La pensée de Gilles Deleuze, à laquelle il faut associer celle de Félix Guattari, est riche de nombreuses interrogations
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French Pages 168 Year 2012
Table of contents :
Avant-propos
Introduction
1
Tenseur liminaire : « l’empirisme
transcendantal »
2
Vers l’informel
3 Les visages du Paidagogos
4 Apprendre et penser
5 Concept, événement, personnage conceptuel
6 Les machines de guerre
7 Devenir
8 Corps sans Organes et mots de passe
9 Deux figures du différenciant de la différence
10 Un tenseur esthétique et musical
11 Vers une synthèse disjonctive
Ligne de fuite a-conclusive : apprendre à penser
et penser l’apprendre
REFERENCES ET ABREVIATIONS
TABLE DES MATIERES
Gilles Boudinet
Deleuze et l’anti-pédagogue
Éducations et sociétés
Vers une esthétique de l’éducation
Deleuze et l’anti-pédagogue
Educations et Sociétés Collection dirigée par Louis Marmoz La collection Educations et Sociétés propose des ouvrages, nés de recherches ou de pratiques théorisées, qui aident à mieux comprendre le rôle de l’éducation dans la construction, le maintien et le dépassement des sociétés. Si certaines aires géographiques, riches en mise en cause et en propositions, l’Afrique subsaharienne, l’Europe du Sud et le Brésil, sont privilégiées, la collection n’est pas fermée à l’étude des autres régions, dans ce qu’elle apporte un progrès à l’analyse des relations entre l’action des différentes formes d’éducation et l’évolution des sociétés. Pour servir cet objectif de mise en commun de connaissances, les ouvrages publiés présentent des analyses de situations nationales, des travaux sur la liaison éducation-développement, des lectures politiques de l’éducation et des propositions de méthodes de recherche qui font progresser le travail critique sur l’éducation, donc, sans doute, l’éducation elle-même...
Dernières parutions Salé HAGAM, Le développement de l'éducation en Afrique subsaharienne, 2012. Guy BERGER et Augustin MUTUALE, Conversations sur l’éducation. S’autoriser à éduquer, 2012. Gaston MIALARET, Pour l’éducation. Recueil de quelques textes significatifs sur les aspects actuels, souvent méconnus, de l’éducation, 2012. Rose-Marie BOUVET, Pôle Emploi et les chômeurs. Une ethnographie de l’intérieur, 2012. Georges BERTIN et Danielle RAUZY, Pour une autre poli-tique culturelle. Institution et développement, 2011. Gilles PINTE, L’expérience et ses acquis, 2011. Françoise CHEBAUX, La pensée unique à l’université, 2010 Louis MARMOZ et Véronique ATTIAS DELATTRE (dir.), Ressources humaines, force de travail et capital humain, 2010. Madeleine GOUTARD, L'école porteuse d'avenir, 2010. © L'HARMATTAN, 2012 5-7, rue de l'École-Polytechnique ; 75005 Paris http://www.librairieharmattan.com [email protected] [email protected] ISBN : 978-2-336-00195-1 EAN : 9782336001951
Gilles Boudinet
Deleuze et l’anti-pédagogue Vers une esthétique de l’éducation
L’HARMATTAN
Du même auteur De l'universel en musique. Fugues et variations d’un savoir, Paris, Publisud, coll. « Courants Universels », 1995. Pratiques rock et échec scolaire, Paris, L'Harmattan, coll. "Savoir et formation", 1996. Des Arts et des Idées au XX° Siècle. Musique, peinture, philosophie, sciences humaines et « intermezzos poétiques » : fragments croisés. Paris, L’Harmattan, 2000. Pratiques tag. Vers la proposition d’une « transe-culture », Paris, L’Harmattan, coll. « Arts, Transversalité, Education », 2002. M. Heidegger, T.W. Adorno : vers un « pacte » de l’esthétique « moderne ». Quand l’art pouvait encore sauver le monde en général et l’éducation en particulier, Paris, Université de Paris-Sorbonne, Observatoire Musical Français, Document de recherche O.M.F., Série Didactique de la Musique, n°22, 2003. Vers un paradigme trinitaire de lecture de l’éducation artistique. Paris, Université de Paris-Sorbonne, Observatoire Musical Français, Document de recherche O.M.F., Série Didactique de la Musique, n° 32, 2005. Art, Education, Postmodernité. Les valeurs éducatives de l’art à l’époque actuelle, Paris, L’Harmattan, coll. « Sciences de l’Education musicale », 2006. Arts, Culture, Valeurs éducatives. L’harmonie et le sublime, la monade et la raison : variations philosophiques et musicales des Lumières à la Postmodernité, Paris, L’Harmattan, coll. « Sciences de l’Education musicale », 2008. Il était une fois la musique, les mots et d’autres cris… L’improbable dialogue de Moïse et Pan, Paris, L’Harmattan, coll. « Sciences de l’Education musicale », 2011.
« Nous comprenons maintenant notre relation à nos professeurs de lycée. Ces hommes, qui n'étaient même pas tous pères eux-mêmes, devenaient pour nous un substitut paternel. C'est pourquoi ils nous semblaient, même s'ils étaient encore très jeunes, si mûrs, si inaccessibles. Nous transférions sur eux le respect et les attentes tournés vers le père omniscient de nos années d'enfance… » S. Freud, « Sur la psychologie du lycéen », 1914.
« Arrête ! Tu me fatigues ! Expérimente au lieu de signifier et d’interpréter ! Trouve toi-même tes lieux, tes territorialités, tes déterritorialisations, ton régime, tes lignes de fuite ! Sémiotise toi-même, au lieu de chercher dans ton enfance toute faite et ta sémiologie d’Occidental… » G. Deleuze, F. Guattari, Mille Plateaux, 1980.
Avant-propos
Juillet 2012. Festival d’Avignon, Université Sainte-Marthe. L’amphi est comble, surchauffé. Il y a encore du monde dans le couloir. Il faut se frayer péniblement un chemin parmi les spectateurs qui se sont résignés à s’asseoir à même le sol, en bas des marches des gradins. Légèrement de travers sur une simple chaise, concentré, comme happé par le sombre vide de l’immense tableau mural derrière lui, le professeur est déjà là, face à la salle. Il regarde avec une politesse complice son auditoire, sans mot dire. La tension du silence laisse comprendre qu’un grand cours va être prononcé, que quelque chose d’important va se passer. On va entendre Deleuze. C’est l’événement. Deleuze est attendu. On devine son ombre, au-delà de l’acteur. Celui-ci, par une oreillette qui le relie à un cours enregistré du philosophe, commence en suivant les intonations, les inflexions, les silences et le rythme de la parole deleuzienne. La voix de l’acteur est certes différente, mais l’image sonore donne, à n’en point douter, une réplique fidèle de ce que l’auditoire vincennois devait entendre, à part le crissement de cigales qui perce les fenêtres de l’amphi. Il en va de même pour les gestes, les expressions, les mimiques qui renforcent la consistance des propos, qui matérialisent les idées. Pour ainsi dire, ils les « stratifient » en images visuelles. On peut deviner que 9
l’acteur a accompli un travail d’imprégnation de la gestuelle deleuzienne. Mais il apparaît aussi certain que la voix enregistrée du philosophe, avec ses variations, ses intensifications et ses ruptures, est le signe sonore de mouvements singuliers. Ceux-ci se diffusent et s’étendent alors dans le propre corps de celui qui énonce ou qui porte cette voix. En faisant ses cours, Deleuze devait accompagner les lignes de sa pensée par les mêmes gestes que ceux que retrouve l’acteur. Une chorégraphie philosophique se dévoile ainsi, où les flux de l’élaboration conceptuelle semblent tirer en un effet de rémanence des images fugitives, tracées dans l’air, mais jamais arrêtées ou figées sur un tableau noir. Rendre la pensée mobile, la faire voyager… Avec son partenaire Alexandre Meyer, qui renvoie au professeur les interventions de ses étudiants lors du séminaire mis en scène, Robert Cantarella propose, pour reprendre le titre de la pièce qu’il présente, de « faire le Gilles ». Faire le Gilles circule entre les territoires de la philosophie et du théâtre, en passant sans cesse de l’un à l’autre. D’un côté, la pensée deleuzienne ne fait-elle pas appel à ce que le philosophe nommait une « méthode de dramatisation », où entrent en jeu « des personnages conceptuels » ? De l’autre, le théâtre n’inscrit-il pas un écart envers le réel qu’il met en scène, pour ouvrir précisément ce que Deleuze nommait « des lignes de fuite » où la pensée prend essor, devient créatrice en se désengageant des certitudes assignées ? Pourtant, Faire le Gilles est bien une pièce, présentée à l’espace public du Theatron, et non un cours. Il en aurait été tout autrement si l’on avait projeté la vidéo d’une leçon deleuzienne, ou, plus simplement, installé un dispositif de diffusion de l’enregistrement que Robert Cantarella s’applique à suivre avec un grand souci d’exactitude. La présence même de l’acteur suffit pour témoigner de l’écart où s’installe le théâtre, pour comprendre qu’il s’agit bien de faire le Gilles et non de se substituer à lui. En même temps, Robert Cantarella joue savamment à dissoudre les lignes de démarcation du travail interprétatif. Il ne s’approprie pas un texte philosophique en cherchant à en faire scintiller les mots, à en intensifier les signes par des effets de déclamation. Loin de surcharger ses paroles de redondances et de dramatisations de ses propres affects, l’acteur, avec l’aide de la technique de l’oreillette, 10
maîtrise une sorte de neutralité au regard de la voix qu’il transmet. Il instaure ainsi un tout autre rôle que celui, pour reprendre le vocable deleuzien, du « prêtre interprétatif ». C’est bien sur ce point que le jeu de Robert Cantarella répond très finement aux thématiques du philosophe. Il n’interprète pas la parole deleuzienne en la sanctifiant par le filtre du porte-voix, du personare dévolu à l’acteur, où celui-ci prend finalement le pouvoir. Bien au contraire, il expérimente. Il fait le Gilles. On pourrait dire qu’il entre dans un devenir-Deleuze, qu’il s’essaie au personnageconceptuel-Gilles-Deleuze. Or ce personnage conceptuel est aussi celui d’un nouveau théâtre, que le philosophe avait identifié comme un théâtre de la présentation, et non plus de la représentation. Ce que présente déjà Robert Cantarella, c’est sa propre expérience d’un devenir-Deleuze, d’un devenir-Gilles, et non son interprétation de la parole deleuzienne. Ici, faire le Gilles signifie déjà faire avec Gilles. Gilles, d’une part, se retire pour laisser un espace vacant où advient la possibilité du avec, c’est-à-dire le jeu même de celui qui expérimente le devenir-Gilles. Mais d’autre part, il n’en accompagne pas moins l’acteur, par l’enregistrement de sa voix et le défilement de ses idées. Ceci ne veut pas dire faire une pièce sur Gilles, ni un cours comme Gilles, à savoir soit le capturer dans une sorte de métadiscours ou même de « re-présentation » dogmatique, soit se substituer à lui par une mimesis trompeuse où l’acteur devenu professeur prétendrait sceller le philosophe sur son propre visage. Faire avec : telle est selon Deleuze la meilleure configuration éducative, où le maître invite à faire avec lui, et non plus comme lui. C’est ainsi que Faire le Gilles peut aussi se donner comme une expérience éducative – et non un cours – à et par la pensée deleuzienne que fait circuler Robert Cantarella. Mais c’est aussi ainsi que cette expérience éducative, parce qu’elle est accompagnée sur le mode du avec, et non de la capture du sur ou du recouvrement aveugle du comme, se meut sur un subtil pli, où se différencient Robert et Gilles, ou, si l’on préfère, le jeu propre du théâtre et l’exercice de la philosophie, du moins du cours de philosophie. Pourtant cette différenciation procède alors selon un régime très particulier. Elle relève de ce que Deleuze aurait pu nommer une « synthèse disjonctive inclusive ». La 11
synthèse disjonctive correspond à la formule « ou bien, ou bien ». Ou bien le théâtre, ou bien la philosophie. Mais elle se solde par l’exclusion d’une voie. Ou bien faire comme Gilles, et abandonner le théâtre au profit du cours de philo. Ou bien faire une pièce sur Gilles, et laisser tomber la philosophie. La perspective de Faire le Gilles, de faire avec Gilles est toute différente : elle laisse la disjonction, fait fonctionner le pli différenciateur, mais sans exclure la voie du théâtre ou celle de la philosophie. Elle inclut les deux, simultanément, en montrant comment chacune se connecte à l’autre, tout en s’en différenciant. Ou bien avec ou bien. Tel est le tour de force que réussit Robert Cantarella. Le paradoxe de l’acteur – être un autre – n’est plus ici résolu ou masqué comme ceci se produit lorsque l’interprète s’empare de son personnage, quitte à renoncer à lui-même. Tout au contraire, ce paradoxe est révélé au plus près de son articulation première, dans les bifurcations non exclusives ouvertes par le jeu de l’acteur, immédiatement relié à la voix de Gilles, appliqué à expérimenter son devenir-Gilles sans être Gilles pour faire le Gilles. On retrouve ici l’une des principales thématiques de Deleuze : saisir la force de questionnement du paradoxe, l’instance problématique au milieu, à la surface, au lieu d’en chercher une résolution par ce que le philosophe nommait « l’illusion de la solution ». A suivre la leçon deleuzienne, ce serait là la clef du « dépli » de la pensée, enfin libérée des croyances selon lesquelles tout paradoxe doit nécessairement être résolu. Il en va de même pour le jeu théâtral qu’inaugure Robert Cantarella. Il ne « possède » pas son personnage philosophique pour le neutraliser ou se neutraliser luimême. Il le laisse avec lui, derrière lui, dans l’enregistrement qui l’accompagne, tout en présentant, dans cet écart du avec, sa propre expérience d’un devenir-Gilles. Par cette ambivalence, c’est peut-être l’essence même du jeu théâtral qui est dévoilée, à l’inverse de l’illusion de l’incarnation parfaite du personnage ou du rôle. A ce titre, Faire le Gilles ne représente pas une leçon deleuzienne, mais est, dans son propre processus, une leçon deleuzienne. C’est ainsi que faire-avec laisse intacte l’irrésolution d’un pli problématique entre les bifurcations du théâtre et de la philosophie, entre celui qui fait le Gilles et Gilles. Ce pli est, selon 12
Deleuze, la condition même de la pensée, la condition de l’exercice philosophique. Or, à suivre le travail de Robert Cantarella, ce pli du faire-avec semble précisément trouver l’une de ses articulations essentielles dans l’exercice théâtral, dans la dramatisation du jeu des divergences non exclusives qu’il rend possible, dans les événements émotionnels qui prennent consistance au cœur de l’ambivalence. Ceci laisse entendre que le théâtre, et de façon plus générale l’art, serait le précurseur de la philosophie deleuzienne, à la fois « disjonctive » et « inclusive ». Du même coup, faire-avec étant aussi pour Deleuze le principe pédagogique par excellence, celui qui permet d’accéder à l’expérience d’un devenir-pensée, d’un apprendre à penser, on pourra alors se demander si l’éducation, ainsi positionnée, ne relèverait pas déjà, et fondamentalement, d’une expérience artistique. Faire le Gilles invite à l’envisager. Telle sera aussi la perspective suivie dans cet ouvrage.
Introduction
Gilles Deleuze fut à l’évidence ce qu’on nomme « un grand professeur ». Les témoignages de ses étudiants et auditeurs, comme Claude Jaeglé 1 dans son Portrait oratoire de Gilles Deleuze aux yeux jaunes, ou ceux cités par François Dosse 2 dans sa biographie croisée de Gilles Deleuze et Félix Guattari, rappellent que le philosophe fut un enseignant de premier plan, un pédagogue de grand talent. Certes, l’éducation n’est pas abordée directement dans l’œuvre deleuzienne 3. Mais elle n’en est pas moins constamment interpellée. En effet, d’une part, c’est à une expérience radicale de 1
JAEGLE, C., Portrait oratoire de Gilles Deleuze aux yeux jaunes, Paris, P.U.F., 2005. 2 DOSSE, F., Gillesdeleuzefélixguattari, Biographie croisée, Paris, Ed. La Découverte, 2007. 3 Si les ouvrages sur l’œuvre deleuzienne abondent, peu se penchent sur son rapport à l’éducation. Citons cependant, notamment pour le statut pédagogique du problème chez G. Deleuze : CHARBONNIER, S., Deleuze Pédagogue. La fonction transcendantale de l’apprentissage et du problème, Paris, L’Harmattan, 2009. FABRE, M., Philosophie et pédagogie du problème, Paris, Vrin, 2009.
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la pensée, voire une réforme de « l’image de la pensée », qu’invite G. Deleuze. Une telle expérience, que le philosophe s’attache à saisir et à faire partager dans son immanence propre, en s’appliquant à la délester de toute figure transcendante, est indissociable de la propre dimension de l’apprendre. Il est d’ailleurs question, dès l’introduction de l’ouvrage Qu’est-ce que la philosophie ? écrit avec F. Guattari, de se donner pour tâche non plus une « encyclopédie universelle du concept » (QPh, 17), mais une « pédagogie du concept » (QPh, 17). D’autre part, l’œuvre deleuzienne, à laquelle il convient d’associer sur de nombreux points la pensée de F. Guattari, s’avère extrêmement féconde pour interroger les idées et les débats qui traversent de nos jours les processus éducatifs. Ces derniers sont en effet affectés par les importantes mutations de notre société qui, pour reprendre la terminologie lyotardienne, basculerait depuis les années soixantedix du siècle précédent d’un régime « moderne », engagé lors des Lumières, à un autre : celui de ladite « Postmodernité ». L’observation courante pourra par exemple reconnaître ces mutations dans le passage d’une structuration verticale et hiérarchisée à un réseau indéterminé, de type horizontal, dans l’avènement d’un sujet voulu « transversal », mobile et le plus flexible possible, ou encore, conformément aux propositions de Jean-François Lyotard, dans la fin des « grands récits », du moins des grands systèmes théoriques et des grandes idéologies qui prévalaient auparavant, du marxisme à la psychanalyse. C’est ainsi que l’éducation, telle qu’elle pouvait en très large part hériter de l’esprit des Lumières dans ses contenus et objectifs, ou d’une organisation pyramidale et verticale principalement initiée par les jésuites, ne semble guère échapper à la « crise » souvent prêtée aux changements « postmodernes ». Or ces changements trouvent un très large écho dans les thèses deleuziennes et guattariennes. Ainsi le temps lisse contre le temps strié, la machine de guerre nomade contre l’appareil d’Etat sédentaire et hiérarchisé, le rhizome, le « schizo-sujet » en éternel devenir… Pourtant, si ces thèses donnent des clefs de compréhension de l’époque « postmoderne », leur contexte d’émergence ne fut pas celui d’une sorte de critique anticipatrice adressée au monde d’aujourd’hui. Bien au contraire, la critique s’adresse alors à une société cloisonnée, hiérarchisée, statique, 16
celle de la « Modernité » qui, dans la seconde moitié du XXe siècle, se découple de plus en plus des aspirations de ses jeunes générations. Il ne saurait être ici question de se demander si notre monde « postmoderne » est devenu deleuzien. Mais force est de constater que si les concepts deleuziens et guattariens sont nés d’une déconstruction systématique de l’épistémè de la « Modernité », voire d’une machine de guerre tournée contre celleci, ils semblent s’actualiser dans nos sociétés « postmodernes ». Ceci, non plus sur un mode contradictoire, mais sur celui d’une sorte de nouveau « sens commun ». En fait, tout se passe comme s’ils avaient été capturés par la domination d’une machine mondiale qui, désormais, s’est bien plus accordée aux flux financiers et à leurs intensifications qu’aux régulations des appareils de l’Etat. A en juger par la place privilégiée qu’elle accorde par exemple au vocable de « flexibilité », de « mise en réseau », de « transversalité », l’institution scolaire ne semble guère échapper à la contamination lancée par la machine deleuzoguattarienne. Pourtant, en même temps, on peut se demander si elle n’est pas, pour ainsi dire dans son essence, incompatible avec une telle machine. En effet, il serait possible de se contenter du truisme selon lequel l’éducation consiste à former les sujets d’une culture donnée, de surcroît par dispositif institué dans un Etat. On ne peut que mesurer en quoi cette conception serait alors radicalement contrariée par une philosophie qui remet en cause des notions comme celles de la forme, et partant l’idée même de formation, du sujet au profit d’un « schizo-sujet », ou encore de l’appareil d’Etat contre qui une machine nomade est opposée. Un personnage n’est dès lors guère épargné : celui qui a pour mission (d’Etat) de former un sujet, en accompagnant les élèves vers un but déterminé et en transmettant des savoirs donnés dont il reste le principal médiateur. Nous qualifions ce personnage de « pédagogue », non au sens de son opposition au « républicain », mais en nous référant à l’étymologie, développée dans le second chapitre, du Paidagogos. La contradiction entre le Professeur Deleuze, Paidagogos talentueux dont les cours adhéraient à la traditionnelle forme magistrale, et sa philosophie qui met à mal le visage même du Paidagogos est cependant loin d’être insurmontable. C’est en termes de personnages que le problème peut être posé. La personne particulière de G. Deleuze, avec sa mission de professeur de 17
philosophie, de fonctionnaire d’Etat, de philosophe qualifié, ne peut être confondue avec les concepts que celui-ci ne cesse de créer : des concepts vivants, qui se démarquent de leur auteur, deviennent autonomes et disposés à être investis par d’autres philosophes. Ces concepts agissent comme les héros d’un grand roman, la philosophie, en occupant des positions, des postures de pensée et des fonctions spécifiques à chacun. Tels sont ce que G. Deleuze nomme « les personnages conceptuels », irréductibles à la personne du philosophe qui les a inventés. Ainsi Dionysos, l’Antéchrist, Zarathoustra sont-ils des personnages conceptuels issus de la pensée nietzschéenne. Ainsi, chez G. Deleuze et F. Guattari, le « schizo-sujet », « l’anti-Œdipe », tout comme par ailleurs « le rhizome » ou même le « Corps sans Organes ». Or ce sont bien de tels personnages conceptuels deleuziens et guattariens qui s’opposent à ce que pourrait incarner le Paidagogos, lui-même autre personnage conceptuel qui semble, depuis l’origine, parcourir la philosophie de l’éducation. La personne pédagogique du Professeur Deleuze ne peut ainsi que se distinguer de ses personnages conceptuels qui, eux, semblent tenir un rôle contradictoire à celui du Paidagogos. Au travers d’une lecture non exhaustive de textes deleuziens et deleuzo-guattariens, l’approche suivie dans cet ouvrage se centre sur la question de l’éducation. Aussi le fait-elle en essayant de souscrire à la conception deleuzienne du travail philosophique qui apparaît déjà comme une création de concepts et de personnages conceptuels. De la sorte, au lieu d’appliquer pour ainsi dire en extériorité les concepts deleuziens au champ éducatif, elle prend le risque de s’appuyer sur la proposition d’un nouveau personnage conceptuel, afin de tenter de lui donner une consistance au fil des développements présentés. Par référence à « l’Anti-Œdipe », ce personnage est ici nommé « l’Anti-pédagogue ». Ce personnage conceptuel de l’Anti-pédagogue sera déjà envisagé à partir du paradoxe fondateur de « l’empirisme transcendantal » et de son « précurseur sombre » dont l’une des conséquences est la substitution de la notion de forme par celle de force. Si cette substitution remet en cause l’idée même de formation, elle s’ouvrira sur les « visages » du Paidagogos et leur difficulté à trouver place dans un système « diagrammatique ». 18
L’interrogation, qui n’est autre que la disjonction entre les figures de l’enseigner et de l’apprendre, conduira à entrevoir ce que signifient dans la perspective deleuzienne « apprendre » et, corrélativement, « penser ». Une configuration, qui rencontre celle du « nomadisme » et de la « machine de guerre », se précisera alors sous l’angle d’une déconstruction du territoire même où le Paidagogos avait ses marques : l’évolution au profit du devenir, le sujet au profit du Corps sans Organes et du « schizo-sujet », le mot d’ordre au profit du mot de passe. Ce dernier permettra de revenir au « précurseur sombre » pour l’étendre à la « case vide », au « pli », tout en identifiant l’un des espaces privilégiés de l’Antipédagogue : l’art, un « tenseur » esthétique et musical. Or, dans ce cadre, une relation particulière entre la pensée conceptuelle chez G. Deleuze et cet espace esthétique sera précisée en termes d’accompagnement. En s’appuyant sur la notion de « synthèse disjonctive », qui ne met pas l’accent sur un choix exclusif entre le Paidagogos ou l’Anti-pédagogue, mais sur le pli qui les différencie, cette relation d’accompagnement sera finalement reprise à propos de la philosophie de l’éducation confrontée à la société contemporaine. A suivre les options deleuziennes, il ne s’agirait plus désormais de prescrire l’action éducative, ni d’en interpréter les ombres problématiques, mais d’accompagner ces dernières pour ressentir, penser et expérimenter avec elles.
1 Tenseur liminaire : « l’empirisme transcendantal »
L’empirisme, entre nuages et profondeurs telluriques La pensée deleuzienne est une machine de guerre. Une machine de guerre qui ne cesse de lancer ses traits contre l’appareil dominant : l’Etat, ses fonctionnaires, ses professeurs, ses prêtres dogmatiques assermentés à décréter le vrai et le faux au nom d’une unicité imposée ou d’un universel sanctifié. Cette machine de guerre se met en mouvement dans le contexte des années soixante du siècle dernier. D’une part, ce contexte est celui d’une société marquée par une rigidité pyramidale, dont les institutions de justice, de soins ou d’éducation sont sous le joug du couple « surveiller et punir » tant souligné par Michel Foucault. Ainsi pourra-t-on par exemple se souvenir de la Chronique de l’école caserne de Jacques Pain et Fernand Oury. D’autre part, ce contexte coïncide avec l’effritement annoncé des « grands récits » qui, jusque-là, fédéraient la vie intellectuelle qu’on pourrait qualifier « d’opposition ». Il serait ici possible de situer la reprise de la psychanalyse sous l’arbitraire d’un signifiant lacanien se 21
voulant en phase avec la logique structuraliste. G. Deleuze et F. Guattari dénoncent ainsi l’aspiration « à remplir une fonction majeure du langage, faire des offres de service comme langue d’Etat, langue officielle (la psychanalyse aujourd’hui, qui se veut maîtresse du signifiant, de la métaphore et du jeu de mots) » (Kplm, 50). Il en va de même pour le marxisme, alors en très large part oblitéré par une dérive dogmatique dont les principaux représentants politiques en France n’arrivaient pas à se défaire. On comprend le succès du Nietzsche et la philosophie, que G. Deleuze publia en 1962. On sait que la lecture alors proposée est déjà deleuzienne, que G. Deleuze parle déjà lui-même au travers du personnage conceptuel nietzschéen, qu’il pense avec et non plus sur Friedrich Nietzsche. Pourtant, l’ouvrage n’en ouvrit pas moins une autre voie, au-delà des théories alors dominantes, au-delà de toute réification de la pensée dans un grand récit déterminé. Si F. Nietzsche tue toute transcendance ou tout fondement, à commencer par Dieu lui-même, il leur substitue la « volonté de puissance », l’énergie vitale de ce qui ne peut s’annuler. D’emblée, le concept de force, que G. Deleuze ne cessera d’opposer à celui de forme, se précise alors. Aussi, la force de la volonté chez F. Nietzsche signifie, selon la lecture deleuzienne, une multiplicité et une affirmation des différences qui ne peuvent que contredire tout essentialisme. A l’opposé de l’unicité de la Volonté d’Arthur Schopenhauer dont héritera l’inconscient freudien, la force nietzschéenne « se rapporte à une autre force » (NPh, 7) pour appeler à un pluralisme. De même, et cette fois-ci à l’inverse de la voie où s’engagea aussi le marxisme 1, la force s’oppose à la dialectique, et ce, au profit de la différence. En effet chez F. Nietzsche, selon G. Deleuze, jamais le rapport « d’une force avec une autre n’est conçu comme un élément négatif » (NPh, 9). La force « qui se fait obéir ne nie pas l’autre ou ce qu’elle n’est pas, elle affirme sa propre différence et jouit de cette différence » (NPh, 9). Ainsi est-il question, précise G. Deleuze, d’un « empirisme », où la volonté n’est plus 1
Certes, la critique de la dialectique s’adresse déjà à la pensée hégélienne, sous l’angle de sa réfutation nietzschéenne. Ainsi, nous croyons, précise G. Deleuze, que le « mouvement hégélien, les différents courants hégéliens lui [F. Nietzsche] furent familiers ; comme Marx, il y prit ses têtes de turc » (NPh, 9).
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considérée selon son but, son motif ou son objet (NPh, 10), en l’occurrence une instance qui lui serait externe et qui la transcenderait. Il s’agit, au contraire, de considérer la volonté pour elle-même, dans son immanence. Ce que veut la force, « ce que veut une volonté, c’est affirmer sa différence : voilà l’élément conceptuel nouveau, agressif et aérien, que l’empirisme substitue aux lourdes notions de la dialectique » (NPh, 10). Que veut donc la philosophie deleuzienne dans ce qu’elle ouvre ainsi au travers de F. Nietzsche? Penser une force et par une force qui affirme des différences individualisantes, des intensités, à partir d’un plan qui tourne le dos tant à toute conception essentialiste, à toute transcendance ou à toute unité, qu’à toute dialectique appliquée à résoudre le négatif. La posture se veut empirique, en évitant ainsi toute synthèse par une position de surplomb qui aspirerait à une quête d’universaux transcendants. On retrouve ici la distinction entre le molaire et le moléculaire. Le premier renvoie aux formes de synthèse en surplomb, situées à un niveau « macro », en cherchant à dominer les choses, à les inscrire d’emblée dans un grand principe de transcendance qui se substitue à elles. Le second, quant à lui, considère déjà ces dernières, le plan de leurs « micro » vibrations internes et individuelles. Fourmillement d’une hétérogénéité imperceptible, il s’oppose à tout principe d’unité. C’est ce plan moléculaire qu’il faut redécouvrir, en le libérant des conceptions molaires inféodées à une solution unitaire. Ceci ne peut qu’induire une autre posture de questionnement, une autre, pour reprendre le titre d’une conférence donnée en 1967, « méthode de dramatisation » que le quid traditionnel avec sa finalité essentialiste. Il s’agit déjà de se tourner sur les conditions, toujours hétérogènes, de l’existence de ce qui est à penser. « Il n’est pas sûr que la question qu’est-ce que ? soit une bonne question pour découvrir l’essence ou l’Idée. Il se peut que des questions du type : qui ?, combien ?, comment ?, où ?, quand ?, soient meilleures [pour déterminer] quelque chose de plus important concernant l’Idée » (ID, 132). Loin d’un a priori ou de l’aséité d’une chose-en-soi, les concepts, les Idées résultent, selon G. Deleuze, de « dynamismes spatio-temporels : c'est-à-dire des agitations d’espace, des creusées de temps, de pures synthèses de vitesses, de directions et de rythmes » (ID, 134). Ce sont ces dynamismes qui sous-tendent une différenciation où une chose 23
apparaît, où une individuation se distingue d’une autre. Or la différenciation est double : la qualification et la composition, les qualités que la chose possède, et son étendue, son organisation spatiale ou extension. Cette différenciation a ainsi pour condition « des intensités pures enveloppées dans une profondeur, dans un spatium intensif qui préexiste à toute qualité comme à toute extension » (ID, 135). Ce que le philosophe regarde désormais, c’est ce spatium moléculaire, hétérogène, tapis de petites vibrations hétéroclites à partir duquel vont prendre corps les choses, les concepts, les individus. Il n’est plus question de s’attacher à une Idée au-dessus ou à une Essence en dessous, mais de porter attention à la surface. Dans sa « Dix-huitième série » de la Logique du sens, G. Deleuze présente ainsi « trois images de philosophes ». La première, à l’image de l’idéalisme, est celle d’une « ascension » (LS, 127), où le philosophe sort de l’obscurité de la caverne pour « se tourner vers le principe d’en haut » (LS, 152). La seconde, à l’inverse, se retrouve chez le philosophe présocratique qui, lui, ne sort pas de la caverne, mais « estime au contraire qu’on n’y est pas assez engagé, pas assez englouti » (LS, 153). Aux « ailes de l’âme platonicienne » (LS, 153), s’oppose « la philosophie à coups de marteau » (LS, 153) propre au géologue ou au spéléologue, attachée à explorer les profondeurs terrestres, la psychologie des profondeurs, au-dessous de toute fondation. Bien évidemment, le marteau et « la retrouvaille de la profondeur » renvoient à F. Nietzsche. Mais, aller à rebours du ciel platonicien vers le sombre fond présocratique suppose la reconquête de la surface, entre les deux. G. Deleuze perçoit alors une troisième image de philosophes, en citant les propos du Nietzsche contre Wagner : « Combien ces grecs étaient profonds à force d’être superficiels » (LS, 154). Ce qui est déjà regardé, ce n’est ni le ciel ou l’Idée, ni la profondeur de la terre, mais ce qui se passe entre les deux, à la surface, de façon latérale. Ainsi « avec les Mégarites, les Cyniques et les Stoïciens commencent un nouveau philosophe et un nouveau type d’anecdotes […] un discours nouveau, nouveau logos animé de paradoxes » (LS, 155). Dès lors, « il n’y a plus ni profondeur ni hauteur » (LS, 155). Il s’agit « de montrer que l’incorporel n’est pas en hauteur, mais à la surface, 24
qu’il n’est pas la plus haute cause, mais l’effet superficiel par excellence, qu’il n’est pas Essence, mais événement » (LS, 155). On comprendra ici, sous le filtre du stoïcisme, ce que vise l’empirisme : ni l’Essence, ni l’Idée, mais la surface, où « le rideau, le tapis, le manteau […] le double sens de la surface, la continuité de l’envers et de l’endroit, remplacent la hauteur et la profondeur. Rien derrière le rideau, sauf des mélanges innommables. Rien audessus du tapis, sauf le ciel vide. Le sens apparaît et se joue à la surface » (LS, 158). Ainsi est-il question d’un « étrange art des surfaces » (LS, 158), où le « philosophe n’est plus l’être des cavernes, ni l’âme ou l’oiseau de Platon, mais l’animal plat des surfaces, la tique, le pou » (LS, 158). Il ne peut y avoir dès lors l’unicité d’une même essence qui, à l’instar de la Volonté d’A. Schopenhauer, s’objectiverait pour former les individus du monde représenté. Il ne peut pas davantage y avoir un système de formes préétablies, où viendrait s’individualiser la matière du monde, comme le sujet du cogito cartésien. Les dynamismes intensifs sont des forces et non des formes de subjectivation, des poussées et non des modèles d’individuation. Il n’y a plus l’idéal d’une forme a priori où le sujet viendrait se « couler », mais des forces qui parcourent l’individu en le poussant à son propre devenir. Ces dynamismes intensifs relèvent ainsi du devenir et de l’inachèvement pour lequel G. Deleuze retrouve les thèses de la néoténie, du larvaire. Ils n’ont « pour sujets que des ébauches, non encore qualifiés ni composés, plutôt patients qu’agents » (ID, 136). Ici, « pas d’autre sujet que larvaire » (ID, 136). En effet, une fois achevé, ou « composé, qualifié, un adulte y périrait » (ID, 136). Il en va de même pour la pensée. Celle-ci, en tant que « dynamisme propre au système philosophique, est peut-être à son tour un de ces mouvements terribles inconciliables avec un sujet formé, qualifié et composé comme celui du cogito dans la représentation » (ID, 136).
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Le transcendantal Pourtant, s’il n’y a plus une essence générique de toutes les individuations ou, à l’inverse, de forme établie où celles-ci pourraient s’objectiver, il reste à chercher ce qui les déterminerait. Ce problème rencontre déjà le principe de différence pour lequel G. Deleuze se réfère à David Hume : « tout ce qui est discernable est différent » (ES, 93). Il est alors question de trouver, au propre sein de l’immanence, ce qui guiderait la condition de la différenciation, tant celle de l’intensité elle-même, que des propres individuations des intensités. Encore faut-il, précise G. Deleuze, « que les différences d’intensité entrent en communication. Il faut comme un ‘‘différenciant’’ de la différence, qui rapporte le différent au différent » (ID, 135). L’exemple, emprunté à la physique de la foudre, est celui du « précurseur sombre » : la « foudre jaillit entre intensités différentes, mais elle est précédée par un précurseur sombre, invisible, insensible, qui en détermine à l’avance le chemin inversé et en creux, parce qu’il est d’abord l’agent de la communication des séries de différences » (ID, 135). C’est alors sur la faille de ce précurseur sombre, faille qui se prête à préfigurer « la case vide », le « pli », que porte l’une des principales lignes de mire de la machine deleuzienne. Une telle faille dessine en fait un nouveau champ de pensée, une « nouvelle image de la pensée », où le cogito ne s’oppose plus à une impensable fêlure, mais l’intègre pleinement comme sa condition première et problématique. L’article de G. Deleuze sur Les mots et les choses, sur « l’analytique du fini » qu’y présente M. Foucault, peut à cet égard sembler très révélateur du point de vue deleuzien. « Ce à quoi l’analytique de la finitude nous convie, précise G. Deleuze, ce n’est pas à faire la science de l’homme, mais à dresser une nouvelle image de la pensée : une pensée qui ne s’oppose plus du dehors à l’impensable ou au non-pensé, mais qui le logerait en elle, qui serait par elle-même en rapport avec l’obscur, et qui serait en droit traversée d’une sorte de fêlure sans laquelle elle ne pourrait s’exercer » (ID, 128). Ainsi, « la fêlure ne peut pas être comblée, parce qu’elle est l’objet le plus haut de la pensée : l’homme ne la comble ou ne la recolle pas, la fêlure au contraire est dans l’homme » (ID, 128). Une figure emblématique, que la clinique deleuzienne cherchera sans cesse à réhabiliter, se 26
profile ici. Il s’agit du « schizo-sujet », dissocié, fêlé en lui-même, opposé à la toute-puissance despotique du paranoïaque. « Objet le plus haut de la pensée », cette fêlure, alors portée à sa limite et a priori propre au précurseur sombre, devient la marque du transcendantal. « Il faut porter chaque faculté au point extrême de son dérèglement, où elle est comme la proie d’une triple violence, violence de ce qui la force à s’exercer, de ce qu’elle est forcée de saisir et qu’elle est seule à pouvoir saisir, pourtant l’insaisissable aussi […] Chaque faculté découvre alors la passion qui lui est propre, c'est-à-dire sa différence radicale et son éternelle répétition, son élément différentiel et répétiteur » (DR, 186). Trouver dans la pensée elle-même son élément problématique interne, son transcendantal, son impensable fêlure immanente, son sombre précurseur qui la différencie et la rend possible tout en ne pouvant être lui-même pensé : tel est l’empirisme transcendantal, « seul moyen de ne pas décalquer le transcendantal sur les figures de l’empirique » (DR, 187), mais de fonder un transcendantal dans les forces mêmes de l’immanence et de l’expérience. Au-delà de la forme Cet « empirisme transcendantal », qui traverse toute la philosophie de G. Deleuze, est performatif de ce que cette dernière propose. Il est le point problématique par excellence, donné dans l’oxymore même de son énonciation. D’une part, toute philosophie empiriste ne peut par principe que récuser la prise en compte d’un transcendantal à qui serait inféodé le champ de l’expérience. D’autre part, le transcendantal, tel que le terme fut avancé par l’analytique kantienne en l’opposant à l’empirique, concerne les conditions d’une expérience. Or, dans la perspective d’Emmanuel Kant, la différenciation entre le transcendantal et l’empirique peut s’articuler à partir de la problématique de la forme et de la matière, plus exactement de la question de leur prééminence. En effet, pour E. Kant, les formes de l’expérience et de la connaissance résultent de liaisons, de mises en ordre et de coordinations opérées sur les sensations. Ces dernières relèvent de la matière. L’empirique désigne alors la façon par laquelle, dans l’expérience, le phénomène de cette matière va a posteriori s’offrir 27
à la connaissance. En revanche, le système de liaisons qui va être imprimé à la matière-sensations est établi a priori. Pour que l’expérience soit possible et se constitue comme représentation et connaissance, elle suppose ainsi des formes préalables où se situe le transcendantal. « ‘‘Transcendantal’’, précise d’ailleurs G. Deleuze dans sa Philosophie critique de Kant, qualifie le principe d’une soumission nécessaire des données de l’expérience à nos représentations a priori » (K, 22). Par exemple, les formes de la sensibilité et de l’intuition sont celles de l’a priori de l’espace et du temps. Ce sont ces formes transcendantales, préexistantes, qui vont alors agir sur la matière-sensations et conditionner l’expérience de sa perception pour l’inscrire dans un ensemble coordonné de liaisons, où la connaissance devient possible. Autrement dit, en concernant les conditions de l’expérience et de la connaissance, le transcendantal porte l’accent sur un a priori qui est déjà celui de formes de sensibilité et d’intuition (l’espace, le temps), puis de formes d’entendement (les catégories) et de la raison (les idées). A l’inverse, l’empirique privilégie les sensations dans l’expérience, la matière, pour ensuite élaborer a posteriori une connaissance particulière. Les noces barbares du transcendantal et de l’empirisme, où G. Deleuze réunit D. Hume et E. Kant, impliquent ainsi une révision du champ de l’expérience : celle-ci n’est plus alors conditionnée par une forme a priori et externe. Elle ne peut davantage se réduire à une matière-sensations conduisant sur une connaissance exclusivement empirique, puisqu’elle sollicite le transcendantal. En fait, le paradoxe de l’empirisme transcendantal ne laisse entrevoir sa possibilité que dans la fin même du couple matière (empirique) / forme (transcendantale). Ici, l’expérience ne peut plus être conditionnée par une forme transcendantale externe, pas plus qu’elle serait limitée à des flux de matière découplés de la prise en compte de l’a priori d’un précurseur sombre pouvant les différencier et les qualifier. Le transcendantal est alors, pour ainsi dire, au milieu, au centre, non plus au commencement de l’expérience. Il n’en est plus la forme a priori et externe, mais plutôt la fêlure interne à partir de laquelle les dynamismes intensifs vont s’agencer, se différencier, s’individualiser. L’expérience, de son côté, n’est plus la matière d’une connaissance a posteriori, exclusivement empirique et totalement démarquée du précurseur 28
qui la conditionne. L’empirique n’est plus cadré par un transcendantal qui viendrait « se décalquer sur ses figures » lorsque ce dernier est au milieu, à la rigueur lorsque le transcendant se trouve au centre de l’immanent, sans finaliser ou subordonner celui-ci comme une forme le ferait sur une matière. C’est bien la question même de la forme (a priori) agissant sur la matière que suspend l’empirisme transcendantal. Ainsi G. Deleuze réfère-t-il dans une note de bas de page l’empirisme transcendantal à l’exemple de l’imagination dans l’expérience du sublime kantien, « seul cas où Kant considère une faculté libérée de la forme d’un sens commun » (DR, 187). Le sublime correspond en effet à un vertige, à un « absolument grand » qui dépasse tout ce qui est concevable et imaginable. L’imagination, alors contrainte d’affronter sa propre limite « qui est aussi bien l’inimaginable, l’informe ou le difforme » (DR, 187), s’exonère de toute forme et découvre pour elle un « exercice légitime véritablement ‘‘transcendant’’ » (DR, 187). Certes, le transcendant kantien, toujours informe, dépasse l’expérience pour aller au-delà de celleci et de ses possibilités. Il ne peut de la sorte être directement rabattu sur le transcendantal, en tant que forme a priori des conditions de l’expérience. Ainsi pourrait-on se demander s’il ne faudrait pas, dans cet exemple que cite G. Deleuze, envisager bien davantage un « empirisme transcendant », ou du moins ouvert sur son dépassement a posteriori vers le transcendant. Il est certain que l’expression aurait édulcoré son paradoxe problématique, son tenseur mis en jeu par les deux termes, opposés dans la pensée kantienne, de « l’empirisme » et du « transcendantal ». Mais, bien davantage, elle aurait alors épargné l’un des principaux objectifs visés par la machine de guerre : la forme (condition transcendantale) imposée à une matière pour la mouler et l’inféoder. Ainsi, précise G. Deleuze, il n’y a plus de formes préétablies, « mais des rapports cinématiques entre éléments non formés ; il n’y a plus de sujets mais des individualisations dynamiques sans sujet, qui constituent des agencements collectifs » (D, 112). C’est en fait déjà la conception traditionnelle de l’hylémorphisme (exercice de la forme sur la matière) que congédie l’empirisme transcendantal. Au-delà, l’idée même de la formation du sujet se trouve sur la sellette, et avec elle ce à quoi travaille le Paidagogos.
2 Vers l’informel
La forme à l’école Le pédagogue est un agent de la forme. Il forme des sujets. L’éducation a toujours été conçue comme une formation 1 qui suppose, par principe, ce qu’Ernst Cassirer nommait les « formes symboliques ». Il s’agit des langages, des savoirs qui constituent tant la finalité que le moyen de la formation du sujet. C’est en effet par les formes culturelles, symboliques, langagières, institutionnelles et sociales que le sujet se construit en modelant sa pensée selon les schèmes véhiculés par ces dernières, à l’image du titre d’un célèbre ouvrage de Jérôme Bruner, Car la culture donne forme à l’esprit. Ceci suppose que la forme présente une stabilité et une unité, nécessaires au « modelage » des énergies psychiques où, selon la formule d’E. Cassirer, « au contenu fuyant qui s’écoule se substitue l’unité de la forme, en elle-même close et permanente 2 ». 1
Nous référons ici ce terme à la notion de Bildung, au sens des Lumières allemandes (la formation d’un sujet universel, à et par l’ensemble des savoirs disponibles), en l’opposant à l’Ausbildung, formation d’ordre professionnel. 2 CASSIRER, E., La Philosophie des formes symboliques, trad. O. Hansen-Love, J. Lacoste, Paris, Les Editions de Minuit, tome I, 1972, p. 31.
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Cette notion de forme semble indissociable de la très grande majorité des approches de l’éducation. Elle se fonde en effet sur l’idée, déjà développée par Aristote et reprise par saint Thomas, de l’hylémorphisme : la forme gouverne la matière, elle agit sur celleci pour la modeler en fonction d’un but déterminé. Tel est déjà le principe de l’éducation « traditionnelle », où la forme opère sur une matière plus ou moins passive ─ le rôle souvent attribué à l’élève ─ qui peut de la sorte être formée. On retrouve ici les conceptions éducatives centrées sur les disciplines enseignées. L’apprentissage est alors subordonné aux formes qui le permettent, aux savoirs qu’il vise et par lesquels il se réalise. Il s’agit de former à et par tel ou tel savoir, tel ou tel domaine disciplinaire jugé nécessaire dans un contexte donné. On sait pourtant que ce primat de la forme-discipline, devant pétrir une « matière » passive, a souvent été accusé de nier l’élève lui-même. Sous l’influence de l’humanisme, puis des Lumières et de l’Education Nouvelle, l’élève, en tant que personne active, distincte d’une matière amorphe, n’a pu qu’être pris en compte. Pourtant, cette prise en compte n’a pas évacué la question de la forme. D’une part, elle l’a appliquée, en plus des formes-savoirs, au modèle d’un sujet à former, à une « forme-sujet » comme le sujet citoyen chez Jean-Jacques Rousseau, le sujet critique chez E. Kant. Par ailleurs, c’est aussi l’activité même de l’élève qui est devenue pour ainsi dire la « matière » à mettre en forme, à orienter ou à cadrer. Ainsi Jean Piaget mit-il en évidence le développement, par l’activité de l’enfant, de l’intelligence opératoire, mais telle que celle-ci se déploie en s’accommodant aux formes mathématiques et hypothético-déductives. Les processus d’apprentissage sont alors abordés et étudiés selon l’intentionnalité d’une forme culturelle donnée (les mathématiques, la musique…) qui leur sert de référent. A un pôle opposé, ils sont aussi considérés selon la thèse de l’actualisation de « compétences », de structures centrales ou « typiques » du psychisme qui agissent comme des formes de base, des facultés premières d’organisation du perçu pour lesquelles on reconnaît le projet de la psychologie gestaltiste. Après les savoirs, puis l’activité du sujet à former, cette détermination reconnue aux formes en éducation concerne également l’institution elle-même. Parce qu’il est unifié, réglé, 32
coordonné et systématisé, tout dispositif de formation est lui aussi une forme. Ainsi en est-il de la notion de « forme scolaire ». Celleci a été définie en référence à l’émergence de l’institution éducative et de la culture écrite, par opposition aux anciennes configurations, toujours très individualisées, de type préceptoral. La forme scolaire se comprend comme une entité, une organisation sociale déterminée, régie par des règles impersonnelles où l’on « n’obéit plus à une personne 1 », mais à des principes auxquels sont contraints tant les élèves que les enseignants. Ainsi suppose-telle un cadre d’interactions qui est toujours médiatisé de façon symbolique par l’institution. Celle-ci impose par exemple un type de relation entre l’enseignant et un groupe d’élèves, un lieu et une temporalité spécifiques, des systèmes généraux d’évaluation, de sanctions et de récompenses. La notion de « forme scolaire » n’a pu qu’ouvrir des débats au regard des écoles alternatives, des diversifications et aménagements des programmes, par exemple avec des parcours individualisés de formation. Toutefois, de tels constats ne remettent pas en cause le principe de l’unité même d’une forme nécessaire à tout dispositif éducatif. La pédagogie Freinet, par exemple, est aussi une forme « scolaire », avec ses protocoles propres, ses modes de régulation des apprentissages. En fait, toute institution éducative, même celles qui se veulent « expérimentales », « ouvertes », ne saurait évacuer la propre forme qui lui permet de fonctionner, de déterminer le choix et la transmission de formes de savoirs pour former des sujets selon un objectif déterminé. On dira que la forme scolaire régit la distribution de formes données de savoirs et de formes symboliques auprès d’une population qu’elle propose d’éduquer. Elle régule le cadre de formation, tant dans l’intervention du pédagogue que dans les apprentissages des élèves. Un autre plan critique peut se reconnaître sur ce dernier point. Il s’agit, notamment face au projet d’une école démocratique, des analyses principalement issues de la sociologie des apprentissages. 1
VINCENT, G., et al., L'Éducation prisonnière de la forme scolaire ? Scolarisation et socialisation dans les sociétés industrielles, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1994, p. 32.
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Leur argument central postule que la forme scolaire, du moins l’école, privilégie des formes de langage, de pensée, de savoirs, de conduite sociale ou culturelle ─ « l’habitus » ─ qui ne coïncident pas avec celles des élèves des milieux populaires. Or là aussi, ce qui est mis en cause n’est pas la forme en elle-même, qu’elle soit scolaire, langagière ou culturelle, mais le choix des formes que propose l’école. Formes de savoirs ou formes d’apprentissage et d’activité de l’élève, formes scolaires « traditionnelles » ou formes pédagogiques « nouvelles », formes culturelles et sociales liées à un « habitus » académique ou formes « populaires » : si l’on reconnaît ici de grands débats qui traversent de façon récurrente la scène éducative, ils laissent pour ainsi dire intacte l’idée même de forme. Ce qui est en question relève plus du choix de la forme, qu’il s’agisse des savoirs, de l’élève à former, des dispositifs de médiation, des institutions, et non de la notion de forme elle-même. C’est en ceci que la réflexion deleuzienne peut apparaître radicale. Si elle ne porte pas directement sur les formes scolaires, pédagogiques ou d’apprentissage, elle n’en remet pas moins en cause la notion même de forme, telle que celle-ci s’inscrit dans l’héritage de l’hylémorphisme. Les forces deleuziennes C’est déjà dans la distinction simondonienne entre le moulage et la modulation, qu’il faut chercher l’origine de cette remise en cause. Gilbert Simondon contredit en effet l’hylémorphisme d’une matière passive sur laquelle agirait une forme externe. Il s’agit de porter l’accent sur la dynamique de formation qui se joue entre une matière et un moule. Cette dynamique correspond à la modulation, où les forces physiques plastiques de la matière, ainsi considérée comme active, comme métastable, entrent en contact avec celles élastiques du moule. Celui-ci n’impose pas une forme, mais marque plutôt l’arrêt de la prise de forme de la matière. Il en contient les forces dans un agencement. L’objet qui en résulte se révèle dès lors comme une composition de forces. Celles-ci correspondent aux énergies de la substance amorphe, de la contention du moule et du couplage entre les deux. Selon cette 34
conception, les intensités et forces s’échangent, résonnent et s’informent en réciprocité entre la matière et le moule, dans une sorte d’espace intermédiaire dont les modulations moléculaires constituent un milieu pré-individuel d’où va émerger la singularité de l’objet fabriqué. Cette modulation va conduire G. Deleuze à substituer au couple traditionnel de la matière et de la forme celui de la force et du matériau : il « ne s’agit plus d’imposer une forme à une matière, mais d’élaborer un matériau de plus en plus riche, de plus en plus consistant, apte dès lors à capter des forces de plus en plus intenses » (MP, 406). En suivant une approche selon trois âges, le classique, le romantique et le moderne, le chapitre « De la ritournelle » de Mille plateaux conduit à proposer au sujet de l’art une autre conception que celle de la traditionnelle matière informée. Si l’artiste classique agence « une succession de formes compartimentées » (MP, 416), en passant d’une forme à une autre, d’un code à un autre, il affronte en fait « les forces du chaos, les forces d’une matière brute indomptée, auxquelles les Formes doivent s’imposer pour faire des substances » (MP, 417). Avec le romantisme, la forme a cessé d’être un code pour « devenir elle-même force, ensemble des forces de la terre » (MP, 419). Mais il s’agit alors plus d’une force unique, indivisible et transcendante, à l’instar de l’héritage de la Volonté d’A. Schopenhauer dans le romantisme wagnérien. Une telle force tellurique, universelle, est celle du héros de la terre, où tout se passe « entre l’Un-Seul de l’âme et l’Un-Tout de la terre » (MP, 420). Mais avec l’âge moderne, cette force universelle se fractionne et entre dans le « Dividuel » (MP, 421). Ce dernier âge, notamment chez Paul Klee, présente dès lors « un rapport direct matériau-forces » (MP, 422). « Le matériau, c’est une matière molécularisée, et qui doit à ce titre ‘‘capter’’ des forces […] Il n’y a plus de matière qui trouverait dans la forme son principe d’intelligibilité correspondant. Il s’agit maintenant d’élaborer un matériau chargé de capter des forces d’un autre ordre : le matériau visuel doit capturer des forces non visibles » (MP, 422). Ces trois âges ne doivent pas être compris en termes de progression ou d’évolution, mais plutôt comme des agencements, avec des rapports différents dont toutefois celui de la force trouve un statut 35
essentiel. « En un sens, précisent G. Deleuze et F. Guattari, tout ce que nous prêtons à un âge était déjà présent dans l’âge précédent » (MP, 428). Ainsi, « la question a toujours été celle des forces […] de rendre visible au lieu de reproduire le visible » (MP, 428). Trois principaux caractères sont alors reconnus au matériau. Pour le premier, il est une matière « molécularisée » (MP, 426), à savoir hétérogène, pourvue d’un ensemble de micro-vibrations, de forces pré-individuelles qui vont déterminer le devenir d’heccéités particulières. A propos de F. Nietzsche, G. Deleuze observait déjà dans la Logique du sens « cette singularité libre, anonyme et nomade qui parcourt aussi bien les hommes, les plantes et les animaux indépendamment des matières de leur individuation et des formes de leur personnalité » (LS, 131). Le deuxième correspond à la force elle-même, au captage modulant des énergies qui composent toute matière. Finalement, le troisième caractère renvoie à la notion de consistance. Le matériau part pour ainsi dire de forces multiples et trouve une sorte de cohérence dans la consistance donnée à ces dernières qui vont, pour reprendre l’étymologie de consistere, tenir ensemble. Pourtant, la consistance ne signifie pas l’uniformisation. « Ce qui rend un matériau de plus en plus riche, de plus en plus consistant, c’est ce qui fait tenir ensemble des hétérogènes, sans qu’ils cessent d’être hétérogènes » (MP, 406). Elle ne veut pas non plus dire une limitation dans un cadre formel. La consistance ne borne pas, ne circonscrit pas un territoire fermé. Travaillant sur un ensemble flou, elle part du milieu des forces, ne fait que consolider leurs convergences, que renforcer des intensités qui atteignent à un moment donné un seuil de discernabilité nécessaire à leur préhension. « Car, précisent G. Deleuze et F. Guattari, c’est bien cela l’essentiel : un ensemble flou, une synthèse des disparates n’est défini que par un degré de consistance rendant précisément possible la distinction des éléments disparates qui le constituent (discernabilité) » (MP, 424). On mesure d’emblée en quoi cette consistance introduit un changement radical d’approche. En s’appliquant à des intensités déployées depuis un milieu, elle évacue toute limite, toute frontière entre le « dedans et le dehors ». Dès lors, non bornée, la forme ─ du moins ce qu’il en reste ─ ne peut plus être ni l’objet d’une critique, au sens kantien de la recherche des limites d’un système 36
donné, ni celui d’une interprétation au regard d’un modèle déterminé et préexistant. En fait, le paradigme même de la forme, en tant qu’unité stable et généralisable, ne peut qu’être révisé par l’heccéité de matériauxforces prenant consistance. Ainsi que l’écrivit G. Deleuze au sujet de F. Nietzsche, ce « nouveau discours n’est plus celui de la forme, mais pas davantage celui de l’informe : il est plutôt l’informel pur… » (LS, 130-131). Il est d’ailleurs possible de retrouver sur ce point une métaphore citée par le linguiste Louis Hjelmslev, auquel se réfèrent G. Deleuze et F. Guattari à propos de la « substance du contenu ». Cette dernière, toute différente du « signifié » saussurien 1, est un « continuum amorphe et non analysé 2 », « comme les grains de sable d’une même poignée qui forment des dessins différents, ou encore comme le nuage dans le ciel qui, aux yeux d’Hamlet, change de minute en minute. Tout comme les mêmes grains de sable peuvent former des dessins dissemblables, et le même nuage prendre constamment des formes nouvelles, ainsi, c’est le même sens qui se forme ou se structure différemment dans différentes langues 3 ». L’image retrouve d’ailleurs l’espace lisse dans Mille Plateaux. « Ce qui peuple un espace lisse, notent en effet G. Deleuze et F. Guattari, c’est une multiplicité qui change de nature en se divisant ─ ainsi les tribus dans le désert : distances qui se modifient sans cesse, meutes qui ne cessent pas de se métamorphoser 4 » (MP, 604). Cette conception force-matériau, alors substituée au couple forme-matière de l’hylémorphisme traditionnel, ne peut qu’alimenter sous un jour nouveau nombre d’interrogations sur l’éducation. Ce qui est alors posé n’est plus tant la question du choix des formes (l’adéquation de telle forme-savoir aux élèves, de la forme scolaire aux formes sociales), que la notion même de 1
Le clivage binaire signifiant/signifié se trouve dès lors mis en cause, et au-delà nombre de théories du signifiant. 2 HJELMSLEV, L., Prolégomènes à une théorie du langage - La Structure fondamentale du langage, trad. U. Canger, Paris, Les Editions de Minuit, coll. « Arguments », 2000, p. 71. 3 Ibid., p. 70. 4 Pour continuer cette citation : mais « l’espace lisse lui-même […] est une multiplicité de ce type, non métrique, acentrée… »
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forme et, partant, de formation. Aussi extrême et anecdotique qu’il soit, l’exemple des adolescents en situation de « décrochage » et de refus radical de toute « autorité » scolaire n’en reste pas moins significatif. Emaillant plus les rubriques des faits divers que les recherches en éducation, les phénomènes de rejet massif de l’école, souvent doublés d’actes d’une grande violence, sont connus. Connue aussi est l’une des réponses de l’institution : créer des encadrements adaptés, dans des structures « délocalisées » comme un internat dans un collège rural avec de petits effectifs, des enseignants et éducateurs chevronnés, de larges plages d’activités sportives. Pourtant, en dépit de la qualité de telles initiatives et du travail considérable accompli par les équipes éducatives, ces structures n’en rencontrent pas moins des difficultés, tel le saccage de l’une d’elles par ses propres élèves dès son ouverture. On pourrait alors dire que les élèves concernés refusent toute forme scolaire, qu’ils n’acceptent pas les divers « moules » de sociabilité qui leur sont proposés par les adultes. On pourrait aussi dire qu’ils sont dans des forces, et que la forme ne les concerne pas. Ils sont « en forces » et non plus en forme. Pourtant, il reste possible de repérer ici, de façon très sommaire, d’autres « agencements sociaux » auxquels recourent souvent les adolescents en situation difficile. Ces agencements sont ceux d’un groupe flou, non hiérarchisé, aux contours indéterminés. De façon plus générale, de tels groupes, où chacun peut prendre part de façon anonyme, se retrouvent, par exemple, dans les pratiques de « tag 1 », ou encore dans les réseaux dits « sociaux » du « net », où il s’agit d’être connecté avec le plus grand nombre possible d’interlocuteurs, tout en dépendant d’un minimum de personnes. Ils se reconnaissent aussi dans des phénomènes de délinquance où, à l’inverse d’un affrontement entre des bandes hiérarchisées et structurées, des individualités mobiles se rassemblent soudainement dans le passage à l’acte, en intensifiant les forces d’un groupe à qui une consistance est alors donnée, pour se disperser aussitôt. Il en est d’ailleurs ainsi des meutes et tribus de l’espace lisse citées auparavant. De tels agencements relèvent de 1
Nous nous permettons sur ce point de renvoyer à notre enquête : BOUDINET, G., Pratiques tag. Vers la proposition d’une « transe-culture », Paris, L’Harmattan, coll. « Arts, Transversalité, Education », 2002.
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l’horizontalité. Ils s’opposent à toute forme hiérarchisée pour retrouver le paradigme du couple matériau-forces. Dans une certaine mesure, avec ses structures d’encadrement adapté, l’école semble tenter, peut-être aussi vainement que courageusement, de faire adhérer les élèves en difficulté à une forme scolaire, aussi souple soit-elle, héritée de la conception de l’hylémorphisme et des débats sur le choix des formes, tant scolaires que de savoirs. Le plus souvent, il s’agit de prendre en compte des formes culturelles postulées comme proches des référents des élèves, par exemple avec des ateliers de « rap » en collège. Mais le problème n’est rien d’autre que la question de la forme elle-même. A la lumière des analyses deleuziennes, il devient possible d’avancer que la forme, lorsqu’elle est conçue comme un moule, reste inaccessible à des élèves qui refusent tout modelage, au bénéfice de flux de forces et de particularités individuelles. De fait, celles-ci se traduisent par des faisceaux d’énergie ─ des pulsions ─, dont les consolidations et intensifications sont aussi des passages à l’acte singuliers et singularisant. La substitution du couple matériau-force à celui de la matièreforme éclaire un nouvel agencement, très finement pressenti par G. Deleuze et F. Guattari pour l’art du XXe siècle, qui semble s’être actualisé dans le monde actuel. On mesure en quoi cet agencement, bien au-delà des habituels débats sur le choix des formes en éducation, s’avère radical pour une critique ou une « réforme » de la formation et du fonctionnement de la forme scolaire. Une telle critique, en aspirant à proposer un plan d’intensités qui présiderait tout agencement formel, en cherchant à s’extraire de la conception traditionnelle de la matière informée, ne peut que congédier l’idée de « formation-pétrissage » du sujet. Du même coup, avec ce procès de l’hylémorphisme, l’un des principaux fondements de l’éducation, si ce n’est le principal, est ici remis en cause. On peut alors s’interroger sur les « formes » d’éducation qui seraient compatibles avec ce couple matériau-forces. La réponse se reconnaît immédiatement dans les domaines de l’éducation dite « informelle » ou « non formelle ». Ainsi, « l’éducation tout au 39
long de la vie », bien au-delà du temps scolaire « traditionnel », les apprentissages du quotidien, les « acquis d’expérience », l’autodidaxie, les Cultural studies, la prise en compte des cultures « non-académiques », des genres vernaculaires, l’adoption de perspectives, pour reprendre le terme de F. Guattari, « transversales ». Bref, il s’agit à chaque fois de privilégier ce qui n’est pas institué par les règles, souvent liées à la culture écrite par opposition à la culture orale, propres à la « forme scolaire ». Or celle-ci met en son centre un personnage particulier, entre l’élève et les savoirs, chargé de transmettre des formes de savoirs non élaborées par lui, d’orienter ou de guider les élèves vers ces formes : le Paidagogos. Si un trait traverse les multiples « formes » prêtées à « l’informel », c’est bien celui de l’absence de l’enseignant, comme personne médiatrice distincte tant des apprenants que des instances de production des savoirs qu’elle enseigne. Ce trait est celui où se dévoile la figure de l’Antipédagogue.
3 Les visages du Paidagogos
Conduire et transmettre Le Paidagogos est celui qui conduit les enfants. Deux visages peuvent lui être prêtés. Le terme désigne soit métaphoriquement le précepteur qui amène les enfants vers le savoir, soit au sens propre l’esclave chargé de les conduire à l’école. Mais dans les deux cas, le Paidagogos s’accorde déjà à l’idée d’une conduite qui retrouve d’ailleurs l’étymologie du mot éducation ─ educare, venant de ducere, conduire. Par cette fonction de conduite sur un chemin donné, le Paidagogos est celui qui désigne un sens, qui détermine une direction à prendre, sans pour autant se confondre avec le but indiqué. C’est déjà le visage prophétique du guide qui se dessine ainsi. Le Paidagogos retrouve dans le même mouvement le personnage d’Hermès. Celui-ci, conducteur des âmes, gardien des routes et des carrefours, éclaire les voyageurs. Mais il porte aussi la parole des dieux dont il n’est que le messager. Transmetteur, Hermès se fait le médiateur, souvent rusé, des paroles divines qu’il ne fait que relayer, qu’indiquer. Son monde est celui de 41
l’interprétation, de la transposition en signes et messages destinés à orienter une conduite. L’autre visage du Paidagogos se montre alors : l’herméneute, l’interprète qui relaie et transmet un message divin. Cette fonction transmissive et interprétative du Paidagogos n’a pu que s’affirmer avec, de Socrate à Aristote, la condamnation du sophisme et de la rhétorique pour la rhétorique, au profit de la valorisation du logos, des savoirs de la rationalité et de la connaissance objective. Ainsi que le résume Maurice Tardif à propos du platonisme, « le maître ne parle pas en son nom propre, mais au nom d’une connaissance indépendante de sa subjectivité et d’une connaissance dont il est le représentant compétent auprès de l’élève 1 ». Transmettre, représenter et interpréter le Savoir, d’un côté, conduire ou guider, de l’autre : peut-être retrouvera-t-on ici l’axe problématique qui traverse, depuis toujours, les réflexions sur l’éducation ? Qu’il s’agisse de référer celle-ci à une âme platonicienne déjà appareillée, mais qu’il faudrait amener « dans la bonne direction 2 », ou à une tabula rasa aristotélicienne ne demandant qu’à recueillir les savoirs, deux options sont en effet repérables. D’une part on privilégiera l’aspect transmissif de savoirs déterminés et hiérarchisés, relayés par la parole du maître. De l’autre, on s’attachera à la dimension de l’orientation et de la conduite des actions de l’élève, pour que celui-ci s’approprie des savoirs donnés. Par exemple, Célestin Freinet opposait le modèle « scolastique », à savoir purement transmissif, à celui d’une démarche « naturelle », fondée sur l’étayage de l’activité exploratoire de l’élève. Signes et visages Ces deux visages du pédagogue, l’interprète et le guideconducteur, rencontrent l’analyse de la « visagéité » que proposent G. Deleuze et F. Guattari dans le chapitre « Sur quelques régimes de signe » de Mille Plateaux. L’entrée dans la culture est une 1 GAUTHIER, C., TARDIF, M., La pédagogie. Théories de l’Antiquité à nos jours. Montréal, Paris, Casablanca, Gaëtan Morin, 1996, p. 34. 2 PLATON, La République, trad. R. Baccou, Paris, Flammarion, 1966, p. 277.
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entrée dans les signes, les langages. Mais ces signes sont donnés par les paroles des autres ─ les parents, les enseignants ─ qui passent toujours par des visages qui les expriment. Il n’y a pas de mot sans locuteur qui regarde ou de signe sans visage. Si apprendre, c’est apprendre des signes et par des signes, ceux-ci sont proférés par des visages qui les renforcent, les doublent. Ceci, déjà, avec les visages qui se penchent sur le berceau des nourrissons. « Non seulement le langage, écrivent G. Deleuze et F. Guattari, est toujours accompagné par des traits de visagéité, mais le visage cristallise l’ensemble des redondances, il émet et reçoit, lâche et recapte les signes signifiants » (MP, 144). A l’inverse de signifiants exclusivement régis par des corrélations binaires, le signe serait d’emblée inscrit sur l’affect que transmet le visage qui le porte. C’est alors déjà dans le visage qu’il faut chercher la médiation, le ligotage de l’humain au Savoir. « Un enfant, une femme, une mère de famille, un homme, un père, un chef, un instituteur, un policier ne parlent pas une langue en général, mais une langue dont les traits signifiants sont indexés sur des traits de visagéité spécifiques » (MP, 206). Ainsi, les « visages ne sont pas d’abord individuels, ils définissent des zones de fréquence ou de probabilité, délimitent un champ qui neutralise d’avance les expressions et connexions rebelles aux significations conformes » (MP, 206). Tout passe par le visage, « porte-voix » (MP, 220) qui ordonne, agence, impose, refuse, discipline, effraie. Ainsi celui de l’institutrice qui, face à l’élève, est « parcouru de tics et se couvre d’une anxiété qui fait que ‘‘ça ne va plus’’ » (MP, 217). Il en va de même, notent G. Deleuze et F. Guattari dans la pédagogie, « discipline sévère » (MP, 211), de l’éducation chrétienne chez Jean-Baptiste de La Salle ou Ignace de Loyola, qui proposait des exercices de visages à colorier. De fait, la scène pédagogique se donne, elle aussi, dans un régime de signes et, corrélativement, de visages, à savoir un régime d’affects codés, de discours, de pensées, de grammaires où s’agence toujours un ordre social. Parmi les quatre régimes de signes que commentent G. Deleuze et F. Guattari, deux sont alors privilégiés : le visage de face du despote, celui de profil du prophète.
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Le despote et le prophète Un visage de face, « mur du signifiant » (MP, 206) ou du savoir, nous regarde. Le premier grand régime est celui d’une « sémiotique signifiante » (MP, 168) du dieu-despote, ou « despotique paranoïaque » (MP, 142). Au centre du temple se tient le Dieu dont la parole va être portée par les « prêtres interprétatifs » (MP, 143). Le prêtre interprétatif a Dieu derrière lui et « manie le visage du dieu » (MP, 145). Il est le devin, l’un « des bureaucrates du dieu-despote » (MP, 143). C’est précisément parce qu’il a l’aura du Savoir derrière lui, qu’il porte en l’interprétant sans cesse, que le Paidagogos pourrait montrer à son tour le « visage irradiant vu de face » (MP, 154) qui caractérise ce régime « despotique paranoïaque ». Pourtant, le « prêtre interprétatif » est confronté à une aporie. En effet, si toute « formalisation d’expression » (MP, 140), comme pourrait l’être la parole enseignante, relève d’un régime de signes, celui-ci est toujours pris dans une ambiguïté. Loin de représenter adéquatement et définitivement une chose donnée, « le signe renvoie au signe, et ne renvoie qu’au signe à l’infini. » (MP, 141). A l’inverse de la conception traditionnelle qui indexe le signe à un référent donné, où par exemple le mot représenterait une chose déterminée, où le signifiant renverrait à un signifié, et le signifié à un contenu précis, G. Deleuze et F. Guattari s’appuient, comme il l’a déjà été relevé, sur les analyses proposées par L. Hjelmslev : l’expression et le contenu ont chacun leur propre forme. « Précisément parce que le contenu a sa forme non moins que l’expression, on ne peut jamais assigner à la forme d’expression la simple fonction de représenter, de décrire ou de constater un contenu correspondant : il n’y a pas correspondance ni conformité » (MP, 109). Une fois affranchi d’un référent avec lequel il ne peut plus être définitivement corrélé, le signe apparaît toujours happé par une ligne de fuite. Ce jeu fait que le signifié ne cesse d’échapper aux chaînes des signifiants, où « tous les contenus viennent dissoudre […] leurs formes propres » (MP, 141). Du même coup, tout régime de signes se trouve porteur « d’une étrange impuissance, d’une incertitude » (MP, 142), mais « puissant est le signifiant qui constitue la chaîne » (MP, 142). Au prêtre d’user de la puissance du signifiant pour contrer l’incertitude 44
inhérente au signe, pour imposer son contrôle des énoncés, pour uniformiser l’expression. Ainsi, face à la menace d’une constante déterritorialisation que le « régime signifiant ne peut pas supporter » (MP, 146), les prêtres interprétatifs s’emploient à « recharger toujours dans le temple le signifié en signifiant » (MP, 146), à barrer, vainement, toute ligne de fuite. Toutefois, à l’image même d’Hermès, ils le font en trichant, en déniant leur discours interprétatif pour lui donner l’allure d’un absolu dogmatique. L’interprétation « va à l’infini […] si bien que le signifié ne cesse de redonner du signifiant » (MP, 144). Tel est le propre des « groupes centrés, hiérarchiques, arborescents, assujettis […] La photo, la visagéité, la redondance, la signifiance et l’interprétation interviennent partout. Monde triste du signifiant, son archaïsme à fonction toujours actuelle, sa tricherie essentielle qui en connote tous les aspects, sa pitrerie profonde. Le signifiant règne sur toutes les scènes de ménage, comme dans tous les appareils d’Etat. » (MP, 146). C’est essentiellement au regard de cette sémiotique signifiante, « despotique et paranoïaque », que G. Deleuze et F. Guattari en proposent une autre : celle d’un régime autoritaire, « subjectif ou passionnel » (MP, 152). Si la première sémiotique, despotique, ne supporte aucune déterritorialisation, aucune ligne de fuite, il en va différemment pour ce deuxième régime. Celui-ci ouvre une ligne de fuite, cette fois-ci marquée d’une valeur positive, qui va être « suivie ou occupée par tout un peuple qui y trouve son destin » (MP, 152). Le visage de face se détourne, se met de profil. A la place du mur, se creuse un « trou noir dont la subjectivation a besoin pour percer » (MP, 206). Tel est le régime de signes « postsignifiant » (MP, 149). La figure de proue n’en est plus le prêtre interprète, mais le prophète, l’oracle ou le devin, tel Moïse entraînant son peuple hors des agencements du « Pharaon paranoïaque » (MP, 153). Or, à « l’opposé du devin, le prophète n’interprète rien : il a un délire d’action plus que d’idée ou d’imagination » (MP, 156). Une nouvelle visagéité apparaît ainsi : « Le dieu détourne son visage, que personne ne doit voir ; mais inversement le sujet détourne le sien, saisi d’une véritable peur du dieu. Les visages qui se détournent, et se mettent de profil, remplacent le visage irradiant vu de face. C’est dans ce double détournement que se trace une ligne de fuite positive. Le prophète 45
est le personnage de cet agencement » (MP, 154). Si la « signifiance opérait une uniformisation substantielle de l’énonciation » (MP, 162), c’est désormais une subjectivité qui s’installe pour opérer « une individuation, collective ou particulière » (MP, 162). Une différence et une mise en écart interviennent alors dans la ligne de fuite des visages qui se mettent de profil. Le retrait de la face irradiante de Dieu laisse un espace vacant, la ligne de fuite, où vient se loger la possibilité du sujet. Ainsi, « Dieu retirant son visage, devenu point de subjectivation pour le tracé d’une ligne de fuite ou de déterritorialisation : Moïse qui se constitue comme sujet de l’énonciation, qui se constitue à partir des tables de Dieu remplaçant le visage » (MP, 162). Aussi un double jeu intervient-il dans ce régime « postsignifiant ». En se détachant de l’uniformisation du dieu despote et de ses prêtres, la ligne de fuite devient ponctuée de « points de subjectivation » ouverts par le conducteur-prophète. Ces points engendrent un « sujet d’énonciation ». On pourrait dire qu’il s’agit de modèles d’identification, de figures idéelles de reconnaissance dans tel ou tel contexte, de possibilités d’être Sujet définies à un moment donné. Telle est la grande figure de Moïse, ou celle de la forme du Cogito cartésien, du Je pense transcendantal. Mais d’autre part, découle de ce sujet d’énonciation un « sujet d’énoncé ». Il s’agit du sujet singulier, du moi empirique qui vient s’assujettir au sujet d’énonciation à partir duquel il trouve une forme lui permettant de s’énoncer. Ainsi en est-il du « cogito psychanalytique » (MP, 163). « Le psychanalyste se présente comme un point de subjectivation idéel, qui va faire abandonner au patient ses anciens points dits névrotiques. Le patient sera partiellement un sujet d’énonciation […] aussi sera-t-il nommé ‘‘psychanalysant’’. Mais dans tout ce qu’il dit ou fait ailleurs, il sera un sujet d’énoncé, éternellement psychanalysé, de procès linéaire en procès linéaire, quitte à changer de psychanalyste » (MP, 162). L’agencement consiste alors à dédoubler ces deux sujets, puis à les rabattre, de sorte que « le sujet de l’énoncé [est] devenu le ‘‘répondant’’ du sujet de l’énonciation » (MP, 162). Non sans évoquer, paradoxalement, la progression hégélienne, on pourrait alors dire que le sujet se dissocie face aux assignations du « sujet d’énonciation », puis nie cette dissociation au profit d’une nouvelle unité en faisant adhérer à ce dernier son « je énoncé ». 46
Or, soulignent G. Deleuze et F. Guattari, tel est le propre de l’éducation. « Les diverses formes d’éducation ou de ‘‘normalisation’’ imposées à l’individu consistent à lui faire changer de point de subjectivation, toujours plus haut, toujours plus conforme à un idéal supposé. Puis du point de subjectivation découle le sujet d’énonciation, en fonction d’une réalité mentale déterminée par ce point. Et du sujet d’énonciation découle à son tour un sujet d’énoncé » (MP, 162). Il s’agit alors d’un « sujet pris dans des énoncés conformes à une réalité dominante (dont la réalité mentale de tout à l’heure n’est qu’une partie, même quand elle a l’air de s’y opposer) » (MP, 162). Ici, le Paidagogos n’est plus l’interprète de face, mais le conducteur qui profile un processus d’assujettissement, qui ouvre une ligne de fuite vers de nouveaux points de subjectivation. Pourtant, cette ligne de fuite se renverse et, en quelque sorte, se boucle. Si l’on s’est affranchi du visage irradiant du Dieu despote et de ses interprètes, le processus d’aliénation reste actif. C’est alors au sujet d’énonciation que le sujet s’assujettit pour être un sujet d’énoncé, même s’il peut refournir « à son tour du sujet d’énonciation pour un autre procès » (MP, 162). Tel est le paradoxe « du législateur-sujet, qui remplace le despote-signifiant : plus tu obéis aux énoncés de la réalité dominante, plus tu commandes comme sujet d’énonciation dans la réalité mentale, car finalement, tu n’obéis qu’à toi-même » (MP, 162). Comme le précisent G. Deleuze et F. Guattari, on « a inventé une nouvelle forme d’esclavage, être esclave de soi-même, ou la pure ‘‘raison’’ » 1 (MP, 162). Ainsi, « c’est pourquoi, la redondance subjective a l’air de se greffer sur la signifiante, et d’en dériver, comme une redondance au second degré » (MP, 166). Le maître n’est plus Dieu, mais la subjectivation assignée par les formes du sujet de l’énonciation.
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De fait, E. Kant a instauré avec ce sujet de la raison un « sujet d’énonciation ». Ce sujet, par la raison pure, peut lui-même déterminer son devenir, dominer ses passions et sa propre nature, au lieu de s’en remettre au visage rayonnant de Dieu. La domination, de soi et de sa pensée, est alors garante de liberté.
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Dès lors, qu’il affiche le visage à la face irradiante de l’interprète, ou celui de profil du conducteur qui assigne des points de subjectivation sur la ligne de fuite, le Paidagogos reste un être de domination, œuvrant dans des régimes de signes et des agencements « d’en-signement 1 ». Il ne fait que « ligoter » son élève. La « signifiance et l’interprétation, la subjectivation et l’assujettissement » (MP, 167) font partie, selon G. Deleuze et F. Guattari, des « principales strates qui ligotent l’homme » (MP, 167). Le diagramme On comprendra ainsi la recherche d’une autre sémiotique, où l’homme ne serait plus « ligoté », aliéné sous le poids des strates des différents régimes de signes. Pour G. Deleuze et F. Guattari, il s’agit d’envisager alors une « déstratification » qui cherche à retrouver un « plan de consistance », à savoir un fonds premier, non soumis à Dieu, à tel ou tel modèle dominant ou telle ou telle forme imposée. La défondation nietzschéenne, au profit de la seule énergie de la volonté de puissance, se reconnaît alors. Il s’agit bien de renouer avec une instance « où il n’y a plus de régime de signes, mais où la ligne de fuite effectue sa propre positivité potentielle, et la déterritorialisation sa puissance absolue » (MP, 167). Ainsi est-il question de « faire basculer l’agencement le plus favorable : le faire passer, de sa face tournée vers les strates, à l’autre face tournée vers le plan de consistance » (MP, 167). Ou encore de faire « de la conscience une expérimentation de vie, et de la passion un champ d’intensités continues, une émission de signes-particules ». Une nouvelle fonction est alors définie : « déstratifier, s’ouvrir sur une nouvelle fonction diagrammatique » (MP, 167). La composante diagrammatique « consiste à prendre les régimes de signes ou les formes d’expression pour en extraire des signesparticules qui ne sont plus formalisés, mais constituent des traits non formés, combinables les uns avec les autres » (MP, 181). Cette composante est régie par ce que G. Deleuze et F. Guattari 1
Pour se référer ici au jeu de mots évoqué plus bas à propos de la maîtresse d’école (MP, 95).
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nomment les « machines abstraites ». La machine abstraite doit se comprendre au titre d’une fonction et non d’une forme. Elle opère sur la matière, par opposition à la substance (MP, 176), intervient sous les strates, sous les signes. Pointe d’agencement, elle nourrit des intensifications qui prennent consistance à partir de la matière. Elle agit sur un « contenu-matière qui ne présente plus que des degrés d’intensité, de résistance, de conductibilité, d’échauffement, d’étirement, de vitesse ou de tardivité » (MP, 176-177). Elle peut être comparée à un « tenseur » (MP, 177) qui distribue dans les strates des « continuum d’intensité » (MP, 179), tout en ayant la « potentialité d’[en] extraire et d’[y] accélérer des signes-particules déstratifiés » (MP, 180). C’est ainsi que la « déconstruction » des « régimes de signes » proposée par G. Deleuze et F. Guattari prend pour cible le structuralisme et la sémiotique. Mais dans le même mouvement, le primat « paranoïaque » du signifiant lacanien n’est guère épargné. Le signe ne fonde pas le monde. Il est lui-même sous-tendu par des lignes de fuites, par un plan de consistance et des machines abstraites qui en gouvernent les agencements, mais qui ne peuvent se réduire à lui. « C’est le langage qui renvoie aux régimes de signes, les régimes de signes à des machines abstraites, à des fonctions diagrammatiques et à des agencements machiniques qui débordent toute sémiologie, toute linguistique et toute logique » (MP, 184). Tel est le projet d’une « pragmatique », ou de la « schizo-analyse » que proposent G. Deleuze et F. Guattari. Celleci, à l’inverse de se limiter à la sémiologie, à la linguistique ou à la logique, s’appliquerait à « faire le diagramme des machines abstraites mises en jeu dans chaque cas, comme potentialités ou comme surgissements effectifs ; faire le programme des agencements qui ventilent l’ensemble et nous font circuler, avec ses alternatives, ses sauts et mutations » (MP, 183). Par analogie avec le « triangle pédagogique », on pourrait dire que le régime signifiant du pédagogue interprète correspond à l’axe enseigner (relation savoir/enseignant où le pôle de l’élève « fait le mort »), le régime de la subjectivation à l’axe former (relation enseignant/élèves où le pôle du savoir « fait le mort »), tandis que la perspective diagrammatique rejoint l’axe apprendre (relation directe élèves/savoir où, cette fois-ci, c’est le pédagogue qui « fait 49
le mort ») 1. En effet, quelle pourrait donc être la place du Paidagogos dans cette configuration diagrammatique ? Une place probablement intenable, puisqu’il devrait renoncer alors à ses deux visages fondateurs : la face irradiante et despotique de l’interprète du Savoir, ou encore le profil du devin autoritaire qui ouvre des lignes de fuite, mais pour y projeter des modèles donnés de subjectivation et d’assujettissement. Il ne reste, dans le régime diagrammatique, que la ligne de fuite et la déterritorialisation, mais entendues comme une ouverture à vivre, à expérimenter, et non plus comme un itinéraire ponctué de sujets d’énonciation, avec une conduite à assurer vers un but donné. Sans but à interpréter, à assigner, à indiquer, sans chemin vers une direction, le Paidagogos n’a plus de raison d’être. Le Maître devient alors paradoxal. Il laisse advenir, tout en renonçant à intervenir sur ce qu’il laisse advenir. Telle est l’image du gourou indien que citent alors G. Deleuze et F. Guattari à propos d’un ouvrage de Carlos Castenada . L’« indien arrive à combattre les mécanismes d’interprétation pour instaurer chez son disciple » (MP, 173) un diagramme asignifiant : « Arrête ! Tu me fatigues ! Expérimente au lieu de signifier et d’interpréter ! Trouve toi-même tes lieux, tes territorialités, tes déterritorialisations, ton régime, tes lignes de fuite ! Sémiotise toi-même, au lieu de chercher dans ton enfance toute faite et ta sémiologie d’Occidental » (MP, 173). Finalement, il s’agit bien de défaire les deux visages du Paidagogos, leur médiation, qu’elle soit despotique ou autoritaire, interprète du savoir ou guide vers l’école, signifiante ou subjectivante, mur du savoir ou trou noir de la subjectivité. A chaque fois, les visages redonnent à « la nouvelle sémiotique les moyens de son impérialisme, c’est-à-dire à la fois les moyens d’écraser les autres et de se protéger contre toute menace venue du dehors » (MP, 221). Ainsi, on « disciplinera les corps, on défera la 1 Ce triangle, selon Jean Houssaye, permet d’illustrer toute situation éducative selon trois pôles : le savoir, l’enseignant, l’élève. Une relation « binaire » intervient toujours entre deux pôles, au détriment du troisième qui fait alors « le mort » : dans la relation savoir-enseignant (axe « enseigner »), les élèves font « le mort », dans la relation enseignant-élèves (axe « former »), c’est le savoir, et dans celle savoir-élèves (axe « apprendre »), c’est l’enseignant. HOUSSAYE, J., Le triangle pédagogique. Théorie et pratiques de l'éducation scolaire, Berne, Peter Lang, Berne, 2000.
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corporéité » (MP, 221), on imposera un corps avec des organes et un destin nécessaire : le sujet adulte occidental. On comprend le programme de la « schizo-analyse » : défaire le visage et retrouver des machines abstraites qui ne « soient plus prises dans les strates ou dans des déterritorialisations négatives » (MP, 232), mais qui opèrent pour ainsi dire une « dévisagéification » (MP, 232). C’est alors que se libèrent des « têtes chercheuses » (MP, 232). La « tête chercheuse » est l’antithèse du visage despote ou autoritaire. Elle dévisage sur fond d’une « inhumanité 1 ». « Au-delà du visage, précisent G. Deleuze et F. Guattari, une tout autre inhumanité encore : non plus celle de la tête primitive, mais celle des ‘‘têtes chercheuses’’ où les pointes de déterritorialisation deviennent opératoires, les lignes de déterritorialisation deviennent positives absolues, formant d’étranges devenirs nouveaux, de nouvelles polyvocités. Devenirclandestin, partout faire rhizome, pour la merveille d’une vie non humaine à créer. Visage mon amour, mais enfin devenu une tête chercheuse » (MP, 233-234). L’Anti-pédagogue se cherchera sur le sans-visage où s’efface le Paidagogos, où celui-ci « fait le mort » : là où saillent des lignes de déterritorialisation, où se mettent en marche les têtes chercheuses. Mais qu’est-ce donc qu’une tête chercheuse ? Qu’est-ce qu’apprendre ? 1
Cette inhumanité invite à être rapprochée de l’inhumain, tel que l’aborde le philosophe J.-F. Lyotard. Et si, se demande celui-ci, « le ‘‘propre’’ de l’homme était qu’il est habité par de l’inhumain ? ». A l’instar de l’infans, il s’agit de ce qui n’a pas encore été arraisonné par « la seconde nature » de l’humain, à savoir les codes langagiers et sociaux de la vie adulte. LYOTARD, J.-F., L’Inhumain, Paris, Galilée, 1988, p. 10. Pour G. Deleuze et F. Guattari, « il n’y a que des inhumanités, l’homme est seulement fait d’inhumanités […] L’inhumanité primitive, celle du pré-visage, c’est toute la polyvocité d’une sémiotique qui fait de la tête une appartenance au corps, à un corps déjà relativement déterritorialisé, en branchement avec des devenirs spirituels-animaux » (MP, 233). A l’inverse de la thèse, que suit la perspective lyotardienne, selon laquelle l’inhumain est le propre de l’homme, on pourrait alors se demander si G. Deleuze et F. Guattari n’ouvrent pas en fait celuici sur le plan potentiel d’un devenir-animal, certes prononcé contre les modèles assignés de l’humain et de son corps codé propres à la « seconde nature » dont parle J.-F. Lyotard.
4 Apprendre et penser
Apprendre Si une approche deleuzienne de l’apprendre peut être repérée, elle passe par le signe. Les objets du monde se donnent déjà au titre de signes. Le signe est ce qui, dans un système qualifié de « signal » (DR, 31) et composé d’éléments disparates comme la mer, « fulgure dans l’intervalle, telle une communication qui s’établit entre les disparates » (DR, 31). L’idée de la mer, pour reprendre l’image de Gottfried Wilhelm Leibniz, « est un système de liaisons ou de rapports différentiels entre particules » (DR, 214), l’ensemble « s’incarnant dans le mouvement réel des vagues » (DR, 215). A l’opposé d’une dénotation fixée par une corrélation codifiée entre un signifiant et un signifié déterminés, toute la thématique de l’hétérogénéité du signe se rappelle alors. Ceci, à la fois dans l’objet qui porte le signe, qui fait signe, comme les vagues, dans son fonctionnement où il renvoie toujours à un autre signe, et dans « la réponse qu’il sollicite » (DR, 35), comme un mouvement de natation qui sera toujours différent par rapport à lui. « Le mouvement du nageur ne ressemble pas au mouvement de la vague ; et précisément les mouvements du maître-nageur que nous 53
reproduisons sur le sable ne sont rien par rapport aux mouvements de la vague que nous n’apprenons à parer qu’en les saisissant pratiquement comme des signes » (DR, 35). Dans ce sens, apprendre ne peut signifier s’approprier un objet de savoir absolu, invariant et certain. C’est bien plutôt rencontrer des signes qui renvoient toujours à d’autres signes, dans un univers aussi infini que disparate. De même, apprendre ne peut relever d’une mimesis fondée sur une reproduction à l’identique. Au contraire, au-delà de toute répétition, apprendre signifie produire des différences et des écarts où se saisissent les signes. « Apprendre, c’est bien constituer un espace de rencontre avec des signes, où les points remarquables se reprennent les uns dans les autres, et où la répétition se forme en même temps qu’elle se déguise » (DR, 35). Il s’agit alors de s’affronter au paradoxe inhérent à l’hétérogénéité du signe, aux écarts que celui-ci instaure sans cesse ou qui interviennent dans le jeu même de la répétition déguisée. Ce paradoxe, à suivre Différence et répétition, est le lieu du problématique, traversé par les Idées. Les problèmes, écrit G. Deleuze, sont les Idées mêmes » (DR, 210). Ainsi, puisque les signes « font problème » (DR, 213), leur usage paradoxal renvoie aux Idées. Dès lors, « apprendre c’est pénétrer dans l’universel des rapports qui constituent l’Idée, et dans les singularités qui leur correspondent » (DR, 214). G. Deleuze peut alors réintroduire son exemple de la nage. « Apprendre à nager, c’est conjuguer des points remarquables de notre corps avec les points singuliers de l’Idée objective, pour former un champ problématique » (DR, 214). Cet apprendre, où celui qui apprend « constitue et investit des problèmes pratiques ou spéculatifs en tant que tels » (DR, 213), correspond à une dynamique à la fois immanente, liée à la singularité de la situation du problème et des points remarquables alors dégagés, et transcendante dans le sens où elle souscrit à un ordre général de rapports. Il est ainsi question de partir des petites perceptions singulières, proches de l’inconscient leibnizien, passant « comme des feux follets d’une faculté à l’autre » (DR, 251), et d’élever ces dernières « à l’exercice transcendant » (DR, 214). D’une part, « apprendre passe toujours par l’inconscient », par des « signes de la sensibilité » (DR, 214), par des singularités, si bien qu’on « ne sait jamais d’avance comment on va apprendre ». La 54
méthode, à commencer par celle de René Descartes, est alors congédiée, tout comme les a priori transcendantaux kantiens. Mais d’autre part, élever le sensible vers le conceptuel suppose une « éducation des sens » (DR, 214). Celle-ci sous-tend en réalité une violence faite à ces derniers. G. Deleuze se réfère ainsi à la notion, employée par F. Nietzsche, de « dressage de l’esprit » (DR, 215). Il y aurait « un violent dressage, une culture ou une païdéia qui parcourt l’individu tout entier » (DR, 215), comme « un aphasique où naît la parole dans le langage » (DR, 215). L’instance de ce « dressage » est la culture, par opposition à la méthode. Il ne saurait y avoir ici la médiation du Paidagogos qui enseigne soit comment apprendre la culture, soit même qui oriente ou guide l’apprentissage, puisque celui-ci n’est plus intentionnel, puisqu’il n’est pas connu d’avance. Au médiateur ou au guide, au Paidagogos qui enseigne, se substitue alors l’apprendre selon un rapport direct, individuel à la païdéia ou à la culture. Tout le débat entre les plans de l’apprendre et de l’enseigner est de nouveau posé. Cette violence de l’apprendre est aussi celle d’un choc, un « noochoc » qui force à penser en révélant des incompatibilités, des paradoxes hétérogènes, des tensions et des champs de forces. Apprendre à nager, reprend G. Deleuze, « signifie composer les points singuliers de son propre corps […] avec ceux d’une autre figure, d’un autre élément qui nous démembre, mais nous fait pénétrer dans un monde de problèmes jusqu’alors inconnus, inouïs » (DR, 248). Il y a ainsi une « discorde des facultés » (DR, 250), où chacune appréhende de manière spécifique un objet donné, tout en transmettant « sa violence à l’autre suivant un cordon de poudre » (DR, 250). Il est alors question d’un « ‘‘accord discordant’’ qui exclut la forme d’identité, de convergence » (DR, 250). Cette hétérogénéité, qui ne peut être résolue ou subordonnée à une solution unique qui obérerait toute pensée du problématique, suppose un « para-sens » (DR, 250), paradoxe opposé à l’unicité du bon sens commun. Dès lors, apprendre « peut être défini de deux façons complémentaires » (DR, 251) : soit « pénétrer dans l’Idée, ses variétés et ses points remarquables » (DR, 251), soit « élever une faculté à son exercice transcendantal disjoint, l’élever à cette rencontre et à cette violence qui se communiquent aux autres » (DR, 251). 55
Il reste à voir ce qui est exprimé dans cet apprendre. La réponse est à chercher du côté de l’inconscient, à savoir ce qui n’est pas donné dans les formes manifestes, dans les images du sens commun qui empêchent le déploiement de la pensée. Aussi cet inconscient ne saurait-il être rabattu sur celui de la psychanalyse et du désir d’objet, toujours en manque. Monique David-Ménard relève bien l’axe critique dont s’empare la philosophie deleuzienne envers la psychanalyse. L’idée « que le désir est manque de son objet, écrit-elle, revient à définir le désir par un terme extérieur à lui-même et transcendant, ce contre quoi s’élève la notion de plan d’immanence [...] Deleuze [...] reproche à Freud de ne faire aucune place à l’idée que le plaisir puisse être pris à une recherche, à une tension, à une quête 1 ». Il « est vrai, note G. Deleuze, que l’inconscient désire, et ne fait que désirer » (DR, 140). Mais, poursuit le philosophe, « en même temps que le désir trouve le principe de sa différence avec le besoin dans l’objet virtuel, il apparaît non pas comme une puissance de négation, ni comme l’élément d’une opposition, mais bien plutôt comme une force de recherche, questionnante et problématisante, qui se développe dans un autre champ que celui du besoin et de la satisfaction » (DR, 140-141). Cette « force de recherche » est ce qui gouverne l’apprendre : l’instance problématique de l’inconscient que vont déjà exprimer « l’Idée et ‘‘l’apprendre’’ » (DR, 248). Ainsi, il n’est plus question d’envisager une représentation, mais une présentation : « la présentation de l’inconscient, non pas la représentation de la conscience » (DR, 248). G. Deleuze peut alors évoquer l’exemple du « nouveau théâtre » (DR, 248), qui est celui « des multiplicités, qui s’oppose à tous les égards au théâtre de la représentation, qui ne laisse plus subsister l’identité d’une chose représentée, ni d’un auteur, ni d’un spectateur […] mais théâtre de problèmes et de questions toujours ouvertes, entraînant le spectateur, la scène et les personnages dans le mouvement réel d’un apprentissage de tout l’inconscient dont les derniers éléments sont encore les problèmes eux-mêmes » (DR, 248). Il s’agit, au travers de cet apprendre, d’affranchir l’inconscient problématique « de la représentation » (DR, 251) et de le rendre « digne et capable d’une présentation pure » (DR, 251). On pourra se demander si 1
DAVID-MENARD, M., Deleuze et la psychanalyse, Paris, P.U.F., 2005, pp. 3132.
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cette « dignité » ne répond pas à la conception lacanienne de la sublimation, où l’objet est désinvesti du signifiant qui le portait pour retrouver la totalité de la Chose, la « dignité » du « das Ding 1 ». Il ne saurait toutefois être question d’un revirement au profit de la psychanalyse lacanienne. On pourrait alors dire que pour l’analyste l’objet (signifiant) du désir est transcendé au profit de la Chose, tandis que pour le philosophe c’est le signe qui est transcendé au profit d’une pure force de problématisation. Mais dans un cas comme dans l’autre, il s’agit bien d’outrepasser la forme qui porte la représentation, en l’occurrence le signifiant ou le signe, au profit de la présentation de la Chose ou de la force problématisante. Au-delà, l’opposition entre la représentation et la présentation dans l’apprendre renvoie au statut même de l’objet représenté : le savoir. G. Deleuze précise que « la représentation et le savoir se modèlent entièrement sur les propositions de la conscience qui désignent les cas de solution : mais ces propositions par ellesmêmes donnent une notion tout à fait inexacte de l’instance qu’elles résolvent ou dénouent » (DR, 248). En vérité, « l’Idée n’est pas un élément du savoir, mais d’un ‘‘apprendre infini’’, qui diffère en nature du savoir » (DR, 248). Pour G. Deleuze, à l’instar de la phénoménologie hégélienne subordonnée à « l’idéal du savoir comme savoir absolu » (DR, 215), le Savoir ne concerne que le résultat de l’apprendre, que « la calme possession d’une règle des solutions » (DR, 214). Il occulte l’apprendre, se substitue à celui-ci pour imposer une « image dogmatique de la pensée » (DR, 217). La pensée est alors écrasée « sous une image qui est celle du Même et du Semblable, mais qui trahit au plus profond ce que signifie 1
Pour J. Lacan, le sujet a un fond originel qui est à chercher du côté de la fusion primordiale à la mère. Celui-ci prend pour nom « la Chose », ce que le psychanalyste cite souvent sous le vocable de « das Ding ». Pourtant, lorsque le sujet arrive au monde, il advient dans un système de signifiants langagiers qui s’emparent de lui. A la perte de la fusion organique due à la naissance, se rajoute celle de la Chose qu’inscrit la rencontre du sujet avec les signifiants du langage. La structure de ces derniers est en effet distinctive, appliquée à découper le réel en unités séparées qui ne peuvent dire la totalité de la Chose. Ces signifiants portent alors le désir, en lui assignant des objets. Or la sublimation correspondrait au moment où l’objet du désir est désobjectivé pour retrouver le statut de la Chose. L’objet, dit J. Lacan, est élevé à la « dignité de la Chose ». LACAN, J., Le Séminaire, Livre IV, L’Ethique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986, p. 133.
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penser » (DR, 217). L’opposition de la culture et de la méthode peut alors être précisée : la « méthode est le moyen du savoir qui règle la collaboration de toutes les facultés : aussi est-elle la manifestation d’un sens commun […] mais la culture est le mouvement d’apprendre » (DR, 215). En ne pouvant ni être cadré par une méthode, ni résolu par l’unicité ou l’homogénéité d’un savoir-solution 1, l’apprendre se révèle comme un processus problématique, non intentionnel : une « aventure de l’involontaire » (DR, 215). Tel est le procès du « postulat du savoir », qui conclut dans Différence et Répétition les huit postulats de la pensée que critique G. Deleuze : « la subordination de l’apprendre au savoir, et de la culture à la méthode » (DR, 217). Il s’agit de dépasser ce postulat au profit d’une « pensée qui naît dans la pensée, l’acte de penser engendré dans sa génitalité » (DR, 217), bref une pensée qui est elle-même un apprendre à penser. Là est l’axe central, où l’on retrouve un apprendre intensif, non intentionnel, une force problématisante qui s’autogénérerait au lieu de se couler dans une méthode et des représentations, ou encore de se former dans et par des formes de savoirs. Ainsi se situe, pour Différence et répétition, « la pensée sans image » (DR, 217), où finalement apprendre et penser deviennent synonymes. Penser et l’image de la pensée Mais que veut dire penser ? Tel est l’exercice par excellence de la philosophie. Dans Qu’est-ce que la philosophie ?, G. Deleuze et F. Guattari proposent une trinité : le plan préphilosophique ou d’immanence, le concept et le personnage conceptuel. Le premier élément, celui du plan préphilosophique, est ici présenté avec la thématique de l’image de la pensée. Le chapitre suivant portera, quant à lui, sur le concept, tout en le complétant avec la notion d’événement, puis sur le personnage conceptuel. 1
Sur ce point, si l’approche deleuzienne postule un conflit, la violence du « noochoc », celui-ci ne peut être rabattu sur le « conflit cognitif » qui, dans les stratégies pédagogiques, reste focalisé sur une résolution de la situation-problème, sur une solution déterminée.
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La « pensée sans image » évoquée précédemment ne saurait signifier que l’image ne fasse pas penser, ou que la pensée se déploie indépendamment de toute image. Que ce soit pour le cinéma ou la peinture, notamment avec Francis Bacon, l’œuvre même de G. Deleuze montre le contraire. En revanche, ce qui est visé par « l’image de la pensée » concerne un « présupposé implicite » (DR, 171), emprunté au sens commun. D’après cette image, la pensée est en affinité avec le vrai. Et c’est sur cette image que chacun sait, est censé savoir ce que signifie penser » (DR, 172). L’image de la pensée correspond à une forme prédéterminée qui conditionne et emprisonne toute pensée. Cette image de la pensée, précise G. Deleuze, « nous pouvons l’appeler image dogmatique ou orthodoxe, image morale » (DR, 172). Ainsi le texte de Différence et Répétition rejette-t-il cette image, en tant qu’elle s’oppose au déploiement même de la pensée philosophique. Il s’agit de prôner « les conditions d’une philosophie qui serait sans présupposés d’aucune sorte : au lieu de s’appuyer sur l’Image de la pensée, elle prendrait son point de départ dans une critique radicale de l’Image et des ‘‘postulats’’ qu’elle implique. Elle trouverait sa différence ou son vrai commencement, non pas dans une entente avec l’Image préphilosophique, mais dans une lutte rigoureuse contre l’Image, dénoncée comme non-philosophie » (DR, 172173) ». C’est alors toute l’image de la pensée qui se trouve mise en cause, au nom du dogmatisme qui ne fait que reconnaître « l’erreur comme mésaventure de la pensée » (DR, 192). Dès lors, il « ne s’agit pas d’opposer à l’image dogmatique de la pensée une autre image, empruntée par exemple à la schizophrénie. Mais plutôt de rappeler que la schizophrénie n’est pas seulement un fait humain, qu’elle est une possibilité de la pensée, qui ne se révèle à ce titre que dans l’abolition de l’image » (DR, 192). Pourtant, les textes ultérieurs, notamment Qu’est-ce que la philosophie ?, écrit avec F. Guattari, nuanceront cette position. L’image de la pensée critiquée dans Différence et Répétition renvoyait à un ordre transcendant et moral, le vrai, sorte de forme dogmatique appliquée à conditionner d’emblée toute pensée. Mais elle sera ensuite reconsidérée en fonction du plan d’immanence. Ce plan est pour ainsi dire « pré-philosophique », « sorte d’expérimentation tâtonnante » (QPh, 44), première grille tirée sur le chaos, « indépendamment des concepts qui viennent l’occuper » 59
(QPh, 205). Il est la non-philosophie, « là où le plan affronte le chaos » (QPh, 205). « Empirisme radical » (QPh, 49), il n’a pas d’autre fondement que lui-même, et à ce titre, n’est redevable d’aucune transcendance. « C’est quand l’immanence n’est plus immanente à autre chose que soi qu’on peut parler d’un plan d’immanence » (QPh, 49). Dès lors, les « premiers philosophes sont ceux qui instaurent un plan d’immanence comme un crible tendu sur le chaos. Ils s’opposent en ce sens aux Sages, qui sont des personnages de la religion, des prêtres, parce qu’ils conçoivent l’instauration d’un ordre toujours transcendant, imposé du dehors par un grand despote ou par un dieu supérieur aux autres » (QPh, 45-46). Or ce plan d’immanence, c’est « l’image de la pensée, l’image qu’elle se donne de ce que signifie penser, faire usage de la pensée, s’orienter dans la pensée » (QPh, 39-40). Cette image de la pensée est alors toute différente de l’image dogmatique de la pensée, et peut, à l’inverse de ce qu’avançait Différence et Répétition, lui être opposée. La première est autodéterminée dans sa propre immanence, la seconde imposée par un présupposé. Une telle image de la pensée, non dogmatique, apparaît ainsi inséparable de la pensée elle-même. Il ne peut y avoir d’exercice philosophique sans image de la pensée. Celle-ci « ne retient que ce que la pensée peut revendiquer en droit » (QPh, 40). Aussi, « ce que la pensée revendique en droit, ce qu’elle sélectionne, c’est le mouvement infini ou le mouvement de l’infini. C’est lui qui constitue l’image de la pensée » (QPh, 40). Dès lors, une « histoire » de la philosophie pourrait s’appuyer sur l’image de la pensée, « du point de vue de l’instauration d’un plan d’immanence » (QPh, 46) et de l’affranchissement croissant au regard des « grandes illusions » (QPh, 50) dogmatiques (comme la transcendance, l’universel, l’éternel, la discursivité des propositions confondues avec les concepts). Ainsi, les « traits d’une image moderne de la pensée » (QPh, 54) auraient trois caractères : le renoncement au rapport vérité-pensée, une « simple » possibilité de penser sans recourir au Je cartésien, la reconnaissance d’un « Impouvoir » de la pensée (QPh, 55) où celle-ci « se met à avoir des rictus, des crissements, des bégaiements, des glossolalies, des cris, qui l’entraînent à créer, ou à essayer » (QPh, 55). Tel est d’ailleurs le « cri de la Raison 1 ». 1
Nous renvoyons à ce propos à : JAEGLE, C., op. cit., p. 51.
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G. Deleuze, en se référant à une lettre de G. W. Leibniz, évoque ainsi « l’identité du principe et du cri, le cri de la Raison par excellence » (Pli, 55). Si les principes sont « des cris, c’est parce que chacun signale la présence d’une classe d’êtres, qui poussent eux-mêmes le cri et se font reconnaître à ce cri » (Pli, 58-59). Ce « cri de la raison » pourra, à son tour, constituer une antinomie radicale ou un paradoxe. En effet, les acceptions courantes du « cri » indiquent, par exemple, un processus d’abréaction ou de décharge d’une intensité pulsionnelle, traditionnellement opposé à celui de la raison, du logos rationnel. Or ici, par son propre cri, la raison récupère dans son immanence ses affects, ses émotions premières et vitales à partir desquels elle se déploie, et non plus contre lesquels elle s’érigerait en se mettant en position de surplomb pour asseoir la domination du sensible par l’intelligible. C’est alors une pensée non plus sans image, mais sans image dogmatique, sans méthode ou sans référence à une transcendance présupposée, qu’il faut envisager. « Si la pensée cherche, c’est moins à la manière d’un homme qui disposerait d’une méthode que d’un chien dont on dirait qu’il fait des bonds désordonnés » (QPh, 55). En fait, « la pensée revendique ‘‘seulement’’ le mouvement qui peut être porté à l’infini » (QPh, 40). Or « ce qui définit le mouvement infini, c’est un aller-retour, parce qu’il ne va pas vers une destination sans déjà revenir sur soi, l’aiguille étant aussi le pôle » (QPh, 40). « S’orienter dans la pensée » serait donc non intentionnel, sans Orient recherché, et « n’implique ni repère objectif, ni mobile » (QPh, 40). A l’inverse du célèbre texte d’E. Kant, ce serait juste un nomadisme affranchi de tout but, livré à un plan d’immanence, sorte de perpetuum mobile problématique ou de mouvement infini qui « est à la fois ce qui doit être pensé, et ce qui ne peut pas être pensé » (QPh, 59). Dès lors, « peut-être estce le geste suprême de la philosophie : non pas penser le plan d’immanence, mais montrer qu’il est là, non pensé dans chaque plan » (QPh, 59). Cet impensé posé devant la pensée retrouve la célèbre question heideggérienne d’une pensée qui, en tant qu’apprendre à penser, indiquera toujours que « ce qui se donne le plus à penser est que nous ne pensons pas encore 1 ». Simplement, 1
HEIDEGGER, M., Qu’appelle-t-on penser ? Trad. A. Becker, G. Granel, Paris, P.U.F., 1992, p. 22.
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ce « pas encore », Martin Heidegger le ramène sur la question de l’être, tandis que G. Deleuze et F. Guattari l’inscrivent sur celle de l’expérience.
5 Concept, événement, personnage conceptuel
Après le plan préphilosophique ou d’immanence, la trinité de la pensée proposée par G. Deleuze et F. Guattari concerne le concept, puis le personnage conceptuel. Ce chapitre présente déjà le concept dans le système deleuzo-guattarien, tout en le complétant par la notion d’événement. Il porte ensuite sur le personnage conceptuel, puis finalement récapitule ces trois éléments (plan d’immanence, concept, personnage conceptuel) sous l’angle de la critique radicale qu’ils peuvent adresser à l’encontre du professeur-Paidagogos. Le concept Le concept est généralement considéré sous l’angle d’une unité formelle de synthèse, conformément à son étymologie de concipere, qui signifie « contenir entièrement », « former en soi ». Contre une telle vue synthétique, G. Deleuze et F. Guattari favorisent une approche analytique du concept. « Il n’y a pas de concept simple. Tout concept a des composantes, et se définit par elles » (QPh, 21). Dès lors, à l’opposé d’une unité clairement formalisée et circonscrite, « tout concept a un contour irrégulier, 63
défini par le chiffre de ses composantes » (QPh, 21). Le concept, ainsi, « est un tout, parce qu’il totalise ses composantes, mais un tout fragmentaire » (QPh, 21). Par exemple, « le concept d’un oiseau n’est pas dans son genre ou son espèce, mais dans la composition de ses postures, de ses couleurs et de ses chants : quelque chose d’indiscernable qui est moins une synesthésie, qu’une synéidésie » (QPh, 26). Un concept est, pour reprendre un mot de F. Guattari, une « hétérogenèse ». Il est ordinal, c’est une intension présente à tous les traits qui le composent. Trois grandes caractéristiques du concept ainsi abordé peuvent être soulignées : l’infini, la consistance, une hétérogenèse de traits intensifs. Pour la première, si chaque concept se définit par des composantes hétérogènes, qui elles-mêmes « peuvent être à leur tour prises comme concepts » (QPh, 24), les « concepts vont donc à l’infini » (QPh, 24) et ne peuvent avoir de permanence formelle. « Chaque concept renvoie à d’autres concepts, non seulement dans son histoire, mais dans son devenir ou ses connexions présentes » (QPh, 24). Pour la deuxième, le problème posé n’est autre que la façon par laquelle le concept peut réunir des composantes hétérogènes, en ayant une capacité de « liant » de ces dernières. La réponse se donne dans la notion de consistance, déjà relevée à propos du couple matériau-forces. « Le propre du concept est de rendre les composantes inséparables en lui : distinctes, hétérogènes et pourtant non séparables, tel est le statut des composantes, ou ce qui définit la consistance du concept, son endo-consistance » (QPh, 25). En fait, « les composantes restent distinctes, mais quelque chose passe de l’une à l’autre, quelque chose d’indécidable entre les deux. Ce sont ces zones, seuils ou devenirs, qui définissent la consistance intérieure du concept » (QPh, 25). Pour la troisième caractéristique, le concept sera « considéré comme le point de coïncidence, de condensation ou d’accumulation de ses propres composantes. Le point conceptuel ne cesse de parcourir ses composantes, de monter et de descendre en elles. Chaque composante en ce sens est un trait intensif, une ordonnée intensive qui ne doit être appréhendée ni comme générale ni comme particulière mais comme une pure et simple singularité » (QPh, 25). Les composantes du concept sont « de pures et simples variations ordonnées suivant leur voisinage. Elles sont processuelles, modulaires » (QPh, 25). Dès lors, « ne cessant de les 64
parcourir suivant un ordre sans distance, le concept est en état de survol par rapport à ses composantes. Il est immédiatement coprésent sans aucune distance à toutes ses composantes ou variations, il passe et repasse par elles : c’est une ritournelle, un opus ayant son chiffre » (QPh, 26). Le concept est un centre de vibrations, à l’image de la pièce obscure de la maison baroque 1. Chaque concept vibre, s’intensifie, résonne en lui-même. Il apparaît ainsi au titre d’une sorte de fulguration, comme des « feux follets » (DR, 251) parcourant les traits intensifs de ses composantes. Le critère est celui de la vitesse. « Le concept se définit par l’inséparabilité d’un nombre fini de composantes hétérogènes parcourues par un point de survol absolu, à vitesse infinie » (QPh, 26). Dès lors, il ne dépend pas d’une altérité, comme une forme signifiée renverrait à un référent externe, mais de ses propres composantes, de ses propres intensités dont il trace à un moment donné le contour par fulgurations. C’est ainsi que pour G. Deleuze et F. Guattari, le concept ne désigne pas une essence. Il est « le contour, la configuration, la constellation d’un événement à venir » (QPh, 36). De la sorte, « il n’a pas de référence : il est autoréférentiel, il se pose lui-même et pose son objet, en même temps qu’il est créé » (QPh, 27). Ceci permet de distinguer le concept de la proposition. « Les propositions se définissent par leur référence, et la référence ne concerne pas l’Evénement » (QPh, 27) dont le concept trace la « constellation ». Le concept affirme dès lors sa non-discursivité. Si « les concepts sont des centres de vibrations [qui] n’ont que de la consistance ou des ordonnées intensives hors coordonnées » (QPh, 28), ils « entrent dans des rapports de résonance non discursive » (QPh, 28). Deux conséquences sont alors observables : la fin du débat et celle de toute chaîne logique. Pour la première conséquence, le concept se trouve affranchi de toute implication dans la série d’une dialectique qui le réduit à une proposition. La dialectique est alors radicalement congédiée, suspectée de retomber « dans la plus misérable condition, celle que Nietzsche diagnostiquait comme l’art de la plèbe » (QPh, 76). 1
Nous renvoyons ici au début de la seconde partie, « Plis et déplis », du chapitre 9 de cet ouvrage.
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Mais, de façon plus générale, la discussion et le débat sont concernés. Le principe, cher à E. Kant, de l’arène, de la « conversation démocratique universelle » (QPh, 32), s’en trouve affecté. La thèse de l’immanence prêtée au concept, à savoir sa non-discursivité et son absence de référence externe au profit d’une autoréférence, fait qu’un concept ne peut pas être discuté en fonction d’un autre, ou d’une donnée qui lui serait extérieure. « Tout philosophe s’enfuit quand il entend la phrase : on va discuter un peu […] les interlocuteurs ne parlent jamais de la même chose » (QPh, 32). Ainsi, « quand un philosophe en critique un autre, c’est à partir de problèmes et sur un plan qui n’étaient pas ceux de l’autre » (QPh, 32). On « n’est jamais sur le même plan » (QPh, 33). Il ne saurait certes être question de voir alors, chez l’auteur de Critique et Clinique, un rejet de la critique. C’est pourtant un rôle plus particulier qui lui est attribué, auquel répond la métaphore de la fonderie et de la machine de guerre. Il s’agit, quand un philosophe en critique un autre, tout en se situant sur un plan nécessairement différent, de faire « fondre les anciens concepts comme on peut fondre un canon pour en tirer de nouvelles armes » (QPh, 33). Autrement dit, la critique consiste ici moins à réfuter ou à mettre à l’épreuve la forme d’un concept, en l’occurrence d’un ancien concept qu’on critique, que de réutiliser son matériau et ses forces internes pour en créer un nouveau, sur un nouveau plan. « Et quelle est la meilleure manière de suivre les grands philosophes, précisent G. Deleuze et F. Guattari, répéter ce qu’ils ont dit, ou bien faire ce qu’ils ont fait, c’est-à-dire créer des concepts pour des problèmes qui changent nécessairement ? » (QPh, 32). De la sorte, critiquer n’est plus porter son jugement sur la pertinence d’une forme conceptuelle, mais « c’est seulement constater qu’un concept s’évanouit, perd ses composantes ou en acquiert qui les transforment, quand il est plongé dans un nouveau milieu » (QPh, 33). G. Deleuze et F. Guattari peuvent dès lors fustiger ceux qui « sont la plaie de la philosophie » (QPh, 33), « ceux qui critiquent sans créer, ceux qui se contentent de défendre l’évanoui sans savoir lui donner les forces de revenir à la vie » (QPh, 33), alors « que la critique implique de nouveaux concepts » (QPh, 80). Une telle critique comme création, opérant sur les forces vives du concept pour les fondre sans cesse dans des armes adaptées à un nouveau plan, ne peut que contraster avec l’acception kantienne de la critique. Cette dernière a trait à la 66
recherche des délimitations des possibilités d’un système de pensée. Cette recherche, par principe, porte sur le contour ou la limite qui définit la cohérence du système où se loge la matière conceptuelle. Elle suppose ainsi une forme, objet et résultat de la critique. De la sorte, elle ne peut que s’opposer à la proposition, liée à la condamnation de l’hylémorphisme, de concepts qui, pour G. Deleuze et F. Guattari vont « à l’infini » (QPh, 25) et doivent avoir « des contours irréguliers moulés sur leur matière vivante » (QPh, 80). Dans ce dernier cas, le concept ne peut plus être réellement délimité, voire stabilisé dans une forme sur laquelle porte la critique au sens kantien, lorsqu’il est alimenté par des forces créatrices qui le font varier constamment. A ce titre, l’image intensive du concept élimine tout un champ de la critique, que celle-ci concerne la délimitation des contours d’une forme donnée, ou plus simplement toute argumentation contradictoire qui se trouvera toujours dans une extériorité par rapport à la consistance immanente du concept. La position semble sans appel : la « philosophie, écrivent G. Deleuze et F. Guattari, a horreur des discussions […] le débat lui est insupportable » (QPh, 33). Ceci ne signifie pas que la philosophie refuse la contradiction et les incertitudes, mais, et en écho à l’immanence du concept, que ses incertitudes « l’entraînent dans d’autres voies plus solitaires » (QPh, 33) que le débat ou le dialogue contradictoire. Si Socrate pourrait être un contre-exemple, il n’aurait « cessé de rendre toute discussion impossible […] a fait de l’ami l’ami seul du concept, et du concept l’impitoyable monologue qui élimine tour à tour les rivaux » (QPh, 33). En d’autres termes, l’immanence se fait celle du penseur qui pourrait alors s’offrir à la critique d’un solipsisme radical. Du moins, elle est celle de l’image de la pensée d’un personnage conceptuel solitaire que créent, pourtant à deux plumes conjointes, G. Deleuze et F. Guattari, et, précisent-ils, « comme chacun de nous était plusieurs, ça faisait déjà beaucoup de monde » (MP, 9). L’autre conséquence de cette non-discursivité alors prêtée au concept renvoie à la suspension de toute suite logique ou discursive entre les concepts. « Il n’y a aucune raison pour que les concepts se suivent. Les concepts comme totalités fragmentaires ne sont pas les morceaux d’un puzzle, car leurs contours irréguliers ne se correspondent pas » (QPh, 28). C’est ainsi que le concept ne 67
saurait être intentionnel, en s’associant avec d’autres selon la progression d’une synthèse à vocation universelle, ou d’une grande unité finale à l’instar de la téléologie hégélienne. L’image est différente : les concepts « forment bien un mur, mais c’est un mur de pierres sèches et, si tout est pris ensemble, c’est par des chemins divergents. Même les ponts, d’un concept à un autre, sont encore des carrefours, ou des détours qui ne circonscrivent aucun ensemble discursif. Ce sont des ponts mobiles » (QPh, 28). Ce mur de pierres sèches se fait rhizome. Pour G. Deleuze et F. Guattari, il est question du « statut pédagogique du concept » (QPh, 36). Celui-ci se détermine par une « multiplicité, une surface ou un volume absolus, auto-référents, composés d’un certain nombre de variations intensives inséparables suivant un ordre de voisinage, et parcourus par un point en état de survol. » (QPh, 36). On retrouve ici un concept non intentionnel, mais intensionnel, intensif et contingent, dont l’autoréférence le soustrait à toute discursivité, à toute mise en débat et à toute chaîne logique. Si le concept est connaissance, il est « connaissance de soi, et ce qu’il connaît, c’est le pur événement […] dégager toujours un événement des choses et des êtres, c’est la tâche de la philosophie quand elle crée des concepts, des entités » (QPh, 36). Mais qu’est-ce donc qu’un événement ? L’événement Si la notion d’événement traverse l’œuvre de G. Deleuze, la Logique du sens en donne une première grande récapitulation. L’événement, « c’est le sens lui-même » (LS, 34). Mais le sens est d’un autre ordre que la signification, avec ses « implications et conclusions » logiques (LS, 34). L’événement est ce qui fait signe, ce qui a une signifiance. Il n’est pas ce qui arrive sur le mode d’un accident, mais, conformément à la conception stoïcienne, « il est dans ce qui arrive le pur exprimé qui nous fait signe et qui nous attend » (LS, 175). Or cette attente inscrit une disjonction temporelle. D’une part, l’événement, correspond au moment présent, où il s’incarne dans une situation, où il opère son effectuation dans un état de choses. Mais d’autre part, l’événement a un futur et un passé. Il est « toujours les deux ensemble, 68
éternellement ce qui vient de se passer et ce qui va se passer, mais jamais ce qui se passe » (LS, 17). Dès lors, parce qu’il ne peut être arraisonné dans un strict présent, il retrouve le devenir illimité d’un temps infini, non mesurable : le temps de l’Aïon, opposé à la métrique du Chronos. Ainsi l’événement devient-il affranchi d’un cadre ou d’une forme temporelle mesurée, il n’a « pas d’autre présent que celui de l’instant mobile qui le représente, toujours dédoublé en passé-futur, formant ce qu’il faut appeler une contreeffectuation » (LS, 177). Cette dernière, opérée dans l’instant mobile, est le « pur événement » où s’instaure le concept. L’événement « esquive alors tout présent, parce qu’il est libre des limitations d’un état de choses, étant impersonnel et préindividuel » (LS, 177). Ce qui est en fait attaqué concerne la nécessité, la causalité, la chaîne effet-cause, avec une prévisibilité ordonnée et une intentionnalité. G. Deleuze se réfère ainsi à la pensée stoïcienne dont l’une des « plus grandes audaces […] est la rupture de la relation causale » (LS, 198). Pour le stoïcisme, les effets, tels qu’ils se manifestent à la surface, ont entre eux des « rapports spécifiques d’un autre type » (LS, 198) que celui de la cause première, souterraine, censée les déterminer. Ainsi entrent-ils « les uns avec les autres dans des rapports de quasi-causalité » (LS, 198), en formant tous ensemble « une quasi-cause qui leur assure une indépendance très spéciale, non pas exactement à l’égard du destin, mais à l’égard de la nécessité qui devrait normalement découler du destin » (LS, 198). L’événement-effet n’est plus la conséquence nécessaire d’une cause, mais une simple contingence individuelle, exonérée de la grande causalité et de son temps téléologique. A la rigueur, le destin sans nécessité, sans conséquence logique, se fait un devenir contingent, où des événements sont susceptibles d’advenir, d’autres non, dans une sorte de coup de dés aux résultats aléatoires, jamais prévisibles. Ainsi, parce qu’il n’y a plus une cause déterminante, la surface que viennent peupler les événements est-elle celle du disparate, de l’hétérogène, des singularités différenciées. Si l’événement-effet est alors affranchi de toute nécessité, s’il n’est plus la conséquence impérieuse d’une cause donnée, il se donne dans un rapport que G. Deleuze qualifie « d’expression ». Pour rester fidèle à un cadre stoïcien, il serait 69
alors possible d’avancer qu’il n’y a plus de cause finale ou première, comme la verticalité de la volonté de Dieu programmant les événements nécessaires du monde, mais juste une cause efficiente. Les événements s’agencent dans ce cas les uns avec les autres selon une quasi-causalité horizontale, s’entr’exprimant tout en étant l’expression, et non plus l’effet nécessaire, de Dieu. Dès lors, une fois que la nécessité de la causalité a été remplacée par l’expression, « quels sont, se demande G. Deleuze, ces rapports expressifs des événements entre eux ? » (LS, 198). Il est ainsi question de rapports de « compatibilité et d’incompatibilité » (LS, 199), de « disjonction et de conjonction » (LS, 199), qui ne peuvent être analysés par la cause, « puisqu’il s’agit d’un rapport des effets entre eux » (LS, 199). La voie ouvre alors le rapprochement avec le système leibnizien des « compossibilités » et « incompossibilités », que G. Deleuze oppose dans un premier temps à F. Nietzsche (LS, 203). Pour le premier, les différents événements ne peuvent s’ouvrir les uns sur les autres que s’ils convergent (compossibilité). Pour le second, c’est au contraire parce que les événements divergent, parce que chacun traduit un point de vue différent, qu’il y a une perspective de liaison entre eux, comme une série de différences pour ainsi dire complémentaires. « La divergence, note alors G. Deleuze, cesse d’être un principe d’exclusion, la disjonction cesse d’être un moyen de séparation, l’incompossible est maintenant un moyen de communication » (LS, 203). La réponse est à chercher dans le principe de la synthèse disjonctive, à savoir la formule « ou bien ». Ou bien, ou bien : une face cache toujours l’autre sans qu’une seule unité ne puisse être affirmée, à part celle du principe même du « ou bien, ou bien », à part l’affirmation de l’identité de la divergence elle-même. Le sens de l’événement se donne ici dans une telle disjonction. Avec cette dernière, un pli passe au centre. Objet problématique immanent qui retrouve le précurseur sombre, point aléatoire, non-sens ou faille interne, ce pli articule de l’intérieur les séries des événements qu’il ne cesse de parcourir en les différenciant. Par ce pli immanent, l’événement, dans le temps de l’Aïon, n’est plus l’effet nécessaire d’une cause externe, verticale, directionnelle qui le transcenderait. A l’inverse, il « émane du nonsens de surface qui parcourt le divergent comme tel » (LS, 206). Or « ce point aléatoire qui circule à travers les singularités, qui les 70
émet comme pré-individuelles et impersonnelles, ne laisse pas subsister, ne supporte pas que subsiste Dieu comme individualité originaire, ni le moi comme Personne, ni le monde comme élément du moi et produit de Dieu » (LS, 206). Telle est « l’impitoyable ligne droite de l’Aïon, c’est-à-dire la distance, où s’alignent les dépouilles du moi, du monde et de Dieu : grand Cañon du monde, fêlure du moi, démembrement divin » (LS, 206). C’est là, dans ce démembrement total, que se donne l’événement pur, l’Evénement seul, « résonant avec toutes ses disjonctions » (LS, 207). Cette approche de l’événement sera notamment reprise dans Le Pli, ligne de l’Aïon. G. Deleuze y revient aux thèses leibniziennes, mais pour les comparer cette fois-ci à celles d’Alfred North Whitehead. Trois composantes de l’événement sont alors distinguées. La première est une extension, où « un élément s’étend sur les suivants » (Pli, 105), comme une vibration, « avec une infinité d’harmoniques » (Pli, 105), en formant des séries. La seconde, consiste en une intension de séries qui, alors, forment des intensités « en fonction des différents matériaux qui y entrent » (Pli, 105). La troisième « est l’individu » (Pli, 105). Il s’agit d’une préhension où un « élément est le donné, le ‘‘datum’’ d’un autre élément qui le préhende » (Pli, 105). L’exemple est celui du concert : « Il y a concert ce soir. C’est l’événement. Des vibrations sonores s’étendent, des mouvements périodiques parcourent l’étendue avec leurs harmoniques ou sous-multiples. Les sons ont des propriétés internes, hauteur, intensité, timbre. Les sources sonores, instrumentales ou vocales, ne se contentent pas de les émettre : chacune perçoit les siens, et perçoit les autres en percevant les siens » (Pli, 109). Ainsi, « ce sont des perceptions actives qui s’entr’expriment, ou bien des préhensions qui se préhendent les unes les autres » (Pli, 109). Aussi est-ce alors en termes « de monades ou de préhensions » (Pli, 109) que G. Deleuze qualifie ces sources sonores. La question des rapports entre les événements peut être reprise sous l’angle de l’accord de ces monades, de la façon par laquelle celles-ci vont se copréhender et se connecter dans l’événement-concert. C’est sur ce point que se situe la divergence entre G. W. Leibniz et A. N. Whitehead, après celle pointée dans la Logique du sens entre ce premier et F. Nietzsche. 71
Comme on le sait, pour G. W. Leibniz, le monde est formé par des individualités, les monades qui sont des entités closes. Aussi est-il régi par une harmonie, grande Loi unitaire et générale qui à la fois transcende chaque monade, tout en étant contenue dans chacune d’elles. Chaque monade, par cette loi harmonique qui est en elle, peut de la sorte ressentir les mêmes vibrations que d’autres monades, s’accorder et former des séries avec celles-ci. Le principe est alors celui de la compossibilité. En revanche, elle peut être incompatible avec d’autres monades, exclure ces dernières : telle est l’incompossibilité. G. Deleuze identifie alors deux conditions : la clôture et la sélection. En effet, le système monadologique dépend de la clôture propre à chaque monade, de la loi de l’harmonie qui est en elle et qu’elle exprime selon son propre point de vue. « Chez Leibniz, les monades, écrit G. Deleuze, n’excluent que des univers incompossibles avec leur monde » (Pli, 110). C’est ainsi que la monade sélectionne des traits dominants qui se retrouvent dans d’autres monades compossibles avec elle, le tout formant un monde compossible. Aussi, « comme le monde n’existe pas hors des monades qui l’expriment, celles-ci ne sont pas en prise [entre elles], mais [ont] seulement un rapport harmonique indirect, pour autant qu’elles ont le même exprimé : elles ‘‘s’entr’expriment’’ sans se capter » (Pli, 110). A l’opposé d’une « entr’expression » où les monades restent fermées et permanentes, la conception d’A. N. Whitehead postule leur ouverture, liée à leur préhension. Les monades ne « s’entr’expriment » plus, mais se préhendent, se captent et se capturent : « la préhension est par nature ouverte » (Pli, 110). Ainsi, si chez G. W. Leibniz « les bifurcations, les divergences de séries, sont de véritables frontières entre des mondes incompossibles entre eux » (Pli, 110), pour A. N. Whitehead, « les bifurcations, les divergences, les incompossibilités, les désaccords appartiennent au même monde bigarré, qui ne peut plus être inclus dans des unités expressives, mais seulement fait ou défait suivant des unités préhensives et d’après des configurations variables, ou des captures changeantes. Les séries divergentes tracent dans un même monde chaotique des sentiers toujours bifurcants » (Pli, 111). Ici, la monade perd ses conditions de clôture et de sélection, en se trouvant désormais « à cheval sur plusieurs mondes » (Pli, 188), « maintenue à demi-ouverte comme par des pinces » (Pli, 72
188). L’harmonie leibnizienne n’est plus. D’ailleurs, la musique nouvelle témoignerait du règne d’une nouvelle harmonie, « la polyphonie des polyphonies » (Pli, 112), selon l’expression de Pierre Boulez, à savoir une « émancipation de la dissonance ou d’accords non résolus, non rapportés à une tonalité » (Pli, 112). Ainsi, « dans la mesure où le monde est maintenant constitué de séries divergentes (Chaosmos), ou que le coup de dés remplace le jeu du Plein, la monade ne peut plus inclure le monde entier comme dans un cercle fermé modifiable par projection, mais s’ouvre sur une trajectoire ou une spirale en expansion qui s’éloigne de plus en plus d’un centre » (Pli, 188). La troisième composante de l’événement, celle de l’individu ou de la préhension, ne peut plus renvoyer à l’unité close de l’individumonade. Celui-ci a désormais perdu la Loi d’une harmonie consonante qui lui était immanente et par laquelle il pouvait, selon G. W. Leibniz, s’accorder en sympathie et en résonance avec un monde compossible. A l’opposé, l’événement signifie alors, dès qu’il est appréhendé, une dissociation du sujet. « Les êtres sont écartelés, maintenus ouverts par les séries divergentes et les ensembles incompossibles qui les entraînent au-dehors, au lieu de se fermer sur le monde compossible et convergent qu’ils expriment du dedans » (Pli, 111). C’est ainsi qu’on comprendra le passage de la monadologie à la nomadologie 1. Peut-être retrouve-t-on, face à ce modèle désormais « nomadique », tout le sens de la critique que formulait déjà E. Kant à l’encontre du système leibnizien, où l’« in finitum » finit par se diluer dans l’« in indefinitum 2 » ? Or cet indéfini, infini et imperceptible, G. Deleuze et F. Guattari semblent, à l’inverse d’en faire un élément négatif, le réhabiliter pleinement. Pour reprendre de précédentes citations, le concept, appliqué au « pur événement », à « dégager toujours un événement des choses et des êtres », ne s’effectuerait plus au prix d’une synthèse, mais d’une faille, d’une mise en nomadisme où l’on retrouve le primat de la critique-création sur celui de la critique territorialisante. 1
Pour anticiper le chapitre suivant. Nous renvoyons au plateau « Traité de nomadologie. La machine de guerre » (MP, 434). 2 KANT, E., Critique de la raison pure, trad. A. Renaut, Paris, Flammarion, 2001, p. 490.
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Pourtant, entre le plan préphilosophique et la création de concepts, une troisième instance doit être positionnée : le personnage conceptuel. Le personnage conceptuel Entre le plan d’immanence et les concepts qui vont l’occuper, encore faut-il autre chose, précisément pour interagir avec ce plan et y créer des concepts. « Il y a effectivement autre chose, un peu mystérieux, qui apparaît par moments, ou qui transparaît, et qui semble avoir une existence floue » (QPh, 60) précisent G. Deleuze et F. Guattari. Il s’agit du personnage conceptuel. Celui-ci est introduit dans Qu’est-ce que la philosophie ? par le personnage de l’idiot. « L’idiot, c’est le penseur privé par opposition au professeur public (le scolastique) : le professeur ne cesse de renvoyer à des concepts enseignés (l’homme-animal raisonnable), tandis que le penseur privé forme un concept avec des forces innées que chacun possède en droit pour son compte (je pense). L’idiot est un personnage conceptuel » (QPh, 60). On pourrait alors dire que l’idiot est un cogito affranchi du concept même du cogito cartésien. Ce personnage conceptuel de l’idiot, G. Deleuze et F. Guattari en retrouvent la trace par exemple chez Nicolas de Cuse ou, plus tard, chez Léon Chestov à propos du texte dostoïevskien. « L’ancien idiot voulait des évidences auxquelles il arriverait par lui-même », tandis que le nouveau « veut faire de l’absurde la plus haute puissance de la pensée, c’est-à-dire créer » (QPh, 61). Dans les deux cas, l’idiot s’oppose à la pensée dogmatique, réagit contre le dogmatisme scolastique. Cette opposition caractérise le personnage conceptuel, créateur de concepts et de problèmes à partir du plan d’immanence. « Le personnage conceptuel et le plan d’immanence sont en présupposition réciproque. Tantôt le personnage semble précéder le plan, et tantôt le suivre » (QPh, 73). Ce personnage ne saurait correspondre au philosophe en tant que personne singulière, il « n’est pas le représentant du philosophe, c’est même l’inverse : le philosophe est seulement l’enveloppe de son principal personnage conceptuel et de tous les autres » (QPh, 62). En quelque sorte, ce personnage est l’autre conceptuel créé par 74
le philosophe, devenu irréductible à ce dernier : « je ne suis plus moi, mais une aptitude de la pensée à se voir et se développer à travers un plan qui me traverse en plusieurs endroits » (QPh, 62). L’embrayeur « philosophique, comme le précisent G. Deleuze et F. Guattari, est un acte de parole à la troisième personne où c’est toujours un personnage conceptuel qui dit Je » (QPh, 63). La précédente critique d’un solipsisme du philosophe solitaire est alors levée par ce personnage, qui crée un « je » distinct de celui de la personne du philosophe. Seule altérité laissée par le plan d’immanence, il « est le devenir ou le sujet d’une philosophie, qui vaut pour le philosophe » (QPh, 63), comme Dionysos crucifié, l’Antéchrist. On pourra pourtant se demander si l’élaboration nietzschéenne de Dionysos est partie d’un seul plan d’immanence. C’est en fait à un autre modèle du personnage conceptuel, comme « Je » (ou il) distinct du je du philosophe, que se réfèrent G. Deleuze et F. Guattari : celui d’une schizophrénie, certes devenue non pathologique. « Le schizophrène est un personnage conceptuel qui vit intensément dans le penseur et le force à penser » (QPh, 69), tandis que dans la schizophrénie pathologique, « c’est un type psycho-social qui refoule le vivant et lui vole sa pensée » (QPh, 69). Le personnage conceptuel est finalement celui du schizo-penseur contre le parano-prêtre interprète. Dramatisation : le professeur public et le penseur privé Les trois éléments que sont le plan préphilosophique, le concept et le personnage conceptuel font écho à l’idée d’une « méthode de dramatisation ». La philosophie, comme le théâtre, suppose une scène (le plan d’immanence), des actions, des intrigues, des événements (les intensifications et résonances des concepts), des personnages. En même temps, ce théâtre de la pensée, chez G. Deleuze, remet en cause ses unités traditionnelles : le temps, débarrassé de la métrique du Chronos, le lieu, devenu nomade, et l’action passée à la contingence, délivrée du montage traditionnel de la relation effet-cause. On comprend dès lors toute la référence, déjà soulignée, au « nouveau théâtre » qui, appliqué à présenter au lieu de représenter, a ainsi fait fi de la règle des trois unités nécessaires à la représentation. Ce nouveau théâtre ne cherche plus 75
la résolution d’une intrigue, mais la présentation de problèmes, de questions ouvertes, d’événements qui éclairent autrement les choses, entrent en dissonance avec le perçu quotidien et interrogent. Il n’est plus de l’ordre de l’interprétation, mais relève de l’expérimentation où il s’agit de tracer des lignes de fuite, d’inventer et de créer. Telle est précisément la trinité philosophique que soulignent G. Deleuze et F. Guattari. « La philosophie, écrivent-ils, présente trois éléments dont chacun répond aux deux autres, mais doit être considéré pour son compte : le plan préphilosophique qu’elle doit tracer (immanence), le ou les personnages pro-philosophiques qu’elle doit inventer et faire vivre (insistance), les concepts philosophiques qu‘elle doit créer (consistance). Tracer, inventer, créer, c’est la trinité philosophique » (QPh, 74). Aussi, cette trinité prend l’allure d’une machine de guerre contre ce que G. Deleuze et F. Guattari pointent, en citant F. Nietzsche, au titre de « l’art de la plèbe ou le mauvais goût en philosophie » (QPh, 77). Ce mauvais goût concerne « la réduction du concept à des propositions comme simples opinions ; l’engloutissement du plan d’immanence dans les fausses perceptions et les mauvais sentiments (illusion de la transcendance ou des universaux) ; le modèle d’un savoir qui ne constitue qu’une opinion prétendue supérieure, Urdoxa ; le remplacement des personnages conceptuels par les professeurs ou chefs d’école » (QPh, 77). En fait, si la dialectique est ici visée, l’ennemi se désigne : le professeur, l’anti-personnage conceptuel, celui qui transmet et qui, du même coup, se soustrait à la trinité « tracer, créer, inventer ». « De beaucoup de livres de philosophie, on ne dira pas, précisent G. Deleuze et F. Guattari, qu’ils sont faux, car ce n’est rien dire, mais sans importance ni intérêt, justement parce qu’ils ne créent aucun concept, ni apportent une image de la pensée ou n’engendrent un personnage qui vaille la peine. Seuls les professeurs peuvent mettre ‘‘faux’’ dans la marge » (QPh, 80). Pourtant, ceci ne signifie pas la négation du maître. Dans son article « Il a été mon Maître », publié en 1964 en hommage à JeanPaul Sartre qui venait de refuser le prix Nobel, G. Deleuze précise sa conception des maîtres. « Nos maîtres ne sont pas seulement les professeurs publics, bien que nous ayons grand besoin de professeurs » (ID, 109). Il sont ceux « qui nous frappent d’une radicale nouveauté, ceux qui savent inventer une technique 76
artistique ou littéraire et trouver des façons de penser correspondant à notre modernité » (ID, 109). Ainsi se situe le génie de J.-P. Sartre « qui savait inventer le nouveau » (ID, 110), où G. Deleuze discerne ce qui annonce le plan d’immanence, contre la représentation ou l’interprétation d’un savoir transmis et non créé. « Toute sa philosophie, note G. Deleuze, s’insérait dans un mouvement spéculatif qui contestait la notion de représentation, l’ordre même de la représentation : la philosophie changeait de lieu, quittait la sphère du jugement, pour s’installer dans le monde plus coloré du ‘‘préjudicatif’’, du ‘‘sub-représentatif’’ » (ID, 110111). D’un côté, « le professeur public », monde du Paidagogos ; de l’autre, le « penseur privé » qui crée, invente, avec « un grain de révolution permanente » (ID, 111), où il devient possible de reconnaître l’espace de l’Anti-pédagogue. Ainsi, les « ‘‘penseurs privés’’, d’une certaine manière, s’opposent aux ‘‘professeurs publics’’. Même la Sorbonne a besoin d’une anti-Sorbonne, et les étudiants n’écoutent bien leurs professeurs que quand ils ont aussi d’autres maîtres » (ID, 110). L’expérience de la trinité « tracer, inventer, créer » semble dès lors se jouer contre la transmission instituée du savoir philosophique ou contre le « professeur public » qui « re-présente » ou interprète un savoir, au lieu de le créer depuis un plan d’immanence. Le Paidagogos répondra immédiatement que, d’une part, l’interprétation, comme en musique, comme en théâtre, est aussi une création, une éternelle re-création. Le penseur privé n’en a pas le monopole. Mais d’autre part, il ajoutera aussi qu’il est impossible de tracer, d’inventer et de créer à partir de rien, que ces trois opérations ne peuvent se faire que sur la base d’un Savoir déjà là, à représenter, préalablement fixé dans une forme scolaire, comme une partition à interpréter ou à dépasser vers d’autres compositions. Partir du savoir sédentarisé, stabilisé, étatisé dans des référentiels ou des valeurs, ou l’inverse : telle pourrait être l’opposition du Paidagogos et de l’Anti-pédagogue, celle de la représentation et de la présentation, ou encore celle de l’interprétation et de l’expérimentation. En fait, il faut voir là une opposition plus radicale : celle du penseur d’Etat, du fonctionnaireprofesseur chargé de transmettre l’image de la pensée attendue par 77
la Polis, et du penseur privé, nomade, au dehors, qui véhicule une tout autre image. Entre les deux, ce qui se joue n’est rien d’autre qu’une politique de la pensée, de la science et du savoir. Cette politique, du moins cette contre-politique tournée contre l’appareil étatique de la pensée correspond dans Mille plateaux au « Traité de nomadologie », où les monades leibniziennes sont déclôturées, et à la « machine de guerre ». C’est dans cette dernière qu’il faut concevoir la noosphère propre à l’Anti-pédagogue.
6 Les machines de guerre
Machines et nomades La conception évolutionniste, allant de la horde primitive à la société moderne, hiérarchisée par la forme de l’Etat, rencontre deux grandes thèses : celle de la substitution d’un nouvel état par un ancien, celle d’un cumul. La première, par exemple, se reconnaîtra dans la sociologie durkheimienne. Celle-ci postule une progression allant de la « solidarité mécanique », prêtée aux sociétés premières et marquée par la mimesis, à une solidarité dite « organique », fondée sur la division du travail et l’individualisation des tâches propres au monde industriel. La seconde thèse se retrouve notamment dans la proposition freudienne selon laquelle l’évolution est plus un cumul, en termes deleuziens une « stratification », où, « tout stade antérieur de développement subsiste à côté du stade ultérieur né de lui 1 ». Pourtant, ces approches restent selon G. Deleuze et F. Guattari référées à la tradition philosophique d’un fondement dont la loi est 1 FREUD, S., « Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort », Trad. P. Cotet, A. Bourguignon, A. Cherki, in : Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1989, p. 22.
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décalquée « sur les organes de pouvoir de l’Etat » (MP, 466). Ainsi, « Durkheim et ses disciples ont voulu donner à la république un modèle laïc de la pensée » (MP, 466), ou encore « la psychanalyse prétend au rôle de Cogitatio universalis comme pensée de la Loi » (MP, 466). En fait, G. Deleuze et F. Guattari appellent à une tout autre conception que celle d’une Loi évolutive dont la pointe culminante serait un Etat parfait : d’un côté l’intérieur de l’Etat, son territoire, de l’autre, ce avec quoi l’Etat est en prise. Il s’agit de ce qui lui est extérieur, de l’espace des bandes ou des tribus nomades qui sont au-dehors de la Polis, et qui se développent pour ainsi dire en parallèle à cette dernière. « Pour comprendre ces mécanismes, il faut renoncer à la vision évolutionniste qui fait de la bande ou de la meute une forme sociale rudimentaire et moins bien organisée » (MP, 443). Contre l’appareil d’Etat, G. Deleuze et F. Guattari opposent la « machine de guerre » des nomades. Si le premier « se définit par la perpétuation ou la conservations d’organes de pouvoir » (MP, 441), la seconde est une fulguration. Son adversaire n’est autre que la structure, ou encore le structuralisme. En reprenant les analyses de la mythologie indo-européenne présentées par Georges Dumezil, l’Etat aurait « deux têtes : celle du roi-magicien, celle du prêtre-juriste […] Varuna et Mitra, le despote et le législateur » (MP, 434-435). Mais entre les deux, passe la machine du dieu guerrier Indra. Celui-ci « ne s’oppose pas moins à Varuna qu’à Mitra » (MP, 435). Il « serait plutôt comme la multiplicité pure et sans mesure, la meute, irruption de l’éphémère et puissance de la métamorphose » (MP, 435). C’est dès lors la configuration groupale des guerriers nomades, des hordes et meutes qui se heurte à la sociabilité de l’Etat. « Les meutes, les bandes sont des groupes du type rhizome, par opposition au type arborescent qui se concentre sur des organes de pouvoir » (MP, 443). Aussi, « la machine de guerre répond à d’autres règles dont nous ne disons certes pas qu’elles valent mieux, mais qu’elles animent une indiscipline fondamentale du guerrier, une remise en question de la hiérarchie, un chantage perpétuel à l’abandon et à la trahison, un sens de l’honneur très susceptible, et qui contrarie, encore une fois, la formation d’Etat » (MP, 443). 80
La référence aux analyses de Pierre Clastres permet de situer cet état « guerrier », opposé à l’Etat. Dans ce sens, la guerre, « plus sûr mécanisme dirigé contre la formation de l’état […] maintient l’éparpillement et la segmentarité des groupes » (MP, 442). Elle est le « mode d’un état social qui conjure et empêche l’Etat […], limite les échanges, les maintient dans le cadre des ‘‘alliances’’, ce qui les empêche de devenir un facteur d’Etat, de faire fusionner les groupes » (MP, 442). Autrement dit, ainsi décrite, la guerre garantit l’hétérogénéité des minorités, le refus de tout appareil contractuel permettant de fédérer les populations. L’exemple est celui des observations présentées par Jacques Meunier sur les bandes de gamins de Bogota, où le leader n’a pas de pouvoir stable, où s’agrègent des individualités, avec des alliances passagères et des contours flous. Mais on réalise aussi que ces machines de guerre se retrouvent dans tout ce qui est au-dehors des états, selon deux directions. D’une part, « les grandes machines mondiales, ramifiées sur tout l’œcumène à un moment donné, et qui jouissent d’une large autonomie par rapport aux Etats » (MP, 445). Il en est ainsi « des organisations commerciales du type ‘‘grandes compagnies’’, ou bien des complexes industriels, ou même des formations religieuses comme le christianisme, l’islamisme, certains mouvements de prophétisme ou de messianisme » (MP, 445). D’autre part, « des mécanismes locaux de bandes, marges, minorités, qui continuent d’affirmer les droits de sociétés segmentaires contre les organes de pouvoir d’Etat » (MP, 445). Non sans évoquer par ailleurs la « communitas » et la structure 1, il y aurait certes une coexistence ou concurrence entre l’Etat et les machines de guerre dont les « flux ne se laissent approprier que secondairement » (MP, 446). Toutefois, même lorsque la machine est capturée par l’Etat, les « forces vives et révolutionnaires » qu’elle essaime (MP, 441) persistent. A chaque récupération, elle se « métamorphose, en affirmant son irréductibilité, son 1
Il est en effet possible de mentionner ici l’analyse que présente Victor Witter Turner en termes de structure et de contre-structure. Cet auteur appréhende l’histoire culturelle selon une alternance entre des formes sociales répondant à une hiérarchie stable et fixée de façon pyramidale, avec une unité dominante ─ la « structure » ─, et d’autres ─ la « contre-structure » ou « communitas ». TURNER, V. W., Le Phénomène rituel. Structure et contrestructure, trad. G. Guillet, Paris, P.U.F., 1990.
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extériorité : déployer ce milieu d’extériorité pure, que l’homme d’Etat occidental, ou le penseur occidental, ne cessent de réduire » (MP, 441). Science nomade et science royale Cette thématique du penseur occidental, aligné sur l’Etat, permet à G. Deleuze et F. Guattari de continuer leur exploration de la machine de guerre au niveau de l’épistémologie. Ainsi à côté de la science royale, académique, une « science mineure » ou « nomade » est-elle envisagée. La première science relève de l’espace strié, ordonné, mesuré. La seconde se « répand par turbulence dans un espace lisse » (MP, 449), en « affecte simultanément tous les points » (MP, 449), au lieu d’être tenue dans un espace fermé par « un mouvement local qui va de tel point à tel autre point » (MP, 450). La science royale obéit à un « idéal de reproduction, déduction ou induction » (MP, 461) dont la « loi dégage précisément la forme constante » (MP, 461). Reproduire, en effet, « implique la permanence d’un point de vue fixe, extérieur au reproduit » (MP, 461). Ainsi cette science royale est-elle théorématique. La conception même de la didactique se retrouve ici. Celle-ci transpose des savoirs « savants », issus d’une épistémologie de référence, en savoirs scolaires, destinés à leur inscription dans un référentiel d’apprentissage. Ces derniers, parce qu’ils impliquent une décontextualisation par rapport à leur cadre d’émergence, parce qu’ils aspirent à une certitude théorématique destinée à l’évaluation de leur acquisition/reproduction, parce qu’ils supposent une invariance, ne peuvent que relever du paradigme de la « science royale ». Mais, par contraste, on pourrait alors se demander si cette dernière est applicable à l’épistémologie de référence, à la démarche même de la recherche qui, par principe, est toujours contextualisée, personnalisée, incertaine et soumise à des variations, même lorsqu’elle prétend viser une solution théorématique. En ce sens, la recherche et la production de savoirs nouveaux incorporent aussi l’autre science, la science nomade. Celle-ci, à l’inverse de toute reproduction, itération et réitération procède par « itinération » (MP, 460). Emportée par un « flux 82
tourbillonnaire » (MP, 461), elle « s’engage dans la variation continue de variables, au lieu d’en extraire des constantes » (MP, 461). A l’opposé du théorématique, elle est problématique. « On ne va pas d’un genre à ses espèces, par différences spécifiques, ni d’une essence stable aux propriétés qui en découlent, par déduction, mais d’un problème aux accidents qui le conditionnent et le résolvent » (MP, 448). En effet, « le problème n’est pas un ‘‘obstacle’’, c’est le franchissement de l’obstacle, une pro-jection, c’est-à-dire une machine de guerre. C’est tout ce mouvement que la science royale s’efforce de limiter, quand elle réduit le plus possible la part de ‘‘l’élément-problème’’, et le subordonne à ‘‘l’élément-théorème’’» (MP, 448). La critique de l’hylémorphisme se retrouve alors pleinement. Parce qu’elle implique une permanence, la science royale « n’est pas séparable d’un modèle ‘‘hylémorphique’’, qui implique à la fois une forme organisatrice pour la matière, et une matière préparée pour la forme » (MP, 457). En revanche, pour la science nomade, « la matière n’est jamais une matière préparée, donc homogène, mais elle est essentiellement porteuse de singularités » (MP, 457). Par exemple, à propos du gothique, « la voûte n’est plus une forme, mais une ligne de variation continue des pierres […] on ne représente pas, on engendre et on parcourt » (MP, 451). Ici, les équations, au lieu d’être « de bonnes formes […] qui organisent la matière, […] sont ‘‘générées’’, comme ‘‘poussées’’ par le matériau, dans un calcul qualitatif d’optimum » (MP, 451). Dès lors, deux modèles scientifiques sont proposés : le Compars et le Dispars. Le premier « est le modèle légal ou légaliste emprunté par la science royale » (MP, 458), qui consiste à dégager des constantes. Le second « comme élément de la science nomade renvoie à matériau-forces plutôt qu’à matière-forme » (MP, 458). Aussi, s’il « y a encore des équations, ce sont des adéquations, des inadéquations, des équations différentielles irréductibles à la forme algébrique, et inséparables pour leur compte d’une intuition sensible de la variation. Elle saisissent ou déterminent des singularités de la matière au lieu de constituer une forme générale » (MP, 458). La science royale répond au logos, la nomade au nomos.
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Une dualité, proche de celle de l’intuition et de l’intelligence selon Henri Bergson (MP, 463), peut alors être avancée entre les deux sciences. Les sciences nomades, celles du nomos, « s’installent dans cet en-plus qui déborde l’espace de reproduction » (MP, 463) des sciences royales. Toutefois, « elles se heurtent vite à des difficultés insurmontables […] qu’elles résolvent éventuellement par une opération dans le vif […] d’où la nécessité de coupler les espaces ambulants avec un espace d’homogénéité » (MP, 463). Dans le champ de l’interaction des deux sciences, les « sciences ambulantes se contentent d’inventer des problèmes, dont la solution renverrait à tout un ensemble d’activités collectives et non scientifiques, mais dont la solution scientifique dépend au contraire de la science royale, et de la manière dont la science royale a d’abord transformé le problème en le faisant passer dans son appareil théorématique et son organisation du travail » (MP, 463). C’est ainsi que l’opposition entre la dynamique du problème et l’assignation unitaire du théorème, entre le Dispars et le Compars, le nomos et le logos ne saurait exclure une interaction où le nomade a besoin du royal, tout comme l’inverse. En revanche, le problème sera beaucoup plus tranché en matière éducative, plus exactement, comme il le fut préalablement relevé, en didactique. Les contenus, les savoirs institués dans les programmes sont, au travers du jeu même de leur transposition didactique, de leur scolarisation, strictement « théorématisés ». A ce titre, les objets que distribue le Paidagogos paraissent relever en priorité de la science royale, du modèle d’Etat. On comprendra par contraste que l’épistémologie où erre l’Anti-pédagogue sera celle de la science nomade. Du pathétique en philosophie « Y a-t-il, se demandent G. Deleuze et F. Guattari, un moyen de soustraire la pensée au modèle d’Etat ? » (MP, 464). De nouveau, l’interrogation renvoie à la forme : la « question, c’est d’abord celle de la forme elle-même. La pensée serait par elle-même déjà conforme à un modèle qu’elle emprunterait à l’appareil d’Etat, et qui lui fixerait des buts et des chemins, des conduits, des canaux, des organes, tout un organon » (MP, 464). L’objet de la critique n’est autre que la forme qui modèle la pensée, que la forme même 84
de la pensée et de sa propre formation, qui renverrait à la propre forme de l’Etat. « Il y aurait donc une image de la pensée qui recouvrirait toute la pensée, qui ferait l’objet spécial d’une ‘‘noologie’’, et qui serait comme la forme-Etat développée dans la pensée » (MP, 464). Cette image aurait « deux têtes » (MP, 464). Celles-ci retrouvent les analyses de Jean-Pierre Vernant : le muthos et le logos. Le muthos, c’est l’ « impérium du penser-vrai, opérant par une capture magique […] constituant l’efficacité d’une fondation » (MP, 464). Quant au logos, c’est le pacte ou contrat de la république des esprits libres, « constituant une organisation législative et juridique, apportant la sanction d’un fondement » (MP, 464). Ainsi, « l’Etat donne à la pensée une forme d’intériorité, mais la pensée donne à cette intériorité une forme d’universalité » (MP, 465). La philosophie est alors visée. Depuis qu’elle s’est « assignée le rôle de fondement, elle n’a cessé de bénir les pouvoirs établis, et de décalquer sa doctrine des facultés sur les organes de pouvoir d’Etat. Le sens commun, l’unité de toutes les facultés comme centre du Cogito, c’est le consensus d’Etat porté à l’absolu. Ce fut notamment la grande opération de la ‘‘critique’’ kantienne » (MP, 466). C’est contre cette noologie qu’il faut chercher des actes de contre-pensée, où il s’agit de « mettre la pensée en rapport immédiat avec le dehors, avec les forces du dehors, bref faire de la pensée une machine de guerre » (MP, 467). Il s’agit de s’ouvrir sur le dehors, hors des formes stratifiées par le muthos et le logos, par l’autorité d’une fondation qui est déjà celle de l’appareil d’Etat. Pour ceci, la pensée se met dans un espace lisse qu’elle doit occuper, et pour lequel « il n’y a pas de méthode possible, pas de reproduction concevable, mais seulement des relais, des intermezzi, des relances. La pensée est comme le Vampire, elle n’a pas besoin d’image, ni pour constituer modèle, ni pour faire copie » (MP, 468). Dès lors, que serait cette pensée, pure ligne intensive, pure force affranchie des formes mêmes de la pensée dont le fondement est traditionnellement reconnu au muthos et au logos ? G. Deleuze et F. Guattari évoquent à ce sujet deux textes « pathétiques, au sens où la pensée y est vraiment un pathos (un antilogos et un antimuthos) » (MP, 468). Le premier, déjà souligné dans Différence et Répétition (DR, 192), est d’Antonin Artaud. Il explique que la pensée « s’exerce à partir d’un effondrement 85
central, qu’elle ne peut vivre que de sa propre impossibilité de faire forme, relevant seulement des traits d’expression dans un matériau, se développant périphériquement, dans un pur milieu d’extériorité, en fonction de singularités non universalisables, de circonstances non intériorisables » (MP, 468). Le second texte est d’Heinrich von Kleist, A propos de l’élaboration progressive des pensées en parlant. Il se réfère à un dialogue « anti-platonicien » (MP, 468), où un locuteur « parle avant de savoir, et l’autre a déjà relayé, avant d’avoir compris » (MP, 468). « Nécessité, précisent G. Deleuze et F. Guattari, de ne pas avoir le contrôle de sa propre langue, d’être un étranger dans sa propre langue, pour tirer la parole à soi et ‘‘mettre au monde quelque chose d’incompréhensible’’ » (MP, 468-469). Il s’agit d’une « pensée aux prises avec des formes extérieures au lieu d’être recueillie dans une forme intérieure, opérant par relais au lieu de former une image, une pensée-événement, heccéité, au lieu d’une pensée-sujet, une pensée-problème au lieu d’une pensée-essence ou théorème, une pensée qui fait appel à un peuple au lieu de se prendre pour un ministère » (MP, 469). La pensée serait un devenir, mais d’un caractère particulier : un devenir sans aucune forme de référence, que ce soit pour la transgresser ou pour s’y couler, un devenir sans finalité, ni point de départ, sans intentionnalité, affranchi de toute unité universalisante et de toute synthèse, affranchi d’être « l’attribut d’un Sujet et la représentation d’un Tout » (MP, 470). Telle est la caractéristique du nomade. Celui-ci est toujours entre, sa vie est « intermezzo » (MP, 471) : « le point d’eau n’est que pour être quitté, et tout point est un relais et n’existe que comme relais » (MP, 471). Son trajet ne se donne pas dans un espace fermé, mais « distribue les hommes (ou les bêtes) dans un espace ouvert, indéfini » (MP, 472). Son rapport à la terre est celui de la déterritorialisation, « si bien qu’il se reterritorialise sur la déterritorialisation même […] il est vecteur de déterritorialisation » (MP, 473). La dualité de l’espace lisse, espace nomade, et de l’espace strié peut alors être reprise au regard du nomade et de l’Etat. « Et chaque fois qu’il y a opération contre l’Etat, indiscipline, émeute, guérilla ou révolution, on dirait qu’une machine de guerre ressuscite, qu’un nouveau potentiel nomadique apparaît, avec reconstitution d’un espace lisse […] C’est en ce sens 86
que la réplique de l’Etat, c’est de strier l’espace, contre tout ce qui risque de le déborder » (MP, 480). Nomos nomade et logos étatique Cette nomadologie ne saurait toutefois signifier une anomie désordonnée. Bien au contraire, elle relève d’un ordre qui, cependant, n’est pas celui de l’Etat. Elle peut ainsi être considérée au regard de trois types d’organisation sociale que soulignent G. Deleuze et F. Guattari : « lignagère, territoriale et numérique » (MP, 482). La première correspond aux sociétés dites premières, de type clanique. La deuxième à l’état qui stratifie l’organisation d’un territoire. La troisième est celle des nomades. Il s’agit alors du « Nombre nombrant » (MP, 484). Celui-ci indique une dynamique de composition. « Occupant mobile » (MP, 485), il « n’est plus subordonné à des déterminations métriques ou à des dimensions géométriques : c’est un nombre directionnel, et non pas dimensionnel ou métrique » (MP, 485). Il ne consiste pas à mesurer un territoire, mais établit un « ordre de déplacement ». (MP, 485). A partir des lignages, il articule des unités d’agencement, comme l’unité de base « homme-cheval-arc » (MP, 486), et des séries où se différencie le devenir de ces unités. Tel est ce qui permet à la machine de guerre d’opérer à la fois une déterritorialisation et un devenir : « le corps spécial [comme le garde rapproché de tel chef nomade], et notamment l’esclaveinfidèle-étranger, c’est celui qui devient soldat et croyant, tout en restant déterritorialisé par rapport aux lignages et par rapport à l’Etat ; Il doit être né infidèle pour devenir croyant, il doit être né esclave pour devenir soldat » (MP, 489). Dès lors, ce devenir et cette déterritorialisation renvoient à l’institution d’une éducation au sein même de la machine de guerre. « Il y faut des écoles ou des institutions particulières : c’est une invention propre à la machine de guerre » (MP, 489). Mais cette invention, les « Etat ne cesseront pas [de l’] utiliser, [de l’] adapter à leurs fins, au point de la rendre méconnaissable, ou bien de la restituer sous une forme bureaucratique, ou sous une forme technocratique de corps très spéciaux » (MP, 489).
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La machine de guerre a des « sens très variés » (MP, 526). Elle peut, par exemple à l’image de l’actuel internet qui est issu des métiers de la guerre, ou des multinationales, prendre la « guerre pour objet, et forme une ligne de destruction prolongeable jusqu’aux limites de l’univers » (MP, 526). Mais, elle peut présenter un visage différent lorsqu’elle est considérée, revendiquent G. Deleuze et F. Guattari, au niveau de « l’essence » (MP, 526). Ici, la machine de guerre, « a pour objet, non pas la guerre, mais le tracé d’une ligne de fuite créatrice, la composition d’un espace lisse et du mouvement des hommes dans cet espace » (MP, 526). Dans ce cas, la guerre « est bien rencontrée par cette machine, mais comme son objet synthétique et supplémentaire, alors dirigé contre l’Etat, et contre l’axiomatique mondiale exprimée par les Etats » (MP, 526). Ainsi, un « mouvement artistique, scientifique, ‘‘idéologique’’, peut être une machine de guerre potentielle, précisément dans la mesure où il trace un plan de consistance, une ligne de fuite créatrice, un espace lisse de déplacement, en rapport avec un phylum » (MP, 527). C’est cet ensemble de caractères qui définit aussi bien le nomade que l’« essence de la machine de guerre » (MP, 527). « Si la guérilla, ajoutent G. Deleuze et F. Guattari, la guerre des minorités, la guerre populaire et révolutionnaire, sont conformes à l’essence, c’est parce qu’elles prennent la guerre comme un objet d’autant plus nécessaire qu’il est seulement ‘‘supplémentaire’’ : elles ne peuvent faire la guerre qu’à condition de créer autre chose en même temps, ne serait-ce que de nouveaux rapports sociaux non organiques » (MP, 527). L’usage du terme « essence » peut surprendre dans le contexte du système ouvert ici prêté au nomadisme 1. Pourtant, sur ce point, toute la thèse stoïcienne se retrouve pleinement : la machine de guerre n’aurait pas pour effet nécessaire la guerre. Son intérêt serait même de produire en surface « autre chose en même temps ». A la rigueur, les révolutions, les émeutes des minorités, les attentats des Brigades Rouges n’en seraient qu’un accident, plus exactement un événement non nécessaire. Nourrie par un nomos, par sa propre jurisprudence et son autonomie axiologique, la 1
« Un système ouvert c’est quand les concepts sont rapportés à des circonstances et non plus à des essences » (P, 48).
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machine de guerre déroge à toute finalité propre aux résolutions unificatrices du logos de l’Etat. Elle est directionnelle, mobile, mais non intentionnelle. A l’instar du rhizome, elle pousse, depuis son milieu lisse, mais sans commencer ni aboutir. Elle est un devenir non finalisé. L’Anti-pédagogue nomade sera à chercher dans ce devenir où il ne s’agit plus, à l’inverse du Paidagogos, de viser la formation d’une pensée ou d’un sujet déterminés. Au-delà, toute la question de la forme de l’évolution historique, des meutes aux sociétés modernes, de l’enfant à l’adulte, du néotène au sujet accompli, est posée. Evolution ou devenir ? Telle est la nouvelle opposition entre le Paidagogos et l’Anti-pédagogue.
7 Devenir
Au-delà de la série et de la structure Dans le plateau « Devenir-intense, devenir-animal, devenirimperceptible », c’est déjà une mise en cause de deux conceptions fondatrices de l’histoire naturelle, bien avant l’émergence même de l’évolutionnisme, que proposent G. Deleuze et F. Guattari. La première est celle de la « série ». Marquée par une configuration linéaire en degrés, à l’image de la téléologie, elle définit une « chaîne des êtres » (MP, 287) qui tendent « vers le terme supérieur divin qu’ils imitent tous comme modèle et raison de la série » (MP, 287). Il serait ici possible de dire que ces degrés vont par exemple des animaux vers l’homme et de l’homme vers une référence divine. L’autre conception est qualifiée de « structure ». Elle met l’accent sur les analogies établies entre les espèces, en considérant les correspondances de leurs rapports endogènes ou structuraux, en déterminant des « homologies internes » (MP, 289). Par exemple, « les branchies sont à la respiration dans l’eau ce que les poumons sont à la respiration dans l’air » (MP, 286). Ainsi en est-il des grandes taxinomies qui organisent les différences entre chaque espèce, sans recourir au postulat d’une mimesis exercée au regard 91
d’un référent externe (Dieu). Pourtant, celle-ci n’est pas évacuée dans le sens où elle est celle de la structure qui s’imite alors ellemême, qui devient son propre modèle. Par exemple, la détermination du rapport poumons/air est imitée par l’analogie que permet le modèle de la structure qui établit le rapport branchies/eau, et inversement. Il s’agit d’une « imitation en miroir qui n’aurait plus rien à imiter, puisque ce serait elle le modèle que tous imiteraient » (MP, 287). Avec ces deux conceptions ─ imiter un modèle extérieur, ou imiter de façon récursive l’imitation elle-même, alors devenue productrice de son propre modèle ─, la « Nature est conçue selon une immense mimesis » (MP, 287). Bien que le débat reste ouvert, non sans rappeler l’opposition entre la mimesis platonicienne au regard d’une supposée Idée et la mimesis créatrice aristotélicienne, ces deux conceptions impliquent par principe un modèle de référence. Celui-ci guide l’imitation ou l’analogie, selon une place soit idéale au bout de la série, soit incarnée dans la structure ellemême. Tel est bien ce modèle que condamnent G. Deleuze et F. Guattari en proposant « quelque chose d’autre, plus secret, plus souterrain » (MP, 291) que la série ou la structure. Il s’agit du devenir. « Un devenir, écrivent-ils, n’est pas une correspondance de rapports. Mais ce n’est pas plus une ressemblance, une imitation, et, à la limite, une identification » (MP, 291). Ce devenir serait ainsi exonéré de toute référence, tant dans le terme devenu qu’il vise, que dans son propre processus dont tout modèle serait impossible. De fait, puisqu’il rend compte d’une transformation toujours à venir, puisqu’il va toujours au-delà, le devenir ne peut que transgresser tout modèle, que ce soit pour sa finalité, ses filiations préalables, ou encore ses permanences structurales. Dès lors, affranchi de toute instance qui le transcenderait ou le modéliserait, le devenir « n’a pas de sujet distinct de lui-même » (MP, 291). Il « ne produit pas autre chose que lui-même » (MP, 291). Du même coup, la référence aux deux préalables conceptions de l’histoire naturelle s’éclaire. Si, pour la première, l’homme marque un point d’aboutissement de la série historique, avant Dieu, le devenir ne peut plus lui répondre, précisément en s’étant affranchi de l’image décrétée pour le terme de la série, à savoir un humain 92
parfait. Pas plus qu’il ne peut adhérer aux modèles taxinomiques qui, à partir de la structure des rapports organiques, différencient les espèces. C’est ainsi que ce devenir ne se solde pas par autre chose que la fin même de la traditionnelle définition de l’homme en tant qu’être distinct de l’animal. Tel est le devenir-animal, seule réalité, « et non pas des termes fixes dans lesquels passerait celui qui devient » (MP, 291). Devenir-Anomal Carl Gustav Jung avait montré que selon « l’exigence de l’inconscient » (MP, 288), ce n’est « plus l’homme qui est le terme éminent de la série, ce peut être un animal pour l’homme, le lion, le crabe » (MP, 288). Mais pour G. Deleuze et F. Guattari, le deveniranimal de l’homme ne doit pas se comprendre sur le mode d’un fantasme. Il « est réel » (MP, 291), dans le vivant. Ce réel, c’est le devenir en lui-même. Ce devenir, non référé à un modèle, à un point de départ et à un point d’aboutissement donnés, ne peut être de l’ordre d’une évolution ─ ou d’une régression ─, qui sous-tend toujours une norme. Devenir « n’est pas une évolution, du moins une évolution par descendance et filiation » (MP, 291). En termes stoïciens, l’homme n’est plus l’effet nécessaire du devenir de son « in-humanité » première. A l’inverse d’une verticalité entre les générations, le devenir, où l’on retrouve le fonctionnement de l’événement, se nourrit de contagions « horizontales ». Deux principes interviennent alors : une multiplicité, à l’image des meutes, un jeu d’alliance avec un « Anomal » (MP, 298). Ce dernier terme désigne « l’inégal, le rugueux, la pointe de déterritorialisation » (MP, 298). Il s’agit d’un « phénomène de bordure » (MP, 299), sorte de ligne, de border line, qui enveloppe chaque multiplicité, chaque bande, chaque meute. Ainsi les sorciers qui « hantent les lisières. Ils sont en bordure du village, ou entre deux villages » (MP, 301), selon des agencements qui expriment des « groupes minoritaires, ou opprimés, ou interdits, ou révoltés, ou toujours en bordure des institutions reconnues, d’autant plus secrets qu’ils sont extrinsèques, bref anomiques » (MP, 302). 93
Aussi, les meutes, les multiplicités n’ont aucune forme fixe : elles « ne cessent de se transformer les unes dans les autres, de passer les unes dans les autres » (MP, 305). Chaque multiplicité « est déjà composée de termes hétérogènes en symbiose […] ne cesse pas de se transformer dans d’autres multiplicités en enfilade, suivant ses seuils et ses portes » (MP, 305). Si « chaque multiplicité est définie par une bordure fonctionnant comme Anomal » (MP, 305), il y « a une enfilade de bordures, une ligne continue de bordures (fibres) d’après laquelle la multiplicité change » (MP, 305). Par exemple, l’Anomal, « l’Outsider » (MP, 305), non seulement « borde chaque multiplicité dont il détermine, avec la dimension maximale provisoire, la stabilité temporaire ou locale ; non seulement il est la condition de l’alliance nécessaire au devenir ; mais il conduit les transformations de devenir ou les passages de multiplicités toujours plus loin sur la ligne de fuite » (MP, 305-306). Le tout sans logique, mais « en suivant des compatibilités ou des consistances alogiques » (MP, 306), sans qu’il soit possible de « dire d’avance si deux bordures s’enfileront ou feront fibre, si telle multiplicité passera ou non dans telle autre » (MP, 306). Dès lors, « personne ne peut dire où passera la ligne de fuite » (MP, 306). Le sens même de la « schizo-analyse » se précise ici : « faites rhizome, mais vous ne savez pas avec quoi vous pouvez faire rhizome, quelle tige souterraine va faire effectivement rhizome, ou faire devenir, faire population dans votre désert. Expérimentez » (MP, 307). La configuration est celle d’un « plan de consistance », qui fait coexister et interagir les multiplicités, les traverse par des plis, des lignes enchevêtrées, où toute forme devient supplantée par des vibrations, où se révèle et se libère le « micro », le moléculaire, l’imperceptible non encore formalisé. « Sur ce plan, non seulement se conjuguent des devenirs-femme, des devenirs-animaux, des devenirs-moléculaires, des devenirs-imperceptibles, mais l’imperceptible lui-même devient un nécessairement perçu, en même temps que la perception devient nécessairement moléculaire » (MP, 346). Il faut « arriver à des trous, des microintervalles entre les matières, les couleurs et les sons, où s’engouffrent les lignes de fuite, les lignes du monde, lignes de transparence et de section. Changer la perception …» (MP, 346) 94
Par exemple, « le contenu de la musique est parcouru de devenirs-femme-devenirs-enfant, devenir-animal, le son tend à devenir moléculaire, dans une sorte de clapotement cosmique où l’inaudible se fait entendre, l’imperceptible apparaît comme tel : non plus l’oiseau-chanteur, mais la molécule sonore » (MP, 304). Il en va de même pour « l’expérimentation de drogue [qui] a marqué tout le monde, même les non-drogués » (MP, 304). Celle-ci change « les coordonnées perceptives de l’espace-temps, [fait] entrer dans un univers de micro-perceptions où les devenirs moléculaires prennent le relais des devenirs animaux » (MP, 304). Ainsi, à propos d’Henri Michaux, « la drogue fait perdre les formes et les personnes, fait jouer les folles vitesses de drogue et les prodigieuses lenteurs d’après-drogue 1 » (MP, 348). Il s’agit d’entre-préhender les événements nomades, de « confronter la perception à sa propre limite : elle sera parmi les choses, dans l’ensemble de son propre voisinage, comme la présence d’une heccéité dans une autre, la préhension de l’une par l’autre (MP, 345). Telle est la « Rhizosphère », « figure abstraite, ou plutôt, car elle n’a pas de forme, la Machine abstraite, dont chaque agencement concret est une multiplicité, un devenir, un segment, une vibration » (MP, 308). Ainsi, « les vagues sont les vibrations, les bordures mouvantes qui s’inscrivent comme autant d’abstractions sur le plan de consistance » (MP, 308). Dès lors, ces vibrations, ces intensités individuelles ─ les heccéités ─ définissent un tout autre plan que celui de la formation du sujet : « entre les formes substantielles et les sujets déterminés, entre les deux, [il y a] un jeu naturel d’heccéités, degrés, intensités, événements, accidents, qui composent des individuations, tout à fait différentes de celle des sujets bien formés qui les reçoivent » (MP, 310).
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Toutefois, loin de toute apologie, G. Deleuze et F. Guattari précisent à ce sujet : au « lieu que les trous dans le monde permettent aux lignes du monde de fuir elles-mêmes, les lignes de fuite s’entourent et se mettent à tournoyer dans des trous noirs, chaque drogué dans son trou… Enfoncé plutôt que défoncé » (MP, 348-349).
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Involution contre évolution Individuations d’intensités contre « sujets bien formés » : d’emblée le devenir pourra sembler radicalement incompatible avec tout projet éducatif. Du moins, la notion même de sujet, en tant que celui qui est assujetti dans sa formation à un modèle donné ou à un « sujet d’énonciation », est ici congédiée. En fait, la référence, chez G. Deleuze et F. Guattari, retrouve Baruch Spinoza : « arriver à des éléments qui n’ont plus de forme ni de fonctions, qui sont abstraits en ce sens, bien qu’ils soient parfaitement réels » (MP, 310). Le Corps sans Organes, sans formes, en forces et intensités à agencer, s’annonce désormais : « un corps ne se définit pas par la forme qui le détermine, ni comme une substance ou un sujet déterminés, ni par les organes qu’il possède ou les fonctions qu’il exerce » (MP, 318). Aussi, sur « le plan de consistance, un corps se définit seulement par une longitude et une latitude : c’est-à-dire l’ensemble des éléments matériels qui lui appartiennent sous tels rapports de mouvement et de repos, de vitesse et de lenteur (longitude) ; l’ensemble des affects intensifs dont il est capable, sous tel pouvoir de degré ou de puissance (latitude). Rien que des affects et des mouvements locaux, des vitesses différentielles » (MP, 318). Dès lors, le devenir sur le plan de consistance se comprend comme un agencement alogique d’heccéités, « mode d’individuation très différent d’une personne, d’un sujet, d’une chose ou d’une substance » (MP, 318). Il n’est composé que par des rapports de mouvement et de repos « entre molécules ou particules, pouvoir d’affecter ou d’être affecté » (MP, 318). Ainsi est-il question d’un « plan de prolifération, de peuplement, de contagion » qui ne peut être assimilé à une « évolution, avec le développement d’une forme ou d’une filiation de formes » (MP, 326), pas plus qu’à une « régression qui remonterait vers un principe » (MP, 326). Il s’agit plutôt d’une « involution, où la forme ne cesse pas d’être dissoute pour libérer temps et vitesse » (MP, 326). Une multiplicité de lignes de fuite, d’intensités, non cadrée entre un début et une fin, entre un point et un autre se définit alors. Une « heccéité n’a ni début ni fin, ni origine ni destination ; elle est toujours au milieu. Elle n’est pas faite de points, mais seulement de lignes. Elle est rhizome » (MP, 321). 96
Le devenir « involutif » est donc linéaire, plutôt multilinéaire, et non ponctuel, affranchi de tout point. « Une ligne de devenir ne se définit ni par des points qu’elle relie ni par des points qui la composent : au contraire, elle passe entre les points, elle ne pousse que par le milieu […] Un point est toujours l’origine. Mais une ligne de devenir n’a ni début ni fin, ni départ ni arrivée, ni origine, ni destination […] une ligne de devenir a seulement un milieu » (MP, 359-360). Or le point, qu’il soit origine, but ultime ou référence centrale a toujours un pouvoir organisateur, qui distribue des oppositions et agence des arborescences. S’il est précisément une référence pour ce point qui instaure les formes molaires, G. Deleuze et F. Guattari la situent déjà dans l’étalon qui conditionne la forme de l’homme : « blanc, mâle, adulte, ‘‘raisonnable’’, etc., bref l’Européen moyen quelconque, le sujet d’énonciation » (MP, 358). Ainsi, à partir de ce point central-homme, une arborescence va-t-elle se déployer en le reproduisant dans chaque point dominant (adulte, mâle) à qui s’oppose un point dominé (enfant contre adulte, femme contre mâle dominant). « Et l’homme se constitue ainsi comme une gigantesque mémoire, avec la position d’un point central, sa fréquence en tant qu’il est reproduit nécessairement par chaque point dominant, sa résonance en tant que l’ensemble des points se rapporte à lui » (MP, 358). Cette fréquence-résonance à partir d’un point central, d’une référence-modèle, constitue non seulement ce qui fait l’arborescence des points dans un système molaire, comme une constellation ensuite reliée par des lignes, mais encore la mémoire de celui-ci, sa « condition mémorielle » (MP, 358). Toute mémoire serait, pour ainsi dire, « formatée » selon un schéma arborescent, normé autour de son point central et de ses connexions dominantes. Elle modélise les souvenirs des points minoritaires, eux-mêmes définis dans leur opposition à un point majoritaire. « Bien sûr, écrivent G. Deleuze et F. Guattari, l’enfant, la femme, le nègre ont des souvenirs ; mais la Mémoire qui recueille ces souvenirs n’en est pas moins l’instance virile majoritaire qui les prend comme ‘‘souvenirs d’enfance’’, comme souvenirs conjugaux ou coloniaux » (MP, 359). Selon cette configuration, c’est « la soumission de la ligne au point qui constitue l’arborescence » (MP, 359). Le devenir, en tant que ligne, lève cette soumission pour annoncer la figure même du rhizome : « le devenir est le 97
mouvement par lequel la ligne se libère du point, et rend les points indiscernables : rhizome, à l’opposé de l’arborescence, se dégager de l’arborescence » (MP, 360). Oubli de la mémoire et fin de l’histoire Deux conséquences sont immédiatement repérables. La première concerne la mémoire. En effet, si le système molaire et ponctuel est la Mémoire (en quelque sorte la grande forme culturelle construite sur un schéma dominant qui modélise les souvenirs individuels), le « système-ligne (ou bloc) du devenir s’oppose au système-point de la mémoire […] le devenir est une anti-mémoire » (MP, 360). Par exemple, G. Deleuze et F. Guattari opposent le « bloc d’enfance, ou un devenir-enfant, au souvenir d’enfance » (MP, 360). Pour le premier, un « enfant coexiste en nous, dans une zone de voisinage ou un bloc de devenir, sur une ligne de déterritorialisation qui nous emporte tous deux » (MP, 360). En revanche, le second concerne « l’enfant que nous avons été, dont nous nous souvenons ou que nous fantasmons, l’enfant molaire dont l’adulte est l’avenir » (MP, 360). L’autre conséquence n’est rien d’autre que la remise en cause de l’histoire. Cette dernière, selon G. Deleuze et F. Guattari, ne diffère pas fondamentalement de la mémoire, en tant qu’elle est traversée par une conception hiérarchisée : l’ordre temporel qui, à chaque point du temps, « accroche une verticale » (MP, 363) et modélise les représentations de l’ancien présent. Ainsi, à un point présent du cours du temps, pourra-t-on se souvenir des points précédents, mais en les représentant et en les réorganisant en fonction de ce qui a été formalisé et hiérarchisé par l’ordre du temps tel qu’il est arrêté ou « stratifié » à ce point présent. Tout le sens de la condamnation de l’interprétation au profit de l’expérimentation réapparaît ici. En effet, retrouver le moléculaire, les micro-vibrations du plan d’immanence, ne peut plus être de l’ordre de l’interprétation qui suppose le filtre d’une référence sur laquelle l’herméneutique prend appui. La critique s’adresse déjà à la psychanalyse. Cette dernière relève de ce que G. Deleuze et F. Guattari nomment une « machine duelle », fondée sur le couple conscience-inconscient, mais toujours envisagée du point de vue d’une conscience interprétative. Celle-ci érige du même coup 98
l’inconscient au titre d’une altérité insaisissable, « transcendante » (MP, 348) qui la légitime ainsi. Le plan de l’inconscient est un « plan de transcendance, qui doit cautionner, justifier, l’existence du psychanalyste et la nécessité de ses interprétations » (MP, 348). Ainsi le désir y est-il « traduit » (MP, 348), « enchaîné à de grosses molarités comme à la face cachée de l’iceberg (structure d’Œdipe ou roc de la castration) » (MP, 348), stratifié sous le sceau du signifiant qui se substitue à lui. L’inconscient en lui-même serait ainsi rendu imperceptible par la psychanalyse. Celle-ci ne cesserait de le voiler en le remplaçant systématiquement par ses récits interprétatifs, à commencer par celui d’Œdipe, par les produits molaires de la conscience figurative, symbolisante et territorialisante. Mais « tout change sur un plan de consistance ou d’immanence, qui se trouve nécessairement perçu pour son compte en même temps qu’il est construit : l’expérimentation se substitue à l’interprétation, l’inconscient devenu moléculaire, non figuratif et non symbolique, est donné comme tel aux micro-perceptions » (MP, 348). Dès lors, le désir n’est plus nommé ou porté par un signifiant qui le découple de son objet et l’inscrit dans un manque. Il est bien davantage un pur devenir, une force de préhension d’elle-même, dans un champ alors affranchi de toute figuration ou représentation de l’objet à désirer. Il « investit directement le champ perceptif où l’imperceptible apparaît comme l’objet perçu du désir lui-même, le non-figuratif du désir » (MP, 348). C’est pratiquement un inconscient leibnizien, fait de petites vibrations et perceptions, qui se retrouve alors. Cet inconscient n’est plus assujetti aux grandes forces et aux grands conflits pointés par Sigmund Freud. Il n’est plus indexé à une grande unité pulsionnelle pour ainsi dire transcendante, qui révèle en fin de compte le masque de Thanatos. Ainsi, dans sa présentation de La Vénus à la fourrure de Léopold von Sacher-Masoch, G. Deleuze distingue-t-il le masochisme du sadisme, en mettant un terme à la thèse freudienne du renversement en son contraire d’une même pulsion. L’inconscient est ici considéré selon son plan moléculaire et les singularités hétérogènes qui s’y révèlent. Il « ne désigne plus le principe caché du plan d’organisation transcendant, mais le processus du plan de consistance immanent, en tant qu’il apparaît 99
sur lui-même au fur et à mesure de sa construction » (MP, 348). L’inconscient, précisent G. Deleuze et F. Guattari « est à faire, non pas à retrouver » (MP, 348). En deçà de la répétition Tout le principe de la cure, fondé sur un travail de remémoration de l’histoire individuelle du patient, se trouve dès lors affecté par ce devenir. En effet, d’une part, la cure consiste à mettre à jour les défenses archaïques du refoulement, afin de les remplacer par un jugement rationnel. L’accent est déjà porté sur une « secondarisation », où les processus archaïques sont investis par les signifiants verbaux qui permettent de donner une intelligibilité à ce qui se manifesterait autrement par des symptômes sur le corps. Il s’agit bien de ramener le refoulement à la sphère consciente, et non d’ouvrir celle-ci pour l’emporter vers le champ de l’imperceptible. Or cette intelligibilité se comprend au titre du procès herméneutique, de la propre possibilité interprétative que condamnent, au nom de l’expérimentation, G. Deleuze et F. Guattari, au-delà même du récit freudien de référence. D’autre part, le principe interprétatif de la cure inscrit une temporalité qui redonne au sujet le sens de sa propre histoire. L’histoire individuelle, avec un travail de et sur la mémoire où se noue le refoulement, est alors concernée. Mais c’est précisément la structure même de la répétition, où le refoulé en se répétant fournit l’axe principal à l’intervention analytique selon la célèbre progression « remémoration, répétition, perlaboration », que G. Deleuze inverse. Cette thématique avait déjà été engagée dans Différence et répétition : « je ne répète pas parce que je refoule. Je refoule parce que je répète, j’oublie parce que je répète » (DR, 29). C’est parce qu’on ne pourrait vivre certains éléments que sur le mode de la répétition, qu’on les refoulerait. Ce qui est refoulé n’est pas ce qui se répète, mais la représentation même de ce qui se répète. Dès lors, il faut chercher une répétition plus originaire que le refoulement, délestée de la négativité du symptôme. Si Différence et répétition propose d’explorer l’essence de la répétition, cette dernière se révèle ambivalente, ne pouvant se réduire ni à l’ordre d’une métrique, ni d’une symétrie. Son effet 100
régulier et mesuré n’en est qu’un aspect. Mais il se greffe sur un autre, dissymétrique, qui lui est opposé. Par exemple, l’artiste qui réalise un motif de décoration « ne juxtapose pas des exemplaires de la figure, il combine chaque fois un élément d’un exemplaire avec un autre élément d’un exemplaire suivant. Il introduit dans le processus dynamique de la construction un déséquilibre, une instabilité, une dissymétrie, une sorte de béance qui ne seront conjurés que dans l’effet total » (DR, 31). La répétition se meut à partir d’une « dissymétrie productrice » (DR, 31) qu’elle tend, dans son événement, à annuler. De même, dans un rythme, « la répétition-mesure est une division régulière du temps, un retour isochrone d’éléments identiques. Mais une durée n’existe que déterminée par un accent tonique, commandée par des intensités […] Les valeurs toniques et intensives agissent […] en créant des inégalités, des incommensurabilités, dans des durées ou des espaces métriques égaux » (DR, 32-33). C’est ainsi qu’il est question d’une « béance » (DR, 33), d’une dissymétrie qu’on pourrait qualifier de « latente » au sein de toute répétition. Une répétition du même « n’apparaît qu’au sens où une autre répétition se déguise en elle, le constituant et se constituant elle-même en se déguisant » (DR, 33). Une répétition en cache une autre. La première « est répétition du Même, qui s’explique par l’identité du concept […] La seconde est celle qui comprend la différence, et se comprend elle-même dans l’altérité de l’Idée, dans l’hétérogénéité d’une ‘‘apprésentation’’ […] l’une est statique, l’autre dynamique […] L’une est d’égalité, de commensurabilité, de symétrie ; l’autre fondée sur l’inégal, l’incommensurable ou le dissymétrique […] L’une est d’exactitude, l’autre a pour critère l’authenticité » (DR, 36-37). Trois cibles : le Chronos, la mimesis, le sujet Il devient désormais possible de retrouver trois cibles alors visées par la machine de guerre, lorsque celle-ci s’en prend à la répétition symétrique : l’ordre chronologique de l’histoire, la mimesis, le sujet. La première cible n’est rien d’autre qu’une condamnation du temps mesuré, « ponctuel », de l’histoire. Ainsi, « la frontière ne passe pas entre l’histoire et la mémoire, mais entre les systèmes ponctuels de l’histoire-mémoire, et les agencements 101
multilinéaires ou diagonaux, qui ne sont pas du tout de l’éternel, mais du devenir » (MP, 363). L’histoire est ponctuelle. De la sorte, elle n’est faite que pour être transgressée, polylinéarisée, retournée au moléculaire. « L’histoire n’est faite que par ceux qui s’opposent à l’histoire (et non pas par ceux qui s’y insèrent, ou même qui la remanient) » (MP, 363). Ce dépassement est celui du devenir, constante création qui ne peut être réifiée qu’après coup dans l’histoire. Le devenir « naît dans l’Histoire et y retombe, mais n’en est pas » (QPh, 106). L’histoire ne ferait donc que saisir l’effectuation de l’événement, mais ce dernier « dans son devenir, dans sa consistance propre » (QPh, 106) lui échappe. L’histoire reconstruit 1, à l’inverse du devenir qui, lui, construit. « Pas un acte de création qui ne soit trans-historique, et qui ne prenne à revers, ou ne passe par une ligne libérée [….] Les créations sont comme des lignes abstraites mutantes qui se sont dégagées de la tâche de représenter un monde, précisément parce qu’elles agencent un nouveau type de réalité que l’histoire ne peut que ressaisir ou replacer dans les systèmes ponctuels » (MP, 363). On comprend désormais les références à l’Intempestif nietzschéen, « un autre nom pour l’heccéité, le devenir, l’innocence du devenir » (c’est-àdire l’oubli contre la mémoire […] le rhizome contre l’arborescence) » (MP, 363). Il s’agit bien, en suivant la parole de F. Nietzsche « de s’envelopper d’abord de cette nuée non historique » (MP, 363), où advient l’acte créateur, le devenir qui ramène un temps non encore mesuré, non métrique, non prévisible, hors de tout point d’ordre. C’est déjà chez P. Boulez que ce temps non mesuré, non investi par la répétition symétrique, trouve son exemplification avec le « temps lisse ». Il est question d’un « temps non pulsé », qui « n’a plus de point d’origine » (MP, 364), ni de « coordonnées horizontales et verticales » (MP, 363) : un « bloc rythmique déterritorialisé, abandonnant points, coordonnées et mesure, comme un bateau ivre qui se confond lui-même avec la ligne » (MP, 364). Aussi ce « temps lisse » retrouve-t-il l’Aïon qui s’oppose à l’ordre métrique du Chronos. Il s’agit, comme il l’a déjà été évoqué à propos de l’événement, du temps de l’instant pur, de l’événement insaisissable qui ne cesse de se déplacer et de se
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Il est possible de mentionner ici les critiques adressées aux manuels d’histoire en milieu scolaire.
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diviser sans pouvoir être identifié, mesuré, indépendamment de toute forme qui chercherait à l’objectiver ou à le conditionner. La seconde cible concerne les apprentissages par rapport à la théorie de la mimesis. La répétition du Même tant postulée dans l’imitation, dans la duplication du modèle, ne peut qu’être phagocytée par l’autre répétition qui se cache en elle, à savoir par la dissymétrie intensive et dynamique. « On sait que même l’imitation la plus simple comprend la différence entre l’extérieur et l’intérieur » précise G. Deleuze (DR, 35). L’apprentissage « ne se fait pas dans le rapport de la représentation à l’action » (DR, 35), mais « dans le rapport du signe à la réponse » (DR, 35). Le « signe », comme il le fut souligné précédemment, est marqué par l’hétérogénéité. Il est le lieu d’une dissymétrie entre le modèle à imiter et l’apprenant. Il se distingue toujours de son référent et, finalement, sollicite une réponse qui différera toujours de lui. Tel est l’exemple, mentionné auparavant, des mouvements du maître nageur qui ne se donnent que comme des signes : signes de la vague à parer, signes que les élèves vont imiter sur le sable. La chaîne mimétique, loin d’une duplication du même, apparaît sous le sceau d’une inévitable multiplicité hétérogène. « Quand le corps conjugue ses points remarquables avec ceux de la vague, il noue le principe d’une répétition qui n’est plus celle du Même, mais qui comprend l’Autre, qui comprend la différence, d’une vague et d’un geste à l’autre, et qui transporte cette différence dans l’espace répétitif ainsi constitué » (DR, 35). C’est ainsi que la mimesis au regard d’un modèle absolu ne peut que céder la place à une autre configuration marquée, au cœur même de la répétition, par l’hétérogénéité. « Nous n’apprenons rien avec celui qui nous dit : fais comme moi. Nos seuls maîtres sont ceux qui nous disent ‘‘ fais avec moi’’, et qui, au lieu de nous proposer des gestes à reproduire, surent émettre des signes à développer dans l’hétérogène » (DR, 35). La devise de l’Anti-pédagogue s’énonce ici. La troisième cible a trait à l’unité du sujet, en tant que celle-ci a été notamment définie par l’étude des interactions entre le corps, l’acte et la pensée. Toute la thèse de la répétition comme structuration du Moi est alors concernée. Sans revenir ici aux observations freudiennes, il est possible d’évoquer, à titre d’exemple, la psychologie génétique avec la notion de schème dans 103
l’acception piagétienne. Ce dernier, par le jeu de la répétition, permet au jeune enfant de structurer ses actions, de les organiser en unités par lesquelles il s’unifie, tant physiquement que psychiquement. Sur ce point, le programme d’une machine de guerre tournée contre la répétition du Même, contre l’imitation d’un modèle de référence d’ordre molaire au profit d’un devenir moléculaire, ne peut que récuser l’unité propre du sujet et de son corps. Par cette unité, il faut en effet entendre la sujétion du corps, autrement dit la construction du sujet. Il faut aussi entendre le fonctionnement organisé des organes, en tant que même celui-ci ne serait pas dans l’innéité de la Nature, mais régi par les appareils culturels et politiques de capture de l’Etat. Libérer son corps, ce serait alors se défaire des places assignées par les modèles organiques imposés, par l’éducation elle-même. Ce serait retrouver le pré-corporel, l’immanence même avant toute organisation ou toute institution organique du corps-sujet. Le Corps sans Organes, déjà évoqué, se rappelle pleinement ici. « Audelà de l’organisme, mais aussi comme limite du corps vécu, il y a ce qu’Artaud a découvert et nomme : corps sans organes » (FB-LS, 47). C’est alors toute la conception intensive et a-formelle du corps qui fait écho au postulat matière-forces. Le corps sans organes, précise G. Deleuze, « s’oppose moins aux organes qu’à cette organisation des organes qu’on appelle organisme. C’est un corps intense, intensif. Il est parcouru d’une onde qui trace dans le corps des niveaux ou des seuils d’après les variations de son amplitude. Le corps n’a donc pas d’organes, mais des seuils ou des niveaux 1 » (FB-LS, 47). Le refus de l’hylémorphisme, de la forme-corps lui étant conséquente, et « le devenir-imperceptible » ne laissent guère d’autre choix que le « modèle » schizophrénique du « Corps sans Organes ». Du même coup, ce qui assujettit le corps, ce qui l’institue dans un modèle socialement organisé, ne peut que se trouver concerné. Or l’institution-domestication du corps passe déjà par un système symbolique dont le premier représentant se reconnaît dans la Loi 1
Nous suivons ici le système orthographique du « corps sans organes » souligné dans Francis Bacon - Logique de la sensation, et du « Corps sans Organes », devenu un personnage conceptuel dans Mille plateaux.
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verbale, dans le mot qui agence ou prescrit un ordre et que véhiculent les visages et les paroles des autres. De fait, celles-ci s’emparent du nourrisson dès les premières heures, pour l’envelopper puis le subtiliser progressivement vers l’unité ou la forme tant psychique que corporelle d’un sujet attendu. Le chapitre suivant reprend ces deux volets : le Corps sans Organes, le mot, entre le mot d’ordre et le mot de passe…
8 Corps sans Organes et mots de passe
Le Corps sans Organes Le lieu du signe le plus primitif, le plus essentiel, n’est autre que le corps. Celui-ci à la fois émet des signes, tout en étant à son tour assigné par d’autres signes, comme les paroles des parents ou du thérapeute. Ce sont ainsi les symptômes, signifiants dont témoigne le corps, que va interpréter, par exemple, le médecin. Mais on voit en quoi la « schizo-analyse » ne peut que supposer un corps qui soit autre chose qu’un ensemble d’organes dont les manifestations seraient sous le joug normatif de l’interprète-prêtre. Celui-ci ne fait que les conformer, qu’endiguer le désir qui s’y opère. « Le prêtre a lancé la triple malédiction sur le désir : celle de la loi négative, celle de la règle extrinsèque, celle de l’idéal transcendant » (MP, 191). « La figure la plus récente du prêtre, précisent G. Deleuze et F. Guattari, est le psychanalyste avec ses trois principes, Plaisir, Mort et Réalité » (MP, 192). Le corps organisé est un corps soumis à une normativité dont l’interprète, d’une certaine façon, est l’évaluateur et le contrôleur. Cette injonction se résume ainsi : « Tu seras organisé, tu seras organisme, tu articuleras ton corps ─ sinon tu ne seras qu’un dépravé. Tu seras signifiant et signifié, interprète 107
et interprété ─ sinon tu ne seras qu’un déviant. Tu seras sujet, fixé comme tel, sujet d’énonciation rabattu sur un sujet d’énoncé ─ sinon tu ne seras qu’un vagabond » (MP, 197). Libérer ce corps, c’est remonter à ce qui n’a pas eu de pression externe sur lui, à ce qui n’a pas endigué et contrôlé le désir dans des signes-organes. C’est retrouver le désir comme forces vives, comme volonté, comme énergie, alors totalement affranchies de toute instance externe qui aliénerait le sujet à un manque. C’est renouer avec un Corps sans Organes (CsO), foyer du désir, avant ses arraisonnements dans les articulations d’un organisme imposé. « Le CsO, c’est le champ d’immanence du désir, le plan de consistance propre au désir (là où le désir se définit comme un processus de production, sans référence à aucune instance extérieure, manque qui viendrait le creuser, plaisir qui viendrait le combler) » (MP, 191). Ce Corps sans Organes doit se comprendre comme un « œuf plein avant l’extension de l’organisme » (MP, 190), précisent G. Deleuze et F. Guattari. Ceci ne signifie pas une régression, mais « le milieu d’intensité pure » (MP, 202), « l’intensité Zéro comme principe de production » (MP, 202). Il désigne une réalité intensive « où les choses, les organes, se distinguent uniquement par des gradients, des migrations, des zones de voisinage » (MP, 202). Aussi est-ce précisément parce qu’il n’est « peuplé que par des intensités » (MP, 202), que le Corps sans Organes est passage, circulation, ligne de fuite, « matière intense et non formée, non stratifiée » (MP, 189), qu’il ne peut être une scène délimitée, « ni même un support où se passerait quelque chose » (MP, 189). Ainsi, « rien à voir avec un fantasme, rien à interpréter ». On comprend alors la critique dressée à l’encontre de l’interprétation psychanalytique qui se fonde sur une scène où se projettent « des fantasmes, en fonction d’une image du corps » (MP, 203). La « schizo-analyse » s’affranchit de cette dernière, de sa normativité, et, partant, de toute interprétation. C’est ainsi que se retrouve, en lieu et place de cette dernière, la notion d’expérimentation : « Remplacez l’anamnèse par l’oubli, l’interprétation par l’expérimentation » (MP, 187).
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L’expérimentation par lignes de fuite « désorganisées 1 » ne s’appuie plus sur une image, comme le fantasme, mais sur un programme. Ainsi en est-il du programme terrifiant du masochiste qui écrit à sa maîtresse la liste des supplices qu’il attend d’elle, où il lui demande précisément de dénaturer ses organes, de les mutiler, de les coudre, de les percer, de les brûler, où il s’affranchit même du clivage entre douleur et plaisir (MP, 187-188). « Ce n’est pas un fantasme, écrivent G. Deleuze et F. Guattari, c’est un programme : différence essentielle entre l’interprétation psychanalytique du fantasme et l’expérimentation du programme. Entre le fantasme, interprétation elle-même à interpréter, et le moteur d’expérimentation. Le Corps sans Organes est ce qui reste quand on a tout ôté. Et ce qu’on ôte, c’est précisément le fantasme, l’ensemble des signifiances et des subjectivations. La psychanalyse fait le contraire : elle traduit tout en fantasmes, elle monnaie tout en fantasmes, elle garde le fantasme, et par excellence rate le réel, parce qu’elle rate le Corps sans Organes » (MP, 188). Retrouver ce Corps sans Organes, ce serait le défaire des strates de la subjectivation et de la signifiance. C’est « décrocher des points de subjectivation qui nous fixent, qui nous clouent dans une réalité dominante » (MP, 198). C’est « arracher la conscience du sujet pour en faire un moyen d’exploration, arracher l’inconscient à la signifiance et à l’interprétation pour en faire une véritable production » (MP, 198). Ceci « n’est assurément ni plus ni moins difficile qu’arracher le corps à l’organisme » (MP, 198). Pourtant, cette déstratification libératrice n’annonce-t-elle pas le contraire, le pire même que la mort ? Les exemples du masochisme le laissent entendre. Par ailleurs, les sinistres programmes de la solution finale, où les victimes sont dépossédées de leur signifiance et de leur identité même de sujets, où l’horreur extrême ne laisse qu’un différend où plus rien ne peut être interprété, se prêtent à coïncider cruellement avec ce « Corps sans Organes ». Certes, G. Deleuze et F. Guattari préviennent que le « pire n’est pas de rester stratifié ─ organisé, signifié, assujetti ─ mais de précipiter les strates dans un effondrement suicidaire ou dément, qui les fait retomber sur nous » (MP, 199). Dès lors, pour atteindre ce Corps sans Organes, il faut « s’installer sur une strate, expérimenter les 1
Choix personnel de ce terme.
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chances qu’elle nous offre, y chercher un lieu favorable, des mouvements de déterritorialisation éventuels, des lignes de fuite possibles, les éprouver, assurer ici et là des conjonctions de flux, essayer segment par segment des continuums d’intensité, avoir toujours un petit morceau d’une nouvelle terre » (MP, 199). Il s’agit de « connecter, conjuguer, continuer » (MP, 199), de faire un diagramme contre les ordres « signifiants et subjectifs » (MP, 199). « C’est seulement là que le Corps sans Organes se révèle pour ce qu’il est, connexion de désirs, conjonction de flux, continuum d’intensité. On a construit sa petite machine à soi, prête suivant les circonstances à se brancher sur d’autres machines collectives » (MP, 199). Ainsi l’exemple de l’Indien qui cherche d’abord à trouver « un ‘‘lieu’’ » (MP, 199), puis des « ‘‘alliés’’, puis à renoncer progressivement à l’interprétation, à construire flux par flux et segment par segment les lignes d’expérimentation, deveniranimal, devenir-moléculaire » (MP, 200). Tel est, pour reprendre une précédente citation, le discours que G. Deleuze, en se référant à la « machine dionysiaque » (LS, 130) nietzschéenne, qualifie dans sa Logique du sens, « d’informel pur » (LS, 130-131). « Et, précise-t-il, le sujet de ce nouveau discours, mais il n’y a plus de sujet, n’est pas l’homme ou Dieu, encore moins l’homme à la place de Dieu. C’est cette singularité libre, anonyme et nomade qui parcourt aussi bien les hommes, les plantes et les animaux indépendamment des matières de leur individuation et des formes de leur personnalité » (LS, 131). L’Anti-pédagogue n’a plus de sujet à former selon l’ordre d’un Sujet, mais des individualités nomades à accompagner. Celles-ci, chacune avec sa petite machine bien à elle, portable ou mobile, connectée à d’autres dans un réseau infini, pourront s’abandonner à un devenir-animal, un devenir-plante ou imperceptible. Bien évidemment, ceci ne pourra dans le même mouvement que pulvériser ce par quoi s’opère la formation et l’incorporation organisée d’un Sujet-modèle sur la scène éducative : le langage verbal et ses grammaires, le mot d’ordre.
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Mots d’ordre et mots de passe Il faut revenir à la conception du langage que privilégient G. Deleuze et F. Guattari. Le mot, puisqu’il n’est plus directement subordonné à une Chose où même à un référent déterminé à représenter adéquatement, instaure un écart, une ligne de fuite, où le signe ne renvoie qu’au signe, de façon infinie. Une conséquence se remarque immédiatement. Le langage, une fois exonéré de toute instance extérieure qu’il devrait retraduire, ne peut qu’être performatif de ce qu’il énonce. Il est illocutoire, agence et ordonne le réel par ses propres énonciations. Il est « une carte et non pas un calque » (MP, 97-98). Cette capacité à ordonner, à agencer, correspond à ce que G. Deleuze et F. Guattari nomment « le mot d’ordre ». Celui-ci, élément abstrait d’agencement, donne un corps à ce qu’il énonce. Par exemple, le prolétariat serait déjà né d’une « transformation incorporelle qui avait dégagé des masses une classe prolétarienne en tant qu’agencement d’énonciation ; avant que soient données les conditions d’un prolétariat comme corps » (MP, 105). Mais si le langage est déjà mot d’ordre, la liberté qu’il s’est donnée par rapport à une Chose qui le transcenderait et qu’il devait représenter fait désormais de lui un instrument non seulement d’agencement, mais encore de domination. D’une certaine façon, le mot, plus exactement le mot d’ordre, a pris la place de l’autorité de la Chose dont il s’est affranchi. Il devient l’instance du pouvoir. Il est commandement. Le procès du mot d’ordre peut alors être dressé contre la pauvre maîtresse d’école. Celle-ci ne « s’informe pas quand elle interroge un élève, pas plus qu’elle n’informe quand elle enseigne » (MP, 93). Elle « ‘‘en-signe’’, elle donne des ordres, elle commande » (MP, 93). Le mot d’ordre fixe un agencement arbitraire et normatif pour lequel « l’unité d’une langue est d’abord politique » (MP, 128). Ainsi, « former des phrases grammaticalement correctes est, pour l’individu normal, le préalable de toute soumission sociale » (MP, 127). Comme pour la répétition, l’événement-mot réunit deux aspects contradictoires. Parce qu’il est signe, il est nécessairement ouvert sur l’infini, machine nomade ne cessant de se mouvoir par variations et lignes de fuite. Mais en même temps, il est une 111
structure d’ordre, un agencement d’énonciation normatif. Le lisse et le strié. Ce que le mot d’ordre territorialise en un système consistant, les variations le déterritorialisent. Ici se retrouvent les « machines abstraites » (MP, 127) qui permettent au langage de devenir « intensif, pur continuum de valeurs et d’intensités » (MP, 125), qui fournissent une « pointe de déterritorialisation de la langue qui joue le rôle d’un tenseur » (MP, 126). Le tenseur pourra ainsi être une expression atypique faite de « règles facultatives qui varient sans cesse avec la variation même, comme dans un jeu où chaque coup porterait sur la règle » (MP, 126). La ligne de fuite procède du rhizome, tandis que le mot d’ordre relève, comme dans la classification chomskyenne, de l’arborescence. Tel est le cas de la musique qui, lorsqu’elle « met en variation continue toutes les composantes » (MP, 121), devient « un rhizome au lieu d’un arbre, et passe au service d’un continuum cosmique virtuel, dont même les trous, les silences, les ruptures, les coupures font partie » (MP, 121). Avec ces deux aspects, il y aurait ainsi une « complémentarité des machines abstraites et des agencements d’énonciation » (MP, 126), de la variation déterritorialisante et de l’ordre territorialisant. Cette complémentarité, entre le normé et son dépassement, apparaît entre l’individuel et le collectif. En effet, « la machine abstraite est toujours singulière, désignée par un nom propre, de groupe ou d’individu, tandis que l’agencement d’énonciation est toujours collectif, dans l’individu comme dans le groupe » (MP, 127). Pourtant, si deux traitements de la langue apparaissent ainsi, « l’un consistant à en extraire des contraintes, l’autre à la mettre en variation continue », cette analyse du et sur le langage reste ellemême prise dans l’agencement propre au mot d’ordre qu’elle dénonce. « C’est bien au mot d’ordre qu’il faut revenir, précisent G. Deleuze et F. Guattari, comme seul ‘‘métalangage’’ capable de rendre compte de cette double direction » (MP, 135). La critique de la domination du mot d’ordre ne peut se faire que par l’agencement du mot d’ordre lui-même. C’est en remontant à la structure même de l’ordre que G. Deleuze et F. Guattari entendent cerner cette contradiction. D’une part, « le mot d’ordre est sentence de mort » (MP, 135). Il 112
est pour celui qui le reçoit une menace, un châtiment dont la forme extrême est la mort. Mais d’autre part, « il est comme un cri ou un message de fuite » (MP, 135). C’est alors qu’intervient la variation continue, « seule manière, non pas de supprimer la mort, mais de la réduire ou d’en faire elle-même une variation » (MP, 137). « C’est comme si, précisent G. Deleuze et F. Guattari, une matière intense se libérait, un continuum de variation, ici dans les tenseurs intérieurs de la langue, là dans les tensions de contenu » (MP, 138). La réponse à l’inévitable mot d’ordre, dont tout sujet parlant ne peut faire l’économie des agencements, se précise désormais : « la question, soulignent les philosophes, n’était pas : comment échapper au mot d’ordre ? ─ mais comment échapper à la sentence de mort qu’il enveloppe ? » (MP, 139). Il s’agit de développer sa puissance de fuite, « non pas en fuyant, mais en faisant que la fuite agisse et crée » (MP, 139). Dès lors, un nouveau concept est avancé pour renouer avec l’aspect fuyant et déterritorialisant du mot d’ordre : le mot de passe. « Il y a des mots de passe sous les mots d’ordre. Des mots qui seraient comme de passage, des composantes de passage, tandis que les mots d’ordre marquent des arrêts, des compositions stratifiées, organisées. La même chose, le même mot, a sans doute cette nature : il faut extraire l’une de l’autre ─ transformer les compositions d’ordre en composantes de passages » (MP, 139). Cette transformation de compositions d’ordre en composantes de passage rejoint la notion de « littérature mineure » que G. Deleuze et F. Guattari avaient préalablement développée à propos de Franz Kafka. Celui-ci, en effet, écrivait en allemand, langue véhiculaire d’Etat dans une Prague alors traversée par le tchèque vernaculaire, le yiddish et même l’hébreu que l’écrivain apprendra plus tard. La littérature mineure ne signifie pas celle venue d’une langue mineure, mais elle est « plutôt celle qu’une minorité se fait dans une langue majeure » (Kplm, 29). Son principe pourrait s’énoncer ainsi : « Etre dans sa propre langue comme un étranger » (Kplm, 48). Ce qui caractérise déjà cette littérature, c’est que « la langue y est affectée d’un fort coefficient de déterritorialisation » (Kplm, 29). Ainsi, en déterritorialisant depuis l’intérieur la langue majeure, étatique, revêt-elle « un enjeu politique et révolutionnaire, tout en prenant nécessairement une valeur collective » (Kplm, 31). En quelque sorte, la littérature majeure relève d’une « Loi 113
transcendante paranoïaque » (Kplm, 109), tandis que la mineure utilise une « anti-loi » (Kplm, 109), qui « va démonter la Loi paranoïaque en tous ses agencements » (Kplm, 109). Cette « antiloi » est la « Loi schize-immanente » (Kplm, 109). Deux voies s’offrent à une telle déterritorialisation littéraire. La première est celle d’une surcharge de métaphores pour « gonfler de toutes les ressources » (Kplm, 34) le texte. Celui-ci se reterritorialisera alors dans un symbolisme ésotérique, tout en se coupant du peuple. La seconde, celle de F. Kafka, consiste à opter pour la langue véhiculaire, « telle qu’elle est, dans sa pauvreté même » (Kplm, 35) afin que le vocabulaire, alors « desséché » (Kplm, 35), puisse « vibrer en intensités » (Kplm, 35), selon un principe où la « pauvreté voulue » (Kplm, 35) pousse « la déterritorialisation jusqu’à ce que ne subsistent plus que des intensités » (Kplm, 35). Il s’agit de nouveau de briser le couple matière (contenu)/forme, au profit de celui matériau (expression)/forces. « Une littérature majeure ou établie suit un vecteur qui va du contenu à l’expression […] ce qui se conçoit bien s’énonce… Mais une littérature mineure ou révolutionnaire commence par énoncer, et ne voit et ne conçoit qu’après » (Kplm, 35). De la sorte, « l’expression doit briser les formes, marquer les ruptures et les embranchements nouveaux » (Kplm, 52). Ainsi, en reprenant la terminologie hjelmslévienne, nous « ne nous trouvons donc pas devant une correspondance structurale entre deux sortes de formes, formes de contenus et formes d’expression, mais devant une machine d’expression capable de désorganiser ses propres formes, et de désorganiser les formes de contenus, pour libérer de purs contenus qui se confondront avec les expressions dans une même matière intense » (Kplm, 51). C’est alors que la littérature mineure affirme, elle aussi, une rupture de tout hylémorphisme. Elle retrouve la néoténie d’un devenir en métamorphoses, avec un corps indéterminé et purement intensif. « La chose comme les images ne forment plus qu’une séquence d’états intensifs, une échelle ou un circuit d’intensités pures qu’on peut parcourir dans un sens ou dans l’autre, de haut en bas ou de bas en haut. L’image est ce parcours même, elle est devenue un devenir : devenir-chien de l’homme et devenir-homme du chien, devenir-singe ou coléoptère de l’homme, et inversement » (Kplm 39-40). 114
Bégayer entre critique et clinique La problématique de la littérature mineure engendrée au sein de la langue majeure, posée par Kafka. Pour une littérature mineure, publié en 1975, réapparaît dans Critique et Clinique, paru en 1993. « Comment une langue se crée dans la langue, de telle manière que le langage tout entier tende vers sa limite ou son propre ‘‘dehors’’ ? » se demande G. Deleuze sur la jaquette de l’ouvrage. Créer une autre langue dans la langue, tendre vers des déterritorialisations où se reconnaît la « Loi schize-immanente »: telle est la critique. Mais si le délire invente alors, quand il « retombe à l’état clinique, les mots ne débouchent plus sur rien, on n’entend ni ne voit plus rien à travers eux, sauf une nuit qui a perdu son histoire, ses couleurs et ses chants » (CC, 9). C’est bien une ligne qu’il faut alors suivre, entre critique et clinique, entre création et folie, à l’image du livre de Louis Wolfson, Le Schizo et les langues, à qui un chapitre est consacré, ou encore des œuvres d’A. Artaud. Le « problème, précise G. Deleuze, n’est pas de dépasser les frontières de la raison, c’est de traverser vainqueur la déraison : alors on peut parler de ‘‘bonne santé mentale’’, même si tout finit mal » (CC, 32-33). Cette ligne où la langue trouve des pointes de déterritorialisation, où elle se sécrète comme étrangère à elle-même à partir d’elle-même, où elle devient « de passe » et non plus « d’ordre », rencontre le bégaiement, en tant que processus créateur. Il s’agit de ce que G. Deleuze explore dans le treizième chapitre de Critique et Clinique, intitulé « Ainsi bégaya-t-il ». Le bégaiement est un processus créateur, lorsqu’il « ne porte plus sur des mots préexistants, mais [lorsqu’] il introduit lui-même les mots qu’il affecte ; ceux-ci n’existent plus indépendamment du bégaiement qui les sélectionne et les relie par lui-même » (CC, 135). L’écrivain « fait bégayer la langue en tant que telle » (CC, 135). Comment, se demande alors G. Deleuze, faire bégayer la langue sans la « confondre avec la parole » (CC, 36), comment affecter le système général d’une langue au-delà des paroles individuelles ? Soit la langue sera considérée « comme un système homogène en équilibre » (CC, 36), défini « par des termes et des rapports constants » (CC, 36). Ses disjonctions seront alors exclusives (choix d’un mot ou d’un autre) et ses connexions (suites 115
syntagmatiques) progressives. Dans ce cas, le bégaiement créera des déséquilibres et des variations qui « n’affecteront que les paroles » individuelles (CC, 136). Mais « si le système apparaît en perpétuel déséquilibre, en bifurcation, avec des termes dont chacun parcourt à son tour une zone de variation continue, alors la langue elle-même se met à vibrer, à bégayer » (CC, 136). Ici, « les disjonctions deviennent incluses, inclusives, et les connexions réflexives, suivant une démarche chaloupée qui concerne le procès de la langue et non plus le cours de la parole. Chaque mot se divise, mais en soi-même (pas-rats, passions-rations) et se combine, mais avec soi-même (pas-passe-passion) » (CC, 139). Dès lors, c’est « toute la langue qui file et varie pour dégager un bloc sonore ultime, un seul souffle à la limite du cri » (CC, 139). Par exemple, « Beckett a porté au plus haut point l’art des disjonctions incluses, qui ne sélectionne plus, mais affirme les termes disjoints à travers leur distance, sans limiter l’un par l’autre ni exclure l’autre de l’un, quadrillant et parcourant l’ensemble de toute possibilité ». (CC, 139). Il en va de même pour la « syntaxe déviante d’Artaud » (CC, 141) qui force la langue, et ne la forme plus, qui « trouve la destination de sa tension propre dans ces souffles ou ces pures intensités qui marquent une limite du langage » (CC, 141). Cette limite n’est pas, précise G. Deleuze, « extérieure au langage : elle est le dehors du langage, non pas audehors » (CC, 141). Ainsi, « le bégaiement créateur est ce qui fait pousser la langue par le milieu, comme de l’herbe, ce qui fait de la langue un rhizome au lieu d’un arbre, ce qui met la langue en perpétuel déséquilibre » (CC, 140). Ce bégaiement en tant que lieu de disjonctions incluses, en tant que « dehors » interne au propre plan d’immanence, se prête à retrouver l’instance du « différenciant de la différence ». Dans son article « A quoi reconnaît-on le structuralisme ? », G. Deleuze mentionne ainsi l’exemple du « mot-valise » chez Lewis Carroll. « Le mot-valise connote deux séries de base au moins […] qui peuvent elles-mêmes se ramifier : ainsi le Snark. C’est une erreur de dire qu’un tel mot a deux sens ; en fait il est d’un autre ordre que les mots ayant un sens. Il est le non-sens qui anime au moins les deux séries, mais qui les pourvoit de sens en circulant à travers elles » (ID, 261). Ainsi, « c’est lui, dans son ubiquité, dans son perpétuel déplacement, qui produit le sens dans chaque série, et 116
d’une série à l’autre, et ne cesse de décaler les deux séries » (ID, 261). De même, à propos de la « tache aveugle » en littérature dont parlent Philippe Sollers et Jean-Pierre Faye, il est question d’un « point mobile qui comporte l’aveuglement, mais à partir duquel l’écriture devient possible » (ID, 260). Tache aveugle, motvalise : le bégaiement porte un déséquilibre central au regard des séries qu’ils anime et dont il est le point de disjonction. Ce point mobile distribue les différences, fait « varier les rapports différentiels » (ID, 260) et constitue « le différenciant de la différence elle-même » (ID, 260). Ce « différenciant de la différence » a déjà été souligné comme la caractéristique transcendantale du « précurseur sombre ». Ainsi se connecte-t-il désormais à deux autres figures : celle de la « case vide », présentée dans l’article « A quoi reconnaît-on le structuralisme ? », puis celle du « pli ».
9 Deux figures du différenciant de la différence
« Case vide » et « objet=x » Dans son article « A quoi reconnaît-on le structuralisme ? », publié en 1972, G. Deleuze identifie six critères du modèle structural. Les cinq premiers correspondent aux caractéristiques binaires et sérielles de la structure 1. En revanche, le sixième renvoie à un élément problématique, non réductible à la structure elle-même. Si cette dernière est régie ou distribuée selon l’ordre de la binarité, cet élément fait fonction d’un « Tiers originaire ─ mais aussi qui manque à sa propre origine » (ID, 260). Ce Tiers originaire qui rate ainsi son origine, qui ne fonde plus, articule pourtant l’agencement structural, tout en échappant constamment à celui-ci. Il s’agit de ce que G. Deleuze nomme « l’objet=x » ou la « case vide ». Tel est le « différenciant de la 1 Ces cinq critères correspondent à une organisation en séries, des agencements binaires, un mode différentiel où chaque élément ne se différencie des autres que par sa position au sein du système, une coordination où la modification d’un élément entraîne celle de tous les autres, un caractère virtuel de la série qui peut se transposer ou s’actualiser auprès de diverses situations.
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différence » pour lequel le « mot-valise », le « point aveugle » évoqués dans le chapitre précédent fournissent des cas particuliers. Cet « objet=x » parcourt les séries de la structure, « ne cesse de circuler en elles avec une agilité extraordinaire » (ID, 258). Il « n’est pas fixable à une place, identifiable en un genre ou une espèce [...] il n’a donc d’identité que pour manquer à cette identité, et de place que pour se déplacer par rapport à toute place » (ID, 264). Renvoyant à un « lieu vide ou perforé » (ID, 264), à une « case vide » au sein d’une structure, comme la pièce absente dans le jeu de taquin 1 ou la place du mort au bridge, il se révèle au titre d’un « perpetuum mobile » (ID, 262). Il est nécessaire au fonctionnement de la structure, mais il menace aussi celle-ci, la met en péril. Avec cette « case vide » qui la sous-tend, la structure porterait en elle ce qui en annonce la destruction. En effet, G. Deleuze mentionne deux écueils : soit la « case vide » s’élargit, devient une béance, soit, à l’inverse, elle « est remplie, occupée par ce qui l’accompagne, et sa mobilité se perd dans l’effet d’une plénitude sédentaire ou figée » (ID, 267). Trop de vide ou trop de plein : soit la structure dissout ses agencements, se fait anomie, soit elle se cristallise, se fait dictature. Mais ces deux accidents ne sont pas déterminés par un facteur extérieur à la structure. Ils en sont des événements internes. La structure ne dépend plus d’une cause extérieure qui la menace ou la permet. Son élément critique ─ cette « case vide » ─, qui la fait naître et mourir, lui est immanent. Cette immanence répond aussi à l’approche lacanienne du désir. Pour en schématiser ici à l’extrême l’une des grandes lignes directrices, le sujet advient dans un monde de signifiants langagiers. Toutefois, ceux-ci sont discontinus, fondamentalement clivés selon la logique saussurienne de la « barre » entre le signifiant et le signifié. Le sujet, ce « parlêtre », est ainsi « causé » par ce clivage du signifiant. Il se meut selon une faille, « Spaltung » ou « refente », où ses mots, toujours fragmentaires, 1
On peut aussi songer, métaphoriquement, au jeu du « pousse-pousse », où il s’agit de former des mots, en déplaçant des lettres mobiles. Si à l’instar de la structure, les mots forment des séries, horizontales et verticales, le jeu s’articule à partir d’une case vide qui permet le déplacement des lettres et l’articulation de l’ensemble.
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toujours en manque, s’avèrent incapables d’accéder à la totalité de la « Chose », de restituer la fusion des origines (perdue lors de la naissance et reperdue par l’entrée dans le monde « barré » des signifiants langagiers). Cette « refente » a pour conséquence ou effet la mise en œuvre du désir. Celui-ci est alors porté par un signifiant auquel le sujet se trouve contraint de se raccrocher. En effet, le désir est alors intentionnel. Il est un désir d’objet, à savoir un désir pris dans un signifiant qui nomme déjà l’objet investi, sans pour autant le rendre physiquement présent. Or, le signifiant « le plus saillant » qui « donne la raison du désir 1 » prend chez Jacques Lacan le nom de « phallus ». Mais, puisqu’il est par principe clivé et clivant, ce signifiant qui véhicule le désir manquera toujours le signifié, inaccessible ou perdu. Il sera irrémédiablement en deuil de la « Chose ». « L’effet du langage, c’est la cause du sujet 2 » dit J. Lacan. Conformément à l’héritage stoïcien, une telle chaîne cause/effet ne peut qu’être rompue par G. Deleuze 3. D’une part, intervalle, intermezzo, différenciant de la différence, la « case vide » est l’instance mobile d’un clivage qui la rapproche de la Spaltung ou de la « refente » lacanienne (la cause). Pourtant, d’autre part, les formulations deleuziennes laissent entendre sa similitude avec « l’objet=x », alors référé au phallus symbolique selon J. Lacan (ID, 260, 264), au signifiant du désir (l’effet). En d’autres termes, le désir d’objet, qui selon J. Lacan est inscrit par un signifiant, se retrouve ici rabattu sur le propre vide de la Spaltung. La cause (le clivage, la Spaltung) et l’effet (le désir porté par le signifiant « objet=x ») se bouclent alors. On mesure en quoi la configuration intentionnelle du désir, assignée par un signifiant, devient désormais un point d’interrogation, « le lieu d’une question » (ID, 263). Tel est le refus d’un désir qui, en tant que manque, se subordonne à un (A)utre, à un terme extérieur et, observe M. David-Ménard, « relance et sacralise donc la
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LACAN, J., Ecrits, Paris, Seuil, 1966, p. 693. Ibid., p. 835. 3 Notons que J. Lacan fera sienne la thèse deleuzienne : « G. Deleuze ‘‘dans son bonheur, a pu prendre le temps de rassembler dans un seul texte, non seulement ce qu’il en est au cœur de ce que mon discours a énoncé – et il n’est pas douteux que ce discours est au cœur de ses livres’’, mais en reconnaissant l’apport original de l’héritage du stoïcisme à la critique du structuralisme ». DOSSE, F., op. cit., pp. 227-228. 2
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transcendance de l’objet 1 ». « C’est parce qu’il se confond avec son espace de déplacement que le phallus, comme objet virtuel, précise G. Deleuze dans Différence et répétition, est toujours désigné à la place où il manque par des énigmes et des devinettes » (DR, 141, souligné par nous). Le désir est alors substitué par l’énigme et la devinette. Le recouvrement du lieu vide ─ la « case vide » ─ et de « l’objet=x », signifie que ce dernier n’est plus nommé par un signifiant pour être ensuite désiré dans son absence réelle, mais qu’il est potentiellement présent dans le vide même avec lequel il est alors assimilé. L’objet n’est plus en deuil. A l’inverse, il est à découvrir par le sujet qui en accompagne le vide. Si « la place vide n’est pas remplie par un terme, ajoute G. Deleuze, elle n’en est pas moins accompagnée [….] sans être occupée ni remplie. Le sujet est précisément l’instance qui suit la place vide » (ID, 266). Ce vide, du même coup, n’est plus un manque pour le sujet qui peut l’investir en l’interrogeant, du moins en l’accompagnant. La dynamique même du désir n’est plus ici la quête d’un objet en manque, mais une énergie interne de pensée et de questionnement. G. Deleuze rappelle ainsi la parole de M. Foucault pour qui le vide « n’est rien de plus, rien de moins, que le dépli d’un espace où il est enfin à nouveau possible de penser » (ID, 266). On pourrait dire que le vide, loin d’être un manque, apparaît comme le don d’un nouvel espace affranchi de l’épreuve du désir. Pour reprendre les propos foucaldiens que cite G. Deleuze, il « ne creuse pas un manque ; il ne prescrit pas une lacune à combler » (ID, 266). Ce vide ne peut dès lors avoir la négativité d’un travail de l’absence ou du deuil, à savoir la négativité qui fonde le désir. Au contraire, il est remplacé par une force de connaissance et de questionnement, par un devenir. C’est ainsi que le désir, « aliéné » à un signifiant dans la structure lacanienne, laisse la place à une « machine désirante », déployée à partir de son seul plan d’immanence, sans avoir de compte à rendre à un (A)utre. Cette machine n’est plus bordée par une limite altérisante, mais, uniquement mue par ses propres vibrations, « pousse » dans tous les sens, de façon illimitée. La 1
DAVID-MENARD, M., op. cit., p. 32.
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configuration du « rhizome » se retrouve alors, avec ses ramifications multiples et indéterminées que G. Deleuze et F. Guattari substituent à la structure, à ses anciennes hiérarchies arborescentes et à sa sédentarité. Pourtant, le paradoxe de la posture stoïcienne, qui réapparaît pleinement ici, s’offre à être considéré au regard des apprentissages. Il s’agit de la non-intentionnalité, du refus d’un objectif déterminé et préalable, comme celui que l’élève peut par exemple viser dans ses apprentissages. On pourra dès lors se demander si un tel objectif ne serait pas précisément la condition nécessaire à tout apprentissage, s’il ne serait pas en fait ce qui motive le désir d’apprendre. A contrario, la « force de recherche » deleuzienne se comprend indépendamment de toute forme de savoir à viser où elle s’actualiserait. En d’autres termes, elle n’est pas « au monde », dans le sens où elle apparaît affranchie de tout objet-signifiant de ou à savoir, nécessairement déjà posé dans le monde, préalable et extérieur, voire transcendant, au mouvement de la connaissance qui le vise. Elle est plutôt « pour le monde », en y projetant ses singularités, en y traçant ses lignes de fuites. G. Deleuze précise ainsi que le sujet est « assujetti » (ID, 266) au nomadisme de la « case vide » dont il accompagne les inflexions et les fluctuations. Ainsi est-il fait « d’individuations non personnelles et de singularités pré-individuelles » (ID, 267). C’est à ceci que se connecte l’analyse du Pli, en écho au « dépli d’un espace où il est enfin à nouveau possible de penser ». Plis et déplis Tant le mouvement en perpetuum mobile décrit pour la « case vide », que la spatialité « lisse » du rhizome qui « ne commence et n’aboutit pas [et qui] est toujours au milieu » (MP, 36), correspondent à une ligne en constante variation. Celle-ci, pour citer Mille Plateaux, est « à direction variable […] ne trace aucun contour et ne délimite aucune forme » (MP, 624). Cette ligne indéterminée, aux multiples dimensions, rejoint la configuration que reprend ensuite G. Deleuze dans Le Pli. Leibniz et le baroque. Toujours entre, le pli baroque « va à l’infini » (Pli, 5). Il est la figure du labyrinthe, où se déplie une flexibilité errante, élastique. 123
Sa géométrie, à l’inverse d’être figée par des points et des positions aux rapports binaires, est celle de lignes, de courbes infléchies selon une multiplicité d’entrelacs emboîtés, aux déploiements infinis. Le pli « est toujours entre deux plis, et [...] cet entre-deuxplis semble passer partout : entre les corps inorganiques et les organismes, entre les organismes et les âmes animales, entre les âmes animales et les raisonnables, entre les âmes et les corps en général » (Pli, 19). La métaphore du pli que tisse le monde deleuzien pourrait alors être qualifiée de « baroque ». En effet, G. Deleuze introduit son ouvrage par une image : la maison baroque. Celle-ci comporte deux étages. Dans la pièce du bas, percée par les ouvertures des cinq sens, les replis de la matière : « la matière est amassée » (Pli, 5), déjà pliée et repliée, tout en étant ordonnée selon un second genre de plis organiques et sensitifs. Celle du haut correspond aux plis dans l’âme. Elle est close, sans fenêtres, « chambre ou cabinet obscur, seulement garnie d’une toile tendue ‘‘diversifiée par les plis’’ » (Pli, 6). Les vibrations et oscillations pliées et dépliées de la pièce du bas remontent vers celle du haut qui entre alors en résonance. Entre les deux pièces et leurs plis respectifs, de nouveau, un pli traverse ce montage baroque : celui de l’âme et du corps, le pli des plis, le pli entre-deux. Ce pli entre-deux est interne à la maison baroque, à la monade. Il est immanent au sujet et à ses petites perceptions individuelles qui passent du corps sensible ─ la pièce du bas ─ à son âme ─ la pièce du haut. Ainsi, « chaque monade possible se définit par un certain nombre de singularités pré-individuelles, [et] est donc compossible avec toutes les monades dont les singularités convergent avec les siennes » (Pli, 85). Ce pli, qui sous-tend les singularités préindividuelles des monades, s’oppose à un autre Pli auquel G. Deleuze donne l’impression de répondre : il s’agit du pli-de-deux propre au Zwiefalt heideggérien (Pli, 16). Aussi est-ce sur ce point que peut s’éclairer la contingence de la monade pour le monde, dans sa contradiction avec la nécessité du Dasein, de l’être-au-monde. A partir d’une lecture de fragments de Parménide, M. Heidegger identifie ce Zwiefalt au titre d’une articulation essentielle où « la 124
pensée est pro-duite en son paraître 1 ». Ce pli fonde la pensée et les langages selon le paradoxe d’une apparition et d’un retrait simultanés, selon une « duplicité » écrit G. Deleuze (Pli, 42), où une face cache toujours l’autre. Par exemple, la représentation de la chose n’est pas la chose qu’elle masque, la chose de la représentation n’est pas la représentation auprès de qui elle se retire. Mais sans ce retrait, il n’y aurait ni représentation, ni révélation de la présence de la chose, ni pensée. Ce pli fondateur est ainsi toujours voilé par l’une des faces qu’il montre. Comme le note M. Heidegger, « la pensée est présente en raison du Pli, qui n’est jamais dit 2 », ce qui s’offre « comme chose à penser demeure en même temps voilé quant à son origine essentielle 3 ». Tel est le paradoxe : « l’éclairement de l’être de l’étant se cache comme éclairement 4 ». Le Zwiefalt donne une présence qui, dans le même mouvement, se réalise comme une expérience négative de l’absence, de la perte. Il porte ainsi le sens d’une finitude où est projeté le sujet. Le Souci auquel invite M. Heidegger n’est autre que la prise en compte de cette finitude, afin que l’être-au-monde puisse prêter « attention à la lumière tranquille de cette clarté qui vient du dépliement du Pli et qui est [...] la façon dont la parole est disante 5 ». A L’être-au-monde de regarder enfin le dévoilement qui se dérobe, cette lumière obscure dont l’acceptation s’accompagne de celle de la limite, du manque et de la mort. L’être-au-monde heideggérien est ainsi projeté dans un monde qui le dépasse. Il ne pourra y forger son projet qu’en fonction de sa propre finitude dont le Pli porte tant la cicatrice, que l’épreuve même d’une présence absente qui donne à penser. Sinon, sans cette confrontation à la limite du pli, limite même des langages où se révèle « la façon dont la parole est disante », la pensée ne lui sera pas accessible. A l’inverse, quand « les mortels ne donnent aucune attention à la présence, c’est-à-dire ne la pensent pas, leur dire habituel devient un simple dire de noms et ce qui se passe au premier plan dans ces noms, c’est le son émis et la forme 1
HEIDEGGER, M., « Moïra », in : Essais et conférences, trad. A. Préau, Paris, Gallimard, 1958, p. 299. 2 Ibid., p. 293. 3 Ibid., p. 301. 4 Ibid., p. 291. 5 Ibid., pp. 308-309.
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immédiatement saisissable de la parole 1 ». Dans ce cas, « l’opinion des mortels ne recherche que les changements de places 2 ». Fort différent est l’être-monade qui lui, à l’inverse d’un Dasein projeté dans sa finitude, n’a pas de souci à se faire. Il n’a pas à être confronté au pli ou même au monde, puisqu’il a déjà le pli en lui, dans les petites vibrations immanentes à sa maison baroque. D’une certaine façon, le monde est déjà en lui, du moins un monde potentiel, pré-individuel, qu’il pourra de la sorte créer et recréer sans cesse. Il est déjà « rem-pli » par un monde de possibilités qu’il pourra actualiser, ou non. A l’inverse de la mortalité de l’être-aumonde, c’est alors à l’immortalité d’un être pour le monde qu’en appelle G. Deleuze. L’être monadique est pour le monde car il a d’emblée le monde en lui, à qui il donne une immortalité par « la possibilité de recommencer dans chaque monade » (Pli, 36-37). Telle est d’ailleurs la « machine naturelle » que décrit G. W. Leibniz, qui « demeure encore machine dans ses moindres parties, et qui plus est, elle demeure toujours cette même machine qu’elle a été, n’étant que transformée par des différents plis qu’elle reçoit, et tantôt étendue, tantôt resserrée et comme concentrée lorsqu’on croit qu’elle est perdue 3 ». Pour l’être-au-monde, le monde est nécessaire au Dasein qu’il crée alors. Pour l’être pour le monde, le monde est contingent, puisqu’il est créé par l’individu-monade qui en contient déjà toutes les virtualités et potentialités, repliées en lui. Le Zwiefalt est la ligne de la nécessité du monde, la ligne même d’un combat et d’une finitude où advient la « façon disante » de la parole, où se reconnaît aussi l’acheminement vers la parole, le projet éducatif de l’in-fans. Le pli leibnizien, quant à lui, est la possibilité contenue du devenir, dépliée à partir du plan d’immanence de la monade. Il n’inscrit pas un projet vers le monde, mais le devenir d’un monde déjà replié dans les « moindres parties » de la machine monadique. 1
Ibid., p. 307. Ibid., pp. 308-309. 3 LEIBNIZ, G. W., Système nouveau de la nature et de la communication des substances, aussi bien que de l’union qu’il y a entre l’âme et le corps, Paragraphe X, 1695, Bibliothèque philosophique : http://www.ac-nice.fr/philo/textes/biblio.htm 2
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M. Heidegger « méconnaît, écrit G. Deleuze, la condition de clôture ou de fermeture » (Pli, 36) qui caractérise la monade leibnizienne, avec ses plis immanents. Pourtant, pour reprendre le précédent commentaire sur l’événement, cette condition de clôture apparaît désormais levée dans la perspective postleibnizienne où se situe G. Deleuze. Dans « la mesure où le monde est maintenant constitué de séries divergentes (chaosmos), écrit-il, la monade ne peut inclure le monde entier comme dans un cercle fermé » (Pli, 36). Bien à l’inverse, elle s’ouvre, se déplie hors d’elle-même, se fait trajectoire, spirale, en expansion et interpénétration avec d’autres monades sur le mode de l’hétérogène, voire de connexions incompossibles. Le monde de l’harmonie, monde de G. W. Leibniz, jadis accordé en dernière raison à un (A)utre transcendant, a pris l’allure floue d’un réseau-rhizome, déployé dans un « chaosmos » illimité. Si pour G. Deleuze « nous restons leibniziens parce qu’il s’agit toujours de plier, déplier, replier » (Pli, 189), le Pli semble dorénavant se déplier dans un nouveau paradigme : celui d’un nomadisme sans but, d’une trajectoire indéterminée dans un univers fractionné à l’infini. C’est ainsi que la monade est devenue nomade. D’une certaine façon, G. Deleuze part de la monade leibnizienne avec sa condition de clôture, qu’il oppose au pli heideggérien. Mais la première peut être déclôturée ─ supposant qu’elle puisse être clôturée préalablement ─, nomadisée à l’infini puisque son devenir est assuré à partir d’ellemême, depuis ses plis et vides internes. En revanche, le second rappelle bien la finitude du Dasein en lui donnant la « duplicité » d’une présence absente qui le contraint à porter attention à la « Lumière » qui sourd du pli, à l’origine de la parole, origine qui en est aussi la limite. C’est à cette condition que le Dasein, lorsqu’il se confronte au paradoxe du Zwiefalt, lorsqu’il fait face au surgissement ─ Ereignis ─ d’un inédit et d’un impensé, se trouve contraint, dans ses propres limites qu’il réalise alors, à s’engager plus vers l’inconnu. Telle semble être toute la différence entre l’événement deleuzien, non nécessaire, aléatoire qui ponctue les lignes de fuite, et l’avènement heideggérien, l’Ereignis, surgissement d’un inédit qui rend nécessaire l’Erörterung, la quête du dire alors sommé de dire plus loin dans l’inconnu. L’événement est motivé depuis l’intérieur, depuis les poussées d’intensités qui trouvent une 127
consistance à partir d’un plan d’immanence, pour le monde. L’Ereignis jaillit tel un choc en face du Dasein projeté au monde, le limite dans ses capacités de dire pour le sommer alors à la nécessité de l’Erörterung. L’un est in-tensionnel, l’autre intentionnel. L’un crée ses objets, ses singularités, ses signes, ses consistances à partir de lui-même, de ses propres (dé)plis et vides, l’autre vise l’objet langagier, l’articulation profonde du dire que le voilement/dévoilement du Zwiefalt lui donne à éprouver. L’un est une machine désirante, productrice d’elle-même, l’autre reste en phase avec un Autre où se situe l’intentionnalité du désir d’objet. Or s’il est une instance très privilégiée pour tracer des lignes de fuite de façon in-tensionnelle, pour déclôturer et emporter le devenir hors des strates de la signifiance, de la subjectivation et de la visagéité, il s’agit de l’art. L’art, écrivent G. Deleuze et F. Guattari, « n’est jamais une fin, il n’est qu’un instrument pour tracer les lignes de vie, c’est-à-dire tous ces devenirs réels, qui ne se produisent pas simplement dans l’art, toutes ces fuites actives, qui ne consistent pas à fuir dans l’art, à se réfugier dans l’art, ces déterritorialisations positives, qui ne vont pas se reterritorialiser sur l’art, mais bien plutôt l’emporter avec elles, vers les régions de l’asignifiant, de l’asubjectif et du sans-visage » (MP, 230). Autrement dit, s’il faut repérer sur la surface des régimes de signes un différenciant transcendantal, qu’il soit sombre précurseur, « case vide », objet problématique, non-sens ou pli, c’est probablement dans et par l’art qu’on le reconnaîtra déjà. Si l’Antipédagogue ne cesse de glisser sur les vagues paradoxales de l’empirisme transcendantal, il trouvera dès lors dans l’art un appui mobile, une machine nomade de premier plan. Ainsi se situe le chapitre suivant.
10 Un tenseur esthétique et musical
Que ce soit pour la littérature, la peinture ou le cinéma, la pensée deleuzienne se nourrit de l’art. Or la musique semble y tenir un rôle très privilégié. D’ailleurs, s’il n’y a que « la musique pour être l’art comme cosmos, et tracer les lignes virtuelles de la variation infinie » (MP, 121), on pourrait se demander si celle-ci ne serait pas alors une sorte d’idéal de la philosophie nomade. Les références de G. Deleuze à la musique sont multiples, mais une place toute particulière peut être attribuée à la musique « moderne » de la seconde moitié du XXe siècle. En effet, le philosophe y retrouve un héritage leibnizien, mais désormais accordé à la « nomadologie » de la bifurcation et de la dissonance comme nouvelle harmonie. « La musique est restée la maison, précise-t-il, mais, ce qui a changé, c’est l’organisation de la maison » (Pli, 189). Bien qu’il ne se réfère pas à G. Deleuze, Hugues Dufourt écrit de son côté, à propos de la musique spectrale : « on peut parler […] d’une composition de flux et d’échanges. La musique se pense sous la forme de seuils, d’oscillations, d’interférences, de processus orientés 1 ». Si l’on 1
DUFOURT, H., Musique, Pouvoir, Ecriture, Paris, C. Bourgeois, 1991, p. 291.
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peut reconnaître ici un écho aux lignes de fuite, ce chapitre propose dans un premier temps de considérer, à titre d’exemple, quelques « intersections » entre la pensée deleuzienne et le mouvement musical l’Itinéraire, lié à la musique spectrale, notamment au travers du compositeur Gérard Grisey. En effet, ce dernier, selon F. Dosse, « avait un auteur de référence, le seul philosophe dont les écrits lui servaient à penser la musique : Deleuze 1 ». L’exemple de ces « intersections » permettra ensuite de poser la question du rapport entre la philosophie et la musique ─ et l’art de façon plus générale ─, tel qu’il peut de repérer chez G. Deleuze. Cette question sera alors envisagée en s’appuyant sur le passage du sublime romantique à une conception intensive, privilégiée dans l’agencement matériau-forces au centre tant de l’Itinéraire, que de la pensée deleuzienne. Quelques intersections Il est possible de reconnaître dans la musique du XX e siècle le souci d’un affranchissement constant de toute forme prédéterminée et hiérarchisée, au profit d’un travail sur le matériau sonore luimême. Ce projet suppose qu’il faille aller en deçà de toute articulation, de tout a priori syntaxique, de toute unité pré-codifiée, afin de retrouver un plan pré-musical. Il s’agit de renouer avec tout ce qui est susceptible de s’inscrire dans un devenir-musique, à savoir le son brut, indépendamment de toute grammaire préformée, comme de toute gamme. La théorie du plan d’immanence chez G. Deleuze et F. Guattari répond à ce changement de perspective. Comme il l’a déjà été mentionné, ce plan « pré-philosophique », loin de répondre à une idée transcendante qui gouvernerait la spéculation et préexisterait à celle-ci, est bien plutôt une force immanente de la pensée qui va prendre progressivement consistance. Il s’appuie alors sur la multiplicité variable des compréhensions intuitives, sur l’infini de micro-perceptions premières, le moléculaire, soustraites tant au postulat d’une unité de base déjà formée, qu’à un système général abstrait, situé en position de surplomb, le molaire. 1
DOSSE, F., op. cit., p. 526.
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Or, c’est bien sur un tel plan d’immanence sonore que se déploie la construction spectrale de l’Itinéraire, mouvement fondé en 1973, avec des personnalités comme Hugues Dufourt, Michaël Lévinas, Tristan Murail ou encore Gérard Grisey. L’usage du vocable de « musique spectrale » doit ici être entendu en référence à l’Itinéraire, et non aux œuvres de Giacinto Scelsi qui reste très proche de ce mouvement. Il s’agit alors de partir du sonore brut pré-musical, de la prise en compte de l’ensemble des composantes d’un son donné, de ses « partiels », et non de telle ou telle gamme pré-établie ou même d’une série déjà formée. La perspective ne se veut plus sélective, mais « intégrative ». Il est question de rechercher, selon Danielle Cohen-Lévinas, une « technique musicale qui cultive l’intégration des phénomènes sonores plutôt que la sélection 1 ». Le principe alors convoqué peut se reconnaître au titre d’un critère cher à G. Deleuze : le différentiel. Les sons ne sont ni homogénéisés, ni hiérarchisés, mais différenciés, de façon à agencer des transitions entre les différences. Il faut, note G. Grisey « agir non sur le seul matériau, mais sur l’espace, sur la différence 2 » qui sépare les sons. Il est question de créer, écrit toujours G. Grisey, « un être hybride pour notre perception 3 ». La technique impliquée se fonde sur l’analyse spectrale d’un son donné, puis sur la synthèse intégrative et l’agencement des composantes alors révélées. Le moindre son est en effet constitué de microcomposantes, de partiels complexes et différents, d’infimes micro-résonances que l’oreille ne perçoit pas. Il s’agit de dégager cette diversité complexe, pour ensuite la réinsuffler dans un agencement ajusté à nos facultés perceptives. Ainsi faut-il passer du microphonique (les micro-vibrations imperceptibles qui composent un spectre sonore) à un macrophonique (la transposition de ces composantes spectrales sur une échelle « macro », plus large, plus dilatée dans le temps et l’espace, qui devient alors 1
COHEN-LEVINAS, D., « Gérard Grisey : du spectralisme formalisé au spectralisme historicisé », in : COHEN-LEVINAS, D. (textes réunis et présentés par), Vingt-cinq ans de création musicale contemporaine. L’Itinéraire en temps réel, Paris, L’Harmattan, 1998, p. 56. 2 GRISEY, G., « La musique : le devenir des sons », in : COHEN-LEVINAS, D., op. cit. p. 292, souligné par l’auteur. 3 Ibid., p. 296.
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perceptible). On pourrait dire qu’il y a là un effet de loupe, de grossissement qui rend audible l’inaudible, qui fait entendre ce qui était inouï. La démarche va du moléculaire ─ les petites vibrations de la surface ─ au molaire, mais un molaire limité à l’œuvre particulière alors concernée. Ce principe général permet de souligner quelques grands traits caractéristiques. Le premier est celui d’une machine de capture de forces. Celleci intervient au niveau de l’analyse des composantes spectrales « micro », puis à celui de leur réagencement au plan « macro ». Pour le premier niveau, l’étude des spectres sonores, imperceptibles par l’oreille, n’a été possible que par l’invention des prothèses électroniques qui se sont développées dans la seconde moitié du XXe siècle. Cette médiation machinique se poursuit pour le second niveau. Les partiels, une fois isolés, sont amplifiés, regrossis et recombinés ou agencés par d’autres dispositifs électroniques, à commencer par le synthétiseur, ou plus simplement par les instruments traditionnels pour qui ont été retranscrites les diverses composantes spectrales. Cette démarche, pour l’analyse, puis la synthèse, se rapproche du fonctionnement de la « machine de capture » que décrivent G. Deleuze et F. Guattari : une machine qui attrape le son, le décompose, puis le réinsuffle et le produit sur une nouvelle échelle. Aussi, le son n’est pas un ensemble de données inertes. A l’inverse, phénomène vibratoire, il est, écrit G. Grisey : « un champ de forces et non un objet mort 1 ». C’est bien ce champ de forces qu’il s’agit de capturer, pour le transmuer du « micro » au « macro ». Il faut, écrit D. Cohen-Lévinas, « ouvrir le son, l’étaler, le disséquer jusqu’à extraire un processus formel démesurément agrandi 2 ». La machine capture en fait des forces pour, revendique G. Grisey, « organiser des tensions 3 ». Tel est bien ce que souligne, dans Mille plateaux, le chapitre « De la ritournelle » à propos de la philosophie moderne. Celle-ci, écrivent en effet G. Deleuze et F. Guattari, « tend à élaborer un matériau de pensée pour capturer des forces non pensables en elles1
Ibid., p. 292. COHEN-LEVINAS, D., op. cit., p. 56. 3 GRISEY, G., op. cit. 2
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mêmes » (MP, 422). Il s’agit alors « d’entrer dans l’âge de la Machine, immense mécanosphère, plan de cosmicisation des forces à capter » (MP, 423). Or, si « cette machine doit avoir un agencement, ce sera le synthétiseur » (MP, 423). Bien que la référence musicale alors mentionnée soit « la machine musicale » d’Edgar Varèse, G. Deleuze et F. Guattari en viennent à avancer un principe que leur philosophie semble pleinement partager avec les techniques de l’Itinéraire : « oscillateurs, générateurs et transformateurs, aménagent les micro-intervalles » (MP, 424), pour les rendre audibles, pour transposer les « paramètres d’une formule à une autre » (MP, 424). Le deuxième trait concerne une esthétique de la transition. Capturer des forces, des tensions, renvoie à une esthétique, pour reprendre le mot de D. Cohen-Lévinas, de l’« entre », de l’inter. La tension est toujours entre deux pôles. Tant les captures microspectrales que les agencements « macro » sont déjà une question d’espaces « entre », « inter », de « distances » entre des seuils d’intensité. G. Grisey en souligne de la sorte l’aspect « transitoire ». L’un des maîtres mots est celui de la « dérive », d’ailleurs pour reprendre le titre de l’une de ses œuvres. Il s’agit de partir d’un spectre, lui-même défini entre ses partiels, pour dériver vers d’autres partiels, d’autres spectres, selon, comme l’écrit G. Grisey, « une dérive imaginaire où tout est possible 1 ». L’objectif consiste à générer une « sorte de mutant de la musique d’aujourd’hui 2 ». Les sons, précise G. Grisey « m’apparaissent comme des faisceaux de forces […] Ces forces ─ c’est à dessein que j’emploie ce mot et non le mot forme ─ sont infiniment mobiles et fluctuantes […] elles tendent à une transformation continuelle de leur énergie 3 ». Si pour Mille plateaux, « le bloc sonore est intermezzo, [...] passe au milieu des sons » (MP, 324), il faut ici revenir sur la proposition, formulée dans Le Pli, d’une révision des monades 1
Ibid., p. 298. Ibid., p. 296. 3 GRISEY, G., extrait d’une conférence des Cours d’été à Darmstadt, 1978, cité in : WILSON, P. N. « Jour, Contre jour : la beauté des ombres sonores », jaquette d’accompagnement du CD Talea, Prologue, Anubis, Nout, Jour, contre-jour. Enregistrement Radio-France, Paris MPO, Accord, 1993, p. 5. 2
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leibniziennes qui, de nos jours, s’ouvriraient sur une « trajectoire », une spirale en devenir constant. Celles-ci, désormais affranchies de tout accord consonant, « s’entrepénètrent, inséparables de blocs de préhension qui les entraînent, et constituent autant de captures transitoires » (Pli, 188-189). Là aussi, par cet agencement en transition, les lignes de fuite ont remplacé toute permanence formelle ou une « forme » dont G. Grisey tient d’ailleurs à éviter le terme. Le dépassement du couple matière-forme au profit de celui matériau-forces se retrouve alors pleinement. Le troisième trait est celui d’une temporalité lisse et d’un processus immédiat. En effet, la dérivation de la musique spectrale inscrit une nouvelle temporalité, distincte de tout ordre chronométrique prédéterminé. Selon G. Grisey, il s’agit de « dilater certaines portions de temps 1 » pour faire des « instants nondirectionnels et réversibles 2 ». Le temps lisse qui dans Mille plateaux se révèle comme le temps du nomadisme, opposé à l’ordre hiérarchisé ou pré-conditionné d’une métrique donnée (striée), réapparaît ici. Or une telle temporalité met un terme à la conception traditionnelle du développement qui suppose toujours une instance fixée préalablement à l’œuvre, et sur laquelle celle-ci va retourner pour se résoudre. La musique spectrale n’a pas d’a priori ou d’extériorité. A l’inverse, elle se forge dans le plan d’immanence du spectre sonore, qui se déploie récursivement en autoalimentant ses propres dérives. Ce qui est désormais donné à entendre est un processus : le propre processus de dérivation sonore, le processus de formation de l’œuvre elle-même, et non une diégèse destinée à sa résolution. G. Grisey écrit ainsi que « le concept de développement fait place à celui de processus [...] Le véritable matériau devient le chemin que se trace le compositeur dans l’arborescence des possibles provoqués par chaque [partiel], le matériau est alors sublimé au profit d’un pur devenir sonore 3 ». L’œuvre n’est plus un développement, voire une progression vers un but, mais un 1
GRISEY, G., Tempus ex machina, cité in : VON DER WEID, J.-N., La Musique du XXe siècle, Paris, Hachette, 1992, p. 315. 2 Ibid. 3 GRISEY, G., « La musique : le devenir des sons », op. cit., p. 297.
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processus de devenir-sonore, alors performatif de ses propres effets. D’ailleurs, selon Mille plateaux, la nouvelle musique synthétisée « rend audible le processus lui-même, la production de ce processus » (MP, 424) où le devenir-son est musique. Ainsi devrait-il en être pour la philosophie qui doit, comme le synthétiseur, « rendre mobile la pensée » (MP, 424), en faire une force et non plus une forme. Finalement, le dernier grand trait concerne une approche par seuils et consistance. En effet, rendre audible un processus de devenir musical réclame pourtant la prise en compte de la perception même de l’œuvre. La réponse technique qu’apporte G. Grisey est celle d’une conception liminale, référée aux seuils perceptifs psychoacoustiques. Il s’agit d’obtenir des zones stables « dont la durée fluctue autour d’une constante 1 » avec la recherche « d’un seuil minimal de transition entre un son et le suivant 2 ». Une telle approche liminale se retrouve à propos du concept dans Qu’est-ce que la philosophie ? Si la pensée conceptuelle réunit des composantes distinctes et hétérogènes, « quelque chose passe de l’une à l’autre » (QPh, 25), avec des zones où les composantes deviennent « indiscernables » (QPh, 25). Si ces zones, seuils ou devenirs « définissent la consistance intérieure du concept » (QPh, 25), c’est d’ailleurs par une métaphore acoustique, pour rappeler ici de précédentes citations, que G. Deleuze et F. Guattari précisent la consistance du concept. « Les concepts, écrivent-ils, sont des centres de vibrations [qui] n’ont que de la consistance ou des ordonnées intensives hors coordonnées » (QPh, 28), ils « entrent dans des rapports de résonance non discursive » (QPh, 28).
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Ibid., p. 296. Ibid.
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Du sublime à l’intensif Il reste pourtant possible de se demander si ces quelques « intersections » sont dues à la capacité de connexion des concepts deleuziens avec de nombreux courants musicaux différents, ou, à l’inverse, si l’esthétique musicale de la seconde moitié du XXe siècle rencontre un paradigme particulier qui est aussi celui de la pensée deleuzienne. Ce qui est posé n’est rien d’autre que le rapport entre la musique et la philosophie deleuzienne. Si un agencement peut être générique des précédentes « intersections », il s’agit du couple matériau-forces, opposé à toute conception hylémorphique. Comme il l’a été énoncé, ce couple, selon G. Deleuze et F. Guattari, se révélerait pleinement dans l’art moderne, par opposition au classique puis au romantique. Aussi cet agencement, avec la relation philosophie/musique qui s’y noue, peut-il être précisé par rapport à ce dont il hérite dans l’esthétique, à savoir l’a-formel du sublime kantien, déjà pointé à propos de l’exercice transcendantal. Il faut se rappeler que, pour E. Kant, le beau se donne dans le libre jeu qui intervient entre l’imagination (la perception) et l’entendement, entre les formes perçues et les formes conçues. En revanche, le sublime correspond à une démesure, à un informe, où les facultés de l’imagination et de l’entendement sont court-circuitées, où elles ne peuvent plus trouver une forme sur laquelle s’appuyer. On comprend ici l’intérêt que G. Deleuze a toujours porté au sublime, par exemple lorsqu’il le reprend à propos du cinéma en notant que « l’imagination subit [alors] un choc qui la pousse à sa limite, et force la pensée à penser le tout comme totalité intellectuelle qui dépasse l’imagination » (IM, 205). Aussi, dans sa Troisième leçon sur Kant 1, du 28 mars 1978, alors qu’on lui demande s’il est possible de « dire que la musique est l'art du sublime », G. Deleuze répond : « ça ne serait pas difficile ». Le philosophe reprend alors notamment la thèse d’A. Schopenhauer pour qui la musique n’est pas une médiation ou une représentation de la force énergétique du monde, la Volonté, mais la Volonté elle-même. Cette immédiateté serait ainsi le différenciant entre le beau, dont le jeu a toujours affaire à une médiation formelle, et le sublime, où l’œuvre est elle-même la 1
http://www.le-terrier.net/deleuze/17kant28-03-78.htm.
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force. Pourtant, G. Deleuze précise que le sublime marque l’art romantique. Dès lors, il faut saisir la différence entre le sublime aformel, propre au romantisme, et l’intensif « moderne » lié au couple matériau-forces. Cette différence permet en fait de saisir deux rapports distincts entre la musique et la philosophie. A suivre E. Kant, le sublime est un moment négatif, l’effroi d’un vertige absolu. C’est ainsi que le sujet va tenter de lui résister en convoquant comme seul recours non plus l’imagination et l’entendement, mais les synthèses de la raison pure. Un double mouvement est avancé : celui de l’effroi du sublime, celui de l’effort de la raison, faculté a priori, qui lui répond alors en sollicitant le propre de la pensée spéculative, conceptuelle et philosophique. On pourrait dire que le sublime révèle le vertige d’un vide que la philosophie pourra compenser en engageant un effort de synthèse, résolu ou non. Ce que l’art ouvre, met en béance, la philosophie lui résiste en le comblant. A la rigueur, la philosophie, avant le sublime romantique, pouvait prescrire la musique, car cette dernière était réifiée dans des formes prédéterminées, assignables sur le mode des injonctions platoniciennes. Avec le romantisme naissant, le sublime, en affranchissant l’art de toute forme imaginable ou concevable, a inscrit un vide à combler où pouvait s’engager la réflexion philosophique. Parmi les grandes thèses qui vont ensuite poursuivre ce principe, il devient possible de se référer, de nouveau, à M. Heidegger. Pour lui, l’œuvre fait surgir en un choc une « é-normité 1 » ─ tel est le sublime ─, mais dès que nous cherchons à l’arraisonner, celle-ci se retire. Toute la duplicité du Zwiefalt, se reconnaît ici. Une face cache toujours l’autre, manque toujours. Aussi est-ce dans cette faille du pli que viennent se loger et se déployer tant la pensée, que la philosophie la plus radicale alors appliquée à se pencher sur la disjonction et le manque qui fondent pourtant son langage. « Pli selon pli », toute l’opposition entre le Zwiefalt et le pli dit « baroque » auquel se réfère G. Deleuze se rappelle alors : être-aumonde, avec la négativité d’une finitude, ou être pour le monde. 1
HEIDEGGER, M., L’Origine de l’Œuvre d’Art, in : Chemins qui ne mènent nulle part, trad. W. Brokmeier, Paris, Gallimard, 1962, p. 74.
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Toutefois, ce pli « baroque » n’en a pas moins du sublime en lui, déjà parce qu’il est infini. De même, il est la présentation d’un processus de plissement où la lumière « glisse par une fente au milieu des ténèbres » (Pli 45), où la matière révèle en sa texture les flux qui la traversent. La sublimité que permet ce pli serait en quelque sorte le moment où le couple matière-forme révèle, sous l’effet de ses torsions et pliures, le couple matériau-forces. Pourtant, cette révélation ne saurait avoir la négativité du sublime romantique, indice d’un sujet en manque, impuissant et limité face au sentiment océanique qui le submerge. A l’inverse, pour rappeler la conception leibnizienne à laquelle se réfère G. Deleuze, l’être est déjà rempli de plis potentiellement infinis à plier, à déplier. Du même coup, le second moment du sublime, celui de la résistance au vertige par les synthèses de la raison, n’a plus lieu d’être. L’a priori, ici, n’est que l’a-formel, que le pli d’un « impensé dans la pensée finie, d’un non-moi dans le moi fini » (Pli, 118), avec les micro-vibrations qui vont le moduler, lui imprimer des faisceaux vers des consistances propres. La raison, comme forme transcendantale et a priori, laisse bien davantage la place à un acte de mise en consistance des intuitions, tendu à partir des lignes de fuite et des événements qui s’y singularisent. Cet acte n’a plus à compenser ou à combler le vide du sublime. Il ne fait que voyager avec et par lui. Telle est la philosophie « non plus comme jugement synthétique, mais comme synthétiseur de pensée, pour faire voyager la pensée, la rendre mobile, en faire une force du cosmos (de même, on fait voyager le son...) » (MP, 424). Tel est l’art, « instrument pour tracer des lignes de vie » (MP, 230). Un nouveau rapport : l’accompagnement Faire voyager la pensée rencontre cependant la difficulté, déjà exposée, du support que le philosophe utilise : le mot, à savoir un mot qui aura toujours sa part d’ordre, d’assignation et de stratification. Il faut alors déterritorialiser le mot, atteindre sous celui-ci le mot de passe, restituer le rôle d’un tenseur qui ramène au perpetuum mobile de la « case vide ». Ainsi retrouve-t-on l’objet problématique, le différenciant de la différence, la « case vide », bref l’instance d’un non-sens qui pourvoit de sens les séries verbales tout en leur échappant. Or ce vide, dépli d’un espace de 138
pensée, force de recherche « questionnante et problématisante », n’a plus à être comblé, mais tout au contraire à être accompagné. En reprenant une précédente citation, si la place vide ne peut être occupée ou remplie, elle « n’en est pas moins accompagnée » (ID, 266) par le sujet nomade. La relation est ici celle d’un accompagnement, et non d’un remplissage ou d’une résolution du vide. Sur ce point, on pourrait se demander si la musique n’agit pas précisément dans les séries des variations philosophiques de G. Deleuze au titre du tenseur problématisant de la « case vide ». Ceci, parce qu’elle est toujours à la pointe de déterritorialisation sonore de la langue, là où saillent les glossolalies, là où les phonèmes récupèrent leur force sonore, où se donne un non-sens verbal, à savoir un ineffable 1 excès de sens qui échappera toujours aux catégories lexicales. Ainsi la musique parcourt-elle l’œuvre deleuzienne, en s’y déplaçant toujours d’une place inassignable à une autre. La relation entre la philosophie deleuzienne et la musique peut se préciser alors. Elle ne s’articule plus sur un sublime sentiment océanique à qui il faut résister en le comblant ou en essayant de le résoudre. Elle devient celle d’un vide mobile et problématisant à accompagner. Pour rester fidèle aux trois étapes du plateau « De la ritournelle », on dira que la philosophie n’a plus ni à prescrire des valeurs aux formes des musiques sédimentées dans le moule du classicisme, ni à combler le vide a-formel du sublime romantique. Elle accompagne désormais les variétés des agencements et événements sonores, les intensités du couple matériau-forces, comme un autre chaoïde à qui elle répond, avec qui elle entrepréhende des vibrations en écho à ses variations problématiques tendues vers l’infini. Prescrire des formes, combler le vide ou accompagner des intensifications : peut-être retrouve-t-on ici dans une certaine mesure le visage de face du despote, injonctif, le visage de profil du prophète qui installe des points de
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Tel est cet « ineffable », chargé d’un surplus de sens et de signifiance qui dépasse ce que les mots peuvent saisir, que Vladimir Jankélévitch oppose à « l’indicible », vide et silence de la mort.
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subjectivation dans le trou laissé vacant par Dieu, et finalement la figure du diagramme ? Accompagner, résonner ensemble : c’est une relation « spectrale » et intensive entre la philosophie, la pensée et la musique qui semble se dessiner désormais. Toutefois, cette relation de co-accompagnement ne peut plus être sous la férule d’un Paidagogos accompagnateur-guide, en tant que celui-ci conduit vers un but, montre le bon chemin, l’unique voie royale, en excluant les autres et les « mauvaises solutions ». Il s’agit ici bien davantage d’un accompagnement aléatoire, au gré des événements qui s’entre-préhendent par connexions, devenirs croisés et différenciés, qui font avec les uns ou les autres et non comme, le tout sur un espace lisse et nomade, sur une surface sans ciel dominant, ni essence tellurique. Or l’art et la musique se prêtent alors à épouser, sous les séries de la langue, ce qui serait le différenciant transcendantal, le point problématique et bégayant, la « case vide », le pli du précurseur sombre d’où naissent tous les chemins. Du même coup, s’il s’agit dans cette perspective de poser les enjeux d’un « apprendre à penser », l’art ne peut que tenir un rôle de premier plan. L’Anti-pédagogue serait déjà un artiste, un saltimbanque, un musicien nomade à accompagner et lui-même accompagnateur sur des chemins en bifurcation constante qu’il ne cesse d’ouvrir. Sa seule synthèse est « disjonctive ».
11 Vers une synthèse disjonctive
Une nouvelle organisation de la maison La grande force de l’œuvre deleuzienne est certainement d’avoir donné une consistance à une philosophie de la multiplicité, opposée à toute réification dans une unité déterminée. G. Deleuze a en effet (dé)territorialisé le plateau d’une pensée de la surface, radicalement affranchie soit d’une essence profonde, soit d’un ciel transcendant. Si la solution renoue avec une conception intensive, faite de flux et de forces, de vibrations, de lignes de fuite agencées en rhizome et en nomadologie, on pourra aisément reconnaître son adéquation avec « la fin des grands récits », des grandes idéologies de surplomb qui, selon J.-F. Lyotard, caractériserait la « Postmodernité ». Parce qu’elle s’est dressée contre les images dogmatiques de la pensée, contre le sens commun des fausses évidences dont on sait les écueils sur le terrain de l’éducation, l’œuvre deleuzienne n’a pu qu’affirmer une nouvelle configuration. Celle-ci, en se soustrayant à toute unité molaire (Dieu, le Savoir, le Sujet à former), a déconstruit méthodiquement l’arborescence hiérarchisée où se 141
tiennent depuis toujours l’éducation instituée et le territoire du Paidagogos. Ainsi a-t-elle ouvert, ou du moins accompagné, la possibilité d’un monde-rhizome, monde de flux et non plus de formes stables, en lignes de fuite et en nomadologie, qui annonce l’espace de l’Anti-pédagogue. Cependant, cette émancipation à l’encontre de l’appareil étatique de transmission du savoir a été comme doublée par les grandes machines de guerre propres à l’époque contemporaine. Celle-ci, dans ses flux de la communication et de l’échange, semble bien avoir fait sienne l’image du rhizome, en le débarrassant des vieilles régulations propres aux appareils d’état. D’une certaine façon, la « libération » à l’encontre de ces derniers a aussi, dans le même mouvement, libéré les pires machines « néolibérales ». Force est de constater que la « rhizomatisation » d’un monde désormais accordé à « la com » ou aux réseaux financiers non seulement n’a pas pour autant levé les mécanismes d’aliénation, mais encore semble avoir rejeté les modèles issus de l’humanisme et des Lumières qui soustendaient nombre de projets éducatifs. Pour paraphraser une précédente citation sur la musique, on pourrait dire que l’aliénation est restée la maison, mais, ce qui a changé, c’est l’organisation de la maison. C’est aussi en ceci que la pensée deleuzienne s’avère très éclairante pour comprendre, de l’intérieur, la nouvelle organisation de la maison, à savoir une forte mutation de la société, de ses institutions et sujets qui, souvent, désempare l’école. En d’autres termes, il est possible d’avancer que les grandes unités, principalement héritées des Lumières, qui fondaient l’éducation moderne sont désormais mises à mal. Parce qu’elle vise l’hétérogène, la philosophie deleuzienne répond à cette déconstruction qui a été suivie ici sous l’angle de la proposition du personnage conceptuel de l’Anti-pédagogue, par opposition au Paidagogos traditionnel. Ainsi, pour récapituler de précédentes données, du côté de l’Anti-pédagogue, trouvera-t-on les forces, les lignes de fuite, le rhizome. Du côté du Paidagogos, on trouvera en revanche la forme, les stratifications, les arborescences. D’un côté, des intensités développées à partir d’un milieu, avec leur consistance propre, leur mobilité événementielle, aléatoire, infinie, contingente et non intentionnelle ; de l’autre, des objectifs définis et nécessaires de savoir et de subjectivation, modélisés sur les images particulières du sujet de l’éducation. D’un coté, des 142
machines nomades singulières, pré-individuelles ; de l’autre, un appareil étatique. D’un côté, un temps et un espace lisses, imprévisibles ; de l’autre, un temps et un espace striés, ordonnés. D’un côté, un diagramme a-signifiant, ouvrant des composantes de passage ; de l’autre des visages assignant des savoirs et énonçant des figures de sujets. D’un côté, la culture et ses paradoxes ; de l’autre, le savoir didactisé et la méthode. D’un côté, le processus de la tête chercheuse ; de l’autre, le résultat résolu attendu par le visage pédagogique. D’un côté, l’expérimentation ; de l’autre l’interprétation. D’un côté, l’être pour le monde, « faisant avec » ; de l’autre l’être-au-monde, contraint de « faire comme ». Finalement, d’un côté l’autogénération d’une force immanente déployée à partir d’intensités moléculaires ; de l’autre des modèles molaires de conformité organique, cognitive, langagière ou sociale. Pour continuer à paraphraser la terminologie deleuzienne, on pourrait dire que l’Anti-pédagogue se meut dans un « dividers » qui serait « schizo-éducatif », où il s’agit de concevoir le devenir de singularités selon un régime de l’hétérogénéité et de la multiplicité. Par contraste, le Paidagogos, qu’il soit de face ou de profil, agit selon un univers qui serait « parano-éducatif », appliqué à former des sujets selon un régime de signes fondé sur des unités tant pour les contenus, les objectifs, que pour les démarches et les dispositifs institutionnels. Clinique de la critique Après ce rappel du territoire du Paidagogos et de l’espace de l’Anti-pédagogue, il apparaît possible de souligner deux grands axes critiques qui peuvent être adressés aux thèses deleuziennes, du moins à leur application à l’éducation. Le premier consiste en fait à y voir une incompatibilité radicale avec toute idée ou tout projet de formation du sujet. En cela, le stoïcisme lève l’intentionnalité qui détermine le sens de l’action éducative, de sa conduite vers un but donné, postulé comme nécessaire. Outre la condamnation de l’hylémorphisme, le rejet de tout assujettissement à un « modèlesujet-d’énonciation » condamne la forme-sujet elle-même. Audelà, la substitution de la nécessité du passage kantien de l’état de minorité à l’état de majorité par un devenir déployé à partir de son propre milieu, contingent, non intentionnel, ne laisse pas intacte la 143
notion même d’humanisme dans l’idée du devenir-animal. L’unité propre du sujet humain, du sujet de la culture, telle qu’elle a souvent été envisagée comme le prix d’une maîtrise des passions ou des pulsions, semble alors affectée par les flux intensifs des forces hétérogènes du « schizo-sujet ». Un deuxième axe critique consiste à voir un glissement où la critique du monde capitaliste prononcée par la « schizo-analyse » aurait elle-même été capturée par le néolibéralisme propre à la « Postmodernité ». Dany-Robert Dufour, par exemple, observe que G. Deleuze « avait parfaitement compris à quel moment il se trouvait : celui du capitalisme et de la folie. Il s’est engagé, sans réserve, avec autant d’enthousiasme que d’aveuglement, dans l’exploration de ce nouveau monde, au point qu’il a parfois semblé devancer ce qui arrivait : fin du monde névrotique, généralisation du monde des machines, entrée dans une flexibilité généralisée (nomadisme)… 1 » Certes, la « schizo-analyse » de L’Anti-Œdipe a bien pointé le double mouvement du capitalisme : il produit de la schizophrénie, mais ne fonctionne « qu’à condition d’inhiber cette tendance […] ce qu’il décode d’une main, il l’axiomatise de l’autre » (AO, 292). On peut cependant se demander si, de fait, cette inhibition n’a pas été levée par le néo-libéralisme, si ce dernier n’a pas pris pour axiome le décodage le plus absolu, à savoir la libération jusqu’à l’hubris des machines productives et des flux « schizo-hétérogènes », à l’image même de la machine financière globalisée. Toutefois, la machine de guerre deleuzienne sait éviter les pièges molaires qui la menacent : sa protection consiste à rendre inapplicable toute critique à son encontre qui se fonderait sur un autre plan que le sien. Telle est bien l’objection, mentionnée préalablement, que formule G. Deleuze contre la critique, lorsqu’il observe que cette dernière sera toujours prononcée depuis un plan différent de celui de son objet. Ainsi, les critiques enracinées sur la méthode cartésienne, le criticisme kantien ou encore l’interprétation psychanalytique se trouvent en porte-à-faux lorsqu’elles portent sur une philosophie nomade qui s’attache 1
DUFOUR, D.-R., L’individu qui vient… après le libéralisme, Paris, Denoël, 2011, pp. 118-119.
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précisément à déconstruire de telles références. De telles critiques n’échappent pas au risque d’une aporie. Peut-on revenir à une unité, comme le sujet cartésien, kantien ou œdipien qui n’est plus, sans souscrire à une posture injonctive qui finit toujours par renverser la critique contre elle-même ? Par exemple, on pourra reconnaître ici les procès adressés à notre système scolaire d’aujourd’hui. D’une part, on trouvera la doxa d’un retour à une école-caserne confondue avec « l’autorité », et d’autre part la nécessité de revenir aux nobles conceptions des Lumières, avec le modèle d’un sujet-critique hérité de la Bildung. Mais force est de constater que ces critiques sont le plus souvent prononcées au nom de l’incapacité de l’école à pouvoir préparer les élèves au monde actuel, à savoir celui de la flexibilité « postmoderne », alors qu’elles se réfèrent à des modèles dont le contexte d’émergence ne coïncide pas avec ce dernier. On pourra d’ailleurs comprendre la surenchère des procédures d’évaluation en milieu scolaire, comme si celles-ci pouvaient compenser après coup des valeurs rendues indécidables par un découplage radical entre l’école et la société dite « postmoderne ». Tel est précisément ce que récuse la posture deleuzienne. En s’appliquant à réfuter les images dogmatiques de la pensée, elle prend dans ses rets toute tentative de critique qui ne souscrirait pas à son propre plan d’immanence. C’est en fait le statut même du discernement critique qui est alors concerné. Ce dernier, dans son acception traditionnelle, départage, distingue, délimite, territorialise selon une visée exclusive, en s’appliquant à éliminer les impossibilités du système sur lequel il porte. Ainsi, E. Kant a-til proposé sa critique de la raison pour la démarquer de la déraison, voire de la folie et du délire, notamment tels qu’ils pouvaient se manifester dans les textes d’Emmanuel Swedenborg. Il s’agit alors d’exclure le délire de la sphère spéculative, de différencier celle-ci de son dehors, de la folie. Or toute différente est la critique deleuzienne. Comme il l’a déjà été précisé, il n’est plus question de délimiter et de mettre à l’épreuve la forme d’un concept, mais de fondre celui-ci, sur le mode même d’une fonderie de canons, pour « en tirer de nouvelles armes ». La constante création par alliage relève de l’intégration, au profit de nouvelles consistances de forces, et non plus de la délimitation exclusive. Le différenciant est alors interne à la fusion, au lieu de constituer la bordure 145
extériorisante, voire refoulante, d’une limite donnée. Les enjeux posés pourront être ceux d’un refus radical de la critique deleuzienne qui, en réformant la logique exclusive de la délimitation propre à l’exercice critique, se soustrait à ce dernier. A contrario, tout exercice critique peut-il dénier la logique du plan d’immanence sur lequel il porte, sans courir le risque de sombrer lui-même dans une assignation dogmatique depuis un autre plan ? Si la question reste posée, elle renvoie au statut de la philosophie contemporaine, du moins celle liée à l’émergence de la « Postmodernité ». Cette philosophie, en revendiquant l’immanence de son épistémè, invite à repenser l’exercice même de la critique. En fait, deux conceptions peuvent s’affronter. Pour la première, il y aurait une sorte de permanence de la méthodologie critique qui serait ainsi applicable à un grand nombre de contextes. Pour la seconde, à l’inverse, la critique ne peut échapper aux mutations des pensées sur lesquelles elle porte, en en étant ellemême une partie intégrante. Ainsi, chaque nouveau plan, chaque nouvelle épistémè, chaque nouveau plateau ne peut-il que convoquer une nouvelle critique d’ordre immanent, et rendre inapplicable à son égard les outils critiques élaborés dans un autre contexte. C’est bien ici que la pensée deleuzienne se prête à tracer, dans le mouvement même du monde hétérogène et rhizomatique qu’elle annonce, la possibilité d’une critique immanente de et à celui-ci. L’histoire de la philosophie et de la philosophie critique se trouve alors concernée. Or contre l’histoire, G. Deleuze postule le devenir. Ceci ne signifie pas une négation du passé, comme en témoignent, par exemple, les références datées des chapitres de Mille Plateaux, ou les écrits sur d’« anciens » philosophes. Ceci ne signifie pas non plus le postulat d’une structure invariante, au-delà de toute historicité. Mais ceci signifie des passages par seuils de perception où ce qui n’était pas discernable dans un agencement donné le devient dans un autre, « indépendamment d’un ordre fixe ou d’une succession déterminée » (MP, 428). Dans ce sens, la critique intensive et intégrative que propose G. Deleuze peut revendiquer une déterritorialisation, où deviennent discernables (voire libérées) des forces moléculaires qui ne l’étaient pas dans les précédents agencements critiques, où « ce qui était enfoui ou recouvert, inféré, conclu, passe maintenant à la surface » (MP, 428). Ce qui passerait dès lors « à la surface » dans l’exercice 146
critique se donne à être cherché dans la synthèse des disparates, dans l’hétérogène, dans l’inclusion des multiplicités. On retrouve l’idée des disjonctions incluses, préalablement soulignée à propos du bégaiement au sein d’un système où naît la langue mineure. Mais c’est en fait à la notion kantienne de « synthèse disjonctive » que se réfère G. Deleuze. Une synthèse nomade : la disjonction Cette synthèse disjonctive ne saurait pourtant signifier un retour au kantisme et à la raison pure, instance par excellence de la synthèse. Dans son cours vincennois du 20 mai 1980, G. Deleuze reprend d’ailleurs l’opposition de G. W. Leibniz, penseur du moléculaire et de l’analyse, et d’E. Kant, penseur de la raison et de la synthèse, tout en donnant sa faveur aux conceptions du premier. Pour citer la formule deleuzienne : « Leibniz c’est l’analyse infinie, Kant c’est la grande synthèse de la finitude 1 ». On comprend, avec cette finitude qui annonce l’être-au-monde, la condamnation deleuzienne de la raison kantienne. Transcendantale, celle-ci est placée a priori comme condition du sujet, tout en se posant au titre d’un objectif à atteindre. C’est précisément là qu’il faut reconnaître l’une des grandes valeurs de l’éducation, excédant d’ailleurs en large part la seule pensée des Lumières : former un être de raison. Mais l’éducation à la raison présuppose ce qu’elle vise, les synthèses de la raison étant elles-mêmes déterminées par un a priori fondateur qui n’est autre que la raison elle-même. C’est ainsi que, souligne G. Deleuze, E. Kant « nous fait un Dieu dans le dos 2 ». Pourtant, le philosophe conclut ses propos de façon sibylline : « supposons, dit-il, qu’aujourd’hui on soit à l’âge du synthétiseur... C’est encore autre chose 3 ». Faudrait-il chercher alors une nouvelle faculté de la synthèse, n’obéissant plus à une raison transcendantale et à son a priori, mais à la machine synthétiseur ? Cette idée se retrouve dans Mille plateaux. « Le synthétiseur, avec son opération de consistance, écrivent G. Deleuze et F. Guattari, a pris la place du jugement synthétique a 1
Ibid. http://www.webdeleuze.com/php/texte.php?cle=129&groupe=Leibniz&langue 3 Ibid. 2
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priori : la synthèse y est du moléculaire et du cosmique, du matériau et de la force » (MP, 424). Pour revenir sur un passage déjà cité, la philosophie n’est plus alors conçue « comme jugement synthétique, mais comme synthétiseur de pensée, pour faire voyager la pensée, la rendre mobile, en faire une force du cosmos » (MP, 424). Aussi est-ce une telle synthèse, « moléculaire et cosmique » qui rejoint la synthèse disjonctive, telle que l’entend G. Deleuze. Dans sa Logique du sens, le philosophe rappelle les trois sortes de synthèse : « les conexa, les conjuncta, les disjuncta » (LS, 204). Il s’agit de la « synthèse connectique (si…, alors) qui porte sur la construction d’une seule série ; [de] la synthèse conjonctive (et), comme procédé de construction des séries convergentes, [de] la synthèse disjonctive (ou bien) qui répartit les séries divergentes » (LS, 203-204). Pourtant, la dernière synthèse doit être distinguée du procédé d’analyse. Ce dernier a un « usage négatif, limitatif ou exclusif de la disjonction » (LS, 204). En revanche, loin d’impliquer la négativité d’une exclusion, la synthèse disjonctive porte sur une divergence qui, selon G. Deleuze, est « affirmée de sorte que le ou bien devient lui-même affirmation pure » (LS, 204). Ainsi conçue, cette synthèse disjonctive est intégrative, non des convergences, mais des divergences hétérogènes. Elle ne se solde plus par la négation d’une voie au détriment d’une autre, effet d’un « ou bien » contre un autre. Mais elle signifie l’affirmation de plusieurs voies, la positivité paradoxale d’un « ou bien » maintenu avec un autre « ou bien », sans cause sous-tendant une exclusion à venir et sans effet sélectionné, sans la menace de l’unicité obligée d’un « bon choix ». « Au lieu qu’un certain nombre de prédicats soient exclus d’une chose […] chaque ‘‘chose’’ s’ouvre à l’infini des prédicats par lesquels elle passe, en même temps qu’elle perd son centre, c’est-à-dire son identité comme concept ou comme moi. A l’exclusion des prédicats se substitue la communication des événements » (LS, 204). De la sorte, les disjuncta sont non seulement inséparables des deux autres synthèses, les conexa, les conjuncta, mais encore semblent les emporter au lieu de se dialectiser avec elles. Par exemple, à propos du sens des mots ésotériques, G. Deleuze précise que la synthèse disjonctive introduit partout ses ramifications, si bien que la conjonction coordonne « des séries divergentes, hétérogènes et disparates, et 148
que, dans le détail, la connexion [contracte] déjà une multitude de séries divergentes dans l’apparence successive d’une seule » (LS, 205). Dès lors « tout se fait par résonance des disparates, point de vue sur le point de vue, déplacement de la perspective, et non par identité des contraires » (LS, 205). Or le procédé de cette « disjonction synthétique affirmative » (LS, 204) consiste « dans l’érection d’une instance paradoxale, point aléatoire à deux faces impaires, qui parcourt les séries divergentes comme divergentes et les fait résonner par leur distance, dans leur distance » (LS, 204). On aura reconnu ici le différenciateur de la différence, le sombre précurseur paradoxal, la « case vide », le pli et, partant, aussi ce qui a été précédemment identifié comme une instance privilégiée de l’art. Cette synthèse disjonctive, mue à partir d’un « point aléatoire », suspend toute solution, comme par exemple pourrait l’être dans la téléologie hégélienne un retour à l’unité d’un moi réconcilié avec lui-même, avec Dieu ou l’Absolu. Dans le même mouvement, elle congédie toute posture exclusive. En effet, l’exclusivité se construit sur la solution visée, en éliminant ce qui ne la satisfait pas. L’« illusion de la solution », du terme final, prend toujours le risque de retourner à une image dogmatique de la pensée, fermée sur un modèle donné. Si le stoïcisme deleuzien ouvre ainsi la voie à une levée de tout objectif nécessaire et orienté sur une solution déterminée, la synthèse disjonctive répond alors à cet écueil, dans le sens où elle évite la négativité de l’exclusion. Elle pose la disjonction comme une affirmation paradoxale où il ne s’agit pas de choisir une voie contre une autre, mais de se laisser emporter par leur bifurcation, de porter attention à la problématique de la friction entre deux pôles : partir du milieu, du différenciant, du tiers entre tout système binaire. Il est certain que l’argument pourra être entendu sur le mode d’une sorte de tour de passe-passe sophiste qui, tout en excluant tout choix unique, exclut la négativité de son exclusion. Mais il est aussi certain que cette synthèse disjonctive, telle que l’interprète G. Deleuze, n’en sied pas moins aux enjeux que rencontre la société « postmoderne ». Parce qu’elle n’est pas exclusive, parce qu’elle n’est pas non plus inféodée à un grand récit donné qui l’enserre d’emblée dans un schéma interprétatif, elle ouvre la voie 149
à une nouvelle posture critique qui reste en phase avec le plan d’immanence de son objet. Dans ce sens, si la philosophie deleuzienne a déconstruit les récits et théories de la Modernité, si on peut lui reprocher d’avoir à ce titre donné une assise théorique au rhizome « postmoderne » en cherchant à en libérer les flux, elle en inaugure aussi, dans le même mouvement, la possibilité d’une critique, mais non kantienne, non interprétative, « de l’intérieur », depuis son propre plan. Certes, la critique n’est plus alors un « métadiscours », précisément parce qu’elle s’applique à un espace de « surface » qui a évacué tout « métarécit », tout « métadiscours ». A l’inverse, elle ne peut se donner que de façon intégrative, prise dans la seule immanence du plan sur lequel elle porte et d’où elle se construit. Cette possibilité évite ainsi les apories ou dérives injonctives d’une critique qui porterait sur un autre plan que le sien, ou qui se déciderait depuis le Ciel ou les profondeurs terrestres. C’est en ce sens que cette possibilité ne peut aussi que concerner la pensée et la réflexion sur l’éducation en régime « postmoderne ». Avec la synthèse disjonctive, ce qui est à penser n’est rien d’autre que le franchissement de toute option binaire qui implique une résolution au bénéfice d’un pôle, en excluant l’autre. Il s’agit bien davantage de porter l’accent sur le milieu, là où s’opèrent les pré-individuations, où une voie se différencie d’une autre, où, à l’image du tragique nietzschéen, les partenaires antagonistes révèlent leurs identités respectives en se différenciant au travers de leur obscur et éternel combat. Dans ce sens, la synthèse disjonctive, noyau de la critique intégrative, ne revient pas à évacuer le parano contre le schizo, le strié contre le lisse, l’appareil d’Etat contre la machine nomade, le mot d’ordre contre le mot de passe. Elle consiste plutôt à voir déjà en quoi à chaque fois au moins deux agencements, et non plus un seul, sont possibles, en quoi ils se différencient et frayent leurs pré-individualités respectives à partir d’un tenseur problématique, au milieu. Du même coup, ce principe peut être appliqué aux personnages du Paidagogos et de l’Anti-pédagogue. L’émergence du second, son « événement », signifie dès lors moins l’exclusion du premier que la recherche de ce qui le différencie des agencements de celui-ci. Cette approche ne se solde pas par le rejet ou l’exclusion de ce qu’elle déconstruit, à savoir ici le monde sélectif du Paidagogos, 150
mais par son repositionnement dans une machine inclusive, faite de transversalités hétérogènes et contradictoires où pourraient aussi circuler les flux de l’Anti-pédagogue alors révélés à la surface. Soit on estimera que cette synthèse disjonctive, ainsi conçue, ne fait que le jeu de l’Anti-pédagogue en plaçant sous son joug une critique inclusive-intégrative qui ne saurait en aucun cas être celle du plan unitaire et exclusif du Paidagogos. Soit au contraire, on verra dans l’inclusion des disjonctions ce qui peut s’affranchir des réifications dogmatiques : partir du milieu, expérimenter des directions contraires, paradoxales, des intensifications entre le chemin ponctuel du Paidagogos et le nomadisme linéaire de l’Antipédagogue, entre-préhender des transversalités, des tensions et des sensations, y vivre une esthétique. Bien évidemment, entre ces deux choix, entre ces deux « soit » par principe exclusifs, on serait tenté d’en rajouter un troisième qui les réunirait : « ou bien et ou bien », soit et soit. Cette troisième solution serait cependant indécidable, car elle retournerait sur la synthèse disjonctive propre au deuxième choix. C’est ici que cette dernière, telle que la conçoit G. Deleuze, révèle son piège. Celui-ci consiste à faire une classe, à savoir une catégorie de la pensée ou de la critique sous le paradigme général de la « synthèse disjonctive ». Mais cette classe, en étant intégrative, ne peut que s’opposer à l’idée même de classe dont le procès taxinomique se fonde sur des sélections, des délimitations et des exclusions d’éléments. On aurait alors une curieuse classe, qui serait la classe d’une non-classe, ou une classe qui serait membre d’elle-même en n’étant pas membre d’elle-même. Pour reprendre la terminologie des Principia mathematica d’A. N. Whitehead et de Bertrand Russell, auxquels G. Deleuze fut attentif, « ce qui comprend ‘‘tous’’ les éléments d’une collection ne doit pas être un élément de la collection 1 ». Cette critique par synthèse disjonctive positive, par disjonctions incluses, par bifurcations intégratives se comprendra, dès l’antinomie même des termes qui la nomment, au titre soit d’un sophisme, soit du paradoxe problématique par excellence qui sollicite et ouvre la pensée, ou encore des deux. En 1
Nous renvoyons ici à : WATZLAWICK, P., HELMICK BEAVIN, J., DON D. JACKSON, Une logique de la communication, trad. J. Morche, Paris, Seuil, 1972, pp.191-192.
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fait, son noyau paradoxal ne peut relever de la logique catégorielle dont il dénonce ainsi la faille. Il ouvre autre chose qui s’apparente plus à une esthétique, à une « a-logique » de la sensation alors réhabilitée au sein même de la logique du sens. A part la folie, l’idiotie ou l’erreur de la pensée que l’école ne supporte pas et s’empresse de corriger, le seul domaine qui puisse accepter l’oxymore, tout en se gardant de tenter de le résoudre, est celui de l’art. Il n’en est pas moins vrai qu’une telle synthèse disjonctive affirmative ou inclusive répond particulièrement aux crises cognitives et à la révision des catégories fondamentales des formes de pensée que semble désormais imposer l’épistémè de l’hétérogénéité des flux « postmodernes ». C’est là où il faut suivre G. Deleuze, que ce soit de façon disjonctive ou inclusive.
Ligne de fuite a-conclusive : apprendre à penser et penser l’apprendre
La pensée deleuzienne affirme une posture où il est possible de poser autrement les questions sur l’éducation. Elle ne porte pas sur la réponse ou la solution, mais prend en compte le pli du paradoxe, en s’attachant aux conditions d’émergence du problématique et de la pensée. Elle part du milieu, en suivant depuis celui-ci des voies différentes, au lieu d’aller d’une question à sa solution, et en pédagogie d’une question à l’illusion de sa solution, qu’elle soit pratique ou théorique. C’est bien cette (dé)orientation rhizomatique de la pensée, et non plus une orientation ponctuelle, qui est alors à l’œuvre. La métaphore du synthétiseur musical des années soixante-dix, avec des multiples ramifications, branchements, connexions permutables à partir d’un générateur/modulateur de sons se comprend désormais. Au-delà de la musique, l’image est celle d’une machine nomade opposée à l’appareil hiérarchisé et arborescent de l’Etat, au grand triangle jésuite, avec son DieuSavoir au sommet, qui a fondé les institutions éducatives et dont le Paidagogos n’a jamais pu se défaire. Or cet appareil, de nos jours, ne peut que se découpler d’un monde où les réseaux horizontaux 153
ont pris la place des dispositifs verticaux de transmission du savoir, où l’unité même du sujet à former n’a plus de référence, laminée par l’injonction du « be yourself » consumériste qui rend impossible tout projet de transformation du sujet, donc toute éducation. Pourtant, c’est aussi alors que se rappelle au plus haut point un impératif éducatif, peut-être le plus fondamental, et que ne cesse de souligner G. Deleuze : apprendre à penser. Certes, cette thématique semblera aussi ancienne que l’éducation, voire indissociable de celle-ci. Mais ce qui a changé, c’est l’organisation de la « maison-apprendre/penser ». Celle-ci s’est décloisonnée, en perdant ses étages hiérarchisés et ses fondations profondes pour s’étendre à la surface. L’exercice de la pensée fonctionne désormais avec et sur l’hétérogène, sans pouvoir prendre appui sur les grandes formes symboliques qui étaient assurées par des récits qui ne sont plus. En ceci, la machine deleuzienne ouvre des lignes porteuses pour saisir ce nouveau fonctionnement. C’est en effet à un exercice radical, un problème sans résolution formelle pour problématiser encore plus, qu’invite le philosophe. En interrogeant déjà ce que veut dire penser, sa contribution pourra être entendue doublement au regard de l’éducation. Elle annonce tant ce que pourrait être une éducation favorisant un apprentissage de la pensée, que ce qui pourrait être une pensée sur l’éducation à notre époque contemporaine. Or, pour ces deux cas, le paradoxe de l’empirisme transcendantal répond en définissant un même cadre problématique : celui de la recherche d’une articulation « transcendantale » dans un contexte régi par l’hétérogène qui ne peut que congédier toute transcendance des cieux ou des profondeurs. Pour le premier cas, les thèses deleuziennes s’offrent à une contradiction. Celle-ci concerne l’objection qui peut être adressée à la théorie d’une immanence de la pensée « pour le monde » dont l’expérience mettrait entre parenthèses les conditions de l’être-aumonde, en rejetant ainsi les formes pré-établies ou toute unité au profit d’une « schizo-analyse ». La question de la libération des flux et des forces de pensée ne semble en effet guère pouvoir faire l’impasse sur la nécessité de formes de pensée préalables, précisément pour les transgresser, les fondre vers de nouveaux concepts, pour tracer des lignes de fuite créatrices. Pourtant, qu’il s’agisse de renouer avec des formes préalables, de partir de celles154
ci, ou de postuler un retour aux forces vives de micro-vibrations immanentes appelées à trouver une consistance conceptuelle, encore faut-il chercher la condition même du dépli de la pensée, de la différenciation des percepts, affects et concepts. Pour le second cas, l’avènement de flux hétérogènes et d’un monde en rhizome ne peut qu’affecter les anciennes unités qui sous-tendaient les formes et institutions éducatives. Du même coup, la réflexion sur l’éducation actuelle semble ne plus pouvoir s’appuyer sur des modèles unitaires de référence (le Sujet-citoyen, le Sujet du Cogito…), sur des « grands récits » interprétatifs qui « sur-codaient » l’action éducative, et que la « Postmodernité », tout comme l’idée du plan d’immanence, ont liquidés. Se pose alors la question de ce qui reste à la pensée sur l’éducation pour que celle-ci ne se dilue pas dans un empirisme infini, sans pour autant revenir à un modèle injonctif, ou du moins appliqué à décalquer son herméneutique d’après des grands modèles externes. Là aussi, cette condition se reconnaît immédiatement dans la capacité de différenciation, dans ce qui provoque des séries et des lignes d’analyse des faits éducatifs. Finalement, à chaque fois, qu’il s’agisse d’apprendre à penser ou de penser l’apprendre et l’éducation, le différenciant fondamental ─ si l’on préfère le sombre précurseur, le pli, « l’objet=x », la « case vide » ─ réapparaît au centre. C’est ici qu’une nouvelle articulation transcendantale, au sein du régime de l’hétérogène, se donne à être considérée pour l’éducation. Or cette articulation du différenciateur transcendantal, comme il l’a été souligné, trouve un tenseur très privilégié dans l’art, dans les lignes de fuite que tracent les œuvres. S’il faut repérer un espace éducatif à l’heure « postmoderne » qui, tout en étant gagné par le régime de l’hétérogène, souscrirait à la perspective d’un « apprendre à penser », l’exemple de l’art et de l’éducation artistique ne peut ainsi qu’y tenir un rôle de premier plan. D’ailleurs, l’expérience philosophique, chez G. Deleuze, ne se donne-t-elle pas, elle aussi, sur un mode sensible, appliqué aux perceptions moléculaires de la surface et de ses micro-intensités ? Ou encore n’est-elle pas un agencement dramatique de personnages conceptuels, selon un procès qui se veut celui d’une création ? Pourtant, cette perspective ne saurait ici être celle d’un 155
retour à l’unicité d’un fondement artistique voulu universel. Elle ne signifie pas plus une « vérité » normée, que le professeur d’art enseignerait à propos de telle ou telle œuvre, et à partir de laquelle il évaluerait ses élèves. Elle doit bien davantage restituer l’art en tant que lieu d’une force de questionnement sans réponse, en tant que « précurseur sombre ». C’est ici que l’expérience esthétique se donne déjà comme une expérience ressentie de la pensée et, corrélativement, de l’apprendre à penser. Ceci, dès que surgit le « point aléatoire », l’autre ineffable, « é-norme » et pourtant présent dont témoigne toute œuvre d’art. La configuration est celle d’une pédagogie de l’incertitude, du questionnement, du problématique, que le professeur peut aussi alimenter lui-même par ses propres questionnements, sur le mode du « avec » et non plus du « comme » à reproduire. Il s’agit d’accompagner le problématique, au lieu de chercher à le résoudre ou à le combler, de penser par et avec celui-ci en traçant toujours plus loin des lignes dans l’inconnu. Une telle configuration se prête à rencontrer, par exemple, la notion de « didactique critique » ou de « didactique du fluide » que présente Bernard-André Gaillot 1 à propos des arts plastiques. « Aborder la didactique [des arts plastiques] sur le mode critique, écrit celui-ci, c’est intégrer le paramètre de l’aporie. Affirmer, c’est s’exposer à détruire 2 ». Ainsi faut-il « mettre au jour et faire jouer les paradoxes qui sous-tendent toute séquence scolaire, comme moyen de trouver une intelligibilité de la relation qui s’établit au fil des instants dans le vécu unique d’une situation d’expression 3 ». La situation envisagée par cet auteur est celle d’un espace « de mise en réseau de ‘‘données’’(de l’ordre du visible, et/ou de l’ordre du dicible) dont la simple juxtaposition [...] s’offrirait à être organisée par chacun des individus-élèves dans un continuum de signification singulier, sorte d’appropriation cursive qui, sans se mettre nécessairement en mots, organiserait la perception en une configuration qui contribuerait à constituer l’expérience de chacun 4 ». C’est ainsi que cette expérience, à l’image du jugement 1 GAILLOT, B.-A., Arts plastiques. Eléments d’une didactique critique, Paris, P.U.F., 1997. 2 Ibid, p. 227, souligné par l’auteur. 3 Ibid., p. 228. 4 Ibid., p. 273.
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réfléchissant kantien, se donne comme une expérience non seulement individuelle, mais aussi valable pour toutes les individualités qui peuvent ainsi s’entre-préhender, à l’infini, dans des intensifications de la pensée, des lignes de fuite, des plis et déplis. En serait-il de même pour penser l’éducation ? Il s’agit toujours de rechercher le Tiers mobile, le pli différenciant, le vide problématique entre les séries et les propositions, qui les génère tout en leur échappant sans cesse. Penser l’éducation revient alors à se confronter à une donnée non pensable, non sémiotisable, telle l’ombre dont parle la conclusion de Qu’est-ce que la philosophie ? G. Deleuze et F. Guattari y évoquent en effet une « pensée nonpensante » (QPh, 206), ombre de ce qui est à venir, qui gît dans la philosophie, l’art et la science. « C’est là, précisent-ils, que les concepts, les sensations, les fonctions deviennent indécidables, en même temps que la philosophie, l’art et la science, indiscernables, comme s’ils partageaient la même ombre, qui s’étend à travers leur nature différente et ne cesse de les accompagner » (QPh, 206, souligné par nous). Cette ombre d’un non pensable qui se donne à être pensé, sans pouvoir l’être totalement, pourra se reconnaître dans l’implicite de toute action éducative, dans la complexité opaque qui se noue au travers des relations d’entre-préhension entre les acteurs, dans les démarches de l’apprendre. Une telle opacité, par exemple, est ce qui se soustrait à la certitude feinte des méthodes, au mirage des situations clairement résolues ou gérées, à l’artificialité des évaluations incapables de dire si ce qu’elles évaluent a été réellement acquis. Elle est le tenseur problématique qui fera sans cesse bégayer les prescriptions éducatives. Bien évidemment, cette zone opaque, sorte de milieu de vibrations préindividuelles, de surface hétérogène où se tisse la vie éducative en elle-même avant tout déploiement de la rationalisation pédagogique, ne saurait être le propre de l’époque contemporaine. En revanche, ce qui semble nouveau n’est rien d’autre que le rapport qu’entretient avec elle la réflexion sur l’éducation. L’injonction idéalisante qui lui a été adressée dès les origines (dénier cette opacité pour assigner le sens de l’éducation, le modèle « politique » du sujet à former) a probablement laissé la place ensuite, avec l’essor des sciences humaines, à une recherche visant 157
à la combler, du moins à la résoudre en partie ou à la réduire (les mécanismes de l’apprendre ou de l’enseigner). Dans ces deux cas, le travail interprétatif est à l’œuvre, pour recouvrir le vide opaque par la prescription d’une forme-sujet déterminée, puis pour le combler par l’herméneutique propre aux sciences humaines (du mythe d’Œdipe aux images de la pensée neuro-scientifique). Or ce qu’ouvre la pensée deleuzienne n’est rien d’autre qu’une nouvelle relation, déjà avancée à propos du rapport entre la philosophie et l’art : ni prescrire, ni combler le vide sublime, mais l’accompagner ou, pour paraphraser la précédente citation, se faire sans cesse accompagner par l’ombre. A l’inverse du travail du guide ou du prophète, l’accompagnement ne signifie pas l’intentionnalité d’un but déterminé, mais une mobilité constamment réagencée au gré des errances. Pourtant, l’accompagnement reste collé à son ombre, sans la dénier, sans la voiler en y projetant des interprétations externes, mais en expérimentant des chemins à tracer ou à explorer avec elle. Ainsi remet-il au coeur de la réflexion sur l’éducation, là également, l’incertitude. Non pour la résoudre, mais plutôt pour voir en elle une nouvelle possibilité de la pensée : une pensée désormais contrainte de s’affranchir des modèles molaires qui guidaient jusqu’à présent l’interprétation et l’action éducatives. C’est peut-être alors que peuvent s’intensifier au mieux les signes problématiques de l’éducation en régime « postmoderne ». Telle est aussi la condition pour que la réflexion sur l’action éducative ne devienne pas une prescription, focalisée sur la solution évaluable tout en se coupant dans le même mouvement de toute possibilité de réflexion. Par rapport à ce qui pourrait être un choix exclusif entre le Paidagogos et l’Anti-pédagogue, entre l’interprétation selon un modèle transcendant et l’expérimentation immanente, entre les visages et le diagramme, par rapport à ce qui, de façon plus générale, procède par une opposition binaire à résoudre, où l’on reconnaît finalement nombre de débats éducatifs, la synthèse disjonctive deleuzienne ouvre une tout autre voie. Cette voie est déjà celle où la réflexion sur l’éducation à l’heure « postmoderne » semble désormais forcée de dramatiser ses personnages conceptuels dans l’espace lisse et moléculaire d’un plan gagné par l’hétérogène, par les branchements multiples et les connexions 158
infinies d’un « synthétiseur » qui se substitue de plus en plus aux appareils étatisés de formation et de transmission des savoirs. Mais loin de scander un impossible retour aux deux visages du Paidagogos, ou de s’abandonner de façon exclusive aux diagrammes de l’Anti-pédagogue, cette voie invite aussi à se pencher sur leur différenciateur transcendantal, au milieu, en renouant alors avec l’ombre ou la zone opaque, avec l’espace d’intensités et de sensations qui a toujours résisté aux réflexions sur l’éducation, aux modèles et aux méthodes pédagogiques. Renouer avec ce point aveugle, pour l’accompagner, pour voyager avec, et non le dénier ou le combler. Tel pourrait être, à lire G. Deleuze, le devenir d’une philosophie de l’éducation « postmoderne ».
REFERENCES ET ABREVIATIONS AO Capitalisme et Schizophrénie, t. 1 : L’Anti-Œdipe, avec F. Guattari, Paris, Les Editions de Minuit, 1973. CC Critique et Clinique, Paris, Les Editions de Minuit, 1993. D Dialogues, avec C. Parnet, Paris, Champs, 1996. DR Différence et répétition, Paris, P.U.F., 1996. ES Empirisme et subjectivité, Paris, P.U.F., 1953. FB-LS Francis Bacon. Logique de la sensation, Paris, Seuil, 2002. ID L’Ile déserte et autres textes. Textes et entretiens 1953-1974. Edition préparée par David Lapoujade, Paris, Les Editions de Minuit, 2002. IM Cinéma 1. L’Image-mouvement, Paris, Les Editions de Minuit, 1983. K La philosophie critique de Kant, Paris, P.U.F., 1963. Kplm Kafka. Pour une littérature mineure, avec F. Guattari, Paris, Les Editions de Minuit, 1975. LS
Logique du sens, Paris, Les Éditions de Minuit, 1969.
MP Capitalisme et Schizophrénie, t. 2 : Mille Plateaux, avec F. Guattari, Paris, Les Editions de Minuit, 1980. NPh Nietzsche et la philosophie, Paris, P.U.F., 1962. P Pourparlers, Paris, Les Éditions de Minuit, 1990. 161
Pli Le Pli. Leibniz et le baroque, Paris, Les Editions de Minuit, 1988. QPh Qu’est-ce que la philosophie ?, avec F. Guattari, Paris, Les Éditions de Minuit, 1991.
* Les passages cités en italiques suivent le système typographique des textes de référence.
TABLE DES MATIERES Avant-propos
9
Introduction
15
1. Tenseur liminaire : « l’empirisme transcendantal » L’empirisme, entre nuages et profondeurs telluriques Le transcendantal Au-delà de la forme
21 21 26 27
2. Vers l’informel La forme à l’école Les forces deleuziennes
31 31 34
3. Les visages du Paidagogos Conduire et transmettre Signes et visages Le despote et le prophète Le diagramme
41 41 42 44 48
4. Apprendre et penser Apprendre Penser et l’image de la pensée
53 53 58
5. Concept, événement, personnage conceptuel Le concept L’événement Le personnage conceptuel Dramatisation : le professeur public et le penseur privé
63 63 68 74 75
6. Les machines de guerre Machines et nomades Science nomade et science royale Du pathétique en philosophie Nomos nomade et logos étatique
79 79 82 84 87
163
7. Devenir Au-delà de la série et de la structure Devenir-Anomal Involution contre évolution Oubli de la mémoire et fin de l’histoire En deçà de la répétition Trois cibles : le Chronos, la mimesis, le sujet
91 91 93 96 98 100 101
8. Corps sans Organes et mots de passe Le Corps sans Organes Mots d’ordre et mots de passe Bégayer entre critique et clinique
107 107 111 115
9. Deux figures du différenciant de la différence « Case vide » et « objet=x » Plis et déplis
119 119 123
10. Un tenseur esthétique et musical Quelques intersections Du sublime à l’intensif Un nouveau rapport : l’accompagnement
129 130 136 138
11. Vers une synthèse disjonctive Une nouvelle organisation de la maison Clinique de la critique Une synthèse nomade : la disjonction
141 141 143 147
Ligne de fuite a-conclusive : apprendre à penser et penser l’apprendre
153
Références et abréviations
161
L'HARMATTAN, ITALIA Via Degli Artisti 15; 10124 Torino L'HARMATTAN HONGRIE Könyvesbolt ; Kossuth L. u. 14-16 1053 Budapest ESPACE L'HARMATTAN KINSHASA Faculté des Sciences sociales, politiques et administratives BP243, KIN XI Université de Kinshasa
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Deleuze et l’anti-pédagogue Vers une esthétique de l’éducation La pensée de Gilles Deleuze, à laquelle il faut associer celle de Félix Guattari, est riche de nombreuses interrogations qui fournissent des clefs de lecture des changements liés à l’époque contemporaine. De tels changements affectent massivement tant les institutions éducatives, que nombre de critères d’analyse de l’éducation. En s’appuyant sur la proposition d’un « personnage conceptuel », ici nommé « l’Anti-pédagogue » en référence à « l’Anti-Œdipe », cet ouvrage propose de suivre la critique radicale que les théories deleuziennes se prêtent à adresser à de nombreux fondements de l’éducation (la forme et la formation, le Paidagogos, le Sujet, le savoir…). En résulte une conception « intensive », où l’esthétique tient un rôle privilégié et où se définit une nouvelle posture tant pour apprendre à penser, que pour penser l’apprendre.
Maître de conférences habilité à diriger des recherches à l’université de Paris-VIII Saint-Denis, docteur en sciences de l’éducation, Gilles Boudinet est l’auteur de travaux sur l’éducation artistique et musicale, l’esthétique et les médiations culturelles.
ISBN : 978-2-336-00195-1
17 €