De la crise naquirent les cultes: Approches croisées de la religion, de la philosophie et des représentations antiques 9782503554617, 250355461X

Dans le présent volume le lecteur prendra connaissance des contributions présentées à l'occasion d'un colloque

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De la crise naquirent les cultes: Approches croisées de la religion, de la philosophie et des représentations antiques
 9782503554617, 250355461X

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DE LA CRISE NAQUIRENT LES CULTES

HOMO RELIGIOSUS SERIE II La Collection Homo Religiosus Série II fait suite à la Collection Homo Religiosus publiée de 1978 à 2001 par le Centre d’Histoire des Religions de Louvain-laNeuve sous la direction de Julien Ries et diffusée par les soins du Centre CerfauxLefort A.S.B.L. La Collection Homo Religiosus Série II est publiée et diffusée par Brepols Publishers. Elle est dirigée par un comité scientifique que préside René Lebrun, et dont font partie Marco Cavalieri, Agnès Degrève, Charlotte DelhayeLebrun, Julien De Vos, Charles Doyen, Patrick Marchetti, André Motte, Thomas Osborne, Jean-Claude Polet, Natale Spineto et Étienne Van Quickelberghe.

HOMO RELIGIOSUS Série ii 15 DE LA CRISE NAQUIRENT LES CULTES APPROCHES CROISÉES DE LA RELIGION, DE LA PHILOSOPHIE ET DES REPRÉSENTATIONS ANTIQUES Actes du Colloque international organisé à Louvain-la-Neuve les 12 et 13 juin 2014 par le Centre d’étude des Mondes Antiques, le Centre d’Histoire des Religions Cardinal Julien Ries et les Actions de Recherche Concertées « A World in Crisis? » Textes réunis et édités par Marco Cavalieri, René Lebrun et Nicolas L. J. Meunier

F

Illustration de couverture Feuillet de diptyque des Nicomaque et des Symmaque Provenance : église de Montier-en-Der (Haute-Marne) ; vers 400 ; accomplissement d’un rite païen en l’honneur de Cybèle par une prêtresse de Déméter-Cérès Cl.17048 Localisation : Paris, musée de Cluny - musée national du Moyen Âge Photo © RMN-Grand Palais (musée de Cluny - musée national du Moyen-Âge) / Thierry Ollivier.

© 2015, Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium. All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise without the prior permission of the publisher.

D/2015/0095/105 ISBN 978-2-503-55461-7 Printed in the EU on acid-free paper.

TABLE DES MATIÈRES

Préface Ouverture du Colloque Avant-propos

9 11 13

COMMUNICATION INTRODUCTIVE

17

« Guerre sainte » et appropriation des dieux ennemis : quelques considérations Giusto Traina

19

SECTION I : LES 2e ET 1er MILLÉNAIRES EN MÉDITERRANÉE ORIENTALE, ANATOLIE ET MÉSOPOAMIE

29

The Birth of a God? Cults and Crises on Minoan Crete Jan Driessen

31

Quelques rois hittites et leurs dieux personnels René Lebrun

45

La crise en Babylonie au 1er millénaire av. J. -C. et son impact dans le domaine cultuel. Quelques observations d’après l’analyse de l’Épopée d’Erra. Johanne Garny

51

SECTION II : LE MONDE GREC

63

La tablette PY Tn 316 : un Crisis Cult ? Charles Doyen

65

Le « crétois » Épiménidès et la crise de la société grecque à l’époque archaïque Patrick Marchetti

85

6

TABLE DES MATIÈRES

La réorganisation des cultes dans l’agora de Corinthe après la crise du vie siècle av. J.-C. Rachele Dubbini

99

Crise des cultes et cultes de crise à Athènes durant la guerre du Péloponnèse ? Christophe Flament

113

Platon : réactions d’un philosophe face à la crise de la religion traditionnelle Aikaterini Lefka

131

SECTION III : LE MONDE ROMAIN

145

Le lac Régille, les Dioscures et Cérès : de la crise romano-latine à la crise patricio-plébéienne Nicolas. L. J. Meunier

147

D’une crise religieuse à une autre : de l’Apollon de Fabius Pictor à celui d’Auguste Bernard Mineo

167

Un panthéon de crise : dévotions et cultes durant l’année des quatre empereurs (68-69 ap. J.-C.) Pierre Assenmaker

189

SECTION IV : L’ANTIQUITÉ TARDIVE

205

Objets isiaques en contexte domestique durant l’Antiquité tardive à Athènes et à Rome : le cas des images associant Isis à Tychè/Fortuna Nicolas Amoroso

207

Acteurs, lieux et pratiques du culte de Vesta dans la Rome tardo-antique. Vitalité et disparition d’une institution de la religion traditionnelle Vincent Mahieu

233

TABLE DES MATIÈRES

7

Crisi e «privatizzazione» dei culti in età tardoantica: il contributo dell’archeologia delle ville Carla Sfameni

251

A fundamentis ipsam basilicam exterminauit. Espaces et cultes à Rome du ive au vie siècle de notre ère Marco Cavalieri

273

Débat conclusif Références des Auteurs

307 313

PRÉFACE

L

e colloque qui s’ouvre aujourd’hui est organisé par trois groupes de recherche : le CEMA (Centre d’étude des Mondes Antiques), le CHIR (Centre d’Histoire des Religions Cardinal Julien Ries) et les Actions de Recherche Concertées « A World in Crisis ? ». Il reflète donc une collaboration large de chercheurs nombreux, et s’inscrit ainsi pleinement dans la philosophie de l’institut INCAL (Institut des Civilisations, Arts et Lettres). Celui-ci, regroupant environ 200 chercheurs issus de disciplines diverses mais connectées (histoire, histoire de l’art, archéologie, philologie, études littéraires etc.), a pour objectif de mutualiser des moyens destinés à soutenir la recherche, à aider les chercheurs dans l’obtention et dans la gestion des crédits de recherche, et de fournir aux chercheurs un support logistique et administratif qui les aide dans l’accomplissement de leurs tâches. Le plus important consiste toutefois à susciter des rencontres, à créer des occasions de dialogues, voire parfois de confrontations, entre approches et entre spécialistes différents. Favoriser les croisements et l’interdisciplinarité est au cœur de l’action de l’institut INCAL. Le colloque « Cultes en crise, crise des cultes. Approches croisées de la religion, de la philosophie et des représentations antiques » participe de la même démarche. Le sujet du colloque est vaste et complexe, et le premier défi sera sans doute de bien comprendre ce concept de crise. Il s’agit d’un concept moderne, et même d’un concept mis en avant par la modernité, celle-ci commençant lorsqu’une société se met à penser qu’elle peut assurer son avenir sans plus se préoccuper de son passé, parce qu’elle pense que les progrès de divers ordres qu’elle a réalisés lui garantissent qu’elle réussira en tout mieux qu’aucune société avant elle. En cela, d’ailleurs, la modernité est aussi un concept typiquement occidental, fruit des Lumières, un concept au nom duquel la société occidentale se met à juger les autres, et le mot qu’elle privilégie dans ses jugements est précisément celui de crise. Parler de crise, c’est porter un jugement, et c’est bien en cela qu’il s’agit d’un concept occidental1. Il n’est pas inutile d’ajouter que le jugement sur la crise est rarement pris dans un sens positif. Il y aura certainement quelqu’un pour rappeler l’étymologie du mot « crise », venant du substantif grec κρίσις et du verbe κρίνω, « juger, décider, décider entre deux choses, accepter d’abandonner l’une pour choisir l’autre ». Le rappel étymologique est important, car il permet de mieux cerner le contenu du concept 1 Cf. à ce sujet le très beau texte de Chaunu, P. : La modernité, qu’est-ce que c’est ? Introduction historique, disponible à l’adresse http  ://www.erf-auteuil.org/conferences/la-modernite-qu-est-ce-que-c-est. html (consulté le 10/09/2014).

10

PRÉFACE

de crise : celle-ci résulte de la tension entre deux états, entre deux situations, et du sentiment d’insécurité que cette tension provoque. La crise, c’est le changement, et la tension est celle qui est propre à toute gestion du changement. Mais nous savons, au moins depuis Héraclite, que tout change et que le changement est l’état normal des choses ; c’est en fait l’immobilité qui serait la vraie crise. Evidemment, entre Héraclite et nous, il y a Platon, qui reconnaît l’état changeant de la nature mais qui y voit un reflet imparfait d’une réalité intelligible immuable et immobile. Parce que nous sommes tous des enfants de Platon, et bien plus que nous ne le pensons, nous avons donc tendance à voir partout des crises. Ce que le programme de ce colloque exprime à souhait. Le colloque, à travers ses communications, révèle combien les sociétés anciennes ont été en permanence confrontées au défi de la gestion du changement, et c’est une idée à rappeler aujourd’hui, dans une société qui croit qu’elle vit un changement plus important que jamais. Ce qui rapproche notre société de toutes celles qui l’ont précédée, ce sont les acteurs, les hommes et les femmes qui les ont fait naître et évoluer, et qui, hier comme aujourd’hui, fonctionnent et raisonnent avec des concepts et des représentations, souvent symboliques. Le colloque, en étudiant les mondes anciens, prend par rapport à notre monde le recul indispensable à sa bonne compréhension. Dans une société qui se prétend moderne, et dès lors en rupture avec son passé, toute crise prend une ampleur que la prise en compte du passé permet précisément de relativiser. Plus qu’avec le passé, c’est avec la prétention de modernité qu’il faut rompre pour revenir à cette connaissance des racines qui seule permet d’accéder à une compréhension juste des fleurs et des fruits. Ce qui est vraiment moderne, c’est d’accepter l’exigence qu’implique cette démarche, une exigence double, parce qu’elle requiert à la fois un travail technique et scientifique permettant des maîtriser les sources des mondes anciens et un travail d’introspection qui nous remet à notre juste place, qui n’est pas celle de représentants d’un aboutissement des mondes mais de maillons entre des mondes en perpétuelle transformation. Je vous souhaite un colloque enrichissant et fructueux, apportant aux hommes d’aujourd’hui l’éclairage irremplaçable du temps. Bernard Coulie

OUVERTURE DU COLLOQUE

M

esdames, Mesdemoiselles, Messieurs, chers étudiants, chers collègues, chers amis, je ne voudrais pas trop empiéter sur le temps imparti aux échanges de cette première journée qui s’annonce particulièrement intense et profitable : je serai donc bref. Je tenais néanmoins à vous souhaiter la bienvenue en ma qualité de responsable du Centre d’étude des Mondes Antiques, de membre du Centre d’Histoire des Religions Cardinal Julien Ries et de co-promoteur des Actions de Recherche Concertées « A World in Crisis? », et surtout à vous remercier pour votre présence et pour la contribution que vos interventions apporteront sans nul doute au débat scientifique qui se tiendra durant ces deux jours dans cette Aula Senatus. Je me réjouis de constater que cette rencontre se déroule grâce à la synergie opérée entre trois unités de recherche auxquelles j’ai l’honneur d’appartenir, toutes enracinées à leur manière dans l’identité et dans la spécialisation scientifique multiforme qui caractérise l’UCL. Je voudrais remercier pour leur présence les illustres collègues provenant du monde universitaire belge et européen qui nous font l’honneur d’être parmi nous et confèrent à notre table ronde une dimension internationale aujourd’hui indispensable au dialogue et au développement des idées. Si je devais identifier un mot qui synthétisât l’esprit de ces deux journées, je choisirais sans aucun doute la concertation, dans le sens où, au cœur de l’initiative collective, chacun retrouve une part de soi-même et de son travail de recherche. C’est, en effet, la ligne de conduite qui a guidé l’ensemble de mon mandat en tant que responsable du CEMA et c’est, à la lumière de ce principe, que cette table ronde est née, fruit d’un dialogue entre les thématiques de recherches de l’ARC « A World in Crisis? », celles propres au Groupe d’histoire romaine du CEMA et celles du CHIR. Cette heureuse convergence, qui s’inscrit dans la continuité du premier colloque organisé par le CEMA en novembre 2011 sur le sujet de la destruction1, a permis la formulation d’un nouveau thème de recherche transversal et fortement fédérateur, qui embrasse des domaines nombreux et variés tels que l’archéologie, l’histoire, la philologie, la philosophie et l’iconographie. Il me plaît en outre de souligner combien l’initiative qui nous rassemble aujourd’hui est caractérisée par une autre forme de transversalité liée à l’identité

1 Driessen, J. (ed.) 2013  : Destruction: Archaeological, philological and Historical Perspectives, Louvain-la-Neuve.

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OUVERTURE DU COLLOQUE

composite des intervenants : nous assisterons, en effet, à des échanges auxquels participeront aussi bien des clarissimi uiri (tous sexes confondus, bien sûr) de l’ordo académique, que des chercheurs confirmés, des juniores du monde académique et des doctorants qui sont en quelque sorte les « nouvelles recrues de la recherche ». Une telle variété exprime bien le dynamisme de générations de chercheurs et d’enseignants, qui conjuguent à merveille le passé et le futur, la tradition et l’innovation. À l’orée d’une série d’interventions qui couvriront un horizon chronologique allant du second millénaire av. J.-C. jusqu’à la prétendue métamorphose de Rome durant l’Antiquité tardive, il est évident que le cours des échanges et les conclusions auxquelles ceux-ci aboutiront sont nécessairement imprévisibles. Il est naturel qu’il en soit ainsi car, selon moi, la vraie recherche n’aspire pas à démontrer des théories préconçues, mais s’aventure là où la conduit l’imbrication des données, analysées selon divers points de vue. Des thèmes aussi vastes et profonds que la crise et la religion ne seront pas épuisés : il s’agit peut-être de la seule certitude dont nous disposons au début de cette rencontre. Il est certain, par contre, que nous devrons nous prémunir de considérer la crise à partir d’un prisme a priori négatif, par exemple comme un facteur-clé de désagrégation de la civilisation classique où la religion chrétienne jouerait un rôle central dans la dégénération « psychologique » (« spirituelle ») de l’Antiquité. Contrairement aux théories développées par Michail Rostovtzeff, les prémices de notre colloque reposent sur le fait que le changement de religion ne suit ni ne précède nécessairement un plus grand développement de la créativité dans d’autres domaines. Nous nous inscrivons donc en faux par rapport à son affirmation selon laquelle « les périodes de grande vitalité dans le domaine de la créativité religieuse ne sont presque jamais concomitantes avec les périodes d’activité productive dans les autres champs culturels »2. C’est à partir de positions diamétralement opposées à celles du savant russe que naissent les hypothèses scientifiques de nos deux journées d’étude que je vous souhaite, pour conclure, riches en réflexions et surtout animées par la curiosité intellectuelle, qui est le premier moteur de la recherche. Merci et bon travail. Marco Cavalieri

2 Rostovtzeff, M.I. 1995 : Per la storia economica e sociale del mondo ellenistico romano. Saggi scelti, sous la direction de T. Gnoli et J. Thornton, avec une «  Introduzione  » de M. Mazza, Catane, 89-155. Phrase à la page 91, traduite de l’italien par François-Dominique Deltenre.

AVANT-PROPOS

L

e terme « crise » – du grec κρίσις, qui signifie « décision, point de divergence, choix, contestation » – est entré depuis longtemps déjà dans le vocabulaire des domaines scientifique, financier, psychologique, mais aussi, et ce ne sont pas les moindres, historique et religieux. Il désigne une phase à la fois trouble et décisive dans l’évolution des idées, des événements ou des situations, qui entraîne ensuite une métamorphose, un déséquilibre, voire un bouleversement et une rupture. De la métamorphose issue de la crise pourra résulter aussi bien une situation positive que son contraire. Aucun problème de classification herméneutique n’est apparu jusqu’ici. En revanche, les choses se compliquent lorsqu’au terme crise est associé celui de culte et que les deux substantifs sont entendus en corrélation, autrement dit lorsque les cultes sont compris comme l’expression ou la conséquence d’un phénomène de crise, acception qui se traduit par la formule désormais bien connue de Crisis Cults. En d’autres termes, un changement significatif dans le cadre socio-culturel d’une communauté peut être à l’origine d’une redéfinition importante du sacré dans toutes ses manifestations, en fonction de deux facteurs essentiels desquels de nouvelles expressions religieuses peuvent découler. Ces deux facteurs sont d’une part les conflits culturels, sociaux et politiques, d’autre part l’action de grandes personnalités de l’Histoire, par exemple Aménophis iv, Alexandre le Grand, Constantin etc.1. De manière presque paradoxale, donc, la crise est une rupture du sacré et de son expression phénoménologique la plus courante, les cultes2 ; mais en même temps, de même que la cendre d’un bois brûlé par le feu fertilise les champs, la crise peut devenir un catalyseur fondamental de la naissance de nouvelles formes religieuses. Il apparaît d’emblée clairement à qui s’apprête pour la première fois, comme l’auteur de ces lignes, à une analyse du thème proposé dans ces Actes – à savoir le rapport causal et effectif entre crise et culte – que le cadre herméneutique qui est l’objet de l’enquête excède amplement les limites des disciplines historique et archéologique, tout comme celles de la recherche philologique et philosophique, pourtant bien présentes dans le titre du colloque. En effet, la terminologie Crisis Cults fut, si pas forgée, du moins systématisée, par l’ethnologie américaine des

1 Ries, J. 2005 : Crises, ruptures, mutations dans les traditions religieuses, Homo Religiosus, Série ii. 2 I culti della crisi. Ries, J. 2007 : L’uomo religioso e la sua esperienza del sacro, vol. iii, Milan, 335-343.

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AVANT-PROPOS

années soixante-dix du xxe siècle, et elle est le résultat des intuitions et surtout de la théorisation de Weston La Barre qui l’explique ainsi : I have adopted the simple term Crisis Cult both for its brevity and its indecisiveness, intending only to imply the insight of Malinowski3 that there is no cult without a crisis. That is to say, there must be an unresolved problem or crisis, chronic or acute, and unresolved by ordinary secular means, before there is a cult response4.

Selon l’anthropologue américain, en effet, les « new projective sacred systems, or Crisis Cults » sont le produit de « culture shocks and strains of acculturation » se traduisant dans des formules qui excluent de toute façon « the pragmatic, revisionist, secular responses ». Les Crisis Cults sont donc voués à une transformation continuelle, résultat de la combinaison des composantes rationnelle et mystique de la religion. À cet égard, il est à noter que de telles notions proviennent des études psychanalytiques et ethnographiques et qu’elles furent théorisées in primis sur base de l’observation des Indiens d’Amérique, ces derniers étant entendus au sens, implicite, mais caractéristique, de collectivité culturelle en rapport à une crise, donc avec un point de vue marqué d’une forte valeur sociologique. La dimension paradigmatique de la pensée de La Barre et une certaine conceptualisation théorique de ses déductions fournissent un banc d’essai intéressant, à vérifier dans d’autres contextes spatiaux et culturels. En outre, étant donné que l’étiologie de l’idée de Crisis Cults ne se réfère pas seulement aux collectivités religieuses, mais exprime des causes et facteurs premiers imputables au monde économique, politique, militaire etc. dans un large entrelacement de contextes, d’approches et de formes, sont ainsi posées les bases de l’universalité de la méthode, dont l’application a été testée dans les textes rassemblés au sein du présent volume. Ceci dit, l’intérêt scientifique majeur du Colloque des 12 et 13 juin 2014, qui a fait participer, de par le choix des organisateurs, des savants de disciplines variées, fut « d’émanciper » la dichotomie conceptuelle – religion/crise – de la sphère ethnoanthropologique issue de la spéculation post-idéaliste d’origine anglo-saxonne. Il est vrai que les rapports complexes entre religion, culte et crise ont déjà été abordés ailleurs dans le cadre des disciplines historiques et archéologiques5, mais, à notre connaissance, jamais de manière aussi systématique et transversale que dans les 3 Bronisław Malinowski (1884-1942), anthropologue polonais naturalisé britannique, un des savants les plus importants du xxe siècle. Il est célèbre pour son activité pionnière dans le domaine de la recherche ethnographique, pour ses études sur la réciprocité et pour ses analyses des us et coutumes des populations mélanésiennes. 4 La Barre, W. 1971 : Materials for a History of Studies of Crisis Cults: A Bibliographic Essay, Current Anthopology 12.1, 3-44. Cf.  aussi Nelson, G.K. 1988  : Cults, New Religions and Religious Creativity, Routledge. 5 Driessen, J. 2001 : Crisis Cults on Minoan Crete?, in R. Laffineur et R. Hägg (ed.), POTNIA. Deities and Religion in the Aegean Bronze Age, Proceedings of the 8th International Aegean Conference /

AVANT-PROPOS

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Actes que nous présentons : dans ceux-ci, en effet, l’analyse des savants a pu franchir les millénaires, de Babylone à l’Égypte pharaonique, de l’Anatolie au monde grec, jusqu’à la Rome tardo-antique et du Haut Moyen-Âge. Ainsi, les journées d’études à Louvain-la-Neuve ont permis d’expérimenter, en dehors de l’anthropologie culturelle, une approche et une terminologie qui étaient jusqu’à présent peu habituelles hors du cadre de l’anthropologie et d’une certaine sorte d’archéologie pré- et protohistorique. En ce sens, nous pensons que les pages de ce livre constituent, si pas un point de départ, du moins un moment important de la recherche sur le rapport de la religion antique à la crise ; mais elles sont aussi une réflexion fondamentale sur la méthode scientifique dans un cadre disciplinaire qui fut pendant longtemps retranché derrière un formalisme herméneutique, dont la rigidité méthodologique mettait à l’avant-plan l’analyse de type historique, aux dépens d’autres canaux d’investigation, anthropologique, philosophique, voire archéologique. Nous voudrions remercier tous les participants aux Colloque qui, en un temps assez court, ont rendu possible la publication de ces Actes, qui paraissent donc un an et demi à peine après la rencontre. Les remerciements vont plus particulièrement aux institutions scientifiques qui ont rendu possible l’organisation matérielle des journées d’études et leur publication : le Fonds de la Recherche Scientifique (FNRS), l’Institut des Civilisations, Arts et Lettres (INCAL), le Centre d’étude des Mondes Antiques (CEMA), le Centre d’Histoire des Religions Cardinal Julien Ries (CHIR) et les Actions de Recherche Concertées « A World in Crisis ? ». Outre les institutions, il faut aussi remercier les personnes qui, de manière et à des moments différents, se sont employées à la réussite de l’événement : le Prof. Bernard Coulie (Président d’INCAL), l’équipe du Service Image d’INCAL (Frédéric Verolleman et Virginie Housiaux), Pierre Assenmaker, Nathalie Coisman, François-Dominique Deltenre et Nicolas Kress. Nous sommes en outre particulièrement reconnaissant au Prof. René Lebrun d’avoir généreusement accepté que le présent volume d’Actes soit accueilli dans la prestigieuse collection Homo Religiosus II. Concernant l’organisation des textes, il a été décidé de respecter l’ordre de présentation qui fut celui du Colloque et qui a suivi une progression à la fois chronologique et géographique. Néanmoins, pour des raisons diverses, les présentations n’ont pas toutes été converties en textes. Mais il est possible de combler ce manque, du moins en partie, en visionnant le podcast du Colloque disponible à l’adresse suivante : Marco Cavalieri

8e Rencontre égéenne internationale, Göteborg University, 12-15  April 2000, 361-369, avec une ample bibliographie de référence à la note 5.

COMMUNICATION INTRODUCTIVE

Giusto Traina

« GUERRE SAINTE » ET APPROPRIATION DES DIEUX ENNEMIS : QUELQUES CONSIDÉRATIONS

Dans l’Antiquité, les implications religieuses de la guerre sont variables. Au Proche Orient, la saisie de statues des dieux des ennemis était une pratique courante, mais ce n’était pas le cas des Achéménides, dont les opérations contre les sanctuaires de l’Ionie doivent être considérées comme une simple répression de sujets rebelles (des Zoroastriens n’auraient jamais utilisé des simulacres d’une autre religion). En ce qui concerne Israël, la situation est apparemment contradictoire : la tradition biblique transmet le souvenir de guerres saintes pour établir le règne de la justice et de la paix, mais pour le droit des Hébreux, la guerre est considérée comme un fait exceptionnel. Et pourtant, un texte comme le Rouleau de la guerre de Qoumrân, ou bien le dossier sur la révolte de Bar Khokhba, montrent l’influence des événements historiques sur la conscience religieuse. Quant à Rome, n’en déplaise a Karl Schmitt, le bellum iustum de Cicéron n’avait rien d’une guerre juste. En revanche, cette notion se transforme avec la christianisation de l’Empire romain, quand la « guerre infinie » contre l’Iran assume également un caractère religieux.

Dans le monde ancien, les guerres sont menées avec l’assistance des dieux : les dieux interviennent souvent dans les batailles, et d’ailleurs, le véritable bellum iustum est la guerre « légitime », lancée quand la sacralité des traités est violée. En revanche, le concept de « guerre sainte » est assez étranger aux mondes grec et romain, car les « guerres sacrées » des Grecs n’ont rien à voir avec une guerre sainte1, et quant à Rome, n’en déplaise à Karl Schmitt, le bellum iustum théorisé par Cicéron dans son De re publica n’avait rien d’une guerre juste2. Ce constat est à la base de toute analyse préliminaire des conflits et des crises dans les sociétés anciennes, et ce n’est pas par hasard que Santo Mazzarino le souligne au tout début de son grand œuvre Il pensiero storico classico, observant que l’absence d’une dimension religieuse à l’échelle des masses aurait permis aux « peuples classiques » la construction d’une pensée historique rationnelle3. Il faut donc se 1 Musti 2002 ; Lefèvre 2014. 2 Cicéron, De re publica ii, 31 ; ii, 37. Le seul texte qui semblerait contredire cette vision est, un paragraphe des Etymologies d’Isidore de Séville qu’on a voulu considérer, à tort, comme un fragment du De re publica (Isidore, Etymologiæ 18.1.2) : cf. Loreto 2001, ignoré par Levillayer 2010, 319. 3 Mazzarino 1965-1966, i, 3-4: cette vision idéaliste révèlerait une influence de Jacob Burckhardt, selon lequel la vraie religion des Grecs étant la polis, une horreur comparable aux massacres des guerres De la crise naquirent les cultes, éd. par Marco Cavalieri, René Lebrun et Nicolas L. J. Meunier, Turnhout, 2015 (Homo Religiosus II, 15), p. 19-28. ©FHG 10.1484/M.HR-EB.5.108416

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GIUSTO TRAINA

pencher vers les sociétés du Proche-Orient, où la guerre est menée avec l’assistance des dieux, et d’ailleurs, ce n’est pas par hasard si l’une des rencontres les plus fructueuses pour une mise au point de la question a été animée par l’orientaliste Mario Liverani4. De toute façon, la ligne de démarcation entre guerre juste et guerre sainte est assez floue5. En définitive, les textes permettent de conclure que la guerre est justifiée par le rapport entre divinité et royauté6. Selon la définition du philosophe de la religion Eric Voegelin, « the ruler of a cosmological empire acts by a divine mandate ; the existence of the society, its victories and defeats, its prosperity and decline, are due to divine dispensation »7. Une partie de la discussion des orientalistes concerne Israël, notamment à partir de 1947, quand Gerhard von Rad, examinant des éléments formels de l’Ancien Testament, comme par exemple les prophéties contre les nations étrangères, en conclut qu’Israël avait élaboré une véritable théorie de la guerre sainte. À son avis, les communautés des Hébreux auraient formé une sorte d’amphictyonie et les descriptions des événements militaires étaient topiques et schématisées8. L’hypothèse de von Rad a connu un certain succès. Mais comme sa construction se limitait à une période limitée de l’histoire d’Israël, d’autres exégètes de la Bible ont objecté qu’il s’agirait plutôt de parler de « guerre de Yahweh » : par exemple, selon Isaïe 31.1, le roi ne doit nullement placer sa confiance en son armée ni dans les fortifications, mais seulement dans sa foi en Yahweh. C’est donc l’acte de foi du roi qui peut changer le cours de la guerre9. Cette attitude a été expliquée par le monothéisme des Hébreux, qui expliquerait mieux la différence par rapport aux sociétés classiques10, mais la question est plus complexe. D’ailleurs, la tradition biblique transmet le souvenir de guerres saintes pour établir le règne de la justice et de la paix, mais pour le droit des Hébreux, la guerre est considérée comme un fait exceptionnel11. Dans le judaïsme tardo-hellénistique, on retrouve des éléments qui semblent remonter à une conception dualiste qui n’est pas sans rappeler le zoroastrisme, notamment dans le « Rouleau de la guerre » de Qoumrân, intitulé, d’après son incipit, Le modernes de religion ne se retrouvait que dans la stasis. Une telle vision idéalisée de la polis relève plutôt de Burckhardt que de la réalité historique : cf. notamment Gawantka 1985 et, sur les interprétations modernes de la polis, Giangiulio 2001. 4 Liverani 2002. Le recueil de Schreiner 2008, également important, concerne surtout l’Antiquité tardive et le Moyen âge. Cf. aussi le Mureşan, Chişcari, 2011, avec une riche bibliographie. 5 C’est le cas de l’article de Cervelli 2002, 807 s. Cf. les considérations méthodologiques de Graf 2008. 6 Cf. en général, Fales 2010. 7 Voegelin 1974, 119. 8 von Rad 1951 ; Jones 1975 ; pour une critique générale, cf.  Sternberger 2000. 9 Cf. Weippert 1972, Liverani 2002, et la synthèse de Crouch 2009, 174-177. 10 Oppenheimer 2008. 11 Thompson 2002.

« GUERRE SAINTE » ET APPROPRIATION DES DIEUX ENNEMIS

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Règlement de la guerre des fils de lumière contre les fils des ténèbres. Cet ouvrage, qui est daté entre la révolte des Maccabées et le règne d’Hérode le Grand, est une sorte d’hybride entre la littérature militaire et la littérature apocalyptique qui développe les indications de la Bible, où la guerre n’est plus conduite par un roi, mais par des prêtres12. Dans tous les cas, même si les révoltes juives de l’époque hellénistique et romaine semblent effectivement faire allusion à une pratique de la violence sacrée, qui se déclenche durant les crises politiques pour des raisons religieuses, on est décidément très loin du concept moderne de guerre sainte, tel qu’il a été développé entre l’Antiquité tardive et le début du Moyen âge. Une pratique intéressante liée à ce type de concept de guerre sainte est la saisie de statues des dieux des ennemis : ces simulacres étaient considérés comme une partie du butin, au même titre que les esclaves et les objets de valeur. Il s’agit d’une tradition ancienne, qui se répand au cours du premier Millénaire. Dans les inscriptions assyriennes, les dieux (ilāni) partagent la déportation des hommes. Dans la campagne de Tiglath-pileser iii en 734 av. J.-C., la conquête de Gaza est suivie non seulement par la saisie de ces statues, mais également par l’envoi d’une image en or du roi conquérant avec les symboles des dieux assyriens, qui fut placée dans un sorte de chapelle construite dans le palais de Gaza. Sans doute, les aristocraties locales étaient tenues à prêter serment devant ces images, tandis que les simulacres de leurs dieux étaient « otages » du roi13. Le même scénario se répète pour la prise de Babylone par Sennacherib en 689, quand la statue de Marduk est amenée à Assur, mais ici les détails sont plus compliqués car il s’agit d’une action de représailles contre le temple de Marduk qui, avant cette époque avait financé une campagne babylonienne contre les Assyriens. En plus, 418 ans auparavant, les Babyloniens avaient à leur tour saisi aux Assyriens des statues de culte : c’était une application de la loi du talion connue par la Bible mais aussi par les lois d’Hammourabi14. Les mêmes intentions ont été attribuées aux souverains achéménides lors de la répression des révoltes des Grecs d’Asie mineure et des guerres médiques. La violence des Perses s’est effectivement abattue sur plusieurs lieux de culte : la tradition littéraire grecque met en valeur les destructions de temples et de sanctuaires. Notamment Darius et Xerxès sont indiqués comme des véritables souverains sacrilèges. Mais en réalité, d’autres indices montrent que la réalité était assez différente15. En fait, la politique religieuse achéménide respectait pour l’essentiel les cultes des sujets. Le cas le plus célèbre est celui de Cyrus : le texte connu comme la Chronique de Nabonidus exalte la restauration du culte de Marduk à Babylone, 12 13 14 15

Batsch 2015. Na’aman 2004. van de Mieroop 2003. Je reprends ici les conclusions de la récente contribution de Gazzano 2014.

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contre la prétendue politique religieuse de Nabonidus, dernier roi de Babylone16. La chronique fait allusion à l’entrée dans la ville des dieux de plusieurs cités, alors qu’auparavant les dieux ne s’étaient pas montrés ; dans ce débat sur les statues de culte, les prêtres de Babylone attaquent Nabonidus et justifient l’intervention de Cyrus car, entre autres, le roi « hérétique » aurait fait fabrique des statues de culte illégitimes : le roi est accusé d’avoir créé « une nullité/sottise » (ibtani zaqīqi)17. En réalité, Nabonidus avait essayé de créer un système religieux syncrétique, incorporant des dieux arabes et syriens, dans l’effort de créer une nouvelle culture babylonienne, sous le vernis d’une reprise en quelque sorte « antiquaire » de cultes plus anciens. Quant à Cyrus, il est célébré pour avoir restauré le culte traditionnel de Marduk. Il aurait donc détruit la statue de culte de la divinité introduite par Nabonidus : cela n’est pas sans rappeler l’allusion aux « fausses idoles » de Jérémie 10 :318. Le cas de Nabonidus pourrait être interprété comme un cas de «  breakthrough » dans un contexte de civilisation axiale : on a effectivement essayé de considérer ce phénomène par une approche macrosociologique développant la théorie de l’Achsenzeit, l’« âge pivot » théorisée en 1949 par Jaspers, sur la base de la Kultursoziologie d’Alfred Weber (1935)19. Mais il est surtout intéressant de voir comment le passage de pouvoir en Mésopotamie passe par une crise religieuse, même si les Achéménides ne semblent pas avoir eu une véritable politique religieuse20. En réalité, les opérations des Perses contre les sanctuaires grecs entre 494 et 479 doivent être considérées comme une simple répression de sujets rebelles21. La tradition sur la destruction et sur le pillage de sanctuaires, culminant dans le sac de l’Acropole d’Athènes, s’est développée (notamment sous Alexandre) afin de mettre en valeur l’image du Perse sacrilège qui aurait volé des statues de culte comme celle d’Artémis à Brauron ou de l’Apollon de Didyme, mais cela ne semble pas correspondre à la réalité historique22. Dans tous les cas, il n’y eut pas de déportation de dieux, et d’ailleurs, des Zoroastriens n’auraient jamais utilisé des simulacres d’une autre religion. Certes, il est excessif de réhabiliter les Achéménides pour leur attribuer une tolérance religieuse qui, probablement, n’était pas affichée dans les moments de crise ; en même temps, il est également incorrect de parler d’un acharnement des Perses contre l’espace sacré des Grecs23.

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van der Spek 2014. Cohen, Hurowitz 1999, 289. Cohen, Hurowitz 1999. Arnason, Eisenstadt, Wittrock (éd.) 2005. Gnoli 1974. Gazzano 2014. Cf. surtout Moggi 1973, Scheer 2003, et désormais Gazzano 2014. Gazzano 2014.

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En revanche, une tradition (relativement tardive) attribuée à l’Arménie hellénistique semble montrer une continuité de la pratique mésopotamienne de l’appropriation de statues sacrées. Selon Moïse de Khorène, le roi arménien Artašēs (Artaxias) ier, fondateur du royaume de Grande Arménie, aurait scellé sa victoire sur la dynastie orontide avec le prélèvement des statues de culte du sanctuaire d’Armawir, qu’il aurait ramenées dans sa nouvelle capitale d’Artašat24. Le témoignage de Moïse est particulièrement intéressant car il montre qu’Artašēs n’a pas « déporté » des dieux étrangers, mais s’est approprié des images de divinités par le biais d’une interpretatio Armeniaca, ce qui est donc justifiable dans un milieu religieux zoroastrien25. Dans ce contexte particulier, la tradition de Moïse – qui reste sujette à caution – représente le vol de statues comme une forme de « resacralisation ». Même dans l’Empire romain chrétien, les crises sociales ou politiques s’accompagnent d’épisodes de destruction de temples et de simulacres, avalisés à partir de Constantin. Mazzarino pouvait donc observer : « chez les peuples classiques, le concept de « guerre de religion » (cette forme ancienne de la guerre idéologique) ne se manifeste pas avant Constantin. Même dans l’Empire romain, bien plus complexe par rapport aux cités grecques, nous ne pouvons pas citer des exemples de guerre religieuse conduite par les masses (à part les révoltes héroïques des Juifs) avant la bataille de Bagaï en Numidie, en 347 ap. J.-C., sous l’empereur Constant »26. Effectivement, ce n’est qu’avec la christianisation de l’Empire romain que la notion de bellum iustum se rapproche de la notion moderne de « guerre juste ». C’est notamment à cette époque que la théorie cicéronienne de la guerre juste intègre la réflexion théologique : Eusèbe de Césarée et Lactance évoquent l’ingérence divine dans une bataille au profit d’un empereur27. Constantin, modèle de l’empereur chrétien bénéficie de l’assistance divine, selon le modèle hébreu de la Guerre de Yahweh. Les guerres contre l’Iran sassanide, où la doctrine zoroastrienne considérait la guerre contre l’ennemi à la lumière du conflit entre la Vérité et le Mensonge, œuvraient également dans le développement de cette doctrine28. Mais c’est surtout Augustin qui développe une véritable doctrine de la guerre juste en tant que guerre sainte29. C’est aussi l’effet des tensions sociales et religieuses de l’Afrique du ive siècle : le massacre de Bagaï, évoqué par Mazzarino, est un épisode de la longue crise donatiste et, plus généralement, du climat de « violence sacrée » caractérisant l’Afrique chrétienne30. 24 25 26 27 28 29 30

Moïse de Khorène, ii 12 ; cf. Mahé 1994. Russell 1987, 54 ; 108 n. 38 ; 195. Mazzarino 1965-1966, I, 9 ; cf. également Fraschetti 2002, 734. Sur le modèle de « guerre sainte » de Constantin cf. Eck 2008. Cereti 2002. Cf. Bourgeois 2006 ; Levillayer 2010, 318. Sur le massacre de Bagaï cf. Shaw 2011, 164-167.

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Ces comportements fanatiques semblent avoir eu lieu dans des moments de crise ou bien de « breakthrough » : dans d’autres occasions, en Afrique, on préférait préserver les œuvres d’art du passé païen31. Cela ne semble pas être le cas de la christianisation de l’Arménie par saint Grégoire, narré dans le texte connu comme « Agathange », où les statues de culte de la déesse Anahit et des autres divinités, sont considérées comme des « figures de demons ». Ces simulacres n’ont pas de vie ; ils ne peuvent faire ni le bien ni le mal, ils ne peuvent honorer leurs ministres, ni punir ceux qui les outragent. Il n’y a qu’un esprit aveugle qui puisse adorer les dieux que vous honorez »32. À mon avis, dans le chapitre portant sur la répression des cultes païens après la christianisation de l’Arménie, ce texte donne une description particulièrement complète d’une guerre sainte33. En revanche, on pourrait considérer dans cette optique le pillage des cités de Grèce, d’Asie mineure et de Syrie grecques (et notamment du sanctuaire panhellénique de Delphes) par Constantin, afin de décorer l’Hippodrome de Constantinople34. L’historiographie ecclésiastique essaya de justifier cette démarche : aux dires d’Eusèbe, les statues de Delphes furent exposées à la dérision publique35. Plus tard, Sozomène préfère parler de « belles œuvres d’art » qui servaient d’ornement, tandis que les sites des sanctuaires « étaient désormais accessibles à qui voulait les lieux auparavant inaccessibles et connus des seuls prêtres »36. Gilbert Dagron a mis en valeur l’importance politique de cette sorte de « premier musée national d’antiquités ». À son avis, « ce n’est pas parce qu’elle était chrétienne, mais parce qu’elle avait perdu le fil chronologique de son histoire romaine et dévitalisé son passé grec que la seconde Rome put transférer des monuments encore chargés d’une certaine religiosité pour en faire des œuvres d’art inoffensives et un patrimoine culturel de la romanité »37. La désacralisation des statues permettait de les préserver, contre les excès de fanatisme, à cause de leur valeur artistique. Cela n’est pas sans rappeler la démarche de Vespasien qui avait rassemblé dans le Templum Pacis à Rome (inauguré en 75), des œuvres d’art provenant du monde

31 Lepelley 1994 ; Caseau 2001, et 2014, 33 (mais Shaw 2011, 227-235). Cf.  aussi Jacobs 2010, sur l’Asie Mineure ; et Stewart 1999 sur Antioche. En général, sur la rhétorique de la violence chrétienne cf. Gaddis 2005 et Sizgorich 2009. 32 Agathange arménien, § 777-790; 809-819; 836. Sur la démonisation des idoles païennes par les chrétiens cf. Caseau 2001, 82-86. 33 Cf. Traina, sous presse. 34 Cf. Caseau 2011, 108-110. 35 Eusèbe, Vita Constantini, iii, 54, 2. Cf. Frankfurter 2008, 146 : « Thus the crusade against heathenism through displacement and exposure of sacred images became assimilated to the art of civic spectacle ». Sur Delphes au ive siècle cf. Déroche 2005. 36 Sozomène, Historia ecclesiastica ii, 5, 2-3. 37 Dagron 2011, 71 ; cf. aussi 93 s.

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entier, destinées à l’exposition publique38. Dans l’Empire chrétien, cette désacralisation était la conséquence directe d’une victoire de la Foi sur l’ennemi païen. On ne peut donc exclure une sorte de réminiscence tardive de l’ancienne pratique orientale de s’approprier des statues de l’« ennemi », désacralisées – mais surtout neutralisées39 – par le biais de cette appropriation. Bibliographie Arnason, J. P., Eisenstadt, S. N. et Wittrock B. (ed.) 2005 : Axial Civilizations and World History, Leyde-Boston. Batsch, Ch. 2015 : Les écrits militaires des manuscrits de la mer Morte : Le Règlement de la guerre et autres textes guerriers, Revue internationale d’Histoire Militaire Ancienne (HiMA) 1.2, 3-13. Bourgeois, B. 2006 : La théorie de la guerre juste : un héritage chrétien ? Études théologiques et religieuses 81, 449-474. Caseau B. 2001 : ΠΟΛΕΜΕΙΝ ΛΙѲΟΙΣ : la désacralisation des espaces et des objets religieux païens durant l’antiquité tardive, in M. Kaplan (éd.), Le sacré et son inscription dans l’espace à Byzance et en Occident. Études comparées, Paris, 61-123. Caseau B. 2014 : Christianisation et violence religieuse : le débat historiographique, in M.-F. Baslez (éd.), Chrétiens persécuteurs. Destructions, excusions, violences religieuses au ive siècle, Paris, 11-36. Crouch C. L. 2009 : War and Ethics in the Ancient Near East. Military Violence in Light of Cosmology and History, Berlin-New York. Cereti, C. G. 2002 : Sconfiggere il demone della menzogna. Guerra santa, guerra giusta nell’Iran preislamico, in M. Liverani (éd.), Guerra santa e guerra giusta dal mondo antico alla prima età moderna, Studi Storici 43, 693-707. Cervelli, I. 2002 : In principio fu « la guerra santa di An », in M. Liverani (éd.), Guerra santa e guerra giusta dal mondo antico alla prima età moderna, Studi Storici 43, 777-839. Chlup, J. T. 2002 : Just War in Onasander’s Στρατηγικός, Journal of Ancient History 2, 37-63. Cohen, S. et Hurowitz, V.  A. 1999  : ‫( אוהלבהםימעהתוקח‬Jer 10  :3) in Light of Akkadian Parṣu and Zaqīqu Referring to Cult Statues, The Jewish Quarterly Review, n.s. 89, 277-290. Dagron, G. 2011 : L’hippodrome de Constantinople. Jeux, peuple et politique, Paris.

38 Josèphe, Bellum Iudaicum vi, 161. Bien évidemment, dans ce cas on ne pouvait pas avoir des statues : cette collection ne comprenait que les χρυσᾶ κατασκευάσματα du Temple de Jérusalem. On croit couramment que ces objets comprenaient la menorah, représentée dans le célèbre relief de l’arc de Titus, et qui ne faisait pas partie Josèphe ajoute que Vespasien fit une exception pour le Rouleau de la Torah et les tentures en pourpre, qui furent gardés dans le palais impérial. 39 Frankfurter 2008, 140 s.

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SECTION I

LES 2e ET 1er MILLÉNAIRES EN MÉDITERRANÉE ORIENTALE, ANATOLIE ET MÉSOPOAMIE

Jan Driessen*

THE BIRTH OF A GOD? CULTS AND CRISES ON MINOAN CRETE

The Late Bronze Age history of Crete is punctuated by a series of historical moments which can be identified as moments of considerable socio-political change: there is first of all the eruption of Santorini volcano and its related effects on Late Minoan IA (here dated to c. 1530 bc), then the fire destruction of many settlements and palaces in Late Minoan IB (c. 1450 bc), the destruction of the palace at Knossos (here dated to the late 14th c. bc.) and finally the period of troubles before and after 1200 bc when the entire Mediterranean was affected. These four moments of crisis are accompanied by a series of societal and cultural changes. In this paper I explore to what extent these different crisis moments provoked changes in cult and religious beliefs and, conversely, to what extent changes in cult may themselves have provoked societal changes. As such I hope to understand how a cult primarily focused on a female divinity during earlier Minoan phases developed into the polytheistic Greek cult centred on a male god.

All religions serve to unite cultural, social and personality systems into a significant unity, involving a common myth, ritual behaviour and something that is regarded as the holy. Through the performance and repetition of specific rituals, a link between the natural and the supernatural order is assured. When a crisis occurs – a situation regarded as unbearable such as a social, political, and natural or other type of disaster and which cannot be mastered by routine secular and sacred practices – rectification is needed.1 This is a complex process which often also involves scapegoating, looking for something or somebody to blame, and this can either be a specific group or the authorities. But this rectification will also predominantly take place in areas of projective or religious behaviour: a society under stress reacts primarily by intensifying mainstream religious and hence ritual behaviour.2 Hence, in archaeological terms, this should be reflected by a proliferation of evidence such as increased ritual deposition or exaggerated ritual * This research was made possible thanks to the Communauté française de Belgique – Actions de Recherche Concertées, ‘A World in Crisis?’; I also thank F. Gaignerot-Driessen, M. Devolder, S. Letesson and S. Déderix for remarks on an earlier version of this paper and A. Peatfield for the permission to cite part of his forthcoming paper and interesting discussions. I gladly dedicate this paper to Johannes Fabian. 1 A crisis has been defined as “a serious threat to the basic structures or the fundamental values and norms of a social system, which – under time pressure and highly uncertain circumstances – necessitates making critical decisions”; Rosenthal et al. 1989, 10. 2 For a recent example see [accessed 10.10.2014]. De la crise naquirent les cultes, éd. par Marco Cavalieri, René Lebrun et Nicolas L. J. Meunier, Turnhout, 2015 (Homo Religiosus II, 15), p. 31-44. ©FHG 10.1484/M.HR-EB.5.108417

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paraphernalia. If, however, this behaviour fails to reinstate normality, alternative ritual circuits are looked for and it is this type of cult that is known as a crisis cult, a non-official cult. Crisis cults then are ritual reactions by social groups that try to cope with a problem which routine secular or sacred practices cannot master.3 The best illustration remains the story of the golden calf: when Moses left to parlour with Yahweh, his people felt abandoned and within the power vacuum left behind, a crisis cult sprung up involving the veneration of a zoomorphic idol which provoked a violent reaction from Moses on his return which resulted in the reinstatement of the normal cult. This then seems to imply that a cult in crisis and a crisis cult are two different types of religious responses to adversity since the first will react through intensification, the second by the creation of an entirely new or largely new cult. But any crisis cult of course also indicates an official or mainstream cult in crisis and often results in the emerging of a new cult, mixing previous mainstream features with some distinctive new elements. The label crisis cult is of course a general term covering many different religious reactions to adversity, including cargo and liberation worship, revitalisation and salvation cults and many other types of religious movements that expect imminent, collective salvation.4 Many, perhaps most, institutionalised cults seem to have developed out of a crisis cult and many crisis cults eventually become institutionalised in the long run, if successful. Important work on crisis cults was done by Weston La Barre in 1971 and Johannes Fabian in 1981. As stressed by both, crisis cults are cults of crisis, not just cults responding to crisis.5 The realisation, however, that situations of import social disruption and upheaval affect the religious system, allows us to look at moments of important social change for expressions of either intensified or abnormal religious behaviour. Moreover, in the aftermath new religious features can, with some confidence, be explained as reactions to crisis situations. The present paper is a first attempt to do so where Minoan or Bronze Age Crete in concerned. Minoan civilisation has, in short, at least six key moments that are widely accepted as some kind of critical points, quantum leaps, phases during which a variety of major societal adjustments took place, both in a positive and a negative sense.6 These are: the construction of the First Palaces in Middle Minoan IB, or the 20th c. bc; their destruction and eventual reconstruction in the 18th and 17th c. bc; the eruption of Santorini volcano late in the 16th c. bc (a phase called Late Minoan IA); the 3 Driessen 2001, 362. 4 Trompf 1990, 1. 5 La Barre 1971; Fabian 1981, 110. 6 See e.g. Cherry 1983; Weingarten 1990; Cunningham 2007; Wiener 2013 and Macdonald forthcoming for some examples of quantum leaps or punctuated equilibria.

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destruction of the Second Palaces (apart from Knossos) in the 15th c. bc or Late Minoan IB; the final destruction of Knossos during Late Minoan IIIA2 at the end of the 14th c. bc and finally the destructions and abandonments taking place at the end of Late Minoan IIIB in the 13th c. bc. These are key-moments, critical times of major social change and although I will mainly concentrate in this paper on the Late Bronze Age, it is more than likely that all these moments affected the religious system.7 Somehow it may be expected that all major religious changes accompany or result from major social changes whereas there seems little evidence in literature to claim that religious changes announce or provoke social changes but perhaps I am mistaken. In most cases of emergent complexity, religion and cult were instruments of power and Minoan Crete, taking differences of scale into account, seems not to have been much different. As such, it seems that, throughout the main phases of Minoan history, the authorities in charge of the main settlements incorporated or suppressed rural ritual manifestations to counter potential religious and thus political fragmentation and decentralisation. This is most clearly illustrated by one explicit ritual practice that seems to have known great continuity throughout the millennium-long history of Minoan culture. The practice is known as commensality, the act of eating and drinking together.8 Since this involves serving and sharing, co-presence and social networking, it is also a mechanism of social integration and hence power.9 Since the Final Neolithic or 3500 bc, commensality seems to have been a highly ritualised practice with standardised and high quality equipment of drinking and pouring vessels that were often deposited once the ceremony was over.10 And while meat consumption seems to have been very important during the later phases of the Final Neolithic, especially at Phaistos, the collective ceremonies seem later, at least as far as we can tell, mainly to involve beverages (probably wine) although this may simply be a result of archaeological bias.11 The consumption was probably accompanied by music, dance, processions and other related actions and ended in the careful deposition of the equipment involved. In each of the main Minoan phases, a specific ceramic set can be identified, comprising fancy cups and serving vessels, sometimes bound to a specific ceramic ware, but always showing extraordinary investment.12 It is very likely that the nature of these commensality practices as well as the selection criteria of the participants changed gradually but this needs 7 See already Driessen 2001 and Driessen and Macdonald 1997, 96. 8 For a full discussion, see Dietler 2001; for some interesting remarks Whitley 2014. 9 There is plenty of literature on this topic, starting with Moody 1987; see also Hamilakis 2000. 10 The best evidence comes from Final Neolithic Phaistos, see Todaro 2013, 217–231. 11 At Nopigia-Drapanias, for example, meat consumption is clear but whether or not discarded animal bone existed in other deposits is not clear since bone material was rarely kept during earlier excavations; Harris and Hamilakis 2008. 12 See e.g. Day et al. 2006 for a discussion of Phaistian sets.

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much more study.13 But from the Final Neolithic onwards, these commensality practices were anchored in space and were taking place in specially constructed courts, the prime function of which seems to have been the enactment of such ceremonial gatherings.14 This court-related commensality is attested throughout Minoan history and seems only to have been brought partly indoors afterwards. Since the gatherings were certainly enhancing the social cohesion of the communities involved as well as their regional integration, they are both a symbol as well as an instrument of power and it is through the spatial manipulation of these commensality gatherings that we can follow the development of power structures throughout the Bronze Age. Hence, during Prepalatial times, it may be that such gatherings happened at different scales and levels whereas during the Protopalatial period, they were mainly concentrated in large settlements with court-centered buildings or ‘Palaces’. This seems also the case early in Late Minoan I but, by the end of the Neopalatial period, in the 15th c. bc, it looks like that these commensality practices may again have been proliferating, as shown, for example by the 10,000s of cups mixed with food remains at Nopigia-Drapanias in West Crete and a concentrated but massive deposit of a few 100 cups at Sissi.15 This again may point to some political fragmentation especially since the practice seems much more limited and concentrated during Late Minoan II before proliferating again in Late Minoan IIIA2-B. When asked what the precise nature of the religion was hiding behind this ritual deposition, we remain largely ignorant. Through the anchoring in time and space of the commensality practices, however, the courts may have been seen as sacred spaces, providing a setting for a communion with and a recollection of the divine through specific rites. Much of this may have been related to myths of origin and ancestry. Now whereas during the Final Neolithic, these commensality gatherings seem mainly to have taken place at Knossos and Phaistos, they seem to have taken place almost in every settlement during the Early Bronze Age and beginning of the Middle Bronze Age up to the construction of the palaces when they disappear from the countryside. During the Early Bronze Age and the beginning of the Middle Bronze Age, however, these drinking ceremonies were also taking place in another specific locale, that of tombs and cemeteries, which received major architectural investment, especially where the circular tombs are concerned. Whereas there is some limited evidence to show that some minor commensality practices happened during the primary deposition of the corpse, most evidence suggests that it was related to commemorations 13 In Neopalatial times, large numbers of simple cups suggest large-scale participation. These cups are very plain but the pouring and serving vessels become very sophisticated and often in non-ceramic valuable materials. 14 Driessen 2007; 2010. 15 Hamilakis 2000; Harris and Hamilakis 2008; Devolder 2011, 159; Liard 2011, 198.

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and the moment of interference with the remains and their secondary deposition. This suggests some kind of ancestor veneration. It cannot be excluded that ancestor veneration also played a role within the court-related rituals since especially at Final Neolithic Phaistos, human skeletal material was associated with commensality practices in the Central Court and anthropological parallels illustrate that ancestor veneration can take place outside funerary contexts.16 The ritual picture then shows a fragmented religious landscape which undoubtedly can be translated in a fragmented and decentralised political landscape. In the 20th/19th c. bc, we reach our first quantum leap: the construction of monumental structures we call ‘palaces’ in a few places including Knossos, Phaistos, and Malia. This seems, in each case, to have involved the substantial transformation of the earlier commensality courts into more closed-off complexes with dependencies that surprise because of the architectural investment. Apart from an increased attention to storage, it probably also implied a stricter, more regulated and controlled ritual behaviour and the addition of supplementary rites. It may also have meant a more strict selection in the participation criteria. The monumentalisation is accompanied by other major changes in ritual behaviour since the moment remarkably well coincides with the giving up of the construction of monumental circular and rectangular tombs.17 Although the funerary complexes are still used for gatherings, they may have become heavily ritualised and especially to have involved libations whereas large-scale commensality may henceforth have been limited to palatial courts.18 This suggests a move towards centralisation by the authorities that managed and monitored these central buildings or ‘palaces’. But almost as a rural alternative, two out-lying locales seem to have been invested with greater importance and are being used for the ritual deposition of clay figurines, decorated pottery and occasionally other objects, practices that are not attested within the settlements. These two locales are almost on the opposite sides of the topographic spectrum: on the top of high mountains at the so-called peak sanctuaries and within deep, sacred, caves. Both contexts are interpreted as reflecting more shamanistic practices and an attempt to reach altered states.19 There is much less evidence for commensality in these cases but it is not unlikely. Although both types of ritual depositions may have been announced by minor isolated, rural practices before, the sheer number of depositions now is striking. The quality of the material depositions suggests that, at least at the outset, the dedications in both

16 Especially Todaro 2013, 224–225 (with references). 17 Déderix and Devolder forthcoming. 18 The only exception is formed by the tombs of Kamilari and Hagia Triada (for which see Caloi 2011), something which should be explained by local geopolitics and perhaps the presence of dissident groups close to the Phaistos centre. 19 Morris 2004; Morris and Peatfield 2004; Peatfield 2007.

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peak and cave sanctuaries were made by more humble worshippers and may hence represent an alternative cult than the one performed within the larger settlements. Our second moment, the destruction of the First Palaces and the construction of the New palaces, is again accompanied by major changes. The palatial centres seem to have interfered and either subdued local religious expressions or incorporated them so that only a few peak sanctuaries and caves remained in use and those are all near major settlements. These now clearly show the involvement of more elite groups. This is especially obvious for the peak sanctuaries located near major centres as Iuktas for Knossos and Petsofas for Palaikastro, or the Idaean Cave for Zominthos, sanctuaries which became linked through processions with the main settlements and thus probably reflect state-authorised cults. These receive major investment, both in architecture and in valuable offerings, often in bronze, gold, silver and precious stones. This seems to be a clear manipulation by central authorities and an attempt to centralise cult practices. As such it may be argued that a mixing of practices occurred that were earlier perhaps considered as deviant and were now incorporated into the modified mainstream religion. This could explain why shamanistic practices and attempts to reach altered states now turn up in prestigious iconography and especially on private carriers such as gold rings. The same iconographic material now also clearly indicates that such behaviour is also practiced within the confines of palatial complexes and that it is linked to an anthropomorphisation or deification of Minoan religion. An important female figure – often the focus of adoration – shows up in much of the two-dimensional art of the Late Minoan I period. The best illustration is that of a fresco found at Late Minoan IA Akrotiri, on Santorini, but similar scenes are quite common in major Minoan settlements, especially in Central and East Crete, as illustrated by the recent discovery of an ivory box at Mochlos on which she features prominently.20 If she really can be considered as the Great Goddess, where does she come from? Was she always there but were there taboos on her representation and image till the period of the Second Palaces21? Or was she a late creation and Minoan religion did not have an anthropomorphic element before? Alan Peatfield recently suggested that she was specifically a Knossian creation and I think his argument is valid.22 During the earlier phases of the Bronze Age, the female aspect always played an important role. I have explained this by the existence of a matrilinear and matrilocal element in Minoan society, largely made up by corporate groups forming intermediate social units.23 This system would have largely prevailed throughout much 20 Soles and Davaras 2010. 21 Although some authors (Branigan 1969) have tried to see her origin in the Early Minoan anthropomorphic rhyta or the Middle Minoan dancing figures, other explanations are possible. 22 Peatfield forthcoming. 23 Driessen 2010 ; 2012.

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of the Bronze Age. For Peatfield, the Great Goddess would be the “transformation of the Ancestral founder of the Knossos Great House into a divine figure, a true deity. She is the ideological, symbolic, and spiritual representation of Knossian power”.24 By imposing her cult on dependent settlements and territories, Knossos was also imposing its own power – “the religious counterpart to the dominance of one palace” as Peatfield argues. This could not end well. And indeed our third moment, the eruption of Santorini volcano, may have triggered reactions in the religious sphere that were perhaps not only acerbated by the inefficiency of the existing cult to avert disasters provoked by nature – earthquakes, ash fall, tsunamis – but also by the Knossian-imposed system. Immediately afterwards, the male element in iconography becomes much more evident especially on some gold rings and their impressions.25 To understand what happens we should fast forward to the period after the destruction of the second palaces, our fourth moment. During the 14th c. bc, a centralised administration settles at Knossos, using the Linear B script to record matters in Greek.26 The Linear B tablets confirm that at least the Knossian elite now adhered to a polytheistic religion with Zeus Diktaios – a syncretised form of what is assumed to be a Greek Mainland divine figure with a clear Cretan element – as supreme divinity.27 The change from a Great Goddess to a Great God cannot have been unobserved but may have been prepared by the above mentioned male iconography that characterises the post-Santorini eruption phase.28 Still we may ask how Cretan Zeus was born. From Hesiod’s Theogony we learn how Zeus Kretagenes or Diktaion Zeus was born on the island in an inaccessible cave, high in the mountains, hidden from his father Kronos who he would later overthrow. The story of Zeus’ birth has both a hidden and a violent aspect which we may perhaps translate as a cult that started in secrecy or clandestine and which, when it was starting to spread, implied a period of turmoil and violence before it was generally accepted. Secrecy and violence are two of the aspects that, when they are related to religion, correspond well with what we understand as crisis cults. In fact, Antoninus Liberalis (19) adds the following: In Crete there is said to be a sacred cave full of bees. In it, as storytellers say, Rhea gave birth to Zeus; it is a sacred place and no one is to go near it, whether god or mortal. At the appointed time each year a great blaze is seen to come out of the cave. The story goes on to say that this happens whenever the blood from the birth of Zeus begins to boil up.29 24 25 26 27 28 29

Peatfield forthcoming. Drappier and Langohr 2004. Driessen and Langohr 2007. For religion in the Knossos Linear B tablets see especially Gulizio 2008. Driessen and Macdonald 1997, 97 and Driessen 2001, 368 for the suggestion. Postlethwaite 1999, 86.

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The great blaze coming out of the cave could potentially be an allusion to the Santorini Eruption and it makes the hypothesis that somehow the eruption was responsible for the emergence of a Cretan cult of Zeus perhaps a possibility. At Palaikastro, in the far east of the island, there existed an important sanctuary of Zeus Diktaion in later Greek times.30 As is the case in many Zeus sanctuaries, it received important metal dedications starting in the Geometric period and probably witnessed the construction of a temple from the archaic period onwards of which only the roof tiles and some architectural decoration has hitherto been found. A later inscription (ad 200) leaves no doubt about the identity of the cult and its importance. This is the Palaikastro Hymn to Diktaion Zeus. Mark Allonge has made some objections which especially relate to the age of the divinity implied and uses this to deny continuity between the Bronze and the Iron Age.31 Fact remains that a chryselephantine statue of a youth was found within a shrine dating to the Late Minoan I, post-Santorini eruption phase. This statue, known as the Palaikastro Kouros (Fig. 1), surprises because of the quality of its carving and the copiousness of precious materials used: ivory, gold, coral, steatite, Egyptian blue and it are these materials that suggest that it was a cult statue.32 The building it was kept in does not form part of a monumental central complex but is a modified private residence. Whereas the statuette is unique in its material and size, its pose is not, since many of the Middle Minoan terracotta figurines that depict worshippers in the peak sanctuaries, and especially at Petsofas, take the same stance.33 To the extent in which the cult of the Great Goddess may have been based on a combination of earlier ancestral practices connected to female founders and ecstatic behaviours that characterised peak sanctuary and cave cult, the cult of the young male as reflected by the Palaikastro Kouros seems to combine the idea of an anthropomorphic divinity with that of the male worshipper involved in the peak sanctuary and cave cult. This does not need to be Zeus, of course, but the presence of inscribed stone libation vessels explicitly mentioning Dikté from the peak sanctuaries, makes the connection plausible.34 But more than its existence, it is the destruction of the Palaikastro Kouros which is especially striking: at some stage around 1450 bc, somebody took the statue outside and then, holding it by the legs, smashed its head in hundreds of pieces so that part of the body fell down and other pieces dispersed, while the legs were thrown back into the shrine which burned down to the ground.35 Without explicit texts we cannot

30 31 32 33 34 35

Prent 2005, 350–353; Driessen-Gaignerot 2011. Allonge 2005 as well as Whitley 2009. See the different studies in MacGillivray et al. 2000; Sackett 2006. See esp. MacGillivray 2000; Sackett 2006. See already Crowther 1988 and now Davis 2014. Cunningham 2007.

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Fig. 1 : The Palaikastro Kouros (courtesy L. H. Sackett & J. A. MacGillivray)

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be sure but the female/male opposition seems rather interpellant and may hide the difficult birth of a male god on the island of Crete. The question is of course whether the male god of Palaikastro is the supreme god that appears immediately afterwards in the Linear B tablets. For the next 150 years, the palace of Knossos and its Linear B administration ruled large parts of the island. The tablets record the many offerings made to gods and shrines in its territory. Many of the divinities mentioned are Olympian and Diktaion Zeus – Diwe Dikatajo – takes pride of place, whereas some of the shrines such as the Daidaleion and the Labyrinth probably lay at the origin of later Greek myths. Archaeologically, however, these Olympian divinities are absent and will remain so till the late 8th and 7th c. bc. This means that, without the Linear B tablets, we would have been ignorant as to the precise religious system of the period, hiding behind our archaeological evidence. At the same time, we cannot exclude either that the evidence we have is not related to Olympian divinities but to some other, more indigenous religious system. As an example, I may mention the shrine of Hagia Triada near Phaistos in the Messara, our clearest cult assemblage dating to Late Minoan IIIA or the 14th c. bc, the time of the Linear B tablets of Knossos. This Shrine H comprises two rooms linked by a multiple door following a Minoan fashion and its walls too use the half-timbered construction that is typically Minoan.36 The floor of the main room was decorated with a plastered floor with a seascape which also should link up with Minoan traditions. But within the room are a series of ceramic tubular stands, called snake tubes, and kalathoi in front of a bench against the wall, on which some cups were placed, hence announcing a tradition of bench sanctuaries that are quite common during the 13th and 12th centuries bc. Whereas this type of shrine seems entirely new, some of the cult material existed already during the 15th c., as shown by the large tubular stands found at Myrtos Pyrgos.37 Stand shrines, according to a recent study, form one of the innovations of the post-Knossos destruction phase in Late Minoan IIIA, and seem clearly connected to the emergence of new social groups.38 During the subsequent period, shrines like these will proliferate all over the Cretan countryside and when the settlements grew in size, these shrines will receive large terracotta votive statues, probably representing the different groups that shared the shrine. The statues are dedications, not cult figures. The main question is whether these shrines hide Olympian divinities that are not yet represented or form a side-line development of Cretan cult? If they are a side-line development, one could argue that they started out of a crisis cult in LM IB as suggested by the evidence at Myrtos-Pyrgos. In this case we would have to assume that the Olympian divinities, apart from the intermezzo provided 36 Cucuzza 2001. 37 Cadogan 2008; 2009. 38 Driessen-Gaignerot 2014.

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by the Linear B tablets, were only worshipped in Mycenaeanised sites such as Knossos and Chania during LM IIIA but given up during the advanced Bronze Age when the palace administration disappeared, only to be re-introduced during the beginning of the Early Iron Age. The alternative is that the Olympian divinities were present from the 14th c. bc onwards but never explicitly represented and only anthropomorphised in the Iron Age. Again we return to the Great Goddess and the Kouros of Palaikastro: in the first case, there is no evidence that statues existed that were the object of adoration. All iconography is two-dimensional. Instead, we assume that priestesses enacted her presence in performances meant to invoke her epiphany. But the Palaikastro Kouros may, if we compare it to contemporary Near Eastern practices, be regarded as a cult statue, an object of devotion. Its violent destruction and the fact that cult statues would only start appearing in temples much later, suggests that it was an aberration which, in the contexts of the post-traumatic stress related to the Santorini eruption, may really be regarded as a crisis cult. The dominant female aspect of the cult in the shrines with the statues with uplifted arms and the absence of two-dimensional art dating to the advanced Late Bronze Age which unmistakably depicts divine figures, may well suggest that, apart from the intermezzo of the Neopalatial period, Minoan religion remained basically the same as it had been before the Knossos interventionist period: aniconic. And that, if at all, the Olympian cult remained a hidden cult for much of its early history, only to blossom in the Early Iron Age. By then, however, the Minoan past had been forgotten. Bibliography Alonge, M. C. 2005: The Palaikastro Hymn and the modern myth of the Cretan Zeus, Princeton/Stanford (accessed 12/10/2014). Branigan, K. 1969: The Genesis of the Household Goddess, Studi micenei ed egeoanatolici 8, 28-38. Cadogan, G. 2008: A Shrine – or Shrine Treasury – in the Country House at MyrtosPyrgos, in C. Gallou et al., DIOSKOUROI. Studies presented to W. G. Cavanagh and C. B. Mee on the anniversary of their 30-year joint contribution to Aegean Archaeology, Oxford, 6-14. Cadogan, G. 2009: Tubular stands in Neopalatial Crete in A.-L. D’Agata et al. (eds), Archaeologies of Cult: Essays on Ritual and Cult in Crete, Princeton, 201-212. Caloi, I. 2011: Changes and Evolution in Funerary and Non-Funerary Rituals during the Protopalatial Period in the Mesara Plain (Crete): The Evidence from Kamilari and the other Tholos Tombs, Rivista di Archeologia 35, 97-110.

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René Lebrun

QUELQUES ROIS HITTITES ET LEURS DIEUX PERSONNELS

Dans cet exposé il sera souligné combien fut importante la montée en puissance des divinités personnelles du couple royal hittite dès l’avènement de l’empire hittite (xivexiiie s. av. J.-C.) et dans quelle mesure celle-ci reflétait des soucis d’équilibre politique. L’on se rend compte que les dieux personnels du couple royal, véritable reflet d’options politiques, éclipsaient en partie les grandes divinités traditionnelles du monde anatolien. Le dieu de l’orage louvite, le dieu de l’orage de Nérik, Ishtar de Samuha ou encore le dieu Sarrumma en sont de bons exemples.

Durant le Royaume hittite et au début de l’Empire, nous observons une structure du panthéon officiel héritière des antiques croyances hatties et sublimant celle des panthéons locaux, laquelle se présentait grosso modo de la manière suivante : 1. un couple dominant composé du dieu de l’orage et de la déesse Soleil d’Arinna, auquel est parfois associée l’antique déesse-mère ; 2. les dieux protecteurs, en particulier des forces vives de la nature sauvage (souvent désignés par le sumérogramme dLAMMA) ; 3. les dieux de la guerre ; 4. une insertion éventuelle de divinités étrangères telles que la hourrite Šauška, le dieu Ea ; 5. les anciennes forces chthoniennes : montagnes, rivières, sources. Au sein des trois premières catégories, des hypostases locales sont souvent précisées, liées à une vénération particulière dans telle ou telle cité du Hatti : ainsi, signalons le dieu de l’orage de Nérik, celui de Zippalanda, Abara de Samuḫa, la déesse Ḫuwassanna à Ḫubesna, ou encore Télibinu très honoré à Ḫanḫana, Tawiniya et Turmitta. Ce schéma, assez structuré, va se trouver quelque peu bousculé, semble-t-il, dès les règnes de Mursili ii (1318-1290 av. J.-C.) avec l’apparition dans les textes, sur les sceaux et les reliefs d’une ou deux divinités entourant le souverain hittite de leurs conseils et lui assurant une protection particulière ; il s’agit de la divinité « personnelle », conseillère du souverain dans les situations délicates. La lecture des textes contemporains de Mursili ii nous montre ce roi protégé et conseillé par l’incontournable déesse Soleil d’Arinna (tradition hattie), en deuxième lieu par le dieu de l’orage et, ensuite, il nous faut mentionner Télibinu, fils du dieu de l’orage hatti, dieu de la végétation mais aussi de l’agriculture ; Mursili De la crise naquirent les cultes, éd. par Marco Cavalieri, René Lebrun et Nicolas L. J. Meunier, Turnhout, 2015 (Homo Religiosus II, 15), p. 45-50. ©FHG 10.1484/M.HR-EB.5.108418

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ii atteste d’une prière quotidienne récitée en son nom et adressée à Télibinu, « le dieu de ma personne » comme le qualifiait ce souverain. Une prière quotidienne est également adressée au nom du souverain à la déesse Soleil d’Arinna, sa protectrice. Nous restons ici dans un contexte de divinités hatties (pré-hittites). Cependant, une évolution se produit au niveau notamment des dieux protecteurs, probablement dans le cadre de la mise en place progressive des structures du jeune Empire et de la réorganisation nécessaire de l’État hittite (Mursili ii conquit notamment le grand royaume d’Arzawa, conforta la présence hittite en Syrie) ; songeons encore à l’épidémie de peste qui ravagea le Hatti durant de nombreuses années et qui fut à l’origine d’au moins quatre prières royales destinées à écarter ce fléau. Les Annales du souverain hittite signalent fréquemment combien dans ses campagnes le roi était aidé par l’Ištar LÍL/ ṢERI « l’Ištar de la steppe = le champ de bataille », à savoir la réplique hourrite de l’Ištar de Ninive, dénommée Šauška, dont le succès va se répandre dans l’Anatolie centrale et méridionale. La sensibilisation du monde hittite à la civilisation hourrite se développe sous Mursili ii. Un autre fait significatif est la grande confiance dont témoigne Mursili ii à l’égard du dieu de l’orage (Tarḫunt) muwatalli-, une épiclèse louvite répondant au sens de « acteur de la puissance » ; ce fait révèle l’ouverture au monde louvite bien présent au Sud et à l’Ouest de l’Anatolie1. Cet intérêt sera renforcé par le fait que Mursili ii dénommera le prince héritier Muwatalli, dont le règne sera particulièrement marquant. Effectivement, si un point intéressant relatif au règne de Muwatalli ii (env. 1290-1272 av. J.-C.) réside notamment dans le traité conclu entre lui et l’un de ses « vassaux », Alaksandus, roi de Wilusa (= vraisemblablement Troie), le fait le plus marquant de son règne est à coup sûr le déménagement de la capitale impériale hittite de Ḫattusa à Tarḫuntassa, cité à localiser, pensons-nous, en Pamphylie. La culture y est complètement louvite et le panthéon de la cité semble dominé par la personnalité du Tarḫunt piḫassassi, le dieu de l’orage à l’éclair2. Les raisons 1 Cf. Annales de Mursili ii : KBo 3. 4 II 3-4 : nu-mu dUTU URUArinna GAŠAN-YA d10 NIR.GÁL BELI-YA dMezzullas DINGIRMEŠ-ya ḫumantes piran ḫuier : « et la déesse Soleil d’Arinna, ma maîtresse, le dieu de l’orage tout-puissant (muwatalli), mon maître, Mezzulla et tous les dieux coururent devant moi (= vinrent à mon secours) », cf. grec προθέω de l’Iliade. 2 Pour le sens de piḫassassi, cf. Puhvel 1997, 256-257 : en fait, adjectif de relation louvite en – assi – formé sur piḫa –, « éclair, tonnerre ». Pour l’analyse et le rôle du dieu de l’orage piḫassassi, cf. Singer 1996, 185-189 (abrév. Muwatalli’s Prayer). Le panthéon de Tarḫuntassa nous est précisé par KBo 9. 98 + KUB 40. 46 où à la suite de l’énumération des divinités importantes du Hatti nous lisons au Ro : 6........ d10 pí2-ḫa-aš-š[a-aš-ši-iš] 7 dḪé-bat [URU] d10-aš-ša DINGIR[ME.]EŠ LÚME.EŠ DINGIRME.EŠ MUNUSME.EŠ 8 ḪUR.SAGMEŠ I7MEŠ da[-pí-aš] ŠA KUR URU d10-aš-š[a] 6 le dieu de l’orage (Tarḫunt) piḫass[assi] 7 Ḫébat de Tarḫuntassa, les dieu[x], les déesses,

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profondes de cette délocalisation vers le Sud demeurent toujours mystérieuses, d’autant plus que les vestiges de cette cité n’ont pas encore été retrouvés, que nous ignorons la date même approximative de sa fondation et que le règne de Muwatalli ii commence seulement à sortir de l’ombre. En se rapprochant de la Méditerranée, le souverain hittite obéissait-il à des considérations stratégiques d’un point de vue militaire autant qu’économique ? Les Gasgas pontiques étaient-ils de plus en plus redoutables ? La bataille de Qadeš a-t-elle joué un rôle dans ce choix ? De fait, des motifs stratégiques imposaient une présence officielle au bord de la Méditerranée plutôt que sur les hauteurs du Hatti, au climat assez rude, surtout en hiver. Vu les contacts entre le Hatti et l’Égypte une motivation religieuse ne doit pas être écartée. Le souverain hittite était-il fasciné par la nouvelle religion prônée par Aménophis iv/Akhénaton, par les débuts d’édification de la nouvelle capitale égyptienne Pi-Ramsès ? Il est assuré que pour des questions climatiques ou religieuses (célébrations de fêtes par exemple), voire sécuritaires, les rois hittites disposaient de résidences secondaires, ce qui ne signifie nullement que ces villes fussent des « capitales » ; nous pouvons évoquer notamment Sapinuwa (act. Ortaköy), ou encore Samuḫa et Katapa3. La personnalité de Muwatalli ii se trouve magnifiée par les deux reliefs de Sirkeli représentant le souverain en tenue sacerdotale ; le site commence à être fouillé méthodiquement et il n’est pas exclu qu’il recèle le tombeau de Muwatalli ii. La grande prière de ce souverain adressée à tous les dieux par l’intermédiaire de son dieu personnel, Tarḫunt piḫassassi, constitue aussi un document essentiel4. À côté de ce dieu, la promotion de Ḫébat de Tarḫuntassa est aussi remarquable, à savoir la promotion d’une déesse-mère 8 les montagnes, les rivières de t[out] le pays de Tarḫuntass[a] Le fait que le Tarḫunt piḫassassi soit le dieu personnel de Muwatalli ii ressort sans ambiguïté de la grande prière de Muwatalli ii à tous les dieux via l’intercession du Tarḫunt piḫassassi  et d’autre part, de la liste des dieux témoins du traité conclu entre ce grand roi hittite et Alaksandus de Wilusa (probablement Troie) où nous lisons : IV 29 [dUTUŠI mLa-ba-ar-na-aš LUGAL.GAL N]A-RA-AM d10 30 URUpí-ḫa-aš-ša-aš-š[i a-pé-e-da-ni me-mi-ya-]an-ni ḫal-zi-iḫ-ḫu-un 29 [(moi) Mon Soleil, le Labarna, le Grand Roi, a]imé du dieu de l’orage 30 de la ville piḫassass[i ] j’ai appelé (ce dieu) [pour cette affai]re Plus loin, nous lisons : 41 d10 URUpí-ḫa-aš-ša-aš-ši-iš ŠA SAG.DU [d]UTUŠI 41 le dieu de l’orage piḫassassi de la personne de Mon Soleil On peut se demander si le scribe de cet exemplaire du traité a, par distraction, ajouté le déterminatif de la ville devant piḫassassi ou s’il s’agit d’une allographie significative pour noter Tarḫuntassa. Notons encore que dans la tablette de Bronze, un des sept exemplaires officiels du traité conclu entre le Grand Roi hittite Tudḫaliya iv et Kurunta, roi de Tarḫuntassa, le dieu de l’orage piḫassassi est mentionné en iii 68, en iii 85-86 à la suite du dieu de l’orage muwatalli, et enfin en iv 49. 3 Cf. en particulier sur ce point Doğan-Alparslan, Alparslan 2011, 85-99, en particulier 90-97 ; trois raisons majeures du transfert de la capitale vers Ḫattusa sont évoquées en 97. 4 Pour l’édition critique et l’analyse philologique et historique de ce texte, cf. Singer 1996.

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hourrite particulièrement vénérée dans le Nord-ouest syrien et au Kizzuwatna5. Il convient de s’interroger davantage sur le rôle de la reine Danuḫépa, à l’origine une princesse hourrite, comme le révèle son nom théophore de Ḫébat, devenue l’épouse de Muwatalli ii. Il nous faut encore signaler un fait remarquable qui laissera des traces : le prince héritier, Urḫi-Tešub = futur Mursili iii, au nom typiquement hourrite, se place sous la protection du dieu Sarrumma, peu connu jusqu’alors et promis à un avenir lumineux, comme nous le verrons6. Mursili iii ramènera la capitale impériale à Ḫattusa, laissant cependant les statues des rois défunts à Tarḫuntassa : la raison profonde de ce retour au Hatti central reste mystérieuse. Il régna peu de temps et fut chassé, exilé à l’occasion d’un véritable coup d’état organisé par son oncle, le frère cadet de son père, Ḫattusili iii (1265-1240 av. J.-C.). Ce dernier avait commandé une partie des troupes hittites engagées dans la bataille de Qadeš et, après avoir épousé sur le chemin du retour la princesse Puduḫépa, fille de Bentešina, grand-prêtre de la déesse Ištar/Šauška dans la ville de Kizzuwatna-Kummani, capitale du pays de même nom (jadis un royaume indépendant mi-hourrite, mi-louvite jusqu’à ce que Suppiluliuma ier l’annexe), il dirigea le royaume vassal du Haut-Pays (capitale Ḫakmis)7. Quelques années plus tard il chassa Mursili iii d’Anatolie. C’est sous son règne et avec une probable complicité de son épouse, emblème de l’émancipation féminine, que le rôle des dieux personnels se confirma et devint significatif, sans doute au service d’un programme politique dont la religion n’était certes pas absente. Ḫattusili iii, soucieux de sauvegarder l’héritage hatti (pré-hittite) notamment par la reconstruction de la ville sanctuaire de Nérik (détruite par les Gasgas et ville dédiée à un dieu de l’orage) et la sauvegarde de l’usage de la langue hattie en tant que langue liturgique, rituelle (une comparaison avec la sauvegarde du latin dans la liturgie catholique ou anglicane s’impose), se plaça sous la protection particulière du dieu de l’orage de Nérik. D’autre part, probablement sous l’influence de son épouse Puduḫépa, il se choisit une deuxième divinité tutélaire, à savoir la déesse d’origine hourrite Ištar/Šauška de Samuḫa8, laquelle l’assistera dans tous les moments difficiles. Les reliefs tout comme les sceaux illustrent la présence et l’importance de ces deux divinités ainsi qu’une volonté politico-culturelle royale : à la fois la réactivation des traditions hatties à la base de la culture hittite classique et, 5 Ḫébat, à l’origine grande déesse-mère de la Syrie nord-occidentale, reprofilée à la mode hourrite, était particulièrement vénérée au Kizzuwatna et sous l’empire fut assimilée à la déesse Soleil d’Arinna et était l’épouse du dieu de l’orage. 6 Cf. par exemple, le sceau de Muwatalli ii et de la reine Danuḫépa dans Neve 1993, 58, Abb. 158. Pour le sceau de Urḫi-Tešub (nom hourrite signifiant ‘Tešub (est) vrai’) en tant que tuḫkanti (prince héritier), cf. Trémouille 2006 (à la suite de celui d’E. Laroche), 219. 7 Cf. Otten 1981 : texte : iii 10-13 et 45. 8 Pour l’importance d’Ištar de Samuḫa en tant que divinité tutélaire de Ḫattusilli iii et sa place à côté du dieu de l’orage de Nérik, cf. Lebrun 1976.

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d’autre part, l’intégration de l’importante culture hourrite dont le prestige était rayonnant dans une grande partie du Proche-Orient ancien, notamment en Syrie et au Kizzuwatna (Cilicie). Sous Ḫattusili iii, le dieu Sarrum(m)a n’occupe pas encore, semble-t-il, la première place bien que le prince héritier, futur Tudḫaliya iv, s’appelât Tašmi-Sarrum(m)a et que la reine Puduḫépa adressât à ce dieu de nombreuses offrandes en ex uoto à Uda, Urikina, Laiuna ou encore Gallazuwa9. Nous ignorons encore si la succession de Ḫattusili iii fut immédiate ou si elle fut l’occasion d’un coup d’état au bénéfice de Kurunta, fils de Muwatalli ii10. Le problème est à l’étude. En tous cas, avec l’accession au trône de Tudḫaliya iv, lequel joua un rôle très important en matière religieuse, nous constatons la place éminente du dieu Sarrum(m)a, omniprésent et présenté comme le dieu fils du couple suprême hourritisé à ce moment, à savoir Tešub, le grand dieu de l’orage, et la hourrito-syrienne Ḫébat assimilée à la déesse Soleil d’Arinna. À l’origine, Sarrum(m)a se profile comme un dieu montagne important du Kizzuwatna tout autant qu’un dieu protecteur et intercesseur11. Sur le relief de Hanyeri, lequel constitue à ce jour la plus ancienne représentation du dieu, Sarrum(m)a est qualifié de Mons.Rex (Roi-montagne). À l’époque moyen-hittite, le culte de Sarrum(m)a fut introduit à Sapinuwa (act. Ortaköy), à quelque 60 km de Çorum, à partir d’une « ancienne tablette du Kizzuwatna ». D’autre part, la fameuse tablette de bronze12 datant du règne de Tudḫaliya iv mentionne Sarrum(m)a comme une divinité LAMMA de Tarḫuntassa. Ainsi, deux divinités tutélaires de souverains hittites étaient vénérées dans la capitale éphémère de l’État hittite : Tarḫunt piḫassassi et Sarrum(m)a. Il est probable que ce dernier dieu ait été introduit en Syrie septentrionale depuis le Sud-est anatolien à la faveur d’un déplacement de populations depuis cette région vers Alep, Kargémiš et autres cités de ce secteur syrien, sans oublier les petits royaumes euphratiques tels que celui d’Émar. Nous constatons aussi que dans le sanctuaire rupestre de Yazılıkaya, lequel jouxte Ḫattusa, construit ou aménagé par Tudḫaliya iv, Sarrum(m)a connaît son heure de gloire dans un contexte religieux hourritisé : il figure en bonne place sur la scène centrale de la chambre A aux côtés de Tešub et de Ḫébat et est qualifié de « Tešub-bi ḫubiti : veau de Tešub », soit le dieu fils du taureau, une épithète déjà relevée dans quelques textes hourrites moyen-hittites, ce qui n’étonne guère quand 9 Tašmi-Sarrum(m)a : théonyme hourrite signifiant : « Sarrum(m)a (est) ? ». Pour les offrandes multiples de Puduḫépa à Sarrumma, cf. Trémouille 2006, 204 : offrandes à Sarrumma à Uda, Urikina, Laiuna, Gallazzuwa. 10 La découverte à Ḫattusa de sceaux au nom de Kurunta « Mon Soleil,  Tabarna, Grand Roi » interpelle, cf. Freu 1990, 45 s. ; elle laisse supposer un coup d’état (momentané) de Kurunta. 11 Concernant le dieu Sarrumma, cf.  les études fondamentales de  : Laroche 1963, 277-302  ; Trémouille 2006, 191-224 ; Trémouille 2010, 80-83. 12 Tablette de Bronze : un des sept exemplaires officiels du traité déposés dans des temples devant une divinité ; trouvé à Ḫattusa le 21 juillet 1986, ce document exceptionnel a été édité par Otten 1988.

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on sait les liens unissant tout dieu de l’orage et la montagne. Dans la chambre B du sanctuaire on remarquera le relief figurant le Grand roi Tudḫaliya iv en tenue sacerdotale et enlacé par le dieu Sarrum(m)a dont la tête est surmontée de la tiare aux cornes multiples illustrant son rang élevé. Cependant, l’on reste sur sa faim quant au fait de déterminer de façon plus précise et fonctionnelle la raison de cette promotion de Sarrum(m)a, laquelle ne semble s’être guère prolongée sous le règne de Suppiluliuma ii. Le souverain hittite voulait-il, dans une perspective d’avenir, s’appuyer davantage sur le Kizzuwatna et la Syrie du Nord à travers une divinité proche du dieu de l’orage sous sa forme hourrite mais aussi proche du peuple et liée à la plus haute antiquité religieuse sud-anatolienne. Au début du 1er millénaire av. J.-C., lorsque les cultes locaux eurent repris vigueur dans le cadre des petits royaumes syro-anatoliens indépendants et sous leur forme essentiellement louvite en raison de la dilution de l’empire hittite, on retrouve Sarrum(m)a vénéré en bonne place en tant que dieu-montagne (Mons.Rex) à Malatya 6, à Ancoz et sur Kululu 8. À l’époque gréco-asianique observons que le théonyme survit dans des anthroponymes théophores sous la forme Sarma, Zarma. La notion de divinités personnelles a été, semble-t-il, un moment fort et caractéristique de certains règnes de l’époque impériale hittite ; elle était en grande partie porteuse d’un message à finalité politique. Les règnes de Muwatalli ii, de Ḫattusili iii et de Tudḫaliya iv en constituent d’éclatantes illustrations, mais nous ne sommes pas au bout de belles et enrichissantes surprises ! Bibliographie Doğan-Alparslan, M et Alparslan, M. 2011 : Wohnsitze und Hauptstädte der hethitischen Könige, Istanbuler Mitteilungen 61, 85-99. Freu, J. 1990 : Hittites et Achéens, Nice. Laroche, E. 1963 : Le dieu anatolien Sarrumma, Syria 40, 277-302. Lebrun, R. 1976 : Samuha, foyer religieux de l’empire hittite, Louvain-la-Neuve. Neve, P. 1993 : Hattusa : Stadt der Götter und Tempel, Mainz. Otten, H. 1981 : Die Apologie Hattusilis iii, Studien zu den Boǧazköy-Texten 24, Wiesbaden. Otten, H. 1988 : Die Bronzetafel aus Boǧazköy, Ein Staatsvertrag Tuthalijas iv, Wiesbaden. Puhvel, J. 1997 : Hittite Etymological Dictionary, vol. P, fasc. 3, Berlin-New York. Singer, I. 1996 : Muwatalli’s Prayer to the Assembly of Gods Through the Storm-God of Lightning (CTH 381), Atlanta. Trémouille, M.-Cl. 2006 : Un exemple de continuité religieuse en Anatolie. Le dieu Sarrumma, Alter Orient und Altes Testament Neukirchener Verlag 337, 192-223. Trémouille, M.-Cl. 2010  : Sarrum(m)a, in Reallexikon der Assyriologie und Vorderasiatischen Archäologie, t. 12, Berlin, 80-83.

Johanne Garny

LA CRISE EN BABYLONIE AU 1er MILLÉNAIRE AV. J. -C. ET SON IMPACT DANS LE DOMAINE CULTUEL. QUELQUES OBSERVATIONS D’APRÈS L’ANALYSE DE L’ÉPOPÉE D’ERRA

L’Épopée d’Erra est la dernière grande composition de la littérature akkadienne et sans conteste un chef-d’œuvre, tant par son style que par son contenu. Au-delà d’un récit de type mythologique, narrant les désastres infligés à la Babylonie par le dieu Erra, cette œuvre semble être basée sur une période historique assez sombre du pays. En effet, le récit des campagnes furieuses de la divinité et le chaos que celle-ci sème dans la région trouvent des échos étonnants dans la situation troublée que connaît Babylone durant les premiers siècles du 1er millénaire av. J.-C. Cet article propose de s’attarder sur quelques observations d’après la lecture du texte de l’Épopée, qui pourraient apporter un certain éclairage sur cette période obscure. Nous examinerons en quoi la situation de crise en Babylonie à cette époque fut une inspiration dans le domaine littéraire et analyserons si elle a pu, par cet intermédiaire, influencer le domaine cultuel. Le lien entre crise et culte sera particulièrement mis en évidence : la crise favorise-t-elle l’émergence ou le développement de pratiques cultuelles, dans ce cas-ci le culte du dieu Erra ?

1. La Babylonie post-cassite : une période sombre de l’histoire La seconde moitié du 2e millénaire av. J.-C. est une époque de grands changements pour la Babylonie. Les puissants Cassites, peuplade probablement originaire du Zagros, occupent et contrôlent l’ensemble du territoire dès 1475 et n’en furent chassés que vers 1155, sous l’action combinée des Assyriens et des Elamites. La seconde dynastie d’Isin prend alors le relais et tente de lutter contre ses voisins élamites. Nabuchodonosor I réussit à restaurer pour un temps la prospérité de Babylone mais après son règne, le pays s’enlise dans une période de troubles d’ordre politique et économique, dont elle ne sortira véritablement qu’à l’avènement de l’empire néo-babylonien au milieu du ve siècle av. J.-C. Durant ces années sombres, la Babylonie connaît une succession de dynasties courtes qui reflètent l’instabilité chronique dans laquelle elle stagnera durant 400 ans. Le pays est en proie aux attaques de plus en plus nombreuses de groupes nomades, en particulier les Sutéens au nord, et les tribus araméennes. Il faudra attendre la prise de contrôle De la crise naquirent les cultes, éd. par Marco Cavalieri, René Lebrun et Nicolas L. J. Meunier, Turnhout, 2015 (Homo Religiosus II, 15), p. 51-62. ©FHG 10.1484/M.HR-EB.5.108419

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de l’Assyrie sur le territoire au milieu du viiie siècle av. J.-C. pour voir se dessiner les prémices d’une stabilité à plus long terme1. Les sources qui nous renseignent sur cette période ne sont pas nombreuses. Les documents écrits incluent des inscriptions royales, des textes administratifs et votifs, quelques lettres et traités de Babylonie même, ainsi que des inscriptions royales des royaumes qui l’entourent (Assyrie et Elam). Quelques documents plus tardifs peuvent également se révéler utiles, par exemple des listes de rois ou encore la fameuse Épopée d’Erra, récit à caractère mythologique qui sera analysé plus en détail ci-dessous. Quant aux sources archéologiques, elles sont très pauvres et ne seront pas évoquées dans le cadre de cet article. Il est possible de reconstituer une liste des souverains grâce à ces diverses sources, mais à part leur nom et quelques hauts faits pour certains d’entre eux, les informations restent très lacunaires2. 2. L’Épopée d’Erra 2.1. Introduction Malgré sa classification en tant qu’épopée ou poème, le récit des fléaux infligés par Erra à la Babylonie s’avère être néanmoins un témoin important pour l’histoire du pays3. En effet, l’œuvre semble bel et bien puiser dans les événements survenus au début du 1er millénaire av. J.-C., pour en faire l’arrière-fond historique du récit. Une des particularités de cette composition est qu’elle porte la mention claire de son auteur : Le compositeur de cette tablette/ce texte est Kabti-ilani-Marduk, fils de Dabibu. (v, 43)4

Bien que le texte ne soit pas encore restauré dans son intégralité, il est établi qu’il était inscrit sur cinq tablettes et devait compter environ 700 vers5. L’édition la plus complète à ce jour est celle de Luigi Cagni6. Tous les aspects de l’Épopée ne seront pas abordés dans le cadre de cette contribution, car cela nous éloignerait

1 Joannès 2000, 81-82. 2 Brinkman 1968, 3-24. 3 L’étude entreprise dans cet article se base en grande partie sur les travaux remarquables de Jean Bottéro et d’Erica Reiner, qui ont longuement analysé le texte de l’Épopée, ainsi que les amulettes inscrites de ce récit ; Bottéro 1978 et 1989 ; Reiner 1960. 4 Bottéro 1978, 109. 5 Bottéro et Kramer 1989, 680. 6 Cagni 1969. La découverte d’un nouvel extrait de la tablette ii de l’Épopée (IM 121299) permet de compléter l’édition de Cagni ; Al-Rawi et Black 1989.

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trop du sujet. Nous nous en tiendrons donc aux éléments essentiels qui nous permettront d’analyser un possible lien entre crise et culte7. Pour résumer brièvement, le récit nous raconte que le dieu Erra, alors qu’il se reposait, est tenté de prendre les armes par les sept démons appelés Sibbiti, ses officiers d’élite. Erra, par peur d’être méprisé par les humains et les animaux et de ne plus inspirer la crainte, finit par céder et se prépare à partir au combat et dévaster la terre. Son second, Ishum, essaie de l’en empêcher car il n’est pas favorable à la guerre pour la guerre. Cependant Erra ne l’écoute pas et va tout mettre en œuvre pour éloigner de son trône le grand dieu Marduk, protecteur de Babylone, afin d’avoir le champ libre pour commettre ses méfaits. Après avoir réussi à écarter le dieu pour un temps, Erra part pour des campagnes sanglantes à travers toute la région, ravageant les villes importantes de Babylone, Sippar, Uruk, Dur-Kurigalzu et Der. Finalement, grâce au discours flatteur d’Ishum, qui tente par cette ruse de détourner l’attention de son maître, Erra s’apaise. Les louanges de son second le comblent de satisfaction et il tourne sa soif de carnage vers les ennemis de Babylone (en particulier les Sutéens). Le récit se clôture par une prière pour que le pays retrouve sa prospérité et sa suprématie d’antan, afin de faire face à ses puissants adversaires. On apprend également que la récitation ou la simple lecture du récit permet d’obtenir une protection contre la mort prématurée due aux épidémies, aux guerres et aux diverses catastrophes8. 2.2. La question de la date Quand le récit fut-il composé à l’origine ? Et à quelle période fait-il allusion, si celle-ci est historiquement avérée ? Telles sont les interrogations que se posèrent de nombreux savants. Ces questions sont encore sujettes de nos jours à de nombreuses théories, et le débat sur ce point n’est toujours pas clos. Il y a d’une part la question de la date de rédaction de l’œuvre, et d’autre part celle de la période historique précise qui constitue la toile de fond du récit. Il est désormais établi que le récit des différentes campagnes de la divinité puise son inspiration dans des événements historiques. En effet, quelques éléments découverts à la lecture du texte ne laissent plus aucune place au doute. L’auteur mentionne notamment des populations qui furent à un moment donné les ennemis de la Babylonie, bien attestés dans les annales royales, tels les Cassites ou encore les Qutû9. Selon J. Bottéro, la description des différentes campagnes de la divinité, bien que parfois rédigées dans un style assez traditionnel, comporte 7 Pour d’autres analyses approfondies sur l’Épopée d’Erra, abordant des thèmes très divers, cf.  par exemple Machinist et Sasson 1983, ou encore Bodi 1991. 8 Bottéro et Kramer 1989, 707-717. 9 Bottéro et Kramer 1989, 718.

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néanmoins une bonne dose de réalisme et de détails précis, notamment d’ordre géographique et topographique, qui ne sont pas fortuits. Ne servant pas directement l’avancement du récit, ces éléments ne sont placés là que pour ancrer le récit dans un cadre historique défini. Bien que le but de Kabti-ilani-Marduk ne soit pas d’écrire une chronique d’événements survenus dans le passé, il utilise néanmoins un enchaînement précis de faits, afin de constituer la toile de fond de son œuvre, qui tente de fournir une explication étiologique aux bouleversements du pays durant le début du 1er millénaire av. J.-C.10 En étudiant de près le récit, J. Bottéro dégage un canevas général en trois étapes, qui correspond à trois moments s’étalant durant une assez longue période historique. Définir cette période n’est pas chose aisée et les chercheurs qui se sont penchés sur le sujet ne sont pas parvenus à un consensus. Nous développerons ici l’hypothèse de J. Bottéro qui nous semble la plus convaincante11. Selon lui, la mention constante d’une population nomade bien précise, les Sutû, est l’élément qui permet de déterminer avec précision à quelle époque le texte fait référence. En effet, l’Épopée cite à de nombreuses reprises ces puissants ennemis de la Babylonie, attestés également par d’autres sources écrites12. Ils sont cités comme responsables des malheurs d’Uruk : Sutéens et Sutéennes vociférant ont mis sens dessus dessous l’Eanna. (iv, 54-55)13

Ils sont également désignés coupables du chaos qui s’est abattu sur la ville de Der : Ishtaran t’a adressé ces paroles : Tu as réduit en désert la ville de Der […] et moi tu m’as abandonné, livré aux Sutéens ! (iv, 65-69)14

10 Bottéro 1978, 140-142. 11 La question de la période historique précise qui est choisie comme arrière-fond de l’Épopée n’étant pas le sujet principal de notre contribution, les autres hypothèses ne seront pas abordées. Les voici très brièvement. Maria-Grazia Masetti-Rouault considère que l’Épopée fut composée sous le roi assyrien Esarhaddon au viie siècle av.  J.-C., soit près de deux siècles après la période mentionnée dans l’hypothèse proposée par Jean Bottéro ; Masetti-Rouault 2010. Cependant, cela semble peu probable selon Wilfred Lambert étant donné qu’à cette époque la Babylonie n’a plus l’espoir de retrouver la place prééminente qu’elle occupait auparavant ; Lambert 1957-1958. Wolfram von Soden, quant à lui, considère que c’est sous le règne d’Eriba-Marduk au viiie siècle av. J.-C. que l’Épopée fut créée car on attribue à ce roi la réorganisation de Babylone après une période d’anarchie, notamment la restauration du culte d’Ishtar à Uruk ; Von Soden 1971. Cependant, la trame en trois séquences, développée par Jean Bottéro et qui nous semble convaincante, ne trouve pas de correspondance historique avec cette hypothèse. 12 Bottéro 1978, 144. 13 Bottéro et Kramer 1989, 700. 14 Bottéro et Kramer 1989, 701.

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Ce sont également eux qui sont particulièrement pointés du doigt lors de la louange finale, lorsque les protagonistes prient pour que Babylone se relève de ses cendres : Et que, tout affaibli qu’il est, Akkad terrasse les puissants Sutéens. (v, 27)15

Les Sutéens sont des nomades originaires du nord-ouest de la Mésopotamie16, qui se livraient régulièrement au pillage et semaient la terreur sur le réseau routier et caravanier de la région. Les sources textuelles y font référence dès le 3e millénaire av. J.-C., et jusqu’au milieu du 1er millénaire av. J.-C. (inscriptions royales, correspondance d’Amarna, documents cassites,…)17. Malgré qu’ils furent souvent en conflit avec la Babylonie durant ces nombreux siècles, J. Bottéro est parvenu à isoler une séquence historique en trois étapes, qu’il propose de rapprocher des événements décrits dans l’Épopée18 : Épopée

Etapes

Evénements historiques

Repos du dieu Erra

Étape 1 : Ère de paix et de prospérité pour Babylone

Début de la seconde dynastie d’Isin, en particulier règne de Nabuchodonosor i (1124-1103 av. J.-C.)

Les Sibbiti poussent Erra à perpétrer des massacres et à créer le chaos

Étape 2 : Anarchie générale, invasions de nomades et guerre civile à Babylone

De la fin de la dynastie d’Isin jusqu’au milieu du viiie siècle av. J.-C. Invasions de Sutéens sous Adad-aplaiddina (1067-1040 av. J.-C.)

Apaisement du dieu Erra qui retourne ses foudres contre les ennemis de Babylone

Étape 3 : Espoir que Babylone retrouve sa prospérité et puissance d’antan

Nabu-apla-iddina (vers 850 av. J.-C.) vainc les Soutéens et restaure pour un temps la prospérité du pays

Nous ne reviendrons pas ici sur l’étape 1 durant laquelle la Babylonie se portait bien. Il semblerait que la période de décadence économique et politique de la Babylonie (cf. étape 2) commence dès 1100 av. J.-C. et que cela ne fait qu’empirer durant les deux siècles qui suivent19. D’après une chronique néo-babylonienne 15 16 17 18 19

Bottéro et Kramer 1989, 705-706. Bottéro 1978, 144. Kupper 1957, 83-84. Bottéro 1978, 143 et 145-147. Bottéro 1978, 145.

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plus tardive, le roi Adad-apla-iddina (1067-1040 av. J.-C.) doit faire face à une invasion spectaculaire de populations nomades, en particulier ces redoutables Sutéens plusieurs fois mentionnés dans l’Épopée, ainsi que les Araméens20 : Adad-apla-iddina, le fils d’Itti-Marduk-balâṭu […] Le (pays de) Sutu se leva et emmena dans son pays le butin de Sumer et d’Akkad. (King, Chroniques ii, vi, 1.10-11)21

La situation ne va faire que s’aggraver jusqu’à l’arrivée sur le trône de Nabuapla-iddina vers 850 av. J.-C. qui, selon une tablette de pierre datant de son règne et découverte à Sippar, sera le grand vainqueur sur les puissants Sutéens qui ravageaient le pays depuis deux siècles (cf. étape 3)22. Le roi évoque dans son inscription que les Sutéens auraient auparavant pillé le temple du dieu Shamash à Sippar (sans doute du temps d’Addad-apla-iddina ou de ses successeurs immédiats) et que la divinité aurait alors demandé à Nabu-apla-iddina, qui venait de chasser ces Sutéens, de reconstruire son sanctuaire et ainsi restaurer son culte23. Le qualificatif de vainqueur des Sutéens et de vengeur du pays est particulièrement mis en avant dans la description du souverain : Nabu-apla-iddina, le roi de Babylone, l’élu de Marduk […] le vaillant héros […] qui a renversé l’ennemi du mal, les Sutu, dont le péché était grand, qui pour venger Akkad, pour rendre les villes habitables […]24. (King, BBSt, n°36)

Selon J. Bottéro, l’Épopée d’Erra, qui raconte des événements survenus aux alentours du règne d’Adad-apla-iddina, n’a pu être composée qu’au ixe siècle av. J.-C. sous Nabu-apla-iddina, lorsque la Babylonie pouvait à nouveau espérer reprendre une place importante sur l’échiquier du Proche-Orient. Car c’est l’espoir qui transparaît dans la louange de la fin du récit, espérance qui sera de courte durée, le pays retombant dans une situation difficile dès la fin du règne de Nabu-apla-iddina25. 3. Le culte du dieu Erra Nous avons peu d’informations concernant la religion durant cette situation de crise au début du 1er millénaire av. J.-C. Il est certain que la primauté du dieu Marduk, déjà amorcée à l’époque cassite, devint de plus en plus évidente, celui-ci 20 Kupper 1957, 105. 21 King 1907, 59-60. 22 Brinkman 1968, 189. 23 Kupper 1957, 105-106. 24 King 1912, 122. 25 Bottéro 1978, 147.

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devenant le seigneur du panthéon néo-babylonien26. Dès la seconde dynastie d’Isin27, un récit mythologique fut composé afin de le glorifier, l’Enuma Elish ou Épopée de la création, œuvre qui était récitée tous les ans à Babylone à l’occasion du passage à la nouvelle année28. Qu’en est-il alors du protagoniste principal de notre Épopée, le dieu Erra ? Est-ce une nouvelle divinité ? Depuis quand est-elle attestée, et surtout, pourquoi devient-elle au 1er millénaire av.  J.-C. le personnage central d’un récit mythologique ? Nos connaissances sur Erra sont très pauvres. Les sources le décrivent comme un dieu guerrier, particulièrement violent, et responsable des épidémies et fléaux divers qui touchent l’humanité29. Selon Roberts, il est également celui qui répand la famine30. Dès le 3e millénaire av. J.-C., il est associé au dieu Nergal, souverain des Enfers, bien que ces deux divinités soient à l’origine deux entités séparées31. Tout comme Nergal, Erra recevait un culte à Kutû, dans son temple E-meslam, et avait comme parèdre la déesse Mami32. Un hymne de l’époque sumérienne semble mentionner les deux noms pour désigner une seule et même divinité, et dans le récit de Nergal et Ereshkigal, le nom d’Erra apparaît également33. L’auteur de l’Épopée cite par deux fois le nom de Nergal, alors qu’il est évident qu’il parle du dieu Erra : Eux que le héros Nergal anéantit34. (iii, 31) Gloire au seigneur Nergal et au héros Ishum35. (v, 39)

Les premières attestations de cette divinité guerrière et violente remontent à la seconde moitié du 3e millénaire av. J.-C. : il apparaît dans des noms théophores akkadiens du sud de la Mésopotamie36. Au 2e millénaire av. J.-C., Erra est mentionné dans des prières royales mais les seules informations qu’elles nous livrent concernent l’aspect guerrier de la divinité37. Subitement, au 1er millénaire av. J.-C., Erra devient le personnage central de la dernière grande composition littéraire 26 Joannès 2000, 125-126. 27 Bottéro et Kramer 1989, 603. 28 Cf. la notice « Akîtu » dans Joannès 2001, 20-22. 29 Black et Green 1992, 136. 30 Roberts 1971, 14. 31 Lambert 1973, 356. Le dieu Nergal est par contre davantage documenté. En plus des récits mythologiques, il apparaît également dans des prières et des poèmes de dévotion. Cf. Foster 1993, 622-627. 32 Black et Green 1992, 135-136. 33 Horry 2013. 34 Bottéro et Kramer 1989, 696. 35 Bottéro et Kramer 1989, 706. 36 Roberts 1971, 12-13. 37 Cf.  The Electronic Text Corpus of Sumerian Literature et .

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akkadienne. Nous le retrouvons par la suite dans des textes de présage de l’époque séleucide, ainsi que dans des incantations néo-assyriennes où il est cité parmi d’autres démons et créatures néfastes38. Quelques anthroponymes de l’époque néo-assyrienne contiennent également le nom du dieu39. Erra semble donc jaillir de nulle part pour se tailler une place de choix dans la littérature babylonienne. Qu’en est-il alors de son culte ? La crise a-t-elle permis à cette divinité de sortir de l’ombre ? C’est ce que nous allons tenter de comprendre en nous penchant davantage sur la manière dont le texte fut utilisé. 4. Buts et usages « pratiques » de l’Épopée Après avoir abordé la question de la période historique et analysé quelque peu la divinité mise à l’honneur dans cette Épopée, il est intéressant de s’interroger sur le but recherché par l’auteur qui a composé ce récit. Était-ce simplement pour tenter de fournir une explication des siècles de troubles et de crise vécus par la Babylonie au début du 1er millénaire av. J.-C. ? Il est évident que Kabti-ilaniMarduk évoque le monde divin pour expliquer les raisons d’un tel chaos. L’auteur ne cède cependant pas à la tentation de blâmer les humains, comme c’est souvent le cas dans la tradition mésopotamienne. En effet, dans de nombreux récits littéraires en akkadien, les hommes sont punis car ils ont commis une faute et l’ont mérité. Ici au contraire, il dédouane l’humanité et rejette l’entière responsabilité sur la nature d’Erra, qui, en tant que dieu des fléaux, remplit ici très bien sa fonction. En effet, le récit nous raconte que tous les hommes souffrent des carnages infligés par la divinité, qu’ils soient justes ou pécheurs. De ce fait, si les hommes n’ont perpétré aucune faute, il fallait trouver une autre explication40. Toutefois ce n’est pas le seul but de l’Épopée et un second objectif se dévoile à la lecture de l’épilogue du récit. Etant donné la nature belliqueuse et dévastatrice du dieu, il pouvait à tout moment recommencer ses carnages, poussé en ce sens par les terribles Sibbiti. Comment donc se prémunir de cela ? Le second d’Erra, Ishum, nous livre la réponse dans la dernière tablette : l’Épopée peut jouer un rôle apotropaïque, si elle est récitée, apprise, recopiée ou simplement déposée dans la maison d’un individu. Elle peut dès lors le protéger des méfaits de la divinité car le texte contient des louanges et des flatteries, enseignées par Ishum, qui apaiseront Erra et le feront se détourner vers d’autres victimes41 :

38 Horry 2013. 39 Radner 1999, 405. 40 Bottéro 1978, 148-153. Cf. également Bodi 1991, 62-68 pour un avis divergent (offenses humaines envers les dieux et culpabilité des hommes, en lien avec le livre d’Ezéchiel). 41 Bottéro 1978, 161-162.

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Aussi, Erra-le-Preux fit-il cette déclaration : « Tout dieu qui prisera ce chant, que la prospérité s’amasse en son sanctuaire ! En revanche, celui qui le rejetterait, qu’il ne hume plus de fumigations ! Tout roi qui, en le récitant, exaltera ma gloire, qu’il régente l’univers ! Tout prince qui déclamera cette louange de ma vaillance, qu’il n’ait plus d’adversaire ! Tout aède qui le chantera, ne mourra point de male mort, et ses propos plairont à son roi, à son prince ! Tout scribe qui le maîtrisera, échappera à la disgrâce et deviendra notable en son pays ! Les lettrés qui, en leur académie, prononceront fidèlement mon nom, je leur dilaterai l’intelligence. Et toute maison où l’on aura déposé la présente tablette, Erra se mettrait-il de nouveau en fureur, et les Sibbiti referaientils un carnage, le glaive de male mort ne s’en approchera pas : toute sécurité lui sera garantie ! Que ce chant subsiste à jamais ! Qu’il demeure éternellement ! Que tous les pays, à l’entendre, célèbrent ma vaillance ! Que tous les peuples du monde, après l’avoir constatée, exaltent ma gloire42 ! (v, 48-62)

Ce qui est intéressant c’est que des extraits de l’Épopée furent retrouvés sur des tablettes ayant une forme particulière d’amulette43, décrite comme ceci par King : « a rectangular projection at the top which is pierced through horizontally, and by which it was evidently intended that the tablet should be hung up »44. Cela confirme bien l’usage pratique et apotropaïque de ces tablettes, et donc de l’Épopée elle-même. La plupart des amulettes n’étaient inscrites qu’avec des extraits de l’Épopée, principalement la tablette v qui contient le discours final d’Erra45, mais une version complète du récit fut également découverte sur une tablette-amulette trouvée à Assur46. Une petite amulette particulière, conservée actuellement au British Museum, contient, elle, les treize dernières lignes de la tablette iii de l’Épopée, lorsque Ishum adresse des prières au dieu Erra afin qu’il cesse ses massacres. Elle possède également une petite ligne de texte, qui court sur les tranches supérieure et gauche de la tablette, et dit ceci : Que moi, PN47, votre fidèle, je reste en bonne santé48 ! (BM 118.998)

Toutes les amulettes destinées à se protéger des épidémies et fléaux divers ne sont pas inscrites avec des extraits de l’Épopée. Il est certain que ce récit convenait 42 Bottéro et Kramer 1989, 707. 43 Je reprends ici en résumé l’excellente analyse d’Erica Reiner dans son article « Plague Amulets and House Blessings » de 1960. Toutes les remarques et observations qui suivent jusqu’à la fin du point 4, sont de cette auteure. 44 King 1896, 51. On a par ailleurs retrouvé une épingle en cuivre toujours en place dans le petit trou de cette projection rectangulaire, sur l’une des tablettes-amulettes (BM 118.998). Cf. Reiner 1960, 148. 45 Notamment deux copies de la recension de Ninive (Bu. 91-5-98, 174 et 186). Concernant l’analyse de ces tablettes, cf. King 1896. 46 Reiner 1960, 148. 47 Formule standard, dans laquelle le « PN » doit être remplacé par les noms du dédicant. 48 Reiner 1960, 148.

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parfaitement à ce genre de talisman protecteur, étant donné que les différents personnages qui y interviennent sont les mieux à même de décider si un individu sera affecté ou non49. Cependant, ce n’est pas le seul texte qui était utilisé pour servir de protection contre les fléaux divins. En effet, d’autres amulettes de ce type furent également mises au jour, cette fois contenant une prière directe aux protagonistes de l’Épopée, sans en retranscrire le texte tel quel. La prière est adressée à Marduk, Erra, Ishum et les Sibitti, et leur demande d’épargner l’individu qui adresse cette supplique50. Ces amulettes, qu’elles contiennent une partie de l’Épopée ou d’autres prières similaires, sont souvent adjointes de « diagrammes magiques », ce qui signifie que les parties des tablettes laissées vierges sont barrées avec des diagonales doubles ainsi qu’avec des lignes parallèles sur les côtés. Le but probable d’un tel procédé était d’éviter que quelqu’un n’écrive par la suite dans ces espaces vides, ce qui pourrait ôter toute fonction apotropaïque à ces précieux talismans. Sur les tablettes-amulettes de l’Épopée, ces diagrammes pouvaient être inscrits de prières invoquant encore une fois les personnages principaux51. Il est également intéressant de remarquer que cette Épopée connut un succès retentissant dès l’époque de sa rédaction. En effet, l’œuvre fut copiée en de nombreux exemplaires et fut diffusée à travers l’ensemble du Proche-Orient très rapidement52. Nous pouvons donc nous poser la question de l’existence d’une forme particulière de culte du dieu Erra, par l’entremise de ces tablette-amulettes que tout un chacun pouvait suspendre dans sa maison, culte qui serait né de la crise du début du 1er millénaire av. J.-C. et aurait continué à s’épanouir par la suite. Il est parfois étonnant de voir qu’un culte pouvait être voué à des divinités jugées hostiles ou néfastes. Cependant, l’homme ne peut rien contre ces entités qui sont par nature mauvaises. Il ne peut que glorifier leurs méfaits et les flatter, seul moyen de s’en protéger, et c’est la méthode qu’enseigne Ishum dans l’épilogue53. L’Épopée d’Erra n’est d’ailleurs pas la seule attestation d’un possible culte voué à des êtres maléfiques. En effet, il existe des sources qui mentionnent que les Sibbiti étaient en quelque sorte vénérés dès le début du 2e millénaire av. J.-C54.

49 Le dieu Marduk est le chef du panthéon babylonien et par conséquent possède tout pouvoir ; Erra est celui qui décide d’infliger ou non les fléaux ; les Sibbiti sont ses exécutants ; et Ishum, qui est appelé le « Seigneur qui circule pendant la nuit » (i, 22) pourra donc voir quelle maison possède une amulette suspendue à sa porte. Cf. Reiner 1960, 150. 50 Cf. par exemples le texte des amulettes Irak vii et K. 5984 (British Museum) dans Reiner 1960, 151. 51 Reiner 1960, 151-152. 52 Bodi 1991, 52. 53 Bottéro 1978, 162. 54 Bodi 1991, 102. Des incantations mentionnent explicitement sept démons, cf. Foster 1993, 849.

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Conclusion : peut-on parler d’un lien entre crise et culte ? Après l’analyse de toutes ces données, nous pouvons établir qu’il existe, selon nous, un lien entre la crise de la Babylonie au 1er millénaire av. J.-C. et la mise en avant d’une divinité jusqu’alors marginale et qui ne jouait aucun rôle dans les grands récits mythologiques55. Ce lien est indirect : la crise a engendré la composition de l’Épopée par un auteur qui a tenté d’expliquer les raisons de cette situation troublée, en faisant intervenir le monde des dieux. Et cet auteur a décidé d’en faire incomber la responsabilité à Erra, qui jusqu’alors n’avait pas été souvent mentionné dans les textes akkadiens. Ce faisant, il a contribué, notamment par ses excellents talents d’écrivain, à l’émergence d’une forme de culte de cette divinité, qui ne se déroulait pas spécialement dans un temple mais dans chaque maison individuelle. Il s’agit ici, selon nous, d’une religion davantage d’ordre privé, avec un côté très pratique, s’apparentant davantage à la magie : en possédant une copie de l’Épopée sur une tablette, l’intéressé se voyait muni d’une amulette qui le protégeait des fléaux qu’avait connus la Babylonie auparavant. L’Épopée était-elle utilisée dans le cadre d’un culte officiel voué à Erra ? Dans l’état actuel de nos connaissances, il n’est pas possible de l’affirmer, et cela reste donc une question qu’il serait intéressant de pouvoir analyser si de nouvelles sources étaient mises au jour. Bibliographie Al-Rawi, F. N. H. et Black, J. A. 1989 : The Second Tablets of « Išum and Erra », Iraq 51, 111-122. Black, J. et Green, A. 1992 : Gods, Demons and Symbols of Ancient Mesopotamia, Londres. Bodi, D. 1991 : The Book of Ezekiel and the Poem of Erra, Fribourg. Bottéro, J. 1978 : Antiquités assyro-babyloniennes, Annuaire de l’École Pratique des Hautes Études, 4e section, Sciences historiques et philologiques, 107-164. Bottéro, J. et Kramer, S. N. 1989 : Lorsque les dieux faisaient l’homme : mythologie mésopotamienne, Paris. Brinkman, J. A. 1968 : A Political History of Post-Kassite Babylonia: 1158-722 B. C., Rome. Cagni, L. 1969 : L’epopea di Erra, Rome. Caquot, A. et al. (ed.). 1970 : Les religions du Proche-Orient asiatique : textes babyloniens, ougaritiques, hittites, Paris.

55 Du moins sous cette forme et cette appellation précises, avec les fonctions de dieu de la guerre et des fléaux. Car le dieu des Enfers Nergal est, lui, bien attesté dans les autres grandes compositions littéraires (par exemple : Nergal et Ereshkigal).

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SECTION II

LES MONDES MYCÉNIEN, GREC ET HELLÉNISTIQUE

Charles Doyen

LA TABLETTE PY Tn 316 : UN CRISIS CULT ? S’il ne fallait retenir qu’un seul témoignage écrit relatif à la religion mycénienne, la tablette opisthographe de format « page » PY Tn 316 serait sans nul doute celui-là. De fait, depuis plus d’un demi-siècle, l’intérêt des mycénologues pour ce document exceptionnel – qui décrit l’acheminement de treize vases précieux et de dix êtres humains dans une localité et cinq sanctuaires, où sont honorées treize divinités – n’a jamais faibli, témoin le grand nombre de suggestions, d’hypothèses et d’interprétations auxquelles ce texte a donné lieu. À plusieurs égards, ce foisonnement d’exégèses a nui à la bonne intelligence du texte : pour beaucoup, il importait davantage de soutenir ou de réfuter telle ou telle analyse construite sur la base de Tn 316, plutôt que d’étudier ce document en lui-même. Dans le cadre de cette communication, nous proposons de réexaminer les pratiques cultuelles décrites dans cette tablette, dans le contexte de la crise de la société palatiale pylienne.

Mis à part les vestiges archéologiques, architecturaux et iconographiques1, notre connaissance de la religion mycénienne repose en bonne partie sur les tablettes en linéaire B. De nature essentiellement économique, ces documents ne nous font connaître aucun texte rituel ou mythologique, aucune épopée, aucune prière, aucune invocation, aucun hymne qui soit de près ou de loin comparable à ceux que nous possédons pour les civilisations proche-orientales contemporaines (Empire hittite, Royaume d’Ougarit, Nouvel Empire égyptien  etc.). Toute étude de la religion mycénienne passe donc nécessairement par l’examen minutieux, parfois rébarbatif, de textes comptables qui nous apprennent, presque incidemment, des noms de divinités encore honorées en Grèce au Ier millénaire (Poséidon, Zeus, Dionysos, Hermès, Héra, Artémis etc.) ou inconnues par ailleurs (Potnia, pe-re-82, Posidahéia, Diwia etc.), des noms de sanctuaires (Posidahion, Diwion etc.), des noms de desservants cultuels (prêtre, prêtresse, « porte-clefs », prêtres de Poséidon etc.), des noms de mois (pa-ki-ja-ni-jo-jo me-no, di-wi-jo-jo me-no etc.), de fêtes religieuses (Θεhοϕόρια, Ϝάνασσα, etc.) ou de rituels (ϕορηνοζωστήρια, λεχεhστρωτήριον, etc.)2. Malgré les difficultés méthodologiques inhérentes à la nature de notre documentation, le recoupement des informations livrées par différentes tablettes, qui 1 Cf. notamment Hägg 1996. 2 Cf. en particulier Gérard-Rousseau 1968 ; Adrados 1972 ; Baumbach 1979 ; Hiller 1981 ; Palmer 1983a et 1983b  ; Chadwick 1988  ; Rougemont 2005  ; Weilhartner 2005  ; Bendall 2007 ; Palaima 2008 ; Lupack 2010 ; Hiller 2011 ; Weilhartner 2012. De la crise naquirent les cultes, éd. par Marco Cavalieri, René Lebrun et Nicolas L. J. Meunier, Turnhout, 2015 (Homo Religiosus II, 15), p. 65-83. ©FHG 10.1484/M.HR-EB.5.108420

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concernent le même sujet, proviennent du même endroit et/ou ont été écrites par le même scribe ou différents scribes travaillant en équipe, permet dans certains cas d’étayer notre compréhension des structures religieuses mycéniennes. Il en est ainsi, notamment, pour la cinquantaine de tablettes pyliennes, principalement de format « feuille de palmier », regroupées dans la série PY Fr, qui enregistrent pour la plupart des livraisons d’huile parfumée effectuées dans un contexte cultuel3. L’examen croisé de la documentation permet de mettre en évidence l’existence de quatre fêtes religieuses (Wanassa, Dipsia, Xenwia, pa-ki-ja-ni-ja) et de plusieurs rituels (po-ro-wi-to, to-no-e-ke-τήριον, λεχεhστρωτήριον à pa-ki-ja-na) nécessitant la livraison d’huile parfumée (tableau 1). Se dessine ainsi une ébauche du calendrier cultuel « ordinaire » du royaume de Pylos, rythmé par des fêtes récurrentes d’année en année, qui finissent par donner leur nom aux différents mois4. Apparaissent des noms de lieux (palais de Pylos, pa-ki-ja-na et différentes régions du royaume) et d’acteurs cultuels ou de divinités (wanax, Poséidon, Potnia etc.), qui forgent notre représentation de la géographie religieuse du royaume pylien et permettent même un semblant de hiérarchisation, par le truchement d’une comparaison entre les quantités d’huile livrées à telle ou telle occasion. Il convient cependant d’examiner avec la plus grande circonspection ces données brutes, eu égard au caractère partial et partiel de notre documentation : d’une part, les tablettes nous informent exclusivement du point de vue de l’administration chargée de gérer certaines denrées transitant par les magasins palatiaux ; d’autre part, les aléas de la conservation des tablettes et leur spectre chronologique restreint (quelques mois tout au plus avant la destruction des palais) nous privent probablement de renseignements essentiels. Outre ces informations sur certains rites ordinaires d’un palais mycénien, les mycénologues ont tout naturellement cherché à découvrir la trace de pratiques religieuses extraordinaires – les Crisis Cults évoqués dans le titre de notre Colloque –, en lien avec la décrépitude progressive des sociétés palatiales durant les dernières décennies de leur existence, ou même lors des événements dramatiques qui aboutissent à la ruine définitive des palais5. Cette tentation était d’autant plus justifiée que les tablettes en argile, qui constituent la majeure partie de la documentation écrite mycénienne, sont précisément contemporaines des derniers mois de la vie des palais et sont donc susceptibles, a priori, de livrer un témoignage de première main sur le contexte de leur destruction6.

3 Cf.  notamment Ventris et Chadwick 19732,  476-483  ; Shelmerdine 1985  ; Milani 1996  ; Sacconi 1996 ; Bendall 1998-1999 ; Bendall 2001 ; Bendall 2007, 96-104 ; Weilhartner 2005, 120-133 ; Doyen 2011, 204-225. 4 Cf. Trümpy 1989 (notamment 193-195, § 2.1) ; Trümpy 1997. 5 Cf. par exemple Baumbach 1983. Contra, Hooker 1982 ; Palaima 1995. 6 Palaima 1995.

28 mesures sa-pe-ra ra 24 mesures 12 mesures 8 mesures 4 mesures 4 mesures [—] 24 mesures 24 mesures 24 mesures 4 mesures [—] [—] [—]

wanax wanax po-ro-wi-to Potnia Poséidon to-no-e-ke-τήριον e-re-de [—] po-ro-wi-to po-ro-wi-to wanax e-qo[–] (?) e-qo-me-ne[—] (?) Potnia [—]

Δίψια

72 mesures

wanax

Ϝάνασσα

Quantité

Destinataire

Occasion

[ole ?]

[ole ?]

[ole ?]

ole+a

ole+pa

ole+a

ole+p̣ạ

[ole ?]

ole+pa

ole+pa

ole+a

ole+pa

ole+a

[ole ?]

ole+pa

Idéogramme

non identifié

st. 1202, m. 2

c. II

st. 1217, c. II

st. 1202, m. 2

st. 1217, c. II

c. II

st. 1202, m. 2

st. 1202, m. 2

st. 1202, m. 2

st. 1219, c. II

st. 1202, m. 2

st. 1219, c. II

st. 1219, c. II

st. 1202, m. 2

st. 1202, m. 2

Scribe

Tableau 1 : Fourniture d’huile parfumée aux différents bénéficiaires lors de différentes fêtes (PY Fr)

[Fr 1245] (?)I

Fr 1231, l. 1

Fr 1338

Fr 1240

Fr 1220, l. 2

Fr 1218

Fr 1232

Fr 1251

Fr 1228

Fr 1222

Fr 1219

Fr 1235, l. 2

Fr 1221

Fr 1215

Fr 1227

Fr 1235, l. 1

Référence

LA TABLETTE PY Tn 316

67

ole[

ole+a

ole+pa

ole+pa

ole

Idéogramme

st. 343, m. 4

st. 1217, c. II

st. 1202, m. 2

st. 1202, m. 2

st. 1202, m. 2

Scribe

Fr 343[+]1209III

Fr 1217

Fr 1224II

Fr 1216

Fr 1231, l. 2

Référence

I: Ce fragment pourrait également concerner les pa-ki-ja-n-ια : cf. Doyen 2011, 217. II: La tablette Fr 1224 indique que Poséidon reçoit de l’huile parfumée durant le mois pa-ki-ja-n-ιος ; il est vraisemblable que cette offrande ait un lien quelconque avec les pa-ki-ja-n-ια. III: Pour ce raccord et ses conséquences, cf. Petrakis 2010.

[—]

Poséidon

2 mesures

Poséidon 4 mesures

80 mesures



pa-ki-ja-n-ια —

de 24 à 47 mesures



Ξένϝyα

Λεχεhστρωτήριον à pa-ki-ja-na

Quantité

Destinataire

Occasion

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LA TABLETTE PY Tn 316

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À cet égard, la tablette opisthographe de format « page » PY Tn 316 est très vite apparue comme un document d’une importance exceptionnelle, dès le déchiffrement du linéaire B7. Ce document est, en effet, singulier à plusieurs titres. Au point de vue formel d’abord, la structure de la tablette est peu banale. Au recto, des lignes de réglage délimitent une ligne de titre (r.1) et deux paragraphes de quatre lignes (r.2-5 et r.7-10), séparé par une ligne blanche (r.6) ; le nom du palais de Pylos (pu-ro, Πύλος) est inscrit en grands caractères dans l’espace laissé libre à gauche des deux paragraphes, mais seul le premier paragraphe fut effectivement inscrit ; la moitié inférieure du recto est restée vide. Au verso, le scribe a tracé quatre paragraphes, qui portent également le nom de Pylos en grands caractères : le premier paragraphe compte trois lignes (v.1-3) ; les trois autres, quatre lignes (v.4-7, v.8-11 et v.13-16) ; une ligne blanche sépare le troisième et le quatrième paragraphes (v.12) et un espace correspondant à la taille d’un paragraphe est laissé vide en bas du verso ; seuls les deux premiers paragraphes furent inscrits entièrement ; le troisième paragraphe ne compte que trois lignes inscrites sur les quatre disponibles ; le quatrième paragraphe est resté entièrement blanc. La disposition systématique du texte en paragraphes nettement séparés dénote en outre le souci d’une mise en page élaborée qui paraît étranger à la plupart des tablettes mycéniennes. Cette impression est confirmée par l’emploi à quatre reprises d’un même formulaire figé, qui se distingue notamment par l’utilisation de formes verbales et de marqueurs de coordination – et tranche dès lors fortement avec le style télégraphique de la documentation mycénienne –, à tel point que l’on a cru y découvrir, sans doute dans un excès d’optimisme, une tournure typique de la langue épique, voire l’héritage d’un fonds rituel indo-européen8. Le contenu de la tablette, ensuite, est au moins aussi extraordinaire que son aspect : d’une part, elle enregistre l’offrande de vases précieux offerts en do-ra (δῶρα, « cadeaux ») et d’êtres humains amenés en tant que po-re-na (ϕορῆνας, « porteurs » ?) dans divers sanctuaires du royaume de Pylos ; d’autre part, elle donne à voir une image complexe d’un certain panthéon pylien, qui comprend treize divinités réparties dans cinq sanctuaires et dans le district sacré de pa-kija-na, regroupées par affinités électives ou par commodité topographique, et hiérarchisées en fonction du prestige et du nombre des offrandes qu’elles reçoivent. Enfin, le fait que cette tablette ne connaît aucun parallèle, ne s’inscrit dans aucune série cohérente et fut rédigée par un scribe (voire deux !) pratiquement inconnu

7 Cf. entre autres Palmer 1953 ; Merlingen 1958 ; Ventris et Chadwick 19732, 284-289, 458-464 ; Bennett 1979  ; Sacconi 1987  ; Sergent 1990  ; Hiller 1991  ; Palaima 1995  ; Palaima 1999  ; Μαθιουδακη 2003-2004 ; Boëlle 2004, 29-36 ; Weilhartner 2005, 140-144 ; Uchitel 2005 ; Duhoux 2008, 321-335 ; Godart 2009 ; Doyen 2011, 226-260 ; Duhoux 2013, 75-80 ; Weilhartner 2013, 152-153, 163-167. 8 Nagy 1994-1995 ; Willi 1994-1995. Contra, Palaima 1996-1997.

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par ailleurs ajoute au parfum de mystère qui plane autour des modalités de rédaction et de la finalité de ce document. PY Tn 316 (pièce d’archives 8) – 12,0 × 19,5 × 2,3 cm – Scribe : main 44 (et 44bis ?)9 r.1 r.2 r.3 r.4 r.5 r.6 r.7 r.8 r.9 r.10

→ v.1 v.2 v.3 v.4 v.5 v.6 v.7 v.8 v.9 v.10 v.11 v.12 v.13 v.14 v.15 v.16

po-ro-wi-to-jo , i-je-to-qe , pa-ki-ja-si , do-ra-qe , pe-re , po-re-na-qe pu-ro a-ke , po-ti-ni-ja aur *215vas 1 mul 1 ma-ṇạ-sa , aur *213vas 1 mul 1 po-si-da-e-ja arg (?) *213vas 1 mul 1 ti-ri-se-ro-e, aur *216vas 1 do-po-ta arg (?) *215vas 1         angustum          uacat          uacat          uacat pu-ro          uacat          reliqua pars sine regulis

i-je-to-qe , po-si-da-i-jo , a-ke-qe , wa-tu do-ra-qe , pe-re , po-re-na-qe , a-ke pu-ro aur *215vas 1 mul 2 qo-wi-ja , ṇạ-• , ko-ma-we-te-‘ja’ i-je-to-qe , pe-ṛẹ-*82-jo , i-pe-me-de-ja-qe di-u-ja-jo-qe do-ṛạ-qe , pe-re-po-re-na-qe , a , pe-re-*82 aur + *213vas 1 mul 1 i-pe-me-ḍẹ-ja arg (?) + *213vas 1 di-u-ja aur *213vas 1 mul 1 pu-ro e-ma-a2 , ̣a-re-ja aur *216vas 1 vir 1 i-je-to-qe , di-u-jo , do-ra-qe , pe-re , po-re-na-qe a-ḳẹ di-we arg (?) *213vas 1 vir 1 e-ra arg (?) *213vas 1 mul 1 di-ri-mi-jo⌞⌟di-wo , i-je-we , arg (?) *213vas 1 [ ] uacat pu-ro          uacat         angustum          uacat          uacat          uacat pu-ro          uacat          reliqua pars sine regulis

9 Pour l’édition de ce texte, cf.  Bennett et  Olivier 1973  ; Bennett  1992, 110  ; Godart 2009  ; Doyen 2011, 242-243. Selon Godart (2009, 99-110 ; 2012, 99) et Olivier (2012, 111-116), deux scribes différents auraient collaboré à la rédaction de PY Tn 316 : le premier serait responsable de r.1-6 ; le second, de r.7-10 et de v.1-16.

LA TABLETTE PY Tn 316

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Recto po-ro-wi-t-οιο. Πύλος ἵετοί-κϝε pa-k-ιᾶνσι, δῶρά-κϝε ϕέρει, ϕορῆνάς-κϝε ἄγει· Ποτνίᾳ· aur *215VAS 1, mul 1· ma-ṇạ-s-ᾳ· aur *213VAS 1, mul 1· Ποσιδαhείᾳ· arg (?) *213VAS 1, mul 1· Τρισhηρώhει· aur *216VAS 1· do-po-t-ᾳ· arg (?) *215VAS 1. Πύλος (uacat). « Pendant le po-ro-wi-to. Pylos accomplit une cérémonie à pa-ki-ja-na, et apporte des cadeaux, et mène des “porteurs” : pour Potnia, 1 calice en or, 1 femme ; pour ma-ṇạ-sa, 1 bol en or, 1 femme ; pour Posidahéia, 1 bol en argent (?), 1 femme ; pour Trishêrôs, 1 coupe en or ; pour do-po-ta, 1 calice en argent (?). Pylos (uacat). » Verso Πύλος ἵετοί-κϝε Ποσιδαhίοι, ἄγει-κϝε ϝάστυ, δῶρά-κϝε ϕέρει, ϕορῆνάς-κϝε ἄγει· aur *215VAS 1, mul 2· qo-wi-ja ṇạ-• ko-ma-we-te-ja. Πύλος ἵετοί-κϝε pe-re-82-ίοι, Ἰϕεμεδειαáίοιñ-κϝε Διϝyαίοι-κϝε, δῶρά-κϝε ϕέρει ϕορῆνάςκϝε ἄáγειñ· pe-re-82· aur + *213VAS 1, mul 1· Ἰϕεμεδείᾳ· arg (?) + *213VAS 1· Δίϝyᾳ· aur + *213VAS 1, mul 1· Ἑρμάhᾳ Ἀρηίᾳ· aur *216VAS 1, vir 1. Πύλος ἵετοί-κϝε Δίϝyοι, δῶρά-κϝε ϕέρει, ϕορῆνάς-κϝε ἄγει· Δίϝει· arg (?) *213VAS 1, vir 1· Ἥρᾳ· arg (?) *213VAS 1, mul 1· Δριμίῳ, Διϝὸς ἱέϝει· arg (?) *213VAS 1 [     ]. Πύλος (uacat). « Pylos accomplit une cérémonie au sanctuaire de Poséidon, et mène les gens de la ville, et apporte des cadeaux, et mène des “porteurs” : 1 calice en or, 2 femmes ; qo-wi-ja ṇạ-• ko-ma-we-te-ja. Pylos accomplit une cérémonie au sanctuaire de pe-re-82, et au ásanctuaire d’ñIphémédéia, et au sanctuaire de Diwia, et apporte des cadeaux, et mèáneñ des “porteurs” : pour pe-re-82, 1 bol en or, 1 femme ; pour Iphémédéia, 1 bol en argent (?) ; pour Diwia, 1 bol en or, 1 femme ; pour Hermès Arêias, 1 coupe en or, 1 homme. Pylos accomplit une cérémonie au sanctuaire de Zeus, et apporte des cadeaux, et mène des “porteurs” : pour Zeus, 1 bol en argent (?), 1 homme ; pour Héra, 1 bol en argent (?), 1 femme ; pour Drimios, fils de Zeus, 1 bol en argent (?), [     ]. Pylos (uacat). » De l’avis général, la tablette PY Tn 316 enregistre un ensemble de rites religieux accomplis par le palais de Pylos dans le district sacré de pa-ki-ja-na (r.2-5) et dans

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divers sanctuaires identifiés nommément (v.1-10). Cependant, les conditions de rédaction de la tablette ainsi que la nature des cérémonies qui y sont décrites ont fait l’objet d’analyses très divergentes. Plusieurs indices évoquent précisément un Crisis Cult10. D’une part, la structure passablement perturbée de la tablette et les nombreuses traces de rasurae ont fait songer à une rédaction effectuée dans l’urgence, voire dans la précipitation ; les deux paragraphes vides, au recto et au verso, ainsi que la moitié inférieure du recto, laissée blanche, donnent même l’impression que le texte n’a pas pu être achevé, faute de temps. D’autre part, l’énumération des principaux dieux du panthéon pylien, l’offrande de vases en métal précieux – identifiés comme des objets très anciens – et la mention d’êtres humains amenés aux divinités ont paru signifier que le palais de Pylos, à l’approche de la catastrophe, avait vainement tenté de se concilier ses dieux ancestraux, lors d’une cérémonie exceptionnelle, en leur offrant des vases de grande valeur et des sacrifices humains. Qu’en est-il vraiment ? Une étude paléographique méticuleuse a permis de préciser les conditions de rédaction de ce document11. Le recto de la tablette, palimpseste, a d’abord fait l’objet d’un essai de mise en forme au moyen de lignes de réglage. Le scribe a ensuite modifié ce projet pour inscrire la ligne de titre (r.1) et un premier paragraphe de quatre lignes (r.3-5), où le nom de Pylos, écrit en caractères de taille moyenne, occupe la hauteur de deux lignes (r.3-4). Le même scribe, ou une autre main12, a ensuite préparé le réglage d’un second paragraphe de quatre lignes, en inscrivant en grands caractères le nom de Pylos sur toute la hauteur de ce paragraphe (r.7-10). Pour une raison inconnue, il a interrompu son travail et a laissé blanc le second paragraphe. En suivant le principe de présentation élaboré au recto, le scribe a alors séparé le verso de la tablette en quatre grandes sections, qui devinrent au fur et à mesure des paragraphes de trois et quatre lignes, avec un espace sur toute la hauteur du paragraphe pour écrire le nom de Pylos en majuscules. De nouveau, le dernier paragraphe a été tracé, mais est resté blanc : probablement le scribe avait-il l’intention d’y recopier les informations écrites au recto de la tablette, avant de se raviser in extremis13. Au vu de ces aléas de rédaction, il est évident que PY Tn 316 ne doit pas être considéré comme texte cohérent et continu ; à la limite, les deux faces de la tablette devraient être envisagées comme des textes indépendants et le verso pourrait se lire avant le recto14. En tout état de cause, les hésitations du ou des scribe(s) et les particularités de composition de cette tablette s’expliquent davantage par la complexité des 10 Ainsi, cf. Gérard-Rousseau 1971, 143-144 ; Ventris et Chadwick, 19732, 459-460 ; Faure 1975, 117-119 ; Chadwick 1976, 89-92 ; Baumbach 1983, 33-34 ; DMic, s. u. « po-re-na-qe ». Buck 1989 admet que les ϕορῆνες sont effectivement les victimes de sacrifices humains, sans que cela implique nécessairement un état d’urgence ou un Crisis Cult. 11 Bennett 1979. 12 Cf. supra, n. 12. 13 Cf. Bennett 1979, 232-234 ; Palaima 1999, 445, 447-448. 14 Ainsi, cf. entre autres Bennett 1979, 231-232.

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informations à enregistrer que par une situation de crise. D’ailleurs, les mêmes atermoiements et de semblables tentatives de mise en forme se retrouvent dans la seule autre tablette attribuée au scribe 44 (PY Fr 1223)15, qui n’a pour sa part jamais été mise en relation avec un contexte de crise. Enfin, certains éléments de chronologie interne aux tablettes pyliennes, ainsi que l’archivage de PY Tn 316 dans la salle 8, démontrent que la tablette ne doit pas compter au nombre des tout derniers textes écrits avant la chute du palais de Pylos et qu’elle n’est pas demeurée inachevée16. Quant aux vases et aux êtres humains représentés sous la forme d’idéogrammes dans PY Tn 316, ils paraissent également relever des pratiques religieuses normales : d’une part, les treize vases en métal précieux ont probablement été fabriqués pour l’occasion, afin d’être offerts en « cadeaux » (do-ra, δῶρα) aux différentes divinités, et cette dépense ne paraît pas extraordinaire à l’échelle du palais de Pylos17 ; d’autre part, les hommes et les femmes désignés comme « porteurs » (*po-re-ne, *ϕορῆνες)18 ne sont probablement pas les victimes d’un sacrifice humain, mais plutôt des membres du personnel sacré19. Les offrandes en ellesmêmes ne trahissent donc aucun état d’urgence. Dans le même ordre d’idée, la tablette commence par la mention po-ro-wi-to-jo (r.1), qu’il faut interpréter comme une indication temporelle, au génitif : le po-ro-wi-to désigne probablement une cérémonie ou un rituel, qui peut avoir lieu lors de fêtes religieuses importantes comme les Wanassa ou les Dipsia (PY Fr 1218, 1221 et 1232), ou faire l’objet d’une célébration indépendante (PY Tn 316)20. Dans ce cas, le po-ro-wi-to est par nature accompli périodiquement et la tablette PY Tn 316 constitue une forme de « calendrier cultuel »21 – soit l’exact opposé d’un culte unique et extraordinaire, en réponse à des événements subits et dramatiques. Enfin, la description des rites accomplis lors du po-ro-wi-to ne présente pas non plus de caractère d’urgence : une même phrase, très neutre, est répétée quatre fois (pu-ro i-je-to-qe alicubi do-ra-qe pe-re po-re-na-qe a-ke – Πύλος ἵετοί-κϝε alicubi,

15 Palaima 1999, 444-448. Cependant, l’attribution des tablettes PY Tn 316 et Fr 1223 au même scribe a récemment été contestée : cf. Olivier 2012, 111-116. 16 Palaima 1995. 17 Weilhartner 2013, 163-167. Contra, Sacconi 1987  ; Palaima 1995, 627-628  ; Palaima 1999, 440, 450-454. Sur les idéogrammes des vases en linéaire B, cf. maintenant Franceschetti 2012. 18 Pour cette lecture et cette traduction conventionnelle, cf.  Gérard-Rousseau 1968, 176-177, s.  u. « (?) porena ». Ces « porteurs » ne sont pas chargés d’amener les vases dans les différents sanctuaires, puisque Τρισhήρως, do-po-ta, Ἰϕεμέδεια et di-ri-mi-jo  (?) reçoivent chacun un vase, mais aucun *ϕορήν, tandis qu’un seul vase, mais deux *ϕορῆνες, sont envoyés au sanctuaire de Poséidon. Sur les difficultés que pose ce terme, cf. Guilleux 2000. 19 Cf. entre autres Sacconi 1987, 553-554 ; Palaima 1999, 454-455 ; Uchitel 2005 ; Weilhartner 2013, 152-153. 20 Pour d’autres interprétations, cf. notamment Trümpy 1989 ; Weilhartner 2002. Pour un status quaestionis sur l’interprétation de ce terme, cf. Doyen 2011, 228-232. 21 Ainsi, cf. Palmer 1953 ; Sacconi 1987 ; Sergent 1990.

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δῶρά-κϝε ϕέρει, ϕορῆνάς-κϝε ἄγει)22 ; à une occasion, immédiatement après le nom du sanctuaire de Poséidon, le scribe ajoute la formule a-ke-qe wa-tu – ἄγει-κϝε ϝάστυ23. La forme pu-ro, en majuscules, doit être le sujet de chacun des trois (ou quatre) verbes, et désigne probablement le palais de Pylos. Le sens de pe-re (ϕέρει, « il porte ») et a-ke (ἄγει, « il mène ») est évident ; la forme i-je-to (ἵετοι), davantage débattue, pourrait signifier « il accomplit une cérémonie religieuse ou une procession »24. Les trois substantifs wa-tu (ϝάστυ), do-ra (δῶρα) et po-re-na (ϕορῆνας) sont les compléments d’objet des verbes ϕέρει (δῶρα) et ἄγει (ϝάστυ, ϕορῆνας). La formule introductive de chaque paragraphe précise donc que, lors du po-ro-wi-to, Pylos effectue quatre célébrations distinctes, selon un rite identique ; au cours de chacune d’entre elles, des vases et des êtres humains sont amenés dans un seul ou plusieurs sanctuaires afin d’être offerts à une ou des divinités ; seul le paragraphe qui concerne le sanctuaire de Poséidon précise que les « gens de la ville » sont invités à prendre part à la cérémonie – mais peut-être est-ce également le cas, implicitement, pour les trois autres paragraphes de la tablette. Il reste à présenter brièvement25 la structure du panthéon pylien honoré lors du po-ro-wi-to, telle qu’elle apparaît dans la tablette PY Tn 316 (tableau 2). Le recto de la tablette fait état d’une procession dans la localité de pa-ki-ja-na, où cinq divinités (Πότνια, ma-na-sa, Ποσιδαhεία, Τρισhήρως, do-po-ta) reçoivent un vase de métal précieux et, pour les trois premières, un être humain. Au verso de la tablette, cinq sanctuaires sont regroupés en trois paragraphes. Le premier paragraphe du verso est relatif au sanctuaire de Poséidon (Ποσιδάhιον). Ce passage est singulier à plusieurs titres : l’expression ἄγει-κϝε ϝάστυ est ajoutée après le nom du sanctuaire ; aucun théonyme n’est mentionné avant les offrandes ; un vase et deux êtres humains sont enregistrés, alors que les divinités reçoivent d’ordinaire un vase et un seul être humain – voire aucun – ; les termes qo-wi-ja ṇa-̣ • ko-ma-we-te-ja sont ajoutés après la mention des offrandes. Nous considérons que la divinité honorée au Ποσιδάhιον est logiquement Poséidon, qui reçoit dès lors une offrande supérieure à celle des autres dieux, et que l’expression qo-wi-ja ṇa-̣ • ko-ma-we-te-ja qualifie les deux femmes amenées en tant que ϕορῆνες dans le sanctuaire de Poséidon26. Le deuxième paragraphe du verso regroupe trois sanctuaires (pe-re-82-ιον ; Ἰϕεμεδειαáῖονñ ; Διϝyαῖον) dans lesquels sont honorées quatre divinités (pe-re-82 ; Ἰϕεμέδεια ; Δίϝyα ; Ἑρμάhας Ἀρηίας). Chaque divinité reçoit un vase en or et un être humain, à l’exception d’Iphémédéia, qui ne reçoit qu’un vase en argent et aucun être humain ; par ailleurs,

22 PY Tn 316, r.2-3 ; v.1-2, 4-5, 8-9. 23 PY Tn 316, v.1. 24 Cf. entre autres Palmer 19692, 261-268 ; García Ramón 1996 ; Hajnal 1996 ; Weilhartner 2013, 153. 25 Pour une présentation plus détaillée, cf. Doyen 2011, 235-260. 26 Cf. Doyen 2011, 241-252.

pe-re-82 Ἰϕεμέδεια Δίϝyα

pe-re-82-ιον

Ἰϕεμεδεια⟨ῖον⟩

Διϝyαῖον

?

?

v.4-7

v.8-11

Δίϝyον

(Ποσειδάhων)

Ποσιδάhιον

?

v.1-3

aur

arg arg

Ἥρα Δρίμιος, Διϝὸς *ἱύς

aur

aur

arg

aur

arg

aur

*Ζεύς

Ἑρμάhας Ἀρηίας

do-po-ta

Τρισhήρως

arg

*213

Ποσιδαhεία arg

*216 aur

aur

*215

Δῶρα

ma-ṇạ-sa

Πότνια

?

pa-ki-ja-na

r.2-5

Bénéficiaire

Sanctuaire

Localité

Tableau 2 : Livraison de vases et d’humains aux différentes divinités (PY Tn 316)

[?]

1

1

vir

[?]

1

1

1

2

1

1

1

mul

*Φορῆνες

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seul Hermès Arêias n’est pas implicitement associé à l’un des trois sanctuaires27. Enfin, le troisième paragraphe du verso concerne uniquement le sanctuaire de Zeus (Δίϝyον), dans lequel trois divinités, qui forment une triade, reçoivent chacune un vase en argent et un être humain : Zeus, Héra et Drimios fils de Zeus28. La tablette PY  Tn  316 semblerait démontrer la prééminence de la déesse Potnia au sein du panthéon pylien : première divinité mentionnée dans le seul paragraphe inscrit au recto de la tablette, Potnia serait la divinité la plus importante du district « sacré » de pa-ki-ja-na et, dès lors, la divinité la plus importante du royaume de Pylos29. Les quatre autres divinités mentionnées au recto de la tablette seraient subordonnées à Potnia et honorées au sein de son sanctuaire de pa-ki-ja-na ; par contre, les cinq sanctuaires mentionnés au verso de la tablette se trouveraient hors du district-sanctuaire de pa-ki-ja-na. Au moins deux objections peuvent être formulées contre cette interprétation. D’une part, les deux faces de PY Tn 316 ne forment pas un texte cohérent et continu, comme l’indiquent les deux paragraphes non inscrits et les larges vacat présents au recto et au verso de la tablette, ainsi que l’attribution possible des deux faces de la tablette à deux scribes différents30 ; de ce point de vue, le premier paragraphe du verso a une position aussi importante que le premier et seul paragraphe du recto31. D’autre part, le toponyme pa-ki-ja-si figurant au recto et les cinq noms de sanctuaires énumérés au verso (Ποσιδαhίοι, pe-re-82-ίοι, Ἰϕεμεδειαáίοιñ, Διϝyαίοι et Δίϝyοι) ne doivent pas forcément être mis sur le même pied : eu égard à la structure particulière du texte et aux différences de rédaction entre le recto et le verso, il est possible de considérer que le recto enregistre de manière générique un ensemble de processions effectuées dans le district de pa-ki-ja-na, sans nommer précisément les sanctuaires où ces processions eurent lieu ; par contre, le verso enregistre clairement les différents sanctuaires concernés par les processions, sans préciser cette fois la localité où se situent les différents sanctuaires. De ce point de vue, le toponyme pa-ki-ja-na n’est pas forcément une désignation métonymique d’un sanctuaire de Potnia (†Ποτνιαῖον), jamais mentionné par ailleurs, qui serait le principal sanctuaire du royaume de Pylos, tandis que les sanctuaires de Poséidon, de pe-re-82, d’Iphémédéia, de Diwia et de Zeus ne se trouvent pas forcément dans un autre district que pa-ki-ja-na32. * *      * 27 Sur Hermès Arêias, cf. Guilleux 2012. 28 Sur Drimios, cf. García Ramón 2012. Une lacune du texte ne permet pas de savoir si Drimios reçoit effectivement un être humain. 29 Sur Potnia, cf. en particulier Boëlle 2001, 2004 et 2010 ; Jasink 2004 et 2006 ; Trümpy 2001. 30 Cf. supra, n. 12. 31 Cf. supra, n. 17. 32 Sur la possibilité d’une telle interprétation et sur ses implications, cf. Doyen 2011, 270-274.

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Somme toute, la tablette PY Tn 316 décrit un ensemble de rites et d’offrandes qui ne détonent pas par rapport au reste de la documentation épigraphique et archéologique pylienne et, plus largement, mycénienne, ni par rapport aux cultes attestés au même moment dans les autres civilisations de Méditerranée orientale, ou en Grèce même, dès l’époque archaïque. L’organisation de cérémonies et de processions par le palais de Pylos dans plusieurs sanctuaires périphériques, l’offrande de vases en métal précieux, la consécration même d’êtres humains à la divinité sont des pratiques religieuses attestées, à des degrés divers, en Grèce mycénienne et partout ailleurs, à l’Âge du Bronze comme à l’Âge du Fer. Le panthéon qui se dessine à partir de PY Tn 316 est également en parfaite adéquation avec le reste de notre documentation : Poséidon et Potnia occupent une place importante, aux côtés d’autres divinités dont certaines sont attestés à Pylos même, voire dans d’autres palais mycéniens (Trishêrôs, pe-re-82, Diwia, Hermès, Zeus et Héra), tandis que d’autres font figure d’hapax legomena dans notre documentation actuelle (ma-na-sa, Posidahéia, do-po-ta, Iphémédéia, Drimios), sans que cet argument puisse suffire à affirmer que leur culte fut introduit in extremis pour répondre à un contexte de crise lié au déclin et à la disparition de la civilisation mycénienne. En réalité, la tablette PY Tn 316 n’est exceptionnelle et extraordinaire que de notre seul point de vue, et uniquement à cause des limites de notre documentation, qui nous donne un reflet très imparfait des pratiques religieuses mycéniennes. Pour autant, il paraît difficile de considérer qu’elle fasse état d’un Crisis Cult provoqué par le délitement de la structure palatiale. Une telle hypothèse est, en principe, invérifiable à cause du manque de « profondeur historique » des tablettes en linéaire B, qui datent toutes des quelques mois précédant la destruction du palais et ne permettent pas de mettre en évidence les changements cultuels qui auraient été introduits par rapport à une situation antérieure. Cependant, plusieurs arguments plaident en faveur d’un culte régulier – c’est-à-dire à la fois récurrent et parfaitement « normal » – du royaume pylien : d’une part, les rites décrits et le panthéon honoré sont conformes à l’image que nous avons de la religion palatiale ; d’autre part, les errements paléographiques s’expliquent par la complexité du travail du ou des scribe(s) qui avaient à synthétiser en un seul document des informations éparses, sans doute consignées sur plusieurs tablettes de format « feuille de palmier » ou sur un autre support ; enfin et surtout, la précision temporelle po-ro-wi-to-jo « lors du po-ro-wi-to » à la première ligne du recto de la tablette, en grands caractères, incite à considérer que les rites décrits par la tablette PY Tn 316 avaient vocation à se répéter à l’occasion de chaque po-ro-wi-to et n’avaient donc rien d’exceptionnel.

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Fac-similé de la tablette PY Tn 316 (recto), d’après Godart 2009 (reproduit avec l’aimable autorisation de l’auteur, que nous remercions pour sa grande libéralité)

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Fac-similé de la tablette PY Tn 316 (verso), d’après Godart 2009 (reproduit avec l’aimable autorisation de l’auteur, que nous remercions pour sa grande libéralité)

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Patrick Marchetti

LE « CRÉTOIS » ÉPIMÉNIDÈS ET LA CRISE DE LA SOCIÉTÉ GRECQUE À L’ÉPOQUE ARCHAÏQUE*

Une société en crise perd ses repères religieux autant que sociaux ou politiques. Quand la crise se passe en Grèce archaïque, le « guérisseur » ne peut être qu’un législateur. Il suffit de lire la biographie de ces sages, qu’elle soit réelle ou en partie imaginaire, pour constater qu’une partie de leur action aboutit toujours à la remise en place d’un équilibre divin, qui mène systématiquement à l’introduction de nouveaux dieux et à la redéfinition des rapports entre ceux-ci et les hommes. Telle est bien la nature des réformes préconisées par le « Crétois » Épiménidès dont nous pouvons suivre l’action notamment à Argos, à Sparte aussi bien qu’à Athènes. L’une des révolutions qu’on lui prête consiste en la mise en place d’un nouveau panthéon structuré autour d’un dieu jeune, qui deviendra la référence de la cité grecque : Zeus polieus. La révolution athénienne qui s’opère autour de sa personne peut être analysée en détail en relation avec la construction d’un nouveau prytanée et l’installation autour de Zeus olympien d’un ensemble de sanctuaires nouveaux ou réinvestis à cette époque.

Dans les stratégies de recherche actuelles, l’étude d’une crise sociale antique se traite, en général, assez superficiellement : dans la foulée des chercheurs anglosaxons on voit surtout se développer des recherches de terrain (analyse de pollens, reconstitution de cycles climatiques…) pour démontrer qu’à l’origine de la crise il y a souvent une altération du milieu écologique et donc destruction de la cohésion sociale, avec son cortège de redistribution de la propriété, d’évolution de la production agricole etc. Un schéma presque universel que l’on appliquera aussi bien à la crise athénienne du vie siècle qu’à celle des Gracques. C’est une approche inspirée par l’exploitation des sciences exactes, qui dévalue le travail historique, sans trop se soucier du détail. Mais l’avantage est qu’avec ce genre d’approche, les analyses peuvent rebondir à l’infini : affirme-t-on que telle (agri)culture s’est * Nous donnons ici les prémisses d’un travail de plus longue haleine sur le Sage Épiménidès (dans le cadre de nos recherches « argiennes »), dont l’œuvre et les souvenirs, sous formes de testimonia ou de fragments, ont fait l’objet de deux travaux essentiels, relativement récents : la réédition des fragments par Bernabé 2007, dans la Bibliotheca Teubneriana, et l’étude multiple et prolixe proposée par un groupe de chercheurs italiens, dans le cadre d’un séminaire de l’Université de Naples : Federico et Visconti (éd.), 2001. Ce travail de fond renouvelle en profondeur l’approche de notre Sage, qui n’avait guère jusque-là intéressé la recherche, si l’on excepte le travail ancien et pionnier de Dumoulin 1901. Il n’est donc pas fortuit qu’Épiménidès n’ait qu’accessoirement retenu l’attention de Busine 2002, dans un travail consacré aux Sept Sages. De la crise naquirent les cultes, éd. par Marco Cavalieri, René Lebrun et Nicolas L. J. Meunier, Turnhout, 2015 (Homo Religiosus II, 15), p. 85-98. ©FHG 10.1484/M.HR-EB.5.108421

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substituée à telle autre qu’aussitôt l’on peut prendre le contrepied, d’autant plus aisément que les sources textuelles sont systématiquement ignorées. Étudier une crise antique est assurément beaucoup plus complexe. La démarche impose, d’abord, d’entrer dans le système de pensée d’un homme antique, ensuite, de comprendre les véritables causes des bouleversements – qui ne sont pas nécessairement économiques au sens étroit du terme –, d’en analyser les soubresauts (une crise n’est, en effet, jamais ponctuelle), d’en déchiffrer les solutions, d’en découvrir les péripéties par la lecture et la méditation des textes qui en parlent ou en conservent le souvenir, très souvent repensés a posteriori. Mais par-dessus tout il importe d’en saisir la dimension philosophique et religieuse, car toute solution apportée à une crise implique une redéfinition des rapports qui unissent les hommes à leurs modèles divins, qui sont avant tout la projection métaphysique, à un moment donné, d’une mise en ordre du « monde » pour assigner une nouvelle place à chaque élément. Il n’est pas si ardu de s’en convaincre. Il suffit de considérer comment les dérèglements de la société romaine impériale, perdue par l’argent et un excessif usage du pouvoir (à l’époque déjà les monstrueux écarts de fortune entre très riches et pauvres étaient la norme), ont amené les hommes de ce temps à rechercher des solutions à leurs dérives morales et spirituelles dans les messages de salut prodigués par les religions orientales, ce qui a ouvert la voie au triomphe du christianisme. On peut voir en celui-ci d’abord une réponse efficace à la crise des populations de l’Empire privées d’existence sociale par la montée en puissance des oligarchies et profondément désorientées par l’hiatus qui ne cessait de grandir entre une religion publique incapable désormais de donner une place à l’individu et la bienveillance que le peuple attendait des dieux qu’on lui imposait, dès lors que l’on s’acquittait des devoirs qui leur étaient dus. Le désarroi des masses désœuvrées était réel : à quoi sert-il d’empêcher un citoyen de mourir de faim et d’ennui, en l’entretenant pour éviter la révolution, si on ne lui offre que du « pain et du cirque ». Le maintenir ainsi dans une fausse prospérité sans lui assigner une place adéquate et personnelle au sein d’une société équilibrée est la manière la plus évidente de tuer tout espoir et donc toute concorde. Nous sommes, plus que jamais, convaincu que toute étude d’une crise majeure ne peut se limiter à palabrer sur des épiphénomènes et se doit de profiler une approche globale qui intègre les aspects économiques, certes, mais sans négliger d’exploiter tout autant les réflexions d’ordre philosophique et religieux que toute crise suscite, en s’interrogeant sur la manière dont certains Grecs ont pu repenser, à l’époque archaïque, leur place dans la société et donc « dans le monde ». Il n’est pas difficile d’en avoir conscience, dès lors que les « guérisseurs » patentés de ces crises – les législateurs ou les Sages, comme on les appelle – n’ont jamais manqué d’inscrire leur action dans des projections que nous pouvons d’autant plus dire « cosmiques » que pour un Grec, le cosmos renvoyait à la fois à l’ordre du monde

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autant qu’à celui qui doit, nécessairement (il s’agit là de nécessité logique aussi bien que morale), régner au sein des sociétés saines, en vertu de cette dialectique qui lie le macrocosme au microcosme. 1. Le monde des Sages On sait comment chaque philosophe présocratique a conçu du monde une représentation particulière, en identifiant les matériaux constitutifs du cosmos tantôt à l’eau, à la terre ou au feu, tantôt à l’apeiron ou à l’éther… Quel que soit l’élément premier qui sert de fondement à la généralisation, ce ne sont jamais que variations sur le thème unique d’une même « évidence » : la matière se ramène à un ou quelques principes, d’où a jailli la diversité, par altération, confrontation (Discorde) ou opposition ( Jour et Nuit…) et c’est à partir d’eux que s’est toujours amorcée une réflexion sociale ambitieuse, comme en témoignent éminemment l’œuvre d’Hésiode et, par la suite, toutes les réflexions des philosophes pré-socratiques. Ce schéma, lumineux et performant, peut se décliner de mille façons et s’expérimenter très diversement, d’où la variété des systèmes philosophiques, mais le mode d’analyse est strictement identique dans tous. Comment une telle représentation du cosmos s’est-elle concrètement appliquée dans la vie des Grecs à ce moment d’exception que fut la crise de l’époque archaïque, celle-là même qui a donné naissance à la Cité grecque, dans une région – le Péloponnèse – qui a joué un rôle pionnier dans cette redéfinition des genres de vie, des modes de pensée et des rapports entre hommes et dieux. Un sage éminent y a joué un rôle décisif, Épiménidès. Réformateur qui guérit de la peste, il est d’abord un sage, même si son nom n’a pas été retenu au nombre des « Sept »1. Que faut-il entendre par là ? Avant tout un homme épris de justice2 (Δίκη) et donc adepte et thuriféraire de Zeus, le garant de toute justice, le dieu qui émerge précisément à cette époque par l’action des Sages. C’est le lien indissoluble attesté entre la naissance de Zeus et Épiménidès qui rend l’œuvre de ce dernier si fondamentale, car elle ouvre le chemin d’une longue recherche, réellement fondatrice de l’hellénisme, qui aboutit in fine à Platon. Dès lors que le Sage – à la façon d’un chamane oserait-on écrire, si le terme « chamane » était moins équivoque – entre en contact avec les esprits qui gouvernent le monde (Épiménidès fut plongé dans un sommeil de 40 ans3 pour acquérir métaphoriquement cette 1 Cf. Busine 2002. 2 Pour mieux comprendre l’importance de ce concept nous ne pouvons mieux faire que renvoyer au bel ouvrage récent de Du Sablon 2014. 3 Tous les éléments de sa biographie largement apocryphe, plus symboliques que réels, ont été regroupés par Diogène Laërce, qui constitue le « premier » témoignage sur la vie et l’œuvre du Sage, cf. le texte dans Jacoby, FGrH 457 T1 et Bernabé 2007, 1, ainsi que les études de Gigante 2001, 7-24, et de Scarpi 2001, 25-51.

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science inspirée), il reconstruira le panthéon chaque fois que nécessaire, puisque ce panthéon est la transposition de forces surnaturelles, immanentes toutefois, avec lesquelles seul le Sage peut entrer en contact. Pour mieux cerner la pensée d’Epiménidès, il faut d’abord se souvenir qu’il est l’auteur de nombreuses œuvres4, réelles ou apocryphes peu importe (« on ne prête qu’aux riches »), dont le catalogue partiel a été, sans surprise, transmis par un argien, Lobon. Au nombre de ses œuvres on compte une Théogonie, une Héroogonie, même si le titre ne nous est pas parvenu explicitement, des Chresmoi et des Catharmoi, des Kretika, une Constitution de Minos et Radamanthe, un texte en prose sur la naissance des Courètes et des Corybantes etc., une œuvre sacrée de laquelle ne sont pas absents les éléments mystériques. Épiménidès est, en effet, réputé avoir mené Pythagore dans l’antre idéen (une façon de dire que Pythagore s’inspire directement de l’œuvre d’Épiménidès) et y avoir participé en sa compagnie aux mystères qui s’y déroulaient. La qualité de Courète qui lui est reconnue l’y associe de même : Épiménidès est Courète, en cette qualité fils de la Lune (l’astre de la nuit et du sommeil), parce qu’il avait vécu, symboliquement, en compagnie des nymphes. Il est, à tous égards, très proche d’Hésiode, à tel point qu’on pourrait même le définir comme un « autre » Hésiode, à condition de ne pas s’obstiner à voir en lui un « Crétois » insulaire, car cette erreur oblitère gravement la portée de son enseignement et dénature sa pensée en l’éloignant de ses sources d’inspiration réelles. Nous nous emploierons donc ici à souligner à quel point la confusion entre une « Crète » péloponnésienne et la « Crète » insulaire, confusion si spontanée qu’elle fut très tôt installée dans les esprits, a pu altérer le message de ce Sage éminent. 2. Épiménidès et les « Crétois » On connaît le vers fameux cité par l’apôtre Paul5, relayé partiellement par Callimaque6 et que l’on attribue au sage Épiménidès7, sur la foi d’autres témoignages concordants : Κρῆτες ἀεὶ ψεῦσται, κακὰ θηρία, γαστέρες ἀργαί

4 Cf. là-dessus surtout Mele 2001, 227-276, mais aussi dans le même volume les études complémentaires de A. Bernabé 2001, 195 – 216, de Arrighetti 2001, 217-225, et de Breglia Pulci Doria 2001, 279-311 (travail réellement fondamental, qui marque un progrès décisif pour une meilleure perception du Péloponnésien que fut Épiménidès). La bibliographie essentielle et récente (relativement peu fournie encore) est récapitulée dans Bernabé 2007, 105-107. Nous ne ferons ici état que des études les plus utiles pour notre point de vue, en donnant, en priorité, la parole aux sources. 5 Épitre à Tite, i, 12. Le vers est attribué là au « prophète » des Crétois, alias Épiménidès. 6 Callimaque, Hymnes i, 8 (= Bernabè 41, Jacoby 457 T 8a et F 2). 7 Clément d’Alexandrie (Stromates, i, 59) identifie explicitement le prophète de Paul à Épiménidès.

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Un vers qui, par sa structure (en trois groupes nominaux, à la scansion identique) et son contenu8, se rapproche de celui d’Hésiode9 : ποιμένες ἄγραυλοι, κάκ’ ἐλέγχεα, γαστέρες οἶον

Les fins d’hexamètres de part et d’autre, en renvoyant à la même image de « ventres » oisifs, nous obligent, bien plus qu’elles nous invitent simplement, à rapprocher les « Crétois » d’Épiménidès et les poimenes d’Hésiode. L’image centrale (κακὰ θηρία d’un côté : « êtres méchants, sauvages comme des bêtes », κάκ’ ἐλέγχεα de l’autre : « êtres méchants, objets de honte ») ne laisse aucun doute, si tant est qu’il pût en subsister, sur la nécessité de lire le message d’Épiménidès à l’aune d’Hésiode et donc de rapprocher les Κρῆτες ἀεὶ ψεῦσται des ποιμένες ἄγραυλοι. Et puisque ces derniers sont des « pasteurs qui passent leur vie aux champs », il convient de s’interroger sur le sens de l’expression Κρῆτες ἀεὶ ψεῦσται, qui répond aux poimenes d’Hésiode. Que ces « Crétois » soient des pasteurs est une évidence qu’impose le parallèle entre les deux poètes. En quoi, toutefois, des « Crétois » sont-ils assimilables à des poimenes ? Un texte, oublié de tous, en donne la clé : le lemne de l’Etymologicon magnum sub verbo Κρῆτες : παρὰ τὸ ἐπὶ κρέασι βιοτεύειν· κυνηγετικοὶ γάρ10, « le mot Crétois se tire de ce que les chasseurs vivent en se nourrissant de viande ». Les « Crétois » d’Épiménidès sont évidemment ces « mangeurs de viande » et non, comme on l’a bien mal compris dès l’Antiquité, les habitants de l’île fameuse. Le rapprochement entre Κρῆτες et κρέας est limpide, en effet : les Crétois sont des chasseurs (κυνηγετικοί) « carnassiers », des ποιμένες. Mais pourquoi ψεῦσται ? En quoi des pasteurs seraient-ils des « menteurs », comme on le comprend généralement, et trop rapidement, au point d’en avoir fait l’élément d’un célèbre paradoxe11 ? Une fois de plus c’est le parallèle avec Hésiode qui doit guider notre lecture du mot. Les poimenes d’Hésiode sont-ils ἄγραυλοι simplement parce qu’ils « passent la nuit aux champs » ou Hésiode les qualifie-t-il ainsi parce qu’ils vivent comme des bêtes qui passent la nuit dehors, autrement dit des κακὰ θηρία, lesquelles s’entredévorent chez Hésiode parce qu’elles ne règlent pas leur existence sur la Δίκη donnée par Zeus12 ? Une façon limpide de dénoncer leur genre de vie qui n’est 8 Cf. sur ce point l’étude de Leclerc 1992. 9 Theogonia, v. 26. 10 Le même lemme ajoute une référence à Apollodore qui explique le même mot par le fait que les Crétois font un heureux mélange de l’air autour de l’île (εὖ κεκρἀσθαι τὸν περὶ τὴν νῆσον ἀέρα), explication par le verbe κέκραμαι/κεράννυμι, étymologie moins limpide assurément que celle qui dérive Κρῆτες de κρέας. 11 C’est l’objet de l’étude de Leclerc 1992. 12 Cf. Hésiode, Erga, 276-278 : « Que les poisons, les fauves (θηρία), les oiseaux ailés se dévorent, puisqu’il n’est point parmi eux de justice ; mais aux hommes Zeus a fait don de la justice (δίκη), qui est de beaucoup le premier des biens » (trad. P. Mazon). Ces vers-là, qu’Hésiode adresse à Persès, sont indissociables de ceux qui viennent un peu plus loin, quand Hésiode complète ainsi son message : « travaille, Persès, noble

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pas celui de gens civilisés. Les « Crétois » sont-ils alors des pasteurs qui mentent et trompent autrui – comme le proclame Callimaque en citant le début de vers reproduit plus haut, dont nous apprendrons, après lui, qu’il était attribué au sage Épiménidès, le prophète des « Crétois »13 – ou plutôt des pasteurs « qui se trompent » dans leur genre de vie, à qui l’on a menti (valeur passive), que l’on a abusés, en les amenant à vivre comme des bêtes sauvages ? Le mot ψεύστης, pratiquement un doublet de ψευδής, se comprend alors, sans peine et sans forcer le sens, comme dénonçant non un mensonge, mais une erreur des Crétois eux-mêmes qui les fait vivre comme des κακὰ θηρία, ce qui nous ramène à Hésiode : κάκ’ ἐλέγχεα. On comprend mieux, dès lors, les reproches que leur adresse Épiménidès d’être des « ventres paresseux » (gasteres argai !) ou, beaucoup mieux, « (purs) ventres qui ne travaillent pas »14, développement du γαστέρες οἶον d’Hésiode, autre façon de dire « qui ne se nourrissent pas de céréales, fruits d’un long travail… ». Les Erga d’Hésiode sont-ils autre chose, en effet, qu’une invitation pressante adressée à ses lecteurs de « travailler » en tirant de la terre de quoi se nourrir, en changeant de mode de vie pour passer du pastoralisme à l’agriculture, laquelle détourne de la violence et de la rapacité ? À cette aune, l’œuvre d’Épiménidès est alors mise en un tout autre relief. Le sens du mot Kretes n’ayant jamais été correctement perçu, ce vers a été exploité, bien malencontreusement et cela très tôt, pour faire d’Épiménidès un « crétois » insulaire et ramener à cette identité tous les éléments qui, en effet, paraissaient confirmer l’origine du sage, ainsi Minos, Cnossos et Phaistos, les CourètesCorybantes, l’Ida, la naissance de Zeus… Mais aucune de ces « preuves » n’est, en réalité, incontestable, même pas celle qui associe Minos à Épiménidès. Il serait ici fastidieux de les passer toutes au crible. Nous nous contenterons de rappeler, d’une part, qu’il existe une autre « Crète » que l’île de ce nom, que c’est un lieu éminemment symbolique, situé en Arcadie, près du mont Lycée, qui conserve la mémoire de la naissance de Zeus et, d’autre part, que tout ce qui renvoie apparemment à la Crète insulaire dans l’œuvre d’Épiménidès pourrait dériver, avant tout, de cette Crète péloponnésienne, ce qui est rassurant en quelque sorte, dans la mesure où les liens d’Épiménidès avec le Péloponnèse15 et Argos en particulier sont bien plus forts et plus convaincants que ceux qui le rattacheraient à l’autre Crète.

fils, pour que la faim te prenne en haine et que tu te fasses chérir de l’auguste Déméter au front couronné, qui remplira ta grange du blé qui fait vivre » (v. 299-301). 13 Comme l’appelle Paul, cf. n. 6. 14 Tel est bien le sens du mot ἀργός, contraction de ἄεργος, ici décliné dans la flexion qui s’est normalisée dès le ive siècle. 15 Particulièrement bien mis en évidence par Breglia Pulci Doria 2001.

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Par ailleurs, si l’on se rend à cette criante évidence que les « Crétois » d’Épiménidès ne sont pas les habitants d’une île ou d’un pays quelconque, mais avant tout des « consommateurs de viande » (Κρής < κρέας), qu’Épiménidès entendait initier aux lois de l’agriculture, on comprend mieux les éléments de son action dans le domaine religieux : c’est pour asseoir ses réformes « comportementales » qu’Épiménidès a cherché à assujettir les « Crétois » à de nouveaux dieux et à reconstruire pour eux un panthéon dont l’installation est au cœur de son action, laquelle, sans surprise, est donc inséparable d’une naissance de Zeus, le dernier des enfants de Rhéia, la nouvelle entité divine garante d’un nouvel ordre et qui ne pouvait donc naître que dans ce contexte. L’Hymne à Zeus de Callimaque est des plus instructifs à cet égard. Que ce Zeus-là soit né dans le Péloponnèse n’est pas anodin. 3. La naissance de Zeus chez Callimaque et la Crète péloponnésienne D’emblée Callimaque pose la question : « sous quel nom chanter Zeus ? Le dieu du Dikté ou celui du Lycée ? », dès lors que sa naissance est incertaine (ἐπεὶ γένος ἀμϕήριστον). De ceux qui le font naître sur l’Ida (de Crète) ou en Arcadie, qui donc ment ? Réponse : les Crétois, puisqu’ils sont […] toujours menteurs (Κρῆτες ἀεὶ ψεῦσται)16, au point même de faire mourir Zeus et d’en montrer la tombe ! C’est ainsi que Callimaque situera, contre les prétentions crétoises, la naissance de Zeus à l’ὠγύγιον ῾Ρείης d’Arcadie, sans réaliser que c’est en ces lieux que devaient vivre les pasteurs « Crétois » d’Épiménidès, comme, quelques siècles plus tard, Pausanias l’affirmera sans hésiter en ces termes17 : « c’est au Lycée, qu’on appelait aussi Olympe, que Zeus fut élevé et […] la Crète où la légende des Crétois veut que Zeus ait été élevé, ce serait cette localité et non pas l’île ». Pour réconcilier les deux versions contradictoires qui perturbent le poète, Callimaque imaginera qu’après sa naissance Zeus fut confié à Néda, « la plus vénérable des nymphes », après Styx et Philyra, et porté par elle du Péloponnèse ἔσω Κρηταῖον. Commence alors le récit du voyage de Zeus en Crète, qui est l’occasion de rendre compte d’un toponyme crétois (Ὀμϕάλιον) rattaché à la perte de le cordon ombilical du dieu. On ne pourrait trop insister sur l’importance du témoignage de Callimaque, poète savant toujours bien informé. Il est d’autant plus digne d’intérêt que Callimaque ignorait en son temps qu’existait, là où naquit Zeus au Lycée, un lieu appelé Kretea – duquel Zeus devait en réalité tirer son épithète de Κρητογενής18 –, car plutôt que d’accuser les Crétois de mentir, il n’eût pas manqué de relier ce lieu 16 Callimaque, Hymnes i, 4-9. 17 Pausanias viii, 38, 3 (trad. M. Jost, CUF). 18 Pausanias viii, 38.2. La naissance arcadienne de Zeus a fait l’objet d’un traitement exhaustif de Madeleine Jost auquel il suffira ici de renvoyer, dans Jost 1985, 179-189 et 255-269.

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à la naissance de Zeus. Il ne lui eût pas été difficile, alors, de prolonger sa dénonciation des « mensonges » des Crétois insulaires en soulignant que la première, la « vraie » Crète, était celle d’Arcadie, l’authentique patrie d’Épiménidès, et d’expliquer ensuite que le nom de l’île, comme la plaine Omphalienne, s’expliquait sans peine, dès lors qu’on la reliait à la Kretea où naquit Zeus avant que Néda le transportât au Diktè où l’accueillirent « des » Courètes et non « les » Courètes. À l’inverse de Diodore qui, lui, n’hésitera pas à déplacer l’ὠγύγιον ῾Ρείης à Cnossos19. Il ne nous est pas difficile de faire le chemin que n’a pas parcouru Callimaque, tant il est aisé de vérifier que tous les éléments de la légende épiménidéenne rattachés à la « Crète » conservent encore des traces d’un ancrage arcadien20 ou péloponnésien. Qu’il nous suffise ici d’en évoquer les plus caractéristiques. 1. On a proposé d’identifier la Krétéa arcadienne avec les ruines identifiées jadis comme celles du sanctuaire d’Apollon Parrhasios21. Il ne fait aucun doute que cette Krétéa doit être la région des Crétois d’Épiménidès et que c’est bien là que naquit Zeus, comme l’affirme Callimaque. 2. Le nom d’Épiménidès est indissolublement associé à la légende des CourètesCorybantes au point que l’on attribua au Sage un récit lié à la naissance de ces danseurs22. On a, sans hésiter, associé une fois de plus ces Courètes à ceux de la Crète insulaire, comme Callimaque, alors que nous ne manquons pas d’indices d’une connexion très forte des Courètes avec le Péloponnèse. Le long excursus qu’y consacre Strabon et qu’a longuement analysé H. Jeanmaire23 est éloquent, en effet : les Courètes seraient d’abord, Strabon le rappelle, Étoliens et firent à ce titre la guerre à Endymion venu d’Élide, avant que l’Étolien Oxylos participât à la colonisation d’Élis, au point d’y être honoré d’une statue. Après une très longue digression il cite alors les vers d’Hésiode24 qui font naître les Courètes de l’argien Phoronée, d’où leur présence dans la Phoronis, avant d’évoquer les Courètes de Crète en puisant, cette fois, son information dans les Crétika. La seule lecture de Strabon révèle donc que l’association des Courètes avec Épiménidès, l’auteur d’un ouvrage sur les Kourètes et Korybantes, ne constitue certainement pas une preuve d’un lien quelconque entre le Sage et la Crète insulaire25. 19 Diodore v, 66, 1, cf. Jost 1985, 245 s. 20 Nous ne pouvons ici que renvoyer le lecteur au travail de Mele 2001. 21 Par Κουρουνιώτης 1910. Cf. le commentaire détaillé de Jost 1985, 185-186. 22 Bernabé 53 F. 23 Strabon x, 3, cf. Jeanmaire 1939, 467-475 et 593 s. 24 Fr. 123 Merkelbach-West. 25 Citons Mele 2001, 235 : « L’accostamento Cureti-Coribanti e alla Grande Madre apparteneva alla arcaica Phoronis et alla Danais, il che è spiegabile alla luce del Catalogo esiodeo, dove si ricordava che essi erano nati da una figlia di Foroneo argivo ed erano danzatori. E un rapporto molto stretto esisteva tra

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3. Les rites du mont Lycée où Zeus naquit, qui impliquait des sacrifices humains en son honneur – peu importe ici ce qu’il faut en penser26 – ont fait l’objet de plusieurs études contradictoires27, mais sans qu’on les rapproche jamais, à ma connaissance, du vers d’Épiménidès qui dénonce les Crétois qui habitaient l’endroit comme des kaka théria. Or ces rites, réprouvés par Zeus lui-même et qui constituent un unicum28, s’accordent bien avec la désapprobation formelle du Sage, dès lors que les habitants du Lycée, région des loups-garous, prototype même des « carnassiers », constituent le public auquel s’adressa Épiménidès. 4. Épiménidès29 rattachait la naissance de Pan et d’Arkas à l’union de Zeus et de Kallistò, comme chez Hésiode30, ce qu’on rapprochera des légendes qui attribuent à l’ourse d’avoir été la nourrice de Zeus31 – en Arcadie nécessairement – et qu’on ne peut manquer non plus de relier aux eaux de Lépréion, les « eaux de Néda » que fit jaillir Rhéia après la naissance de Zeus et « que boivent les enfants de l’Ourse, fille de Lycaon » chez Callimaque32. Nul besoin de forcer les témoignages pour reconstituer aisément la légende arcadienne de la naissance et de la kourotrophie de Zeus. Il suffit de les laisser parler et de mettre adéquatement en relation les bribes dispersées ça et là. 5. Une autre attache claire d’Épiménidès avec l’Arcadie est évidemment l’oracle par lequel il aurait annoncé aux « Crétois » la défaite des Spartiates face aux Arcadiens33. Que viendraient faire ici les Crétois insulaires ? Il ne peut, évidemment, s’agir que des Crétois du Lycée. 6. Bien d’autres éléments convergent  pour nous ramener sans cesse vers le Péloponnèse : Skylla, le mont Apesas, le lion de Némée […], dont on se souvient encore à Argos à l’époque impériale comme en témoigne le monnayage civique du iie siècle ap. J.-C.34 Épiménidès se proclamait, en effet, fils de la lune, comme le Lion de Némée35, ce qui, une fois de plus, relie un élément Argo ed Epimenide […] Cosa non inspiegabile, se Creta vantava di aver accolto colonie argive fondate da Althaimenes ». A. Mele s’efforce ensuite de démontrer, malgré le lien explicite avec Phoronée, le caractère de crétois insulaire d’Épiménidès, tout en rappelant que West ne le tenait pas, à juste titre !, pour une évidence. 26 On lira à ce propos le travail de Bonnechère 1994, 85-96. 27 Qu’analysent Jost 1985, 263-265 not., et Bonnechère 1994, 249, où il signale que l’on avait attribué à Épiménidès le sacrifice de deux adolescents. 28 Comme le souligne Jost 1985, 263. 29 Bernabé 60 (= Jacoby 457 F 9). 30 Fr. 163 Merkelbach-West. 31 Cf. les références dans Mele 2001, 267, n. 276 32 Hymnes i, 40-41. 33 Bernabé 1 (= Jacoby 457 T1), l.  53-54 (la biographie d’Épiménidès chez Diogène Laerte). Cf. Breglia Pulci Doria 2001, 281, n. 11 et Lupi 2001, 170-178. 34 Nous renvoyons, sans approfondir ici les éléments, aux études de Lupi 2001 et de Breglia Pulci Doria 2001. 35 Bernabé 3. Cf. la longue analyse de Breglia Pulci Doria 2001, 295-300 et Mele 2001, 241-242. 

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significatif de la légende du Sage au Péloponnèse. Rappelons que le lion de Némée fut abandonné sur le mont Apesas (autrement appelé Σεληναῖον ὄρος), où l’on rendait hommage au Zeus Apesantios qui s’y unit […] à la Lune pour engendrer la nymphe Néméa. L’instauration du culte de ce Zeus éminemment « épiménidéen », en raison de ses liens avec la Lune, est attribuée, une fois de plus, à un argien, Persée, fils de Danaos36. 7. Les modalités de la naissance du Lion sont des plus instructives : il naquit d’un œuf laissé au mont Apesas par la Lune « ailée »37, un œuf qu’il faut rapprocher, avant tout, de celui suspendu à Sparte et duquel sortirent Hélène et les Dioscures38. Le lien d’Épiménidès avec cette Lune ailée est d’autant plus significatif que le sommeil en lequel fut plongé le Sage39 peut être assimilé à la « maladie d’absence » qu’on appelait la Sélénitès. 8. Il faut aussi se souvenir, ici, qu’à Thalamai, sur la côte orientale du golfe de Messénie se trouvait un sanctuaire dédié à la paire « crétoise » d’Hélios et Sélénè/Pasifaé40 où les Spartiates pratiquaient l’oniromancie. La Lune s’y unissait dans des grottes, avec Endymion, l’adversaire des Courètes Étoliens ou avec […] Pan. Autre élément qui oblige à rattacher, sans hésiter, tous les éléments « lunaires » de la légende du Sage Épiménidès au Péloponnèse et non à la Crète insulaire. 9. Épiménidès faisait garder les pommes d’or par les Harpyes qu’il identifie aux Hespérides. La tradition qui nous transmet cette assimilation est conservée dans le fragment Bernabé 4841, qui provient du logographe argien Acousilaos42. L. Breglia rappelle, fort à propos43, qu’une des Hespérides s’appelait Créta et que les pommes étaient un cadeau nuptial pour le mariage de Zeus et d’Héra que l’on plaçait habituellement en « Crète » (à Gortyne ou à Cnossos). On aurait tort toutefois de négliger le témoignage44 qui fait des Hespérides les filles de Phorkys et Kéto, comme les Sirènes, Skylla, mais aussi Nyx45, car ces filles de Phorkys ont été intégrées très tôt aux légendes argiennes,

36 Pausanias ii, 15, 3. 37 L’analyse de Breglia Pulci Doria 2001, 299 s. 38 Ibid., 305  : «  Se quindi la Teogonia di Epimenide si può spiegare comme una razionalizzazione e semplificazione di quella esiodea, anche per l’uovo sembra inutile pensare a precedenti orfici, ma si deve accettare il rinvio di A. Mele (p. 249-251) a quelle altre nascite (di Elena, dei Dioscuri), in cui appunto Epimendie diceva che erano insieme maschio e femmina ». 39 À propos des oracles de la Nuit (qui se retrouvent en Épiménidès, inspiré par le Sommeil), cf. Antonetti et Lévêque 1990, 206-209. 40 Pausanias iii, 26, 1. 41 Jacoby 457 F 6b. 42 Jacoby 2 F 10. 43 Breglia Pulci Doria 2001, 256. 44 D’après une scholie à Apollonios de Rhodes iv, 1399, cf. Lachenaud 2010, 510. 45 Cf. l’article de la RE s.v. Phorkys.

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comme en témoigne encore éloquemment la mise en scène de Skylla dans le monnayage argien d’époque impériale46. Il n’est donc pas surprenant que Skylla soit le nom donné à l’une des Danaïdes argiennes, épouse d’un Protée ! Cette Danaïde Skylla n’est pas non plus sans lien avec la Skylla de Mégare, fille du roi Nisos. Autre strate de la légende épiménidéenne qu’il serait utile de reconstruire adéquatement. 10. Épiménidès fait, par ailleurs, descendre Styx d’Océan et l’accouple à Peiras47. Plutôt que d’y voir, en raison de la discordance avec Hésiode, un élément d’origine « crétoise » entendue comme renvoyant à l’île48, on n’hésitera pas à relier cette version particulière au fleuve « Styx » qui coule sur le territoire de Phénéos49, dans la mesure où les variantes propres à Épiménidès par rapport à Hésiode se complètent par d’autres éléments qui renvoient clairement à l’Arcadie et à Argos où Peiras est le nom d’un autre fleuve. 11. L’histoire des colonies argiennes en Crète est tout aussi décisive pour rendre compte de la manière dont les éléments péloponnésiens de la légende du Sage ont été transférés du Péloponnèse dans la Crète insulaire. Nous ne ferons ici que l’évoquer. Elle se relie à « un » fondateur, manifestement dédoublé : Althaimenès50. Du plus célèbre on a fait le fils de Katreus, roi de Crète, à ce titre métamorphosé en fils ou petit-fils de Minos, mais l’autre est petit-fils de Téménos, le chef des contingents doriens d’Argolide et fondateur d’une colonie en Crète51. En réalité, et sans surprise, la généalogie de Katreus est ambiguë. D’après Pausanias52, les Tégéates en faisaient le fils de […] Tégéatès : « on dit aussi que des fils de Tégéatès émigrèrent spontanément en Crète : ce sont Kydon, Archédios et Gortys, et de leurs noms dériveraient ceux des villes de Kydonia, de Gortyne et de Katreus. Toutefois, les Crétois ne sont pas d’accord avec les Tégéates […] » et d’ajouter : « les légendes des Grecs diffèrent la plupart du temps, et tout particulièrement pour les généalogies. » Le lien entre le fondateur mythique des colonies crétoises et Tégée est d’autant plus significatif qu’il se rattache clairement à la prédiction prêtée à Épiménidès d’une défaite spartiate face aux Tégéates53.

46 Flament et Marchetti 2011, 65-66. Une version épichorique faisait aussi de Skylla la fille de Phorkys et d’Hécate. 47 Bernabé 6 = Jacoby 457 F 5. 48 Comme le propose Mele 2001, 253-255. 49 Pausanias viii, 17, 6, cf. Jost 1985, 36. 50 Cf. RE s.v. Althaimenès, col. 1698. 51 D’après Strabon x, 479, 481, xiv 653 et Konon, Narrations 47. 52 Pausanias viii, 53, 4. 53 Ci-dessus point 5.

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12. La Théogonie épiménidéenne, enfin, intègre tant d’éléments argiens que d’autres chercheurs, particulièrement clairvoyants, ont été amenés à conclure qu’elle doit avoir été composée pour le public argien54. On pourrait aisément allonger la liste des éléments qui font d’Épiménidès un péloponnésien et un réformateur argien, non un « Crétois » de l’île, au point même qu’à bien les analyser on ne peut pas douter que c’est bien de la Krétéa péloponnésienne que tout est parti, que c’est de là aussi probablement qu’avec l’arrivée des Doriens, l’île qu’ils colonisèrent prit son nom de « Crète », avant qu’on y transférât le lieu d’une naissance de Zeus. La conclusion est, certes, brutale, mais difficilement contestable, tant les informations glanées sur Épiménidès par les logographes, poètes et commentateurs divers55 s’éclairent dès qu’on en renverse le sens : du Péloponnèse vers la Crète et non de la Crète au Péloponnèse. Analysée à cette aune, l’œuvre d’Épiménidès est plus que jamais le pendant de celle d’Hésiode auquel elle répond idéalement, mais en s’adressant à des publics différents : Béotiens pour Hésiode, Doriens du Péloponnèse pour Épiménidès. Et ce sont évidemment les réformes opérées dans le Péloponnèse et coordonnées par Épiménidès, à tout le moins celles qui lui ont été attribuées, qui ont servi de modèle pour les Doriens de Crète, venus du Péloponnèse comme l’on sait. Nous sommes bien évidemment invités à relire plus attentivement l’histoire de Minos et Radamanthe qui avait intéressé notre Sage. Mais, quoi qu’il en soit, c’est à la seule aune péloponnésienne que devons analyser les réformes qui lui sont prêtées. Elles se ramènent à pas moins qu’en l’instauration d’une communauté de citoyens d’un type nouveau, au sein d’une société où se conjuguent des traditions doriennes (liées au pastoralisme, comme les courses nuptiales) et les références à des panthéons plus anciens, comme celui de Lerne (Déméter, Poséidon, Dionysos, les Danaïdes), habile manière d’installer des pasteurs dans un pays qu’ils ont conquis et de les convertir à un nouveau genre de vie, en les plaçant sous l’autorité d’un nouveau dieu, chargé d’établir la synthèse, Zeus. D’où l’importance des sacrifices carnés dans la nouvelle relation hommes-dieux : les « Crétois », « mangeurs de viande », ne seront plus des ventres paresseux,

54 Comme le souligne Breglia Pulci Doria 2001, 311. Dans Marchetti 2008, nous avons souligné que l’originalité spartiate est un leurre et que tout le système référentiel de Sparte est inspiré de celui que les Doriens ont élaboré en Argolide, ce qui fait d’Argos, après l’Arcadie, l’un des centres névralgiques de l’action d’Épiménidès, qui de là s’est ensuite transmise à Sparte. 55 La plupart des auteurs qui évoquent Épiménidès sont tardifs et pétris de philosophie aristotélicienne qui a réinterprété et réécrit la pensée mythique. Cette tradition secondaire est donc tout naturellement remplie d’anachronismes. Il me paraît absurde, dès lors, de s’appuyer sur elle pour analyser correctement l’action du Sage et le situer par rapport à tel ou tel courant philosophique, comme l’a fait West, pour dater sa vie et son œuvre ! On ne doit tirer de ces fragments/testimonia rien d’autre que des références brutes en les nettoyant de tout apparat exégétique.

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mais des consommateurs de céréales qu’ils veilleront à produire, tandis que leur consommation de viande sera encadrée par un rituel strict. Il n’est que de lire Hésiode pour comprendre l’importance de ce nouveau genre de vie, fondateur à l’époque archaïque de communautés d’un nouveau type, au sein desquelles Zeus assure son triomphe. Ceci éclaire l’importance du téménos de Zeus au cœur de l’agora d’Argos56, notamment. Bibliographie Arrighetti, G. 2001 : Fra purificazioni e produzione letteraria. La Teogonia di Epimenide, in E. Federico et A. Visconti (ed.), Epimenide Cretese, Naples, 217-225. Bernabé, A. 2007 : Poetae epici Graeci. Testimonia et fragmenta, Pars II, fasc. 3, Berlin-Boston. Bernabé, A. 2001  : La Teogonia di Epimenide. Saggio di ricostruzione, in E. Federico et A. Visconti (ed.), Epimenide Cretese, Naples, 195-216. Bonnechère, P. 1994 : Le Sacrifice humain en Grèce ancienne, Kernos Suppl. 3, 85-96. Breglia Pulci Doria, L. 2001  : Osservazioni sulla Teogonia di Epimenide, in E. Federico et A. Visconti (ed.), Epimenide Cretese, Naples, 279-311. Busine, A. 2002 : Les Sept Sages de la Grèce antique, Paris. Dumoulin, H. 1901 : Épiménide de Crète, Bibliothèque de la Faculté de Philosophie et lettres de l’Université de Liège 12, Bruxelles. Du Sablon, V. 2014 : Le Système conceptuel de l’ordre du monde dans la pensée grecque à l’époque archaïque. Timè, moira, kosmos, themis et dikè chez Homère et Hésiode, Namur-Leuven. Flament, C. et Marchetti, P. 2011 : Le monnayage argien d’époque impériale, Paris-Athènes. Gigante, M. 2001 : Il Bios laerziano di Epimenide, in E. Federico et A. Visconti (ed.), Epimenide Cretese, Naples, 7-24. Jeanmaire, H. 1939 : Couroi et Courètes, Lille. Jost, M. 1985 : Sanctuaires et cultes d’Arcadie, Paris-Athènes. Κουρουνιώτης, K. 1910  : Κρητέα-Ναός Παρρασίου Απόλλωνος, Αρχαιολογική Εϕημερίς, 29-36. Lachenaud, G. (trad.) 2010 : Scholies à Apollonios de Rhodes traduites et commentées, Paris. Leclerc, M. C. 1992 : Épiménide sans paradoxe, Kernos 5, 221-233. Lévêque, P. et Antonetti, Cl. 1990 : Au carrefour de la Mégaride. Devins et oracles, Kernos 3, 197-210.

56 Cf. Marchetti 1994 ; Marchetti et Kolokotsas 1995, 250-251.

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Lupi, M. 2001  : Epimenide a Sparta. Note sulla tradizione, in E.  Federico et A. Visconti (ed.), Epimenide Cretese, Naples, 169-194. Marchetti, P. 1994  : Recherches sur les mythes et la topographie d’Argos, II. Présentation du site III. Le Téménos de Zeus, Bulletin de correspondance hellénique 118, 131-160. Marchetti, P. et Kolokotsas, K. 1995  : Le Nymphée de l’agora d’Argos, Paris-Athènes. Marchetti, P. 2008 : Les dieux et héros du dromos dorien, I Réflexions sur les références légendaires de l’espace civique de Sparte et d’Argos chez Pausanias, Archiv für Religionsgeschichte 10, 85-113. Mele, A. 2001  : Il corpus epimenideo, in E.  Federico et A.  Visconti (ed.), Epimenide Cretese, Naples, 227-276. Scarpi, P. 2001 : Il grande sonno di Epimenide ovvero vivere sulla linea di confine, in E. Federico et A. Visconti (ed.), Epimenide Cretese, Naples, 25-36.

Rachele Dubbini

LA RÉORGANISATION DES CULTES DANS L’AGORA DE CORINTHE APRÈS LA CRISE DU VIe SIÈCLE AV. J.-C.

Dans le premier quart du vie siècle av. J.-C., un événement catastrophique dévasta le centre urbain de Corinthe, entraînant la destruction de complexes publics et de diverses structures d’habitat et de commerce. Il n’est pas possible de déterminer les causes de cette catastrophe, mais il est tentant d’établir un lien avec la chute de la tyrannie des Cypsélides, causée par l’attentat contre Psammétique vers 583/2 av. J.-C. Selon les sources littéraires, la révolte aurait en effet été extrêmement brutale : le démos aurait cherché à effacer toute trace de la domination des tyrans en détruisant leurs maisons, confisquant leurs biens et profanant leurs sépultures. La violence décrite par les auteurs anciens semble coïncider en partie avec les événements documentés archéologiquement. Les destructions survenues dans le premier quart du siècle représentent un événement traumatique tant du point de vue de la disposition topographique de l’agora, perturbée par l’abandon de nombreux édifices et par la construction de nouvelles structures, que du point de vue social. L’article présente la réorganisation des espaces sacrés à l’intérieur de l’agora de Corinthe successive à ces événements et tentera de déterminer si le nouveau système cultuel répondait aux besoins de la nouvelle collectivité en tant que source d’autorité et de sécurité à laquelle pouvait s’adresser la communauté après la crise causée par les épisodes récents.

Les plus récentes études d’anthropologie de l’espace ont mis en évidence la manière dont la construction de l’espace dans les sociétés traditionnelles, parmi lesquelles la société archaïque grecque représente un cas emblématique, est un instrument culturel grâce auquel on peut reconnaitre les formes d’autoreprésentation et la vision du monde d’une société1. De telles considérations sont davantage efficaces pour les espaces avec un statut particulier, tels que les espaces communs et publiques, où la société entière se représente et où l’on constitue l’identité d’une communauté qui se reconnaît en tant que telle. On peut en dire autant pour les lieux sacrés, qui délimitent des zones de signification particulière, se chargeant de fonctions et symboles capables d’attirer et de concentrer attentes, espoirs, et

1 Cf. Canella 2014, avec bibliographie antérieure. De la crise naquirent les cultes, éd. par Marco Cavalieri, René Lebrun et Nicolas L. J. Meunier, Turnhout, 2015 (Homo Religiosus II, 15), p. 99-112. ©FHG 10.1484/M.HR-EB.5.108422

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craintes relativement au destin de l’homme2. En suivant une telle hypothèse de travail, l’analyse de la configuration religieuse des plus anciens espaces publics de Corinthe à l’époque archaïque haute et pendant les dynasties Bacchiades et Cypsélides a offert des éléments utiles pour la reconstruction du processus de formation de la communauté urbaine et à la suite, de l’identité de la polis en cours de développement3. Sur la base de cette étude, l’on trouve aller de pair les premières manifestations de la conscience identitaire corinthienne et une construction consciente d’un patrimoine culturel spécifique, basé sur la transposition des traditions mythiques et culturelles à l’intérieur du paysage local, suivant une influence réciproque entre mythe et topographie réelle, entre un passé fondateur et le présent, entre l’imaginaire et une réalité fonctionnelle à la reconnaissance de la vérité et de la valeur de tous deux4. En d’autres termes, à partir de l’analyse de la construction des espaces communs l’on a pu reconstruire, de manière schématique, le processus de formation identitaire de la plus ancienne communauté corinthienne. La continuité du développement de la cité du point de vue urbanistique et culturel, qui a eu lieu malgré les tensions dues à l’instauration de la dynastie cypsélide, semblerait, en outre, indiquer que ce processus continua sans interruption jusqu’à la fin du régime tyrannique5. Mais que se passa-t-il ensuite dans la cité libérée de ses tyrans ? L’analyse archéologique du site de Corinthe et en particulier, de son agora, a mis en relief que pendant le passage de la période appelée « corinthienne » (grosso modo 620-570 av. J.-C.) à celle dite « corinthienne tardive » (grosso modo 570-500 av. J.C.), l’on peut enregistrer une fracture plutôt nette dans la construction de l’espace politique, lorsqu’un événement catastrophique détruit les complexes publics, ainsi que ceux apparemment de nature privée, d’habitat et/ou commerciaux6. Jusqu’à ce moment le centre urbain se présentait comme une agglomération de constructions avec diverses fonctions (les indices archéologiques nous permettent de reconnaître de façon assez certaine la nature productive, commerciale et sacrée de certains d’entre eux). Cette agglomération était structurée le long des axes routiers principaux des lieux habités7. Elle était dominée par le sanctuaire situé sur la « colline du temple », lieu de participation aux rites religieux de caractère collectif mais aussi siège d’archives publiques et d’un trésor, peut-être

2 La bibliographie sur ces thèmes est très ample. Pour le monde grec archaïque cf. Hölscher 1998 et les plus récents Marconi 2001 ; Hölkeskamp 2004 avec bibliographie antérieure. En outre Coomans et al. 2012. 3 Dubbini 2014a. 4 Cf. Hölscher 2011. 5 Dubbini 2012. 6 Williams 1978, 8-10. 7 Dubbini 2011, 73-76.

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Fig.  1: Le centre urbain de Corinthe après le premier quart du vie  s.  av.  J.  -C. Les lettres indiquent les sanctuaires : a) Sanctuaire de la Stèle ; b) Heroon au carrefour ; c) Sanctuaire de la fontaine cyclopéenne ;  d) Sanctuaire d’Apollon ; e) Sanctuaire d’Athéna ? (restitution graphique de l’auteur)

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public lui aussi8. D’autre part, une vraie structuration des espaces dans l’agora, avec une définition des lieux de culte qui restera fondamentalement inchangée jusqu’à la conquête de la ville en 146 av. J.-C., a lieu à l’occasion de la reconstruction du centre urbain après les événements désastreux survenus dans le premier quart du vie siècle av. J.-C., qui semblent épargner très peu de constructions existantes9 (Fig. 1). Lors d’une confrontation avec les sources littéraires, les données archéologiques deviennent encore plus intéressantes : en acceptant la chronologie haute pour les dynasties bacchiades et cypsélide, désormais largement admise, la période de crise dont témoignent les indices du terrain coïnciderait grosso modo avec la fin de la tyrannie cypsélide, marquée par la conjuration aristocratique contre Psammétique aux alentours de 582, et donc avec l’instauration d’un nouveau gouvernement à caractère oligarchique10. L’hypothèse est attrayante et mérite d’être approfondie. Cet article expose donc les lieux de culte mis en place dans la zone de l’agora de Corinthe à la suite des événements exceptionnels du premier quart du vie siècle, en se demandant comment la crise, qui toucha la polis influença la présence et l’organisation spatiale de celle-ci, et comment le nouveau système cultuel pouvait répondre aux besoins de la nouvelle collectivité. Le lieu de culte où la corrélation entre les événements désastreux du premier quart du vie siècle et la construction du nouvel espace politique est la plus explicite est le « Sanctuaire de la Stèle » (Fig. 1, a). Il s’agit d’un enclos rectangulaire à ciel ouvert d’une hauteur d’environ 1,30 m, caractérisé par la présence d’une stèle. Ce sanctuaire est établi sur les restes d’un dépôt qui faisait partie d’un édifice détruit par les flammes. Aucune entrée n’a été identifiée, mais la découverte d’un sol en terre battue et d’une trapeza pour les offrandes indique que la zone devait être accessible. Le caractère sacré de l’enclos est garanti par le matériel votif retrouvé à l’intérieur : à partir du deuxième quart du vie siècle, l’on relève la présence de miniatures, surtout de la céramique (cratères, coupes et kotylai) et des figurines en terre cuite, qui présentent un pic de concentration au ve siècle av. J.-C. Les offrandes périssables sont en revanche attestées par de petits os et des noyaux d’olive, associés à des restes de cendres et de bois carbonisé, lesquels semblent indiquer le sacrifice d’animaux de petite taille à l’occasion de modestes thysiai ou par leur complète destruction11. Le lien avec la destruction de l’édifice plus ancien n’est pas fortuit et trouve des parallèles étroits à Corinthe même dans

8 Bookidis et Stroud 2004. 9 Dubbini 2011, 77-83. 10 En ce qui concerne la discussion sur la chronologie des dynasties bacchiades et cypsélides : Ducat 1961 ; Cataudella 1964 ; Servasi 1969. De manière plus générale, sur le nouveau régime qui s’instaura après la tombée de la tyrannie cypsélide : Will 1955, 615-624 ; Salmon 1984, 231-239. 11 Sur le sancatuaire cf. Dubbini 2014b avec bibliographie antérieure.

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le « Quartier des Potiers », où, suite au tremblement de terre de 426 av. J.-C., l’on érige sur les restes des habitations détruites des enclos semblables avec des stelai et à proximité d’un établissement productif au nord-est de la cité, où la mise en place d’une stèle en poros à l’intérieur d’un enclos semble faire suite à un événement catastrophique datable aux alentours de 420 av. J.-C.12 L’établissement d’enclos avec une stèle à l’intérieur de constructions bouleversées par des événements destructeurs semblerait être une coutume typiquement corinthienne, par laquelle on sacralisait une aire précédemment habitée par le moyen d’un culte destiné à ressouder un lien d’appartenance avec les constructions détruites, à un moment où un événement traumatique avait généré une phase de désordre et de changement13. Ce lien semblerait concerner particulièrement les victimes décédées de manière violente au cours des catastrophes : la sphère funéraire est évoquée tout d’abord par la présence de stelai, typique des sanctuaires évoqués, et par l’usage de dédier de modestes offrandes alimentaires, détruites ou abandonnées sur le lieu sacré sans être consommées, de la même manière que dans le culte des morts, où la nourriture sert à leur procurer une subsistance et donc, fondamentalement, à les apaiser14. Il est possible, dès lors, que la construction du « Sanctuaire de la Stèle » soit à mettre en rapport avec les victimes décédées de manière violente (biaiothànathoi) pendant l’événement catastrophique. Avec le temps, celles-ci pourraient avoir acquis le caractère d’ancêtres communs à un groupe familial spécifique, ou fratrìa, et avoir reçu des sacrifices collectifs de la part des membres d’un oìkos, comme le suggère le déroulement de sacrifices relativement peu coûteux, qui semblent réservés à un groupe familial ou à une petite communauté15. Dans le deuxième ou troisième quart du vie siècle, un autre enclos rectangulaire à ciel ouvert, de plus vastes dimensions que le précédent, est érigé au cœur de l’agora corinthienne pour y préserver la sépulture d’un homme adulte remontant à l’époque protogéométrique (Fig. 1, b). Cette tombe avait déjà été découverte à la fin du viie siècle, époque à laquelle on peut dater les premières manifestations de culte, mais c’est seulement au vie siècle qu’on assiste à sa monumentalisation à travers la construction d’un temenos contenant une trapeza. On y accédait en passant par un petit propylée, au sud duquel se trouvait une stèle. Le culte était dédié à un héros, comme l’indiqueraient, outre la présence de la sépulture, les offrandes en terre cuite représentant des cavaliers, des personnages banquetant, des stelai avec des serpents et un casque, et surtout les scènes mythologiques à sujet héroïque (Achille et Memnon combattant pour le corps d’Antiloque) qui caractérisent un cratère d’époque corinthienne tardive retrouvé dans une fosse sous le 12 13 14 15

Tofi 2004. Williams 1981, 418, 421-422. Ekroth 2012, 276-280 et 332-333. Cf. Dubbini 2014b, 164-166.

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sol du sanctuaire et contenant les restes des sacrifices qui y avaient eu lieu16. La position éminente de l’heroon près du carrefour principal de l’agora corinthienne laisse penser qu’on y vénérait une figure significative pour la cité. Toutefois, le manque d’indices épigraphiques ne nous permet pas d’établir si le héros est l’un de ces cas de reconnaissance a posteriori où la personne inhumée est identifiée à un personnage mythique spécifique, ou si, au contraire, cette figure ne possédait pas de dénomination spécifique mais était simplement dotée d’une sphère de compétence particulière. Sur la base des données archéologiques, on peut seulement conclure qu’à des rituels expiatoires originels, en lien avec la redécouverte d’une sépulture masculine plus ancienne – dans le matériel de laquelle on aurait pu découvrir des armes témoignant de la nature guerrière du défunt – succéda un culte héroïque proprement dit. Ce culte se manifestait architecturalement par un temenos définissant l’espace sacré et rituellement par le déroulement de sacrifices systématiques documentés non seulement par le matériel archéologique, mais aussi par la présence de la trapeza17. Un autre culte semblerait aussi avoir une nature héroïque (Fig. 1, c). Il est situé un peu plus au nord de la source Pirène, là où à l’époque géométrique tardive ou proto-corinthienne fut réalisée une fontaine, soi-disant cyclopéenne, constituée d’une vasque pentagonale et d’une grotte artificielle accolée, sur le côté Est, à une terrasse de soutènement exploitant le dénivellement de telle sorte que la structure semble souterraine18 (Fig. 2, a). L’appareil polygonal avec lequel la grotte artificielle a été réalisée imitait consciemment la technique mycénienne du bâtiment, comme ce fut par exemple le cas pour la plus ancienne terrasse de l’Heraion d’Argos19. La volonté de construire une fontaine souterraine évoquant la haute Pirène ainsi que la proximité avec la réalisation la plus tardive de la basse Pirène donnent à penser que la soi-disant fontaine cyclopéenne ne fut rien d’autre que la duplication la plus ancienne de la haute Pirène, c’est-à-dire le lieu de la capture de Pégase. En effet, si l’Acrocorinthe était considérée comme le siège des mythiques souverains pré-doriens, c’est dans la cité basse qu’était censé avoir eu lieu l’épisode du cheval ailé, exploit corinthien pour lequel Bellérophon était principalement connu20. La fonction de principale source d’eau du centre urbain semble être supplantée, peut-être déjà à l’époque cypsélide, par l’ouverture d’une première fosse pour l’extraction de l’eau de la grotte de la Pirène. Mais ce n’est qu’après les événements du vie siècle que la fontaine « cyclopéenne » semble acquérir une importance nouvelle : on construit 16 17 18 19 20

Il s’agit du soi-disant « Heroon au carrefour », sur lequel l’on renvoie à Williams 1978, 79-83. Dubbini 2011, 166-167. Dubbini 2011, 170-172. Wright 1982, 192. Dubbini 2012, 25-26. Cf. aussi Bernardini 2013.

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Fig. 2 : Sanctuaire de la fontaine cyclopéenne : plans de phase depuis l’époque géométrique jusqu’à la conquête romaine de Corinthe (restitution graphique de l’auteur)

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un couloir d’accès à la vasque et un enclos pour définir l’espace sacré où la fontaine devait jouer le premier rôle21 (Fig. 2, b). En ce qui concerne la nature de ce sanctuaire, les données archéologiques que nous possédons ne nous permettent malheureusement que des suppositions. Le seul élément caractéristique est le naïskos qui y est installé dans la deuxième moitié du ive siècle, une solution architecturale qui renvoie au monde funéraire et chtonien22 (Fig. 2, d). Quant à la présence de matériel en terre cuite que l’on peut mettre en lien avec un culte héroïque (cavaliers, personnages couchés au banquet, stelai avec casque et serpent), quand bien même elle confirmerait l’attribution du sanctuaire à un personnage de nature mortelle, elle est en réalité attestée dans de nombreux contextes cultuels de l’agora corinthienne23. En définitive, il est possible de croire que le sanctuaire était consacré à une entité principale dotée de caractéristiques infernales (un héros ou une divinité chtonienne), que l’on devrait mettre en lien avec la source souterraine. Si l’on accepte que la « fontaine cyclopéenne » fut la première installation architecturale de la Pirène inférieure, c’est-à-dire la plus ancienne source Pirène de la ville de Corinthe, on peut supposer que dans le sanctuaire était vénéré un héros lié à la mythologie du lieu, tel que Bellérophon ou Kenchrias, le fils de Pirène tué involontairement par Artémis, ou encore un héros civilisateur, en lien avec la canalisation des eaux dans le cadre de la formation de la polis, lequel pourrait être Héraclès24. D’un point de vue monumental, les efforts de la communauté se concentrent sur les deux grands sanctuaires du centre de la ville, au pied desquels se structure l’espace public. Le premier, situé sur la « colline du temple », semble être le sanctuaire principal de l’agora, reconstruit à l’endroit où se trouvait un sanctuaire plus ancien, détruit par les événements catastrophiques, et qui était le siège des archives publiques et vraisemblablement du trésor de la ville25 (Fig. 1, d). La nouvelle construction était monumentale : le matériel brûlé des structures précédentes fut utilisé pour combler le dénivellement de la colline, et la colline elle-même fut utilisée comme carrière et fut coupée à plusieurs endroits pour créer une vaste terrasse sur laquelle installer le nouveau temple26. L’attribution du sanctuaire à Apollon, au moins à partir de la reconstruction, serait garantie par la découverte d’une tablette d’argile avec une dédicace au dieu, datable entre 560 et 480 av. J.-C.27 21 Dubbini 2011, 171-172. 22 Lippolis 2007. 23 Dubbini 2011, 159-164. 24 Dubbini 2011, 176-177 ; Hölscher 2011. 25 Robinson 1976 ; Dubbini 2011, 101-104. 26 Robinson 1976, 217-218. 27 Bookidis et Stroud 2004, 416-426. Par ailleurs, les sources littéraires semblent confirmer la prééminence du sanctuaire d’Apollon au centre de la ville de Corinthe : sur la discussion au sujet de l’attribution du temple l’on renvoie à Dubbini 2011, 104-111.

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La position exacte du deuxième sanctuaire, qui se trouvait sur la hauteur occidentale du centre de la ville, est inconnue (Fig. 1, e). De cet édifice, détruit définitivement au moment de la conquête romaine de Corinthe en 146 av. J.-C. et ensuite remplacé par des édifices liés au culte impérial ou capitolin, n’ont été retrouvés que la décoration sculpturale en terre cuite (une amazonomachie et d’autres groupes avec des figures non identifiables, ainsi que des acrotères, des nikai et des sphinx) attribuable à un temple du vie siècle av. J.-C.28 Toutefois sa position proéminente sur une colline dominant l’espace ouvert de la place nous suggère que ce temple devait accueillir un culte fondamental pour la ville, comme celui d’une divinité poliade. Le fait qu’à l’époque romaine, le sanctuaire d’Athéna Chalinitis, c’est-à-dire de la déesse qui offrit à Bellérophon le mors pour capturer Pégase, fut aménagé à proximité de la colline probablement pour laisser place, sur la hauteur, à des cultes plus significatifs de la religion romaine officielle29, fait supposer que le temple archaïque qui donnait sur l’agora était le plus ancien sanctuaire dédié à la déesse, qui est dite polias dans un des calendriers rituels découverts dans le temenos d’Apollon30. La lecture synchronique des monuments installés dans l’espace publique de Corinthe après le premier quart du vie siècle av. J.C. semble nous donner un cadre cohérent des choix fait par les citoyens à la suite du moment de crise qui toucha la ville et peut-être même en réponse à celle-ci. Et si nous lisons les indices archéologiques présentés ici de façon synthétique dans une dimension historique, le scénario présente une logique encore plus rigoureuse. L’événement catastrophique qui détruisit les complexes de l’agora de Corinthe rappelle, par la violence avec laquelle elle eut lieu, la description effectuée par Nicolas de Damas de la révolte du peuple corinthien contre la tyrannie : le démos aurait cherché à effacer toute trace de la domination des tyrans en détruisant leurs maisons, en confisquant leurs biens, en jetant le corps du dernier tyran au-delà des limites de la cité sans lui donner de sépulture, en profanant les tombes des ancêtres de l’ancienne dynastie et en en dispersant les os31. La pauvreté des données archéologiques ne nous permet que de formuler des suggestions, toutefois l’analyse du nouveau système cultuel, combinée aux – certes maigres – sources historiques peut amener à

28 Weinberg 1957, 304-316. 29 Le temple E, construit sur la hauteur après la fondation de la colonie Romaine, en effet, est interprété de manière variable en tant que « temple d’Octave » (dont parle Pausanias ii, 4, 5) ou bien en tant que Capitolium de la nouvelle colonie. A ce propos cf. Torelli 2001, 156-167 ; Bookidis 2005, 156-157. Sur la base de Pausanias ii, 4, 1, l’on peut positionner le sanctuaire d’Athéna Chalinitis entre l’odeion et le théâtre, au nord-ouest de ce dernier, le long de l’axe routière principale qui – comme indique Pausanias même – emmène à Sicyone ; cf. Dubbini 2011, 133-134. 30 L’inscription, malheureusement non publiée, est citée par Bookidis et Stroud 2004, 409. Sur le sanctuaire de manière plus générale l’on renvoie à Dubbini 2011, 141-143. 31 FGrH 90 F 60.

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comprendre comment la crise influença l’organisation spatiale du nouvel espace politique et la présence de divinités spécifiques, en répondant aux besoins de la nouvelle collectivité. En ce qui concerne les divinités olympiques, un des sanctuaires principaux de l’espace politique corinthien, dès la formation de la polis, est certainement celui situé sur la « colline du temple ». Si l’on en croit Hérodote (iii, 52, 1), qui semble faire référence au trésor du sanctuaire d’Apollon déjà à l’époque de Périandre, on peut croire que ce sanctuaire était déjà dédié au dieu à l’époque des Cypsélides. Une telle dédicace, par ailleurs, rentrerait pleinement dans la politique religieuse de Cypsélos, si étroitement liée au clergé de Cirre que le sanctuaire contemporain de Delphes fut bâti avec des matériaux corinthiens, tandis que Périandre, à cause de la nouvelle influence de l’Amphictionie d’Antèle dans la gestion du sanctuaire pythien, se serait plutôt rapproché du clergé d’Olympie32. Il n’est donc pas fortuit que lorsque le peuple de Corinthe, après la chute de la tyrannie, demanda aux sanctuaires de Delphes et d’Olympie de pouvoir remplacer le nom des Cypsélides par celui des Corinthiens dans les dédicaces apposées sur les anathemata de la vieille dynastie, le clergé pythien accepta de bon gré, tandis que celui d’Olympie refusa la demande33. Dans cette optique, une éventuelle destruction volontaire de l’ancien sanctuaire d’Apollon pourrait s’expliquer par la haine de la population envers la dynastie Cypsélide et ses symboles (le vieux temple aurait témoigné par sa grandeur de l’ancienne faveur de Delphes envers les souverains) ou peut-être en raison de la présence du trésor, tandis que sa reconstruction de façon encore plus monumentale pourrait être mise en relation avec l’accord plus récent conclu avec le clergé pythien, garant du nouvel ordre constitué. Nous pouvons aussi interpréter de façon semblable le nouvel aménagement du culte d’Athéna dans son acception politique : l’iconographie de Bellérophon circulait à Corinthe au moins depuis la fin du viiie siècle, époque à laquelle le héros est représenté chevauchant Pégase, avec une attention particulière pour la représentation du harnais du cheval ailé34. Cet élément pourrait suggérer qu’il existait dès l’époque bacchiade, une Athéna « du mors », dont le culte conviendrait bien à une société dominée par une aristocratie terrienne de chevaliers, dont la présence est attestée à la même époque dans différents centres de Grèce35. En outre, Pégase, dans lequel certains chercheurs voient « une espèce d’enseigne

32 Dubbini 2011, 59-68. Cf. aussi Catenacci 2012, 38-44. 33 Plutarque, Moralia 400e. 34 S’il est vrai que des thèmes comme le meurtre de la Chimère de la part de Bellérophon sont communs à tout l’environnement culturel hellénique, en faisant partie des mythes civilisateurs de libération qui sont propre des centre proto-urbain en voie de définition, le détail du harnais de Pégase caractérise seulement la production corinthienne ; Yalouris 1950 ; Bloomberg 1996, 55. 35 Dubbini 2011, 137-143.

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gentilice de la famille aristocratique des Bacchiades »36 ne trouve en revanche pas beaucoup de place dans les représentations de l’époque des Cypsélides (c’està-dire grosso modo à l’époque corinthienne) : il réapparaît par contre au vie siècle av. J.-C. avec la chute de la tyrannie. À ce moment, le cheval ailé est récupéré par la tradition locale, jusqu’à devenir, à partir de 560 av. J.-C., le symbole distinctif de la monnaie de Corinthe, auquel Athéna est associée à partir de la fin du siècle37. Il s’agit d’indices vagues, mais qui semblent fonctionner avec ceux de la « Fontaine Cyclopéenne », construite durant la période bacchiade comme réplique de la Pirène haute de l’Acrocorinthe et remplacée dans sa fonction de source d’eau par une nouvelle Pirène d’époque cypsélide, laquelle fut donc récupérée par le peuple corinthien avec une nouvelle fonction culturelle après la chute de la tyrannie. Si le choix des divinités olympiennes peut être interprétée surtout en relation aux évènements qui caractérisèrent l’histoire de Corinthe, la question des cultes mineurs, liés à la vénération de figures divines ou mortelles incisives de la tradition mythique locale, est différente. C’est surtout sur ces cultes mineurs que la collectivité façonne son identité, tandis que, implicitement, elle adapte les modèles du mythe aux changements sociaux et politiques contemporains, de façon que la réalité du mythe devienne la préfiguration de valeurs et d’idéaux actuels38. Que les indices archéologiques d’événements désastreux du premier quart du vie siècle soient ou non liés à la chute de la tyrannie, il n’en reste pas moins qu’après cette date, les Corinthiens se seraient retrouvés face au centre de leur cité complètement dévasté. La coupure avec le passé était nette désormais, que la destruction ait été voulue par les citoyens justement pour en effacer tout souvenir (comme le suggère Nicolas de Damas), ou que l’événement ait été accidentel : la « crise » était en cours. Il fallait décider comment construire un nouveau centre politique qui symbolisât aussi le nouveau régime politique oligarchique, qui à l’époque était de toute façon en vigueur39. La première préoccupation semble donc liée à l’expiation des excès commis (ou subis) pour pouvoir récupérer l’équilibre d’une société profondément perturbée : en ce sens, l’érection du « Sanctuaire de la Stèle » sur les ruines d’un édifice tragiquement détruit pourrait être mise en lien avec l’idée d’une contamination (mìasma) qui aurait frappé la population corinthienne à cause de la mort violente des individus (biaiothànatoi) pendant les épisodes décrits. La monumentalisation de l’heroon au carrefour indique que la sépulture du guerrier prit une nouvelle valeur au cœur de l’espace politique, en suggérant le besoin de recourir à des ancêtres communs à la nouvelle collectivité, en tant que source locale d’autorité 36 37 38 39

Mertens-Horn 1995, 266. Blomberg 1996, 57-75. Hölscher 2011 ; Bernardini 2013. Will 1955, 615-624 ; Salmon 1984, 231-239.

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et de sécurité à laquelle la communauté pouvait s’adresser. Ces ancêtres devaient être de quelque manière différents de ceux de l’ancienne dynastie, dont les tombes sont, au contraire, profanées sans merci40. De même, les symboles de la nouvelle communauté devaient aussi être différents, en restant cependant liés à la mémoire historique de Corinthe. La construction de la nouvelle identité citadine de Corinthe en tant que polis d’empreinte oligarchique dut alors se baser sur ces traditions plus anciennes qui n’avaient pas beaucoup été prises en considération à l’époque cypsélide, comme dans le cas de Bellérophon et du cheval ailé Pégase41. Ceci semble être le cas de la « Fontaine cyclopéenne », qui n’est plus utilisée comme source d’eau principale après l’ouverture de la grotte de la Pirène, mais qui au vie siècle acquiert une nouvelle valeur cultuelle, probablement en lien avec un personnage héroïque, dont on ne peut exclure qu’il s’agissait de Bellérophon lui-même. Athéna semblerait avoir connu un destin semblable en tant que déesse tutélaire du bridage de Pégase, exploit corinthien par excellence. En revanche, le cas d’Apollon est différent. La continuité de son culte s’expliquerait plutôt facilement : le sanctuaire du dieu devait représenter pour l’agora corinthienne un point de repère précis pour la communauté42. Au-delà de son caractère sacré, il s’agissait en effet d’une institution civique inamovible qui, avec ses archives de documents écrits, garantissait la validité des délibérations collectives. Après l'apaisement des rapports entre Périandre et Delphes, le clergé pythique semble soutenir pleinement le nouveau régime oligarchique, dont il confirme la validité au niveau panhellénique : dans l’espace politique, le nouvel Apollon pourrait avoir pris l’épithète de Pythios, et l’autorité des origines d’un tel dieu aurait encouragé la nouvelle communauté à surmonter la crise43. Bibliographie Bernardini, P. (ed.) 2013 : Corinto. Luogo d’azione e luogo di racconto, Atti del Convegno internazionale (Urbino, 23-25 settembre 2009), Rome. Blomberg, E. 1996 : On Corinthian iconography. The bridled winged horse and the helmeted female head in the sixth century BC, Stockholm. 40 Cf. supra. 41 D’après Bloomberg 1996, 63-65, la diffusion du mythe de Pégase et de Bellérophon serait en relation avec l’expulsion des tyrans : la tombée de l’héros, descendant mythique de la famille royale locale, provoquée par Pégase au moment d’arrogance maximale serait une représentation réaliste de la tombée des Cypsélides. 42 Le phénomène est observable dans de nombreux contextes doriens, où le dieu conservait un lien primordial avec les assemblées, dites apellai ; cf. Burkert 2007, 143-145. 43 Contrairement à Dubbini 2011, 108, il est difficile de croire que le nom appellatif de Pythios puisse avoir été utilisé à Corinthe dans une période antécédente à la Première Guerre Sacrée, puisque l’épithète semble plutôt lié à la nouvelle gestion du sanctuaire de Delphes de la part de l’Amphictyonie. À ce propos cf. Herda 2011, 76-77 avec bibliographie antérieure.

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Christophe Flament

CRISE DES CULTES ET CULTES DE CRISE À ATHÈNES DURANT LA GUERRE DU PÉLOPONNÈSE ?

À maints égards, la guerre du Péloponnèse marqua un tournant décisif dans l’histoire de la cité de Périclès. La religion et les cultes civiques ne furent guère épargnés par ces bouleversements. En effet, à plusieurs reprises au cœur de cette tourmente, les Athéniens se tournèrent vers les dieux pour qu’ils leur prêtent main-forte. Ce sont les différentes attitudes adoptées alors que cette communication propose d’étudier. Le premier cas d’étude est le regain de piété pour les dieux et déesses de l’Acropole qui se manifeste à partir de la paix de Nicias. Il se traduit notamment dans l’inscription IG i3 52B où la Cité, alors pourtant financièrement exsangue, décide de reprendre les travaux sur l’Acropole en achevant les Propylées, ainsi que de rembourser le montant colossal de ses dettes auprès de la déesse poliade, qui s’élevaient alors à près de 6000 talents (soit plus de 150 tonnes d’argent !, cf. IG i3 369). De même, après 410 av. J.-C. et la chute du régime des Quatre-Cents, les Athéniens décident de reprendre une fois encore les travaux sur la colline sacrée, à l’Érechthéion cette fois. Quelles furent les raisons et les circonstances exactes qui motivèrent ces deux décisions et, surtout, comment les Athéniens dégagèrent-ils les moyens financiers adéquats pour remplir leurs engagements ? Les Athéniens ne s’en étaient toutefois pas remis à leurs seules divinités traditionnelles. Dans des circonstances qu’il convient clarifier (suite de l’épidémie ? Conséquence directe de la paix de Nicias ?), les Athéniens introduisirent chez eux Asklépios. Mais l’on ne peut évidemment traiter l’adoption de divinités nouvelles à Athènes sans évoquer le procès de Socrate. Au-delà de chercher à déterminer quels étaient ces nouveaux daimonia que le philosophe avait introduits, on tiendra ce procès comme un véritable révélateur des bouleversements religieux qui ont jalonné le conflit .

1. Introduction Thucydide tenait la guerre du Péloponnèse pour le plus grand conflit de tous les temps. Il est vrai que pendant près d’une génération les Athéniens endurèrent une guerre terrible qui coûta probablement la vie à deux tiers d’entre eux. Vaincue, Athènes n’échappa que de justesse à la destruction totale que lui réservaient les Corinthiens et les Thébains ; elle dut néanmoins abattre ses Longs Murs et démanteler sa flotte de guerre. Sur le plan religieux, les faits rapportés par Thucydide au plus fort de l’épidémie de peste qui s’abattit sur la cité au début du conflit

De la crise naquirent les cultes, éd. par Marco Cavalieri, René Lebrun et Nicolas L. J. Meunier, Turnhout, 2015 (Homo Religiosus II, 15), p. 113-130. ©FHG 10.1484/M.HR-EB.5.108423

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laissent entendre que les divinités traditionnelles, jugées inaptes à endiguer le fléau, furent alors négligées: καὶ τὸ μὲν προταλαιπωρεῖν τῷ δόξαντι καλῷ οὐδεὶς πρόθυμος ἦν, ἄδηλον νομίζων εἰ πρὶν ἐπ’ αὐτὸ ἐλθεῖν διαϕθαρήσεται· ὅ τι δὲ ἤδη τε ἡδὺ πανταχόθεν τὸ ἐς αὐτὸ κερδαλέον, τοῦτο καὶ καλὸν καὶ χρήσιμον κατέστη. θεῶν δὲ ϕόβος ἢ ἀνθρώπων νόμος οὐδεὶς ἀπεῖργε, τὸ μὲν κρίνοντες ἐν ὁμοίῳ καὶ σέβειν καὶ μὴ ἐκ τοῦ πάντας ὁρᾶν ἐν ἴσῳ ἀπολλυμένους, τῶν δὲ ἁμαρτημάτων οὐδεὶς ἐλπίζων μέχρι τοῦ δίκην γενέσθαι βιοὺς ἂν τὴν τιμωρίαν ἀντιδοῦναι, πολὺ δὲ μείζω τὴν ἤδη κατεψηϕισμένην σϕῶν ἐπικρεμασθῆναι, ἣν πρὶν ἐμπεσεῖν εἰκὸς εἶναι τοῦ βίου τι ἀπολαῦσαι. Peiner à l’avance pour un but jugé beau n’inspirait aucun zèle à personne, car on se disait que l’on ne pouvait savoir si, avant d’y parvenir, on ne serait pas mort : l’agrément immédiat et tout ce qui, qu’elle qu’en fût l’origine, pouvait avantageusement y contribuer, voilà ce qui prit la place du beau et de l’utile. Crainte des dieux ou loi des hommes, rien ne les arrêtait : d’une part, on jugeait égal de se montrer pieux ou non, puisque l’on voyait tout le monde périr semblablement, et, en cas d’actes criminels, personne ne s’attendait à vivre assez pour que le jugement eût lieu et qu’on eût à subir sa peine : autrement lourde était la menace de celle à laquelle on était déjà condamné ; et, avant de la voir s’abattre, on trouvait bien normal de profiter un peu de la vie1.

C’est précisément pour conjurer l’épidémie, estime-t-on d’ordinaire, que plusieurs divinités furent alors introduites dans le panthéon athénien : Cybèle2, Amphiaraos3, Bendis4, Sabazios5 et Asklépios, divinités qui sont généralement considérées – principalement la dernière6 – comme autant de « cultes de crise ». Dès lors, si l’on s’en tient à ces différents indices, on en conclurait assez naturellement que, durant la guerre du Péloponnèse, Athènes traversa une véritable crise des cultes traditionnels7, qui eut pour corollaire l’apparition de cultes dits « de crise ». C’est précisément cette opinion que la présente communication 1 Thucydide, ii, 53, texte établi et traduit par J. de Romilly, Collection des Universités de France. 2 Installée dans le bouleutérion à la suite d’un oracle  : Julien, Orationes v, 159a  ; Photius et Souda s.v. « μητραγύρτης ». Boersma 1970, 93, proposait de relier précisément l’arrivée de ce culte à la construction du nouveau bouleutérion. 3 Le sanctuaire d’Amphiaraos n’a sans doute pas été fondé avant le dernier quart du ve s. (la pièce d’Aristophane intitulée Amphiaraos fournit le terminus de 414). Parker 1996, 148, estime que si le culte avait été introduit c. 425, alors on peut y voir une des conséquences de la grande peste. Cf. Doyen 2014 à propos d’Amphiaraos. 4 Dont l’arrivée est généralement datée de 429 ou 413, mais une date plus proche de 431 a également été avancée dans Planeaux 2000-2001. 5 Circa 422 : Parker 1996, 188 s., ainsi que 196-197 ; Planeaux 2000-2001, 174. Dans Lysistrata (v. 387-396), Aristophane signale que durant le vote de l’expédition de Sicile, des Athéniennes célébraient la fête d’Adonis et fait également allusion au culte de Sabazios. 6 Mikalson 1984, 217-226  ; Parker 1996, 175  ; Auffarth 1995, 343-344  ; Avalos 1999, 50-51  ; Flower 2009, 5 notamment. 7 Entre autres des deux déesses d’Éleusis selon Clinton 1994, 32.

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propose d’éprouver. Les faits religieux y seront toutefois abordés par le biais de textes que l’on voit rarement utilisés pour retracer l’histoire des cultes à Athènes : il s’agit de documents comptables produits par les trésoriers des différentes divinités, principalement ceux des richesses sacrées d’Athéna. Dieux et finances sont en effet intimement liés dans l’Athènes du ve siècle : s’ils durent évidemment solliciter la protection de leurs divinités durant la guerre, c’est principalement de leur soutien financier dont les Athéniens eurent besoin pour lutter contre Lacédémone. Ces documents financiers révèlent, en effet, que ce sont les dieux – principalement Athéna – qui financèrent très largement les campagnes militaires athéniennes durant la guerre du Péloponnèse ; un rapide coup d’œil au bilan ahurissant que livre la fameuse stèle des logistes (IG i3 3698) – près de 5 600 talents empruntés entre 433/2 et 423/2  – suffit aisément pour s’en convaincre. Là encore, le fait que les Athéniens aient ainsi dilapidé les biens de leurs dieux peut être tenu par certains comme un indice supplémentaire de leur désintérêt pour la religion traditionnelle durant la guerre du Péloponnèse ; il n’en est pourtant rien. Dès avant ce conflit, c’était en effet déjà avec l’argent de leurs dieux que les Athéniens menaient campagne, bien plus d’ailleurs qu’avec celui de leurs alliés9. Les contributions des divinités à l’effort de guerre étaient néanmoins très clairement considérées comme des emprunts qui devaient être restitués ensuite10 grâce, notamment, au butin et aux réparations de guerre exigées des vaincus. Pareil système de financement ne se révèle toutefois adéquat que dans le cas de conflits de courte durée d’où les Athéniens sortent victorieux ; or, ce fut tout l’inverse durant la guerre du Péloponnèse. Dans ces conditions, les trésors des dieux étaient condamnés à se vider inexorablement, jusqu’à ce que l’on en soit réduit à fondre les offrandes conservées dans les sanctuaires pour frapper des monnaies d’argent et d’or11. La comptabilité des trésoriers sacrés permet néanmoins d’identifier deux moments où, durant le conflit, les Athéniens manifestèrent très nettement leur volonté de rembourser leurs dieux : une première fois durant la période 423-418 ; une autre en 410. Par surcroît, ces tentatives furent à chaque fois accompagnées de la reprise des travaux sur l’Acropole. Or, aucune logique « financière » ne semble à même d’expliquer pareilles décisions ; conviendrait-il donc d’y faire intervenir la dimension religieuse ? C’est ce qu’il faut examiner à présent.

8 Cf. l. 122, dont 4000 ont dû être empruntés durant le conflit. Cf. Samons 2000, 215, à propos de la date de publication d’IG i3 369. 9 En ce qui concerne les rapports régissant le trésor athénien et celui de leurs alliés, on se reportera à notre synthèse Flament 2007b. 10 Comme l’indique le calcul des intérêts dans IG i3 369, ll. 112 s. 11 Sur ces monnayages «  de fortune  » et les sources qui nous les font connaître, on se reportera à Flament 2007a, 118-120.

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2. Premier moment : autour de la paix de Nicias et IG i3 52B La date du premier document, IG i3 52B, s’est trouvée au centre de vives polémiques ; nous admettrons néanmoins ici qu’il date de l’époque de la paix de Nicias, solution qui semble à présent faire l’objet d’un assez large consensus12. Le décret est malheureusement très mutilé, mais ce qui survit du texte indique clairement la reprise de travaux sur l’Acropole (ll. 2-11) – achèvement des Propylées ainsi que des Nikés et de leurs socles13 – avec des dispositions pour en assurer le financement. Il manifeste ensuite un effort accru dans la limitation et le contrôle des fonds issus des caisses sacrées : les retraits supérieurs à 10 000 drachmes seront désormais soumis à l’approbation de l’Assemblée14. Qui plus est, les Athéniens envisageaient également d’apurer leurs dettes : les expressions τὰ ἐς ἀπόδοσιν (l. 22) ou ὀϕελόμενα (l. 23) indiquent que les ll. 19 à 25 établissaient des dispositions relatives à un remboursement. Les sommes restituées devaient être prélevées, selon toute vraisemblance, sur les fonds gérés par les Hellénotames (τὸς ἑλλενο[ταμίας]) (l. 21), seul sujet possible du verbe κατατιθέναι. Néanmoins, bien que leurs dettes s’élevassent alors à plusieurs milliers de talents (cf. IG i3 369), les Athéniens avaient apparemment décidé de rembourser 200 talents (διακοσίον τα[λάντο]ν) seulement. Il s’agissait peut-être du montant d’un versement annuel, mais l’état de conservation du document ne permet malheureusement pas de l’affirmer. Enfin, le décret s’achève en ordonnant de dresser l’inventaire d’objets conservés dans l’Opisthodome. Si ce remboursement fut avant tout symbolique – comme l’indique très clairement l’ampleur réduite des sommes qu’ils comptaient y consacrer – les Athéniens n’en avaient pas moins tenu à poser le geste. Ce remboursement témoignerait-il d’une ferveur retrouvée pour les divinités traditionnelles – à mettre à l’actif du pieux Nicias15 ? – durant cette accalmie sur le plan militaire, après une période où les Athéniens s’étaient principalement tournés vers des cultes « étrangers » ? Certains indices iraient dans ce sens : en 421, les Héphaisteia sont réorganisés avec faste16 et J. S. Boersma17 notait que, à peu près au même moment, des sanctuaires 12 Certaines études maintiennent toutefois le synchronisme d’IG i3 52B avec IG i3 52A que l’on date, lui, de 434 : cf. p. ex. Blamire 2001, 103-105, ainsi que Holtzmann 2003, 145 s. 13 Mattingly 1975, 464-467. 14 Cette indication permet de fixer un terminus ante quem pour la datation du document : c’est en 418/7, en effet, que l’autorisation de l’Assemblée est pour la première fois attestée. Le terminus post quem est, lui, plus conjectural : la formule reprise aux ll. 27-28 d’IG i3 52B indique que le décret avait été mis aux voix une année de Grandes Panathénées. Les possibilités se restreignent donc aux années 422/1 ou 418/17. 15 Comme le proposait Boersma 1970, 95. Plutarque (Nicias, 4, 2) présente Nicias comme sacrifiant chaque jour aux dieux et entretenant un devin à domicile. 16 Les jeux en l’honneur d’Héphaïstos sont réorganisés en 421/20, comme en témoigne IG  i3  82 qui prévoyait notamment la construction d’un autel. Il s’agit d’un décret voté selon toute vraisemblance après la conclusion de la paix de Nicias. 17 Boersma 1970, 87-92.

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furent reconstruits et de nouveaux temples bâtis pour les cultes traditionnels, notamment ceux de Dionysos, de Déméter à Éleusis, d’Artémis à Brauron, le Néleion, ou encore le Tritopateion. Est-il cependant concevable que les Athéniens aient jusque-là négligé leurs divinités ? Une fois encore, les documents financiers sont susceptibles d’apporter quelques éléments de réponse à cette question, puisque plusieurs d’entre eux manifestent la volonté de rembourser les divinités traditionnelles dès 423/2, à commencer par le document des Logistes (IG i3 369) dont le bilan se clôture cette année-là : l’inventaire des sommes empruntées, de même que le calcul des intérêts repris sur cette stèle constituaient évidemment des préalables indispensables à l’apurement des dettes. Un autre document émanant de Brauron fait état, quant à lui, de plusieurs versements à Artémis entre 423/2 et 416/518, chacun d’un montant d’environ un demi-talent (soit 3000 drachmes) ; là encore, le geste est avant tout symbolique, mais posé. En dehors de ces indices issus de la comptabilité des dieux, nous savons qu’Athènes fit de nombreuses dédicaces à ses divinités19 durant cette première phase de la guerre du Péloponnèse et que c’est vraisemblablement durant cette période que fut également construit le temple d’Athéna Niké20. De surcroît, contrairement à ce que laisse entendre Thucydide, rien ne permet d’affirmer que les dieux traditionnels furent négligés, même au plus fort de l’épidémie de peste : les festivals, notamment les Dionysies rurales ainsi que les Lénéennes, furent célébrés21 et c’est en priorité vers leurs dieux traditionnels que s’étaient tournés les Athéniens pour conjurer le fléau de la peste. Comment, en effet, ne pas voir dans la purification de l’île de Délos en 426 (soit juste après la dernière épidémie)22 un geste envers Apollon ? Un sanctuaire à Héraklès Alexikakos (« qui écarte les maux ») fut également fondé à cette époque dans le dème de Mélitè23. H. A. Thompson24 notait encore que, peu après le début du conflit, de petits sanctuaires jusque-là négligés furent réaménagés et embellis, notamment le Léokorion, établi en l’honneur du roi Léos dont les trois filles s’étaient sacrifiées pour sauver Athènes d’une famine ou, précisement, d’une épidémie de peste25.

18 Datée de 416/5, Peppas-Delmousou 1988, 340. 19 Notamment sous la forme de Nikés : IG i3 468 et 469b (Nikés consacrées en 426/5) ; IG ii2 403 (Niké consacrée en 425/4). 20 Boersma 1970, 84-85. 21 Mikalson 1984, 219. Il est néanmoins possible que de plus petits festivals aient été négligés faute de moyens, ou parce qu’il était tout simplement impossible de les célébrer étant donné la répétition des invasions spartiates. 22 Thucydide, iii, 104, 1-2. Cf. Garland 1992, 131. 23 Schol. Aristophane, Bátrachoi, 501. 24 Thompson 1981, 347-348. 25 Cf. à leur propos notamment Démosthène, Epitaphios (lx), 27-31.

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Joints aux tentatives de remboursement disséminées dans nos documents financiers, ces différents indices laisseraient dès lors penser que les Athéniens, même dans l’œil du cyclone, ne délaissèrent jamais totalement leurs divinités traditionnelles. Dans ces conditions, quel rôle tinrent les dieux étrangers intégrés au panthéon attique durant la guerre archidamique ? Pour deux d’entre eux au moins, c’est-à-dire Bendis et Asklépios, il est permis de douter qu’il se soit réellement agi de « cultes de crise ». Une inscription célèbre, datant du début du ive siècle26, nous livre de précieux renseignements sur les modalités d’introduction du culte d’Asklépios à Athènes : [Τ]ηλέμαχος ἱδ[ρύσατο τὸ ἱ½ε]ρὸν καὶ τὸν βω[μὸν τῶι Ἀσ½σκλ]ηπιῶι πρῶτ[ος καὶ Ὑγι½εία], τοῖς Ἀσσ[κληπιάδαι½ς καὶ τ]αῖς Ἀσσ[κληπιõ θυγ½ατράσιν] κα[ὶ – - – - -½– - – - – - – - – ½ [........] ½Σ[....] Μ [...] ½ [....... ἀ]νελθὼν̣ Ζ̣εόθ̣[ε½ν Μυστηρί]ο̣ις τοῖς μεγά̣½[λοις κατ] ή̣γετο ἐς τὸ Ἐλ̣½[ευσίνιο]ν· κα̣ὶ οἴκοθεν½ [μεταπεμ]ψά̣μενος δια[κ½όνος ἤγ]α̣γεν δεῦρε ἐϕ’ ἅ̣½[ρματος] Τηλέ̣μαχο̣[ς] κ̣α[τ½ὰ χρησμ]ο̣ν· ἅμα ἦλθεν Ὑγ½[ίεια καὶ] οὕτως ἱδρύθη½[τὸ ἰερὸ]ν τόδε ἅπαν ἐπ̣ὶ½[Ἀστυϕί]λο ἄρχοντος Κυ½[δαντίδ]ο. Télémachos a le premier fondé le sanctuaire et l’autel à Asklépios et à Hygieia, aux Asklépiades et aux filles d’Asklépios et […] [Asklépios] s’est rendu depuis Zéa à l’Éleusinion durant les Grands Mystères. Et Télémachos, ayant fait venir des serviteurs de chez lui (c.-à-d. de chez le dieu), le conduisit en cet endroit sur un char, conformément à l’oracle. En même temps vint Hygieia et, de la sorte, l’ensemble du sanctuaire a été fondé sous l’archontat d’Astyphilos (420/19) du dème de Kydantidai27.

Ce document indique qu’Asklépios fut introduit à Athènes au titre de culte privé, à l’initiative d’un certain Télémachos28 qui prit d’ailleurs ensuite les frais d’aménagement du sanctuaire à sa charge29. On peut se demander toutefois si ce document, réalisé quelque vingt ans après les faits, ne déforme pas la réalité au bénéfice de ce Télémachos qui a offert le relief portant l’inscription. On a relevé, en effet, que la formulation de ce texte était pour le moins étrange30 : les propositions transitives et intransitives y sont mêlées, de même que les verbes actifs et passifs, comme si l’on voulait mettre en évidence le rôle tenu par Télémachos et occulter celui d’autres intervenants. Qu’il ait été seul acteur dans l’introduction de ce culte à Athènes paraît toutefois assez improbable, précisément parce que, dans le texte de notre inscription, il n’intervient que lorsqu’Asklépios se trouve 26 Sans que tous les aspects ne soient cependant définitivement réglés. 27 Nous avons adopté ici le texte tel que proposé dans Wickkiser 2009, 199-201, qui tire essentiellement parti du texte établi par Clinton 1994, 21. 28 Traill 2007, n 881425. 29 Ll. 38-44 : [Κλεόκρι-]½τος· ἐπὶ τού[το ἐϕυτεύθ-]½[η καὶ κατέστ[ησε κοσμή-]½[σας τὸ τέμεν[ος ἃπαν τέ-]½λει τῶι ἑαυ[τõ]. 30 Ainsi Clinton 1994, 24.

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déjà à Éleusis31. D’ailleurs, un autre document épigraphique32 suggère que le clergé d’Épidaure aurait pu prendre part à la cérémonie. Quoi qu’il en fût, il demeure cependant inconcevable que Télémachos ou d’autres personnes aient pu introduire le culte d’Asklépios à Athènes sans recevoir l’approbation des autorités de la Cité. En effet, dans la stèle des prémisses d’Éleusis33 que l’on date à présent de circa 422 – soit peu avant l’introduction d’Asklépios –, les Athéniens avaient tenu à préciser qu’il ne sera désormais plus permis de fonder d’autel dans le Pélargikon sans l’aval du Conseil et du peuple ; or, c’est précisément dans cette zone que le sanctuaire du nouveau dieu fut édifié34. Par ailleurs, si l’introduction d’Asklépios relève au départ d’une initiative privée35, la gestion de son culte incombera bien vite à la Cité36 : les Épidauria figurent en effet parmi les festivals athéniens mentionnés dans le calendrier officiel dressé au début du ive siècle37, tandis qu’une loi datant vraisemblablement de 410-404 intègre ces festivités parmi les Mystères38. Quel aurait été l’intérêt du démos à promouvoir le culte d’Asklépios à la fin des années 420 ? Si on le met généralement en relation avec l’épidémie de peste39, il faut bien reconnaître qu’il fut pourtant introduit quelque six ans après la dernière épidémie40. Aussi, plutôt qu’un « culte de crise », certains voient derrière l’adoption d’Asklépios avant tout un calcul politique. B. L. Wickkiser41 estime, en effet, que la cité aurait souhaité de la sorte promouvoir de bonnes relations avec Épidaure afin d’inciter cette cité à entrer dans son alliance42. Il en veut notamment pour preuve qu’Asklépios fut d’emblée associé à des festivals athéniens où les références à l’Archè étaient très marquées, comme les Panathénées, les Dionysies urbaines (avec les Asklepeia) ou les Mystères d’Éleusis (avec les Épidauria).

31 Une tradition stipulait que Sophocle aurait accueilli le dieu chez lui : Plut. Moralia 14, 22 (1103b) : Connolly 1998, mais on ne développera pas ici cet aspect. Cf. à ce propos Clinton 1994, 25-26. 32 En effet, Clinton 1994, 19-20 postulait, sur base de l’inscription Agora inv. i 7471, que le personnel d’Épidaure appelé « ϕρουροί » aurait pu, notamment, être impliqué. 33 IG i3 78, ll. 47-61. 34 Cf. à ce propos Holtzmann 2003, 206-209. 35 On estime d’ordinaire que Télémachos en fut le premier prêtre. 36 Mais selon Aleshire 1994, 14-15, le culte serait resté privé jusqu’au ive s. 37 SEG lii 48, B, fr. 4, col. ii. Dernière édition : Lambert 2002. 38 Agora inv. I 7471. D’ailleurs, une remarque de Pausanias (ii, 26, 8) laisse entendre que les Athéniens avaient « reconnu » Asklépios dès la célébation des Épidauria. 39 Notamment Burford 1969, 20 ; Martin & Metzger 1976, 66-67, Mikalson 1984 ; Parker 1996, 175-185 ; Flower 2009, 5. 40 De plus, selon Pausanias (i, 3,4) c’est à Apollon Alexikakos que les Athéniens attribuaient la guérison de la peste. 41 Wicckiser 2008. 42 Mais Mikalson 1984, 220, considère, pour sa part, que l’introduction du dieu coïncide plutôt avec la paix de Nicias, ce dernier ayant réinstauré la paix avec Épidaure.

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Le cas de Bendis présente plusieurs analogies avec celui d’Asklépios. Au départ, il se serait également agi d’un culte « privé », introduit à Athènes à l’initiative de ressortissants thraces si l’on en croit IG ii2 128343. Rapidement également, Bendis aurait été intégrée parmi les divinités reconnues par la cité : en 429, son culte se trouve déjà sous le contrôle des Trésoriers des Autres Dieux, comme en témoigne IG i3 38344. Si l’on se fie à ces éléments, ce culte aurait donc été déjà bien implanté en Attique lorsque sévit l’épidémie de peste par laquelle on voudrait, comme dans le cas d’Asklépios, expliquer son introduction à Athènes. Partant, R. Parker et R. Garland45 reconnaissaient avant tout derrière l’adoption de Bendis une tentative des Athéniens de se rapprocher de Sitalcès, roi des Odrysses, dont ils recherchaient manifestement l’appui aux premières heures du conflit. 3. Second moment : IG i3 99, IG i3 37546 et la « patrios politeia » L’autre moment que les documents financiers portent à notre attention est l’année 410/409. La situation d’Athènes est alors bien plus critique que durant la paix de Nicias : une grande partie de sa flotte a péri en Sicile, les Lacédémoniens occupent Décélie depuis 41347, l’Eubée est perdue, la démocratie a été renversée un an plus tôt par les Quatre-Cents, la Ligue de Délos n’est plus alors que lambeaux. Dans pareilles circonstances, le remboursement des emprunts contractés auprès des dieux et la reprise des travaux à l’Érechthéion48 apparaîtront, une fois de plus, surprenants. Dans le texte qui subsiste en IG i3 99 (datée de 410/409), on distingue en effet, à la l. 9, les mots τον ὀϕειλομένον χρεμ[άτον], qui indiquent clairement qu’il était question de dispositions relatives à un remboursement. L’expression ὁς πλεῖστα χρέμ[α]τ[α] figurant à la ligne suivante implique que les Athéniens souhaitaient, de surcroît, y consacrer des sommes importantes. Le bénéficiaire ne pouvait être qu’Athéna : on retrouve la mention Ἀ[θενά]αι aux ll. 8-9 et c’est sur l’Acropole – là où était conservé son trésor – que devaient être déposées les sommes restituées, comme l’indique le terme ἀκρόπολ̣ιν̣ à la l. 11. L’état de la pierre a malheureusement effacé tout indice relatif aux dispositions prévues pour l’apurement des dettes.

43 Qui date vraisemblablement du milieu du iiie s. 44 Cf. IG i3 383, ll. 142-143, ainsi que IG i3 369, l. 68. IG i3 136 est un décret fragmentaire qui semble réguler le rite, pour lequel Bingen 1959, 31-44, avait suggéré la date de 413/2. 45 Parker 1996, 173 ; Garland 1992, 112-113. 46 On se reportera, à propos de ces deux documents, à notre analyse dans Flament 2006, 165-172. 47 Privant ainsi notamment Athènes du revenu de ses mines d’argent au Laurion. 48 La date du début des travaux est difficile à préciser ; les spécialistes la situent généralement durant la paix de Nicias (cf. Holtzmann 2003, 160). Nous savons, en revanche, que les travaux furent parachevés entre 409/8 et 406, puisque nous avons la bonne fortune de posséder les documents dressés par les épistates chargés de veiller à la bonne marche des travaux.

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Contrairement à l’opinion largement répandue chez les Modernes49, ce décret n’était pas resté lettre morte ; les Athéniens avaient même consacré d’importantes sommes à cet apurement, comme en attestent plusieurs éléments en IG i3 375, une inscription datée, elle aussi, de 410/409. Toutes les sommes remises aux troupes par les trésoriers et consignées dans ce document ont en effet été prélevées des ἐπέτεια50, c’est-à-dire des « revenus annuels » de la déesse51. Ces rentrées paraissent importantes : au moins 180 talents ont été empruntés en 410/409 et le document émis l’année suivante (IG i3 376) indique qu’environ 260 talents avaient été transmis par les précédents trésoriers52. C’est donc à peu près 440 talents qui étaient entrés dans les caisses de la déesse en 410/409. Puisque de tels ἐπέτεια sont trop importants pour constituer les seuls revenus courants d’Athéna53, nous avons proposé d’y reconnaître les remboursements prévus en IG i3 9954. Dès lors, aussitôt reversées à la divinité, les sommes remboursées auraient été de nouveau empruntées. Une transaction de nature un peu particulière détaillée en IG i3 37555 permet même de déterminer que certaines de ces sommes destinées à rembourser la divinité ont été directement empruntées par les troupes sur le terrain des opérations, sans même passer entre les mains des trésoriers des richesses sacrées ! Dans ces conditions, on conviendra que ces remboursements furent avant tout éminemment symboliques : les sommes restituées ne firent que transiter par le trésor d’Athéna, voire donnèrent parfois lieu à un simple enregistrement. La logique religieuse prendrait-elle ici, une fois encore, le pas sur la logique financière ? Pour le déterminer, il convient de replacer ces documents dans le contexte politique de leur époque. La succession des régimes oligarchiques et démocratiques qui s’entame à partir de 411 marque le début d’un processus qui s’est prolongé durant près d’une décennie, dont l’objectif avoué était d’en revenir à la « constitution des ancêtres »,

49 Voir par exemple Blamire 2001, 119. 50 IG i3 375, ll. 3-5. 51 Ce terme était d’ailleurs utilisé dans leurs inventaires pour désigner les objets qui enrichissaient chaque année les collections : cf. par exemple, pour le Pronaos, IG i3 292, l. 11 ; 293, l. 24 ; 294, l. 35 ; 295, l. 45. 52 Les sommes remises par les trésoriers s’élevaient au minimum à 360 talents (IG i3 375, l. 94) dont 50 à 100  talents (l. 87) prélevés sur les ἐπέτεια d’Athéna. Ferguson 1932, 36-37, pensait, lui, que c’était 350  talents qui avaient été déboursés depuis l’encaisse des précédents trésoriers et 90 environ depuis les ἐπέτεια. 53 En effet, si pareille somme lui revenait chaque année, son trésor n’aurait jamais été vide en 412 ! 54 Flament 2006. 55 IG i3 375, ll. 34-35 : . . . : ἕκτει καὶ τριακοστ¯;ει τ¯;ες πρυτανείας τὰ ἐχσάμο ἀνομολογέσα[ντο] hοι σύ]μμαχ[οι][ : το]ῖς στρατεγοῖς : ἐς Σάμοι Δεχσικράτει Αἰγιλεῖ : 𐅉𐅉TX... Les opérations désignées par les termes ἀνομολόγημα ou ἀνομολογέομαι enregistraient vraisemblablement des sommes dépensées sans être passées par les mains des trésoriers, mais qui leur revenaient de droit puisqu’ils les considéraient comme des emprunts (cf. Samons 2000, 268).

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à la patrios politeia56. Ce dernier « concept » était toutefois très malléable57, car il n’est pas difficile de démontrer que chaque régime, qu’il soit de tendance oligarchique ou démocratique, avait évidemment sa propre conception de la nature de cette patrios politeia58. Les deux camps partageaient néanmoins un sentiment commun : les malheurs d’Athènes dans la guerre du Péloponnèse découlaient des excès de la démocratie dite « radicale ». Le C. Nicomachos de Lysias constitue un témoignage intéressant sur la place des cultes et de la religion traditionnels dans ce programme « réactionnaire ». Le plaideur y accuse en effet un certain Nicomachos, à qui fut confiée la publication du calendrier religieux de la cité au tout début du ive siècle59, d’avoir fait inscrire « plus de sacrifices que ceux qui étaient traditionnels », faisant ainsi en sorte que « les revenus, absorbés par les sacrifices qui étaient en surnombre, ont fait défaut pour ceux qui étaient traditionnels (patrioi) »60. On distingue donc ici entre sacrifices traditionnels – à qui, selon le plaideur, il faut accorder la priorité – et ceux qui ont été « ajoutés »61. Mais qu’entendre par sacrifices traditionnels ? Littéralement, il s’agirait de ceux inscrits sur les kyrbeis62, c’est-à-dire les supports où figuraient les prescriptions63 de Solon à qui l’on avait fini par attribuer la paternité de la patrios politeia entre 410 et 39964. Partant, les divinités « nouvelles » seraient donc celles introduites après l’archontat du célèbre législateur, et donc pas uniquement celles qui le furent durant la guerre du Péloponnèse65 ; néanmoins, la distinction entre divinités traditionnelles et nouvelles ne reposait manifestement pas uniquement sur ce seul critère. 56 On se remémorera ici les propos de Thrasymachos : Πρῶτον μὲν, ἡ πάτριος πολιτεία ταραχὴν αὐτοῖς παρέχει « La cause première de leurs débats, c’est la constitution des ancêtres » (Thrasymachos, apud Denys d’Halicarnasse, Demosthenes 3). 57 Sur la genèse du mythe de la πάτριος πολιτεία et son attribution à Solon à partir de la fin du ve s., cf. Fuks 1953 ; Ruschenbusch 1955 ; Finley 1981 ; Mossé 1978 et 1979 ; Ostwald 1986, 337-441 ; Hansen 1989, 71-99. 58 Ainsi, les Trente également entendaient en revenir à la « constitution des ancêtres » : cf. notamment [Aristote], De Atheniensium republica xxxv, 2. 59 Cf. à ce propos Dow 1961, Fingarette 1971, Clinton 1982. 60 Σὺ δέ, ὦ Νικόμαχε, τούτων τἀναντία πεποίηκας˙ ἀναγράψας γὰρ πλείω τῶν προσταχθέντων αἴτιος γεγένησαι τὰ προσιόντα χρήματα εἰς ταῦτα μὲν ἀναλίσκεσθαι, ἐν δὲ ταῖς πατρίοις θυσίαις ἐπιλείπειν (Lysias, xxx, 19). 61 Garland 1992, 24, suggère que c’est après 460 que la distinction entre ta patria et ta epiteta est survenue. 62 Αὐτίκα πέρυσιν ἱερὰ ἄθυτα τριῶν ταλάντων γεγένηται τῶν ἐν ταῖς κύρβεσι γεγραμμένων (Lysias, xxx, 20). Sur les kyrbeis : Stroud 1979 et Robertson 1986. 63 Solon est en effet crédité de la publication d’un calendrier des sacrifices et des festivals : Plutarque, Solon, 25,2 ; Lysias, xxx, 17. 64 Cf. à ce propos Flament 2007c, 300-305. 65 D’autres l’avaient été auparavant, notamment Pan durant l’époque des guerres médiques (introduit par un certain Pheidippidès ; cf. Garland 1992, 47-63), mais aussi Dionysos Éleuthérios au cours du vie s. (la date d’introduction du culte de Dionysos Éleuthéros est débattue ; dans un article qui suscita la polémique, Connor 1990, 7-32, proposait le tout début de la démocratie, soit circa 506).

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Quoi qu’il en soit, si ces sacrifices traditionnels devaient recevoir la priorité, c’est, selon le plaideur, parce que de leur stricte observance dépend le salut d’Athènes ; il établit en effet un lien direct entre la grandeur passée d’Athènes et la bonne tenue de ces sacrifices traditionnels : Οἱ τοίνυν πρόγονοι τὰ ἐκ τῶν κύρβεων θύοντες μεγίστην καὶ εὐδαιμονεστάτην τῶν Ἑλληνίδων τὴν πόλιν παρέδοσαν, ὥστε ἄξιον ἡμῖν τὰς αὐτὰς ἐκείνοις θυσίας ποιεῖσθαι, καὶ εἰ μηδὲν δι’ ἄλλο, τῆς τύχης ἕνεκα τῆς ἐξ ἐκείνων τῶν ἱερῶν γεγενημένης. Or, nos ancêtres en sacrifiant d’après les tables, nous ont transmis [une Athènes] plus grande et plus prospère qu’aucune cité grecque ; il est donc juste que nous sacrifions à leur mode, quand nous n’aurions pas d’autres motifs que l’heureux succès qu’ils en ont obtenu66.

C’est dans ce regain de ferveur des Athéniens pour les divinités traditionnelles qui s’amorce avec la dernière décennie du ve siècle qu’il faut évidemment replacer la tentative de remboursement dont témoignent IG i3 99 et IG i3 375 ; elle en constitue d’ailleurs peut-être l’une des toutes premières manifestations. Du discours de Lysias, il ressort également clairement que le mouvement « réactionnaire » qui s’amorce à Athènes à partir de 410 eut apparemment pour corollaire une tolérance beaucoup moins grande de la société athénienne dans le domaine religieux. Alors que nos sources sont loin d’être déficientes pour cette période, R. Parker67 relevait, en effet, qu’aucun dieu étranger ne fut admis à Athènes durant le dernier quart du ve siècle. Peut-être est-ce également de cette époque que date la pièce perdue d’Aristophane où, selon Cicéron, Sabazios et d’autres dieux étrangers auraient été mis au procès et expulsés de la cité : Nouos uero deos et in his colendis nocturnas peruigilationes sic Aristophanes facetissumus poeta ueteris comoediae uexat, ut apud eum Sabazius et quidam alii dei peregrini iudicati e ciuitate eiciantur. Quant aux dieux nouveaux et aux veillées nocturnes consacrées à leur culte, Aristophane, le poète le plus moqueur de l’ancienne comédie, les malmène si bien qu’il expulse de la cité Sabazius et d’autres dieux étrangers après les avoir fait passer en justice68. 66 Lysias, xxx, 18, traduction L.  Gernet et M.  Bizos, C.U.F. On trouve dans l’Areopagiticus (c. 354) d’Isocrate (vii, 30), un écho très net aux propos développés dans le C.  Nicomachos  : ἀλλ’ ἐκεῖνο μόνον ἐτήρουν, ὅπως μηδὲν μήτε τῶν πατρίων καταλύσουσιν μήτ’ ἔξω τῶν νομιζομένων προσθήσουσι. Οὐ γὰρ ἐν ταῖς πολυτελείαις ἐνόμιζον εἶναι τὴν εὐσέβειαν, ἀλλ’ ἐν τῷ μηδὲν κινεῖν ὧν αὐτοῖς οἱ πρόγονοι παρέδοσαν. « Ils (nos ancêtres) ne veillaient qu’à une chose : c’était à ne rien supprimer des traditions ancestrales et à ne rien ajouter qui sortît des usages reçus. Ce n’est pas dans le luxe qu’ils faisaient résider la piété, mais dans le fait de ne toucher à rien de ce que leur avaient légué leurs ancêtres » ; texte établi et traduit par G. Mathieu, C.U.F. 67 Parker 1996, 197. 68 Cicéron, Leges ii, 15, 37, texte établi et traduit par G. de Plinval, C.U.F.

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Le C. Nicomachos fut vraisemblablement prononcé en 399, la même année qu’un autre procès bien plus retentissant encore, celui de Socrate, évidemment indissociable du contexte religieux de la fin du ve siècle dont il vient d’être question, puisque les Athéniens reprochaient précisément au philosophe de ne pas reconnaître les dieux d’Athènes et d’y avoir introduit de nouvelles divinités : Tάδε ἐγράψατο καὶ ἀντωμόσατο Μελήτος Μελήτου Πιτθεὺς Σωκράτει Σωϕρονίσκου Ἀλωπεκῆθεν· ἀδικεῖ Σωκράτης οὓς μὲν ἡ πόλις νομίζει θεοὺς οὐ νομίζων, ἕτερα δὲ καινὰ δαιμόνια εἰσηγούμενος· ἀδικει δὲ καὶ τοὺς νέους διαϕθείρων· τίμημα θάνατος. Voici l’accusation et la déclaration sous serment de Mélétos fils de Mélétos de Pitthos contre Socrate fils de Sophronisque d’Alopéké : Socrate est coupable de ne pas reconnaître les dieux que reconnaît la cité et d’y avoir introduit d’autres « démons » nouveaux. Il est aussi coupable de corrompre la jeunesse. Peine proposée : la mort69.

Que de passions et de controverses ce procès n’a-t-il pas déchaînées ; que n’a-t-on écrit sur la nature des « démons » de Socrate70. La principale difficulté, lorsque l’on tente de faire un tant soit peu la lumière sur cette affaire, est que l’on ne connaît les arguments de l’accusation principalement qu’à travers ce qu’en disent Xénophon et Platon qui se sont précisément employés à les réfuter71 par la bouche d’un Socrate sans doute très largement idéalisé72. Pour peu que l’on puisse en juger, l’accusation se fonde sur une action d’impiété73, mais on peut réellement se demander si c’est bien là le fond de l’affaire. Dans l’Apologia Socratis de Platon, Socrate explique qu’il redoute moins d’être condamné pour les chefs d’accusation énoncés par Mélètos – dont il put d’ailleurs assez éloquemment se départir – que sur base de l’opinion déplorable que les 69 Favorinus d’Arles, apud Diogène Laërce, ii, 40. Acte d’accusation détaillé également dans Xénophon, Memorabilia i, 1, 2-3. 70 Il s’agirait de signes divins selon Xénophon (Memorabilia i, 1, 2) et Platon (Euthyphron, 3b). Dans Platon, Apologie, 31d, et Xénophon, Memorabilia i, 1, 2, on s’efforce, en tout cas, de démontrer que Socrate ne traitait pas ce daimon comme une figure cultuelle. Bodéüs 1989, 34, pense qu’il s’agit de divinités mineures ou de fils de dieux. Donnay 2002, 155-160, y voyait plutôt des dieux et des fils de dieux réinterprétés par les pythagoriciens. Cf. encore sur cette question Long 2009, 63-74, et Garland 1992, 145 s. 71 Les dialogues de Platon concernés par le procès sont Theaitetos, Euthyphron, Apologia Socratis, Criton et Phaedon. 72 Bobéüs 1989, 27. 73 Cette catégorie de délits concerne : l’introduction d’un nouveau dieu (Euthias, Contra Phrynem, frag. 1 ; Josèphe, Contra Apionem ii, 267 ; Athénée, xiii 590d-591f ), participation de manière irrespectueuse à des festivités religieuses (peut-être Démosthène, xxi 180), la constitution de groupes illégaux (Euthias, Contra Phrynem, frag. 1), révélation et dépréciation des mystères d’Éleusis, mutilation des Hermès (accusations qui furent portées contre Alcibiade et Andocide). L’accusation de ne pas reconnaître les dieux se référait sans doute au décret voté à l’instigation de Diopeithès : Plutarque, Pericles 32, 3. C’est en vertu de ce règlement qu’Anaxagore de Clazomènes, un des maîtres de Socrate, fut condamné (on a d’ailleurs fait référence au cas de son maître dans l’accusation : Platon, Euthyphron 2a ; Apologia Socratis 26d). Il existe un parallèle à ce décret de Diopeithès = IG i3 78, ll. 57-59. Cf. Rudhardt 1960, 92-93.

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Athéniens s’étaient forgée de lui et de son enseignement pendant plus de vingt ans et dont on trouve la parfaite illustration dans les Nuées d’Aristophane74. Le poète de l’ancienne comédie y dépeint, en effet, Socrate à la tête d’une école soutenant d’étranges doctrines à propos des cieux, qui ne croit pas aux divinités traditionnelles (vers 247-248) mais proclame que seuls Vide, Nuées et Langue sont dieux (vers 423-426)75, qui cherche des explications rationnelles aux phénomènes célestes (vers 250-253, 366-411) et, surtout, qui apprend au plaideur à faire triompher la mauvaise cause (vers 94-99 ; 112-115). Tout cela, dit le Socrate de Platon, n’est toutefois qu’un tissu de lieux communs que l’on colporte à propos de « ceux qui philosophent »76 : καὶ λέγουσιν ὡς Σωκράτης τίς ἐστι μιαρώτατος καὶ διαϕθείρει τοὺς νέους· καὶ ἐπειδάν τις αὐτοὺς ἐρωτᾷ ὅ τι ποιῶν καὶ ὅ τι διδάσκων, ἔχουσι μὲν οὐδὲν εἰπεῖν, ἀλλ᾽ ἀγνοοῦσιν, ἵνα δὲ μὴ δοκῶσιν ἀπορεῖν, τὰ κατὰ πάντων τῶν ϕιλοσοϕούντων πρόχειρα ταῦτα λέγουσιν, ὅτι « τὰ μετέωρα καὶ τὰ ὑπὸ γῆς » καὶ « θεοὺς μὴ νομίζειν » καὶ « τὸν ἥττω λόγον κρείττω ποιεῖν ». Ils déclarent qu’il y a un certain Socrate, un misérable, qui corrompt les jeunes gens. Leur demande-t-on ce qu’il fait et enseigne pour les corrompre ? Ils ne savent que répondre, ils l’ignorent. Mais, pour ne pas paraître déconcertés, ils allèguent les griefs qui ont cours contre ceux qui font de la philosophie, à savoir qu’ils étudient ce qui se passe dans les airs et sous terre, qu’ils ne croient pas aux dieux, qu’ils font prévaloir la mauvaise cause77.

Aristophane ne se prive pas non plus pour dépeindre les effets pervers de son enseignement sur la jeunesse athénienne à travers les agissements de Philippidès à la fin de la pièce  : ce dernier méprise ouvertement les lois établies («  τῶν καθεστώτων νόμων », vers 140078) et maltraite son père tout en lui alléguant que c’est pour son bien (vers 1468). Il ne fait guère de doute que ce sont les agissements d’élèves aussi tristement célèbres qu’Alcibiade, Critias79 ou encore Charmide80, qui valurent à Socrate de se voir accusé par Mélétos de corrompre la jeunesse. Or, corrompre la jeunesse n’était manifestement pas un délit punissable par la loi81. L’adjonction de ce chef d’accusation était donc aussi inutile

74 Pièce à laquelle Socrate fait d’ailleurs explicitement allusion dans son plaidoyer  : Platon, Apologia Socratis 19c. 75 Comme le dit Garland 1992, 4, cela était assurément perçu comme une marque d’impiété. 76 Cf. encore Dover 1968, ainsi que Brickhouse, Smith 1989, 70-71. 77 Platon, Apologia Socratis 23c-d ; texte établi et traduit par M. Croiset, C.U.F. 78 On en trouve également un écho dans Xénophon, Memorabilia i, 2, 9. 79 En ce qui concerne la corruption de la jeunesse, Eschine (i, 173) pense que c’est avant tout les agissements de Critias qui étaient visés. 80 Xénophon, Memorabilia iii, 7 ; Hellenika ii, 4, 19. 81 Il ne s’agissait en effet pas de faits politiques : cf. Nails 2009, 11.

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que révélatrice des véritables intentions du procès : l’action d’asebeia n’aurait été, somme toute, qu’un moyen légal d’attraire Socrate devant les tribunaux82 pour faire condamner son enseignement et les effets pervers qu’il était censé provoquer sur la jeunesse athénienne. Si l’on en croit Platon dans la Res publica, Socrate aurait été lui-même conscient que certains aspects de son enseignement étaient susceptibles d’avoir des effets négatifs sur les jeunes gens, notamment la pratique de l’ἔλεγχος : Οὐκοῦν ὅταν δὴ πολλοὺς μὲν αὐτοὶ ἐλέγξωσιν, ὑπὸ πολλῶν δὲ ἐλεγχθῶσι, σϕόδρα καὶ ταχὺ ἐμπίπτουσιν εἰς τὸ μηδὲν ἡγεῖσθαι ὧνπερ πρότερον· καὶ ἐκ τούτων δὴ αὐτοί τε καὶ τὸ ὅλον ϕιλοσοϕίας περὶ εἰς τοὺς ἄλλους διαβέβληνται. Après avoir souvent confondu leurs contradicteurs ou avoir été souvent confondus euxmêmes, ils en arrivent rapidement à ne plus rien croire du tout de ce qu’ils croyaient auparavant ; et par suite eux-mêmes et avec eux toute la philosophie se trouvent décriés dans l’opinion publique83.

On peut se demander si ce n’est pas précisément cette pratique consistant à remettre en question les certitudes établies qui avait été jugée absolument intolérable dans la société athénienne du début du ive siècle qui espérait trouver son salut en renouant avec ses traditions, c’est-à-dire avec ses « lois établies » et ses pratiques religieuses ancestrales qu’il ne convenait plus, désormais, de contester. Certes, le questionnement de Socrate portait sur tous les aspects de la vie en société et pas uniquement sur les pratiques religieuses, mais ce dernier aspect était manifestement le seul qui donnait prise à l’action judiciaire par le biais d’une accusation d’impiété. Par ailleurs, Socrate eut encore comme circonstance aggravante que l’opinion publique l’assimilait manifestement aux sophistes84 – comme il ressort très

82 Peut-être pour contourner la loi d’amnistie dont il est question dans [Aristote], De Atheniensium republica 39, 6 ; Xénophon, Hellenika ii, 4, 38. Cf. Donnay 2002, 156. Peut-être est-ce cela qui explique le nombre important de procès pour impiété intentés à cette même époque (un certain Mélétos est aussi connu pour avoir intenté un procès pour impiété à Andocide quelques mois plus tôt ; cf. Garland 1992, 136). Auffarth 1995, 339, fait remarquer qu’en règle générale, l’accusation d’impiété était, avant et durant la guerre du Péloponnèse, toujours associée à d’autres chefs d’accusation. 83 Platon, Res publica vii, 539 b-d ; texte établi et traduit par É. Chambry, C.U.F. Dans le Menon (80 a-b), la pratique de la réfutation est comparée à de la sorcellerie : καὶ νῦν, ὥς γέ μοι δοκεῖς, γοητεύεις με καὶ ϕαρμάττεις καὶ ἀτεχνῶς κατεπᾴδεις, ὥστε μεστὸν ἀπορίας γεγονέναι (…) εί γὰρ ξένος ἐν ἄλλῃ πόλει τοιαῦτα ποιοῖς, τάχ’ ἂν ὡς γόης ἀπαχθείης. « En ce moment même, je le vois bien, par je ne sais quelle magie et quelles drogues, par tes incantations, tu m’as si bien ensorcelé que j’ai la tête remplie de doutes (…) Dans une ville étrangère, avec pareille conduite, tu ne serais pas long à être arrêté comme sorcier » ; texte établi et traduit par A. Croiset et L. Bodin, C.U.F. 84 Cf. Nails 2009, 13. Platon (Menon, 90b, 91c et 92e) insistait sur le fait qu’Anytos, l’accusateur de Socrate, détestait par ailleurs les sophistes.

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clairement du portrait que dresse de lui Aristophane dans ses Nuées –, eux qui ébranlèrent considérablement les fondements des règles morales et que l’on devait tenir, au début du ive siècle, comme l’une des manifestations les plus détestables de la démocratie dite « radicale » jugée à l’origine de tous les maux passés. Conclusion En définitive, peut-on réellement parler de « crise des cultes » et de « cultes de crise » à Athènes durant la guerre du Péloponnèse ? Hormis le témoignage de Thucydide – mais qui traduit peut-être un moment de désarroi passager – il faut reconnaître que les indices qui iraient dans ce sens se révèlent, en définitive, fort ténus. Même si nous sommes moins bien renseignés sur la première partie de la guerre85, il ne semble pas que les Athéniens aient jamais négligé leurs divinités traditionnelles. Les documents financiers, notamment, révèlent plusieurs tentatives ponctuelles pour rembourser les sommes qui leur furent empruntées. Quant aux divinités nouvelles qui firent alors leur entrée dans le panthéon athénien, les exemples d’Asklépios et de Bendis laissent penser que toutes ne doivent certainement pas être considérées comme des « cultes de crise ». La dernière phase de la guerre marque un très net regain de ferveur pour les divinités traditionnelles, qui s’inscrit en réalité dans un mouvement plus large prônant un retour à la patrios politeia dans toutes les dimensions de la vie athénienne, aussi bien institutionnelles, morales que religieuses. Comme l’illustre à merveille le plaideur du C. Nicomachos, on considérait alors que la grandeur d’Athènes était intimement liée au strict respect de ses pratiques religieuses ancestrales86. Ce mouvement réactionnaire eut pour corollaire une plus grande intransigeance dans le domaine religieux dont témoigne, entre autres, une œuvre perdue d’Aristophane et dont fut victime Socrate qui, sur sa seule personne, cristallisait tout ce que la démocratie dite « radicale » avait pu avoir d’excessif, notamment les sophistes ou les penseurs « matérialistes », et dont la remise en cause des faits établis, au cœur de sa démarche philosophique, avait dû alors être perçue comme un réel danger pour la stabilité du régime démocratique restauré.

85 Thucydide est de longue date reconnu comme un mauvais guide en matière d’histoire religieuse  : Hornblower 1992, 169-197. 86 Qui pouvaient, en réalité, être évidemment tout aussi factices que les éléments de la constitution des ancêtres que l’on s’employait également alors à définir.

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PLATON : RÉACTIONS D’UN PHILOSOPHE FACE À LA CRISE DE LA RELIGION TRADITIONNELLE

Dans notre article nous proposons d’exposer les points les plus importants des diverses réactions de Platon face à la crise de la religion de son époque, dont certains n’ont pas encore été mis suffisamment en évidence, à notre avis. En effet, si l’on étudie de près de nombreux passages des dialogues de Platon, on peut affirmer que ce philosophe semble particulièrement touché par la crise religieuse de son temps, qu’il considère comme largement responsable de la situation éthique et politique « décadente » de sa cité, Athènes. Sa réaction première est d’apporter une critique aiguë à la manière moralement inacceptable par laquelle les divinités sont représentées dans les mythes des poètes. En cela, il suit l’exemple de penseurs précédents, comme Xénophane et Héraclite. Mais Platon ne se contente pas d’une position négative ; il avance en plus d’une part une argumentation pour défendre l’existence des dieux, contre toute considération athée (Leges X), d’autre part une définition rationnelle concernant la nature de la divinité en général, qui devrait, de manière entièrement originale pour la religion grecque, constituer la base de règles théologiques à suivre par tous, les τύποι θεολογίας (Res publica II et III). C’est sur ces fondements d’une religion radicalement transformée par la raison que Platon construira la législation de ses cites idéales, mais aussi – ce qui passe souvent inaperçu – divers autres aspects de sa pensée philosophique.

1. Introduction Si l’on étudie de près de nombreux passages des dialogues de Platon, on peut affirmer que ce philosophe semble particulièrement touché par la crise religieuse de son temps. Il la considère comme largement responsable de la situation éthique et politique « décadente » de sa cité, Athènes, dont la conséquence la plus tragique fut la condamnation à mort de son maître, Socrate. Beaucoup de commentateurs ont discuté la réaction première de ce penseur, qui est d’apporter une critique aiguë à l’anthropomorphisme moralement

De la crise naquirent les cultes, éd. par Marco Cavalieri, René Lebrun et Nicolas L. J. Meunier, Turnhout, 2015 (Homo Religiosus II, 15), p. 131-144. ©FHG 10.1484/M.HR-EB.5.108424

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inacceptable des divinités figurant dans les mythes des poètes. En cela, il suit l’exemple de penseurs précédents, comme Xénophane1 et Héraclite2. Mais Platon ne se contente pas d’une position négative ; il avance en plus d’une part une argumentation pour défendre l’existence des dieux, contre toute considération athée (Leges x), d’autre part une définition rationnelle concernant la nature de la divinité en général, qui devrait, de manière entièrement originale pour la religion grecque, constituer la base de règles théologiques à suivre par tous, les τύποι (περὶ) θεολογίας (Res publica ii et iii). C’est sur ces fondements d’une religion radicalement transformée par la raison que Platon construira la législation de ses cités idéales, mais aussi – ce qui passe souvent inaperçu – divers autres aspects de sa pensée philosophique. En effet, nous constatons des liens insolites entre la pensée religieuse et la pensée métaphysique, épistémologique, éthique et esthétique de Platon. Dans notre communication nous proposons d’exposer quelques-uns parmi les points les plus importants des diverses réactions de Platon face à la crise de la religion de son époque, dont certains n’ont pas encore été mis suffisamment en évidence, à notre avis. 2. Les premières preuves de l’existence des dieux (theologia naturalis) Dans le livre x des Leges, les législateurs de la cité idéale que Platon projette décident de développer des arguments qui constitueront une réponse aux éventuelles positions athées ou agnostiques, qui avaient apparemment déjà gagné beaucoup de terrain à Athènes au cours du ve siècle av. J.-C. Nous trouvons dès lors ici la première expression dans la littérature européenne d’une theologia naturalis3, à savoir de l’usage d’éléments observés dans la nature comme des preuves de l’existence du divin. Pour prouver l’existence des dieux en général aux citoyens qui risqueraient d’en douter, l’un des trois interlocuteurs des Leges, le Crétois Clinias, a recours d’abord à la croyance en l’identité divine des corps célestes, engendrée par la contemplation de ces « dieux visibles » en perpétuel mouvement périodique et par l’alternance harmonieuse des entités temporelles (années, saisons, mois…), issue de ce mouvement. Le fait que tous les hommes (Grecs et Barbares), indépendamment de leurs particularités culturelles, croient à l’existence de ces dieux, est un argument supplémentaire de la justesse de cette croyance4.

1 Cf. par exemple, Diels-Kranz, Xenophanes, 21 B 11 : Sextus Empiricus, Adversus Mathematicos ix, 193 ; et 14 : Clément d’Alexandrie, Stromates v, 109. 2 Cf. par exemple, Diels-Kranz, Herakleitos, 22 B 42 : Diogène Laërce, Vitae philosophorum ix, 1 ; et 5 : Aristocrite, Theosophia, cité par Origène, Contra Celsum vii, 62. 3 Cf. Naddaf 1996, 5-18. 4 Leges x, 886 a 1-5.

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Or l’étranger Athénien pense que ces arguments risquent de ne pas avoir la force de persuasion voulue. Il en accuse certains mythes véhiculés, notamment sur les naissances sexuées des dieux sidéraux, qui prêtent le flanc à beaucoup de critiques. L’Athénien lui-même ne considère ces croyances ni bienfaisantes, ni vraies5. Mais il y a aussi l’enseignement de certains penseurs contemporains (comme celui d’Anaxagore6). Si l’on présente les corps célestes comme divins pour prouver l’existence des dieux, leurs élèves vont faire des discours probables et persuasifs sur le fait qu’il s’agit de terre et de pierres, qui ne peuvent pas se soucier des choses humaines7. Cette attitude pleine d’ὕβρις de la part de certains jeunes est d’autant plus révoltante, qu’elle manque de respect pour la tradition que leurs parents leur ont léguée depuis la plus tendre enfance. Une tradition qui s’exprime par des mythes racontés aux enfants et par le spectacle joyeux des fêtes, des sacrifices et des prières adressés aux dieux par les adultes8. Pourtant, la patience et la douceur s’imposent pour affronter les esprits de mauvaise foi et un effort de raisonnement doit être calmement entrepris9. Pour un législateur qui se veut éducateur des citoyens, la persuasion est le moyen que celui-ci applique prioritairement. L’Athénien est en position de connaître de manière plus approfondie que ses interlocuteurs, issus de Sparte et de Crète, les doctrines relativistes des sophistes. D’ailleurs, tout au long du dialogue, il fait preuve, mieux que ses deux amis, d’une fine capacité de raisonnement. Il exprime, à cette occasion, le souci que nous soupçonnons être celui de Platon lui-même, quand il soutient à plusieurs reprises au long des dialogues la nature divine des corps célestes. Dans la suite, l’Athénien mentionnera les autres positions courantes qui s’opposent à la croyance en l’existence des dieux sidéraux. Elles attribuent la composition des corps célestes et des êtres vivants au fonctionnement automatique de la nature (ϕύσις) ou au hasard (τύχη), sans y voir l’intervention de quelque art (τέχνη)10. Selon ces mêmes doctrines, les arts des hommes, composés de croyances subjectives, sont des connaissances d’utilité pratique. Elles ont peu de rapport avec la nature ou la vérité et sont le produit d’une éducation. Parmi elles figurent l’art politique et l’art de la législation, ce qui équivaut à dire que le bien et le juste établis par ces arts sont relatifs, car ils diffèrent selon les sociétés et selon les personnes11. Les dieux n’existent pas pour ces penseurs, sauf en tant que fruit 5 Ibid. x, 886 a 6-c 8. 6 Cf. par exemple, Diels-Kranz, Anaxagoras, 59 A 19 : Flavius Josèphe, Contra Apionem ii, 265 ; et 35 : Platon, Apologia Socratis 26 d-e. 7 Leges x, 886 d 2-e 2. 8 Ibid. x, 887 d 8-e 7. 9 Ibid. x, 888 a 1-7. 10 Ibid. x, 889 b 1-c 6. 11 Ibid. x, 889 c 6-e 1.

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d’un art qui a établi des lois, puisque les croyances religieuses présentent aussi des divergences12. Protagoras soutenait encore une position agnostique sur les dieux : « Touchant les dieux, je ne suis pas en mesure de savoir ni s’ils existent, ni s’ils n’existent pas, pas plus que ce qu’ils sont quant à leur aspect. Trop de choses nous empêchent de le savoir : leur invisibilité et la brièveté de la vie humaine »13. Platon constate les effets corrupteurs de cet enseignement dans sa propre cité. Il considère que de tels propos engendrent l’impiété et le manque de respect envers les lois chez les jeunes. Ils empêchent donc la réalisation d’une « vie juste selon la nature »14. Le philosophe veut prévoir comment affronter leur influence possible sur la jeunesse de la cité des Magnètes, projetée dans les Leges. Depuis le début du dialogue, nous comprenons que Platon juge préférable de fonder la législation de cette cité sur la croyance en l’existence bienveillante des dieux, et de poser la piété comme vertu principale des citoyens. Il veut même que ses lois soient considérées comme le reflet du vrai bien pour chacun et pour l’ensemble, en imitation de l’harmonie divine qui se présente dans la nature. Il ne peut donc pas éviter de défendre l’existence des dieux, sous peine de mettre en danger l’ensemble de son édifice. Nous pensons que Platon dans le texte laisse planer exprès une ambiguïté entre les dieux en général et les corps célestes en tant que dieux. S’il se réfère au ciel, à la terre, au soleil, à la lune et aux étoiles comme à des dieux sur lesquels certains expriment des doutes, c’est parce qu’il lui est plus facile de contredire les positions qui nient ces divinités, que de défendre les dieux tels que la mythologie les présente. C’est ce qu’admet ouvertement l’Athénien, quand il fait référence à certains mythes traditionnels de qualité douteuse. En même temps, Gaia, Ouranos, Hélios et Séléné, sont acceptés par cette tradition comme des divinités primordiales. Puisque Platon ne veut pas attenter à la croyance aux dieux traditionnels, qui sont aussi présents dans chaque partie de la législation, il trouve chez Gé et les dieux sidéraux un point de convergence entre la mythologie « défendable » et la présence manifeste du divin dans le monde. Enfin, ces divinités présentent un caractère universel ; si « les Grecs et tous les barbares » partagent la même croyance dans les corps célestes, la prétendue subjectivité de la religion est d’office écartée. Pour nier de manière solidement argumentée toutes les doctrines athées, l’Athénien va entreprendre dans la suite une longue démonstration de l’existence de l’âme et de son antériorité par rapport au corps. L’âme est présentée, preuves à l’appui, comme étant la cause première de tout mouvement, dans le ciel et sur la 12 Ibid. x, 889 e 3-5. Cf. aussi Diels-Kranz, Kritias, 88 B 25 : Sextus Empiricus, Adversus Mathematicos ix, 54. 13 Diels-Kranz, Protagoras, 80 B 4 : Eusèbe, Praeparatio xiv, 3, 7. Trad. J.-L. Poirier 1988. 14 Leges x, 889 e 5-890 a 9.

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terre15. Quand elle s’allie à l’intellect divin, elle guide de manière stable et harmonieuse vers la rectitude et la félicité ; si elle procède de manière déraisonnée, les résultats seront contraires16. Si le ciel et tous les étants que celui-ci contient se meuvent de manière conforme à celle de l’intellect divin, ce qu’on peut comprendre par la régularité périodique de leurs mouvements, il faut accepter qu’ils soient gouvernés par l’âme la meilleure17. Même si les dieux en question ici sont les corps célestes, dont les mouvements fondent, rétrospectivement, la divinité du ciel et de son âme, leur multitude permet à Platon d’étendre ses conclusions à l’existence de tous les dieux18. De la même manière, l’identification du ciel au kosmos étend le domaine de la présence des dieux dans le tout. Nous remarquons encore le jeu de mots concernant la personne qui n’est pas capable de saisir cette vérité  : elle agit comme si elle était devenue folle (παραϕρονῶν), car son âme refuse de participer à l’intellect et ainsi de « suivre la divinité ». Platon adopte le vieux principe selon lequel il doit y avoir un degré d’identité entre le sujet et l’objet pour que la connaissance soit possible. Celui qui nie l’existence des dieux se trouve lui-même, de par sa fâcheuse opposition à sa nature, dépourvu de l’usage de l’élément qui le rapprocherait du divin, son intellect. Pour qu’un homme de ce genre ose désormais prétendre à l’inexistence des dieux, il devrait trouver lui-même des arguments meilleurs, qui démoliraient les preuves fournies au sujet de l’antériorité de l’âme par rapport au corps19. Il est notable que c’est donc la doctrine métaphysique de Platon sur l’âme qui apporte la clé pour l’argumentation prouvant l’existence des dieux. 3. Les « règles théologiques » platoniciennes (τύποι ϑεολογίας) Dans la Res publica (livres ii et iii)20 Platon critique de manière très dense les mythes racontés par les poètes, surtout parce qu’ils donnent une image des divinités trop anthropomorphique et trop immorale, ce qui peut exercer une influence néfaste sur le caractère des jeunes, mais aussi sur les valeurs éthiques de tout citoyen et finalement sur le bon fonctionnement de l’ensemble de la communauté civique.

15 Ibid. x, 894 b 6-896 e 3. Cf. aussi, pour la même idée, Phaedrus 245 d 7-e 4. 16 Leges x, 896 e 4-897 b 5. 17 Ibid. x, 897 b 7-c 9 et 899 a 7-b 9. 18 Dans l’Epinomis 982 d 7-983 b 2, le mouvement régulier des corps aussi grands que sont le soleil et les astres constitue une preuve de la puissance qui est la cause de ce mouvement, et qui ne peut donc qu’être un dieu. 19 Leges x, 899 c 1-d 1. 20 Res publica ii, 377 a 12 s.

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Pour mieux fonder les critères qui peuvent nous aider à distinguer le vrai du faux concernant les croyances religieuses, il introduit, encore de manière entièrement originale pour son époque, les τύποι θεολογίας21, des règles théologiques rationnellement définies, à suivre par tous dans son autre cité idéale, la Kallipolis. Socrate examine de manière dialectique chacun de ces principes, afin de déceler la vérité sur la notion de la divinité22. Ce passage contient la première mention du terme « théologie » que l’on trouve dans la littérature européenne. Les commentateurs ne s’accordent pas sur la signification exacte de ce terme. La plupart considèrent qu’il ne s’agit que d’un simple synonyme de « mythologie », étant donné que le contexte se rapporte surtout aux discours sur les dieux produits par les poètes ; d’ailleurs, à l’époque une recherche théorique systématique sur la divinité n’avait pas encore commencé23. Cependant, quelques auteurs trouvent que la réflexion philosophique de Platon sur les dieux dans la Res publica constitue justement une nouvelle approche du sujet, qui s’apparente à la notion actuelle de la « théologie ». C’est donc une analyse théorique originale de la divinité qui caractérise la pensée de ce philosophe plus généralement, si l’on prend en considération également les passages cités plus haut, concernant les preuves de l’existence des dieux dans le livre x des Leges24. En fait, Platon examine ici les éléments qui composent l’image que l’on se fait des dieux, des traits du « genre » (ou de la catégorie) de la divinité, tels que nous pouvons les déduire de manière dialectique, mais pas de l’identité de la divinité elle-même, qui reste inaccessible à notre connaissance rationnelle. Nous pensons dès lors que dans ce passage d’importance capitale pour la théologie platonicienne, le philosophe exprime la manière dont il envisageait essentiellement toute divinité. On pourrait parler, d’une certaine manière, de la définition d’une « Idée de la divinité »25, ce qui décèle un nouveau lien entre la religion et la métaphysique platoniciennes. Ces données constituent le fondement des changements radicaux que le philosophe propose d’effectuer en conséquence à la représentation de chaque dieu, dans l’ensemble de son œuvre. Le premier principe théologique que Platon avance est qu’un dieu est bon et source seulement de biens ; l’origine de leurs maux, les hommes doivent la chercher ailleurs26. En attribuant à toute divinité le trait primordial de la bonté, Platon 21 Ibid. ii, 378 e 4-9. 22 Ibid. ii, 379 a 7-8. 23 Cf.  par exemple, Goldschmidt 1949, 42, n.  1  ; Vlastos 1970, 92-129  ; Ferrari 1998, 404  et Bordt 2006, 43-54. 24 Cf. par exemple, Jaeger 1947, v ; Morgan 1990, 113-114 ; Nadaff 1996, 9 et 2004, 103-127. 25 Bordt 2006, 86-93, n’accepte pas que Platon peut définir ici une « Idée de la divinité », car à son avis seulement un dieu, le Démiurge du Timaeus, peut devenir entièrement un paradigme pour les autres divinités. 26 Res publica ii, 379 d 1-c 7.

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effectue un nouveau pas dans la pensée théologique ancienne ; en effet, jusqu’alors on avait attribué aux dieux la qualité de « justes » mais non celle des ἀγαθοί27. Un deuxième principe à suivre est que la divinité ne change pas de forme en vue de tromper, elle se présente éternellement sous les mêmes traits de la forme parfaite qui est la sienne propre28. Platon s’oppose encore à la croyance, extrêmement répandue depuis Homère, selon laquelle les dieux pourraient revêtir toutes les formes possibles, surtout afin de tromper les hommes29. Or aucun être qui appartient à la catégorie du divin ne peut aimer le mensonge, ni mentir lui-même, de quelque manière que ce soit30. Les dieux n’ont aucune intention de nous égarer31. En tant qu’ἄριστοι, les dieux possèdent toutes les qualités éthiques au plus haut degré. Remarquons que la formulation des τύποι θεολογίας s’intègre dans la discussion concernant surtout l’éducation des jeunes gardiens de la Kallipolis. Les soucis et les exigences de Socrate en tant que législateur fictif dans la Res publica sont du même ordre et suivent les mêmes principes que ceux de l’Athénien dans les Leges. Nous pouvons affirmer que Platon reste fidèle aux mêmes concepts, en ce qui concerne les traits caractéristiques des dieux, traits dont il essaie de prouver la vérité, dans la Res publica, par un examen dialectique. C’est sur cette base religieuse qu’il pense que l’édifice d’une communauté politique doit être érigé, si l’on veut assurer sa stabilité et la qualité de vie de tous ses membres. 4. Une nouvelle vision du Κόσμος divinisé, créé par le Démiurge selon le Bien Nous avons repris jusqu’ici les données théologiques fondamentales de la réaction de Platon face à la crise religieuse de son époque, qui sont également les plus connues, même si leurs liens avec les théories métaphysiques du philosophe que nous avons mentionnés n’ont pas été jusqu’ici soulignés. Or, suite à une étude approfondie de l’ensemble des dialogues platoniciens du point de vue de la présence des divinités traditionnelles, nous pensons avoir découvert plusieurs autres aspects du sujet qui passent souvent inaperçus. Car la révision profonde des croyances religieuses et le « remodelage » du caractère des divinités amène des rapports dialectiques inédits entre la religion et l’ensemble de la pensée de Platon. Prenons un exemple particulièrement intéressant : le philosophe introduit dans le Timaeus un nouveau mythe cosmogonique32, qui dépasse largement les 27 Cf. aussi Bordt 2006, 95-135. Ce chercheur voit un lien solide mais pas tout à fait clair entre la qualité de bonté accordée à la divinité et la primauté de l’Idée du Bien en tant que cause de l’existence et de la connaissance de tout être intelligible dans la Res publica. 28 Res publica ii, 380 d 1-381 e 1. 29 Pour une analyse intéressante de cette deuxième « règle théologique », cf. aussi Bordt 2006, 135-144. 30 Res publica ii, 382 a 1-e 6. 31 Ibid. ii, 382 e 8-11. 32 Timaeus 28 a 6 s.

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faiblesses constatées des théogonies traditionnelles. Cette fois-ci le monde, appelé Κόσμος ou Οὐρανός (divinisé pour la première fois et identifié subtilement au Ciel, qui faisait déjà partie du panthéon traditionnel) devient l’œuvre et l’image sensible la plus fidèle possible d’un nouveau dieu suprême et intelligible33, connu comme « l’Artisan », le Démiurge. Cette divinité est appelée « créateur et père » de tous les dieux traditionnels. Le Démiurge n’a pas créé l’univers ex nihilo, mais en façonnant la matière existante selon le modèle des Idées, notamment le Bien. Étant lui-même parfaitement bon, il a voulu créer le monde, aussi parfait que possible, par bonté. La figure du Démiurge a retenu depuis l’Antiquité l’attention d’un très grand nombre de chercheurs, dont la plupart ont voulu y voir la manifestation d’un « monothéisme » de Platon avant l’heure. Certains commentateurs soutiennent une identification, logiquement incohérente à nos yeux, entre le Démiurge, conçu comme l’ « unique dieu de Platon » et l’ « Âme du monde » (malgré le fait que celle-ci fut créée par lui, ainsi que le corps du monde qui lui est attaché, d’après le texte du Timaeus). Par exemple, le dernier des adeptes de cette idée semble être D. A. Domborowski, qui croit qu’une position théologique contemporaine, la « process » ou « neo-classical theology », envisageant Dieu comme intramondain, corporel et ancré dans le devenir, peut apporter une explication satisfaisante aux idées religieuses exprimées par Platon dans ses dialogues tardifs. Il s’agit là, à son avis, de la seule voie qui permettrait à Dieu d’intervenir à la vie de ce monde, en y appliquant l’ordre des Idées, lesquelles existent en tant qu’idées de l’Intellect divin34. En ce qui nous concerne, nous n’éprouvons aucune difficulté à accepter la possibilité pour le Démiurge d’exercer son pouvoir sur le monde qu’il crée sans en faire partie lui-même et sans que les Idées ne se trouvent uniquement dans son Intellect (données qu’on ne trouve pas dans le texte platonicien). Qui plus est, d’un point de vue méthodologique, nous ne pensons pas qu’on peut projeter des idées contemporaines sur les auteurs anciens sans prendre en considération les différences qui existent entre les modes de penser des deux époques, si l’on ne

33 Comme le remarque Laurent 2003, 40, la beauté du monde (qui est «  plein, circulaire, vivant, lumineux et animé ») est la manifestation de la bonté du Démiurge (qui n’est, pour sa part, nulle part qualifié de « beau ») ; il s’agirait d’une application au niveau cosmologique du principe exprimé dans le Philebus, « selon lequel la puissance du Bien se réfugie dans le Beau ». Cependant, Karfík 2004, 98, 119-127 et 2007, 129-150, semble penser qu’il existe un modèle intelligible du monde sensible autre que le Démiurge lui-même. Nous ne trouvons pas cet avis plausible, étant donné qu’il n’y a nulle part mention d’un « dieu intelligible parfait », existant avant Κόσμος/Οὐρανός, autre que le créateur de ce dernier. Reydams-Schils 2011, 349-360, soulève la question du statut ontologique inférieur du monde en tant qu’« imitation » des Idées et y répond que grâce à l’intervention du Démiurge, l’imitation ici ne s’éloigne pas nécessairement de la perfection ontologique, mais produit les représentations matérielles les plus proches possibles aux paradigmes intelligibles. 34 Domborowski 2005, 15 s.

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veut pas « adapter » la pensée antique à nos propres mesures et donc la déformer au lieu d’essayer de la comprendre. Il y a encore d’autres penseurs, dont quelques experts des plus récents de la pensée religieuse de Platon, qui ont identifié le Démiurge (encore en tant que « Dieu unique » du philosophe) à l’Intellect divin. Pour M. Bordt, le Démiurge « symbolise » l’Intellect, car il impose à la création du monde les Idées, envisagées comme des principes mathématiques, qui sont des entités intelligibles35. F. Karfík parle également du Démiurge comme la représentation symbolique d’une « Pensée » qui œuvre pour imposer dans le support de la Χώρα l’ordre des Idées d’un Νοῦς transcendant et hors du temps, qui crée l’âme du monde dans le temps et dans l’espace. Comme il pense toujours ce qui est le mieux possible, le créateur considère que le monde serait meilleur en possédant une âme et un νοῦς comme lui-même (un autre type de νοῦς, car attaché à une âme, alors que l’Intellect divin n’a pas besoin de support psychique). C’est ainsi que l’âme du monde se tient entre la corporéité et les Idées, étant capable de saisir tous les deux par son intellect36. L’identification du Démiurge avec un Νοῦς divin qui existerait indépendamment d’une âme était déjà avancée par R. Hackforth37 et est encore suivie par S. Menn, lequel propose de comprendre la notion du Νοῦς plutôt comme « la vertu du raisonnement », synonyme de la ϕρόνησις, afin de pouvoir la concevoir sans liens à une âme particulière, et comme le principe transcendant qui peut imposer l’ordre des Idées sur les corps et les âmes composant le κόσμος. Il s’agirait en fait de la solution finale de Platon, trouvée pendant sa période tardive, concernant la participation du monde sensible aux Idées38. Malgré tous les arguments avancés par ces penseurs, nous ne trouvons pas que Platon pourrait concevoir un être divin vivant, tel que le Démiurge, sans âme39 (qui est appelée dans le Phaedon, 105 d 3-106 d 7, l’« εἶδος de la vie », opposé à la mort), ce qui veut dire de surcroît sans volonté et sans émotions, et très probablement même sans un certain type de corporéité40. Imaginer le Démiurge comme le symbole d’un « Intellect pur » ne saurait qu’être une projection ultérieure. En ce qui concerne le « monothéisme » qu’on insiste à vouloir imposer à la pensée de Platon, nous ne pensons pas que les textes platoniciens peuvent soutenir 35 Bordt 2006,177. 36 Karfík 2004,188-201. 37 Hackforth 1936, 4-9. 38 Cf. Menn 1995, 6-24. 39 Cf.  aussi Festugière 1949, 104-105 et Tarán 2001, 310, n. 34. 40 Cf. aussi Phaedrus 246 c 6-d 2 : « Quant au qualificatif “immortel”, il n’est aucun discours argumenté qui permette d’en rendre compte rationnellement ; il n’en reste pas moins que, sans en avoir une vision ou une connaissance suffisante, nous nous forgeons une représentation du divin : c’est un vivant immortel, qui a une âme, qui a un corps, tous deux naturellement unis pour toujours » (trad. L. Brisson 1995).

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une position philosophique tellement éloignée des conceptions religieuses de son époque. Par contre, l’étude de l’ensemble des dialogues peut raisonnablement, à notre avis, nous amener à la conclusion que Platon insiste surtout sur la nature unique du divin, telle qu’il l’a définie par les τύποι θεολογίας, sans nier la croyance en un panthéon très large et clairement hiérarchisé. Ce sont les représentants des religions monothéistes des siècles suivants qui s’efforcent à nier l’existence de plusieurs divinités. Après la création d’Οὐρανός-Κόσμος par le Démiurge, Platon incorpore dans le récit du Timaeus les théogonies courantes en parlant des générations successives des dieux engendrés par Ouranos et Gaia. L’ensemble des dieux, qui deviennent ici des subalternes face au Démiurge, doivent accorder leurs actions à des principes communs (métaphysiques et éthiques) pour compléter la création du monde par les êtres mortels et assurer ensuite son bon fonctionnement41. Les dieux deviennent ainsi des intermédiaires par lesquelles ce monde s’attache aux Idées, notamment le Bien, et justifient la conception de l’harmonie cosmique, chère au philosophe. Nous nous trouvons bien loin des actions arbitraires, passionnées, intéressées et souvent conflictuelles des dieux de la mythologie traditionnelle. 5. Les dieux platoniciens et la contemplation les Idées Platon établit encore divers rapports insolites entre la religion, telle qu’il la conçoit, et les entités métaphysiques qui lui sont propres, comme les Idées et l’âme. Pour en citer un bel exemple, dans le mythe dit « protologique » (parce qu’il se réfère aux âmes humaines avant leur première incarnation) du Phaedrus42 les dieux Olympiens préservent leur sagesse grâce à la contemplation périodique des Idées, situées dans la « plaine supra-céleste de la vérité », une activité qui nourrit leur νοῦς. Aussi, ils deviennent des guides et des modèles pour les âmes humaines, représentées par des chariots ailés, qui les suivent dans ce cortège béatifique. Certaines âmes, par manque d’habileté du cocher-intellect, ou par une trop grande force du mauvais cheval qui représente les désirs charnels, en allant à l’encontre du bon cheval, qui illustre nos émotions nobles, ou par un malheureux hasard, voient leurs ailes brisées et tombent dans un corps humain. Elles tenteront à regagner les ailes de leur âme, si nécessaire à travers des réincarnations multiples, par la réminiscence des Idées, grâce à la méthode dialectique, qui réveillera leur savoir initial de la vérité. Dans le Symposium, l’ascension dialectique de l’âme vers l’Idée du Beau est présentée par la prêtresse Diotima comme une initiation du jeune Socrate aux

41 Timaeus 41 a 7-b 6. 42 Phaedrus 246 e 4-248 c 2.

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mystères d’Éros43. Il s’agit d’une manière insolite d’établir un rapport différent entre une divinité mineure et la philosophie platonicienne. Sans l’élan « érotique » de notre âme vers les Idées, aucune recherche de la vérité ne pourrait commencer. Toute personne « amoureuse de la sagesse » est un adepte fervent de cet Éros intellectuel, qui est d’ailleurs présenté ici comme un δαίμων-philosophe, à l’image de Socrate lui-même44. 6. Quelques rapports encore entre les positions religieuses, épistémologiques, éthiques et esthétiques de Platon Il y aurait encore beaucoup à dire, mais nous allons nous contenter de citer quelques données supplémentaires, concernant d’autres rapports entre les positions religieuses, épistémologiques, éthiques et esthétiques de Platon. Les dieux, étant désormais considérés dans l’univers platonicien comme des êtres excellents au niveau intellectuel et éthique, ne cessent de jouer un rôle primordial d’éducateur et de paradigme pendant les vies terrestres des âmes, plusieurs fois incarnées, jusqu’à ce que celles-ci, « purifiées » par l’exercice de la dialectique et la réminiscence des Vérités contemplées jadis puissent atteindre à nouveau l’εὐδαιμονία éternelle, auprès de ces divinités bienveillantes et justes. Aussi, l’objectif éthique de la vie humaine devient-il l’effort de suivre la divinité ou de lui ressembler (θεῷ ἀκολουθεῖν, θεοῦ μετέχειν, ὁμοίωσις θεῷ), comme Platon le rappelle à plusieurs reprises45. Les connaissances les plus importantes pour l’accomplissement de cet idéal sont également présentées comme un don divin. Elles concernent d’une part les sciences, comme les mathématiques et l’astronomie, qui sont accordés aux hommes par le ciel et les corps célestes divinisés et la philosophie, qui est appelée « le plus grand cadeau » des dieux46. Par ailleurs, dans l’Apologia, Socrate lui-même se défend en qualifiant toute son activité philosophique de « service à Apollon », une « mission » que le dieu bienveillant lui a confié, par l’intermédiaire d’un oracle delphique, pour réveiller la conscience des Athéniens et les pousser à être des hommes vertueux et des bons citoyens47. 43 Symposium 201 d 1-212 c 3. 44 Cf.  aussi, par exemple  : Gould 1963  ; Cornford 1972  ; Cacoulos 1973  ; Irigaray 1989  ; Motte 1989 ; Bernadete 2002 ; Rhodes 2003 ; Sheffield 2006. 45 Cf. par exemple : Phaedrus 252 e 3-253 b 1 ; Timaeus 41 b 6-d 3 ; Epinomis 976 b 1-977 b 8. Cf. aussi Sedley 1999, 309-328. 46 Cf. par exemple : Epinomis, 976 e 1-978 e 3 ; Res publica vii, 530 a 3-b 4. Cf. aussi Carone 1997 ; Slezák 1997 ; Lisi 2007 et Lefka 2011. 47 Apologia Socratis 21 a 5-23 c 1 et 29 c 5-30 a 7. Cf. aussi Festugière 1966 ; Brickhouse & Smith 1989 ; Gomez-Lobo 1996 ; Schefer 1996.

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Les beaux-arts également sont un cadeau d’Apollon et des Muses48. Dans les Leges, la musique et les danses, enseignés par diverses divinités, visent à éduquer la partie émotive des âmes des citoyens au rythme et à l’harmonie et à les amener à conformer les mouvements de leurs corps à ces principes49. Les différents domaines de la pensée de Platon se trouvent intimement liées d’une manière dynamique et inextricable. Nous découvrons la présence des croyances religieuses de manières inattendues pratiquement partout dans cet ensemble, dans un rapport qu’on pourrait qualifier de « dialectique »50. Conclusion En conclusion, on pourrait soutenir, je crois, que, une fois les croyances fondamentales profondément remodelées par la réflexion rationnelle, Platon non seulement « redore le blason » de la religion de son époque en état de crise, mais lui accorde en plus des fonctions philosophiques capitales, entièrement originales et jusque-là insoupçonnées. Nous pensons que le philosophe fournit un excellent exemple de la manière positive et féconde qu’on pourrait envisager des situations critiques, considérées souvent comme néfastes. Bibliographie I. Éditions et traductions des œuvres d’auteurs anciens citées Les textes des Présocratiques : Diels, H. et Kranz, W. 1951-1952 : Die Fragmente der Vorsokratiker, Zürich. Dumont, J.-P., Delattre, D. et Poirier J.-L. (ed.) 1988 : Les Présocratiques, Paris.

Les textes platoniciens : Burnet, J. (ed.) 1901-1907  : Platonis Opera, Collection Oxford Classical texts, Oxford. Brisson, L. (ed.) 19952 : Platon. Phèdre. Traduction inédite, introduction et notes par, GF Flammarion, Paris.

48 Cf. par exemple : Res publica vi, 499 b 2-c 2. 49 Cf. Leges ii, 653 e 5-654 a 8 ; vii, 795 d 6-e 7 ; vii, 796 d 2-5. Cf. aussi Moutsopoulos 1959 ; Motte 1996 ; Wersinger 1999. 50 Pour une analyse plus détaillée et complète du sujet, cf. Lefka 2013.

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II. Commentaires et études citées Bernadete, S. 2002 : Socrates and Plato. The Dialectics of Eros, Munich. Bordt, M. 2006 : Platons Theologie, Freiburg-Munich. Brickhouse Th. C. et Smith, N. D. 1989 : Socrates On Trial, Oxford. Cacoulos, A. 1973 : The Doctrine of Eros in Plato, Diotima 1, 81-99. Carone, G. R. 1997 : The Ethical Function of Astronomy in Plato’s Timaeus, in T. Calvo et L. Brisson (ed.), Interpreting the Timaeus – Critias, Proceedings of the IV Symposium Platonicum, International Plato Studies, 9, Sankt Augustin, 341-349. Cartledge, P. 1998 : Introduction : Defining a Kosmos, in P. Cartledge et al. (ed.), Kosmos. Essays in Order, Conflict and Community in Classical Athens, Cambridge, 1-12. Cornford, F.  M. 1972  : The Doctrine of Eros in Plato’s Symposium, reprinted in F. M. Cornford (ed.), 1950 : The Unwritten Doctrines and Other Essays, Cambridge, 68-80 and in G. Vlastos (ed.), 1971-1972 : Plato, A Collection of Critical Essays, ii. Ethics, Politics, and Philosophy of Art and Religion, New YorkLondon, 119-131. Cumont, W. F. 1960 : Astrology and Religion Among the Greeks and Romans, New York. Domborowski, D. A. 2005 : A Platonic Philosophy of Religion. A Process Perspective, Albany. Ferrari, F. 1998 : Theologia, in M. Vegetti (ed.), Platone. La Repubblica. Traduzione e commento, vol. ii, Naples, 403-425. Festugière, A. J. 1949 : La Révélation d’Hermès Trismégiste, t. ii : Le Dieu cosmique, Paris. Festugière, A. J. 1966 : Socrate, Paris. Goldschmidt, V. 1949 : La Religion de Platon, Paris. Gomez-Lobo, A. 1996 : Les Fondements de l’éthique socratique (trad. par N. Ooms), Paris. Gould, Th. 1963 : Platonic Love, Londres. Hackforth, R. 1936 : Plato’s Theism, The Classical Quarterly 30, 4-9. Irigaray, L. 1989 : Socratic Love. A Reading of Plato’s Symposium, Diotima’s Speech, Hypatia 3, 32-44. Jaeger, W. 1947 : The Theology of the Early Greek Philosophers, Oxford. Karfík, F. 2004  : Die Beseelung des Kosmos. Untersuchungen zur Kosmologie, Seelenlehre und Theologie in Platons Phaidon und Timaios, Munich-Leipzig. Karfík, F. 2007 : Que fait et qui est le Démiurge dans le Timée ?, Études Platoniciennes 4, 129-150. Laurent, J. 2003 : La Beauté du dieu cosmique, in J. Laurent (ed.), Les Dieux de Platon. Actes du colloque organisé à l’Université de Caen Basse-Normandie les 24, 25 et 26 janvier 2002, Caen, 25-40.

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SECTION III

ROME RÉPUBLICAINE ET IMPÉRIALE

Nicolas. L. J. Meunier

LE LAC RÉGILLE, LES DIOSCURES ET CÉRÈS : DE LA CRISE ROMANO-LATINE À LA CRISE PATRICIO-PLÉBÉIENNE

Le début du ve siècle av. J.-C. fut à Rome une période de crise importante. À la crise institutionnelle (les Tarquins venaient en effet d’être expulsés à la toute fin du siècle précédent, tandis que le régime républicain peinait à se mettre en place), s’ajoutaient une crise sociale (le célèbre conflit patricio-plébéien) et une crise des relations avec les peuples voisins (en particulier avec les Latins, que les Romains durent affronter lors de la difficile bataille du Lac Régille). Or durant cette même période se déploya une activité religieuse importante en termes de consécration de sanctuaires et d’instauration de cultes. Dans la présente contribution, nous reviendrons sur deux des nouveaux temples qui furent consacrés en cette période de crise : celui des Dioscures d’une part, celui de Cérès, Liber et Libera d’autre part. Il apparaît que ces deux sanctuaires sont bien plus étroitement liés encore que ne l’admet la tradition non seulement à la reprise du pouvoir, à Rome et dans le Latium, des Latins sur les Étrusques, mais aussi à la formation d’une nouvelle Ligue latine consécutivement à ce changement dans la situation politique. Ainsi l’érection d’un temple aux Dioscures, loin de célébrer une quelconque victoire romaine, serait plutôt une affirmation renouvelée de l’appartenance à la communauté des Latins ; car au moins jusqu’en 338 av. J.-C., les dieux jumeaux auraient bien été assimilés aux Penates Publici, ces derniers étant en réalité à l’origine les Penates nominis Latini. Quant au temple de Cérès, Liber et Libera, il serait à comprendre comme un sanctuaire fédéral directement impliqué dans le fonctionnement de la Ligue latine, l’instigateur du foedus Cassianum, Spurius Cassius, se trouvant être aussi – et ce n’est pas un hasard – le dédicataire du sanctuaire. Plus tard, la thématique du conflit patricio-plébéien servit manifestement aux Romains à dissimuler a posteriori la part prise par les Latins dans l’histoire de cette haute époque, ce qui amena à attribuer au temple de Cérès un rôle central dans l’activité plébéienne, un rôle qu’il ne possédait manifestement pas à l’origine.

1. La crise romano-latine et le temple des Dioscures 1.1. La tradition La tradition nous raconte que dans les premières années de la République, le roi Tarquin récemment chassé de son trône s’était réfugié dans une cité latine, Tusculum, qui était aussi la cité de son gendre Ottavius Mamilius. Avide de retrouver son pouvoir perdu, Tarquin parvint même à provoquer la coalition des De la crise naquirent les cultes, éd. par Marco Cavalieri, René Lebrun et Nicolas L. J. Meunier, Turnhout, 2015 (Homo Religiosus II, 15), p. 147-166. ©FHG 10.1484/M.HR-EB.5.108425

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Latins contre Rome. L’affrontement décisif eut lieu non loin du Lac Régille, mais la victoire ne fut pas aisée à remporter pour les Romains. En plein cœur de la bataille, le général romain, Aulus Postumius aurait promis, en cas de victoire, de consacrer un temple à Castor et Pollux qui, selon la légende, seraient intervenus aux côtés des Romains et auraient annoncé eux-mêmes la nouvelle du succès à Rome1. Ce récit est assurément destiné à glorifier la victoire des fils de la Louve, qui avaient le soutien des dieux, preuve incontestable que la cause qu’ils défendaient était juste, tandis que les Latins ne faisaient que servir les intérêts du roi déchu Tarquin le Superbe, qui tentait par tous les moyens d’abolir la liberté que les Romains avaient gagnée en expulsant cet orgueilleux tyran. L’édification de l’aedes Castorum célébrerait donc, si l’on suit la tradition, la gloire de Rome et la défaite mémorable des Latins. Il n’est toutefois pas douteux que la légende de l’intervention des Dioscures fut élaborée plus tardivement à des fins étiologiques évidentes : afin d’expliquer pourquoi c’était précisément à Castor et Pollux que l’on avait dédié un temple à cette occasion, le récit a attribué un rôle exemplaire et décisif aux cavaliers, dont la divinité protectrice traditionnelle était Castor2. Étant donné que les justifications invoquées relèvent sans conteste de la légende et de la réélaboration a posteriori, il faut trouver ailleurs les raisons véritables de la consécration de ce temple. Dans cette quête, l’on se satisfait généralement de considérer que dans la mesure où les Dioscures étaient des divinités particulièrement vénérées à Tusculum – sur le territoire de laquelle eut lieu la bataille du Lac Régille – leur arrivée à Rome

1 Denys d’Halicarnasse, Antiquitates Romanae vi, 13 ; Plutarque, Vita Coriolani iii et Vita Aemilii Pauli xxv ; Cicéron, De natura deorum ii, 2, 6 et iii, 5, 11. 2 Il est reconnu que le thème des Dioscures en tant qu’annonciateurs de la victoire est un topos littéraire (Sironen 1989, 99-103), mais il apparaît aussi que la légende romaine a été consciemment forgée sur celle d’origine grecque qui attribuait aux Dioscures une intervention similaire lors de la bataille de la Sagra, en Grande Grèce, qui a opposé les Locriens épizéphyriens aux Crotoniates vers le milieu du vie siècle av. J.C. : Bloch 1960, 184 ; Sordi 1972, 62-63 et Forsythe 2005, 186. M. Sordi arrive même à la conclusion que la bataille du lac Régille était en réalité d’abord et avant tout un combat d’infanterie, tandis que « la tradizione della cavalleria come vincitrice della battaglia del Lago Regillo è dunque certamente tarda » ; Sordi 1972, 69-70. Sur le rôle de la cavalerie dans la Rome archaïque et en particulier lors de la bataille du lac Régille, voir aussi Sihvola 1989, 82-85 (l’auteur attribue également un rôle central à l’infanterie, plutôt qu’à la cavalerie). Pour une analyse du récit traditionnel de la bataille du lac Régille et de l’intervention des Dioscures en fonction du schéma trifonctionnel indo-européen, cf. Briquel 2012, selon qui la fondation du temple des Dioscures relève de la deuxième fonction et celui de Cérès, Liber et Libera (dont nous reparlerons un peu plus loin) de la troisième fonction. Enfin, pour une étude récente de la tradition relative à la légende de l’apparition des Dioscures dans la bataille du lac Régille, cf. l’excellent article de Richardson 2013, 901-918. Une mise au point très intéressante y est faite sur les diverses hypothèses concernant la genèse et le développement de cette tradition et diverses considérations stimulantes sont émises à propos non seulement des motivations qui auraient présidé à son émergence (notamment la volonté de développer une idéologie anti-monarchique en lien avec la notion de liberté), mais aussi des conséquences de nature plus historique sur l’interprétation de l’histoire institutionnelle de la Haute République et en particulier du consulat.

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signifierait en quelque sorte une récupération par cette dernière de divinités principalement honorées dans le Latium, afin d’augmenter son contrôle et son emprise sur les Latins3. 1.2. Acte de suprématie ou de réconciliation ? Nous nous demandons toutefois si le rapport entre Romains et Latins en ce début du ve siècle, à l’issue du conflit qui les a opposés, était vraiment si inégal. Sans pour autant remettre en cause la prépondérance de la cité de Romulus ni la puissance supérieure de celle-ci par rapport à n’importe quelle autre cité latine considérée individuellement, plusieurs indices tendent toutefois à montrer qu’elle a quand même dû composer avec ses voisins et anciens adversaires. Ainsi, loin de soumettre les Latins, que ce soit sous forme d’absorption ou de mise au pas, comme elle le fera en 338 av. J.-C., Rome opte pour une réconciliation selon les termes suivants4 : La gratitude des pères fut telle qu’ils rendirent aux Latins 6000 prisonniers et qu’ils confièrent aux nouveaux magistrats le projet d’alliance qui avait été proche d’un refus définitif. Assurément, les Latins se réjouirent alors de ce fait ; les partisans de la paix connurent une gloire immense. Ils envoyèrent au Capitole une couronne d’or en offrande à Jupiter. Avec les légats chargés de l’offrande vint la grande foule des captifs qui avaient été rendus aux leurs ; ils se répandirent, allant droit aux demeures de ceux auprès desquels chacun s’était dévoué en les remerciant chaleureusement de les avoir bien traités et soignés dans leur malheur ; ensuite ils lièrent des liens d’hospitalité. Jamais à un autre moment auparavant les peuples latins ne furent plus unis au pouvoir romain aussi bien dans les relations publiques que privées.

Derrière l’évidente réinterprétation des événements à la gloire de l’Vrbs, dont la magnanimité est louée de manière insistante, on perçoit très bien que Rome a dû négocier et faire des concessions importantes. Ainsi, les prisonniers furent libérés, une offrande significative fut volontairement faite à Jupiter pour sceller l’accord de réconciliation (les Latins n’auraient certainement pas fait une telle chose si les conditions leur avaient été imposées par la force) et l’on mit en place les bases d’un traité commun – le foedus Cassianum – qui était, il est important de le souligner, un foedus aequum plaçant les signataires sur un pied d’égalité (du moins en théorie)5. 3 Cazanove 1990, 381-382 ; Smith 2007, 36-37. 4 Tite-Live ii, 22, 4-7. Toutes les traductions dans la présente contribution sont de notre main. 5 La signification du mot aequum est débattue : s’agissait-il d’une égalité entre d’une part Rome, d’autre part tous les Latins réunis (ce qui revient à donner à Rome la majorité quasi absolue au sein de la Ligue ; il s’agit de l’opinion dominante dans l’historiographie moderne) ou d’une égalité entre chaque membre

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R. Bloch avait déjà mis en doute, à juste titre pensons-nous, que la fondation du temple des Dioscures fût le résultat d’une euocatio, comme le présente pourtant la tradition, car il paraît évident que les Latins n’étaient pas alors vraiment des ennemis comme le furent les Étrusques de Véies lors de l’euocatio de Iuno Regina par Camille en 396 av. J.-C.6 De même, il nous semble que la fondation du temple des Dioscures ne peut pas non plus avoir été un acte de suprématie similaire à celui que fut, dans la deuxième moitié du vie siècle av. J.-C., l’installation sur l’Aventin du sanctuaire fédéral de Diane. En effet, la fondation de ce dernier sanctuaire visait très probablement à déplacer vers Rome le centre du pouvoir dans le Latium7. Or au lendemain des événements du lac Régille, un tel acte serait entré en contradiction avec la tournure que prenait alors la politique fédérale des Latins. C’est donc selon nous une logique différente qui a présidé à l’importation des Dioscures et cette différence se marque de manière assez évidente dans le choix de l’emplacement du temple. Celui de Diane fut érigé sur la colline de l’Aventin, autrement dit en dehors du pomerium. Son installation en un lieu à la fois hors de la limite sacrée de Rome, mais suffisamment proche d’elle pour pouvoir en contrôler le culte s’explique très bien par le fait que Diane était considérée comme une divinité à la fois étrangère à la cité (elle fut importée d’Aricie8) et commune à tous les Latins. L’aedes Castorum en revanche fut implantée en plein cœur de la cité, juste à côté de la Regia et de l’antique temple de Vesta. Les Dioscures ont donc été immédiatement adoptés comme des divinités propres à la cité. Ainsi, il nous semble que l’on peut sans grands risques soutenir que les consécrations des sanctuaires de Diane et des Castors n’ont pas été effectuées dans la même intention et qu’il est indispensable de prendre sérieusement en compte le fait que l’aedes Castorum ait été édifiée à l’intérieur du pomerium. Dès lors, toute la difficulté réside dans l’identification de la logique alternative qui a présidé à l’installation du temple des Dioscures. de la Ligue, Rome étant considérée comme une cité latine parmi d’autres (cf. Alföldi 1965, 114) ? Nous avons pour notre part tendance à considérer que Rome était bien la cité la plus importante de la Ligue, mais pas au point de contrôler à elle seule dès le début du ve siècle av. J.-C. la moitié de la représentation au sein des institutions fédérales, une situation qui finira certes par se produire, mais pas avant le ive siècle av. J.-C. 6 Bloch 1960, 183-184. L’auteur fait aussi remarquer à l’appui de son hypothèse que malgré l’arrivée du culte des Dioscures à Rome, ces divinités ont continué à être honorées partout dans le Latium. Nous reviendrons un peu plus tard sur cette caractéristique importante. Cf. aussi Sihvola 1989, 77-78, qui fait valoir les mêmes arguments. 7 N’oublions pas que cette fondation eut lieu à une époque où les Étrusques avaient encore une forte influence politique, aussi bien à Rome que sur l’ensemble du Latium et où les factions tyrrhéniennes rivalisaient entre elles pour le pouvoir ; la situation géopolitique était donc bien différente de celle des premières décennies du ve siècle av. J.-C. À propos de Diane, cf. l’article récent de Ando 2009, ainsi que Vendittelli 1995. 8 Sur le sanctuaire fédéral de Diane Nemorensis, cf. entre autres Pairault 1969 et Coarelli 2012a et 2012b.

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1.3. Les Dioscures dans le Latium Il convient tout d’abord de constater que les jumeaux divins ont sans nul doute été empruntés aux Latins. En effet, avant leur arrivé à Rome, les Dioscures étaient déjà présents partout dans le Latium9 et étaient particulièrement honorés non seulement à Tusculum, mais aussi à Lavinium, comme le montre la célèbre inscription datée de la fin du vie siècle av. J.-C. qui y a été découverte et qui est de toute évidence une dédicace aux jumeaux divins10. Rome fut donc l’une des dernières cités latines à avoir adopté un culte qui était déjà largement répandu dans la région et elle le fit à l’occasion de la réconciliation qui suivit la bataille du lac Régille. À la lumière de tout ce qui a déjà été évoqué, nous croyons pouvoir émettre l’hypothèse que l’aedes Castorum aurait été érigée non pas pour marquer la domination de Rome sur des ennemis vaincus, mais plutôt pour symboliser un retour à l’entente et à la concorde entre tous les Latins. Ainsi, si les Dioscures, tout comme Diane, étaient incontestablement liés à la fédération latine, ils l’étaient en 9 Leur présence est également explicitement attestée à Ardée, Cora et Préneste ; Cazanove 1990, 382 ; Ogilvie 1976, 98-99. 10 CASTOREI PODLOVQVEIQVE // QVROIS (CIL i2 2833)  : cf.  Castagnoli  1959 et 1979, Weinstock  1960 et plus récemment Baldi  2002,  196-197. Cette inscription a le mérite de montrer que les jumeaux étaient honorés tous les deux, ce qui fragilise l’hypothèse selon laquelle, étant donné les appellations officielles du temple (aedes Castoris ou aedes Castorum  : cf.  Nielsen  1993,  242), seul Castor aurait été introduit à Rome (Dumézil 1974, 414-415 ; Beard et al. 1998, 66 ; cf. aussi à ce sujet la discussion nuancée de Marchese 2005). Cette hypothèse d’un emprunt partiel est d’autant moins plausible que les Dioscures, dans la mesure où il y a très probablement eu à la même époque une tentative d’assimiler ces derniers aux Penates Publici nominis Latini (cf. la suite de notre article), étaient l’objet d’un culte communément partagé. N’honorer qu’un seul des jumeaux à Rome alors que les deux l’étaient dans toutes les autres cités du Latium n’aurait donc pas beaucoup de sens. Il n’est pas non plus inintéressant de rappeler que, sur le plan linguistique, la forme Castores est l’un des quelques exemples conservés en latin du duel elliptique hérité de l’indo-européen : pour désigner un groupe de deux, l’on ne nomme que le premier membre en le mettant au duel, Castores faisant ainsi référence à la fois à Castor et Pollux, de même que Cereres à Cérès et Proserpine ; Bader 1962, 343. Il est vrai cependant que, pour désigner le temple des Castors, l’appellation au singulier (aedes Castoris) est à la fois plus fréquente et plus ancienne, sans qu’il soit pour autant exclu qu’il s’agisse d’un autre genre de forme elliptique, en tant qu’abréviation de aedes Castoris et Pollucis, appellation également attestée par ailleurs ; Castagnoli 1983, 8. Il n’est pas impossible finalement qu’il y ait eu une évolution au fil du temps : alors que c’est bien aux deux Dioscures qu’aurait été dédié le temple à l’origine, l’on accorda progressivement la prépondérance à Castor, très probablement en raison de son rôle de divinité protectrice traditionnelle des cavaliers, prépondérance qu’a immanquablement accentuée l’instauration de la transuectio equitum en 304 av. J.-C., ce qui donne incidemment une idée de la chronologie de réélaboration de l’histoire de la bataille du lac Régille, la procession des cavaliers ayant été explicitement mise en place pour commémorer le rôle qu’auraient joué ces mêmes cavaliers lors de cette bataille des premiers temps de la République (cf. sur cette question Pairault 1995, qui argumente plutôt en faveur d’une réelle mise en place d’une aristocratie de cavaliers au début du ve  siècle av.  J.-C., ce dont nous ne sommes pas vraiment convaincu  ; cf.  supra n.  2 pour d’autres points de vue divergents sur l’importance réelle des cavaliers dans les événements du début du ve  siècle av. J.-C.).

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revanche d’une manière différente. En effet, alors que la déesse chasseresse était une divinité honorée en commun par les Latins dans un seul sanctuaire situé en dehors du pomerium de la cité qui l’accueillait, les Dioscures étaient quant à eux des divinités partagées par tous, mais honorées indépendamment dans chaque cité. La différence entre les deux logiques est ici clairement perceptible, et cellesci, loin d’être incompatibles, nous semblent au contraire complémentaires. Si la première est déjà bien connue par les Modernes, la seconde en revanche nécessite quelques investigations supplémentaires. 1.4. Les Dioscures et les Penates Publici L’on est ainsi amené à examiner plus en détails les raisons pour lesquelles les Dioscures en arrivèrent à jouer un rôle fédérateur si important et si particulier à la fois au niveau du Latium tout entier. À cet égard, il est difficile de ne pas songer à deux hypothèses dont la première, déjà ancienne et réaffirmée à plusieurs reprises, envisage l’assimilation des Dioscures aux Penates Publici11, et la seconde identifie ces Penates Publici aux Pénates du nomen Latinum dans son ensemble12. Arrêtons-nous tout d’abord sur la première partie de l’équation, à savoir l’assimilation des Pénates aux Dioscures. Notre intention n’étant pas ici de réexaminer les nombreux arguments débattus13, nous nous contenterons de rappeler que cette théorie repose sur un certain nombre de rapprochements iconographiques. Ainsi, par exemple, dans un autre sanctuaire, érigé plus tardivement sur la Vélia 11 Weinstock 1960, 112-114 ; Alföldi 1965, 259-260 et 268-271 ; Gjerstad 1973, 45. 12 Alföldi 1965, 269 : « It seems certain that the Penates of the Latins are meant with this dedication to the Dioscuri  ». Sans pour autant souscrire à toutes les thèses avancées par le très controversé savant hongrois, nous nous demandons toutefois si cette hypothèse en particulier n’aurait pas, moyennant quelques précisions et ajustements, une certaine validité. La dédicace aux Dioscures citée supra a dans le même esprit poussé Alföldi à considérer le sanctuaire des treize (ou douze) autels de Lavinium (où l’inscription fut retrouvée) comme un sanctuaire fédéral dédié à ces Pénates du nomen Latinum. Dubourdieu 1989, 249-253 pense néanmoins qu’il est difficile d’admettre cette hypothèse, entre autres parce que les treize (ou douze) autels sont situés extra pomerium et que cela est contraire à la nature même des Pénates protecteurs du foyer. Nous ferons toutefois remarquer qu’il est de règle de placer les sanctuaires fédéraux en dehors du pomerium des cités qui les accueillent (ainsi à Rome, le temple de Diane). En outre, il convient de bien dissocier les Pénates de Lavinium de ceux du nomen Latinum (une distinction qui n’est peut-être pas sans lien avec celle qu’il y avait à Rome entre les Pénates honorés au sein du temple de Vesta et ceux qui l’étaient au sanctuaire de la Vélia), ce qui n’exclut donc pas la possibilité de deux sanctuaires dédiés aux Pénates à Lavinium, l’un intra, l’autre extra pomerium. 13 Cf.  notamment Masquelier  1966 qui explique l’assimilation par la troisième fonction indo-européenne de Dumézil (la fécondité, dont les jumeaux sont le symbole). Peyré 1962, 461-462 s’efforce quant à lui de nier toute identification des Dioscures aux Pénates et ne concède qu’une confusion populaire. Dans une étude fort bien menée, D’Anna 1979 entreprend de revoir le problème de manière plus nuancée et plus prudente, n’excluant pas la probabilité d’un certain syncrétisme, mais ne pensant pas que celui-ci fût jamais total et complet (cf. en particulier p. 145) ; une conclusion toute en nuance donc, que nous partageons comme nous le verrons ci-dessous. Pour une synthèse sur cette question, cf. Dubourdieu 1989, 285-292.

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au iiie siècle av. J.-C., les Penates Publici étaient représentés, aux dires de Denys d’Halicarnasse, par deux statues qui paraissaient déjà très anciennes aux Romains du ier siècle av. J.-C. et qui avaient la forme de deux jeunes hommes assis tenant la lance14 ; une image représentative des Dioscures s’il en est. De même, à la fin du iie siècle av. J.-C., un peu avant la guerre sociale, des monnaies furent frappées avec au droit l’inscription D(i) P(enates) P(ublici) et au revers le type des deux jeunes gens tenant la lance (fig. 1) :

Fig. 1 : RRC.312 ; denier serratus de C. Sulpicius Galba, 106 av. J.-C. Crédits photo : © www.cgb.fr

Nous sommes convaincu que cette représentation est trop proche de l’iconographie des Dioscures pour pouvoir nier tout lien avec ces derniers. Mais si une telle similarité témoigne au moins d’une tentative de rapprochement, cette association iconographique n’implique pas nécessairement, comme l’a souligné G. Dumézil, que les Pénates publics sont les Dioscures15. Et de fait, les deux groupes de divinités ont gardé leur identité propre et l’assimilation n’a jamais été complète (ainsi sur la monnaie évoquée ci-dessus, les types sont certes rapprochés, mais pas confondus16).

14 Denys d’Halicarnasse, Antiquitates Romanae i,  68,  1-2  : Ἐν δὲ τούτῳ κεῖνται τῶν Τρωικῶν θεῶν εἰκόνες, ἃς ἅπασιν ὁρᾶν θέμις, ἐπιγραϕὴν ἔχουσαι δηλοῦσαν τοὺς Πενάτας. […] Εἰσὶ δὲ νεανίαι δύο καθήμενοι δόρατα διειληϕότες, τῆς παλαιᾶς ἔργα τέχνης. πολλὰ δὲ καὶ ἄλλα ἐν ἱεροῖς ἀρχαίοις εἴδωλα τῶν θεῶν τούτων ἐθεασάμεθα, καὶ ἐν ἅπασι νεανίσκοι δύο στρατιωτικὰ σχήματα ἔχοντες φαίνονται. « Dans ce sont placées des représentations des dieux troyens qu’il est permis à tous de voir et qui portent une inscription les identifiant aux Pénates. […] Ce sont deux jeunes hommes assis, tenant des lances, œuvre d’un art ancien. Nous avons vu beaucoup d’autres statues de ces dieux dans des sanctuaires archaïques, et dans tous elles représentent deux jeunes gens arborant une attitude de soldat. ». 15 Dumézil 1974, 360. 16 Crawford 1974, 320 considère d’ailleurs qu’il s’agit des mêmes Pénates sur les deux faces de la monnaie. Nous pensons également que ce que l’on a voulu représenter au revers n’était effectivement pas une image des Dioscures, mais plutôt une variante iconographique des Penates Publici explicitement identifiés au droit, et plus précisément une variante directement inspirée des statues de la Vélia.

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Finalement, cette ambiguïté et cette confusion nous font l’effet d’une hellénisation manquée. Plutôt que de prendre une position exclusive sur cette question de l’assimilation Pénates-Dioscures, nous préférons constater qu’il y a eu tentative d’hellénisation des Penates Publici, via un rapprochement avec Castor et Pollux probablement favorisé par le fait que dans les deux cas les divinités étaient considérées comme allant par paire17. Néanmoins, cette tentative finit par échouer18, tout en laissant des traces, notamment dans l’iconographie, puisque les Pénates ont continué à emprunter certaines de leurs représentations figurées aux Dioscures, et ce même après l’échec de l’hellénisation. Tout cela signifie que s’il est manifeste qu’au iiie siècle av. J.-C. (date de la fondation du temple de la Vélia spécifiquement dédié aux Pénates publics), les Dioscures étaient honorés pour eux-mêmes sur le forum Romanum, il n’en allait pas nécessairement de même au tout début du ve siècle av. J-C. Au contraire, à cette époque, à travers les Dioscures, c’est vraisemblablement aux Pénates que les Latins rendaient un culte. Cela expliquerait pourquoi à Rome le temple de Castor et Pollux fut édifié en plein cœur du centre religieux, à côté du sanctuaire de Vesta, déesse du foyer, et non pas à l’extérieur du pomerium19. Toutefois, un point demeure encore à élucider : pourquoi les Romains auraient-ils élevé un temple aux Pénates sur le forum alors que ces divinités étaient déjà honorées au sein du temple voisin de Vesta où se trouvait en toute logique le foyer de la cité ? C’est là que l’intuition d’Alföldi se révèle particulièrement intéressante : les Pénates publics-Dioscures n’auraient pas été les divinités protectrices de la cité, mais plutôt celles du nomen Latinum tout entier. Cette solution 17 Ceci témoigne d’une confusion parallèle entre Pénates et Lares ; Dubourdieu 1989, 45-46, 76 et 101-111. 18 La raison de cet échec est évidemment difficile à déterminer avec certitude. La dissolution de la Ligue latine en 338 av. J.-C. y a certainement contribué, mais le développement de la légende troyenne n’y était probablement pas étranger non plus. C’est surtout Rome, en effet, qui, en expliquant son origine et sa fondation grâce cette légende, fit de cette dernière un élément fondamental de son idéologie. De leur côté, les autres cités du Latium étaient beaucoup plus enclines à adopter des mythes fondateurs liés aux héros grecs (ainsi Tusculum qui aurait été fondée par Telegonus, fils d’Ulysse) ; cf. Wiseman 1974, 155-157 et Wiseman 1983, 304 ; Dardenay 2010, 59-60. Or l’assimilation Pénates-Dioscures provient précisément du Latium et non de Rome, tandis que l’Vrbs préférait identifier ses Pénates à ceux de Troie, qu’Énée aurait emmenés avec lui et déposés à Lavinium ; cf. la très célèbre citation de Varron, De lingua Latina V, 144 : oppidum quod primum conditum in Latio stirpis Romanae, Lauinium : nam ibi dii Penates nostri ; cf. Dubourdieu 1989, 219. Qu’il y ait eu des Pénates partagés par tous les Latins semble finalement assez certain, mais il y eut aussi de toute évidence une lutte idéologique sur la manière de les lier aux légendes grecques ; si l’on ajoute à cela la tendance presque compulsive des Romains à ramener tout à eux et à gommer autant que possible toute trace d’éventuelles influences latines, l’on comprend mieux pourquoi la tradition a généré d’aussi nombreuses confusions qui ont à leur tour causé aux Modernes tant de problèmes d’interprétation. 19 Cette explication nous semble bien plus pertinente que celle, assez ancienne, qui veut que les Dioscures auraient été admis à l’intérieur du pomerium parce que les Romains étaient déjà habitués à les voir depuis un certain temps dans les autres cités latines sous une forme « acclimatée » : Wissowa 1912, 270 ; Bloch 1960, 192.

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est d’autant plus plausible que, comme nous pensons l’avoir montré ci-dessus, c’est dans l’intention de marquer un retour à la concorde entre Latins après la bataille du lac Régille que le temple des Dioscures aurait été édifié. Et pour achever de nous convaincre, nous pouvons retourner vers la monnaie évoquée ci-dessus, où se trouve représentée aux pieds des jeunes gens à la lance la truie, symbole par excellence de la fédération des Latins20. Le monétaire, un membre de la gens Sulpicia qui est précisément issue de Lavinium, a voulu mettre en avant son origo en représentant les prestigieux symboles de cette cité, et il le fit d’autant plus volontiers qu’à son époque la tradition les rattachait à Énée et à la légende troyenne. Ce faisant, notre monétaire a très clairement lié entre eux les Pénates publics, le type inspiré des Dioscures représentant deux jeunes hommes armés de la lance et la truie symbole du nomen Latinum, le tout dans un objectif avoué d’évocation d’une origo lavinate. À bien y réfléchir, il n’est guère étonnant que Rome ait été au début du ve siècle av. J.-C. l’une des dernières cités du Latium à consacrer un temple à ces Pénates latins et il n’est pas plus surprenant qu’elle le fit précisément à ce moment. En effet, cela ne faisait que très peu de temps que la domination politique des Étrusques sur Rome était mise à mal et c’est précisément la bataille du lac Régille qui fit échouer la dernière tentative des Tarquins de reprendre le pouvoir. Ainsi, la fondation du temple des Dioscures serait tout simplement un élément de plus montrant que les Latins reprenaient le pouvoir à Rome et dans le Latium, une reprise de pouvoir qui se marquait en particulier par le lancement dans le même temps de négociations en vue de la mise en place d’une Ligue latine renouvelée. Finalement, quelle que soit l’hypothèse que l’on propose pour expliquer le contexte et la raison réelle de la fondation de l’aedes Castorum à Rome, il est une chose certaine, à savoir que les événements de ces premières années du ve siècle av. J.-C. furent profondément réécrits et réinterprétés avec comme conséquence très probablement intentionnelle au départ la dissimulation du rôle réellement joué par les Latins. 2. Le temple de Cérès et la crise patricio-plébéienne 2.1. Les récits de fondation : encore une histoire de Latins La bataille du lac Régille est aussi étroitement liée à la genèse d’un autre sanctuaire, à savoir celui de Cérès, Liber et Libera. Nous ne nous étendrons pas ici 20 Liou-Gille 1996, 80-85 ; Briquel 1976, 40 ; Dubourdieu 1989, 242. La truie a également été récupérée par la légende troyenne qui, ne mentionnant plus du tout les Latins, interprète les trente porcelets comme le nombre d’années séparant le débarquement d’Énée au Latium de la fondation d’Albe ; cf. Origo Gentis Romanae 17, 1.

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sur l’association en triade de ces divinités21 pour nous concentrer plutôt sur le contexte de fondation du temple. Tite-Live ne dit mot à ce propos et ce silence est peut-être éloquent, l’indice d’un événement sur lequel il était préférable de ne pas trop disserter et qui était mieux dans l’ombre qu’en pleine lumière ; un silence d’autant plus significatif que Denys d’Halicarnasse est quant à lui plus prolixe, au point de nous livrer deux versions de l’histoire de la genèse du sanctuaire de Cérès. Voici la première22 : Ayant prélevé un dixième du butin, fit organiser des jeux et des sacrifices en l’honneur des dieux pour quarante talents et afferma la construction de temples à Déméter, Dionysos et Coré, selon son vœu. En effet, les approvisionnements se faisaient rares au début de la guerre et cela donnait à craindre qu’ils ne viennent à manquer complétement, la terre étant stérile et les vivres n’étant plus acheminés de l’extérieur à cause de la guerre. À cause de cette crainte, après qu’il eut enjoint à ceux qui en avaient la garde de consulter les Livres Sibyllins et lorsqu’il apprit que les oracles ordonnaient de se rendre propices ces dieux-là, leur adressa des vœux au moment d’emmener l’armée en campagne, s’il devait y avoir une année aussi bonne en récolte pour la cité sous sa propre magistrature qu’auparavant, il leur érigerait des temples et instituerait des sacrifices annuels. l’ayant exaucé disposèrent la terre à produire des fruits en abondance, non seulement la terre ensemencée mais aussi la terre porteuse d’arbres, et ils firent en sorte que toutes les importations de vivres affluent davantage qu’auparavant. Voyant cela, Postumius fit voter la construction de ces temples.

Contrairement à ce qu’il avait fait avec les Dioscures, le dictateur Postumius ne se contente pas de promettre un temple à Cérès, il consacre même une partie du butin issu de la bataille contre les Latins pour en financer la construction. Le lien avec les événements du lac Régille apparaît encore une fois de manière évidente, ce qui n’a pas empêché la tradition d’essayer de trouver une explication alternative en développant une histoire de famine et de retour providentiel à l’abondance grâce à l’intervention de la divinité. L’on s’accorde avec raison à dire que cette histoire est une légende de type étiologique développée plus tardivement, suivant le même principe que celle qui justifiait la construction du temple des Dioscures en raison de l’intervention miraculeuse de ces dieux lors de la bataille.

21 Cf.  Bloch  1954  ; Le Bonniec  1958,  277-311, mais surtout les réflexions très pertinentes de Torelli 1984, 85-86. 22 Denys d’Halicarnasse, Antiquitates Romanae vi, 17, 2-4.

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Un peu plus loin dans son récit, Denys d’Halicarnasse, qui a manifestement changé de source, nous fournit un second témoignage23 : Cassius, l’autre consul, celui qui avait été laissé à Rome, dédicaça dans l’intervalle le temple de Déméter, Dionysos et Coré qui est situé à l’extrémité du Circus Maximus, au-dessus des stalles, car le dictateur Aulus Postumius, au temps où il était sur le point de se battre contre l’armée des Latins, avait fait le vœu, au nom de la cité, de le consacrer aux dieux, tandis que le sénat avait voté après la victoire que sa construction serait entièrement financée grâce au butin ; et c’est alors que les travaux avaient pris fin.

Il n’est plus question ici de la pseudo-famine qui aurait justifié la construction du temple de Cérès. En revanche, le lien avec les Latins est confirmé. Cette foisci, c’est même le sénat qui aurait très officiellement décrété que l’on consacrât le butin à l’édification du sanctuaire. Cependant, étant donné que l’introduction de Cérès à Rome s’est produite dans les mêmes circonstances que pour les Dioscures, autrement dit dans un contexte de réconciliation et d’élaboration d’une ligue fédérale régie par un foedus aequum, nous avons du mal à croire que c’est vraiment avec le butin de la bataille que la construction fut financée. Les Latins, de la même manière qu’ils ont contribué tous ensemble à l’offrande de la couronne d’or à Jupiter Capitolin pour fêter le retour de la concorde entre eux (cf. ci-dessus), ont très bien pu financer tous ensemble (et avec le concours de Rome) l’édification du temple24. La notion de butin aurait alors résulté d’un glissement interprétatif opéré plus tardivement afin de démontrer la supériorité incontestable de Rome sur ses voisins dès l’origine25. Étant donné que le contexte général était à la réconciliation, il n’y a pas de raison de douter que le temple de Cérès ait été édifié dans le même esprit que celui des Dioscures. C’est le contraire qui aurait été étonnant, voire tout simplement illogique. Il y a néanmoins une différence notable entre d’une part les Pénates-Dioscures, d’autres part Cérès, Liber et Libera : les premiers étaient, comme on l’a déjà dit, honorés par tous dans chaque cité, tandis que 23 Denys d’Halicarnasse, Antiquitates Romanae vi, 94, 3. 24 Comme ils le firent pour celui de Diane : Denys d’Halicarnasse, Antiquitates Romanae iv, 26, 3-4 : «  conseilla de construire à frais communs (ἀπὸ κοινῶν ἀναλωμάτων) un sanctuaire inviolable à Rome dans lequel les villes assemblées chaque année offriraient des sacrifices aussi bien particuliers que communs et y tiendraient des assemblées solennelles aux moments que l’on fixerait. […] Ensuite, grâce à l’argent que toutes les cités avaient apporté, il fit bâtir le temple d’Artémis, celui qui est situé sur la plus grande colline de Rome, l’Aventin ». Cf. infra n. 46 pour la suite de la citation. 25 M. Aberson a déjà fait remarquer que les témoignages que l’on trouve dans nos sources mentionnant l’utilisation du butin de guerre pour financer la construction de nouveaux temples à l’époque de la Haute République sont plus que probablement des anticipations d’une réalité qui était en revanche courante au temps des Annalistes ; Aberson 1994, 29-32. Selon lui, la plupart des vœux de consécration mentionnés pour la période 509-390 av. J.-C. sont des reconstitutions effectuées a posteriori, sur base de rapprochements gentilices, à partir des noms des dédicants de sanctuaires qui auraient quant à eux bien été conservés ; Ibid., 46-47 et 125-126.

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les seconds, à l’instar de Diane, l’étaient dans un sanctuaire commun qui aurait été auparavant localisé à Lavinium26, mais que l’on s’efforça d’attirer à Rome en l’installant en dehors du pomerium, plus précisément au pied de l’Aventin. L’on pourrait toutefois se demander pourquoi les Latins auraient accepté d’installer un autre culte fédéral sur le territoire de Rome, reconnaissant de la sorte à celle-ci une certaine prééminence. La réponse à cette question pourrait se trouver dans les changements de pouvoir qui troublèrent la région à la même époque. En effet, il ressort de l’examen de la tradition que les Étrusques ont perdu le pouvoir politique à Rome, au profit de la composante latine de la population de l’Vrbs, après le « règne » de Porsenna27 et ensuite dans une bonne partie du Latium après l’affrontement du lac Régille (ce qui transparaît dans l’exil définitif de Tarquin à Cumes, alors qu’il s’était installé à Tusculum jusque-là). Cette bataille fut donc bien une victoire romaine, mais pas tellement contre les Latins : ce furent les Étrusques jusqu’alors au pouvoir dans le Latium qui furent défaits28. On aurait donc procédé à l’installation de la Cérès lavinate dans une intention similaire à celle qui présida à l’introduction des Dioscures, à savoir marquer le retour au pouvoir des populations latines à Rome et dans au moins une bonne partie du Latium. Et comme l’Vrbs était à l’origine du mouvement, c’est assez naturellement elle qui s’est imposée comme le centre du nouvel ensemble latin. D’ailleurs, que l’on ait fait appel pour décorer le nouveau temple à deux artistes grecs (leurs noms ont même été conservés : Damophilos et Gorgasos29) est probablement à 26 Bloch 1954 ; l’auteur fait toutefois remarquer (p. 210) que le culte de Cérès continua à être rendu à Lavinium après l’érection du temple de l’Aventin. Dubourdieu 1989, 249 pense que l’hypothèse d’un temple spécialement dédié à la triade agraire à Lavinium n’est plus soutenable depuis la découverte des treize autels. 27 Nous considérons comme acquis que Porsenna prit effectivement Rome et qu’il exerça son influence pendant encore quelque temps ; cf. Heurgon 1993, 263-264 ; Martin 1982, 305-307. 28 Ainsi, même si nous admettons que, via le « règne » de Porsenna, les Étrusques soient parvenus à rester aux commandes un peu plus longtemps que ne le prétend la tradition, en revanche nous ne pensons pas que le pouvoir étrusque se soit maintenu jusqu’à une date aussi tardive que la bataille navale de Cumes en 474 av. J.-C. ; cf. Bloch 1959. La bataille du lac Régille n’est pas selon nous à comprendre comme la résistance d’une Rome étrusque face à une Ligue de Latins, mais exactement dans le sens inverse, comme une Rome fraîchement repassée sous contrôle latin et affrontant les forces certes du Latium, mais encore sous contrôle et commandement étrusque ou pro-étrusque (ce qui transparaît dans la mention de Tarquin et de son gendre latin à la tête de l’armée qu’affrontèrent les Romains). Mais comme une reprise du pouvoir par les Latins n’implique pas nécessairement un exil des populations étrusques installées dans le Latium – ne serait-ce qu’en raison des liens de parenté et d’hospitalité noués entre les familles – il faut se garder de tirer des conclusions trop tranchées quant au « départ » des « dirigeants étrusques » : les Tyrrhéniens ont très bien pu perdre du pouvoir dans la région sans pour autant s’en aller, ce qui est peu ou prou ce qu’écrit Ogilvie 1976, 92 lorsqu’il constate que le caractère étrusque de Rome n’a pas fondamentalement été affecté par le changement de régime. 29 Pline, Naturalis Historia xxxv, 154 : Plastae laudatissimi fuere Damophilus et Gorgasus, iidem pictores, qui Cereris aedem Romae ad Circum Maximum utroque genere artis suae excoluerant, uersibus inscriptis Graece, quibus significarent ab dextra opera Damophili esse, ab laeua Gorgasi. Ante hanc aedem Tuscanica omnia in aedibus fuisse auctor est Varro. « Les modeleurs les plus célèbres furent Damophilos et Gorgasos ;

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comprendre dans le même sens, comme une volonté de marquer une résistance à « la mode étrusque » (omnia Tuscanica). 2.2. Vocation plébéienne ou vocation latine ? Une fois encore, quelle que soit l’interprétation que l’on retient, force est de constater que la tradition a cherché à minimiser, voire à dissimuler autant que possible l’implication des Latins dans la fondation du temple de Cérès. Tite-Live a tout simplement passé sous silence cet épisode et si nous n’avions pas Denys d’Halicarnasse, nous n’en aurions rien su. Une fois passée l’histoire de la genèse du sanctuaire, nous n’entendrons d’ailleurs plus du tout parler des Latins. En revanche, la triade agraire et leur temple seront très tôt et très vite associés à une autre crise, sociale cette fois-ci, qui selon la tradition vit s’opposer patriciens et plébéiens en un long conflit intermittent qui secoua Rome tout au long de la période républicaine. La tradition ne dissimule pas que l’aedes Cereris fut un centre de l’activité plébéienne30, en quelque sorte la capitale de « l’état dans l’état31 ». Ce sont en effet les édiles plébéiens qui géraient le sanctuaire32, tandis que les tribuns de la plèbe étaient placés sous la protection de Cérès et toute personne violant cette protection devait s’acquitter d’une amende à cette même divinité33. Finalement, le temple de Cérès fut érigé au pied de l’Aventin, considéré comme la colline à vocation plébéienne par excellence34, où se serait cristallisé le conflit des ordres lorsque la plèbe y fit sécession. Il convient toutefois de préciser que les plébéiens ne sont pas les seuls à avoir eu une relation particulière avec l’Aventin. Cette colline fut aussi le lieu de référence pour les Latins sur le territoire romain35. C’est en effet là que s’installèrent selon la tradition un certain nombre de Latins, sur ordre du roi Ancus Marcius qui les avait vaincus36. C’est aussi sur l’Aventin que fut érigé le sanctuaire fédéral de Diane et l’on alla même jusqu’à justifier l’étymologie du nom de la colline ce sont les mêmes qui, étant également peintres, avaient orné le temple de Cérès à Rome, près du Circus Maximus, dans les deux domaines de leur savoir-faire, avec une inscription en vers grecs par laquelle ils indiquaient qu’à droite se trouvaient les œuvres de Damophilos, à gauche celles de Gorgasos. Varron écrit qu’avant ce temple, tout était à la mode étrusque dans les sanctuaires. » 30 Ogilvie 1976, 107 ; Beard et al. 1998, 64. 31 Cf. Cornell 1995, 258-264. 32 Tite-Live iii, 55, 13. C’est d’ailleurs du mot « aedes » que ces magistrats auraient tiré leur nom (aediles) : Cornell 1995, 263-265 ; Beard et al. 1998, 64. 33 Denys d’Halicarnasse, Antiquitates Romanae vi, 89. Cf. Forsythe 2005, 171 et 173. 34 En témoigne le partage de la colline exclusivement réservée aux plébéiens d’après la tradition ; TiteLive iii, 31, 1. 35 Cf. notamment Richard 1978, 281 qui remarque que « tout se passe en fait comme si, à l’époque royale, l’Aventin avait eu vocation latine plus que proprement plébéienne ». Il est tout à fait possible selon nous qu’il en soit allé de même à l’époque de la Haute République. 36 Tite-Live i, 33.

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(Auentinus) par «  l’arrivée  » (aduentus) des Latins venus honorer Diane37  ; l’explication est évidemment fallacieuse, néanmoins elle est révélatrice de l’importance du phénomène et de la présence latine en ce lieu. Enfin l’Aventin fut encore une fois choisi pour accueillir le temple de Cérès à la suite de la bataille du lac Régille, dans un contexte de réconciliation et de négociations en vue de la conclusion du foedus Cassianum. La tradition présente ainsi au tournant des vie et ve siècles deux situations conflictuelles, deux « crises ». La première, que l’on pourrait qualifier « d’extérieure », met aux prises des forces issues de différentes cités du Latium, mais avec des objectifs très variables dont le caractère parfois contradictoire est dû à l’instabilité politique affectant la région à ce moment (régime de type monarchique vs républicain, dominante politique étrusque vs latine). La seconde situation conflictuelle, que l’on qualifiera « d’interne », voit s’affronter les patriciens et les plébéiens au sein même de Rome. Il est assez intéressant de constater que ces deux mouvements conflictuels se disputent finalement la colline de l’Aventin sans jamais vraiment se rencontrer. L’exemple le plus flagrant de cette situation étrange concerne le temple de Cérès, qui fut fondé dans un contexte de conflit avec les Latins, mais qui devint très vite le quartier général des plébéiens dans leur lutte contre les patriciens. La tradition semble ainsi s’être efforcée de séparer les deux crises, en minimisant la première (la crise extérieure, liée aux Latins) tout en amplifiant la seconde (la crise intérieure, patricio-plébéienne). Et l’interprétation que l’on donne finalement à ces deux situations conflictuelles dépend très fortement des rares récits qui nous sont parvenus et qui, il ne faut pas l’oublier, usent sans modération de nombreux schémas narratifs stéréotypés38. Nombreux sont en effet les exempla qui émaillent nos sources et qui présentent au lecteur aussi bien des modèles à suivre qu’à éviter, pour reprendre les mots de l’historien padouan39. Denys d’Halicarnasse, en bon rhéteur, multiplie les discours fictifs et savamment construits, n’hésitant pas non plus à prendre des libertés avec l’Histoire afin de défendre coûte que coûte sa thèse de l’identité grecque de Rome40. Quant aux Annalistes, ils ont fait de l’Histoire une arme idéologique, les uns tentant de persuader les cités grecques d’Italie de ne pas prendre le parti d’Hannibal et de rester fidèles à Rome, les autres projetant dans un passé ancien les luttes entre optimates et populares qui faisaient leur quotidien. Tite-Live, enfin, a consciemment construit son récit de sorte à faire se succéder de manière cyclique des phases de

37 Varron, De lingua Latina v, 43. 38 Voir entre autres Coudry-Spath 2001 ; Mineo 2006 et Meunier 2013. 39 Tite-Live, Praefatio 10 : Hoc illud est praecipue in cognitione rerum salubre ac frugiferum, omnis te exempli documenta in inlustri posita monumento intueri : inde tibi tuaequae rei publicae quod imitere capias, inde foedum inceptu, foedum exitu, quod uites. 40 Gabba 2001.

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discorde et de concorde, accentuant tout ce qui était possible de l’être (et notamment les conflits sociaux) afin d’y parvenir et de montrer qu’Auguste était le nouveau fondateur de Rome41. Tout cela nous a d’ailleurs amené à rappeler ailleurs que le conflit patricio-plébéien qui sert de cadre général à la narration de l’histoire de la Haute République n’était finalement qu’un postulat, autrement dit une affirmation posée par nos sources, qui n’est pas démontrée, mais qui reste valable aussi longtemps qu’elle n’a pas été invalidée par une preuve contraire irréfutable 42. 2.3. Crise romano-latine ou crise patricio-plébéienne ? Dans ces conditions, il n’est pas absurde d’envisager que le thème du conflit patricio-plébéien ait pu être employé comme schéma narratif pour réinterpréter et dissimuler certains événements qui relevaient à l’origine du conflit entre Latins et Romains. Cela permettrait d’expliquer pourquoi les Latins, qui ne sont pas étrangers à la fondation du temple de Cérès, disparaissent par la suite complètement de l’histoire de ce sanctuaire, tandis que les plébéiens décident aussitôt d’en faire le centre de leur activité revendicatrice43. En outre, le fait que ce soit Spurius Cassius qui ait effectué la dédicace du temple lors de son consulat de 494 av. J.-C. tend à renforcer l’hypothèse proposée. En effet, cette dédicace eut lieu en même temps que fut conclu le foedus Cassianum et il est difficile de croire à une simple coïncidence. L’on s’accorde généralement à dire que ce n’est pas non plus un hasard si c’est le même Spurius Cassius qui, un peu plus tard (en 486 av. J.-C.), proposa la première loi agraire de l’histoire de Rome et l’on souligne le lien évident entre une loi de cette nature et la déesse des moissons44. En revanche, ce que l’on a tendance à oublier et que nous souhaiterions rappeler ici, c’est que Spurius Cassius n’avait 41 Cf. Mineo 2006. 42 Meunier 2011, 347-348. 43 Et ce alors même que « le projet initial de l’aedes Cereris ne rentre pas dans la perspective de la lutte des ordres » et que « le temple n’est pas, de fondation, un sanctuaire de la plèbe » ; Cazanove 1990, 380-381 ; cf. aussi Sordi 1983 qui est du même avis sur ce point, mais qui, en abaissant parallèlement la date de création du tribunat de la plèbe en 471 av. J.-C. (avis que ne partage pas Cazanove, ni nous-même d’ailleurs, même si notre propre vision du tribunat diverge de celle que nous fournit la tradition, cf. Meunier 2011), explique la récupération plébéienne du sanctuaire par une raison essentiellement topographique, tandis que Cazanove considère que les plébéiens ont plutôt choisi ce sanctuaire à cause de la déesse qui y était honorée, en lien avec les revendications agraires de la plèbe. Mais si l’on considère, comme nous le faisons, l’aedes Cereris comme un sanctuaire fédéral et le conflit des ordres au ve siècle av. J.-C. – en tout cas dans la version qui nous est présentée par nos sources – comme un schéma narratif élaboré par anticipation de réalités plus tardives, le problème ne se pose plus vraiment – pas plus que celui, connexe, d’une quelconque « religion plébéienne » qui n’aurait pas beaucoup de sens – tandis que la question du lien entre le sanctuaire de Cérès et la plèbe ne peut être abordée que dans le contexte post 338 av. J.-C., ce qui change bien sûr considérablement les données du problème. C’est dans le cadre d’une étude beaucoup plus large sur la manière dont Rome a intégré le Latium et récupéré toutes les institutions fédérales (qu’elles soient politiques, religieuses, sociales etc.) qu’il conviendrait d’approfondir la question. 44 Cazanove 1989 et Cazanove  1990, 381 et 385.

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pas l’intention de distribuer les terres récemment conquises à la plèbe seule, mais à la plèbe romaine et aux Latins à parts égales45 : Un traité fut conclu avec les Herniques ; les deux tiers de leur territoire furent enlevés. De là, le consul Cassius avait l’intention de le diviser, la moitié pour les Latins, la moitié pour la plèbe. Il ajouta à ce cadeau une certaine quantité de terre, que l’on considérait comme étant indûment possédée par des particuliers alors qu’elle était publique. […] C’est alors que la loi agraire fut promulguée pour la toute première fois.

La réapparition des Latins dans ce contexte peut paraître surprenante, d’autant plus que la lex Cassia agraria est la seule loi agraire qui intègre ces derniers comme bénéficiaires potentiels. Cette « bizarrerie » de nos sources confirme en tout cas que les Latins sont liés de manière beaucoup plus étroite que ne le concède la tradition aussi bien à Cérès et à son temple, qu’à Spurius Cassius et à sa loi agraire. La confusion que nous avons pu constater dans le récit nous semble aussi conforter notre hypothèse dans la mesure où il apparaît de manière assez claire que l’implication des Latins a été minimisée et marginalisée, tandis que le conflit patricio-plébéien a été narrativement amplifié, notamment par l’application du schéma de l’aspirant à la tyrannie (adfectator regni). La raison profonde, véritable et historique de la présence des Latins parmi les bénéficiaires de la loi agraire a ainsi été effacée pour être remplacée par une simple intention démagogique d’un Spurius Cassius qui a perdu la raison et tente par tous les moyens, y compris les plus vils, de s’attirer un soutien dans sa quête d’un pouvoir tyrannique. Si l’on revient de là au temple de Cérès, il est possible de pousser plus loin encore le raisonnement grâce à un parallèle avec la fondation du temple de Diane, événement que Denys d’Halicarnasse décrit en ces termes46 : Ensuite, grâce à l’argent que toutes les cités avaient apporté, [Servius Tullius] fit bâtir le temple d’Artémis, celui qui est situé sur la plus grande colline de Rome, l’Aventin ; il fit aussi mettre par écrit les lois relatives aux rapports mutuels entre cités (τοὺς νόμους ταῖς πόλεσι πρὸς ἀλλήλας) et en établit d’autres concernant la fête, l’assemblée et la manière de les accomplir.

Ainsi, nous pourrions achever notre démonstration en évoquant la possibilité que le temple de Cérès, tout comme celui de Diane, ait été un sanctuaire fédéral destiné à consacrer et à garantir le bon fonctionnement du nouveau traité latin, dont l’instigateur – Spurius Cassius – était précisément à la fois le législateur agraire si généreux envers les Latins et le dédicataire de l’aedes Cereris.

45 Tite-Live ii, 41, 1-3. 46 Denys d’Halicarnasse, Antiquitates Romanae iv, 26, 4 ; cf. aussi supra n. 24.

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Conclusion Au terme de cette étude, il apparaît que la crise qui ébranla les relations romano-latines à l’aube du ve siècle av. J.-C. fut beaucoup plus profonde que ne l’admet la tradition. La résolution de cette crise se traduisit dans le domaine religieux par la fondation de plusieurs temples et c’est pour consacrer le retour à l’entente et à la concorde que l’on procéda à l’introduction de cultes nouveaux, parmi lesquels ceux des Dioscures (à travers lesquels les Latins du début du ve siècle auraient en réalité honoré les Pénates communs à leur nomen tout entier) et de Cérès, Liber et Libera. La notion de Crisis Cults, qui est le fil rouge du présent colloque47, se révèle ainsi particulièrement pertinente pour notre propos puisqu’il apparaît clairement que les cultes que nous venons d’étudier n’ont subi en eux-mêmes aucune crise, mais qu’ils sont plutôt nés de la crise qui secoua Rome, le Latium et le pouvoir étrusque à cette époque. Il apparaît aussi que cette crise mettait mal à l’aise les Romains des siècles suivants et que ceux-ci se sont efforcés de la minimiser en amplifiant une autre crise, sociale celle-là, le conflit patricio-plébéien, qui a fini par prendre au sein de nos sources des proportions considérables, au point d’occulter tout le reste. Être conscient de cet état des choses permettrait de mieux comprendre l’histoire religieuse de la Haute République romaine, mais aussi l’histoire de cette période dans son ensemble. Bibliographie Aberson, M. 1994 : Temples votifs et butin de guerre dans la Rome républicaine, Bibliotheca Helvetica Romana, Rome. Alföldi, A. 1965 : Early Rome and the Latins, Ann Arbor. Ando,  C.  2009  : Diana on the Aventine, in H.  Cancik et J.  Rüpke (ed.), Die Religion des Imperium Romanum, Tübingen, 99-113. Baldi, P. 2002 : The foundations of Latin, Berlin-New York. Bader, F. 1962 : La formation des composés nominaux du latin, Paris. Beard, M., North, J. A. et Price, S. R. F. (ed.) 1998 : Religions of Rome, CambridgeNew York. Bloch, R. 1954 : Une lex sacra de Lavinium et les origines de la triade agraire de l’Aventin, Comptes rendus de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres 203-212. Bloch, R. 1959 : Rome de 509 à 475 environ av. J.-C., Revue des études latines 37, 118-131. Bloch, R. 1960 : L’origine du culte des Dioscures à Rome, Revue de philologie, de littérature et d’histoire ancienne 34, 182-193.

47 Cf. la préface pour une définition de cette notion.

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Bernard Mineo

D’UNE CRISE RELIGIEUSE À UNE AUTRE : DE L’APOLLON DE FABIUS PICTOR À CELUI D’AUGUSTE

La description livienne de la politique et des pratiques religieuses pendant la seconde guerre punique ne laisse pas de rappeler certains aspects de la politique religieuse augustéenne au début du principat. L’importance des divinités troyennes, du rite grec, du collège des décemvirs, le développement du culte d’Apollon, le souci de restaurer et de préserver les cultes nationaux, la lutte contre les faux oracles et le prestige des livres sibyllins, certaines caractéristiques enfin de la cérémonie expiatoire de 207 semblent refléter certaines des préoccupations des contemporains de Tite-Live. Si les procédés rhétoriques employées par l’historien confirment l’intention de ce dernier de souligner les analogies entre les deux époques, il n’en reste pas moins cependant que l’étude des sources du récit livien atteste assez l’ancienneté des motifs religieux présents dans ce texte. Tout laisse penser en réalité que les ressemblances relevées trouvent leur explication dans le fait que la politique religieuse des dirigeants romains pendant la Guerre contre Hannibal a été utilisée comme modèle par Auguste afin de répondre à la crise des consciences consécutive aux guerres civiles. Le rôle du collège des quindécimvirs, qu’Auguste a présidé, héritier direct du collège des décemvirs, semble avoir été fondamental pour assurer la transmission de ce modèle.

Dans le même temps que Tite-Live lançait le grand chantier de son Ab Vrbe Condita, Auguste développait de son côté les différents éléments de sa politique religieuse grâce à laquelle il espérait mettre un terme à la grave crise des consciences que la guerre civile avait déclenchée. Le 9 octobre 28, il inaugurait sur le Palatin un nouveau temple consacré à cet Apollon qui lui avait offert la victoire à Actium1. Il mettait ainsi un terme à l’unicité de ce culte, au grand dam de certains quindécimvirs, et notamment de Sosius, lequel, en 33-32, avait restauré le vieux temple des Prés Flaminiens. La date d’inauguration coïncidait quant à elle avec la célébration du Genius Publicus, de Fausta Felicitas, de Vénus Victrix. C’est dans ce contexte triomphal qu’Apollon fut installé sur la colline sacrée de la fondation de Rome et se trouvait ainsi admis à l’intérieur du pomerium, comme une divinité appartenant au plus authentique patrimoine national qui fût.

1 Sur les problèmes de datation de l’ouvrage, cf. Mineo 2006, 12-13. De la crise naquirent les cultes, éd. par Marco Cavalieri, René Lebrun et Nicolas L. J. Meunier, Turnhout, 2015 (Homo Religiosus II, 15), p. 167-188. ©FHG 10.1484/M.HR-EB.5.108426

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L’intérêt du prince pour cette divinité n’était pas nouveau2. On se rappelle, en particulier, que c’est en 36, après que la foudre eut frappé sa demeure palatine, qu’il aurait dédié au dieu un temple qu’il entendait construire sur l’emplacement où sa maison avait été touchée. En outre, le fait que les insignes du quindécimvirat apparaissent déjà sur des monnaies frappées en 33-32 laisse entendre que le futur empereur était entré dans le collège chargé du ritus Graecus, du culte d’Apollon et de la consultation des Livres Sibyllins avant même la bataille d’Actium3. Il semble d’ailleurs qu’après ses succès en Sicile, en 36, Octavien ait aussi honoré Diane, comme en témoignent les monnaies frappées alors et portant à l’avers l’effigie de la sœur d’Apollon, qui devait être sa parèdre dans le temple palatin4. Avec les deux bibliothèques, grecque et latine, qui flanquaient son temple, Apollon pouvait apparaître comme un dieu civilisateur, protecteur des lettres, garant, de surcroît, des destins de Rome qu’il devait bientôt abriter en son sein lorsque les Livres Sibyllins, dont le transfert dut être envisagé dès 28, furent transportés du temple de Jupiter sur le Capitole au Palatin pour être enfermés à l’intérieur du socle de la statue du dieu. Une autre grande manifestation de l’utilisation d’Apollon comme divinité tutélaire du nouveau pouvoir fut l’organisation des jeux séculaires dès 17 où Apollon, tel Janus, se trouva confirmé dans son rôle d’ouvreur de temps nouveaux5. Ces jeux ainsi que le carmen saeculare composé par Horace6 furent dans l’esprit de 27 dont ils célébraient le dixième anniversaire tout en se référant à la théorie pythagoricienne du saeculum. Le symbolisme solaire s’y retrouvait et Phébus devenait le garant du bonheur de l’État romain « pour un second lustre et pour une durée toujours plus prospère7 ». L’apollinisme de l’empereur s’y était aussi exprimé par des innovations qui avaient permis l’introduction de 2 La première indication relative à l’intérêt d’Octavien pour Apollon nous renvoie à la période comprise entre 40 et 36 av. J.-C., et plus précisément au banquet où le triumvir était apparu habillé en Apollon (Suétone, Vita Augusti, 70) : cf. Miller 2009, 13-53. Sur l’importance d’Apollon pour Octavien/Auguste, cf. Mineo 2006, 151-154. La politique apollinienne d’Auguste a été abondamment étudiée. L’étude de J. Gagé sur l’Apollon romain (Gagé 1955) reste souvent utile, malgré les découvertes faites depuis. Pour des études plus récentes sur le sujet, cf.  Miller 2009 (avec une riche bibliographie), Loupiac 1999, Price 1996. Sur l’ancienneté de l’intérêt d’Auguste pour Apollon, et l’identification du dieu à Veiovis, cf. Lambrechts 1947, Gurval 1995. 3 Crawford 1974, 537.2, 538.2. 4 Sutherland et Carson 1984 [1974], 172n  ; 173a-b  ; 175  ; 181—83  ; 194-197  ; 204. Cf.  Miller 2009, 22. 5 S’appuyant sur une citation de Macrobe (Saturnales, i,  9,  5-7), J. Gagé écrivait  : «  Le principe de l’identification de Janus avec Apollon, posée par Nigidius Figulus et si intéressante, comme nous le verrons, pour expliquer le rôle du dieu lumineux dans l’églogue virgilienne et aux Jeux Séculaires d’Auguste, comme “ouvreur” des temps nouveaux, doit probablement être pris dans une tradition religieuse ancienne de Rome, d’après laquelle Apollon était, tout comme Janus, le dieu “qui ouvre” » : Gagé 1955, 323-324. Pour W. W Fowler, Apollon était le dieu « arbitre des destins romains » (Fowler 1911, 192, n. 1). 6 Sur les poètes et l’âge d’or, cf. Brisson, 1992. 7 Invocation d’Apollon (Horace, Carmen Saeculare, 61-68).

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cérémonies diurnes où l’on pouvait sacrifier à Jupiter Maximus, à Junon Regina, à Apollon et à Diane. Cette dernière divinité, admise dans le temple palatin d’Apollon, devint de fait le complément féminin d’Apollon, ce qui permit à Auguste d’étendre sa politique apollinienne8. Or, cette prédilection marquée pour le ritus Graecus et le culte d’Apollon n’était pas sans rappeler les caractéristiques de la réponse religieuse apportée aux lendemains de la bataille de Cannes à cette autre désespérance née des défaites catastrophiques essuyées au début de la guerre contre Hannibal. De fait, il nous semble que la réponse, très apollinienne, apportée par le collège des décemvirs à ce moment tragique de l’histoire de Rome, ressemble très étroitement à celle qui devait être apportée plus tard par celui qui allait également assurer le magister de l’ancien collège décemviral devenu quindécimviral. Au point qu’il ne faille point exclure que ce soit dans la tradition de cette même institution que le prince ait puisé son inspiration pour initier certains aspects de la politique religieuse qu’il allait s’employer à mettre en place au début du principat. Le rôle de Fabius Pictor dans la transmission de cette tradition semble avoir été capital à cet égard, soit au moyen de ses Ῥωμαίων πράξεις, soit par le travail qu’il aura accompli directement au sein du collège décemviral : même s’il n’existe de fait aucune preuve formelle de l’appartenance de Pictor à ce dernier, le fait qu’il ait été le représentant de Rome auprès d’Apollon à Delphes en 216 ne nous paraît pas pouvoir relever du hasard mais révèle à tout le moins une étroite connivence avec la politique religieuse mise en œuvre par les décemvirs. Cette politique religieuse mise en musique pendant la deuxième guerre punique nous est essentiellement connu par l’intermédiaire de l’œuvre livienne, soucieuse, quant à elle, d’offrir à l’orientation religieuse de la politique augustéenne la garantie des anciens. Pour cela, il n’hésita pas à recourir au témoignage exceptionnel que constituait l’œuvre de celui que l’on pouvait regarder à juste titre comme le père de l’histoire romaine. L’Ab Vrbe condita livienne aura donc sans doute servi d’interface entre les deux politiques religieuses et offre probablement de la tradition pictorienne une image quelque peu déformée par l’actualité du début du principat. Notre propos sera donc ici de mettre en lumière la façon dont l’apollinisme qui caractérise en partie la politique religieuse engagée par les décemvirs pendant la deuxième guerre punique semble être l’objet dans le récit livien d’une présentation visant à la mettre en relief, telle une véritable ekphrasis sculptée sur le support constitué par l’ensemble de l’œuvre et visant à signaler aux lecteurs l’importance fondamentale du thème. Une fois identifiés de la sorte les 8 L.Cornificius, déjà rallié à Octave, fait restaurer le temple de Diane en 35 av. J.-C. sur l’Aventin. Sur la liaison cultuelle entre Apollon et Diane, Gagé 1955, 527. Sur l’apollinisme des ludi saeculares de 17, cf. Miller 2009, 253-298 (bibliographie complète sur le sujet) ; sur la relation entre les cérémonies de 207 et les jeux de 17, cf. Mineo 2006, 314-320.

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principaux motifs apolliniens dont l’exploitation est commune à Fabius Pictor et à Tite-Live, il importera de démontrer que cette connivence idéologique ne résulte pas seulement de la projection anachronique des préoccupations contemporaines de Tite-Live sur le récit, mais bien de la réelle proximité des deux politiques, un indice fort de ce que l’œuvre religieuse du collège décemviral aura pu servir de modèle à Auguste et ses conseillers, soucieux d’inscrire au sein de la tradition romaine la réponse qu’ils entendaient apporter à la crise religieuse que traversait la société romaine. En quoi est-il donc possible d’avancer que le récit que présente Tite-Live des mesures religieuses décidés par les dirigeants romains lors de la Guerre d’Hannibal offrent une forte ressemblance avec l’actualité augustéenne ? L’insistance accordée par l’historien aux divinités nationales, à la nécessaire préservation de leurs rites, l’archaïsme de certains rites remis à l’honneur, comme celui des lectisternes, les progrès de la piété romaine après les grandes défaites, constituent en vérité comme un tableau idéalisé de la vie religieuse romaine d’alors s’offrant à l’évidence aux lecteurs de Tite-Live comme un modèle à suivre et une vénérable garantie des choix moraux et religieux opérés par Auguste. Mais c’est assurément autour du ritus Græcus, de l’exploitation de la figure d’Apollon et du thème des livres de prophéties que les analogies sont les plus marquées. 1. L’actualité apollinienne de la seconde guerre punique dans le récit livien 1.1. La Vénus du Mont Éryx au secours des Énéades, après la bataille du Tessin La réponse apportée à la désespérance suscitée par les désastres militaires qui ouvrent la deuxième guerre punique entre la bataille du Tessin et celle de Cannes ne manque pas de fait de présenter de fortes ressemblances avec la politique religieuse développée par Auguste pour répondre à l’angoisse de son époque. L’apollinisme en est comme le point d’orgue et intervient après l’échec des mesures prises en 217, lesquelles n’avaient pas empêché que ne survînt le désastre de Cannes. Parmi les réponses alors apportées par le collège des décemvirs, consulté à l’initiative du dictateur Fabius Maximus (un cousin de Fabius Pictor), on relèvera pour notre propos l’intérêt que présente la décision prise alors par les décemvirs, garants du ritus Graecus, de dédier un temple à Vénus Érycine (Tite-Live xxii, 9). Ce dernier sera finalement voué par le même Fabius, conformément à l’injonction des Libri Fatales de confier cette opération au premier magistrat de la ville (Tite-Live xxii, 10, 10). Le recours à la Vénus du Mont Eryx avait été inspiré par le souvenir du caractère décisif de l’aide apportée par la déesse aux Romains à la fin de la guerre punique : celle-ci, depuis son sanctuaire, avait maintenu Hamilcar comme scotché

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au pied du Mont Éryx, permettant ainsi le succès du piège romain posé par le consul Lutatius aux Îles Égates. On y avait vu comme la confirmation des origines troyennes de Rome, puisqu’Aphrodite/Vénus était l’alliée naturelle des Troyens. À cet égard, le fait de se tourner vers Apollon après la bataille de Cannes indique une certaine continuité d’inspiration : si Vénus ne semble plus de taille pour répondre au défi lancé par Hannibal, on n’en renonce pas pour autant à rester dans le cadre de la légende troyenne en se tournant vers Apollon, autre protecteur des Troyens. 1.2. Après la bataille de Cannes : recours à Apollon Pythien : l’ambassade de Fabius à Delphes, ou l’approfondissement de la légende troyenne. Introduction des Jeux Apollinaires Le scénario de 216 à l’origine du développement du culte d’Apollon à Rome est très proche de celui de 217, et fait de nouveau intervenir le collège décemviral ainsi qu’un autre Fabius. Au milieu de la tourmente déclenchée par la défaite de Cannes, était intervenu un incident de nature à porter à son paroxysme le trouble des esprits. La vestale Floronia avait été convaincue d’adultère avec le scribe pontifical Lucius Cantilius, et avait été enterrée vivante. Devant une telle accumulation d’événements manifestant le dérèglement du cours normal des événements et la rupture de la pax deorum, on invita alors les décemvirs à consulter les Livres (xxii, 57, 5) : Hoc nefas cum inter tot, ut fit, clades in prodigium uersum esset, decemuiri libros adire iussi sunt et Q. Fabius Pictor Delphos ad oraculum missus est sciscitatum quibus precibus suppliciisque deos possent placare et quaenam futura finis tantis cladibus foret. Comme ce sacrilège, qui intervenait au milieu de tant de désastres, avait été interprété comme un prodige, les décemvirs reçurent l’ordre d’aller consulter les Livres et l’on envoya Fabius Pictor à Delphes pour s’enquérir des prières et des supplications grâce auxquelles il serait possible d’apaiser les dieux et pour demander quel serait le terme à de si grands désastres.

Tite-Live ne manquera pas par la suite de présenter une relation détaillée du retour de Delphes de Fabius Pictor, tandis que la réponse du dieu est narrativement mise en valeur par sa transcription au style direct. Suit une longue description détaillée du parcours emprunté par l’ambassadeur jusqu’à l’autel d’Apollon où il dépose sa couronne de laurier9, une mise en valeur narrative très révélatrice de la finalité exemplaire de cette mise en scène destinée à promouvoir la piété apollinienne auprès des contemporains de Tite-Live, lesquels devaient encore 9 Tite-Live xxiii, 11, 5-6.

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avoir devant les yeux les images de l’inauguration du temple palatin d’Apollon sous la protection duquel la domus imperiale s’était ostensiblement placée10 : Dum haec geruntur, Q. Fabius Pictor legatus a Delphis Romam rediit responsumque ex scripto recitauit. Diui diuaeque in eo erant quibus quoque modo supplicaretur ; tum : Si ita faxitis, Romani, uestrae res meliores facilioresque erunt magisque ex sententia res publica uestra uobis procedet uictoriaque duelli populi Romani erit. Pythio Apollini republica uestra bene gesta seruataque lucris meritis donum mittitote deque præda manubiis spoliisque honorem habetote ; lasciuiam a uobis prohibetote. Sur ces entrefaites, l’ambassadeur Q. Fabius Pictor de retour de Delphes arriva à Rome et y lut à haute voix la réponse de l’oracle à partir d’un texte rédigé. Y étaient indiqués les dieux et les déesses auxquels il fallait adresser les supplications ainsi que la façon de le faire. « Si, précisait l’oracle, vous agissez de la sorte, Romains, votre situation ira s’améliorant, deviendra plus confortable, l’état de votre république sera davantage conforme à vos souhaits, et la victoire, dans cette guerre, reviendra au peuple romain. Lorsque, grâce à une bonne politique, votre République sera sauvée, employez vos gains à envoyer une offrande à Apollon Pythien ; honorez-le en lui offrant une partie du butin, du produit provenant de la vente de ce dernier et des dépouilles. Gardezvous du laisser-aller. »

Particulièrement intéressant, le terme de lasciuia, stylistiquement mis en valeur par Tite-Live en fin de phrase et dont l’interprétation a prêté à bien des controverses. Selon J. Gagé le terme traduisait celui d’hybris, et aurait désigné l’excès. Le mot désigne pourtant plutôt en latin la pétulance, l’esprit badin, le manque de sérieux. Une traduction de ce terme par « laisser aller » paraît donc plus adaptée et davantage en accord avec le contexte de la consultation, celui de désespérance d’une population qui, après la défaite de Cannes, ne sait plus à quel saint se vouer. Le récit livien accordera du reste un long développement explicatif et narratif pour évoquer la façon dont les superstitions et les rites étrangers avaient profité de cette situation pour gagner du terrain, au point de rendre nécessaire l’intervention des préteurs en 213 pour réprimer le débordement dans le domaine public de ces croyances, une menace pour la pax deorum11. Les livres de prières et de prophéties d’origine étrangère durent être alors livrés aux magistrats pour être détruits. C’est donc à ce laisser-aller mettant en cause le respect des rites nationaux que doit, en toute logique renvoyer la lasciuia dénoncée par le dieu de Delphes en 216. Un laisser-aller religieux qui est précisément un thème fort de la propagande d’Octave-Auguste au moment où il établit progressivement le principat qui l’amènera à sa politique de restauration des rites religieux traditionnels ainsi qu’à la restauration des temples souvent en ruines et qui seront quatre-vingt 10 Tite-Live xxiii, 11, 2-4. 11 Tite-Live xxv, 1, 6-12.

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deux pour la seule année 28 à bénéficier de la sollicitude du nouveau maître de Rome, à en croire le récit autobiographique de ses Res Gestae. Par la suite, dans son récit des événements de l’année 212, Tite-Live choisirait de mettre en exergue, dans un long passage au style direct, la transcription supposée des prophéties de Marcius demandant l’instauration de jeux en l’honneur d’Apollon en contrepartie desquels le dieu promettait d’offrir la victoire à Rome12 : Si vous voulez chasser les ennemis de votre territoire, Romains, cette peste venue de lointaines contrées, je suis d’avis que vous consacriez des jeux à Apollon qui devront être chaque année célébrés dans la bonne humeur ; quand le peuple aura versé la contribution publique, que les particuliers le fassent à leur tour en leur nom et au nom des leurs ; le préteur détenteur du droit suprême de juger le peuple et la plèbe devra présider à l’organisation de ces jeux ; les décemvirs devront sacrifier les victimes selon le rite grec. Si vous vous acquittez correctement de ces obligations, vous serez toujours heureux et le sort de votre République s’améliorera. Car celui d’entre les dieux qui détruira vos ennemis est celui qui nourrit paisiblement vos champs.

Suivait une minutieuse évocation des dispositions prises par le sénat qui chargeait les décemvirs de consulter les Libri Fatales et de sacrifier à Apollon selon le rite grec (XXV, 12). Tite-Live enchaînait par un commentaire à caractère polémique, mais allusif, insistant sur le fait que les jeux avaient été voués et célébrés pour la victoire et non pour la santé publique, comme on le croyait généralement, soulignait-il13. De toute évidence, l’idée d’un Apollon, dieu de victoire en 212 semble avoir fait plus d’un sceptique à l’époque d’un Tite-Live sans doute soucieux ici d’affirmer la continuité entre le dieu victorieux des guerres puniques et celui d’Actium. L’auteur ponctuait enfin son chapitre par la description imagée des premiers jeux apollinaires, sans doute évocatrice pour ceux d’entre ses lecteurs qui avaient pris part aux Jeux Apolliniens organisés par Auguste : Le peuple prit part au spectacle couronné de laurier, les dames firent des prières ; partout, on laissait les portes ouvertes et l’on prenait son repas à la vue de tous : la journée fut ainsi riche en cérémonies religieuses de toutes sortes14.

12 Tite-Live xxv, 12, 9-11 : Hostes, Romani, si ex agro expellere uoltis, uomicam quæ gentium uenit longe, Apollini uouendos censeo ludos qui quotannis comiter Apollini fiant ; cum populus dederit ex publico partem, priuati uti conferant pro se atque suis ; iis ludis faciendis præsit prætor is qui ius populo plebeique dabit summum ; decemuiri Graeco ritu hostiis sacra faciant. Hoc si recte facietis, gaudebitis semper fietque res publica melior ; nam is deum exstinguet perduelles uestros qui uestros campos pascit placide. 13 Macrobe (Saturnales i, 17, 27) affirme aussi « uictoriae, non ualetudinis causa ». 14 Tite-Live xxv, 12.

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Ces jeux finirent donc par être institués, mais ne trouvèrent leur place fixe dans le calendrier qu’à partir de 208. Les Romains n’eurent pas lieu de regretter leur dévotion apollinienne : leur piété renouvelée fut récompensée par l’écrasement des forces carthaginoises au Métaure en 207. Par la suite, en 204, le dieu, honoré d’une nouvelle offrande, promettra aux Romains une plus grande victoire encore, et conseillera d’accueillir la Magna Mater à Rome, en parfait accord avec les oracles sibyllins15. La victoire de Zama devait venir récompenser la piété des Romains. 1.3. Les jeux de 207 : maquette des Ludi saeculares ? Un autre moment fort de l’orientation apollinienne de la politique religieuse suivie pendant la deuxième guerre punique nous renvoie à la cérémonie de 207, laquelle n’est pas sans rappeler singulièrement certains aspects des Ludi Saeculares de 17. On se rappelle que la cérémonie de 207 avait, quant à elle, été mise sur pied par les décemvirs à la suite de l’aggravation de la crise prodigiale signalée. C’est après avoir noté l’enchaînement dramatique des événements que Tite-Live devait introduire cette longue et minutieuse description de la procession expiatoire16 : Deux vaches blanches furent conduites depuis le temple d’Apollon en ville par la Porte Carmentale ; derrière elles étaient portées deux statues de cyprès de Junon Reine ; puis venaient vingt-sept jeunes filles, vêtues d’une longue robe ; elles s’avançaient en chantant un hymne en l’honneur de Junon Reine qui devait sans doute paraître admirable pour le goût grossier de l’époque, mais qui paraîtrait démodé et mal composé si on le citait aujourd’hui ; à la suite de cette file de jeunes filles venaient les décemvirs couronnés de laurier et vêtus de la toge prétexte ; de la Porte, on parvint au Forum en passant par le Vicus Jugarius ; la procession s’arrêta au Forum, et faisant passer une corde par leurs mains, les jeunes filles s’avancèrent en marquant de leurs pieds le rythme de leur chant. De là, par le Vicus Tuscus et le Vélabre, on traversa le Forum Boarium pour arriver au Cliuus Publicius et au temple de Junon Reine. C’est à cet endroit que les deux victimes furent immolées par les décemvirs tandis que les statues de cyprès furent introduites dans le temple.

15 Tite-Live xxix, 10. 16 Tite-Live xxvii, 37 : Ab aede Apollinis boues feminæ albae duae porta Carmentali in urbem ductae ; post eas duo signa cupressea Iunonis reginae portabantur ; tum septem et uiginti uirgines, longam indutæ uestem, carmen in Iunonem reginam canentes ibant, illa tempestate forsitan laudabile rudibus ingeniis, nunc abhorrens et inconditum si referatur ; uirginum ordinem sequebantur decemuiri coronati laurea praetextatique. A porta Iugario uico in forum uenere ; in foro pompa constitit et per manus reste data uirgines sonum uocis pulsu pedum modulantes incesserunt. Inde uico Tusco Velabroque per bouarium forum in cliuum Publicium atque aedem Iunonis reginae perrectum. Ibi duae hostiae ab decemuiris immolatae et simulacra cupressea in aedem inlata.

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On ne manque pas ici d’être étonné dans ce passage par l’importance narrative accordée à cette cérémonie, le luxe de détails introduits pour dessiner le parcours de la procession. On devine en particulier la volonté d’accumuler les indications susceptibles de renvoyer à la notion de destin. Ainsi le temple d’Apollon et la Porte Carmentale, au début même de l’évocation, concentrent un symbolisme apollinien évident susceptible de nous renvoyer à l’Apollon augustéen, garant des destins de Rome contenus dans les fameux Carmina conservés précieusement dans le temple palatin. Dans la même veine, on relèvera l’évocation des vingt-sept jeunes filles entonnant le fameux carmen, celle de Junon Reine enfin, dont il s’agit d’apaiser encore une fois l’ire pour assurer le destin de Rome. Le fait, d’ailleurs, que la procession parte du temple d’Apollon, pour finir chez Junon Reine, sur l’Aventin, entendait peut-être souligner l’intérêt particulier que paraissait revêtir aux yeux de Tite-Live la volonté des décemvirs de faire d’Apollon le dieu expiateur dans ses relations avec les déesses matronales, garantes de l’avenir de la nation romaine17. On relèvera également dans ce passage l’étonnante ressemblance entre les vingt-sept jeunes filles qui entonnèrent, lors d’une pause dans leur procession au Forum, le carmen de Livius Andronicus et les vingt-sept jeunes garçons et vingtsept jeunes filles qui chantèrent, en 17, le carmen saeculare d’Horace, une première fois devant le temple d’Apollon, une autre sur le Capitole18, une innovation, au reste introduite par Auguste dans le cérémonial du troisième jour des jeux, auparavant uniquement consacrés aux divinités chtoniennes. L’activation de la symbolique séculaire dans la procuratio de 207 semble cependant surtout effective avec l’évocation du carmen de Livius Andronicus, susceptible de faire penser au carmen saeculare d’Horace en 17, tous deux entonnés dans des conditions similaires19. Les remarques de Tite-Live sur la grossièreté relative du goût des anciens, constituent, en effet, une invite explicite au lecteur à se rapporter à la littérature contemporaine (nunc abhorrens et inconditum si referatur) et, pourquoi pas, au poème d’Horace, encore dans tous les esprits ? L’allusion était d’autant plus perceptible pour le lecteur de Tite-Live que Livius Andronicus 17 Gagé 1955, 636. 18 Sacrificioque perfecto puer. [x]xvii quibus denuntiatum erat patrimi et matrimi et puellae totidem carmen cecinerunt ; eo[de]mque modo in Capitolio. Cf. CIL vi, 32323 ; Dessau, I. L 5050. Les textes des Acta épigraphiques des jeux d’Auguste et de ceux de Septime-Sévère ont été commentés par Th. Mommsen dans l’Ephemeris epigraphica, viii, 2, 1891, 225-301, et édités au CIL, vi, 32.323-332.324. Sur les jeux de 17, cf.  Gagé 1955, 622 et s. À propos du carmen saeculare d’Horace, cf.  Fraenkel 1957, 364 et s. L’organisation des jeux apparaît aussi dans les textes des oracles que nous ont conservés Zosime (Historia Noua ii, 4-5) et Phlégon cf. Περὶ Θαυμασίων, Jacoby 1929, ii B, 257, n. 36 et 37. 19 L’analogie n’est pas parfaite : le chant que Tite-Live situe en 207 semble avoir fait organiquement partie des cérémonies de 207, et avoir accompagné la procession, alors que celui d’Horace a dû être entonné sur le Palatin et l’Aventin, en dehors de la procession et sans avoir de lien organique avec l’accomplissement du rituel, une fois les sacrifices accomplis : cf. Fraenkel 1963, 380-381.

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avait peut-être été l’auteur d’un carmen saeculare, celui de 249, ainsi qu’on a pu en faire l’hypothèse20. Au demeurant, la possibilité ainsi offerte de rapprocher la célébration d’un nouveau saeculum en 17 et les cérémonies de 207, à un moment où la tendance historique semble s’inverser dans le récit livien, est par elle-même suffisamment troublante et renforce l’hypothèse d’une manipulation livienne. Il me paraît impossible de définir avec précision la nature de cette dernière : il est peu probable que Tite-Live ait introduit dans les cérémonies de 207 des détails susceptibles de constituer l’analogie. L’inverse est plus probable : c’est sans doute dans les archives du collège quindécimviral qu’Auguste aura trouvé la maquette sur laquelle il aura pu s’appuyer avec ses collègues pour introduire ses innovations. Quant à notre historien, il a très bien pu se contenter alors « d’activer » l’analogie qu’il reconnaissait entre les cérémonies de 17 et celles de 207 pour éclairer symboliquement la signification de cette dernière année dans sa dialectique historique, à savoir celle d’une nouvelle orientation des destins de Rome sous les auspices d’Apollon. 1.4. Les livres sibyllins et les mauvaises prophéties Il est un autre aspect de la politique religieuse à l’œuvre pendant la deuxième guerre punique que le récit livien s’attache à mettre particulièrement en évidence, également lié au culte d’Apollon. Il s’agit de l’utilisation des Livres Sibyllins dont la consultation, ainsi qu’on l’a pu voir, est systématiquement dramatisée par TiteLive, que ce soit au moment où les décemvirs intervinrent dans la dédicace d’un temple à la Vénus du Mont Éryx (xxii, 10), ou décidèrent de l’envoi de Fabius Pictor à Delphes, de l’introduction des jeux Apollinaires, de la procession expiatoire de 207, ou de l’adoption du culte de la Magna Mater (xxix, 10), autant de mesures définies dans le cadre d’une exploitation décemvirale du thème des origines troyennes de Rome. De façon générale, on peut dire sans exagérer que le récit de la deuxième guerre punique permet d’insister sur l’exclusivité reconnue à Apollon sur les livres sibyllins et plus largement sur l’ensemble des prophéties, comme les Carmina Marciana, susceptibles de contenir les destins de Rome. L’ensemble de ces outils oraculaires paraît alors étroitement placé sous le contrôle du collège des décemvirs, à l’instar du contrôle que devait exercer plus tard le collège quindécimviral sous l’autorité d’un Auguste particulièrement soucieux de prendre le contrôle des destins de Rome et de réprimer les fausses prophéties. Le même souci de placer sous l’autorité d’Apollon les destins de Rome explique aussi cette autre particularité du récit livien, qui, dès les toutes premières 20 C. Cichorius a attribué le carmen de 249 à Andronicus, sous le nom de chorus Proserpinae (Cichorius 1923, 1 et s.) ; J. Gagé et P. Grimal trouvent cette hypothèse vraisemblable (Gagé 1955, 228-229 ; 253 ; 396 ; Grimal 1975, 120).

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pages de l’Ab Vrbe Condita, s’emploie à éclairer le statut de ces Livres du destin, à en estomper quelque peu les origines étrusques, et à les placer sous un éclairage apollinien. Il convient ici de revenir sur le gros plan offert sur Évandre, un personnage appartenant à cette période légendaire dont l’historien vient pourtant de dire, dans sa préface, qu’il n’était pas possible d’en rien dire avec quelque certitude, excluant ainsi ces développements du domaine historique21 : À cette époque, Évandre, un réfugié venu du Péloponnèse, gouvernait ces lieux en s’appuyant bien plus sur son autorité que sur un pouvoir officiel. On le vénérait en raison de sa connaissance merveilleuse de l’écriture, chose inouïe chez ce peuple grossier ; on le vénérait plus encore en raison de la divinité que l’on prêtait à sa mère Carmenta qui avait fait l’admiration de ces nations avant l’arrivée de la Sibylle en Italie.

Le fait est que l’on retrouve dans la description livienne de la filiation du roi, un incontestable symbolisme apollinien. Il est en effet remarquable que l’auteur ait choisi de faire d’Évandre le fils de Carmenta, et non pas de Nicostrate, un nom pourtant très souvent proposé par les versions antérieures, ni de Thémis, dans la version de Denys d’Halicarnasse22. Certes, il s’agit de rendre compte de l’origine du nom de la Porte Carmentale, mais le choix de « Carmenta » n’est cependant pas anodin, ce terme pouvant évoquer sémantiquement les Carmina, ces fameux livres du destin dont Auguste avait précisément envisagé voire entrepris le transfert dans le temple palatin d’Apollon. Le commentaire livien faisant de Carmenta une Sibylle avant la lettre, soulignerait sa proximité avec la source de connaissance des fata que le pouvoir augustéen entend placer sous la protection du dieu de Delphes23. Si l’on garde à l’esprit le fait que le livre i a été écrit très peu de temps après l’inauguration du temple palatin, on est en droit de se demander si le soulignement sémantique par Tite-Live du nom de Carmenta et l’indication de sa fonction ne renvoient pas précisément à un débat autour du projet de transfert des Livres Sibyllins du Capitole au Palatin contemporain de la rédaction du livre i. Il est vrai qu’il n’est pas possible de se prononcer avec certitude sur la date précise de ce transfert : certains le font intervenir avec la mort de Lépide, en 12, 21 Tite-Live i, 7, 8 (Trad. J. BAILLET). 22 Pour Hésiode, la mère d’Évandre est Timandra, sœur de Clytemnestre et d’Hélène (cf. Merkelbach et West 1967, fr. 168)  ; les Grecs la nomment encore parfois Thémis ou Nicostrate. Quant au père d’Évandre, il s’agirait, selon Hésiode, d’Echéos, roi de Tégée, connu pour ses exploits aux Jeux Olympiques et pour sa résistance aux Héraclides (cf. Delcourt 2001, 833-834). Certaines traditions font également d’Hermès/Mercure le père de ce personnage. 23 Plutarque, Quaestiones Romanae 56, interprète explicitement le personnage comme une figure du destin. On relèvera l’intérêt que présente à cet égard la double épiclèse que les Romains ont attribuée à Carmenta (Porrina et Postuorta) qui rappelle que les Romains voyaient aussi en elle la déesse de l’enfantement. Cf. Delcourt 2001, 833 ; cf. Denys d’Halicarnasse, Antiquitates Romanae i, 31, 1 ; Strabon v, 3, 3 ; Plutarque, Quaestiones Romanae 56 ; Servius Auctus, ad Ænidem viii, 336.

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qui permet à Auguste de revêtir l’autorité de Maximus Pontifex. J. Gagé pensait quant à lui que l’opération devait avoir eu lieu avant les Jeux Séculaires de 17, très marqués par la symbolique de l’ouverture de temps nouveaux sous les auspices apolliniens : que les livres garants des destins de Rome n’aient pas alors été transférés dans son nouveau temple peut paraître invraisemblable et il est fort improbable qu’Auguste, magister du collège des quindécimvirs, ait reculé devant l’opposition fantomatique de l’exilé de Circei24. J. Gagé évoque aussi la 5e élégie du Livre ii de Tibulle, composé entre 21 et 19 pour soutenir l’idée d’un transfert intervenu avant 21, après la crise de 23 où les prophéties malveillantes avaient circulé contre le prince25. Il semble cependant invraisemblable qu’Octave n’ait pas tout au moins envisagé dès l’inauguration du temple palatin d’y transférer les livres, un projet qui aura pu se heurter encore à cette époque aux réticences de certains membres du collège quindécimviral. Ainsi, l’Apollon livien, en tous points conforme à son modèle augustéen, s’avère être le principal garant du destin de Rome dont il éclairera de ses prophéties le cheminement historique. En cela encore, l’apollinisme augustéen et livien s’accorde bien avec la fonction prophétique d’un dieu donneur de victoire introduite à l’époque de la deuxième guerre punique par le collège décemviral et Fabius Pictor, même s’il est vrai qu’il fallut attendre Auguste pour que le lien entre Apollon et la Sibylle se renforce de façon décisive avec l’installation des Libri Fatales, jusque-là déposés dans le temple de Jupiter capitolin, dans deux casiers dorés à l’intérieur du piédestal de la statue cultuelle d’Apollon sur le Palatin. Les Livres avaient été au préalable expurgés26 et recopiés de façon à ce que personne d’autre que les membres du collège des quindécimvirs ne pût les lire27. Avant ces innovations, Apollon était surtout resté le dieu médecin que l’on invoquait pour détourner les épidémies. Le lien entre le dieu et les livres sibyllins était resté 24 Gagé 1931, 100-101 ; 1955, 548. S’appuyant très judicieusement sur un passage de Dion Cassius (liv, 17, 2) qui évoque la transcription des oracles vers 18 et les vers 69-74 du Chant vi de l’Énéide de Virgile, dont la composition semble avoir été achevée en 22, J. Gagé estime que l’installation des Libri expurgés sous la statue d’Apollon Palatin s’était déroulée par étapes entre 22 et 18. E. Diehl faisait remonter, quant à elle, le début de ce transfert à 28 av. J.-C. (Diehl 1934, 348). J. Scheid, au contraire, confirme le témoignage de Suétone, et pense qu’Auguste aura attendu pour agir de devenir Pontifex Maximus en 12 av. J.-C., afin d’éviter d’avoir à faire intervenir Lépide, détenteur de cette fonction jusqu’à cette date (Scheid 1999, 18). 25 Tibulle ii, 5, 17-18. Il y est question de l’introduction du jeune Messalinus. Le poète prie ce dernier de permettre à Messalinus, qui vient d’être admis dans le collège des xv, de toucher aux papiers sacrés de la prophétesse, voire de l’aider à comprendre ses oracles, ce qui est difficilement conciliable avec l’idée que les quindécimvirs aient pu fréquenter le Capitole pour consulter les Livres. J. Gagé (1955, 545) a fait aussi valoir un denier frappé en 16 par Antistius Vetus, représentant au revers les trois casiers contenant les oracles (l’idée de deux casiers serait une erreur de Suétone). Il invoque aussi un passage de l’Enéide (v, 75 et s.) laissant penser que le transfert sera intervenu avant la mort du poète survenue en 19 av. J.-C. 26 Suétone, Vita Augusti, xxxi. 27 Dion Cassius liv, 17, 2.

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souple. À l’époque d’Auguste, en revanche, la Sibylle est supposée être guidée par Apollon, si bien que Tibulle pouvait écrire dans une de ses élégies où il s’adresse à Phœbus : « C’est sous ta conduite que la Sibylle, qui chante en hexamètre les secrets du destins, ne trompe jamais les Romains28 ». Virgile, quant à lui, fait explicitement d’Apollon la source directe de l’inspiration de la prophétesse de Cumes29. 1.5. L’urgence du rétablissement de la pax deorum. Répression des rites étrangers L’Ab Vrbe Condita de Tite-Live laisse apparaître également un curieux intérêt pour un autre aspect de la gestion des livres de prophéties. Le récit de l’année 213 s’ouvre30, en effet, sur l’évocation du développement d’un mal nouveau qui frappe la cité depuis que le désastre de Cannes a plongé cette dernière dans la désespérance totale. Un long passage offre, en effet, le tableau saisissant d’une cité en proie aux superstitions, essentiellement d’origine étrangère, celui aussi d’une population manipulée par des charlatans, les faux prophètes, uniquement motivés par le lucre et tournant dangereusement le dos à la religion nationale31 : Comme la guerre traînait en longueur et que la suite de revers et de succès n’affectait pas moins les consciences que la situation militaire, une telle angoisse religieuse s’empara de la cité, empruntant ses manifestations, pour une large part, aux cultes étrangers, que tout à coup il sembla que soit les hommes, soit les dieux avaient changé. Ce n’était plus seulement dans le secret des demeures que les rites romains étaient abandonnés. Désormais, c’était même publiquement, sur le forum et le Capitole, que les femmes s’assemblaient pour sacrifier et prier les dieux sans respecter les rites nationaux. De petits sacrificateurs et des devins s’étaient emparés de la conscience de ces individus. Le nombre de ces derniers avait du reste été grossi par l’arrivée de paysans que la disette et la peur avaient chassés de leurs champs laissés en friche à cause de cette longue guerre et poussés à gagner Rome. Les charlatans s’enrichissaient facilement en profitant de la crédulité d’autrui, comme s’ils exerçaient une activité autorisée par la loi.

Le phénomène est présenté comme un mal suffisamment grave pour que l’affaire soit confiée au préteur urbain, M. Æmilius. Suit une longue évocation dramatisée de la contio dans laquelle ce dernier lit à haute voix le senatus consultum ordonnant « à tous ceux qui possédaient des recueils de prophéties et de prières 28 Tibulle ii, 5,15-16 : « Te duce Romanos numquam frustrata Sibylla/abdita quæ senis fata canit pedibus. » Cf. également Virgile, Æneis vi, 45 et s. Properce, Elegiae iv, 6. 29 Virgile, Æneis vi, 98-101. 30 Tite-Live xxv, 1, 6-11. 31 Tite-Live xxv, 1, 12.

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ou des rituels de les apporter avant le 1er avril et il interdit tout sacrifice, dans un lieu public ou consacré, selon les rites nouveaux et étrangers »32. L’année suivante, en 212, les Carmina Marciana, dont on a vu l’importance pour le développement de l’apollinisme à Rome, et qui figuraient au nombre des ouvrages de prophéties confisqués dans le cadre de l’opération de police religieuse de 213, avaient quant à eux été traités avec des égards particuliers. Il n’en ira pas de même en 181, avec l’affaire de la découverte de la prétendue tombe du roi Numa. Là encore le récit se fait extrêmement précis, livre le nom du scribe auquel appartenait le champ où cette découverte avait été faite ainsi que celui du préteur urbain chargé d’instruire l’affaire33. À côté du sarcophage royal se serait trouvé un autre cercueil contenant sept livres en latin traitant de droit pontifical et sept autres en grec présentant une doctrine philosophique supposée remonter à l’époque du roi. L’épisode, explique Tite-Live, est attesté par Valérius Antias qui prétend qu’il s’agissait de philosophie pythagoricienne afin d’accréditer la thèse selon laquelle Numa aurait été disciple de Pythagore. Dans la suite du récit, les scrupules religieux du préteur auraient alors poussé ce dernier à saisir le Sénat, et bientôt un sénatus-consulte devait ordonner de brûler les livres sur le comitium, devant le peuple, tandis que le scribe rivalisait de son côté de piété en refusant de recevoir l’argent qui lui était offert pour l’indemniser34. Tout se passe donc comme si Tite-Live avait eu à cœur de souligner le soin avec lequel les responsables politiques avaient veillé dans le passé à ne pas permettre aux prophéties ou aux opuscules religieux non autorisés de circuler librement et de faire notamment concurrence aux livres officiels, les Libri fatales. Seuls les Carmina Marciana, intéressés au développement du culte d’Apollon, sont traités avec gravité et sérieux. La destruction des fausses prophéties, la nécessité de faire le tri entre les textes religieux, et la lutte contre les rites étrangers à l’intérieur de l’espace public sont présentées, en revanche, comme des mesures salutaires. Mais encore une fois, ces gros plans ne sont pas gratuits, et le luxe de ces développements, paraissent bien faits pour piquer la curiosité du lecteur, et disent assez l’intention de l’historien d’activer des analogies avec l’actualité. On n’insistera pas trop sur la volonté bien connue d’Auguste d’écarter les dieux étrangers et en particulier égyptiens de Rome, une attitude qui trouve donc son précédent dans le récit livien de la répression de 213. Mais c’est surtout le traitement des fausses prophéties qui nous paraît devoir retenir notre attention. Tacite rappelle ainsi dans ses Annales qu’Auguste avait voulu lutter contre les fausses rumeurs qu’avaient accréditées certaines prophéties et qu’il avait ordonné qu’avant tel jour les recueils

32 Tite-Live xxv, 1, 12. 33 L. Petilius (le scribe) et Q. Petilius (le préteur). 34 Tite-Live xl, 29, 14 : Libri in comitio igne a uictimariis facto in conspectu populi cremati sunt.

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de cette nature devaient être livrés au préteur urbain, tout comme cela avait été le cas en 213, précisant encore qu’il était interdit aux particuliers d’en conserver35 : Il rappela dans le même temps qu’Auguste, parce que se répandaient de nombreux ouvrages sacrés contrefaits sous des noms célèbres, avait établi qu’avant un jour fixé ces livres fussent apportés au préteur urbain et qu’il avait interdit aux particuliers d’en posséder.

Suétone, évoquant peut-être la même opération de police religieuse, précise qu’Auguste avait même procédé à un tri parmi les oracles sibyllins36 : Une fois revêtu enfin du grand pontificat, qu’il n’avait jamais voulu enlever à Lépide, aussi longtemps qu’il vécut, il fit rassembler un peu partout tout ce qui existait d’écrits prophétiques, grecs et latins, et qui étaient répandus dans le peuple, sans aucune autorité ou avec des autorités insuffisantes, et le fit brûler, au nombre de plus de deux mille ; il ne conserva que les Livres Sibyllins et encore après y avoir fait un choix ; il les enferma dans deux armoires dorées dans le piédestal de l’Apollon du Palatin.

Tite-Live composa le livre xl, où il est question de l’autodafé des livres de Numa, à un moment probablement proche de 12 av. J.C, date à partir de laquelle, si l’on en croit Suétone, on pourrait situer l’autodafé augustéen. Il y a donc de fortes chances pour que l’on puisse expliquer l’insistance particulière de Tite-Live sur la politique de répression des fausses prophéties, et les mesures de crémation des Livres, par la proximité de l’événement pour ses lecteurs, et donc par la possibilité qui s’offrait à lui de soutenir le prince dans ses efforts pour étouffer les désordres religieux susceptibles de troubler la pax deorum, en montrant comment dans les périodes de crises les plus graves qu’avait traversées la cité, comme cela avait été le cas lors de la seconde guerre punique, Rome avait adopté une ligne religieuse très proche de celle qui avait été retenue par Auguste. Et dans le passé, cette politique avait permis le redressement de la cité. 2. L’empreinte de Fabius Pictor et du collège décemviral dans l’œuvre livienne 2.1. La gens Fabia et le ritus Graecus Le développement du ritus Graecus, du thème des origines troyennes, de l’apollinisme enfin et des Livres sibyllins constituent certains des principaux aspects de commun entre la politique religieuse augustéenne et les choix religieux 35 Tacite, Annales vi, 12, 9-12  : Simul commonefecit, quia multa uana sub nomine celebri uulgabantur, sanxisse Augustum quem intra diem ad praetorem urbanum deferrentur neque habere priuatim liceret. 36 Suétone, Vita Augusti 31. Trad. P. Grimal.

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opérés à l’époque des guerres puniques notamment par le collège des décemvirs, sur lequel la gens Fabia semble avoir joué un rôle important, que ce soit avec Fabius Maximus Cunctator, à propos de la dédicace d’un temple à la Vénus du Mont Éryx, ou avec Fabius Pictor, un cousin du précédent, ambassadeur de Rome à Delphes. Même si aucune preuve de l’appartenance de Fabius Pictor au fameux collège n’a formellement été apportée, la proximité de ce dernier avec le collège des décemvirs ne fait aucun doute. Et si le choix du personnage pour aller consulter la Pythie de Delphes s’explique assurément par sa maîtrise du grec, ainsi que l’atteste la rédaction des Ῥωμαίων πράξεις, il est aussi probable qu’un minimum de familiarité avec le culte d’Apollon ait été requis pour accomplir cette mission. Peut-on pour autant accepter sans autre forme de procès l’hypothèse selon laquelle l’apollinisme augustéen, du fait de son étroite ressemblance avec celui qui eut cours lors de la seconde guerre punique, puisse nous renvoyer à un modèle pictorien d’inspiration décemvirale ? Le problème, encore une fois, est celui du texte intermédiaire. On pourrait en effet objecter que le souci relevé chez TiteLive d’activer implicitement les analogies entre l’époque de Fabius Pictor et la sienne découle précisément d’une volonté d’établir artificiellement un pont temporel de façon à proposer un précédent prestigieux et une garantie auctoriale à la politique apollinienne d’Auguste. Et incontestablement la volonté d’offrir un éclairage augustéen au modèle pictorien rend assurément difficile la perception de ce que fut précisément en réalité le modèle pictorien. Il n’en reste pas moins cependant que les indices sont nombreux qui nous invitent à penser que c’est bien la maquette religieuse décemvirale illustrée par Fabius Pictor qui aura fourni les principaux motifs du récit livien et non pas l’actualité augustéenne qui aurait projeté dans le récit livien des motifs apolliniens qui auraient ensuite été prêtés à tort à Fabius Pictor. On ne manquera pas tout d’abord de garder à l’esprit le fait que Fabius Pictor ait été un personnage public. Son œuvre était largement connue de sorte que lorsqu’il n’eût guère été possible à Tite-Live de ne pas rester fidèle au moins aux grandes lignes du récit que l’ancien ambassadeur romain à Delphes avait pu faire de son ambassade dans ses Ῥωμαίων πράξεις. Il n’y a, de ce fait, aucune raison de douter de l’implication réelle et directe de l’auteur du père de l’histoire romaine dans le développement de l’apollinisme à Rome. Et l’on ne saurait s’étonner dans ces conditions que dans le même temps que Fabius s’était employé à favoriser le développement du culte d’Apollon dans la cité pour rendre espoir aux Romains dans les destins de Rome, il eût accompagné cette démarche d’une démonstration plus littéraire par laquelle il avait essayé de montrer comment le dieu avait toujours accompagné les progrès et les succès de la cité.

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2.2. Indices de l’importance du rôle d’Apollon dans le récit de Fabius Pictor Il existe de fait de nombreux indices concrets et indépendants de la tradition livienne de l’importance du rôle d’Apollon dans le récit pictorien. 2.2.1. Le catalogue de la bibliothèque de Taormine Le fragment du catalogue la bibliothèque de Taormine37 a ainsi confirmé le fait que Fabius Pictor faisait passer Hercule par Rome où il devait sans doute, à l’image de ce qui se passe dans le récit livien, débarrasser la région de la présence de Cacus et gagner de ce fait la reconnaissance de l’Arcadien Évandre38 qui allait, en son honneur, instituer le culte de l’Ara Maxima Herculis, point d’ancrage du ritus Graecus, dont le collège décemviral devait par la suite avoir la charge. La promotion d’Hercule dans le récit de Fabius Pictor traduisait la volonté du père de l’histoire romaine de s’inscrire à l’intérieur du cadre culturel défini par les premiers historiens grecs (Hiéronymos de Cardia, Timée de Tauroménion en particulier) qui se plaisaient à prêter aux villes italiennes des fondateurs légendaires appartenant pour la plupart au cycle troyen de façon à étendre les prétentions hellènes sur les terres barbares. Mais le choix particulier d’Hercule pour Rome est sans doute caractéristique de la démarche de Fabius Pictor, puisque la gens Fabia prétendait descendre de ce personnage qui se serait uni à une nymphe ou une femme du pays lors de son passage dans le Latium et engendré ainsi le premier Fabius : Plutarque, à l’origine de ce motif39, ne précise malheureusement pas sa source, mais on ne saurait ainsi exclure qu’il se fût agi de Fabius Pictor qui aurait ainsi donné quelque légitimité à l’intérêt particulier que sa gens semble avoir accordé au ritus Graecus. Il n’est guère douteux, ainsi qu’Anouk Delcourt l’a bien montré, que Fabius Pictor ait grandement contribué au développement du motif de l’installation d’Évandre sur le Palatin et de celui de l’instauration du ritus Graecus, dont le collège des décemvirs devait plus tard être le garant. Il est au demeurant probable que ce soit à Fabius Pictor que revienne en particulier la responsabilité d’avoir fait le choix de désigner la mère d’Évandre du nom de Carmenta (Καρμέντα ou 37 Fabius et Héraklès (= T7 Cornell = F1 Chassignet = SEG 26. 1123 fr. iii Col. A = Quintus Fabius, surnommé Pictorinus, fils de Gaius. Il a enregistré l’arrivée d’Héraklès en Italie. = Thème lié à l’histoire familiale des Fabii comme garants du ritus Graecus). 38 Il n’entre pas dans notre sujet d’aborder ici les nombreux problèmes que pose l’histoire des premiers développements de la légende d’Évandre à Rome. On se rapportera pour cela à l’article de Delcourt 2001, 829-863, qui fait le point de la question et contient une riche bibliographie sur ce personnage. À propos de la possible assimilation d’Évandre et de Faunus, cf. Mastrocinque 1993, 24 et s. avec références et bibliographie p. 24, note 66. 39 Plutarque, Vita Fabii i, 1, 2.

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Καρμεντίς)40, de façon à ancrer la réalité des Carmina ou Libri fatales que les décemvirs avaient consulté en 216 dans le passé le plus lointain et légendaire possible de l’Vrbs. Selon Plutarque, Carmenta aurait été non pas la mère d’Évandre, ainsi que l’avance Tite-Live, mais son épouse douée de la puissance prophétique et inspirée par Apollon41. Quoi qu’il en soit, la façon dont les livres sibyllins avaient incité les Romains à solliciter l’oracle de la Pythie pendant la seconde guerre punique ne laisse aucun doute sur la capacité des contemporains de Fabius Pictor de reconnaître un horizon apollinien autour de la figure de Carmenta. 2.2.2. L’ambassade romaine à Delphes de 397 av. J.-C. Le récit de l’ambassade romaine supposée avoir été envoyée à Delphes en 397, à la suite du prodige du lac albain, et alors que le siège devant Véies piétinait constitue un autre indice fort de ce que Fabius Pictor avait bien placé Apollon aux moments clés de l’histoire de Rome, tout comme Tite-Live devait le faire plus tard. Tout laisse penser, en effet, que la consultation de 397 n’est qu’un doublet de celle conduite par l’auteur des Ῥωμαίων πράξεις en 216, la seule dont l’authenticité ne saurait être remise en doute. Les parallélismes relevables dans les deux réponses faites par le dieu (la demande de payer une dîme à Apollon, l’exigence de restaurer et de respecter les rites nationaux et l’intervention des matrones dans les deux cas pour payer la dîme42) plaident en effet en faveur de cette interprétation. En outre, une consultation de l’oracle de Delphes survenant après les révélations de l’haruspice étrusque peut paraître suspecte à juste titre, car elle semble faire à l’évidence double emploi. L’ambassade à Delphes est au reste lourdement justifiée par le fait que l’on était en guerre contre les Étrusques, et que, de ce fait, l’on n’avait pas d’haruspices sous la main (v, 15). Il est également manifeste que le récit cherche à mettre en valeur la réponse de l’oracle de Delphes, puisque tout est suspendu, malgré les révélations de l’haruspice, à la réponse de la Pythie.

40 Pour Hésiode, la mère d’Évandre est Timandra, sœur de Clytemnestre et d’Hélène (cf.  fr. 168, Merkelbach et West)  ; les Grecs la nomment encore parfois Thémis ou Nicostrate. Quant au père d’Évandre, il s’agirait, selon Hésiode, d’Echéos, roi de Tégée, connu pour ses exploits aux Jeux Olympiques et pour sa résistance aux Héraclides (cf. Delcourt, ibid. 833-834). Cf. Grimal 1951, 79. Plutarque, dans ses Quaestiones Romanae (56), interprète explicitement le personnage comme une figure du destin (Μοῖρα). On relèvera l’intérêt que présente à cet égard la double épiclèse que les Romains ont attribuée à Carmenta (Porrina et Postuorta) qui rappelle que les Romains voyaient aussi en elle la déesse de l’enfantement. Cf. Delcourt 2001, 833 ; cf. Denys d’Halicarnasse, Antiquitates Romanae i, 31, 1 ; Strabon v, 3, 3 ; Plutarque, Quaestiones Romanae 56 ; Servius Auctus, Ad Ænidem viii, 336. 41 Plutarque, Vita Romuli xxi, 2. 42 Tite-Live v, 16 : Bello perfecto donum amplum uictor ad mea templa portato, sacraque patria, quorum omissa cura est, instaurata ut adsolet facito. À comparer avec la réponse de l’oracle de 216 (xxiii, 11, 5-6) : Pythio Apollini republica uestra bene gesta seruataque lucris meritis donum mittitote deque praeda manubiis spoliisque honorem habetote ; lasciuiam a uobis prohibetote.

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L’envoi du cratère d’or en offrande offerte à Apollon est peut-être, en revanche, authentique. Selon une tradition, les ambassadeurs romains chargés d’apporter cette offrande au dieu de Delphes auraient été capturés en chemin par des pirates des îles Lipari, mais leur chef, Timasithée, apprenant l’objet de leur mission, leur aurait rendu la liberté et les aurait même fait escorter jusqu’à Delphes. Ce même Timasithée aurait été par la suite gratifié du droit d’hospitalité publique par le Sénat romain, et ses descendants furent exemptés d’impôts lorsque les îles Lipari passèrent sous la domination romaine cent trente-sept ans après, selon Diodore de Sicile43. Le témoignage d’Appien44 précise que le piédestal du cratère était toujours visible de son temps, mais que l’objet lui-même avait été fondu pendant la Troisième guerre sacrée par Onomarchos, au milieu du ive siècle av. J.-C. Mais si l’envoi d’une offrande à Delphes vers 394 a donc toutes les chances d’avoir réellement eu lieu, rien ne nous assure en réalité qu’il faille lier ce don à une consultation de l’oracle de Delphes en liaison avec l’épisode du lac albain et le siège de Véies. Au ive siècle, Rome ne connaissait au demeurant qu’Apollo Medicus. Un premier temple avait été voué à Apollon en 433, pro ualetudine populi (Tite-Live iv, 25, 3-4), en raison d’une pestilentia. Ainsi que l’a bien démontré J. Gagé45, le seul Apollon qu’aient connu les ve et ive siècles est un dieu guérisseur. Il l’est en tout cas encore pleinement lors du lectisterne de 399, ordonné à la suite d’une « grauis pestilensque omnibus animalibus aestas46 » qui précède la prétendue consultation d’Apollon à Delphes en 397. Ce n’est précisément qu’à partir de de la deuxième guerre punique et la victoire romaine remportée sur les bords du Métaure peu de temps après la consultation de l’Apollon de Delphes par Fabius Pictor et l’introduction des Jeux Apollinaires en 212 que cette divinité se verra reconnue les qualités de donneur de victoire, lointaine préfiguration du dieu qui devait offrir la victoire d’Actium à Octave. Il y a donc fort à penser que la consultation du dieu de Delphes du début du ive siècle n’avait en réalité rien à voir avec le siège de Véies, mais bien plutôt avec l’épisode de pestilence de 399 signalé un peu plus haut dans le texte livien (v, 13, 4-8). En opérant ce déplacement, Fabius Pictor essayait de rendre espoir à ses compatriotes encore abattus par la défaite subie à Cannes. Il leur indiquait que le dieu dont il venait de solliciter l’assistance avait su offrir à Rome le succès contre sa grande rivale d’alors, Véies, dont l’hostilité dans le passé avait été aussi acharnée que celle dont les Carthaginois faisaient preuve dans le présent. Il est par conséquent probable que le récit livien relatif à la consultation de l’oracle de Delphes et au paiement de la dîme relève de l’invention. Le fait que Diodore de Sicile ait déjà évoqué le paiement d’une dîme après la prise de Véies 43 44 45 46

Diodore xiv, 93, 5. Appien, Italica viii, 1. Gagé 1955, 442. Tite-Live v, 13, 4.

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et l’offrande alors d’un cratère en or au dieu de Delphes constitue une preuve indéniable que Tite-Live n’est pas à l’origine de ce motif. Tout laisse plutôt penser que l’idée d’une intervention d’Apollon dans les événements tournant autour de Véies remonte à la source ultime pour cette période, à savoir Fabius Pictor, le célèbre annaliste, celui-là même qui consulta la Pythie à Delphes en 216. La ressemblance des réponses oraculaires de 397 et 216, le fait que dans les deux cas il s’agisse de rendre confiance en la possibilité d’une victoire et d’inviter à écarter les rites contraires à la tradition sont autant d’éléments convergeant pointant vers l’intervention de Pictor. Et même s’il ne nous est parvenu aucun fragment des ‘Ρωμαίων Πράξεις concernant cette période de l’histoire de Rome, il n’est sans doute pas trop hardi de penser que celui qui fut sans doute le principal artisan de la politique apollinienne de Rome après 216 avait eu à cœur d’offrir à ses compatriotes la démonstration du bien-fondé de sa démarche en montrant dans son ouvrage comment dans le passé la divinité avait déjà offert sa protection et la victoire aux Romains, dans des circonstances difficiles ; la consultation de 397 était ainsi présentée comme une heureuse préfiguration de la sienne. 2.2.3. Une conception cyclique de l’histoire Un dernier indice plaide encore en faveur de l’idée selon laquelle Fabius Pictor aurait pu servir de modèle à l’apollinisme, et sans doute de façon plus large, à la politique de restauration des rites religieux nationaux caractéristiques des premiers temps du principat, aussi bien sur le plan politique que littéraire. On sait l’importance que prit l’idée de cycles historiques sous Auguste : le prince comme les poètes, notamment Virgile, avaient joué avec l’espoir de temps nouveaux sous les auspices d’Apollon. Cette conception était illustrée par Tite-Live par l’idée d’une succession de cycles de 360/365 ans partant de la fondation romuléenne pour aboutir d’abord à la prise de Rome par les Gaulois, puis à l’instauration augustéenne47. Or ce n’est certainement pas un hasard si l’idée d’un premier cycle de 360 ait trouvé probablement son expression sous la plume de Pictor. Ce dernier avait en effet, à l’évidence, situé la prise de Rome par les Gaulois en l’an 360 de Rome : si aucun texte ne nous le confirme, on sait en revanche que Pictor avait dû reprendre le synchronisme établi sans doute par Eratosthène, en tout cas par Timée qui permettait de faire intervenir la catastrophe gauloise la même année que la prise de Reggio et la Paix d’Antalcidas. Mais Fabius avait été en revanche parfaitement comptable du fait d’avoir placé l’année de la fondation de Rome en 747, ce que personne n’avait fait avant lui. L’une des raisons pour lesquelles Fabius avait pu choisir de situer cet événement au milieu du viiie siècle était son dessein de présenter Rome comme

47 Mineo 2006 (avec bibliographie complète) ; Id. 2014, 139-152.

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une ancienne colonie grecque oubliée. Cependant, les raisons qui le conduisirent à choisir précisément la première année de la huitième olympiade (Denys d’Halicarnasse i, 74, 1), autrement dit l’année 747, resteraient obscures si l’on n’y voyait pas l’effet d’un comput à rebours, partant de la catastrophe gauloise, pour dessiner l’espace symbolique d’un cycle de 360 années. Cette conception d’une succession de cycles historiques, Fabius Pictor pouvait l’avoir empruntée aux Étrusques, ainsi que l’a suggéré D. Briquel48, et l’on a déjà dit combien les Fabii étaient liés à l’Étrurie. On ne peut exclure que le chiffre de 360 ne soit à mettre en rapport avec la Ligue des douze cités étrusques, chacune de ces dernières ayant offert un licteur à Romulus, apportant chacune une promesse de vie de trente années pour la cité naissante. Cela n’exclut pas non plus d’autres influences, notamment grecques. Et le chiffre de 360, qui correspond à celui de l’année parfaite dans la tradition platonicienne, pouvait très bien conforter ce fin connaisseur de la culture grecque qu’il y avait là la possibilité d’accorder ces deux traditions indépendantes. On voit en tout cas la fortune que ce modèle pouvait avoir à l’époque d’Auguste pour offrir un cadre à son action politique et religieuse centrée autour de la figure d’Apollon : le princeps comme les hommes de lettres surent alors bien mettre en musique cette conception du temps, en profitant de façon opportune de ce qu’un nouveau cycle de 360/365 années venaient de s’écouler depuis la prise de la ville et que les plus savants calculs d’un Varron ou d’un Nigidius Figulus pouvaient aisément encourager à utiliser la symbolique exploitée jadis par Fabius Pictor et sans doute le collège des décemvirs pour donner l’espoir qu’un nouveau cycle d’existence pour Rome était de nouveau ouvert. Conclusion Il ne nous semble donc pas douteux que l’Apollon livien possède les mêmes traits que ceux du dieu sous les auspices duquel Auguste avait voulu placer son pouvoir et dont le modèle avait été vraisemblablement forgé bien auparavant par le collège décemviral peut-être animé par Fabius Pictor, à l’époque des guerres puniques. Bien des indices peuvent laisser penser que le modèle religieux et moral élaboré alors par les décemvirs pour sortir Rome de la crise générée par les cataclysmes militaires inspira largement la réflexion animée par l’héritier de César. Le parallélisme des situations, la nécessité d’un dieu susceptible de suggérer le pieux remedium capable d’enrayer le cycle d’effondrement de la cité, l’attachement d’Octave, magister du collège des quindécimvirs, tout comme Fabius avait vraisemblablement été membre de celui des décemvirs, la tradition conservée au sein de ce collège, ont pu suggérer à Auguste et à ses conseillers de prendre comme

48 Briquel 2008, 381-384.

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maquette de leur politique apollinienne les dispositions générales arrêtées à l’époque de la deuxième guerre punique pour faire face à une crise gravissime. L’art de Tite-Live s’est employé quant à lui à construire des miroirs entre les différentes époques, en offrant ainsi quelques gros plans sur ces prestigieuses préfigurations. Bibliographie Briquel, D. 2008 : La prise de Rome par les Gaulois, Paris. Brisson, J. P. 1992 : Rome et l’âge d’or, de Catulle à Ovide, Paris. Cichorius, C. 1923 : Römischen Studien, Berlin. Crawford, M. H. 1974 : Roman Republican Coinage, 2 vol., Cambridge. Cornell, T. J. 2013 : The Fragments of the Roman Historians, 3 vol., Oxford. Delcourt, A. 2001 : Évandre à Rome, Latomus 60.4, 829-863. Diehl, E. 1934 : Das saeculum, seine Riten und Gebeten, Rheinisches Museum für Philologie 83, 255-272 et 348-372. Fowler, W. C. 1911 : Religious experience of the Roman People, Londres. Fraenkel, E. (1957) 1963 : Horace, Oxford. Gagé, J. 1931 : Les sacerdoces d’Auguste et ses réformes religieuses, Mélanges d’Archéologie et d’Histoire, Fasc. i-v, 100-101. Gagé, J. 1955 : Apollon romain, Paris. Grimal, P. 1951 : Énée à Rome et le triomphe d’Octave, Revue des études anciennes 53, 51-61. Grimal, P. 1975 : Le Siècle des Scipions, Paris. Gurval, R. 1995 : Actium and Augustus. The Politics and Emotions of Civil War. Ann Arbor. Jacoby, F. 1929 – : Die Fragmente der griechischen Historiker, Berlin. Lambrechts, P. 1947 : Auguste et la religion romaine, Latomus 30, 177-191. Loupiac, A. 1999 : Virgile, Auguste et Apollon, Paris. Mastrocinque A. 1993 : I grandi santuari della Grecia e l’Occidente, Trente, 31-42. Merkelbach, R., et West, M. L 1967 : Fragmenta Hesiodea, Oxford. Miller, J. F. 2009 : Apollo, Augustus and the Poets, Cambridge. Mineo, B. 2006 : Tite-Live et l’histoire de Rome, Paris. Mineo, B. 2014 : A Companion to Livy, Malden-Oxford. Mommsen T. 1891 : Ephemeris epigraphica, 8.2, 225-301. Price, S. R.F. 1996 : The place of religion : Rome in the early Empire, CAH, Cambridge, 814-848. Scheid, J. 1995 : Graeco ritu: a typically Roman way of honouring the gods, Harvard Studies in Classical Philology 97, 15-31. Scheid, J., 1999 : Auguste et le grand pontificat. Politique et droit sacré au début du principat, in Revue d’histoire du droit lxxvii, 1-19. Sutherland C. H. V. et Carson, R. A. G. 1984 : The Roman Imperial Coinage, vol. 1, Londres.

Pierre Assenmaker

UN PANTHÉON DE CRISE : DÉVOTIONS ET CULTES DURANT L’ANNÉE DES QUATRE EMPEREURS (68-69 AP. J.-C.)

Près d’un siècle après sa création, le régime patiemment instauré par Auguste connut sa première crise majeure : une révolte qui avait éclaté en Gaule et en Espagne au mois de mars de l’année 68 poussa Néron au suicide le 9 juin, plongeant l’Empire romain dans une guerre civile qui ne prit fin qu’en décembre 69. La copie épigraphique des protocoles des services liturgiques accomplis par le collège des Frères Arvales dans la première moitié de l’année 69 est partiellement conservée. Elle nous documente sur le fonctionnement du culte public et sur les divinités honorées dans ce cadre sous Galba, Othon et Vitellius. Par ailleurs, les types des monnayages frappés par les commandants de la révolte en 68 donnent à voir les nombreux dieux choisis pour patronner l’entreprise de libération de l’État. Ces documents de nature différente permettent de reconstituer le panthéon singulier honoré durant les événements de 68-69, qui entraînèrent sur le plan théologique de remarquables innovations par rapport à la période julio-claudienne. En conclusion, les effets de la crise de 68-69 sur les dévotions affichées par les commandants d’armée et sur le culte public sont comparés à ceux qu’avait provoqués la crise de la deuxième guerre punique.

Invité à réfléchir, dans une perspective d’histoire religieuse – lato sensu –, sur l’articulation des concepts de crise et de culte, l’historien de Rome a pour ainsi dire l’embarras du choix face au nombre de sujets d’étude susceptibles d’alimenter cette réflexion. C’est qu’en histoire romaine le terme « crise » est d’un emploi courant, presque machinal, tant il est ancré dans la tradition historiographique, laquelle a notamment mis en exergue de longue date les fameuses crises « de la République » et « du iiie siècle ». S’agissant d’une civilisation où sphères politique et religieuse sont indissociables, les investigations portant sur les conséquences ou l’expression des situations de crise dans le domaine religieux sont rarement infructueuses. En mettant l’accent sur les cultes, le colloque amenait à concentrer l’analyse davantage sur les manifestations concrètes et institutionnalisées du phénomène religieux que sur les conceptions et les discours qui les soustendent – même si ces deux pans apparaissent à bien des égards indissociables, nous y reviendrons. Il nous a paru intéressant d’aborder dans le cadre de ce colloque la première crise politique grave que connut le Principat en 68-69 ap. J.-C., un siècle après De la crise naquirent les cultes, éd. par Marco Cavalieri, René Lebrun et Nicolas L. J. Meunier, Turnhout, 2015 (Homo Religiosus II, 15), p. 189-204. ©FHG 10.1484/M.HR-EB.5.108427

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qu’Octavien-Auguste avait jeté les premières bases du nouveau régime1. Celleci débuta au mois de mars de l’année 68, quand deux gouverneurs de province – C. Iulius Vindex en Gaule, bientôt suivi par Servius Sulpicius Galba en Espagne Tarraconaise – se soulevèrent contre Néron. Le suicide du dernier Prince julioclaudien et les luttes qui s’ensuivirent entre différents prétendants au pouvoir impérial plongèrent le monde romain dans une guerre civile de près de deux ans, qui vit se succéder trois éphémères empereurs et prit fin avec l’avènement de Vespasien en décembre 69. Bien qu’elle s’apparente – dans le contexte géopolitique de l’époque – à une « guerre mondiale »2, la guerre civile de 68-69 ne se présente pas comme une crise structurelle globale, à la différence, par exemple, de celle de la fin de la République, où une conjonction de facteurs sociaux, économiques, institutionnels et idéologiques provoqua, en l’espace de plusieurs décennies, une profonde métamorphose politique. La fameuse « année des quatre empereurs » n’est qu’un moment de crise dans l’histoire du Principat, provoqué par une rupture du consensus uniuersorum qui légitimait le détenteur du pouvoir3. Le caractère ponctuel de cette crise, joint à une documentation particulièrement favorable, permet d’appréhender de façon précise les dynamiques politiques et idéologiques à l’œuvre durant ces vingt-et-un mois. Les événements de 68-69 apparaissent donc comme un « laboratoire » privilégié pour étudier les relations entre une situation de crise politique et l’évolution de la vie religieuse. 1. L’état des cultes en 69 : le témoignage des commentarii Fratrum Arualium Les cultes célébrés durant la crise de 68-69 sont, par chance, assez bien connus grâce à d’importants fragments de la copie épigraphique du protocole où avaient été consignés les sacrifices effectués en 69 par le collège des Frères Arvales4 – celui 1 La présente contribution reprend de façon synthétique les principaux résultats de notre étude sur les fondements politiques et religieux de la révolte contre Néron ; Assenmaker 2015. On y trouvera un traitement détaillé de la documentation numismatique et épigraphique dont il sera question dans ces pages. L’investigation de ce riche dossier devra être approfondie et élargie (pour intégrer notamment les émissions monétaires aux noms de Galba, Othon et Vitellius). Les délais imposés à la publication des actes de ce colloque nous y ont fait provisoirement renoncer. Sauf mention contraire, toutes les dates citées sont ap. J.-C. 2 À l’instar des guerres civiles des années 40 et 30 av. J.-C., comme l’a montré G. Traina lors d’une conférence prononcée à l’Université catholique de Louvain le 17 mars 2014, dans le cadre des activités de l’ARC « A World in Crisis ? » (« La fin de la République romaine. Guerre civile ou guerre mondiale ? »). 3 Ce qu’Egon Flaig, dans le cadre de sa définition (exclusivement sociologique) du Principat comme un Akzeptanz-System, a présenté comme la perte de l’« acceptation » de la personne de l’empereur par au moins un des trois « secteurs déterminants » de la vie politique : l’armée, l’ordre sénatorial et la plèbe urbaine. Cf. Flaig 1992, et plus particulièrement sur la fin de la popularité de Néron : Flaig 2002 ; Id. 2003 ; Id. 2010. Sur la notion fondamentale du consensus uniuersorum, cf. Hurlet 2002. 4 Cf. l’édition et la traduction française du texte, avec des notes, de Scheid 1998b, 99-107. Sur le collège des Frères Arvales, cf. Scheid 1990.

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de l’année précédente étant malheureusement perdu. Il s’agit d’une source d’un intérêt majeur puisque cette confrérie, responsable du culte que l’on rendait à dea Dia dans un bois sacré situé sur la rive droite du Tibre, à quelques kilomètres en aval de Rome (dans l’actuelle zone de La Magliana), participait également à un certain nombre de rites communs de la religion publique, parmi lesquels les cérémonies (régulières ou exceptionnelles) qui constituent le « culte impérial ». Les activités liturgiques des Arvales reflètent donc directement les décisions prises en matière de culte dans l’entourage de l’empereur. Les commentarii relatifs à l’année 69 nous livrent d’emblée une information importante pour le thème traité dans ce colloque : la grave crise que traverse alors le régime impérial n’est pas une crise du culte public, dont le fonctionnement n’est nullement interrompu : des sacrifices et autres cérémonies sont attestés à pas moins de dix-huit dates entre le 1er janvier et le 3 juin (tableau 1). L’instabilité politique entraîne même une recrudescence de l’activité cultuelle dans la mesure où les différentes étapes de l’investiture de chaque nouvel empereur étaient célébrées par des sacrifices commémoratifs5. Cette vitalité ne s’observe toutefois pas seulement dans les sacrifices relatifs à l’empereur et à sa maison, mais aussi dans la célébration des services réguliers en l’honneur de dea Dia, que l’on s’efforçait de ne pas négliger malgré les circonstances, ainsi que l’a souligné J. Scheid à propos de la cérémonie du 29 mai : Les rites réguliers des arvales étaient célébrés malgré la guerre civile et malgré la présence du seul promagister. Cela prouve que les règles traditionnelles qui exigeaient la présence d’au moins trois frères, pouvaient être transgressées en cas de besoin : il valait mieux enfreindre cette coutume que de ne pas célébrer du tout le culte annuel6.

Si certaines règles pouvaient être assouplies compte tenu des circonstances, d’autres procédures sont scrupuleusement respectées, par exemple en ce qui concerne l’élection d’Othon dans les quatre grands collèges sacerdotaux, le 5 mars, puis au grand pontificat le 9 mars. Le délai entre les deux élections prouve que le règlement traditionnel a été observé : Othon, qui n’était pas pontife, a d’abord été coopté par les membres du collège pontifical afin de pouvoir être présenté comme candidat aux comices chargés d’élire le pontifex maximus7. Ce respect des formes allait néanmoins de pair avec une adaptation toute pragmatique aux revirements de situation. À la date du 14 mars, la copie épigraphique du protocole indique que des vœux ont été formulés pour le salut et le retour de Vitellius, qui est également mentionné comme magister du collège des Arvales (son nom 5 Cf. Scheid 1992. 6 Scheid 1998b, 107. 7 Cf. Scheid 1998b, 106.

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a été martelé par la suite). Or, à cette date, Rome était encore contrôlée par les Othoniens : les uota devaient donc concerner le départ à la guerre d’Othon ; il est également impossible que Vitellius ait alors été élu Arvale et président de la confrérie. Une conclusion s’impose : « Le texte du codex a été de toute évidence maquillé par celui qui a fait graver l’inscription »8. À observer le fonctionnement – à peine perturbé – du culte public en cette année de guerre civile, on serait tenté de conclure que la crise de 69 n’eut pratiquement pas d’impact dans le domaine religieux. L’examen des divinités honorées dans le cadre des services liturgiques communs révèle cependant des singularités par rapport à ce que nous connaissons des cérémonies célébrées sous les JulioClaudiens ou par la suite : durant les quelques mois qui voient se succéder Galba, Othon et Vitellius, les Frères Arvales sacrifient en effet à plusieurs divinités qui, auparavant, n’avaient jamais ou que rarement figuré parmi les destinataires divins des sacrifices effectués par ce collège (tableau 2)9. Le 10 janvier, en l’honneur de l’adoption par Galba de L. Piso Frugi Licinianus, on fait notamment une offrande à Securitas, qui n’est par ailleurs attestée que dans le protocole de l’année 66 – si la restitution Se[curitati] est correcte10. Dans la cérémonie tenue au Capitole, vraisemblablement le 16 janvier, pour célébrer l’octroi de l’imperium à Othon, des victimes sont offertes à Victoria et Mars Vltor, deux divinités attestées chacune une seule fois dans les protocoles conservés des années précédentes, respectivement en 66 et en 59 . La Victoire est encore honorée à deux dates importantes du règne d’Othon : le 28 février (ob comitia tribuniciae potestatis) et le 1er mars (quand un rameau de laurier fut déposé au Capitole pour commémorer un succès militaire en Mésie). La cérémonie du 28 février comprenait aussi un sacrifice au Genius populi Romani, qui n’est attesté que dans les protocoles de l’année 69 . Sous Vitellius, cette entité divine reçoit à nouveau des offrandes, en même temps que Mars Vltor : d’abord le 19 avril, ob diem imperii, puis sans doute à nouveau à une date inconnue (pour laquelle on a restitué les deux théonymes avec la plus grande vraisemblance11. Parmi les divinités honorées durant ces deux cérémonies figure aussi Iuppiter Victor, dont le nom est restitué (avec celui de Mars Vltor) également à une autre date du règne de Vitellius, et qui n’est attesté de façon certaine dans aucun protocole des années antérieures. La diversification du panthéon honoré à l’occasion des cérémonies commémorant les événements importants des principats de Galba, Othon et Vitellius

8 Scheid 1998b, 107, qui ajoute  : «  Ceci permet de supposer que l’inscription a été gravée avant la victoire définitive des Flaviens, ou que le codex lui-même a été corrigé après l’assassinat de Vitellius ». 9 Pour les références aux inscriptions où sont consignés les sacrifices cités dans la suite du paragraphe, cf. Assenmaker 2015, 232-234, spéc. n. 130-134. 10 Scheid 1998b, n° 30, I, gh, l. 2. 11 Scheid 1998b, n° 40, II, l. 5.

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– principalement les différentes étapes de leur investiture – s’explique par les circonstances extraordinaires dans lesquelles ces trois empereurs accédèrent au pouvoir. Des divinités en lien explicite avec la victoire militaire, telles que Victoria et Iuppiter Victor, trouvent ainsi place aux côtés des dieux traditionnellement honorés dans ces services liturgiques – au premier rang desquels la triade capitoline et la Salus publica populi Romani12 . À ce stade de l’enquête, donc, nous pouvons déjà conclure à l’existence d’un lien entre la situation de crise et les cultes célébrés en cette année de guerre civile. Cependant, les seules données livrées par les commentarii Fratrum Arualium – malgré l’apport important de la comparaison entre le protocole de 69 et ceux des autres années – ne permettent pas, ne fût-ce qu’en raison du caractère fragmentaire de la documentation épigraphique, de définir avec précision les fils théologiques et idéologiques qui composent ce lien, ni la façon dont il s’est tissé. Par chance, une autre source, également contemporaine de la crise en question, offre un éclairage complémentaire, révélateur de l’idéologie religieuse qui est à l’origine des innovations ou singularités des services liturgiques célébrés en 69 : il s’agit des monnayages émis par les commandants de la révolte contre Néron, en 68, dont les types – c’est-à-dire les inscriptions et les images qui ornent les deux faces d’une monnaie – figurent un nombre important de divinités, présentées comme les patrons divins de l’entreprise. 2. Choisir ses dieux en temps de guerre civile : des dévotions du chef de guerre aux cultes célébrés pour l’empereur La reconstitution de l’arrière-fond idéologique et religieux des événements politiques à partir des types monétaires contemporains13 est rendue possible par la diversité iconographique propre au monnayage romain depuis les dernières décennies du iie siècle av. J.-C. À la fin de l’époque républicaine, le droit des monnaies présentait généralement l’effigie d’une divinité qui revêtait une signification particulière soit pour l’ensemble de la Res publica, soit dans les traditions familiales du magistrat monétaire, ou dont le patronage était revendiqué par une des figures qui dominaient alors la scène politique. Sous l’Empire, ce sont le plus souvent le portrait et la titulature de l’empereur qui occupent le droit de la monnaie, tandis que la plupart des revers exaltent les qualités du souverain ou commémorent divers aspects de la politique impériale. Lorsqu’éclata la révolte contre Néron au printemps de l’année 68, les commandants rebelles – Vindex en Gaule, 12 Ces divinités sont aussi honorées systématiquement dans les vœux annuels de janvier ; sous les JulioClaudiens, Galba, Othon et Vitellius, les diui y étaient associés, mais à partir de Vespasien, on se limitera aux « divinités dont l’invocation était canonique » : Scheid 1990, 344. 13 Concernant la méthode d’analyse des sources numismatiques dans une perspective d’histoire culturelle et religieuse, cf. Assenmaker 2014, spéc. p. 299-301.

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Galba en Espagne – firent aussitôt frapper monnaie pour financer leurs troupes14. Sur la plupart de ces monnayages ne figurent aucun portrait et aucune titulature (à l’exception d’un groupe présentant l’effigie et le nom du Diuus Augustus). Le caractère « anonyme » de ces émissions est cohérent avec la position de ces chefs d’armée qui ne reconnaissent plus le Prince régnant comme légitime, et qui par ailleurs ne se présentent pas – ou pas encore – comme les détenteurs du pouvoir impérial. Ces monnaies définissent ainsi symboliquement le temps de la révolte comme un interregnum15. À l’instar des monnayages émis durant les guerres civiles du ier siècle av. J.-C., les potentialités expressives de leurs types furent exploitées pour véhiculer, en les déclinant de diverses façons et en des combinaisons multiples, les thèmes majeurs du discours idéologique qui devait légitimer et soutenir la lutte armée : la promesse de victoire, la restauration de la liberté (Libertas restituta) et la renaissance de Rome (Roma renascens), qui allait de pair avec l’exaltation du Sénat et du peuple romains. La mission de libération et de restauration politique ne pouvait se passer de l’appui des dieux. C’est ainsi un panthéon de près d’une vingtaine de divinités (parmi lesquelles nombre d’abstractions personnifiées, parfois difficilement différenciables de « personnifications allégoriques ») qui se déploie dans les types du monnayage de la révolte16. L’analyse quantitative de ce paysage monétaire montre que ce panthéon est dominé par cinq entités divines (qui sont représentées sur le plus grand nombre d’émissions, mais aussi, pour les quatre premières, sur les plus volumineuses) : Victoria – accompagnée de la légende Salus generis humani – (Fig. 1), Mars Vltor (Fig. 2), Bonus Euentus (Fig. 3), Libertas (Fig. 4) et le Genius populi Romani (Fig. 5). Le fait que les autorités émettrices aient donné une visibilité majeure à ces divinités est d’autant moins anodin que Mars Vltor, Libertas et Salus n’avaient que rarement figuré dans le monnayage julio-claudien, tandis que Bonus Euentus et le Genius populi Romani en étaient absents17. Il est donc évident que, loin de reprendre simplement les habitudes iconographiques de leur époque, les chefs de la révolte, qui frappèrent pourtant monnaie dans l’urgence, choisirent pour orner leurs émissions les divinités qu’ils estimaient le plus « qualifiées » pour 14 Ces émissions forment les groupes I-III du monnayage des guerres civiles de 68-69 dans le catalogue de Sutherland 1984, 203-215 (= RIC I2, Civil Wars). Sur le classement, la datation et l’attribution de ces monnayages anonymes, cf. l’état de la recherche présenté dans Assenmaker 2015, 205-210. La bibliographie s’est depuis enrichie de l’étude de Bocciarelli 2014, qui démontre sur la base de liaisons de coins que, contrairement à ce qu’avait supposé Martin 1974, l’ensemble des émissions anonymes ne peut être attribué au seul Galba. 15 Assenmaker 2015, 221-223. 16 Cf. le tableau dans Assenmaker 2015, 212-213, où nous avons classé par ordre de fréquence décroissant les divinités, personnifications, symboles et « slogans » représentés dans les émissions anonymes attribuées à la Gaule et à l’Espagne. 17 Pour la liste des occurrences de ces divinités dans le monnayage (républicain ou impérial) antérieur à la révolte contre Néron, cf. Assenmaker 2015, 217-218.

UN PANTHÉON DE CRISE

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garantir le succès de leur entreprise. Autrement dit, la documentation numismatique – à la différence des sources littéraires et épigraphiques – nous donne à voir les dieux qui avaient été présentés aux soldats, premiers utilisateurs des monnaies, comme les patrons de la guerre de libération et de restauration. Cette association de figures divines, originale et formée de façon soudaine à la faveur des événements du printemps de l’année 68 , peut être définie comme un « panthéon de crise ». Cette définition nous paraît d’autant plus pertinente que plusieurs entités qui composent ce panthéon sont explicitement mises en rapport avec le peuple romain : outre le Genius populi Romani, on trouve dans les légendes des émissions anonymes (par ordre décroissant de fréquence) Pax P R, Libertas P R, Securitas P R, Victoria P R et Fortuna P R (ou publica). Or, au niveau idéologique, la crise de 68 est présentée comme un transfert – momentané – de la souveraineté politique, qui passe de la personne du Prince, jugé tyrannique, au peuple18. De plus, dans le monnayage julio-claudien, toutes ces divinités ou abstractions, à l’exception de Fortuna, avaient au moins une fois reçu le qualificatif d’Augusta ou Augusti19. Les personnifications divines « de l’Auguste » s’étaient d’ailleurs multipliées dans les émissions monétaires de Néron (avec notamment l’apparition du Genius Augusti), ce qui peut faire suspecter de la part des chefs de la révolte la mise en œuvre d’une euocatio symbolique des divinités protectrices du pouvoir néronien. Il s’agissait, par l’invocation d’une série de divinités « du peuple romain », de désacraliser les actions et la personne de l’Auguste pour conférer cette aura sacrée, et la souveraineté qui en découlait, au populus Romanus. La représentation de divinités sur des monnaies ne constitue pas un acte cultuel et ne relève pas de la religion stricto sensu, telle que la définit aujourd’hui l’histoire des religions de l’Antiquité. Le panthéon mis en scène dans le monnayage nous informe en revanche sur les dévotions affichées par les chefs de la révolte. Le discours idéologique qui sous-tendait l’action politique et militaire ne pouvait se concevoir sans une dimension religieuse – ou, plus précisément, « théologique » – qui visait à identifier les patronages divins les plus efficaces. En tant que telles, ces dévotions « impératoriales » ne sortaient pas de la sphère des interprétations personnelles (même si elles pouvaient être partagées par l’ensemble d’un groupe, telle l’armée) et restaient en marge de la vie religieuse proprement dite20. Cependant, lorsqu’elles étaient le fait de personnalités dotées d’un grand poids politique – nous pensons à Sylla, Pompée ou César, et bien sûr

18 Le fait le plus révélateur à cet égard est que Galba prit, le 2 ou le 3 avril 68 , le titre de legatus Senatus populique Romani (remplaçant celui de legatus Augusti) après avoir refusé le titre d’imperator que ses troupes lui conféraient par l’acclamation (Suétone, Galba, 10, 1 ; Plutarque, Galba, 5, 2 ; Dion Cassius, 64, 6, 5). 19 Cf. Assenmaker 2015, 225, n. 90-96 pour les références. 20 Sur cette distinction entre « l’exégèse et la spéculation libres » et « la pratique religieuse », cf. Scheid 1998a, 20, ainsi que le chapitre sur « les interprétations de la religion romaine » (ibid., 143-156).

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PIERRE ASSENMAKER

à Auguste –, les spécificités ou innovations théologiques véhiculées par ces idéologies religieuses pouvaient donner lieu au développement de cultes officiels21. Les lacunes de notre documentation empêchent dans bien des cas d’observer précisément ce passage de la dévotion personnelle au culte public. Le dossier de l’année des quatre empereurs est à cet égard particulièrement favorable, car il permet de confronter les dévotions des chefs de la révolte, telles que les monnaies nous les donnent à voir, à un certain nombre de rites célébrés en l’honneur des empereurs qui accédèrent au trône à la faveur de cette guerre civile. On observe en effet des convergences remarquables entre la liste des dieux représentés sur le monnayage anonyme émis (très vraisemblablement) en Gaule et en Espagne au printemps de l’année 68 et celle des divinités honorées au cours des services liturgiques communs accomplis par les Frères Arvales en 69 . Nous avons vu qu’en cette année, des sacrifices furent offerts à cinq divinités qui n’étaient pas ou guère attestées dans les protocoles des années précédentes. Quatre d’entre elles figurent plus ou moins fréquemment sur les monnaies anonymes : Victoria, Mars Vltor, le Genius populi Romani et la Securitas (tableau 2). Quant à Iuppiter Victor, le cinquième de ces destinataires « exceptionnels », qui reçoit des offrandes sous Vitellius, il est certes absent des émissions anonymes, mais il apparaît justement dans le monnayage émis au nom de cet empereur. On ne pourra attribuer au hasard le fait qu’en l’espace de quelques mois et dans un contexte politique singulier, les mêmes divinités apparaissent dans des documents de nature aussi diverse – des types monétaires d’une part, les protocoles d’un collège sacerdotal d’autre part – où leur présence était de surcroit inhabituelle. Une fois mis en lumière, ces points de contact nous permettent d’établir une continuité entre les dévotions manifestées par les commandants de Gaule et d’Espagne, certainement en dehors du cadre officiel des rites publics, et les actes cultuels effectués sous les trois éphémères empereurs de 68-69. Nous pouvons ainsi identifier dans les discours religieux suscités par le déclenchement de la crise le « terreau » duquel émergea le panthéon singulier que l’on voit se déployer dans les protocoles de 69 . * ** Dans la troisième partie de La religion romaine archaïque, consacrée aux « extensions et mutations » que celle-ci connut durant la période républicaine, 21 Cf.  Assenmaker 2014, 302-304 (en conclusion à l’analyse de l’idéologie syllanienne). C’est dans cette perspective que Dumézil 1974, 521-544 analyse l’évolution religieuse durant les guerres civiles de la fin de la République : « Mise à part la routine des vieux cultes,  l’histoire religieuse de Rome se confond dès lors avec son histoire politique ou avec la biographie de quelques individus marquants » (ibid., 523).

UN PANTHÉON DE CRISE

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G. Dumézil analysa en des pages passionnantes la vie religieuse de Rome durant la deuxième guerre punique22 et mit en évidence le rôle de catalyseur de cette crise majeure dans le développement du culte public : L’histoire de la crise de la seconde guerre punique permet de suivre le cours régulier et l’élargissement progressif de la religion de l’État romain, d’entrevoir aussi, avec l’effort de réflexion des dirigeants, les émotions, les paniques, les enthousiasmes collectifs qui hâtèrent et parfois orientèrent cette évolution23.

Les années de mise à l’épreuve de la Res publica en guerre contre Hannibal virent en effet, entre autres innovations, l’enrichissement de certaines personnalités divines ( Junon et Apollon), l’instauration d’associations cultuelles nouvelles (à l’occasion du lectisterne de 217 av. J.-C.) et l’introduction dans le panthéon romain de divinités étrangères (Venus Erucina et la Magna Mater)24. À quelle autre crise de l’histoire romaine appliquerait-on plus à propos la phrase donnée comme titre au présent ouvrage : De la crise naquirent les cultes ? Afin de mettre en perspective les résultats de l’analyse que nous avons proposée dans ces quelques pages, il ne nous paraît donc pas inutile de comparer brièvement les développements cultuels de la deuxième guerre punique avec ceux que nous venons de décrire pour l’année des quatre empereurs. Citons à nouveau G. Dumézil, qui a articulé de façon exemplaire les notions de crise et de culte analysées dans ce volume : Les dieux, tous les dieux sont appelés à sauver Rome. La succession des défaites prouvant clairement qu’ils ne sont pas satisfaits, la science sacrée procède de saisons en saison par des retouches successives, explorant les diverses zones du divin, les divers dieux et groupes de dieux, pour tâcher d’y localiser les points sensibles : il y a quelque chose de pathétique dans cette observation raisonnée, expérimentale, de l’illusoire. Enfin, par ces tâtonnements mêmes, se précisent les grandes lignes de la nouvelle théologie, du panthéon syncrétique qui achève de se constituer et qui, pour la première fois, affronte l’épreuve. […] Quand on parle de la « crise » de la seconde guerre punique, il faut donc bien préciser qu’il s’agit en effet, militairement, politiquement, d’une crise majeure. […] Mais du point de vue religieux, entre Sagonte et Zama, il n’y a pas de crise : un organisme bien construit, ferme et souple, fonctionne sans se briser, sans s’épuiser au rythme accéléré des événements, avec les deux tâches, conservation et adaptation, dont il s’est donné d’avance les instruments, et dont la seconde, naguère accessoire, devient presque, les années passant, la principale25.

22 Dumézil 1974, 457-487. 23 Dumézil 1974, 488. 24 Sur les innovations religieuses amenées par la guerre contre Hannibal, cf.  aussi Beard, North, Price 2006, 91-97. 25 Dumézil 1974, 458-459.

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Qu’il s’agisse de la deuxième guerre punique ou de la guerre civile de 68-69 , un même constat s’impose quant à la nature des deux crises : celles-ci ne sont pas des crises religieuses, puisque l’on n’observe aucun dérèglement significatif dans le fonctionnement des cultes. Tout au contraire, la situation de trouble provoque dans l’un et l’autre cas une attention accrue pour la sphère divine. Le réflexe qu’avaient eu les autorités religieuses face aux revers infligés par l’ennemi carthaginois est encore celui des gouverneurs de province qui se révoltent contre le « tyran » en 68: il s’agit d’identifier et de se concilier les divinités – le plus grand nombre possible – dont on considère le soutien et l’action nécessaires pour sauver Rome. Lors de la guerre contre Hannibal, la recherche désespérée d’alliés divins amena un élargissement du panthéon romain et la création de nouveaux cultes. Le soulèvement contre Néron suscita également une « stratégie théologique » particulière : les dieux que les chefs d’armée choisissent comme patrons de leur entreprise ne comptent en effet pas parmi les figures divines les plus couramment honorées sous les Julio-Claudiens. En revanche, aucun culte nouveau n’est institué, aucune divinité ne fait alors son entrée dans le panthéon public. Les protagonistes de la révolte et les éphémères empereurs de 68-69 se contentèrent de « réactiver » – d’abord au niveau d’un discours idéologique, ensuite dans le cadre des cérémonies rituelles – des patronages divins qui n’avaient pas régulièrement (ou jamais) été sollicités de façon explicite durant les décennies précédentes. Ils déployèrent plus largement « l’éventail théologique » pour intégrer dans leurs dévotions et leurs cérémonies non seulement les protecteurs canoniques de l’État (la triade capitoline et la Salus publica populi Romani), mais aussi d’autres entités divines appartenant à « l’arsenal religieux » de Rome et dont les sphères de compétences particulières faisaient des alliés de choix. Conformément à l’exactitude « juridique » typique de la mentalité religieuse romaine, il s’agissait d’énoncer de façon plus précise l’appui demandé à la sphère divine. À cet égard, les épiclèses sont déterminantes : ainsi s’explique que Mars Vltor et Iuppiter Victor – plutôt que « simplement » Mars et Jupiter – furent honorés de façon exceptionnelle en 69 . La comparaison avec le développement que connut le panthéon romain durant la deuxième guerre punique montre que la crise de 68-69 ne peut être considérée que comme un moment – et non un tournant – de l’histoire des cultes de Rome. Nous serions tenté de l’expliquer par l’ampleur relative de cette crise qui – nous l’avons rappelé à l’entame de cet article – n’ébranla pas les fondements des structures politiques. Serait-il trop téméraire de conclure en établissant une corrélation entre les graves crises que traversa Rome et les grandes évolutions de son histoire religieuse ? Nous venons d’évoquer les innovations amenées par la guerre contre Hannibal. La grande crise suivante, celle de la fin de la République, entraîna également la création de cultes importants, et vit se développer un lien de plus en plus étroit entre les principes de la scène politique et la sphère divine. La

UN PANTHÉON DE CRISE

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« restauration » augustéenne, qui fut aussi religieuse, sanctionna cette évolution et introduisit ce que nous appelons le culte impérial. Le Haut-Empire apparaît fondamentalement comme une période stable, fonctionnant sur les acquis des premières décennies du Principat. Dans cette trame générale, les événements de 68-69 et les originalités cultuelles qu’ils provoquèrent ne sont guère plus qu’un point d’exception. La prochaine grande évolution religieuse ne sera-t-elle pas l’adoption du christianisme comme religion de l’empereur, puis de l’Empire, à une époque où celui-ci traverse à nouveau une crise structurelle profonde ? Bibliographie Assenmaker, P. 2014 : De la victoire au pouvoir. Développement et manifestations de l’idéologie impératoriale à l’époque de Marius et Sylla, Bruxelles. Assenmaker, P. 2015 : « Roma restituta ». La rappresentazione dei fondamenti politici e religiosi della rivolta contro Nerone nelle coniazioni monetarie anonime del 68 d.C., in J.-L. Ferrary et J. Scheid (ed.), Il princeps romano: autocrate o magistrato? Fattori giuridici e fattori sociali del potere imperiale da Augusto a Commodo, Pavie, 203-238. Beard, M., North, J. et Price, S. 2006 : Religions de Rome. Traduit par M. et J.L. Cadoux, Paris (éd. originale anglaise : Cambridge 1998). Bocciarelli, D. 2014 : Les deniers fourrés à l’effigie de Vitellius, Revue belge de numismatique 160, 279-306. Dumézil, G. 1974 : La religion romaine archaïque, avec un appendice sur la religion des Étrusques. Deuxième édition revue et corrigée, Paris. Flaig, E. 1992  : Den Kaiser herausfordern. Die Usurpation im römischen Reich, Francfort-New York. Flaig, E. 2002 : La fin de la popularité. Néron et la plèbe à la fin du règne, in J.M.  Croisille et Y.  Perrin (ed.), Neronia vi. Rome à l’époque néronienne. Institutions et vie politique, économie et société, vie intellectuelle, artistique et spirituelle, Actes du vie colloque international de la SIEN (Rome, 19-23 mai 1999), Bruxelles, 361-374. Flaig, E. 2003 : Wie Kaiser Nero di Akzeptanz bei der Plebs urbana verlor. Eine Fallstudie zum politischen Gerücht im Prinzipat, Historia 52, 351-372. Flaig, E. 2010 : How the Emperor Nero Lost Acceptance in Rome, in B. C. Ewald et C. F. Noreña (ed.), The Emperor and Rome. Space, Representation, and Ritual, Cambridge, 275-288. Hurlet, F. 2002 : Le consensus et la concordia en Occident (ier-iiie siècles ap. J.C.). Réflexions sur la diffusion de l’idéologie impériale, in H. Inglebert (ed.), Idéologies et valeurs civiques dans le monde romain. Hommage à Claude Lepelley, Paris, 163-178. Martin, P.-H. 1974 : Die anonymen Münzen des Jahres 68 nach Christus, Mayence.

200

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Scheid, J. 1990 : Romulus et ses frères. Le collège des frères arvales, modèle du culte public dans la Rome des empereurs, Rome. Scheid, J. 1992 : L’investiture impériale d’après les commentaires des arvales, Cahiers du Centre Gustave Glotz 3, 221-237. Scheid, J. 1998a : La religion des Romains, Paris. Scheid, J. (avec la collaboration de P. Tassini et J. Rüpke) 1998b : Commentarii Fratrum Arvalium qui supersunt. Les copies épigraphiques des protocoles annuels de la confrérie arvale (21 av.-304 ap. J.-C.), Rome. Sutherland, C. H. V. 1984 : The Roman Imperial Coinage, I2. Revised Edition. From 31 BC to AD 69, Londres (abrégé RIC I2 pour le catalogue).

Tableau 1 : Liste des services liturgiques accomplis par les Frères Arvales en 69 (Scheid 1998b, n° 40) Date

Occasion et nature de la cérémonie

Lieu

1er janvier

[immolauit … ob co(n)s(ulatum) Ser. Galbae Imp(eratoris) Caes(aris) Aug(usti)]

[in Capitolio]

3 janvier

[uota nuncupauerunt pro] salute [Ser. Galbae [in Capitolio] Imp(eratoris) Caes(aris) Aug(usti) [quae superio]ris anni ma[gister uouerat, persolui]t et in pro[ximum annum n]uncupauit

8 janvier

sa[crum deae Diae in]dictum Des sacrifices à dea Dia sont annoncés pour les 27, 29 et 30 mai.

[in a]ede{m} Concordiae

10 janvier

im[molatum ... ob ad]optionem [Ser. Sulpici Gal]bae C[aesaris]

[in Capitolio]

16 janvier ? [immolauit ... ob imperium Imp(eratoris) Othonis Caesaris Aug(usti)]

[in Capitolio]

26 janvier

immolauit ... ob [c]omitia consularia Imp(eratoris) Othonis Caesar(is) Aug(usti)

in Capitolio

30 janvier

immolauit .... ob uota nuncupata pro salute Imp(eratoris) M. Othonis Caesari[s A]ug(usti) in annum proximum

in [Cap]itolio

26 février

cooptat(us) est in locum S[er. Sul]pici Galbae L. Tampius Flauianus

in aede diui Iuli

28 février

immolauit ... ob comit(ia) trib(uniciae) pot(estatis) Imp(eratoris)

in Capitolio

1er mars

immol(auit) … ob laurum positam

in Capitolio

UN PANTHÉON DE CRISE

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Date

Occasion et nature de la cérémonie

Lieu

5 mars26

immolauit … ob comitia sacerdotior(um) Imp(eratoris) O[t]honis A[u]g(usti)

in Capitolio

9 mars

immolauit … ob comitia pontif(icatus) max(imi) Othonis Aug(usti)

in Capitolio

14 mars

uota nuncupata pro s[al]ute et reditu [[Vitelli]] Germanici Imp(eratoris)

30 avril

ob comitia trib(uniciae) pot(estatis) [[Vitelli]] Germanici Imp(eratoris) ... immol(auit)

in Capitolio

1er mai

ob diem imperi [[Vitelli]] German(ici) Imp(eratoris), quod (ante diem tertium decimum) k(alendas) Mai(as) [= 19 avril] statut(um) est, … immolauit

- in Capitolio - in foro Aug(usto)

Date inconnue

[pro] salute et a[duentu Vitelli Germanici Imp(eratoris)] … immol(auit)

- in Capitolio - [in foro August]i27

29 mai

Cérémonies régulières (sacrifices et jeux) en l’honneur de dea Dia

ad aram dea[e Diae] ... ind[e in aede in foco]

3 juin

[immol(auit) ... ob nata]lem Galeriae Germanic[i Imp(eratoris) A]ug(usti)

[in Capitolio]

Date inconnue en juin ou juillet

[p]iaclum factum per calato[rem et publicos coll(egi) fratr(um) arual(ium)] Sacrifice expiatoire à la suite d’une irrégularité commise par la faction des Bleus lors des courses du 29 mai

[in luco deae Diae]

Date inconnue

[immol(auit)] La raison du sacrifice est inconnue

- [in] Capitol(io) - [in foro Aug(usti)]

26 Dans la marge de l’édition de Scheid 1998b, 101, il faut corriger « 3 mars » en « 5 mars » (ante diem tertium nonas Martias). 27 La restitution est assurée par la divinité à qui le sacrifice est offert : Mars Vltor, dont le temple se trouve au Forum d’Auguste.

202

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Tableau 2 : Liste des divinités honorées exceptionnellement28 en 69 par les Frères Arvales et indication de leurs représentations dans le monnayage anonyme de 68 Divinité

Date, lieu et occasion du sacrifice des Frères Arvales

Émissions anonymes représentant la divinité (* = émission abondante)

Genius P. R.

28 février, Capitole : ob comit(ia) trib(uniciae) pot(estatis) Imp(eratoris) 19 avril, Capitole : ob diem imperii [[Vitelli]] German(ici) Imp(eratoris) [?] Entre le 19 avril et le 29 mai, Capitole : [pro] salute et a[duentu] | [Vitelli Germanici imp(eratoris)]

RIC I2, Civil Wars, 1, 1622 (Fig. 5), 42-48, 79

Iuppiter Victor

///29 19 avril, Capitole : ob diem imperii [[Vitelli]] German(ici) Imp(eratoris) Entre le 19 avril et le 29 mai, Capitole : [pro] salute et a[duentu] | [Vitelli Germanici imp(eratoris)] [?] Après le 3 juin, Capitole : ?

Mars Vltor

[?] 16 janvier (?), Capitole (?) : [ob imperium Imp(eratoris) Othonis Caesaris Aug(usti)]? 19 avril, Forum d’Auguste : ob diem imperii [[Vitelli]] German(ici) Imp(eratoris) Entre le 19 avril et le 29 mai, Forum d’Auguste (?) : [pro] salute et a[duentu] | [Vitelli Germanici imp(eratoris)] [?] Après le 3 juin, Forum d’Auguste (?) : ?

RIC I2, Civil Wars, 1620, 23, 29, 43-44, 47-48, 50, 51* (Fig. 2), 52-55, 67

Securitas

10 janvier : [ob ad]optionem [Ser. Sulpici Gal]bae C[aesaris]

RIC I2, Civil Wars, 37-38 (Securitas P. R.)

Victoria

16 janvier (?), Capitole (?) : [ob imperium Imp(eratoris) Othonis Caesaris Aug(usti)]? 28 février, Capitole : ob comit(ia) trib(uniciae) pot(estatis) Imp(eratoris) 1er mars, Capitole : ob laurum positam

RIC I2, Civil Wars, 12, 15, 28, 67-73* (Fig. 1), 75-77

28 Ne sont reprises dans ce tableau que les divinités attestées une fois au maximum dans les passages conservés des protocoles antérieurs à 69. 29 Iuppiter Victor est absent du monnayage anonyme de 68, mais est représenté sur des monnaies émises au nom de Vitellius (RIC I2, Vitellius, 68, 74-75, 92-93).

UN PANTHÉON DE CRISE

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Fig. 1 : Denier RIC I2, Civil Wars, 72. © UBS Gold & Numismatics. Vente 78, n°1512

Fig. 2 : Denier RIC I2, Civil Wars, 51. © Aureo & Calicó S.L. Vente Imagines imperatorum, n°32

Fig. 3 : Denier RIC I2, Civil Wars, 9. © Aureo & Calicó S.L. Vente Imagines imperatorum, n 35

204

PIERRE ASSENMAKER

Fig. 4 : Denier RIC I2, Civil Wars, 27. © Nomos AG. Vente 3, n 174

Fig. 5 : Denier RIC I2, Civil Wars, 20. © UBS Gold & Numismatics. Vente 78, n 1514

SECTION IV

L’ANTIQUITÉ TARDIVE

Nicolas Amoroso

OBJETS ISIAQUES EN CONTEXTE DOMESTIQUE DURANT L’ANTIQUITÉ TARDIVE À ATHÈNES ET À ROME : LE CAS DES IMAGES ASSOCIANT ISIS À TYCHÈ/FORTUNA Nombreux sont les témoignages matériels révélés par l’archéologie qui documentent la présence des cultes polythéistes en contexte domestique durant l’Antiquité tardive. Dans ce cadre général, plusieurs espaces d’habitations athéniens et romains ont livré d’intéressants répertoires de statuettes divines d’époque tardo-antique qui intègrent notamment une série de divinités d’origine égyptienne. Ces éléments du culte domestique constituent de précieux témoignages des cultes isiaques à Athènes et à Rome durant l’Antiquité tardive. Dans le cadre d’un colloque centré sur les « cultes de crise », nous examinerons la place et le rôle des cultes isiaques durant l’Antiquité tardive à partir des témoignages archéologiques découverts en contexte domestique. Un cas d’étude spécifique constituera le point de départ de notre enquête, celui des images d’une divinité secourable qui associent l’iconographie d’Isis à celle de Tychè/Fortuna. Si ces représentations semblent avoir circulé dans l’Occident mais aussi dans l’Orient romain au moins entre le ier et le ive siècle de notre ère, la majorité des documents qui intègrent cette catégorie d’images relève principalement de la petite plastique en bronze qui est généralement associée aux laraires domestiques.

L’Antiquité tardive marque, de manière générale, une période de transition pour l’histoire des religions du monde antique. Elle voit la montée progressive du christianisme et la multiplication des mesures prises contre les cultes polythéistes qui précèdent les destructions de temples1 : l’un des exemples les plus célèbres étant la destruction du Sérapéum d’Alexandrie en 392 de notre ère2. Ces évènements semblent avoir conditionné un phénomène de privatisation des cultes polythéistes tel que le révèle l’archéologie3 notamment à Athènes et à Rome où les éléments du culte domestique, qu’ils soient constitués d’objets remployés ou de véritables créations contemporaines, matérialisent les derniers témoins de ce que l’on a appelé la « résistance païenne »4. Sur base de ces considérations, l’étude des cultes domestiques, lorsqu’elle se fonde sur la documentation archéologique, est révélatrice de la 1 Lavan, Mulryan 2011 avec bibliographie précédente. 2 Hahn 2008, 336-367 avec bibliographie précédente. 3 Cf., sur cette question, la contribution de Carla Sfameni dans le présent volume. 4 Ensoli 2000, 267-287 ; Sfameni 2011, 118. De la crise naquirent les cultes, éd. par Marco Cavalieri, René Lebrun et Nicolas L. J. Meunier, Turnhout, 2015 (Homo Religiosus II, 15), p. 207-232. 10.1484/M.HR-EB.5.108428 ©FHG

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survie durant l’Antiquité tardive des cultes polythéistes et plus particulièrement des cultes « orientaux »5. L’analyse de ces données favorise ainsi l’abandon d’une vision traditionnellement dichotomique entre « paganisme » et « christianisme », au profit d’un regard plus nuancé qui puisse tenir compte des particularités et de la diversité culturelle de ces cultes dans un contexte de « crise(s) ». À l’intérieur de ce cadre général, la présence des cultes isiaques est bien attestée durant l’Antiquité tardive à Athènes6 et à Rome7. En effet, ces divinités d’origine égyptienne semblent avoir joué un rôle important, entretenant des relations avec le pouvoir impérial romain aux iiie et ive siècles de notre ère, depuis l’époque sévérienne, moment de « l’acmé » des cultes isiaques8, jusqu’aux derniers souffles du paganisme : en atteste une pluralité de sources, qu’elles soient littéraires, épigraphiques ou numismatiques9. Dans ce cadre analytique, nous examinerons la place et le rôle des cultes isiaques durant l’Antiquité tardive à partir des témoignages archéologiques découverts en contexte domestique. Ceux-ci ont livré plusieurs documents réunissant la gens isiaque10 avec d’autres divinités du panthéon grécoromain, que ce soit de manière directe (sur un même support) ou par association du mobilier archéologique. Il s’agira donc de comprendre le fonctionnement et le sens de ces associations d’images divines que nous analyserons en croisant les données archéologiques et les sources historico-religieuses. Avant de procéder à l’examen de la documentation archéologique disponible, un cas spécifique retiendra notre attention, celui des images d’une divinité secourable qui associent l’iconographie d’Isis à celle de Tychè/Fortuna. 1. Isis et Tychè/Fortuna : problème(s) d’un système de représentation polysémique Parmi les innombrables témoignages qui documentent ce que l’on nomme « la diffusion des cultes isiaques »11 aux époques hellénistique et romaine, nombreux sont les objets qui présentent des images extrêmement complexes à identifier, à nommer et à classer, car porteuses d’attributs caractéristiques de plusieurs divinités. Tel est le cas des images d’Isis à propos desquelles différents concepts ont été proposés pour tenter de rendre compte de son association ou de son assimilation avec d’autres divinités du panthéon gréco-romain. Après avoir évoqué l’existence d’un « syncrétisme isiaque »12, Françoise Dunand a récemment 5 Sur cette catégorie, cf. Alvar 2008 et Bricault, Bonnet 2013, 1-14 avec bibliographie précédente. 6 Karivieri 2014. 7 Ensoli 1997 ; Ensoli 2000 ; Sfameni 2011. 8 Podvin 2014. 9 Bricault 2014. 10 Malaise 2005. 11 Bricault 2001. 12 Dunand 1973, 160.

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proposé une autre approche en préférant décrire des phénomènes de « dialogues » ou « coexistence d’images »13. Dans la littérature scientifique, il est plus souvent question de polymorphie des représentations et de polysémie14 des référents imagés, comme l’a notamment décrit Laurent Bricault : La polysémie des référents imagés associant Isis à d’autres divinités rend possible, pour le spectateur grec ou romain, une appréhension immédiate non pas tant d’un quelconque syncrétisme religieux, mais bien plutôt des différentes facettes de la divinité égyptienne, puisque son image présente à la fois des caractéristiques de « l’autre », l’égyptienne, et de la « même », qu’il s’agisse d’une Artémis, d’une Aphrodite, d’une Tychè, etc.15

Le vaste répertoire iconographique isiaque fournit de nombreux supports imagés qui associent Isis à Tychè/Fortuna par le biais d’une combinaison de signes caractéristiques de l’iconographie respective de ces deux divinités. Cette catégorie regroupe un dossier d’images conséquent16, qu’elles soient réalisées en bronze, en argent, en terre cuite ou en ivoire selon des dimensions et des types iconographiques ostensiblement variables, comme l’illustre notamment un objet de la collection Dumbarton Oaks17 (Fig. 1). Il s’agit du couvercle d’une boîte en ivoire datée entre le ive-ve siècle de notre ère et dont l’origine doit être cherchée en Égypte18. L’image sculptée sur la face antérieure de l’objet présente un personnage féminin debout coiffé du basileion19, tenant un gouvernail de la main gauche et une corne d’abondance dans la main droite. Il est vêtu d’un chiton noué sur la poitrine, drapé d’un himation ramené à mi-corps et retenu sur le bras gauche. L’iconographie d’Isis est ici associée à celle de Tychè et peut-être aussi à celle d’Aphrodite, si l’on considère la présence du petit Éros. Cette image trouverait justement sa place sur une boîte destinée, semble-t-il, à contenir des éléments médicinaux20, en y représentant ainsi une divinité protectrice et salvatrice, qu’il s’avère toutefois difficile d’identifier et de nommer (peut-être s’agit-il même de la personnification d’Alexandrie ?)21. Au final, cet objet « composite » est susceptible de plusieurs lectures et, en l’absence d’inscription, il ne permet donc pas au chercheur moderne de privilégier une identification particulière. 13 Dunand 1999 et plus récemment Dunand 2013. 14 Malaise 2005, 193-199. 15 Bricault 2009, 67. 16 On peut citer les innombrables exemplaires issus des collections muséales. Pour une importante série de statuettes inédites de ce type, cf. Bricault, Podvin 2008. 17 Couvercle en ivoire avec image d’Isis-Tychè, ive-ve siècle ap. J.-C., 15,2 cm x 8,9 cm, Dumbarton Oaks Collection (Washington DC), inv. BZ.1947.8. 18 Badawy 1977, 122-124, fig. 3.12. 19 À propos de cet attribut, cf. la récente étude de Veymiers 2014. 20 Weitzmann 1979, 142-143, n°122. 21 Badawy 1977, 122-124.

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Fig. 1 : Couvercle en ivoire figurant « Isis-Tychè », 15,2 cm × 8,9 cm, ive-ve s. ap. J. -C., Dumbarton Oaks Collection, (Washington DC), inv. BZ.1947.8. © Dumbarton Oaks, Byzantine Collection, Washington DC

Comme évoqué précédemment, l’essentiel de la documentation relative à ce type de représentation consiste principalement en des objets de petite taille en bronze (dont la hauteur varie de 4 à 30 cm), tantôt retrouvés en contexte domestique et associés aux laraires, tantôt découverts dans des dépôts d’objets

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amassés au cours du temps22. Ces statuettes semblent avoir circulé dans l’Occident mais aussi dans l’Orient romain (où elles sont aussi attestées dans d’autres matériaux, notamment la terre cuite et l’ivoire), au moins entre le ier et le ive siècle de notre ère. Les données archéologiques révèlent une concentration de ces objets en Italie méridionale et septentrionale, mais aussi en Gaule et dans les provinces danubiennes (Fig. 2). Si les témoignages retrouvés dans la zone vésuvienne23 fournissent un indice chronologique important, il ne faut pas voir dans la carte de la répartition des objets un phénomène global de diffusion d’images dites « standardisées » à partir d’une aire de production déterminée. La réalité matérielle est bien plus complexe et plusieurs groupes se distinguent clairement, notamment en fonction des caractéristiques iconographiques24. La diversité typologique laisse suggérer l’existence de différents « ateliers »25 et montre que ces images « polysémiques » se sont ainsi adaptées et transformées, en fonction des contextes et des dynamiques, qu’elles soient locales ou régionales.

Fig. 2 : Carte de la répartition des statuettes en bronze au type d’Isis – Tychè / Fortuna dans l’empire romain, ier-ive s. ap. J.-C. Réalisation N. Amoroso ( fond de carte : Bricault 2001) 22 23 24 25

Kaufmann-Heinimann 1998. Beaurin 2008 avec bibliographie de référence. Tran Tam Tinh 1990, 784-786 ; Lichocka 1997, 54-57 ; Bricault, Podvin 2008, 7-15. Krystalli-Votsi 1995 ; Fontana 2010, 174-207 avec bibliographie de référence.

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La diffusion et la vogue de ces représentations, attestées jusqu’à l’Antiquité tardive, posent plusieurs questions, notamment celle de la fonction et de la signification de ces images qui associent l’iconographie d’Isis à celle de Tychè/Fortuna26. Si plusieurs témoignages épigraphiques d’époque impériale livrent explicitement le nom d’Isitychè27, il est toutefois possible de faire remonter l’origine d’une telle association à l’époque hellénistique et plus précisément en Égypte ptolémaïque, dans le contexte de l’établissement du culte du souverain sous les Ptolémées28. Sur les œnochoés ptolémaïques, trouvées majoritairement à Alexandrie29, certaines reines lagides sont assimilées à Isis par une inscription et/ou en fonction des attributs30. Plusieurs documents suggèrent qu’Arsinoé ii, Agathè Tychè et Isis étaient vénérées conjointement à Alexandrie et à Délos31. En effet, sur quatre fragments d’œnochoés, provenant tous d’Alexandrie, on peut lire la mention « à la Bonne Fortune d’Arsinoé Philadelphe Isis ». En outre, le schéma iconographique au type d’Isis-Tychè semble être attesté dès l’époque hellénistique sur des empreintes de sceaux trouvées à Paphos32. À Délos, l’association entre Isis et Tychè est attestée par deux inscriptions fameuses datées de la fin du iie siècle av. J-C.33 Ce sont deux dédicaces à « Isis Tychè Prôtogénéia », trouvées dans le Sarapieion C de Délos. Ces inscriptions déliennes posent ainsi la question des rapports entre Isis et la Fortuna Primigenia de Palestrina pour lesquels on a voulu identifier un phénomène d’assimilation34, qui aurait précédé celui d’Isis à Tychè. En fonction des données épigraphiques rapidement recensées, plusieurs iconographes ont ainsi identifié une catégorie d’images qu’ils nomment « Isis-Tychè » ou « Isis-Fortuna ». Celle-ci a récemment été rejetée par Federica Fontana35 qui préfère utiliser une terminologie dite « objective » pour exprimer la ou les fonction(s) de ces images. En effet, il faut peut-être y voir l’image d’une divinité d’origine égyptienne (coiffée du basileion) à la fois dispensatrice de richesses (présence de la cornucopia) et maîtresse du destin (présence du gouvernail), ou alors celle d’une déesse protectrice de la navigation comme le suggère Laurent Bricault36. Selon le même auteur, l’union de ces deux fonctions (déesse marine et 26 Malaise 2014, 234-242. 27 Bricault, Podvin 2008, 8, note 9 : Bricault 2005, RICIS 506/0602 (Préneste), RICIS 504/0216 (Pompéi), RICIS 501/0139 (Rome), RICIS 515/1001 (Mama d’Avio), RICIS 113/0216 (Dion), RICIS 114/1902 (Neine). 28 Cellini 2007, 165-169. 29 Thompson 1973. 30 Plantzos 2011 avec bibliographie de référence. 31 Smith 1994, 88. 32 Sfameni Gasparro 2000, 45-47, fig. 7-8. 33 Bricault 2005, RICIS 202/0283 et RICIS 202/0284. 34 Coarelli 1994 ; cf. aussi Sfameni Gasparro 1996. 35 Fontana 2010, 74-86. 36 Bricault 2006, 80-86.

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propice) a pu trouver son accomplissement dans un contexte bien défini, celui du transport de l’annone chaque année depuis Alexandrie jusqu’en Italie, par la flotte frumentaire impériale37. À ce propos, plusieurs documents iconographiques associent Isis et Fortuna avec le transport du blé d’Égypte. On peut notamment citer les peintures des murs latéraux du sacellum de Siluanus à Ostie (Caseggiato dei Molini, i, iii, 1) qui présentent un groupe de personnages où ont été identifiés un empereur divinisé (Auguste ?), Harpocrate, Isis brandissant le sistre suivie de Fortuna, Annona, un Genius et peut-être une représentation d’Alexandre le Grand38. L’ensemble est daté du règne de Caracalla, sur base d’un graffito qui marque le passage de deux individus le 25 avril 215 ap. J.-C., une date qui n’est pas anodine car elle correspond aux fêtes du Sacrum Phariae et des Serapia39. Isis et Fortuna sont aussi représentées sur un autre document iconographique d’époque sévérienne trouvé à Ostie. Il s’agit d’une petite chapelle liée au culte domestique dans le Caseggiato del Serapide (iii, x, 3). Outre une représentation de Sérapis placée dans la niche centrale, les parois latérales peintes figurent Isis coiffée du basileion faisant face à une image de Fortuna qui semble être coiffée de l’emblème isiaque40. Corrélés à une série d’inscriptions provenant du Portus Ostiae datées entre la fin du iie et le début du iiie siècle41, ces témoignages mettent en relation Isis, Sérapis et la flotte frumentaire d’Alexandrie. Une telle association se retrouve également sur plusieurs témoignages glyptiques, qu’il s’avère toutefois difficile de dater avec précision. On peut ainsi mentionner trois intailles d’époque impériale42 qui présentent le schéma iconographique suivant : Sérapis entrôné positionné sur un navire entre une « Isis-Fortuna » à droite et une « Isis à la voile » à gauche. Après l’époque sévérienne, considérée comme le point culminant de la diffusion des cultes isiaques43, cette association est encore attestée au ive siècle ap. J.-C., notamment sur les émissions monétaires des Vota publica dont certains types portent la légende « Isis Faria »44. On peut aussi rappeler l’inscription45 mentionnant la restauration du temple d’Isis au Portus Ostiae décidée par les empereurs Valens, Gratien et Valentinien en 376 ap. J.-C.46. Ce rôle important joué par les divinités isiaques, garantes de l’approvisionnement de Rome, a souvent été 37 Bricault 2000. 38 Bakker 1994, 156-163 ; Van Haeperen 2011, 124-125. 39 Bricault 2000, 141-143. 40 Bakker 1994, 88-90. 41 Bricault 2005, RICIS 503/1217 (sous Commode), RICIS 503/1207 (201 ap. J.-C.), RICIS 503/1215 (époque sévérienne). 42 Veymiers 2009, 332-334, cat. V.BBC 4-8-19. 43 Podvin 2014. 44 Bricault 2014, 342-347. 45 Bricault 2005, RICIS 503/1223. 46 Ensoli 2000, 279 ; Bricault 2014, 346-347.

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utilisé comme un argument fort pour comprendre leur présence à Rome durant l’Antiquité tardive47. L’ensemble des documents qui viennent d'être présentés fournit une première clef de lecture qui pourrait permettre d’expliquer les raisons du « succès » des statuettes d’Isis trouvées en contexte domestique. L’une des formes les plus attestées dans la micro-statuaire en bronze semble bien être celle associant Isis à Tychè/Fortuna en tant que divinité à la fois prospère, salvatrice et protectrice de la navigation. Il s’avère toutefois difficile d’attribuer un nom spécifique à ces représentations dans la mesure où elles combinent les attributs de plusieurs divinités. Dans ce cadre d’analyse, la présence du basileion (parfois associé au vêtement isiaque) constitue certainement un important marqueur d’identité. À partir de ces observations, il convient de reprendre la documentation disponible et de procéder au cas par cas afin de vérifier si un tel schéma interprétatif peut être appliqué aux témoignages isiaques « d’époque tardive » trouvés à Athènes et à Rome. Dans un contexte de crise progressive du polythéisme, nous examinerons, à partir des témoignages archéologiques, la place de la gens isiaque et le type de rapport qu’elle a pu entretenir avec les autres cultes dits « orientaux ». 2. Témoignages des cultes isiaques en contexte domestique dans l’Athènes tardoantique (tableau 1) La documentation archéologique constitue l’une des sources principales pour l’étude des dernières traces du paganisme dans la Grèce de l’Antiquité tardive. Dans ce contexte marqué par une série de troubles et de destructions, depuis le sac des Hérules en 267 ap. J.-C. jusqu’aux invasions wisigothique et slave, Athènes constitue un site fondamental pour notre enquête dans la mesure où elle concentre une série importante de témoignages matériels qui documentent la « survie » du paganisme48. Lors des dernières décennies, plusieurs opérations archéologiques menées à Athènes ont permis de mettre au jour une série de contextes d’habitation d’époque impériale et tardo-antique49. Bien que les données récoltées ne permettent pas toujours d’identifier clairement les espaces domestiques qui recevaient une fonction cultuelle, ce sont souvent les éléments du mobilier50 qui viennent documenter la présence du culte domestique51. L’Athènes romaine « tardive » a ainsi livré plusieurs ensembles d’objets, caractérisés par

47 Ensoli 2000. 48 Saradi, Eliopoulos, 2011. 49 Trianti 2008 ; Bonini 2011. 50 Pour un recensement des ensembles de statuettes en bronze trouvées en Grèce, cf.  KaufmannHeinimann 1998, 305-311. 51 Bonini 2011, 211.

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une grande diversité technique (marbre, bronze, ivoire ou terre cuite), cultuelle (cultes isiaques, cultes métroaques etc.) et contextuelle (réemplois, destructions, cachettes, dépôts etc.). Tel est le cas des fouilles menées dans la zone du nouveau musée de l’Acropole (n° 1.1) qui ont livré un ensemble de statuettes en ivoire, parmi lesquelles une figurine dite d’Isis-Tychè, associée à des représentations d’Osiris-Dionysos et de Sérapis. Probablement enfouis au ive siècle ap. J.-C., ces objets ont certainement dû constituer le mobilier d’une habitation installée au sud-est de l’Acropole52, dans un secteur caractérisé par la présence de maisons tardo-antiques que l’on a voulu associer aux philosophes néoplatoniciens53 et dont le mobilier archéologique fournit de précieux témoignages des cultes domestiques. Cet intéressant répertoire athénien, qui intègre plusieurs divinités guérisseuses et salvatrices, reflétant certainement les les préférences religieuses du/des propriétaire(s), témoigne d’une pratique rituelle diffusée telle qu’on la retrouve dans d’autres contextes en Méditerranée orientale notamment à Cos, dans la « Casa dei Bronzi »54. Comme son nom l’indique, plusieurs statuettes de divinités ont été trouvées dans cette maison en 1942. L’ensemble est constitué de figurines en bronze de Mars, Hermès, Isis, « Isis-Aphrodite » et « Isis-Fortuna ». Elles ont été mises au jour avec un buste impérial qui représente Geta et plusieurs monnaies au nom de Gallien ; celles-ci fournissent de précieux indices chronologiques pour dater l’ensemble. Un deuxième groupe de statuettes en bronze a été trouvé à Cos en 1984 dans une « cachette » à proximité d’une boutique sur l’agora. Le mobilier archéologique se compose de statuettes d’Isis, d’Artémis, « d’Isis-Fortuna », d’Asclépios et d’un buste en bronze représentant l’empereur Caligula55. Ces objets devaient appartenir au laraire d’une maison installée à proximité du lieu de découverte, détruite au iiie siècle ap. J.-C. Ces deux ensembles constituent certainement les éléments du mobilier d’un laraire domestique, comme le documentent de nombreux répertoires de statuettes métalliques disséminés dans tout l’empire, trouvés dans des conditions archéologiques variées (cachettes, dépôts, trouvailles isolées etc.) et rarement in situ56. Les deux groupes de Cos présentent des analogies au niveau de leur composition par la présence des portraits impériaux et la multiplication des images d’Isis au sein d’un même groupe de statuettes en bronze. Associée et/ou assimilée à d’autres divinités, la déesse égyptienne occupe donc une place importante, qu’elle soit représentée avec les attributs d’Aphrodite ou de Fortuna. Attestées à l’époque impériale, surtout 52 53 54 55 56

Pologhiorghi 2008. Frantz 1988, 44-47 ; Saradi, Eliopoulos, 2011, 275-280. Kaufmann-Heinimann 1998, 309, cat. GF114 ; Sirano 2004, 968-969. Kaufmann-Heinimann 1998, 309, cat. GF115 ; Bosnakis 1994/1995. Cf. catalogue recensé par Kaufmann-Heinimann 1998.

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en Campanie57 mais aussi en Gaule58, de telles associations ne sont pas absentes dans la documentation tardo-antique. En reprenant le corpus de la « micro statuaire » religieuse tardo-antique à Athènes, on peut citer le cas d’un contexte archéologique analogue aux découvertes de Cos. Dans le quartier d’Ambelokipi (n 1.2), deux statuettes en bronze d’Harpocrate et de Sérapis ont été trouvées avec d’autres divinités dans une cachette dont la chronologie reste complexe à préciser59 : bien que les objets soient datés du iie siècle ap. J-C., l’ensemble a pu être enfoui après le sac hérulien60 de 267 ap. J.-C., ou après l’invasion gothique du ive siècle ap. J.-C.61. On mentionnera aussi le cas d’une maison à péristyle détruite au ive siècle ap. J.-C., située au nordest de l’Acropole, au n°7-9 de l’actuelle rue Kekropos (n° 1.3). Cette découverte archéologique a livré deux statuettes isiaques en terre cuite associées à un relief représentant la déesse Cybèle62. Les trois ensembles athéniens qui viennent d’être rapidement décrits sont ainsi caractérisés par une diversité technique (ivoire, bronze et terre cuite), contextuelle et « compositionnelle »63. Ils illustrent un phénomène qui semble être caractéristique de l’Athènes tardo-antique où de nombreux ensembles de figurines liées au culte domestique témoignent de l’association de la gens isiaque avec d’autres divinités, d’origine « orientale » ou non. En effet, ces trois groupes d’objets peuvent être rapprochés d’un important contexte d’habitat tardo-antique identifié à proximité de l’Acropole et de l’Aéropage64. L’exemple le plus significatif est certainement celui de la maison dite de Proclus (ou « édifice Chi »), située sur les pentes méridionales de l’Acropole (n 1.4), au sud-est de l’odéon d’Hérode Atticus et au sud-ouest du théâtre de Dionysos65. Partiellement fouillée en 1955, cette structure a livré plusieurs éléments remployés durant l’Antiquité tardive, notamment une statuette de la Magna Mater intégrée dans une niche qui devait faire partie d’un espace lié au culte de Cybèle66. La fouille de « l’édifice Chi » a aussi mis au jour un important fragment d’une statue d’Isis en marbre de l’Hymette67. Cet élément constitue la

57 Beaurin 2008. 58 Bricault 2001. 59 Krystalli-Votsi 1995 ; Kaufmann-Heinimann 1998, 307-308, GF 113. 60 Cf. Sharpe 2014 pour une datation analogue concernant deux dépôts d’objets en bronze trouvés sur l’agora d’Athènes. L’auteur met en rapport ces statuettes avec le culte domestique. Parmi les objets étudiés, on épinglera trois statuettes « isiaques » représentant Isis lactans, Harpocrate et probablement Isis-Tychè. 61 Daux 1968, 741-748. 62 Alexandri 1969.   63 Cf. tableau 1. 64 Frantz 1988, 34-48. 65 Karivieri 1994 avec bibliographie précédente. 66 Bonini 2011, 213-214. 67 Walker 1979, 252-253 ; Walters 1988, 63.

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dernière trace d’une statue cultuelle du iie siècle ap. J.-C. qui aurait appartenu au temple (hypothétique) d’Isis placé sur les pentes méridionales de l’Acropole, avant d’être retravaillée en buste et intégrée dans cette domus68. Les données stratigraphiques permettent de proposer une chronologie relative pour cette structure : la construction doit être postérieure au sac de 396 ap. J.-C. et l’abandon est daté au vie siècle ap. J.-C.69 À partir des indications topographiques fournies par le texte de Marinus70 (Vita Procli, 29), l’édifice a été mis en rapport, depuis sa découverte, avec le philosophe Proclus et identifié comme le siège de l’école néoplatonicienne71 ; une hypothèse qui est aujourd’hui abandonnée72. Néanmoins, les données archéologiques et topographiques révèlent l’existence d’une maison au contenu religieux fortement « syncrétique » et qui était peut-être associée à l’un des membres de l’école néoplatonicienne, en activité à partir du ve siècle jusqu’à sa fermeture par l’empereur Justinien en 529 ap. J.-C.73 Bien que les hypothèses interprétatives divergent, le contexte de la « Maison de Proclus » est souvent cité comme un exemple probant de la survie du paganisme à Athènes74. Il peut ainsi être corrélé à d’autres habitations tardo-antiques, fouillées par l’école américaine, qui ont livré plusieurs ensembles de figurines « païennes », notamment des sculptures de marbre remployées. Tel est le cas de la maison dite « des sculptures »75 située sur le versant nord de l’Aéropage où onze statuettes de divinités en marbre ont été vraisemblablement enfouies avant la destruction de l’édifice au vie siècle ap. J.-C. Des ensembles analogues et contemporains sont attestés sur l’Aéropage : on peut citer le cas d’une domus où l’on a trouvé trois statues fragmentaires dont une tête de Sérapis76 (n° 1.5) et la fameuse « Maison C » à laquelle était associé un groupe de sculptures épargnées par les destructions, sauf une statue d’Athéna parthenos qui a été décapitée et remployée comme élément de seuil d’une porte au vie siècle ap. J.-C.77 L’on pourrait encore allonger la liste des exemples athéniens (cf. tableau 1), mais nous conclurons notre inventaire par une récente découverte archéologique qui montre que ces ensembles de statuettes païennes tardo-antiques sont aussi attestés en dehors d’Athènes. En effet, dans la salle A9 de la domus Panayia à Corinthe78, les fouilles américaines ont mis au jour en 1999 un groupe de neuf statuettes 68 69 70 71 72 73 74 75 76 77 78

Frantz 1988, 44 ; Karivieri 1994, 131-132. Karivieri 1994, 116. Bonini 2011, 213. Frantz 1988, 42-44 ; Karivieri 1994. Bonini 2011, 213. Castrèn 1999. Castrèn 1999, 217-218. Foschia 2002, 108. Frantz 1988, 36, note 139. Roccos 1991. Stirling 2008.

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en marbre blanc (Artémis, Asclépios, Roma, Dionysos, Hercule etc.) identifiées comme des éléments d’une « chapelle » domestique. Datés entre le ier et le iiie siècle ap. J.-C., ces objets ont été assemblés au ive siècle pour former un ensemble destiné au culte domestique. Ces pièces reproduisent à une échelle réduite des grandes statues cultuelles, comme le montrent aussi les ensembles athéniens79. Enfin, la « villa de Thésée » à Nea Paphos (Chypre) offre un autre exemple de témoignages tardo-antiques du culte domestique : les fouilles polonaises ont révélé une série de statues et statuettes fragmentaires dont une figurine d’Isis associée à des représentations d’Asclépios, Dionysos et Déméter pour vraisemblablement former un panthéon complémentaire80. La lecture de l’inventaire qui vient d’être esquissé doit être corrélée au contexte particulier de l’Athènes tardo-antique. Loin d’être une ville en « déclin », malgré les troubles qui la frappent entre le iiie et le vie siècle, elle se caractérise par le maintien d’activités édilitaires et économiques81. Ainsi, les données archéologiques ont révélé la présence de riches demeures dont le contenu religieux témoigne à la fois de la survie du paganisme mais aussi de l’importance des cultes « orientaux », notamment celui de la Magna Mater, surtout lorsque l’on examine la composition des ensembles mis au jour. Rappelons que plusieurs répertoires de statuettes athéniennes attestent l’association d’objets isiaques avec des représentations de Cybèle82. À ces documents, l’on pourrait aussi ajouter les lampes à huile, dont la production se développe à Athènes entre le ive et le vie siècle ap. J.-C., car ils constituent une autre source d’informations qui documente la présence des cultes isiaques83. Un intéressant témoignage lychnologique trouvé sur l’agora et daté du iiie siècle ap. J.-C. nous offre ainsi l’image assez rare d’Isis et de Sérapis placés devant un temple84. Cet exemplaire unique contraste avec la trentaine de lampes naviformes tardo-antiques trouvées au Céramique d’Athènes que certains ont voulu associer au Nauigium Isidis85, bien que l’on puisse douter de leur attribution isiaque86 que ce soit en fonction de leurs caractéristiques iconographiques et/ou contextuelles. Ce rapide examen de la documentation « micro statuaire » de l’Antiquité tardive à Athènes a permis de mettre en évidence la présence des divinités isiaques

79 Stirling 2008, 132-136. 80 Stirling 2005, 211-212. 81 Castrèn 1999. 82 Cf. tableau 1. 83 Karivieri 1996 ; Castrèn 1999, 212. 84 Podvin 2011, 72-73, fig. 120 ; Karivieri 2014, 163-164. 85 Karivieri 2014. Selon cet auteur, l’augmentation de la production des lampes naviformes à partir du ive siècle peut être expliquée par l’importance des cultes isiaques à cette époque, notamment sous l’influence de Vettius Agorius Praetextatus, gouverneur d’Achaïe entre 361 et 367 ap. J.-C. 86 Bricault 2006, 130 ; Podvin 2011, 94.

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en contexte domestique. Les images qui associent l’iconographie d’Isis à celle de Tychè/Fortuna avaient donc leur place à l’intérieur de ces ensembles composites qui illustrent les tendances « syncrétiques » de l’Antiquité tardive87 comme l’ont révélé les répertoires athéniens examinés précédemment. Ces observations rejoignent les conclusions de l’étude menée par Lea M. Stirling88 qui a montré, à partir de l’analyse des statuettes tardo-antiques trouvées en Gaule, la forte présence de divinités orientales et salvatrices, notamment Cybèle, mais aussi les nombreuses attestations de figurines qui reproduisent à une échelle réduite des chefs d’œuvres de la sculpture en pierre. À ce propos, le cas des images associant Isis à Tychè (ou Fortuna) est particulier dans la mesure où le type iconographique, en l’état actuel de nos connaissances, est rare dans la statuaire de marbre. Il est au moins attesté sur une statue inédite89 en marbre qui présente des analogies avec la figurine athénienne en ivoire décrite plus haut (cf. tableau 1). Ce rare exemplaire peut néanmoins être formellement rapproché d’une statue romaine intégrée dans un laraire isiaque daté de l’Antiquité tardive90. À partir de ce premier exemple, une analyse de la documentation archéologique de la Rome tardo-antique permettra d’identifier plusieurs analogies intéressantes avec les ensembles athéniens. 3. Témoignages des cultes isiaques en contexte domestique dans la Rome tardoantique (tableau 2) Le laraire de San Martino ai Monti (n°2.1) est certainement l’un des contextes archéologiques les plus fameux de l’Antiquité tardive. Cet ensemble a été découvert suite aux travaux d’aménagements entrepris en 1885 pour ouvrir la « Via dello Statuto » (aujourd’hui Via Giovanni Lanza), sur l’Esquilin91. Les fouilles ont permis de dégager une série de structures importantes, visiblement liées entre elles, notamment une bibliothèque, un nymphée et, surtout, ce que les archéologues de l’époque ont interprété comme une chapelle domestique ou « laraire » dont plusieurs lithographies ont permis d’enregistrer la disposition du matériel au moment de la découverte92. Celle-ci contenait une représentation dite « d’IsisFortuna » en marbre qui semble avoir été la statue principale de ce local dont elle ornait la niche semi-circulaire du fond. Des deux côtés, étaient aménagées des niches rectangulaires divisées en trois compartiments dans lesquelles prenaient place vingt-et-une sculptures (statuettes, bustes, hermai etc.) de divinités

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Bonini 2011, 215. Stirling 2005, 199-210. Statue d’Isis-Tychè, marbre, ier-iie siècles ap. J.-C., Musée National d’Athènes, inv. 3426 (inédite). Ensoli 2000. Ensoli 1993 ; Sfameni 2011, 119-121. Ensoli 2000, 281, fig. 23.

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notamment une statuette en marbre d’Harpocrate, une autre acéphale représentant Sérapis trônant accompagné de Cerbère, un buste de Sérapis et une série de sculptures figurant Apollon, Dionysos, Hercule, Aphrodite, Hécate et les Lares. Cette structure a été identifiée par Serena Ensoli comme une chapelle du iie siècle ap. J.-C. vraisemblablement installée par un dévot isiaque et qui a ensuite été intégrée dans une riche domus tardo-antique au ive siècle93. Restaurées durant l’Antiquité tardive, les sculptures témoignent de l’existence d’un culte « syncrétique », où la déesse Isis occupe une place majeure. Il convient aussi de signaler que ce laraire était situé à proximité directe d’un mithraeum privé. En fonction de ces données, cet ensemble archéologique est généralement cité pour illustrer le phénomène de la privatisation des cultes à Rome au ive siècle ap. J.-C.94 Dans ce contexte, l’assimilation d’Isis à Fortuna souligne l’une des compétences de la déesse qui domine le destin95, associée aux autres divinités du cercle isiaque et à d’autres divinités du panthéon gréco-romain, qu’elles soient d’origine orientale ou non. À l’intérieur de ce cadre d’analyse, le décor sculpté de la « domus des Aradii » offre un intéressant parallèle à l’ensemble de l’Esquilin96 (n 2.2). Il s’agit d’une domus romaine partiellement fouillée dans une zone située entre la via di Porta Latina et les Murs Auréliens. L’édifice est documenté par deux séries de découvertes (en 1937 et en 1945) qui ont permis de dater cette construction du début du iiie siècle ap. J.-C. Elle était encore fonctionnelle au ive siècle comme le prouve une dédicace à Mercure réalisée par deux membres de la famille des Aradii, entre 340 et 360 ap. J.-C.97 La documentation statuaire associée au culte domestique a livré plusieurs statuettes en marbre d’Isis, de Déméter, de Dionysos et de Fortuna. Ces sculptures intègrent un cadre chronologique qui se situe entre la deuxième moitié du iie siècle et la première moitié du iiie siècle ap. J.-C. Les données archéologiques, corrélées à la dédicace et aux traces de restauration présentes sur certaines statuettes, laissent suggérer une continuité d’utilisation durant l’Antiquité tardive. Selon Daniela Candilio, « s’y déroulait un culte syncrétique », où l’association entre Isis, Déméter, Fortuna et Mercure conférait à ces objets une valeur qui n’était pas seulement familiale car ces images divines ont pu revêtir aussi une signification sociale et politique, en représentant des divinités tutélaires de la production de céréales, du commerce et de la navigation98. Ces deux contextes archéologiques témoignent donc de la refonctionnalisation d’une série de sculptures réunies dans des ensembles complexes associés aux

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Ensoli 2000. Sfameni 2011 ; Bricault 2014. Sfameni Gasparro 1996. Candilio 2005 ; Sfameni 2011, 121-123. Sfameni 2011, 122-123. Candilio 2005.

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laraires domestiques à l’intérieur de riches domus aristocratiques. L’identification d’un tel phénomène n’est pas sans rappeler ce que l’on a pu observer à Athènes à la même époque. Le contexte de l’Esquilin a ainsi livré l’une des rares statues en marbre au type d’Isis-Fortuna ; sculptée au iie siècle ap. J.-C., elle a été utilisée dans un contexte domestique à une époque où les cultes « païens » se retrouvent limités à la sphère privée99. Si les sources archéologiques ne permettent pas de s’exprimer sur les éventuels maintiens ou désaffectations des temples isiaques à Rome durant l’Antiquité tardive100, ces témoignages iconographiques montrent que les divinités isiaques n’ont pas disparu du panorama religieux et qu’elles continuent d’être présentes sur différents supports. On peut citer, à titre d’exemple, le cas des frappes monétaires à types isiaques : contrôlées par l’aristocratie païenne et attestées au ive siècle, elles associent Isis et Sérapis au ravitaillement en blé de Rome, en tant que « gardiens d’un ordre urbain101 ». Ce rapport entre l’aristocratie païenne romaine et les cultes isiaques se retrouve dans d’autres contextes qui documentent le culte domestique durant l’Antiquité tardive. On épinglera le cas d’une structure erronément identifiée par Lanciani comme un « nymphée », à proximité de l’église de Saint-Eusèbe sur l’Esquilin (n 2.3). Il s’agirait en réalité d’un lieu de culte privé dont le matériel archéologique et les données épigraphiques indiquent qu’il était fréquenté essentiellement par des soldats, surtout des vigiles, au moins à partir du iie siècle ap. J.-C.102 Selon Serena Ensoli, cette structure aurait été utilisée durant l’Antiquité tardive comme un sanctuaire domestique, peut-être isiaque103, qui faisait partie de la résidence d’un aristocrate fameux de la Rome du ive siècle : Vettius Agorius Praetextatus104. Gouverneur d’Achaïe105 sous Julien l’Apostat en 361-362 et praefectus urbi en 367-369 ap. J.-C. sous Valens et Valentinien ier, nous savons que ce personnage a accumulé plusieurs prêtrises106 grâce à la longue inscription funéraire, qui figure sur le célèbre autel capitolin, dédicacée par sa femme Fabia Aconia Paulina (elle-même « dévote » isiaque)107 : il était neocorus de Sérapis, augure, pontife de Vesta, hiérophante d’Hécate et dévot de Cybèle108. En reprenant la documentation isiaque de la Rome tardo-antique, Laurent Bricault a récemment signalé que «  la composition des laraires révélés par 99 Goddard 2008, 168. 100 Bricault 2014, 328. 101 Bricault 2014, 342-346. 102 Chini 2000, 293. 103 Ensoli 2000, 280 ; Mangiafesta 2008, 106. 104 Ensoli 2000, 279-280 ; une hypothèse reprise par Sfameni 2011, 127. 105 Certains auteurs ont d’ailleurs postulé l’influence de Prétextat sur la présence des cultes isiaques à Athènes au ive siècle ap. J.-C. ; cf. notamment Karivieri 2014. 106 Kahlos 2002. 107 Bricault 2005, RICIS 501/0210. 108 Kahlos 2002, 71 ; Mangiafesta 2008 ; Bricault 2005, RICIS 501/0180.

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l’archéologie offre un écho aux accumulations de prêtrises livrées par l’épigraphie »109. L’auteur refuse ainsi l’idée, pourtant répandue, d’une « résistance païenne » et préfère y voir en réalité l’affirmation d’une identité polythéiste. Une telle accumulation n’est pas sans rappeler l’un des reliefs110 du Dolichenum de l’Aventin (n 2.4) qui rassemble plusieurs divinités sur un même support : Jupiter Dolichenus, Junon Dolichena, Isis et Sérapis, les Dioscures, Sol et Luna. Situé au centre d’un quartier résidentiel, le sanctuaire de l’Aventin doit être daté de l’époque sévérienne111. Ce type de relief semble ainsi mettre en avant la valeur « multiculturelle » du culte autour duquel se réunissaient des fidèles de différentes parties du monde oriental112. Outre l’antéfixe ornée de deux uraei, la présence d’Isis et de Sérapis peut faire supposer l’existence d’un petit sacellum réservé aux divinités isiaques. En l’absence de données plus précises, rappelons que les cultes isiaques étaient attestés sur l’Aventin113 : on peut citer le cas des structures du iie siècle ap. J.-C. trouvées sous l’église Sainte-Sabine qui ont livré plusieurs graffiti et des peintures murales. Enfin, un autre ensemble archéologique situé sur le Janicule (n° 2.5) atteste la présence des cultes isiaques à Rome durant l’Antiquité tardive. Identifié comme un sanctuaire « syrien » depuis sa découverte114, il a récemment été interprété comme un sanctuaire domestique dédié à Osiris qui faisait partie d’une villa suburbaine dont les témoignages céramiques montrent une fréquentation au moins jusqu’au ve siècle ap. J.-C.115 Conclusion La documentation qui vient d’être examinée témoigne de la présence d’objets isiaques (surtout des statuettes) dans plusieurs habitations athéniennes et romaines datées de l’Antiquité tardive. Malgré la multiplication des édits contre les cultes polythéistes, certains contextes cultuels « païens » étaient peut-être encore fonctionnels, notamment le fameux Iseum Campense qui semble avoir été en activité au moins jusqu’au début du ve siècle116. Si le maintien d’un tel édifice peut être expliqué par des raisons économiques et politiques, la documentation archéologique montre que des images de divinités isiaques étaient encore présentes et utilisées en contexte domestique. En effet, les témoignages matériels 109 Bricault 2014, 356. 110 Hattler 2013, 297, cat. 187. 111 Chini 2000, 288-294. 112 Chini 2000, 293. 113 Andreussi 2008. 114 Pour la chronologie et l’inventaire des trouvailles archéologiques, cf. notamment Frel, Duthoy 2008. 115 Goddard 2008, cité par Sfameni 2011, 125-126. 116 Ensoli 2000, 281.

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liés aux laraires domestiques ont révélé l’existence d’ensembles cultuels composites associant les divinités isiaques à d’autres figures du panthéon gréco-romain (cf. tableaux annexés). Il convient néanmoins de nuancer ce constat à partir d’une double considération. Les données archéologiques indiquent que certains ensembles d’objets ont été trouvés dans un contexte de destruction. Assemblés à un moment spécifique, ces groupes de statuettes divines ne reflètent donc pas forcément une « réalité cultuelle » précise. En outre, certains contextes domestiques tardo-antiques ont aussi livré des statues de divinités volontairement mutilées117. De manière générale, les ensembles de statuettes païennes tardo-antiques se composent majoritairement d’objets remployés et permettent d’identifier la « récurrence » de certaines divinités : si les représentations d’Asclépios sont parmi les plus nombreuses, Cybèle et Isis occupent aussi une place importante à l’intérieur de ces ensembles118. Sur base de ces considérations, il faut également questionner la valeur significative de ces témoignages matériels, dont certains semblent reproduire à une échelle réduite des grandes statues de culte. Volontairement restaurés et remployés, ces objets ont donc continué à être « utilisés » en contexte domestique durant l’Antiquité tardive. Si l’hypothèse d’une fonction décorative ne peut être directement écartée, deux contextes archéologiques majeurs nous ont fourni une précieuse clef de lecture : la « Maison de Proclus », où des traces de sacrifice cultuel ont été identifiées119, et le laraire de San Martino ai Monti. Celui-ci avait préservé la disposition du mobilier archéologique au moment de sa découverte et il a livré l’une des rares statues en marbre au type d’Isis-Fortuna qui occupait la niche principale du laraire. Ces deux ensembles ont été respectivement associés aux membres de l’école néoplatonicienne d’Athènes et de l’aristocratie païenne de Rome. En rassemblant un panthéon multiculturel de divinités dites « complémentaires », ces nombreux répertoires tardo-antiques ont peut-être contribué à matérialiser l’affirmation d’une identité polythéiste ancestrale120. Dans ce cadre d’analyse, il est intéressant de rappeler les évènements qui favorisèrent l’introduction des cultes isiaques à Rome en effectuant un bref retour chronologique : après une période de « répression » dans la deuxième moitié du ier siècle av. J.-C., ce sont la crise de 69 ap. J.-C. et l’acclamation de Vespasien à Alexandrie qui ont « consacré » Isis et Sérapis en tant que divinités protectrices de la dynastie flavienne. L’on peut aussi évoquer la résolution d’une terrible 117 On peut citer le cas d’une statue d’Isis brisée en trois morceaux dont les fragments ont été trouvés sur le sol d’une habitation tardo-antique de Laodicée de Lycos en Carie ; cf. Stirling 2005, 266, note 113. En outre, les sculptures égyptiennes qui faisaient partie du sacellum d’Isis à Cumes, détruit durant l’Antiquité tardive, ont toutes été trouvées « volontairement mutilées » à l’intérieur d’une vasque ; cf. Caputo 2003. 118 Stirling 2005, 209-210. 119 Karivieri 1994. 120 Bricault 2014, 357-358.

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famine à Rome en 189 ap. J.-C., à la suite de laquelle Isis et Sérapis sont devenus les divinités protectrices de la flotte annonaire121. Ces événements historiques illustrent les rapports étroits entre le pouvoir impérial et les cultes isiaques qui ont certainement contribué à la diffusion de ces cultes dans le monde romain, depuis l’époque flavienne jusqu’à l’Antiquité tardive. En intégrant ces données historicoreligieuses dans notre lecture archéologique des objets isiaques de l’Athènes et de la Rome tardo-antiques, il est possible de mesurer l’impact de la/des crise(s) sur l’installation, la diffusion, l’affirmation et, dans le cadre spécifique de notre étude, sur la persistance des cultes isiaques. En effet, les invectives des auteurs chrétiens de la fin du ive et du début du ve siècle semblent indiquer que les divinités isiaques n’avaient pas totalement disparu du panorama religieux de la Rome tardo-antique122. Les données archéologiques examinées dans notre étude témoignent de l’utilisation de plusieurs espaces domestiques tardo-antiques comme lieux d’expression pour les cultes polythéistes, parmi lesquels Isis et Sérapis faisaient partie intégrante de plusieurs panthéons domestiques reflétant les préférences religieuses d’une série d’individus qui ne nous ont pas laissé d’autres traces. Bibliographie Alexandri, O. 1969 : Χρονικά Aρχαιότητες και μνημεία Αϑηνών. Γ’Εφορεια Κλασσικών Αρχαιοτήτων, Archaiologikon Deltion 24, B’1, 25-88. Alvar, J. 2008 : Romanising Oriental Gods: Myth, Salvation and Ethics in the Cults of Cybele, Isis and Mithras, Leyde. Andreussi, M. 2008 : Le divinità orientali dell’Aventino, in B. Palma Venetucci (ed.), Culti orientali tra scavo e collezionismo, Rome, 57-64. Badawy, A. 1978 : Coptic art and archaeology: the art of the Christian Egyptians from the late Antique to the Middle Ages, Cambridge. Bakker, J. T. 1994 : Living and working with the gods: studies of evidence for private religion and its material environment in the city of Ostia (100-500 AD), Amsterdam. Beaurin, L. 2008 : Isis Fortuna à Pompéi : le succès d’une déesse intégrée, Oebalus: studi sulla Campania nell’Antichità 3, 279-293. Bonini, P. 2011 : Le tracce del sacro. Presenze della religiosità privata nella Grecia romana, in M. Bassani et F. Ghedini (ed.), Religionem significare: aspetti storicoreligiosi, strutturali, iconografici e materiali dei Sacra privata, Atti dell’Incontro di studi, Padova, 8-9 giugno 2009, Rome, 205-227. Bosnakis, D. 1994-1995 : The Egyptian Gods on Rhodes and Kos from the Hellenistic Period to Roman Times, Archaiologikon Deltion 49-50, 43-74.

121 Bricault 2000, 144-145. 122 Bricault 2014.

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228

NICOLAS AMOROSO

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Contexte archéologique

Contexte domestique (?)

« Cachette de bronzes »

Lieu de provenance

Sud-est de l’Acropole d’Athènes

Quartier d’Ambelokipi, Athènes



1.1

1.2

-Petit buste en bronze de Sérapis -Statuette en bronze d’Harpocrate

-Statuette en ivoire d’Isis-Tychè -Statuette en ivoire d’Osiris-Dionysos assis -Petite tête en ivoire d’Osiris-Dionysos -Plaquette en ivoire montrant Sérapis trônant -Statuette en ivoire de Sérapis couché sur une klinè

Objets isiaques

-Daux 1968, 741-748 -Krystalli-votsi 1995, 271-281 -KaufmannHeinimann 1998, 307-308 (GF113)

-Pologhiorghi 2008,134-177 -Bonini 2011, 211-212

-Statuette en ivoire d’Hercule

Groupe de statuettes en bronze de tailles diverses : -Bacchus debout (3) -Bacchus enfant (2) -Neptune -Hercule assis -Hercule-Alexandre -Discobole -Doryphore -Minerve -Vénus assise

Bibliographie

Autres témoignages

Tableau 1 : Représentations de divinités en contexte domestique à Athènes durant l’antiquité tardive

OBJETS ISIAQUES EN CONTEXTE DOMESTIQUE

229

Contexte domestique

Contexte domestique

Jardin National d’Athènes (angle nord-est)

1.6

Pentes méridionales de Contexte l’Acropole d’Athènes domestique (au sud de l’Asklepieion) (« Maison de Proclus »)

1.4

Aéropage, à l’ouest de la « Maison A », Athènes

Contexte domestique

Nord-est de l’Acropole d’Athènes (rue Kekropos)

1.3

1.5

Contexte archéologique

Lieu de provenance



-Statuette de prêtresse isiaque en marbre

-Tête de Sérapis en marbre

-Fragment d’une statue d’Isis en marbre

-Statuette en terre cuite d’Isis -Statuette en terre cuite d’Harpocrate

Objets isiaques

- Deux statuettes en marbre de Cybèle -Statuette en marbre d’Hygie -Deux reliefs votifs représentant Asclépios et Cybèle

-Statuette d’Asclépios en marbre -Statuette de Tychè en marbre

- Relief votif représentant Cybèle assise

-Deux reliefs votifs représentant Cybèle -Plusieurs statuettes en terre cuite (Éros, buste de philosophe, etc.)

Autres témoignages

-Karivieri 1994, 137-138 -Katakis 2007 -Stirling 2008, 133-134

-Frantz 1988, 36, note 139

-Walters 1988, 63 -Karivieri 1994, 131-132 -Bonini 2011, 211-212

-Alexandri 1969, 53 -Karivieri 1994, 137-138 -Bonini 2011, 215

Bibliographie

230 NICOLAS AMOROSO

-Statuette d’Aphrodite pudique en marbre -Statuette acéphale d’Hercule en marbre -Trois hermai d’Hercule en marbre -Statuette d’Hécate en marbre -Statuette de Cybèle en marbre (?) -Base dédiée aux Lares

-Statue en marbre de Dionysos (Pièce A) -Statue en marbre de Déméter (pièce A) -Plusieurs statuettes en marbre d’enfants (pièce A) -Statue de Fortuna en marbre (pièce B) -Statue acéphale en marbre figurant Léda et le cygne (pièce B)

-Statue d’Isis-Fortuna en marbre -Buste de Sérapis en marbre -Statuette acéphale en marbre représentant Sérapis assis avec Cerbère -Statuette fragmentaire en marbre représentant Harpocrate accroupis -Stèle en stéatite représentant Horus sur un crocodile -Statue d’Isis en marbre (pièce A)

Sacellum isiaque transformé en laraire et intégré dans une domus tardo-antique

Laraire(s) domestique(s) de la « domus des Aradii » (pièces A et B)

Zone entre la Via Giovanni Lanza et l’église de San Martino ai Monti sur l’Oppius, Rome

Villa Grandi, Via di Porta Latina, Rome

2.1

2.2

Autres témoignages

Objets isiaques

Contexte archéologique

Lieu de provenance



Tableau 2 : Représentations de divinités en contexte domestique à Rome durant l’antiquité tardive

-Candilio 2005 -Sfameni 2011, 121-123

-Ensoli 1993 -Ensoli 2000, 280-281 -Sfameni 2011, 119-121

Bibliographie

OBJETS ISIAQUES EN CONTEXTE DOMESTIQUE

231

Sanctuaire dédié à Jupiter Dolichenus

Via Santo Domenico, Aventin, Rome

2.5

-Groupe statuaire en marbre représentant -Chini 2000 -Hattler 2014 Jupiter Dolichenus sur le taureau -Relief votif en marbre représentant Junon Dolichena sur le taureau -Groupe statuaire en marbre représentant Artémis et Iphigénie -Statues en marbre d’Hercule et Omphale

-Mele & Mocchegiani Carpano 1982 -Nista 2000, 298-300 -Frel & Duthoy 2008 -Goddard 2008 -Sfameni 2011, 123-126 -Statue d’une divinité masculine assise en marbre ( Jupiter-Sérapis ?) -Relief fragmentaire figurant un dieu syrien -Statue en marbre de Dionysos -Pilier avec inscription dédiée par L. Trebonius Sossianus, présentant une image de Tychè/Fortuna

-Statue égyptienne en basalte noir (Osiris ou pharaon ?) -Statuette/idole en bronze (Osiris ?)

« Sanctuaire syrien » du Janicule ou sanctuaire domestique dédié à Osiris appartenant à une domus tardo-antique (Goddard)

Villa Sciarra, Via Dandolo, pentes méridionales du Janicule, Rome

2.4

-Relief « syncrétique » figurant Isis, Sérapis avec d’autres divinités -Statuette d’Isis (?) -Antéfixe avec deux uraei

-Chini 2000, 293 -Ensoli 2000, 279-280 -Sfameni 2011, 126-127

/

-Statue d’une isiaque (ou Isis ?) en marbre -Statue de Sérapis

« Nymphée » de Saint-Eusèbe, sanctuaire domestique de Vettius Agorius Praetextatus (Ensoli)

Bibliographie

Zone des Horti Lamiani, Esquilin, Rome

Autres témoignages

2.3

Objets isiaques

Contexte archéologique

Lieu de provenance



232 NICOLAS AMOROSO

Vincent Mahieu

ACTEURS, LIEUX ET PRATIQUES DU CULTE DE VESTA DANS LA ROME TARDO-ANTIQUE. VITALITÉ ET DISPARITION D’UNE INSTITUTION DE LA RELIGION TRADITIONNELLE*

Figures essentielles de la religion romaine, propices aux fantasmes de tout temps, les Vestales ont fait l’objet de nombreuses études qui se sont diversement intéressées aux trois principales composantes de cette institution religieuse : les pratiques cultuelles, le sacerdoce et l’espace de culte. Quand ils sont abordés, le développement tardif de ces réalités et leur disparition sont souvent traités de manière accessoire ou sous un angle très circonscrit. En outre, les témoignages littéraires tardifs, à l’instar d’un Prudence ou d’un Servius, sont majoritairement manipulés dans l’optique d’éclairer certaines obscurités ou d’approfondir la connaissance générale de l’institution, leur dimension temporelle étant alors neutralisée. En revanche, d’autres documents sont effectivement convoqués dans leur rapport au présent pour dessiner la fin du culte, mais ils demandent une distance critique qui n’est pas toujours appliquée. On pense en particulier à Zosime, à partir duquel les chercheurs élaborent généralement un modèle assez similaire : affaibli par les premiers coups que constitua la suppression de son financement étatique et de ses privilèges par Gratien, le corps des vestales survit tant bien que mal jusqu’à sa dissolution consécutive à l’édit de Théodose en 392 qui n’est toutefois effective qu’avec la mise en application stricte du décret par l’empereur lui-même, lors de son voyage en 394 faisant suite à sa victoire militaire et symbolique sur le « philopaïen » Eugène. De récents travaux sur les sources écrites, qui reprennent ce schéma ou au contraire suggèrent une nouvelle lecture de certains de ces documents, ainsi que les mises à jour archéologiques concernant l’atrium Vestae, incitent à une mise au point. Dans cette communication, en intégrant les différents types de données disponibles et en exploitant les témoignages tardifs dans leur dimension diachronique, nous nous proposons de partager quelques développements visant à éclairer à la fois la situation du culte de Vesta en plein ive siècle, qui n’est pas sans connaître un certain dynamisme,

* La présente contribution est issue de recherches doctorales en cours et son contenu doit donc être considéré comme des résultats provisoires. Nous remercions les organisateurs du colloque de nous avoir donné l’opportunité de communiquer et Françoise Van Haeperen pour sa relecture. Toute erreur restante relève de notre seule responsabilité De la crise naquirent les cultes, éd. par Marco Cavalieri, René Lebrun et Nicolas L. J. Meunier, Turnhout, 2015 (Homo Religiosus II, 15), p. 233-249. ©FHG 10.1484/M.HR-EB.5.108429

234

VINCENT MAHIEU

dont témoigne entre autres le Calendrier de 354, et son processus de disparition, plus progressif et tardif qu’habituellement esquissé.

Gardiennes des Pénates de la légendaire Troie, du feu sacré de la déesse Vesta, dépositaires d’un culte assurant la survie de Rome (Salus publica), les Vestales, figures pures et vierges alimentant de tout temps les fantasmes et l’imaginaire1, assuraient une activité religieuse considérée, par les Anciens comme par les Modernes, comme une composante des plus importantes du paysage polythéiste de l’Vrbs. La pléthore de témoignages antiques et d’études scientifiques touchant ce sujet suffit à démontrer cet état de fait2. Naturellement, parmi ces dernières, plusieurs portent la trace d’une attention au destin tardo-antique de cette réalité, axant au départ l’optique sur la recherche du moment d’arrêt de la prêtrise, par le biais tantôt des sources littéraires3, tantôt des premiers résultats archéologiques4. Le propos est souvent assez circonscrit et traduit tout autant l’absence de certains documents ou de leur juste interprétation, qu’un intérêt peu marqué pour l’Antiquité tardive, le mal nommé « Bas-Empire ». Dans la lignée d’une historiographie qui tend à donner à cette période la place qu’elle mérite, plusieurs études ont plus récemment abordé cette question du devenir tardif, mais souvent de manière accessoire ou sous un angle limité5. Les témoignages littéraires tardifs, à l’instar d’un Prudence ou d’un Servius, y sont majoritairement manipulés dans l’optique d’éclairer certaines obscurités ou d’approfondir la connaissance générale de l’institution, leur dimension temporelle étant alors neutralisée. En revanche, d’autres documents sont effectivement convoqués dans leur rapport au présent pour dessiner la fin du culte, mais leur approche nécessite une distance critique qui n’est pas toujours appliquée. Sur le plan de l’archéologie, des excavations menées par les Américains sous la direction de R. T. Scott de 1987 à 1996, et complétées par des opérations au début du nouveau millénaire, ont produit de nouvelles données qui n’ont pour l’instant été communiquées que de façon succincte6.

1 Perceptible par exemple dans l’art du xviiie siècle ; cf. Nicholson 1997. 2 Il ne m’appartient pas ici d’énumérer toute cette bibliographie  ; on la trouvera rassemblée dans les ouvrages récents mentionnés ci-dessous. 3 Giannelli 1913, 94-97. 4 Van Deman 1909, 45-47. 5 Cf. Salzman 1990, 157-161 ; Saquete 2000, 133-135 ; Conti 2003 ; Frei-Stolba 2003 ; Mekacher 2006, passim ; Wildfang 2006 ; Caprioli 2007, 49. 6 Scott 2007. Dans la publication des fouilles parue sous sa direction en 2009, aucune partie spécifique ne semble être consacrée à l’Antiquité tardive. Filippi 2001 a tenté, pour la notice d’un ouvrage collectif, une synthèse sur la destinée de l’Atrium Vestae, avec les données déjà disponibles, mais les contraintes de l’exercice réduisent à l’excès les références bibliographiques, les raisonnements et les justifications.

ACTEURS, LIEUX ET PRATIQUES DU CULTE DE VESTA

235

Il se révèle, dès lors, intéressant de proposer ici quelques développements visant à éclairer à la fois la situation du culte en plein ive siècle et son processus de disparition – un élément parmi d’autres dans le phénomène plus ample de la fin des cultes polythéistes dans la cité –, à intégrer les différents types de données disponibles et à traiter les témoignages tardifs dans leur dimension diachronique. Dans le cadre d’une telle réflexion, il convient de bien distinguer trois composantes dont les évolutions sont interreliées mais non nécessairement parfaitement synchroniques : le culte en lui-même (les rites, les fêtes), les acteurs du culte et les édifices où il prend place (et, dans le cas exceptionnel des Vestales, où est logée une partie du corps sacerdotal). 1. Une vitalité sous la dynastie constantinienne En ce milieu du ive siècle, malgré un pouvoir aux mains d’empereurs montrant une préférence chrétienne et les premières décisions législatives visant à réguler, voire à réduire, les cultes traditionnels, les fêtes qui leur sont associées continuent à scander le temps de la cité. Avec quatre journées impliquant explicitement les prêtresses ou leur déesse, le culte de Vesta tient même la dragée haute dans le Calendrier de 354 et affiche une continuité parlante avec les Fastes antérieurs, ainsi que le souligne M. R. Salzman7. Constantin, avec la politique religieuse qu’il a initiée et qui sera maintenue jusque sous la dynastie valentinienne – un « laïcisme » de l’État que l’on peut entendre comme « une législation garante et respectueuse du phénomène religieux, mais neutre relativement aux choix des citoyens »8 – a créé les conditions de préservation de cette institution traditionnelle. Leur rôle cultuel touchant à l’existence et la protection de l’État romain en faisait des acteurs utiles à mobiliser dans la construction de la légitimité du pouvoir et a donc dû leur assurer, en tout cas jusqu’au règne de Gratien, un certain soutien impérial. Le 7 juin, indique donc le calendrier philocalien9 avec l’expression Vesta aperitur, la partie la plus sainte de l’aedes était ouverte et ce, jusqu’au 15 juin, où le sanctuaire était rituellement nettoyé et le lieu refermé (Vesta clauditur)10. Entretemps, le 9 juin, prenaient place les fêtes de Vesta, les Vestalia. Le document de 354 note également la participation des vierges aux Parentalia le 13 février (Virgo Vesta(lis) parentat), ouvrant une session dédiée aux Mânes des ancêtres que la population honorait à titre privé. Selon M. R. Salzman, cette association avec des « popular 7 Salzman 1990, 157-158. 8 Cf. Falchi 2008, 133 pour la citation, qui est conscient de faire appel à des concepts qui pourraient souffrir d’anachronisme, s’ils ne sont pas maniés avec nuance. 9 Édition donnée par A. Degrassi dans Inscriptiones Italiae, vol. xiii.2, 237-262. 10 Sur cette cérémonie, cf. en dernier lieu, Keegan 2008.

236

VINCENT MAHIEU

private rites indicate the sort of flexibility that gave vitality to a traditional public cult »11. Reste qu’une telle imbrication cultuelle des deux sphères se rencontre dans des contextes antérieurs et que les Vestales exécutent bien ces rites du 13 février en tant que corps public, afin peut-être de rendre hommage aux Mânes de leurs devancières, comme le suggère F. Van Haeperen et à sa suite N. Mekacher12. Que sait-on, pour cette période, des acteurs à qui ce devoir religieux était confié ? Les Vestales, institutionnellement attachées au collège des Pontifes, tout comme le pontifex maior Vestae, sont rapportées comme étant au nombre de sept par l’Expositio totius mundi13, un texte descriptif à caractère essentiellement économique, rédigé au milieu du ive siècle par un auteur anonyme dont on peut douter de la connaissance effective de la Rome contemporaine14. Un chiffre toutefois confirmé quelques décennies plus tard par Ambroise dans un de ses courriers15. Plus concrètement, ce corps sacerdotal semble encore, avec une fréquence sans doute moindre qu’au siècle précédent, alimenter son autoreprésentation par l’intermédiaire de statues et inscriptions érigées dans l’Atrium Vestae16, ce dont témoigne la base inscrite, datée du 9 juillet 364 et dédiée par le pontifex maior et promagister, Macrinius Sossianus, à une Virgo Vestalis maxima, désormais inconnue, son nom ayant été martelé17. La raison de cet acte peut tout aussi bien résider dans une conversion au christianisme que dans une damnatio memoriae pour cause d’incestus. Les données disponibles au sujet des détenteurs de fonctions sacerdotales associées au culte de Vesta durant le ive siècle ne sont pas négligeables, en particulier en ce qui concerne les pontifices ; elles ont été compilées par J. Rüpke dans ses Fasti sacerdotum18, qui considère certains d’entre eux comme potentiellement actifs encore au début du ve siècle. 11 Salzman 1990, 161. 12 Van Haeperen 2002, 371-372, actualisé dans Van Haeperen 2008, 317, n. 23 ; Mekacher 2006, 64-65. 13 Exposio totius mundi et gentium, 55 : « Il y a aussi dans cette Rome sept vierges de naissance libre et clarissimes, qui, pour le salut de la ville, accomplissent selon la coutume des anciens les cérémonies en l’honneur des dieux : ce sont elles que l’on appelle les vierges de Vesta ». Sunt autem in ipsa Roma et uirgines septem ingenuae et clarissimae, quae sacra deorum pro salute ciuitatis, secundum antiquorum morem, perficiunt, et uocantur uirgines Vestae. 14 Cf. l’édition de Rougé 1966, SC no 124, dans les parties dédiées à l’origine de l’auteur, 27-38, et la valeur de l’œuvre, 82-88. Il peut paraître étonnant que Salzman 1990, 158 n’accompagne ce passage d’aucune remarque de précaution quant à la fiabilité de ces renseignements. 15 Ambrose, Epistula xviii, 11 : « Et pourtant combien de vierges leur ont amené les avantages promis ? C’est à peine sept jeunes filles que l’on prend pour Vestales ». Quantas tamen illis uirgines praemia promissa fecerunt ? Vix septem Vestales capiuntur puellae. 16 Sur cette pratique, cf. Mekacher 2006, 121-148. 17 CIL vi, 32422 : Ob meritum castitatis, / pudicitiae adq(ue) in sacris / religionibusque / doctrinae mirabilis /[–]e u(irgini) V(estali) max(imae) / pontifices uu(iri) cc(larissimi) / promag(istro) Macrinio / Sossiano u(iro) c(larissimo) p(ontifice) m(aiore) // Dedicata V idus Iunias / diuo Iouiano et Varroniano / conss(ulibus). 18 Rüpke 2005.

ACTEURS, LIEUX ET PRATIQUES DU CULTE DE VESTA

237

Le lieu où officiaient et résidaient les gardiennes du feu fait partie des éléments repris, dans la liste de la regio du Forum Romanum, par les Régionnaires (Notitia et Curiosum), catalogues topographiques dont le dernier modèle commun est rédigé à l’époque dioclétienne ou constantinienne et tous deux actualisés durant ou après cette dernière période19. Remontant aux premiers siècles de la République, ce complexe du Forum, composé d’une série d’espaces distribués autour d’une grande cour rectangulaire dont l’angle nord-ouest était occupé par le temple circulaire, semble avoir connu sa dernière grande reconstruction à l’époque de Trajan, même si de sérieuses restaurations et interventions ont pris place postérieurement20. R. T. Scott pointe plusieurs réfections qui ont certainement dû avoir lieu dans le courant du iiie siècle, tandis que d’autres, moins nombreuses, témoigneraient d’une continuité de l’occupation de l’espace encore au ive siècle21. Outre quelques modifications dans la configuration de l’espace, il s’agit pour l’essentiel de pavements tardifs posés majoritairement dans les zones méridionale et orientale du complexe. La datation, large, est fixée d’après les techniques de construction et des comparaisons avec des demeures tardives romaines et ostiennes. Même s’il n’est pas possible d’établir la simultanéité de ces interventions, l’archéologue américain souligne néanmoins la cohérence de ces modifications qui prennent place dans le secteur sud et est de la domus. Et pourquoi ne pas inclure à cette phase la vaste structure polygonale entourant la fontaine centrale, une forme souvent considérée comme typique de la période tardive, ajoute-t-il ? Ces modifications appartiennent-elles véritablement à une seule phase ou, à tout le moins, découlent-elles d’un même projet ? Ce projet traduit-il les nécessités d’une activité cultuelle et résidentielle soutenue de la part des Vestales ou, au contraire, un changement d’appartenance ou de fonction engendré par le délitement du culte ? Ces questionnements complexes et pertinents invitent à faire transition vers la seconde partie de l’analyse. 19 Édition par A. Nordh 1949, Libellus de regionibus Vrbis Romae, Lunde, 85 (Vestam). Sur les Régionnaires, on consultera dernièrement Behrwald 2006. 20 En dernier lieu Scott (ed.) 2009. 21 Sur ces constats et interprétations, cf. Scott 2007. Dans un tableau paru dans son article sur les sanctuaires païens de l’Italie tardo-antique, Goddard 2006, 304 indique une restauration du temple de Vesta entre la fin du ive siècle et le début du ve. Les fouilles engagées sur le site à la fin des années quatre-vingts auraient confirmé une réfection importante survenue à l’extrême fin du ive siècle, notait-il également dans sa thèse ; Goddard 2003, 248. Dans les deux cas, il renvoie à Pensabene 1999, 754. Ce dernier parle de « modesti interventi » qui ont peut-être eu lieu dans ce temple dans le contexte du règne d’Eugène et note, comme référence, l’étude de Lugli 1946, 203 où l’on ne retrouve aucun indice en ce sens. Par « temple », on suppose que les deux désignent le complexe dans son ensemble et pas uniquement l’aedes. Si les fouilles ont effectivement corroboré les constats d’interventions tardives dans l’Atrium et si leur ampleur n’est pas facilement cernable, rien ne vient cependant, ni archéologiquement, ni dans les sources écrites, accréditer, avec une certitude suffisante, la thèse d’une phase de restauration sous Eugène ou à la charnière entre les ive et ve siècles.

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2. La fin du culte : une disparition brusque ou une mort lente ? Les tombes installées sur le site aux vie-viie siècles ne laissent pas de doute sur la disparition de la domus des Vestales22. Auparavant, les traces archéologiques, note D. Filippi, démontreraient une continuité d’occupation de ces espaces, avec une fonction domestique, hypothétiquement associée à l’installation au ve siècle d’un haut fonctionnaire impérial dans ces amples structures contiguës au Palatin. Il est cependant difficile de fournir des repères chronologiques précis pour cette transition23. Tournons-nous alors vers les sources écrites pour essayer de saisir ce qu’elles laissent entrevoir de cette phase de disparition du culte et du sacerdoce. À partir de celles-ci, les chercheurs élaborent généralement un modèle assez similaire : affaibli par les premiers coups que constitua la suppression de son financement étatique et de ses privilèges par Gratien, le corps des Vestales survit tant bien que mal jusqu’à sa dissolution consécutive à l’édit de Théodose en 392 qui n’est toutefois effective qu’avec la mise en application stricte du décret par l’empereur lui-même, lors de son voyage en 394 faisant suite à sa victoire militaire et symbolique sur le « philopaïen » Eugène24. Un passage est constamment convoqué pour appuyer cet état de fait : il provient du récit de Zosime, historien de la fin du ve-début du vie siècle, lorsqu’il évoque l’histoire tragique de Séréna, fille adoptive de l’empereur Théodose, exécutée en 408 pour sa supposée collusion avec Alaric, mais qui payait surtout de la sorte, pour l’auteur, ses impiétés envers la Mater Magna et une prêtresse de Vesta : Lorsque Théodose l’Ancien, après avoir abattu l’usurpateur Eugène, arriva à Rome et qu’il incita chacun à mépriser le culte sacré en refusant d’accorder le crédit officiel pour les saintes cérémonies, les prêtres et les prêtresses furent chassés et il n’y eut plus du tout de sacrifices dans les lieux de culte. Séréna fit à cette époque précisément des plaisanteries à ce sujet et voulut visiter le temple de la Grande Mère ; lorsqu’elle vit, ornant au cou de la statue de Rhéa, le bijou digne du culte rendu à cette déesse, elle l’enleva à la statue et le mit à son propre cou, et quand une vieille femme, l’une des vierges vestales qui avait survécu, lui reprocha sans détour son impiété, elle l’outragea grossièrement et la fit chasser par ceux qui la suivaient25.

22 Scott 2007, 400. Cf. aussi Filippi 2001, 600-601. 23 Filippi 2001, 600-601. 24 C’est le cas par exemple de Giannelli 1913, 94-97 ; Orlandi 1995-1996, 367 ; Pensabene 1999, 754 ; Frei-Stolba 2003, 297 ; Caprioli 2007, 49. 25 Zosime, v, 38, 2-3 : ὅτε Θεοδόσιος ὁ πρεσζύτης, τὴν Εὐγενίου καθελὼν τυραννίδα, τὴν Ῥώμην κατέλαζε καὶ τῆς ἱερᾶς ἁγιστείας ἐνεποίησε πᾶσιν ὀλιγωρίαν, τὴν δημοσίαν δαπάνην τοῖς ἱεροῖς χορηγεῖν ἀρνησάμενος, ἀπηλαύνοντο μὲν ἱερεῖς καὶ ἱέρειαι, κατελιμπάνετο δὲ πάσης ἱερουργίας τὰ τεμένη. Τότε τοίνυν ἐπεγγελῶσα τούτοις ἡ Σερῆνα τὸ μητρῷον ἰδεῖν ἐζοθλήθη, θεασαμένη δὲ τῷ τῆς Ῥέας ἀγάλματι περικείμενον ἐπὶ τοῦ τραχήλου κόσμον τῆς θείας ἐκείνης ἄξιον ἀγιστείας, περιελοῦσα τοῦ ἀγάλματος τῷ ἐαυτῆς ἐπέθηκε τραχήλῳ‧ καὶ ἐπειδὴ πρεσζῦτις ἐκ τῶν Ἑστιακῶν περιλελειμμένη παρθένων ὠνείδισεν αὐτῇ κατὰ πρόσωπον τὴν ἀσέζειαν,

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Zosime rédige à Byzance approximativement un siècle après les faits qu’il relate. En ce qui concerne la date de l’épisode, il faut distinguer la date exacte du fait, pour peu qu’il soit authentique, que F. Paschoud invite à placer en 38926, et la volonté de Zosime de l’inscrire dans la même période que le séjour de Théodose à Rome, juste après sa victoire du Frigidus (394), un voyage qui semble toutefois n’avoir jamais existé27. Adoptons une approche chronologique pour la suite du développement afin de tenter de retracer le fil de cette évolution. En 377, Rufius Caeonius Sabinus, dans l’inscription de son autel taurobolique (aujourd’hui perdu et de contexte incertain), aime encore à rappeler la charge de pontife de Vesta traditionnellement associée à sa famille et dont il a hérité28. Cinq ans plus tard, en 382, fixe-ton habituellement bien qu’une datation antérieure soit peut-être préférable29, l’empereur Gratien refuse le titre de pontifex maximus et, dans la foulée, s’en prend aux subventions et avantages des cultes traditionnels et de leurs acteurs, à moins qu’il ne vise spécifiquement ceux relatifs au culte de Vesta pour des raisons en grande partie profanes30. Les Vestales semblent en tout cas particulièrement visées par ces décisions, comme l’indique Symmaque, dans un de ses rapports adressé à Valentinien II en 384, laissant entendre ipso facto que celles-ci restaient malgré tout en activité. Le préfet, qui a lui-même revêtu un sacerdoce de cette divinité (pontifex maior)31, y dénonce implicitement les actions du prédécesseur de l’empereur en lui opposant la figure de Constance ii et plaide pour un retour en arrière en particulier concernant ces prêtresses : « Que Votre Éternité ratifie les autres initiatives de ce Prince et les traduise en usage vaudrait mieux. Il n’enleva περιύζρισέ τε καὶ ἀπελαύνεσθαι διὰ τῶν ἑπομένων ἐκέλευσεν. Bien que la précision ne soit pas présente dans le texte, l’identification de ce temple avec celui du Palatin ne semble pas faire de doute, ainsi que le soutient le même éditeur, 265. 26 Cf. l’édition de F. Paschoud 1986, CUF, 264-265. 27 Cf. Paschoud 1975, 120-124. 28 CIL vi, 511 : M(atris) d(eum) M(agnae) Id(aeae) et Attidis Minoturani et aram iiii Id(us) Mart(ias) / Gratiano V et Merobaude consulibus dedicabit / antiqua generose domo cui regia Vestae / pontifici felix sacrato militat igne. 29 Van Haeperen 2002, 166-184 penche pour la date de 376, lors du séjour de l’empereur à Rome. 30 Pour Lizzi Testa 2007, 262, les mesures prises par Gratien et rapportées par Symmaque et Ambroise doivent être limitées, dans leur portée, à l’affaire de l’autel de la Victoire et aux privilèges des Vestales (et pas à tous les sacerdoces païens), et répondraient à une volonté de résoudre le problème des legs et donations qui pouvait se poser dans les hautes sphères de la société de l’Vrbs, en particulier lorsqu’ils tombaient dans l’escarcelle d’un collège païen. Elle partage, à cette occasion, une réflexion intéressante : « In such a perspective, Gratian’s measures, far from proving that official paganism was dying, appear on the contrary as testimony to an attempt to check the economic effects, which excessive devotion to the cult of Vesta was still producing in terms of legacies and donations of large landed estates ». 31 CIL vi, 1699 : Eusebii / Q(uinto) Aur(eli) Symmacho u(iro) c(larissimo) / quaest(ori) praet(ori) pontifici / maiori corrector / Lucaniae et Brittiorum / comiti ordinis tertii / procons(uli) Africae praef(ecto) / urb(i) co(n)s(uli) ordinario / oratori disertissimo / Q(uintus) Fab(ius) Memm(ius) Symmachus / u(ir) c(larissimus) patri optimo.

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rien aux privilèges des vierges consacrées. Il compléta les sacerdoces par des gens de naissance. »32. Ce coup certain à l’institution n’entraîne toutefois pas la disparition du corps sacerdotal de Vesta, pas plus que celle, d’ailleurs, du collège des Pontifes33. Au contraire, la missive que Symmaque écrit à Nicomaque Flavien l’année suivante (385), dans laquelle il rend compte des discussions qui ont lieu, au sein du collège, autour de la statue de Prétextat, ancien pontifex maior, praefectus urbi et chef de file des défenseurs de la religion traditionnelle, que les Vestales, vraisemblablement sous l’impulsion de leur consœur Coelia Concordia, veulent et arriveront à faire élever, fournit l’image de prêtresses suffisamment organisées ou, à tout le moins, prestigieuses et capables de mobiliser des moyens, pour pouvoir se permettre ce genre d’actes publics, provoquant de tels débats34. R. Frei-Stolba a pris le temps, dans sa contribution, de souligner toute la dimension de cet acte et, par conséquent, la position sociale de la grande vestale Coelia Concordia. Ainsi que celle d’une autre femme, Fabia Aconia Paulina, épouse de Prétextat, qui, dans la foulée, offre à Coelia une statue pour la remercier de l’initiative courageuse prise envers feu son mari35. Au vu du lieu de découverte de la statue et de la base inscrite, il y a tout lieu de penser que le monument fut posé au sein de leur grande propriété sur l’Esquilin (entourée des Horti Vettiani) ou à proximité36. Comment expliquer ce qui apparaît apparemment comme un confinement dans l’espace privé ? On peut y voir le reflet d’une sorte de progressive privatisation de tout ce qui touche au domaine du religieux et de neutralisation de l’espace public, autrement dit du phénomène 32 Symmaque, Relatio iii, 7 : Accipiat Aeternitas Vestra alia eiusdem Principis facta quae in usum dignius trahat. Nihil ille decerpsit sacrarum uirginum priuilegiis, repleuit nobilibus sacerdotia. 33 Pour Van Haeperen 2002, 211, le collège pontifical cesse de se réunir à partir de 391 à la suite des décisions de Théodose. 34 Symmaque, Epistula ii, 36, 2-3 : « Les Vierges, prêtresse du culte de Vesta, se proposent de dédier à notre cher Prétextat une statue commémorative. Avant même de mettre dans la balance le respect qu’on doit à la grandeur du sacerdoce, les usages d’une longue suite de siècles ou la situation des temps présents, les Pontifes, consultés là-dessus, à l’exception d’un petit nombre qui s’est rangé à mon avis, ont accepté qu’elles décident l’érection de ce monument ». Praetextato nostro monumentum statuae dicare destinant uirgines sacri Vestalis antistites. Consulti pontifices, priusquam reuerentiam sublimis sacerdotii aut longae aetatis usum uel condicionem temporis praesentis expenderent, absque paucis qui me secuti sunt, ut eius opificium statuerent adnuerunt. 35 Frei-Stolba 2003. 36 CIL vi, 2145 : Coeliae Concordiae virgini / Vestali maximae Fabia Pau/lina C(ai) f(ilia) statuam facien/ dam conlocandamque / curauit cum propter / egregiam eius pudici/tiam insignemque / circa cultum diuinum / sanctitatem tum quod / haec prior eius uiro / Vettio Agorio Praetexta/to u(iro) c(larissimo) omnia singulari / dignoque etiam ab huius / modi uirginibus et sa/cerdotibus coli statu/am conlocara. L’inscription a été trouvée en 1591, dans le Vignoble Cesi, au niveau de l’Arc de Gallien, près de la basilique de Sainte-Marie-Majeure. On peut s’étonner que Scott 2007, dans sa contribution sur la phase tardive de la domus des Vestales, se contente de mentionner cette inscription ainsi que celle de 377 comme témoignages écrits de l’existence des prêtresses ou d’une activité cultuelle. De même, Filippi 2001, 600 se limite à citer les bases inscrites et l’épigraphe de 377.

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consistant à ne plus marquer cet espace par des monuments mettant l’accent sur l’action cultuelle des personnages37. Ainsi, si le Forum de Trajan voit le nombre de documents épigraphiques installés en son sein croître aux ive et ve siècles, ils ont pour vocation de participer à l’autoreprésentation de l’ordre sénatorial, en tant que membres de l’élite et responsables civiques, indépendamment de toute appartenance religieuse38. Une autre hypothèse, qui peut être complémentaire, pose la question de la viabilité de l’Atrium Vestae39 : est-il encore en suffisamment bon état pour accueillir cet ornement, voire était-il encore dévolu à cette fonction ? En tout cas, avec cette statue érigée en 385-386, nous avons la dernière trace d’une (grande) vierge vestale. Pour la fonction de pontifex maior Vestalis, l’autel consacré en 390 par Lucius Ragonius Venustus, probablement dans l’enceinte du Phrygianum, représente l’ultime attestation40. L’édit de Théodose en 392, souvent considéré comme un basculement, n’empêche pourtant les fêtes de Vesta d’avoir lieu dans la ville de Rome l’année suivante, si l’on en croit une allusion dans une lettre de Symmaque41. La situation a-t-elle radicalement changé après 394, avec la défaite de l’usurpateur Eugène et le prétendu voyage de Théodose ? Oui, si l’on suit l’extrait de Zosime susmentionné. Intéressons-nous toutefois à quelques sources potentiellement ou certainement postérieures à cette date et souvent négligées en tant que témoignages contemporains. Commençons par les pamphlets anonymes antipaïens, en l’espèce le Carmen contra paganos42 et le Poema ultimum43, qui comprennent des 37 Dans son analyse de l’autoreprésentation sénatoriale dans la Rome tardive, Niquet 2000, en particulier 173-185, discute d’un processus de cette nature. 38 Chenault 2012 s’est très récemment penché sur ce phénomène. 39 Frei-Stolba 2003, 295, n. 66 avait, dans un premier temps, favorisé cette explication avant de ne retenir que la précédente. 40 CIL vi, 503 : Diis omnipotentibus / Lucius Ragonius / Venustus u(ir) c(larissimus) / augur publicus / p(opuli) R(omani) Q(uiritium) pontifex / Vestalis maior / percepto taurobolio / criobolioque / x Kal(endas) Iun(ias) / d(omino) n(ostro) Valentiniano / Aug(usto) iiii et / Neoterio cons(ulibu)s / aram consecravit. 41 Symmaque, Epistula ii, 59, 1 : « Mais maintenant, à cause de la fête de Vesta, je regagne la maison sans savoir si je vais rester avec mes concitoyens ou me retirer de nouveau au voisinage ». Nunc Vestalis festi gratia domum repeto incertus, maneamne cum ciuibus, an rursus in uicina concedam. 42 Carmen contra paganos, 1-3 : « Dites-moi, vous qui honorez les bois sacrés et l’antre de la Sibylle, le bois de l’Ida, les sommets Capitolins du Tonnant, le Palladium et les Lares de Priam et le sanctuaire de Vesta.  ». Dicite, qui colitis lucos antrumque Sibyllae  / Idaeumque nemus, Capitolia celsa Tonantis,  / Palladium Priamique Lares Vestaeque sacellum (trad. Boxus, Poucet 2010a). On consultera aussi ceuxci sur le problème de l’identification du personnage cible et de la date de composition. 43 Pseudo Paulin de Nole, Poema ultimum, 128-139  :  «  Et que dirai-je de Vesta dont le prêtre même prétend ignorer ce qu’elle est ? Toutefois, au plus profond de son sanctuaire, on l’imagine gardée sous la forme d’un feu toujours allumé. Pourquoi une déesse et non un dieu ? Pourquoi le feu est-il dit femme ? Cette femme en vérité, comme le fait savoir Hygin, fut autrefois la première à tisser avec un fil nouveau un vêtement qui fut appelé de son nom, vêtement qu’elle remit personnellement à Vulcain, qui alors lui avait montré comment surveiller les foyers couverts. À son tour ce dieu, heureux du présent, offrit au Soleil ce vêtement qui lui avait permis de surprendre un jour l’adultère de Mars. Aujourd’hui toute une foule de gens crédules suspendent des vêtements en l’honneur du Soleil lors des Vulcanalia ». Quid loquar et

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références explicites aux acteurs, lieux et pratiques du culte. Or, d’une manière générale, ces textes s’en prennent, dans un souci de polémique ancré dans l’actualité, à des divinités et des activités religieuses dont on connaît, par ailleurs, la persistance ou la vitalité, singulièrement les cultes métroaque et isiaque. Dans la composition que Prudence dédie à Saint-Laurent, considérées comme une des passions les plus anciennes du recueil Peristephanon44, il évoque la désertion des « Lares de Pallas » dont doit souffrir Vesta45. Le poète chrétien télescope toutefois plusieurs temps dans cet écrit hagiographique : celui du martyre de Saint-Laurent, celui de l’implantation monumentale chrétienne et celui du délaissement des cultes traditionnels. Le poids du jeu poétique et rhétorique visant à relier la mort du martyr à celui des temples rend donc difficile toute interprétation et pourrait relever de la déformation. Il est cependant intéressant de noter le souci du poète d’intégrer ce culte dans sa démonstration. Cette volonté est encore plus flagrante dans son Contre Symmaque, un plaidoyer rédigé dans les premières années du ve siècle en réponse aux arguments du préfet dans l’affaire de l’autel de la Victoire et qui se doit d’être plus concret dans son rapport à la réalité. Sachant que la fin d’une œuvre fait beaucoup dans l’image qui en subsistera dans la tête du lecteur ou de l’auditeur, Prudence prend la peine d’y consacrer presque les deux cents derniers vers. Pour contrer l’argument soutenant que l’abandon des cérémonies religieuses traditionnelles provoquerait des catastrophes, signes de la rupture de la pax deorum, il rétorque : La dernière plainte qu’exhale le légat, d’une voix larmoyante et douloureuse, c’est qu’on refuse du froment aux autels de Pallas, une obole aux vierges elles-mêmes, la nourriture à leur chaste troupe ; c’est que le foyer de Vesta soit privé frauduleusement Vestam, quam se negat ipse sacerdos / scire quid est ? Imisque tamen penetralibus intus / semper inextinctus seruari fingitur ignis. / Cur dea, non deus est ? Cur ignis femina fertur ? / Ista quidem mulier, sicut commendat Hyginus, / stamine prima nouo uestem contexuit olim / nomine de proprio dictam, quam tradidit ipsa / Vulcano, qui tunc illi monstrarat opertos / custodire focos ; hic rursum munere laetus / obtulit hanc Soli, per quem deprenderat ante / Martis adulterium. Nunc omnis credula turba / suspendunt Soli per Vulcanalia uestes (trad. Boxus, Poucet 2010b). On consultera ces derniers pour la datation de l’œuvre. La fête des Vulcanalia apparaît également dans le Calendrier de 354. 44 Fux 2003, 43-45 place les compositions du Peristephanon dans une fourchette chronologique allant de 398-399 à 404. 45 Prudence, Peristephanon ii, 509-512  : «  Cette mort d’un saint martyr fut en réalité la mort des temples ; alors, Vesta remarqua que l’on désertait impunément les Lares de Pallas ». Mors illa sancti martyris / mors uera templorum fuit, / tunc Vesta Palladios lares / impune sensit deseri (trad. Fux 2003). Il est intéressant de constater qu’en II, 445-452, lorsque Saint-Laurent résume la Rome païenne contre laquelle il lutte par son martyre, que l’on pourrait considérer, dans une certaine mesure, comme un miroir de la situation à laquelle Prudence est confronté, il parle, à côté des Saturnales, du feu caché honorant les Pénates exilés des Phrygiens : « L’erreur troyenne trouble encore aujourd’hui la curie des Catons, avec sa vénération, par des feux cachés, des Pénates exilés des Phrygiens ». Confundit error Troicus / adhuc Catonum curiam, / ueneratus occultis focis / Frygum penates exules. / Ianum bifrontem et Sterculum / colit senatus ; horreo / tot monstra patrum dicere / et festa Saturni senis (trad. Fux 2003).

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de son revenu accoutumé. C’est pour cela, dit-il, que les champs deviennent stériles et produisent moins de fruits, que l’affreuse famine sévit, et qu’à travers le monde entier on voit les hommes pâles, sans ressources, manquant de pain. […] Mais si c’est pour venger les jeunes Vestales que ce fléau est malencontreusement engendré par un monde inconstant, pourquoi ne ravage-t-il point seulement les domaines des chrétiens, de qui vient le refus de remettre à vos vierges les dons fixés46 ?

Le poète chrétien n’évoque aucunement une fermeture du sanctuaire, ni une disparition ou une suppression officielle et effective des desservants de ce culte, mais principalement la privation des moyens de subvention (et accessoirement le délaissement du culte). Il dénonce ensuite le rôle et l’implication de ces vierges païennes dans de détestables cérémonies : En quoi donc consiste le fameux mérite des Vestales ? À monter une garde ininterrompue, comme on le dit, pour la majesté du Palatin romain, à racheter la vie du peuple et le salut des grands, à laisser flotter élégamment leur chevelure sur leur cou, à ceindre élégamment leurs tempes de bandelettes, à orner leurs cheveux de rubans, à immoler sous la terre, en présence des ombres, des victimes lustrales en laissant tomber leur sang dans la flamme et en murmurant des prières47 ?

Il est tentant, à la suite d’autres chercheurs, d’interpréter la dernière description rituelle comme une allusion à la fête rendue par la formule Virgo Vesta parentat notée dans le Calendrier de 354. Néanmoins, corrigeant une hypothèse de H. Le Bonniec48 qui repose sur un rapprochement avec un passage de Plutarque, F. Van Haeperen suggère une interprétation alternative : À cette occasion, ces prêtres auraient offert un sacrifice expiatoire, au lieu de l’ensevelissement des Vestales, reconnues coupables, tout comme un sacrifice annuel avait lieu au Forum Boarium, à l’endroit où les couples de Grecs et de Gaulois avaient été ensevelis49.

46 Prudence, Contra Symmachum ii, 910-916  ; 1001-1004  : Ultima legati defleta dolore querella est,  / Palladiis quod farra focis, uel quod stipis ipsi / uirginibus castisque choris alimenta negentur, / Vestales solitis fraudentur sumptibus ignes. / Hinc ait et steriles frugescere rarius agros, / et tristem saeuire famem, totumque per orbem / mortales pallere inopes ac panis egenos. […] Sed si Vestales ulciscitur ista puellas / Pestis, ab infido quae gignitur improba mundo, / Cur non christicolum tantum populatur agellos, / Per quos uirginibus uestris stata dona negantur ? 47 Prudence, Contra Symmachum ii, 1102-1108 : Hoc illud meritum est, quod continuare feruntur / excubias Latii pro maiestate Palati, / quod redimunt uitam populi procerumque salutem, / perfundunt quia colla comis bene uel bene cingunt / tempora taeniolis et licia crinibus addunt, / et quia subter humum lustrales testibus umbris / in flammam iugulant pecudes et murmura miscent. 48  Le Bonniec 1970. 49 Van Haeperen 2002, 371-372.

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Enfin, Prudence prend appui sur tout ce qu’il vient de constater et déplorer pour conclure sa polémique par une vibrante supplique au Prince dans laquelle il mélange les Vestales et les jeux du cirque, une autre réalité dont on sait la permanence à l’époque tardive50. Terminons avec un auteur, qui, pour le coup, est presque exclusivement traité de manière synchronique : Maurus Servius Honoratus. Ce positionnement découle en partie du caractère même de son travail, à savoir un commentaire des œuvres de Virgile, dans lequel les observations de nature religieuse forment une portion conséquente. Pourtant, Servius ne peut être réduit à un nostalgique d’un passé qu’il tente vainement et fictionnellement de faire revivre. A. Pellizzari a démontré les sélections qu’il a opérées, la vision de la religion traditionnelle qu’il a voulu développer en pointant, pour lui donner corps, par-ci, par-là, des éléments monumentaux et probablement festifs encore perceptibles pour son lecteur51. Au terme d’un résumé des diverses hypothèses de datation dans une étude publiée en 2008, J. Velaza indique une fourchette chronologique comprise entre 410 et 43052. Quatre passages des commentaires virgiliens qui traitent des réalités relatives au culte de Vesta, qui abordent au présent (avec même un explicite hodie dans un cas), des réalités relatives au culte de Vesta pourraient se révéler pertinents53. Toutefois, aucun des passages cités ne peut être considéré comme un témoignage du ve siècle. En effet, ils constituent tous des ajouts du texte dit « de Servius Auctus ». Il faut rappeler que le commentaire virgilien de Servius nous est parvenu via deux traditions manuscrites : une version courte et une version longue éditée pour la première fois par P. Daniel en 1600. On sait maintenant que la version courte correspond vraisemblablement à l’œuvre originale du grammairien du ve siècle et la longue, dénommée « Servius Auctus » ou « Servius Danielis », serait le fruit du travail d’un compilateur du viie ou viiie siècle qui aurait complété le commentaire initial avec du matériau ancien, probablement issu d’Aelius Donatus, grammairien du ive siècle, précepteur de Saint-Jérôme54. Au mieux donc, les extraits précédemment mentionnés confortent les constats établis à propos du culte et des lieux de Vesta aux alentours du milieu du ive siècle.

50 Prudence, Contra Symmachum ii, 1114-1115 ; 1126-1127 : « Que la Rome dorée ne connaisse plus désormais ce genre de crime ; telle est la prière que je t’adresse, ô chef très Auguste de l’Empire d’Ausonie […]. Que la Ville ne voie plus mourir personne dont le supplice soit un amusement ; que des vierges ne récréent plus leurs yeux de la vue des meurtres ». Quod genus ut sceleris iam nesciat aurea Roma, / te precor, Ausonii dux augustissime regni  / […] Nullus in Vrbe cadat, cuius sit poena uoluptas,  / nec sua uirginitas oblectet caedibus ora. 51 Pellizzari 2003. 52 Velaza 2008, 149-151. 53 À savoir : Servius Auctus, ad Ænidem ii, 297 ; 3, 12 ; 9, 406 ; Bucolica viii, 82. 54 Cameron 2011, 573-575.

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Étant donné la complémentarité entre les ajouts du « Servius Auctus » et le texte de Maurus Servius, on suppose que ce dernier a opéré une sélection au sein de ce même matériau. Il est cependant difficile de saisir la nature de chacun de ses choix : certains sont sans doute idéologiques, d’autres répondent probablement à une inadéquation avec la réalité contemporaine ou satisfont à des exigences pratiques liées au format concis qu’il a voulu donner à son opus. Il convient de noter que les deux scholies présentes dans la version courte des commentaires serviens qui abordent un rite associé aux Vestales le font au passé : Veilles-tu, Énée, rejeton des dieux ? Veille il s’agit de mots sacrés ; car à un jour précis les vierges de Vesta allaient chez le rex sacrorum et lui disaient « Veilles-tu, rex ? Veille ! »55 Pas un conseiller futile pas insignifiant : car futtile est un certain type de vase à large ouverture, au fond étroit, dont on se servait pour les sacra de Vesta, parce que l’eau puisée pour les sacra ne peut être posée sur le sol ; si une telle chose se produit, c’est un sacrilège56.

Pour le premier exemple, on ne peut écarter qu’il fût déjà traité au passé dans la source de Servius, vu la perte de compétences (voire la disparition) que pourrait avoir subi la fonction de rex sacrorum dès le iiie siècle57. En revanche, C. E. Murgia semble avoir montré que le second passage révèle le glissement au passé d’une réalité décrite au présent dans des commentaires antérieurs58. Si l’on veut être exact, remarquons que la phrase n’affirme pas précisément la disparition des rites de Vesta, mais la fin de l’utilisation d’un type de vase dans ce cadre. Cet objet était toutefois associé à un principe important de pureté qui régissait les sacra de Vesta. Au final, l’impression laissée par Servius, vu l’absence de certains passages et le traitement de ceux maintenus, va dans le sens d’une extinction des cérémonies des Vestales, sans doute de leur prêtrise aussi, et d’un effacement du statut religieux du temple. Ces phénomènes seraient dès lors survenus entre le moment où Prudence compose ses poèmes hagiographiques et polémiques et celui où Servius rédige ses gloses virgiliennes59.

55 Servius Auctus, ad Ænidem x, 228 : Vigilasne devm gens Aenea vigila uerba sunt sacrorum ; nam uirgines Vestae certa die ibant ad regem sacrorum et dicebant « uigilasne rex ? Vigila » (trad. personnelle). 56 Servius Auctus, ad Ænidem xi, 339 : non fvttilis avctor non inanis : nam futtile uas quoddam est lato ore, fundo angusto, quo utebantur in sacris Vestae, quia aqua ad sacra hausta in terra non ponitur, quod si fiat, piaculum est (trad. personnelle). 57  Van Haeperen 2002, 84-88. 58 Murgia 2003, 59-60. 59 Le contraste apporté par Prudence affaiblit en tout cas l’hypothèse d’une rédaction des commentaires avant 410 avancée par Murgia 2003.

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Ces données viennent quelque peu contraster le récit de Zosime. Que l’auteur païen ait exagéré en brossant le portrait de l’ultime Vestale n’a finalement rien d’étonnant. Au contraire, il s’insère dans un paragraphe qui laisse transparaître, comme on l’a démontré ailleurs60, une vision distordue, volontaire ou non, de la fin du lieu de culte dont il est principalement question, à savoir le temple de la Mater Magna sur le Palatin. Conclusion La destinée du culte de Vesta à l’époque tardive relève à la fois du registre de l’illustratif et de l’exceptionnel. Illustratif d’abord parce qu’elle reflète la continuité des cultes polythéistes à Rome durant une bonne partie du ive siècle, ceux-ci n’entrant pas, dès l’arrivée de Constantin au pouvoir et le développement du christianisme dans la cité, dans un irrémédiable mouvement de déclin et de léthargie. En réalité, il n’est pas évident de placer le curseur sur le moment à partir duquel on peut considérer ces cultes, ou chacun pris séparément, comme étant en crise. L’évolution des réalités liées à la dévotion de Vesta renvoie également à un processus de privatisation qui semble toucher la religion traditionnelle. Après la suppression des financements facilitant l’entretien des prêtresses, du sanctuaire et du culte, on peut raisonnablement supposer que les membres de ce corps sacerdotal ont puisé dans leurs avoirs personnels pour combler ces besoins. Ce transfert du religieux dans la sphère privée se matérialise aussi dans le marquage de l’espace public, comme pourrait le traduire la statue de la dernière grande Vestale connue, érigée dans le domaine d’un riche particulier. À titre d’hypothèse de travail, peut-être peut-on réfléchir à une relation entre cette privatisation et les interventions tardives constatées sur le plan archéologique. Le maintien en état de la domus des Vestales devait constituer une part considérable du budget et une manière de l’alléger put être d’en céder une partie ou l’ensemble, par exemple à un fonctionnaire impérial, dans un lien logique avec le Palatin. Si tel n’est pas le cas, si les desservants de Vesta sont à l’origine de ces réfections, on aurait une preuve supplémentaire de l’exceptionnel dynamisme des acteurs de ce culte. Ce caractère exceptionnel est en effet perceptible dans le contenu des témoignages et dans leur nombre. Depuis le iiie siècle, les penseurs chrétiens ont régulièrement porté leur attention et polémiqué autour de ces prêtresses. Prudence ou Ambroise continueront dans cette voie. Leur insistance reflète, d’une part, un intérêt idéologique particulier pour ce culte perçu comme associé à l’essence et à la survie de Rome et pour la figure des Vestales, ancestral et dérangeant double de la vierge chrétienne, respectant un même principe de chasteté, même si des

60 Mahieu 2014.

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distinctions surviennent dans le sens qui y est investi61. Le même écho déformé et gênant à l’idéal de chasteté chrétien pourrait également expliquer l’acharnement des auteurs chrétiens à l’égard des Galles, ces dévots castrés de Mater Magna, ainsi que P. Borgeaud l’a avancé62. Leur attention prégnante envers les Vestales et leurs activités traduit, d’autre part, une situation de confrontation avec un culte particulièrement résistant. Les preuves récoltées tendent en définitive à soutenir l’existence de ces Vestales et de quelques-unes de leurs cérémonies jusque dans le premier tiers du ve siècle. Parallèlement, le complexe de la déesse dans le Forum montre une continuité d’occupation, mais la nature de celle-ci ne peut être définie avec précision. Même si l’on ne connait pas leur identité, ce ne serait dès lors que dans le courant de la première moitié du ve siècle, postérieurement ou simultanément à l’arrêt total de leurs activités rituelles, entretemps adaptées, et au changement d’affectation du sanctuaire, que le sacerdoce féminin de Vesta se serait progressivement éteint. Bibliographie Sauf mention contraire, les traductions françaises des sources latines et grecques proviennent des éditions parues dans la Collection des Universités de France (CUF) ou aux Sources chrétiennes (SC). Behrwald, R. 2006 : Les régionnaires de Rome : stratigraphies d’un texte, Comptesrendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres 150, 743-764. Boxus, A.-M. et Poucet, J. 2010a : Autour du Carmen contra Paganos, Folia electronica classica 19 Boxus, A.-M. et Poucet, J. 2010b : Poema ultimum, Folia electronica classica 20

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CRISI E «PRIVATIZZAZIONE» DEI CULTI IN ETÀ TARDOANTICA: IL CONTRIBUTO DELL’ARCHEOLOGIA DELLE VILLE

Dans le débat complexe sur la « crise » et la « fin » du paganisme, on retient souvent que face aux mesures toujours plus restrictives des empereurs chrétiens, qui culminent avec l’édit de Théodose en 392, les cultes païens, officiellement interdits, se seraient concentrés dans une dimension toujours plus « privée ». Du point de vue archéologique, bien qu’en général la question de la reconnaissance des manifestations de « religiosité domestique » durant l’Antiquité tardive ne semble pas être étudiée de manière systématique, la présence à l’intérieur de domus et de villas d’espaces pour le culte, de statues de divinités – en particulier d’origine orientale – ou même, de structures monumentales comme les temples, a permis de proposer l’hypothèse de l’existence d’un processus de « privatisation » des cultes traditionnels. Cette étude prendra en considération la documentation la plus significative de plusieurs villas de l’Antiquité tardive, situées dans diverses régions de l’Empire, afin de vérifier s’il existe des éléments archéologiques qui soutiennent cette théorie, ou si, plutôt, celle-ci doit être mise en question.

1. Premessa La «svolta costantiniana» segna l’avvio di un processo inarrestabile verso la trasformazione dell’impero da «pagano» a «cristiano»1. Sebbene sembri che i provvedimenti dell’imperatore contro i culti tradizionali siano stati piuttosto limitati2 e che le azioni di defunzionalizzazione e distruzione di templi e statue di culto siano state soprattutto di tipo propagandistico3, è innegabile come l’editto 1 Sono molto grata a Marco Cavalieri per avermi invitato a presentare in questa sede alcune considerazioni maturate nell’ambito di una ricerca dedicata alle testimonianze di «religione domestica» nelle residenze tardoantiche ; Sfameni 2014. Si rimanda dunque a questo studio per maggiori approfondimenti. Sul tema esiste una bibliografia vastissima che non è possibile menzionare in questa sede. Tra le sintesi più recenti, cf.  Veyne 2007. 2 Secondo una disposizione in Codex Theodosianus ix, 16, 1.2, la tradizionale ispezione delle vittime sacrificali poteva essere svolta soltanto nello spazio pubblico del tempio, ma veniva proibita nelle case private. Per quanto riguarda la più antica proibizione dei sacrifici, Eusebio di Cesarea fa riferimento ad una legge il cui testo non ci è pervenuto: Eusebio, Vita Constantini iv, 23-25. Cf.  anche ii, 44-45 sul divieto di compiere sacrifici, innalzare statue e dedicarsi agli oracoli. 3 Eusebio ci offre delle testimonianze relative alla defunzionalizzazione, riconsacrazione e distruzione di templi e statue di culto: Vita Constantini iii, 48, 1; 53, 1; 54-58. Va notato come Costantino non abbia però De la crise naquirent les cultes, éd. par Marco Cavalieri, René Lebrun et Nicolas L. J. Meunier, Turnhout, 2015 (Homo Religiosus II, 15), p. 251-271. ©FHG 10.1484/M.HR-EB.5.108430

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del 313 abbia innescato un meccanismo che in meno di un secolo farà definitivamente passare i cristiani «da martiri a persecutori», come recita il titolo di un recente libro di Giovanni Filoramo4. Particolarmente discusso è quindi l’impatto della legislazione imperiale successiva a Costantino per l’effettiva abolizione delle pratiche religiose «pagane»5: sebbene secondo alcuni studiosi, infatti, l’efficacia di questi provvedimenti dovette essere abbastanza limitata, dal momento che altre fonti attestano ancora una certa durata dei culti, anche in ambito domestico6, è comunque verosimile che le ripetute sanzioni legislative abbiano provocato delle reazioni da parte di chi praticava i culti tradizionali: secondo B. Caseau, «this led to a privatisation of pagan worship and then to secrecy, a process difficult to detect in the archaeological record»7. Dello stesso parere Ch. Goddard, secondo cui «pagan cults were privatized: they were progressively confined to the private sphere as shown by the evolution of the imperial policy. From Theodosius to Justinian, the Roman emperors seem to have been more and more obsessed with private and hidden cults»8. Secondo questi studiosi, si tratterebbe dunque di un fenomeno di transizione da un paganesimo «pubblico» ad uno «privato»: sebbene gli imperatori cercassero di sradicare tutte le forme di sacrificio e in qualche caso ordinassero anche la distruzione dei templi rurali9, naturalmente avevano molte difficoltà a controllare le pratiche che si svolgevano in case e proprietà private10. Soltanto con l’editto di Teodosio del 392, infatti, l’attacco contro i culti domestici risulta particolarmente esplicito: A chiunque, qualunque sia la sua origine o il suo rango nelle dignità umane, sia che occupi un posto di potere o ricopra una carica pubblica, che sia potente per nascita o umile per genere, condizione o sorte, in qualunque luogo, in qualunque città, è fatto divieto di sacrificare vittime innocenti a statue prive di sentimento o, per un’empietà più nascosta, di venerare un lare con il fuoco, un genio con vino nuovo, i penati con profumo, di accendere lampade, offrire incenso, appendere delle ghirlande […]

ordinato la distruzione di templi rurali e che, in generale, più che distruggere i templi, abbia fatto requisire i loro tesori; Caseau 2004, 120. Sulla questione, con bibliografia precedente, cf.  anche ed. Tartaglia 1984, 152, nota 130. 4 Filoramo 2011. 5 Cf.  le leggi raccolte nel Codex Theodosianus xvi, ed. Rougé, Delmarie 2005. 6 Cf.  ad esempio Brown 2000, Filoramo 2011, sulla legislazione antipagana in particolare 368-370 e Lizzi Testa 2011. 7 Caseau 2011, 111. Secondo la studiosa, quindi, dopo la chiusura dei templi pubblici il rifugio per pagani convinti divenne il tempio presente nella proprietà o il sacello domestico; Caseau 2004, 114. «Secrecy become a habit for convinced devotees of traditional cults, who wished to continue their rites without attracting attention», Caseau 2011, 129. 8 Goddard 2006, 290. Contra, Lavan 2011, xli, che ritiene che i centri di culto pagani nelle campagne nel IV secolo non fossero realmente nascosti ma piuttosto «out of way». 9 Codex Theodosianus xvi, 10, 16: Si quis in agris templa sunt, sine turba ac tumultu diruantur. 10 Caseau 2004, 115.

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Altrimenti, quest’uomo, colpevole di aver violato la religione (violatae religionis reus) sarà punito con la perdita della sua casa o della proprietà in cui si è mostrato schiavo della superstizione dei gentili (gentilicia superstitione)11.

Con questo provvedimento, quindi, i culti «domestici» tradizionali venivano definitivamente proibiti in tutte le loro forme: sacrifici in onore di statue di divinità, Lari venerati con il fuoco, offerte di vino al Genio e di profumo ai Penati, riti svolti alla luce delle lampade, offerte d’incenso, decorazione dei sacrari con ghirlande12. La pena da comminare ai trasgressori della legge imperiale era inoltre, significativamente, la confisca della casa in cui questa «superstizione» veniva ancora praticata. Altri studiosi ritengono che la «fine» del paganesimo sia da ascrivere, più che alla diffusione del cristianesimo ed ai provvedimenti legislativi sempre più restrittivi dei vari imperatori, ad una crisi interna avviata già da secoli, e legata a ragioni di tipo spirituale o economico-finanziario: senza ignorare la documentazione relativa ai tentativi degli imperatori cristiani di ottenere l’eliminazione del culto pagano attraverso leggi repressive sempre più insistenti, ed alcuni episodi gravissimi di intolleranza e distruzione di edifici sacri, «it is becoming possible to write the history of ‘paganism’ in Late Antiquity as more of an internal evolution rather than as a violent extincion»13. Quali ne siano state le cause, da attribuire probabilmente ad una pluralità di fattori, da indagare seguendo la storia dei singoli culti, e malgrado interessanti fenomeni di persistenza e «resistenza», in generale una «crisi» o comunque un profondo mutamento è innegabile tra IV e V secolo14. Il problema è estremamente complesso e per essere affrontato necessita di vari chiarimenti preliminari: in particolare va specificato cosa si intende per culti «pagani», sottolineando la difficoltà di considerare il paganesimo come un blocco unitario15; problematica è anche la definizione di «privato» in relazione a «pubblico», soprattutto per quanto riguarda la sfera religiosa in cui le categorie antiche di sacra publica e privata risultano profondamente differenti da quelle

11 Codex Theodosianus xvi, 10, 12: Nullus omnino ex quolibet genere ordine hominum dignitatum vel in potestate positus vel honore perfunctus, sive potens sorte nascendi seu humilis genere condicione fortuna in nullo penitus loco, in nulla urbe sensu carentibus simulacris vel insontem victimam caedat vel secretiore piaculo larem igne, mero genium, penates odore veneratus accendat lumina, imponat tura, serta suspendat… is utpote violatae religionis reus ea domo seu possessione multabitur, in qua eum gentilicia constiterit superstitione famulatu. Cf.  ed. Rougé, Delmaire 2005, 442-443 e Chuvin 2012, 76-79. 12 L’esame delle leggi imperiali antipagane (Codex Theodosianus xvi) mostra infatti che prima di Teodosio nessun imperatore aveva proibito in assoluto il culto delle divinità «pagane». Cf.  Ambrogi 2011, 517. Sulla politica religiosa di Costantino e dei suoi successori cf.  anche Filoramo 2011, 368-392. 13 Lavan 2011, lv. 14 Si tratta di argomenti di un acceso dibattito storiografico, in cui non è possibile addentrarsi in questa sede. 15 Sul paganesimo tardoantico cf.  in particolare i saggi raccolti in Lavan, Mulryan 2011.

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moderne16. Come ha inoltre ribadito di recente John Scheid, la religione romana è una religione «civica», espressione di un mondo in cui ogni comunità funziona e si esprime in modo collettivo, anche in ambito per così dire «privato»17. A fronte di un dibattito scientifico così complesso, in una prospettiva archeologica, e nei limiti dello spazio concesso per questo intervento, vorrei circoscrivere la discussione intorno ad alcuni casi concreti, prendendo in esame la documentazione proveniente da edifici residenziali tardoantichi, in particolare alcune ville delle province occidentali dell’impero. L’obiettivo è quello di verificare se esistano elementi che possano effettivamente ricondurre ad un fenomeno di «privatizzazione dei culti» con un vero e proprio spostamento delle pratiche religiose dai contesti pubblici a quelli «privati» e più specificamente domestici nel corso del IV secolo, parallelamente al manifestarsi di una «crisi» di questi culti di fronte ad un cristianesimo sempre più «trionfante». 2. La documentazione archeologica delle ville: «sacrari» e «larari» Se si osserva il vastissimo repertorio delle ville tardoantiche delle regioni occidentali dell’impero, i casi certi della presenza di luoghi di culto appaiono piuttosto limitati e spesso anche di difficile interpretazione. Malgrado, infatti, il repertorio figurativo della decorazione pavimentale, parietale e scultorea delle dimore tardoantiche sia pressoché esclusivamente di tipo mitologico, risulta quanto mai difficile attribuire un valore propriamente «religioso» e tanto meno «cultuale» alle immagini presenti e di conseguenza non si possono, solo su questa base, individuare con certezza spazi destinati al culto domestico. Il problema si inserisce in una tematica più vasta relativa al riconoscimento di manifestazioni di «religione domestica» all’interno di domus e ville romane di tutte le epoche, possibile solo in presenza di specifici «indicatori del culto» quali altari, nicchie, statue etc.18 Sulla base di categorie ben delineate in studi recenti, è possibile tuttavia operare una distinzione tra spazi destinati al culto individuabili all’interno delle dimore e definibili, sia pure in maniera convenzionale, come «sacrari» o «larari», e strutture realizzate al di fuori del nucleo residenziale dell’edificio, qualificabili piuttosto come templi o mausolei19.

16 Per queste tematiche, con relativi approfondimenti bibliografici, ci sia consentito rinviare a Sfameni 2014, in particolare 8-13 e 37-46. 17 Scheid 2013. 18 La ricerca archeologia ha dedicato generalmente scarsa attenzione alle testimonianze della religione domestica romana, con le eccezioni rappresentate soprattutto dai rinvenimenti di Pompei ed Ercolano. Negli ultimi anni, invece, grazie al contributo di molti studiosi ed in particolare di un’équipe di ricerca dell’Università di Padova diretta da F. Ghedini, il tema è stato ampiamente dibattuto: cf.  in particolare gli studi raccolti in Bassani, Ghedini 2011. 19 Su questi temi cf.  soprattutto gli studi di M. Bassani, tra cui si segnalano Bassani 2008 e 2011. Per la discussione di questa problematica con approfondimenti bibliografici si rimanda a Sfameni 2014, 82-97.

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Per quanto riguarda la prima categoria, tra i pochi esempi identificabili con certezza si colloca una struttura presente nella villa del Casale di Piazza Armerina, all’interno del giardino del peristilio in asse con il vestibolo d’ingresso e lungo il percorso che conduce alla c.d. basilica, la grande aula absidata di rappresentanza pavimentata in opus sectile20. Si tratta di un ambiente absidato, con rivestimento marmoreo alle pareti, pavimento a mosaico ed una base per una statua nell’abside sul fondo affiancata da due colonnine; altre due colonnine scandiscono l’ingresso al vano (Fig. 1)21.

Fig. 1 : La villa di Piazza Armerina, Sicilia: il “larario” (Museo Archeologico Regionale della villa del Casale)

Secondo G. V. Gentili all’ambiente andrebbero riferite le parti conservate di una statua efebica (testa e mano che stringe un corno di cervo) a suo avviso identificabile come un giovane Ercole che cattura la cerva cerinea22. La struttura, generalmente definita come «larario», si collega probabilmente al vestibolo 20 Sulla villa esiste una bibliografia molto ampia. Cf.  , almeno: Carandini, Ricci, de Vos 1982; Gentili 1999; Pensabene, Sfameni 2014. 21 Per una descrizione dettagliata dell’ambiente, cf.  Carandini, Ricci, de Vos 1982, 125-126. 22 Gentili 1999, 2, 20-23. Sulle sculture della villa cf.  Sfameni 2009, per la testa efebica, in particolare, 159, fig. 9.

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d’ingresso, nel cui mosaico pavimentale, conservato solo per una piccola porzione, secondo alcuni studiosi si potrebbe ravvisare una scena di sacrificio ai Lari23 o la nuncupatio votorum per le calende di gennaio24, piuttosto che una scena di adventus come spesso sostenuto nella letteratura sulla villa. All’interno dell’edificio, come nelle altre ville coeve, si trovano inoltre numerose nicchie destinate ad ospitare statue di divinità che, in mancanza di ulteriori elementi come altari, dediche, panchine ed altro, potrebbero avere avuto funzioni puramente decorative o genericamente religiose, senza però poter essere qualificate con certezza come veri e propri spazi per il culto. Il caso della villa di Mediana in Serbia può contribuire ad alimentare il dibattito. La villa ebbe varie fasi costruttive, dagli inizi del IV secolo alla prima metà del V, di cui la principale tra il 330 e il 33425. In questa fase, la villa acquistò una struttura definita, con una chiara distinzione tra una parte pubblica, cerimoniale, ed una privata, di tipo residenziale. Secondo un’ipotesi, durante il periodo di maggiore frequentazione dell’edificio, che si protrae fino al 361, sarebbero state portate a Mediana alcune sculture in marmo e in porfido di carattere iatrico-soteriologico (Asclepio, Igea e Telesforo) ritrovate in frammenti in un ambiente dove vennero probabilmente depositate dopo l’abbandono dell’edificio. Le statue sarebbero state esposte all’interno delle nicchie presenti nell’abside della sala principale di ricevimento, dove venne realizzato un vero e proprio sacrario per il culto: lo spazio dell’abside venne infatti chiuso da un cancello in bronzo sormontato da due erme con busti di Asclepio e Luna26. La sala, oltre ad avere un ruolo cerimoniale e di rappresentanza tipico delle grandi aule absidate dell’epoca, ricevette così una connotazione sacrale (Fig. 2). Non si può escludere dunque a priori una tale funzione anche in altri contesti residenziali tardoantichi in cui pure sono presenti nicchie destinate ad ospitare statue di divinità, ma la loro funzione va valutata caso per caso. Non si può nemmeno escludere che in molti contesti si continuassero ad utilizzare larari realizzati in epoche precedenti, come nota ad esempio M. Pérez Ruiz per le province della Betica e della Tarraconense, dove molti larari in contesti urbani e rurali rimasero in uso per secoli; tuttavia, anche in quelle regioni, a partire dal III secolo la loro documentazione diminuisce27.

23 Carandini, Ricci, de Vos 1982, 124. 24 Manganaro 1959, 248-249. 25 Per una recente sintesi della storia delle ricerche presso la villa, cf. Milošević 2011, a cui si va riferimento per la breve presentazione dell’edificio qui proposta. Cf.  anche Mulvin 2002, 92-93. 26 Milošević 2011, 175, fig. 8 con la ricostruzione del cancello in bronzo e del sacrario. 27 Pérez Ruiz 2014, 275, nota 129.

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Fig. 2 : La villa di Mediana, Serbia: planimetria della fase di iv secolo – senza scala (da Milošević 2011, 175, fig. 8)

3. La documentazione archeologica delle ville: templi e/o mausolei Una questione particolare riguarda alcuni edifici presenti nell’area di ville in diverse regioni dell’impero romano che sono stati spesso identificati come templi e considerati talvolta come prova di un passaggio dei culti da una dimensione pubblica e ufficiale ad una «privata». In particolare un gruppo di ville tardoantiche della Lusitania si caratterizza per la presenza, nell’area della proprietà, di un edificio su podio, di forma rettangolare absidata, nella maggior parte dei casi circondato da un portico colonnato: è

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il caso dei complessi di Quinta do Marim, Milreau, São Cucufate e Los Castillejos a Lacimurga (Fig. 3)28.

Fig. 3 : Piante dei templi/mausolei di Quinta do Marim, São Cucufate, Milreau – senza scala (da Chavarría Arnau 2007a, 105, fig. 18)

Tali edifici furono costruiti nel IV secolo contestualmente alla fase di monumentalizzazione delle ville e subirono successivamente varie trasformazioni d’uso anche in senso cristiano29. Interpretati tradizionalmente come templi, o come templi trasformati in mausolei, in base ad alcuni studi di D. Graen sarebbero da riconoscere piuttosto proprio come mausolei30. A questi esempi può essere accostato un edificio di tipologia differente ma ugualmente interpretato come tempio o mausoleo presente in un cortile della villa di Torre de Palma, ancora in Lusitania31. Nella regione della Meseta, infine, all’interno della grande villa di Carranque, a circa m 70 dal nucleo residenziale, si trova un edificio che è stato riconosciuto come ninfeo ma anche come tempio: si tratta di una struttura su podio rivestito di marmo, con cella quadrangolare con il lato di fondo absidato (Fig. 4). L’edificio si data alla fine IV secolo e, secondo gli studiosi dell’Università Autonoma di Madrid che hanno ripreso le indagini alla villa a partire dal 2004,

28 Un’ampia discussione su questi edifici, riconosciuti come «templi» in Bassani 2005; per una sintetica presentazione delle caratteristiche di questi edifici e per i riferimenti bibliografici alle ville di pertinenza, cf.  anche Bowes 2006, con un approccio cauto e aperto ad altre ipotesi interpretative, e Chavarría Arnau 2007a, in particolare 104, che pur riconoscendoli come «templi» riporta altre proposte d’interpretazione. 29 Chavarría Arnau 2007a, 104. 30 Graen 2005. 31 Sulla villa cf.  in particolare: Maloney, Hale 1996; Chavarría Arnau 2007a, 265-270, n. 97, e figg. 108-109. Per la presenza del tempio cf. anche Lancia 2004, 214.

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non sarebbe un tempio ma, piuttosto, un mausoleo, come dimostrerebbero vari frammenti di sarcofagi tardoromani rinvenuti negli scavi32.

Fig. 4 : La villa di Carranque: planimetria generale (da García-Entero et al. 2014, 478, fig. 1)

Altri edifici interpretati come templi in relazione a ville sono stati individuati in alcuni siti dell’Aquitania. Nell’area della villa di Valentine nella valle della Garonna, si trova infatti un edificio di grandi dimensioni, di forma rettangolare, la cui parte centrale poteva essere forse costituita da una corte circondata da portici (Fig. 5)33. Per il rinvenimento di altari votivi, con dediche soprattutto a Giove, ma in un caso anche alla divinità indigena Bouccus, e di un’applique con la raffigurazione di divinità, la struttura è stata interpretata come tempio34. Secondo G. Fouet tale tempio deve essere stato costruito contemporaneamente alla vicina villa « dans la première moitié du IVe siècle par le très riche propriétaire du grand domaine »35. Nel terzo quarto del IV secolo, però, «dans les ruines du temple», viene edificato un mausoleo quadrangolare, successivamente trasformato in chiesa con un cimitero paleocristiano36.

32 Un’analisi dettagliata dell’edificio verrà fornita nella pubblicazione degli ultimi interventi archeologici alla villa, attualmente in preparazione. Nei vari testi finora editi, comunque, l’edificio viene già considerato un mausoleo: García-Entero, Castelo Ruano 2008 e García-Entero et al. 2014. 33 Sulla villa cf.  Fouet 1978 e Balmelle 2001, 424, cat. n. 64, con ampi riferimenti bibliografici. 34 Per una presentazione e un’analisi di questi materiali, corredata da fotografie, cf.  Fouet 1984, 161-170. 35 Fouet 1984, 171. 36 Sulla chiesa paleocristiana, cf.  Fouet 1980; per le varie fasi dell’edificio cf.  anche Graen 2008, 369-370.

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Fig. 5 : La villa di Valentine: pianta del tempio (da Fouet 1984, 157, fig. 4)

Ancora in Aquitania, un caso del tutto particolare è rappresentato dalla villa di Mountmaurin, un edificio della metà del I secolo che nel corso del IV viene ricostruito con un nuovo impianto e successivamente ristrutturato (Fig. 6)37. Nel grande cortile semicircolare d’ingresso alla parte residenziale dell’edificio tardoantico, si trova infatti una struttura che conteneva un altare centrale esagonale circondato da un piccolo peribolo, prolungato in avanti da un vestibolo che venne ingrandito due volte38. Il rinvenimento in connessione con l’edificio di numerosi materiali relativi a pratiche cultuali ha permesso di qualificarlo come un piccolo tempio39. 37 La pubblicazione principale degli scavi della villa si deve a Fouet 1969. Cf.  anche Balmelle 2001, cat. n. 35, 379-385. G. Fouet attribuisce una prima fase costruttiva all’età costantiniana ed una seconda fase al 350, cronologia però ritenuta troppo alta da Balmelle 2001, 383-385. 38 Secondo Fouet 1969, 152, ci sarebbero alcune tracce di una piccola struttura ottagonale nel cortile d’ingresso della prima villa, da interpretare forse come un tempietto. 39 Per una descrizione del tempio e del relativo scavo, cf.  Fouet 1969, 155-159, figg. 70-71.

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Fig. 6 : La villa di Montmaurin: planimetria (da Balmelle 2001, 447, fig. 334)

Alla luce di quanto osservato per le ville delle province iberiche , R. Wilson si chiede tuttavia se anche l’edificio di Montmaurin si possa piuttosto considerare un mausoleo40. È di grande interesse notare come in questo caso la villa presentasse comunque diversi altri spazi per il culto: in un ambiente quasi quadrato posto sul lato sinistro dell’ingresso al cortile semicircolare, si trovava infatti una tavola d’offerta in muratura di forma rettangolare appoggiata al muro nord-orientale41. 40 Wilson 2011, 78-79, nota 118. 41 Fouet 1969, 154-155.

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Una stanza posta a sinistra del vano di passaggio tra il cortile d’ingresso ed il peristilio principale era invece uniformemente ricoperta da uno strato di cenere, al di sotto del quale si trovava un pavimento di terra battuta. In vari punti del vano, lo scavo ha rivelato la presenza di focolari e di fosse piene di ossa di piccoli animali. Questa sala sembra non aver subito modifiche per tutto il periodo di vita della villa, probabilmente perché destinata ad una forma di culto del focolare domestico42. Nell’edificio si trovavano inoltre numerose statuette in bronzo e in marmo di divinità che G. Fouet considera espressione della religiosità manifestata nella villa43. Anche in Britannia alcune strutture esterne al complesso residenziale di ville romane sono state connesse ad attività cultuali, ma la cronologia di tali edifici è difficile da precisare soprattutto per quanto riguarda le fasi tarde. Due casi comunque meritano di essere menzionati. Nell’area d’ingresso della villa di Chedworth, si trova infatti un pozzo legato ad una costruzione che è stata riferita al culto delle acque44. A un chilometro di distanza dalla villa è stato anche individuato un edificio di tipo templare, con cella e portico colonnato, costruito nel II secolo ma ancora in uso nel IV. Per la presenza di queste strutture, la villa stessa è stata interpretata come un «santuario», centro del culto di Mars Lenus con casa per gli ospiti connessa con guarigioni, ma si tratta di una lettura controversa45. Un edificio di particolare interesse per il tema in oggetto è rappresentato dalla villa di Lullingstone, dove numerose strutture potrebbero avere avuto delle funzioni di tipo religioso (Fig. 7). Innanzitutto, infatti, è stata attribuita una funzione religiosa ad un edificio circolare risalente all’inizio del II secolo, ma non esistono evidenze circa un effettivo uso cultuale della struttura. Un edificio di maggiori dimensioni, costruito intorno al 300 d.C., presentava inoltre una planimetria analoga a quella di un tempio romano-celtico ma dietro ad una cella rettangolare si trovava una camera sepolcrale di forma quadrata che conteneva due sarcofagi: l’edificio può dunque essere descritto come un tempio-mausoleo per la sepoltura di due persone e per celebrare riti in loro onore46. Nella parte residenziale della villa erano inoltre presenti vari spazi destinati al culto: un ambiente ipogeo, infatti, noto come «deep room», inizialmente utilizzato come deposito, intorno al 180 fu riorganizzato come ninfeo con una nicchia dipinta con la raffigurazione di divinità legate all’acqua a cui era connesso anche un pozzo rituale47. Alla fine del III secolo, nelle

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Fouet 1969, 151-154. Fouet 1969, 168-172. Rodwell 1980, 233. Cf.  Bassani 2007, 119. Cf.  Wilson 1973, 39 e Walters 2000. Cf.  la sintesi di Scott 2012, 201. Per una descrizione dell’edificio, Meates 1979, 122-124. Cf. anche Graen 2008, 403-405. Bassani 2007, 113.

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scale che portavano al ninfeo furono posti due busti-ritratto, di fronte ai quali, sul pavimento, furono inseriti dei vasi per libagioni. Sebbene poi l’ambiente sia stato trasformato nel corso del IV secolo da parte dei proprietari divenuti cristiani, i busti non vennero rimossi e rimasero nella stessa posizione per tutta la durata della frequentazione della villa48.

Fig. 7 : La villa di Lullingstone: planimetria (da Meates 1979, 25, fig. 2)

In base al riconoscimento delle strutture connesse alle ville come «templi» o piuttosto come «mausolei» si modifica in maniera significativa l’interpretazione dell’intero fenomeno. Nel primo caso, è stato osservato come negli stessi ambiti geografici in cui si riscontrerebbe la costruzione di edifici templari legati a ville ed in particolare nelle Hispaniae, non sarebbero contemporaneamente attestate nuove costruzioni di edifici sacri nelle città: secondo alcuni studiosi, ciò significherebbe un «trasferimento» degli dei dai templi delle città a quelli delle ville rurali aristocratiche49. K. Bowes, invece, ritiene che la generale sincronia tra la costruzione dei templi e le fasi di rinnovamento e monumentalizzazione delle ville si possa piuttosto collegare ad una nuova significativa presenza delle élites nelle 48 Meates 1979, 21 e 36. 49 Lancia 2004, 214.

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campagne50. Connessi al rituale dell’adventus del dominus, i templi avrebbero avuto la funzione di sacralizzare e monumentalizzare l’atto d’ingresso del proprietario nella sua residenza51. A. Chavarría ha notato, inoltre, come «la presenza di templi tardoantichi monumentali legati a ville ci informi della sopravvivenza dei culti pagani tra le classi aristocratiche e mostri anche come questi edifici fossero utilizzati come strumenti per esprimere identità e potere»52. S. Scott ritiene che l’attività dei templi pagani nelle ville sarebbe stata legata anche al fatto che le élites del IV secolo ricoprirono vari uffici religiosi, oltre che ruoli politici a livello imperiale, provinciale ed anche locale53. Secondo altri studiosi, infine, i templi nelle ville rappresenterebbero l’esigenza di destinare al culto uno spazio autonomo54, con modalità che potrebbero essere diverse a seconda delle aree geografiche e delle epoche storiche55. In quest’ottica non si potrebbe nemmeno escludere che il tempio, oltre a costituire un segno di appartenenza religiosa, potesse anche rappresentare uno dei vari «servizi» che il dominus intendeva offrire agli abitanti del fundus, valutando però ogni caso noto all’interno del proprio contesto storico-culturale di appartenenza, con accurate distinzioni tra le varie fasi. Gli storici hanno tracciato immagini diverse della vitalità dei culti pagani nelle campagne ed anche sulla «fine» dei templi si è discusso molto: occorre tuttavia distinguere tra i templi come istituzioni che furono interessate dai provvedimenti legislativi e, in qualche caso, anche da veri e propri «attacchi» da parte dei cristiani, e i singoli culti che potevano continuare ad essere praticati a vari livelli56. È stato notato inoltre come, in qualche caso e specificamente per l’Italia, nel IV secolo ci furono più restauri di templi rispetto al secolo precedente57. I templi rurali di carattere «privato» vanno infine considerati a parte, perché la loro stessa esistenza era molto più direttamente legata alle decisioni del proprietario58. Se si accetta invece il riconoscimento di molte delle strutture esaminate come «mausolei», l’interpretazione della documentazione disponibile è destinata naturalmente a cambiare. Si deve comunque sottolineare la connessione con il culto 50 Bowes 2006, 83. 51 Bowes 2006, 83. 52 Chavarría Arnau 2007b, 128-129. 53 Scott 2012, 204. 54 Bassani 2005, 105. 55 Per quanto riguarda i templi associati a ville nelle province occidentali dell’impero, si è pensato anche a forme di «romanizzazione» : tramite la costruzione di edifici per il culto, il proprietario avrebbe voluto attestare le sue pratiche religiose di tipo «romano» : cf. Bassani 2007, 120. 56 Sul problema della «fine» dei templi pagani esiste una ricca letteratura a lungo basata su teorie che sostenevano una fine precoce e violenta dei templi, distrutti o trasformati in chiese. Altri studiosi, basandosi anche sull’apporto delle testimonianze archeologiche, hanno rivisto queste teorie ed hanno proposto nuove sintesi: Ward-Perkins 2003, 285-290; Bayliss 2004; Caseau 2004; Hahn, Emmel, Gotter 2008; Ward-Perkins 2011; per un recente riesame della questione cf.  anche Lavan 2011. 57 Goddard 2006, 281. 58 Caseau 2004.

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funerario, la celebrazione della gens di appartenenza e persino della terra d’origine, quindi il valore di memoria, oltre che di monumentum dei singoli edifici59. Per certi versi, quindi, il ruolo dei mausolei non sarebbe stato molto diverso rispetto a quello di eventuali templi con i quali in qualche caso potrebbero condividere alcune funzioni. In questo senso potrebbe forse spiegarsi il passaggio da tempio a mausoleo, talvolta attestato anche archeologicamente. Un’attenzione particolare richiedono infine le due ville in cui è documentata una significativa attività cultuale per tutto il periodo di frequentazione e fino ad età tardoantica in luoghi ed ambienti diversificati. Si tratta in primis della villa di Montmaurin che, oltre alla struttura «templare» del cortile d’ingresso, ha restituito una serie di testimonianze interessanti sulle pratiche rituali che si svolgevano in altri ambienti dell’edificio, particolarmente legate al culto del focolare, fornendo così un chiaro esempio di quanto potessero essere diffuse e diversificate le manifestazioni di «religiosità» all’interno di una struttura residenziale. Con i suoi due edifici cultuali di epoche diverse, e l’ambiente ipogeo destinato a più usi di tipo religioso, anche la villa di Lullingstone in Britannia offre significative testimonianze in tal senso. Pur rimanendo come casi sostanzialmente isolati nel panorama dell’edilizia residenziale tardoantica, le ville di Montmaurin e di Lulligstone testimoniano come il sacro potesse essere pervasivo all’interno delle dimore, anche se purtroppo l’archeologia riesce raramente a restituirci sicure attestazioni in tal senso. Considerazioni conclusive Nell’insieme, dunque, si può osservare innanzitutto come la documentazione raccolta risulti piuttosto limitata e non consenta di trarre delle conclusioni sicure quanto piuttosto delle considerazioni di carattere generale. Tuttavia, se pure si aggiungessero a questo dossier anche le testimonianze sui culti domestici provenienti dalle domus, in particolare di Roma (ad esempio il «sacrario» della domus degli Aradi, il «larario» della domus di via G. Lanza, i mitrei associati a residenze e persino il c.d. santuario siriaco del Gianicolo, secondo una nuova interpretazione forse parte di una residenza privata)60, e di Atene (dove le testimonianze, anche piuttosto tarde, sono soprattutto state collegate a residenze di «filosofi»)61 non si 59 Sui mausolei nelle ville tardoantiche cf.  Bowes 2006, 85-93 oltre che, naturalmente, Graen 2008. Sulla presenza di tombe monumentali nelle ville e l’eventuale connessione del culto funerario al culto dei Lari, cf.  anche Bodel 1997, in particolare 18-26. Wilson 2014, 699, ha notato come la presenza di mausolei nelle ville, già attestata nella prima età imperiale potrebbe avere riguadagnato popolarità dalla fine del III secolo in poi, quando gli imperatori tetrarchi avevano incluso monumenti funerari come parte integrante delle loro stesse residenze. 60 Cf.  Sfameni 2014, 49-62 con bibliografia specifica. 61 Cf.  in particolare Bonini 2011.

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sarebbe comunque in presenza di una documentazione tale da poter giustificare su questa base l’ipotesi di una «privatizzazione» dei culti pagani in epoca tardoantica. La presenza di spazi per il culto domestico all’interno delle dimore si pone infatti in assoluta continuità con una tradizione antichissima attestata a livello storico ed archeologico. In epoca tardoantica non solo non sembrano aumentare le testimonianze di spazi specifici per il culto rispetto alle epoche precedenti ma al contrario paiono accrescersi le difficoltà di individuarli, tipiche in genere dell’architettura residenziale romana con le uniche, significative, eccezioni delle città vesuviane. Questo non significa che tali spazi non ci fossero, ma che per la scomparsa di suppellettili e arredi non siamo spesso in grado di riconoscerli. Va sottolineato, inoltre, come nelle residenze tardoantiche delle élites aristocratiche sia utilizzato sostanzialmente un repertorio di temi mitologici sia per la decorazione pavimentale e parietale che per l’apparato scultoreo, anche nei pochi casi in cui è attestata la proprietà degli edifici da parte di cristiani o in cui ci sono addirittura indizi della presenza del culto cristiano. Non ci sembra dunque di poter rintracciare su base archeologica un fenomeno di «privatizzazione» dei culti «pagani» all’interno delle dimore tardoantiche in connessione con i provvedimenti legislativi in favore del cristianesimo, sebbene non si possa escludere che in qualche modo i «pagani» possano avere intensificato le pratiche religiose all’interno delle proprie residenze, da sempre sede di culti. Per quanto riguarda nello specifico le ville, sembra possibile inoltre riscontrare un manifestarsi delle caratteristiche tipiche dell’edilizia residenziale tardoantica anche per quanto riguarda il modo di realizzare spazi e luoghi per il culto. La costruzione di sacelli e di templi/mausolei si lega infatti generalmente alle fasi di monumentalizzazione degli edifici nel corso del IV secolo, e all’obiettivo di autocelebrazione del dominus, in una forma di competizione tra le élites sempre più accentuata62. In questa prospettiva si potrebbero, ad esempio, spiegare bene dei fenomeni di tipo regionale come quello dei templi/mausolei delle ville della Lusitania, edifici analoghi dal punto di vista planimetrico-strutturale e funzionale. I proprietari delle ville, infatti, anche attraverso costruzioni di carattere religioso di questo tipo, sia interne che esterne alle dimore, volevano ribadire il proprio status e celebrare la propria virtus, nell’ambito delle modalità di autorappresentazione tipiche dell’edilizia residenziale di prestigio dell’epoca 63,

62 Bowes 2010. 63 Sul rapporto tra mausoleo e residenza imperiale nella tarda antichità cf.  invece Brenk 2005, 78-83. Lo studioso sottolinea le novità introdotte da Diocleziano a Spalato dove il mausoleo, inserito all’interno del palazzo, è strettamente connesso ad un tempio per simboleggiare «il mondo terreno dei viventi, l’aldilà dei defunti e il luogo celeste degli dei» (p. 78). Nelle altre residenze tetrarchiche il mausoleo risulterebbe inoltre più diffuso del tempio, anche se talvolta è attestata la combinazione tra i due tipi di edifici.

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piuttosto che «rifugiarsi» all’interno delle proprie dimore per praticare dei culti per altri versi progressivamente banditi. Un tempio, o un mausoleo a forma di tempio, inoltre, non sarebbero certo stati strutture «nascoste e segrete», ma al contrario un segno ben evidente della propria appartenenza religiosa. Non va infine dimenticato come le ville residenziali tardoantiche di maggior prestigio, nel loro insieme, fossero proprietà di quell’élite aristocratica che rimaneva legata alle antiche tradizioni religiose e culturali dell’impero romano e che, pur nel caso di conversioni alla religione cristiana, fondava la propria cultura su un comune patrimonio tradizionale64. Naturalmente la situazione cambierà con il passare del tempo per la progressiva affermazione del cristianesimo a tutti i livelli della società romana. Non si può escludere quindi che a partire dalla fine del IV secolo e soprattutto nel V le dimore potessero costituire un luogo privilegiato per la pratica di culti «in crisi» ed ormai estromessi da una dimensione «pubblica»: l’archeologia, tuttavia, non ci fornisce significative testimonianze in tal senso. Bibliografia Ambrogi, A. 2011: Sugli occultamenti antichi di statue. Le testimonianze archeologiche a Roma, Mitteilungen des Deutschen Archäologischen Instituts, Römische Abteilung 117, 511-566. Balmelle, C. 2001: Les demeures aristocratiques d’Aquitaine, Parigi. Bassani, M. 2005: Ambienti ed edifici di culto domestico nella Penisola Iberica, Pyrenae 36, 1, 71-116. Bassani, M. 2007: Culti domestici nelle province occidentali: alcuni casi di ambienti e di edifici nella Gallia e nella Britannia romane, Antenor 6, 2007, 105-123. Bassani, M. 2008: Sacraria, Ambienti e piccoli edifici per il culto domestico in area vesuviana, Roma. Bassani, M. 2011: Strutture architettoniche ad uso religioso nelle domus e nelle ville della Cisalpina, in M. Bassani e F. Ghedini (ed.), Religionem significare. Aspetti storico-religiosi, iconografici e materiali dei sacra privata, Atti dell’Incontro di Studi, Padova 8-9 giugno 2009, Roma, 99-134. Bassani, M. e Ghedini, F. (ed.) 2011: Religionem significare. Aspetti storico-religiosi, iconografici e materiali dei sacra privata, Atti dell’Incontro di Studi, Padova 8-9 giugno 2009, Roma. Bayliss, R. 2004: Provincial Cilicia and the Archaeology of Temple Conversion, Oxford. Bodel, J. 1997: Monumental Villas and Villa Monuments, Journal of Roman Archaeology 10, 5-35.

64 Sulla fine del paganesimo degli aristocratici romani, in particolare di classe senatoria, cf.  Gwynn 2011 e soprattutto il volume di Cameron 2011.

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Marco Cavalieri*

A FUNDAMENTIS IPSAM BASILICAM EXTERMINAUIT. ESPACES ET CULTES À ROME DU IVe AU VIe SIÈCLE DE NOTRE ÈRE

Archaeological research exploring the transformation of Rome between the so-called ‘Constantinian Renaissance’ and the Gothic War (535-553 A.D.) has long made clear that, contrary to the common belief, the city did not undergo a progressive monumental and institutional decadence. Where the Roman Forum is concerned, a slow desertion has been rightly argued, implying the relatively good state of preservation of Classical buildings present in this densely built area. This conclusion is remarkable in that it suggests that Classical monuments continued to be maintained for several centuries following their erection and were not affected by the progressive insertion of “Christian” buildings in the very heart of the city. In the present paper, the area of the Roman Forum will be mainly considered, although the question of the suburbs will also be addressed. A critical appraisal of the Forum’s archaeological context shows how the urban fabric remained stable between the 4th-6h centuries AD. By this time, Rome had certainly become the head of a reduced and largely powerless political body. Nevertheless, during this period, the city did not sever ties with its glorious past and remained part of the Mediterranean political and economic world system. This situation limited social change and transformations of Rome’s urban and monumental landscape. Quid ? Vos pulcherrimam hanc urbem domibus et tectis et congestu lapidum stare credetis ? Tacite, Historiae, i, 84, 9-10.

Avant-propos Nous n’avons jamais partagé l’idée que les archéologues devaient étudier l’urbs/astu et les historiens et sociologues la ciuitas/polis, une idée caractéristique * Au seuil de ces quelques pages, je souhaite remercier les nombreux collègues qui ont contribué avec générosité et patience à leur rédaction, en m’offrant des conseils et de précieuses références bibliographiques : en particulier, je voudrais mentionner Roberto Meneghini, Riccardo Santangeli Valenzani et Mirella Serlorenzi. Leurs recherches ont apporté énormément à cet article. Enfin, ma gratitude va à Simon Jusseret et Maria Grazia Pederzani pour leurs conseils judicieux, à Clémence Jesupret pour sa participation à l’écriture de la version française, mais surtout à Nicolas L. J. Meunier et Paolo Tomassini pour leur relecture attentive et avisée du manuscrit. De la crise naquirent les cultes, éd. par Marco Cavalieri, René Lebrun et Nicolas L. J. Meunier, Turnhout, 2015 (Homo Religiosus II, 15), p. 273-306. ©FHG 10.1484/M.HR-EB.5.108431

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des subdivisions schématiques et assez myopes de la recherche qui établit une répartition, pour ainsi dire, platonicienne entre « murs/matière » et « collectivité politique/idée ». Or, les deux concepts ne peuvent pas être scindés : ce sont les hommes qui transforment la ville (habitations, monuments et routes), tandis que la ville est le lien essentiel et le plus concret de la vie politico-religieuse, qu’elle soit définie d’un point de vue social et culturel (comme pour le monde grec)1 ou juridique (pour Rome)2. Traditions et valeurs d’une part, architecture et urbanisme d’autre part : voilà les aspects que nous chercherons à analyser dans ces pages sur Rome entre la fin de l’Antiquité et le début du Moyen Âge. Il s’agit d’une synthèse d’approches qui, du moins nous l’espérons, pourra aider à comprendre la transformation de la ville dans le temps et l’espace, et donc dans sa continuité de vie : un concept exprimé par ailleurs – si l’on fait le parallèle avec la géologie – par le terme scientifique « pseudomorphose », qui signifie « transformation qualitative intrinsèque des minéraux à travers un changement chimique total, mais à l’intérieur d’une forme cristalline inchangée ». Et cette pseudomorphose, nous le verrons, existera pendant longtemps, par exemple dans le cas du Forum Romain, où malgré la survie de nombreuses formes extérieures antiques (monuments, charges, titulatures etc.), beaucoup de significations et de cultes liés à ces formes extérieures connaissent des mutations suite aux transformations de la société3. Dans un tel contexte, comme nous le verrons, de nouvelles formes cultuelles, cristallisées pour certains aspects par rapport au passé païen, trouveront leur place dans le Forum de l’Vrbs. 1. Introduction L’aire de l’antique Forum Romain occupe une partie de la viii Regio de la Rome augustéenne, c’est-à-dire la vallée comprise entre le Capitole, les contreforts occidentaux et septentrionaux du Palatin (où était le temple de Vesta) et une large zone monumentalisée, au nord de la via Sacra, le long de laquelle se dressaient dans le temps certains des édifices les plus représentatifs des institutions romaines, la Curia et le Comitium et, plus tard, la longue série de basiliques civiles. Cette zone de Rome, finalement assez limitée, constitua à travers les siècles, de l’époque archaïque jusqu’à celle de l’Antiquité tardive, le centre sacral et politique de la Rome antique.

1 On pense à Alcée, Hérodote, Thucydide, mais plus tard à Strabon (iii, 4, 13 163C). Une introduction aux sources rapportées se trouve dans Cracco Ruggini 1989, 201, note 2, avec une bibliographie essentielle ibidem. 2 Cicéron, De re publica (Somnium Scipionis), iii, 5 ; De officiis, i, 17, 53-54. 3 Cracco Ruggini 2010, 103-118.

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En partant des Catalogues Régionnaires – quelle qu’en soit la nature – documents administratifs ou littéraires4 – comme cadre de la reconstruction de la viii Regio de Rome au milieu du ive siècle, on remarque que la ville subit progressivement une tendance à la déstructuration après la fin du monde antique : des complexes comme le Forum d’Auguste, par exemple, font l’objet d’une spoliation systématique dès la fin du ve et le début du vie siècle5, alors que pour d’autres forums urbains, l’archéologie relève des modalités et des délais différents ; parmi ceux-ci6, un des mieux préservés dans le temps sera précisément le Forum Romain. Ces pages chercheront à analyser certaines des possibles raisons à l’origine d’une telle « survie » monumentale de cette aire, et des « nouvelles » formes de culte qui s’y s’implantèrent jusqu’à sa complète christianisation, durant le viie siècle7. Le problème de fond sur lequel repose une telle étude est celui qui attribue à la longue période qui va grosso modo de la Tétrarchie (285-324) à la guerre des Goths (535-553), une lente et inexorable courbe descendante de la ville de Rome, non seulement au niveau politique, mais aussi au niveau urbanistique et architectural. En d’autres termes, la crise du monde antique se refléterait à travers une longue agonie de sa capitale. En vérité, les grandes lignes avec lesquelles il est d’usage de simplifier l’histoire et d’analyser les données archéologiques, s’adaptent mal à la diversité et à la variété qui caractérisent les ive, ve et vie siècles ; lesquels, dans leur ensemble, ne peuvent pas se résumer à une expérience monolithique de crise, ou pire, de décadence, qui serait due au désintérêt du pouvoir impérial à l’égard la ville de Rome. En effet, on ne peut plus penser mettre sur le même plan l’époque constantinienne et, par exemple, la période consécutive à la mort de Valentinien iii (455), moment où l’insécurité de la ville fut suivie par la migration vers Constantinople de nombreuses familles sénatoriales en recherche d’un refuge et attirées par une vie politique plus proche de la cour impériale. C’est à partir du milieu du ve siècle – sans compter un précédent événementiel qui a eu un fort impact matériel, mais plus encore psychologique, à savoir le sac d’Alaric en 410 – que les blessures infligées au tissu urbanistique de la ville se font plus nettes et systématiques, par l’abandon et le pillage, dont sont aussi victimes les monuments. L’action de restauration et de nouvelles impulsions dans la construction, qui avait été celle des Tétrarques, de Maxence, de Constantin, jusqu’au fils de 4 Sur ce débat cf. Filippi 2012, 147, note 49 avec bibliographie de référence. 5 Le temple de Mars Vltor fut l’objet d’une telle intervention  ; la présence de l’inscription Pat(rici) Deci, gravée sur le plan de pose d’un des tambours en marbre des colonnes du temple, montre clairement qu’une partie de la péristasis de l’édifice avait déjà été démolie au moment de l’inscription du texte, c’està-dire dans une période qui se situe durant les années de la domination de Rome par les Goths, comme le fait supposer l’identification du personnage. Une analyse approfondie de la question se trouve dans Meneghini 2009, 197. 6 À ce propos cf. infra. 7 Sur le sujet cf. Pani Ermini 2001.

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Galla Placidia, n’était dès lors plus possible : le siège impérial était désormais définitivement ailleurs, sur le Bosphore ; et dans l’antique capitale, les divers pouvoirs (politiques et religieux) et de nouveaux équilibres, internes et externes à l’Vrbs, se confrontent dans une dimension politique, sociale et économique complètement changée. Autrement dit, c’est le Moyen Âge. Mais jusqu’au milieu du vie siècle, Rome continue à lutter pour une sorte d’intégrité politique, identitaire et aussi physique, qui ne peut être comprise dans les limites de notre documentation archéologique, qu’à travers le filtre de la « transformation » et non de la crise : une telle assertion est d’autant plus évidente si l’on considère qu’à partir du ive siècle, un tel changement fut déclenché par un processus important de christianisation qui redéfinit d’une manière essentielle les prérogatives non seulement de la religion, mais aussi du pouvoir, dans toutes leurs expressions, idéologiques, urbanistiques ou architecturales. Bien que cela soit un fait que la population de Rome diminue progressivement dans le temps, il est aussi vrai que l’image d’une crise globale, aussi attrayante qu'elle soit, a une limite : celle de ne pas permettre de comprendre tous les aspects et les nuances d’une réalité urbaine encore fort complexe, sur les plans idéologique, monumental et surtout religieux. Dans ce scénario, l’archéologie et l’historiographie modernes n’ont pas encore trouvé un accord autour des modalités et des formes de changement dont Rome est l’objet dans cette phase de son histoire : dans les deux disciplines, les positions extrêmes prévalent, tandis que les factions s’affrontent, les unes continuistes, les autres penchant plutôt pour une discontinuité entre l’Antiquité tardive et le haut Moyen Âge. Et dans une telle comparaison, les couleurs sont toujours celles des teintes vives8, moins souvent des nuances. Mais il nous semble que, dans le cadre du thème que nous allons illustrer, chacune de ces formes trop rigides et catégorisantes dans l’exégèse des sources et dans l’analyse des données matérielles soit peu utile, voire restrictive, dans la description d’une période fondamentalement considérée comme une phase de profonde transition d’un même lieu entre deux époques. 2. La transformation du Forum Romanum du ive au vie siècle : une synthèse entre archéologie et histoire La pratique archéologique, concrète et positiviste, pose ses fondations dans l’entourage matériel, dans le lieu physique du phénomène politique et religieux

8 Cf. à ce sujet d’un coté le révisionnisme désormais classique de Ward-Perkins 2005 ; de l’autre, le continuisme de Brown 1971 ; Id. 1997, 5-30 ; Cameron 1998, 9-31.

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qui est l’objet de l’étude, ce lieu étant en l’occurrence, comme on l’a déjà rappelé, le Forum de Rome9 (Fig. 1).

Fig. 1 : Planimétrie diachronique du Forum Romain (du ive au viie siècle) : sont reconnaissables tous les monuments les plus importants mentionnés dans le texte (dessin de M. Cavalieri)

Malgré le fait que, sous la domination byzantine, moins d’attention était désormais portée aux monuments et aux institutions de la Ville10, le Forum était encore perçu comme un espace fondamental, à tel point qu’en 608 l’Exarque de Ravenne, Smaragdus, dédia une colonne honoraire à l’empereur Phocas11, usurpateur du trône de Byzance. C’est le dernier monument civil à être dédié dans cette zone, où plus tard (mais seulement après la guerre des Goths) seront intégrés des lieux de culte chrétiens12. Si nous parcourons l’histoire de cette région urbaine à partir du grand incendie de 283, à l’époque du règne de Carin et Numérien, qui en détruisit une bonne partie des monuments13, on note que les mesures mises

9 Pour un cadre général des interventions urbaines entre le ive et vie sur l’ensemble de la région urbaine de Rome, cf. Liverani 2009, 1-31. 10 Filippi 2012, 143, note 3, avec bibliographie de référence. 11 CIL VI, 1200. En vérité, la nouvelle dédicace fut placée sur un monument d’époque tétrarchique. 12 Bartolazzi Casti 1999, 285, note 54. 13 [...] operae publicae arserunt senatum, forum Caesaris, basilicam Iuliam, et Graecostadium ; Chronographe de 354, 148.

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en place – la plupart du temps de véritables reconstructions plus que des restaurations – montrent l’intérêt et l’importance qu’un tel contexte urbain revêtait encore. Dioclétien, bien que ne résidant pas à Rome, intervint en assainissant et réorganisant l’aire, dans le but de la relier au complexe des Forums Impériaux à travers un accès monumentalisé à la sortie de l’Argiletum, où furent replacés les soi-disant anaglypha Traiani et peut-être la colonne des decennalia14. En outre, Dioclétien reproduisit l’aménagement sévérien des rostra Augusti sur le côté est de la place, en construisant une tribune rectangulaire sur laquelle s’élevaient cinq colonnes honoraires ; en revanche, les colonnes honoraires dressées sur le côté méridional, le long de l’area forensis, étaient au nombre de sept : la place était ainsi fermée sur trois côtés par des colonnes et ouverte vers le nord en face de la basilica Æmilia et de la Curia (Fig. 2).

Fig. 2 : Photographie du Forum Romain depuis le Tabularium : on perçoit en premier plan les colonnes du temple de Saturne, et sur le fond à droite la basilica Iulia ; au centre et à gauche, la platea forensis (délimitées par les colonnes honoraires tardo-antiques), la Curia et la basilica Æmilia (cliché de M. Cavalieri)

Ces données semblent pourtant en contradiction apparente avec le fait que la ville, sur le plan de l’urbanisme, s’appauvrit en habitations, devenant toujours plus une « ville-musée », qui néanmoins continue à avoir une population nombreuse 14 Giuliani, Verduchi 1987, 184-187.

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et active dans le commerce, dans les importations et dans tous ces secteurs qui font parler d’une dimension « pré-industrielle » dans l’économie locale15. Rome est donc, dans cette phase, une ville encore pleinement fonctionnelle et encore capable d’attirer et de produire, de sorte à pouvoir assumer les restaurations de son patrimoine monumental sans interruption, dans un contexte culturel et religieux en grande effervescence. La phase suivante, sous Maxence, est en continuité avec celle de la tétrarchie, bien que, comme l’a observé à juste titre F. Guidobaldi, elle semble assez différente quant à sa démarche. En effet, si les projets tétrarchiques visaient en particulier – mais pas exclusivement16 – à restaurer et réintégrer les dommages causés par l’incendie de 283 – calamité qui avaient frappé une zone comprise entre le vicus Tuscus et le théâtre de Pompée – les plans urbanistiques de Maxence comprenaient une intervention bien plus articulée et finalisée17 voire, pourrait-on dire, fonctionnelle à l’exercice du pouvoir, et donc, expression d’une volonté impériale qui redésignait Rome comme siège du souverain. Le programme tétrarchique, avec ses intentions démagogiques, préservait au contraire l’antique capitale comme un symbole, musée de son passé glorieux, en restaurant et enrichissant ses moments dans une vitrine à dimension urbaine, mais dépourvue de la cour impériale. Mais la politique de construction de Maxence, dont les légendes monétaires ne lui attribuaient pas par hasard le titre de restitutor Vrbis suae18, constitue une brève parenthèse, puisque la position assumée par Constantin, idéologiquement déployée contre le tyrannus qui périt dans la bataille du Pont Milvius en octobre 312, renoua avec l’attitude qui avait été celle des Tétrarques et mit d’autre part en œuvre de gros changements dans la gestion de la ville et de ses monuments. In primis, sur la base des principes de tolérance exprimés dans l’édit de Milan (313), il fut le commanditaire d’un imposant chantier architectural, la basilique chrétienne du Latran. Cependant, l’intervention de Constantin a également une dimension urbanistique car il requalifie dans un sens monumental et chrétien le περὶ ἄστεως (suburbium) de la ville : l’empereur, en effet, édifie la basilique du Latran là où précédemment surgissaient les castra Noua Equitum Singularium, et celle du Vatican à l’emplacement d’un cirque et d’une nécropole limitrophe19.

15 Guidobaldi 2000, 325, notes 24-25 avec bibliographie de référence. 16 Il ne faut pas oublier, en effet, le complexe monumental des thermes de Dioclétien et les nombreuses interventions sur le Champs de Mars. 17 La reconstruction du plus grand temple du monde, celui de Vénus et Rome (ce n’est d’ailleurs pas un hasard s’il est consacré à la ville !) ; la fondation de la basilica Noua, édifice qui symbolisait la reprise de la vie citadine active ; la restauration du palais impérial sur le Palatin avec un nouveau complexe thermal ; l’érection d’une villa extra-urbaine équipée de cirque et mausolée dynastiques ; Pisani Sartorio 2000, 116-119. 18 RIC vi, 95, 113. 19 Liverani 2005, 74-81.

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En outre, pour caractériser le paysage du suburbium dans cette nouvelle phase, il faut rappeler les grandioses basiliques cémétériales ou à déambulatoire, auxquelles étaient souvent associés de majestueux mausolées20 : on songe aux basiliques des Saints Pierre et Marcellin sur la via Labicana, Saint-Laurent-hors-les-Murs, Sainte Agnès et Saint Sébastien ; en ce qui concerne les mausolées, Tor Pignattara, Tor de’ Schiavi et Sainte Constance. En réalité, Constantin, au moins jusqu’à son troisième et dernier aduentus, en 326, fut aussi attentif à la restauration et à la construction d’autres édifices romains : pour le Forum ou dans son voisinage, nous rappellerons les interventions dans l’atrium Vestae, via l’érection d’un pavillon octogonal au centre du péristyle21, la restructuration de la basilica Noua, sans oublier l’édification du complexe thermal sur le Quirinal qui portait son nom. Cependant, au ive siècle, de nombreux monuments furent encore construits sur le Forum, surtout du côté de la via Sacra ; sans en refaire toute la liste, nous rappellerons le socle de l’equus Constantini, dédié à l’empereur en 33422 et situé à proximité de la statue du genius populi Romani, mais aussi des fontaines, des monuments honoraires et des sacella23. En effet, les récentes recherches archéologiques montrent que Rome, durant tout le ive siècle, était certainement une ville luxueuse, dans les domaines aussi bien privé que public ; pour ce dernier, la preuve la plus évidente en est la description de la visite de Constance ii dans la capitale, relatée par Ammien Marcellin qui énumère les monuments merveilleux réussissant encore à impressionner l’empereur24. La ville est maintenant perçue comme un monument à la gloire passée plutôt qu’à celle du présent, la description contemplative qu’en a donnée notre source montre l’extraordinaire quantité de ses édifices et la dimension grandiose de certains d’entre eux. Le Forum aussi, à cette époque, est encore l’objet d’attentions esthétiques mais aussi fonctionnelles : par exemple, en 368, sous Théodose ier, le Carcer est encore en fonction25 ; dans la seconde moitié du ive siècle, le temple de la Concorde, qui s’était effondré uetustate, fut restauré26, de même que celui 20 Torelli 2012, 127-139 ; Morin 1990, 263-277. 21 Filippi 2012, 180, note 900 avec bibliographie de référence. Il est à noter que ceci est la dernière intervention archéologiquement considérable, attestée avant la promulgation en 382 de certaines lois antipaïennes par l’empereur Gratien, lois qui annonçaient aussi la confiscation des biens appartenant à tous les cultes païens, de même que la suppression des collèges sacerdotaux eux-mêmes païens. De là, la cessation des dédicaces de statues aux Vestales Maximae et la réoccupation de la zone peut-être par des fonctionnaires impériaux d’abord et papaux ensuite ; Coarelli 1994, 96-100 ; Filippi 2012, 181. 22 CIL vi, 1141. 23 Filippi 2012, 180. 24 Ammien Marcellin xvi, 10. 25 Ammien Marcellin xxviii, 57. La prison a probablement été démantelée en concomitance avec le déplacement des fonctions judiciaires dans la zone du Forum Holitorium, autour du viie siècle, Fortini 2009, 437-438, note 22 avec bibliographie antérieure. 26 CIL vi, 89 (= Dessau 3781).

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de Saturne, précédemment détruit par un incendie27. À la fin du siècle (393-394), Virius Nicomachus Flavianus fils, en qualité de consul sine collega, édifia aux alentours de la Curia, le secretarium Senatus, le tribunal sénatorial28. Telle est la Rome que F. Guidobaldi définit comme la « ville des praefecti »29 : un tissu urbain qui encore plus qu’avant – et on peut remonter jusqu’à l’époque des Sévères – se transforme en une ville-musée, qui subit des restaurations ou des embellissements célébrés par de nombreuses inscriptions, souvent disproportionnées par rapport à l’échelle des interventions. Un cas emblématique est celui de la porticus deorum Consentium sur le Forum, reconstruite ou peut-être seulement restaurée par le praefectus Vrbi Vettius Agorius Pretextatus en 367, dans le cadre de sa politique de rétablissement des cultes antiques. On doit à Ti. Fabius Titianus, préfet entre 339 et 341, et ensuite entre 350 et 351, de nombreuses statues posées pour orner le Forum Romain30 ; à Naeratius Cerealis, entre autres, on doit peut-être la statue équestre de Constance ii devant la Curia31 ; à Rufius Volusianus Lampadius, la restauration de certaines statues du Forum32. Memmius Vitrasius Orfitus Honorius, entre 357 et 359, dédia toujours à Constance ii deux statues près de l’arc de Septime Sévère et lui-même fut honoré par de nombreuses corporations de Rome qui lui érigèrent des statuae33. Mais une autre transformation se profilait déjà, une métamorphose lente et non perçue comme telle par les contemporains : de « ville-musée » à « ville sanctuaire ». Elle a été initiée par Constantin avec la ceinture de sanctuaires chrétiens suburbains et la basilique de la Sainte-Croix-de-Jérusalem annexée au palatium Sessorianum et elle sera continuée par ses successeurs (aussi longtemps qu’ils s’occuperont de Rome), par l’aristocratie et plus tard par le clergé, comme un accroissement spontané de la monumentalisation. Une activité qui pourtant sera tournée toujours plus vers les basiliques chrétiennes et les travaux publics qui y sont liés, et toujours moins aux monuments civils relatifs à d’autres religions ou destinés aux divertissements34. Il y a toutefois une exception remarquable, le Forum Romain. Entre les règnes de Théodose ier et Valentinien iii, Rome s’enrichit de nouvelles églises, sans pour autant perdre son faciès précédent de ville monumentale ; 27 Meneghini, Santangeli Valenzani 2004, 172. 28 Fraschetti 1999, 218-236 ainsi que Gregori 1997, 170, note 39 (avec bibliographie antérieure) situent le secretarium Senatus dans une des tabernae du Forum de César, laquelle au cours du viie siècle est occupée par l’église de Sainte Martine. 29 Une synthèse encore valide sur le sujet se trouve dans Chastagnol 1962. 30 CIL vi, 1166, 1167, 1717. 31 CIL vi, 1158. 32 Ammien Marcellin, xxvii, 3, 20 rappelle comment Lampadius fut contesté pour avoir apposé sur les monuments réparés son propre nom en tant qu’édificateur et non simplement comme restaurateur. 33 CIL vi, 1161, 1162, 31395. Ammien Marcellin, xvi, 16, 1 ; xvi, 10, 4 ; xvii, 4, 1 ; xxvii, 3, 2 ; xxvii, 7, 3. 34 Guidobaldi 2000, 336.

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au contraire, elle le cultive et l’augmente35. Mais pour la « ville-musée », un autre facteur se fait bientôt sentir, économiquement et politiquement important : le coût de l’entretien et des restaurations. C’est dans les premières années du ve siècle que nous avons un signe inéquivocable de ce problème devenu désormais bien concret après la première « catastrophe physique » de la ville, l’incendie d’Alaric. Cet événement provoqua dans le tissu urbain les premiers dommages graves qui, autrefois, se seraient cicatrisés rapidement, mais qui à partir de ce moment-là ne le furent plus. Le sac frappa fortement le Forum de César mais encore plus la basilique Emilienne, qui avait déjà été restaurée après l’incendie de Carin, à la fin du iiie siècle : l’édifice fut réduit par le feu à un tas de décombres qui remplissaient l’espace entre ses murs périmétraux36. Dans le même temps, le templum Pacis attenant fut endommagé de manière irréparable et fut lui aussi ensuite progressivement abandonné37. Ces faits ne créent pas seulement les premières « macchie d’abbandono »38 dans le tissu urbain de la ville, mais augurent aussi des temps plus mauvais encore, bien que jusqu’au milieu du ve siècle, de tels « coups » infligés au patrimoine historico-architectural soient réabsorbés avec une apparente facilité, grâce à la réutilisation des matériaux in situ. C’est le cas d’une statue érigée à Flavius Stilicon dans le Forum et datée des lendemains de la bataille de Pollentia (Pollenzo), en 403 : elle fut positionnée sur une base équestre réemployée et placée verticalement, portant l’inscription orientée vers la via Sacra avec la statue dirigée vers l’arc de Septime Sévère39. En général cependant, les interventions postérieures à 410 – à partir de celle réalisée au secretarium Senatus qui fut ramenée ad pristinam faciem à la suite d’un fatalis ignis, par la volonté du préfet Flavius Annius Eucharius Epiphanus40 – furent de nature strictement restauratrice et conservative41. Lorsque Flavius Annius était lui-même magistrat, entre 412 et 414, on ré-ouvrit dans la Curia aussi bien la porte sur l’atrium Mineruae que celles sur l’atrium Libertatis vers le Forum de César. Une inscription datée des années de la préfecture d’Anicius Acilius Glabrio Faustus (421-423), où l’on parle de la restauration in formam prisci usus d’une porticus, subuersa fatali casu42, rappelle peut-être le même atrium Libertatis.

35 Guidobaldi 2000, 336-340. 36 À ce sujet, cf. infra. 37 Procope, De bellis, iv, 21, en se référant à une époque antérieure à lui de quelques générations, c’està-dire autour du milieu du ve siècle, fait allusion dans son histoire à un troupeau de vaches qui paissaient précisément dans le templum Pacis désormais clairement abandonné ; Fogagnolo, Rossi 2010, 39-43. 38 Tantillo 2000, 92. 39 CIL vi, 31987 ; Giuliani, Verduchi 1987, 77-78. 40 CIL vi, 1718. 41 Spera 2012, 113-156. 42 CIL vi, 1676 = AE 1997, 00108.

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Il est indéniable que le second quart du ve siècle, dominé culturellement par la figure de Galla Placidia (morte en 450) est le dernier moment vraiment lumineux pour l’histoire et l’urbanisme de Rome, en particulier sous le règne de son fils, Valentinien iii (423-455), qui comme sa mère résida assez souvent à Rome près du Sessorium43. Ce fut l’occasion d’une revitalisation de l’aristocratie et du « ton » de la ville elle-même, comme il s’avère également pour certains chantiers tels que ceux de la basilique Sainte-Marie-Majeure sur l’Esquilin ou de Sainte Sabine de l’Aventin. Cette période est une phase de lente mais progressive élimination du tissu résidentiel, tandis qu’une partie des monuments antiques sont préservés et que des monuments chrétiens sont au fur et à mesure insérés : mais le déséquilibre entre les habitations et les zones monumentales est évident et ce, à cause de la diminution de la population, surtout aristocratique. Avec la seconde moitié du ve siècle, le phénomène s’accentue manifestement, mais l’attention portée au Forum et à ses annexes reste toutefois vivante. En 472, peut-être durant les affrontements entre le magister militum Recimerus et l’empereur Anthémius, le toit de l’antique atrium Mineruae s’effondra à la suite d’un grave incendie en renversant la statue de la déesse, déjà restaurée cette année-là par Anicius Acilius Aginatius Flavius, préfet en 472-47344. Cependant, l’on continua aussi à prendre soin du Forum après 476, puisqu’entre 491 et 493, le préfet Valerius Florianus est mentionné pour les travaux accomplis à l’époque de Théodoric in atrio Libertatis et dans le secretarium Senatus45, tandis que d’autres inscriptions attestent la dédicace de certaines statues dans la basilica Iulia, ce qui démontre vraisemblablement le bon état de conservation et la fréquentation encore active de cette dernière46. Nous pouvons donc conclure que, pour une grande partie du ve siècle, les paramètres qui caractérisent l’urbanisme de Rome restent en pratique constants, avec comme seule nouveauté l’augmentation du nombre de sanctuaires chrétiens, ce qui ne semble pourtant avoir causé ni décentralisations ni nouvelles centralisations, notamment parce que les places qui existaient encore, comme le Forum Romain, continuaient à remplir leur fonction publique47. Avec la mort de Valentinien iii se termine une glorieuse dynastie qui remontait à Constantin par Galla Placidia, tandis que s’accomplit pour Rome l’épilogue de son histoire de grande capitale. Le panorama urbain reste assez stable, si 43 Guidobaldi 1998, 485-518. 44 CIL vi 526 = 1664 = ILS 3132 : Simulacrum Minerbae / abolendo incendio / tumultus ciuilis igni / tecto cadente confractum / Anicius Acilius Aginatius / Faustus u(ir) c(larissimus) et inl(ustris) praef(ectus) Vrbi / uic(e) sac(ra) iud(icans) in melius / integro prouiso pro / beatitudine temporis restituit. La connexion avec les émeutes de 472 est expliqué dans Fraschetti 1990, 159-163. 45 CIL vi, 1794-1795 ; Gregori 1997, 169-170. 46 CIL vi, 1156, 1658, 31883-31887. Cf. infra. 47 Pani Ermini 1999, 35-52. Sur les places et les forums de Rome, Bauer 1996.

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l’on excepte les dommages que peuvent avoir causé les pillages de 455 et de 472. L’élément principal à souligner du point de vue urbanistique est l’installation de nouvelles églises topographiquement dispersées de manière très homogène, comme celle de Saint-Étienne-le-Rond sur le Célius, construite sur les castra Peregrina, caserne à l’abandon, ou la transformation, à la fin du ve siècle, du mausolée d’Honorius, près de la basilique du Vatican, dans la Rotonda di Sant’Andrea. Le vie siècle correspond en effet à la conclusion du cycle décrit jusqu’alors. La monumentalisation survit, mais avec un délabrement croissant. Quant à la maintenance, après une dernière reprise sous Théodoric, l’aristocratie qui est restée n’est plus en mesure d’en soutenir la dépense, et si elle dispose encore de quelques moyens, ces derniers sont plutôt consacrés aux églises qui, au fur et à mesure, vont occuper ce qui reste des monuments antiques en bon état. Dans la première moitié du vie siècle, nous assistons donc à l’installation de l’église de Santa Maria in Cosmedin dans une partie de ce qui avait été l’Ara Maxima Herculis, la basilique Saints-Côme-et-Damien dans un attenant du templum Pacis, et aussi Sancta Maria Antiqua, dans une sorte de vestibule au palais impérial, situé sur la pente du côté nord du Palatin, sur le Forum48. Enfin, la guerre des Goths, avec comme conséquences la décimation de la population, la perte du pouvoir et de l’autonomie politique et administrative, l’appauvrissement et l’extinction partielle de l’aristocratie urbaine ainsi qu’une forte diminution non seulement du ravitaillement alimentaire, mais aussi de l’approvisionnement en eau de la ville à cause de la coupure des aqueducs49, est la cause d’un déclin démographique et de l’abandon de certaines zones de la ville. Cette évolution amène au début du viie siècle à la transformation en églises d’autres monuments antiques, tels le Panthéon (Sancta Maria ad Martyres) et la Curia (Sanctus Hadrianus in tribus Fatis). 3. Du triomphe païen à l’aduentus (chrétien) : la pseudomorphose du Forum Romain Le triomphe, depuis sa fondation mythique à l’époque monarchique, fut une cérémonie capable de combiner des valeurs et des significations aussi bien civiles que religieuses : un véritable moment de célébration identitaire de Rome. Il consistait grosso modo en un parcours de solennité grandiose qui, à partir de l’époque flavienne, menait le cortège du Champs de Mars jusqu’au Forum, où le 48 Guidobaldi 2000, 340-344. 49 Il s’agit de l’acte tristement célèbre perpétré par Vitige en 537, fait qui aurait définitivement mis hors service ces structures déjà en mauvais état comme l’attestent les fouilles aux thermes de Trajan où de grandes conduites d’évacuation des eaux paraissent enterrées déjà depuis le ve siècle ; Santangeli Valenzani 2012, 118.

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triomphateur, après être allé à la rencontre du Sénat dans la Curia et du Peuple depuis les rostra (adlocutio ad populum), poursuivait en montant le Capitole le long la via Sacra, jusqu’à sa destination finale, le temple de Jupiter Optimus Maximus. Le dernier empereur à suivre, avec certitude, l’antique rite fut Dioclétien en 293. En 312, avec Constantin et son tournant dans la politique religieuse mettant en œuvre une véritable révolution, s’interrompit une tradition millénaire. Ce choix détermina dans un sens traditionnel et technique la disparition du triumphus. L’empire chrétien, en effet, ne connaîtra plus de véritables triumphi, pour une raison évidente : il n’est plus permis aux souverains chrétiens de monter au Capitole, puisque la célébration publique du culte capitolin aurait correspondu à un geste impie et idolâtrique. Ce fait en lui-même n’implique pas seulement un choix religieux, mais transforme aussi la vie publique, cérémoniale et cultuelle de Rome et la conséquence se ressent aussi sur son paysage urbain, en plaçant véritablement celui-ci « en crise »50. C’est ici que se place la rupture de la relation entre l’exercice du pouvoir politique et la pratique du sacerdoce, dont les origines remontent à l’époque républicaine, une relation qu’Auguste incarna bien en 12 av. J.-C. en assumant le Pontificatus Maximus, une charge dont Constantin fut lui aussi officiellement investi et qu’il conserva paradoxalement, mais sans pratiquer. Le rite de l’aduentus impérial, conforme aux nouvelles modalités de vie cérémoniale urbaine dans le contexte d’un usage nouveau et différent de l’espace citadin fut dorénavant l’héritier du triomphe. La cérémonie était désormais libre de toutes connotations païennes et se réduisait à un rite purement civil dont le moment culminant sera la visite à la Curia, cette dernière étant perçue comme le lieu des valeurs civiques distinctes de l’identité religieuse païenne qui avait été celle de Rome51. Il est certain cependant que la « christianisation » de Rome et en particulier du Forum, comme en témoignent les données archéologiques ainsi que les sources, fut un long processus qui ne fut pas du tout systématique ni homogène : encore à la fin du ve siècle, le pape Gélase dut interdire expressément aux chrétiens de prendre part à la très ancienne fête des Lupercalia. Bien que désormais chrétiens, en effet, certains Sénateurs continuaient à se sentir en premier lieu Romains, et donc liés aux festivités ancestrales de la ville. En d’autres termes, pour de nombreux Romains, l’attachement aux liturgies païennes ou à la conservation des temples des dieux, en devenant une forme de ciuilitas et non de religio, est à partir de cette époque dissocié de la pratique cultuelle et religieuse. Cet attachement à la consuetudo religiosa patruum est encore évident dans les paroles d’Ammien Marcellin, à l’occasion de la visite (aduentus) à Rome de Constance ii en 357 :

50 Brown 1982, 123 ; Fraschetti 1999. 51 Liverani 2007a, 385-400.

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Constantius quasi cluso Iani templo stratisque hostibus cunctis, Romam uisere gestiebat, post Magnenti exitium absque nomine ex sanguine Romano triumphaturus ; une fermeture des portes du temple de Janus absolument étrangère à l’orthodoxie chrétienne du fils de Constantin, mais une image qui reviendra encore chez Procope, en plein vie siècle, lorsque « un certain nombre de Romains » tenteront d’ouvrir les portes du temple52. Rome, donc, entre les ive et vie siècles, perd son rôle de siège impérial et diminue par l’importance politique et démographique53, mais reste une ville à forte valeur symbolique en tant que siège traditionnel du Sénat et du Peuple romain. Cela signifie, en paraphrasant les paroles d’Hérodien, exprimées plusieurs siècles avant à propos de Commode, que Rome demeure dans le temps, même si idéalement, la basileios hestia54, se retrouve dans le même temps dépositaire des formes liturgico-cultuelles qui lui sont associées, comme le triomphe. C’est dans cette optique qu’on doit analyser la transformation monumentale et cultuelle du Forum. 4. Les Crisis Cults dans le Forum Romain : entre ciuilitas et culte chrétien Durant l’année 530, dans une des lettres qu’il écrivait au nom du roi Théodoric, Cassiodore affirmait55 : apparet quantus in Romana ciuitate fuerit populus : testantur enim turbas ciuium amplissima spatia murorum, spectaculorum distensus amplexus, mirabilis magnitudo thermarum et illa numerositas molarum. Le passage est extrêmement important : d’un côté, on montre Rome désormais dépeuplée à l’époque des Goths, presque comme dans une vision métaphysique, faite de monuments gigantesques et d’espaces très larges, mais irrémédiablement vides ; d’un autre côté, cependant, cela ne semble pas indiquer que l’aspect matériel de la ville apparaisse en ruines et en voie de déstructuration. Cet aperçu est confirmé quelques années plus tard par un passage de Procope de Césarée qui, en visitant la ville durant la guerre des Goths (535-553), écrivait : « Les Romains aiment leur ville plus que tout autre peuple que l’on connaît et ils se préoccupent de protéger et de conserver les choses anciennes (τὰ πάτρια πάντα), afin que rien ne disparaisse de l’antique splendeur. Bien que soumis aux barbares depuis beaucoup de temps,

52 Cf. infra. 53 Sur le sujet, qui est traité de manière diachronique, Lo Cascio 2000, 17-69  ; Santangeli Valenzani 2012, 116, note 4 avec bibliographie antérieure, où on impute une telle chute démographique à de profonds changements structuraux de la société et, en particulier, à la disparition du système d’approvisionnement garanti par l’État (Annona), qui s’est effondré avec l’ensemble de l’administration impériale. 54 Herodien, viii, 7, 5. 55 Cassiodore, Variae, xi, 39.

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ils ont sauvé les édifices de leur ville et la majeure partie de ses beautés… »56. Donc, ce que les sources nous montrent durant le deuxième quart du vie siècle est une ville dépeuplée, mais encore substantiellement entière dans sa structure urbaine et dans son patrimoine monumental. En réalité, depuis plus de vingt ans, l’archéologie urbaine est en train de suivre l’état de conservation de la ville lors du passage entre l’Antiquité tardive et le haut Moyen Âge, et les affirmations de Procope sont à considérer avec prudence57. En effet, l’optimisme de la source est certainement à revoir dans le cas où on analyserait les édifices résidentiels, qu’il s’agisse de maisons de rapport divisées en logements (insulae)58, ou de résidences aristocratiques. L’étude stratigraphique, en effet, a montré dans les deux cas des formes d’abandon et de remblayage intégral ou – pour certaines domus – partiel, mais en général, un appauvrissement évident des styles et des modes de vie. De telles données couvrent un horizon chronologique qui va de la fin du ve jusqu’au début du vie siècle au plus tard59. Ce qui en émerge est une ville à basse densité démographique, avec une population qui occupait encore ses différentes regiones mais avec une distribution « clairsemée », tandis que de larges aires autour de ces noyaux d’habitations étaient utilisées comme décharges d’immondices, carrières de matériaux à récupérer, ou encore comme lieux de sépultures60. Mais si pour les quartiers résidentiels, les données archéologiques montrent une dégradation généralisée et assez précoce du paysage urbain, en revanche la situation devait être plus nuancée en ce qui concerne les complexes monumentaux, ceux que Procope voyait encore en bon état de conservation dans la troisième décennie du vie siècle. Car il est également vrai que, malgré ce bon état de conservation, certaines aires monumentales – mais pas nécessairement toutes – devaient aussi être depuis quelque temps déjà l’objet d’occupations résidentielles, avec toutefois des abris encore limités et non bâtis ; c’est ce que l’on peut induire d’une disposition impériale qui, déjà en 397, interdit 56 Procope, De bellis, iv, 22. 57 La bibliographie est considérable sur ce sujet, mais M. S. Arena et al. (ed.) 2001 reste un texte fondamental pour sa méthode et pour les données analysées  ; rappelons aussi Santangeli Valenzani, Meneghini 2004 ; Meneghini 2009. 58 Les recherches menées sur certaines insulae remontant aux siècles du Haut Empire suggèrent une continuité d’occupation dans cette phase, une occupation toutefois limitée aux étages et donc peu visible archéologiquement ; Pettinau 1996, 179-190. 59 La vieille aristocratie sénatoriale, comme l’attestent largement les sources, continua jusqu’au moins à la guerre des Goths à être culturellement et politiquement hégémonique à Rome, vivant dans des domus réduites du point de vue de leurs dimensions et appauvries en termes de décoration, mais inspirées des typologies de bâtiments antiques, comme cela a été mis en évidence dans le quartier résidentiel se trouvant sous la piazza dei Cinquecento (en face de la gare Termini), où un grand complexe résidentiel du iiie-ive siècle est partiellement abandonné au ve, une petite partie au sud de ce quartier de résidence, situé autour d’une cour, ayant été soustraite  ; Meneghini, Santangeli Valenzani 1996, 172-177  ; Marazzi 2000, 356-372 ; Santangeli Valenzani 2004, 31-34. 60 Meneghini, Santangeli Valenzani 2004, 70-72, 103-125.

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l’érection de baraques et cabanes61 dans le Champs de Mars. De toute façon, les récentes données mises à disposition par les recherches stratigraphiques aident à corriger le point de vue parfois simpliste des sources littéraires. Ce qui ressort est que le temps et les modes de la déstructuration des zones monumentales furent très variés, à partir du templum Pacis (début du ive siècle), du Forum de César (seconde moitié du ve) ou de celui d’Auguste (début du vie siècle). Des activités de spoliation d’une telle importance ne sont toutefois pas attestées dans d’autres cas, comme celui du Forum Romain ou celui de Nerva, au moins jusqu’au Moyen Âge avancé. Ces fora-ci semblent en effet maintenus dans un bon état de fonctionnement, comme le rappellent aussi les sources écrites, qui attestent un intérêt de la part des classes dirigeantes dans la conservation de l’aspect monumental de la ville. Pourquoi une telle diversité de traitement ? Deux réponses sont possibles, à ne pas considérer en contradiction entre elles, mais complémentaires. Selon R. Santangeli Valenzani, il est probable que les ressources limitées mises à disposition aient été employées essentiellement pour la restauration et la maintenance d’édifices donnant sur les espaces les plus fréquentés et sur les principaux axes de passage (comme le Forum de Nerva, dont l’appellation « transitoire » n’est pas anodine) en abandonnant au dépouillement les complexes les plus à l’écart62. C’est entre autres également le cas pour la basilica Æmilia sur le Forum Romain63, laquelle, incendiée durant le sac d’Alaric, fut seulement restaurée en façade avec l’érection de colonnes de granit, tandis que l’arrière du bâtiment était laissé en ruines. Dans cette transformation modulée en fonction des zones de la ville, de la fonction des édifices, de l’appartenance sociale de ceux-ci et certainement des moments historiques, il est évident que sur le Forum Romain s’est concentrée une attention toute particulière, dès le ive et au moins jusqu’au viiie siècle. En ce sens, l’on doit sa conservation, qui passa par une lente transformation plus que par une crise aigüe de tous ses édifices et institutions, à sa fonction de lieu de mise en scène de la cérémonie identitaire du triomphe d’abord, de l’aduentus ensuite. Une cérémonie nécessaire pour la rencontre du souverain avec sa ville, siège de la tykè de sa basileia, où les composantes sociales de la tradition romaine, Sénat et Peuple, se partageaient les espaces. Dans cette formule identito-cérémoniale, la pseudomorphose de l’aduentus consiste à avoir rendu éminemment civile et profane la visite impériale au Sénat, la Curia elle-même64 et l’adlocutio du haut

61 CTh, xiv, 14, Eos qui in campo Martio casas seu tuguria conlocare temptauerint… 62 Santangeli Valenzani 2012, 116-121. 63 On songe à la Crypta Balbi ou au Colisée. 64 En reprenant les paroles-mêmes de Symmaque (Relatio tertia in repetenda ara Victoriae, vi), l’édifice, d’un templum rituellement inauguré, devint en 384 une sedes profana, après que Constance ii eut fait emporter de la Curia l’autel et la statue de la Victoire.

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des rostra65. En abandonnant l’ascension au Capitole, la signification religieuse de l’aduentus se concentrera par la suite autour de la visite à la basilique Vaticane en une dimension toute neuve : celle-ci vivra pendant encore longtemps et dans des espaces différents, avec un Forum Romain encore vivant et occupé seulement très tard par des lieux de culte chrétiens (entre la fin du vie et le début du viie siècle). Dans un certain sens donc, pour ce qui relève de la religion, les changements politiques, sociaux et économiques que Rome vit entre l’Antiquité tardive et le haut Moyen Âge se caractérisent bien par la propagation non seulement du christianisme, mais aussi d’une sorte de religio ciuilis qui ancre ses objets de culte dans la tradition culturelle et la célébration identitaire, et qui a, dans le Forum Romain, son espace cérémonial privilégié. Si la liturgie est celle de l’aduentus post-constantinien, en approchant la question sous le profil archéologique, ci-dessous, on examinera les monuments du culte à la tradition de Rome. 5. L’entourage matériel du culte à la tradition de Rome 5.1. Fin du ive – milieu du vie siècle L’édit de Théodose Ier en 395, qui décréta la fin des célébrations publiques des cultes païens et la fermeture des temples, n’enleva pas en réalité au Forum ses raisons primaires de vie, tout comme la fermeture officielle des édifices religieux ne signifia pas la cessation des cérémonies populaires et des rituels païens. De nombreuses sources historiques le démontrent : elles vont des calendriers chrétiens, comme celui rédigé par Polemius Silvius de 499, où sont encore rapportées les fêtes païennes principales66, à la lettre, déjà évoquée, du pape Gélase sur les Lupercalia, rédigée à la fin du ve siècle pour faire face à ceux qui attribuaient la décadence et les maux de Rome à l’abandon des cultes antiques et à la disparition des cérémonies païennes67. Sans oublier que, encore entre la fin du ive et le début du ve siècle, le Palladium semble conservé dans le temple de Vesta, comme l’atteste de manière indiscutable une rapide allusion de Prudence, qui nomme directement et ironiquement la statue, ainsi que les Vestales qui la gardaient, comme une des divinités frappées par les dispositions antipaïennes de Gratien, mais encore adorées68.

65 À propos de la fonction et de la nature des rostra durant l’Antiquité tardive, cf. Liverani 2007b, 169-193. 66 Fraschetti 1999, 300-306. 67 Fraschetti 2000a, 263-266 ; Id. 2000b, 307-327. 68 Prudence, contra Symmachum, i, 192 : noster populus ueneratus adorat ; Ibid. i, 195 : Sic Vesta est, sic Palladium, sic umbra Penatum ; et ii, 965-967.

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Donc, nous devons retenir que les monuments du Forum et en particulier les temples, malgré la perte de leur fonction religieuse, furent toujours considérés comme des édifices publics importants pour l’identité et la tradition de la ville, et par conséquent dignes de respect et de conservation au moins jusqu’à l’incendie d’Alaric en 410, qui entre autres semble avoir affecté la seule zone nord-occidentale du Forum. Après un tel événement, comme en témoignent certains documents épigraphiques69, nous sommes certains que la Curia, le secretarium Senatus et le portique en façade de la basilica Æmilia furent restaurés, tandis que dans la basilica Iulia voisine, le praefectus Vrbi Gabinius Vettius Probianus70 plaça en 416 des statues, acte évergétique qui est également signe de l’attention portée à la restauration et au décorum de la ville. La basilica Æmilia, dans les fouilles menées par A. Bartoli au début du xxe siècle, montra à l’intérieur une stratigraphie avec d’évidentes traces d’incendie, après lequel l’édifice s’effondra et fut abandonné. La couche de destruction était constituée d’une strate de cendres d’une dizaine de centimètres d’épaisseur, directement déposée sur le sol de marbre des nefs : cela implique qu’elle ne fut jamais emportée, comme en témoigne l’accumulation d’un mètre de terre qui la couvrait et qui a été observée à l’époque par Bartoli71. La présence dans la couche de cendres de nombreuses pièces de monnaie dont aucune n’est datée au-delà du ive siècle72 permet assurément de ramener la destruction du monument à un moment vers le début du ve siècle73. Peu après cet événement tragique, la façade à arcades (la porticus Caii et Lucii), s’effondra ou fut démolie à la suite des dommages subis et fut remplacée par un bas portique composé de vingt-quatre colonnes, à chapiteau

69 CIL vi, 1767, 1768. Orlandi 1997, 168-173. 70 Probianus est connu par les diverses inscriptions relatives aux bases de statues qu’il offrit durant sa préfecture urbaine. En particulier, il érigea ou ré-érigea des statues non seulement près de la basilica Iulia, mais aussi de la basilica Æmilia et de la Curia Iulia. Selon G. Kalas, celui de Probianus fut un programme d’embellissement du Forum à travers l’érection de statues, probablement de ses illustres prédécesseurs, en face des édifices monumentaux restaurés. Les statues en face de la basilica Iulia : CIL vi, 1156b, CIL vi, 1658c, CIL vi, 1658d, CIL vi, 37105. Les statues en face de la Curia Iulia : CIL vi, 1658a, CIL vi, 1658b. Les statues ré-érigées : CIL vi, 3864a, CIL vi, 3864b. Il faut enfin rappeler les doutes concernant la date de la préfecture de Probianus, en raison d’un possible problème d’homonymie. Deux magistrats portant le nom de Probianus, en fait, sont attestés en fonction comme praefecti Vrbi aux ive et ve siècles, le premier devenu préfet le 17 septembre 377, le second en 416 ; toujours pour G. Kalas, Gabinius Vettius est à identifier au personnage de 377 (CTh. 11.2.3), tandis que le deuxième serait Rufius Probianus. Meneghini, Santangeli Valenzani 2004, 157, retiennent en effet, avec une plus grande vraisemblance, que Gabinius Vettius Probianus était en fonction au début du ve siècle. Kalas 2010, 40-42. 71 Bartoli 1912, 758-766. 72 Iaccarino 1934-1935, 479-480. 73 Pour la bibliographie cf. Meneghini, Santangeli Valenzani 2012, 157, note 3.

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corinthien, et portant une architrave avec des fûts de granit rose, posées sur de hauts socles en dé, surmontées de bases attiques en marbre blanc74 (Fig. 3).

Fig. 3 : Les colonnes en granit du portique de la basilica Æmilia après le réaménagement du monument dû au sac d’Alaric (410 ap. J.-C.) (cliché de M. Cavalieri)

Malgré la ruine et l’abandon consécutif de la mediana testudo et des nefs latérales (la partie la plus interne par rapport à l’area forensis)75 (Fig. 4), on voulut maintenir la façade de l’édifice dans une fonction de « scénographie » ouverte sur la place, avec des locaux correspondant aux antiques tabernae encore utilisables et magnifiquement repavées au vie siècle en opus sectile de marbres polychromes76. Compte-tenu de sa position qui donnait sur la place, un tel diaphragme monumental avait pour but de masquer l’édifice désaffecté et d’harmoniser l’orientation différente de la Curia par rapport aux autres édifices du Forum77 ? Si la basilica Æmilia ne fut que partiellement rétablie, le siège du Sénat et les édifices annexes montrent qu’ils ont été l’objet d’interventions plus soignées et structurées. En effet, la Curia, l’atrium Mineruae, l’atrium Libertatis et le

74 Lanciani 1899, tav. xiii ; ne concorde pas avec une telle reconstruction Bartoli 1963, 761. Peu après, de toute façon, le portique fut orné de nouvelles statues par les soins du praefectus Vrbi Petronius Maximus (CIL vi, 36956, 37109, 37110) et les restaurations continuèrent au moins jusqu’à l’époque de Théodoric. 75 À ce sujet, on rappelle que l’effondrement intégral de la structure ne se produisit pas avant les xe-xie siècles : en fait R. Lanciani, qui fouilla en premier l’édifice, découvrit l’écroulement des murs au-dessus d’une couche de terre de plus de deux mètres, ce qui témoigne que l’effondrement de la structure eut lieu plus tard ; Lanciani 1899, 169-204. 76 Guidobaldi, Guiglia Guidobaldi 1983, 264-277, 350-353. 77 Morselli, Tortici 1989, 255 ; Serlorenzi 2009, 459.

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Fig. 4 : Photographie de la mediana testudo de la basilica Æmilia. Sur le fond la Curia et le Tabularium (cliché de M. Cavalieri)

secretarium Senatus, que nous pouvons presque considérer comme un complexe homogène, furent continuellement restaurés au cours des ve et vie siècles ; il s’agit d’espaces que le Sénat percevait comme étant profondément siens, au point de placer, après le sac de 410, un des deux atria sur lesquels s’ouvraient les portes de la Curia, sub nomine Libertatis. En ce qui concerne l’atrium Mineruae, A. Fraschetti a clarifié de manière définitive, au moyen d’une comparaison large et exhaustive des données (sources littéraires, épigraphiques et données archéologiques) qu’un tel édifice constituait la « traduction » tardive du chalcidicum d’Auguste, appelé par Dion Cassius Athenaion78 : une annexe située devant et le long de la façade de la Curia79, une sorte de vestibule majestueux à portique qui, plus tard, prendra le nom d’atrium Mineruae. Un espace monumental qui, comme le rappelle encore Dion Cassius au début du iiie siècle, devait être en rapport avec le culte de Minerve, dont l’une

78 Fraschetti 1999, 135-170. 79 Res Gestae 19, 1 : curiam et continens ei chalcidicum ; 35,2 : Opera fecit noua […] : curia cum chalcidico, forum Augustum, basilicam Iuliam…

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des statues80 est attestée épigraphiquement dans le portique de façade de la Curia en 472-473 : l’effigie fut restaurée par le préfet de la ville Anicius Acilius Aginatius Faustus à la suite de l’effondrement du toit de l’édifice à cause d’un incendie, probablement provoqué par les émeutes qui éclatèrent lors des désordres civils, consécutifs au siège de la ville et à sa conquête par Recimerus en 47281. Un point intéressant qui mérite donc d’être souligné à cet égard est que, dans la Rome de la seconde moitié du ve siècle, ce magistrat, presque certainement chrétien (la gens Anicia s’avère être déjà convertie et influente au ive siècle), voit dans la statue de Minerve non pas un objet de culte, mais un antique ornement de la ville, désormais dépourvu de toute valeur religieuse, bien que représentant une déesse païenne ; il s’agissait donc pour Recimerus d’un simulacrum à conserver ou même à restaurer parce que faisant partie intégrante du decor du siège du Sénat. Si durant toute la seconde moitié du ive siècle, les sénateurs chrétiens et les sénateurs païens se sont affrontés à cause de la statue de la Victoire à l’intérieur de la Curia, dans la seconde moitié du ve siècle en revanche, un préfet de la ville restaura une statue païenne placée dans le vestibule de l’édifice civil le plus important de Rome à cette époque, en suivant exactement la politique de Constantin (nous pensons à l’ensemble de sculptures provenant de tout l’Empire qui décoraient, par exemple, l’Hippodrome de Constantinople) et de Théodose qui avaient considéré licite et souhaitable que les statues de grands artistes, même de sujets païens, soient élevées, en tant qu’ornements de la patrie tout en étant vidées de leur valeur cultuelle82. Une deuxième annexe à la Curia pendant l’Antiquité tardive était l’atrium Libertatis, une structure qui ne figure pas dans les Catalogues Régionnaires, donc avec un terminus post quem de datation postérieur au milieu du ive siècle. Encore une fois, c’est A. Fraschetti qui en reconstruit l’histoire « du mot et de la chose » et nous y renvoyons83, en rappelant que l’identification du monument se fonde sur des trouvailles épigraphiques réalisées dans un contexte archéologique bien délimité et précis. En définitive, l’atrium Libertatis n’était autre qu’un portique de grandes dimensions, situé derrière la Curia84, qui en raison de sa monumentalité et 80 La présence d’une statue de la déesse dans la Curia remonte à Néron, selon Tacite (Annales, xiv, 12, 1) aureum Mineruae simulacrum in Curia et iuxta principis imago…, une statue peut-être disloquée par la suite, mais pas détruite parce qu’elle était une image sacrée, dans le vestibule de l’édifice, alors que l’effigie du prince damnatus fut certainement abattue. Dès lors, Minerve aurait acquis l’épiclèse de Minerua Chalcidica (du chalcidicum) et fut plus tard l’objet de l’érection d’un temple dans le Champ de Mars sous Domitien. 81 CIL vi, 526 et 1664. À ce sujet on doit aussi Serlorenzi 2009, 459, note 25. 82 Prudence, Contra Symmachum, i, 501-504  : Marmora tabenti respergine tincta lauate,  / o proceres  ! Liceat statuas consistere puras, / artificum magnorum opera ; haec pulcherrima nostrae / ornamenta fiant patriae... 83 Fraschetti 1999, 175-212. 84 Il s’agit d’une zone du Forum de César, entre l’Argiletum et le forum Transitorium, dans laquelle les fouilles archéologiques ont reconnu une transformation très complexe et autonome au fil des siècles par rapport aux zones monumentales mentionnées ; Amici 1991, 39-40.

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de ses décors avait pris le nom d’atrium ; un portique dédié à la Libertas, divinité tutélaire de la liberté des Sénateurs, face à la ville, aux empereurs chrétiens et aux rois germaniques85. Il s’agissait en fait d’un portique au travers duquel s’ouvraient les portes de la Curia, aula, penetralia, gremium Libertatis, comme en attestent les sources86, et qui, encore selon Fraschetti, dans ces siècles, constituait l’entrée principale et idéologiquement connotée du Sénat. Dans ce monument, un autre élément manifeste le choix de continuité dans la vie du Forum Romain et de ses institutions, ces dernières ayant pour ainsi dire, dans les édifices du forum, leur propre théâtre, leur propre scénographie cérémoniale : les données épigraphiques, archéologiques et les sources littéraires le confirment pour toute la première moitié du vie siècle, au moins en ce qui concerne la Curia87. Dans cet horizon chronologique, on situe en 500 l’aduentus du rex barbare Théodoric qui, en promettant « de conserver inviolablement tout ce que les princes romains avaient établi auparavant », comme le rapporte l’Anonymus Valesii88, et en se comportant en princeps Romanus, observa avec un scrupule extrême le cérémonial tardo-antique de l’aduentus : il passa deuotissumus ac si catholicus d’abord au Vatican, puis uenit ad Senatum et parla au peuple ad Palmam (à proximité du tribunal des rostra devant la Curia) ; il monta alors au Palatin pour ensuite offrir aux Romains des ludos circensium dans les jours suivants89. De par sa cristallisation, le cérémonial, qui apparaît identique à celui qui est décrit par les sources à l’occasion de la visite de Constance ii en 35790, est vidé de sa signification païenne, la visite à SaintPierre se substituant à l’ascension au Capitole. On motive ainsi la nécessité de préserver certains lieux du Forum Romain : des lieux dépositaires de l’identité de Rome, fondée sur le respect civil aux traditions et à la liberté de la classe dirigeante sénatoriale.

85 D’ici on comprend la collocation entre 437 et 445, probablement autour de 439, du prestigieux monument en l’honneur de Flavius Aetius, qui constitue, dans l’inscription sur sa base, un véritable manifeste idéologique, en célébrant le général victorieux des Goths et des Burgondes, et par conséquent le garant de l’Italiae securitas, comme inimicissimus hostium, uindex Libertatis et ultor pudoris (CIL vi, 41389 ; AE 1950, 30). Le thème est repris, avec une copieuse bibliographie de référence dans Spera 2012, 140. 86 Cassiodore, Variae : aula Libertatis v, 21, 3 ; vi, 4, 3 ; vi, 15, 3 ; viii, 22, 4 ; penetralia Libertatis iii, 33, 3 ; gremium Libertatis iii, 6, 1 ; iii, 11, 3. 87 Cf. Cassiodore supra et Severinus Boethius, De consolatione Philosophiae, ii, 3, 8. 88 Excerpta Valesiana, 65-67 (MGH, AA IX, 65). 89 Fraschetti 1999, 203-207 ; Pani Ermini 1995, 220-221 ; Liverani 2007b, 176-177 ; Id. 2007a, 395-396. 90 Ammien Marcellin, xvi, 10, 1 : Proinde Romam ingressus imperii uirtutumque omnium larem, cum uenisset ad rostra, perspectissimum priscae potentiae forum, obstupuit perque omne latus quo se oculi contulissent miraculorum densitate praestrictus, adlocutus nobilitatem in Curia populumque e tribunali, in palatium receptus fauore multiplici, laetitia fruebatur optata, et saepe, cum equestres ederet ludos, dicacitate plebis oblectabatur.

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La dernière annexe de la Curia, qui nous fait bien comprendre la vitalité du Forum et de l’assemblée sénatoriale entre les ve et vie siècles, est le secretarium Senatus. Selon l’interprétation la plus courante, on parlait d’un tribunal à huis clos où le praefectus Vrbi prononçait les jugements contre les Sénateurs. Il devait se trouver dans une des tabernae du Forum de César et, comme l’affirme Appien, il aurait eu depuis sa fondation une fonction non commerciale, mais éminemment politique et judiciaire91. Le secretarium Senatus, selon une inscription déjà connue au xve siècle car exposée dans l’abside de l’église de Sainte Martine au Forum92, fut institué à l’origine, par le uir inlustris Flavianus et restauré par le praefectus Vrbi Flavius Annius Eucharius Epiphanius entre 412 et 414. Le nom Flavianus rappelé sur le titulus est celui de Virius Nicomachus Flavianus fils, trois fois préfet urbain, à l’époque d’Eugène l’usurpateur, d’Honorius, et enfin de Théodose ii et de Valentinien iii, et fondateur du secretarium durant son premier mandat, en 393-394. L’édifice pourrait avoir été endommagé durant le sac de 410, et pour cette raison réaménagé, comme l’atteste l’inscription, en 412-414 dans le cadre d’un vaste et long programme de récupération et de réorganisation de la zone nord du Forum : celle-ci, en effet, parmi les nombreuses interventions toujours attestées par l’épigraphie, voit encore en 421-423 celle du préfet Anicius Acilius Glabrio Faustus dans le portique sud-occidental du forum Caesaris, qui le transforme en atrium Libertatis93. Une autre inscription, que A. Fraschetti date de l’époque théodoricienne (entre 491 et 493)94, mentionne des restaurations dans l’atrium Libertatis et encore dans le secretarium Senatus95. À l’époque de Théodoric, donc, en ce qui concerne plus particulièrement la conservation du decor forensis, l’on a agi en fonction des mêmes objectifs plus généraux que ceux qui semblent avoir inspiré la politique du roi des Goths par rapport à l’ensemble du patrimoine historique et architectural de l’Vrbs96. Le problème interprétatif qui concerne l’aire nord-orientale du Forum dans ce cadre n’est pas seulement topographique, mais aussi fonctionnel : savoir comment et où était situé le Sénat et ses annexes entre les ve et vie siècles signifie comprendre si ces édifices pouvaient être utilisés à l’époque, en particulier après les destructions du sac d’Alaric ; mais cela signifie aussi saisir l’importance politique que détenait l’assemblée des Sénateurs, encore fortement impliquée dans les mécanismes qui géraient les carrières des classes dirigeantes. Interruption ou 91 Appien, De bello ciuili, II, 102, 424. 92 CIL vi, 1718 = ILS 5522. 93 Bartoli 1949-1950, 80 ; Morselli, Tortici 1989, 353-355 ; Fraschetti 1999, 206-207. 94 CIL vi, 1794, Anastasio perpetuo Augusto et à Theodorico gloriosissimo ac triumphali uiro de la part du praefectus Vrbi Valerius Florianus. Fraschetti 1999, 203-207 ; Pani Ermini 1995, 220-221. 95 Bartoli 1949-1950 ; Fraschetti 1999, 202-205. 96 Pani Ermini 1995, 224-225.

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continuité du lieu de réunion pour le Sénat ? S’il y a bien l’hypothèse, remontant à Th. Mommsen, de voir dans l’atrium Libertatis un nouveau siège, également restauré par Théodoric, pour l’assemblée des Sénateurs, l’analyse d’A. Fraschetti tend à démontrer que le templum de la Curia resta celui de l’époque de Dioclétien (restauré amplement et à maintes reprises !) pour l’ensemble des ve et vie siècles et bien au-delà, jusqu’à sa transformation en église dans la première moitié du viie siècle, du fait du pape Honorius ier (625-638)97. En ce sens, pour le savant italien, le secretarium Senatus conserva aussi une continuité fonctionnelle, même s’il était déjà devenu à l’époque de ce pape l’église de Sainte Martine98. Il faut préciser, néanmoins, que les opinions divergent sur ce qu’il advint de l’assemblée des Sénateurs : pour une bonne majorité, en effet, il semble peu probable que l’assemblée ait pu coexister avec la transformation de l’édifice en église99. Comme nous l’avons déjà rappelé, la source documentaire la plus importante pour la première moitié du vie siècle – en particulier pour la phase de la guerre des Goths – est Procope de Césarée qui nous rapporte un épisode emblématique de l’histoire politico-religieuse du Forum Romain. Il s’agit de la description de la tentative faite par des inconnus de forcer les portes du temple de Janus, près de la Curia, en hommage à la tradition antique100. Le contexte est dramatique pour Rome : nous sommes à l’époque de la guerre des Goths, au moment où Vitige, roi ostrogoth, assiège l’Vrbs, en 537. En cette circonstance, « certains Romains », en proie à la peur mais non sans oublier leurs rites anciens, cherchèrent à forcer « en cachette » (λάθρα) le temple de Janus : comme si eux aussi, en se rappelant l’usage très ancien qui voulait que les portes de ce temple fussent ouvertes en cas de guerre, désiraient ouvrir rituellement les hostilités contre les ennemis. Procope, qui nous décrit le petit temple comme étant « suffisamment grand pour contenir la statue » du dieu, en révèle aussi la localisation exacte : « dans le Forum πρὸ τοῦ βουλευτερίου, peu après les tria Fata ». Le fait que la Curia soit utilisée comme point de repère topographique pour le positionnement du temple, désormais

97 Il transforma la Curia en église dédiée à Saint Adrien avec des adaptations structurales qui, dans cette première phase, furent minimes, et limitées à la seule élévation du niveau du tribunal de la présidence, qui fut transformé en presbytère et à l’ouverture d’une abside dans le mur du fond. Mancini 1967-1968, 194-200. 98 Fraschetti 1999, 198 ; Bordi 2001, 478. 99 Burgarella 2001, 169-171 considère le Sénat comme définitivement disparu entre le vie et le viie siècle, précisément à cause de la déstructuration fonctionnelle de la Curia voulue par le pape : une des dernières apparitions des patres conscripti, d’après les sources, serait en 603, au Latran, pour acclamer l’empereur Phocas qui venait d’être proclamé empereur. Il est certain, cependant, que suite à la guerre des Goths, l’assemblée des Sénateurs dut devenir plus restreinte et purement représentative d’après ce que raconte Procope quant à la dispersion et à la quasi extinction de celle-ci durant le conflit entre Byzantins et Goths en Italie. Pour d’autres références bibliographiques et pour les sources sur la question, cf. Meneghini, Santangeli Valenzani 2004, 160, note 19-20. 100 Procope, De bellis, i, 25.

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abandonné, semble un indice du fait que le siège du Sénat conservait encore à ce moment son prestige, son intégrité et ses fonctions, en permettant aux lecteurs contemporains de comprendre immédiatement les renseignements topographiques en rapport au bouleuterion et aux tria Fata101. Le temple de Janus, donc, bien que de petites dimensions, se conservait dans un état optimal et contenait encore la statue de la divinité, minutieusement décrite par Procope. Cette époque est aussi probablement celle du premier établissement du culte de la Vierge de Nazareth à l’intérieur de structures annexées au palais impérial et situées tout près du temple des Dioscures ; elles rentreront plus tard dans le complexe de l’église de Sancta Maria Antiqua102. 5.2. De la seconde moitié du vie siècle jusqu’au viie – début du viiie siècle Dans la seconde moitié du vie et au viie siècle, l’administration byzantine chercha à maintenir l’entretien des infrastructures, au moins de celles qui étaient indispensables à la survie des principales fonctions urbaines : les Murs d’Aurélien et le palais impérial sur le Palatin furent ainsi restaurés et des offices furent créés pour l’entretien des aqueducs, partiellement remis en fonction après l’épisode de Vitige. La propriété publique des monuments ne semble plus être mise en discussion, même si, depuis le début du vie siècle, les sources littéraires commencent à attester des phénomènes de privatisation des espaces publics des fora de Rome, des changements de statut juridique qui deviendront fréquents dans les siècles suivants103. Rome cependant, même si elle commence à subir, en dehors des quartiers monumentaux du centre, un processus de déstructuration et d’abandon, demeure encore la ville la plus étendue et extraordinaire de l’empire, à tel point qu’elle laisse stupéfait le moine Fulgence de Ruspe qui la compare même au Paradis Terrestre104. Le témoignage est précieux étant donné qu’il est contemporain ; Fulgence arriva en effet à Rome en 500, et assista aux cérémonies qui se déroulèrent dans le Forum en l’honneur de Théodoric105. La phase consécutive à la guerre des Goths se caractérise pour Rome par quinze années de faible activité dans le bâtiment, ce qui est dû aux contingences liées à la défense d’une ville assiégée : la longue guerre aggrava sans doute les problèmes de dépeuplement et de détérioration de la ville, en provoquant une réduction de la 101 Fraschetti 1999, 197. 102 Zanotti 1996, 214-216. 103 La première vraie nouveauté du début du vie siècle est la timide apparition d’habitations privées à l’intérieur du Forum Romain ; par Cassiodore en effet, nous apprenons que Théodoric autorisa un patricien, Albinus, à édifier et habiter dans le Forum à proximité de la domus Palmata ; Cassiodore, Variae, iv, 30. 104 Serlorenzi 2009, 462, note 36. 105 Ead. 2009, 463.

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classe dirigeante par la migration de beaucoup de familles sénatoriales106. Malgré cela et bien que la ville ait vécu des moments dramatiques, on ne peut constater, entre la fin du vie et le début du viie, ni destructions ni spoliations consistantes des édifices du Forum Romain. À ce propos, certains événements sont emblématiques. Le premier concerne l’emplacement de la statue de l’empereur Phocas, au début du viie siècle, sur une colonne honoraire préexistante dont la base fut restaurée. Le deuxième est en rapport à l’atrium Vestae : après la disparition des Vestales et de leur prêtrise107, la fréquentation du lieu se prolongea durant les vie et viie siècles, phase durant laquelle – dans les journaux de fouilles de R. Lanciani – sont mentionnées une série de cases implantées in situ108. En effet, des fouilles récentes menées dans un local du côté nord du péristyle s’accordent sur le fait qu’au moins à partir de la deuxième moitié du vie siècle, la Maison des Vestales ne fonctionnait plus comme un complexe homogène, mais accueillait des habitations privées d’un certain prestige. Les fouilles, en effet, ont mis au jour une décharge de nature « domestique »109. Troisièmement, l’on date aussi traditionnellement du viie siècle l’édifice qui se superpose au complexe archaïque de la Regia et qui est peut-être une domus dont subsistent de larges débris de la façade, dans la direction du temple d’Antonin et Faustine110. Le dernier événement, et peut-être le plus significatif, concerne l’autorisation donnée par l’empereur byzantin Héraclius au pape Honorius Ier en 649, d’utiliser la couverture de bronze du temple de Vénus et de Rome111. Cela signifie que, si d’un côté, au moins jusqu’au milieu du viie siècle, l’intégrité de la majeure partie des monuments était conservée, d’un autre côté, cet événement représente le début de la spoliation des édifices qui n’étaient plus utilisés. Dans tous les cas, la plus grande innovation idéologique de cette période reste l’insertion d’édifices religieux à l’intérieur de l’aire du Forum, en utilisant des monuments préexistants : la basilique des Saints-Côme-et-Damien est fondée à l’intérieur du forum Pacis alors que Sancta Maria Antiqua et l’oratoire des Quarante Martyrs occupent des édifices de l’époque de Domitien112. Par la suite,

106 Delogu 2001, 13-19. 107 Cf. à ce propos la célèbre anecdote rapportée par Zosime, qui décrit la réaction indignée d’une des dernières Vestales, alors âgée, face à un vol sacrilège perpétué par Séréna, femme de Stilicon, cf. Zosimos, v, 38. 108 Lanciani 1883, 485-487. 109 Augenti 1996, 19, 61 ; Filippi et al. 2001, 164-179 ; Filippi 2001, 599-601. 110 Pour de la bibliographie de référence cf. Meneghini, Santangeli Valenzani 2004, 160, notes 23-25. 111 Sur les limites du geste comme pratique de spoliation, cf. Serlorenzi 2009, 463, note 42. 112 Sur la christianisation de Rome cf. Guidobaldi 2001, 40-51.

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comme on l’a déjà rappelé, furent créées les églises de Saint Adrien dans la Curia113, Sainte Martine dans le secretarium Senatus114 et, probablement à la même époque, de Saint-Laurent-à-Miranda à l’intérieur du temple d’Antonin et Faustine ; au contraire, l’église des Saints Serge et Bacchus tout près de l’arc de Septime Sévère, semble avoir été fondée ex nouo, comme le suggéreraient les principales gravures qui représentent le Forum Romain depuis la Renaissance. La lente transformation de Rome en une ville médiévale entre les viiie et ixe siècles est mise en lumière par une histoire concernant la diaconie des Saints Serge et Bacchus. Dans la zone en face des temples de la Concorde et de Vespasien existait déjà, au temps du pape Adrien ier (772-795), une diaconie annexée à l’église des deux soldats martyrs. L’espace limité à disposition du complexe, serré entre les édifices d’époque impériale, était tel que la diaconie englobait la moitié de l’arc de Septime Sévère en occupant probablement l’intérieur des baies avec plusieurs étages à plancher, desquels subsistent encore aujourd’hui les traces dans les intrados des piles et des fornices. Durant le pontificat d’Adrien ier, le dispensator de la diaconie, préoccupé par l’état délabré du temple voisin – probablement celui de la Concorde – décida d’en abattre une partie pour éviter de futurs possibles écroulements. Malheureusement, l’opération eut un résultat inattendu et destructeur, puisque durant la démolition, les murs du temple s’effondrèrent au-dessus de la diaconie et : […] a fundamentis ipsam basilicam exterminauit115. Après cela, par la volonté du pape, le complexe entier fut reconstruit depuis ses fondations116. Le récit de l’événement, en plus de documenter le réaménagement de la diaconie et de l’église des Saints Serge et Bacchus, atteste que le Forum, au moins dans cette zone, était encore délimité par les temples et par les édifices d’époque impériale qui, bien que parfois dans des conditions structurales précaires, se tenaient encore dans leur volumétrie originelle. À partir donc de la fin du vie, et plus nettement encore du milieu du viie siècle, certaines zones du Forum sont fragmentées et privatisées, même si le processus est lent et graduel. Le Forum perd ainsi son caractère éminemment public et évocateur, tandis que l’espace auparavant consacré aux monuments célébrant les hauts faits de l’empereur ou des grands personnages de l’État est désormais occupé par des édifices probablement de nature commerciale117.

113 Meneghini, Santangeli Valenzani 2004, 160. 114 Bordi 2001, 478. 115 Liber Pontificalis, i, 512. 116 Meneghini, Santangeli Valenzani 2004, 164. 117 Ceux-ci sont adossés aux socles de colonnes honoraires formant donc une nouvelle ligne de boutiques sur le côté sud de la place, en continuité avec la fonction précédente de l’endroit où, dans les portiques des basiliques, se trouvaient les tabernae des changeurs et probablement les revendeurs de marchandises de luxe. Giuliani, Verduchi 1987, 187 suggèrent que ces nouvelles constructions furent destinées à la

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Au cours de cette période, comme l’a rappelé P. Delogu, bien que se soient alors produites les premières modifications significatives de certains édifices et l’abandon de certains autres, « il Foro Romano resta il centro della vita cittadina, il luogo d’incontro della cittadinanza, teatro di grandi manifestazioni pubbliche e anche di conflitti politici […]. La via Sacra rimane un asse fondamentale degli spostamenti in questo quartiere. Ma intorno ad essi si attrezzano i nuovi luoghi pubblici, che sono ormai di natura ecclesiastica, ma non devono essere immaginati come destinati esclusivamente alle celebrazioni liturgiche, perché essi funzionano anche come luoghi d’incontro, predicazione, dibattito, scambio sociale, assistenza e solidarietà »118. Conclusion : une nouvelle identité culturelle et cultuelle La particularité du Forum Romain est que, par rapport à la plupart des villes où l’abandon et les destructions consécutives à la chute de l’Empire d’Occident provoquèrent la disparition du tissu monumental urbain dans un délai très rapide, ceci n’arriva pas pour le cœur antique de Rome. Dans ce lieu, spécialement durant le ve et certainement pour tout le vie siècle, les ruines n’existent pas puisque les édifices apparaissaient encore en bon état de conservation119. Donc, l’image d’une crise monumentale et fonctionnelle de l’espace du Forum est bien davantage idéologique, due à la perte de tout pouvoir politique d’une part, et à l’acquisition d’une énorme valeur symbolique d’autre part : du caput mundi à l’aurea Roma du passé, reflet d’un âge d’or désormais révolu120. Mais une telle représentation de la ville est complètement indépendante de l’état réel de conservation des édifices. L’incendie et les pillages infligés par le sac d’Alaric en 410 furent décisifs et marquèrent de manière indélébile la collectivité, qui vécut ce moment de l’histoire de Rome dans un sens catastrophique : l’inimaginable s’était réalisé ! Mais la catastrophe ne se concrétisa pas tellement dans les destructions matérielles subies – bien qu’il y en eut – mais plutôt dans l’effondrement de l’idée d’une cité immortelle et intouchable ; Rome s’était au contraire révélée vulnérable et elle confirmera encore sa condition durant les assauts de Genséric en 455 puis de Recimerus en 472. En somme, à l’effondrement des édifices s’ajoute celui, bien plus grave, des certitudes d’un monde qui a disparu, celui de l’Antiquité.

réutilisation du marbre et des métaux et datent de manière hypothétique les installations artisanales après le début du viie siècle ; Giuliani, Verduchi 1993, 342-343. 118 Delogu 2001, 16. 119 Pour les principaux travaux sur le sujet cf. Paroli, Venditelli (ed.) 2004 ; Paroli, Delogu 1993. À propos du Forum Romain à l’époque postclassique  : Serlorenzi 2001, 558-560  ; Meneghini, Santangeli Valenzani 2004, 157-175 ; Augenti 1996, 115-121. 120 La Rocca 2001, sans pages.

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Dans ce climat d’incertitude, la préservation de l’aspect (uisus) des monuments du passé glorieux, est une nécessité rassurante, démontrant que malgré tout Rome existe encore, ne fusse que dans sa matérialité (mais pas seulement). Ce n’est donc pas un hasard si la Curia, par exemple, continua à exercer les mêmes fonctions que par le passé, en conférant de l’auctoritas et de la légitimité à la nouvelle Rome, en vertu d’une continuité avec le passé glorieux. Cette continuité, pourtant, n’est pas toujours aussi explicite, à tel point qu’on pourrait argumenter en même temps en faveur d’une césure entre un stade païen et un stade chrétien (bien que tardif ) du Forum. Il n’est pas aussi simple, en effet, de comprendre pourquoi certains édifices catalysent des restaurations répétées au fil des siècles, alors que d’autres, au contraire, sont abandonnés assez tôt ; et il ne s’agit pas toujours de temples païens. Au Forum de Rome, donc, dans un climat de crise de la religion païenne traditionnelle, on assiste à la tentative de créer un culte du mythe de la ville ellemême, en le privant de sa valeur religieuse et en se concentrant plutôt sur sa valeur civile, propre au Forum. Devant le vide laissé par l’affaiblissement progressif des rites ancestraux et des liturgies antiques, on assiste, semble-t-il, à une tentative de conserver la religion traditionnelle comme un fait purement civil. En d’autres termes, entre Constantin et le ve siècle, on remarque à Rome une décomposition graduelle du culte ancestral : d’un côté on consolide le christianisme, en initiant son institutionnalisation en tant que forme religieuse publique ; de l’autre, on conserve les anciennes cérémonies civiles en les cristallisant. Dans un certain sens, en appliquant la terminologie anthropologique de W. La Barre, la transformation des cultes païens du Forum est la conséquence d’une « crise », celle de la religio du monde antique, qui conduit, dans un premier temps, à de nouvelles formes rituelles, à partir de valeurs fondamentalement civiles : la cérémonie du triomphe à l’époque de l’Antiquité tardive et du haut Moyen Âge. Ensuite, entre la fin du vie et le viie siècle, on assiste à l’introduction d’espaces chrétiens dans le cadre du même contexte topographique, avec une métamorphose toujours plus systématique, métamorphose à la fois culturelle et fonctionnelle de toute la zone. Toutefois, l’apparence des édifices du Forum reste sensiblement inchangée, et l’insertion d’églises qui occupent certains complexes publics peut être interprétée non seulement comme la victoire du christianisme sur le paganisme, mais aussi comme la volonté conjointe de la part de l’Église et de l’administration de la ville de valoriser et d’assurer, à travers la réutilisation des monuments présents, la continuité d’un lieu qui avait été le siège millénaire du pouvoir. Les Crisis Cults émanant du Forum Romain expriment en définitive ce qui ressemble à une véritable « religion civile » ante litteram – pour utiliser une expression inspirée du Contrat social de J.-J. Rousseau. Ce concept n’est certes pas seulement à comprendre dans le sens visé par l’idée moderne et plus répandue

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que l’on se fait de la religion romaine, mais plutôt comme une instance dévolue à renforcer le lien entre les citoyens, leur identité propre. Une religion qui ne s’exprime pas dans un culte fondé sur la foi ou sur la croyance, mais qui sert à faire de ceux qui la pratiquent des fidèles à une societas, en particulier celle Romana. Un tel type de religion civile était nécessaire pour sauvegarder Rome, sa tradition et son corps politique. Noch Betracht ich Kirch und Palast, Ruinen und Säulen, Wie ein bedächtiger Mann schicklich die Reise benutzt. Doch bald ist es vorbei ; dann wird ein einziger Tempel, Amors Tempel, nur sein, der den Geweihten empfängt. Eine Welt zwar bist du, o Rom ; doch ohne die Liebe Wäre die Welt nicht die Welt, wäre denn Rom auch nicht Rom. J. W. von Goethe, Römische Elegien, I, 1827

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arler de crise en approfondissant les aspects théoriques de cette notion, mais aussi en étudiant tant sur le plan événementiel que conceptuel divers exemples diachroniques nous a conduit au terme d’un débat que nous devons désormais conclure, tout en étant conscients que notre enquête n’a fait qu’effleurer la polysémie des termes « religion » et « crise » dans leur rapport l’un à l’autre. Nous avons privilégié une approche transdisciplinaire de manière à offrir aux seize contributions de ces Actes la plus grande marge d’analyse, ce qui a permis de nous confronter à des méthodes et à des points de vue parfois très éloignés, mais pouvant certainement être intégrés dans la dynamique heuristique adoptée. Estimant peu utile de procéder à une synthèse retraçant un fil rouge d’autant plus ténu qu’il se serait agi de trouver un dénominateur commun destiné à organiser en un kosmos fictif les données récoltées, nous avons préféré, de manière plus prosaïque, mais peut-être plus politically correct, retranscrire les observations provenant de la discussion finale des deux journées d’étude néo-louvanistes. Non pas une synthèse, donc, mais un bilan de ce qui a émergé et de ce qui a été élaboré lors de la comparaison entre des manières différentes de faire de la recherche, le tout se déclinant dans des sensibilités multiformes et des idées contrastées sur la thématique développée. Toutefois, avant de laisser la place à la « chronique » de ce débat, nous voudrions brièvement partager une réflexion qui, sans forcer les points de vue de chacun des intervenants, nous semble pouvoir constituer une sorte de connecteur entre les communications présentées. Quel rapport y a-t-il en définitive entre « crises » et « cultes », au pluriel tant par leur nombre que par leur chronologie ? Il nous semble que d’un point de vue transversal, les communications ont souvent mis en évidence un rapport de causalité entre la naissance, la transformation ou au contraire la disparition d’un certain nombre de formes cultuelles (tous types confondus) et les temps de crise : on observe une sorte de « nécessité » anthropologique de changement qui passe par des périodes de transformation dramatiques ou même tragiques, souvent occasionnées par des facteurs de déséquilibre et de disharmonie dans le cours du status uitalis d’une communauté, qu’elle fût grande ou petite. Autrement dit, même si ce n’est pas de manière conséquente ni systématique, la crise peut être considérée comme un catalyseur dans des processus de renouveau cultuel et religieux, une sorte de laetamen des idées et des perceptions de vie qui favorise la multiplication des points de changement, qui étaient donc déjà in nuce au sein de la société et de l’individu, mais en attente de se manifester. De la crise naquirent les cultes, éd. par Marco Cavalieri, René Lebrun et Nicolas L. J. Meunier, Turnhout, 2015 (Homo Religiosus II, 15), p. 307-311. ©FHG 10.1484/M.HR-EB.5.108432

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En ce sens, on peut considérer que la crise participe de cette aspiration purement humaine au renouveau sous toutes ses formes, y compris celles qui concernent la sphère cultuelle. Une sorte de mécanisme cyclique dans le devenir de l’être humain. M. C. Retranscription des interventions conclusives M. Cavalieri : C’est maintenant le moment le plus difficile. Pour être sincère, je ne me sens pas apte à dresser un bilan de tout ce que nous avons vu, tout simplement parce que je n’ai pas les compétences pour le faire. Nous avons décliné les catégories de « crise » et de « religion » qui sont en elles-mêmes extrêmement denses et compliquées. Denses d’un point de vue sémantique, car ces termes ont de multiples acceptions dans tous les domaines de la recherche. Ce serait donc prétentieux de dire : « voilà, on peut arriver à cette conclusion-là ». En revanche, ce que je voudrais faire avec vous maintenant, c’est lancer un débat qui puisse être retenu dans nos Actes comme une expression collective de ce que l’assemblée, de ce que nous, tous ensemble, pensons de ce que nous avons vu et entendu. Evidemment, il y aura toujours une personne – en l’occurrence, moi-même –, qui ébauchera, avec l’aide de collègues, les lignes directrices. Mais il faudrait que nous tirions maintenant tous ensemble des conclusions. Je commencerai en disant que la crise est d’une certaine manière un moteur de l’Histoire, une sorte d’impulsion ; cela peut paraître un peu cynique, mais c’est important, me semble-t-il. La crise est en quelque sorte l’essence de l’Histoire, l’élément qui fait avancer les événements, mais aussi plus globalement l’histoire humaine. C’est un point de vue cynique, comme je le disais, parce que, souvent, la crise est non pas nécessairement un moment de troubles, mais un moment où nos certitudes deviennent quelque chose qui ne nous appartient plus. Je dois dire aussi que la « crise » est, comme je n’ai cessé de le relever tout au long de ces deux journées, une catégorie qui appartient à deux dimensions différentes : il y a ceux qui vivent la crise et ceux qui considèrent qu’il y a crise à un certain moment, à une certaine période. Un très beau livre de Giusto Traina1 montre bien que des moments qui, pour nous, sont des tournants de l’histoire de l’Antiquité, étaient au contraire des moments normaux pour les gens qui les vivaient. Nous avons par exemple fixé l’année 476 ap. J.-C. comme la date canonique de la chute de l’Empire romain, mais pour ceux qui vivaient ce moment-là, il s’agissait vraiment d’une année comme les autres ; l’idée que l’Empire d’Occident n’existait plus 1 Traina, G. 2009 : 428. Une année ordinaire à la fin de la fin de l’Empire romain, Paris.

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n’était pas perçue comme telle à l’époque. C’est l’historiographie qui, plus tard, a décrété : « Voilà, c’était le dernier empereur romain ; maintenant, c’est un roi barbare. » La crise, donc, peut avoir des dimensions différentes, en fonction des points de vue. Et pour moi, il est très important de faire attention aux catégories que nous utilisons, des catégories parfois trop strictes, comme l’a souligné Patrick Marchetti à plusieurs reprises. Il ne faut pas vouloir à tout prix mettre les faits et les idées dans nos cases, simplement parce que nous avons une vision un peu trop aristotélicienne. Il est évident que l’on a besoin de cases et de comparaisons pour comprendre le monde de l’événementiel : c’est un élément fondamental de la compréhension. Mais parfois nos cases deviennent trop strictes, surtout dans le contexte académique : les cadres deviennent alors trop rigides et cela ne nous permet pas de nuancer. Or la nuance est aussi un facteur fondamental, je dirais presque une « mesure » de l’intelligence. Mais on voit de plus en plus que l’on impose à l’historien de rester historien – sans trop regarder au-delà de l’histoire et des textes –, à l’archéologue de rester archéologue, au philologue de rester philologue ; nous perdons ainsi la vision d’ensemble. Voilà la crise du monde académique : nous perdons – j’utilise ici un mot qui malheureusement n’est plus utilisé – une vision « humaniste » de la réalité. Pourtant, je trouve qu’il est important d’observer le monde avec des yeux qui puissent regarder de différents points de vue. Car il n’y a pas une vision possible. La première chose que je dis à mes étudiants est que nos domaines restent des disciplines : ce ne sont pas des sciences exactes. L’opinion reste donc un élément fondamental avec lequel il faut composer et dont il faut tirer le meilleur tout en en connaissant les limites. In fine, je trouve que notre colloque a montré que, au fond, il n’était pas possible d’effectuer une synthèse sans limiter fortement les propos que nous avons tenus ces deux jours-ci, ou sans les décliner ou les analyser de différents points de vue. On ne parvient pas à une seule définition : j’ai essayé, mais sincèrement, je n’y suis pas arrivé. Peut-on vraiment tirer des conclusions en disant : « voilà, ce qui émerge du rapport crise-religion peut être défini de telle manière » ? C’est assurément ce que l’on pourrait mettre dans un manuel ; nos étudiants nous demandent toujours des certitudes, jamais des hypothèses, mais la certitude n’appartient pas à ce monde… À vous la parole désormais. P. Assenmaker : Je partage complètement ce que tu viens de dire sur la crise de manière générale. Maintenant, pour ce qui est de l’articulation des deux concepts évoqués – crise et culte –, on constate que, effectivement, ce binôme, bien qu’il ait presque été proposé par défi au début2, a finalement bien fonctionné. Mais de 2 Le titre du colloque qui s’est tenu à Louvain-la-Neuve les 12 et 13 juin 2014 était : « Cultes en crise, Crises des cultes. Approches croisées de la religion, de la philosophie et des représentations antiques / Cults in Crisis, Crisis Cults. Perspectives on Ancient Religion, Philosophy and Representations ».

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quelle façon fonctionne-t-il ? Je ne sais pas si on a vu beaucoup de crises des cultes ; en effet, quand j’essaye de faire la synthèse des différentes communications, il me semble que l’accent n’a pas beaucoup été mis sur des cultes qui connaitraient de graves crises. En revanche, l’articulation des deux notions me semble nécessaire : le moment de genèse, d’émergence des cultes est presque toujours un moment de crise, en tout cas au sens étymologique du terme. Les nouveaux cultes, les innovations cultuelles naissent d’un moment de crise et perdurent ensuite. J’ai envie de dire, également, que le culte ne vit jamais aussi bien qu’au moment de la crise. Si je puis me permettre ce paradoxe, peut-être que la vraie crise des cultes serait l’absence de crise ! A. Lefka : J’aimerais aussi aller un peu plus loin dans cette idée de « crise en tant que partie de l’évolution dans laquelle on se trouve constamment ». Il y a certains moments de cette évolution qui présentent des modifications plus grandes, plus remarquables, plus violentes peut-être. Et c’est à ce moment-là qu’on pense passer à un moment « critique », alors qu’en réalité, il n’y a jamais de stabilité absolue. Il y a toujours des processus qui – comme nous l’avons vu – peuvent durer pendant des siècles, des modifications qui se mettent en route de manière presque imperceptible, qui culminent à un certain moment et puis s’intègrent normalement. Mais il y en a d’autres qui surviennent beaucoup plus brusquement et qui sont alors ressenties de manière plus prégnante. Peut-être faut-il donc aussi démystifier un peu cet aspect de la crise qui la charge d’une connotation trop négative – très courante de nos jours – et je pense que les différentes communications ont justement mis cela en valeur. Certes il y eut différents moments historiques, politiques, religieux et philosophiques remarquables dans l’Histoire, mais il y eut finalement bien plus de choses qui étaient en évolution et qui le sont toujours. Et c’est justement quand on en arrive à une situation plus dense qu’on peut se sentir plus désemparé, en manque de certitude, en besoin de se tourner vers quelque chose de plus stable ; quand on parle de questions religieuses, cela revient à se tourner vers des entités qui vont peut-être nous rassurer dans notre sensation d’insécurité à ce moment-là, ce qui justifie soit un retour aux traditions, soit de nouveaux cultes. Mais en réalité, cela fait partie d’un ensemble qui est justement notre évolution en tant qu’êtres humains, en tant que culture, en tant qu’Histoire, et qui peut engendrer l’occasion de quelque chose de meilleur, qui va venir, ou en tout cas de quelque chose de différent. B. Mineo : En ce qui me concerne, je me demande s’il n’y a pas deux temporalités pour la crise. On peut parler de crises au pluriel : il y a la crise politique, qui est ponctuelle et qui provoque des innovations, des transformations ou des camouflages religieux. Et puis il y a la crise religieuse proprement dite qui, elle, suit une autre temporalité, et qui est beaucoup moins visible d’ailleurs dans l’historiographie, mais qui peut être quasiment invisible aux yeux du lecteur des historiens

DÉBAT CONCLUSIF

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anciens. Je pense à la crise du paganisme, dont on a les premiers indices à la fin du iiie siècle av. J.-C. et qui va finir par donner naissance au monothéisme dans le monde romain. Mais cette crise dura finalement trois siècles, avec des répressions, avec l’affaire des Bacchanales etc. C’est donc là une autre temporalité : la crise s’installe, elle s’incruste, elle s’affirme jusqu’à provoquer à la fin un véritable chamboulement. Mais elle n’est pas ponctuelle. Il y a donc la crise politique et la crise religieuse ; mais aussi deux types d’évolution religieuse : d’une part celle qui est liée à la crise politique, d’autre part quelque chose de plus fondamental, de moins facile à cerner, qui est une crise en profondeur liée aux institutions, aux fonctionnements des institutions, et notamment au problème d’une religion poliade qui ne répond plus aux attentes d’une population sur plusieurs siècles. J. Driessen : Je pense que le mot crise, en fait, n’est pas ce dont on devrait discuter, parce que notre colloque ne porte pas sur la « crise », mais sur les « cultes en crise ». Malheureusement, les titres français et anglais du colloque ne sont pas identiques3. Crisis Cults, « cultes de crise », c’est quelque chose qu’on peut identifier plus précisément, qu’on peut étudier beaucoup plus facilement, me semble-t-il, qu’un « culte en crise ». Un « culte en crise » peut être quelque chose de longue durée ; en revanche, comme Pierre Assenmaker l’a fait remarquer, un Crisis Cult est quelque chose d’identifiable et cela a aussi été souligné par plusieurs membres de l’audience dans leurs conférences ou dans leurs remarques. Je pense donc qu’il faut-peut-être catégoriser un peu mieux pour étudier, pour comprendre un processus historique et une réaction à certains éléments, à certaines crises – crise économique, crise politique, crise environnementale, crise financière, crise militaire etc. : il y a des centaines de types de crise ! Mais, en fait, je pense que le « culte de crise » est pratiquement une seule réaction qui se combine à toutes ces sortes de crises différentes. C’est en cela que résidait l’intérêt du colloque.

3 Cf. supra, note 2.

RÉFÉRENCES DES AUTEURS

Nicolas Amoroso Assistant-doctorant en Archéologie Université catholique de Louvain [email protected]

Rachele Dubbini Marie-Curie Research Fellow Università degli Studi Roma Tre [email protected]

Pierre Assenmaker Chargé d’enseignement visiteur Université de Namur [email protected]

Christophe Flament Chargé de cours en Langues et Littératures classiques Université de Namur [email protected]

Marco Cavalieri Professeur en Archéologie romaine et Antiquités italiques Université catholique de Louvain [email protected] Bernard Coulie Recteur honoraire, Professeur ordinaire Université catholique de Louvain [email protected] Charles Doyen Chercheur qualifié (Fonds National de la Recherche Scientifique) Université catholique de Louvain [email protected] Jan Driessen Professeur ordinaire en Archéologie égéenne Université catholique de Louvain [email protected]

Johanne Garny Doctorante en Études des Sources textuelles Université catholique de Louvain [email protected] René Lebrun Professeur émérite Université catholique de Louvain et Institut catholique de Paris [email protected] Aikaterini Lefka Maître de conférences Université de Liège [email protected] Vincent Mahieu Research Fellow (Fonds National de la Recherche Scientifique) Université catholique de Louvain et École Pratique des Hautes Études [email protected]

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RÉFÉRENCES DES AUTEURS

Patrick Marchetti Professeur ordinaire de Langues et Littératures classiques Université de Namur et Université catholique de Louvain [email protected]

Carla Sfameni Researcher at the National Research Council (CNR) Istituto di Studi sul Mediterraneo Antico, Roma [email protected]

Nicolas L. J. Meunier Research Fellow (Fonds National de la Recherche Scientifique) Université catholique de Louvain et Université de Nantes [email protected]

Giusto Traina Professeur d’Histoire romaine Université Paris-Sorbonne [email protected]

Bernard Mineo Professeur de Langue et Littérature latines Université de Nantes [email protected]