lac gelé. Un guet-apens destiné à désamorcer toute tentative antirusse venant de l’Ouest – allemande s’entend. Les États baltes, et en premier lieu l’Estonie, pessimistes, envisagent la possibilité d’une invasion « défensive » par l’Armée rouge. Tandis que se dessinent les premiers symptômes d’une guerre imminente, les riverains de la Baltique font leur possible pour éviter d’y participer,

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La mission s’échafaude en urgence, mais auréolée du prestige que connaît la petite équipe de chercheurs soudée en phalange autour de Rivet. Boris Vildé bénéficie d’un moment particulièrement faste pour l’ethnologie française : le musée suscite alors une admiration unanime et, dans sa nouvelle version, révèle au monde le génie de ses chercheurs.

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L’ouverture solennelle du nouveau bâtiment construit sur la place du Trocadéro a enfin eu lieu, le 27 juin 1938, aux sons d’une « Cantate pour l’inauguration du Musée de l’Homme » écrite par Darius Milhaud sur un texte d’Yvan Desnos, un moment lumineux dans une atmosphère politique alourdie par le rattachement de l’Autriche au III eReich.

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Le 12 août 1938, Rivet fait annoncer par les Affaires étrangères à la légation de France à Helsinki l’arrivée de Boris Vildé, chargé par l’Éducation nationale d’une mission dans les États baltes ainsi qu’en Finlande. Les Affaires étrangères transmettent l’information à Tallinn et le 24 août, la légation de France confirme à Paris qu’il est bien arrivé 111.

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Vildé se rend seul en Finlande. Zourov est retourné en Estonie terminer ses recherches de l’année précédente. Vildé ne le rencontrera qu’en passant. Mais en Estonie rien ne va comme prévu. Zourov est en effet invité à quitter les lieux, soit que l’ordre de mission n’ait pas été en règle, soit qu’il ait procédé à des relevés trop proches de la frontière orientale, à moins qu’il n’ait commis des impairs ou tenus des propos choquants, on ne sait trop, le fait est que sa mission s’interrompt brutalement. Quand

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on connaît l’atmosphère confinée de ces légations lointaines, les jalousies, les délations et les chicaneries ridicules, on peut tout imaginer. Selon toute vraisemblance, Zourov, plus porté vers la critique que vers l’action, a dû outrepasser la limite des privilèges assignés à sa mission. Comme l’affaire se passe au moment où se discutent les accords signés à Munich les 29 et 30 septembre 1938, on peut imaginer qu’il s’est livré à des commentaires peu flatteurs pour la France. Zourov s’était bien intégré et était devenu plus connu de la population que Boris Vildé. 6

Zourov présentera son départ précipité comme une mesure de sécurité imposée par la situation internationale. En effet, après les accords qui livrent une partie de la Tchécoslovaquie à l’Allemagne, une réprobation plus ou moins nuancée contre la politique française s’étend à tous les petits pays orientaux. En tout cas, l’incident crée par Zourov semble assez grave pour que, furieux, le ministre de France exige qu’il parte sans délais. Boris Vildé récupère chez son adjoint le coûteux appareil photographique, confié et réclamé par le musée. Il ne s’attardera pas à justifier la conduite de son compagnon. Il écrit à Soustelle qu’il a appris avec étonnement la mésaventure de Zourov : « Moi, personnellement, je n’ai pas beaucoup de raisons de le défendre et je suis très sceptique quant à son travail, mais je crois que ses intentions avaient été bonnes et j’espère qu’on ne sera pas trop sévère pour lui112. »

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Hormis la moisson d’objets et de notes que Zourov se chargera de classer et de rédiger, la mission ne connaît pas un grand retentissement. Zourov publiera en 1946 deux articles en russe sur ses prospections archéologiques et ethnographiques dans la région des Setu, rédigés à partir de ses notes113. Le rapport sur la mission estonienne, envoyé à son retour par Boris Vildé, en français, avec un ajout en russe et en estonien apparaît quelque peu sommaire en termes de résultats. Le musée serait en droit d’exiger mieux d’un jeune savant intéressé par son sujet. Mais le temps lui manque pour publier ses résultats. Les fiches et les carnets de dessins admirables vont ainsi rejoindre le purgatoire des archives inexploitées. En revanche, les objets rapportés sont placés en vitrine et attestent du succès de la mission.

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Malgré les impairs de son adjoint, Vildé a été agrée dans le cercle des ethnologues comme l’un des leurs. Le 31 août 1938, il écrit à Marcel Mauss pour le remercier très sincèrement de son enseignement : « Vous préparez vos élèves à la complicité des faits à observer114. »

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Néanmoins soyons sûrs que les événements qui se sont déroulés alors qu’il était aux fins fond de l’Europe n’ont pu laisser Vildé indifférent. À Munich, Daladier et Chamberlain ont signé les accords abandonnant la Tchécoslovaquie aux ambitions expansionnistes d’Hitler. « Munich » devient le symbole du défaitisme pour ceux qui gardent les yeux ouverts, mais ils ne font pas nombre. La foule pavoise, soulagée. Le lendemain, le ministre des Affaires étrangères, Georges Bonnet adresse aux dirigeants tchécoslovaques une lettre de condoléances. Il admire, confesse-t-il, leur haute tenue morale et leur maîtrise de soi inoubliable...

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Ces accords lèvent les dernières incertitudes que pouvait nourrir Hitler sur l’attitude des démocraties. À vrai dire, beaucoup de socialistes placent encore leur confiance dans l’Allemagne et sa culture humaniste ancienne. Il paraît absurde à certains d’entre eux « de se laisser tuer pour trois cent mille juifs en Tchécoslovaquie », comme l’écrit un ancien socialiste proche de Guy Mollet, Zoretti, devenu pro allemand. Blum est déchiré, avouant dans Le Populaire qu’il se sent partagé entre un lâche soulagement et la honte.

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La famille Lot aussi est partagée, à l’image de la France. Le 2 octobre, Ferdinand Lot écrit à une de ses correspondantes scientifiques, de nationalité tchécoslovaque, que l’horizon s’est dégagé, au moins temporairement, et que ses beaux-fils, Boris et Jean, l’époux de Marianne, peuvent continuer leurs études. De son côté, Myrrha ajoute : « Nous pleurons la Tchécoslovaquie et nous avons honte pour la France ». Après l’invasion de la Tchécoslovaquie, elle écrit encore : « La disparition de la Tchécoslovaquie n’est que le second acte de la tragédie. Certes, l’URSS est maintenant directement menacée, mais elle ne peut être écrasée par l’Allemagne. [...] Mais la belle, la douce France115 ? »

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Au même moment, la NRF s’affirme antimunichoise, Gide et Paulhan figurant parmi ceux qui protestent au nom de l’éthique. Paul Rivet et de nombreux socialistes quittent alors le parti qui persiste à défendre Munich.

NOTES 111. AMAE, fonds rapatriés d’Helsinki, vol. 9. 112. AMH, fonds Soustelle, lettre de Vildé datée d’octobre 1938. 113. Prospection archéologie et ethnographique à Setumaa et Matériaux ethnographiques 1937-1938 sur la vénération des pierres, des sources et des arbres à Setumaa, cité par Tatiana Benfoughal, op. cit., p. 251. 114. Cité par Marcel Fournier,op. cit., p. 611. 115. Lettres du 02. 10. 1938 et du 24. 03. 1939, Raïssa Raït-Kovaleva, op. cit., p. 144.

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La Finlande

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Tandis que se redessine la carte de l’Europe centrale, Boris Vildé effectue une nouvelle mission dans la Baltique. Toute son attention s’applique désormais à la Finlande. La troisième expédition balte programmée pour 1939 n’aura pas lieu. Parti à Helsinki pour plusieurs mois en tant que collaborateur du Musée de l’Homme, mais sans qu’il y ait trace d’un contrat, Vildé bénéficie de tout le prestige attaché à cette institution devenue le fleuron de la recherche scientifique française. Il déploie d’étonnants talents d’organisateur et de négociateur. Tout à sa mission, il ne se laisse pas décourager par la tournure des événements.

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D’Helsinki, le 3 octobre 1938, il explique à Rivet que pendant quelques jours il a été sur le point de rentrer en France, mais « maintenant que la situation politique, si triste qu’elle soit en général, s’est calmée », il voudrait avoir les conseils et l’appui de Rivet sur plusieurs affaires engagées.

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D’abord, sur le même modèle que l’année précédente en Estonie, il a négocié avec le musée d’Helsinki une procédure d’échanges. Ce musée « a entamé des pourparlers au même sujet avec le Musée du Cinquantenaire à Bruxelles », mais ajoute-t-il, « j’espère devancer les Belges ». Il obtient en effet trois instruments de musique convoités par ceux-ci, un tapis ancien très caractéristique, des armes de chasse et de nombreux objets de moindre importance. Grâce au truchement de l’attaché commercial, il négocie une réduction sur le prix du fret. Vildé se montre précis et soigneux. Une paire de chaussures laponnes s’est égarée ? Il en obtient une seconde, mais, signale-t-il à Soustelle, « le foin qui se trouve dans les chaussures ne fait pas partie de l’emballage, il remplace les chaussettes. C’est du foin ethnologique. » Il négocie également l’échange ou l’achat, avec une réduction de 50 %, de publications sur la civilisation finno-ougrienne sur laquelle la bibliothèque d’ethnologie ne possède presque rien. La mise au point du projet implique l’envoi des ouvrages que l’on peut faire passer par le ministère des Affaires étrangères116. Quant on connaît les usages et les préventions des diplomates envers les visiteurs de passage, obtenir de la légation de France à Helsinki qu’elle mette à sa disposition le service de la valise diplomatique n’est pas à la portée du premier ethnologue venu... Il lui faut une bonne recommandation, venant « d’en haut ». De même, c’est par les bons soins de la légation de France à Tallinn que Vildé fait rapatrier d’Estonie les caisses d’objets et de documents laissés sur place par Zourov.

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Grâce aux pleins pouvoirs qu’il obtient de Rivet, Vildé entreprend alors la réalisation d’un second projet qu’il a négocié directement avec le ministre de France. Celui-ci, justement, s’intéresse d’autant plus à la création d’un institut finno-ougrien à Paris que les Italiens et les Allemands se montrent très actifs. Les uns sont en train de fonder une école finlandaise à Rome, les autres un lycée finnois à Berlin. « Mais les savants finnois, parmi lesquels je compte à présent pas mal d’amis personnels, préféreraient sans doute une liaison scientifique plus étroite avec la France. Outre cet intérêt purement politique, il me semble que l’ouverture d’un tel établissement présente pour la France un grand intérêt scientifique : à mon avis, son action ne doit pas être limitée aux peuples finno-ougriens, mais elle doit s’étendre à toute la civilisation asiatique. Je me rends compte des difficultés d’une telle création, c’est pourquoi je pense qu’il faudrait peut-être commencer par l’organisation d’une section finno-ougrienne au Musée de l’Homme117... ». Vildé a remis au ministre de France un rapport à ce sujet et laisse le dossier aux mains de François Coulet, un secrétaire d’ambassade de son âge, jeune et courageux, qui fait fonction de chargé d’affaire118

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À Helsinki, Vildé a été fait membre de la Société finno-ougrienne, un grand honneur en regard de ses titres universitaires encore modestes. Il se pose d’emblée comme le seul spécialiste français en la matière. Il intercède au musée en faveur d’un savant finnois qui se trouve isolé à Paris. Il lui faut aussi prononcer une conférence sur le Musée de l’Homme, exercice auquel il n’est pas du tout préparé. Il demande avec insistance de la documentation à Soustelle, devenu « Mon Cher Soustelle ». Le musée, qui tire toujours le diable par la queue, n’envoie ni brochures ni photos. Qu’à cela ne tienne, Vildé ne recule pas devant l’obstacle. Il captive par son brio l’attention de ses auditeurs auxquels il s’adresse en allemand et en finnois. Il déplore que dans ce pays on ne pratique plus le français.

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Il part en Estonie à la fin du mois pour travailler entre le 1 er et le 15 décembre aux archives nationales de Tartu, une occasion qui lui permet de revoir ses proches. Lorsque, au début de janvier, le directeur de l’Institut scientifique français de Tartu, auquel on demande de compresser ses dépenses, écrit au Service des œuvres, c’est la voix de Boris Vildé que l’on entend : « Les budgets sont en réduction alors que nous travaillons sous l’œil des Allemands et des Italiens qui combinent leurs efforts pour nous disputer le rang et guettent la moindre apparence de fléchissement chez nous pour nous discréditer dans l’opinion119 »...

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Au moment où s’achève la mission de Vildé en Finlande, Charles Magny, le ministre de France, signale à Paris, par deux dépêches successives, les heureux effets suscités dans les milieux scientifiques finlandais par le séjour de ce jeune savant et l’intérêt qu’il y aurait pour l’influence française à profiter de l’impression favorable qu’il a produite. Les ethnologues finlandais ont été flattés de voir que l’ethnologie française s’intéressait aux divers aspects de la civilisation finno-ougrienne. « L’ethnologie française, continuet-il, est en plein développement et les nouvelles installations du Musée de l’Homme en font foi ». Il y a donc une place à prendre, et l’influence de la France en Finlande pourrait tirer un bénéfice précieux des échanges réguliers que le chercheur a institués entre les musées des deux pays. Plus encore, si l’on créait, comme il le recommande, une bourse d’ethnologie, elle constituerait un appoint sérieux dans la lutte contre la concurrence culturelle allemande et italienne120. Ce sont là les propos mêmes que tient Boris Vildé mais, lui parti, l’affaire prend un tournant inattendu.

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« Très bonne idée, répond le Service des œuvres, consacrons donc à l’ethnologie l’une des trois bourses que nous offrons à des étudiants finlandais. » Rien n’y fera, ni les plaidoyers de Coulet, ni ceux de Magny, il leur faudra donc sacrifier la bourse d’archéologie au profit de l’ethnologie... Finalement on laisse à la Faculté d’Helsinki le privilège de ce choix déchirant. Ce sont d’ailleurs les Finlandais qui se sortent le mieux de ce pitoyable dialogue. Qu’à cela ne tienne, ce sont eux qui offriront une bourse à un universitaire français désireux de se rendre en Finlande. Les Langues Orientales présentent deux candidats qui postulent sans délai : M. Vildé et un M. Dianoux, déjà sur place, inscrit à l’université d’Helsinki. C’est ce dernier nom que retient le Service des œuvres, vraisemblablement pour n’avoir pas à payer le montant d’une nouvelle bourse121.

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À Helsinki, Vildé, s’est installé avec la facilité naturelle qu’on lui connaît dans le rôle de représentant du musée et de l’ethnologie française. Il a réglé en son nom des affaires, suggéré des contrats et occupé le terrain par la grâce d’une autorité qui lui est naturelle. La direction du musée acquiesce, résout les problèmes financiers causés par le retard de la bourse qu’il a enfin obtenue en 1938 de l’Instruction publique et dont il attend le versement. Le musée ne peut que se féliciter d’une nouvelle collaboration ainsi devenue effective122. Vildé sera enfin titularisé le 1er janvier 1939.

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À son retour, lui qui n’a encore rien publié en la matière, fait paraître dans le bulletin d’information de la ville de Fontenay-aux-Roses le récit des observations ethnologiques effectuées en Finlande.

NOTES 116. AMH, fonds Rivet, 2A PIC, lettre de Vildé à Rivet du 3 octobre 1938. 117. Ibid. 118. Le 21 août 1940, il deviendra chef de cabinet du général de Gaulle. 119. AMAE, fonds du Service des œuvres, D. du 16.01.1938. 120. AMAE, fonds rapatriés d’Helsinki, vol. 1, D. n° 91 du 17.11.1938, de Magny à Georges-Bonnet. 121. AMAE, fonds du Service des œuvres, vol. 546, réponse de Jean Magny du 09.01.1939, D. n° 4 de Coulet du 27. 10. 1939, lettre du Service des œuvres du 11.05.1939 et Finlande, vol. 9. 122. AMH, fonds Soustelle, sept lettres de Vildé, de Helsinki, du 3 octobre 1938, 26 octobre, 2 novembre et du 10 novembre ; de Tartu, du 2 décembre et s. 1., du 10 avril 1939.

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Un été d’attente

1

Au début de l’été 1939, bien qu’il n’ait sacrifié à la scolarité qu’une petite partie de son temps, Vildé obtient à l’École des Langues Orientales un diplôme pour l’étude du japonais. Il est vrai que dans cette promotion, les lauréats sont bien plus nombreux que les années précédentes, sept au lieu de un ou deux par le passé ; on peut supposer que les événements poussent le jury à la mansuétude afin de ne pas laisser en friche les talents des étudiants en spécialités rares... Le Japon constitue un domaine pour lequel le musée n’était pas spécialisé jusqu’à ce qu’en 1937-1938, André et Arlette LeroiGourhan entreprennent une mission dans l’Hokkaïdo, chez les « derniers Aïnous », dont la culture est directement connectée à celle des populations anciennes de la Sibérie septentrionale. Venant s’ajouter au palmarès du jeune homme, ce diplôme lui permet d’accéder de plain-pied à des responsabilités au sein du musée, lesquelles, cependant, ne sont pas liées dans l’immédiat à la civilisation nipponne. Dans la foulée de ses missions dans la Baltique, Paul Rivet lui offre en effet un poste dans le Département consacré à l’Europe septentrionale qui lui revient de droit.

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Mais l’heure n’est guère propice aux projets sur le terrain. Après Munich survient le démembrement de la Tchécoslovaquie. Les Allemands sont à Vienne, ils entrent à Prague, où s’arrêteront-ils ? La menace se déplace vers la Pologne et les territoires irrédents, la Prusse orientale, la Haute-Silésie.

3

En attendant un sursis providentiel à la menace allemande, les Français ne savent à quel saint se vouer. Une entreprise originale permet de juger du climat de l’époque. Elle regroupe un public assez homogène dans ses convictions « progressistes », composé de normaliens, d’habitués de la NRF ou d’anciens surréalistes, à l’image, dans l’ensemble, des habitués qui gravitent autour du Musée de l’Homme. Une même constatation les préoccupe : à l’heure où se trouvent récusés les mythes de la gauche comme de la droite, l’Europe désagrégée a perdu repères et racines. Comment retrouver un élan, une âme, un devenir ? Comment cerner les manifestations visibles du sacré au moment où les sociétés occidentales n’en savent plus l’usage et le sens ? Ils s’interrogent sur les réponses possibles, comme l’avait déjà fait Elia Fondaminsky dans son Cercle intérieur que fréquentait Vildé, mais là s’arrêtent les similitudes. Alors que le Cercle pose la question de l’action en termes politiques et éthiques, eux l’abordent en sociologues, dans le cadre très régulier de l’enseignement dispensé par Marcel Mauss, mais en sociologues marqués par leur expérience surréaliste. Autour de Georges Bataille et de

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Roger Caillois, on retrouve Michel Leiris et quelques autres élèves de Mauss, mais aussi Jean Paulhan, pilier de la maison Gallimard, ou Raymond Queneau, qui y est publié. 4

Ainsi s’esquisse ce qui deviendra bientôt le Collège de sociologie. Pour un cycle de sessions définies par Bataille, il réunit dans l’arrière-salle d’une librairie de la rue GayLussac une petite société qui évoque l’image d’un ordre laïque. Mais un ordre où l’on cite Hegel et Freud, pour rejoindre les investigations sur le côté sombre et mystérieux de la nature humaine. Un thème qui fascine l’ethnologue Leiris, qui participe de près au projet. La première session s’ouvre en novembre 1938. Lewitsky est invité à prendre la parole quelques mois plus tard.

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Après de longues années d’un labeur éprouvant, les travaux de Lewitsky trouvent enfin leur récompense et l’imposent dans la communauté scientifique. Naturalisé français l’année précédente, il a accompagné Rivet et Mauss à Copenhague durant l’été 1938, au congrès international d’Ethnologie. Un voyage qui a fait date. Sa communication portait sur « Quelques phénomènes apparentés au totémisme en Asie septentrionale », un terrain où il fait désormais figure d’expert reconnu. Sur la série de photos qu’on lui transmet au retour, il apparaît aux côtés des plus grands noms de la communauté savante. Il sourit, parfaitement à l’aise, accueilli amicalement par ses collègues étrangers123.

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L’invitation du Collège de sociologie parachève cette consécration. Lewitsky y prononce, le 7 et le 21 mars 1939, deux conférences sur le chamanisme. Le sujet passionne les organisateurs qui s’intéressent aux manifestations matérielles du sacré. Les fascine aussi le thème de la révolte. Marginal, le chaman échappe au contrôle de sa communauté et jouit d’une liberté splendide, thème élitiste qui séduit les membres du Collège. Ils y décèlent en filigrane une révolte contre la société, mais aussi la révolte luciférienne contre Dieu ; dans leur lecture le chaman devient un mythe titanesque à l’usage de la société qui les entoure. Bataille d’ailleurs rêve de devenir chaman ! Il est pourtant déçu. L’exposé a lieu au moment de l’entrée des Allemands à Prague, ce qui explique une assistance peu nombreuse. Bataille est irrité par la prudence de Lewitsky qui ne se réfère pas à l’actualité. Par dessus tout, il déplore que le contenu du discours ne sollicite ni la psychopathologie, ni l’érotisme. Lewitsky ignore tout du côté subversif, en particulier l’usage des stupéfiants, que sous-entend pour les organisateurs la communication avec les esprits. Il s’en tient à la ligne tracée par Mauss, peu porté au mysticisme, qui apprécie les éclairages apportés par Lewitsky sur les pratiques bouriates et yakoutes et l’encourage à préparer une thèse, dirigée par lui et par René Grousset124.

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Néanmoins, ses interventions valent à l’orateur la réputation définitive de détenir les clefs d’un grand secret. Par la suite, le Collège s’enlise dans les malentendus. Caillois s’esquive tandis que Leiris, en bon ethnologue, souhaite rester dans les sages limites de la méthode enseignée. Il fera date par une communication remarquable sur le sacré dans la vie quotidienne. Jean Paulhan, le directeur de la NRF, abordera les mystères de la communication et du langage. Il manifeste un grand intérêt pour le thème développé par Lewitsky, fasciné par le mystère de la frontière fragile qui sépare l’au-delà du quotidien. Malgré cette consécration parisienne, la plus difficile qui soit, Lewitsly reste quelque peu en marge de ce milieu, aussi prompt à vouloir tout décoder qu’à exclure.

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Lewitsky, comme Vildé, postule l’existence d’éléments communs chez tous les mystiques, chrétiens ou chamanes, sans juger que l’expérience des uns soit supérieure à celle des autres125... Le sentiment d’une religiosité retrouvée dans les diverses formes de

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sociétés humaines explique pour beaucoup l’intérêt qu’il porte à l’anthropologie et à la sociologie. Sa conclusion est univoque : l’homme est le sujet de rites et de coutumes qui le différencient historiquement, mais il tend vers la transcendance : « Si l’on veut, ce serait une sorte de révélation par l’évolution, tout nous étant donné en puissance et nous serions appelés à le développer et à le découvrir lentement, exactement comme l’ancienne initiée découvre la vérité126. » Tout au plus garde-t-il en réserve l’idée que l’activité du chaman forme un cadre qui permet d’expliquer l’utilité de la mort des uns pour la vie des autres. 9

Car, au travers des débats confus du Collège, une évidence se dégage. Pour qui la saisit, elle glace le sang. La société sur laquelle enquêtent Bataille et ses amis, individualiste au possible, ne peut valoriser la guerre de la même façon qu’une société totalitaire, qui la glorifie. Cette société, désarmée face à la violence, condamnée à se renier pour se défendre, s’accule à un dilemme qui, après Munich, forme le leitmotiv de tous les débats : à l’empire des armes, Bataille ne voit à opposer d’autre empire que celui de la tragédie127.

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L’idée d’une tragédie ne préoccupe d’ailleurs pas trop les Français qui en ce splendide été 1939 prennent les congés auxquels ils ont droit depuis peu.

11

Fort de ses succès, Lewitsky a réalisé des panneaux pour l’exposition mondiale de New York, puis, le 22 août, part pour l’Angleterre et prévoit son retour au musée pour le 1 er septembre. Le CNRS lui a attribué une subvention pour une tournée de visites à Londres, Oxford et Cambridge, couronnées de succès : il y obtient d’importants matériaux pour la salle d’exposition, en particulier dans la collection Balfour au PittRivers Museum. Reste bien entendu la contrepartie à trouver l’écrit au « Cher Docteur » depuis Cherbourg, où il arrive le 12 août. Il le prévient qu’il prendra quinze jours de vacances bien méritées au bord de la mer, avec Yvonne Oddon.

12

Pendant l’été, alors qu’entre Paris, Londres et Moscou se discutent encore les modalités d’un accord de coopération militaire qui implique les pays voisins de l’URSS, qu’il s’agisse du survol des États baltes, de la Roumanie ou de l’aide à la Pologne, Hitler s’entend avec Staline pour obtenir sa neutralité dans le conflit européen auquel il se prépare. Les deux dictateurs se partagent la Pologne, les Pays Baltes et délimitent des zones d’influence qu’ils s’empresseront d’occuper.

13

Le pacte signé à Moscou le 23 août 1939 par Staline et Ribbentrop bouleverse autant les consciences que les données de la stratégie. Une semaine plus tard, les troupes allemandes envahissent la Pologne. Le 1er septembre 1939, la mobilisation des Français commence. Les communistes, pris de court, effectuent un virage brutal pour justifier le revirement de Staline. Leur parti est mis hors la loi par Daladier.

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On imagine sans peine l’angoisse et la colère de Boris Vildé lorsqu’il apprend que par la force du protocole additionnel au pacte germano-soviétique, sa mère et sa sœur se retrouvent dans la zone d’occupation soviétique. Mais il est maintenant Français et raisonne en conséquence. Il déteste les deux dictatures, la rouge comme la brune, et son expérience lui souffle que le pacte n’est qu’un leurre, destiné des deux côtés à gagner du temps.

15

En cette fin d’été, Boris Vildé aurait dû effectuer un troisième voyage dans la Baltique, vers la Suède et la Finlande. Des crédits lui avaient été alloués par l’Instruction publique et même versés. Il n’est plus question de partir. Depuis le début de l’année, il est devenu enfin à part entière « collaborateur du musée » et a trouvé sa place dans le

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département consacré à l’Europe du Nord comme spécialiste de l’Arctique. Dans cette fonction, il rédige une contribution pour la revue Races et racisme. Cet article, en raison des événements, ne paraîtra qu’en décembre 1939, dans l’ultime numéro qui en manière de legs offre une étude sur les races des cinq continents. Le testament de Rivet, en quelque sorte. Boris Vildé, se charge de l’Europe et Michel Leiris de l’Afrique. Ce manifeste lancé par l’ethnologie au cœur de la tempête est d’autant plus émouvant qu’il s’accompagne d’une présentation du Musée de l’Homme, lieu prédestiné de la lutte contre le racisme. « Un merveilleux endroit ».

NOTES 123. Entre autres, en septembre 1938, dans le numéro de Recherches consacré aux « Techniques de la beauté chez les peuples primitifs », l’article sur la Mélanésie le consacre comme spécialiste de l’Océanie. Il achève en décembre de la même année un tapuscrit de douze pages sur L’outil, qui revient sur les problèmes de classification abordés en début de carrière. Après un article sur les religions de l’Inde, il en prépare un autre sur celles de la Chine. 124. Patrick Ghrenassia, « Anatole Lewitsky. De l’ethnologie à la Résistance », Liberté de l’esprit, automne 1987, p. 237-253. 125. Boris Vildé, op. cit., p. 71. 126. AMH, fonds Lewitsky, carton 3, notes de lecture sur la religion. 127. Denis Hollier, Le Collège de sociologie, Paris, Gallimard, 1979, p. 201-203.

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Une résolution immédiate

1

Dans le climat lourd du Berlin pré-nazi, Boris Vildé avait pris le parti des ouvriers dans les bagarres qui les opposaient aux chemises brunes et avait même reçu quelques coups, sans toutefois s’impliquer véritablement dans la situation locale. Lors de la guerre d’Espagne, il avait cherché à rejoindre les brigades internationales, mais Irène et les Lot l’en avaient dissuadé.

2

La déclaration de guerre le trouve prêt à l’action, mais le baptême du feu tarde. Mobilisé au château de Vincennes, il parvient à se faire affecter comme préposé à l’équipement, avec comme adjoints un cinéaste et un bénédictin. Il s’équipe lui-même d’un uniforme sur mesure qui lui va très bien. Grâce à la voiture de service, il rentre facilement à Fontenay partager le sobre dîner en famille après un bon repas à la caserne. Le 1ernovembre, il est transféré aux environs de Nancy où on l’affecte à une batterie de DCA. Il est tranquillement logé chez l’habitant et peut faire lui-même son café, détail important pour lui. Irène transmet fidèlement le récit de ses péripéties à Marie dans la longue lettre en russe qu’elle lui adresse pour Noël, manifestement rédigée sans l’aide de Myrrha, à en juger par les quelques fautes qui jalonnent le texte128.

3

Une permission de trois jours à Paris au début de décembre permet à Boris de retrouver Irène. Il en profite pour rejoindre ses amis du Montparnasse russe. Beaucoup sont encore là, les plus âgés surtout, pris de court par les événements. La petite histoire voudrait qu’avant de se rendre à Fontenay-aux-Roses, il ait passé une journée à Paris en compagnie d’une danseuse hollandaise récemment rencontrée dans le studio de la Grjebina129 : l’excitation, peut-être, à l’évocation d’une nouvelle Mata Hari, mais aussi le besoin de dissiper la fatigue mentale d’une guerre de positions et d’attente. Dans l’exaltation du moment, il achète une voiture à un camarade. La surprise est totale pour son entourage et les Lot sont furieux. Combien coûte-t-elle ? Peu importe, rétorque-t-il, puisque de toutes les façons, il n’a pas le premier sou pour payer. Aurait-il envisagé d’utiliser l’allocation prévue pour la mission supprimée ? Quoi qu’il en soit, Boris n’a cure de ces admonestations et promet à sa belle-sœur Évelyne, la seule qui partage son enthousiasme, de lui donner des leçons de conduite130.

4

Indéniablement, il s’ennuie. La température tombe à moins 21. Le paysage étincelant de neige et de givre évoque l’Estonie de son enfance. Il rêve de promenades à ski. Il tente, en vain, de se faire affecter comme interprète auprès d’une mission qui part pour la

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Finlande agressée par son voisin soviétique131, puis s’adresse à Paul Rivet afin de se faire « pistonner » dans les EOR de l’aviation132. Ses démarches restent sans suites. Survient le mois de mai 1940, le front s’effrite et l’attaquant allemand encercle par poches l’armée française, combinant aviation et blindés. L’unité de Vildé se bat en Lorraine et se retrouve encerclée aux environs de Mulhouse. 5

Blessé au genou, il est fait prisonnier et est interné dans une église utilisée comme dépôt, où nombre de militaires captifs attendent d’être fixés sur leur sort. De toute évidence, leur surveillance n’est pas encore organisée. Survient un officier allemand avec lequel Boris lie conversation et la poursuit tandis que celui-ci se dirige vers la sortie. Avec l’audace qu’on lui connaît, il la franchit à ses côtés et, après l’avoir raccompagné jusqu’à son logis, prend ses jambes à son cou et s’enfuie au plus vite, malgré sa blessure au genou. Une décision instantanée, prise de sang-froid, et une fuite réussie, au risque d’être repris et fusillé133.

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Il se hisse dans des trains, il marche comme il peut à travers champs et forêts, en se cachant dans des granges abandonnées. Il traverse l’est de la France, jusqu’à la banlieue de Fontenay-aux-Roses, où il arrive enfin le 5 juillet 1940 pour découvrir qu’Irène et ses parents se sont réfugiés en Bretagne. Seule est restée sur place la jeune Évelyne. Après une nuit de sommeil réparateur, il rassemble quelques effets et se dirige vers un Paris déserté par ses habitants, mais où, il le sait, il retrouvera des amis. Sans hésiter, il part vers le Musée de l’Homme.

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Il s’installe au sous-sol, dans le bureau de l’Europe. Quelques collègues sont là, dont la jeune et sympathique Germaine Tillion, revenue d’Algérie. Dans deux jours, il aura trente-deux ans. Il passe son anniversaire à trier les papiers épars qui jonchent le sol. Puis, ce sera un 14 Juillet plein de tristesse qu’il commémore avec Évelyne.

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Les rues sont vides, les boutiques fermées, mais le métro marche et aux carrefours apparaissent des panneaux indicateurs en lettres gothiques. La vue des soldats allemands cause à Boris une douleur physique. Ils symbolisent la profanation de tout ce que signifie pour lui cette capitale blessée. Leur présence implique le triomphe de pulsions rétrogrades et destructrices, jadis détestables à Berlin, mais inacceptables en France. Il refuse l’occupation allemande.

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Sa résolution est prise. Elle ne s’accompagne d’aucun explosé des motifs. Agit-il sous le coup d’une émotion intense ? D’un froid réveil à la réalité ? A-t-il imaginé un plan de la dernière chance ? On ne sait que ce qu’en racontera Irène, qui avec le recul du temps, cerne la vérité au plus près. Elle évoque les années estoniennes, dures et insouciantes (car elle ne s’attribue pas le mérite d’avoir changé Boris), qui s’achèvent sur une révélation : « Il est vrai qu’en France, il ne se serait pas révélé si ce n’avait été la défaite et "la honteuse capitulation”, et s’il ne s’était immédiatement engagé dans la Résistance qui lui a révélé sa propre nature et en même temps, l’a éloigné de ses proches 134. » Irène cite l’Estonie : oui, l’Estonie, lieu de la cristalisation, où se mêlaient l’image des soldats de fortune aux longs manteaux et celle des chevaliers teutoniques mis en pièces sur les glaces du Peïpous.

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Par télégramme, le 25 août, Lewitsky a averti le musée de son retour. Rivet est alors en mission en Amérique du Sud. À peine revenu d’Angleterre, après avoir mis les collections du musée à l’abri des bombardements, Lewitsky s’est engagé sous les drapeaux malgré ses trente-huit ans. Réserviste, il a devancé l’appel sans être rebuté par la brutalité de la situation ainsi créée. Avant de partir, il a confié à Yvonne Oddon la garde des papiers qu’il tient soigneusement rangés dans son bureau du Palais de

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Chaillot, les archives de sa vie. Bon fils et bon mari malgré sa nouvelle vie avec Yvonne, il n’oublie pas ses proches. Il fait admettre son père dans une agréable maison de retraite russe, à Chelles, près de Paris. Pour l’épouse abandonnée, il établit une procuration afin que Tamara touche la partie de son salaire qui lui revient, salaire du CNRS dont il garde les droits pendant son passage sous les drapeaux. 11

Une petite réunion d’adieux a eu lieu au musée. Yvonne Oddon en garde deux photos. Sur la première, un groupe de cinq collaborateurs du musée, dont trois en uniformes, le cliché des adieux à Lewitsky et à son adjoint menuisier Falck. Sur l’autre, Anatole Lewitsky, toujours en capote militaire, les oreilles en pointe dépassant de sous son calot, l’air étonnamment jeune, souriant, très homme du monde, svelte et brun, les traits fins, le regard ironique135.

12

Aussitôt après, il se retrouve aspirant officier au dépôt d’infanterie de Quimper où, à son arrivée, le reconnaît Raymond Queneau, un ancien du Collège de sociologie. Du musée, ses amis font parvenir à Lewitsky le dernier bulletin publié. La vie de garnison lui laisse assez de loisirs pour qu’il puisse s’inquiéter des questions qui l’attendent dans son bureau. Le 22 octobre il écrit à Rivet, revenu à son poste : « Les liens et contacts pris pendant mon voyage en Angleterre m’ont permis de mesurer toute l’étendue de la tâche accomplie et la valeur de l’édifice en construction136... » Il espère une permission pour Noël (il ne l’aura qu’en février). Il a été heureux de lire dans le bulletin que Rivet entendait continuer l’œuvre en cours ; lui-même formule le vœu de reprendre son propre travail, un espoir énoncé sous une forme assez vague, car ce qui était normal et quotidien, il y a peu, se profile désormais avec toute la distance d’un futur incertain.

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C’est la « drôle de guerre », l’immobilité sur le front français et l’incertitude quant aux intentions de l’ennemi. Pour occuper les esprits oisifs, le commandant demande à Lewitsky de préparer trois conférences. Elles porteront sur l’ethnologie, sur la cohésion sociale et la résistance d’une société civile, enfin sur la guerre dans les sociétés primitives. Un franc succès selon les témoins.

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La percée allemande rompt l’inactivité forcée. Après une retraite désastreuse jusqu’à la Loire, Anatole Lewitsky quitte son unité, évite l’internement et avec amertume attend la démobilisation à Clermont-Ferrand. Mais il se ressaisit aussitôt et note le 29 mai « qu’on commence à être prêt à affronter le pire et tremper sa résistance intérieure ». Grâce à un ordre de service signé par Rivet, il pourrait regagner Paris. Il l’en remercie le 29 juin et lui explique qu’il a obtenu, le jour même, un ordre de mission de l’Académie de Clermont, mais qu’il lui faut attendre que soient rétablies les communications entre les deux zones, temporairement suspendues. Il lui tarde de se remettre en route pour se retrouver parmi les amis dont il a depuis longtemps compris et apprécié les qualités de cœur et d’esprit. « Dites leur à tous combien je leur suis attaché, et vous-même, Cher Docteur, je voudrais que vous sachiez combien je vous suis reconnaissant et dévoué. Votre A. Lewitsky137 ». Ce sont là de faux adieux. Ils ne sont pas définitifs, car, en août, Lewitsky regagnera la capitale. Mais, entre-temps, il s’est décidé à lutter contre l’occupant allemand. Un engagement sans hésitations mais avant tout rationnel. De Clermont-Ferrand, l’ethnologue s’en ouvre à Yvonne Oddon le 1 er juin : Il n’y a à présent qu’une seule chose qu’il convient de mettre en relief, qu’une seule thèse sur laquelle il faut insister partout et toujours : nous ne pouvons, ni collectivement, ni individuellement admettre une victoire allemande. Ce serait l’esclavage, non seulement pour la France (et les autres pays bien entendu, mais parlons pour nous d’abord), mais pour chacun des Français pris individuellement. Il

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vaut mieux périr dans la bagarre que d’envisager une pareille solution, que de survivre à cette défaite qui ferait de nous des êtres misérables, privés de tout droit, écrasés par l’envahisseur, qui ne tarderait pas à nous « organiser »... Il est désormais déplacé de minimiser le danger. Tout le monde doit s’en rendre compte et fournir en toute circonstance un effort allant au-delà des limites supposées de ses possibilités. Je ne vois pas d’autre solution et je souhaite seulement que tout le monde en soit aussi conscient. 15

Quelques jours plus tard, Anatole revient sur ce don d’énergie : « Dans tout homme il y en a au moins dix fois plus qu’il ne le soupçonne. » Il le sait d’expérience : « Souvienstoi, écrit-il à Yvonne, que j’ai vu dans ma vie des choses bien dures et que ma résistance n’en a pas été ébranlée. » Déjà la résistance, dans toutes ses acceptions, mais pas encore avec la majuscule138.

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L’action clandestine répond à son sens de la dignité humaine et à celui de l’honneur qu’il éprouve en tant que Français. Il refuse l’iniquité faite à la France. Rien sur le sort de la Russie, rien sur le pacte germano-soviétique ni sur le sort des Russes en France, car il a tourné la page. Lewitsky ne pense qu’à la France. Point d’arguments sociologiques ni de théorie politique. Une citation jadis recopiée par Lewitsky dans un cahier de cours se passe de tout commentaire : « Pour que la morale sache imposer le respect, il faut des traditions longtemps constituées ou bien un enthousiasme subit139... »

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Mais comment agir ? Comme il l’avoue à Yvonne, Anatole ne se dissimule nullement « toutes les difficultés qui nous attendent, au contraire, et c’est précisément pour cela que je cherche à accumuler des forces et à consolider ma résistance [...] Un calme peutêtre un peu artificiel, puisque très volontaire, mais très hygiénique 140... »

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Lorsqu’ils se retrouvent, Vildé et Lewitsky s’accordent entièrement sur le terrain des fermes résolutions. Boris Vildé n’a pas l’habitude de s’expliquer sur ses motivations, mais il s’est rangé lui aussi sans hésiter dans le camp des irréductibles. Et il fera jaillir l’étincelle décisive qui ébranlera la vie du Musée de l’Homme. À l’inverse d’Anatole Lewitsky, qui a pensé sa vie et préparé intellectuellement son action, Boris Vildé agit sans explications.

NOTES 128. Lettre d’Irène à Marie Vildé, du 24. 12. 1939, Raïssa Raït-Kovaleva, op. cit., p. 166-167. 129. V.S. Yanovsky, op. cit., p. 207. 130. Ibid., p. 51-54. 131. Martin Blumenson, op. cit., p. 30. 132. AMH, fonds Rivet, 2AP1c, du 20 janvier 1940. 133. Raïssa Raït-Kovalevska, op. cit., p. 170-171. 134. Ibid. 135. AMH, fonds Yvonne Oddon, dossier Lewitsky, 2AP2. 136. AMH, fonds Rivet, lettre de Lewitsky du 22.01.1940. 137. Ibid.

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138. Extrait des lettres écrites par Lewitsky à Yvonne Oddon du 11.01 au 11.07.1940, dont elle a recopié les extraits d’intérêt général. Une copie m’en a été communiquée par Mme LalandeIsnard, qui, jeune disciple bibliothécaire, était devenue l’amie d’Yvonne Oddon. 139. AMH, fonds Lewitsky carton 3, article s.d. sur la patience et l’impatience des doctrinaires. 140. Extrait des lettres écrites par Lewitsky à Yvonne Oddon du 11.01 au 11.07.1940.

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Faire quelque chose

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La défaite militaire puis l’armistice ont vidé Paris. Sous un soleil de plomb, sur les avenues désertes, seuls résonnent les bruits de bottes. Les troupes d’occupation défilent au pas sur la place du Trocadéro.

2

De retour après un séjour à Toulouse, Paul Rivet n’a pas fermé le musée et reste à son poste, entouré d’une poignée de collègues. Revenue à Paris le 6 juin, Germaine Tillion est une jeune disciple ethnographe, formée par Mauss, qui achève un troisième séjour sur le terrain dans l’Aurès, étude entamée en compagnie de Thérèse Rivière, sœur de Georges Henri, puis après le départ de celle-ci, courageusement poursuivie en solitaire. De nombreux absents à ce rendez-vous des rescapés de la débâcle : Jacques Soustelle d’Amérique du Sud est parti pour Londres ; d’autres, comme Falkenburger, se sont réfugiés dans le Midi.

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Peu à peu, après l’exode, les contacts entre les Français éparpillés se renouent et les positions se dessinent, sans grande clarté, pour savoir s’il vaut mieux revenir dans la capitale ou rester à l’abri. Le 17 juin, le maréchal Pétain annonce qu’il va demander l’armistice. L’armée lui obéit, mais nul ne sait ce qu’entend faire le vieux chef de guerre ni de quel côté se rangera la flotte qui n’a pas été défaite. Autant de questions sans réponse immédiate que seule transcende la détermination instantanée de quelques individus, qui, spontanément, pour sauver l’honneur, veulent sortir leur pays du marasme. Encore plus rares sont ceux qui parmi ces groupuscules se rallient au général de Gaulle, car, pour la plupart, s’ils prennent connaissance de son appel, ce sera bien après le 18 juin 1940.

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Dans l’ensemble de la population, le Maréchal, « qui a fait don de sa personne à la France », suscite une grande ferveur. La rumeur populaire lui suppose une connivence secrète avec le général de Gaulle, contre toute vraisemblance d’ailleurs, car son entourage et surtout les services secrets, bien qu’en majorité antiallemands, s’affirment aussi fortement anti-anglais. Les Français attribuent une grande sagesse au chef de l’État ; beaucoup d’entre eux lui font confiance. Aussi faut-il une certaine force de volonté pour se déterminer contre lui. Sans doute est-ce plus facile pour ceux qui n’ont pas partagé depuis l’enfance le mythe qui entoure le grand militaire. Rien d’étonnant donc si parmi les résistants de la première heure, figurent un bon nombre de Français récents, de marginaux ou d’émigrés politiques. D’expérience, ces bourlingueurs reconnaissent l’acuité des situations où il faut se déterminer rapidement. Ceux qui ne

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l’ont pas fait, Russes, Arméniens, Allemands, Espagnols, trop hésitants, trop confiants ou empêtrés dans des responsabilités familiales déchirantes, en ont payé le prix d’humiliations et de souffrances. Ils font d’ailleurs facilement figure d’accusés car il faut bien trouver des responsables à la défaite. Pour eux, la mise en place, le 10 juillet 1940, d’un régime de Révolution nationale représente une rupture avec la tradition des Lumières qu’incarnait la France à leurs yeux, porte-étendard dans le monde de la liberté des personnes et de l’égalité de leurs droits. 5

Lewitsky a rejoint Yvonne Oddon dans la Drôme, où elle a de la famille. En août, ils franchissent la ligne de démarcation et reviennent à Paris. Anatole se réinstalle immédiatement dans son bureau au musée. Yvonne donne des cours d’anglais à Boris. Avec Germaine Tillion, ils partagent la même analyse de la situation. Lorsque s’y ajoute la secrétaire Marie-Thérèse Joubier, l’essentiel du groupe est constitué. Paul Rivet, averti, donne son aval aux ethnologues. Il ne participera cependant pas à leurs activités.

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Ce petit noyau attire ceux qui ne supportent pas l’humiliation de l’occupation ennemie et veulent « faire quelque chose », pour commencer, ouvrir les yeux des Français sur la collaboration. On ne pense pas encore à une action armée. Le réseau qui se met en place devient le premier en date et le plus solide des réseaux de la France occupée 141.

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La présence allemande ne se montre pas encore trop pesante, mais les premiers à en subir les conséquences sont les prisonniers évadés. Il s’agit de les aider en leur procurant de faux papiers, des vêtements civils et des moyens pour survivre. Dans le Nord, des Anglais rescapés de Dunkerque ou parachutés d’un avion abattu attendent du secours pour s’exfiltrer. Sur place, des habitants s’en occupent. Des jalons sont posés à Béthune. À Paris, Germaine Tillion a pris contact avec d’anciens militaires de la coloniale. Ainsi s’établit un lien avec le colonel Hauet et le colonel de La Rochère qui aident les soldats évadés ou sans papiers. Les sous-sols du musée permettent de stocker le nécessaire et d’organiser des rendez-vous clandestins. Ce local, en fait, n’est pas un antre mystérieux, mais un étage inférieur dont les fenêtres donnent sur les jardins du Trocadéro. La bohème du musée y avait déjà trouvé ses quartiers. Une nouvelle fratrie s’y installe. On y travaille, on y dort, on s’y nourrit à la « popote ». Cette cuisine communautaire permet de résoudre les sérieux problèmes d’approvisionnement que connaissent tous les membres du musée, Rivet comme les autres, et c’est en commensal que Boris engage pour la première fois une conversation personnelle avec son directeur.

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En septembre, Boris va retrouver Irène et ses parents dans leur villa de Trégastel Plage 142. Ce voyage au milieu du désastre lui offre une occasion de pédaler libre et heureux sur les routes nationales à travers les collines paisibles du bocage. Malgré la guerre, malgré la rencontre des réfugiés loqueteux qui se traînent pour revenir chez eux, il est heureux de cette aventure au grand air, solitaire et déterminé à ne rien céder de ce qui lui tient au corps et à l’âme.

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Passée la joie des retrouvailles avec Irène, il enfourche à nouveau sa bicyclette et s’en va le long des criques rocheuses visiter les côtes bretonnes. Il découvre le farouche sentiment autonomiste des Bretons et cherche des volontaires pour faire passer des personnes vers l’Angleterre : à Quimper, par l’intermédiaire de Waquet, un ami de Marianne Lot, il met au point une procédure d’exfiltration. Il noue aussi des contacts pour la collecte de renseignements. Après le Nord, les activités s’étendent à la Bretagne, elles recouvrent une grande partie de la zone occupée.

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Au musée, il retrouve Évelyne Lot, qui entre temps s’est liée à Falck, le menuisier de Lewitsky. Un groupe s’est aggloméré autour de Lewitsky. Celui-ci est mentalement préparé, depuis longtemps fasciné par l’action clandestine qu’il a analysée dans des notes sur les sociétés secrètes, sociétés d’hommes aux conduites toujours codifiées. L’injustice de la situation révolte son sens éthique. Quant aux responsabilités il les a assumées de tous temps avec courage et bonne humeur. Parmi les recrues de la première heure, beaucoup de femmes ; elles se cantonnent à des fonctions auxiliaires qui devraient les exonérer des responsabilités majeures.

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Dans ce combat engagé contre l’occupation allemande, Vildé et Lewitsky ne sont pas seuls. Dès les lendemains de l’armistice, des initiatives, éparses, surgissent ça et là, sans coordination, formant une nébuleuse de résistants venant de tous les horizons, dont il est difficile de cerner les contours flous et les liens tenus 143. Mais au Musée, la relation de confiance totale entre Boris et Anatole facilite les décisions.

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Une division du travail s’établit spontanément. L’énergie nécessaire à la poursuite de l’entreprise, c’est Vildé qui l’apporte. Il se pose en chef, prend des initiatives, dirige. C’est lui qui, à l’automne, à ses frais, polycopie à 300 exemplaires un discours de Roosevelt, puis un autre de Cordell Hull. C’est lui qui définit les règles élémentaires de la clandestinité et qui insuffle à ses compagnons la modestie nécessaire à un groupe de l’ombre.

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À Lewitsky revient le mérite de la coordination et des approvisionnements nécessaires à l’impression d’un bulletin dont il prévoit la structure. L’impératif est d’éclairer l’opinion publique sur le vrai sens des événements. Il ne perd pas de temps en démarches pour obtenir de la copie. Yvonne Oddon lui sert d’intermédiaire. Elle s’active à l’extérieur, s’occupe de gagner à la cause les nombreux contacts qu’elle entretient en ville.

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Bien que présent, Paul Rivet ne participe au groupe que peu de temps et de façon assez formelle. Il n’est pas fait pour la clandestinité, trop connu aussi comme élu du Front populaire et fondateur du Comité de vigilance antifasciste. Il agit au grand jour. Sans délai, il adresse une lettre au Maréchal, le 14 juillet 1940, dans laquelle il affiche publiquement sa position. Antifasciste de la première heure et avocat du Front populaire, il dénie au vieil homme le droit de décider au nom de la France et des Français. Il sait que ses ennemis le surveillent. En se livrant à des activités subversives, il eût immanquablement exposé la vie de ses collaborateurs. Mais sa caution s’avère précieuse. Grâce à lui, une liaison s’établit entre Boris Vildé, « l’attaché de Rivet », et Agnès Humbert, du Musée des Arts et Traditions Populaires, situé dans l’autre aile de Chaillot. Un livre sur le peintre David a établi la réputation muséologique de cette femme inventive et courageuse. Élève de Mauss, elle a activement soutenu le Front populaire. Militante antifasciste, elle a fait partie après Munich de l’Union des intellectuels français fondée par Soustelle et ses amis pour lutter contre l’esprit de capitulation. Sa coopération permet une ouverture capitale pour le groupe auquel elle sert de caution politique et qu’elle situe ainsi dans son propre sillage. Elle souscrit aux propos de Rivet lorsqu’il déclare : « Vildé est fils de la Révolution, il a la Révolution en lui, il connaît la technique révolutionnaire 144 ». Au sein du groupe, elle fera office de secrétaire, rédigera des tracts et surtout mettra Vildé en relation avec le vaste réseau d’amis qui fut le sien avant-guerre, journalistes, écrivains ou conservateurs.

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Rattachée au musée du Louvre, l’égyptologue Christine Desroches-Nobécourt les rejoint bientôt. Parmi les représentants du Tout Paris intellectuel figurent également Claude

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Aveline ou Jean Cassou, qui s’étaient produits aux côtés de Gide sur les tribunes antifascistes, ainsi que Marcel Abraham, le chef de cabinet de Jean Zay 145. Aveline se montre fasciné par la beauté de Vildé qu’illumine une flamme intérieure. Ces experts en littérature, esthétique et muséographie s’intitulent « Les amis d’Alain Fournier », ce qui leur permet de se réunir au grand jour chez l’éditeur du romancier, Émile-Paul Frères, rue de l’Abbaye, sous prétexte de tourner un film inspiré du Grand Meaulnes. Ils y évoquent des événements souvent dramatiques, mais les présentent avec une décontraction qui étonne à première vue. L’adresse sert de boîte aux lettres clandestine. Une des jeunes femmes du groupe, Simone Martin-Chauffier, coopère activement aux activités du réseau comme courrier, tandis que son mari, littérateur auquel Gide avait confié l’édition de ses œuvres complètes, s’est réfugié à Lyon avec la rédaction de Paris-Soir146. 16

D’autres contacts s’établissent avec l’aide de Ferdinand Lot. Vildé rencontre l’un de ses meilleurs étudiants, le médiéviste Robert Fawtier, professeur à Bordeaux 147, installé aux Archives nationales qui abrite le centre des prisonniers de guerre, l’un des plus actifs de la Résistance dont s’occupe le colonel de La Rochère. Fawtier offre à Vildé une aide précieuse. Il lui présente un agitateur trotskiste qui veut résister ; il obtient par son neveu chimiste la formule des cocktails Molotov utilisés pendant la guerre civile espagnole, que Vildé lui avait demandée. Mais il n’aura pas le temps de la lui communiquer. Il la transmettra à une jeune femme, amie d’ailleurs des Lot, la germaniste Alice Simonnot qui a d’abord aidé Yvonne Oddon à la rotative puis prendra le risque d’assumer le rôle de courrier. C’est cependant dans un autre domaine que l’aide de Fawtier s’avère précieuse entre toutes. Pour financer la publications de tracts, qui supposent fournitures et déplacements, il offre à Vildé de fournir chaque mois une somme équivalente à la moitié de son salaire, un apport inestimable, car il n’y a au départ aucun argent, sinon les 32 000 francs alloués à Vildé par l’Instruction publique pour le voyage qu’il devait entreprendre en Finlande lorsque la guerre a éclaté. Il devra les rembourser, mais assure les avoir fait fructifier entre temps en les convertissant en dollars et n’utiliser que la plus-value.

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Grâce à sa belle-famille, Vildé avait fréquenté en ami la clinique du Dr Le Savoureux, à Chatenay-Malabry, dans le domaine de la Vallée-aux-Loups. Un ermitage où, dans l’entre-deux-guerres, écrivains et artistes se réfugiaient pour soigner leurs dépressions nerveuses. Mme Mauss, épousée sur le tard par le professeur, y avait séjourné après une intoxication au gaz qui n’avait jamais été expliquée. Le Savoureux se trouve être le gendre de Georges Plekhanov, le célèbre social-démocrate mis en minorité par Lénine, et se situe dans son sillage. C’est un personnage complexe, humaniste dans la meilleure tradition médicale de l’époque. Dans cet endroit isolé, il reçoit aussi des transfuges soviétiques, antistaliniens de préférence, qui se dressent contre le pacte germanosoviétique et entrent en clandestinité. La grande maison se cache dans un parc aux arbres centenaires, plantés par Chateaubriand. Elle permet d’établir des contacts dans la plus grande discrétion.

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Jean Paulhan vient à la Vallée-aux-Loups en voisin et y rencontre Boris et Irène le 6 janvier 1941. Avant la guerre, il avait manifesté un vif intérêt pour les conférences tenues par Lewitsky au Collège de sociologie sur le chamanisme 148. Nombreux sont les anciens du Collège de sociologie qui se sont, comme des moineaux, éparpillés dans la nature. Paulhan, lui, est resté à son poste. Conseiller municipal de Chatenay-Malabry, élu dans la foulée de Rivet et du Front populaire, il se veut cependant détaché de

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l’action politique, comme Gide, qui en 1919 lui avait ouvert les portes de Gallimard comme celles de laNRF, dont il fut l’un des piliers. À l’été 1940, il est resté aux éditions Gallimard, mais a dû abandonner son poste à la revue. Jouissant d’une autorité incontestée, son intelligence extrême l’incite à n’avancer que prudemment, avec la réserve qu’on lui connaît et le souci d’éviter les prises de position publiques. 19

Néanmoins, l’attitude résolue de Paulhan face aux événements de mai 1940 peut difficilement être mise en doute. Dans son commentaire, ni colère ni ferveur, aucun dogmatisme, mais un appel à la raison, avec toute la distance propre au style de la NRF : « Certes, notre république semble avoir avoué depuis vingt ans tous les vices dont nos adversaires lui font grief. Pourtant nous nous battons pour quelque chose qui ressemble à la République, pour la liberté des personnes, contre la servitude volontaire. En vérité le problème a des termes si clairs qu’il serait fou de ne pas espérer une réconciliation française ? Si chacun de nous, dès aujourd’hui le pose et s’essaie à le résoudre, dans son secret. Dans son silence149... »

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Ce secret, dira-t-il, c’est de Gaulle. Inclassable Paulhan : en 1945, lorsque Gaston Gallimard sera inquiété pour ses activités sous l’Occupation, il lui servira de caution.

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Toujours à la Vallée-aux-Loups, Vildé a rencontré en septembre 1940 le professeur Robert Debré et Élisabeth de la Bourdonnaye, sa compagne. Celle-ci demande à Vildé s’il peut aider l’un de ses fils à rejoindre Londres. Vildé accepte, mais en attendant que se présente une occasion de lui faire franchir les Pyrénées, il met le jeune homme au service du réseau pour repérer, en vue de rendez-vous clandestins, des cafés à double issue, situés dans des quartiers divers, et toujours à proximité d’une station de métro. En échange de ce service, Vildé demande à cette nouvelle amie de mettre à la disposition des exfiltrés sa maison de Dordogne pour servir de relais : le fils aîné s’y rendra, dans un groupe de quinze jeunes gens accompagnés d’un Anglais et d’un Polonais150. Cette femme influente et belle dispose d’une importante fortune personnelle et offrira généreusement à Vildé son aide financière, qui viendra relayer celle de Fawtier.

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Pour le moment, Vildé fait vivre son groupe grâce aux dons qu’il récolte lui-même. Il en fait usage sans avoir de comptes à rendre à personne. Ces sommes, dont on ne connaît pas le montant, paraissent modestes. Nul dans son entourage immédiat n’imagine les improvisations dont sont capables les deux jeunes ethnologues, champions dans l’art de la débrouille comme dans celui de laisser se construire les mythes.

NOTES 141. Henri Noguères, Histoire de la Résistance en France de 1940 à 1945, Paris, Robert Laffont, 1967, p. 149 et passim. 142. Témoignage oral de Marianne Mahn-Lot. 143. AN, 72 AJ60, AN61, témoignage de Claude Aveline du 3.11.1945. 144. Agnès Humbert, op. cit., p. 104. 145. Pierre Assouline, op. cit., p. 329 et 366.

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146. Simone Martin-Chauffier, A bientôt quand même, Paris, Calmann-Lévy, 1976. 147. IHTP, dossier Musée de l’Homme, A. III, témoignage de Robert Fawtier (revenu de Mathausen) recueilli le 31.01.1946 148. Laurence Brisset, La NRF de Paulhan, Paris, Gallimard, 2003, p. 93-94. 149. Gisèle Sapiro, La Guerre des écrivains 1940-1953, Paris, Fayard, 1999, p. 392. 150. Témoignage oral d’Edmond Pilat.

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Résistance

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La première manifestation du petit groupe, celle qui signale son existence et attire l’attention des Parisiens, est un journal clandestin intitulé Résistance, titre suggéré par Yvonne Oddon.

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Germaine Tillion relate : « C’est notre camarade, Yvonne Oddon, qui a proposé de le nommer ainsi (elle était en effet protestante et se souvenait que c’est le mot qu’inscrivaient, sur les murs de leur prison de la tour de Constance, des femmes arrêtées pour leur foi au XVIIe siècle)151 ». Vildé avait pensé à Libération, jugé prématuré. En revanche, il impose le sous-titre nettement jacobin de « Bulletin officiel du comité national de salut public ».

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En ce qui concerne le contenu de la publication, il reflète une collaboration étroite entre Boris Vildé, Anatole Lewitsky et Yvonne Oddon. Le trio publiera quatre numéros, un cinquième viendra s’y ajouter après le démantèlement du réseau. Ils seront tirés à 500 ou 600 exemplaires, mais il faut aussi tenir compte du « retirage » par les lecteurs. Le premier numéro de Résistance paraît le 15 décembre 1940 sur six pages, en petit format. D’autres par la suite n’auront que quatre pages.

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Dès le premier numéro, Boris Vildé expose le sens de l’action entreprise. Il s’adresse à ceux qui, de plus en plus nombreux, refusent la défaite et l’abaissement de la France. Il définit la méthode à suivre pour s’organiser en cellules prêtes, le moment venu, à exécuter les instructions qui viendront des chefs dont nul ne connaîtra le vrai nom, mais qui seront « en dehors des anciens partis et sans compromission aucune ». Il insiste sur la nécessité de rassembler, sans divisions de classes, des volontaires venus de tous les horizons, communistes exceptés. Il parle également d’une armée de l’ombre aux effectifs aussi impressionnants qu’invraisemblables, mais qu’Agnès Humbert, première parmi ses conseillers, ne met pas en doute, tant est totale l’obscurité dans laquelle la défaite a plongé la France et grand l’espoir d’y remédier... Encore que, selon une consigne donnée par le général de Gaulle, il ne soit pas question de se jeter dans l’insurrection armée, mais de s’y préparer. Le numéro se termine par la première strophe de la Marseillaise.

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Le bulletin vise à créer un lien entre les Français mais aussi à les éclairer sur les événements extérieurs et à leur donner des d’informations fiables sur l’attitude des États-Unis face à la guerre européenne. Des informations destinées à un public

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politiquement éduqué. Les déclarations de Roosevelt concernant les fournitures d’aide à la Grande-Bretagne, en dépit de la neutralité affirmée des États-Unis face aux hostilités, constituent en ce sens un scoop. Provenant pour la plupart de l’ambassade des États-Unis, ces informations ont été transmises par les amies d’Yvonne Oddon qui se retrouvent en poste à Paris, José Meyer d’abord, Penelope Royal ensuite. 6

Sans aucun doute, l’animation ainsi que le « bouclage » du bulletin, c’est-à-dire l’essentiel dans la gestion de la publication, revient au mérite de Lewitsky, qui n’est pas un théoricien, mais qui a sur Vildé l’avantage d’une facilité naturelle à rédiger en français. Si le trio Vildé-Lewitsky-Oddon assume la parution, la responsabilité de la rédaction revient à un trio de personnalités parisiennes venues du groupe des « Amis du Grand Meaulnes ». Jean Cassou, Claude Aveline et Marcel Abraham forment le comité de rédaction du journal et se voient concéder trois pages, la quatrième revenant de droit à ceux qui fournissent le papier et le service d’impression : « ces messieurs » comme les désigne Agnès Humbert, faute d’en savoir davantage sur les puissances tutélaires de l’entreprise.

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C’est par l’entremise d’Agnès Humbert que Vildé a recruté ses rédacteurs. À la brasserie du « Coq », le café préféré des ethnologues sur la place du Trocadéro, elle lui fait rencontrer Jean Cassou, qui a immédiatement été séduit. Conservateur adjoint du Musée d’Art moderne et critique d’art influent, il est déjà relié à un groupe en zone sud, avec son beau-frère Vladimir Jankélévitch, Clara Malraux, Edgar Morin, Léo Hamon, Jules Moch, tous issue de la nébuleuse antifasciste, soudée par la guerre d’Espagne, représentants d’une gauche des beaux quartiers à l’éventail assez large pour englober des personnalités assez disparates, et dans l’ensemble proches de Marcel Mauss. Comme celui-ci, Cassou se méfie du règne des idées. Il exerce une influence rationalisante sur ses amis du Trocadéro. Pour ses cadets, Cassou est celui qui correspond le mieux à leur mentalité et le plus facilement acceptable comme mentor. Il joue un rôle de catalyseur en offrant à ses nouveaux amis son expérience et ses contacts152.

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Claude Aveline est plus directement « engagé ». Fils de parents russes juifs émigrés, devenu le gardien de la mémoire d’Anatole France, il milite contre le fascisme depuis 1933 dans le cadre des Écrivains et artistes révolutionnaires. Il est connu comme membre du Pen-Club et compagnon de route éprouvé du parti communiste. Il se consacre aux réfugiés du Nord et de Belgique. Il rédige aussi des tracts du type « Français libres de France »153. Avec Marcel Abraham, l’ancien chef de cabinet du ministre de l’Instruction publique Jean Zay, ce comité met ses talents au service des pages intérieures, sans les signer, bien entendu, et ne sachant que ce qu’on veut bien leur dire...

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« Ces messieurs », puissances tutélaires que l’on ne peut nommer, les membres du groupe cherchent à en deviner l’identité. Il ne leur vient pas à l’esprit que les fournitures du journal proviennent du musée et que le vocable de majesté recouvre en fait Boris, Anatole et Yvonne. Agnès Humbert est bien étonnée lorsqu’elle découvre que le coursier venu chercher les articles n’est autre que Lewitsky, qu’elle connaît depuis longtemps et qu’elle apprécie pour « cette courtoisie intelligente des Russes 154 ».

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Ainsi, à partir de ce qui n’est qu’une poignée de noms au départ, le groupe devient le mouvement de Résistance, un nom qui sera repris à l’échelle nationale.

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Vildé magnétise ce petit noyau d’universitaires. Il le domine par son énergie, sa présence d’esprit et par l’autorité qu’il déploie. Il s’impose comme le chef d’une

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nébuleuse dont les contours ne cessent de changer en fonction des défections et des arrestations. Tandis que Lewitsky pense et écrit, Vildé agit, organisateur par nature. Les écrivains et les critiques qu’il fédère admirent son courage et sa confiance. Dans le premier numéro de Résistance, Vildé appelle à une discipline de fer. « Résister c’est déjà garder son cœur et son cerveau, mais il faut une méthode, une discipline et un chef... » 12

Dans Résistance, parmi les contributions non signées, le style de Jean Paulhan s’impose par sa qualité, même si son apport est tardif. Dans le numéro 4 qui paraît en mars 1941, il dénonce le collaborationnisme puéril des écrivains qui pactisent. Dès les débuts de l’occupation, il avait dû céder la direction de la NRF à Drieu La Rochelle qui a repris la publication en accord avec l’ambassadeur du Reich à Paris, Otto Abetz. Le premier numéro de la NRF nouvelle manière a révolté Paulhan, en particulier un article de Jacques Chardonne faisant l’éloge de la collaboration. Il exprime son sentiment à ce sujet par une formule lapidaire : « La résistance est partout où on ne consent pas ».

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Comme les intellectuels ne sont qu’une partie du public, pour alléger le ton, l’équipe sait qu’il faut faire rire, une arme toujours appréciée. Ainsi du petit poème du numéro 2, paru le 5-6 janvier. On y salue la révocation de Laval, on cite le général de Gaulle qui recommande la discipline et déconseille les actions irréfléchies, les « fanfaronnades ». Mais c’est aussi le numéro de Noël, d’où ces vers d’un mirliton anonyme : La Sainte Vierge et le petit Jésus sont en pays « occupé », Saint Joseph dans un camp de prisonniers en Allemagne. L’étable a été réquisitionnée Les anges ont été descendus par la DCA L’étoile a été peinte en bleu sur l’ordre du chef d’îlot Les Rois mages sont en Angleterre La vache est à Berlin, l’âne à Rome.

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Sur le même modèle que le précédent, ce numéro se termine par la seconde strophe de l’hymne national. Comme Lewitsky travaille très vite, le numéro 3 est prêt le 30 janvier. On y reproduit une citation de Churchill. S’y trouvent aussi épinglés les propos de Fabre-Luce, qui exulte de contentement défaitiste : « La vie à Paris est en 1941 plus aisée qu’elle ne l’a jamais été et plus agréable ; silence, majesté, fraîcheur. Les dames vont à bicyclette. Une catastrophe naturelle a donné la vie à un conte de fées... »

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Résistance confère ses lettres de créance au groupe du Musée de l’Homme. Pour le reste, les activités restent entourées d’une chape de mystère que l’on ne connaît que par des bribes de souvenirs épars rapportés par des témoins. Vildé a créé et garde sous sa responsabilité une filière d’évasion ainsi qu’un service de renseignements. René Creston, un ethnologue spécialiste des arts décoratifs, dresse les plans des installations sous-marines allemandes à Saint-Nazaire, qu’il transmettra aux services de renseignements britanniques, à Londres. Vildé met aussi sur pied un système pour chercher dans le Nord des aviateurs anglais rescapés et les faire passer en zone libre d’où ils pourront traverser les Pyrénées vers l’Espagne. Reste à trouver comment les héberger à Paris. En novembre, c’est au tour de la mère d’Agnès Humbert d’en cacher un pendant quinze jours. Une autre fois, c’est Évelyne Lot qui les accompagne d’un domicile à l’autre.

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Sur la façon dont parviennent aux Anglais les informations recueillies sur la présence et les dispositifs allemands, on ne peut que formuler des hypothèses. Un lien possible passerait par l’intermédiaire d’amis au S.R. de Vichy, le « 5 e bureau ». La légation des Pays-Bas à Vichy serait également utilisée pour joindre les services de l’ancien ministre van Karnebeek à Londres. On sait en revanche avec certitude que de leur côté, les amies

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d’Yvonne Oddon à l’ambassade des États-Unis servent de relais, du moins tant que Roosevelt garde une neutralité officielle dans le conflit. D’autre part, grâce à l’intrépide Germaine Tillion, une liaison s’établit avec le groupe « Combat », qui fait espérer à Vildé et à ses amis que par le truchement de Jacques Lecompte-Boinet ils entreront en relation avec des émissaires venus de Londres. En vain d’ailleurs. Ils espèrent aussi que Jacques Soustelle, leur collègue et ami, les aidera, lui qui à Londres sera nommé aux services secrets des Forces françaises libres. 17

Edmond Pilat, un très jeune homme qui voulait partir vers l’Angleterre, avait pris contact en août 1940 avec René Sénéchal, le courrier du groupe qui a le même âge que lui. En attendant une occasion favorable, il se voit confier de petites tâches. Puis il obtient la mission de faire passer en Espagne, via la zone sud, sept pilotes de la RAF. Mais pour leur retour vers l’Angleterre, faute d’avoir une liaison directe avec Londres, Vildé l’enjoint à se rendre chez le consul britannique à Barcelone, mission que le passeur remplit avec succès. Pilat obtient ensuite de partir lui-même en Angleterre en compagnie d’un jeune garçon qui pourrait être le fils d’Élisabeth de la Bourdonnaye. Par la suite, après maintes péripéties, lorsqu’il réussit enfin à rejoindre les Forces françaises libres, Pilat subit le débriefing d’usage. Il décrit ses activités au sein du groupe du Musée de l’Homme pour s’apercevoir que, chez le Général, personne n’en avait entendu parler. Ceci explique que le colonel Passy, qui dirige le SR, garde l’impression que le réseau n’a qu’une seule activité, celle de passeur.

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En cette fin d’année 1940 Pilat rencontre régulièrement Vildé une ou deux fois par semaine. Il le décrit comme un vrai chef, direct, d’une autorité indiscutable, mais sans la condescendance que pourrait justifier la différence d’âge. Il le perçoit aussi, malgré la très grande activité déployée, comme un intellectuel, qui n’est mû ni par ses émotions ni par la haine. Alors que d’autres autour de lui brûlent d’une flamme patriotique, Vildé agit en philosophe et se bat contre le nazisme plutôt que contre l’Allemagne. Une maturité affirmée qui n’a cependant pas étouffé en lui l’ardeur du jeune homme qu’il n’a pas cessé d’être155.

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Une jeune intellectuelle communiste, épouse d’un normalien, Dominique Desanti, le rencontre à un dîner d’amis travaillant au Musée de l’Homme. Elle témoigne de ses exploits : Vildé leur a lu une « carte interzone » (seule correspondance autorisée), envoyée du Béarn, qui disait : « Malgré les averses de grêle, les montagnards n’ont pas renoncé à leur escalade. Leur santé a résisté aux tempêtes », ce qui, décodé, annonçait qu’un groupe d’une dizaine de jeunes gens avait traversé les Pyrénées malgré les contrôles resserrés.

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Ils s’étaient déjà vaguement rencontrés au cercle de Fondaminsky. Dominique Desanti diffuse Socialisme et liberté et comprend que Vildé peut devenir une « relation utile ». Alors qu’ils sortent ensemble, mettant leurs mains dans leurs poches, ils en tirent chacun des papiers inconnus. Elle a glissé dans la veste de cuir de Boris un numéro de la feuille qu’elle transportait et trouve dans la sienne, ronéoté sur du papier vert clair, un numéro de Résistance. Ils se regardent et éclatent de rire. Elle lui parle de mère Marie qui héberge des juifs. Boris la connaît vaguement. Il interdit néanmoins à la jeune femme de révéler à la moniale quoi que ce soit sur leurs activités. « Heureusement, ils me prennent pour un dandy jouisseur et frivole qui se fiche de la politique ». Et face au plaidoyer de Dominique Desanti, il ajoute : « Personne n’est plus dangereux que les saints, ils croient en la foncière bonté humaine, ils croient qu’il faut proférer la vérité à tout vent ! » Vildé manifeste ainsi une prudence qu’on lui reprochera par la suite de ne

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pas avoir respectée. Quant au couple Desanti, bien qu’il change souvent d’hôtel, il recevra pendant plusieurs mois une enveloppe à leur nom contenant Résistance 156. 21

Vildé est lucide : « Nous serons tous fusillés », dit-il à Germaine Tillion, mais il ne s’embarrasse pas de précautions superfétatoires ni de préventions envers d’éventuels traîtres. Lewitsky est un compagnon idéal. Les deux amis se complètent harmonieusement et se comprennent à demi-mot. À l’occasion, ils prennent plaisir à échanger quelques propos en russe. Ils partagent un même sens de l’humour et prennent avec facilité d’incroyables risques, en s’amusant.

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Ayant appris que les Allemands avaient entreposé au Grand Palais des meubles réquisitionnés au musée et destinés à leur club militaire, Vildé et Lewitsky, au défi de toute prudence, se présentent aux sentinelles et d’un air d’autorité, dans l’allemand le plus pur, exigent, comme le feraient des agents civils allemands, qu’on leur donne sans attendre les meubles qu’ils ont ordre de transporter. Les ayant obtenus, ils les chargent dans une camionnette et repartent157. La scène des jardins publics à Tartu revient à l’esprit. Encore un défi fou lancé par l’adolescent que Boris n’a jamais cessé d’être. Mais ils ne sont pas seuls à prendre des risques. Déposer une gerbe au pied de la statue de Clemenceau le 11 novembre, comme le font Léon Nordmann et André Weil-Curiel, est une aventure parmi d’autres.

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Peu après, au début de l’année 1941, un moment heureux réunit au musée Boris Vildé, Anatole Lewitsky et Germaine Tillion. Leur conversation, des plus animées, porte sur le volume des Mémoires de Poincaré paru en 1932, qu’ils sont en train de relire, enchantés « de ses critiques sévères » sur le vainqueur de Verdun. Ils suivent l’idée lancée par Aveline : rédiger des tracts contre Pétain, signés « Les Français libres de France ». Pour faire réagir le public contre les « pleurnicheries » de Radio-Vichy, ils sélectionnent des citations défavorables au Maréchal au sujet de sa prudence et de son pessimisme pendant la Grande Guerre158. Ils soulignent le fait prémonitoire de la demande d’armistice que Pétain souhaitait déjà en 1917. En les quittant, Germaine Tillion leur lance en conclusion : « En somme, le Vieux avait l’habitude de jouer la Noire. Cette fois, la Noire est sortie : il a gagné159 ».

NOTES 151. Germaine Tillion, À la recherche du vrai et du juste, Paris, Le Seuil, 2001, p. 144. Agnès Humbert, Notre Guerre, Souvenirs de Résistance, op. cit., p. 110. 152. Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français (DBMOF), « Jean Cassou », par Nicole Racine-Furlaud. 153. Ibid., « Claude Aveline », par Nicole Racine-Furlaud. 154. Agnès Humbert, op. cit., p. 110. 155. Témoignage oral d’Edmond Pilat. 156. Dominique Desanti, La Sainte et l’incroyante, rencontres avec mère Marie, Paris, Bayard, 2007, p. 190-191. 157. Martin Blumenson, op. cit., p. 84-85. 158. AN, 72 AJ 60, témoignage de Claude Aveline du 19 janvier 1957.

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159. Germaine Tillion, op. cit., p. 100-101. Agnès Humbert, op. cit., p. 110.

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Les risques

1

Boris Vildé a passé le Nouvel An avec les Lot, chez Évelyne qui les a invités en famille. Irène a trouvé des gâteaux, des fruits, du chocolat et même du vrai café qu’il apprécie beaucoup. D’excellente humeur, il arrive à la faire partager à son entourage plutôt porté à la morosité : grâce à lui, le réveillon est des plus animés 160.

2

Le 5 janvier 1941, Boris Vildé demande au musée l’autorisation de partir en congé pour soigner son genou blessé. Muni du laissez-passer ainsi obtenu, pendant que les rotatives tournent sous le contrôle d’Yvonne Oddon et d’Anatole Lewitsky, il veut se rendre en province pour établir des contacts avec des personnalités capables d’agir dans le même sens que son groupe. Il cherche à élargir le mouvement et à le structurer, mais aussi à entrer en liaison avec les services britanniques implantés dans le Midi. Son idée est de fédérer les groupes anti-allemands : il se sent pressé par le temps autant que par le danger. Il s’abrite désormais sous le nom de « Maurice » - l’ancien littérateur n’en est pas à son premier pseudonyme. Son ami devient tantôt « Chazalles », tantôt « Léon ».

3

Est-il vraiment « brûlé », comme il le confie à Fawtier qu’il vient surprendre dans les premiers jours de janvier, lui expliquant qu’il doit « filer » dans les deux heures mais qu’il est dépourvu d’argent ? Le professeur donne à Vildé les quelque « mille ou deux mille francs » qu’il a chez lui. Il lui conseille surtout de ne pas retourner au domicile de la famille Lot pour ne pas compromettre son beau-père, qui, étant donné son grand âge, ne survivrait pas à une arrestation. Le caractère d’urgence qu’invoque Vildé est crédible, car il s’agit de profiter au plus vite d’une occasion pour traverser la ligne de démarcation et se rendre à Lyon, à Toulouse, puis en Provence. Quelques jours plus tard, Lewitsky vient prendre chez Fawtier la relève des contacts 161.

4

Pourtant, Vildé a tardé à partir. D’abord a échoué un projet d’embarquement à Douarnenez, qui devait permettre au gaulliste André Weil-Curiel de rentrer à Londres. Dans des conditions confuses, le jeune homme comprend qu’il est piégé et s’échappe à l’arrivée de la police. Vildé attend donc le retour du passeur, Albert Gaveau pour connaître les détails de l’affaire. Un de ses compagnons, René Creston qui connaît bien la Bretagne trouve d’ailleurs beaucoup d’invraisemblances dans le récit de ce dernier. Vildé ne veut rien entendre, il est le chef, mais demande néanmoins un croquis exact des lieux. Entre-temps, le 9 janvier, il a appris la menace d’arrestation qui pèse sur Maître Nordmann, l’avocat qui distribue Résistance parmi ses collègues. Il veut le cacher

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et pense d’abord à la mansarde d’André Gide, puis l’emmène chez Élisabeth de la Bourdonnaye qui habite dans le quartier. Il lui procure une fausse carte d’identité, grâce à Jean-Paul Carrier, un jeune homme qui s’était retrouvé à la préfecture de Brest alors qu’il préparait le concours des Finances et qui a gardé des tampons et autres articles de première nécessité. Rendez-vous est pris pour que Gaveau accompagne l’avocat jusqu’à Brest. Le 13 janvier, Nordmann rencontre Gaveau à la gare Montparnasse pour s’embarquer à bord d’un train où deux agents allemands montés à Versailles arrêtent l’avocat. 5

Vildé part néanmoins pour le Midi. À Clermont-Ferrand, il s’arrête chez sa belle-sœur Marianne et son mari Jean-Berthold Mahn, qui dit ne pas être fait pour la clandestinité et ne coopèrera pas au réseau. Avant de les quitter, Boris, toujours pressé par le temps, évoque l’église Notre-Dame du Port d’où partirent jadis les croisés d’une autre cause. Il charge sa belle-sœur d’y dire une prière pour qu’il arrive à bon port... De Clermont, sa trace se retrouve aux environs de Mussidan, sur la Dordogne, situé sur la voie ferré Lyon-Bordeaux, entre Périgueux et Libourne, en zone sud. Il a franchi la ligne de démarcation, laissé à l’hôtel de la gare les bagages devenus inutiles et il repart à l’aventure, comme il la pratiquait en Allemagne, d’une adresse rurale à l’autre 162. Le 20 janvier il passe par Toulouse où il revoit un ami poète du Montparnasse russe, David Knut, qui partage ses idées.

6

Les étapes sont cependant préparées et l’anonymat tant soit peu préservé. Dans le Midi, lorsque sous son nom d’emprunt il s’arrête chez une amie d’Évelyne Oddon, son hôtesse imagine avoir hébergé le fiancé qu’elle ne connaissait pas encore 163 ! Au fil de son périple, Boris retrouve quelques vieux amis parisiens. Le cercle des intellectuels russes s’est entre-temps éparpillé ; certains sont partis pour l’Amérique, d’autres, plus nombreux, ont rejoint la zone non occupée.

7

À Grasse, Léonide Zourov, le compagnon du voyage en Estonie, s’est réfugié dans la villa des Bounine où il gère tant bien que mal l’afflux des amis du maître en quête de refuge. Plus tard, on saura qu’il était affilié au réseau résistant de Grasse. Vildé tente une ouverture auprès de Georgy Adamovitch, le critique littéraire, membre du Cercle intérieur, qui s’est replié dans le Midi : « Nous luttons tous deux pour la culture... » Le destinataire dira n’avoir compris le sens de cette lettre que bien plus tard 164. Puis, le 15 février, après quelques kilomètres de route, Boris arrive au village de Cabris.

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André Gide s’y est réfugié dans une maison amie, non loin du mas d’Élisabeth van Rysselbergh, la mère de leur fille Catherine. Elle y vit avec Pierre Herbart, l’accompagnateur de Gide à Moscou. Le maître a été ébranlé par l’effondrement du régime165. Il déplore le laisser-aller des élites qui ont mené la France au désastre. Il regrette la victoire de novembre 1918 qui a laissé la France trop épuisée pour assumer son rôle de grande puissance... Par une résurgence de rigorisme protestant, il applaudit au renouveau d’énergie que la Révolution nationale devrait rendre à la France, à la condition, certes problématique, qu’elle réussisse. Il suppose que, s’ils recevaient de quoi se nourrir convenablement, neuf Français sur dix accepteraient le nouveau régime, dont trois avec le sourire. Sensible comme il l’est à l’atmosphère du moment, Gide est abattu par ce qu’il vit comme un échec de la société française. Une anecdote lui revient en mémoire. Boris Pasternak, consulté sur les moyens de sauvegarder la culture par le commissaire du Peuple Lounatcharsky, lui avait répondu : « Ceux qui travaillent à sa ruine, laissez-les faire. Et même aidez-les. C’est seulement ainsi qu’il y aura quelque chance, plus tard d’en retrouver des débris dans les catacombes 166 ». Même si Vildé a

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été, à sa manière, séduit par la désinvolture insolente du maître, pas un instant il ne pense souscrire à l’apologie de la table rase. 9

Sur la terrasse, face au panorama sublime qui dévoile l’horizon de Nice à SainteMaxime, la conversation prend facilement son essor. Rapidement, elle tourne au monologue et se perd en conjectures. Le visiteur sonde le maître sur ses sentiments envers la Révolution nationale et la Résistance, il lui parle des noyaux de résistants et lui laisse un exemplaire de la feuille clandestine qui commence à circuler. Puis, voyant que la réaction n’est que de sympathie, laisse tomber le sujet. En réalité, Gide arrange une rencontre entre Boris et Pierre Viénot qui loge là et se prépare à partir pour Londres. S’ensuit un aparté qui dure toute la nuit. Lorsque, au matin, Gide lui propose de partager avec lui la chambre d’amis du petit mas, Vildé décline l’offre et reprend la route. Prenant la direction de Marseille, il rencontre André Malraux. Blessé pendant la retraite, le romancier s’est réfugié dans les environs et passe souvent à Cabris. La conversation ne donne guère plus de résultats qu’avec Gide. À son retour, Vildé rapportera l’entretien à Cassou. Pour agir, l’auteur de La Condition humaine voudrait des appuis, des armes, l’entrée en guerre des Américains167... Huit jours plus tard, Malraux raconte la visite à Gide et affirme qu’il connaissait déjà l’existence du réseau par son entourage168.

10

Gide a été assez impressionné par son visiteur. Il admet que la « partie n’était pas aussi perdue que je pouvais le craindre et que, de toute manière, certains étaient résolus à la jouer jusqu’au bout avec tous ses risques. » Mais il redoute encore que ce sacrifice n’entraîne une hécatombe des meilleurs, « en pure perte169 »... Peu après, comme en témoigne son journal, Gide se ressaisira et s’expliquera. Certes, il avait en 1920 prêché la collaboration avec l’Allemagne, mais c’est parce qu’il fallait alors collaborer pour essayer de se comprendre. Collaborer avec l’Allemagne nazie et victorieuse de la France, s’indigne-t-il, n’est possible qu’au prix de la liberté d’esprit et sous le couvert de valeurs conservatrices d’avant 1914. Puis il rompt avec la NRF qui fait des grâces à l’occupant.

11

À Montpellier, Vildé retrouve deux de ses amis, Vassili Yanovsky et Irina Grjebine, qui conviennent d’aller déjeuner avec lui sur l’esplanade. En ces temps de vaches maigres le repas leur paraît un festin de grand luxe. Vildé commande sans compter, du gibier, du bon vin. Il leur confie qu’il doit retourner à Paris où les affaires vont mal. Au moment de se séparer, il embrasse Irina et, à sa surprise, lui dit : « Adieu, mon amie, nous ne nous reverrons certainement plus ». Lorsque Yanovsky lui demande de transmettre ses amitiés aux copains du « Select », le regard étonné de Vildé révèle qu’ils n’existent plus pour lui ; il a mentalement quitté le monde de leurs anciens camarades, comme il se distancierait d’un passé confortable et insignifiant170.

12

Boris Vildé étonne ses amis non seulement par ses manières de grand seigneur, mais aussi par l’élégance de sa mise. Ils s’interrogeront par la suite sur l’origine des fonds dont il dispose : « Deuxième bureau ou Intelligence Service ? » Rien n’est impossible, encore que les SR français soient profondément anti-anglais. La seconde piste apparaît plus vraisemblable dans la mesure où l’on dira, par la suite, que tout ce qui était organisé en France ne fonctionnait que grâce à l’aide britannique 171. L’argent fourni par les amis n’aurait pu suffire. C’est également ce que supposent Germaine Tillion et Agnès Humbert, après en avoir discuté avec le trio rédactionnel du bulletin 172. À ses amis qui le remercient pour un somptueux repas, étonnant en ces temps de de rationnement, Vildé répond : « Ne vous inquiétez pas, ce sont nos amis anglais qui paient. » À un

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certain moment, sans que l’on puisse citer de date, interviennent donc directement des agents de l’Intelligence Service173. 13

Jusqu’en 1941, chez les Français de Londres, personne n’a entendu parler du réseau. En mai 1941, Pierre de Vomécourt sera parachuté avec l’instruction de prendre contact, mais, en raison des arrestations, un contrordre sera émis au dernier moment. Ce n’est qu’en 1942 que les rescapés du groupe établiront un lien clair avec le général de Gaulle, sans d’ailleurs que tous fassent allégeance174. Et sans que les recoupements pour préciser les étapes aboutissent à une réponse claire.

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Au début du mois de mars 1941, alors que le quatrième numéro du journal clandestin vient d’être publié et que l’activité du groupe est reconnue, sinon par les Français libres de Londres, du moins par les Parisiens, les risques que prend Boris Vildé d’être découvert augmentent sérieusement.

NOTES 160. Journal tapuscrit d’Evelyne Lot. 161. Témoignage de Robert Fawtier, recueilli le 13.01.1946, Bibliothèque de l’IHTP. 162. Conversation de l’auteur avec Marianne Mahn-Lot et lettre de Patrice Rolli à Claude Doyennel du 03.03.2005. 163. Conversation de l’auteur avec Mme Lalande-lsnard. 164. Georgy Adamovitch, op. cit., p. 338. 165. Robert O. Paxton, La France de Vichy 1940-1944, Paris, Le Seuil, édition révisée, 1997, p. 77 et 104. 166. André Gide, Ainsi soit-il, op. cit., p. 107-109. 167. Jean Cassou, Une vie pour la liberté, op. cit., p. 144-145. 168. Les Cahiers de la petite dame, op. cit., t. III, entrées du 16 et du 25 février 1941, p. 227 et 229. 169. André Gide, Ainsi soit-il ou les jeux sont faits, op. cit., p. 107. 170. V.S. Yanovsky, op. cit., p. 208. R. Raït-Kovaleva, op. cit., p. 170. 171. Pierre de Benouville, Avant que la nuit ne vienne, Paris, Grasset, 2002, p. 102-105. « Tous les gens qui ont fait de la Résistance, quand ils ont commencé réellement à agir, ont eu des contacts avec les Anglais ou ils n’ont pas agi. » 172. Agnès Humbert, op. cit., p. 106. 173. AN, 72 AJ 60, témoignage du chef d’escadron Descamps. 174. Histoire de la Résistance en France, vol. 1, Paris, 1967. Déposition de Germaine Tillion, IHTP.

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Les arrestations

1

Paul Rivet se sait menacé à la suite de ses prises de position. Le 14 novembre 1940, il a adressé au Maréchal une seconde lettre de protestation. Une troisième suit le 21, en réponse à la révocation dont il a fait l’objet le 19 novembre en même temps que ses deux collègues en sciences physiques, Perrin et Langevin. Ce dernier a déjà été arrêté et Rivet se prépare à fuir. En attendant, il focalise l’attention des autorités françaises. Puis intervient l’arrestation de Léon Nordmann, l’avocat à la Cour qui s’est chargé de diffuser Résistance parmi ses collègues et qui a été surpris avec les exemplaires en sa possession. Ces arrestations attirent l’attention sur la nécessité d’être vigilant.

2

Lewitsky remarque l’imprudence du jeune courrier, René Sénéchal, surnommé « le gosse », qui transporte les lettres et les journaux étrangers, suisses de préférence. Le jeune garçon vient de Béthune où, apprenti dans un garage, il avait aidé des pilotes. Il effectue ainsi plusieurs allers et retours pour traverser la ligne de démarcation, lors desquels il convoie des aviateurs ou des inconnus qu’on le prie d’emmener, souvent des juifs. Pour relever les boîtes à lettres, Sénéchal note sur un calepin le nom et l’adresse d’Yvonne Oddon. Lewitsky arrache immédiatement la page, mais ignore les autres où sont notés ceux de Jean Paulhan et de Sylvie Leleu, qui cache des pilotes. Le « gosse » a aussi noté un rendez-vous avec « Agnès ». De plus, il ne peut s’empêcher de demander des conseils à des tiers sur les missions qu’on lui confie...

3

D’ailleurs, malgré toutes les précautions prises pour ne travailler que la nuit et ne jamais faire d’allusions au journal édité, trop de gens circulent dans les environs de la rotative. Deux vacataires du Musée de l’Homme, d’origine russe eux aussi, Fedorovsky et Erouchkomsky, surnommés Fedo et Mme Ski, devinent ce qui se trame dans les soussols et s’arrangent pour le faire savoir à la police politique allemande. Yvonne Oddon, à la réflexion, pensera que la trahison venait de Fedo qui détestait Lewitsky. Il aurait, pour se couvrir, poussé son amie à transmettre le renseignement...

4

Fedo avait jadis photographié dans les collections du musée des objets à connotation pornographique pour les vendre sous le manteau. Lewitsky s’en était aperçu et avait mis fin au trafic175. Il suscitait à n’en pas douter la jalousie de son collègue resté vacataire, russe de surcroît. Ce même Adrien Fedorovski, entrevu l’espace d’un instant lorsqu’il ouvrit à Lewitsky les portes du musée, réapparaît donc sept ans plus tard en délateur.

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5

Mme Ski qui a gagné la confiance d’Yvonne Oddon et habite le même immeuble, au 14, square Albinoni, a l’habileté de se fait passer auprès d’elle pour un agent de l’Intelligence Service. Elle attire Yvonne Oddon dans un piège en lui proposant de transmettre une lettre. La bibliothécaire ne lui demande que de petites courses sans conséquences, pour garder sa confiance, tandis que les courriers importants restent confiés à Alice Simonnet. Par la suite, Yvonne Oddon soupçonnera la dame russe d’avoir profité d’une de ses visites chez elle pour dissimuler un micro dans l’appartement.

6

Comment expliquer cette double trahison ? Parmi les motifs possibles, figure en premier lieu un désir de revanche. Personnelle, mais aussi politique. Aux émigrés russes que la République n’avait pas valorisés et qui restaient soumis aux tracasseries administratives de la police des étrangers, les Allemands installés à Paris pouvaient offrir l’illusion qu’ils étaient compris et appréciés, protégés même parfois comme entre gens du même monde. Ceci du moins au début. Il n’en fallait pas plus à certains aigris pour passer dans le camp des Allemands et satisfaire des rancœurs refoulées.

7

Le 10 février 1941, quatre officiers de la Gestapo arrivent chez Yvonne Oddon où se trouve Anatole Lewitsky. Tous deux sont arrêtés. Le lendemain, une descente est effectuée au musée. On tient Rivet pour responsable et on le recherche pour l’arrêter. Au cours de la perquisition, la police cherche en vain un plan de la base de SaintNazaire. Avec les plus grandes précautions, René Creston avait reproduit le dispositif de Saint-Nazaire pour l’envoyer à Londres. Il en a remis une copie à Alice Simonnet, qui sera arrêtée, tandis qu’un deuxième exemplaire, qui avait été confié à Lewitsky, arrivera à destination sans qu’on sache comment176. La base sera bombardée. Creston, qui se trouve là au moment de la rafle, s’esquive et se réfugie dans le bureau du directeur par intérim, Paul Lester. Celui-ci, veillant au bon ordre des choses, l’invite, puisqu’il n’a rien à se reprocher, à se rendre à la police pour s’expliquer. Ce que Creston fait, avec toutes les conséquences qui s’ensuivront. Rivet, déjà sur le départ, a échappé de justesse à l’arrestation. Il a passé la nuit dans un hôtel près de la gare de Lyon pour, tôt le lendemain, ne pas manquer le train qui lui permettra de rejoindre la zone libre puis de s’embarquer vers l’Amérique du Sud177.

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Vers la même date Creston repère dans un journal à la solde des Allemands, Au pilori, un article signé Jacques Ploncard, intitulé « Le Musée de l’Homme judéo-maçonnique », inspiré de toute évidence par un habitué des lieux. Les accusations visent surtout Marcel Griaule et Michel Leiris, les africanistes. Mais c’est la jeune ethnologue Deborah Lifchitz qui en paiera les conséquences. Rien n’indique qu’elle ait rejoint le réseau, encore que selon des rumeurs restées en cours au Musée, elle ait proposé sa coopération, qui a été refusée. Sa qualité établie de juive la rendant trop vulnérable pour prendre encore le risque d’attirer l’attention des autorités par des activités illicites. Jean Paulhan, lorsqu’il sera à son tour interrogé par la police politique allemande sur ses activités, à propos de ce qu’il pense de la question juive, répondra : « Rien. Je vais vous dire : quand j’allais en classe, on ne m’en a pas parlé. Depuis j’ai eu toutes sortes d’occupations. Je n’ai jamais remarqué qu’il y eût des juifs 178 »

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Pour assurer la continuité éditoriale de Résistance, Cassou, accompagné par Agnès Humbert, va trouver Pierre Brossolette dans sa librairie de la rue de la Pompe. Celui-ci les reçoit froidement. « Tout est fini, ce pays n’existe plus, vous voyez où en sont les partis. » Et d’ajouter : « Mais enfin, comme il faut bien faire quelque chose, même s’il n’y a rien à faire, je suis des vôtres179... » Brossolette accepte donc. Des mesures de

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sécurité sont prises. Il faut aussi transporter ailleurs l’imprimerie. En accord avec les Martin-Chauffier, Paulhan hérite de la ronéo. 10

Alors que Vildé se trouve encore en zone libre, Aveline et ses proches lui envoient Maurice Ithier, qui a été le passeur de Rivet, pour l’informer de l’arrestation de ses deux amis et le dissuader de revenir à Paris. Agnès Humbert lui adresse de son côté une mise en garde pour l’informer en « langue d’Esope » des derniers événements et la confie à René Sénéchal. La première missive du 4 mars s’adresse à ses « Chers amis » - il s’agit de Georges Friedman, à Toulouse, qui transmettra à Vildé : « Après un grave accident, l’état de Léon et son amie donnent beaucoup d’inquiétudes. Les médecins ne permettent aucune visite. Cependant, je me permets de vous donner quelques conseils qui pourront vous être utiles : le frère et le père de Léon (76 ans), ont été trouvés très malades par les médecins qui ont prescrit un séjour en sanatorium. Cependant je ne crois pas que les malheureux aient été contaminés par Léon. » Elle tente de dissuader Vildé de revenir à Paris : « Maurice doit à tout prix se reposer, il y a de toutes façons assez de malades comme cela. » Le lendemain, elle griffonne un autre billet, ajoutant, à l’intention de Maurice, qu’elle s’est arrangée pour faire passer une commission à Léon et à Y.O.180

11

Cette lettre sera saisie par les Allemands sur Sénéchal, le courrier chargé de documents compromettants, qui est arrêté le 18 mars. Une vague d’arrestations a précédé la sienne, dont Agnès Humbert n’a pas été informée. Jean-Paul Carrier a été arrêté le 28 février, Weil-Curiel le 5 mars, alors qu’il passait la ligne de démarcation dans une voiture avec Gaveau. Peu après, en mars, Georges Ithier, qui se cachait dans un hôtel douteux près de la gare Saint-Lazare, est arrêté à la suite d’une confidence imprudente de son ami Sénéchal. Cassou s’enfuie vers la zone non occupée. Aveline aussi.

12

Vildé attend Sénéchal pendant plusieurs jours, puis décide de repartir seul vers Paris. Gaveau, par deux lettres pressantes, a exposé à son chef que la situation exigeait son retour rapide. Un rendez-vous est donc pris.

13

Malgré les signaux alarmants, Vildé ne recule pas devant ses engagements. Il répond à Aveline : « Lewitsky a besoin de moi. » Il affirme que le sort de son compagnon dépend de l’avocat qu’on lui trouvera et veut croire à la justice, même allemande. Sûr de sa chance, il n’a pas de faux papiers sur lui181... Ajoutons que Vildé a tout de même prévu que Pierre Walter, l’Alsacien, le remplacerait si besoin était. L’important est qu’il a rendez-vous, le 25 mars, à Paris, pour rendre compte de la situation dans la zone non occupée.

14

Son apparition à Fontenay-aux-Roses saisit la famille de stupeur. Irène l’accueille par une pluie de récriminations contre son inconscience, pour lui-même et pour ses proches. Boris cherche à plaisanter puis semble soudain ébranlé. Dans le salon familial, ils restent assis côte à côte, sans échanger un mot. Plus tard, lorsqu’ils se retirent dans leur chambre à l’étage, leur silence perdure. Irène ne peut surmonter l’angoisse qui la submerge. Boris fume. Évelyne, qui est montée leur dire bonne nuit, en reste bouleversée182.

15

Le 25 mars, à la réunion des Amis d’Alain-Fournier, chez Jean et Colette Duval, tous sont déjà là lorsque Vildé entre. Il arrive souriant, ni grimé, ni déguisé. « Mais vous êtes fou ! », lui lance Agnès Humbert qui le revoit après plusieurs mois d’absence 183. Simone Martin-Chauffier le rencontre pour la première fois : « Vildé est là, dès mon entrée dans la pièce j’ai senti sa présence et le changement d’atmosphère. Il était là, tellement présent, et en même temps, aussi absent qu’un Dieu, un savant, un enfant-perdu ».

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Maternelle, elle lui demande s’il a de bons faux papiers. Comme il n’a rien prévu, elle se propose de l’aider pour lui en procurer. Vildé accepte. Rendez-vous est pris pour le lendemain184. 16

Il passe la nuit au « Libéria ». Il doit voir Irène plus tard dans l’après-midi. Pour obtenir ses nouveaux papiers d’identité, le 26, Vildé va rencontrer Simone Martin-Chauffier au « Bar de la Cannebière », à Pigalle, à 15h30. Pierre Walter, qui l’avait accompagné, reste assis à la terrasse du café pendant que son compagnon traverse la place pour rejoindre leur amie. Le café présente toutes les garanties requises de sécurité et la bouche du métro se trouve à deux pas. Boris n’arrivera jamais à son rendez-vous. Au début, sa disparition soudaine paraît si conforme à sa nature que Walter imagine même un moment qu’il est directement parti pour Londres. Mais lorsque la jeune femme vient s’inquiéter du retard de Vildé, Walter répond : « S’il ne vous a pas rejointe, c’est qu’il a été arrêté en traversant la place. » Plus tard dans l’après-midi, c’est Irène qui, à son tour, l’attend en vain au métro Châtelet.

17

En effet, comme ses amis, Boris Vildé a été arrêté, livré par Albert Gaveau, un ancien aviateur qui avait gagné la confiance du jeune Sénéchal et qui était passé au service de l’Abwehr, rapportant les faits et gestes du réseau depuis le mois d’octobre 1940 185. C’est lui qui avait insisté pour que Vildé revienne à Paris, et son chef de réseau avait confiance en lui. Pendant que Gaveau se rendait aux toilettes, Vildé a été intercepté par des agents en civil avec une telle maîtrise que son enlèvement en voiture n’a suscité aucun incident. Conduit rue des Saussaies, interrogé, Vildé est interné à la Santé en attendant son transfert à Fresnes186.

18

L’arrestation disloque le premier noyau de résistance. Deux avocats, collègues de Nordmann, auxquels ce dernier avait confié la distribution de Résistance, Maître Jubineau et Maître Pierre Étienne, sont également arrêtés. Pendant son transfert vers un interrogatoire, rue Boissy d’Anglas, Maître Jubineau se retrouve avec Nordmann qui lui glisse le nom du traître : Gaveau. De son côté, André Weil-Curiel, l’avocat, rescapé du piège de Douarnenez, est lui aussi arrêté en mars. Il est interrogé par le chef de l’Abwehr, Doering, qui lui jette à la figure les documents qu’il avait déposés chez Gaveau et qui devaient être communiqués à Vildé par Sénéchal.

19

Au début de juillet, la police politique arrête Pierre Walter, avec sa jeune collaboratrice, Jacqueline Bordellet ; tous deux avaient rendez-vous avec Gaveau dans un café près du Luxembourg. Müller, un libraire de la rue Monsieur le Prince qui leur servait de boîte à lettre, est également appréhendé. À chaque fois, Gaveau s’est esquivé.

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Au total, dix-sept personnes sont arrêtées et détenues en prison pour espionnage au profit d’une puissance étrangère, un chef d’accusation qui les destine à être jugées par le tribunal militaire allemand. Les autorités politiques allemandes, qui attachent une grande importance au démantèlement de ce groupe d’intellectuels résistants, entendent y mettre les formes et créer un précédent187.

21

Le cinquième et dernier numéro de Résistance sera entièrement rédigé par Pierre Brossolette, auquel s’étaient adressés Walter et Agnès Humbert. Puis celui-ci sera arrêté à son tour, tout comme Agnès Humbert. Une nuit du mois de mai 1941, Paulhan se débarrassera de la rotative en la jetant dans la Seine avec l’aide d’un ami. Il mettra ainsi un terme à l’épopée du groupe qui a perdu ses chefs188. Il n’y a pas de traces des numéros sept et huit évoqués par l’instruction du procès qui suivra les arrestations.

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NOTES 175. Martin Blumenson, op. cit., p. 151-157. 176. Témoignage de René Creston, 27 novembre 1944. 177. Christine Lauzière, op. cit. 178. Lettre de Paulhan, Une semaine au secret, in Gabriel Audisio, Écrivains en prison, Paris, Seghers, 1945. Cité par Seghers, op. cit., p. 122. 179. Jean Cassou, La Mémoire courte, Paris, Fayard, 2001, p. 44. 180. AN, Z6/810, dossier 5677, procès Gaveau. Attendus du jugement pour le groupe du Musée de l’Homme, fourni par le président allemand du tribunal, traduit en français entre mai et octobre 1949. 181. AN, 72 AJ 60, pièce 1, article de Claude Aveline, Les Lettres françaises du 24.2.1945. 182. Journal tapuscrit d’Évelyne Lot. 183. Agnès Humbert, op. cit., p. 127. 184. Simone Martin-Chauffier, op. cit. 185. Germaine Tillion, À la recherche du vrai et du juste, op. cit., p. 43, 93-94, 110. 186. Simone Martin-Chauffier, op. cit., p. 104 et 105. Selon Germaine Tillion, Gaveau vivait en liberté et sans encombres à la fin du siècle dernier. 187. AN, 72 AJ 60, pièce AN61, témoignage de Claude Aveline du 30.11.1945. 188. Jean Paulhan, Choix de lettres, t. II, Traité des jours sombres 1937-1945, Paris, Gallimard, 1992, p. 214.

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Le mythe

1

L'attaque de Hitler contre l’URSS, le 22 juin 1941 à l’aube, allait laver les communistes français de l’opprobre défaitiste qui s’attachait à eux depuis le pacte d’août 1939. Nombre d’entre eux s’engagent dans la Résistance. Le 12 août, les Allemands publient les nouvelles instructions aux tribunaux, dirigées en premier lieu contre les communistes et les anarchistes, leur but étant de laisser aux tribunaux allemands le soin de juger et condamner les autres prisonniers. Ce jour là, dans son allocution à la radio, le Maréchal parle d’un « vent mauvais ». En décembre, par mesure de sécurité, la police française emprisonne de nombreux Russes au camp de Compiègne, juifs, francsmaçons, sympathisants communistes, sans faire la différence entre les émigrés prosoviétiques et les autres. Un amalgame qui vaudra à Elia Fondaminsky, le fondateur du Cercle intérieur, d’être arrêté un peu plus tard dans l’année. Mère Marie Skobtsov, la fondatrice de la cantine du boulevard Montparnasse, sera arrêtée, elle aussi, pour avoir aidé à cacher des juifs dans le foyer quelle a créé depuis lors, rue de Lourmel 189.

2

C’est dans cette confusion qu’Aveline ou Agnès Humbert imaginent que Boris Vildé a été formé par le régime stalinien. Agnès Humbert rapporte que l’un de ses correspondant, Georges Friedman voit en lui « le type même des jeunes communistes que j’ai connus là-bas, en URSS190 ». Elle ne met pas en doute l’assertion. Germaine Tillion, elle aussi, décrit Boris Vildé en jeune Soviétique. Elle y voit la raison de l’accueil chaleureux que lui a offert André Gide. Elle situe son adolescence en URSS et lui attribue un passé de militant dans les jeunesses communistes.

3

Elle s’interroge ensuite pour savoir si à Berlin, face au nazisme montant, il était encore communiste191.

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Le secret dont s’entourait Vildé a laissé les imaginations faire leur œuvre. Aux yeux des compagnons de route, faire de Vildé un jeune communiste correspond à la connotation positive qui, après l’attaque contre la Russie, s’attache aux agents du Parti dont l’influence au sein de la Résistance s’accroît avec la répression dont ils sont l’objet. Pour les intellectuels de gauche, l’URSS est un modèle imparfait, mais qui exige d’être défendu. Il y a là une alliance d’intentions. Pendant plusieurs décennies, la représentation de Vildé en jeune activiste communiste ne sera pas remise en question. Ceux qui, à travers les vicissitudes de l’histoire, cherchent à légitimer et à valoriser leur engagement, intègrent dans leur schéma les héros de la Résistance. L’affirmation témoigne aussi d’un stéréotype courant dans l’opinion française qui ignore les nuances

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intermédiaires. Si l’on est contre l’URSS, on ne peut qu’être pro-nazi. Or nombre de têtes bien faites récusent l’alternative et cherchent une autre voie... 5

Pour les intellectuels parisiens, plutôt progressistes dans leur opinion et si littéraires dans leurs émotions, l’élan spontané et l’énergie débordante de Vildé ne s’expliquent que par la référence au type du héros communiste popularisé par Malraux dans La Condition humaine ou L’Espoir. Cassou, Aveline ou Georges Friedman voient en Vildé « un vrai fils de la révolution bolchevique » ; ils estiment que si dans les textes rédigés sous son inspiration dans Résistance, « on ne trouve pas la moindre trace de sectarisme 192 », c’est parce que le pacte d’août 1939 l’a libéré de son obédience. La confusion a pu facilement s’ancrer dans l’esprit de ceux qui ont rencontré Vildé chez le Dr Le Savoureux.

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L’affirmation, pour peu que l’on s’y arrête, ne repose sur rien. Les témoignages de ses amis parisiens du « Select » ou du « Murat », non seulement ignorent cette allégation, mais rapportent en outre que Vildé avait été accepté dans un cercle émigré à la fois de gauche et antibolchevique, qui dénonce Staline avec encore plus de virulence depuis qu’il a traité avec Hitler. Lui-même considère comme criminelle l’annexion de l’Estonie et de la Lettonie par le voisin russe. Certes, les sympathies de Boris Vildé, comme celles de Paul Rivet et de leurs collègues du Trocadéro, dont Anatole Lewitsky et Yvonne Oddon, allaient à l’Espagne républicaine, à l’image de nombreux intellectuels de gauche qui avaient alors rompu avec le pacifisme. Pour Vildé comme pour Lewitsky, le rôle de la civilisation européenne est de rendre humainement inacceptables les crimes commis dans les geôles et dans les camps, aussi bien par le nazisme allemand contre des hommes condamnés pour des raisons raciales, que par le communisme russe contre des individus qui le sont pour leur origine sociale.

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Cependant Vildé ne dément pas la rumeur qui circule déjà de son vivant. Il n’a aucune considération pour l’opinion de ces gens qui ne connaissent de lui que ce qu’il veut bien leur montrer et qui l’imaginent venu d’une planète qu’ils ne connaissent que par ouïdire. Il ne leur en veut pas de la connotation ajoutée par ses amis, puisqu’elle est positive à leurs yeux. Par la suite, les auteurs qui écriront sur la Résistance et évoqueront Boris Vildé, pour avoir puisé leur inspiration aux mêmes sources, reprendront textuellement les allégations sur son engagement communiste, les confortant ainsi à leur tour. Jusqu’à ce que dans le dernier quart du siècle se dessillent les yeux de certains intellectuels sur l’imaginaire qui entoure le culte stalinien. Mentionnons à ce propos que Rivet, présentant Anatole Lewitsky à un collègue, s’était senti gêné et avait cru bon d’ajouter : « C’est un Russe blanc », comme s’il s’excusait d’être vu en mauvaise compagnie.

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Pourtant, les Allemands ne s’y trompent pas. Aucun doute ne les effleure quant à l’anticommunisme de Vildé ou de Lewitsky. Ils admettent même expressément que leurs prisonniers aient pu prendre les armes contre l’Allemagne par dépit et colère après que celle-ci eut signé avec l’URSS un pacte qui cédait à l’arbitraire stalinien la Bessarabie, des provinces polonaises et surtout les États baltes. Ils ont compris que Vildé ne se consolerait pas de voir livrés ainsi à un sort tragique l’université de Tartu, ses amis restés sur place et sa mère, sa sœur dont le destin reste incertain. Les Allemands, qui sont ses ennemis, n’excusent pas sa révolte, mais en admettent les fondements : « Le point de départ de Vildé est erroné. Vildé qui est hostile au communisme pouvait penser qu’en raison du pacte germano-russe, les Allemands seraient amenés à faire des concessions particulièrement pénibles, par exemple au

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sujet de la Finlande, des Pays Baltes et de la Bessarabie. Cette erreur est honorable pour Vildé, mais elle n’est pas susceptible de modifier le présent jugement 193. » 9

Le sort des petits pays annexés à l’URSS s’avère des plus tragiques. Avec l’arrivée de l’Armée rouge, les barons baltes ont été les premiers frappés. Les Allemands les ont évacués dans des conditions qui équivalaient à une déportation. On s’est alors aperçu que la majorité d’entre eux parlaient le russe. Puis s’est installée l’administration soviétique et les déportations massives ont repris, cette fois vers l’est. Le feu et les obus ont fait le reste. Le monastère aux murs blancs, les rives du lac où s’engloutirent jadis les chevaliers teutoniques et les sous-bois de son enfance, Boris Vildé les pleure en silence. Encore n’aura-t-il pas eu le temps d’apprendre que la région où il a effectué ses relevés sera incendiée et dévastée par les armées allemandes, la population massacrée. Le grand monastère de la Petchora survit par miracle. Pour le reste, seuls subsistent dans les caves du Palais de Chaillot les relevés, les dessins et les objets collectés lors de la mission en Estonie.

NOTES 189. Dominique Desanti, op. cit. 190. Agnès Humbert, op. cit., p. 118. 191. Germaine Tillion, op. cit. ,p. 96. 192. Ibid. 193. Jugement du tribunal militaire du Commandement du Grand Paris, section B N° S.T.L. V 150-163/41, en date du 17 février 1942. Voir annexe III, p. 209.

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La réclusion

1

Lewitsky est incarcéré au Cherche-Midi ; Vildé, dans la grande prison grise de Fresnes, au sud de Paris. Isolés, ils subissent avec courage les dures conditions de détention et la brutalité des interrogatoires. L’instruction du procès se prolongera pendant six semaines, jusqu’au 6 janvier 1942.

2

Interné à Fresnes, Maître Jubineau a relaté sa rencontre avec Boris Vildé, organisée en vue d’une confrontation : « Il paraissait beaucoup souffrir. Il nous avait été interdit de nous parler. La menace très voisine de revolvers devant garantir l’exécution de cet ordre. Pour plus de sûreté, cette présentation était faite par le truchement d’un miroir mural. Nous ne nous sommes pas reconnus. Et j’affirme que pas un muscle de nos visages n’a trahi nos émotions. Nous avions travaillé ensemble des mois entiers. Nos idées et nos sentiments étaient les mêmes. J’avais pour lui, et il me le rendait bien, une affection profonde. Nous nous étions jurés de ne jamais nous reconnaître. Nous avons tenu parole. Il n’était pas inutile de rapprocher cette confrontation de l’autre [avec une personne qu’il ne connaissait pas], tous deux s’étant mis à rire ». Une confrontation analogue avait eu lieu entre Vildé et Élisabeth de la Bourdonnaye, qui ne se sont non plus pas reconnus.

3

Sur Anatole Lewitsky, les informations sont rares. Incarcérées dans la même prison, Yvonne Oddon et Agnès Humbert communiquent avec « Toto » par le tam-tam habituel sur les tuyaux. « Par ce moyen, on ne s’est jamais autant embrassés », relate avec humour Agnès Humbert. Durant ces sept mois de prison, peut-être Lewitsky se remémore-t-il le récit jadis rédigé sur un petit garçon malade et qui a peur de mourir. Sa nourrice le rassure, lui parle de la prière, de Dieu qui est certes loin, mais sait tout et peut tout : s’il doit mourir, c’est parce que Dieu sait que c’est mieux ainsi. Le petit garçon comprend que mourir n’est pas grave et que s’il guérissait, ce serait un merveilleux cadeau194.

4

En mai, Jean Paulhan, arrêté à son tour, est interrogé. On veut obtenir ses aveux sur la ronéo dont il a hérité à la suite des arrestations successives. Il nie. Questionné sur ses « amis » Vildé et Lewitsky, il répond : « Plutôt des camarades. Ce sont des savants. Je leur ai demandé des livres, en 1938 pour la NRF. L’un prépare une histoire des métiers, l’autre une étude sur le chamanisme... » On lui rétorque qu’on connaît leurs activités, qu’ils fomentent une action armée contre les Allemands, qu’au jour fixé les sapeurs pompiers doivent couper l’eau et le gaz. « Vous provoquez aussi des désertions. Vous

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envoyez aussi de jeunes Français en Angleterre. L’un d’eux a tout avoué. » Tout cela n’était pas tellement faux, commente Paulhan. 5

Entre deux interrogatoires, il passe par un bureau sombre où quelqu’un lui touche l’épaule. Il aperçoit un homme qui l’effraie, « avec quelque chose de plié, flexible. Je voudrais dire la vérité : végétal. Les genoux flottants. Et la figure fripée. À la lèvre inférieure, une sorte d’abcès qui lui tordait un peu la bouche. Au front, deux bosses dont l’une suppurait. » C’est Lewitsky. « Puisqu’ils me le montrent, c’est que je ne sortirai pas d’ici », pense Paulhan. « Et moi, est-ce que je saurai me tenir ? » Lewitsky lui dit : « Ce n’est pas ce que vous pensez. J’ai voulu m’enfuir. En me reprenant ils m’ont blessé. » Paulhan n’en croit pas un mot. Il suppose qu’on les écoute. La confrontation n’a pas dû durer plus d’une demi heure. Il relate : « Lui me disait “J’ai pris toutes les responsabilités sur moi, j’étais le chef.” Puis “Avouez le journal et la machine. Puisque c’est vrai. J’ai la parole d’honneur du capitaine que vous serez relâché.” Et moi, j’avais la conviction absurde qu’il n’avait pas pu tout avouer, que ce n’était pas vrai, que ce n’était pas juste qu’il prît tout sur lui, qu’en niant, je pouvais encore le tirer d’affaire. Alors je niais tout, la machine, la chambre et le reste. “Et sa parole d’honneur, vous y croyez ?” Voilà qui était maladroit. Puis on nous sépara 195. »

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Après réflexion, Paulhan décide de revendiquer la responsabilité de ses actions et avoue tout. Néanmoins, le jeune officier, qui avait effectivement donné sa parole à Lewitsky, ne veut rien savoir de ce qu’il nomme les « bêtises » de Paulhan. Après une semaine au mitard, Paulhan est libéré, faute de preuves. Bien qu’heureux de cette issue, il reste troublé par les circonstances d’un dénouement qu’il s’explique mal, même s’il suppose que son successeur à la NRF, Drieu La Rochelle, a pu plaider en sa faveur auprès de Brinon, le délégué du gouvernement de Vichy auprès de l’occupant 196. Version qu’il ne semble pas vouloir accréditer par la suite, soucieux de prendre ses distances avec un réprouvé.

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Aimant parfois prendre une certaine pose, dont n’est pas absente la complaisance envers sa supériorité morale, Paulhan est d’autant plus sensible au geste altruiste de Lewitsky qu’en ces temps de délation et de chacun pour soi, il relève d’un désintéressement peu courant. En témoigne une référence très littéraire à Don Quichotte, confortée par l’extrême maigreur du prisonnier. Une image qu’inspire la foi en un absolu idéal, mais qui implique que le chevalier se leurrait dans son rêve héroïque. Or, pour Lewitsky, il n’y a ni moulins ni géants, mais la certitude d’une vérité des âmes qui s’accomplit naturellement dans un dessein qu’elle ignore. Ce sens de la transcendance propre à Lewitsky a-t-il touché Paulhan ? Pendant longtemps, celui-ci avait tenté de cerner l’obstacle posé par la raison à la communication des idées, comme en témoigne son essai Les Fleurs de Tarbes. Paulhan lui donne une suite en 1941, Le Don des langues, où il décrit la parole sous la forme d’un transfert de pensée direct, une sorte de transcendance entre individus qui se comprennent à demi-mots, telle qu’elle s’effectue dans une société secrète197.

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Généreux, Lewitsky pense beaucoup plus aux autres qu’à son propre sort de prisonnier. Il se fait du souci pour ses proches qui paient de leur personne les conséquences de son engagement. Serge Lewitsky, son père, âgé et malade, se trouve incarcéré pendant deux mois, une pression destinée à amener Anatole à dénoncer ses amis. Sans résultat, naturellement. Le prisonnier a aussi confié à sa sœur le soin d’obtenir que le musée continue de verser à l’ancienne épouse sa pension habituelle, on ne peut plus généreuse, les deux tiers du salaire mensuel de l’ethnologue 198. Rien de plus normal

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pour Madame Schimansky, stoppeuse de son métier, qui habite au 288, rue Vaugirard, près de la porte de Versailles, dans l’un de ces immeubles bon marché où les réfugiés russes se regroupent dans une sorte de ghetto pour pratiquer spontanément la solidarité en ces temps de restrictions et de froid glacial. Mais, gens modestes et dépourvus de relations, les proches de Lewitsky ne savent comment faire pour aider le malheureux. 9

Ce sont ses amis du musée qui interviennent en sa faveur, sans s’arrêter au risque d’attirer ainsi l’attention des autorités d’occupation. Marcel Mauss écrit au ministre de l’Instruction publique, Jérôme Carcopino, pour préciser qu’en dépit de ce que peut suggérer son nom, Lewitsky n’est pas juif, mais de petite noblesse russe. Il explique que la détention d’Anatole Lewitsky et d’Yvonne Oddon porterait préjudice au musée. Quatre mois plus tard, le ministre confirme la mise à la retraite du professeur. Mauss est aussi intervenu - en vain - auprès de son ancien élève Marcel Déat. S’il peut se permettre d’entreprendre des démarches pour sauver ses disciples sans être inquiété, c’est qu’il a le sentiment d’être protégé par celui-ci autant que par sa propre notoriété199. Il suit aussi l’action entreprise dans le même sens par l’ancien sousdirecteur du musée auprès du délégué du gouvernement de Vichy à Paris. La lettre de Georges Henri Rivière, datée du 18 novembre, est un long panégyrique de Lewitsky, « homme de science modeste et fin, très attaché à sa nouvelle patrie à laquelle sa profonde culture française l’avait préparé200... » Le lendemain, Paul Lester, le directeur par intérim du Musée de l’Homme, réclame de son côté qu’on lui rende un collaborateur indispensable pour la bonne marche de l’institution dont la gestion lui a été confiée.

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Boris Vildé, lui aussi, est quasiment au secret. Irène, la seule admise à le voir, n’aura avec lui que deux entrevues. En janvier, à travers deux grilles et en présence d’un interprète, il a le temps de lui glisser que Gaveau l’a trahi, mais elle ne sait pas de qui il s’agit, pas plus que les amis auprès desquels elle s’est renseignée. Une autre fois, il l’aperçoit avec une émotion poignante de loin parmi la foule des femmes venues porter aux prisonniers un peu de linge, des livres ou de provisions. À l’occasion, il lui transmet des lettres qu’il sait soumises à la censure et où il évite d’ailleurs tout sujet susceptible d’accroître les angoisses de sa jeune épouse. Lorsque Agnès Humbert le croise tandis qu’on le conduit à un interrogatoire, elle devine à son apparence vieillie les souffrances endurées. Son visage amaigri et lumineux évoque pour elle celui d’Édouard Manet dans sa jeunesse... Vildé passe, les mains liées dans le dos, bizarrement vêtu d’un pantalon bleu et d’un veston noir gansé à l’ancienne. Il semble avoir perdu le sens de l’équilibre. Ses yeux qui la fixent expriment « une indicible tristesse 201 ».

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Mais le prisonnier, à mesure que passent les jours, élève sa pensée au-dessus des contingences subies. Il reconstitue de mémoire un poème écrit jadis, dans une vie antérieure. Que de péripéties vécues entre-temps, et le voilà revenu là où il était, il y a quatorze ans, en réclusion solitaire. Lui revient la strophe qui s’applique si bien à sa vie présente : – Tout est si simple, si facile, si clair. – Vivre ? Entreprendre des actions, puis retomber ? – Cinq pas jusqu’au mur et retour, – Et en retour aussi, seuls cinq pas mesurés.

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Mais il s’agissait alors d’aventures vécues en solitaire. Désormais, il a élargi son cercle de pensées, il a charge d’âmes. Lui qui jouait sa vie, il pense à ceux qui souffriront par son arrestation, ses proches, ses compagnons. Les notes prises par Boris Vildé pendant

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cette seconde détention permettent de mesurer la distance parcourue par le jeune aventurier. Des notes éparses qui constituent un journal202. 13

Ce journal, par son honnêteté, ressemble à un examen de conscience, par sa concision aussi, car le papier manque ainsi que la lumière et il s’agit de trouver l’expression juste. Si dans les premières entrées il évoque le froid, la faim et la solitude dont il souffre, bientôt, il se félicitera de cette réclusion qui lui permet de faire le point et la lumière. Il cherche à se libérer des contingences de la vie matérielle en les combattant de toute son énergie et parvient à les oublier. À travers les textes s’imposent les deux principes selon lui essentiels, justice et vérité.

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Dans une langue superbe, Vildé livre au fil des jours sombres et désormais comptés ses réflexions d’homme, de résistant et d’ethnologue, ce qui pour lui est tout un. Se succèdent dans son esprit des méditations sur la connaissance, le langage, la pensée, le temps, qui toutes débouchent sur la mort203. L’amour et la mort. Il adresse ces notes à Irène, le gentil petit animal, « zverik », dont l’innocence fait la vertu, ces « feuilles de Fresnes », un « cruel cadeau », mais aussi « un peu de moi-même ». « Sans valeur littéraire ni philosophique. Elles sont sincères204 ». 18 septembre. Si je veux être franc, je dois avouer que je suis et reste un aventurierné. Ma passion subite pour la philosophie n’est que de l’aventurisme spirituel. Les doctrines philosophiques m’amusent, comme dans le temps m’amusaient les voyages, les romans policiers, les femmes et les études ethnologiques. [...] De même dans la vie : je me pousse exprès dans des situations graves ou désespérées pour voir comment je m’en tirerai, ou bien pour voir comment la vie s’y prendra pour résoudre une situation compliquée. C’est merveilleux d’être arrivé à un point d’où seul un miracle peut vous sauver (surtout qu’on n’est pas toujours sûr que le miracle survienne)205.

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À celui qui joue sa vie, l’issue devient secondaire, car l’essentiel se révèle à lui dans une certitude lumineuse : mourir libre peut advenir partout, même dans les fers. Rompant le tumulte qui l’agite, cette pensée lui apporte la paix. Roger-Pol Droit l’inclura de ce fait dans la grande famille des philosophes206. Tel que nous le connaissons, soyons certains que Vildé n’aurait pas renié cette appartenance. Reste qu’il n’est pas un homme de systèmes, il n’a que l’intuition d’un monde qu’il cherche à saisir, tel le poète, et peut-être ne revendique-t-il que le droit du monde à la poésie qui seule peut exprimer ce qui se passe entre ciel et terre, une vision très proche finalement de celle des mystiques. Existe-t-il au firmament une étoile de miséricorde à l’écoute de son âme en détresse ? L’homme qui a tenté sa chance voudrait encore une fois vérifier qu’il dispose toujours de la grâce, car il croit en son étoile comme à une puissance tutélaire.

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À travers ses méditations sur la religion, la morale et la connaissance, Vildé accède à des certitudes très platoniciennes sur sa place dans la marche du monde. Dans sa grande solitude ne le distraient que les livres qu’Irène dépose pour lui dans une valise avec quelques objets de première nécessité, sans le voir. Il lit Goethe, Bergson, Dostoïevski, Pascal, Chestov... Le meilleur de ce que peut offrir la littérature européenne. Il travaille aussi, entreprend l’étude du grec ancien, puis s’attaque au sanscrit, comme Socrate avait fait l’apprentissage de la lyre avant de boire la ciguë. Mais il ne s’attarde pas à organiser sa défense, détaché comme à l’habitude de son propre sort.

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Au départ, on le sait, le jeu : « Aventures matérielles, intellectuelles, spirituelles. Je joue avec tout ce qu’il y a de plus sacré ? Soit, mais le monde entier n’est-il pas un simple jouet des dieux ? » Puis survient une sorte de grâce, la foi en une présence supérieure

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où peut se mouvoir l’homme délivré des contraintes qui brident d’ordinaire son esprit. Lui-même s’y découvre en privilégié. Pense-t-il à son père disparu si jeune ? Il ne redoute pas la mort : Tu as trente-trois ans. C’est un bel âge pour mourir. Jésus est mort à cet âge et Alexandre le Grand. Pouchkine fut tué à trente-six, Essenine se suicida à trente. Ce n’est pas que je veuille te comparer à ces personnages, mais pour te faire voir que d’autres ont accompli leur vie à ton âge, achevé leur mission. Tu n’as pas eu de mission, mais tu avais toi aussi à accomplir ta vie, à en réaliser le sens. Et je prétends que tu l’as fait et qu’il ne te reste rien à ajouter à ta vie. Sais-tu le sens de ta vie ? Fais une rétrospective de ton devenir et tu verras que cela était ton humanisation207 18

Le prisonnier s’élève au-dessus de son cas d’individu privé d’espace et auquel le temps est compté. Qu’est-ce que la liberté pour soi si ce n’est pour tous ? Son cœur s’est ouvert, alors qu’il ne s’y attendait pas, bouleversé soudain par l’amour que lui porte Irène, la chaleur dont l’entoure la famille Lot et la confiance que lui manifestent ses amis. Par les effets de son incarcération aussi. Car, comme l’ont éprouvé les mystiques orientaux, les reclus du désert, ces pères de l’église si chers à Myrrha Lot, dans le silence qui l’entoure, c’est le cœur qui parle. Boris retrouve la solitude qui l’étreignait adolescent. Apprivoisée, il la traite en amie, mais lorsqu’il entend à travers les murs de sa cellule des signaux qui indiquent que d’autres sont là, comme lui, cela lui réchauffe le cœur. Irène l’a humanisé, mais ce n’est là qu’un amour humain, pâle reflet de l’amour infini qui l’entoure et dont il se nourrit. Leur mariage, pense-t-il, les a tous deux déçus, mais Boris a été touché par le miracle du véritable amour, et il se demande si Irène le comprend. Peut-être plus tard, encore qu’à travers leur vie commune, grâce à celle-ci, pense-t-il, elle ait pu apercevoir ce qu’était la vraie vie...

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Pour cet homme ami du mystère, l’adhésion intime à une évidence supérieure représente un envol auquel il cède sans effort, bien qu’il ait délaissé les rites. Vérité et justice à la fois. Comme au temps de son enfance, il éprouve à nouveau le sentiment mystique de la présence, à plusieurs reprises. Il vit le monde comme un tissu continu dont chaque partie participe au sort des autres.

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Tous partagent la même angoisse et la trompent avec les moyens dont ils disposent. Vildé refuse d’avoir peur, mais quand il pense aux autres prisonniers, il est saisi de pitié. « Combien de millions de morts comptera cette guerre ? » Il découvre que sa destinée est en communion avec celle des autres, les anonymes, les gens qu’il fréquentait jadis avec désinvolture et jugeait durement, tous ceux qu’il n’aimait pas au départ, mais dont il se sent désormais proche : « Tu ne te rendais pas compte toi-même comment peu à peu tu t’attachais aux hommes, à la vie : tu les aimais... » En ce 2 novembre 1941, il se répond à lui-même : « Non, je ne me rendais pas compte. Souvent j’en ai été surpris moi-même. Quand j’ai vu les soldats allemands à Paris la première fois après mon retour, c’est une douleur physique aiguë au cœur qui m’a appris combien j’aimais Paris et la France208. » Le terme approche et il ne veut pas s’y soustraire. Il souffre certes de la douleur que ressentira Irène lorsqu’il ne sera plus, mais cette mort, il l’a déjà apprivoisée. L’amour maître de la mort, « Par la mort il a vaincu la mort », comme il le chantait lors des liturgies pascales de son enfance.

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Cette élévation, Vildé la transcrit dans sa lettre à Irène pour les fêtes de fin d’année, datée du 8 décembre. Il l’assure qu’elle ne doit pas s’affliger, il a presque honte d’avouer qu’il ne souffre pas de la réclusion, ni de la solitude, ni du silence. L’inactivité forcée ne l’a pas abattu : jamais sa vie intérieure n’a été aussi tendue, intense. Occupé à

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contempler, penser, connaître, rien ne l’en distrait. Au contraire. Bien entendu, il repense parfois à ses joies d’homme libre, les cafés, le Luxembourg, le métro, les chats et même les gens. Mais la prison ne l’a privé de rien : « Le regard de Dieu est en nous », cite-t-il. Il a franchi la frontière qui sépare les mondes, mais les mots, faits pour ce monde, ne peuvent expliquer son état. La raison doit avouer son impuissance : l’histoire de la philosophie le prouve, même la philosophie rationaliste. Spinoza admet que la connaissance provient d’une source mystérieuse, qui relève de l’expérience mystique au sens le plus large. Ainsi en est-il pour les mathématiques... L’amour, Boris en a déjà beaucoup parlé, mais c’est dans cette connaissance irrationnelle qu’il situe son essence. Aimer est avant tout un verbe intransitif et l’amour un état d’âme, il survient quand la réalité du monde entre en communion avec l’homme : que ce soit l’amour que l’on porte à Dieu, à l’humanité, à l’homme, à la nature, aux tableaux de Botticelli. L’essentiel réside dans la joie que donne la certitude de participer à l’éternité. L’amour est la fusion totale avec la vérité éternelle. Il ne peut s’incarner sur terre et ne s’accomplit que dans la mort, même si cet amour terrestre n’exclut ni l’amertume ni la souffrance. 22

Ainsi Boris est-il prêt, dans un élan de joie pure, à quitter ce monde crée par Dieu. Ces pensées sur l’amour et sur le destin, il y revient dans une lettre du 5 janvier. Il se voit telle une flèche lancée par le plus précis des archers, et la cible atteinte correspond à la mort. La mort, l’amour, un lien qu’il redécouvre chez ses poètes favoris, Paul Valéry et surtout, Rainer Maria Rilke209.

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La montée graduelle du prisonnier vers la communion et le sacrifice, nul doute qu’Anatole Lewitsky ne la partage. Plus porté vers l’élévation mystique et moins sensible à l’analyse du philosophe, Boris Vildé rejoint pourtant comme lui l’idéal de la noblesse ancienne, où la supériorité n’existe qu’au profit de la responsabilité. Livré à la solitude, Vildé ne la transpose plus en poésie, comme au temps de son adolescence lointaine, mais se replace par sa réflexion dans le sillage des principes moraux qu’Anatole Lewitsky avait fixés, des années auparavant, dans ses écrits de jeunesse et repris en filigrane dans ses textes sur le chamanisme. Lewitsky se souvient-il des efforts de son maître Mauss, qui voulait entrer dans ses vues, mais ne comprenait décidément rien à la religion, une expérience qui dépasse les rites et les allégeances formelles ?

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Si, des deux prisonniers, l’un a passé sa vie à écrire et réfléchir, l’autre l’a réalisée au grand galop dans l’aventure. Leurs chemins finissent par se rejoindre. Tous deux se situent dans la grande tradition de l’Europe ancienne. Mais raisonnent-ils encore sur ce qui les a déterminés à agir ? Boris Vildé, comme Anatole Lewitsky, connaissent tous deux cette liberté absolue, la capacité de s’abstraire des contingences, celles de leur destin individuel comme celles du monde qui les entoure. Ils se réfugient dans un empyrée où nul ne peut les atteindre, celui de la vraie sagesse. La force de leur vie spirituelle leur permet ainsi, envers et contre tout, de ne pas sombrer dans le désespoir. Elle les élève vers les espaces où règne l’esprit, au-dessus de l’horreur quotidienne.

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« Pour que la lumière soit, il faut que quelque chose brûle, ainsi l’âme. »

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NOTES 194. AMH, fonds Lewitsky, carton 3. 195. Jean Paulhan in Seghers, op. cit., p. 121-124. 196. Germaine Tillion, op. cit., p. 186. Jean Paulhan, Choix de lettres, op. cit., 22 mai 1941, lettre à Drieu La Rochelle, p. 214-215. 197. Laurence Brisset, La NRF de Paulhan, op. cit., p. 93-94. 198. AMH, fonds Yvonne Oddon, papiers Lewitsky, 2AP2. 199. Marcel Fournier, op. cit., chapitre II. 200. Ibid., p. 742. 201. Agnès Humbert, op. cit., p. 40. 202. Boris Vildé, Journal et lettres de prison, Paris, Allia, 1997. Première édition dans les Cahiers de l’IHPT, 1988. 203. Jean Jamin, Gradhiva, n° 5, 1988, p. 86. 204. Boris Vildé, op. cit., p. 150. Zvierik est un diminutif affectueux russe, signifiant « petit animal ». 205. Ibid., p. 62. 206. Roger-Pol Droit, La Compagnie des philosophes, Paris, Odile Jacob, 1998, p. 243. 207. Boris Vildé, op. cit., p. 63 et p. 90. 208. Ibid., p. 94. 209. Cette lettre n’est connue que sous la traduction russe qu’en donne Raïssa Raït-Kovaleva, op. cit., p. 259-262 et p. 265-268. Elle est évoquée dans la postface de F. Bédarida au Journal de prison, mais il dit ne pas l’avoir retenue à cause de son caractère trop personnel.

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Le procès

1

Le procès de l’affaire du Musée de l’Homme s’ouvre le 6 janvier 1942. Un amalgame de circonstances difficiles à démêler lie entre elles les dix-sept personnes du groupe en un seul dossier qui par la suite recevra ce nom210.

2

Aux côtés de Vildé et de Lewitsky, le chef et son adjoint, se tient Pierre Walter, l’Alsacien, un homme lui aussi très secret, devenu chef de groupe, c’est-à-dire leur successeur. Yvonne Oddon est là également, bien que Lewitsky ait tout fait pour la disculper, affirmant qu’elle s’est engagée par légèreté, motivée par sa passion pour lui et le souci d’agir comme lui, sans comprendre la portée de ses actes. Les informations manquent sur Georges Ithier, chargé des liaisons, autrement dit courrier, et agent de la compagnie KLM. Il avait été arrêté sur la ligne de démarcation et la gendarmerie avait alors simulé son exécution. Quant à l’avocat Léon Nordmann, il est accusé d’avoir diffusé Résistance, ainsi que ses deux confrères, Jubineau et Étienne. Ayant été en relation avec Élisabeth de la Bourdonnaye qui l’a caché, celle-ci a été arrêtée sous ce chef d’inculpation. Nordmann est aussi accusé d’être lié à André Weil-Curiel. Ce résistant de la première heure avait pu rejoindre le général de Gaulle à Londres mais, revenu et arrêté, il compromet tous ceux qui ont été en contact avec lui à Paris, c’est-àdire Vildé et Nordmann211. Agnès Humbert a elle aussi été incarcérée. Pour avoir commis l’imprudence de transporter dans son sac les dessins de Creston, Alice Simmonot a été arrêtée avec son mari Henri, professeur de physiologie à Saint-Antoine, contre lequel les charges seront abandonnées. Mais Alice avait dans son sac, en plus des plans de Saint-Nazaire, la formule du cocktail Molotov. Enfin, Jacqueline Bordellet et le libraire Mueller ont été arrêtés avec Walter. Émile Mueller, libraire rue Monsieur le Prince à Paris, qui entreposait les cartes et les plans à transmettre en zone non occupée, se trouve lui aussi accusé d’espionnage.

3

Au dossier de l’accusation figure ensuite Sylvette Leleu, qui a trente et un ans et dirige un garage. Veuve d’un aviateur et mère de deux enfants, elle vient d’une famille très connue dans le Nord ; elle-même est chef d’un groupe. Selon la lettre de la Commission d’armistice qui enquête sur les arrestations de Français portées à sa connaissance, le motif de son incarcération reste vague. Elle aurait « facilité le recrutement de jeunes Français pour l’Angleterre212 ». Également originaire du Nord, un vétéran, invalide de la Grande Guerre, l’instituteur Jules Andrieu, est inculpé d’espionnage « en tant que membre de l’organisation de Vildé ». A leurs côtés se tient René Sénéchal, apprenti

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dans le garage des Leleu, âgé de dix-huit ans. Il a porté des messages, mais, en d’autres circonstances, a aussi caché deux aviateurs britanniques rescapés d’un avion abattu. Un ancien pilote, spécialisé dans les vols de nuits, Daniel Héricauld - sans doute un pseudonyme -, s’ajoute à la liste. 4

Le déroulement du procès a été retracé par ceux des protagonistes qui ont survécu à la guerre. Il est néanmoins difficile de s’en faire une idée exacte. La seule version actuellement connue du procès-verbal allemand est la traduction française des arrêtés du tribunal, conservée aux Archives nationales, dans le dossier de l’agent double Albert Gaveau. Après la guerre, Gaveau sera en effet poursuivi, mais l’original du dossier restera à Berlin, en zone d’occupation soviétique, avant qu’Agnès Humbert, apprenant la mise en examen du traître, n’avertisse la justice française de sa correspondance passée avec le juge allemand. Invité à témoigner, ce dernier fournira les documents en sa possession. Lors du procès Gaveau, Irène et Évelyne Lot seront invités à la barre. En se fondant sur leur récit, deux décennies plus tard, l’auteur soviétique qui enquêtera à Paris sur les traces laissées par Vildé affirmera qu’un militaire français de l’armée d’occupation, occupé du tri des archives retrouvées après la défaite allemande, aurait mis la main sur le dossier du procès du Musée de l’Homme et l’aurait envoyé à Paris pour servir de pièce à conviction dans le procès de Gaveau, puisque les accusations lancées contre les résistants reposaient essentiellement sur les dénonciations de ce dernier213. Cette version semble mal établie. Par ailleurs, les plaidoiries et le réquisitoire sont consultables aux mêmes Archives nationales, dans le fonds consacré aux papiers de Fernand de Brinon.

5

Le tribunal siège à la prison de Fresnes, dans un baraquement construit pour l’occasion à l’intérieur de la cour. Sur la table du tribunal militaire flotte un drapeau nazi noir et rouge. Au mur, une carte avec des lignes de plusieurs couleurs retrace les itinéraires, à travers toute la France, de Vildé, Sénéchal et Ithier. Pour les accusés, dans ce décor très IIIe Reich, il ne s’agit que d’une simple comédie ; les avocats ne s’y trompent pas, et affirment qu’ils plaident pour des cadavres214. Maître Julien Kraeling, avocat à la Cour d’appel, défend Vildé, en première ligne. Lewitsky est défendu par Maître Jean Burughuru. Leur confrère Maître Willhelm plaide pour Walter. Un avocat russe, Strelnikoff, assure la défense d’Andrieu.

6

Pour leur comparution, les accusés se habillés avec élégance et plaisantent, provoquant la colère du procureur nazi Gottlob. Boris Vildé est l’accusé principal. Pâle, amaigri, il porte un pull de laine blanche sur lequel se détache sa physionomie tourmentée. Il a la bouche légèrement contractée et ses yeux brillent d’une lumière intense. Lewitsky, lui aussi, est très maigre. Jean-Paul Carrier, associé au groupe, remarque que son attitude correspond à sa réputation d’esprit critique, éloigné des pressions du moment 215.

7

Agnès Humbert mémorise les moindres détails de la scène : « Les officiers prennent place, ils sont quatre. Le président du tribunal, grand, mince, jeune, l’air intelligent et distingué. Le procureur, qui me produit un aussi mauvais effet qu’à la prison de la Santé, et deux assesseurs, vieux, gros, gras, tondus, à tête porcine... Il semble absolument furieux que nous ne nous laissions pas impressionner par cette mise en scène. » « Le lendemain, continue Agnès Humbert, même jeu qu’hier. Interrogatoire d’identité et présentation des accusés au procureur par le président. Il lui dit avoir à juger dix-huit nationalistes français. Le mot nationaliste m’amuse fort. Je ne pensai pas m’entendre appliquer ce qualificatif. » Le président ajoute : « J’ai tellement étudié cette

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affaire de Résistance que je peux vous dire en toute sincérité connaître la vie de ces gens-là mieux que la mienne216. » 8

Le président du tribunal militaire allemand, le capitaine Ernst Roskothen, se lance dans un éloge étonnant des prévenus. Il attire l’attention sur le fait que Vildé a eu la force morale d’étudier en prison le sanscrit et le japonais. Il fait part aux accusés de ses sentiments respectueux à leur égard. Il sait, dit-il, qu’ils se sont conduits en bons Français, et que son dur devoir à lui est de se conduire en Allemand. Pendant les débats, il souligne le rôle joué dans chacune des arrestations par Gaveau dont seul le témoignage étaye l’accusation.

9

Pour le reste, si les détails suggèrent une certaine incohérence dans l’atmosphère, on ressent aussi un flou dans la logique des inculpations. Pendant leurs interrogatoires, les accusés ont contesté dans l’ensemble les recoupements opérés par les Allemands. L’accusation d’espionnage est retenue contre Agnès Humbert, Vildé et Lewitsky, sans que ni tenants ni aboutissants ne soient établis. Elle devrait tomber d’elle-même faute de preuves matérielles, mais demeurent les autres chefs, tout aussi graves.

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Après la guerre, il sera établi que « la mission du groupe avait été la transmission de renseignements militaires, passages en Angleterre, évasion de milliers [sic] de réfractaires, prisonniers, évadés, d’aviateurs, qui ont été hébergés, habillés et évacués217 ». Mais au procès, l’accusation insiste sur la propagation de nouvelles au service de l’ennemi - comprendre : les ennemis du IIIeReich - par la rédaction et la diffusion du journal Résistance. Dans le cas particulier de Vildé, l’accusation retient aussi contre lui d’avoir possédé deux revolvers. Un délit grave, la possession d’armes à feu étant à elle seule passible de peine de mort.

11

Pour l’essentiel, les débats se réduisent à une lutte acharnée entre le procureur et Vildé, lequel ne se départit jamais de son mutisme en ce qui le concerne, mais intervient pour sauver ses compagnons, Lewitsky, Sénéchal ou Nordmann, le procureur s’acharnant particulièrement sur le « juif Nordmann ». Gottlob prononce son réquisitoire le 11 février218.

12

L’avocat de Boris, Maître Kraeling, rapporte à Irène que Boris se défend avec courage et même intrépidité : il a lu une déclaration rédigée en allemand, sans qu’on l’interrompe, véritable acte d’accusation contre l’Allemagne qui avait bafoué la France et sa culture. « Les avocats plaident habilement », observera Jean-Paul Carrier. « Ils essayaient de tout cœur de sauver ces hommes, même en sacrifiant aux dieux du jour... » Agnès Humbert, moins généreuse, les jugent suaves, insinuants et considèrent qu’ils donnent aux accusés des conseils odieux.

13

Cette procédure marque une différence voulue avec la pratique des prises d’otages, arrêtés au hasard, en représailles après un sabotage ou un attentat, et exécutés de façon expéditive, par fournées. L’effet s’en fait néanmoins sentir sur les rapports entre forces d’occupation allemandes et les résistants arrêtés.

14

L’ingénieur Jacques Bonsergent avait été le premier otage fusillé par les Allemands, le 23 décembre 1940. Pour Hitler, qui se préparait à attaquer l’URSS, le gros des forces allemandes devait, à terme, être dirigées vers l’Est ; en France, un dispositif réduit devait suffire. Aussi les instructions venues de Berlin le 26 mars 1941 ont-elles imposé une politique de représailles sévères en réponse aux attentats commis contre les forces d’occupation. Or, pendant l’été 1941, après l’attaque allemande contre l’URSS et l’entrée des communistes en résistance, les attentats contre les militaires allemands se sont au

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contraire multipliés, entraînant des exécutions par dizaines. Cette répression brutale a pris au piège les autorités de Vichy dans la mesure où les Allemands entendaient les y associer en les obligeant à prendre des initiatives d’arrestations contre les juifs et les communistes. Au 25 octobre 1941, quelque six cents otages sont aux mains de l’ennemi, qui en a déjà exécuté plus de cent, dont cinquante à Bordeaux et quarante-huit à Nantes, en une seule fois. 15

À la fin d’octobre, Otto Abetz, l’ambassadeur du Reich en zone occupée, intervient contre l’exécution d’un second groupe de cent otages à Nantes. Il plaide à Berlin pour que l’on ménage la sensibilité de l’opinion française afin de consolider la politique de collaboration. Un répit intervient, mais les attentats reprennent. Hitler exige alors que l’on fusille trois cents otages. La collaboration de la France ne l’intéresse pas, c’est un pays vaincu, qui doit subir sa loi, tandis que lui-même accumule les succès militaires en Russie. Une illusion qui se désagrège lorsque l’avance des armées allemandes est stoppée dans les faubourgs de Moscou et qu’une terrible bataille s’engage, prélude à la défaite de Stalingrad.

16

Le commandement de la Wehrmacht à Paris tente de convaincre la police politique que les massacres produisent des effets néfastes sur l’opinion française qui acceptait plus ou moins passivement l’occupation. Lorsque Hitler avait exigé que l’on fusillât trois cents otages, le commandant militaire des forces d’occupation, Otto von Stülpnagel, avait suggéré de les remplacer par cinquante juifs et communistes, d’où la rafle par la police de Vichy, le 12 décembre, et l’internement au camp de Compiègne de sept cents personnes, des juifs, des Russes, des communistes ou de simples suspects 219...

17

Le lieutenant-colonel Speidel, chef d’état-major de Stülpnagel, confie ses appréhensions à l’un de ses subordonnés parisiens, l’écrivain Ernst Jünger, comme lui officier de la vieille école. Ils se voient comme les derniers représentants d’une caste militaire qui avait fourni à l’Europe sa structure hiérarchisée, ceci pendant une dizaine de siècles ; ils constatent que les principes qui la guidaient ne sont plus respectés depuis que l’armée subit la tutelle de la police politique. Ils s’accordent dans le plus grand secret pour contrer les directives venues de Berlin.

18

À la fin d’octobre 1941, Speidel avait chargé Jünger de constituer un dossier sur la lutte qui opposait pour l’hégémonie en France le général en chef et le parti nazi, dossier enfermé dans un coffre secret du bureau de l’écrivain à l’Hôtel Majestic, siège du commandement militaire. Au début de l’année 1942, Ernst Jünger est mis à contribution pour préparer un rapport sur les otages fusillés. Il traduit en allemand leurs lettres d’adieu et les joint en annexe. Il garde ces messages déchirants comme des documents destinés aux temps à venir. Il note que les mots qui reviennent le plus souvent sont « courage » et « amour », plus souvent encore qu’ « adieu » et « espoir ». Il a suivi de près le déroulement de l’affaire du Musée de l’Homme et lorsqu’il évoque dans ses notes des propos échangés sur la bestialité de la répression, on devine que son interlocuteur, qu’il nomme le Président, n’est autre que le capitaine Roskothen 220. Le 15 janvier 1942, le lieutenant-colonel Speidel transmet au grand état-major de l’armée, à Berlin, le rapport secret où il dénonce la politique des exécutions collectives en critiquant ses effets sur la politique d’occupation221.

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Ce rapport, dans sa traduction française, s’intitule « Mesures préventives et punitives prises par le commandant militaire supérieur en France pour la lutte contre le sabotage ». Le titre évite le mot représailles, une notion juridique qui ne peut s’appliquer qu’à des États. À la lecture de ce rapport d’une centaine de pages, on

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constate le soin que manifeste, à cette date, l’armée d’occupation pour situer son action dans la légalité des conventions sur le droit de la guerre et des conditions d’occupation militaire conséquente à la conclusion d’un armistice. Les conventions de La Haye de 1899 et 1907 avaient défini les droits et devoirs respectifs des occupants et des occupés. Le cadre juridique de l’occupation par une armée étrangère, ainsi codifié, se plaçait sous le signe de la civilisation. Il s’agit, plaident les militaires, de respecter ces règles et, pour l’occupant, de ne pas s’immiscer dans le monde des civils, de traiter avec eux par l’intermédiaire d’un pouvoir local qui les représente. Ces derniers, en revanche, sont tenus à un devoir de non belligérance, notion qui implique l’illégalité des attentats et autres actions dirigées contre les forces armées de l’occupant. 20

Le droit des gens et les précédents sont invoqués pour établir que seules sont justifiées les exécutions personnelles, en nombre limité. Les conclusions du rapport se distinguent donc résolument des pratiques de l’administration politique et traduisent le souci des forces d’occupation de ne pas avoir à affronter en pays occupé une sédition engendrée par un excès de cruauté jugé contre-productif.

21

En février 1942, Otto Abetz part à Berlin plaider en faveur de la « collaboration » et se heurte au refus de Hitler. A son retour, il confie à Stülpnagel, dans une lettre du 13 février, toute son amertume de voir la France « traitée en accusée 222 ». Il repart à Berlin le 18 où il sera retenu jusqu’au 14 mars, une absence prolongée qui marque un nouveau raidissement de la part de l’Allemagne. Le 16 février, un attentat anti-allemand a eu lieu à Paris...

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La tournure prise par les rapports franco-allemands n’est donc en rien propice à la mansuétude. Certes, les accusés du Musée de l’Homme ne sont pas des otages, mais des inculpés destinés à être jugés. Néanmoins le climat dramatique créé par les exécutions d’otages influence l’issue des délibérations. A Berlin, où seule importe la situation sur le front de l’Est, les rapports envoyés par l’ambassadeur du Reich à Paris restent sans effet. Si Abetz n’intervient pas directement en faveur des accusés du Musée de l’Homme, il souhaite néanmoins éviter l’exécution d’une personnalité aussi charismatique que Vildé ; il prévoit déjà le scandale qui agitera les milieux intellectuels parisiens, dont il cherche à cultiver l’amitié.

23

A cet égard, il est intéressant de noter l’intervention du président du Comité d’entraide des émigrés russes en France auprès du délégué du gouvernement de Vichy dans les territoires occupés. Ancien du monde du spectacle, Iouri Gerebkoff (Georg pour les Allemands), arrivé à Paris dans les fourgons de l’armée d’occupation, est chargé de contrôler les Russes apatrides et les faire collaborer. Installé au 4 de la rue Galliera, il conforte sa politique par le journal qu’il publie, le Parijskii Vestnik 223.

24

Pour la plupart d’entre eux, les émigrés russes estiment avoir déjà beaucoup sacrifié au monstre de l’Histoire et se gardent bien de prendre parti. Les rumeurs sur les crimes allemands dans les territoires de l’Est leur paraissent d’ailleurs exagérées par la propagande alliée. Même certains juifs se font des illusions sur la bienveillance des Allemands envers les émigrés russes ; par fatalisme ou goût excessif des idées, ils pensent que l’antibolchevisme leur servira de caution. Pourtant, certains émigrés s’engagent activement dans la Wehrmacht dans l’espoir de libérer le peuple russe de la dictature stalinienne. Les Cosaques en particulier, des Caucasiens, des Baltes aussi. Néanmoins la plupart des émigrés, tolérés sans trop de mansuétude sur le territoire français, se gardent d’exprimer des opinions qui pourraient les ostraciser ; certains apportent par ailleurs leur soutien aux prisonniers russes exploités par les Allemands.

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25

Le comité Gerebkoff délivre des attestations et des certificats de nationalité à partir des documents russes d’avant la révolution. Les falsifications deviendront de plus en plus nombreuses avec le tournant pris par la guerre en 1943. Dans l’immédiat, les Allemands attendent de lui qu’il leur fournisse des spécialistes pour collaborer avec les bureaux de Speer et des volontaires émigrés pour le front de l’Est. Ces derniers seront sacrifiés en première ligne. Gerebkoff a aussi pour tâche de recenser les émigrés en notant les juifs et les autres, mais en la circonstance, beaucoup refusent de coopérer. Il fait en quelque sorte office de consul pour les affaires émigrées. C’est un « collaborateur », mais il se comporte également en avocat de sa communauté, assimilant les services qu’il rend aux Allemands à un échange de bons procédés.

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Le Comité d’entraide intervient donc, le 16 février 1942, pour demander que l’on ne jette pas l’opprobre sur les Russes blancs. En fait, il proteste contre un article du Matin qui assimile la dictature sanglante des bolcheviks au régime tsariste. « Dans les circonstances actuelles, le retour des émigrés russes dans leur pays est très probable et je ne crois pas qu’il soit dans l’intérêt de la France nouvelle que des milliers de Russes quittent le sol français avec le souvenir d’offenses inutiles et imméritées 224. » Après la guerre, rejoignant d’autres émigrés impliqués dans la collaboration, Georg Gerebkoff finira tranquillement ses jours en Espagne.

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Tout cela montre la position difficile des émigrés russes, suspects d’abord en tant qu’ennemis potentiels, et auxquels on ne laisse d’autre issue autre que celle de se compromettre dans les projets d’Europe nouvelle. Qui s’en écarte court le risque de se voir amalgamé aux communistes. Il faut donc un courage certain aux proches pour plaider la cause de ceux qui sont détenus en tant qu’ennemis de l’Allemagne. Aussi estce dans un climat très nerveux que les amis et les familles des accusés du Musée de l’Homme se livrent à d’ultimes tentatives pour obtenir la clémence du tribunal.

NOTES 210. Ministère de la Défense, archives du bureau Résistance. Le dossier « Affaire du Musée de l’Homme » contient les documents de la liquidation du réseau, c’est-à-dire la mise au clair, en particulier, du sort et du rôle effectif de ses nombreux membres, réguliers ou occasionnels. 211. DBMOF, « André Weil-Curiel », par Nicole Racine-Furlaud. 212. AN, F60 1573, dossiers Affaire du Musée de l’Homme. 213. AN, Z6/810, dossier 5677 et Raïssa Raït-Kovaleva,op. cit. 214. AN, 72A J60, article d’Aveline,op. cit. 215. AN, 72 AJ 66, récit de Carrière. 216. Agnès Humbert, op. cit., p. 146 et suiv. 217. Ministère de la Guerre, archives du Bureau Résistance, dossier de l’Affaire du Musée de l’Homme. 218. Voir annexe II, p. 205. 219. Barbara Lambauer, Otto Abetz et les Français, ou l’envers de la Collaboration, Paris, Fayard, p. 432-458. 220. Ernst Jünger, Journal de guerre et d’occupation, 1939-1948, Paris, 1965, p. 118 et 135-136.

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221. Déposé aux AN, AJ 260. Résumé en français établi par l’historien Henri Michel pour le Comité d’Histoire de la Deuxième Guerre mondiale. 222. Barbara Lambauer, op. cit., p. 457-458. 223. Marina Gorboff, La Russie fantôme, Lausann/Paris, L’Âge d’Homme, 1995, p. 127 et 190 et Laurent Joly, Vichy dans la « Solution finale ». Le Commissariat général aux questions juives, Paris, Grasset, 2006, p. 559. 224. AN, F60 1507 DGTO, dossier émigrés russes, lettre du 16.02.1942.

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Les recours

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Les premières démarches sont passées par les canaux officiels. Un intermédiaire s’impose, l’ambassadeur du maréchal Pétain auprès de forces d’occupation, Fernand de Brinon. Conformément à la procédure établie, le général Huntziger, président de la commission d’armistice jusqu’en novembre 1941, lui demande des informations. Il se fait le porte-parole des familles qui défendent la thèse du malentendu et expriment l’espoir d’une libération prochaine. Il a transmis une lettre de Rivet en faveur de Vildé, Lewitsky et Yvonne Oddon, datée du 13 octobre. Le général Bergeret, de l’armée de l’Air, est intervenu pour Sylvette Leleu. Les maires des communes ont écrit dans le même sens. Ces missives, modérées dans leur ton, ne sont pas suivies d’effet. D’autres instances sont sollicitées. Le 18 novembre, Rivière adresse à Fernand de Brinon un long playdoyer en faveur de Lewitsky, « homme de science modeste et fin, très attaché à sa nouvelle patrie à laquelle sa profonde culture française l’avait préparée... » Le lendemain, Paul Lester, au nom de la direction du musée, réclame qu’on lui rende un collaborateur indispensable à la bonne marche de l’institution. Attendent-ils une attention particulière de Brinon qui jadis, comme Rivet, s’était situé dans le sillage de Daladier ?

2

En janvier 1942, sur l’initiative de George Duhamel que connaît Ferdinand Lot, un groupe d’universitaires parisiens intervient auprès de Jérôme Carcopino, le ministre de l’Éducation nationale225. Leur lettre insiste sur le savoir et les talents exceptionnels de Vildé dont l’importance pour la science est soulignée. Au doyen de la faculté des Lettres, le linguiste Joseph Vendryès, se joignent de nombreuses sommités : Gabriel Lebras, président de la Ve section à l’École des Hautes Études, Mario Roques, président de la IVe section de la même institution et professeur au Collège de France. Son collègue Paul Pelliot, membre de l’Institut, s’y associe ainsi qu’un autre membre de l’Institut, André Mazon, qui représente également la Société finno-ougrienne dont fait partie Vildé depuis sa mission à Helsinki. Parmi les signataires figurent aussi Olivier Marlin, professeur à la faculté de Droit et membre de l’Institut ainsi que Paul Boyer, l’administrateur honoraire de l’École des Langues Orientales. Carcopino, de l’Académie française, signe à son tour la lettre avant de la remettre à Brinon. Paulhan avait tenté en vain de faire signer Paul Valéry.

3

Germaine Tillion pense à un autre canal. Après plusieurs entrevues avec Maître Kraeling, elle prend contact avec les proches de ses amis, Irène Vildé, la sœur d’Yvonne

111

Oddon et celle d’Anatole Lewitsky, ainsi qu’avec le beau-frère de Weil-Curiel. Elle veut être sûre de leur accord avant de solliciter l’intervention de l’archevêque de Paris, Mgr Baudrillart, qui a plaidé auprès de Brinon la grâce d’autres accusés 226. Par l’Institut catholique, elle obtient une audience pour le 9 février. Mais le cardinal refuse finalement de la recevoir. Grâce à l’aide de la dame de compagnie qui soigne le prélat aveugle et très diminué, elle réussit néanmoins à s’introduire dans ses appartements privés. Furieux, le cardinal ne veut d’abord rien entendre, puis accepte d’écrire la lettre. Le lendemain, Germaine Tillion veut s’assurer que la lettre a bien été écrite et signée par le cardinal. Mais lorsqu’elle se présente au soir du 10, la dame de compagnie est absente, ayant du subir une hospitalisation. L’ethnologue est reçue par M. Tricot, vice-recteur pro tempore belli, qui déchire la lettre avec sadisme, note-t-elle. Mgr Baudrillart mourra trois mois plus tard227. 4

Face à l’hésitation qui s’était un temps manifestée au sein des forces d’occupation allemandes, la reprise en main ne tarde pas. Berlin nomme à Paris « un chef supérieur de la police et des SS », Carl Oberg, tandis que le 16 février Otto von Stülpnagel est relevé de son commandement, conformément à son propre souhait. Il est remplacé par son cousin, Karl Heinrich, qui avait jusque là présidé la commission d’armistice de Wiesbaden. Dans l’immédiat, le nouveau commandant manifeste moins de scrupules à accepter la primauté de la police politique sur les instances militaires traditionnelles – mais, comme des centaines d’officiers, il participera au complot qui aboutira le 20 juillet 1944 à l’attentat manqué contre Hitler.

5

Prononcé le 17 février, le réquisitoire réclame sans nuances la peine de mort pour tous les accusés coupables de crimes contre l’Allemagne. Agnès Humbert raconte que la noblesse de leur conduite à tous étonne jusqu’aux officiers qui les jugent, en particulier Roskothen qui manifeste un courage évident en exprimant les sentiments qui l’agitent. « Le président est pâle, je n’ai jamais vu un président aussi pâle. Il souffre d’avoir à prononcer une telle sentence. Il estime, il admire les hommes qu’il va condamner à mort. Il lit la sentence et demande que l’on rende justice à sa correction. Le président rend hommage à la personnalité des condamnés à mort. » Ces derniers sont au nombre de dix. Les sept hommes sont Boris Vildé, Anatole Lewitsky, Jules Andrieu, Pierre Walter, Léon Maurice Nordmann, René Auguste Sénéchal et Georges Robert IthierLavergneau. Les trois femmes, Yvonne Oddon, Sylvette Leleu et Alice Simmonet, bénéficient d’une commutation de peine en travaux forcés, vers l’Allemagne et ses camps, un verdict qu’elles accueillent comme une faveur du destin.

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Agnès Humbert et Mueller sont condamnés à cinq ans de travaux forcés, Jean-Paul Carrier à trois ; il réussira à s’échapper pendant un transfert. Élisabeth de La Bourdonnaye est condamnée à six mois d’emprisonnement : comme ils sont déjà effectués, elle est libre. Faute de preuves, Jaqueline Bordellet, M. Simmonet et René Creston sont relâchés. Le Président veut se montrer « magnanime » en accordant aux condamnés de passer quelques instants ensemble. Anatole Lewitsky et Yvonne Oddon peuvent se rapprocher une dernière fois, heureux de ce moment inespéré.

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Vildé fait ses adieux en toute simplicité, comme un vrai chef, convaincu que, dans l’avenir, la révolte des peuples d’Europe et la force des armées soviétiques auront raison de l’Allemagne nazie. « Il y aura dans l’après-guerre des choses intéressantes à faire dans ce pays. » Il quitte ses camarades en leur assurant que, quel que soit son désir de vivre, il ne regrette nullement de donner sa vie pour ce qu’il a entrepris 228. Son avocat voudrait lui faire avouer des sympathies pro-allemandes (on pense à sa maîtrise

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de la langue, à ses amis berlinois, à sa culture antibolchevique). Il refuse. Français, Boris Vildé entend rester fidèle à son pays d’adoption. Son attitude lui vaut même l’admiration des Allemands. Une image émouvante voudrait qu’il ait serré la main du président du Tribunal militaire, Roskothen, montrant ainsi qu’il appréciait la courtoisie et la compréhension dont l’Allemand avait fait preuve. 8

Désormais, seul un miracle peut sauver les condamnés. La partie se joue entre Fernand de Brinon et le commandant en chef des forces d’occupation. Au cabinet de l’ambassadeur, le dossier des recours en grâce rassemble les interventions antérieures au verdict et les démarches qui le suivent. Il s’agit d’une procédure de routine, mais en la circonstance elle est préparée avec un soin particulier par le chef de cabinet Juniac. Les lettres échangées entre le cabinet de Brinon et le commandant militaire permettent de suivre, grâce au résumé des débats, les objections soumises par les avocats ainsi que l’argumentation du rejet. Celle-ci souligne que les autorités d’occupation estiment à leur juste valeur l’intelligence et la force des arguments utilisés par Résistance.

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Les recours concernent d’abord Boris Vildé, considéré comme le chef du groupe. Toutes les démarches, plaidoiries ou interventions, concourent à le décrire comme un représentant du monde universitaire et intellectuel parisien dont l’occupant devrait tenir compte. Cette qualité s’applique également à Lewitsky que les pièces versées au dossier présentent comme un talent à ménager. Bien que l’appartenance des deux ethnologues à l’élite pensante parisienne soit affirmée avec moins de force pour le second que pour le premier, toute l’éloquence des arguments avancés en leur faveur suggère qu’une attention très particulière leur soit accordée.

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Lorsque le 18 février, Maître Kraeling dépose chez l’ambassadeur du Maréchal en zone occupée un recours en grâce particulièrement éloquent en faveur de Vildé, il souligne qu’il s’agit avant tout d’une « lutte des esprits », et dans le cadre de la France uniquement. La lettre rédigée à la hâte dénote une stratégie assez habile pour provoquer la clémence. L’avocat souligne l’aspect intellectuel du groupe Résistance, cherchant ainsi à en minimiser la portée pratique. Mais il appelle aussi l’attention sur le domaine « des esprits » dont émanent les interventions des personnalités parisiennes en faveur de Vildé – interventions infiniment plus impressionnantes que celles qui plaident la clémence envers les autres accusés. Il ajoute à son exposé une petite note de son cru, un argument avancé à tout hasard : Vildé est un idéaliste qui peu encore fournir de grands services à l’Université et même dans l’avenir être utile aux intérêts allemands...

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Le ton de la lettre contraste avec la modestie de la note de recours en grâce que Maître Burughuru, l’avocat de Lewitzky, transmet à Brinon, certainement le même jour. Manifestement traduite du russe, elle a du être rédigée, sinon par Serge Lewitsky, du moins par une personne de son entourage. Là aussi, l’accent est mis sur les qualités intellectuelles et éthiques de Lewitsky. La supplique manque néanmoins d’originalité : on croirait lire l’éloge d’un bon élève qui n’a pas mérité son sort.

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Dans les journées qui suivent le verdict, les démarches se succèdent, venant de tous horizons, et les témoignages s’ajoutent au dossier constitué par Brinon. Le 17 février, le Dr H. V. Vallois, successeur de Rivet à la direction du musée, a demandé à Brinon la clémence pour les trois savants, Vildé, Lewitsky et Oddon, qui ont fait honneur à la science française et à la science tout court. Le 18, tandis qu’Agnès Humbert est transférée à l’hôtel Crillon pour y être interrogée une dernière fois, elle y rencontre par le plus grand des hasards l’avocat de Pierre Walter qui lui raconte que des pétitions de

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recours en grâce pour Vildé affluent, signées Mauriac, Valéry, Duhamel, sollicitées par Ferdinand Lot. Lorsqu’il apprend ces démarches, Lewitsky reprend un peu d’espoir 229. Le 20, un télégramme de supplique envoyé par Alphonse de Châteaubriant, écrivain très apprécié du maréchal Pétain, est transmis au dossier. Les amis des deux prisonniers, les relations américaines d’Yvonne Oddon, la famille Lot, tous cherchent des voies de recours. L’ambassadeur de Finlande, sollicité, refuse sèchement. « C’est un communiste », s’écrie Irène230. D’autres démarches sont effectuées auprès d’Otto Abetz231. Sans résultat. 13

Survient enfin l’initiative, et non des moindres, de Fernand de Brinon, longuement préparée par son cabinet. Comme le précise une note, il ne peut intervenir qu’après le jugement prononcé. Mais les nombreux textes rassemblés par son chef de cabinet suggèrent que si les pièces ont été établies en hâte, les communications avec le commandement allemand souffrent de délais contrariants. Ce n’est donc que le 23 février que Brinon délivre une « note verbale » au commandant des forces militaires allemandes en France232. Il ne proteste pas contre le jugement, mais, dans les limites définies par sa fonction, attire son attention sur le cas des dix personnes condamnées à mort, commençant par les femmes : Mme Leleu, veuve et chef de famille, Yvonne Oddon, un modèle par sa valeur professionnelle et morale, Mme Simmonot, germaniste, qui comme Yvonne n’a pas pris conscience de la gravité des actes qu’elle a commis. Brinon est plus éloquent au sujet des hommes : Vildé, auquel le monde scientifique a témoigné son estime et son appui, Lewitsky, qui comme Vildé n’a pu être accusé d’espionnage. Ils ont collaboré à un journal qui n’apparaît pas comme ayant été d’inspiration étrangère et dont la diffusion a été des plus restreintes, une activité qui ressort plutôt de la distribution illégale de tracts que de l’aide à l’ennemi. Quant à l’aide offerte par Vildé à Weil-Curiel, elle s’est bornée à une adresse dont celui-ci n’a pas eu le temps de se servir. Elle reste donc sans résultat pratique... Les arguments vont dans le même sens pour Andrieu et Nordmann. Quelques lignes sont rajoutées pour Walter et Sénéchal. Il n’est pas question d’Ithier.

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En marge, une annotation souligne la faiblesse des chefs d’accusation énoncés et conclut : « La Délégation croit devoir souligner en premier lieu qu’il s’agit de personnalités d’élite. Une clémence ne risquerait pas d’être faussement interprétée. Ils en comprendraient le sens et apprécieraient la générosité. En revanche, une sanction rigoureuse y créerait une vive émotion. » Brinon formule donc l’espoir d’une mesure de grâce et insiste sur la « vive émotion » que provoquerait une sanction rigoureuse.

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À lire le recours que Brinon présente le 23 février au matin à Karl Heinrich von Stülpnagel, on retient l’impression que les intellectuels mériteraient la grâce plus que les autres ; peut-être espère-t-on obtenir un compromis raisonnable sur ces termes. Brinon ne reçoit pas de réponse immédiate233, ce qui n’a rien d’étonnant, comme le montrent d’autres dossiers de même nature. Pour d’autres personnes incarcérées, aux demandes d’informations françaises, les réponses arrivent souvent après un long délai, et rapportent que le prévenu est mort en prison ou a déjà été fusillé 234...

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Le nouveau commandant des forces militaires allemandes n’entend pas porter seul la responsabilité d’une affaire aussi importante. Il s’en décharge donc sur le commandant militaire de Paris, qui téléphone à Berlin pour savoir s’il peut accéder aux demandes présentées en faveur des accusés. La réponse de la Chancellerie est sans appel : « Fusillez les tous immédiatement ! »

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NOTES 225. AN, F60, 1573, n° 242, papiers de Brinon, Affaire du Musée de l’Homme. 226. AN, 72 AJ66, A 114, déposition de Germaine Tillion. 227. AN, F60 1491, papiers de Brinon, correspondance avec le cardinal Baudrillart. 228. AN, 72 AJ 66, récit de Carrière. 229. Agnès Humbert, op. cit., p. 163. 230. Cité par R. Raït-Kovaleva,op. cit., p. 93. 231. Jean Lacouture, op. cit., p. 102-106 et Martin Blumenson, op. cit., p. 260 et suiv. 232. Voir annexe IV, p. 213. 233. AN, F60 1573 DGTO, dossier n° 242, F72.AJ260, Affaire du Musée de l’Homme. 234. AN, F60, 1581, interventions.

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La fin

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Les sept accusés seront donc fusillés. Ni au plus jeune d’entre eux — il a dix-huit ans –, ni au plus âgé, infirme de l’autre guerre, il n’y aura de grâce accordée. Le Dr Le Savoureux vient leur rendre visite le soir et leur laisse des somnifères. Au matin du 23, Irène Vildé a obtenu de voir Boris à la prison de Fresnes. Dans une valise, elle lui a apporté une bouteille d’alcool fort, cognac ou rhum, que les gardiens laissent passer en dépit du règlement. Des effets chauds, aussi, car elle suppose que Boris sera condamné à la déportation. À son arrivée le procureur Gottlob quitte la cellule. Irène et Boris passent trois quarts d’heure ensemble. Ils ne se sont pas vus depuis des mois. Après avoir quitté son mari, elle attend un long moment que les gardiens lui rendent sa valise. On lui répond que son mari la lui remettra lui-même. Gottlob était en effet revenu dans la cellule du condamné pour lui annoncer l’exécution. Boris, très calme, n’en a rien dit à Irène. Il l’embrasse encore pour lui dire adieu puis arrache deux feuillets au bloc qu’elle porte dans son sac. Elle repart sans connaître la sentence 235.

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Sur ces deux feuilles, Boris écrit à Irène une longue lettre d’adieu, un message d’amour, un testament où il demande que sa mort, et celle de ses amis, « notre mort », ne devienne par un prétexte de haine contre l’Allemagne. Il a agi « pour la France, mais non contre les Allemands. Ils font leur devoir comme nous avons fait le notre. Qu’on rende justice à notre souvenir, après la guerre, cela suffit. D’ailleurs, nos camarades du musée de l’Homme ne nous oublierons pas... » Un quatrain, composé peu auparavant, lui revient à l’esprit : Comme toujours impassible Et courageux (inutilement) Je servirai de cible Aux douze fusils allemands.

3

Il écrit également : « À vrai dire, je n’ai pas beaucoup de mérite à être courageux. La mort est pour moi la réalisation du Grand Amour, l’entrée dans la vraie Réalité. Sur terre vous en représentiez pour moi une autre possibilité. Soyez en fière 236... »

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Lewitsky fait lui aussi ses adieux à ses proches. Il s’en veut du chagrin qu’il leur cause et leur en demande pardon de tout son cœur. Il ne s’attendait pas à un dénouement aussi rapide mais peut-être est-il mieux qu’il en soit ainsi. Tout est allé si vite. Il est prêt depuis longtemps, parfaitement tranquille : « Il me semble que mon âme est en paix avec Dieu. Qu’il vous prenne aussi sous sa protection237. »

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5

Un aumônier de la Wehrmacht au service de la Croix-Rouge les confesse et ils communient. La sentence sera exécutée l’après-midi du jour même. On leur met à tous des menottes, sauf à Andrieu, parce qu’il est infirme, et à Vildé parce qu’il donne sa parole d’honneur de ne pas s’échapper... Ils se montrent tous courageux et la bonne humeur domine malgré l’évidente mélancolie de Lewitsky. Sur les routes verglacées, le camion ne peut monter la pente vers le fort du Mont-Valérien. Les condamnés doivent continuer à pied. Lorsqu’ils sortent de sous la bâche du camion, l’air frais les saisit. Les soldats les poussent dans la chapelle désaffectée, aux murs badigeonnés au bleu de Marie, sur lesquels on peut lire les messages d’adieu grattés par leurs prédécesseurs. Les hommes se serrent les uns contre les autres. L’aumônier allemand, Franz Stock, ramasse les lettres qu’ils lui tendent. Il a pris l’habitude de consigner dans son journal les événements auquel le confronte sa charge. Ces derniers mois, les entrées se sont multipliées, au point qu’il n’a guère le temps de s’attarder sur chacune des tragédies dont il est le témoin, mais il fait de son mieux et les condamnés le remercient de ce qu’il a fait pour alléger leur angoisse238.

6

Après que le peloton d’exécution s’est installé dans la clairière en contrebas, on les fait sortir en hâte. Andrieu est soutenu par ses camarades. Le cœur saute dans la poitrine et les dents claquent, on n’y peut rien, c’est le froid. Il ne faut pas laisser les genoux fléchir. Boris et ses camarades lèvent leurs regards vers les cimes qui bordent la clairière dénudée et le ciel froid de février. Le jour décline. Comme il n’y a que quatre poteaux, le peloton doit opérer en deux fournées. Jules Andrieu, Georges Ithier, Léon Nordmann et René Sénéchal sont passés par les armes les premiers, tandis que Boris Vildé, Anatole Lewitsky et Pierre Walter se sont portés volontaires pour le second tour. Ils veulent regarder la mort en face, sans faillir. Puis retentit la voix de l’officier allemand et les salves retentissent. Vildé expire, dit l’acte de décès, à 17 h 01, Lewitsky, à 17 h 20. On jettera leurs dépouilles dans une fosse commune, une tombe fraternelle, dit-on en russe. « Pensez à moi comme à un vivant. » Telle fut la dernière recommandation de Boris à Irène.

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Par une note du 4 mars, le général Karl Heinrich von Stülpnagel répond enfin à Fernand de Brinon : « Au sujet de l’affaire pénale suivie contre Boris Vildé et les autres, concernant la note verbale n° 1138 en date du 23 février 1942. Après rejet du recours en grâce formulé en leur faveur, Boris Vildé, Anatole Lewitsky, Jules Andrieu, Pierre Walter, Léon Maurice Nordmann, René Auguste Sénéchal et Georges Robert IthierLavergneau qui avaient été condamnés à mort le 17 février 1942 ont été exécutés le 23 février 1942239 ».

NOTES 235. Notes prises en 1946 par Evelyne Falck-Lot sur la dernière journée de Vildé et les journées qui ont suivi son exécution. Tapuscrit non publié. 236. Boris Vildé, op. cit., p. 146-147. 237. Nikita Struve, op. cit., p. 145-146.

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238. René Closset, Franz Stock, aumônier de l’enfer, Paris, Fayard, 1992. 239. AN, F60 1573, DGTO, dossier n° 242, Affaire du Musée de l’Homme.

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Suite posthume

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Dans le journal que tient Ernst Jünger, au 23 février 1942, figure une entrée qui ne cite aucun fait, comme c’est souvent le cas chez cet écrivain aussi discret que prudent. Bien que consacré au discours philosophique, le passage s’applique à la tragédie du jour. « La mort. Toujours surgiront un petit nombre d’êtres qui sont trop nobles pour la vie. Ils cherchent la blancheur, la solitude. La noblesse d’êtres qui se lavent des souillures dans un bain de lumière apparaît souvent avec beauté sur le masque mortuaire. Ce que j’aime dans l’homme, c’est son essence au-delà de la mort, c’est sa communauté avec elle. L’amour terrestre n’est qu’un pâle reflet240... » Ces lignes, certainement sincères, tracées par un humaniste imprégné de culture antique et biblique, dénoncent en filigrane la différence profonde entre une tradition germanique qui ne voit de recours que dans la mort et celle des victimes, tournée vers le don de soi afin que triomphe la vie. Vildé ou Lewitsky aurait pu partager avec l’officier le sentiment d’une mission élitaire dans un monde qui part en lambeaux, mais tandis que l’Allemand se replie sur ses rêves, ses lectures et sa foi, le résistant regarde vers l’avenir, pour rendre la vie des autres plus digne.

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Vildé n’ayant pas fait d’adieux à son épouse, celle-ci ignore tout du dénouement. La famille Lot passe encore la journée en démarches, avec l’espoir d’une grâce possible au dernier moment. L’avocat, qui n’avait pas fait grand-chose, n’est pas joignable. Ce n’est qu’arrivée le lendemain à la prison de Fresnes qu’Irène accède peu à peu à la vérité. Elle se précipite chez Maître Kraeling. Là, tous éclatent en sanglots avec elle. Ses parents, déjà informés de l’exécution, courent la chercher et la ramènent chez eux. Effondrée, Irène déclare qu’elle ne peut survivre à Boris, veut mettre fin à ses jours. Le lendemain, une foule de personnes éplorées se presse dans la salle d’attente de l’aumônier de la Wehrmacht, toutes dans l’espoir d’un dernier message qu’il aurait recueilli auprès d’un condamné.

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Irène est reçue par l’abbé dans les conditions les plus éprouvantes. Son tour venu, Élisabeth de la Bourdonnaye laisse passer la jeune femme plus morte que vive. Irène a droit au récit à l’emporte-pièce sur les dernières heures des condamnés. Au moment de l’exécution, Boris Vildé a manifesté une foi instinctive, rapporte l’abbé. Ce dernier affirme aussi que Boris, agonisant, a prononcé d’ultimes paroles, mais qu’il n’a pu les comprendre. Peut-être en russe ? Il remet à Irène, avec la très émouvante lettre d’adieu, la petite croix d’ébène donnée par Myrrha Lot à Boris, qu’il avait baisée en se

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signant avant d’aller faire face au peloton241. D’autres démarches, nombreuses et pénibles, s’imposeront pour obtenir le journal tenu par Boris. Seuls restent à Irène, pour l’accompagner dans son deuil, les petits morceaux de papier, griffonnés au crayon, ces « feuilles de Fresnes », fragiles et inestimables, qu’elle gardera jalousement sa vie durant242. 4

Depuis l’âge adulte, Boris avait renoncé à toute pratique religieuse, ce qui convenait à l’agnosticisme très IIIe République de la famille Lot. Il n’en était pas moins resté croyant. Un service funèbre est dit pour le repos de son âme à l’église orthodoxe de la rue de Lourmel243. Est-ce sur l’initiative de Myrrha ? Plus vraisemblablement sur celle de la moniale, mère Marie, qui exerce dans cette église son apostolat au service des réprouvés. Mais aucun ami n’y a assisté.

5

En revanche, après l’exécution d’Anatole, sur l’initiative de sa sœur, ce qui reste de la famille Lewitsky se rassemble avec quelques amis à la cathédrale russe de la rue Daru, où elle fait dire un service pour le repos de son âme. Dans l’assistance le bruit court que le père ou un des frères d’Anatole Lewitsky, qui s’appelle aussi Serge, aurait lui aussi été arrêté244. Les chants funèbres, l’encens, bouleversent l’assemblée, des gens de tous bords, unis autour d’un corps absent, mais dont la présence perdure. Raymond Queneau est là, qui voit Paulhan pleurer. Assistent aussi au service Michel Leiris, qui le ressent comme « magique », et Georges Henri Rivière, venu en solitaire : il n’avait pas rejoint ses amis dans la Résistance et, circonstance aggravante, avait eu une liaison avec un Allemand. Plus tard, en 1948, Yvonne Oddon, en amie fidèle (elle conserve ses papiers), rappellera cette présence lorsque Rivière sera accusé d’avoir laissé démanteler le réseau par sympathies vichystes245. Marcel Mauss, qui prendra aussi le parti de Rivière, ne vient pas, mais il écrit à Mme Schimansky : « Je porte le deuil ». Il prononce au Collège de France un éloge du défunt246. Aucun des proches de Boris Vildé n’assiste à la commémoration religieuse.

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Les amis du musée ne sont pas en reste. Le lendemain, les survivants du Palais de Chaillot font dire un service pour les sept fusillés par un prêtre ethnologue dans la chapelle de la rue de Vaugirard, un lieu voué à l’expiation. Au musée, devenu très vide, Leiris reste l’un de ceux qui assument la continuité. Il ressent douloureusement la mort de Lewitsky qu’il connaît depuis leurs débuts communs, à l’époque du Djibouti-Dakar. Il en rêve plusieurs nuits de suite, revit en songe l’exécution. Parfois, c’est lui-même que l’on mène au poteau. Une autre fois, il situe Lewitsky au Trocadéro, où ses amis officient autour du condamné, à l’image d’une cène, pour de solennels adieux. Le poète visionnaire rêve aussi que l’on publie les écrits de Lewitsky, songe qui débouche sur « une sorte de testament politique ou profession de foi : mots d’ordre, pronostics pleins de confiance quant à l’issue de la guerre ». Nul autre n’aurait pu imaginer meilleure épitaphe247.

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Le sacrifice de Boris Vildé et d’Anatole Lewitsky correspond à la première phase de la Résistance, celle des réactions spontanées et des initiatives individuelles. Un cri du cœur contre une occupation insupportable, alors que les partis, les institutions et l’élite culturelle se désistent de toute responsabilité, à l’exception notoire des membres du Parti communiste qui s’organisent dans la clandestinité après l’offensive contre l’URSS. Les attentats que ceux-ci improvisent en 1941 ouvrent une nouvelle phase de représailles terribles et d’arrestations. La dépendance du gouvernement de Vichy devient évidente à mesure qu’il cède aux exigences allemandes, voire qu’il les anticipe. Une nouvelle victime dans l’équipe du Musée de l’Homme s’ajoute à liste, Deborah

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Lifschitz, devenue suspecte à la suite d’un article dénonçant le musée « judéochrétien ». Elle a été cachée par Leiris à Boulogne dans la maison de ses beaux-parents, les Kahnweiler, rue de l’Ancienne Mairie. Au lendemain du procès où son nom est mentionné, le 21 février au matin, la police française l’y arrête. Déportée au camp d’Auschwitz, elle n’en reviendra pas. 8

En ce début de l’année 1942, on prend conscience chez les Français de Londres de l’importance des mouvements épars de résistance, susceptibles de conforter aux yeux des Alliés l’assise et la légitimité du général de Gaulle, dans la mesure où ils seront fédérés. Le 1er janvier 1942, Jean Moulin, le délégué du général chargé de cette mission difficile, est parachuté dans les Alpilles.

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L’exemple de Boris Vildé et de ses camarades, associés dans une action exceptionnelle, sera suivi et médité par l’ensemble des acteurs de la Résistance. Par une étrange magnanimité, le régime de Vichy n’a pas déclaré les condamnés déchus de la nationalité qui leur avait été accordée par la République française. À Alger, le 3 novembre 1943, le général de Gaulle se tourne vers ceux qui ont pavé la voie. Il cite Vildé et Lewitsky pour la médaille de la Résistance : arrêtés par la Gestapo, ils ont fait face aux Allemands « avec une dignité et un courage admirables »...

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En février 1945, grâce aux renseignements fournis par Franz Stock, l’aumônier allemand, les dépouilles de Vildé et de Lewitsky sont exhumées de la fosse commune où on les avait jetées. Elles trouveront au cimetière d’Ivry, côte à côte, une sépulture décente, bien que perdue parmi d’innombrables rangées de victimes et de héros. Deux croix blanches sous un mur triste, et des plaques d’identités lacunaires. Mais l’essentiel est que les honneurs militaires leurs aient été rendus. Le général de Gaulle s’est fait représenter à la cérémonie.

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Ceux qui ont fait arrêter Vildé, Lewitsky, Yvonne Oddon et tous leurs compagnons connaissent des sorts disparates. Albert Gaveau, dont les révélations constituaient le seul élément tangible des dossiers, se réfugie en août 1944 à Stuttgart, emportant de nombreux dossiers dans sa fuite. Revenu en France sous un faux nom, il est reconnu par hasard, arrêté et jugé en 1949. Irène Lot, Agnès Humbert, Germaine Tillion, Sylvette Leleu, Jean-Paul Carrier ainsi que le président du tribunal allemand Roskothen iront témoigner contre lui. « Il a reçu le prix du sang », déclare Roskothen. À leur grande indignation, Gaveau sera condamné à la prison à vie, une peine légère si l’on pense au sort de ses victimes, peine d’ailleurs commuée en 1949 à vingt ans de réclusion. Il sera libéré au début des années 1970248.

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La trace de Mme Ski se perd à Berlin où elle s’est enfuie lors de la débâcle allemande. Fedorovsky y aurait été tué dans un bombardement. Fernand de Brinon a suivi le Maréchal à Sigmaringen. Arrêté, jugé en France, il sera fusillé au fort de Montrouge en 1947. Karl Heinrich von Stülpnagel, à la suite de l’attentat manqué du 20 juillet 1944, a été exécuté à Berlin après avoir raté son suicide. Quant à Otto von Stülpnagel, il se suicidera en février 1948 dans sa cellule du Cherche-Midi, pendant l’instruction de son procès. Le sort des deux cousins Stülpnagel illustre l’effondrement suicidaire du Reich hitlérien.

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NOTES 240. Ernst Jünger, op. cit., p. 137. 241. Témoignage oral de Marianne Mahn-Lot. 242. Publiées aux éditions du CNRS, par le soin de François George en 1988, puis aux Editions Allia en 1997. 243. Dominique Desanti, op. cit., p. 194. 244. Selon Marcel Fournier, op. cit. 245. AMH, Papiers Oddon, carton 1. 246. Marcel Fournier, op. cit., p. 742, lettre du 19 mai 1942. Le texte conservé dans le fonds Hubert-Mauss au Collège de France reste introuvable en attendant l’inventarisation. 247. Michel Leiris, Nuit sans nuit, Paris, Gallimard, 1961, p. 144-145. 248. AN, Z6/810, dossier 5677, dossier Gaveau.

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Épilogue

1

Au Musée de l’Homme, la paix revenue, rien ne sera plus comme avant. Germaine Tillion, qui avait à son tour pris la tête du groupe, fut arrêtée un an plus tard, le 13 août 1942, et déportée à Ravensbrück. Elle y a retrouvé Yvonne Oddon. Au retour, toutes deux militent au sein de l’Association des déportées et internées de la Résistance. Germaine Tillion s’associe au mouvement qui dénonce les camps de la mort. Cet engagement orientera toutes ses activités

2

Yvonne Oddon quitte quelques années plus tard le Musée pour l’UNESCO, où elle retrouve Georges Henri Rivière. Jusqu’à sa mort en 1982, elle veillera sur la mémoire d’Anatole Lewitsky, rassemblant les souvenirs et les papiers épars du disparu.

3

Une tâche ardue attend ces deux Antigone. Elles sont les seules à connaître l’ensemble des membres du réseau du Musée de l’Homme et leurs activités. Elles se chargent, selon la terminologie officielle, de « liquider » le réseau, c’est-à-dire de déterminer le rôle exact de chacun et faire la lumière sur certaines prétentions douteuses 249. Une mission difficile : elles doivent traduire en langage administratif ce qui fut leur vie au plus cruel.

4

Une explication s’impose pour deux personnes qui ont échappé à la mort. Il s’agit d’abord de l’évasion réussie de Jean-Paul Carrier, un exploit difficile, bien qu’il ne soit pas le seul à s’en prévaloir, et qui par conséquent entraîne inévitablement une certaine atmosphère de méfiance. Le cas d’André Weil-Curiel est plus complexe. Pendant ses études, il avait été en relations avec l’Allemagne. En 1936, il avait assisté aux jeux olympiques de Berlin et fait la connaissance d’Otto Abetz. Se trouvant en Angleterre au moment de l’armistice, il a rejoint le général de Gaulle au lendemain de l’Appel du 18 Juin. Envoyé en France par ses services, il s’est employé à « constituer des réseaux » et fut associé à celui que dirigeait Boris Vildé. Après son arrestation en mars 1941, « pour sauvegarder ce qui restait de l’organisation par lui créée, il feignit de collaborer avec les Allemands ». Libéré, il endossa ainsi un rôle d’agent double, avant de rejoindre les Forces de la France libre le 15 décembre 1941. Il mit alors ses chefs au courant de son attitude, qui fut approuvée par un jury d’honneur, puis par le général de Gaulle, le 5 août 1946. Il ne témoigna pas au procès de Gaveau250.

5

Les deux femmes prennent le dossier en main pour éviter qu’il ne soit traité par JeanPaul Carrier, chargé de « liquider » le réseau « Manipule » dont il était membre, et qui

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considérait que le réseau Vildé-Hauet en était un sous-ensemble. Elles établissent que « Manipule » n’a été formé qu’« après les arrestations de 1941 » et qu’il n’y a aucun doute à avoir sur l’indépendance du groupe des ethnologues qui, dès 1940, faisaient directement parvenir des renseignements à Londres, par l’intermédiaire d’Estienne d’Orves ou de Heurtaux. Elles insistent également sur le fait que « leur existence était bien établie pour les gens de Londres ». 6

Il s’agit donc de démêler l’enchevêtrement de nébuleuses aux activités plus ou moins liées par des contacts, secrets bien entendu, entre des résistants disparus pour la plupart. Ce sont elles qui imposent à leur groupe le nom de réseau Hauet-Vildé, sous lequel il restera dans les dossiers administratifs. En effet, Germaine Tillion a travaillé avec le colonel Hauet et avec Vildé. Ainsi selon l’organigramme qu’accrédite Yvonne Oddon, Hauet a succédé à Vildé, puis Germaine Tillion a repris le flambeau jusqu’à ce qu’elle soit à son tour arrêtée. Les deux femmes simplifient, schématisent, coordonnent des faits épars. Ni Vildé ni Lewitsky ne s’y seraient retrouvés !

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Un second devoir attend les liquidatrices. Il faut mettre en marche le versement des pensions accordées à titre militaire aux combattants de l’ombre. Pour leurs proches, elles établissent des dossiers d’ayants droit. Les pensions seront versées en homologation avec le grade de lieutenant-colonel pour Vildé et de commandant pour Lewitsky, ceci lorsque toutes les pièces auront été réunies, ce qui ne se fera qu’en 1956. Yvonne Oddon suit le dossier de Lewitsky pour le compte de Madame Schimansky dont l’association des anciens résistants du musée s’occupera jusqu’à son décès, dans les années 1990, à la maison de retraite russe de Gagny.

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Irène a porté le deuil. En novembre 1945, remplissant les formulaires pour l’homologation de Boris, elle avait dû, comme un remords, rajouter à sa signature le mot « veuve ». « Pensez à moi comme à un vivant », lui avait recommandé son époux. Pourtant elle devient et restera, pour toute la longue vie qui lui reste, la veuve de Boris Vildé. Sa souffrance sera d’autant plus vive qu’en lisant son journal ainsi que sa magnifique lettre d’adieu, elle a pu découvrir toute la complexité de la personnalité de son époux, qu’elle n’avait pas toujours comprise. Envers le monde extérieur, elle adopte une attitude très formelle. En témoigne la formule, banale à pleurer, par laquelle elle termine sa déclaration officielle : « Par le sacrifice de sa vie, il demeure un exemple de la lutte pour la libération des peuples opprimés ». Elle se consacre à la culture russe et se spécialise en linguistique, dispensant ses conseils à de nombreux lecteurs de la bibliothèque de la Sorbonne. Restée dans la maison familiale de Fontenay-aux-Roses, élue conseiller municipal, elle s’est éteinte en 1988, dans une grande solitude.

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Les deux sœurs d’Irène, tout aussi ferventes, garderont à jamais la mémoire des jeunes gens hors du commun qui continueront à influencer leurs carrières et leurs vies. En 1945, Évelyne, autodidacte géniale, épouse Falck, le menuisier du musée, mais elle n’oubliera pas son ami Anatole Lewitsky. Elle soutient une thèse de sociologie qui reprend les thèmes de ses conférences sur le chamanisme et s’inspire du sujet qu’il avait retenu pour sa thèse de doctorat, les rites des Goldes de Sibérie. Du vivant d’Anatole, seul un article sur la vie religieuse des peuples d’Asie centrale et septentrionale avait été publié dans L’Histoire des religions. L’étude d’Évelyne Falck, Rites de chasse des peuples sibériens, paraît chez Gallimard en 1953, sous sa seule signature. Quant au mari de Marianne, il s’est engagé après la mort de Boris dans les Forces de la France libre. Jean-Berthold Mahn a été tué sur le Garigliano en 1944, à trente ans. Marianne publiera un livre à sa mémoire, puis se consacrera à celle de Boris 251. Pour ces

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jeunes femmes, les héros disparus resteront une source d’inspiration, alors même que leurs relations avec Irène se distendront. 10

À l’autre bout de l’Europe, la Petite Maman et Raïssa ont appris sans tarder le sort tragique de Boris par une lettre de Myrrha Lot à Raïssa Vildé, où elle se borne à lui dire que son frère est mort en héros, et qu’elles doivent en être fïères. À la fille revient la tâche d’annoncer à sa mère une nouvelle atroce. Ceci, sans que l’on sache quand et par qui la missive fut transmise. Les États baltes, occupés par les Allemands puis incorporés à l’URSS, furent pendant longtemps coupés du monde occidental, mais, il se trouve toujours, même chez l’ennemi, un voyageur, un diplomate ou un soldat qui prend la peine de poster la carte postale qui lui a été confiée. Les deux femmes vivront encore longtemps à Riga, où Marie a déménagé. Raïssa s’éteindra la première en 1967, la Petite Maman, en 1971, à 86 ans, devenue pleinement la mère du héros vers laquelle se tournent les jeunes qui désirent obtenir quelques bribes d’informations sur un personnage devenu mythique252.

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Pour mettre au point ses souvenirs de la Résistance, Agnès Humbert, au retour de ses années de camp, rédige le récit de Notre guerre. Elle le dédie, le 17 octobre 1947, au « président Roskothen, qui m’a envoyée au bagne ». « Vous avez condamné dix de mes amis à mort, sept ont été exécutés. Comme vous l’avez dit à l’époque, c’était votre cruel devoir comme nous avons accompli le nôtre. Je n’ai gardé aucun ressentiment ». Le président paraît très heureux de ce témoignage et voudrait que les historiens français en tiennent compte253. Quant à Élisabeth de la Bourdonnaye, elle a passé avec le professeur Debré la dernière année de la guerre à la Vallée-aux-Loups, à rédiger des projets de réformes.

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De retour à la vie dite normale, d’autres amis évoquent le souvenir des membres du réseau. Germaine Tillion, Jean Paulhan plus tard, Gide aussi, qui, étant loin de Paris, n’avait tenté aucune initiative pour soutenir Vildé. Mais, le cas échéant, l’eût-il fait ? Il n’en parle qu’à la fin de 1944 dans son journal, comme pour se distancier du tableau qu’offre le contexte de l’après-guerre où il ne trouve plus sa place. Envers son ancien locataire, si discret, il a une pensée émue et, en quelques lignes, exprime le regret de ne pas l’avoir mieux connu.

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Ce seront surtout les compagnons littérateurs du Montparnasse russe qui s’emploieront à magnifier le souvenir de Boris Vildé. Leur club s’est dispersé. Elia Fondaminsky est mort à Drancy après s’être fait baptiser in extremis par un co-détenu. Les plus chanceux se sont retrouvés aux États-Unis où ils font figure de mémorialistes en rédigeant leurs souvenirs sur cet entre-deux-guerres si riche en ferveur spirituelle et si misérable en résultats. Deux d’entre eux, ceux-là même qui avaient introduit Boris dans le cénacle des défenseurs de la culture, lui consacrent des témoignages, tous deux essentiels, mais rédigés sous des éclairages totalement différents.

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À la fin de l’hiver 1942, Vassili Yanovsky, le complice des longues promenades nocturnes et le partenaire des bridges du « Murat », se trouvait à Montpellier et allait déjeuner avec Irina Grjebine lorsqu’elle sortit de son sac une carte postée par un ami commun disant en langue d’Esope que Vildé était atteint d’un mal incurable. Yanovsky sortit pour vomir. Sur son ami du Montparnasse russe, il rassembla par la suite tous les souvenirs vécus, anecdotes et faits épars, qu’ils soient flatteurs ou inquiétants : « Aux morts on ne doit que la vérité ». Une vérité revécue dans la nostalgie d’une épopée devenue mythique.

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De son côté, Vladimir Varchavsky rédige l’éloge du héros hypostasié dans la lignée des populistes-révolutionnaires du XIXe siècle : « L’expérience historique de l’ordre russe des humanistes » n’a pas été perdue, comme en témoigne l’engagement des résistantsmartyrs que furent Boris Vildé, mère Marie Skobtsova, le journaliste Ilia Fondaminsky et Vera Obolensky, la princesse parisienne, décapitée à la hache dans une cave berlinoise. Manque à ce panégyrique le nom d’Anatole Lewitsky que Varchavsky n’a pas connu. Éloigné du milieu intellectuel russe, Lewitsky en fut oublié à l’heure des célébrations254. Il n’a que ses amis pour le pleurer, ceux du Musée ; unanimes, ils voient en lui un vrai savant qui aurait dû devenir « grand » et auquel le temps a manqué.

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Mais dans un Paris qui renaît s’installe déjà un autre monde, que les disparus pressentaient avec optimisme. S’ils avaient survécu, Boris Vildé et Anatole Lewitsky auraient sans nul doute trouvé leur place dans la réconciliation de l’après-guerre, tous deux Européens avant la lettre et convaincus qu’il existait une cause commune aux peuples libres de l’Europe, celle qu’ils avaient défendue.

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Paul Rivet pensa peut-être à eux, ce jour de 1942, lorsqu’à New York il énonça sous la forme d’un acte de foi positiviste, ce qui pourrait aussi être une oraison funèbre pour un ethnologue disparu : la science de l’homme est une école d’optimisme, parce qu’elle considère le long terme et n’enregistre que la marche ascendante du progrès. « Cette conception le rend moins sensible au découragement, même lorsqu’il traverse un malheureux destin, une époque tourmentée et tragique, comme celle que nous vivons aujourd’hui. Il attend le rebondissement du génie humain qui suivra la crise, avec la confiance qu’il tire de l’étude des crises antérieures que l’homme a su vaincre et surmonter en réalisant à chaque fois un progrès nouveau255... » Resté en Amérique latine, Paul Rivet avait cherché en vain à obtenir la confiance du général de Gaulle afin de le rejoindre à Londres256. S’est-on méfié de son engagement passé ? À la Libération, il retrouve pour un temps son poste de directeur au Musée, mais se consacre surtout à l’action politique.

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La grande époque du Musée d’ethnographie s’achève avec le départ de Rivet. Il n’y aura plus pour cette discipline ni crédits ni grande attention de la part des pouvoirs publics257. Les ethnologues qui ont survécu à la guerre quittent le Musée pour des postes où s’exerce leur sens des responsabilités. L’océaniste Maurice Leenhardt oblique vers les cabinets ministériels. L’émigré Frédéric Falkenburger, qui avait été interné par Vichy, revient au musée en 1944, pour en repartir rapidement grâce à l’intervention de Soustelle. Devenu ministre des Colonies, celui-ci le recommande pour la chaire d’anthropologie à Mayence, dans la zone française de l’Allemagne occupée. Lévi-Strauss et Rodinson font carrière ailleurs.

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À la Libération Jacques Soustelle, devenu ministre de l’Information et des Colonies, s’engage dans la carrière politique que l’on sait. La tempête de l’indépendance algérienne essuyée, il s’interroge, à propos des civilisations précolombiennes du Mexique, sur la disparition successive des sociétés les plus sophistiquées : les civilisations sont mortelles et l’idée d’un progrès général, illusoire. Seules demeurent les transmissions infiniment complexes des influences culturelles. Subsiste dans la durée l’idée du sacré qui survit, ne serait-ce qu’à l’état de résidu, pour renaître éventuellement sous une forme nouvelle. Au milieu des changements rapides de l’après-guerre, quelques uns ont dû, comme lui, sentir que l’Europe subissait à son tour une transformation corrosive dont les effets, pour avoir été imposée à un rythme plus humainement acceptable que celui des dictatures, n’en étaient pas moins irréversibles.

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Certes, au lendemain de la guerre, les anciens collègues se retrouvent au Musée pour célébrer la mémoire des deux résistants. Yvonne Oddon y a veillé, les anciens amis s’y sont joints.

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Le 25 février 1945, en présence des dignitaires de la République, une plaque oblongue de marbre clair est apposée dans le vestibule du Musée pour rappeler aux visiteurs les hauts faits des membres du réseau. Aux noms de Vildé et de Lewitsky s’ajoute celui de Deborah Lifchitz, disparue dans la nuit et le brouillard. Le temps qui passe et les exigences du contexte politique ont privilégié certaines figures emblématiques aux dépens d’autres, tout aussi héroïques, mais moins facilement identifiables. Et puis, l’indifférence d’un public décidé à « tourner la page » a fini par l’emporter. Ce désintérêt général d’une opinion qui veut absoudre et oublier s’étend à toute l’Occupation. Il atteint aussi Vildé et ses compagnons. La césure se situerait-elle au début des années 1950 ? Les libraires constatent alors que le public se détourne des ouvrages sur la Résistance. Le peu de polémique que celle-ci suscite confirme le désintérêt des lecteurs. Alors que reparaît la NRF nouvelle mouture, l’épisode de l’Occupation est oublié258. L’héroïsme résistant sera confiné à quelques modèles bien dessinés.

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La plaque commémorant les héros du Musée de l’Homme a disparu, sans aucune justification, comme disparaîtraient naturellement, selon les lois énoncées par les positivistes, les survivances obsolètes d’époques révolues. Revient alors à l’esprit la métaphore africaine sur les reliques des anciens, à conserver au risque de dépérir.

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Curieusement, c’est en Russie post-soviétique que le souvenir de Boris Vildé a trouvé un lieu de célébration. Les dirigeants de l’URSS ne se s’étaient jamais intéressés aux aventuriers de l’esprit que furent les résistants qui ne se rattachaient pas au parti communiste. Depuis l’effondrement du régime soviétique, la Russie officielle se déclare fïère de commémorer la mémoire des héros sortis de son sein, même émigrés. Au village de Iastrebino, la maison de brique et de bois où Boris Vildé a vécu son enfance abrite un musée à la mémoire du résistant français. Là, viennent en visite des classes d’enfants de Marseille, de Caen ou d’ailleurs. Le mouvement avait d’ailleurs été donné en Estonie, alors soviétisée. Un opéra-ballet « Mont-Valérien » fut crée à Tartu en 1972, puis un film réalisé dans les studios de Tallinn, « Je suis prêt, j’arrive ! » qui vient d’être retrouvé. En URSS, en 1982 a paru une biographie, L’Homme du Musée de l’Homme, par Rita Raït-Kovaleva, largement inspirée par les récits d’Évelyne Lot, qu’elle a rencontrée, ainsi que par la correspondance, qu’elle a retrouvée en URSS, celle de Boris avec sa mère et celle des Lot avec des amis russes.

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Et pourtant, à la distance de deux générations, la mémoire des héros survit au Musée. Restent quelques fidèles ; les témoins ont tous disparus, en revanche nombre de personnes touchées par l’épopée de ces chevaliers coureurs d’aventures qui ont donné leur vie sans hésiter se rapprochent, venant d’horizons différents ; les uns ont visité le modeste musée de Iastrebino, d’autres ont lu Journal et lettres de prison – ces feuilles éparses, griffonnées par Boris Vildé, éditées, rééditées et traduites.

25

Pour le centième anniversaire de la naissance de Vildé, une exposition fut organisée au Musée de l’Homme. Des panneaux ont été montés dans le hall d’entrée où pour le grand public, furent retracées les étapes de son parcours, mêlant citations, photos, croquis tirés des carnets de mission, fiches de travail. En ce qui concerne les initiés et les proches, l’ethnologue responsable de l’exposition les rassembla le 8 juillet 2008 au matin pour une commémoration au vieux cimetière d’Ivry. Un lieu sévère et sans grâce,

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entouré d’immeubles récents, mais où la multitude des carrés de sépultures toutes semblables crée une impression de fraternité apaisée. Y reposent ceux qui sont mort en prison et ceux qui furent exécutés pendant la guerre. 26

Sont venus des chercheurs et des responsables du Musée, le fils et les petits-enfants d’Evelyne Falck-Lot ainsi que des personnalités diverses, universitaires, russisants, tous attachés à conserver les bribes d’un passé héroïque, réunis pour honorer la mémoire de ces ethnologues qui ont tout donné, sans rien attendre en retour.

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Sous une fine pluie d’été, autour des tombes jumelles de Boris Vilde et d’Anatole Lewitsky, un discours a retracé les grands moments de l’épopée. La dernière lettre de Boris à Irène a été lue, la gorge serrée par une émotion que partageait l’assistance. Deux couronnes ont été déposées. Des enfants se sont mis à courir dans les travées. Selon un rituel ancien, le pain (une brioche) a été rompu et distribué par morceaux aux assistants – une sorte de communion. Mais plutôt que de festoyer sur une pierre tombale, comme y invite la tradition populaire, la trentaine de personnes s’est rendue au bistrot situé en face de l’entrée principale pour y boire, à la russe, un verre de vodka accompagné de cornichons malossols, dédiant le toast à la mémoire d’Anatole Lewitsky et de Boris Vildé.

NOTES 249. Ministère de la Défense, bureau Résistance, dossier de l’Affaire du Musée de l’Homme. 250. Ibid. 251. Marianne Mahn-Lot, op. cit., p. 197-202. 252. Renseignements communiqués par M. Doyennel. 253. AN, dossier Roskothen, envoyé par celui-ci au Comité d’Histoire de la Deuxième Guerre mondiale. Il contient les lettres témoignant de l’aide qu’il a apportée à de très nombreux prévenus. 254. Le bulletin émigré nationaliste Mladoross publia une notice nécrologique. 255. Paul Rivet, Trois lettres, un message, une adresse, Mexico, Librairie française, 1944. Cité par Jean Jamin, art. cit., p. 290. 256. AMAE, série G 39-45, Alger, vol. 764, fol. 9. 257. Jacques Soustelle, op. cit., p. 257 et suiv. 258. Pierre Assouline, op. cit., p. 578-579.

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Annexes

I. Lettre des universitaires parisiens destinée à attirer l’attention du ministre de l’Éducation nationale sur le sort de M. Boris Vildé (janvier 1942). 1

Ce jeune savant, âgé de trente-trois ans est détenu depuis bientôt dix mois sous une inculpation longtemps inconnue de sa famille et de ses amis et très grave aux dires de son avocat. Il importe de signaler au tribunal militaire allemand que l’inculpé n’est pas un aventurier ou un bolchevik, mais une personnalité scientifique de haute valeur. Il appartient à une bonne famille russe qui a dû fuir la révolution bolcheviste et s’est réfugiée en Estonie. C’est là que le jeune Vildé a été élevé de huit à vingt ans. Il a fait ses études au gymnase puis à l’université de Tartu (Dorpat), où il s’est familiarisé à la fois avec la langue estonienne et la langue allemande. Un séjour de deux années en Allemagne où il a pu apprécier la culture allemande et où il s’est fait de nombreux amis, lui a permis de se perfectionner dans la pratique de l’allemand. À l’Université de Paris, où il a été étudiant pendant plusieurs années, il a développé ses connaissances de philologie et de littérature allemande en prenant avec distinction sa licence d’allemand.

2

Sa parfaite connaissance de la langue esthonienne qu’il avait acquise dans sa jeunesse l’inclinait naturellement vers l’étude de la langue et des choses finnoises pour lesquelles il ne tarda pas à se passionner. Il demanda et obtint diverses missions ethnologiques en Esthonie et en Finlande. En ce dernier pays, il a étudié à l’université d’Helsinki et s’est lié avec divers savants.

3

Sa curiosité scientifique s’est étendue à l’Extrême Orient : il a pris (sic) le diplôme de japonais à l’École des Langues Orientales et s’est perfectionné dans la connaissance de la civilisation de ce pays à l’École des Hautes Études (V e section).

4

Partout où il a étudié, Boris Vildé a donné à ses maîtres l’impression d’une personnalité exceptionnellement douée, d’un esprit des plus mûrs, très averti des problèmes scientifiques qui se posent pour le linguiste et l’ethnographe, en particulier dans le monde finno-ougrien. Ses maîtres le considèrent comme la plus précieuse recrue en ce domaine presqu’insoupçonné en France et fondaient en lui de grands espoirs.

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Naturalisé Français, s’étant distingué dans l’accomplissement de son devoir militaire de façon à mériter pendant la guerre les grades de brigadier, puis de maréchal-des-logis chef, il est considéré vraiment comme un des nôtres. Il mérite que l’attention du secrétaire d’État à l’Éducation Nationale se porte sur lui.

6

Naturellement, il ne peut être question de tenter de peser, si peu que ce soit, sur le tribunal militaire. Tout ce que les maîtres et amis de Boris Vildé demandent, c’est que le secrétaire d’État veuille appuyer la présente note de sa double autorité de ministre et de membre de l’Institut.

7

Signée par : Joseph Vendryes, Doyen de la Faculté des Lettres, Membre de l’Institut,

8

Gabriel Lebras, Professeur à la Faculté de Droit, Président de la IV e section à l’École des Hautes Études,

9

Mario Roques, Professeur au Collège de France, Président de la IV e section à l’EHE, Membre de l’Institut,

10

Paul Pelliot, Professeur au Collège de France, Membre de l’Institut,

11

André Mazon, Professeur au Collège de France, Membre de l’Institut, Membre de la Société finno-ougrienne,

12

Olivier Martin, Professeur à la Faculté de Droit, Membre de l’Institut,

13

Paul Boyer, administrateur honoraire de l’École des Langues Orientales vivantes.

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Ajouté au bas de la liste : Carcopino.

15

AN, F60, 1573, dossier n° 242, Affaire du Musée de l’Homme.

II. Lettre du commandant militaire allemand au délégué général du gouvernement français dans les territoires occupés, Fernand de Brinon, annonçant le verdict et reprenant les arguments de la défense de Boris Vildé. 16

Le 18 avril 1942

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Monsieur le Délégué général,

18

J’ai l’honneur de vous adresser sous ce pli une note relative à la condamnation à mort par le tribunal militaire allemand de M. Boris Vildé.

19

À l’encontre des arguments développés par le tribunal, la défense avait exposé ce qui suit.

20

1. Affaire de La Résistance.

21

Vildé ne porte la responsabilité que pour les 2 premiers numéros auxquels il a collaboré, il ne saurait la porter pour les autres numéros parus après son arrestation et rédigés par des personnes qui ont agi en hors de sa collaboration.

22

Le texte des deux premiers numéros démontre qu’il s’agit bien d’une lutte contre l’Allemagne, mais uniquement d’une lutte des esprits et dans le cadre de la France. La Résistance s’était proposé de travailler à la libération du Peuple français sans pouvoir indiquer à ses lecteurs à quelle date et par quel moyen cette libération pourrait être atteinte. Le premier numéro stipule en particulier que les auteurs deLa Résistance n’ont

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qu’un seul et unique but : le désir de faire revivre une France pure, propre et libre.La Résistance n’a en aucune manière invité ses lecteurs à commettre des actions quelconques en faveur de l’Angleterre ou au préjudice de l’armée allemande, elle n’invite personne à fournir des renseignements militaires aux adversaires de l’Allemagne, à transporter en zone libre des soldats anglais, à se livrer à des actes d’espionnage. Bien au contraire, dans le deuxième numéro, elle précise qu’il faut éviter des actions individuelles et attendre que les ordres soient donnés pour une action commune ; mais elle ne dit pas à quelle époque ces ordres, interviendront. Il faut donc voir dans La Résistance une action purement française quoique d’esprit antiallemand. 23

La revue devait être considérée au point de vue juridique comme une distribution illégale de tracts tombant sous les dispositions de l’ordonnance du Militär Befehlshaber du 10 mai 1940. C’est du reste cette disposition qui a été invoquée dans l’acte d’accusation et qui a, par ailleurs, formé la base d’une condamnation intervenue devant le même tribunal contre l’accusé Maître Nordmann, avocat à la Cour, qui fut condamné à deux ans de réclusion. La disqualification juridique au cours de l’audience a été assez surprenante, elle n’est intervenue que postérieurement à l’époque où l’accusation pour espionnage s’est révélée injustifiée.

24

2. L’aide prêtée à Weil-Curiel a été motivée par l’intervention d’un certain Gaveau dont l’activité d’agent provocateur a été reconnue au cours des débats. Weil-Curiel voulait retourner en Angleterre et Vildé s’est contenté de lui indiquer l’adresse d’un pharmacien en Bretagne, M. Dizerbo, à Quimper, qui passait pour être en mesure de faciliter le passage des Français en Angleterre. Mais il s’est révélé par la suite que WeilCuriel n’a pu fuir ; il a même été arrêté et les conditions dans lesquelles il s’est évadé après son arrestation sont restées mystérieuses. Comme Vildé n’était pas lui-même en relations avec l’Angleterre, mais qu’il n’a fait que donner une indication à un agent, il n’apparaît pas qu’il ait pu commettre par là le crime d’actes en faveur de l’ennemi ; mais tout au plus une complicité (Beihilfe) punie en droit pénal allemand du quart de la peine prévue pour le fait principal.

25

Conclusions

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Il y a donc lieu de retenir que La Résistance et, en particulier ses deux premiers numéros, ne porte aucun préjudice, quel qu’il soit à l’armée d’occupation ou à l’Allemagne. Au cours des débats, le commissaire du gouvernement l’a reconnu expressus verbis.

27

Il est d’autre part certain que l’indication de l’adresse de M. Dizerbo à Weil-Curiel est restée sans aucune suite, ce dernier n’ayant pu en profiter, cette communication n’a pu causer aucun préjudice à l’armée allemande.

28

Ces circonstances, en dehors de la valeur intellectuelle de Vildé, de sa personnalité en tous points remarquable, militent en faveur d’un recours en grâce.

29

Veuillez croire M. le Délégué général à l’assurance de ma haute considération.

30

AN, F60, 1573, dossier n° 242, Affaire du Musée de l’Homme.

III. Note sur l’affaire Vildé et attendus du jugement. 31

Par le jugement du tribunal militaire du Commandement du Grand Paris,

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Section B N° S.T.L. V 150-163/41, en date du 17 février 1942, Monsieur Boris Vildé, né à Saint-Pétersbourg le 8 juillet 1908, naturalisé français en 1936 a été condamné à mort et à 2 ans et 6 mois de travaux forcés pour avoir prêté aide et assistance à l’ennemi, avoir favorisé un inculpé qui voulait se cacher et avoir été détenteur de deux revolvers.

33

Monsieur Boris Vildé était attaché à la direction du Musée de l’Homme. Son dernier domicile était : 53 rue Boucicaut, à Fontenay-aux-Roses. Il a été arrêté à la date du 26 mars 1941 et se trouve depuis cette date en détention préventive à la prison de Fresnes.

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Avant de donner lecture des attendus du jugement, le Président du Conseil de Guerre a tenu à faire une déclaration de principe à l’adresse de tous les accusés de l’affaire Vildé. Il a dit que le tribunal voyait en eux des adversaires qui se sont cru en droit de continuer la guerre contre l’Allemagne et qui ont, par conséquent, le droit d’être considérés de façon chevaleresque comme adversaires de l’armée allemande. La résistance contre l’occupation honore tout homme plus que la lâcheté et les concessions continuelles. Cependant, en temps de guerre, chacun des adversaires en présence doit défendre sa propre peau et le jugement n’est rien d’autre qu’un acte de légitime défense du Peuple allemand contre tous ceux qui cherchent à le combattre. Il ne s’agit pas, en l’espèce, de criminels, mais d’accusés qui ont des conceptions honorables et le tribunal a tenu à observer vis-à-vis d’eux une entière courtoisie. Il est possible que pareil jugement apparaisse dur, mais il ne faut pas oublier que les actes reprochés aux accusés ont été commis pendant la guerre, sont dirigés contre le Peuple allemand et ne manquent pas de la plus grande dureté. Le tribunal est un tribunal militaire allemand qui doit en première ligne défendre les ressortissants de sa propre nation.

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En ce qui concerne l’accusé Boris Vildé, le président du tribunal a déclaré en particulier : le tribunal respecte Vildé et le considère comme un homme droit, brave et sérieux. C’est un honneur pour la France de constater comme elle a réussi à enthousiasmer cet homme pour elle et c’est un honneur pour Vildé d’avoir eu l’occasion de défendre la France, sa Patrie d’adoption, comme il l’a fait.

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Dans ses différents détails, le jugement repose sur les faits et considérations suivants :

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1° M. Boris Vildé a été avec d’autres accusés à l’origine de la distribution d’un tract appelé La Résistance. Ce tract prétend uniquement vouloir servir la France et vouloir lutter pour sa libération. Il est cependant inexact qu’il s’agisse en l’espèce d’une activité uniquement française. La Résistance vise au contraire à provoquer la lutte contre l’Allemagne sur tous les fronts, elle présuppose qu’à un moment donné, après l’affaiblissement militaire qui pourrait se produire, des soulèvements auraient lieu, simultanément en Grèce, en Yougoslavie, en Pologne, en Hollande et c’est pour combattre l’Allemagne à ce moment là ensemble avec d’autres nations qu’elle a été créée. Elle est donc bien un moyen d’activité en faveur de l’ennemi.

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Il est exact que Vildé ne s’est occupé de la rédaction que des deux premiers numéros ; il doit néanmoins supporter, par des considérations militaires, la responsabilité pour les autres numéros qui ont paru postérieurement à son arrestation. Cette revue est d’autant plus dangereuse qu’elle est bien rédigée, elle ne contient pas les mensonges habituels et grossiers qu’on lit dans les tracts anti-allemands, les faits sont judicieusement réunis et méthodiquement présentés. La revue doit nécessairement enthousiasmer chacun qui est opposé à l’occupation ; c’est précisément dans son caractère sérieux et méthodique que réside le danger qu’elle peut présenter pour

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l’Allemagne. Le tribunal considère donc que les dirigeants de cette revue se sont rendus coupables d’actes en faveur de l’ennemi et doivent être condamnés à mort en vertu de l’article 91 du code pénal allemand. 39

2° Vildé a prêté aide et assistance à Weil-Curiel pour se rendre en Angleterre. En agissant ainsi, il savait fort bien qu’au moment où les armes font défaut, le seul moyen d’agir efficacement contre l’occupation consiste dans une activité de propagande. WeilCuriel était ici le mandataire du général de Gaulle, sur la personne duquel aucun jugement ne doit être prononcé à cette audience, mais le fait est que le général de Gaulle continue la guerre contre l’Allemagne ; Weil-Curiel avait l’intention de lui apporter des renseignements de France et de continuer son activité anti-allemande par les moyens qui seraient mis à sa disposition. Il n’importe pas de savoir si Weil-Curiel était mobilisable ou non, il est un fait qu’il se trouvait auprès du général de Gaulle, qu’il a reçu de lui une mission et qu’après avoir accompli cette mission, il a voulu retourner en Angleterre afin de reprendre des relations de propagande avec le général de Gaulle.

40

La guerre actuelle est une guerre totale et l’union de toutes les forces morales de renseignement et de propagande est une des activités des plus importantes.

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Vildé avait donc pour but de livrer un combat aux Allemands sur le terrain de la propagande et de l’activité de propagande et cette volonté se manifeste tant par la création de La Résistanceque par les facilités qu’il a accordées à Weil-Curiel pour se rendre en Angleterre.

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3° Le Tribunal a admis en faveur de Vildé qu’il n’a pas commis le crime d’espionnage, ses explications sur ce point sont dignes de foi, par conséquent, il est acquitté de ce fait.

43

4° Le Tribunal a également admis que Vildé ne s’est pas occupé du transport en zone libre des trois soldats anglais qui font, par ailleurs, l’objet des considérations du jugement en ce qui concerne d’autres accusés. Du reste Vildé se trouvait à ce moment là en zone libre. Le tribunal constate expressément qu’en zone libre, il avait toute faculté pour agir comme il le voulait, sans que son action puisse tomber sous l’application des lois allemandes.

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5° Vildé reconnaît qu’au moment de la perquisition, il se trouvait en possession illégale de deux revolvers et qu’il doit de ce fait être condamné. Le tribunal lui applique la peine de deux ans de réclusion.

45

6° Vildé a aussi aidé Nordmann à se soustraire aux recherches des autorités allemandes et doit de ce fait supporter une condamnation de un an de réclusion. Ces deux peines sont confondues en une peine totale de deux ans et six mois de réclusion.

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Il peut être dit comme conclusion que le point de départ de Vildé est erroné. Vildé qui est hostile au communisme pouvait penser qu’en raison du pacte germano-russe, les Allemands seraient amenés à faire des concessions particulièrement pénibles, par exemple au sujet de la Finlande, des Pays Baltes et de la Bessarabie. Cette erreur est honorable pour Vildé, mais elle n’est pas susceptible de modifier le présent jugement.

47

AN, F60, 1573, dossier n° 242, Affaire du Musée de l’Homme.

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IV. Note verbale présentée le 23 février 1942 par Fernand de Brinon au commandant en chef des forces militaires allemandes en France. 48

L’ambassadeur de France, Délégué du gouvernement français dans les Territoires occupés a l’honneur d’appeler la bienveillante attention de M. le général, Commandant en chef des Forces militaires allemandes en France, sur le cas de 10 personnes condamnées à mort par le tribunal militaire de Paris le 17 février 1942.

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Il s’agit de : Mesdames Leleu, Oddon, Simmonot.

50

Messieurs Vildé, Lewitsky, Andrieux, Walter, Nordmann, Sénéchal, Ithier.

51

Madame Leleu, mère de deux enfants a perdu son mari, officier aviateur de réserve, tué pendant la campagne 1939-1940. Avec un grand courage, Madame Leleu, dès la disparition du chef de famille s’est efforcée de remettre sur pied le garage que dirigeait auparavant son mari. La loyauté et la fermeté d’âme dont elle a constamment fait preuve méritent considération.

52

Mademoiselle Oddon est la fille du lieutenant-colonel d’infanterie, Albert Oddon, mort le 11 novembre 1920, de la suite de ses blessures.

53

Quant aux accusations dont elle est l’objet, il semble que Mademoiselle Oddon ait cherché avant tout à rendre service à des personnes de ses relations et qu’elle ait obéi davantage à des mobiles sentimentaux qu’à l’intention de nuire à l’armée allemande.

54

Madame Simmonot appartient également aux milieux universitaires. Son père, professeur agrégé d’allemand a consacré ses travaux à la publication d’une grammaire allemande et à des recueils de textes allemands destinés à l’enseignement. Le mari de la prévenue est docteur ès Sciences naturelles, docteur en Médecine, professeur à l’École Nationale d’Alfort et chef du laboratoire de physiologie au Centre de prophylaxie mentale de la Seine. Il semble d’après les indications qu’a pu recueillir la Délégation que Madame Simmonot ait été impliquée dans l’affaire dans les mêmes conditions que Mademoiselle Oddon, sans avoir eu conscience de la gravité de ses actes.

55

Monsieur Boris Vildé est une personnalité scientifique de grande valeur. Appartenant à une famille russe qui a dû fuir la révolution bolcheviste, il a d’abord vécu en Estonie, puis en France. Il est devenu une autorité en matière ethnographique et linguistique, notamment pour l’estonien et le finlandais. Il a été chargé à ce titre de diverses missions scientifiques en Estonie et en Finlande. Ancien élève de l’université d’Helsinki, il compte de nombreuses amitiés dans les milieux finlandais. L’estime et la sympathie dont il jouit dans les cercles universitaires se sont manifestées par l’adresse qu’ont bien voulu signer à son sujet le doyen de la Faculté des Lettre et plusieurs professeurs au Collège de France, des membres de l’Institut et de l’Académie française. Enfin, Monsieur Carcopino, ministre de l’Instruction nationale lui-même.

56

Monsieur Vildé est un ancien combattant de la guerre 1939-1940, qu’il a commencée comme simple soldat et qu’il a terminée comme sous-officier. L’activité qui lui est reprochée en faveur de l’ennemi s’est bornée à la collaboration à un journal qui n’apparaît pas comme ayant été d’inspiration étrangère et dont la diffusion a été des plus restreintes. Elle ressortit plutôt à la distribution illégale de tracts qu’à l’aide à l’ennemi. C’est d’ailleurs la première inculpation qui a été retenue à l’encontre de Monsieur Nordmann, accusé dans la même affaire. Par ailleurs, le caractère même de

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ces écrits, ainsi que l’a reconnu dans son réquisitoire le ministère public, n’était pas de nature à porter atteinte à l’armée allemande. Quant à l’appui que Monsieur Vildé a donné à Monsieur Weil-Curiell, il s’est limité à une indication d’adresse, dont l’intéressé n’a pu faire usage. Elle est donc restée sans résultat pratique. 57

Monsieur Lewitsky, naturalisé Français, est également russe. Ayant dû émigrer en France à l’âge de 16 ans, il a acquis à force de sacrifices un haut degré de culture intellectuelle. Obligé de gagner sa vie par des travaux manuels, entré au musée du Trocadéro en qualité de manœuvre, il a par son érudition attiré l’attention de la direction qui l’a chargé de travaux importants. Collaborateur de la revue Muséion, il a été délégué par la France au congrès des Sciences anthropologiques et ethnographiques en 1938 et à été boursier à la Recherche scientifique de 1938 à 1941. Il importe de noter que l’accusation d’espionnage n’a pas été retenue par le tribunal sur le fond de l’affaire, les conditions formulées en ce qui concerne Monsieur Vildé sont à plus forte raison valables pour Monsieur Lewitsky.

58

Monsieur Andrieux Jules est un grand mutilé de la guerre de 1914-1918, marié et père de deux enfants. Son attitude n’avait jamais été empreinte d’hostilité systématique envers l’Allemagne. L’accusation dont il a été l’objet (espionnage) se concilie difficilement avec le point de vue adopté par le Tribunal et selon lequel l’organisation mise en cause avait une activité de propagande et non une activité de renseignements. Or c’est à lui (sic) que devaient, d’après l’acte d’accusation, aboutir les renseignements recueillis par Monsieur Andrieu.

59

Monsieur Walter, aviateur pendant la guerre, a été condamné pour espionnage. Il importe de remarquer que les renseignements qu’il a recueillis ne sont pas pratiquement parvenus à une puissance ennemie. Il paraît n’avoir été entraîné à ces agissements que par des manœuvres d’un agent provocateur.

60

Monsieur Nordmann, ancien secrétaire de la Conférence des avocats, a été condamné pour avoir prêté une certaine somme à Monsieur Weil-Curiel, lequel avait l’intention de se rendre en Angleterre. En fait Monsieur Weil-Curiel n’a pu mettre son projet a exécution. On ne peut donc prétendre dans ce cas qu’il y ait eu, en réalité, un avantage pour l’ennemi ou un dommage causé au Reich, condition exigée par la loi allemande pour que l’acte incriminé puisse être qualifié d’aide à l’ennemi.

61

Monsieur Sénéchal, âgé de 19 ans, beaucoup plus jeune que les autres codétenus, et d’une culture intellectuelle beaucoup moins développée, a évidemment subi l’influence des personnes avec les quelles il s’est trouvé en contact. Il apparaît qu’il n’a pas eu pleine conscience de la gravité de ses actes. En effet, l’accusation d’espionnage n’a pas été retenue contre lui. Les facilités qu’il a procurées, une seule fois du reste, à des aviateurs anglais, pour traverser la ligne de démarcation, n’ont pas en fait, apporté un avantage à l’armée britannique puisque ces deux aviateurs ont été internés par la suite. D’autre part, Monsieur Sénéchal avait facilité le passage de la ligne à de nombreuses personnes dans le seul but de rendre service et l’intention de nuire à l’armée allemande n’est donc pas le mobile qui l’a poussé dans le cas en question.

62

L’ambassadeur de France, Délégué général du gouvernement français dans les Territoires occupés croit devoir souligner en premier lieu la tenue morale dont les accusés ont fait preuve, et qui est bien en harmonie avec leur caractère. Il relève d’autre part que bon nombre d’entre eux sont intellectuellement des personnalités d’élite. Or les milieux intellectuels auxquels ils appartiennent, et qui jouissent en France d’un grand prestige et y exercent une considérable influence, se sont

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constamment montrés, autant qu’attachés à leur liberté de jugement, doués de largeur d’esprit et soucieux de probité intellectuelle. 63

Un large geste de clémence envers les condamnés ne risquerait pas d’être faussement interprété par eux ; ils en apprécieraient au contraire toute la générosité. En revanche, une sanction rigoureuse y créerait une particulièrement vive émotion.

64

L’ambassadeur de France, Délégué général du gouvernement français dans les Territoires occupés formule l’espoir que le général Commandant en chef des Forces militaires allemandes en France voudra bien prendre en considération ces éléments et envisager une mesure de grâce envers les intéressés.

65

AN, F60, 1573, dossier n° 242, Affaire du Musée de l’Homme.

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Abréviations

1

AMAE : Archives du Ministère des Affaires Étrangères

2

AMH : Archives du Musée de l’Homme

3

AN : Archives Nationales

4

CAC : Centre des Archives Contemporaines

5

IHTP : Institut d’Histoire du Temps Présent

6

SHAT : Service Historique de l’Armée de Terre

137

Principales sources imprimées utilisées

Dominique Desanti, La Sainte et l’incroyante. Rencontres avec mère Marie, Paris, Bayard, 2007. André Gide, Journal 1920-1939, La Pléiade, 1948 ; Ainsi soit-il, Paris, Gallimard, 2001. Agnès Humbert, Notre guerre, Paris, Émile-Paul Frères, 1946, Tallandier, 2004. Ernst Jünger, Journal de guerre et d’occupation, 1939-1948, Paris, Julliard, 1965. Michel Leiris, Nuits sans nuit et quelques jours sans jour, Paris, Gallimard, 1961. Michel Leiris, Journal 1922-1989, Paris, Gallimard, 1992. Marianne Lot-Mahn, « Le Réseau du Musée de l’Homme », Historiens et géographes, n° 369, février 2000. Simone Martin-Chauffier, À bientôt quand même, Paris, Calmann-Levy, 1976. Jean Paulhan, Choix de lettres, Paris, Gallimard, 1992. Jean Paulhan, Œuvres, vol. V, Paris, Tchou, 1997. Patrick O’Reilly, Journal de la Société des Océanistes, Paris, t. I, n° 1, décembre 1945, p. 9-10. Paul Rivet, Trois lettres, un message, une adresse, Mexico, Librairie française, 1944. Maria van Rysselberghe, Les Cahiers de la petite dame. Notes pour l’histoire authentique d’André Gide, Paris, Gallimard, 1974. Germaine Tillion, À la recherche du vrai et du juste, Paris, Le Seuil, 2001. Vladimir S. Varchavsky, Nezametchenoe Pokolenie [Une génération oubliée], New York, 1956. Boris Vildé, Journal et Lettres de prison, 1941-1942, préface de Dominique Veillon, postface de François Bédarida, Paris, Allia, 1997. Vassili S. Yanovsky, Polia Eliseiskie [Les Champs Elysées], Saint-Pétersbourg, 1993.

138

Bibliographie sélective

Pierre Assouline, Gaston Gallimard, un demi-siècle d’édition française, Paris, Balland, 1984 (rééd. 2006). Gabriel Audisio, Écrivains en prison, Paris, Seghers, 1945. Tatiana Benfoughal, « La Constitution des collections ethnographiques russes au Musée de l’Homme : histoires croisées », Cahiers slaves, civilisation russe, n° 2, 1999, Université de ParisSorbonne (Paris IV), p. 234-275. Martin Blumenson, Le Réseau du Musée de l’Homme, Paris, Le Seuil, 1976. René Closset, Franz Stock, aumônier de l’enfer, Paris, Le Sarment/Fayard, 1992. Marina Gorboff, La Russie fantôme, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1995. Pierre Herbart, La Ligne de force, Paris, Gallimard, 1958. Anne Hogenhuis, D’une culture à l’autre : parcours d’Anatole Lewitsky et Boris Vildé, réfugiés russes et résistants français, Colloque ENS, Lyon, les 2, 3, 4 décembre 2004. http//russie-europe.ens-lsh.fr Denis Hollier, Le Collège de sociologie, Paris, Gallimard, 1979. Barbara Lambauer, Otto Abetz et les Français, Paris, Fayard, 2001. Patrick Ghrenassia, « Anatole Lewitsky, de l’ethnologie à la Résistance », Liberté de l’esprit, numéro spécial « Visages de la Résistance », n° 16, automne 1987, p. 237-253. Yves Lelong, « L’heure très sévère de Boris Vildé », Liberté de l’esprit, numéro spécial « Visages de la Résistance », n° 16, automne 1987, p. 329-342. Christine Laurière, Paul Rivet (1876-1958), le savant et le politique, thèse d’anthropologie sociale et politique, Paris, EHESS, 2006. Mikhail Nazarov, Missiia russkoi emigratsii [La mission de l’émigration russe], Moscou, Rodnik, 1984. Temira Pachmus, Russian Litterature in the Baltic States between the World Wars, Columbus/Ohio, 1988. Raïssa Raït-Kovaleva, Tchelovek iz Mouzeia Tchelovek. Povest’o Borice Vildé [ L’homme du Musée de l’Homme. L’histoire de Boris Vildé], Moscou, Sovetskij pisatel’, 1982. Russkij Berlin, 1920-1945, Mejdounarodnaia naoutchnaia konferentsiai [Le Berlin russe. Conférence internationale d’études], Moscou, Russkij Put’, 2006. Karl Schlögel, Der grote Exodus, 1917-1941, Munich, C.H. Beck, 1994, p. 140-164. Karl Schlögel, Das Russische Berlin. Ostbahnhof Europas, Munich, Pantheon Verlag, 2007, 2 e éd.

139

Nikita Struve, Soixante-dix ans d’émigration russe, Paris, Fayard, 1996.

140

Remerciements

1

Pour reconstituer le fil de cette épopée, les souvenirs personnels de Mme Marianne Mahn-Lot, belle-sœur de Boris Vildé, m’ont été une source première d’information et d’encouragement ; je lui reste redevable pour les notes prises en 1946 par Évelyne Falck-Lot sur la dernière journée de Vildé et les journées suivantes. Le furent aussi les indications bibliographiques fournies par M. François George. M. Claude Doyennel, président de la Société russe des amis de Boris Vildé à Iastrebino m’a fourni des informations des plus précieuses. Mme Lalande-Isnard m’a confié les extraits de lettres de Lewitsky recopiées par Yvonne Oddon. Je remercie de tout mon cœur ces personnes qui partagent le respect et l’admiration qu’inspire cette épopée.

2

Que soient assurés de ma gratitude M. Nicolas Vyroubov, qui a commenté pour moi le climat des premiers temps de la Résistance, M. Paul Falkenburger, fils d’un collègue de Lewitsky qui m’a confié ses souvenirs de l’époque, M. Edmond Pilat qui a évoqué les missions accomplies sous la direction de Boris Vildé, ainsi que M. Serge Tornay, ancien directeur au Musée de l’Homme, qui m’a encouragée à persévérer afin de publier ce récit.

3

Au Musée de l’Homme dont les archives abritent de larges fonds concernant Vildé et Lewitsky, je remercie très particulièrement Mme Catherine Delmas, M. Mattatia ainsi que Mme Tatiana Ben Foughal. Pour tout ce qui concerne les Pays Baltes, je suis redevable pour son aide précieuse à Mme Corine Defrance ainsi qu’aux conservateurs des archives du ministère des Affaires étrangères, à Paris et à Nantes. Je veux aussi remercier le CAC à Fontainebleau, Mme Patricia Gillet au CARAN, Mme Levisse-Touzet, au Musée de la Résistance, M. Jean Astruc, à IHTP ; Mme Sandrine Eisner au SHAT et la direction du bureau Résistance au ministère des Armées, qui m’a permis d’accéder au dossier posthume. Enfin, je ne peux surestimer ce que je dois à M. Grégoire Kauffmann qui a lu et relu mon manuscrit.