Afin de comprendre pourquoi les principes "deleuziens" considérés hier comme exemplaires sont aujourd'hui
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French Pages 242 [235] Year 2003
Table of contents :
SOMMAIRE
INTRODUCTION
NOTES DU CHAPITRE 7
Deleuze et la question de la démocratie
Collection Ouverture philosophique dirigée par Dominique Chateau et Bruno Péquignot Une collection d'ouvrages qui se propose d'accueillir des travaux originaux sans exclusive d'écoles ou de thématiques. Il s'agit de favoriser la confrontation de recherches et des réflexions qu'elles soient le fait de philosophes "professionnels" ou non. On n'y confondra donc pas la philosophie avec une discipline académique; elle est réputée être le fait de tous ceux qu'habite la passion de penser, qu'ils soient professeurs de philosophie, spécialistes des sciences humaines, sociales ou naturelles, ou... polisseurs de verres de lunettes astronomiques.
Dernières parutions Gérard NAMER, Le contretemps démocratique, 2002. Arnaud DEW ALQUE, Heidegger et la question de la chose, 2002. Howard HAIR, Pourquoi l'éthique ?La voie du bonheur selon Aristote, 2003. Pascal DAVID et Bernard MABILLE (sous la dir.), Une pensée singulière Hommage à Jean-François Marquet, 2003. Vanessa ROUSSEAU, L'Alimentation et la dijférentiation des sexes, 2003. Zoran JANKOVIC, Au-delà du signe: Gadamer et Derrida. Le dépassement herméneutique et déconstructiviste du Dasein ?, 2003. Salomon OFMAN, Pensée et rationnel, 2003. Robert FOREST, Critique de la raison linguistique, 2003. Dominique MASSONAUD, Courbet scandale, Mythe de la rupture et modernité, 2003. Essam SAFTY, La Psyché humaine, 2003. Jean BARDY, Regard sur« l'évolution créatrice », 2003. Pierre Taminiaux, « Surmodernités : entre rêve et techni'Jue », 2003. Andrée CATRYSSE, Les Grecs et la vieillesse, d'Homère à Epicure, 2003. Régine KAMINSKI, Genèse du logique dans la Phénoménologie transcendantale de Husserl, 2003. Thomas PAINE, Le siècle de la raison, 2003. Romain LAUFER, Armand Hatchuel (coordonné par), Le libéralisme: l'innovation et la question des limites, 2003. Philippe RIVIALE, Proudhon, la justice contre le souverain, 2003. Christophe LAUDOU, L'esprit des systèmes, 2003. Ivan BROISSON, Nietzsche et la vie plurielle, 2003.
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Mahamadé
SA V ADOGO,
Philosophie
et histoire, 2003.
Roland ERNOULD, Quatre approches de la magie, 2003.
Philippe MEN GUE
Deleuze et la question de la démocratie
L'Harmattan 5-7, rue de l'École-Polytecbnique 75005 Paris
FRANCE
L'Harmattan
Hongrie
Hargitau. 3 1026
Budapest
HONGRIE
L'Harmattan ltalla Via Bava, 37 10214 Torino
ITAUE
@L'Harmattan, 2003 ISBN: 2-7475-4332-3
Philippe Mengue a déjà publié: -L'Ordre sadien, Kimé, 1994.
-
Gilles Deleuze
ou le système
du multiple,
Kimé,
1996.
AVERTISSEMENT
Les œuvres de Gilles Deleuze sont indiquées par les sigles suivants: L 'An ti-Œdipe, Minuit, 1972 Critique et clinique, PUP, 1993 Dialogues, Flammarion, 1977 Foucault, Minuit, 1986 Logique du sens, Minuit, 1969 Mille plateaux, Minuit, 1980 Nietzsche et la philosophie, PUP, 1962 Pourparlers, Minuit, 1990 Qu'est-ce que la philosophie? Minuit, 1991
=AŒ = C & CI = Dial =F =LS =MP =N &Ph =PP = QQPh
Le sigle ŒPhC, t. (suivi d'un chiffre romain) renvoie aux différents tomes des œuvres philosophiques complètes de Nietzsche aux éditions Gallimard.
SOMMAIRE AVERTISSEMENT
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INTRODUCTION
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Chapitre 1. Histoire, devenir et guérilla ~1 : La philosophie comme création intempestive de nouveauté ~2 : Comment penser l'intempestif? ~ 3 : Distinction entre le devenir et l'histoire ~4: La Bataille ~ 5 : Une œuvre postmoderne
21 22 24 26 28 31
Chapitre 2. Le penseur comme guerrier ~ 1 : La nouvelle image de la pensée ~ 2 : Nouage de la pensée et de la politique deleuziennes ~ 3 : La dévalorisation de la démocratie
37 37 40 .4
Chapitre 3. Plan doxique et démocratie ~ 1 : Le manquement de principe du politique ~2 : Rhizome et opinions ~ 3 : Le plan doxique 9 4 : La politique et le non-philosophique
.4 .4 .4 52 55
Chapitre 4. L'ontologie du social 9 1 :Un tout à vitesse variable ~ 2 :Un tout multiplement fissuré ~ 3 :Conséquences politiques ~ 4 :Deleuze et le libéralisme 95 :L'opposition à Durkheim ~ 6 :Molaire et moléculaire ~ 7 :La valorisation des lignes de fuite ~ 8 :Bergson et la ligne de vie créatrice
59 60 61 64 67 70 72 74 76
Chapitre S. Marxisme et théorie des flux ~ 1 :Une Création dissolutive ~2: Une politique du nomadisme ~3 :L'option pour la démocratie possible et refusée ~4 : Le marxisme de Deleuze et celui de l'École de
Francfort
81 83 86 88
... ...
90
Chapitre 6. La critique politique de la démocratie ~ 1 :L'argument de la nouveauté ~2 :Les différents strates de I'argumentation ~ 3 :La critique marxiste de la démocratie ~4 :Le problème du jugement de valeur sur la démocratie
99 99 101 104
...
Chapitre 7. Capitalisme et critique économique de la Démocratie ~ 1 :La critique fascinée du capitalisme ~2 :Le capitalisme et sa limite interne ~ 3 :Capitalisme et antiproduction ~4 :Capitalisme et répression ~ 5 :Réflexions et problèmes: la loi de la valeur ~6 :Réflexions et problèmes: la répression ~7 :Le problème de l'affinité ~7 : Le cadre intellectuel de l'après-Mai face à la postmodernité ~ 9 : Obsolescence de l'opposition du Capitalisme et du communisme Chapitre 8 Éthique et micropolitique ~ 1 : Du politique ~2 : A nouveau: Kronos et Aiôn ~3 :De l'ambiguïté de la révolution ~4 : De la dignité ~ 5 : Du désir de révolution ~6 : La prison ~ 7 : Le groupe information prison ~ 8: L'éthique antifasciste ~ 9 : La pensée politique et le problème de la subversion
107 111 111 115 118 120 122 125 125 127 131 135 ...135 137 140 146 147 150 152 157 159
~ 10 : Le
totalitarisme et le primat des flux de déterritorialisation
165
Chapitre 9. L'Éthique de la résistance ~ 3 : L'intolérable ~4 : Le cas Bartleby ~ 5 : Neque detestari, neque ridere, sed intelligere
171 174 180 184
Conclusion: Pour une pensée postmoderne
191
~ 1 : La pensée
postmoderne et l'insatisfaction
du
politique ~ 2 : La micropolitique comme désir de l'Autre ~ 3 : La démocratie et le vide du désir ~4 : Vérité et mobilisme des flux
192 195 198 201
INTRODUCTION
Ce que jadis, l'on appelait « l'esprit du temps» - et qui a toujours tendance à se croire impérissable - a bien changé depuis l'époque où, en 1972, Gilles Deleuze publiait, avec succès, le bréviaire de la contestation d'alors que fut L'AntiŒdipe. Non seulement la philosophie de Gilles Deleuze aura joué un rôle déterminant dans cette transformation (car sa pensée n'a cessé d'évoluer depuis son essai magistral sur Nietzsche, puis même après L'Anti-Œdipe, comme on le verra), mais la réception de son œuvre, son impact sur le temps présent, n'est plus du tout le même. Les formules péremptoires, par lesquelles il en appelait à la subversion, sont accueillies avec une certaine nostalgie, et, pour tout dire, avec un sourire de scepticisme, une touche d'incrédulité, qui, au moment de son plus grand succès, au plan international dans les milieux intellectuels, américains en particulier, font en quelque sorte apparaître cette philosophie tout d'un coup comme prisonnière en grande partie de son passé. An' en pas douter quelque chose s'est produit, qui fait que nous ne pouvons plus faire nôtre aussi directement, avec peut-être autant de naïveté - ou si l'on préfère, en la prenant au pied de la lettre - les principes de la philosophie deleuzienne. Quelque chose, dirait-on, s'est définitivement cassé. Dans ce que nous prenions pour un présent continu, une fracture s'est produite, faisant surgir soudain sous l'immense aile du passé tout un pan de la philosophie deleuzienne. Cet essai s'est assigné de repérer, préciser les bords de cette cassure, d'en dégager les limites et, surtout, de tenter d'en comprendre les causes et les enjeux. A prendre les choses avec un peu de recul, il me semble, que dans le rapport de la philosophie de Gilles Deleuze avec le temps présent, à la fois posthistorique et postmoderne, il est important de souligner les quelques points suivants:
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DELEUZE
ET LA QUESTION
DE LA DÉMOCRATIE
10 Premièrement, la pensée deleuzienne est pour nous exemplaire. Elle reflète ou exprime la dualité qui habite le monde contemporain, partagé entre la nostalgie de la « Révolution» et la déception incompressible qu'ont engendrée toutes celles qui l'ont voulu incarner (brune, conservatrice, rouge, progressiste, verte, islamiste) dans l'histoire. Par rapport à ce trait constitutif, essentiel de notre présent, et qui nous fait en rabattre au plan du désir de révolution, la pensée deleuzienne occupe une position double, ambivalente, un pied situé dans la modernité finissante et l'avant-garde révolutionnaire, un autre dans la postmodernité qui vient et qui a fait son deuil de la Révolution. Au début, dans les premières œuvres le « passage à la politique », comme il dira plus tard, n'est pas encore fait, contrairement à L 'Anti-Œdipe qui, en 1972, se réclame explicitement de la révolution anti-capitaliste. Mais les idées de Deleuze sur les moyens et les objectifs de cette « Révolution », restent indéterminées, assez floues, au point qu'on ne sait même si, déjà, on ne doit pas s'en remettre plutôt à un harcèlement permanent du capitalisme et des pouvoirs, l'idée d'une subversion totale et irréversible, semblant repoussée dans un avenir indéterminé. Puis, au fil de l' œuvre, et des changements politiques et sociaux, retrouvant un élément d'inspiration stoïcien qui était au centre de la pensée de Logique du sens, Deleuze en vient à théoriser explicitement l'abandon de la révolution et à revendiquer (avec la distinction capitale histoire/devenir) une dualité du temps qui nous affranchit du poids de l'Histoire et de la créance à la Révolution, aux profits des devenirs et des événements. La rupture avec la modernité historiciste est définitivement accomplie et l'ouverture à une autre pensée du temps, postmoderne, est mise en place. D'où l'intérêt capital de cette œuvre pour nous aujourd'hui. 20 Secondement, il m'a semblé, dans cette réflexion sur la philosophie deleuzienne que je mène depuis longtemps déW, que la question de son rapport à la démocratie constituait le point focal à partir duquel venaient se réfléchir les difficultés théoriques et pratiques de sa pensée. La critique qu'il dressait contre elle, conjointement à la critique du capitalisme, paraissait, en effet, devenir en grande partie caduque et avoir désormais perdu son mordant, et, dirai-je, ce à quoi il tient le plus, son intempestivité. La pointe acérée du deleuzisme, sa
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INTRODUCTION
colère contre l'époque, comme il aime à diré, se trouvait émoussée, peut-être même brisée, pour le moins, mal ajustée au monde qui se met en place. Qu'est-ce qui peut expliquer ce changement et qui, par contrecoup, en vient affecter la pertinence même de la philosophie deleuzienne, du moins à son niveau le plus littéral et le plus couramment reçu? Le plus urgent et le plus important, pour le philosophe qui veut, comme le déclare Deleuze après Nietzsche, « nuire à la bêtise »3 et être « la mauvaise conscience de son temps »4,est-il toujours (s'il le fut un jour) de se battre contre la démocratie libérale et la part de capitalisme qui lui est nécessairement liée? Oui, le philosophe s'est toujours d'une certaine façon battu « contre les puissances établies ». Mais, d'abord, lesquelles? La démocratie est-elle « établie », au sens où Deleuze l'entend, elle qui est l'exercice d'une expérimentation ouverte et soumise en permanence au débat public? Et le capitalisme qui ne peut subsister sans révolutionner en permanence ses forces et rapports de productionS, est-il bien, lui aussi, une puissance « établie»? Ou bien, tout au contraire, une puissance de déterritorialisation sans précédent, débordant et contournant par surprise tout ce qui est stable ainsi que les projets des révolutionnaires professionnels les plus aguerris? Ensuite, la guerre ou la guérilla contre l'ordre établi, si elle constitue effectivement un des aspects possibles de la dimension critique et inaliénable de la philosophie, est-ce bien là ce que la philosophie a d'essentiel, de plus propre? Qu'attend-on de la philosophie? Attend-on encore quelque chose d'elle? Et, si oui, est-ce bien, en priorité et fondamentalement, de se battre « contre », de livrer «une guerre, sans bataille, une guérilla »6, comme le veut si expressément Deleuze ? Voilà des questions qui m'ont semblé à leur tour assez intempestives, à l'égard de l'état contemporain de la culture intellectuelle, pour que je les fasse miennes. Ou bien, pour être plus modeste, elles représentent les questions que, dans ma lecture admirative de cette œuvre, je n'ai pu, de moins en moins, taire, et qui, pour cette raison, sont à I'horizon de cette lecture. * *
*
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DELEUZE
ET LA QUESTION
DE LA DÉMOCRATIE
Par ce qui précède, nous sommes à même de pressentir que la « micropolitique » (c'est la dénomination que Deleuze donne lui-même à sa théorie politique) dans sa relation à la démocratie, rencontre tout à la fois sa ligne de plus grande fragilité et d'échec, en même temps qu'elle accuse son irrémédiable enfermement dans la modernité. Plus précisément, l'exacerbation de cette dernière en même temps que son exténuation dans l'ultramodernisme. Deleuze donc, le dernier des modernes et le premier des postmodernes. D'où, et la grandeur du penseur du mineur et sa faiblesse. Car, il y a un lien indissociable qui est en train de se nouer entre cette transformation de notre rapport au temps (qu'est la postmodernité) et le « retour» de la démocratie, et des droits de l'homme, au plan politique et juridique, en même temps que l'autonomisation de l'éthique. C'est une vue bien piètre et superficielle qui réduit la postmodernité à un éclectisme, à un simple « revivalisme » et au retour à tout ce qui a été cru. Cette réduction est l'idée réactive, vengeresse de ceux qui ne peuvent se consoler de la perte du schème historiciste, révolutionnaire, propre à la modernité. La résurgence des valeurs démocratiques n'est pas due à un repli crispé, conservateur, réformiste, à un rabattement, faute de mieux, sur ce qui avait tant bien que mal résisté au flot des révolutions et à leurs échecs retentissants. Il nous faut au contraire comprendre positivement le lien ferme, fécond, qui noue l'abandon de l'histoire et de la révolution à la réévaluation et au renouvellement de la démocratie et des droits fondamentaux. La question de la démocratie et du droit devient si centrale qu'elle explique les impasses de la philosophie deleuzienne. Celles-ci ont leur source dans le contresens que Deleuze commet à l'égard de la démocratie. Ce refus, qu'on dirait obstiné, et sa méconnaissance qui paraît entêtée à l'égard du réel politique, va profondément altérer le pathos de la philosophie deleuzienne, comme on le verra, et se remarque en particulier dans le passage de la figure de l'intellectuel «spécifique» à celle de l'intellectuel « résistant ». C'est qu'on ne peut se défaire du paradoxe central de toute la philosophie politique deleuzienne: comment une philosophie du multiple peut-elle s'arc-bouter contre la démocratie qui est pluraliste par excellence? C'est à comprendre, et ce paradoxe, et ses conséquences dans la philosophie deleuzienne qu'est consacré
INTRODUCTION
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principalement notre essai, en tant que cette intelligence constitue un éclairage extrêmement fécond pour la saisie positive de la postmodernité. Examen donc des rapports complexes, difficiles et difficultueux que le deleuzisme entretient avec la démocratie, comme clé d'accès à la postmodernité. Si Deleuze nous offre des outils très féconds pour nous émanciper du poids du passé, et nous encourager à commettre le matricide envers l'Histoire, matrice de la modernité, il ne nous détourne d'elle que pour nous lancer dans des devenirs, certes anhistoriques, mais coupés à terme de toute effectuation sociale et politique possible. C'est que Deleuze, par son retrait méprisan~ à l'égard de la démocratie, ne peut prétendre jouer un rôle politique important dans la postmodernité. D'où l'effacement de son influence politique, et la disparition des luttes impulsées dans son sillage, et celui de Foucault. Deleuze n'a pas su voir combien tout ce qu'il écrivait relevait d'une éthique (non moraliste, non kantienne, réellement postmodeme) et non d'une politique, même « micro ». Son tort fut de croire qu'il était encore dans le politique, alors qu'il avait fui déjà vers les nouvelles terres d'une éthique autonome et émancipée du juridico-politique et de la révolution. C'est à l'ouverture et à la redécouverte de cette dernière qu'il aura grandement contribué (avec Foucault, d'où leur importance extrême). De plus, il aurait joué un rôle certainement plus éminent, dans cette refondation de l'éthique, que celui qui fut le sien à la fin de sa vie quand il en a été réduit à réinventer les vertus de la « résistance », si, sous l'influence de Mai 68 et de Félix Guattari, il n'était soudain devenu anti-Iacanien, anti-freudien. Autrement dit, ce n'est que par une lecture critique et ouverte que cette pensée pourra délivrer sa fécondité dans notre recherche du sens de la postmodemité actuelle. Si trop de choses essentielles doivent, aujourd'hui, nous séparer de la pensée de Deleuze, dont principalement la nonreconnaissance du pluralisme des ordres, ou de rationalités irréductibles (comme il apparaîtra, par exemple, dans la rupture entre le juridico-politique et l'éthique), pourquoi lui prêter tant d'attention? Inutilité, c'est vrai, on ne le dira jamais assez, des livres qui sont seulement contre. Seulement, la critique de la pensée deleuzienne que nous entreprenons, s'inscrit dans un
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DELEUZE
ET LA QUESTION
DE LA DÉMOCRATIE
contexte qui n'est pas dépourvu de repères théoriques, et dont le principal est celui, positif, de postmoderne, en tant que ce terme connote une manière de penser appuyée sur l'idée d'ordres et de rationalités incommensurables, sur une nouvelle pensée du temps, et sur une réévaluation de la démocratie. C'est donc en proposant de nouveaux concepts que nous relisons l' œuvre deleuzienne7. Nous nous conformons donc au grand principe critique éminemment deleuzien qui veut que: «la critique implique de nouveaux concepts (de la chose critiquée) autant que la création la plus positive »8. Nous pressentons donc une nouvelle forme de pensée, de sentir et d'agir, qui trouve principalement sa source dans le reflux de I 'histoire. Mais par la postmodernité qui est ainsi laissée à découvert, nous entendons une situation d'être et de culture éminemment positive, et non ce que l'on tente de déprécier sous les termes de revivalisme, d'éclectisme, de mixage des temps et des cultures, de la bigarrure des styles, etc. Car ce retrait est en même temps indissociable d'une pensée de I'hétérogénéité irréductible des fins et des domaines de pensées et d'activités (soit le pluralisme des ordres hétérogènes). En regard de ce pluralisme constitutif de la postmodernité, ce qui se délivre alors, c'est une autonomie radicale de l'éthique qui lui donne une importance telle que c'est en sa sphère que se joue aujourd'hui, pour parler comme Hegel, le plus substantiel de notre civilisation, notre essentialité même. L'objectif de notre travail se dessine plus concrètement. A travers une réflexion sur l'œuvre de Gilles Deleuze, prise comme témoin et symptôme, cet essai critique voudrait donc jeter un début d'éclaircissement sur le sens de la postmodernité qui s'installe. C'est dans cette perspective que la philosophie deleuzienne (à condition d'être relue et re-élaborée) nous a semblé offrir une richesse incomparable pour prendre pied dans ce qu'a d'affirmatif ce temps, et pouvoir, enfin, recueillir la positivité de notre présent (que tant de penseurs s'ingénient à rapetisser et mépriser). L'intérêt pour l'œuvre de Deleuze s'explique par sa position dans le remaniement de la culture et de la pensée qui se fait présentement. Elle est une des dernières modernes, portant jusqu'à sa pointe extrême les exigences de la modernité (avancée, avant-gardiste), en même temps qu'elle est une des premières à la neutraliser et à proposer des ouvertures
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INTRODUCTION
fécondes pour une éthique postmoderne (qu'elle ne repère pas comme telle, et détermine toujours à tort comme politique). Notre travail se devra en conséquence de restituer non seulement l'importance et la grandeur de sa pensée pour le temps présent, mais aussi ses faiblesses, voire même ses impasses quand il s'agit, comme nous le voulons, de saisir notre temps dans sa ferme vitalité. '" '"
'"
Le dialogue critique avec la pensée qui aura, avec Foucault, le plus marqué l'ultra-modernité, nous semble donc d'une incontournable nécessité pour mieux nous comprendre nousmêmes dans notre rapport postmoderne à l'histoire, à son sens, à la subversion du mineur et à la démocratie. Je propose donc une lecture décalée de l'œuvre de Deleuze qui l'interroge d'un horizon de problèmes qui ne furent directement pas les siens. Mais en mettant cette pensée à l'épreuve de questions qui me semblent les plus centrales pour notre temps, je pense pouvoir à la fois mettre en évidence ce qui peut dans la doctrine deleuzienne nous être d'un immense secours pour penser le monde, en même temps que faire jaillir, corrélativement, les changements fondamentaux qui ouvrent la postmodernité à la compréhension positive d'elle-même. On comprend donc pourquoi notre travail n'a pas pour objectif une « réfutation» des idées politiques deleuzienne, mais une tentative de compréhension, à travers les impasses et difficultés qui sont celles de sa théorie, de ce qui à nouveau oriente notre monde et donne un sens positif à notre présent. D'où le recours à une double méthode de lecture: interne pour en saisir la logique propre, et externe pour en évaluer la pertinence à l'égard du monde qui est le nôtre. Il faut faire un effort pour rompre avec la fascination que ces textes et ces idées ont produit et produisent encore, pour, à la fois, les ressaisir dans les principes philosophiques qui les gouvernent et dégager les problèmes, les difficultés qu'ils suscitent pour un lecteur non déjà tout entier acquis à la cause du deleuzisme9. N'oublions cependant pas que Gilles Deleuze faisait de la philosophie, avec Bergson, avant tout l'art
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DELEUZE
ET LA QUESTION
DE LA DÉMOCRATIE
d'inventer des problèmes et créer des concepts. Notre lecture, en tentant de prendre la mesure de sa philosophie d'une manière problématique et articulée, resterait donc à sa manière puissamment fidèle à l'inspiration profonde de sa pensée. De plus, les difficultés ou contradictions que je crois devoir soulever - au risque d'apparaître «médiocre» aux yeux de ceux pour qui la soumission révérencieuse tient lieu de probité et d'authenticité - ne sont pas là pour bloquer la pensée deleuzienne et l' annulerlO; mais, tout au contraire, pour l'ouvrir et la prolonger plus loin, la sortir de ce qui me semble être présentement un enlisement et une impasse politique. La lecture, d'inspiration, disons plutôt libérale, aussi bien postrévolutionnaire que post-marxiste, que je propose, et qui se situe donc dans une distance problématisante à l'œuvre de Deleuze, devrait nous fournir quelques principes positifs importants d'une pensée postmoderne enfin débarrassée des obsessions de la modernité historiciste.
Chapitre 1 Histoire, devenir et guérilla
« Il n
y
a de grand et de révolutionnaire
que le mineur»
(Gilles Deleuze, Kafka, p. 48) Voici bientôt trente ans, Michel Foucault prédisait: «un jour le siècle sera deleuzien »1. Il serait temps, aujourd'hui, que nous avons franchi l'an 2000, de vérifier cette prédiction et de mesurer l'importance ou la grandeur de l'œuvre de Gilles Deleuze pour notre époque. Est-il devenu, devient-il quelque chose, ce siècle? Est-ce bien « deleuzien » qu'il devient? et enfin, surtout, qu'est-ce qu'« être deleuzien»? Peut-on ramasser vigoureusement dans une dénomination ce qui serait l'apport propre de Deleuze? La question de sa spécificité, Deleuze se la pose à lui-même - nécessairement puisque la philosophie, même soumise à l'immanence radicale, ne peut pas ne pas se réfléchir. Et que dit-il alors de son œuvre propre? Qu'il tente de créer une nouvelle logique, irréductible à la logique formelle, à la logique néo-positiviste et au calcul des propositions (Philosophie analytique), tout comme à la dialectique idéaliste (platonicienne) et historique (Hegel, Marx). Cette nouvelle logique produit un nouveau concept de la différence comme multiplicité. La philosophie de Deleuze s'auto-réfléchit comme « théorie des multiplicités >? Mais comme ces multiplicités sont aussi dans la pensée et que, d'autre part, « logique» veut dire ce qui concerne la pensée, on comprend que ce que Deleuze n'aura jamais cessé de faire depuis le début de son œuvre c'est de renouveler, créer, une autre «image de la pensée », de ce qu'est
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DELEUZE
ET LA QUESTION
DE LA DÉMOCRATIE
penser. Logique des multiplicités et renouvellement de la pensée sont donc indissociables:
de l'image
« car je crois que, outre les multiplicités, le plus important pour moi a été l'image de ta pensée telle que j'ai essayé de l'analyser dans Différence et répétition, puis dans Proust, et partout »3.
Cette philosophie, définie comme logique de l'immanence et du multiple visant principalement à renouveler ce qu'est l'image de la pensée, constitue-t-elle bien une rupture de fond de toutes les grandes orientations de l'époque? Que serait pour l'époque le réellement nouveau? Nous allons montrer que le plus important de cette philosophie, à côté du pluralisme et de la théorie des multiplicités, réside, à nos yeux, dans une philosophie du devenir qui rompt avec toute philosophie de I'histoire, comme histoire du sens et du progrès.
~1 : La philosophie comme création intempestive de nouveauté La force vive, la grandeur d'une œuvre, se mesure d'abord, selon Deleuze, à son autonomie puis à sa puissance d'innovation, à sa force de création, c'est-à-dire d'autocréation: « La force d'une philosophie se mesure aux concepts qu'elle crée, ou dont elle renouvelle le sens, et qui imposent un nouveau découpage aux choses et aux actions »4. D'où s'ensuit la définition deleuzienne de la philosophie comme création de concepts: «créer des concepts toujours nouveaux, c'est l'objet de la philosophie ».5 C'est que: « les concepts ne nous attendent pas tout faits, comme des corps célestes [...] Ils doivent être inventés, fabriqués ou plutôt créés, et ne seraient rien sans ta signature de ceux qui les créent [...] Platon disait qu'il fallait contempler les Idées, mais il avait fallu d'abord qu'il crée te concept d'Idée »6 Le grand principe qui forme donc l'axe de la définition deleuzienne de la philosophie est l'idée de création. Ce concept renvoie à l'idée d'originalité et de nouveauté. Deux remarques7. 10 Mettre au pôle prédominant la création implique en retour un abandon de la définition traditionnelle (métaphysique) de la philosophie depuis Platon comme recherche de la vérité. La
HISTOIRE,
DEVENIR
ET GUÉRILLA
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vérité est secondarisée au profit du remarquable, de l'intéressant: «[...] la pensée comme telle produit quelque chose d'intéressant, quand elle accède au mouvementinfini qui la libère du vrai, comme paradigme supposé et reconquiert une puissance immanente de création »8.
2 0 Le problème, auquel nous allons nous attacher prioritairement et dans lequel réside toute l'ambiguïté, et peutêtre le sort de la philosophie de Deleuze, est: comment juger de ce qui est intéressant, remarquable? Le nouveau ne l'étant qu'en rapport avec ce qui est établi, institutionnalisé ou reçu à un moment donné, l'époque est donc en jeu. En l'absence de référence à des valeurs transcendantes, le nouveau pour être intéressant suppose un milieu, une époque pour qui ce nouveau possède de l'intérêt, importe, vaut. La question se pose alors de savoir ce qui nous importe vraiment, aujourd 'hui. La connaissance de l'importance, ou non, de la philosophie de Deleuze, de sa grandeur, implique donc, même implicitement une connaissance de nous-mêmes quant à notre être essentiel. Qu'est-ce qui importe à ce monde, à cette époque-ci pour que nous puissions juger intéressante (ou importante pour nous) l'œuvre de Deleuze? Une «ontologie historique» de nousmêmes, comme l'appelle Foucault, est donc requise. D'un côté, en tant que la philosophie intéresse l'époque, elle est en continuité avec elle. Les concepts introduits doivent répondre en partie à ses attentes, à ses exigences pour pouvoir être jugés intéressants, remarquables, importants pour ce siècle, cette époque. Voici la suite du passage du Spinoza qui définissait la force d'une philosophie: « Il aITive que ces concepts [les concepts créés] soient appelés par le temps, chargés d'un sens collectif conforme aux exigences d'une époque, et soient découverts, crées ou recrées par plusieurs auteurs à la fois »9.
Mais, d'un autre côté, cette continuité ne peut suffire, et suppose une discontinuité puisque la création implique une innovation (imprévisible). La question est de savoir ce qui est impliqué au juste par cette discontinuité, et sur quoi elle porte. Deleuze, en effet, et sans jamais le justifier, comme si cela allait de soi, ajoute un postulat supplémentaire: la philosophie en tant
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DELEUZE
ET LA QUESTION
DE LA DÉMOCRATIE
qu'elle est créatrice doit aussi entrer en rupture avec l'époque. On fait comme s'il était évident que nous sommes prisonniers d'un axiome du genre: si une philosophie était en simple continuité avec les exigences de l'époque, sa fonction se réduirait à la seule utilité sociale, à un rapport de pure « commande» idéologique. En quoi résiderait alors son aspect réellement créatif? Qui dit création, dit donc, pour Deleuze, opposition, rupture critique et la philosophie est nécessairement critique du temps présent, du monde actuel'O,autrement dit, elle est « inactuelle », « intempestive» (unzeitgemass) comme le voulait Nietzsche: « agir contre le temps, donc sur le temps, et espérons-le, au bénéfice d'un temps à venir »". Qu'est-ce donc qui est créatif dans la création? Par une suite de glissements qui tendent à rendre incontestable une définition de la philosophie comme intempestive - et qui est en réalité un postulat de départ, une auto-proclamation - on aboutit à poser: l'intempestif. Il est la puissance créatrice au cœur de la création.
~ 2:
Comment penser l'intempestif?
Toute cette conception a été recueillie à la plus pure source nietzschéenne. Il faut nous pencher sur ce qui donne à cette idée de création sa force, soit l'idée d'intempestif, et là, avec ce concept, il semble bien que nous aboutissions à une impasse: comment l'intempestif pourrait-il être possible puisqu'il doit être à la fois historique et non historique? D'un côté, pour Deleuze comme pour Nietzsche, la philosophie est engagée au cœur du temps présent. Mais, en rapport essentiel avec le temps, la philosophie ne peut pourtant être entièrement historique, être un simple produit ou un résultat de l'histoire, de ses lois ou sa nécessité. Elle ne peut donc se satisfaire d'une compréhension d'elle-même qu'elle obtiendrait (après-coup) par la saisie de la nécessité qui a gouverné son apparition et son déroulement historique comme le veut, par exemple Hegel. Pourquoi? Parce que dans ces conditions la force critique ou d'opposition serait inintelligible. Cette dernière, en effet, suppose une autre dimension que celle de l'histoire. Il n'est pas possible d'être contre son temps sans, d'une manière ou d'une autre, en sortir
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ou s'en extraire. Si tout est plongé dans le devenir historique, la philosophie, comme le reste, est « fille de son temps », et on ne voit pas comment le philosophe pourrait monter sur ses propres épaules pour dominer son époque, ou du moins trouver un point d'appui pour agir contre elle. Un minimum de transcendance semble donc requis, le recours à une forme d'éternité indispensable. Mais, d'un autre côté, pour Deleuze comme pour Nietzsche, la philosophie est exclusive de toute forme de transcendance. La revendication d'une immanence intégrale est consubstantielle à la philosophie deleuzienne12. Deleuze s'est toujours opposé catégoriquement au recours aux deux formes d'éternité susceptible de trouer le temps, la réminiscence platonicienne et l'a priori kantien. Retraduite par Deleuze, la tâche moderne de la philosophie s'énonce dans le mot d'ordre - venu tout droit de Nietzsche - «renverser le platonisme »13. Selon l'ascendant nietzschéen, le platonisme n'est en effet rien d'autre que la métaphysique elle-même, et il (elle) se définit par la dualité du sensible et de l'intelligible, et par la valorisation du dernier au détriment du premier. Par ce «renversement» Deleuze annonce au moins deux choses: 10 que la philosophie est moderne quand elle est anti-métaphysique ; 20.quand son principe réside dans celui d'immanence totale, radicale, soit dans le refus de toute transcendance, de toute dimension verticale de la pensée au profit de la seule horizontalité d'un plan d'existence continu de vie, de pensée qu'il appellera, plus tard, «plan d'immanence» (ou de « consistance », etc.)14. Mais comment s'opère cette conjuration de l'emprise platonicienne? En recourant au concept de plan d'immanence et au concept de multiplicité (rhizomes, devenirs, lignes, etc.)15. Quel rapport entre le champ d'immanence et le multiple? «Ce sont les multiplicités qui peuplent le champ d'immanence... »16(et les concepts sont de telles multiplicités dans le plan d'immanence de la pensée). Il s'ensuit que la philosophie n'est ni une contemplation (théoria) d'objets éternels (Idées), ni une réflexion (transcendantale) dégageant les structures intemporelles de la connaissance et de l'action. Comme l'éternité ou ses équivalents nous sont interdits par le principe d'immanence, et que le temps historique ne peut tout régir, où la critique du monde présent puisera-t-elle sa force? Il nous
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faudrait une détermination susceptible d'opposer l'intempestif à la fois au temps et à l'éternité. Mais où trouver cette force? Pour le moins, une nouvelle ontologie est donc requise, susceptible de faire jouer entre la dualité temps/éternité, une instance qui, n'étant ni l'un ni l'autre mais participant des deux, creuse l'écart, fasse la différence.
~3
: Distinction
entre le devenir
et l'histoire
Quelles sont les conséquences de cette caractérisation de la pensée philosophique, en tant qu'elle implique la distinction pensée/culture (ou communication) et celle de devenirlhistoire ? 10 Deleuze ré-élabore le concept d'intempestif, issu de Nietzsche, en le faisant co-varier dans la distinction devenirlhistoire. Nietzsche avait établit, toujours dans la Deuxième Intempestive, que I'homme moderne est consumé par un excès de savoir historique, et qu'en conséquence une dose d'oubli, de ferment anti-historique était requis pour toute action ou pensée ferme, solide, grande. Oubli de quoi? Principalement, d'une souffrance. Du fait d'être, être simplement, c'est-à-dire, d'être «un petit tourbillon de vie au milieu d'un océan figé dans la nuit et l'oubli »17.Cet élément non-historique, sans être éternel, se trouve décrit comme un état d'enveloppement par une nuée ou brume an-historique: « La non-historicitéest semblableà une atmosphèreprotectrice sans laquelIe la vie ne pourrait apparaître ni se maintenir. [...] Quels actes l'homme pourrait-il accomplir sans avoir auparavant pénétré dans cette brume du non-historique? [...] Nul artiste ne réalisera son œuvre, nul général ne remportera sa victoire, nul peuple ne conquerra sa liberté, qu'ils ne les aient auparavant désirées et poursuivies dans un tel état de non-historicité »18
20 La création de nouveau, ce qui est réellement acte, in actu, et qui est toujours intempestif ou (in)-actu-eI19,constitue un « devenir». Le devenir n'est pas I'histoire mais ce qui s'arrache à l'histoire et donc occupe un plan irréductible aux faits et aux conditions d' effectuation (dans l'histoire )20. Le devenir deleuzien a besoin de l'histoire (des états de chose) pour ne pas rester indéterminé (il n'en est pas séparable), mais
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il s'en échappe, ne coïncide jamais ni ne se réduit à ce qui est empiriquement constatable, observable dans une succession historique cadrée par les trois moments du passé, du présent et de l'avenir. Le devenir fait irruption dans le temps, mais n'en provient pas, ne s'y réduit pas. Exemple? Une révolution, ou une crise, type Mai 68. Elle ne peut être comprise selon le seul axe des faits historiques où le «mouvement» s'est enlisé, a « politiquement» échoué, pour de multiples raisons déterminables (plan de l'histoire). Mais faire ce constat, historien (auquel la plupart s'en tiennent), c'est omettre l'essentiel: le sens, l'intéressant ou le remarquable, ce qui en lui était créatif. Soit, ce que le mouvement avait justement d'intempestif, ce qui était en train de devenir, de mûrir, de se passer en lui, ce qui donc était présent en lui sans être effectif (détenant la réalité du virtuet21), ce qui, inattendu, surprenant (Mai a surpris tout le monde), lui donnait vie, force et sens. « On nous dit que les révolutions tournent mal
[...] c'est
une
vieille idée [...] quand on dit que les révolutions ont un mauvais avenir, on n'a rien dit encore sur le devenir révolutionnaire des gens
[...] On
ne cesse de mélanger deux choses, l'avenir des
révolutions dans l'histoire et le devenir révolutionnairedes gens. Ce ne sont pas les mêmes gens dans les deux cas. La seule chance des hommes est dans le devenir révolutionnaire... »22.
Ce devenir, comme devenir révolutionnaire des gens, peut donc être repéré, par exemple, dans une volonté, comme celle de résister, de tenir tête à l'intolérable, ou bien dans un affect, comme ce sentiment, tel que le décrit Kant, d'enthousiasme, qui s'empara du public lors de la Révolution Française23, etc. Ce désir, cet affect, en tant qu'il ne cesse d'être à tout moment présent et à venir, dans la tête ou le cœur des gens, en tant qu'il ne meurt pas, et qu'il est dans un temps qui n'est pas celui (chronologique) de « kronos » (et que les Stoïciens ont appelé 1'« aiôn »)24n'est expérimentable, éprouvable que dans un plan qui est irréductible à sa propre effectuation (et à son pourrissement ou échec dans le temps de l'histoire), où il se tient toujours comme en réserve (et que sa réalisation n'épuisera donc jamais, que sa réalité n'accomplira jamais). Plan du virtuel. C'est un plan de réalité à la fois distinct du possible (conceptuel) et du réel (états de choses, conditions d'effectuation dans l'histoire). Création du concept de virtuel
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DELEUZE
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par Deleuze, en tant qu'il indique ce qui est réel sans être actuel, idéal sans être abstrait. Il couvre le plan des devenirs (lieu du Sens, de l'Événement) et c'est lui qui permet de s'émanciper du poids de l'histoire. Si nous n'avions que le plan de I'histoire, ses échecs et effectuations, nous n'aurions plus qu'à désespérer d'elle et de nous25.Mais le devenir, comme création, est à jamais distinct de tout ce qui se trame dans I'histoire avec ses violences absurdes, sa fureur aveugle. Il est à jamais irrécupérable26, et constitue le sens même (ou l'événement) dont nous avons à être digne, auquel nous ne pouvons que tenter de nous égaler? Le devenir comme «entre-temps »28,voilà ce que l'histoire ne peut que manquer et que seuls l'art ou la philosophie recueillent, et qui est «plus profond que le temps et l'éternité »29.Mais comment penser ce troisième terme, ce second temps qui se faufile entre le temps des changements de I'histoire et l'éternité de l'immuable? Il faut se référer aux Stoïciens et à Logique du sens qui, pour la première fois, en les détournant, a jeté les bases ontologiques de cette distinction.
~4 : La Bataille
Voilà donc que (dans notre quête de ce qui fait la grandeur du deleuzisme et ce qui fait qu'il constitue une philosophie importante pour nous, pour notre époque), la création, l'intempestif et le devenir (ou l'événement) - qui sont les concepts (crées par Deleuze) que nous avons rencontrés comme constitutifs de sa pensée -, nous renvoient maintenant à la dualité stoïcienne des deux temps, Kronos et Aiôn, et conjointement à celle des corps et des surfaces. Cette distinction qui est au principe de cette magnifique « logique du sens» qu'il élaborait en 1969, n'est pas reprise sans faire subir à la théorie stoïcienne une transformation et un détournement, selon la méthode de penser qui est la sienne. Nos maîtres ne sont plus Nietzsche, mais les Stoïciens, et sous l'intempestif, ce qui perçait c'était déjà le sens comme « incorporel ». Mourir et être mort: le premier est un pur devenir, le second un état de choses scientifiquement déterminable: qui les
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confondrait? Le premier est un exprimé, le second un accident, disaient les Stoïciens. «L'événement n'est pas ce qui arrive (accident), il est dans ce qui arrive le pur exprimé qui nous fait signe et nous attend »30.La mort-événement (ou la blessure3l) n'est d'aucun temps, déborde mon présent, m'a toujours attendu, ne cesse de se produire, interminable, sans avoir jamais commencé. La mort-accident, ou la blessure du corps, se produit en tel instant, est référentiable selon des axes de coordonnées spatio-temporelles et dont la co-variance avec les différents paramètres est exprimée dans des fonctions scientifiques (et non des concepts ou sens)32, tandis que la blessure comme événement est indifférent à l'actualisation. Elle m'attend de toujours, virtualité pure. Et, tout en ne se laissant pas actualiser, l'événement a le privilège de recommencer, même quand le temps est passé et que le corps est cicatrisé. La distinction devenir/histoire est, dit Deleuze, ce à quoi « de plus en plus j'ai été sensible» (PP p. 230), et c'est très vrai; mais, on le voit, la racine de cette distinction est présente dès les premières œuvres, avec la théorie de l'événement reprise et ré-élaborée des Stoïciens. Les Stoïciens distinguent les états de choses (mélanges de corps où s'effectue l'événement) et l'événement lui-même en tant qu'incorporel. Nous retrouvons la nuée non historique: l'Événement, une brume, un éclat, une « vapeur» qui s'élève des états de choses (