Des premiers pricipes. Apories et résolutions 286432055X, 9782864320555

301 19 25MB

French Pages 808 [818] Year 1987

Report DMCA / Copyright

DOWNLOAD FILE

Polecaj historie

Des premiers pricipes. Apories et résolutions
 286432055X, 9782864320555

Citation preview

DES PREMIERS PRINCIPES

EDITIONS VERDIER 11220 - LAGRASSE

;,., .

DAMASCIUS

DES PREMIERS PRINCIPES Apories et résolutions

Texte intégral

Introduction, notes et traduction du grec par Marie-Claire Galpérine

VERDIER

PUBLIÉ AVEC LE CONCOURS DU CENTRE NATIONAL DES LETTRES

o Édition Verdier, 1987. ISBN 2-8643.2-055-X

Ce travail est dédiéà torts mes élèves, spécialement à Philippe Hoffmann.

INTRODUCTION DAMASŒJS ET LES DERNIERS TEMPS DE L'ECOLE D'ATHENES La tradition veut que Damascius ait été le dernier scho­ larque de l'Ecole d'Athènes. Le plus ancien de ses manuscrits lui donne le titre de « diadoque » 1 , successeur de Platon, qu'avait porté Proclus. On peut conclure de là qu'il était à la tête de l' Académie 1 au moment où le décret de Justinien en I. Il figure en tête du Marcianus gratcrrs 246 et dans la souscription finale d u même manuscrit. C f. p . 19. 2. Comme le précise Ilsetiaut Hadot, « bien que les néoplatoniciens d'Athènes se soient considérés comme les héritiers légitimes de Platon, sans doute n'y a-t-il pas lieu de voir dans l'Ecole d'Athènes, la succession de l'Aca­ déinie, au sens juridique du mot, qu'il s'agisse des biens matériels ou de la suc­ cession des scholarques (.•.) L'école néoplatonicienne d'Athènes en tant qu'instirution permanente nous est connue à partir de Plutarque d'Athènes, mort vers 432, par la Vie de Proclrrs de Marinus et par la Vie d'Isidore de Damas­ cius, donc par des descriptions de la vie de deux scholarques de l'école néopla­ tonicienne d'Athènes, écrites par leurs disciples respectifs : Marinus a été le disciple et successeur de Proclus à la tête de l'école, et Damascius a été le disciple d'Isidore qui, lui-même, dirigea l'école après Marinus. D'après les renseignements que nous procurent ces deux biographies, l'école néoplatoni­ cienne d'Athènes apparaît comme une communauté philosophique privée qui vivait de ses propres moyens, c'est-à-dire des revenus de ses biens considéra­ bles, provenant, d'après Damascius, de dons de bienfaiteurs particuliers. L'enseignement semble avoir toujours eu lieu dans une maison particulière installée sur le flanc sud de I' Acropole. füen ne permet d'affirmer que ces néo­ platoniciens donnaient des cours dans le gymnase de l'Acadéinie, qui a été reconstIUÎt de ses ruines aux environs de l'an 400, ou qu'ils assuraient la charge d'une chaire impériale. » I. Hadot, Lt problimt du nioplatonismt altxan­ drin, Hiirodès tl Si111plici11s, p. 9-10, Paris 1978.

10

DES PREMIERS PRINCIPES

ordonna la fermeture. C'est le dernier grand nom de l'histoire de la pensée grecque. Après lui, il n'y eut plus que des commentateurs, et qui commentèrent surtout Aristote. Le plus grand fut son propre disciple : Simplicius. En 529, Justinien interdit l'enseignement de la philosophie à Athènes• et confisqua les biens de l'Ecole. Les derniers phi­ losophes grecs prirent le chemin de l'exil. Ils emportaient avec eux, en se rendant à la cour de Perse, le rêve de Platon : qu'un roi devint philosophe•. Nous savons qu'ils étaient sept. Voici ce que nous en dit Agathias : « Damascius le Syrien, Simpli­ cius le Cilicien, Eulamius le Phrygien, Priscianus le Lydien•, Hermias et Diogène, tous deux de Phénicie, Isidore de Gaza, tous ceux-là donc, la fleur la plus noble, pour parler en poète, des philosophes de notre temps, n'étant pas satisfaits de l'opi­ nion dominante chez les Romains concernant le divin, pensè­ rent que le régime politique des Perses était bien meilleur. Comme de toutes parts on faisait l'éloge des Perses, ils étaient �- Par un premier édit, Justinien interdit l'enseign ement aux hérétiques, aux Juifs et aux païens. (Cod. Just. 1, 5, 18, 11, 10 dans Corpr,sj11riuivilis I, II Ed. Krueger). Le texte d'Wl deuxième édit contient cene formule : « Nous interdisons qu'aucun enseignement soit professé par ceux qui sont malades de la folie sacrilège des Hellènes » (cité par P. Lemerle dans Le premitr h11manisme byzantin, Paris 1971). Malalas précise qu'à tous ceux que frappait cette inter­ diction, la possibilité était offerte de se convertir au christianisme, s'ils vou­ laient n'être pas destitués de leurs fonctions. Malalas, Cbronographia XVIII p. 449 Dindorf. 4. D'après I. Hadot « La résolution prise par nos philosophes païens d'émigrer en Perse n'était nullement issue d'un rêve utopique mais avait au conuaire un fondement uès réaliste. Ils avaient depuis longtemps devant les yeux l'exemple de Nisibe, université nestorienne auuefois installée à Edesse en Syrie. Elle jouissait avant 532 sous les rois perses d'une liberté de pensée considérable, qui contrastait favorablement avec l'intolérance byzantine, à cause de laquelle cette université avait dû fuir en Perse. Cene école chrétienne était un bastion de culture grecque par le truchement de la langue syriaque qui était parlée de part et d'auue de la frontière. On peut supposer qu'au moins Damascius possédait cette langue, étant originaire de Damas, et peut­ être également ceux des autres philosophes qui, comme Simplicius, tiraient leur origine d'un pays voisin de la Syrie. La Perse a donc réuni, au moins pen­ dant une certaine période, toutes les conditions favorables auxquelles nos phi­ losophes pouvaient aspirer : la tolérance en matière religieuse et un cenue de culture grecque. » Ouvrage cité plus haut p. 24-25. 5. De celui-ci nous possédons en traduction latine un traité qui a dû être composé en Perse pour le roi Chosroès. Ce sont des Réponses d11 philosophe Pris­ dan11s aux do11/es de Chosroês, roi des Pmer. Ed. I. Bywater, Commenlaria in Aris­ /ottlem grae,a, Suppl. arist., 1, 2 Berlin 1886.

INTRODUCTION

li

persuadés que les dirigeants chez ceux-Jà étaient parfuitem.ent justes et tels que Je veut le discours de Platon, la royauté coïn­ cidant avec la philosophie•. » Le roi Chosroès les accueillit. Il venait de monter sur le trône et se fuisait gloire d'étre Jui aussi à sa manière un philosophe, particulièrement curieux de connaître les religions étrangères. IJ entreprit de leur faire tra­ duire (peut-être en syriaque) l'œuvre de Platon et celle d'Aris­ tote. Mais les philosophes grecs ne tardèrent pas à sentir qu'une monarchie orientale ne ressemblait guère à la cité idéale qu'avait conçue Platon, et eux-mêmes demandèrent à rentrer dans l'Empire. Chosroès ne s'en offensa pas puisque, dans le traité qu'il conclut avec Justinien en 532, il obtint que les philosophes ne seraient ni persécutés, ni obligés d'embrasser le christianisme. Damascius et ses amis quittèrent donc la Perse après un séjour de deux ans. Nous ne savons ce qu'ils devinrent à leur retour. Agathias nous dit seulement qu'ils firent Je voyage ensemble. Se sont-ils séparés? Damas­ cius est-il rentré à Athènes? S'est-il fixé à Alexandrie ou en Asie Mineure? Les historiens sont partagés•. Si l' empire était officiellement chrétien, le temps des persécutions n'était pas révolu. Mais les persécuteurs n'étaient plus les mêmes. Dans l'Alexandrie du cinquième siècle le peuple massacrait Hypatie•. Et Cyrille le soutint. L'Evêque était avec son peuple. Que faire, depuis l'échec de Julien• sinon se réfugier dans Ja contemplation? Ce petit nombre d'hommes et de femmes pour qui le platonisme était une religion n'opposa plus au christianisme que le mépris et le silence. C'était la tâche de la philosophie de défendre les dieux• 0• 6 . .Agathias, Hisloriamm libri tptinljllt, II, 30-31 p. 124, 8-126 Cost:mz:1. 7. Voir sur ce point l'ouvrage cité plus haut d'I. Hadot p. 26-29. 8. Voici ce que nous dit Damascius de l'enseignement d'Hypatie à .Alexandrie:« La femme s'enveloppait du manteau des philosophes et entic­ prenant des sorties en pleine ville, expliquait publiquement à qui voulait l'entendre, Platon, .Aristote ou la doctrine de quelque autre philosophe. » Damascius, Vila Isidori p. 77, 5 ss. Zintzen. Hypatie fut odieusement assas­ sinée en 415 au cours d'une émeute populaire. Cf. Rist, Hypalia, Phoenix, t. XIX, 1965 pp. 214-225. 9. Cf. L'Empereur Julien, Ot11vm ,ompltlts, 4 vol. Paris, Les Belles Let­ tres, 1924-1964; P . de Labriolle, La riarlion paït11nt, Paris 1934; .A. Piganiol, L'Empirt d1rllien, Paris 1947; S:ùoustios, Dts dieux tl du mondt' Ed. G. Rochefort, Paris, Les Belles Lettres 196o. 10. Plotin, E1111lades, IV 4, 30.

12

DES PRE!ICTERS PRINCIPES

Leur multitude témoigne de la grandeur du divin. « Ne pas restreindre la divinité à un seul être, la faire voir aussi multi­ pliée que Dieu nous la manifeste effectivement, voilà qui est reconnaître la puissance divine11 • » De là est née la doctrine des hénades 11 • Toutes choses sont pleines de dieux. C'est toute la pensée grecque du divin. Seuls les atomistes, avant les chrétiens, « vidèrent » le monde 12 • C'est ce que ressentirent avec tant de force les derniers païens : le monde est vide. Les chrétiens font figure d'iconoclastes. Partout on vide les tem­ ples et on brise les idoles. Le monde a cessé d'être un temple ou, selon une autre image, « la cité qu'habitent en commun les dieux et les hommes »1 •. Mais c'est chose grave de mépriser le monde u . Les « idoles » pour la piété néoplatonicienne, ce sont les derniers reflets du divin, ce qui fait qu'une pierre n'est pas chose inerte, privée de dieu. La chose matérielle, au plus bas degré de la procession, est le dernier anneau d'une chaîne que commande un dieu. La doctrine néoplatonicienne des séries suspend toutes choses à une hénade divine. Ainsi se jus­ tifient les pratiques théurgiques". Le Dieu unique qui a créé le ciel et la terre n'a pas seulement « humilié les étoiles ». Les choses de ce monde ne sont plus que ce qu'elles sont. Une pierre n'est qu'une pierre. Il n'est pas impie de la briser. C'est ainsi que fut ressentie chez les derniers néoplatoniciens, ce que Damascius appelle, comme Agathias, « l'opinion dominante sur le divin », désignant par là le christianisme. Pour comprendre dans sa profondeur « la réaction païenne », il faut relire le traité de Plotin contre les gnostiques. Ce sont les chrétiens qu'atteint la critique plotinienne : « Voici des hommes qui ne dédaignent pas d'appeler frères les hommes les r r. E,m., II 9, 9· rz. Cf. Proclus, Thiologie platonidtnnt, Ed. H.D. Saffrey et L.G. Westerink, Paris Les Belles Lettres, I-IV : Tht Elm1tnts of Thtology Ed. E.R. Dodds, Oxford 1933, réimpr. 1963 - Prop. 113 à 165 et commentaire de Dodds p. 257-284; Elimtnls dt Thiologit. Traduction et notes, J. Trouillard, Paris 1965. 13. Cf. A.J. Festugière, Epü,m tl m dieux, Paris 1946, 2° Ed. 1968. 14. Cf. Cicéron, Dt ltgilms I, 23 ; Dt nalnra dtorttm II, 154. r5. Plotin, Enn., II 9, 13. 16. Cf. Jamblique, Lts mystèrts d'Egyptt, Ed. des Places, Paris, Les Belles Lettres 1966; Cf. E.R. Dodds, The Gmks and tht Irrational, University of California Press, Berkeley U.S.A. 1959, trad. fr. Lts Grecs el l'Irraliom1tl, Paris 1965, appendice II, la théurgie p. 270-276.

INTRODUCTION

plus vils... pour qui même les hommes les plus méchants ont une âme immortelle et divine et pour qui le ciel et les astres sont privés d'âmes" ! » Le refus du christianisme, c'est le refus d'une vision tra­ gique du monde. « Il faut accepter avec douceur la nature de toutes choses » (praôs srmnkbôrèteon tè pantôn plmsei)". Stoï­ cisme et néoplatonisme ici se rejoignent. La vie spirituelle était intense dans les derniers cercles païens d'Alexandrie et d'Athènes. Et le néoplatonisme aussi avait ses saints. Il y eut des vies exemplaires. Celle de Proclus était présentée comme illustrant la hiérarchie néoplatoni­ cienne des vertus. Les biographies eurent un caractère hagio­ graphique. Ce fut le cas de la vie de Proclus, rédigée par Marinus 11 • Mais pour Damascius, nous ne disposons d'aucun document de ce genre. Et sur sa vie nous ne savons presque .rien. Le seul témoignage direct que nous possédions sur sa personnalité et sur son œuvre est celui de Simplicius, qui fut son disciple et le suivit en Perse. Cependant ce n'est pas su.r les événements de sa vie qu'il nous renseigne, mais plutôt su.r les tendances de sa pensée. Nous savons par lui qu'il était très attaché àJamblique et n'hésitait pas à reconsidérer sur bien des points la doctrine de Proclus... C'est l'inquiétude philosophique et, semble-t-il, la passion non seulement de la recherche mais de la difficulté qui nous sont présentées comme les traits dominants de son caractère 21 • Et su.r des points difficiles de sa pensée-sur la question du temps­ Simplicius nous confie qu'il n'arrivait pas à le suivre". Il l'appelle « le philosophe de Damas », et c'est le seul .ren­ seignement biographique que nous tenions de lui. Nous ne saurions donc .rien de sa vie si nous n'avions d'autres témoi­ gnages. Mais nous disposons de deux sources plus tardives : Photius 13 et la S01,da ... 17. Enn., II 9, 18. 18. Ibidm1 II 9, 13. 19. Marinus, Vila Procli, Ed.J. Boissonade, Paris 1878, p. 1 p, 41-50. 20. Simplicii, In Arisloltlis physùor11111 libros rof/1111tnlt1ria, Ed. H. Dids, Berlin 1895 p. 795, 15. 21. Ibidem p. 624, 28. 22. Ibidem p. 624, 3 8. 23. Photius, Bibliothmz, Ed. et trad. R. Henry, t. 1-VII, Paris, Les Belles Lettres, 1959-1974. 24. Suidas (Souda), Lexiko11, Ed. A.Adler, t. 1-V, Leipzig, 1928-1938.

14

DES PREt.llERS PRINCIPES

Photius nous fait savoir, lui aussi, que Damascius était origi­ naire de Damas. « J'ai lu, dit-il, la Vie d'Isidore le philosophe, de Damascius le Damascène ... » De la Vie d'Isidore, Photius a tiré les renseignements suivants : « Damascius travailla la rhé­ torique sous la direction de Théon pendant trois années entières et dirigea des exercices de rhétorique pendant neuf ans. Pour la géométrie, l'arithmétique et les autres sciences, il eut pour maitre Marinus, successeur de Proclus à Athènes. Pour l'étude de la philosophie, il avait eu comme guide Zéno­ dote à Athènes (qui succéda à Proclus après Marinus) et Ammonius, fils d'Hermias, à Alexandrie ; celui-ci, dit-il, l'emportait de beaucoup sur ses contemporains en philosophie et surtout dans les sciences. C'est lui, ainsi que Damascius l'écrit, qui lui expliqua les écrits de Platon et les ouvrages d'astronomie de Ptolémée. Pour la pratique de la dialectique, c'est, affirme-t-il, de la fréquentation d'Isidore qu'il tient sa force ; cet Isidore, dit-il, éclipsa par sa valeur dans les lettres tous ceux que le temps a produits dans cette génération-là 11 . » Nous n'avons sur lui qu'une courte notice dans la Souda ., : « Damascius, philosophe stoïcien, originaire de Syrie, intime­ ment lié avec Simplicius et Eulalius, originaires de Phrygie. Il vécut au temps de Justinien et écrivit des commentaires sur Platon, un traité des Principes et une Histoire philoso­ phique. » Pourquoi Damascius est-il dit« philosophe stoïcien»? On ne sait. Il serait plus facile d'expliquer que cette confusion ait pu être faite à propos de Simplicius qui écrivit un commen­ taire du Manuel d'Epictète. La notice que nous lisons dans la Souda ne lui attribue que trois sortes d'ouvrages. Simplicius en ajoute un autre, un traité intitulé Du lieu, du nombre el du temps, et Photius signale encore des Paradoxa. Nous savons par Damascius lui-même qui y fait allusion plusieurs fois, qu'il avait commenté le Timée". Par ailleurs Olympiodore, en opposant les interpréta21. Photius, Bibliotôè911t, cod. 181 p. 125 b 30. 26. Photius, Bibliotôè9ut, cod. 181 p. 192. 27. Suidas s.v. Damaskios. 28. Ruelle II 216, 11-27; 236, 13- 18 ; 2p, 22-23 ; 252, 7-13 ; 269, r-2 ; 269, 11-17. Toutes nos références au texte grec des Apories el résolutions sur les premiers prin,ipts comme au Commmtairt s11r lt Parmlnidt qui lui fait suite, don­ nent le tome, la p:age et la ligne de l'édition Ruelle : Damasâi Sumssoris D11bi­ lalionts el Solutionts de Primis Principiis in Platonis Parmtnidem, z vol. Paris 1889 (réimpr. Bruxelles 1954 ; Amsterdam 1966).

INTRODUCTION

11

rions d e Proclus e t de Damascius en plusieurs passages d e son Commentaire sttr le Premier Alcibiade nous fait savoir que ce der­ nier dialogue avait été lui aussi commenté par Damascius st • II établit le même parallèle dans son Commentaire sur le Phédon. On peut en conclure que Damascius avait aussi commenté le Pbédon• 0 • On sait que les manuscrits attribuent à tort à Damascius la suite du commentaire de Proclus sur le Parménide, publiée dans l'édition Cousin. Nous ignorons quel est l'auteur de ce texte, et c'est dans la seconde partie du manuscrit qui nous a conservé son grand ouvrage sur les Principes qu'il faut chercher le commentaire de Damascius sur le Parménide. En dehors de ce texte, on pouvait penser qu'il ne restait rien des commentaires de Damascius sur Platon, quand, en 1959, L.-G. Westerink publia les Le1ons s11r le Pbilèbe., jusqu'alors attribuées à Olympiodore et démontra que leur auteur n'était autre que Damascius. La même démonstration vaut pour une partie importante du Commentaire d'Olympiodore sur le Phédon. Outre ces commentaires, nous savons que Damascius commenta les Oracles cbaldaïq11es. Lui-même nous y renvoie à trois reprises dans son Commentaire s11r le Parménide ... II dut aussi commenter Aristote. C'était le premier devoir d'un professeur de philosophie platonicienne. On commen­ çait par Aristote, par la logique et la physique. C'étaient les « petits mystères »33 précédant les « grands mystères », ceux du monde intelligible et des choses divines. Le néoplatonisme finissant est sous le signe de la symphonia 34 : on n'oppose pas Aristote à Platon. A l'un la nature, à l'autre les choses divines. On n'oppose pas la philosophie aux théologies, la raison aux révélations, le logos aux logia. Et on n'oppose pas les Grecs aux 29. Proclus, S11r le premier Akibialt dt Platon, texte ét:ibli et tr:iduit par A. Ph. Segonds, Paris, Les Belles Lettres 198 5. 30. Cf. L.G. Wescerink, Tbe Gmk Co11111untarùs on Pl,1to's Ph,udo, 1-II Amsterdam 1976. 31. D:unascius, Lec111res on the Philebm wrongly allributd lo O(ympioJorus, Text, Translation, Noces and indices by L.G. Westerink, Amsterdam 1959. 32. Ruelle II 9, 2 1-22; 1 1 , 1 1- 1 5 ; 132, 9-10. 33. Cf. Marinus, Vita Procli XIII . 34. D'après la S011da, Syrianus, le maître de Proclus, avait composé un ouvrage inciculé : Co11corda11ce mtrt Orphie, Pytl!,,gort, Pl,,ton tt les Oracla d1,1ld11ï­ q1m, en dix livres. S011da IV s.v. Syrianos, p. 479, 1-2 Adler.

DES PREMIERS PRINCIPES

Barbares. Les dieux ont parlé aux hommes en leur langue, à chaque peuple en sa langue ... Toutefois à l'intérieur de la phi­ losophie elle-même il y a un privilège qu'il faut reconnaitre à des « hommes divins », à Platon d'abord, puis à Jamblique. Le texte platonicien est une autorité au même titre que les Oracles chaldaïques ... Aussi Platon est-il en dehors de la critique philo­ sophique, ce qui n'est pas le cas d'Aristote. Platon est théios anèr, « un homme divin », Aristote n'est que daimonios, « démonique ». Aussi y a-t-il des étapes dans la paideia philo­ sophique et un ordre obligé : on commence par Aristote. Ce sont les « petits mystères » dont nous parle Marinus dans la vie de Proclus. A ceux-là doivent succéder les « grands mystères » platoniciens et chaldaïques. Le cursus des études est présenté comme une initiation. Et l' époptie, la vision du dieu, est au plus profond du sanctuaire dans l'aduton du temple. La lecture de Platon succède à celle d'Aristote, mais dans la philosophie platonicienne elle-même il y a un ordre de lecture. La tradition veut que l'on commence par le Premier Alcibiade, c'est-à-dire que le commencement de toute sagesse est l'obéissance au précepte delphique : « connais-toi toi­ même ». Les dialogues sur lesquels s'achève la paideia sont le Timée et le Parménide. Et Olympiodore nous dit que l'Alci­ biade est comparable aux Propylées et le Parménide à l'aduton du temple 11 • Des commentaires de Damascius sur Aristote, il ne nous reste rien. Et en faveur de leur existence nous n'avons que des présomptions tirées de Simplicius et de Philopon. Sur cette question nous renvoyons à l'étude de Westerink citée plus haut. Le recueil des Paradoxa nous est connu par une courte note de Photius .. qui les résume ainsi : quatre livres dont le pre­ mier contenait trois cent cinquante-deux chapitres sur des fic3 5 . p. 612 (I 304, 29-305, 1). 36. Omles dJaldaï9ues, Ed. E. des Places, Paris, Les Belles Lettres, 1 97 1 ;

H. Lcwy, Chaldaean Oratles and Theurgy, Mystirism, Magic and Platonism i11 the Later Roman Empire, Publications de l'Institut Français d'Archéologie Orien­ tale, Recherches d' Archéologie, de Philologie et d'Histoire, t. Xill, Le Caire, 1956, nouvelle édition aux Etudes augustiniennes, Paris 1978.

37.

0/ympiodorus, C,mmtntary on tht Firsl Akibiadts

L.G. Westerink, Amsterdam 1956. (10. 18- 1 1 . 6). 38. Photius, Cod. 1 30.

of

Plato

by

INTRODUCTION

17

tions incroyables, le deuxième cinquante-deux chapitres d'histoires extraordinaires de démons, le troisième soixante­ trois chapitres d'histoires extraordinaires d'âmes apparues après la mort et le quatrième cent cinq chapitres sur des phé­ nomènes naturels extraordinaires. S'il ne nous reste rien de cette œuvre, nous pouvons toutefois nous faire une idée de son contenu et de son caractère, d'après un certain nombre de pas­ sages de la Vie d'Isidore qui rapportent des faits merveilleux. Que le fantastique et la théurgie puissent s'unir à tant de rigueur et à un style dialectique aussi sévère, c'est sans doute ce qui nous déconcerte le plus dans le néoplatonisme postplo­ tinien, et c'est aussi ce qui l'éloigne le plus de Plotin u. Nous renvoyons sur ce point aux réflexions de Jean Trouillard sur la mystagogie de Proclus• 0 • L'ouvrage mentionné dans la Souda sous le titre d'Histoirephi­ losophique est sans doute celui-là même que Photius intitule Vie d'Isidore et dont il nous donne des extraits. Ceux-ci doivent être complétés par les passages que nous a conservés la Souda. L'ensemble de ces fragments a permis la reconstitution proposée par J.R. Asmus en 1909" et l'édition de Zintzen en 1967 ... Nous savons par Photius que l'œuvre était longue et comprenait soixante chapitres. Elle était dédiée à Théodora, une ancienne élève de Damascius et d'Isidore. Ce n'était pas seulement une biographie d'Isidore. Damascius traçait le portrait d'autres phi­ losophes contemporains de son maître ou l'ayant précédé. Il avait composé ainsi une sorte d'histoire de la philosophie de son temps dont Photius nous dit qu'elle était aussi une critique, et parfois sévère. Une phrase permet d'en fixer approximative­ ment la date entre 493 et 526. Il y est question de Thédoric qui, nous dit-il, est actuellement le maître de toute l'Italie ... 39. Plotin ne jouit pas d'une autorité égale à celle de Platon. D n'est même pas mis au rang de Jamblique pour la connaissance des choses divines. Comme Aristote, il n'est qu'un philosophe. On peut soumettre ses thèses à un examen critique. La raison profonde est à chercher dans le rejet absolu par Plotin de toute pensée non hellénique. Cf. H.D. Saffrey, L 'Hymnt IV dt Produs, prûrt a11x dieux dts Oracles rhaldaïquts, dans Nioplalonismt, Mi/anges ojftrls à ]ta/1 Trouillard, Les Cahiers de Fontenay 1981, p. 297-307. 40. J. Trouillard, La mystagogit dt Proelos, Paris, Les Belles Lettres 1982. 41. J.R. Asmus, Zur Rtko11strokli1111 110n Damasrius Lthm dts lsidorus, in Byz.anlinisrhe z.tituorift, XVIII (1909) p. 424-480; XIX (1910) p. 265-284. 42. C. Zintzen, Damasâi uilat lsidori rtlifllÎat, Hildesheim 1967. 43. Photius, Cod. 130.

DES PREMIERS PRINCIPES

Simplicius dans son Co111111e11taire sur la Physique d'Aristote nous donne de larges extraits du traité que Damascius avait composé Sur le lieu, le nombre et le temps... Ces passages ont été tr:iduits par Chaignet dans son Histoire de la Psychologie des Grecs'•. Leur intérêt n'a pas échappé à Duhem qui leur consa­ cre plusieurs pages au tome I de son Système dr, Monde". Sur ce point nous renvoyons le lecteur à notre étude sur Le temps inté­ gral et aux travaux de Ph. Hoffmann". Enfin nous lisons, dans l'Anthologie Palatine, cette inscrip­ tion pour la tombe d'une esclave, précédée de la mention « du plùlosophe Damascius » : « Zosime qui auparavant n'était esclave qu'en son corps, a maintenant, pour son corps aussi, trouvé la liberté ... » Mais l'œuvre maîtresse de Damascius est celle qui est dési­ gnée dans la Souda sous ce titre : Des Principes, et dont le témoin le plus ancien est un manuscrit du neuvième siècle conservé à la Bibliotheca Marciana de Venise : Le Marcianus graecus 246.

44. Simplicius, op. cit., Corollarium de loro p. 62.4-645 ; Corollarium de lempore p. 775-800. 45. A.-Ed. Chaignet, Histoire de lap5:1rhologie de! Grm tome V p. 322 ss. 46. P. Duhem, Le SJilè11u du Monde, tome I p. 263-271 ; 342-350. 47. M.-C. Galpérine, « Le temps intégral selon Damascius », dans Le! Eludf! philo!ophiquu, 1980, p. p5-341 ; Ph. Hoffmann, « Jamblique exégète du Pythagoricien Archytas : trois originalités d'une doctrine du temps », dans les Et. phi/., 1980 p. 307-;2; ; du même auteur Le! raligoriu pou el pote ,hez. Arùlolt tl Simpliâ11I, dans l'ouvrage Conupl! el raligorie! dam la pemét a11tiqrtt, publié sous la dirc:cùon de P. Aubenque, Paris 1980 p. 2 1 7-245 ; Paralaiis dans Rev11e de! études grmpres, 96, 1983 p. 1-26 ; Simplicius : Corolla­ rium de lo,o, dans L'Astronomie dam l'Ar1tiq11iti classique, Paris 1979, p. 143-161. 48. Anthologie palatine VII, 5 53, t. V p. 90. De cette épitaphe, il y aurait lieu de ùrer plus qu'on ne pensait sur la vie de Damascius : « Il y a quelques années, la pierre originale: a été découverte, et par un hasard heureux, le lapi­ cide: a pris la peine d'inscrire la date : 538. La pierre a été trouvée: à Emèse, en Syrie, non loin de la ville de naissance de Damascius, Damas. Date et lieu con­ viennent, et comme le poème a été probablement introduit dans son Cycle par Agathias qui, nous le savons, admirait Damascius, il n'y a nulle raison de mettre en doute l'attribution de: l'épitaphe: à Damascius ni non plus sa pré­ sence: en Syrie en 5 ;8 » Alan Cameron, The Las/ Days oflhe Acadmry al Athens, Procedings of the Cambridge: Philological Society, t. CLXX.XXV, 1969, p. 7-29 ; traduit c:n français dans Le 11ioplatonim,e sous ce ùtre : Lafin de l'Ara­ di11lie, Colloques intc:rnaùonaux du Centre National de la Recherche Scienti­ fique (Royaumont 1 969), Paris 1971 p. 281-290.

INTRODUCTION

LE MARCIANUS GRAECUS 24ô En tête du folio I recto nous lisons : De Damascius le dia­ doque, apories el résolutions sur les premiers principes. Le marius­ crit 0 comprend 43 5 folios. Au dernier folio, à la fin du texte nous trouvons un nouveau titre : « de Damascius le diadoque, sur le Parménide de Platon, apories el résolutionsparallèles aux com men­ taires du philosophe sur ce dialogue ». Le philosophe est ici Pro­ clus. L'œuvre qui s'achève au folio 435 recto est désignée comme ayant pour objet non les premiers principes mais le Parménide de Platon. Elle est présentée comme une réponse au commentaire de Proclus. Faut-il en conclure que le Marcianus graecus 246 contient deux œuvres distinctes? L'examen de la composition du manuscrit permet de le penser. On peut y voir en effet deux parties, d'étendue égale, por­ tant chacune une numérotation distincte, et séparées par une lacune de. six folios. Au folio 210 recto seules les onze pre­ mières lignes sont écrites. Le texte s'interrompt au milieu d'une phrase sur ces mots : « Puisqu'à la vérité même pas »... Le reste du folio est blanc. Il en est de même du folio 2 10 verso et des folios 21 1 - 212 - 213 - 214 - 215 recto et verso. Le texte reprend en haut du folio 216 recto, sans titre, au milieu d'une phrase. Un blanc de neuf lettres à la troisième ligne, un autre de trois lettres à la quatrième montrent qu'à cet endroit le modèle devait être mutilé. La manière la plus simple d'interpréter la lacune, est 49. Ce très beau manuscrit de parchemin qui ne pone pas de date mais que l'on peut situer dans le dernier quart du ix• siècle, appartint à Bessarion et fait partie de ceux que le cardinal légua à la République de Venise. Depuis le XVI' siècle, il est conservé à la Bibliotheca Marciana. Il a été décrit pour la pre­ mière fois par Ruelle qui se rendit à Venise en mars 1881. Les discussions aux­ quelles donnèrent lieu les observations de Ruelle sont à l'origine de la consà­ tution de la collection de manuscrits connue sous le nom de collection philo­ sophique. Ch. E. Ruelle, Noliu du Codex Marria11us 246 ronlenanl lt Traili du poilosopot Damauius sur lts prm1im prinâpts, dans Milangts Graux p. J47-5 52, Paris 1884. Il ne semble pas que le manuscrit ait été lu ou recopié jusqu'au milieu du xv• siècle, jusqu'au jour où il vint entre les mains du c:irdinal Bessa­ rion. Celui-ci l'a corrigé, annoté, et il a fait réparer les parties endommagées. Deux copies furent exécutées sur son ordre : le Mardanus gr,rt'11s 241 et le Marcianus gratcus 247.Tous les autres manuscrits de notre texte descendent du Marcian11s 246, par l'intermédiaire de ces deux premières copies.

20

DES PRE1'UERS PRINCIPES

d'admettre qu'elle sépare deux ouvrages. Le titre du premier nous serait donné au folio I recto et celui du second dans la souscription finale. Il faudrait admettre qu'aient été perdus à la fois la fin du premier ouvrage et le début du second. Cette explication paraît d'autant plus vraisemblable que l' exégèse du Parménide dans le second traité commence au début de la seconde hypothèse. Il nous manque donc le commentaire de la première hypothèse celle qui, depuis Plotin, avait dans le néo­ platonisme une place privilégiée puisqu'elle porte sur l'un•• absolu. Il nous manquerait aussi toute l'exégèse de la première partie du Pannénide, si amplement développée dans le commentaire de Proclus". Mais on ne peut concevoir que 50. Nous écrivons l'un sans majuscule ainsi que les autres entités que le néoplatonisme a multipliées. Si en effet on écrit l'un avec une majuscule, tous les autres principes devront en recevoir une. Et d'abord le tout. Et si on dit que l'un est tout et que le tout est un, l'un recevra-t-il une majuscule quand il est sujet, la perdra-t-il quand il est prédicat ? Mais ni l'un ni le tout ne sont des prédicats. Quand tous les principes sont écrits avec une minuscule, leur car:u:tère absolu.ment indéterminé et indéterminable devient alors sensible. Nous ne pensons pas la transcendance sans l'immanence, ni l'immanence sans la transcendance. J. Trouillard, dans sa traduction des Eléments de Théologie de Proclus, nous aura précédé dans cette voie : « Mieux vaut écrire " un " avec une minuscule. C'est respecter l'indétermination de ce terme qui désigne tantôt le transcendant, tantôt l'immanent, et qui ne doit pas plus être person­ nalisé que réduit à l'impersonnalité. L'un que nous sommes tentés d'appeler " Dieu " est moins la divinité que le principe des dieux et la raison généra­ trice des esprits. » p. 61. 5 1. Le Commentaire de Produs sur le Parménide fut publié pour la première fois par Victor Cousin (Paris 1821-1827), puis par G. Stallbaum (Leipzig 1839, réimpression en 1840 et 1848) et réédité par Cousin en 1 864. Il s'arrête un peu avant la fin de la première hypothèse, sur le lemme 141 e. En 1929 Klibansky a découven que la traduction larine de Guillaume de Moer­ beke continue au-delà du texte grec jusqu'à la fin de la première hypothèse. Cf. Ein Proklos-fund und seine füdeullmg (SB. Akad. Heidelberg Phil. KI., 1828/29 (Abh). Et en 1960 il a publié ce texte en collaboration avec C. Labowsky. Cf. R. Klibansky et C. Labowsky, Pamw,ides usqut ad flnem primat bypotbesis "" non Prodi ,ommenlarium in Parmenidem Pars ultima adb11, ine­ dila interprtte Gui/lelmo de Moerbeka (Plato latimus III). Londres, Warburg Ins­ titute 19 53. Par ailleurs, s'il n'est pas possible d'affirmer avec certitude que Proclus avait commenté toutes les hypothèses, il est sûr qu'il avait au moins commenté la seconde, puisqu'il s'y réfère lui-même dans la Théologie platoni­