Corps vulnérables, vies dévulnérabilisées
 9782343086484, 2343086486

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Sous la direction de Jean Zaganiaris Ludovic-Mohamed Zahed Maud-Yeuse Thomas Karine Espineira

CORPS VULNÉRABLES VIES DÉVULNÉRABILISÉES

CAHIERS DE LA TRANSIDENTITÉ

CORPS VULNÉRABLES VIES DÉVULNÉRABILISÉES

© L’Harmattan, 2016 5-7, rue de l’Ecole-Polytechnique, 75005 Paris www.harmattan.com [email protected] ISBN : 978-2-343-08648-4 EAN : 9782343086484

Sous la direction de Jean ZAGANIARIS Ludovic-Mohamed ZAHED Maud-Yeuse THOMAS Karine ESPINEIRA

CORPS VULNÉRABLES VIES DÉVULNÉRABILISÉES

CAHIERS DE LA TRANSIDENTITÉ N° 6

CAHIERS DE LA TRANSIDENTITÉ

Transidentités : histoire d’une dépathologisation (2013) Volume I Identités intersexes : identités en débat (2013) Volume II Corps trans / corps queer (2014) Volume III Tableau noir : les transidentités et l’école (2014) Volume IV

Transféminismes (2015) Volume V Hors-série Quand la médiatisation fait genre. Médias, transgressions et négociations de genre (2014)

Comité scientifique Comité de direction : Maud-Yeuse Thomas (Université Paris 8, Observatoire des transidentités) Karine Espineira (Sociologue, Université Paris 8, Université Nice-Sophia Antipolis)

Comité de lecture : Karine Bergès (MCF en civilisation espagnole, Université de Cergy-Pontoise) Ludovic-Mohamed Zahed (Docteur en anthropologie du fait religieux, EHESS) Claire Laguian, (Doctorante, PRAG, LISAA, UPEM) Sophie Large (MCF en Lettres, Université de Tours) Alice Molinier (Graphiste & Illustratrice) MH/Sam Bourcier (MCF en SIC, Université Lille 3) Noomi B. Grüsig (Serveuse-plongeuse, traductrice autodidacte, Lille) Cendrine Perona (« Sorcière ») Catherine Anciant (Professeure de lettres, Lille) Lætitia Biscarrat (Docteure en SIC, université de Bordeaux Montaigne) Rachele Borghi (MCF en géographie, Université Paris 7) Gilles Clamens (Activiste associatif et professeur de philosophie) Christine Delory (Professeur en sciences de l'éducation, Université Paris 13) Patrice Desmons (Philosophe, psychanalyste, Lille) Laurence Hérault (MCF en anthropologie, Université d’Aix en Provence) Yves Raibaud (MCF en géographie, Université de Bordeaux) Tom Reucher (Activiste trans et psychologue clinicien, Brest) Sergio Sarmiento (MCF en communication, Université de Nice)

Comité de lecture international Paul Crego Walters (Sociologue et activiste trans, San Francisco) Maxime Foerster (Professeur assistant à SMU, Dallas) Miquel Missé (Sociologue et activiste trans, Barcelone) Jean Zaganiaris (Enseignant chercheur CERAM/EGE, Rabat) Amets Suess (Escuela Andaluza de Salud Pública de Granada, STP, Espagne)

REMERCIEMENTS

Nous tenons à remercier l’ensemble des contributeurs et contributrices de cet ouvrage pour leurs apports importants : Mariem Guellouz, Anne-Laure Carballal, Vincent Guillot, Bouchra Boulouiz, Arnaud Alessandrin, Abdellah Baïda, Nathanaël Wadbled, Minnie Bruce Pratt, Noomi B. Grüsig, Mehdi Alioua, Gilles Clamens, Rami Soto. Jocelyne Dakhlia, directrice de recherche au Centre Historique de l'EHESS (École des Hautes Études en Sciences Sociales), pour avoir accepté de superviser la seule thèse francophone, à ce jour, à propos d'islam alternatif, inclusif et féministe, homosexualité et transidentité. Stéphanie Latte-Abdallah, chercheuse à l'IFPO (Institut Français du ProcheOrient), pour ces contributions valeureuses, ses collaborations multiples et les passerelles qu'elle établit entre libération territoriales, corporelles, en lien avec les féminismes islamiques et les identités queers. Jérémie Patiner des éditions Des Ailes Sur Un Tracteur. Nous remercions chaleureusement Rami Soto / Hueco pour l’illustration en couverture de ce volume. Pour suivre son travail : Hueco.net - instagram : hueco_ - Illustration, typographie, tatouages, fanzines, sorcellerie, transféminisme, DIY, postporno, réggaétón et cumbia.

SOMMAIRE

Introduction M.-Y. Thomas, L. M. Zahed, K. Espineira, J. Zaganiaris

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De la vulnérabilité linguistique à la vulnérabilité corporelle Mariem Guellouz

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Trans & Intersexes ou Genre(s) & Société(s) Les corps trans : entre vulnérabilité et empowerment Arnaud Alessandrin

33

Vulnérabilité du corps trans et violence de genre Anne-Laure Carballal

43

Vulnération des corps inter-sexes Vincent Guillot

59

L’identité de genre. L’impensé sociojuridique dans les sociétés de droit Karine Espineira

71

Sexualité(s), Genre(s) & Littérature(s) Désirs et vulnérabilités des corps gays et lesbiens dans la littérature marocaine Jean Zaganiaris

89

La métamorphose de Franz Kafka. Pour une épistémologie philosophique des transidentités Maud-Yeuse Thomas

107

Un corps pour penser… Bouchra Boulouiz La représentation du corps mutilé dans la littérature marocaine Abdellah Baïda

119 125

Sexualité(s) & Société(s) Corporalités et islamité lgbt radicalement alternatives : l’avant-garde de nouvelles théologies de la libération ? Ludovic Mohamed Zahed 135 En mal de corps. Sadomasochisme et performance, déconstruction des corps et érotique de soi Nathanaël Wadbled

165

Le quizz du genre Minnie Bruce Pratt, traduction par Noomi B. Grüsig

179

Sur la transmigration La transmigration des Africains subsahariens vers l’Europe : de l’errance organisée à la consistance cosmopolitique Mehdi Alioua

197

Passages Notes de lecture(s) Gilles Clamens

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Introduction Maud-Yeuse Thomas, Ludovic-Mohamed Zahed, Karine Espineira & Jean Zaganiaris

Pourquoi parle-t-on de vulnérabilité et, plus précisément, de corps vulnérables en sus de vies vulnérables ? Ces termes, très contemporains dans les SHS et la philosophie, sont-ils synonymes de faiblesse et de fragilité ou d’une prise de conscience ? Quelles réalités sociales et personnelles recouvraient-elles jusqu’à présent, autrefois invisibles, désormais surexposées mais dont le sens est encore à éclairer ? Est-elle le symptôme de notre époque pressée et malaisée vers une fin du monde dont l’humanité est l’auteure ou la conséquence inattendue dans la rencontre entre conscience et désespérance, alors que nous plaçons dans les savoirs une fonction exorbitante : celle de nous préparer au mieux à ce monde dont nous héritons et que nous construisons ? L’on parlait autrefois de ceux et celles qui sont « resté.es sur le bord de la route » et, plus encore, ceux et celles que l’éthique et la justice, le partage et la solidarité ont « laissé pour compte », frappés d’infamie et de stigmatisations, transformant des existences malaisées en enfer. L’on se demande pourquoi changer de terme si l’usage et le but ont échoué, laissant toujours plus d’errances et de vies perdues (Bauman, 20091). Car il semble bien que cela soit le cas.

1

Zygmunt Bauman, Vies perdues : La modernité et ses exclus, Poche, 2009. 11

Ce ne sont pas simplement des individus mais également, entre autres, des valeurs, des idées, des religions, des minorités, des représentations, qui sont visées là. Que défendons-nous, que priorisons-nous dans nos vies désormais mondialisées, dont l’accès ouvert n’est réservé qu’à une élite sans ancrage ni attaches, retranchée dans des villes-forteresses (Bauman, 2009) à l’opposé des camps-villes formant les brouillons de ville et d’Histoire (Agier, 20152) tandis que des millions d’individus pauvres et affamés se précipitent vers l’Europe (Alioua) ? Quelles lignes de fuite (Baïda) reste-t-il lorsque l’errance d’une stigmatisation a chassé le rêve de soi ? Cet opus se penche essentiellement sur les redites et cahots de l’Histoire se présentant à nous de manière persistante, désordonnés et réordonnés, formant des minorités (de genre et sexuelles), des errances migratoires, quand nous devrions parler de pluralité et de démocratie de droit ; des inégalités devant la loi quand celle-ci, institutionnalisée et instancée, devenue inaccessible à ceux et celles qui en ont le plus besoin, se perpétue pour former des professions du social et des marchés de réputations et d’expertises d’une part ; des abandons, errances et migrations forcées d’autre part. L’actualité se fait très discrète sur ces minorités que l’Histoire aura fabriquées à la faveur d’effacements ou, à l’inverse en savoirs au nom d’un universalisme andro et ethnocentrique, dans des confinements biopolitiques. Que reste-t-il d’un agir commun et plus encore d’une citoyenneté quand c’est le statut de la personne qui est lui-même mis en cause, attisant haines et violences dans un violent retour du religieux dans l’espace public au nom d’une lutte nécessaire contre une « théorie de genre ». Impossible ici de ne pas penser à l’opuscule de Claude Lévi-Strauss réfléchissant le lien et sens de ces deux termes, Race et Histoire, à l’aune de la diversité des ontologies et cultures3. Vincent Guillot parle à ce sujet pour l’OII4 de « vulnération » sur les enfants nés intersexes et de sacrifice sur l’autel de la binarité biopolitique, de la liberté à son identité sexuelle et de genre (J. Zaganiaris pour le Maroc ; M.-Y. Thomas, A.-L. Carballal, K. Espineira, A. Alessandrin pour la question transidentitaire). Dans ce contexte à la fois ouvert et cloisonné, où s’opposent deux théories que l’on 2

Michel Agier, Anthropologie de la ville, Presses Universitaires de France, 2015. Claude Lévi-Strauss, Race et Histoire, [Unesco, 1952], Folio Essais, 1989. 4 Organisation Internationale pour les Intersexués, en ligne, http://oiiinternational.com (consulté le 21.12.2015). 3

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pourrait dire territoires, deux destins et trajectoires cohabitent : les transidentités et les transmigrations (Alioua). « Trans » contiendrait-il, en luimême, ce cheminement reconstructeur en symbolisant cette vie perdue que l’on retrouve à la faveur des chemins de traverse ou des routes migratoires ? Deux événements aussi improbables l’un que l’autre qu’une lecture pressée voudrait en faire les motifs d’une modernité rompant avec les (derniers ?) tabous et sacrifiant les fondements nécessaires à l’unité de toute société. Ces discours ne manquent pas. Plus rares sont les narrations et analyses des chemins de traverse à hauteur des vies telles qu’elles sont et ne sont plus. Or celles-ci rencontrent, au moins temporairement, d’autres espaces et formes sociales en attente de droits communs : celles des minorités sexuelles et à l’intérieur d’elles des arabomusulman.es LGBTI cerné.es de discriminations (Zahed), redécouvrent des histoires et des littératures émancipatrices pour l’esprit comme le corps (Zaganiaris, Boulouiz, Baïda). Face à la vulnérabilité, « [c]e projet est un centre stable et calme au sein du chaos, du désordre. Nous ne partons pas de nulle part mais de conditions ayant créé vulnérabilité et précarité : être au monde c’est advenir dans un univers tissé, normé, fabriqué et parlé par d’autres, dans lequel chacun est sommé de se reconnaître via les normes » (Bellebeau, citée par Alessandrin). « C’est lui qui oriente, qui ordonne, qui organise (…) », écrit Alioua. Précisément, le « projet » constitue une ligne d’horizon de chemins que l’on emprunte vers un but lointain, vers lequel se tendent des trajectoires clivées pour atteindre la Cité, cet espace commun d’existence qui les refuse obstinément, exigeant des réparations et réassignations. Notre propos est aussi une conduite éthique : producteurs de textes concentrant des études de terrain, analyses de textes, où notre responsabilité est toujours engagée ; tantôt mesurée, tantôt mue par une sourde colère et une vive inquiétude. Quel monde, quelles vies devant nous ? Comment parler de ces vies sans les faire parler, noyant leurs tentatives de formuler une existence désingularisée, en manque de mots ? Et comment ne pas en rester là ? Aussi, l’écrivain.e était un choix aussi important que décisif ; de même d’allier la figure de la science contemporaine à celle du spirituel.

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Une telle perspective libératrice la « descente dans le Maelström »5 de ces intellectuel-les engagé-es, qui ne cachent plus le fait d’être concerné-es à titre personnel par ces problématiques de déconstruction des identités sexuelles minoritaires et stéréotypiques, abreuvent leur réflexion au radical6 véritable des sources de la tradition islamique : le Tawhid7. Au cœur de la Cité araboislamique, ces musulman.es alternatifs effectuent ce que les théologiens de la libération chrétienne, plus de cinquante avant eux, ont associé à un retour sur soit, à la fois axiologique et métacognitif : c’est la Métanoia décrite par des auteurs sud-américains, chrétiens, tels que Gustavo Gutiérrez8, Ali Shariatio ou encore Asma Lamrabet9. La vulnérabilité est aussi vaste que le sont les chantiers pour la faire muter en point d’appui, lui permettre d’évoluer, trouver une voie émancipatrice personnelle et sociale, voire la grâce qui nous manque tant. Encore faut-il qu’elle trouve dans son cheminement de quoi recouvrer sens et projet de vie, face à des forces l’encadrant, à une grammaire normative souvent niée comme telle et réécrite par une expertise dévoreuse de sens (Guellouz) et des rêves que l’individu, pour ne pas se perdre, doit resignifier, échanger et transmettre en lui insufflant ce sens glané çà et là : nos rêves d’enfant et d’adulte, nos désirs de l’autre, nos besoins de justice. La parole qui devait, selon la cure, libérer cet individu est toujours celle qui la ceint dans un espace clôt, voire forclos, parle de mutilations et de normalisations d’une même voix, et oblige au nom de la binarité biopolitique à une lourde réassignation (Guillot). La performance est, dans ce cadre et grammaire, ce qui dévoile la fonction politique de la parole guérisseuse ou mutilante, ramène tout ce qui se présente comme étant dit transgressif ou subversif par une grammaire sécuritaire acculant ou permettant à la rationalité de justifier les inégalités et produisant des pathologisations. Aussi, la mutilation peut-elle devenir une source de sens dans un cadre des injures (Guellouz) ou sur la scène de performance 5

Comme la qualifierait Norbert Elias dans Engagement et distanciation, Fayard, 1993. En s’appuyant sur les sources de l’héritage islamique, par exemple le « radical » d’une plante étant la racine de cette dernière. 7 « Unicité » de Dieu mais aussi, en miroir, celle de l’humanité. 8 Né le 8 juin 1928 à Lima (Pérou), est un prêtre, philosophe et théologien péruvien. Considéré comme le père de la théologie de la libération, il devient religieux dominicain en 1998. 9 Médecin hématologiste à l’hôpital d’enfants de Rabat au Maroc, Asma Lamrabet est une intellectuelle musulmane engagée dans la réflexion sur la problématique de la femme en islam. 6

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(Wadbled), se réappropriant les fantasmes et désignant le « moi » comme un « appareil écrasant » (Lynda Hart, cité par Wadbled). C’est pour nous, le sens profond du magnifique texte de Minnie Bruce Pratt, mêlant poétique et politique de la condition humaine : « Ce soir-là, j'ai regardé en arrière vers ma première amie, une fille brûlée par la honte ressentie par sa mère » (Pratt). Elle nous donne à lire simplement le lien entre sens de la vie et désir, comprendre le sens profond des luttes et errances nécessaires pour sortir des cages normatives, répondre la tête haute de sa vie. Car les vulnérabilités tendant vers une haine de soi sont liées à la « peur profonde qui existe dans la société, et donc en nous-mêmes, liée à la fluidité de sexe et de genre » (Pratt). Redonner du sens, consiste à se réorienter en quittant l’abri d’une puissance normative au risque d’une nouvelle errance, sociale cette fois, qui est une conquête pour soi sans préjuger de ce « soi » que nous interrogeons. La tension entre les individus vulnérabilisés de façon effective dans des sociétés biopolitiques et les réactions diverses produites par les corps vulnérables montre l’ambivalence inhérente à notre objectivation. C’est comme si la notion même de « vulnérabilité » avait une dimension trouble, tamisée, révélant à la fois la fragilité des corps pris dans des situations de violence physiques et symboliques et la force déployée dans les capacités de résistances ou dans les contre-conduites mises en œuvre. Les vulnérabilités sont hétérogènes et composites. Elles ne peuvent être abordées ni par le biais des rapports unilatéraux entre des dominants et des dominés, ni comme des entités monolithiques déclinées abstraitement par des exemples divers mais se rattachant tous à une conceptualisation moniste. Pour reprendre Hannah Arendt (1995), c’est comme s’il y avait une pluralité radicale dont il faudrait partir pour penser les différentes formes extrinsèques et intrinsèques de la vulnérabilité, en n’oubliant pas que l’ensemble de ces corps hétérogènes appartiennent tous à l’espèce humaine. Les massacres de l’université kényane de Garissa, les cadavres des migrants qui couvrent les plages européennes, les victimes d’homophobie et de transphobie, les personnes licenciées cyniquement par les grandes entreprises soucieuses d’augmenter encore plus leurs bénéfices et tous ces autres corps fragiles et anonymes soumis à la violence des contingences sont à la fois pris dans une hétérogénéité complexe et dans une appartenance commune aux univers sociaux que nous partageons tous. C’est de cette dimension hybride, composite et néanmoins commune que 15

cet ouvrage s’est efforcé de rendre compte, à partir des différents terrains et des différentes approches. Si l’on dévulnérabilise des vies comme en Argentine avec les lois sur le mariage homosexuel et l’identité de genre (Espineira) on peine à autoriser le droit à l’avortement. Avec les lois progressistes on lit des réaffirmations de l'autonomie et des droits individuels mais on pose immanquablement la question du droit des femmes à disposer de leurs corps. Le corps des femmes passe-t-il outrageusement horschamps dès que l’on touche à la procréation et à la filiation ? On touche ici peut-être à une source commune de la vulnérabilité comme lieu d’un « moi » unifié et abstractisé par d’autres, créant des sorties brutales de corps : celle des vies et désirs lesbiens et gays fracturés par le système politique de l’hétérosexualité obligatoire, des luttes entre minorités entre elles, s’adaptant aux stratégies d’appropriation ; celle du contexte de définition des termes que nous utilisons, celles des hétérotopies minuscules sur les chemins des migrations forcées et des réassignations dont le sens a été lui-même écrasé par des discours politiques protégés par des logiques économiques et des objectivisations pathologisantes. Celles qui, du fait de leurs différences, tendent à produire des décalages, failles et resignifications, cheminements et reconstructions, rencontrant des résistances sur les lieux des frontières, les désignant comme inassimilables, reconduisant minoration et marginalisation, voire produisant des êtres mutagènes (Thomas) dans cet écrasement. Ainsi, la vulnérabilité peut-elle forcer ces résistances à se faire connaître et les ayant identifiées, à se remettre en mouvement. Autant de fois que nécessaire, c'està-dire autant de fois que la vie bouge en nous et autour de nous.

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De la vulnérabilité linguistique à la vulnérabilité corporelle Mariem Guellouz10

Introduction Blesser, agresser, attaquer, un vocabulaire propre à l’agression corporelle et physique mais auquel nous ne pouvons échapper pour dire, signifier, exprimer l’agression linguistique. Parler de blessure linguistique c’est confondre les deux paradigmes, celui du corps et celui de la langue. Butler évoque ce lien métaphorique entre vulnérabilité linguistique et vulnérabilité corporelle qui serait : « essentiel à la description de la vulnérabilité linguistique ellemême11 ». Affirmer être blessé, attaqué par le langage c’est attribuer à celuici une agentivité, une puissance d’agir et un pouvoir corporel, c’est donner corps aux mots qui retentissent comme une baffe, rebondissent comme une gifle ou claquent comme une fessée. Un mot/main qui gifle, un mot/couteau qui coupe, un mot/martinet qui punit. L’adresse et l’interpellation sont la condition d’une existence sociale du corps. L’adresse étant constitutive du sujet fait de l’injure une menace pour sa survie. Butler se demande : « Mais pourquoi les noms que reçoit le sujet semblent-ils, lorsqu’ils sont injurieux, instiller en lui la peur de la mort et l’incertitude quant à ses possibilités de survie ? Pourquoi une simple adresse linguistique produirait-elle en réponse une semblable peur ? N’est-ce pas parce que l’adresse rappelle et reproduit les adresses constitutives qui ont donné et continuent de donner l’existence ?12 ». 10 Linguiste, sémiologue, artiste, chercheure affiliée au Centre d’anthropologie culturelle à l’Université Paris Descartes et enseignante à l’Institut Supérieur de traduction et d’interprétariat (ISIT- Paris). 11 Judith Butler, Le pouvoir des mots. Discours de haine et politique du performatif, Ed Amsterdam, 2004, p. 24. 12 Judith Butler, op. cit., p. 25

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La blessure linguistique déstabilise le sujet, le nie et le menace, elle serait toujours dédoublée d’une blessure corporelle, même symbolique. La psychosomatique et les phénomènes hystériques sont sûrement des mises en scène redoutables où blessure symbolique et blessure corporelle se confondraient mêlant le discours et ses effets, les mots et les actes, l’énonciation et la conduite. Il s’agit d’une sorte de système de traduction où le corps fait texte. Le recours au langage de la haine et aux termes injurieux est constitutif du discours politique et médiatique. Ils participent au rejet de l’autre, adversaire politique ou idéologique, à la négation de sa dignité et de son humanité. La langue touche-t-elle le corps ? La langue participe-t-elle à vulnérabiliser le corps, le blesser, l’anéantir ? Je présenterai, dans ce qui suit, quelques analyses d’extrait d’un corpus d’insultes afin de répondre à ces questions mais un bref retour sur les langages totalitaires semble, à ce stade, pertinent. La violence des mots Un des témoignages les plus poignants sur la langue de la haine est sûrement le livre de Victor Klemperer : LTI, la langue du IIIe Reich. Écrit clandestinement, ce journal a été la seule activité intellectuelle que pouvait pratiquer l’auteur, de confession juive, sous le Troisième Reich. L’auteur analyse les processus langagiers du nazisme qui s’invente une langue pour servir son idéologie et la reproduire au quotidien. Klemperer la décrit comme une langue toxique qui étouffe l’individu : « Les mots peuvent être comme des minuscules doses d’arsenic, on les avale sans y prendre garde, ils semblent ne faire aucun effet, et voilà, qu’après quelque temps l’effet toxique se fait ressentir13 ». La toxicité d’une langue qui tue à petit feu en contaminant ses sujets se repère à différents niveaux syntaxiques, sémantiques et morphologiques. Klemperer explique que les effets du nazisme ne sont pas issus des discours isolés ou des tracts mais qu’ils sont le produit d’un processus linguistique où expressions isolées et formulations spécifiques sont reproduites et transmises. LTI, Cette langue du IIIe Reich est caractérisée par sa pauvreté, plus facile à mémoriser, à s’inscrire dans le quotidien et à contaminer. Son usage premier est l’invocation, elle abolit les frontières entre 13

Victor Klemperer, LTI, la langue du IIIe Reich, Albin Michel, 1996, p. 40 18

oral et écrit, entre public et privé, c’est une langue qui nie le sujet. Klemperer insiste sur cette perte de la subjectivité : « La LTI s’efforce par tous les moyens de faire perdre à l’individu son essence individuelle, d’anesthésier sa personnalité, de le transformer en tête de bétail, sans pensée ni volonté, dans un troupeau mené dans une certaine direction et traqué, de faire de lui un atome dans bloc de pierre qui roule.14 » Les métaphores utilisées par l’auteur pour décrire cette langue lui donnent une puissance d’agir indéniable, elle a le pouvoir de blesser, d’anéantir et de faire disparaître l’individu. C’est une langue qui confisque l’humanité et la dignité. Plusieurs travaux ont montré comment le pathos négatif constitue un trait du discours politique totalitaire. Jean Pierre Faye dans les langages totalitaires15 interroge le qualificatif totalitaire. Qu’est ce qui caractérise un langage totalitaire ? Quels sont les processus qui mènent à sa formation et quels en sont les effets ? Klemperer semblait décrire une langue qui donne la primauté à la masse et qui efface le sujet, une langue brouillée sémantiquement, pauvre, qui tue la pensée subjective. Il existe plusieurs exemples dans l’histoire de l’humanité de la contamination et de l’aliénation par les langages totalitaires. La langue instaurée par les Khmers rouges est un exemple poignant de la vulnérabilité linguistique et de son écho corporel. Cette langue veut neutraliser les différences, plus de formules de politesses, plus d’affect, une langue neutre sans sentiments. Janine Filloux explique ce passé linguistique mortifère : « l’obligation de changer de langue s’accompagnait de l’interdit fait aux femmes du port du sarong et des cheveux longs. D’une manière générale la terminologie préservée était vidée de son sens par la transformation des paroles porteuses de la tradition en leur contraire pour servir leur propagande, injecter leurs propres idées.16 » L’auteur prend l’exemple du terme hoeung sar qui dans la définition du dictionnaire bouddhiste signifie : « le mal qu’on fait à un autre. L’homme ne devrait pas avoir ce sentiment ». Ce même terme sera traduit en 1977 dans le livre de géographie du Kampouchea démocratique par : « combat à la vie, à la mort que mène un peuple contre un groupe politique ou un adversaire. Par ce détournement, ce mot, forgé originairement comme 14

Victor Klemperer, op. cit., p. 49 Jean Pierre Faye , Introductions aux discours totalitaires. Hermann, 2003. 16 Janine Filloux, « La langue des Khmers rouges : une opération sans reste », Topique, n° 96, 2006. 15

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précepte de non-violence, prenait valeur d’un encouragement à frapper et détruire celui qui était adversaire17 » D’autres exemples témoignent de ce totalitarisme linguistique. Le mot kamtch signifie détruire et tout effacer. Rithy Pan citant le tortionnaire Duch dans l’élimination place ce terme comme le mot emblématique de la langue de la tuerie. C’est par l’exercice de la langue que le pouvoir s’institue et exerce sa violence. Elise Lamy Rested dans un article sur cette langue de la tuerie18 explique qu’il s’agit d’une : « une langue du déni, déni de l’autre comme sujet, déni de sa fragilité, et sa mortalité. Par-delà la haine et la colère qui s’y révèlent malgré tout, cette langue, en anéantissant l’humanité de l’autre, a pour effet la neutralisation du rapport sensible qui spontanément et de manière irréfléchie nous lie à celui-ci, puis la mécanisation du corps et de l’esprit ». Quand Barthes caractérisait, dans ses cours au Collège de France, la langue de fasciste, il pointait sa capacité à détenir en elle une force d’anéantissement de l’autre. La vulnérabilité linguistique se repère dans l’obligation à dire ou à ne pas dire. Quand la langue refuse de nommer elle refuse au également de donner droit à la vie. La violence des mots se repère aussi en dehors du totalitarisme politique, dans les rapports de pouvoir et les hiérarchies sociales. La langue et ses usages sont des espaces possibles de ségrégation et de non-reconnaissance de l’Autre dans sa différence. Nommer les minorités est, par exemple, une question linguistique qui touche des problématiques éthico-politiques. Je m’intéresse dans ce qui suit à cette question de la nomination comme premier pas vers l’existence. Insulte et genre : la langue qui vulnérabilise Le sexisme du langage se repère à différents niveaux, il n’est pas simplement le fruit des usages mais il est inscrit dans la langue elle-même. Les métaphores animales, dans la langue française, n’ont pas la même connotation : une jument n’a pas la même valeur sémantique qu’un étalon, de même pour la poule et le coq ! Anne Marie Houdebine précise à ce sujet : « en français être cocu est injurieux, cocu non attesté montre que la question n’est pas envisagée 17

Janine Filloux, Ibid. Elise Lamy-Rested, « Dénier, théoriser, éliminer : le « travail » de Duch sur l’élimination de Rithy Panh avec Christophe Bataille », Texto, Volume XIX, 1, 2014.

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pour une femme. C’est que la préoccupation du mariage prévaut sur celle de la sexualité, (…)un don juan ou un Casanova est un séducteur, mais une femme qui se permet ce genre de sport est dite une allumeuse, une traînée, autrement dit une prostituée, une fille, une femme de mauvaise vie, une salope, une pute.19 » La langue participe à reproduire la vulnérabilité des minorités et à les stigmatiser car les mots portent en eux des imaginaires du rejet, du sexisme et de la domination. Ils sont mémoriels et rallient une mémoire individuelle, du sujet qui les utilise ou les subit, à une mémoire collective et une histoire. La vulnérabilité se repère donc tant dans le système de la langue que dans les usages et les discours. Refuser de dire, reformuler, créer est parfois aussi un acte de résistance face à cette violence linguistique. Les termes pour dire l’homosexualité en arabe dialectale et classique sont souvent des termes injurieux ou vides de sens. La langue refuse de nommer et stigmatise encore plus les minorités sexuelles. Rappelons que dans tous les pays du Maghreb, l’homosexualité est considérée comme un délit grave. En Tunisie, l’article 230 qui condamne l’homosexualité est très ambigu. En effet, c’est l’acte de sodomie qui est pénalisé et non les rapports homo-érotiques. Ainsi cette interdiction ne s’applique-t-elle pas aussi aux pratiques sodomites hétérosexuelles ? Cependant, le terme utilisé pour signifier la sodomie (Liwat) renvoie au peuple de Loth et a un référent religieux évident. Plusieurs mouvements de soutien aux minorités ont vu le jour depuis la révolution tunisienne. Une nouvelle association LGBT (association Shams) tente de lutter pour la dépénalisation de l’homosexualité en Tunisie. Une page sur le réseau social Facebook destinée à défendre le droit des minorités sexuelles en Tunisie est souvent l’espace de défoulement homophobe où insultes, rejet et menaces sont de rigueur. Les commentaires se partagent entre refus identitaires (l’homosexualité est une importation occidentale), refus de la différence (l’homosexualité est une maladie), rejet total et menace de mort. Il est intéressant de citer quelques exemples de corpus :

19 Anne Marie Houdebine, « Trente ans de recherche sur la différence sexuelle, ou le langage des femmes et la sexuation dans la langue, les discours, les images », Langage et société, n° 106, 2003.

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- « Ce débat est basé sur quoi ? Sur l’exception qui ne doit pas se généraliser sinon le monde court sa fin et si l’homosexualité a été retirée par l’OMS comme trouble psychique et comportemental, ça n’empêche que c’est un trouble sexuel sans aucun doute et c’est une maladie ». - « Allez-vous faire soigner ». - « Le principe premier de l’union sexuelle a toujours été la reproduction ». - « Arrêtez cette débauche, c’est haram ». - « Que Dieu vous maudisse ». - « Allez en enfer saleté, il faudrait demander au gouvernement de vous couper la tête en public afin de donner l’exemple ; celui qui transgresse doit se cacher ». - « Vous mériter qu’on vous égorge c’est peu de vous mettre en prison ». Une page Facebook féministe intitulée Safirat (femmes non voilées) réagit de façon très violente face à ces mouvements pour la dépénalisation de l’homosexualité et publie explicitement son positionnement : « je suis désolé, je suis pour la pénalisation de l’homosexualité, je ne peux t’aider ». Il est intéressant de voir, dans ce cas, comment les minorités se retournent comme elles-mêmes en incorporant un discours de domination. En effet, il est possible de remarquer très peu de soutien ou de solidarité de la part de la société civile en ce qui concerne la dépénalisation de l’homosexualité. L’argument le plus récurrent consiste à affirmer que le pays souffre de problèmes plus urgents tels que le terrorisme, le chômage ou la faim. L’insulte d’un point de vue linguistique, est la mise en question d’une personne à cause de son appartenance. Dans l’énoncé « c’est un homosexuel », le terme homosexuel est un terme institué, objectif qui renvoie à un certain type d’appartenance sexuelle. Il y a donc eu une condensation d’un trait de sens négatif qui s’est inscrit dans la mémoire discursive des sujets parlants. Ainsi ce trait de sens négatif devient dominant à un certain moment de l’Histoire et donne au mot une autre signification. L’injure homosexuelle ou raciste pose une question essentielle : la langue estelle porteuse de discrimination dans son système ou l’injure est-t-elle simplement un signe d’un système social global qui nourrit tout type de discrimination ? Eribon ne voit dans l’injure qu’un symptôme d’un système 22

homophobe général qui se manifeste sur différents plans, social, politique, linguistique. Il considère que l’injure, tout en étant constitutive de l’identité des homosexuels « appartient donc à un continuum linguistique- et socialdont les autres dimensions sont les différentes formes de production de la discrimination et de l’inégalité »20. Dans ce sens, nous ne pouvons, nous limiter à l’injure pour analyser les formes plurielles d’homophobie. Il est tout à fait indéniable que l’injure n’est qu’une face possible des différentes manifestations homophobes mais il me semble que l’hypothèse d’Eribon selon laquelle l’injure n’est qu’un symptôme est tout à fait discutable. L’exemple de la langue arabe est explicite à ce sujet. Les termes mêmes pour dire l’homosexualité sont sémantiquement flous entre moukhanath (efféminé), luthi (sodomite), chadh (déviant, pervers). Tous ces termes portent une charge sémantique négative c'est-à-dire que la langue en elle-même, dans son système porte la blessure et la discrimination. L’homosexuel arabe est 21 linguistiquement déviant au sens de Becker . La langue ne serait pas qu’un signe de l’homophobie, elle est elle-même homophobe. La vulnérabilité linguistique est le fait de l’agentivité même du discours. Tout un genre littéraire arabe connu sous le nom du hija (satire) est dédié à l’insulte. Frédéric Lagrange dans son éminent travail sur la linguistique de l’homosexualité dans la langue arabe explique comment l’injure homosexuelle est souvent liée aux postures de genre et différencie ainsi l’homosexuel passif, souvent comparé à la femme, de l’actif qui reste tout de même dominant : « L’un des procédés récurrents du higa depuis l’antéislam consiste à traiter l’homme de femme, insulte prévisible dans une culture où l’homme libre est au sommet de la pyramide sociale. La représentation par synecdoque de cette comparaison par l’évocation des rôles sexuels respectifs de l’homme et de la femme est tout aussi prévisible (…) L’enfant comme la femme est un anti-homme.22 » Contrairement à une idée essentialiste très répandue aujourd’hui, notamment dans les milieux associatifs militants, d’une tolérance de l’homosexualité en des temps révolus de l’histoire de la civilisation arabo-musulmane, Lagrange réussit à déconstruire ces hypothèses et montre l’omniprésence de l’injure homosexuelle dans les textes arabes classiques. Il s’agit dans ce cas d’une 20

Didier Eribon, Papiers d’identités, Paris, Fayard, 2000, p. 61 Howard Becker, Outsiders, New York, The Free Press, 1963. 22 Frédéric Lagrange, « L’obscénité du Vizir », Arabica, vol. 53, fasc. 1, 2006, p. 78. 21

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question de représentation linguistique du soi qui est conditionnée par la langue arabe elle-même. En plus de marquer des rapports de pouvoir et domination et d’ « instaurer la dissymétrie »23 l’injure homosexuelle est intrinsèque au système linguistique lui-même. Que faire, par exemple, quand une langue refuse de nommer ? Les mots utilisés dans la langue tunisienne pour référer aux homosexuels sont aussi des insultes c'est-à-dire que la langue elle-même refuse de nommer, de donner droit à l’existence. L’étude de l’apparition du terme « Homosexuel » et de son évolution est liée à l’histoire de l’évolution des droits des minorités sexuelles en occident. Il s’agit d’abord de se représenter en tant que sujet/agent linguistiquement afin de pouvoir se dire et de revendiquer son droit à la citoyenneté. Un nouveau terme a vu le jour depuis quelques années dans la langue arabe classique mithlya jinsya qui est une première traduction (terme à terme) d’homosexuel qui se veut neutre. Elle est revendiquée par les militants homosexuels comme un terme neutre et respectueux. Imposer des nouveaux mots est aussi une manière de retourner la vulnérabilité linguistique grâce à l’inventivité même de la langue. Il est donc possible de chercher à inventer ou réinventer des énoncés afin de contourner le difficile à dire ou tout simplement de revendiquer l’insulte afin de la subvertir. Pourquoi ne pas retourner les mots contre eux-mêmes et revendiquer d’être un tahan ou un miboun afin de revendiquer, à travers l’insulte elle-même, son homosexualité ? Il revient aux homosexuels arabes de se définir linguistiquement et de prendre en charge les connotations sémantiques qui les constituent en tant que sujet. Ainsi comme l’explicite clairement Eribon : « l’inconscient homosexuel est structuré selon les règles du langage hétérosexuel. Et seul un travail politique et culturel de réinvention collective des homosexuels par eux-mêmes peut venir perturber le cycle immémorial de la reproduction de cet impensé social hétéronormatif »24. Les femmes, leurs corps, par exemple, ont été la cible privilégiée de ces discours de haine en Tunisie. Un représentant politique d’un parti conservateur tunisien en 2012 a affirmé qu’après mûre réflexion il serait finalement possible de considérer la femme comme un être humain. Un autre député offensé par la 23 24

Didier Eribon, op,cit, p.62 Didier Eribon, Réflexions sur la question gay, Paris, Fayard, 1999, p. 128 24

nouvelle loi électorale qui proclame la parité horizontale s’écrit : « la femme respectable est celle qui attend sagement son mari, qui lui prépare l’eau chaude pour ces pieds et qui ne se refuse jamais à lui au lit, les députés qui ne sont pas d’accord avec ces idées sont tous des tapettes ». Quelques heures après ses proclamations, un mouvement d’indignation, des plaintes et une demande d’exclusion de l’assemblée du député en question sont mises en place. Les Tunisiennes se disent agressées dans leur intégrité physique, blessées, attaquées corporellement. Pourtant, ne s’agit-il pas d’une simple opinion, certes datée et conservatrice, ou s’agit-il réellement d’une attaque équivalente à une agression ou à un viol conjugal comme semblent le penser certaines ? La légitimation verbale du viol conjugal est-elle un geste performatif qui touche inévitablement l’intégrité physique des femmes ? Mêler discours et effets afin de déléguer un discours politique d’un député misogyne au juge et à la justice n’est-ce pas prendre le risque de fondre le discours politique dans le discours juridique ? Accepter de mêler discours et acte c’est aussi légitimer une intervention étatique légale. Refuser cet amalgame entre les discours et leurs effets serait, pour Butler : « le point de départ d’une théorie de la puissance d’agir linguistique qui offre une alternative à la recherche incessante des solutions légales au problème de la violence verbale »25. Les considérations pragmatiques d’Austin sur les performatifs ont depuis des années permis d’ouvrir un vaste champ de réflexion sur le lien entre parole et action26. Ces réflexions ne peuvent mettre de côté les déterminations sociopolitiques et institutionnelles. La performativité du langage est ainsi discutée et critiquée par le point de vue butlérien qui reprend à son compte la critique derridienne de la théorie d’Austin qui considère que dire est en soi l’accomplissement d’une action. Le sujet parlant est nécessairement engagé éthiquement dans son acte locutoire. Rappelons que pour Austin, l’acte illocutoire est l’action accomplie en disant quelque chose (faire une promesse, donner un ordre, poser une question) et que l’acte perlocutoire est l’acte effectué par le fait de dire quelque chose. Judith Butler met en garde contre toute construction théologique où le sujet serait l’origine causale de l’acte performatif : ce dernier n’est plus un sujet parlant, il devient dès lors un sujet 25 26

Judith Butler, op. cit. J.L. Austin, Quand dire c’est faire, Seuil, 1970. 25

détenant un pouvoir divin magique. Le locuteur ne peut être l’agent coupable dans la mesure où toute injure est une citation, ce qui pose nécessairement la question de sa responsabilité éthico-politique qui serait « liée au discours non en tant qu’origine mais en tant que répétition » (référence). Il s’agit de prendre en compte l’historicité des discours et les tensions entre accumulation et dissimulation dans toute production d’un discours de haine : celui qui énonce un discours raciste ne fait que citer, répéter et dans ce sens qu’il « rejoint la communauté linguistique de tous ceux qui ont prononcés ces discours27 ». Butler met aussi en garde contre le risque de réduire les formes de résistance politique à un simple recours juridique. La lutte multiforme, linguistique, culturelle, politique serait plus efficace afin de contrer les insultes. Confondre corps et langue, mot et acte, vulnérabilité linguistique et vulnérabilité corporelle c’est (comporte) le risque de limiter le champ multiforme de la lutte politique. Pourtant, il ne s’agit pas et Butler insiste sur ce fait, de ne pas poursuivre légalement les producteurs de discours de haine mais surtout de se demander : « ce qui est poursuivi lorsque le mot injurieux est traduit en justice, et s’il est possible de le poursuivre jusqu’au bout ou entièrement ». Ce mot n’étant qu’une citation d’un discours ambiant, historique. Il est évident que les discours peuvent mutiler, amputer, estropier et que la langue peut tuer mais la question qui se pose est alors la suivante : comment détourner ces discours, comment les retourner, les subvertir et les transformer en une puissance d’agir ? Comment survivre à la langue qui blesse ? Deleuze lie l’acte de création à un acte de résistance28 En effet, la création chorégraphique dans sa recherche incessante de nouveau, ne répète pas mais invente et crée de la différence et du devenir et c’est en cela qu’elle est une solution possible pour détourner la vulnérabilité linguistique. La bataille contre l’homophobie est multiforme, linguistique, sociale, politique mais elle est aussi artistique. L’art peut être le lieu d’une mise en scène du trauma causé par la vulnérabilité et de son contournement. Si le corps du performeur est vulnérable de par sa transgression de certains codes moraux, il est aussi un espace d’empowerment par sa capacité à créer à partir de ces formes de vulnérabilité. 27 28

Judith Butler, op. cit. Conférence donnée dans le cadre des mardis de la fondation Femis, 17 mai 1987. 26

La création artistique entre vulnérabilité linguistique et vulnérabilité corporelle : le cas du corps dansant La performance Tijwal du danseur/chorégraphe libanais Alexandre Pouliakouvich est pensée à partir d’incidents et d’agressions verbales dont il a été victime dans les rues de Beyrouth. Tijwal, le titre de la performance, renvoie à la promenade. En effet, le danseur raconte les insultes homophobes qui lui étaient adressées quand il se promenait à Beyrouth. Des injures qui ont eu le temps de s’inscrire dans son corps, sa démarche et sa danse. La voix en arrière fond, celle de la chanteuse libanaise Yasmine Hamdan, reprend ces insultes (tapette, suceur de bite, folle…) les cite et récite avec une voix sensuelle, presque chantée, rythmant ainsi la danse d’Alexandre Pouliakouvich. Ce dernier expose son corps, objet d’insultes et exagère ses propres stéréotypes. Il prend à bras-le-corps les clichés qu’on lui assigne en tant que danseur oriental. Il déambule, sur scène, son corps d’homme presque nu, dans un caleçon blanc, musclé, beau, et lui inculque des manières et une démarche plutôt féminine avec des chaussures violettes à talons. L’homosexualité du danseur est exposée, montrée, exagérée et assumée. Le spectateur est face à la fragilité, à la vulnérabilité de ce corps dansant qui marche sur la pointe des pieds, presque trébuchant, nu. Tijwal est une greffe érotique stylisée qui s’épanouit aux rythmes même de l’économie de la libération sexuelle en Europe et aux États-Unis. Il s’agit ici de dépasser les séparations de genre et de détourner les clichés orientalisant. La création est peut-être le lieu le plus propice à ce détournement. Alexandre Pouliakouvich s’habille devant son public, il met le costume rouge de la danseuse orientale. Lorsque je l’ai interrogé sur la fonction de ce costume lors d’un entretien, il a répondu que « le costume rouge est avant tout un clin d’œil au costume des danseuses des années quarante, il symbolise la passion et célèbre le corps dans toute sa splendeur. Après la première scène, les couleurs commencent à se ternir comme si la société empêchait l’épanouissement des corps ». Alexandre se déguise en danseuse orientale et pratique une danse reconnue comme une danse de femme. Sa réponse face aux insultes et agressions verbales est d’aller jusqu’au bout des stéréotypes, d’en jouer, de les mettre en scène. Sa danse est un acte de création et de détournement des codes et des morales. La mise en scène d’un vécu traumatique est une façon possible pour le contourner et le dépasser. Nous pouvons dire à ce stade que 27

deux notions se font écho : vulnérabilité et force. La condition même de la force résistante des corps dansants est peut-être leur propre vulnérabilité. Ils sont vulnérables car ils s’exposent et exposent un corps à soi, déterritorialisé. Un corps qui donne à voir une jouissance et qui provoque une jouissance. Un corps orgasmique, mouvant, libre, immanent. Un corps qui échappe aux déterminismes religieux, familiaux et étatiques. Et c’est cette transgression qui leur donne une puissance subversive, une agentivité. Ils transforment le réel et bouleversent les imaginaires.

Conclusion Si la langue participe à constituer le sujet alors l’insulte n’est plus un simple effet social des discriminations, elle est constitutive de la violence que contient chaque langue. Notre hypothèse consiste à penser la vulnérabilité linguistique comme la limite de la langue à permettre au sujet de se dire ou de se représenter. Refuser de dire touche au corps et empêche toute forme de représentation linguistique ou imagée dans la mesure où celles-ci sont sousjacentes aux possibles du dire que permet ou non chaque langue. Les insultes, tels des coups portés sur le corps, sont des mots qui blessent, qui coupent, qui tuent et qui s’inscrivent dans l’histoire du sujet. Les discours de haine, totalitaires ou de propagande, participent à fondre ce sujet dans la masse, le nier et le contrôler. Les discours de domination, coloniaux, paternalistes, machistes ou racistes construisent une mémoire discursive des sujets parlants. Les enjeux et jeux de pouvoir sont une grammaire qui régit ses normes linguistiques. Faire parler ou faire taire, donner le droit à la parole ou la confisquer est aussi une question de corps, d’intégrité physique. Face à cette vulnérabilité linguistique qui touche les corps, la création et l’art sont sûrement des réponses efficaces pour ne pas mourir. Vulnérabilité et empowerment sont un couple inséparable. La vulnérabilité est la condition même de la vie humaine du sujet, l’empowerment serait la condition de sa survie.

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Bibliographie AUSTIN John L., Quand dire c’est faire, Seuil, 1970. BECKER Howard , Outsiders, New York, The Free Press, 1963. BUTLER Judith, Le pouvoir des mots. Discours de haine et politique du performatif, Ed. Amsterdam, 2004. ERIBON Didier, Réflexions sur la question gay, Paris, Fayard, 1999. ERIBON Didier, Papiers d’identités, Paris, Fayard, 2000, p. 61 FAYE Jean Pierre, Introductions aux discours totalitaires. Hermann, 2003. FILLOUX Janine, « La langue des Khmers rouges : une opération sans reste », Topique, n° 96, 2006. HOUDEBINE Anne Marie, « Trente ans de recherche sur la différence sexuelle, ou le langage des femmes et la sexuation dans la langue, les discours, les images », Langage et société, n° 106, 2003. KLEMPERER Victor, LTI, la langue du IIIe Reich, Albin Michel, 1996. LAMY RESTED Elise, « Dénier, théoriser, éliminer : le « travail » de Duch sur l’élimination de Rithy Panh avec Christophe Bataille », Texto, Volume XIX, 1, 2014. LAGRANGE Frédéric, « L’obscénité du Vizir », Arabica, vol. 53, fasc. 1, 2006, pp. 54-107

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TRANS & INTERSEXES OU GENRE(S) & SOCIÉTÉ(S)

Les corps trans : entre vulnérabilité et empowerment Arnaud Alessandrin29

Introduction : caring about trans* Si je propose une lecture entre vulnérabilité et empowerment c’est que cela fait pleinement écho au terrain transidentitaire, à ses transformations, à ses aspirations parfois. Ces deux postes d’observations théoriques illustrent également le passage d’une minorité décrite comme « souffrante » (par la psychiatrie notamment) à une minorité que l’on pourrait décrire comme « active » pour reprendre les mots de la psychologie sociale. Dans les mots du care cela revient à appréhender les personnes en transition, et ce peu importe les modalités de la transition, non seulement comme des objets de soin (care receiving) mais aussi des sujets d’attention (caring about). Le care insiste à dégager les identités de genre de l’emprise de l’intime et donc de l’emprise du soin dans son acception de médicalité pour faire advenir un care plus « relationnel » (Molinier, 2009) dont on verra qu’il trouve un écho du côté des groupes d’auto-support. Comme sujets d’attention, les trans’ imposent des mots qui inaugurent le passage d’une vulnérabilité que l’on croyait « totale » à la création d’espaces, d’interstices, d’actions politiques et culturelles, bref, de dynamique d’empowerment. C’est ce passage de l’un à l’autre, sans pour autant qu’il y ait subsumption de l’un par l’autre, qui m’intéresse ici.

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Docteur en sociologie (Université de Bordeaux). Chercheur associé au Centre Emile Durkheim (UMR 5116). 33

De la vulnérabilité à la vulnérabilisation Avant d’en arriver à ce qui fait l’empowerment, c’est-à-dire la mobilisation d’une force, revenons un instant sur ce que l’on entend par vulnérabilité et tentons de saisir la question trans’ par cette entrée. Selon Marc Henry Soulet il s’agit d’appréhender la vulnérabilité au-delà d’un état intermédiaire que les politiques situeraient en intégration et exclusion. En tant que nouvel élément de l’action publique, la question de la vulnérabilité devient centrale. Toutefois, elle pose la question de sa définition et sa contextualisation. Pour basculer sur les figures qui nous rassemblent dans cet article, interrogeons-nous autour de la question suivante : que deviennent les transidentités lorsqu’elles sont lues sous le prisme de la vulnérabilité ? Qu’est-ce qu’on entend par vulnérabilité 30 Dans son livre « Vie précaire » (2005, p. 53), Judith Butler écrit : « Qui dit corps dit mortalité, vulnérabilité, puissance d’agir ». C’est dire que le concept de vulnérabilité ne s’entend qu’à la jonction de deux éléments : la contingence de toute vie et la fragilité de l’existence. Cette vulnérabilité est aussi « sociale » en ce sens qu’elle peut être induite par une situation de « précarité ». Mais dans la formulation butlérienne, la vulnérabilité est à la fois nominale et relationnelle. Selon Brigitte Bellebeau (2012) : « La vulnérabilité est une condition de l’existence humaine en tant qu’elle est toujours déjà sociale : être au monde c’est advenir dans un univers tissé, normé, fabriqué et parlé par d’autres, dans lequel chacun est sommé de se reconnaître via les normes. Être vulnérable c’est être ouvert, c'est-à-dire en relation constante aux autres et donc dépendant des autres. » Si cette vulnérabilité est fondamentalement une vulnérabilité linguistique c’est parce qu’on nous appelle, qu’on s’adresse à nous, qu’on nous nomme « et qu’on nous fait exister par là même » (Bellebeau, 2012). La vulnérabilité est donc triple. Elle est sociale et politique car elle induit de la précarité. Elle est nominale car nous advenons dans un monde déjà donné. Elle est relationnelle et, comme le note Soulet, ne connaît pas d’inverse. Elle ne délimite pas une fracture entre « eux et nous ».

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Je remercie Brigitte Bellebeau pour son éclairage sur la question. 34

« Cependant, ce n’est pas parce que l’on reconnaît la vulnérabilité à l’interpellation comme condition inaugurale d’une vie humaine que cela fait de l’individu en question un être dépourvu de pouvoir d’action, d’agency ou encore (dans sa dimension plurielle) d’empowerment » note Brigitte Bellebeau. Car c’est précisément parce qu’un individu se sait vulnérable, qu’il peut comprendre les moyens d’action à sa disposition et ainsi, qu’il se sait relié aux autres. En résumé, la vulnérabilité c’est la perméabilité à autrui. Néanmoins, la vulnérabilité n’est pas également répartie. Elle se veut donc une mesure relative, ne pouvant s’énoncer qu’en une situation donnée. Être vulnérable intente parfois l’instauration d’un statut : celui de la vulnérabilité justement. C’est alors d’une reconnaissance à travers autrui que naît le sentiment de vulnérabilité et la reconnaissance politique dont sont parfois dépourvus certains acteurs, d’où le problème de ne pas être une question politique et sociale. Le processus de vulnérabilisation Dans cette définition, s’entrechoquent une dimension politique de la vulnérabilité, ce que l’on a pu nommer la « précarité » et une dimension inconsciente, l’impossible accès à ce qui fait qu’un « récit de soi » devient possible. « Aucune vie ne saurait se dire à soi » (Butler, 2007). Pour le dire autrement, la vulnérabilité s’entend à la fois comme une donnée de la vie sociale et un processus inscrit dans les vies singulières. Dans son texte intitulé « Les transgenres et les attitudes de révoltes » Judith Butler suggère que la transidentité relève de la mélancolie qu’elle définit « comme non pas un trait d’une psyché mais comme conséquence culturelle d’un deuil interdit ». Pour saisir ce que Butler signifie par là il faut peut-être faire référence à Kundera, dans les premières pages de « L’ignorance », qui proposait peu ou prou la même définition de la mélancolie, qu’il confrontait précisément à la nostalgie, ce sentiment provoqué par la perte d’un objet disait-il, et dont on peut encore dessiner les contours. Dans son article, Judith Butler part d’une interpellation : celle d’une poète qui initie sa réflexion et qui crie « fuck you Judith Butler » (vas te faire foutre Judith Butler) lors d’un spectacle (mais l’actrice criera aussi fuck you la psychiatrie et fuck you le féminisme), sans même savoir que Butler était dans la salle : « Quand j’ai été 35

interpellée de la manière coléreuse que j’ai décrite, il est clair que l’oratrice ne pensait pas que j’étais là » (p. 26) écrit-elle. Dans un premier temps Butler saisit l’interpellation comme « une fantastique demande relationnelle » (p. 24). Dans les mots de la poète, on entend que la théorie (celle de Butler entre autres) ne serait à même de saisir les transidentités sinon de les utiliser comme illustrations. Pour Butler c’est justement du côté de la mélancolie, c'est-à-dire d’une demande impossible, qu’il s’agit de formuler l’origine de l’insulte. Citant Freud elle énonce que, dans la mélancolie, la perte de l’autre invite à la perte « dans » soi (p. 27). Ainsi, le mélancolique adresserait des proclamations « à quelqu’un qui n’est pas là » (p. 27) – Butler n’étant pas censée être dans la salle. Puis, Butler tend à repolitiser la mélancolie31. L’adresse en public (Fuck you Butler) serait une promesse politique en ce sens qu’elle suggère que le défaut est précisément là, dans la sphère publique et politique, où personne n’entend ces cris. Certes. Mais ici, l’individu reste opaque à lui-même. Et tout semble se dérouler comme s’il lui fallait l’explication freudo-butlerienne pour teinter sa mélancolie de politique. Si l’on ne saurait faire à Butler un procès pour pathologisation, on sera à même de souligner ce que Marie Hélène Bourcier nomme une politique de « desempowerment », c'est-à-dire une situation dans laquelle la prise en compte de soi est tutélaire d’un cadre surplombant, et ici psychanalytique32. À une politisation par la scène, Butler vient ajouter une tentative de politisation dont on ne sait si elle est consentie par l’actrice, première dans la logique du jeu etc.… Dans cette configuration, et pour reprendre la pensée de Butler, l’individu qui interpelle est un individu vulnérable car mélancolique. Il n’a pas accès à l’objet de la perte et ne saurait le formuler sinon en attitude de révolte. Cette vision inaugurale de tout être vulnérable car « sans voix » (Le Blanc, 2007) permet-elle de penser les normes autrement que comme irréfragables ? C’est pourquoi, si le devenir plus que l’être nous préoccupe, s’il s’agit de ne pas figer les relations causales, la vulnérabilité gagnerait à plus s’appréhender 31

Lire à ce propos : Marie Helene Bourcier, Queer Zone 3, Amsterdam, 2011. Lire à ce propos : Arnaud Alessandrin« La population Trans entre (in)visibilité et (auto)représentation) » in Le désir de reconnaissance : entre vulnérabilité et performativité, actes en ligne du colloque (Alessandrin A. et Bellebeau B. dir.), 2011.

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sous la forme d’une vulnérabilisation sociale et politique, plus dynamique. Comme l’écrit Michèle Perreault au sujet du VIH, dans son article « une vulnérabilisation qui rend vulnérable » (2008), il s’agit aussi d’entreprendre une recherche autour « du processus de vulnérabilisation plutôt que de l’état de vulnérabilité ». Selon elle, trois logiques se coordonnent et viennent rendre vulnérables des populations : « la déstructuration des groupes et des sociétés » (ce que Bauman a pu nommer la « société liquide » et Beck « la seconde modernité ») ; « les discriminations ou l’opprobre sociale » et parfois même des « vulnérabilisations institutionnalisées » dans lesquelles, semble-t-il, la question trans’ trouve toute sa place. Transidentités : des vies rendues vulnérables Les transidentités, au-delà de la vulnérabilité liminaire propre à toute vie, sont surtout des vies « rendues » vulnérables par un somme de dispositifs politiques et cliniques dont l’impact sur les vies, sur les corps comme sur les subjectivités, doit être souligné. Pour le dire autrement, notre lecture des transidentités doit s’extraire d’une vulnérabilité spécifique aux trans’ (qu’elle soit d’autre psychique, neurobiologique ou environnementale) pour offrir un cadre conceptuel en termes de devenirs (Alessandrin, 2012) laissant ouverts les registres d’actions et de subjectivation face à une identité de genre qui ne cesse d’être passée au tamis des normes de genre et des polices de genre33. La question de la santé est de ce point de vue parlante. Les taux de VIH observés ou restitués par Viviane Namaste34 viennent indiquer des prises de risques dues à cette mise à l’écart d’une vie vivable (ne serait-ce qu’économiquement), du fait, notamment, d’un éloignement des soins et des services qui découle d’une absence de changement d’état civil ou d’expériences passées de la discrimination. Le processus de vulnérabilisation peut donc être, aussi, un processus institutionnel (les protocoles de changement de sexe ou le droit français ne sont-ils pas de parfaits exemples ?). Dans cette situation, il revient aux acteurs de proposer des contre-modèles afin de modifier les structures

33 Pour des définitions de « normes de genre » et de « police de genre », lire : Arnaud Alessandrin, Brigitte Esteve-Bellebeau, Genre ! ed. Des ailes sur un tracteur, 2014. 34 Lire par exemple « Dix choses à savoir sur les trans et le vih » de Viviane Namaste [en ligne].

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vulnérabilisantes. À défaut de quoi, c’est dans des interstices de vies et des instants individuels et collectifs d’actions que se logent les ressources de l’empowerment, à la manière de l’action de queeriser que Maud-Yeuse Thomas décrit de la sorte : « Surgissant d’une discrimination sociétale organisant le clivage majorité/minorité, le queer agit dans un retournement d’une insulte en fierté, d’individus discriminés en socialités, identités, propositions théoriques et pratiques »35. L’empowerment contre « le piège de la langue des autres » Une fois définie la vulnérabilité et les processus à l’œuvre dans la saisie des transidentités par ce concept, il faut également définir ce qu’est l’empowerment de manière à constater sa nécessaire activation pour tout espace de vie « rendu » vulnérable. « Moi je ne suis pas subversive » me dit souvent une amie trans’ « j’essaye juste de vivre ». Comment donc vivre une vie « vivable » sinon en développant, en mobilisant, notamment les ressources propres au retournement du stigmate. « C’est l’histoire de trois travelos. Au sortir de la boîte, l’un dit aux autres : "aller, venez les filles, on va se faire casser la gueule !" ». Qu’est-ce que l’empowerment ?36 À côté des concepts de domination, de vulnérabilité, ou des subalternes, la thèse de l’empowerment vient accréditer l’idée d’un individu « entrepreneur de lui-même », pour reprendre les mots d’Alain Ehrenberg. Comme le souligne Brigitte Bellebeau, la reconnaissance d’une vulnérabilité n’ampute pas l’empowerment des individus. On traduira alors empowerment par « capacitation » ou « empuissancement » (Jérôme Vidal, RDL, n° 1). L’empowerment va à l’encontre d’un individu opaque à lui-même ou soumis à la domination. Il porte en son sein, l’agency, la capacité d’agir, la puissance d’agir, l’agentivité. Le mot, écrit par Cynthia Kraus en introduction de « Trouble dans le genre », désigne notre « marge de manœuvre », notre « capacité à résister au pouvoir ». Le pouvoir s’entend ici au sens foucaldien 35 Maud-Yeuse Thomas, « Questions Trans, Questions Queers », Observatoire Des Transidentités. Disponible sur : http://observatoire-des-transidentites.over-blog.com. 36 Je remercie Karine Espineira et Maud Yeuse Thomas pour leurs apports à cet article que l’on retrouve en partie dans notre livre : « La transyclopédie » (éd. Des ailes sur un tracteur).

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du terme : il est plus un flux qu’une possession. À l’inverse, des éléments peuvent apparaître, de manière controversée, comme des éléments de disempowerment. Jérôme Vidal voit par exemple dans le néo-libéralisme la « fabrique d’une impuissance individuelle et collective ». Dans une campagne de prévention et de sensibilisation autour du VIH à destination des trans’ et de leurs partenaires, l’association OUTrans écrit qu’il s’agit « d’avoir du pouvoir sur son corps ». L’on ne peut prétendre avoir du pouvoir sur son corps sans une existence qui soit sienne, porteuse de désir de vie. À cet égard, l’empowerment présuppose la dépsychiatrisation du fait trans’. Non seulement cette psychiatrisation a voulu nouer le flux du pouvoir en possession mais surtout elle infère sur l’existence des individus en se dotant d’un pouvoir relatif au diagnostic : dire ce qu’il en est du vécu d’individus en les nommant et les classant par une psychiatrisation de leur existence. S’empuissancer passe ici par se renommer. À cet égard, les terrains ont innové en forgeant des termes adaptés aux réalités concrètes (corps trans, transgenre, transidentité, gender queer…) contre, pour reprendre Maud-Yeuse Thomas « l’évidente homogénéisation produisant ce sujet-du-transsexualisme dans une contrainte à la transformation dont, ultime possession, la psychiatrie prétend l’énoncer comme étant une affection mentale » (2012). Les logiques de l’empowerment Les parcours transidentitaires ont longtemps trouvé dans la blouse blanche un moyen de requalifier leurs identités : mieux vaut être malade que déviant. Aujourd’hui, délaissant la blouse blanche c’est du côté de la robe noire, du droit, que les interpellations trans’ se font entendre. Dans les vies quotidiennes, non pas uniquement celles des militants donc, l’empowerment s’appréhende de diverses manières. Et pour ne pas donner l’impression que l’empowerment n’est que collectif je vais tenter de donner deux exemples, l’un passant par le collectif, l’autre plus individuel. L’association OUTrans37 propose en 2012 une campagne nationale d’incitation au dépistage du VIH pour les trans’ et leurs partenaires. Ce projet se compose de quatre supports distincts : une affiche, un dépliant, un 37

Une partie de ce texte reprend mon argumentaire dans le comité d’experts de la campagne nationale d’incitation au dépistage VIH pour les trans et leurs partenaires mis en place par OUTrans. 39

questionnaire en ligne et une page internet sur le site de l’association. OUTrans, dans ses symboles et ses mots, entend jouer sur les représentations trans’ qui véhiculent un surplus de « vulnérabilités » (incitant peut-être à de la sollicitude). Dès les premières pages du fascicule nous lisons leur volonté « d’avoir du pouvoir sur son corps » tout en se souciant « de soi ». « Aller se faire dépister à plusieurs peut aussi permettre de se donner de la force » concluent-ils en dernière page. On reconnaît une vision dépathologisée et responsable de la transidentité, défendue de longue date par l’association, ce qui va à n’en point douter, à l’encontre de sa propre culpabilité (socialement inculquée) et de ses propres peurs, non seulement face à son statut sérologique mais aussi face à sa transidentité. On retrouve l’engagement vers une visibilité que le précédent fascicule de l’association, le « DTC » 38 (Dicklit et T claques), prônait aussi. Mais ce que proposent ces fascicules, et notamment le DTC, c’est, plus qu’une pratique collective, la possibilité d’une pratique, notamment sexuelle, singulière et dépathologisée. Les membres d’OUTrans écrivent : « Nous aimerions que cette brochure soit un outil d’empowerment, qu’elle ouvre des possibilités aux personnes trans pour définir elles-mêmes leurs sexualités, choisir leurs pratiques sexuelles et expérimenter leurs plaisirs. Qu’elle prenne en considération la manière dont nous nommons nos corps, nos histoires avec des termes qui nous sont propres et dont nous pouvons être fières. […] Nous pensons que chaque personne est experte de son propre corps et proposons une manière parmi d’autres d’appréhender cette question ». En ce sens, à la façon de Beatriz Preciado dans Testo Junkie (2008), le corps devient un laboratoire individuel de la réalité, en déprise avec la « langue des autres », celle qui préoccupait tant Michaux dans son poème « Mouvements » et dans une évidente concertation avec ce corps matériel, désirant, s’imposant, à la fois assujetti, auteur et acteur des normes qu’il endosse. Conclusion : peut-on être intégré sans être assimilé ? De ces réflexions, découlent deux conclusions. D’une part, la « transidentité » n’est pas en soi porteuse de la vulnérabilité qu’on lui connaît. Elle est prioritairement une situation dans laquelle les individus sont rendus 38

La brochure « DTC » d’OUTRANS, en ligne, : http://outrans.org/commission-sante/dtc. 40

vulnérables par un ensemble de décisions politiques et médicales qui les précarise, les maltraite, physiquement et symboliquement. D’autre part, la question trans’ n’est pas seule à rendre saillante la question de l’assimilation. Mais elle suggère que l’ensemble des corps non assimilés (ou non assimilables) ne pourraient prétendre à l’intégration, de leurs corps comme de leurs représentations, au corps de la nation. Ce maintien en sursis de la vie sociale et d’une vie supportable pose urgemment la question d’une renégociation autour du couple « assimilation » / « intégration » : peut-on être intégré, sans pour autant être assimilé ? Reformulons cette question de manière plus pragmatique : les trans peuvent-ils obtenir les mêmes droits que tou.te.s sans pour autant passer sous les fourches caudines des normes de genre ?

Bibliographie ALESSANDRIN Arnaud, E-BELLEBEAU Brigitte, Genre !, éditions Des ailes sur un tracteur, coll. « Miroir / Miroirs », 2014. ALESSANDRIN Arnaud, « Le ‘transsexualisme’ : une nosographie psychiatrique obsolète », Revue française de santé publique, vol. 24, n° 3, 2012a, p. 263-269. ALESSANDRIN Arnaud, « Empowerment » in La Transyclopédie, ESPINEIRA K., THOMAS M.-Y., ALESSANDRIN A., éditions Des ailes sur un tracteur, 2012, p. 29. ALESSANDRIN Arnaud, Aux frontières du genre (dir.), 2012b. ALESSANDRIN Arnaud, La transidentité : des changements individuels aux débats de société (dir.), L’Harmattan, 2011c. BELLEBEAU Brigitte, « Care » in La Transyclopédie, La Transyclopédie, ESPINEIRA K., THOMAS M.-Y., ALESSANDRIN A., éditions Des ailes sur un tracteur, 2012, p. 22. BELLEBEAU Brigitte, « Vulnérabilité » in La Transyclopédie, ESPINEIRA K., THOMAS M.-Y., ALESSANDRIN A., éditions Des ailes sur un tracteur, 2012, p. 43. BOURCIER Marie Hélène, Queer Zone 3, Amsterdam, 2011. BOURDIEU Pierre, Entretien avec Antoine Spire, éditions de l’Aube, 2002. BUTLER Judith, « Le transgenre et les attitudes de révoltes » in Sexualités, genre et mélancolie (Monique David-Ménard dir.), PUF, 2009, p. 13-35. 41

BUTLER Judith, Le récit de soi, PUF, 2007. BUTLER Judith, Trouble dans le genre, La découverte, 2005. BUTLER Judith, Vie précaire, Édition Amsterdam, 2005. ESPINEIRA Karine, « Le bouclier thérapeutique, discours et limites d’un appareil de légitimation », Le sujet dans la Cité, n° 2, (C. Delory dir.), 2011, p. 189-201. ESPINEIRA Karine, THOMAS Maud-Yeuse, ALESSANDRIN Arnaud, La Transyclopédie, éditions Des ailes sur un tracteur, 2012. LE BLANC Guillaume, Vies ordinaires, vies précaires, Seuil, 2007. MOLINIER Pascale, LAUGIER Sandra et PAPERMAN Patricia, Qu’est-ce que le care ?, Payot, 2009. PERREAULT Michèle, « La vulnérabilisation qui rend vulnérable au VIH/Sida », in Penser la vulnérabilité (Vivianne Châlet dir.), Presse de l’Université du Québec, 2008, p. 149-163. PRECIADO Beatriz, « Multitudes queer », Multitudes, n° 12, 2003. SOULET Marc Henry, « Reconsidérer la vulnérabilité » vol. 4, n° 60, EMPAN, 2005. SOULET Marc Henry, « La vulnérabilité, un problème social paradoxal » in Penser la vulnérabilité, Vivianne CHALET (dir.), Presse de l’Université du Québec, 2008, p. 65-91. THOMAS Maud-Yeuse, « Questions trans / questions queer », Transidentités : Histoire d’une dépathologisation, ALESSANDRIN A., THOMAS M.-Y., ESPINEIRA K., Cahiers de la transidentité, vol. 1, Harmattan, 2013, p. 75-83,

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Vulnérabilité du corps trans et violence de genre Anne-Laure Carballal

« La violence définit le crime, lorsqu’elle s’exerce contre la personne humaine »39.

Liminaire Corps vulnérable et violence transphobe En regard de cette phrase du philosophe Alain, comment ne pas considérer que cette définition de la « violence » trouve un écho tout particulier dans l’actualité récente lorsque le savant comme le profane s’interrogent un tant soit peu sur les différentes formes de discrimination dont peut être victime la personne humaine ? Dans le cadre du colloque du 5 mai 2014 à l’EHESS posant la question philosophique par excellence « Qu’est-ce qu’un corps vulnérable ? », le concept de « violence » ne peut qu’être évoqué dans la mesure où la violence hante les sociétés humaines, et elle est d’abord envisagée socialement comme une tentative de destruction de l’ordre établi, que l’agression soit dirigée contre un individu – elle est alors bien circonscrite – ou contre l’ensemble du corps social40. Ainsi, la violence est-elle un problème majeur pour la société qui est fondée en vue, sinon de la dépasser, tout au moins de la juguler. 39 40

Alain, « Définitions », in Les Arts et les Dieux, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1958, p.1098. Konrad Lorenz, L’Agression. Une Histoire naturelle du mal, Paris, Flammarion, 1977. 43

Nous pouvons appréhender le concept de « violence » en philosophie politique et du droit, en morale et en psychologie, en tant qu’il sous-tend la notion même d’« atteinte » imposée, intentionnellement ou non, à l’intégrité physique ou psychique d’un individu ou d’un groupe. Cette « atteinte » est généralement perpétrée par un autre individu ou par un autre groupe : le phénomène de la violence concerne donc indistinctement la personne ou la collectivité. Ce phénomène est corrélé à la condition de l’être humain, et, malgré qu’il ne soit pas nécessairement négatif – car il peut révéler une agressivité créatrice dans certaines circonstances politiques, sociales, économiques et historiques –, il est globalement l’objet d’une condamnation morale ou d’une sanction juridique. Récemment, la problématique de la violence a ressurgi dans la sphère publique et ce, dans la perspective mémorielle de la Journée du souvenir Trans qui a eu lieu le jeudi 20 novembre 2014, journée rendant hommage à toutes les victimes de la transphobie. Cette dernière recouvre une forme particulière de discrimination et de violence de genre s’exerçant sur le corps trans, le vulnérabilisant ainsi dans un contexte socioculturel de violence généralisée, sur fond de crise économique, politique et morale. Ce modeste écrit devient une occasion inespérée, au travers d’un abord philosophique tentant d’articuler le concept de « vulnérabilité » et celui de « violence » phobique, de se rappeler des discriminations quotidiennes que subissent les personnes transidentitaires en France et dans le monde entier. La « question trans » est ici étroitement liée à la politique menée dans nos sociétés occidentales tiraillées entre leur structure symbolique et culturelle fonctionnant selon le diptyque bicatégorisation sexuelle41/hétéronormativité42

41 Elsa Dorlin, « L’historicité du sexe », Sexe, genre et sexualités, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Philosophies », 2008, p.42. Nous entendons par « bicatégorisation sexuelle » le procès de sexuation biologique réduit strictement à deux catégories de sexe irrémédiablement distinctes, c’est-à-dire le sexe masculin et le sexe féminin. Ce processus induit inévitablement l’exclusion de toute autre forme de sexuation possible. 42 Cf. Cynthia Kraus, Note sur la traduction, Trouble dans le genre. Le Féminisme et la subversion de l’identité (Butler J.), tr.fr, Paris, La Découverte, 2005, p.24. Nous comprenons philosophiquement le terme hétéronormativité dans son acception constructiviste, en tant qu’il désigne la structure, asymétrique et binaire, de genre, qui tolère deux et uniquement deux sexes, autrement dit le genre est censé coïncider parfaitement avec le sexe (au genre masculin le sexe mâle, au genre féminin le sexe femelle) d’autant que l’hétérosexualité lui est, en principe,

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et la recherche constante de réaffirmation et de préservation des valeurs cardinales et communes qui fondent nos démocraties dites « modernes », à savoir la liberté et l’égalité entre les citoyens d’une même nation. Ainsi, sommes-nous incités à re-penser la vie politique dans le prisme des revendications sociales formulées par lesdites « minorités » sexuelles, culturelles et de genre, [à l’heure même où des voix dissonantes se font entendre en France entre les partisans du « Mariage pour tous » et leurs opposants], et dans la perspective de la lutte contre toute forme de violence, qu’elle soit verbale ou physique, et contre tout type de discrimination fait à l’encontre de ces « minorités ». Dès lors, comment ne pas songer à l’édification d’une société nouvelle, plus juste et équitable au sein de laquelle les individus ne seraient violentés, discriminés et persécutés ni pour leur comportement sexuel (homosexualité ou bisexualité), ni pour leur apparence de genre considérée par une partie non négligeable du corps social comme « inhabituelle », « étrange », « bizarre », « surprenante », en somme « différente » de ce que la société peut se faire de la présentation de genre (conventionnelle) de l’individu, en général ? La lutte politique contre toutes les manifestations de pseudo-universalisme servant un impérialisme culturel implicite ou explicite, et contre la violence phobique à l’égard de certains corps sexués, doit être menée avec force, puissance et conviction en usant de la capacité d’agir43 propre à chacun d’entre nous, acteur ou actrice et responsable (éthiquement parlant) du bon ou du mauvais fonctionnement de la société humaine. À cet effet, il est nécessaire de rappeler que toutes les communautés formées par lesdites « minorités » sexuelles, culturelles et de genre (essentiellement composées de personnes lesbiennes, gays, bies, trans, intersexes et queers) peuvent être caractérisées par la vulnérabilité sociale de leurs corps sexués qui les détermine aussi rattachée de manière obligatoire du moins, elle est souhaitable et convenable dans un contexte social sacralisant encore la différence des sexes comme « butoir ultime de la pensée ». 43 Op. cit., pp.21-22. En un sens philosophique tout butlérien, la capacité d’agir (agency) définit le pouvoir que chaque individu a de résister au pouvoir qui l’oppresse en usant de sa capacité d’action. Telle est la signification profonde de la notion d’« agency » saisie dans une perspective subjective incluant donc les actions propres au sujet humain mais, distinctes de celles d’autrui. Ce terme fait référence à l’intentionnalité de l’acteur ou de l’actrice, au sens des identités personnelles et multiples et des représentations qui teintent l’action en lui donnant une signification et une direction. 45

politiquement – vulnérabilité issue notamment d’une exposition quotidienne et permanente à la violence : « Nous sommes aussi, en tant que communauté, collectivement exposés à la violence, même si certains d’entre nous y ont échappé individuellement. C’est donc la vulnérabilité sociale de nos corps qui nous définit politiquement. Nous sommes constitués comme des lieux de désir et de vulnérabilité physique, à la fois affirmatifs et vulnérables dans l’espace public »44. Il nous semble que la violence, dont parle ici la philosophe Judith Butler, concerne des personnes humaines dont l’orientation sexuelle ou l’identité de genre45 n’est pas conforme soit à la sexualité estimée par certain-e-s comme « majoritaire » et non « contre-nature », soit à une identité personnelle inscrite dans un processus traditionnel de cisgenration46. Sachant que le concept de « violence » est difficile à définir et à apprécier en philosophie, nous pouvons, néanmoins, ici envisager ce phénomène en tant qu’il est rattaché à la question de la sexualité considérée comme « minoritaire » et hors des normes de sexualité établies dans nos sociétés humaines ne reconnaissant presque exclusivement que l’hétérosexualité, ou à la question du genre appréhendé dans la perspective de la stricte binarité institutionnalisée des catégories de genre masculin/féminin, elles-mêmes souvent confondues avec les catégories de sexe traditionnelles mâle/femelle. Autrement dit, l’homme est représenté

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Judith Butler, « Hors de soi : les limites de l’autonomie sexuelle », Défaire le genre, trad. M. Cervulle, Paris, Editions Amsterdam, 2012, p.32. 45 Cf. Maud-Yeuse Thomas, Annexe 2 : Glossaire « Identité de genre », La Transidentité. De l’espace médiatique à l’espace public (Espineira K.), Paris, L’Harmattan, coll. « Champs visuels », 2008, p.176. Nous devons comprendre ici la notion d’« identité de genre » dans une double acception. D’une part, l’identité de genre est vécue, c’est-à-dire qu’elle est relative au vécu personnel du sujet et peut être distincte du sexe psychologique et du sexe assigné à la naissance, essentiellement fondé sur des critères biologiques. D’autre part, l’identité de genre est assignée, c’est-à-dire que l’on donne arbitrairement à la naissance une identité de genre qui déclare l’individu « garçon » ou « fille ». 46 La Transyclopédie. Tout savoir sur les transidentités, dir. Espineira, Karine et al., Paris, Des Ailes sur un Tracteur, 2012, pp.134-135. Nous désignons par « processus de cisgenration » tout procès identitaire fonctionnant d’après le schéma de la « coïncidence sexe-genre » (expression de Maud-Yeuse Thomas). Par exemple, un « homme masculin » fait partie intégrante d’une structure cisgenre et par extension, nous employons l’expression « homme cisgenre ». Pour une connaissance approfondie de l’origine conceptuelle du terme « cisgenre », consulter l’ouvrage de Julia Serano intitulé Whipping Girl, A Transsexual Woman on Sexism and the Scapegoating of Feminity (2007). 46

socialement et culturellement selon le diptyque systémique mâle/masculin et la femme d’après la structure dyadique femelle/féminin. La violence dirigée contre les « minorités » sexuelles, culturelles et de genre semble trouver son explication principale dans cette récurrente obsession idéelle d’un profond désir de sauvegarder le système binaire de genre censé être « naturel », nécessaire et corrélativement « culturel », et auquel chaque être humain est obligé de se conformer sous peine de perdre son humanité dans le cadre d’une certaine vision essentialiste et anthropologique47. C’est donc peut-être bien l’« opposition encore plus fondamentale des sexes »48 qui institue toute forme de discrimination et de violence s’exerçant sur le corps trans, créant ainsi une vulnérabilité, une précarisation sociale et de ce fait, sa vulnérabilisation vis-à-vis de l’« extérieur » (le monde parfois hostile et violent) influant négativement sur l’« intérieur » (le psychique de la personne trans construisant son identité personnelle). Dès lors, cette violence qui vulnérabilise le corps trans déploie son pouvoir pour contraindre, contrôler et « punir » ce qui menacerait soi-disant le lien social et l’humanité tout entière basée sur la différenciation sexuelle : « Contrer cette opposition corporalisée par la violence revient en réalité à dire que ce corps qui défie la définition dominante du monde est impensable et qu’il doit le demeurer »49. Ainsi, l’oppression de genre, s’exerçant sur le corps trans « offert » et soumis à autrui, nous révèle que le corps sexué induit, en réalité, « mortalité, vulnérabilité et puissance d’agir [agency] : la peau et la chair nous exposent autant au regard de l’autre qu’au contact et à la violence »50.

47 Françoise Héritier, in La Croix, entretien, novembre 1998. D’après l’anthropologue Françoise Héritier, la différence des sexes comme « butoir ultime de la pensée » est au fondement « de la création de l’opposition fondamentale qui nous permet de penser. Car penser, c’est d’abord classer, classer, c’est d’abord discriminer, et la discrimination fondamentale est basée sur la différence des sexes. C’est un fait irréductible […] ». 48 Pierre-Henri Castel, « Ma psychose, c’est mon état civil », La Métamorphose impensable. Essai sur le transsexualisme et l’identité personnelle, Paris, Gallimard, 2003, p.120. 49 Judith Butler, « Hors de soi : les limites de l’autonomie sexuelle », Défaire le genre, tr.fr, Paris, Editions Amsterdam, 2012, p. 50. 50 Op.cit., p. 35.

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Dans le cadre de la mise en articulation de la vulnérabilité du corps trans et de la violence de genre, nous appréhendons peut-être mieux le nœud qui attache l’individuel au social, au cœur de la lutte politique impliquant, de manière fatale et irréversible, des histoires de vie, somme toute, différentes parce qu’elles sont personnelles et singulières mais, fondamentalement reliées les unes aux autres et tissant parfois des relations entre les personnes transidentitaires vivant souvent des situations sociales problématiques et précaires, foncièrement similaires (de rejet, de violence verbale, physique et psychologique, de harcèlement, de discrimination, de stigmatisation et d’humiliation). Comment ne pas penser immédiatement au funeste destin de Gwen Araujo51, personne transgenre52 qui fut battue à mort à Newark, en Californie, le 3 octobre 2002 puis, enterrée à 240 kilomètres de là ? Gwen Araujo, victime iconique de la transphobie D’après les faits relatés par la philosophe américaine Talia Mae Bettcher dans un article intitulé “Evil Deceivers and Make-Believers : On Transphobic Violence and the Politics of Illusion”, le meurtre de Gwen Araujo a eu lieu lors d’une soirée privée et la violence est apparemment survenue en présence d’un certain nombre de participants invités à cette soirée. Nous savons qu’Araujo a été forcée et contrainte de montrer ses organes génitaux externes dans la salle de bains, après quoi il avait été annoncé qu’« il était réellement un homme »53. En effet, il semble que cela fût l’événement majeur qui précipita les actes ultérieurs de torture et de meurtre. Trois ans plus tôt, Araujo 51 Talia Mae Bettcher, “Evil Deceivers and Make-Believers: On Transphobic Violence and the Politics of Illusion”, Hypatia: A Journal of Feminist Philosophy 22:3, 2007, p.60. Il s’agit de préciser que « Gwen » n’était pas le prénom légal d’Araujo. Cependant, nous utilisons le prénom de « Gwen » depuis que nous savons que c’était le prénom qu’elle désirait porter (nous nous fions au témoignage de sa mère Sylvia Guerrero). Nous nous référons à Araujo en usant du pronom personnel singulier « elle » depuis qu’elle s’était déclarée « comme une fille emprisonnée dans le corps d’un homme » (“as a girl trapped in a man’s body”). 52 Cf. Maud-Yeuse Thomas, Annexe 2 : Glossaire « Transgenre », La Transidentité. De l’espace médiatique à l’espace public (Espineira K.), Paris, L’Harmattan, 2008, p. 177. Nous entendons par « personne transgenre » toute personne ayant une identité croisant le sexe et le genre, autrement dit son schéma identitaire se différencie du schéma identitaire d’une personne cisgenre. Le terme « transgenre » s’attache plutôt à une conversion de genre qu’à une stricte conversion de sexe. Par exemple, un « homme féminin » est un schéma transgenre. 53 Tim Reiterman, Jessica Garrison et Christine Hanley, “Trying to understand Eddie’s life – and death”, Los Angeles Times, 20 octobre 2002. Nous traduisons.

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avait déclaré à sa mère qu’elle souhaitait qu’elle l’appelle « Gwen » et qu’elle avait la ferme intention d’effectuer une « réassignation de sexe ». Selon Sylvia Guerrero, Araujo avait beaucoup de difficultés durant son enfance pour accepter son identité assignée puisqu’« il se sentait comme une fille emprisonnée dans un corps d’homme »54. Araujo a également fait l’expérience du harcèlement à l’école et a rencontré certains problèmes pour trouver un emploi parce que son apparence féminine ne correspondait pas à son prénom légal mentionné dans son curriculum vitae55. Son violent assassinat, alors qu’elle n’avait que 17 ans, faisait suite à une série de discriminations constantes. Le meurtre lui-même a été accompagné bien plus tard de suppositions selon lesquelles Araujo était elle-même partie prenante dans cette infraction à la loi (à savoir la « tromperie sexuelle »)56. À ce propos, malgré le fait selon lequel seule l’agression sexuelle reconnue comme telle a bien entraîné le « dévoilement » forcé des organes génitaux externes auquel a été contrainte Araujo, Zach Calef, chroniqueur du journal américain Iowa State Daily, a estimé que l’assassinat d’Araujo n’était pas un crime de haine dans la mesure où Araujo avait violé quelques-uns de ses meurtriers. Selon Calef, « Les hommes ont fait ce qu’ils ont fait parce que Araujo les a violés. Il a usé de mensonges et de tromperie pour les piéger, afin d’avoir des rapports sexuels avec eux. Il n’a pas été honnête avec eux et s’il l’avait été, rien de tout ceci ne serait arrivé. Un crime de haine ne devrait même pas être envisagé. Personne ne l’a tué parce qu’il était travesti (“cross-dresser”). Ces hommes ont vraiment été violés. Ils le furent véritablement »57. De telles allégations de « tromperie » ont été retenues durant le procès des trois hommes accusés d’assassinat au premier degré : Jason Cazares, Michael Magidson et Jose Merel58. 54

Cf. Talia Mae Bettcher, “Evil Deceivers and Make-Believers: On Transphobic Violence and the Politics of Illusion”, Hypatia: A Journal of Feminist Philosophy 22:3, 2007, p. 44. Nous traduisons. 55 Tim Reiterman, Jessica Garrison et Christine Hanley, “Trying to understand Eddie’s life – and death”, Los Angeles Times, 20 octobre 2002. 56 Talia Mae Bettcher, “Evil Deceivers and Make-Believers: On Transphobic Violence and the Politics of Illusion”, Hypatia: A Journal of Feminist Philosophy 22:3, 2007, p.44: la philosophe américaine évoque l’idée de “sexual deception”. Nous traduisons. 57 Zach Calef, “Double standard in reactions to rape”, Iowa State Daily, 24 octobre 2002. Nous traduisons. 58 Jaron Nabors, au départ accusé aussi de meurtre, plaida coupable d’homicide involontaire en échange de son témoignage contre les trois autres hommes. 49

À la fois les avocats de Magidson et de Merel ont soutenu que leurs clients étaient seulement coupables d’homicide involontaire en invoquant le motif de « défense de la peur des trans »59. Le crime, ont-ils affirmé, avait été commis dans le « feu de la colère » d’avoir découvert le « sexe biologique » d’Araujo (“biological sex”)60. À cet égard, l’avocat de Magidson a parlé de l’« extrême choc, stupéfaction et perplexité » face à la révélation publique de l’identité d’Araujo, en alléguant par la suite l’idée de « tromperie sexuelle » comme principale tactique de défense61. Au contraire, l’accusation a soutenu que bien loin de constituer un homicide involontaire, le meurtre impliquait la préméditation constituant ainsi un assassinat. À l’issue de ce procès, aucun des accusés n’a été convaincu d’assassinat sur Gwen Araujo. Devant le défaut d’unanimité du jury, le procès a été ajourné. Le motif de « défense de la peur des trans » n’a été retenu par aucun des jurés. En revanche, la question de l’assassinat a divisé le jury puisque le crime perpétré contre Gwen Araujo a été perçu comme le fait d’une « pulsion irréfléchie et inconsidérée »62. Après un second procès, Magidson et Merel furent convaincus de meurtre. Le jury ne s’est, toutefois, pas prononcé en faveur du « crime de haine » pour Magidson et Merel. Pour autant, ce type de violence (ici acte meurtrier) exercé par autrui, met non seulement la personne trans en danger de mort mais aussi, porte « atteinte » à son corps, la rendant ainsi vulnérable, totalement dépendante du bon vouloir de l’autre qui s’octroie le droit de violer l’intégrité de son corps, et même d’attenter à sa vie, sous prétexte qu’elle n’entre pas en conformité avec les normes de genre et de sexe établies dans nos sociétés occidentales : « Nous ne sommes pas loin ici […] des meurtres perpétrés contre les transsexuel-le-s dans divers pays, contre les gays "féminins" ou les

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Cf. Talia Mae Bettcher, “Evil Deceivers and Make-Believers: On Transphobic Violence and the Politics of Illusion”, Hypatia: A Journal of Feminist Philosophy 22:3, 2007, p. 44. Nous traduisons. 60 Michelle Locke, Prosecutors to retry transgender slay case, Associated Press, 23 juin 2004. Nous traduisons. 61 Matthai Chakko Kuruvila, Testimony in « Gwen » Case, Mercury News, 11 février 2003. Nous traduisons. 62 Yomi S.Wronge, Reaction to mistrial in teenager’s killing, Mercury News, 23 juin 2004. Nous traduisons. 50

"lesbiennes masculines". Ces crimes ne sont pas toujours immédiatement reconnus comme des actes criminels »63. Bien que ces crimes ne soient pas toujours instantanément reconnus ni même classés comme crimes réels contre l’humanité, il n’en reste pas moins que nous estimons qu’ils font partie intégrante de ce que nous devons nommer « actes transphobes » intégrés dans un paradigme plus global : la transphobie. Mais, comment pouvons-nous définir philosophiquement la transphobie 64? Transphobie, une notion clé Que le terme « transphobie » existe ne suscite pas de controverse particulière dans nos sociétés démocratiques modernes. Toute personne transidentitaire (à quelques exceptions près) peut attester de l’existence de la transphobie basée soit sur des expériences personnelles malheureuses, soit sur des expériences rapportées par d’autres personnes faisant partie intégrante de la communauté trans. Il est établi que la transphobie recouvre toute forme de violence sexuelle, physique, verbale65 (notamment le harcèlement)66 perpétrée à l’encontre des personnes trans. Il s’agit de préciser que les taux exacts de la violence, la nature et l’extension de ladite violence sont difficiles à déterminer en partie, parce qu’il n’y a pas de statistiques fiables sur le nombre exhaustif de personnes trans concernées et parce que les diverses méthodes pour collecter ces informations ont des limites spécifiques67. Même s’il est évident que la transphobie existe bel et bien, il n’est toutefois pas évident de définir ce qu’est la transphobie. Provisoirement, le terme peut être défini pour signifier des attitudes négatives 63

Judith Butler, « Hors de soi : les limites de l’autonomie sexuelle », Défaire le genre, trad. M. Cervulle, Paris, Editions Amsterdam, 2012, p.49. 64 La définition que nous proposons n’est en rien exhaustive. Cependant, elle permettra peutêtre d’apporter un éclairage intéressant d’un point de vue philosophique. 65 Karine Espineira et Arnaud Alessandrin, Un Rapport sur la transphobie-Yagg, yagg.com/files/2014/11/Rapport-sur-la-Mission-Transphobie-.pdf, juillet 2014, p. 53. En France, 3 personnes sur 4 se sont déjà fait insulter en raison de leur transidentité. 66 Ibid., p. 53. En France, 8 personnes trans sur 10 ont été victimes de harcèlement et 2 personnes trans sur 5 ont subi un harcèlement sexuel. 67 Rebecca Stotzer, “Violence against Transgender People: A Review of United States Data”, Agression and Violent Behavior 14, n° 3: pp. 170-179. 51

(haine, mépris, désapprobation) dirigées contre les personnes trans en raison même de leur transidentité. La transphobie se découvre dans un contexte social plus général qui, systématiquement, crée des désagréments aux personnes trans, promeut et accorde des privilèges au sentiment anti-trans. En outre, la transphobie a-t-elle une nature propre dans la mesure où elle est menée contre les personnes trans ? Mais, dès lors, que signifie également l’expression « personne trans » ? Est-il question de toute personne qui « viole » les normes de genre ou de toute personne qui opère un déplacement identitaire en devenir allant à l’encontre du « respect de la binarité de genre » ? La transphobie est-elle une réponse hostile aux violations perçues des normes de genre établies et/ou une réponse au défi de la binarité de genre ? Ces questionnements révèlent l’impossibilité de définir de manière catégorique ce que recouvre exhaustivement la notion de « transphobie » et ce qu’inclut et/ou exclut l’expression « personne trans » puisqu’il est très difficile, par exemple, de savoir ce qu’est une fille trans ou une femme trans, autrement dit cette personne peut tout à fait considérer qu’elle ne viole pas les normes de genre et qu’elle conçoit l’« identité de genre » comme un concept transcendant le binarisme. En même temps, une autre personne s’autoidentifiant comme fille trans ou femme trans peut estimer qu’en vivant son identité de femme, elle s’inscrit dans la binarité institutionnalisée des genres et s’accorde parfaitement avec les normes de la féminité. C’est pourquoi, nous choisissons délibérément de laisser indéfinie l’expression « personne trans » et d’ouvrir, par là même, un champ de possibilités définitionnelles de cette expression favorisant aussi le déploiement de diverses interprétations. La transphobie est un phénomène singulier, très peu évoqué dans les médias voire pas du tout, ce qui nous conduit à penser que la reconnaissance de la transphobie dans l’espace public est loin d’être actée aussi bien des points de vue sociaux que juridique. Dès lors, nous assistons à l’invisibilisation de la transphobie dans la sphère médiatique, ce qui engendre également des retombées négatives et nuisibles dans la sphère publique : multiplication des agressions et expansion de la violence physique et phobique à l’égard des corps trans. De plus, nous ajoutons, dans le cadre thérapeutique, qu’il n’est pas rare que les personnes trans soient perçues comme des individus ayant un « trouble mental ». 52

L’idée selon laquelle la transidentité sous-tend une « maladie mentale » cristallise le « stigmate » paradigmatique qui élide les différentes formes de stigmate et même de honte appliquées aux personnes trans pour lesquelles l’accès aux discours médico-psychothérapeutiques est hors de propos. Ainsi, le phénomène singulier de la transphobie trouve ici tout son sens dans la mesure où ce type de point de vue souscrit précisément à la façon de traiter les multiples formes spécifiques de transphobie. Finalement, la vision, selon laquelle la transphobie peut être séparée d’autres représentations de pouvoir (telles que le sexisme, la différence existant entre les classes sociales, le racisme), risque d’aboutir à une impasse. Autrement dit, cela signifie que tous les actes de violence perpétrés contre les personnes trans sont par nature transphobes. Une femme trans pourrait être, par exemple, la cible de violence non pas par rapport à son statut de trans mais, parce qu’elle est simplement considérée comme travailleuse du sexe68. Il est nécessaire, dans le contexte de telles perspectives réflexives, de s’interroger sur le pourquoi de l’éviction de certains cas de violence, pourtant définis comme cas de transphobie, d’un paradigme de violence plus générale incluant, par exemple, le racisme ou le sexisme. De même, cette interrogation nous enjoint, de manière immédiate, de réfléchir sur la politique menée en Occident concernant les options privilégiées pour lutter contre la transphobie et les choix effectués en matière de caractérisation des violences transphobes par rapport à celles qui ne le seraient pas. Dans cet article, nous avons proposé des esquisses et les trames fondatrices de réflexions futures sur la notion clé de « transphobie » qui reste encore à spécifier dans ses diverses acceptions, contextes socioculturels et pratiques discursives. Conclusion Plusieurs formes particulières de transphobie peuvent être évoquées pour caractériser la violence de genre s’exerçant sur le corps trans devenant alors un corps vulnérabilisé, soumis à la vulnérabilité sociale, et en particulier à 68

Viviane Namaste, Sex Change, Social Change: Reflections on Identity, Institutions, and Imperialism, Toronto: Women’s Press, 2005. 53

« cette vulnérabilité à l’autre qu’implique la vie corporelle »69 mais, qui est exacerbée dans certaines conditions sociales et politiques niant toute pluralité et diversité propres à notre humanité multigenrée. Comme nous l’avons suggéré, les personnes transidentitaires sont potentiellement victimes de discrimination et de violence quelles que soient leurs expressions, leurs spécificités et intensités. Il est crucial de rappeler que, d’après le rapport précité du comité IDAHO soutenu par République et diversité70, 85 % des personnes trans ont déjà subi en France des actes violents et transphobes dont plus de la moitié en a fait l’objet à maintes reprises. 15 % des personnes interrogées ont été victimes d’une agression physique ayant entraîné une Interruption Temporaire de Travail (ITT) de plus de quatre jours et 96 % de ces personnes n’ont pas osé porter plainte de peur d’être mal perçues et mal reçues par les forces de l’ordre. Ces quelques chiffres ne sont que des révélateurs supplémentaires permettant de confirmer l’extrême violence de genre dont font l’objet les personnes transidentitaires dans leur vie quotidienne. Tant le rapport du comité IDAHO que la vision philosophique de Talia Mae Bettcher font remarquer que la première cause de discrimination, en cas de transphobie déclarée, est directement corrélée à la transidentité d’une personne, c’est-à-dire le fait d’être perçu ou reconnu en tant que trans concourant ainsi à l’acte violent, ce que Talia Mae Bettcher nomme le « Déni Premier d’Authenticité » (the “Basic Denial of Authenticity” ou BDA)71. Selon la philosophe, ce qui paraît évident dans tout acte transphobe et violent est la question du déni d’authenticité induisant généralement que les personnes transidentitaires soient identifiées de façon contraire voire même hostile à leurs propres identifications de genre72.

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Judith Butler, « Hors de soi : les limites de l’autonomie sexuelle », Défaire le genre, tr.fr, Paris, Editions Amsterdam, 2012, p. 37. 70 Karine Espineira et Arnaud Alessandrin, Un Rapport sur la transphobie-Yagg, yagg.com/files/2014/11/Rapport-sur-la-Mission-Transphobie-.pdf, juillet 2014, 90 p. 71 Talia Mae Bettcher, “Evil Deceivers and Make-Believers: On Transphobic Violence and the Politics of Illusion”, Hypatia: A Journal of Feminist Philosophy 22:3, 2007, p. 99. Nous traduisons. 72 Ibid., p. 99. 54

Pour Talia Mae Bettcher, de telles identifications sont généralement gravées dans les mentalités et ancrées d’autant plus dans les discours sur l’« apparence », la « réalité », le « dévoilement », la « découverte » et la « tromperie » – notions relatives à des violences transphobes notamment aux pratiques sexuellement abusives et aux persécutions multiples et variées faites à l’encontre des personnes transidentitaires73. Cette thèse développée par la philosophe nous rappelle immédiatement à l’esprit le meurtre de Gwen Araujo mêlant à la fois la problématique de l’apparence de genre qui contreviendrait à ladite « réalité du sexe », la question du dévoilement des organes génitaux externes qui serait révélatrice du « vrai sexe » (célèbre expression foucaldienne) et le leitmotiv discursif de la « manipulation délibérée de l’humanité »74 et de la « tromperie » exercée soi-disant par les personnes transidentitaires. Ce type de discours participe de la mise en danger de la vie de la personne trans qui peut, dès lors, être une victime de choix du fait même de sa différence identitaire et de sa présentation de genre s’inscrivant hors des normes sociales et de genre établies dans nos sociétés occidentales fonctionnant selon le système binaire de genre. Que faut-il faire alors pour empêcher toute sorte de violence transphobe, qu’elle soit logée dans le discours, la parole ou l’acte, et qui rend la personne trans indubitablement vulnérable et par là même, son corps propre ? Ne s’agirait-il pas, comme le propose Judith Butler, de concevoir le corps comme un « instrument de la puissance d’agir »75 propice à transformer le pur principe d’assujettissement corporel du sujet humain vulnérabilisé en un principe de subjectivation corporelle favorable à l’autonomie personnelle de tout sujet trans ? Ainsi, pour redevenir maître de soi, de son destin et de son propre corps, estil nécessaire de lutter contre toute forme de discrimination, de stigmatisation 73 Talia Mae Bettcher, “Evil Deceivers and Make-Believers: On Transphobic Violence and the Politics of Illusion”, Hypatia: A Journal of Feminist Philosophy 22:3, 2007, p. 99. 74 Pierre-Henri Castel, « Envoi », La Métamorphose impensable. Essai sur le transsexualisme et l’identité personnelle, Paris, Gallimard, 2003, p. 410 : « Les transsexuels, ai-je défendu, posent les questions de principe touchant la manipulation délibérée de l’humanité par les individus qui la composent ». 75 Judith Butler, « Hors de soi : les limites de l’autonomie sexuelle », Défaire le genre, tr.fr, Paris, Editions Amsterdam, 2012, p. 35.

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et de transphobie s’exerçant de manière illégitime sur la corporalité trans, au moyen de la résistance à tout type d’oppression et de violence de genre qui crée, d’abord, de la souffrance psychique et physique chez le sujet trans et tend à pérenniser la criminalité de genre dirigée contre les corps et les individualités trans76. Par conséquent, il est donc plus qu’urgent de comprendre la résistance à l’oppression et à la violence de genre contre les personnes trans comme une lutte politique qui doit être engagée et menée au nom du respect des droits humains et de la dignité de la personne humaine.

Bibliographie ALAIN, Les Arts et les Dieux, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », 1958, 1533 p. BETTCHER Talia Mae, “Evil Deceivers and Make-Believers: On Transphobic Violence and the Politics of Illusion”, Hypatia: A Journal of Feminist Philosophy 22:3, 2007, pp. 43-65. BORNSTEIN Kate, Gender Outlaw: On Men, Women, and the Rest of Us, New York, Routledge, 1994, 245 p. BUTLER Judith, Défaire le genre (2004), trad. Maxime Cervulle, Paris, Amsterdam, 2012, 331 p. BUTLER Judith, Trouble dans le genre. Le Féminisme et la subversion de l’identité (1990), trad. Cynthia Kraus, Paris, La Découverte, 2005, 283 p. CASTEL Pierre-Henri, La Métamorphose impensable. Essai sur le transsexualisme et l’identité personnelle, Paris, Gallimard, 2003, 551 p. CHILAND Colette, Le Transsexualisme, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Que sais-je ? », 2003, 127 p. DORLIN Elsa, Sexe, genre et sexualités, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Philosophies », 2008, 153 p.

76 Il est fondamental de rappeler ici que ces douze derniers mois, 226 personnes transidentitaires ont été assassinées dans le monde en raison même de leur apparence de genre et de leur transidentité.

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ESPINEIRA Karine, La Transidentité. De l’espace médiatique à l’espace public, Paris, L’Harmattan, coll. « Champs visuels », 2008, 187 p. ESPINEIRA Karine (dir.) et al., La Transyclopédie. Tout savoir sur les transidentités, Paris, Des Ailes sur un Tracteur, 2012, 338 p. ESPINEIRA Karine et ALESSANDRIN, Arnaud, Un Rapport sur la transphobieYagg, juillet 2014, 90 p., yagg.com/files/2014/11/Rapport-sur-la-MissionTransphobie-.pdf, dernier accès janvier 2015. FOUCAULT Michel, Herculine Barbin dite Alexina B. (1978), Paris, Gallimard, 2014, 258 p. GOFFMAN Erving, Stigmate. Les Usages sociaux des handicaps (1963), trad. Alain Kihm, Paris, Minuit, coll. « Le Sens commun », 1975, 180 p. HÉRITIER Françoise, Masculin/Féminin I. La pensée de la différence, Paris, Odile Jacob, coll. « Essais », 1996, 332 p. LORENZ Konrad, L’Agression. Une Histoire naturelle du mal, Paris, Flammarion, 1977, 285 p. MICHAUD Yves, La Violence (1986), Paris, Presses Universitaires de France, 1993, 128 p. NAMASTE Viviane, Sex Change: Reflections on Identity, Institutions, and Imperialism, Toronto, Women’s Press, 2005, 136 p. PROKHORIS Sabine, Le Sexe prescrit. La différence sexuelle en question (2000), Paris, Champs Flammarion, 2002, 348 p. SOREL Georges, Réflexions sur la violence, Paris, Rivière, 1946, 394 p. STRYKER Susan & WHITTLE, Stephen, The Transgender Studies Reader, New York, Routledge, 2013, 752 p.

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Vulnération des corps inter-sexes Vincent Guillot77

Le corps inter-sexe, en soi n’est pas par essence vulnérable et ne parler que du corps, ou du moins poser la question qu’en termes de corporalité, élude la façon de vivre et de se vivre avec ce corps inter-sexe, de le percevoir et surtout de se l’approprier, de (se) construire avec CE corps. Or au regard de la littérature médicale sur le sujet, ou dans l’esprit de beaucoup de personnes, la question de l’inter-sexe se résume à une question de corporalité et donc d’anormalité, de monstruosité ou au mieux de faire valoir de la question du sexe/genre, espèce d’alibi mais surplomb imprenable. Ou alors, si ce corps est vulnérable de l’extérieur, il l’est par autrui : C’est une action qui si elle a un effet (de vie et de mort) sur mon corps ne provient pas de moi. Et a-t-elle toujours l’effet recherché par l’énonciateur, ou bien cet effet présupposé n’est-il pas dans certains cas juste le reflet du postulat de l’énonciateur ? Il s’agit donc, à mon sens, d’une action extérieur sur ce corps et donc ce n’est pas un adjectif qualificatif (vulnérable) mais bien un verbe qui serait donc, bien que peu usité dans la langue française contemporaine, vulnérer. 77

Travailleur social de formation, activiste Intersexe et co-fondateur de l’Organisation Internationale des Intersexes. 59

De fait, le corps inter-sexe, comme tout corps n’est pas intrinsèquement vulnérable : Il est vulnéré. Je postule donc qu’il s’agit de la production d’une vulnération des corps intersexes au double sens du terme. Le premier sens de vulnération est issu du vocabulaire chirurgical, il s’agit de la création d’une lésion par le chirurgien au moyen d’un outil chirurgical (Vulnération : Nom féminin, Blessure produite par l'instrument dont se sert le chirurgien. Cette définition du terme vulnération a été éditée par Mr Claude Augé en 1905, auteur du dictionnaire complet illustré de 1889 in petit Larousse 1906). Le second sens est l’action de vulnérabiliser un corps, la vulnérabilité des corps au sens de Judith Butler dans « Ce qui fait une vie ». Il y a donc, au sujet de l’inter-sexe, une double vulnération, tant chirurgicale que sociale. Cette (double) vulnération n’est peut-être pas propre au corps/ personnes inter-sexe, et elle l’est d’ailleurs certainement pour une partie des trans. Mais je ne m’intéresserai dans cet article qu’aux corps/personnes intersexes. Il ne s’agit nullement d’éluder les corps inter-sexes qu’ils soient originels ou modifiés avec et le plus souvent, l’absence de consentement de la personne qui est dans ce corps ou encore de plus en plus, un consentement extorqué à la personne concernée ou lorsqu’il est enfant ou considéré comme incapable majeur, à ses ayants droit. La corporalité intersexe est primordiale et doit être étudiée, et surtout étudiée et dite par les personnes concernées. A contrario, ne s’interroger que sur le corps inter-sexe dans le cadre de la vulnération, serait oublier, gommer ce pan des intersex-studies émergentes qu’est l’identité intersexe, mais aussi, des pans entiers des gender studies. Avant toute chose, il m’est nécessaire de préciser d’où je parle car si la vulnérabilité des corps peut se concevoir comme étant vue de l’extérieur, la vulnération doit être vue depuis nous (et non de nous) hormis dans le cas où l’on cite les actes de vulnération chirurgicaux sur les corps intersexués, il s’agit de l’empowerment. Je suis Intersexe, au sens du corps ET de l’identité ou du corps avec l’identité, c’est une espèce de tout indissociable de la même façon que « chez moi » la vulnération fut physique ET psychique sans que l’on ne sache ce qui fut premier dans l’affaire. 60

Le discours sur la vulnération, n’est pas témoignage, il est analyse, géographie, archéologie et généalogie Un seul regard extérieur ne saurait traduire les intrications des unEs et des autres mais justement parce qu’elles sont tout cela, elles ne peuvent être exemptes de subjectivité, voir selon les producteurs de la vulnération, le biopouvoir, ces intrications ne pourront être que délire, ce qui n’est pas sans rappeler le caviardage du manuscrit de Barbin au prétexte de « ses délires ». Je parle donc tour à tour de moi, par moi mais surtout, ce moi est et reste ce point de départ de mon point de vue sur la production de la vulnération sur l’inter-sexe. Au reste, nous (et donc je avant tout) ne sauront jamais si je suis le produit de la vulnération ou si nous (les inter-sexes), je, me suis emparé de ce concept pour expliciter ma propre vulnérabilité et la retourner en empowerment, devant ainsi faire sans cesse des allers et retours sur moi, c’està-dire mon corps originel, mon corps mutilé et mon corps originel fantasmé devenu adulte et ma propre subjectivité ainsi que de porter un regard d’en dedans sur l’extérieur. De fait, je parle du bord de ma poubelle, celle où l’on m’a mis (mise ? MiSE ?), ou le biopouvoir m’a projeté en naissant, mais aussi cette poubelle, bien réelle celle-ci, des trop et pas assez de, celle où ont été mis les morceaux de chair (dont je ne saurai jamais rien) à la fin des opérations/mutilations. Plus qu’un discours sur les marges, et quelles marges, celles que l’on m’a imposées qui ne seraient donc que des frontières, des prisons (la vulnérabilité), et non plus seulement des marges ou celle que je me suis imposées et où je me complais et dont je fais force (l’empowerment) ? Je ferai donc une ébauche de discours de la poubelle, celle des déchets chirurgicaux, voués à l’incinération, c’est-à-dire écran de fumé et disparition sans laisser de trace, y compris, sans annotations dans les comptes rendus postopératoires : Les vulnérations. Car pour qu’il y ait vulnération au sens médical du terme, il ne suffit pas qu’il y ait investigation, exploration fonctionnelle (nom donné aux opérations d’assignation) mais aussi et surtout, lésion physiologique. Or si l’on retire proprement (et par chance chez moi ce fut particulièrement malpropre), l’acte exploratoire (expiatoire) ne laisse pas de trace, une fois le trop ou pas assez de retiré et jeté à la poubelle. Plus encore, l’arsenal chimique des thérapies hormonales substitutives correctives et souvent coercitives, ne laisse aucune 61

trace physique et les lésions psychologiques passent par la psychiatrie éludant les raisons physiologiques de leur apparition et ne laissant donc à la personne concernée que la vulnération psychique. Le discours de la poubelle est donc une ébauche de discours de la vulnération, une géographie de l’absent, absence produite par la vulnération réussie qui a ratée chez moi, me laissant valétudinaire pour parler du corps, mais aussi, construitE sur un mode autrement pour parler de l’esprit et donc pouvant poser des hypothèses, parce que raté. Cette poubelle existe bien dans son sens le plus basique : En métal avec le bruit de son couvercle et 2000 fois par an en France, selon les chiffres des médecins, le couvercle se referme sur les restes d’un nourrisson. Ce chiffre ne comprenant que les intersexués diagnostiqués à la naissance et lors de leur primo opération. De fait ce couvercle résonne de nombreuses fois par jour, sans que ladite poubelle et ses volumes de déchets ne heurtent l’oreille de quiconque. Sans que ce qui part en fumé dans tous les sens du terme n’empêche personne de respirer. Mais cette poubelle sert aussi en plein d’autres occasions, lors des vulnérations chirurgicales se créent des fistules des sténoses, des nécroses et il faut réintervenir : Chaque fois le couvercle sonnera, chaque fois la fumée s’échappera. Et puis il y a aussi les constatations tardives avec les cohortes de modification chirurgicales extorquées car on ne dira jamais à l’adolescentE ou au jeune adulte de quoi il retourne. Vous le voyez le clapet se referme pluri-quotidiennement sans que personnes et surtout pas le ministère de la santé ne puisse dire combien de fois ce couvercle a été soulevé, par qui pour qui et à quel coût financier et sociétal. Et puis, et là, cela me semble plus intéressant en termes de discours de la poubelle, il y a cette poubelle symbolique dans laquelle à la naissance, ou plus tard, l’inter-sexe sera projeté, souvent fort violemment lorsqu’il s’interrogera sur la vulnération qu’il subit et/ou lorsque son corps vulnéré l’interrogera. Je porte donc un regard du bord de la poubelle, pendant qu’au mieux, autrui portera son regard sur la poubelle, mais généralement il ne verra pas cette poubelle dans laquelle je suis enfermé. Je retournerai régulièrement au fond de la poubelle ou, plus souvent encore, d’un coup de pied négligeant, le biopouvoir mais aussi parfois des universitaires me reprojetteront au fond de la poubelle. 62

Cet enfermement est l’histoire de ma vie, ma généalogie au sens foucaldien, c’est du fond de la poubelle que j’entendais parler de moi, sur moi en des termes obscurs et abscons, sans pouvoir voir, comprendre et surtout questionner, y compris au sujet et au nom de ma propre vulnérabilité. Les raisons invoquées par le biopouvoir pour valider les mutilations hormonochirurgicales sur les nourrissons intersexués et maintenant les modifications hormonales in utero sont de deux ordres. Il y aurait les parents (et la société) qui ne pourraient accepter un tel enfant et l’impossibilité pour l’enfant d’exister au monde avec son corps d’origine face à ses camarades. Or ces deux présupposés proviennent de l’idée que nous sommes vulnérables et que les parents, les adultes en général et nos camarades d’enfance nous vulnérabiliseraient forcément. Il s’agit donc de vulnérer pour anticiper d’éventuelles vulnérations. Ceci implique donc que par essence l’enfant intersexué est faible et devant déjà toujours être protégé, y compris contre lui-même. Parce qu’a priori l’enfant intersexué est vulnérable, sa vulnérabilité l’empêcherait ainsi d’être fort, à l’aise avec son corps et ou sachant produire des stratégies de défense. Dit autrement, c’est parce que par essence mon corps serait vulnérable, ce qu’il n’est pas dans la mesure où l’intersexuation n’est une maladie, qu’on me vulnérabilise et que l’on m’invisibilise et m’ôte toute possibilité d’agir. Il s’agit d’une neutralisation organisée au prétexte de protection afin que je ne puisse pas (m’) interroger et créer de l’agir. L’assignation de facto et dès la naissance à la vulnérabilité du corps de l’intersexe est donc le gel de l’agir, de l’auto détermination, produit et reproduit par la vulnération chirurgicale produisant elle-même des vulnérations somatiques. De la même façon, c’est au nom de la vulnérabilité des parents que l’on mutile l’enfant. Parce que les parents sont vulnérabilisés par l’annonce de cet enfant improbable, on va mutiler celui-ci afin de rassurer les parents pour qu’ils puissent s’approprier l’enfant et ne pas risquer le rejet ou l’abandon.

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Le procédé est donc le même, c’est-à-dire la prise en compte de la présupposée faiblesse des parents et leur effondrement au lieu de les rassurer et de les informer positivement au sujet de cet enfant différent. La vulnérabilité posée autour de l’intersexuation fonctionne donc comme catégorisation stigmatisante et discriminante, plutôt que comme prise en compte d’une éventuelle fragilité, mais surtout, elle cache, élude les responsabilités des « agissants » et obère durablement les possibilités d’empowerment des personnes concernées en ne les posant que comme sujets. Le positionnement du corps inter-sexe comme corps vulnérable agit donc comme une espèce de blanc-seing aux vulnérateurs ou dit autrement, penser le corps inter-sexe comme par essence vulnérable c’est reprendre la construction du système médical au sujet des inter-sexes, présentés comme tel par celui-ci, afin de fabriquer des inter-sexes par les biotechnologies pour mieux les invisibiliser. Il s’agit donc à mon sens de la réitération du discours du biopouvoir, au prétexte de le déconstruire ou du moins de l’interroger, plutôt que faire de l’intersexe une force politique ou du moins de lui donner la possibilité de se vivre pleinement, sereinement et de le porter en capacité de passer de l’anomalie à des représentations positives lui donnant la possibilité d’exister. Penser le corps inter-sexe comme vulnérable est donc un regard d’en dehors de la poubelle, aux côtés de ceux qui la remplissent et non un regard du bord de la poubelle (ou de l’intérieur de la poubelle) avec la volonté d’en faire sortir ceux qui l’emplissent. Il convient donc maintenant d’établir une généalogie de la poubelle. Je ne parle pas du fond de la poubelle, le couvercle bien fermé ne produisant que des échos à ma voix et de fait, mes paroles ne peuvent produire du sens. Ce n’est donc pas la plainte qu’il faille analyser ici, même si elle est extrêmement importante, mais ce regard qui pourrait sembler ingénu que je porte, agrippé aux bords de la poubelle avec juste mon regard porté sur le reste du monde. Nous ne parlons pas de l’enfermement, mais nous analysons de notre position privilégiée, ladite poubelle, ce monde qui nous gomme.

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Extrait d’une série de dialogues entre moi et l’enfant non mutilé ou en cours de mutilation que j’étais (Le ptit fantôme, 2012, non publié) : Je suis épuisé mais je n’arrive pas à envisager de dormir. Il s’est pointé aux premiers signes de fatigue et m’interroge comme chaque soir, sans que je ne sache lui dire « pas maintenant, non pas maintenant ». Comment pourrais-je lui dire cela ou encore « dégage, lâche-moi » ? Bon alors tu es là et tu me regardes avec tes yeux creusés, ton visage plein de fatigue et de tristesse, petit bonhomme. Si chétif, maigre comme un sang de clou mais surtout interrogateur infatigable qui ne lâche pas. -

Que veux-tu que je te dise petit bonhomme ?

-

Je ne sais pas moi, je ne sais pas.

-

Tu sais, je n’ai pas de réponse à tes inlassables pourquoi ?

Petit fantôme si présent, si vivant quand tu m’interroges, tu me glaces le sang tant ta présence m’envahie, tant ton frêle corps me pèse sur les épaules comme si en permanence je portais un fardeau. -

J’aimerais te donner des réponses mais depuis bien longtemps j’y ai renoncé car moi aussi je me les pose et me dis pourquoi ?

-

J’aimerais dealer avec toi, te dire pas ce soir, reviens plus tard quand je serai moins épuisé, mais là ce soir je n’en peux plus. Mais ça je ne sais pas le faire tant ton être s’impose à moi, chaque soir.

Et puis ces dialogues avec toi, je dois le dire sont bien moins difficiles que tes cris, tes hurlements de douleurs et d’incompréhension lorsque las, je m’endors. Alors, là, las, sur ma chaise je t’écoute et je pars dans ce dialogue dont nous savons tous les deux qu’ils n’ont pas d’issue, qu’ils sont des pièges mais qu’ils sont aussi l’échec de nos bourreaux. Tant que nous parlerons ensemble mon chéri, ils n’auront pas gagné, nous serons là, bien vivants car nous souvenant de tout, de chaque détail de notre passé. 65

Ah petit fantôme de moi, que j’aimerai t’apporter des réponses à tes pourquoi, à mes pourquoi, qui sont les mêmes pourquoi… T’es un malin toi, tu trouves toutes les failles pour m’envahir, me harceler. Tu tournes tes questions dans tous les sens, tu apportes régulièrement de nouveaux arguments, tu essaies de rationaliser, de te dire qu’au fond il y a une raison à tout ça. Et en plus ça marche, je te suis sur les chemins de ta pensée et je m’engouffre encore une fois dans une possible rationalisation de nos pourquoi. Pourquoi ils m’ont fait ça dis-tu, pourquoi ils nous ont fait ça ? Comment ont-ils pu nous détruire à ce point sans purement et simplement nous supprimer, on n’en parlerait plus et puis c’est tout ! Mais non, sur ma chaise sous le patio je t’écoute et rien ne sert de te dire qu’il n’y a rien de rationnel dans tout ça. Non définitivement rien n’est rationnel. C’est juste notre histoire, indicible, in-entendable, indescriptible car il n’y a pas de mots pour nous dire, pas d’espace d’existence, c’est inaudible tout simplement. Ils l’on fait parce qu’ils avaient envie de le faire, c’est tout, c’est tout. Et puis vois-tu c’est comme ça, comme nous, nous essayons de rationaliser notre enfer, eux ont rationalisé leur forfait, c’est humain, c’est comme ça, je te dis ! Et puis tant pis hein si nous, on reste là sur le carreau, toi petit être fantomatique et moi, toi, devenu grand mais resté petit si petit, espèce de déchet médical que l’on jette après l’opération, bouts de chair dans un sac plastique à incinérer, déchet ultime comme les lambeaux de ce qu’on t’a coupé, ces trop de, ces pas assez, ces rognures. Alors voilà tu es là toi, je suis là moi et entre nous il y a ces rognures, ces morceaux de nous, non avouable qui traînent définitivement entre nous. Fragmentation de corporalité, étoiles filantes qui se cherchent un firmament et ne trouvent que des bouillies sanguinolentes. Tu es l’entier, je suis le châtré et il reste les fragments de, les trop de, les pas assez de qu’ils ont subtilisé sans rien dire à personne et surtout pas à nous. 66

Oui, je veux bien que nous relisions les comptes rendus cliniques, triste littérature, froide comme la table d’opération, mais tu le sais aussi bien que moi, mon chéri, ils ne nous apprendront rien, rien de plus ! Rien de plus. Rien de plus car ils ne sont pas là pour dire, pas là pour te dire, pour me dire mais aussi pas là pour qu’ils se disent nos bourreaux. -

Non mais tu rigoles là ? Tu crois encore qu’ils écrivent des comptes rendus pour expliquer leurs forfaits ?

-

Ah, ah, Trousseau canal historique qui revendique sont attentat ! Non mon chéri, ça ne se passe pas comme ça, ils n’ont rien à te dire, à me dire car ils se croient dans leur bon droit. Ils savent, oui et toi t’es trop con pour comprendre, moi aussi d’ailleurs.

Définitivement cons, que nous sommes pour eux, éternels nourrissons incapables d’avoir un regard posé sur cette entreprise, sur nous, sur nos corps mutilés. Ben ouais quoi, regarde, mais regarde, l’autre vieille pie qui nous traite d’écorché vif dans sa revue savante. Tu crois quoi ? Ce qu’elle te dit mon chéri, c’est ferme ta gueule, tu ne comprends pas, t’es trop con pour comprendre, parce qu’elle, elle sait, elle est psychanalyste alors elle va te décortiquer sans vergogne, t’utiliser pour justifier l’injustifiable. Ben ouais, ils savent ce qu’ils font hein, c’est pas pour le plaisir, c’est pour ton bien, mon bien, notre bien qu’ils coupent. Tu sais mon chéri, oui tu sais tout cela on en a déjà trop parlé chaque soir mais tu ne veux rien entendre, tu veux du rationnel et nul n’a à t’en servir du rationnel ! Le rationnel mon gars c’est pas parce que dedans il y a ration que c’est comme les raviolis en boîte. En tout cas moi, je ne sais pas t’en resservir une louche et puis j’ai pas l’ouvre boite ! Oh non ne pleure pas hein, tu me fais frissonner là quand je nous vois sombrer ensemble. … Enfin bon ! 67

De la rationalité de la barbarie. C’te bonne blague, des heures et des heures à chercher de la rationalité à la barbarie, on en fait de drôles de philosophes toi et moi hein ! J’t’aime bien tu sais mon tout-petit, mon p’tit pantin désarticulé hein ! Tu m’fais sourire dans la nuit noire en m’entraînant dans des délires philosophiques sans substances illicites ! Wouaff, on est là à se torturer la cervelle sur la rationalité de la barbarie, on est barge tu sais hein ! Hé, ne le prends pas mal, je ne me moque pas de toi, c’est de l’auto dérision mais au fond tu as raison, ton questionnement est profond et d’autres se sont posé cette question face à d’autres barbaries. Et tu sais, leurs bourreaux tenaient les mêmes propos à leur encontre, ils étaient des hystériques, des écorchés vifs, des fous, des déraisonnables, des in-pensant. Et puis un jour, ils ont été entendus alors pourquoi pas nous ? Non tu n’y crois pas ? Tu as raison, au fond de moi, je n’y crois pas non plus, ils sont trop forts et nous trop abîmés pour être entendu et puis t’as raison on parle tous les deux mais dans ce dialogue il manque ce putain de sac de rognures ! Ben oui parce que ce qu’ils ont rogné toi, t’avais même pas conscience que tu l’avais et puis ça ne te servait pas et en plus on ne sait même pas ce que c’était alors… Tandis que moi, je sais que cela m’aurait été utile, que je n’aurai pas eu mal chaque fois que je pisse, chaque fois que je baise et qui sait, peut-être que je n’aurai pas eu à prendre ces putains d’hormones de synthèse et certainement que mon corps et ma façon de le percevoir, le mouvoir, l’utiliser auraient été différent. Alors oui qu’est-ce qu’on fait sans ce putain de sac-poubelle hein ? On peut tout de même pas faire les incinérateurs hein, c’est parti en fumé il y a bien longtemps tout ça, en p’tits morceaux à chaque exploration fonctionnelle, pfuit en fumée avec les autres déchets médicaux, les appendices, les tumeurs, les fœtus avortés, les boyaux… 68

Ouais t’a raison, faut faire sans alors qu’on voudrait faire avec en aillant mal pour moi et en ne comprenant pas pour toi l’importance de ces bouts de bidoche. Toi c’que tu vois c’est la douleur de l’acte mutilateur, pour moi ce sont les conséquences et les p’tits bouts, ben on sait pas s’qu’ils en pensent hein ? On sait pas et on n’saura pas et puis c’est tout ! Alors la rationalité irrationnelle des mutilations ben ouais t’as raison mon pote, ça ne devrait pas me faire rire. Non t’as raison mon ange c’est pas drôle tout ça ! … On le voit, cette ébauche d’un discours de la poubelle lie bien corps et identité de l’inter-sexe, quelque que soit l’identité de la personne. La vulnération du corps produit donc, à l’aune de cette hyperprésence absence des trop ou pas assez, une résonance particulière, comme les sons provenant de l’extérieur de la poubelle, comme le couvercle qui se referme sur ces déchets ou sur moi, lui, celui qui est jeté à la poubelle, qui permet un discours sur la, les vulnération(s). Autrement dit, c’est la vulnération chirurgicale, la sténose par exemple, qui me permet de savoir, comprendre, interroger la vulnération psychique. C’est donc le ratage de la chirurgie qui crée aussi (mais pas seulement) l’Intersexe au lieu paradoxalement, d’éluder l’inter-sexe. C’est parce que nous avons dans notre grande majorité des sténoses, des fistules, des cicatrices qui s’infectent régulièrement, des infections urinaires, produites par les vulnérations chirurgicales que nous pouvons interroger les vulnérations psychiques et donc produire de l’empowerment. C’est donc la vulnérabilité, c’est-à-dire l’action de rendre vulnérable, par le biais des actions de vulnération chirurgicales, hormonales et psychiques et le regard porté sur ce vécu, qui crée en grande partie l’Intersexe et son identité. D’où il en découle qu’un regard uniquement extérieur et surtout uniquement corporel sur l’inter-sexe ne saurait décrypter l’Intersexe et les vulnérations qu’ille subit mais surtout tord, interroge, conteste et déplie à l’aune de ces corps qui comptent pour paraphraser Butler. 69

L’une des grosses difficultés au sujet de la vulnérabilité inter-sexe, tient à mon sens du fait que celle-ci ne soit vue et projeté qu’a l’aune de la difformité physiologique, y compris de la part des chercheuses qui ont visibilisé la question inter-sexe mais sont passées à côté de la question essentielle de l’Intersexe en réitérant, sans s’en rendre compte, le discours du biopouvoir. De fait l’inter-sexe n’est vu que sous l’angle de la physiologie, comme une espèce d’entre deux coincé entre le corps masculin et le corps féminin. Or il ne peut s’agir de cela ou que de cela et les inter-sexes n’ont pas par essence des corps différents des mâles et des femelles, ils ont des corps aussi différents que les mâles et les femelles. Et c’est justement parce qu’ils sont dans l’obligation pour survivre d’entre ouvrir le couvercle de la poubelle, de s’interroger sur leurs vulnérations qu’ils apportent aux questions d’autrui et non parce que leur corps serait intrinsèquement différent.

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L’impensé sociojuridique dans les sociétés de droit Karine Espineira78

Cet article est la reprise d’une contribution de la table ronde sur les transidentités : « Pourquoi et comment donner des droits civils aux personnes trans » (Inter-LGBT, Paris, 7 juin 2013)79.

Dans l’Argentine des périodes de dictatures, le tatouage était interdit et connoté négativement. Dans ce pays aussi marqué par le catholicisme que ses voisins, la référence au Lévitique 19.28 n’est pas dénuée de pertinence : « Vous ne ferez point d'incisions dans votre chair pour un mort et vous n'imprimerez point de figures sur vous. Je suis l'Éternel ». On ne manquera pas non plus de préciser que ce chapitre de l’Ancien Testament fait partie de la série de textes donnant « le code des lois », des considérations et observances religieuses et sociales. Le tatouage renvoyait aux figures du bandit et du délinquant. Les temps changent avec la démocratie, le journaliste Diego Cruz Neira explique que la société argentine a resignifié le tatouage désormais considéré comme un art et « un signe de distinction, de libération, d’indépendance, d’affirmation et d’autonomie »80. 78 Allocataire de l’Institut Emilie Châtelet en Science politique au LEGS, au UMR 8238, CNRS – Université Paris 8 Vincennes Saint-Denis. Chercheure associée au LIRCES, EA 3159, Université de Nice Sophia Antipolis, et associée à l’équipe Cultures du témoignage, Université du Québec à Montréal. 79 Cette contribution est légèrement remaniée et elle corrige notamment l’ajout en bibliographie d’au moins une référence sans mon consentement dans les actes en ligne : http://www.interlgbt.org/IMG/pdf_Actes_droits_des_trans_7_Juin_2013_vfinal.pdf. 80 « Tatuarse, un sello de distinción », LaNacion.com, 24 février 2011.

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Le raccourci par la case tatouage ou celle de la chirurgie esthétique dont on dit l’Argentine aussi friande que le Brésil - à commencer par le recours assumé au bistouri de la présidente Cristina Fernández de Kirchner – n’est-il qu’un futile détour ou une simplification hasardeuse ? Ne pourrait-on pas se donner les moyens d’une analyse plus fine en situant les usages sociaux de ce qui était hier encore tabou, impensable et inacceptable ? Et si nous suivions le sociologue Fernando Miglione de l’université de Buenos Aires quand il explique que « les tatouages ont cessé de faire partie du monde occulte pour s’imposer comme véritable composante sociale. Le tatouage a déjà dépassé le phénomène de mode pour se positionner comme un mécanisme d’expression »81. Pourquoi refuser de parler de l’identité de genre dans ses diverses formes comme un mécanisme d’expression d’une identité personnelle et sociale ? Serions-nous dans l’incapacité de traiter des réalités sociales autrement que par le recours à la médico-légalité, elle-même dans l’incapacité82 de traiter, d’accompagner et protéger ces identités « autres » que celles diagnostiquées « transsexuelles » au sens strict du terme ? Permettra-ton que le sujet sorte de « l’occulte » ? Un « laboratoire » de la « dépathologisation » Nous parlerons beaucoup de l’Argentine. Désormais, elle est la référence absolue en matière de changement d’état civil pour les personnes trans. Aux yeux des pays concernés, par les mouvements demandant au législateur d’acter la reconnaissance de l’identité de genre, l’Argentine endosse le statut de laboratoire des principes de Jogjakarta83 et des recommandations du rapport Hammarberg84. Le Chili sous l’impulsion de l’association OTD (Organización de Transexuales por la Dignidad de la Diversidad, 81

Cité par Diego Cruz Neira, op. cit. Ddispositif décrit dans l’article « Le bouclier thérapeutique, discours et limites d’un appareil de légitimation », Le sujet dans la Cité, n° 2, Delory-Momberger C., Schaller J.-J. (dir.), Revue internationale de recherche biographique, Téraèdre, pp. 189-201, 2011. 83 Principes sur l’application de la législation internationale des droits Humains en matière d’orientation sexuelle et d’identité de Genre, 2007, [En ligne], http://www. yogyakartaprinciples.org/principles_fr.pdf. 84 Thomas Hammarberg, « Droit de l’Homme et Identité de Genre », Conseil de l’Europe, Bureau du Commissaire aux droits de l’homme, Conseil de l’Europe, Strasbourg, octobre 2009, [En ligne], https://wcd.coe.int/com.instranet.InstraServlet?command=com.instranet.CmdBlob Get&InstranetImage=1829911&SecMode=1&DocId=1458356&Usage=2. 82

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Organisation de Transsexuels pour la dignité de la diversité) emboîtera peutêtre le pas. L’association est basée au nord du pays, dans la ville de Rancagua et s’adresse aux publics énoncés comme suit : personnes transsexuelles, transgenres, travesties, hommes, femmes, transmasculins, transféminines, ou comme chaque personne souhaite se définir ou s’identifier85. L’inclusion est encore une fois de mise. N’oublions pas que les institutions comme les associations ne « paniquent » pas en associant les trois « T » (transsexuel, transgenre, travesti) contrairement à la culture française. Laurence Hérault repose la question du comparatisme anthropologique interrogeant nos capacités de traduction et elle nous conduit à la question : comment décrire les expériences trans, de changement de genre dans d’autres cultures86 ? De même, comment décrire et rapporter les phénomènes d’inclusion ou d’exclusion observables aussi bien chez les personnes trans, que les institutions auxquelles elles sont confrontées selon leur parcours de vie, et la société dans son ensemble ? Parlons-nous seulement de différences culturelles ? En quoi des sociétés marquées par la religion (parfois avec un fort conservatisme), la colonisation, les dictatures successives, des économies plus ou moins émergentes, et un paysage social où se notent de grandes inégalités, parviennent-elles à considérer avec plus d’apaisements et moins de craintes une notion aussi politique que culturelle et méritant le qualificatif d’humaniste ? Quelques jours avant l’adoption de la loi en Argentine, l’interview de Pedro Paradiso Sotille (CHA : Comunidad Homosexual Argentina), sur ABS-CBN News87, nous rappelle que cette loi est soutenue par les sénateurs et la présidente, qu’elle permet des changements d’état civil sans opération de réassignation et sans stérilisation, et qu’elle va aussi bénéficier aux personnes souhaitant l’opération.

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Personas Transexuales, Transgéneras, travestis, hombres, mujeres, transmasculinos, transfemeninas, o como cada quien quiera definirse o identificarse. [En ligne], http://transexualesdechile.org. 86 Dans son Introduction au Tour du monde Trans, dans « La Transyclopédie », éditions « Des Ailes sur un tracteur, M.-Y. Thomas, A. Alessandrin, K. Espineira (dir.), 2012, pp. 276-278. 87 « Gender change law soon in Argentina rights group », Ryan Chua, 21 avril 2012. 73

En France, la loi en Argentine a fait l’objet de traitements médiatiques importants, dans la presse particulièrement. Le quotidien Le Monde titre : « En Argentine, choisir son genre devient un droit » et l’article développe : « Ce texte autorise les citoyens argentins à déclarer le sexe de leur choix, et ainsi de changer d'état civil selon leur bon vouloir, sans nécessiter l'accord d'un médecin ou d'un juge. L'identité de genre ne dépend plus que du "vécu intérieur et individuel du genre, tel que la personne le perçoit elle-même" »88. De son côté Le Figaro explique : « Le sénat argentin a approuvé dans la nuit d'hier à aujourd'hui un projet de loi sur l'identité sexuelle qui autorise les travestis et transsexuels à déclarer le sexe de leur choix auprès de l'administration, endossant ainsi définitivement le texte adopté en première instance par la Chambre des députés »89. Le 12 mai 2012, on peut lire dans Le Nouvel Observateur : « L'Argentine, premier pays d'Amérique latine à avoir légalisé le mariage entre personnes du même sexe, a encore étonné cette semaine en autorisant le libre choix de l'identité sexuelle et l'euthanasie, des avancées possibles en l'absence de contrepoids conservateur et grâce à une opinion publique urbaine (…) Ils interviennent après la loi sur le mariage entre homosexuels adoptée en 2010 et restée un cas unique en Amérique latine. "Les deux thèmes constituent une réaffirmation de l'autonomie et des droits individuels", a déclaré à l'AFP la sénatrice du parti au pouvoir Sonia Escudero. Ils reflètent "un élargissement de la conscience des citoyens" »90. Dans l’article que consacre le magazine Têtu à cette actualité on retient que c’est sur « simple requête » (intertitre de l’article) « au Registre National des familles que la demande devra être effectuée. Les mineurs devront la faire par le biais de leurs parents (…) La confidentialité est également respectée, puisque l’acte de naissance initial ne sera consultable qu’avec l’autorisation de l’intéressé ou sur demande d’un juge » 91.

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Valérie Pasquesoone, Le Monde, 10 mai 2012. « Argentine : une loi sur l’identité sexuelle », 10 mai 2012. 90 « L’Argentine étonne encore en autorisant le libre choix de l’identité sexuelle et l’euthanasie », AFP, 12 mai 2012. 91 « En Argentine il est maintenant possible de choisir son genre », Mathilde Guillaume, 11 mai 2012. 89

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Sur Yagg, c’est entre autres la joie de Mauro Cabral (de GATE : Global Action for Trans* Equality) qui est partagée. Il explique que la « nouvelle loi permet aussi aux mineur-e-s de modifier leur genre, avec le consentement de leur représentant-e légal-e. En cas de désaccord, un juge devra trancher pour assurer la protection des droits de l'enfant. « Ce soir, nous sommes vraiment heureux/ses et fièr-e-s de notre mouvement et de nos allié-e-s et prêt-e-s à faire que cette loi fonctionne pour changer notre réalité »92. Ce tour d’horizon volontairement restreint montre l’ensemble des points concernés par la loi et l’intérêt qu’elle suscite. Notons qu’un point important est souvent passé sous silence : la loi a aussi modifié les modalités du « parcours transsexe », expression qui nous permet de désigner les parcours de vie comprenant l’opération de réassignation. Il ne s’agit pas seulement d’une loi se concentrant sur l’état civil mais aussi sur les termes de la prise en charge des trans. Cette loi est une véritable « dépathologisation » de la question trans. À titre de comparaison, la déclassification française – qui tenait déjà du tour d’illusionniste – passe bien cette fois-ci pour un leurre avéré. Le Droit interroge le Droit Nouvelle perspective : la loi sur l'identité de Genre en Argentine est peut-être une « loi sociale » avant d’être une « loi pour minorité ». On l’a dit, elle tient la psychiatrie à distance des personnes déjà socialement en position de vulnérabilité93 : chômage, VIH, prostitution, sans-domicile, agressions, meurtres. Les taux élevés révèlent les difficultés d’accès aux soins, à l’emploi et au logement et la sécurité. Nous avons pensé également au contexte postdictature, voyant dans l’Argentine la movida de l’Espagne postfranquiste qui a consisté en un essor culturel, économique et politique doublé d’une « libération sexuelle » et d’une grande soif de liberté en abolissant « des prohibitions ». 92

« L’Argentine adopte une loi historique sur l’identité de genre », Maëlle Le Corre, Yagg, 10 mai 2012. 93 Ce que j’ai pu « découvrir » à Buenos Aires (avril 2013) en rencontrant des membres et responsables de GATE (Mauro Cabral, Karen Benett), Futuro Transgenerico (Marlene Wayar), des avocats du groupe « Abogad*s Por Derechos Sexuales » (Emiliano Litardo, Iñaki Regueiro De Giacomi) impliqués dans l’élaboration de la loi, ainsi qu’un relationnel amical sur place (des ami-e-s tout simplement), entre autres acteurs et actrices de l’associatif argentin. 75

Cette loi argentine dont sait qu’elle est le fruit d’un travail interassociatif ne s’est pas faite sans frictions, n’a pas été élaborée sans l’aide d’avocats et de juristes. Étudions les situations d’Emiliano Litardo et Iñaki Regueiro De Giacomi. Tous deux sont avocats et universitaires (Universidad de Buenos Aires). Le premier effectue une recherche sur les droits humains et les droits sexuels. Le second enseigne le droit international et agit pour les droits des personnes en situation de handicap. Ils se définissent comme des « activistes légaux », « impliqué-e-s » dans les droits humains et sexuels. Ils expliquent : « La possibilité d’une transformation sociale et politique nous concerne par l’action critique que nous exerçons sur le droit »94. Ils revendiquent la lutte politique portée par tant de personnes auparavant et qui leur ont tracé la route : « Somos gracias a sus rebeliones » (« nous existons grâce à leur rébellion »), tout comme Susy Shock et Karen Benett, deux figures de la scène culturelle et militante argentine, revendiquent en écho « leur droit à être des monstres » (et que les autres soient « le normal »). Litardo et Regueiro affirment que le droit est constitutif d’exclusions culturelles, économiques, politiques et sociales, qu’il rend parfois la vie des personnes invivable. Il semble être désormais du devoir du droit de développer une conscience critique et de prendre en compte ce qui tient de « la pratique d’exclusion ». Le droit lui-même peut défaire ces exclusions en trouvant des solutions et en développant une créativité critique pour faire face à des problèmes concrets. La spécialisation dans le droit n’est plus une spécialisation professionnelle mais une spécialisation éthique et détectée comme telle par les publics défendus95. La CNCDH qui n’a pas jugé pertinent de m’entendre ni comme universitaire ni comme représentante trans96, redoutant peut-être un parti pris « militant » s’est tout de même confrontée, on s’en doute, à un discours progressiste là où 94 Conformamos un equipo de activistas legales comprometid*s con los derechos humanos y los derechos sexuales. Nos convoca la posibilidad de transformación social y política mediante nuestra incidencia crítica con el derecho. 95 On pense entre autres à l’avocate Magaly Lhotel ainsi présentée : « Avocat se consacrant notamment aux questions liées au transsexualisme et aux libertés individuelles. Procédures de changement d'état civil (…), discriminations au travail, atteinte à le vie privée et aux données personnelles ». Elle est très souvent qualifiée « d’humaine » dans l’« intra-communautaire ». 96 Soit j’étais « militante » soit j’étais « universitaire » mais en aucun cas les deux. Mais il faut noter qu’à l’arrivée c’est bien « aucun des deux » qu’il a fallu entendre.

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l’on ne l’attendait pas : les juristes. « Encore eux ! », serait-on tenté de dire, et d’ajouter : « Mais à quand les experts médicaux de la question ? ». Daniel Borrillo a publié le texte de son audition devant la CNCDH, et le texte n’a pas été sans effets et n’est pas sans faire songer à l’évolution du droit en Argentine. Il écrit : « Indépendamment de la pertinence juridique de l’assignation du sujet de droit au sexe, il est indiscutable qu’il existe un type de discrimination spécifique envers les personnes transidentitaires. Le droit doit donc agir en matière de lutte contre les discriminations en s’appuyant sur le système des « catégories prohibées »97. Philippe Reigné avait déjà écrit dans un texte de 2011 : « L’article 9 de la Convention EDH garantit la liberté des convictions et, conséquemment, le droit d’en changer, sans que cette liberté ne puisse faire l’objet d’aucune restriction de la part des États98. L’identité de genre peut-elle s’analyser en une conviction au sens du texte précité ? (…) Selon la Cour EDH, le terme de conviction « s’applique à des vues atteignant un certain degré de force, de sérieux, de cohérence et d’importance »99. La généralité de cette définition, combinée à l’approche dynamique et évolutive adoptée par la juridiction européenne dans l’interprétation des stipulations de la Convention100, n’exclut pas, d’emblée, l’identité de genre des convictions protégées par la « liberté de conscience »101. Commentant le rapport « Combattre la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle ou l’identité de genre - Les normes du Conseil de l’Europe » (2011), MarieXavière Catto souligne les points suivants : « Dans la continuité des recommandations elles-mêmes, qui après avoir constaté que les jeunes LGBT étaient confrontés à des "programmes scolaires qui ignorent les questions 97 « L’identité de genre : Audition de Daniel Borrillo devant la CNCDH », Médiapart, billet de blog publié le 21 mars, en ligne, http://blogs.mediapart.fr/blog/daniel-borrillo/210313/lidentite-de-genre-audition-de-daniel-borrillo-devant-la-cncdh. 98 Note de P. Reigné : En revanche, la liberté de manifester sa religion ou ses convictions peut faire l’objet des restrictions prévues au second alinéa de l’article 9 de la Convention. 99 Note de P. Reigné : CEDH, 25 févr. 1982, n os 7511-76 et 7743-76, Campbell et Cosans c/ Royaume-Uni, §36. 100 Note de P. Reigné : V. par ex. CEDH, 11 juill. 2002, n° 28957-95, préc. note (68), § 74. CEDH, 11 juill.2002, n° 25680-94, préc. note (68), §54. 101 « Sexe, genre et état des personnes », La Semaine Juridique, Revue Lexis-Nexis, n° 42, 17 octobre 2011, p. 1890.

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relatives aux LGBT" (Résolution 1728 (2010) de l’Assemblée parlementaire, §8) et invitaient alors les gouvernements à "aborder la question de l’orientation sexuelle et de l’identité de genre de façon respectueuse et objective dans les programmes scolaires" (Exposé des motifs, Commentaires, §32, expliquant l’annexe de la Recommandation Rec(2010)5, §32), les auteurs de la préface insistent sur le fait que les normes juridiques et politiques présentées, essentielles mais insuffisantes, "doivent être combinées avec des normes éducatives, culturelles et de sensibilisation propres à supprimer à terme la discrimination et l’intolérance" »102. Dans un rapport de l’association ORTrans, Laurent Delprat écrit : « La République se doit de reconnaître un intérêt particulier dans une considération collective, car elle se veut sociétale, une, et indivisible. Ne pouvant tolérer de rupture devant l’égalité républicaine, l’État se devra de protéger cette population de toute marginalisation ou discrimination, afin de la réintégrer au sein de la Cité »103. À la question : « Peut-on imaginer que des Français changent d’état civil comme en Argentine ? », François Vialla répond : « On en est très loin. La France reste ancrée dans l’idée que le sexe est un élément de l’état des personnes - mâle, femelle -, tandis que le genre - féminin, masculin - n’a pas droit de cité. Nos tribunaux considèrent en effet que, pour obtenir une modification d’état civil, il faut avoir changé de sexe de manière irréversible. Ce qui revient à condamner les gens à la stérilisation »104. Le glissement vers un droit conscient de son incidence sur la vie des personnes est indiscutable. Ce Droit que l’on pensait immuable, indéboulonnable, cartésien, ancré sur des positions techniques, et des savoirs technicistes, nous prend à revers, prenant de cours le politique. La chercheure en sciences sociales et humaines [moi] se réjouit ainsi à l’annonce de la table ronde du 7 juin à Paris réunissant plusieurs des personnes précitées105. 102

« Un rapport du Conseil de l’Europe pour combattre la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle », LeMonde.fr, blog Combat pour les droits de l’homme, 26 juillet 2011, [En ligne], http://combatsdroitshomme.blog.lemonde.fr/2011/07/26/un-rapport-du-conseil-del’europe-pour-combattre-la-discrimination-fondee-sur-l’orientation-sexuelle/. 103 État civil et Population Trans Droits bafoués et violation de la vie privée, association Objectif Respect Trans (ORTrans), février 2012, p. 4. 104 « En France, le genre n’a pas droit de cité», interview de François Vialla, spécialiste du droit de la santé : Par Marie-Joëlle Gros, Libération.fr, 25 juin 2012. 105 Comme Lhotel, Reigné, Vialla, Catto, Delprat, Hérault pour les présent-e-s. 78

On doit cependant relater les coulisses méconnues. L’associatif trans était aussi partagé que ses représentant-e-s en charge du dossier. D’un côté : « Il ne faut pas trop en demander sous peine de ne rien avoir », formule connue et entendue depuis les réunions des premières associations parisiennes du milieu des années 1990. De l’autre, « il faut y aller franchement pour une loi pour toutes les personnes trans », expression plus récente, plus politique aussi, portée par des collectifs et des associations progressistes depuis le début des années 2000. Cette friction et ses répercussions, nul doute qu’elles aient donné lieu à des démonstrations lors des consultations de la CNCDH. Puis, vient la multiplication des écrits des juristes relayés dans l’associatif trans et le coup de semonce de Borrillo fait mouche. Un silence précède l’interrogation et des fusils changent d’épaules. Se défaire de la colonisation Envisageons la colonisation des esprits. N’ayons pas peur des mots : la France - qui occupe nos pensées dans la perspective d’une hypothétique loi sur l’identité de Genre à la hauteur des enjeux - ne veut que des personnes transsexuelles. Elle ne veut pas des transgenres, des travestis, comme d’hommes enceints ou de femmes voulant conserver leur sperme dans le cadre d’un projet familial post-transition. Notons qu’on a vu lors des débats sur le « mariage pour tous et toutes » à quel point l’usage des technologies de procréation crée du trouble chez les tenants d’une famille traditionnelle et l’on a manqué de s’étouffer en entendant certains hommes politiques parler d’une structure familiale moderne mais dont on fait remonter l’existence à la nuit des temps, renaturalisant tout ce qui semble possible de l’être. Il n’y a pas si longtemps on agitait le spectre d’une homosexualité galopante et l’on craignait de voir des vocations « transsexuelles » se multiplier. Cela aurait pu prêter à sourire si nous n’avions en mémoire les violences qui ont entouré le mariage pour tous et toutes. Le mot obscurantisme s’est vu soudainement sortir de sa désuétude. Les esprits et les cœurs sont marqués. Depuis 1982, on sait que l’académie la médecine, celle de « la prise en charge » des trans, s’opposait au projet de loi Caillavet. On parle de ce même corps médical qui dit aujourd’hui que le politique et les sciences humaines et sociales n’ont pas à interférer avec le diagnostic et l’état civil. On peut gloser sur les paroles et les actes. Les boucliers thérapeutiques et juridiques (des 79

outils de légitimations) ont fini par modeler le paysage trans, y créant autant de cohésions que de divisions. Faut-il que l’auteure de ces lignes soit trans et doive composer avec un statut d’insider et d’outsider pour dire que les débats stériles entre des identités transsexuelles et transgenres ont toujours cours dans l’associatif français ? Se défaire d’une colonisation c’est apprendre à reconnaître les idéologies héritées et instituantes. « La société » comme « le législateur » seraient prêts à accepter une amélioration des conditions de vie des personnes transsexuelles, mais ne sauraient composer ni accepter des « allers-retours », nous explique-t-on en off de telle ou telle consultation, et c’est ignorer que la loi Argentine permet « un aller » et pas « des allers-retours » sur « simple requête », possibles certes, mais encadrés par un juge. Nous sommes loin de la permissivité et d’une sorte « d’anarchie du Genre » justifiant les craintes exprimées par nos politiques. Nous proposons ici la notion de gender panic (panique de genre) sous la forme d’un néologisme anglo-saxon pour pointer vers la notion de sex panic développée par Carole Vance, Gayle Rubin, Estelle Freedman, Jeffrey Weeks ou encore Lisa Duggan106. L’historien Allan Bérubé l’a défini : a "sex panic" as a "moral crusade that leads to crackdowns on sexual outsiders"107. Dans notre cas, « gender panic » correspondrait à une « croisade morale pour réprimer les dissidents du (et au) genre ». On pense aussi au « genre hors-laloi » (gender outlaw108) définit par Kate Bornstein. On devine que les identités trans dans leur grande pluralité ne sont pas vues comme créatives au sens de « se construire » mais re-créative au sens de « performer », voire « jouer à la femme ou à l’homme ». Depuis la valse médiatique de propos plus outranciers les uns que les autres de la part de Christine Boutin, de Frigide Barjot et autres membres extrémistes de Civitas, on craint que le débat sur l’identité de genre n’alimente une nouvelle fronde et de nouvelles violences. 106 L’ouvrage collectif dirigé par Gilbert Herdt relate les usages de cette notion : Moral Panics, Sex Panics: Fear and the Fight Over Sexual Rights, New York University Press, 2009. Lire en particulier l’article de Janice M. Irvine : « Transient Felling, Sex panics and the polotics of Emotion », pp. 234-276. 107 Cité par John C. Berg, Teamsters and Turtles?: U.S. Progressive Political Movements in the 21st Century, dans le chapitre AIDS/Sex Panic, Boston: Rowman & Littlefield Publishers, 2003, p. 135. 108 Kate Bornstein, Gender Outlaw: On Men, Women and the Rest of Us, New York: Routledge, 1ère édition, 1994.

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C’est oublier que cela n’a jamais cessé d’être le cas, et ce, depuis la polémique des manuels Sciences et Vie de la Terre (SVT), depuis que l’expression « idéologie gender » a été clamée à l’Assemblée Nationale. Très récemment encore : « l'Union nationale interuniversitaire (UNI), association étudiante de droite très active dans la contestation contre le "mariage pour tous", a ainsi fondé l'Observatoire de la théorie du genre, proposant d'"ouvrir les yeux sur la théorie du genre", une "idéologie [...] qui vise à remettre en cause les fondements de nos sociétés 'hétéro centrées', de substituer au concept marxiste de la lutte des classes, celui de la lutte des sexes" »109. Le gouvernement de gauche n’échappe pas à ce vent de « panique », comme le montre une dépêche AFP rapportant les propos du ministre Vincent Peillon : « Il n'y a pas de débat sur la théorie du genre, on l'a dit à plusieurs reprises, aucun. Par contre, bien entendu, il faut lutter contre toutes les discriminations, à la fois de race, religieuse, et de l'orientation sexuelle, car elles causent de la souffrance (…) Nous sommes pour l'égalité filles-garçons, pas pour la théorie du genre »110. Comment construire une charpente en estimant que l’usage d’un marteau ou de clous est amoral ou injustifié ? On peut aussi s’engager dans une « théologie scientifique » semble-t-il avec un article de Nancy Huston et Michel Raymond : « Certains domaines sont tout simplement désossés de toute influence biologique ; la thèse qui en résulte n'est pas bien différente d'une mythologie moderne. Ainsi de l'idée selon laquelle toutes les différences non physiologiques entre hommes et femmes seraient construites ("la théorie du genre", introduite depuis peu dans les manuels scolaires français). Dans le monde vivant, mâles et femelles diffèrent toujours biologiquement (…) »111. Les Gender Studies (études de genre) n’ont jamais nié la réalité biologique et bien que les bonobos me soient très sympathiques, je ne pense pas que nos vies sociales et nos vécus identitaires respectifs soient si proches malgré les déterminismes biologiques posés comme un argument massue. L’idée d’un invariant anthropologique pose bien des questions puisque liée à la condition humaine, nous ramenant ainsi (et encore) du côté de la culture. 109

« Comment les détracteurs de la théorie du "genre" se mobilisent », par Delphine Roucaute, Le Monde.fr, 25 mai 2013. [En ligne], http://www.lemonde.fr/societe/article/2013/05/25/ comment-les-detracteurs-de-la-theorie-du-genre-se-mobilisent_3180069_3224.html. 110 « Peillon: "pas de débat sur la théorie du genre" à l'école », AFP, publié le 29 mai 2013. 111 « Sexes et races, deux réalités », Le Monde, 17 mai 2013 à 18h30, mis à jour le 18 mai 2013. 81

Avec Érasme et le courant culturel qui va s’étendre de Florence à toute l’Italie puis à toute l’Europe avec la Renaissance, nous pourrions en appeler avec utopie ou naïveté à une conception progressiste de l’humain. L’humanisme par extension serait ici, en ce lieu et cet instant, de mettre au premier plan la valeur éthique que l’on investit dans l’intérêt que l’on porte à l’être humain comme la valeur de l’individu, la dignité, l’engagement, la solidarité ou encore le respect de l’autodétermination. Cet humanisme-là est exigeant, il exige de faire taire nos peurs, d’alimenter raisonnablement nos doutes, de nommer sans disqualifier et d’agir sans normer. L’identité est un illimité dans le champ des savoirs et le genre est « un outil critique »112, explique Éric Fassin, forgé par les féministes qui ont ainsi opéré la transformation d’une catégorie normative. Rien de moins. Interroger l’identité de Genre113, en accepter les « variances », protéger les divers modes d’expression sans donner lieu à pathologisation de la différence, telle est l’inscription dans une approche foucaldienne et un humanisme contemporain se donnant pour objectif de diffuser un patrimoine culturel qui à défaut d’être commun doit être (re)connu de tous. Selon Litardo et Regueiro114 la loi argentine « 27.743 » est venue tenter de réparer des situations précises, concrètes et avérées : stigmatisations et criminalisations. Les processus de vulnérabilisation sont quotidiens et institutionnels dans cette perspective. Il revient au législateur d’être inclusif en considérant les identités trans dans leurs milieux sociaux et culturels. La loi argentine n’est pas transposable à volonté et en l’état. Chaque société doit se donner les moyens de penser le dispositif adéquat pour tou-te-s. Nous préconisons bien un changement de paradigme : celui d’une reconnaissance politique et sociale avec l’objectif de rendre la vie des personnes vivable. Désormais, quelqu’un peut-il raisonnablement s’opposer à l’idée que les personnes trans sont en capacité d’agir en individus libres et responsables ?

112

Éric Fassin, « L’empire du genre. L’histoire politique ambiguë d’un outil conceptuel », éditions de l’EHESS, L’Homme, 2008/3-4, n° 187-188, p. 383. 113 Pour mémoire : avec la majuscule j’adopte la graphie proposée par Marie-Joseph Bertini pour le terme Genre renvoyant ainsi aux apports des studies anglo-saxonnes. 114 On peut découvrir une partie de leurs travaux sur le blog : « Abogad*s por los derechos sexuales ». [En ligne], http://abosex.wordpress.com/acciones-realizadas/. 82

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SEXUALITÉ(S), GENRE(S) ET & LITTÉRATURE(S)

Désirs et vulnérabilités des corps gays et lesbiens dans la littérature marocaine Jean Zaganiaris115

Comment rendre compte de la vulnérabilité des corps homosexuel.le.s dans la littérature marocaine sans verser dans une perspective misérabiliste décrivant les gays et les lesbiennes comme étant uniquement des victimes de répressions et de stigmatisations dans des sociétés islamiques définies comme homophobes116 ? Partant de l’apport de Michel Foucault rappelant que les technologies de pouvoir n’existent pas sans certaines formes de résistances qu’elles rendent possibles (Dreyfus, Rabinow, 1984), nous montrerons la façon dont la littérature marocaine évoque l’ambivalence de cette vulnérabilité. Si la répression et la stigmatisation sont présentes dans les univers sociaux des personnages de romans ou de nouvelles (Zaganiaris, 2014), les discours littéraires sont loin de construire des figures de l’homosexualité présentées exclusivement sous l’angle de la position victimaire ou décrites comme des corps faibles. La vulnérabilité n’est peutêtre pas là où l’on s’attend à la trouver, c’est-à-dire dans les représentations de ce qu’un anthropocentrisme « occidental » appelle le « despotisme oriental » (T. Hentsch, 1988). 115

Enseignant-chercheur (HDR Sociologie) au CRESC/EGE Rabat, il travaille actuellement sur la place des genres, des sexualités et des transidentités au sein de la littérature marocaine de langue française, ainsi que sur la dimension romantique du désir féminin dans la littérature érotique. Parmi ses publications, Penser l’obscurantisme aujourd’hui, Casablanca, Editions Afrique-Orient, 2009 ; Queer Maroc. Sexualités, genres et (trans)identités dans la littérature marocaine, Paris, Des Ailes sur un Tracteur, 2014. 116 Sur les apories de ces conceptions, J. K. Puar 2012, notamment pp. 84-86. 89

Dès lors, il s’agit d’expliquer et de comprendre les multiples positions des corps vulnérables, en rendant compte de la façon dont en parlent les écrivaines et les écrivains du Maroc. Notre travail sur les différentes formes de vulnérabilité des corps gays et lesbiens s’appuie sur la lecture d’un corpus de textes littéraires publié et distribué au Maroc, sur des entretiens semi directifs avec des auteur.e.s et sur l’observation des présentations publiques d’un certain nombre d’ouvrages entre 2008 et 2013. L’enjeu est de saisir la façon dont les personnes stigmatisées en raison de leur orientation sexuelle arrivent à réorienter, voire à réinventer des comportements, notamment dans le domaine de la sexualité, et à puiser dans leur position vulnérable et fragile des ressources pour construire une existence qui soit socialement épanouie. Les productions littéraires, notamment celles évoquant les désirs homosexuels (Hocquenghem, 2000), permettent de saisir la façon dont l’écriture définit une réappropriation du corps, notamment à partir d’un travail d’exploration et de restitution du vécu intime des personnes gays et lesbiennes. Le désir homosexuel dans l’œuvre de Rachid O. et de Abdellah Taïa : de la vulnérabilité sociale en tant que force littéraire Rachid O. est le premier auteur marocain à écrire et à publier des romans évoquant son homosexualité. Ses livres sortent dans les années 90 chez Gallimard et évoquent les expériences sexuelles d’un personnage prenant conscience de son homosexualité, notamment avec des enseignants marocains et européens. Ils sont diffusés en France et au Maroc. Comme il nous l’a dit lors de l’entretien effectué en octobre 2013, Rachid O. a pu voir L’enfant ébloui (1995) dans les librairies de Rabat. Il a décidé d’écrire sous pseudo, en ne faisant quasiment pas de présentations publiques au Maroc. Ce n’est que depuis la fin des années 2000, notamment en novembre 2013 lorsqu’il remporte le prix de la Mamounia à Marrakech, et en mars 2014 au festival « Étonnant voyageur » à Rabat, qu’il fera quelques apparitions publiques très discrètes au Maroc. Ses romans évoquent les sentiments complexes ressentis par un narrateur marocain qui parle de son homosexualité. Il ne s’agit pas de leur dénier leur dimension littéraire et de les assimiler trop rapidement à des discours militants revendicatifs. Lors de l’entretien, Rachid O. a insisté sur le 90

fait « qu’être invisible » est plus agréable pour lui. Tout en précisant son admiration pour Abdellah Taïa, connu pour avoir fait son coming out dans les médias en 2007 et avoir rendu public son homosexualité au Maroc, Rachid O. a souligné une certaine prise de distance avec des logiques « militantes » de l’auteur de L’armée du salut 117 : J’ai pris l’habitude avec ce côté sous-terrain…Être invisible, c’est plus que confortable pour moi, j’aime ça…Je suis différent de Abdellah Taïa ; j’ai pas ce côté militant d’Abdellah Taïa qui prend des risques…J’ai publié L’enfant ébloui en signant Rachid O., c’est pas militant…C’est des choix…Je ne fais pas des discours que je vais défendre…L’enfant ébloui, je ne suis pas allé le présenter publiquement et le défendre…Y’en a d’autres qui font cela. L’une des choses qui ressort de la lecture des romans est l’omniprésence des pratiques homosexuelles et homoérotiques au Maroc, notamment dans les rapports avec des personnes marocaines ou européennes ne se définissant pas comme homosexuelles118. Le narrateur n’est pas isolé et ne vit pas son homosexualité comme une déchéance qu’il s’agit de garder secrète. Il multiplie les expériences sexuelles avec des hommes et apprend, comme dans une quête initiatique guère éloignée de celle vécue par le narrateur du roman Sur la route de Kérouac, à assumer et à vivre de manière épanouie son homosexualité. La vulnérabilité du corps homosexuel rompt avec les stigmatisations et des embrigadements identitaires liés à une appartenance nationale, et, comme le montre Bruno Perreau dans son texte sur Rachid O., il cherche des hétérotopies, c'est-à-dire des lieux concrets où se réalise l’utopie d’un désir homosexuel immanent et cosmopolite (Perreau, 2010). Abdellah Taïa est également connu pour ses écrits évoquant l’homosexualité au Maroc. Publiant également en France et connu pour être le premier auteur marocain à faire son coming out dans la presse marocaine en 2007, en affichant son propre nom, il est l’auteur de plusieurs romans et s’est récemment lancé dans le cinéma en réalisant l’adaptation de son ouvrage 117

Sur cette dimension « militante » des présentations publiques d’A. Taïa, J. Zaganiaris 2012. Sur ces représentations de l’homosexualité dans l’œuvre de Rachid O., voir G. Ncube 2012 et 2014 ; K. Zekri 2006, notamment pp. 177-179. 118

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L’armée du salut (2014). En 2008, il fait la promotion de son roman Mélancolie arabe au Maroc. Que ce soit à l’Institut Français de Casablanca ou à la librairie Kalila wa dimna de rabat, il a insisté sur la dimension autobiographique de son livre, c’est-à-dire sur le fait qu’il avait envie d’écrire sur « son identité homosexuelle de marocain ». À ce niveau, les discours d’Abdellah Taïa sont intéressants à plus d’un titre car ils montrent que la vulnérabilité des corps homosexuels est énoncée publiquement au sein des espaces culturels marocains, dans le cadre de ce que Luc Boltanski appelle une « dénonciation publique d’injustice » (L. Boltanski, 1990). Lors d’une présentation en mars 2011 à la Bibliothèque nationale du Royaume du Maroc, Abdellah Taïa a dit publiquement que « si mes livres arrivent à changer l’image de l’homosexualité dans la tête des marocains, je serai content ». Les pratiques homosexuelles du narrateur sont décrites explicitement dans les romans et évoquées publiquement lors des nombreuses présentations, notamment depuis 2008. Tout en tenant compte des spécificités contextuelles et historiques, nous pensons que ce que Michel Foucault dit pour les sociétés européennes vaut également au Maroc : « Si le sexe est réprimé, c’est-à-dire voué à la prohibition, à l’inexistence et au mutisme, le seul fait d’en parler, et de parler de sa répression, a comme une allure de transgression délibérée » (Foucault, 1976, p. 13). Dans Mélancolie arabe, Taïa parle d’un jeune adolescent initié aux plaisirs homosexuels par un homme plus âgé que lui dans les toilettes d’un cinéma à Tanger. L’homosexualité n’est pas liée à une perversion, à une vision pathologisante mais est présentée comme un désir plein de force, de joie et de vie119. La vulnérabilité des corps homosexuels décrite par Taïa s’inscrit dans deux principaux registres. D’une part, il évoque la stigmatisation que la fragilité d’un corps gay efféminé peut avoir au sein des sociabilités masculines viriles, hétéronormée et combative. Dans Mélancolie arabe (2008), le narrateur exprime le malaise qu’il ressent lorsqu’un de ses camarades de jeu essaie de le violer en féminisant son corps : Il m’a retourné sur le ventre pour avoir à lui mes fesses. Il s’est penché pour les sentir, les malaxer et les mordre. Il s’est relevé pour les dominer, les taper, les pincer. Il disait lentement : « J’aime ton cul…J’aime ton cul, Leïla » [fille, princesse]. Ce cul 119

Sur cette question, voir G. Hocquenghem, Le désir homosexuel, [1972], Paris, Fayard, 2000. 92

de Leïla dont je découvrais la force sexuelle ne m’appartenait plus. Son destin était désormais entre les mains de Chouaïb. J’ai voulu un moment lui donner mon vrai prénom, lui dire que j’étais un garçon, un homme comme lui…Lui dire qu’il me plaisait et qu’il n’y avait pas besoin de violence entre nous, que je me donnerais à lui heureux si seulement il arrêtait de me féminiser…Je n’étais ni Leïla, ni sa sœur, ni sa mère. J’étais Abdellah du Bloc 15 et dans quelques jours j’allais avoir 13 ans120. D’autre part, dans L’armée du salut (2006), Abdellah Taïa évoque la vulnérabilité du corps homosexuel des Arabes, soumis à l’attrait orientaliste qu’ont pour eux les Européens des classes aisées, qui viennent monnayer des rapports sexuels avec des jeunes Marocains et les laissent tomber quand ils se lassent d’eux. Lorsqu’il rencontre Jean, un universitaire genevois venu au Maroc pour un colloque, le narrateur tombe amoureux de lui. Ils passent du temps ensemble sur la plage de Salé à parler de Pasolini et de religion. Toutefois, très vite, la relation tourne court. Le narrateur se rend compte que Jean vient au Maroc pour assouvir ses appétits sexuels avec des jeunes marocains, qu’il paie grassement pour s’offrir leurs services sexuels : « On avait peut-être la même culture des livres, lui et moi, mais pas encore les mêmes valeurs ni les mêmes doutes […] Grâce à ses francs suisses, Jean pouvait tout avoir dans mon pays » (Taïa, 2006, pp. 108-109). Derrière la figure de cet amant qui rassure, qui attire, qui permet à Abdellah de vivre pleinement son homosexualité, il y a également le portrait d’un homme qui achète les prouesses sexuelles de jeunes marocains précaires. La vulnérabilité des corps homosexuels est aussi symbiotiquement liée à une économie politique du sexe (Rubin, 2011). Désirs gays et lesbiens dans les œuvres de Bahaa Trabelsi, Boutaïna Azami et Siham Benchekroun Écrivaine et journaliste vivant au Maroc, Bahaa Trabelsi a la particularité d’avoir publié des textes littéraires évoquant à la fois les pratiques gays et lesbiennes. Elle a écrit un roman en 2000 intitulé Une vie à trois, où elle raconte la relation amoureuse entre deux hommes au Maroc. L’un d’eux 120

Ibid., p. 21. 93

appartient aux classes aisées et l’autre est issu des classes populaires. Lors d’un entretien effectué avec elle en juin 2012, elle nous a dit que ce roman est paru après son expérience à l’Association de lutte contre le sida au Maroc (ALCS) au cours de laquelle elle a effectué de la prévention dans les milieux gays de Marrakech. Ce roman a connu une certaine médiatisation dans des hebdomadaires marocains francophones comme Tel Quel, dont la ligne éditoriale porte sur des sujets de société et consacre une part importante aux thèmes liés à la sexualité. L’un des axes du roman est de montrer que l’homosexualité masculine ne se vit pas de la même façon selon la classe sociale d’appartenance. La vulnérabilité n’est pas la même pour Adam, fils d’un riche industriel marocain, et Jamal qui se prostitue la nuit dans un parc de Casablanca et qui est soumis à la violence des contrôles policiers : Driss est le flic le plus redouté du milieu tapin. C’est un violeur. Je l’affirme parce que j’ai déjà eu affaire à lui. Ce jour-là je n’avais pas son bakchich (pot-de-vin). Il s’est fait payer en nature. Il m’a d’abord fouillé puis m’a passé des menottes en me maintenant les bras levés et appuyés contre le mur. D’un coup de pied, il m’a fait perdre l’équilibre. J’étais à genoux, le visage à la hauteur de son sexe. « Suce petite pute », a-t-il soufflé (Trabelsi, 2000, p. 13). Adam est issu des classes aisées. Il a fait ses études à Paris et a fréquenté les sociabilités du marais, où il a appris à assumer et à satisfaire ses désirs homosexuels. Le retour au Maroc est difficile mais la rencontre avec Jamal lui permet de continuer à avoir une vie sexuelle, certes clandestine, néanmoins épanouie avant qu’il ne soit obligé par respect des conventions d’épouser la jeune fille que lui présentent ses parents. Le désir d’Adam pour Jamal est exprimé avec force par Bahaa Trabelsi : Je ne me rassasierai jamais du corps de Jamal. C’est ma drogue à moi. Son odeur ne me quitte plus. Elle emplit mes narines du matin au soir, envahit ma tête, enveloppe mon sexe, me tient par sa tiédeur dans une béatitude bienfaisante. Qui a dit que l’amour est sublimation ? Il est chair vivante. Sexes en érection. Corps, sexes et volupté (Trabelsi, 2000, p. 77).

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La vulnérabilité du corps homosexuel est liée à l’emprise que la tradition a sur lui, l’empêchant de vivre en harmonie avec ses aspirations immanentes. La question que posent Deleuze et Guattari en reprenant Spinoza peut nous aider à interroger l’œuvre de Bahaa Trabelsi : L’on ne sait rien d’un corps tant que l’on ne sait pas ce qu’il peut, c’est-à-dire quels sont ses affects, comment ils peuvent ou non composer d’autres affects, avec les affects d’un autre corps, soit pour le détruire ou en être détruit, soit pour échanger avec lui actions et passion, soit pour composer avec lui un corps plus puissant (Deleuze et Guattari, 1980, p. 314). Qu’est-ce que peut un corps ? Qu’est-ce que peut un corps homosexuel dans un pays tel que le Maroc s’il n’est pas empêché d’agir par un ensemble de transcendances imposées socialement ? Cette question se pose aussi pour Jamal, qui souffre énormément de ce mariage imposé et auquel Adam se soumet car il ne peut dire non à son père. C’est à ce niveau que Bahaa Trabelsi parle de la vulnérabilité des corps homosexuels masculins en les contextualisant au sein de la société marocaine. La confrontation avec l’ancien petit ami français d’Adam, qui vit de manière épanouie son homosexualité dans le marais parisien, souligne ce contraste. Même à Paris, Adam sentait que les incorporations de son homosexualité, liées à sa trajectoire biographique marocaine, n’étaient pas les mêmes que Christophe, capable d’assumer pleinement son orientation sexuelle aux yeux de sa famille : Christophe aurait voulu connaître mon père. Lui qui a combattu pour le droit à l’orientation sexuelle dans le monde, il n’a pas pu comprendre que je n’assume pas totalement mon identité. J’ai passé des heures à lui expliquer que mon père ne s’en remettrait jamais s’il apprenait que son fils unique était « zamel » [pédé]. Christophe ne m’a plus appelé que comme ça, zamel. Ce mot a écorché mes oreilles chaque fois que je l’ai entendu, lui, le trouvait joli (Trabelsi, 2003, pp. 20-21). Les assignations identitaires territoriales sont des formes violentes d’aliénation. Mais par-delà les différents contextes géographiques et 95

politiques, il y a des rêves utopiques qui se rencontrent, du côté des deux rives de la Méditerranée. Au cours des années 2000, avant les débats en France au sujet du mariage pour tous en 2013, les rêves d’union maritale entre deux personnes du même sexe existent aussi au Maroc. Après avoir rassuré son amant, en lui disant qu’il est très amoureux de lui mais qu’il ne veut pas faire de peine à ses parents en refusant de se marier avec la fille qu’ils lui ont choisie, Adam s’endort dans ses bras en rêvant d’un monde où il célébrerait « son mariage avec Jamal » (Trabelsi, 2000, p. 82). Bahaa Trabelsi n’est pas la seule à évoquer les discours d’un homosexuel marocain rêvant de se marier avec son amant. Dans Une mélancolie arabe (2008) de Abdellah Taïa, le narrateur tient un discours analogue à celui d’Adam : « Je sentais bien dans mon cœur le faible que j’avais pour lui et je savais que je pouvais plus tard tomber sérieusement amoureux de lui. Le demander en mariage. Et être à lui » (Taïa, 2008, p. 25). En 2014, Bahaa Trabelsi publie un recueil de nouvelles Parlez-moi d’amour aux éditions casablancaises La Croisée des Chemins. La sexualité dans la société marocaine est évoquée dans chacun des textes, qui parlent de pédophilie, de la sexualité libertaire des femmes et des désirs lesbiens. La nouvelle « un anneau à l’orteil » décrit l’attirance d’une femme voilée pour une jeune marocaine « occidentalisée », qui travaille avec elle dans un call center. Un soir, Hanane, la fille voilée, finit par inviter Sanae chez elle. Les discussions qu’elles auront, montrent qu’une jeune femme portant le voile peut avoir autant de préjugés, de dogmatisme mais aussi de liberté qu’une Marocaine vêtue « à l’occidentale » et se disant « progressiste ». En même temps, chacune des deux femmes est incapable de se rendre compte que l’autre se fait une représentation erronée de sa vraie nature. Sanae voit Hanane comme une personne conservatrice, à cause de son voile, et n’imagine pas un instant que cette dernière aspire ardemment à faire l’amour avec elle. Lors du dîner, Hanane regarde Sanae avec une attirance très forte et finit par lui faire explicitement des avances : « Le vin te rend belle. Tu es si belle ! » « Mais ma parole, tu es amoureuse de moi l’écrivaine voilée ! ». Hanane ne répond pas. Elle regarde Sanae. Et dans son regard, on peut lire l’amour, la violence du désir, l’attrait de l’inaccessible. La chaleur est à son comble. Sanae, légèrement ivre, se lève et danse. Elle essuie avec sa main 96

des gouttes de sueur sur son front, sa poitrine (Trabelsi, 2014, p. 64). La vulnérabilité des corps lesbiens, obligés de rester dans le silence et la clandestinité, objet érotique au sein d’une société hétéronormée et patriarcale dont on sent l’impact chez Trabelsi, n’est pas incompatible avec la force de séduction inhérente à Hanane, qui regarde Sanae légèrement ivre en train de danser : « Hanane regarde Sanae. Ses joues ont rosi et ses yeux brillent. Elle n’a jamais été aussi belle ni aussi dangereuse » (Trabelsi 2014, p. 64). Bahaa Trabelsi décrit ensuite les rapports sexuels que les deux femmes auront entre elles. Sanae enlève ses vêtements et offre ses lèvres à Hanane qui les embrasse vigoureusement : « La furie lui colle sa bouche sur la sienne et l’embrasse goulûment. Leurs corps se frottent l’un à l’autre. Sanae prend la tête de Hanane et la met entre ses jambes « Lèche-moi », lui dit-elle d’une voix lascive » (Trabelsi, 2014, p. 65). On voit ici que l’opposition socialement construite entre ces deux fictions que sont « un monde occidental permissif au niveau de la sexualité » et « un monde islamique où la sexualité serait taboue » est très fragile. Toutefois, contrairement à Une vie à trois, l’évocation des amours lesbiens par Bahaa Trabelsi ne sera pas aussi médiatisée que son récit sur les désirs gays au Maroc. Précisons néanmoins que le livre a été présent aux séances de dédicace organisées l’éditeur La croisée des chemins lors du Salon du livre de Casablanca en février 2014 et n’a pas fait pas l’objet d’une quelconque censure. C’est également le cas pour Bouthaïna Azami, écrivaine et journaliste vivant au Maroc après des études et des activités d’enseignement en Suisse. Son dernier roman Au café des faits divers, sorti chez l’éditeur marocain La Croisée des Chemins en 2013, a remporté le prix littéraire féminin de la Tour en 2014. Dans ce récit, l’évocation des amours lesbiens est présente mais sans que les pratiques sexuelles soient décrites explicitement comme dans Parlezmoi d’amour de Bahaa Trabelsi. Au début d’un chapitre de Au café des faits divers, l’un des personnages féminins se réveille à côté d’une femme nue : « Phigie qui se balance, d’arrière en avant, scandant le souffle court d’une étrange folie que Sofia a traînée longtemps avec elle, sans même s’en rendre compte, jusqu’au jour où elle lui a sauté au visage, ce matin d’amnésie où elle s’est réveillée, nue, aux côtés d’une inconnue » (Azami, 2013, p. 73). Faire 97

l’amour avec une femme devient une échappatoire face à la domination patriarcale hétérosexiste, sans qu’il s’agisse pour autant de s’inscrire dans une identité homosexuelle exclusive. Le mari de Sofia, machiste et violent, ne sait rien de la relation sexuelle qu’elle a eue avec Phigie. Lors de l’entretien que nous avons eu à propos de son roman en juin 2013, suite à une émission radio à laquelle nous avons participé tous les deux, Bouthaïna Azami nous a dit qu’elle traitait de diverses trajectoires féminines qui ont chacune un rapport différent au lesbianisme : Oui, il y a un passage qui suggère une nuit d'amour entre Sofia et Phigie qui, après ce qu'elle a vécu, ne voit, ne peut plus voir en la gente masculine que trahison, violence, destruction. Les confidences de Phigie créent une intimité entre les deux femmes, et Sofia cède à la magie du moment. Mais elle ne l'assume pas et essaie vite de se rassurer en retournant vers les hommes, ou les garçons, plutôt, car les deux filles sont encore jeunes à ce moment-là. Ce qui a pour effet d'achever Phigie. Détruite par la violence des hommes, elle est finalement achevée par l'amour. Beaucoup plus tard, Sofia se réveillera aux côtés d'une femme. Comme si, inconsciemment, elle avait cherché à revivre cette nuit avec Phigie. Le désir lesbien est également évoqué par Siham Benchekroun dans son recueil de nouvelles Amoureuses, sorti en 2013. Le recueil parle de diverses conceptions de l’amour ressenties par différents types de femmes. L’une des nouvelles dresse le portrait d’une lesbienne qui tombe progressivement amoureuse de son amie d’enfance. La nouvelle « Semblable » évoque l’attirance de cette femme pour une copine hétérosexuelle, qui finira également par tomber amoureuse d’elle. Si les œuvres de Rachid O. et de Abdellah Taïa décrivent l’orientation vers l’homosexualité à partir des expériences sexuelles épanouissantes vécues lors de l’adolescence, Siham Benchekroun relie par contre la rupture de Maria avec l’hétérosexualité au fait que durant son enfance elle a été victime des attouchements pédophiles de son oncle. Si le fait de montrer que c’est une expérience traumatique avec les hommes qui a conduit Maria vers le désir lesbien risque de donner une vision pathologique de l’homosexualité féminine, l’auteure montre par la suite la difficulté des sociabilités au sein desquelles l’hétérosexualité est censée être 98

la seule forme de désir « normal ». C’est à ce niveau que se situe la vulnérabilité du corps lesbien décrit par Siham Benchekroun. Ce dernier est aussi une machine désirante empêchée d’agir par le poids de structures sociales hétéronormatives. Lors d’une nuit, alors que les deux amies dorment ensemble dans le même lit, Maria est troublée par les contacts physiques avec son amie Sonia, notamment lorsqu’elles s’embrassent pour se dire bonne nuit : Lorsque tu t’es allongée à mes côtés, que ton corps ferme et chaud a touché le mien, que la soie de tes cheveux a effleuré mon visage et que j’ai respiré ton odeur fruitée, une sorte d’ivresse m’a prise. De nouveau, j’ai perdu l’usage de la parole et mon cœur s’est mis à battre plus fort […]. Tu m’as fait un rapide baiser sur la joue : « Bonne nuit, ma chérie ». Tes lèvres m’ont seulement frôlée mais j’ai senti ta chaleur, ton parfum, le satiné de toi, et j’ai frémi. Loin, très loin dans mon ventre, très profond dans ma peau, de puissantes vagues m’ont éclaboussée (Benchekroun, 2013, p. 112). Elle ne sait pas comment lui avouer son désir de peur de perturber leur amitié. Lors de l’entretien effectué avec Siham Benchekroun en mai 2013, elle nous a longtemps parlé des conditions sociales de cette nouvelle ainsi que de la dimension littéraire mais aussi « militante » qu’elle a souhaitée lui donner, sans se dire pour autant proche des mouvements LGBT. Lorsqu’elle parle de ces deux femmes, elle remet également en cause les modes de vie capitalistes exploitant le voyeurisme : Sonia, c’est une grande amie, Maria aime sa douceur... Elle sent qu’elle a un vide qui est à combler, quand elle est avec Sonia…On est dans un monde homophobe et en même temps voyeur…Quand deux femmes s’acoquinent pour les fantasmes de l’homme, c’est ok mais dès que l’on se passe de l’homme dans l’amour entre deux femmes, c’est le « bûcher »… Maria dit : on est pas là, on est pas avec l’homme, on se passe de l’homme. Contrairement à Rachid O. et à Abdellah Taïa, qui parlent de leur homosexualité dans leurs romans, Baha Trabelsi, Bouthaïna Azami ou Siham Benchekroun ne se positionnent pas comme lesbiennes et ne font guère allusion à l’homosexualité féminine lorsqu’elles présentent publiquement leurs écrits. C’est à juste titre qu’Isabelle Charpentier écrit qu’il n’y a pas 99

encore l’équivalent dans l’espace littéraire marocain d’une écrivaine affirmant publiquement qu’elle est lesbienne et qu’elle écrit en tant que lesbiennes ; au même titre que Rachid O. et Abdellah Taïa peuvent le faire en tant que gay (Charpentier, 2013). Dans son livre sur le corps souffrant dans la littérature, Gérard Danou illustre différents aspects de la vulnérabilité (Danou, 1994). Depuis la fatigue morale et la mélancolie jusqu’à la souffrance et à l’angoisse, les corps sont empreints de sensations multiples qui leur permettent de dépasser l’opposition « sublimation/dégoût » de soi. Les interrogations posées par les auteurs marocains écrivant sur l’homosexualité s’inscrivent dans ce registre et font d’ailleurs écho à un certain nombre de nouvelles érotiques contemporaines publiées récemment en France. Dans Confidences amoureuses et sexuelles d’une lesbienne (2014) de ChocolatCannelle, le désir lesbien est présenté en rupture avec les conceptions hégémoniques de la masculinité (Connell, 2014) et de l’hétéronormativité. La vulnérabilité de la jeune Mathilde se trouve tout d’abord dans les stigmatisations dont elle est victime en raison de son attirance pour Lise. À travers la violence des sociabilités scolaires, elle comprend très vite quelle est sa place au sein d’une société où l’hétérosexualité est – pour reprendre la belle formule de Monique Wittig (2001) – un régime politique : « Méfiez-vous de Mathilde ! Vous avez vu comment elle regarde les filles ? C'est une gouine, cette nana ! » Stigmatisation de la lesbienne. « Elle va vous coincer dans les toilettes et vous fourrer ses doigts dans la chatte ! Restez pas seule avec elle surtout, elle est dangereuse ». J'essuyai des remarques acerbes, des menaces même et une surveillance de tout instant d'un groupe de pimbêches conduit par Sophie. Je fus aussi fréquemment l'objet de quolibets. Ainsi s'écoulèrent des jours maussades que seul le visage de Lise éclairait. Toutefois, ce ne sera pas avec cette fille aux beaux cheveux que Mathilde connaîtra sa première expérience sexuelle : Ma tendre Lise ne consentit jamais à m'accompagner au cinéma où j'espérais, protégée par l'obscurité, pouvoir m'approcher du trésor convoité de ses lèvres. Ce trésor me resta à jamais inaccessible et je jetai par dépit mon dévolu, quelques mois plus tard, sur une élève 100

de première qui arborait une natte soyeuse avec laquelle elle balayerait longuement mon corps. Élodie affichait ouvertement ses penchants féminins, toisait toutes les filles en quête de nouvelles conquêtes et me fit rapidement allonger sur son lit étroit d'internat lorsque je frappai à sa porte, le cœur à la dérive et le sexe humide. Abandonnée par Élodie, Mathilde multiplie les relations sexuelles. La littérature montre que la vulnérabilité des êtres pris dans les affres de la passion n’est pas une affaire d’orientation sexuelle. Après ses études, Mathilde multiplie les rencontres, depuis la relation très forte avec une actrice de cinéma qui n’arrive pas à aller jusqu’au bout de ses désirs lesbiens jusqu’aux pratiques BDSM avec une chef d’entreprise autoritaire, rappelant que le patriarcat n’est pas qu’une affaire d’hommes. Dans les boîtes de nuit, Mathilde rencontre tout un tas de fille et multiplie les expériences d’un soir. L’idée est « de prendre son pied dans les rencontres sans lendemain ». L’expérimentation d’une sexualité en dehors des cadres hétéronormatifs est aussi une façon d’ébranler de l’intérieur l’hégémonie du patriarcat, présenté comme un colosse aux pieds d’argile. La sexualité entre femmes n’est pas juste du sexe entre lesbiennes. Il s’agit aussi d’une hétérotopie permettant de rompre avec les aliénations violentes de la pénétration/éjaculation masculine : Peu de jeunes filles résistaient à mon approche. Elles étaient si vite rodées au frottement des chairs masculines, déjà déçues malgré leur âge des petites verges tristes occupées à se branler en elles. Des jeunes filles que des expériences nouvelles n'effrayaient pas. Elles étaient avides de vivre ; je leur offrais l'inconnu des caresses féminines. Elles s'ouvraient à mes désirs. Peu à peu, ces errances sexuelles, aussi joviales soient-elles, finissent par la lasser. Mathilde exige davantage de cette sexualité de plaisir. Tel le narrateur de Proust, elle sent dans son palais la réminiscence du goût de la madeleine, c’est-à-dire la nostalgie du premier amour. C’est dans les soirées libertines à plusieurs qu’elle éprouve cet insoutenable besoin d’affection durable. À l’image des personnages féminins de Bouthaïna Azami, Mathilde cherche à satisfaire son besoin viscéral d’amour dans les rencontres libertines avec d’autres femmes : 101

Cath et Sylvie devinrent des amies intimes, à la fois confidentes et sex friends. Je prenais souvent un verre en leur compagnie dans le bar où nous nous étions rencontrées. Bien qu'elles fussent en couple, elles se disaient libres de séduire, libres de vivre une expérience sexuelle avec autrui, avec ou en dehors de leur couple. Je participais parfois à leurs ébats, me collais entre elles deux ou entre d'autres compagnes de jeu qu'elles ramenaient, seule ou à deux. J'enviais cette liberté. J'enviais surtout leur amour. À vingt-deux ans, je renonçai à l'amour. À vingt-cinq, je l'appelai de mes vœux. Précisons néanmoins que lors des échanges mails que nous avons eus avec chocolatcannelle en novembre 2014, elle nous a dit que son travail d’écriture ne s’inscrivait ni dans une logique militante, ni dans des sociabilités lesbiennes qu’elle ignore. C’est en tant qu’écrivaine qu’elle parle de la vulnérabilité des corps lesbiens : Ce qui m'intéressait à la base dans cette histoire, c'était de raconter comment des rêves peuvent être brisés, raconter que l'on peut errer sans plus croire à rien et que l'amour peut tout de même survenir et proposer une autre voie. Et bien sûr, raconter un certain nombre d'expériences sexuelles, diverses dans leurs approches. Ce qui m'intéressait, c'était d'épouser un personnage, d'essayer de faire passer des ressentis. Dans Premiers émois d’une étudiante (2014), Lily Dufresne déconstruit également la dimension hétéronormée de la sexualité à travers le portrait de Gabrielle. Après avoir été déçue sentimentalement par Nathan, un garçon de la fac qui avait exercé sur elle une grande fascination, elle tombe amoureuse de Blandine, une de ses amies. La vulnérabilité peut être une force et l’immanence du désir ne se préoccupe guère des assignations identitaires en matière d’orientation sexuelle. Dans la nouvelle de Lily Dufresne, Gabrielle se refuse à Nathan qui n’a que faire de son amour. Elle sait rester digne face à l’abjection de son jeune amant. Gabrielle comprend que ce dernier n’a d’autre but que de l’ajouter à son tableau de chasse, en ne trouvant rien d’autre à faire que de lui mettre la main aux fesses lors du moment sentimental qu’elle souhaite partager timidement avec lui. Ce sera son amie Blandine qui viendra 102

lui apporter un certain réconfort et la consoler de cette déconvenue sentimentale. En même temps qu’elle pleure dans ses bras, elle se sent attirer par elle : « Son sein moelleux, ses gestes doux, sa voix apaisante. Je la désire pour tout cela à la fois. C'est aussi imprévisible que puissant. Je la désire pour sa douceur, pour sa tendresse, pour son chuchotement de femme qui sait les peines et le moyen de les consoler. Je lève la tête. Blandine me paraît alors si belle ! ». Si une lecture réaliste pourrait trouver caricaturale cette romance entre les deux femmes, qui ne va pas sans avoir certaines affinités électives avec le récit de Bahaa Trabelsi dans Parlez-moi d’amour, une autre lecture beaucoup plus empathique peut chercher à objectiver la façon dont un romantisme à connotation utopique est injecté dans la production littéraire (Corcuff, 2006). Blandine permet à Gabrielle de quitter cette solitude mélancolique dans laquelle elle se réfugie et de ne plus limiter sa vie sexuelle aux pratiques masturbatoires auxquelles elle s’adonne en écoutant les Nocturnes de Chopin. Comme le disent Gilles Deleuze et Claire Parnet (1996, pp. 54-56), l’écriture littéraire a un rapport essentiel avec les lignes de fuite. Il ne s'agit pas d'avoir une vision misérabiliste et de montrer la faiblesse de personnes stigmatisées en essayant de décrire la réalité des souffrances vécues dans les œuvres de fiction mais plutôt de rendre compte de cette force et de cette immanence à partir des flux des désirs homosexuel.le.s qui sont réactivées dans les différentes productions littéraires.

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La métamorphose de Franz Kafka pour une épistémologie philosophique des transidentités Maud-Yeuse Thomas121

Franz Kafka commence son livre par cette scène : En se réveillant un matin après des rêves agités, Gregor Samsa se retrouva, dans son lit, métamorphosé en un monstrueux insecte. […] « Qu’est-ce qui m’est arrivé ? » pensa-t-il. Ce n’était pas un rêve. […] « Et si je redormais un peu et oubliais toutes ces sottises ? » se dit-il ; mais c’était absolument irréalisable, car il avait l’habitude de dormir sur le côté droit et, dans l’état où il était à présent, il était incapable de se mettre dans cette position. Quelque énergie qu’il mît à se jeter sur le côté droit, il tanguait et retombait à chaque fois sur le dos.

Pourquoi parler du livre de Kafka aujourd’hui ? Kafka nous introduit immédiatement dans son sujet, le vivre-ensemble familial quand l’unité de son personnage est fracturée par un élément dont tout nous dit qu’il est nôtre. Kafka parle d’un humain, et, simultanément, de cet Autre radical. Ici un insecte. Je rappelle le motif de l’ouvrage. Métamorphosé en blatte géante, Gregor Samsa finit par accepter ce corps en le faisant accepter, d’abord par sa sœur Greta puis par sa famille mais par la suite, Greta le rejette et Gregor se laisse mourir. Kafka nous propose une réflexion descriptive du sacrifice social de l’un des membres d’une fratrie et son refoulement. Publié en 1915, cet ouvrage a impressionné le monde entier, continue à susciter des débats sur ce qui est devenu cette figure « kafkaïenne » par excellence, la métamorphose. 121

Coresponsable de l’Observatoire des Transidentité et de la revue Cahiers de la transidentité. Masterante Université Paris 8 Vincennes Saint-Denis. 107

Franz Kakfa propose une énigme métaphysique sur l’humain et une prophétie sur la condition humaine. Curieux mot et pourtant un mot juste de cette métamorphose sans qu’elle porte atteinte au sentiment et à la conscience d’être soi-même, un humain parmi les humains. Même métamorphosé, Gregor Samsa veut vivre en humain, pense sa conscience d’humain. Il me semble que Kafka nous aide à penser ce qu’il en est d’une dissociation de l’appareil psychique et ses représentations et plus encore ce qui surgit d’une expérience hors-normes, excédant toute identité assignée, toute trajectoire connue. Pourquoi ce lien entre cette figure et la problématique trans et intersexuée ? Selon Christian Védie : Métamorphose animale et métamorphose sexuée : de la lycanthropie au transsexualisme122; l’ouvrage de P.-H. Castel, La métamorphose impensable. La figure de la métamorphose apparaît doublement « impensable » selon Castel. Non sans raison ou avec les raisons des liens entre tradition et science, subjectivité et objectivations. Impossible dans les termes : on ne peut changer un homme en femme et une femme en homme. Plus encore : la figure métamorphique n’existe plus dans un monde entièrement objectivé et démagifié. Nous n’avons plus de magiciens, de chamans, voire de rêves. Je demandais lors d’une intervention : quel est votre genre rêvé ? Une fascination intacte renvoyant à une peur, feinte ou non, fantasmée et exposée, que Kafka thématise en la renvoyant à une figure ordinaire, quotidienne : et si le corps, cette figure de la nature, n’était pas stable ? Quelle stabilité nous resterait-il ? Serions-nous désincorporés ou désincarcérés ? Dès la première page, Kafka nous impose cette instabilité du corps et ce qu’il en découle et à lui seul, le titre de l’ouvrage nous indique que la métamorphose est à la fois le sujet et le cadre, le fond et la forme. Il interroge tour à tour le malaise existentiel et la conscience dans un groupe social constitué, ici la famille, la matérialité du corps et l’immatérialité tenace de la mémoire, du rêve du soi-corps ou pour le dire comme Bouchra Boulouiz, d’un corpsrêverie, l’empathie, le sentiment même d’être soi et la conscience dans un corps-autre.

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Christian Védie, « Métamorphose animale et métamorphose sexuée : de la lycanthropie au transsexualisme », Cliniques Méditerranéennes, n° 61, 1999, pp. 203-218. 108

Kafka insiste : même dans un tel corps, un corps-autre, Gregor reste l’humain d’une filiation et appartenance. J’interprète cette figure de la métamorphose comme une figure sacrificielle dans un monde ordinaire sans passeur. Elle aurait pu être autre chose, une redécouverte, une lutte ; plus simplement, un renouvellement d’un être au monde. Kafka examine l’ambivalence du sacrifice, en thématisant une métamorphose spectaculaire et une métamorphose ordinaire ; l’une est indécelable car elle prend la forme d’une hantise ; l’autre est ordinaire, liée à nos habitudes, mais elle n’en est pas moins la plus tenace. Kafka met deux pages pour poser la première métamorphose et le livre entier pour cerner et décider de la seconde. L’identité, entre corps et conscience Pourquoi Kafka choisit-il cette figure ? Il nous la présente dès la première ligne, sans aucune explication, sans mot que celui d’un cauchemar au réveil, de cette « épreuve au réel ». Or Kafka a conservé la mémoire de Samsa : il se voit, se sait transformé, ce que cela implique. Pourquoi ai-je vu chez Kafka un double des transidentités ? Je propose deux réponses. La première souligne que la métamorphose n’atteint que la forme de son corps mais elle est décisive, projetant l’individu dans l’inconnu, le radical, l’étrangeté. La seconde est l’ambiguïté profonde du dualisme de nos normes produisant des vies parias, des corps vils, écrit Grégoire Chamayou (2011), des vies infâmes écrira Foucault, confortant un ordre social selon des représentations ordonnées. Précisément, Kafka fait de son personnage cet ordonnancement l’incarcérant dans sa chambre, ultime îlot de la famille et du monde. Il nous propose un double regard d’entomologiste dont il est la plume et l’œil acérés de son époque, disséquant la fonction des normes et des pouvoirs, nous montrant la société au travail et sa hiérarchie de dettes, de petits patrons, de chiffres, de solitudes. S’y confronte un descriptif tendu vers une description de la société fonctionnaliste ; d’autre part l’avènement d’un humain tendu vers le progrès promettant une vie épanouissante ou enfermée dans des logiques internes dont il analyse le fonctionnement s’exerçant sur une vie vulnérabilisée. Que peut faire un homme insectoïde, une vie paria s’il ne peut plus parler la langue commune, échanger, donner ?

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Kafka nous dit que Gregor a perdu son corps d’homme, mais non sa conscience devenue suraiguë, dont les sens d’insecte décuplent la conscience humaine, lui donne de nouvelles possibilités. Il peut marcher sur les murs mais s’accroche désespérément au cadre de sa chambre tel qu’il peut conserver ses souvenirs, c’est-à-dire sa conscience factuelle, son amour pour la musique et son empathie sociale, c’est-à-dire sa conscience de sa dépendance au lien social. Mais peut-on y vivre quand le lien social est un lien de nature conditionnelle, régit par des normes entre un idéal d’être et une norme d’apparence, comptant et décomptant les corps non conformes ? Et on se demande comment fonctionne ce corps monstrueux, décompté. Que doit-il en faire, que peut-il ? Gregor tente de le comprendre pour accepter sa nouvelle condition. Kafka nous dit là que la conscience est le moteur du corps : il fait un réapprentissage de la nourriture, du déplacement, des regards sur lui. Bref, sa conscience d’humain se « recorporalise » dans cette vulnérabilité, par elle. Plus le rejet du monstrueux est impossible, plus cette image du monstre s’impose, prend toute la place dans la conscience, défait l’unicité du moi au Je, de l’individu au lien social. Ce que Kafka conserve, c’est le lien entre la psyché et le langage. Gregor peut tenter d’accepter ce nouveau corps si son entourage l’accepte, le normalise, cesse d’y voir une monstruosité. Il n’a pas d’alternative si personne ne l’aide. Il devra trouver seul une réponse en lui-même en sachant qu’il ne sera plus jamais la personne qu’il rêvait d’être et la personne qu’il est devenu. Sa sœur Greta prend acte de cette métamorphose, se fait la médiatrice de sa déréliction et le fait réadvenir à la vie mais sous la pression du groupe (la famille et les locataires de la maison), l’abandonne. Kafka nous dit qu’il existe des abandons sur lesquels l’individu sacrifié ne peut revenir. Les métamorphes monstrueux Il est utile d’élargir le cadre pour situer le sujet kafkaïen. Cette figure de la métamorphose n’est pas nouvelle. Elle puise dans les mythes fondateurs et se retrouve dans toutes les sociétés et époques. L’anthropologie les décrits par l’expression d’invariants. Les monstres et parias existent dans toutes les sociétés, leur rôle et importance varient. Tantôt figures repoussoir ou 110

médiations des passages entre l’informe et la forme, l’étranger et le connu, elles servent également à montrer quel est le ressort du monstrueux dans l’humain et inversement, l’humain dans le monstrueux. Il peut aussi être ce métamorphe amoureux, tel le Quasimodo de Victor Hugo. Jusqu’au XIXe siècle, la figure emprunte à l’hybride animal et humain. À partir du XXe, cette figure évolue et passe à l’hybride humain-non humain dont le Frankenstein de Mary Shelley en est la figure matricielle et Nosfératu la première figure du cinéma. Il est une pure création, œuvre bio-chirurgicale de main d’humain (notons : dans le cerveau d’une femme), un monstre technique sans apport théologique. L’insecte kafkaïen procède d’une autre intention et en appelle à une tout autre généalogie, tout en conservant le trait du sacrifice. Si Kafka garde la figure métamorphe de la conception socionaturelle, soit cette transformation humain-animal, il en est très différent. La tradition des zoos humains se prolonge sous d’autres formes au XXe, cette fois, non plus tel ce bestiaire fantastique né des peurs de mondes étranges et inconnus mais de la science, de lieux tel l’asile ou les cirques qui font naître d’autres monstres et fait muter la figure. Les auteur.e.s des Zoos humains l’expriment sans détour : L’idée de collection à finalité savante (muséum) devient dominante au XVIIIe siècle lorsqu’il est certain que la connaissance du monde est un élément fondamental du pouvoir (p. 7). John Merrick devenu cet « Elephant man » et Saartjie Baartman devenue la « Vénus hottentote » ou « Vénus noire » sont des exemples d’une « mise en ordre » (Bancel et Alii, 2004, p. 7) et en abîme sans retour de cette exposition, arrachés de leur contexte initial et projetés sous le rai de savoirs-pouvoirs. Tous ces individus ont été transformés en un autre monstrueux, désigné et considéré comme tel. Abdellatif Kechiche et David Lynch, après Kafka, nous indiquent que le monstre, entre mutant involontaire et naissance improbable, est constitutif de notre normalité. Il nous indique également que l’individu finit par s’hybrider avec ce corps parce qu’il est désigné et nommé ainsi par une parole le sacrifiant sur un autel qui a pour noms le vivre-ensemble, le lien social, l’humanité. Ils ont en commun un corps monstrueux, une vie passive d’attente, une errance et un enfermement qui tient à l’isolement et la déterritorialisation de l’individu désigné au sacrifice. J’en viens à ma question. Pourquoi Kafka ? En Occident, la discrimination collective, culturellement acceptée, est métabolisée en chair dans ce lien sexe-genre, individu-société. Pourquoi ? La 111

réponse en est simple : le centre de gravité de l’existence occidentale réside « dans le corps », métaphore de l’idée de nature dans un monde hors de la nature, presque hors-sol, en accélération constante. Aussi, le corps est-il cette ultime terre et ancrage. Mais si ce corps est désigné comme une représentation monstrueuse, qu’advient-il ? La genèse du corps d’un siècle à l’autre Le métamorphe de Kafka ne répond pourtant pas au type de métamorphe tout en gardant l’irrémédiable trace d’une hiérarchie du vivant. Il est à l’instar de l’ouvrier de Charlie Chaplin dans Les temps modernes, une figure socioformée, c’est-à-dire transformée par les conditions sociales qui évoluent brutalement avec la révolution industrielle et la foi dans le progrès, de l’urbanisme et de la raison. L’Autre n’est déjà plus cette figure issue de mondes et croyances obscures ou de l’autel des dieux, d’un ailleurs inaccessible et inassimilable mais pétrie par le monde humain, sous le regard des normes préformant le corps et la nature. Gregor Samsa est toujours un humain sous sa carapace de chitine, comme l’ouvrier de Chaplin l’est dans sa soumission au capital, Elephant man du zoo des monstres humains ou encore l’hermaphrodite qualifié de « monstre multiforme » au XVIe. La métamorphose défigure la représentation valorisée socialement, la rend méconnaissable dans sa forme et pourtant reconnaissable sur le fond. L’humain ne s’est pas transformé en un insecte, il n’est pas devenu un insecte. Kafka ne nous décrit pas cette transformation, il nous l’impose dès la première phrase, nous met en demeure de trouver la signification d’une telle transformation épargnant la conscience d’être humain, de parler, de s’inquiéter de l’autre, d’être un humain parmi d’autres humains et non cet Autre d’un ailleurs lointain, irreprésentable mais tenace. Kafka nous indique que Gregor Samsa, en voyageur de commerce, était déjà prisonnier du temps, de la dette qu’il doit à son patron, d’une dépendance d’un travail solitaire. Il décrit avec une méticulosité ethnologique le fonctionnement d’une maison et ses habitants comme s’il s’agissait d’une étude d’un terrain spécifique, isolée du monde environnant. Méthodiquement, il analyse le regard de l’insecte observant le monde des humains, disséquant les rapports et relations, les us et secrets. Tout se passe comme si, dédoublé dans cette transformation, Samsa en insecte éventait l’humanité en son remugle, inversant le regard qu’il y a à 112

capter cette sorte de Graal ultime de faire partie d’une humanité radicalement distincte de toutes autres formes de vie. En un mot, il ne nous propose rien de moins que de dissocier la forme et le fond, l’apparence d’humain et le sentiment d’être un humain, en sus de nous imposer une figure d’altérité sous une forme mineure, presque anecdotique, dans un lieu que nous pensions parfaitement connu : la maison. Alors que le temps passé au travail à gagner de l’argent constituait le métronome de sa vie jusqu’alors, le temps est ici presque figé dans une attente épouvantable sous le divan pour ne pas effrayer sa sœur Greta. À l’instar de Tirésias, il nous propose une figure à partir d’une vulnérabilité générique du corps transformé. Il nous décrit ce qu’il en est du sentiment d’appartenir à l’humanité et ses conséquences ultimes : une négation de cette appartenance par d’autres, y compris la structure familiale. Il me semble que Kafka nous désigne l’amoindrissement de notre avenir, à faire du corps vulnérable et des vies parias, la métaphore d’une appartenance double à la société et à l’humanité d’une part et de ce que nous faisons à ces autres métamorphosés en Autre, d’autre part. On peut pousser l’hypothèse ainsi : si seul Gregor est transformé, en revanche, c’est la représentation et l’unité familiale qui en subissent le contrecoup et les personnages font d’ailleurs des efforts désespérés dans ce sens : comment accepter, comment ne pas refuser ? Comment fuir ? Ce faisant, Kafka nous pose une question : qu’allez-vous faire pour que cela n’advienne pas ? Il pose la question de la maturité philosophique. Kafka propose une énigme de la taille de celle de Tirésias dans les écrits d’Ovide quand la métamorphose corporelle n’implique pas une lecture d’un monstre. Tirésias proposait une expérience du corps qui nous est aussi familière : il est transformé en femme puis de nouveau en homme puis fait aveugle, condition qui lui ouvre la faculté d’un voir divin. Cette transformation, dont la fin est heureuse, suggère une forme de synthèse et symbiose, un trait d’union entre le monde des humains et le monde des Dieux, contrairement à l’insecte de Kafka imposant une tragédie ordinaire et létale dans un engluement irrésistible, dont on pressent la fin dès la seconde page quand Gregor Samsa comprend que ce n’est pas un cauchemar, que c’est pire encore : que c’est « réel ». Gregor Samsa ne sait pas ce qu’il lui arrive, pourquoi cela arrive, comment cela est arrivé mais dès son réveil, il se mure 113

dans sa chambre. Kafka ne nous dit rien, laissant à son époque et la nôtre cette inconnue qui nous fascine, qui relie le passé depuis l’obscurantisme du Moyen-Âge au présent continuant à produire des figures monstrueuses. Cette présence nous fait croire qu’il y a des vies qui ne méritent pas d’être vécues, d’être soutenues, simplement parce que leurs formes ne rentrent pas dans le moule des représentations, ne sont pas duplicables voire interchangeables : il n’est pas comme nous - il n’est pas nous. Qui est-il donc ? Il y a une déconnexion entre l’identité humaine, globale et générique, et l’identité personnelle qui ne va pas simplement vers la construction d’un autre-en-Autre pouvant encore tenir aux marges de la société humaine, mais vers ce pire, cette régression radicale. Kafka nous indique un changement de nature de cet autre encore comme nous en un autre-radical, un autre définitif. Kafka a très certainement été influencé par les transformations du monde connu au tournant du XIXe-XXe siècles. En visionnaire inquiet, il a observé la montée du psychologisme médico-légal, des figures asilaires, l’impact des exodes rurales et des transformations de la prémodernité vers une transformation des espaces géopolitiques et des rapports hommes/femmes. Un autre monde s’ouvre en ce début du XXe : elle transfère la production de l’identité, autrefois située dans le lien social ou de la main d’un Dieu, faisant partie intégrante de la nature, dans l’enceinte des corps prescrits par la hiérarchie bourgeoise, urbaine et médicalisée, instillant à son tour l’idée que l’identité exsude du corps, qu’elle est une propriété remarquable du corps, que l’individu doit en être comptable et responsable. Au fond, Gregor Samsa ne serait-il pas le seul responsable de l’état de son corps pour n’avoir pas su protéger et nourrir sa famille, maintenir la cohérence matérielle de son existence et avec elle sa cohésion corporelle ? Kafka répond à l’antique question et angoisse d’une genèse des monstres et monstruosités que le siècle importe dans la double enceinte du corps et de la société des disciplines et connaissances sous l’œil acéré de la description méthodique et méthodologique. Cette transformation externe vient s’exercer sur un individu isolé, vulnérable et apeuré, déjà enfermé sur lui-même, confiné dans sa chambre, dans ses peurs. Mais, dans l’obscur recoin de ce confinement, surgit ce regard interrogatif, puissamment inquiet, faisant surgir une empathie qui inverse, désordonne la description méthodologique sans pour autant la désarticuler entièrement. L’homme-insecte pense le monde. 114

L’insecte kafkaïen est une figure profondément historicisée, induite par l’Histoire d’une transformation structurelle : la modernité est le fruit de la geste humaine qui prend le contrôle absolu de son environnement. Sa phase suivante, logique, en est ces sujets mutants, politiquement décomptés et métamorphosés, qui prennent place sous le microscope des nouvelles disciplines que sont la médecine légale, l’anthropologie criminelle s’ajoutant et s’ajustant à l’anthropologie coloniale. Sa figure est le trou noir de notre conscience au monde, cette « intranquillité » matricielle et fondamentale. La relation dualiste corps-âme (identité) Tout ceci nous indique une chose à propos de notre fonctionnement relatif à notre corps : parce que la conscience humaine est une codépendance inégalitaire et asymétrique, il n’y a pas de conscience possible du corps sans une représentation médiée et partagée dans le lien social, instituant des formes de corps par la parole sociale, d’où cette idée d’un « corps naturel » qui serait un « vrai corps » et un vrai corps qui répondrait au corps social, au corps de la Nation. Aussi, la relation dualiste est toujours une relation dont le tiers régulateur est ailleurs, hors des corps individuels et situés dans le fonctionnement normatif de la société. L’une et l’autre représentation sont des propositions vraies parce qu’elles sont socialement structurées à être comprises comme telles et nulle autre. Sauf métamorphose dans l’enceinte du réel composant le monde connu et son hors-champ composant l’ailleurs. Le corps trans est perçu ainsi et dans cette enceinte du réel comme monstrueux, l’identité trans comme un « défi à l’entendement ». La sexologie et la psychiatrie ont tenté cette métamorphose psychologisante, ont fait croire pendant plus d’un siècle, que nous sommes agis par cette figure mutante interne, à l’intérieur de nos corps, à l’intérieur de notre histoire. Les termes et expressions visent cet ailleurs dans ces corps biologiquement « normaux », dont il faut baliser la frontière pour juguler les passages. L’individu trans n’a pas de nom pour se dire, de médiatisation pour se socialiser sauf à ajouter ce préfixe de trans au terme identité, lui attribuer des qualificatifs l’enserrant entre médecine et légalité, c’est-à-dire dans ce contexte d’observation pour comprendre sa nature, son mouvement, ses intentions et inconnues. Cela implique la qualification chaque fois que la proposition vraie corps = corps naturel semble fausse. Lorsque nous parlons de corps trans, de corps intersexe, 115

que requalifions-nous ? Lorsque nous affirmons que le sexe est dissocié du genre, nous dissocions la représentation sociale de la représentation subjective dans un régime dualiste unique, sans en dehors et sans nom. Sauf métamorphose. L’individu est alors « ouvert » : son appareil psychique se trouve en dehors de son corps, mais non de sa conscience. Il est sans appartenance dans un nulle part nul lieu au moment où s’affirme pour tout lien social, la compétition généralisée entre individus pour laquelle il ne sera jamais armé. Faut-il y voir dans la date de publication, 1915, de La métamorphose, au moment de la Première Guerre mondiale, le signe de ce régime de compétition généralisée de tous contre tous dans un monde qui s’effondre, où les anciens empires se disloquent dans le fracas non seulement de batailles déjà engagées mais d’une révolution plus profonde, plus définitive ? La vulnérabilité du sujet paria, ce non-humain ou ce presque humain des zoos coloniaux, semble coïncider avec ce projet global d’une société hors-sol qui s’annonce. Sur l’emprise d’une restructuration sociologique et politique avec le Code civil (1806) annonçant les identités sociojuridiques, les ouvrages d’Ambroise Tardieu (de 1850 à 1880), et la nosologie de Krafft-Ebing début XXe, viennent accompagner cette transformation par des identités médico-juridiques. Elles poseront les fondations du champ médico-légal et de la sexologie contemporaine. Le régime du paria change, il est alors le sujet biopolitique disciplinaire d’un état du corps à partir duquel on prétend décrire un état de l’appareil psychique. Tardieu, après Esquirol (1838), écrira en 1856 que l’homosexuel est doté des « caractéristiques psychiques des femmes » : il lui fait subir une métamorphose interne. La transformation est issue de la différence-des-sexes, ce « réel » ou cette enceinte de coordonnées conceptuelles en attente de nouvelles coordonnées sociohistoriques. La métamorphose a alors atteint son but ultime, celle de cette transformation corporelle qui vise préalable à faire advenir un Autre inconnu, en un autre soumis frappant à la porte de la reconnaissance. Il subit donc deux transformations. L’une conceptuelle dans l’écriture descriptive d’une déviance mentale et une transformation corporelle qui le ramène dans l’aire des coordonnées conceptuelles connues, socialement acceptées, ce qui le replace dans les coordonnées sociohistoriques. 116

Conclure Nous pensions être sorti.e.s de l’histoire d’une fabrication de monstre ou de monstruosité en nous mais elle laisse une certitude qui nous atteint au plus profond de nous-mêmes : la fragilité de l’humain dès lors qu’il n’a plus d’assise extérieure à lui-même, qu’il doit trouver son humanité au fond de luimême. À l’inverse de Gregor Samsa et parce qu’il est tout seul, nous nous employons collectivement en nous appuyant sur un humanisme faisant l’expérience des hybridations d’un monde technosocial à une recartographie transculturelle, c’est-à-dire d’une sortie du dualisme cartésien qui serait également un dualisme social ouvert, pluraliste mais exposé à notre tour à une colonisation venue d’ailleurs. Nous pouvons alors communiquer de nouveau avec ces autres que ce dualisme fondamental a privés de leurs terres et leurs identités, de leurs modes de représentation ; outre les minorités sexuelles et de genre et les minorités ethniques du monde entier, les animaux que l’on divise en trois catégories : les animaux domestiques, la viande et le monde sauvage. Dans Alien, nous n’avons aucun doute, il appartient à cette 3e catégorie mais Gregor Samsa ?

Bibliographie BANCEL Nicolas, BLANCHARD Pascal, BOËTCH Gilles, DEROO Éric, LEMAIRE Sandrine (dir.), Zoos humains, Au temps des exhibitions humaines, Paris, La Découverte/Poche, 2004. CASTEL Pierre-Henri, La métamorphose impensable : essai sur le transsexualisme et l’identité personnelle, Paris, Gallimard, 2003. CHAMAYOU Grégoire, Les corps vils, expérimenter sur les corps humains aux XVIIIe et XIXe siècles, Paris, La découverte, 2011. ESQUIROL Jean Étienne Dominique, Des maladies mentales considérées sous le rapport médical, hygiénique, et médico-légal, Paris, Paul Renouard pour J.-B. Baillière, Londres, Lyon et Leipzig, 1838. KAFKA Frantz, La métamorphose, [1915, Édition Kurt Wolff Verlag] Gallimard, coll. Le livre de poche, 1955. 117

KRAFFT-EBING Richard (Von), Psychopathia sexualis. Avec recherches spéciales sur l’inversion, Paris, Ed. Georges Carré, 1886. OVIDE, Les métamorphoses, (Dir, J. P. Neraudeau), Ed. Poche, 1992. SHELLEY Mary W., Frankenstein, [1818], Paris, Le livre de poche, 2009. TARDIEU Ambroise, Étude médico-légale sur les attentats aux mœurs, Paris, J.B. Ballière & Fils, 2e édition, 1858. VÉDIE Christian, « Métamorphose animale et métamorphose sexuée : de la lycanthropie au transsexualisme », Cliniques Méditerranéennes, n° 61, 1999, pp. 203218.

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Un corps pour penser… Bouchra Boulouiz123

Un corps-rêverie Je suis au hammam et comme toujours c’est un moment merveilleux de recueillement à la fois pour mon corps et pour mon esprit. Je jette de temps en temps autour de moi, un regard curieux, un peu voyeur, car chaque fois qu’il s’agit de corps, la pudeur veut qu’il ne faille pas poser les yeux. Mais je ne peux m’empêcher chaque fois de regarder ces corps féminins éternels et qui ont traversé les siècles. Nous sommes un samedi matin, il est dix heures, le silence est partout et surtout il n’y a plus ces cris d’enfants d’antan. Les mêmes rondeurs féminines peintes par Ingres dans Le bain turc. La pudeur peu à peu s’évacue au milieu des eaux usées et savonneuses. Un peu moins épais que dans mon souvenir lointain, les corps de femmes de ce matin ont fréquenté les salles de sport car leurs muscles sont présents malgré les plis transparents.

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Écrivaine et experte en communication. Elle est l’auteure de deux romans : Judas (Editions Marsam, 2006) et L’ambassadeur et moi (Editions Marsam, 2007). 119

Les corps sont dans une promiscuité étonnante. La mère et la fille, la voisine et l’amie, la masseuse et la cliente, la vieille et la jeune… Une chorégraphie où s’entremêlent et se désarticulent en même temps les membres, les bras, les jambes, les coudes… Des vagues de graisse qui remuent et qui sous les fesses s’affaissent, dit une chanson populaire. Dans une coupe en cuivre rouge, une femme mélange la poudre de henné avec un peu d’eau très chaude. Elle la malaxe, enduit son propre corps et celui de la voisine. Elle laisse le temps agir sur la couleur. Je fixe mon imagination sur les fines particules à la couleur chaude qui s’accrochent à sa peau. Les siècles défilent devant mes yeux. Pourquoi le henné m’emmène-t-il à chaque fois en voyage ? Il me fait traverser ma propre histoire, même celle des gens que je ne connais pas. Ce matin, les images me viennent en masse. Elles sont en désordre et isolées. Des images mentales, des idées, des pensées. Sans corps loin du corps. Je ne pouvais malheureusement pas les noter. Car j’étais nue. J’aurais voulu les fixer quelque part. Même sur mon corps si j’avais pu. N’est-il pas le premier support à l’écriture ? Sous l’effet magique de cette argile terre qu’est le henné qui pour devenir matière a besoin d’eau et de feu, le corps me donna l’explication. Il m’expliqua la source de la création à partir des trois éléments. Je restais suspendue à cette idée de Bachelard124, qui vint me surprendre dans ce 42 degré de chaleur de cette étuve. Quatre éléments : le feu, l’eau, la terre, l’air, commandent les images dominantes, des images qui restent à la source de l’activité qui imagine le monde. Ainsi, le henné sur le corps avait réactivé mon imagination. Je retrouvais les images fondamentales. C’est pour ça que le contact avec le henné me fait remonter le temps. J’arrive jusqu’à la Création. Ce matin je comprends mieux, grâce au henné sur le corps de cette femme, grâce à Bachelard et grâce à la chaleur du feu, qu’il existe des éléments qui commandent aux images qui dominent l’univers. Ces images nous aident à imaginer le monde. Elles fondent même les philosophies. Elles alimentent la rêverie, la poésie, la créativité.

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Gaston Bachelard : Le feu l’eau la terre et l’air commandent les images dominantes, des images qui restent à la source de l’activité qui imagine le monde. 120

Un corps hybride Dans la tradition arabo musulmane, le corps est hybride, il est même ambivalent. Il est hybridé par la fonction patriarcale et théologique. L’hybridité du corps fait ressortir d’autres hybridités, notamment celle de la langue et celle de l’être. C’est le point de vue d’Abdelkébir Khatibi, un grand penseur marocain. Le corps traduit une tutelle patriarcale et une pesanteur archaïque des origines. Il est enfermé dans un discours théologique dont il tente de s’affranchir pour devenir sujet. À l’époque préislamique, le corps bénéficiait d’une représentation plus libre. La preuve se trouve dans les récits issus de la poésie et de la mystique préislamique. Ces récits ont « épousé le rythme du corps ». Car les signes de l’identité préislamique se sont enfouis dans la mémoire de ce corps. Les corps deviennent alors des lieux de fiction, des lieux de mémoire. Ils racontent et parfois ils sont une chorégraphie en mouvement. Dans le livre du sang125 Abdelkébir Khatibi recourt à la mythologie du corps androgyne126. « Un ni homme ni femme, qui se heurte au patriarcat et aux blocages difficiles d’une transition vers la modernité ». L’androgyne est une représentation familière dans la civilisation préislamique. Au fur et à mesure, cette représentation a été évincée par un discours théologique, évacuant la sexualité hybride, la figure bisexuelle du désir, qui pourtant a fasciné les Arabes, telles les figures de l’éphèbe et de l’eunuque. « Toi qui apparais comme femme, qui apparaît comme homme, n’es-tu pas un grand simulateur ! Tu appartiens aux deux sexes à la fois, et en même temps tu n’es aucun complètement. Doué de perfection d’un côté et monstre de l’autre, uni à toi-même et infiniment séparé, visible invisible, réel irréel, entre ciel et terre, effaçant chaque fois ta ressemblance et ta dissemblance pour mieux les simuler et les dissimuler »127.

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Livre du sang (Gallimard, 1976), texte romanesque dans lequel Khatibi explore les dédales des mythes de l’androgyne et d’Orphée. 126 Thème qui a existé chez Platon. 127 Abdelkébir Khatibi, Le livre du sang, 1975. 121

L’androgyne est une forme de l’ambivalence par laquelle se fait la transition. On retrouve l’image de la femme androgyne qui se révolte contre les codes socioculturels et contre le pouvoir patriarcal chez beaucoup d’auteurs arabes. L’androgyne est la marque d’un passage vers la modernité grâce à cette ambiguïté. L’androgynie est définie comme « un troisième terme, commun aux hommes, comme la relation amoureuse, le moment où les deux personnes ne font qu’un, quand le principe du masculin et celui du féminin s’effacent dans un principe commun que l’auteur appelle « androgyne ». « L’androgyne est un principe d’unification », souligne Abdelkébir Khatibi qui n’hésite pas à reprendre un auteur musulman, le poète Abou Nouas128 qui consacra sa poésie à la sublimation des charmes de l’hermaphrodite. Confronté à l’amour au masculin, sa poésie combine la beauté du « Ghelman » le jeune garçon, de l’éphèbe, cet esclave jeune… le vin et la chasse. « L’homme est un continent, la femme est la mer. Moi j’aime mieux la terre ferme », Abû Nuwâs : Mieux que fille vaut un garçon (Abû Nuwâs) J’ai quitté les filles pour les garçons et, pour le vin vieux, j’ai laissé l’eau claire. Loin du droit chemin j’ai pris sans façon celui du péché, car je préfère. J’ai coupé les rênes et sans remords. J’ai enlevé la bride avec les mors Me voilà tombé amoureux d’un faon coquet, qui massacre la langue arabe. 128

Abû Nuwâs 762-810, un brillant représentant du courant poétique des XIIIe et IXe siècles. Initié par Bashâr Ibn Burd, qui chercha à s'écarter des codes et des thèmes de la poésie ancienne, d'inspiration bédouine, en mettant en avant une poésie d'amour, bachique et érotique, inspirée de la vie citadine. Il a une poésie bachique et érotique. Il compose également dans d'autres genres, notamment des pièces de poésie ascétique (zuhdiyya), ou encore des panégyriques (madîh) adressés à ses patrons. On lui attribue par ailleurs la paternité du genre des tardiyyât (scènes de chasse). 122

Brillant comme clair de lune son front chasse les ténèbres de la nuit noire. Il n’aime porter chemise en coton ni manteau en de poil du nomade arabe. Il s’habille court sur ses fines hanches mais ses vêtements ont de longues manches. Ses pieds sont chaussés et sous son manteau, le riche brocart offre sa devine. Il part en compagne et monte à l’assaut décoche ses flèches et ses javelines Il cache l’ardeur de la guerre et son attitude au feu n’est que magnanime Je suis ignorant en comparaison d’un jeune garçon ou d’une gamine Pourtant comment confondre une chienne qui eut ses règles chaque moi et mit bas chaque année, Avec celui que je vois à la dérobée : Je voudrais tant qu’il vint me rendre mon salut ! Je lui laisse voir toutes mes pensées, sans peur du mouzzin et l’imam non plus.

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La représentation du corps mutilé dans la littérature marocaine Abdellah Baïda129

Qu’est-ce qu’un corps mutilé ? La littérature marocaine est foncièrement liée à la réalité qui l’entoure, qui l’inspire et qui l’accueille. C’est peut-être une évidence d’annoncer une telle affirmation mais en constatant la quasi-absence de certains genres littéraires qui se démarquent de la réalité (nous pensons notamment aux récits relevant de la science-fiction ou du genre fantastique…), ce propos prend une autre dimension. Concernant les romans écrits en langue française, leur histoire est souvent liée à l’histoire socio-politique du Maroc. Parmi les thématiques abordées depuis la naissance de cette littérature, nous pouvons énumérer de manière non exhaustive : l’autobiographie, l’enfance saccagée, l’éducation traditionnelle, le patriarcat, la condition de la femme… et plus récemment : la littérature carcérale ; l’intégrisme, l’immigration ; la littérature gay… L’image du corps mutilé traverse plusieurs œuvres relevant de cette littérature. Par l’adjectif « mutilé », nous entendons un corps vulnérable qui a subi une amputation, fruit d’une violence. En consultant les œuvres des dernières années, nous remarquons une forte présence de cette composante. Je ne m’arrêterai pas ici sur les situations de mutilation relatées dans la littérature carcérale. Voir à cet égard les œuvres d’Ahmed Marzouki, Driss Bouissef Rekkab, Jaouad Mdiddech (2009),

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Professeur à l'Université Mohamed V de Rabat. Chercheur en littératures, écrivain et critique littéraire, agrégé de lettres. 125

Mohammed Errahoui (2008), etc. Ce corpus issu de conditions historicopolitiques mérite un traitement à part. Nous focaliserons ici sur les mutilations dues à des raisons sociales. Dans le premier roman d’El Mostafa Bouignane, La Porte de la chance (2006), le récit s’ouvre sur un groupe d’enfants d’un quartier populaire parmi lesquels se distingue un dénommé Dosti que le narrateur qualifie de « grand garçon boiteux et un peu simple d’esprit » (p. 5) ; une double peine qui n’est pas une exception dans une telle couche sociale. C’est un milieu risqué où les accidents ne manquent pas. Ici ce personnage est secondaire malgré son importance. Il n’est cependant pas sans rappeler une autre figure de notre littérature et qui sera au centre du récit. Il s’agit des Étoiles de Sidi Moumen (2010) de Mahi Binebine. Ici, c’est le personnage-narrateur lui-même qui portera les séquelles de son parcours et de la violence de son milieu. Nous avons là aussi à faire à un groupe d’enfants d’un bidonville de la banlieue de Casablanca parmi lesquels se distingue celui qui prend la parole pour se présenter en déclarant : « Depuis le jour où une pierre lancée par une victime furibonde a atterri sur mon crâne, je n’ai plus toute ma tête. C’est du moins ce qu’on pense autour de moi et qu’on a eu de cesse de me marteler depuis tout petit. J’ai fini par m’en faire une raison, et, à la longue, par y prendre goût. Toutes mes incartades étaient à moitié pardonnées en raison de ce handicap. » (p. 7-8) Le protagoniste Yachine s’adapte à son handicap, son entourage ne fait rien pour l’en extraire, au contraire il l’enfonce. En prenant en considération la destinée de ce personnage, nous ne pouvons ne pas nous interroger sur la part de responsabilité à imputer à cette mutilation : Yachine deviendra intégriste-islamiste et finira kamikaze. Le romancier Mahi Binebine a tiré des effets esthétiques de l’état de son personnage. Ce dernier relate des événements graves ou même tragiques avec toute la distance et le détachement dignes de sa situation. Ainsi, à titre d’exemple, relatant une bagarre dont est victime un de ses copains de jeu, il dira : « à demi-conscient, Khalil s’employait à chercher dans la poussière les deux dents qu’il venait de perdre comme s’il était possible de les recoller. Comme s’il se fût agi d’un bridge qu’il aurait suffi de remettre en place pour retrouver son sourire. » (p. 46). Chez ces deux écrivains le corps mutilé est associé à de graves séquelles sur la santé mentale des personnages et détermine leur positionnement au sein de la société. 126

Dans son dernier roman, Le Seigneur vous le rendra (2013), Mahi Binebine fera de nouveau d’un personnage mutilé son héros et son narrateur. Il s’agit d’un enfant que son entourage forcera à demeurer physiquement bébé en tentant de freiner sa croissance par tous les moyens, afin d’en faire un outil de mendicité. Une stratégie trouvée par sa propre mère qui le loue à des mendiantes. Lui, il est fier de sa position au milieu des mutilés qui peuplent la place Jamaa El Fna et il précise : « Jamais Mère ne me lâcha à moins de vingt dirhams la journée : à prendre ou à laisser. Mon tarif était incompressible. Pourtant, je n’étais ni aveugle, ni bossu, ni contrefait ; rien en commun avec les estropiés de la concurrence. » (p. 9) Mahi Binebine raconte comment ce personnage est présenté sur la place publique pour susciter la pitié et pour devenir une source d’argent permettant de subvenir aux besoins de la famille. Dans le dernier roman d’Abdelhak Serhane, L’homme qui marche sur les fesses (2013), le protagoniste, comme l’indique le titre, est un homme tronqué, amputé ; un cul-de-jatte. Ce dernier serait le symbole d’un ensemble d’amputations qui touchent le Maroc présenté par Serhane. Nous en énumérons trois : - Des hommes sans liberté : L’absence des libertés individuelles au Maroc est sévèrement critiquée par cette assemblée de fêtards à laquelle appartient l’homme qui marche sur ses fesses. Cette assemblée, malgré toutes les drogues ingurgitées, demeure lucide dans son analyse de la situation et dans sa capacité à détecter les lacunes. - Un pays amputé de sa dignité : Le Makhzen et la monarchie sont responsables de cette amputation. Les trois piliers sur lesquels tient le régime sont : la religion, l’ignorance et la peur. - Un écrivain privé de son monopole : L’écrivain, Abdelhak Serhane, ainsi nommé dans le récit, est interpellé par ses personnages qui revendiquent leur droit à la parole, la légitimité de leur version des événements et qui contestent parfois le modus operandi de l’auteur. Ainsi l’écrivain omniscient/omnipotent est mort. Les laissés-pourcompte revendiquent le droit à la parole.

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Après ce survol de quelques cas de mutilations représentées dans certains romans marocains de langue française et qui ont souvent une valeur symbolique pour pointer du doigt d’autres amputations qui touchent toute la société, nous voudrions focaliser notre propos sur un roman qui est assez poignant à cet égard. Il s’agit du roman Ni Fleurs ni couronnes de Souad Bahéchar (2000). Le récit relate l’histoire d’une petite fille de la campagne qui sera victime de son entourage et de l’ignorance dominante. Souad Bahéchar explique lors d’un entretien que nous avons eu avec elle que ce type de société vise à « toucher la femme dans sa sexualité le plus tôt possible et la marquer au fer rouge. » Elle interprète cela comme une façon de dire à la femme, nous citons Bahéchar : « Ton corps appartient à la société. Donc tu dois obéir seulement ». Le récit s’ouvre sur la mort d’une étrangère qui avait élu résidence dans un village marocain. Celle-ci, de son vivant, n’entretenait pas de relations particulières avec les habitants, elle était plutôt en quête d’harmonie et de symbiose avec la nature. Ses occupations majeures étaient la méditation et la lecture, deux activités incompréhensibles pour les villageois et par conséquent condamnables. La mort de Madame Chouhayri était donc un soulagement pour la tribu. Au seuil du récit, un certain nombre de remarques sur le corps attirent l’attention : « Ils trouvèrent le corps desséché par le vent, et qui ne recelait aucune trace de pourriture » (p. 6). C’est donc un corps jusqu’au bout en harmonie avec la nature et continue à être protégé par elle. Plus loin, nous lisons : « Madame Chouhayri était morte assise et l’était restée. Le livre qu’elle avait tenu dans ses mains gisait sur ses genoux. Ses yeux écarquillés semblaient contempler, à travers la fenêtre basse, le triomphe du printemps dans le jardin exemplaire » (p. 6). Tous les signes détaillés dans le récit montrent un personnage qui échappe à la communauté, qui résiste et qui dérange. Sur les huit chapitres que compte le roman, Madame Chouhayri n’occupera que le premier. C’est la naissance d’une fille non désirée qui prendra la relève de l’histoire. Un corps féminin est une sorte de malédiction dans le milieu décrit par Souad Bahéchar. Les villageois ayant distribué entre eux de manière illégale l’héritage de Madame Chouhayri, ils ont quand même fêté la naissance de la petite fille en 128

la baptisant Chouhayra en guise d’hommage à la défunte. Elle est ainsi qualifiée par le narrateur de « réceptacle pour la peur et pour la haine » (p. 21) et de « victime expiatoire » (p. 21). Le nom propre occupe ici une place importante : une première déformation a été opérée sur le nom de la défunte pour l’attribuer au nouveau-né : Chouhayri à Chouhayra. Nous reviendrons sur l’évolution de l’onomastique dans le récit plus loin. Passé le moment de mauvaise conscience, l’enfant est abandonné à la nature. Pour le père, homme déçu, « les femmes, c’était surtout des bouches à nourrir dont on n’était jamais tout à fait sûr d’être débarrassé » (p. 28). L’enfant a donc été mis à l’écart, élevé comme une bête mais libre. Le narrateur constate : « Ni vraiment humaine, ni tout à fait animale, plus forte et plus fragile qu’un autre enfant des Mramda, Chouhayra grandissait par àcoups et devenait encore plus étrange » (p. 27). En grandissant, Chouhayra échappe au corps social et elle commence à ressembler de plus en plus physiquement à Chouhayri. Adolescente, étant souvent dans la nature, elle rencontre un jeune berger et c’est avec lui qu’elle accomplira la faute fatale, l’impardonnable acte de chair. Surprise par un des villageois, tous les Mramda ont accouru pour les surprendre alors que le jeune couple était encore assoupi après la jouissance. « Un buisson de mains s’abattit sur les corps maculés de terre. On tira le garçon à l’écart. L’anneau humain se referma sur Chouhayra qui grondait sous les huées et les coups. » (p. 42) Devant le même acte, l’acte de chair, la tribu accordera à chaque membre du couple un sort différent : le garçon subira un rituel visant à purifier son corps par le lait et ensuite le bain dans l’océan. Contre la fille, le verdict était l’épreuve du feu. Elle était immobilisée au même endroit et « dans son corps se confondaient encore la singulière euphorie de l’accouplement et l’horreur montante de ses conséquences » (p. 44). Les hommes confient alors aux femmes la tâche de faire subir à Chouhayra l’acte de mutilation.

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Et voici la scène de la mutilation : Tout autour d’elle, des femmes. Celles qui la détachent de l’arbre pour la coucher sur le sol, tirant sur ses bras et sur ses jambes comme si elles voulaient se la partager. Taïka qui s’assoit sur son ventre pour l’immobiliser. La mère du berger qui sort du brasier deux tisons sur lesquels elle souffle pour en raviver la flamme. […] Actrice et spectatrice, Chouhayra est à la fois ce corps livré à l’infamie mais aussi cette conscience qui perçoit les êtres et les choses, dedans et tout autour, et qui peut remonter dans les cœurs jusqu’à la source des larmes. Le feu entame sa chair. La mère du berger vise les traces laissées sur la peau par le sang séché de l’hymen déchiré. Entre ses cuisses écartées, Chouhayra voit son sexe s’ouvrir comme une bouche qui crie […] Les tisons s’éteignent, elle perd conscience. (p. 46) Ce corps est devenu un corps marqué, un corps mutilé. Et de cette cicatrice va naître une autre identité. Les deux adolescents décident de fuguer. Ils décident d’abord de changer de nom : Ra’i (berger) pour le garçon et Bahria (Marine ; relatif à la mer) pour la fille, ensuite ils se baignent dans la mer. Deux actes emblématiques à travers lesquels ils espéraient effacer les traces des Mramda, leur tribu. Et c’est à ce niveau que commence l’initiation de Bahria qui découvrira la ville, tentera de déjouer ses pièges, fera de rares rencontres… mais la mutilation demeurera toujours présente comme une obsession, comme une marque de fabrique et ne la quittera jamais plus. Le narrateur les qualifiera de « marques… indélébiles » (p. 47) ; il sera aussi question de « complainte du corps torturé » ; « la femme marquée dans sa chair » (p. 61)… À certains endroits du récit, le narrateur présente ces mutilations comme une protection ou comme une barrière qui séparera le personnage du monde. Ainsi, ayant failli être violée, Bahria adopte la même attitude que quand on l’a brûlé, elle « abandonne son corps » car, précise le narrateur, elle porte « le corps que les Mramda lui avaient appris à déserter en cas de malheur. » (p. 61) 130

La découverte des brûlures a rebuté le violeur qui s’en est allé en courant et en même temps « touché par le terrible abandon qu’elle lui avait opposé », il avait remarqué, selon le narrateur que « la brûlure n’était pas que sur la peau ». Après plusieurs épreuves, il a fallu trouver des stratégies pour réconcilier le personnage avec son corps et ne plus chercher à le déserter. Ceci s’accomplira tout au long d’un parcours initiatique. Une des épreuves qui mérite qu’on s’y arrête est la rencontre entre Chouhayra et Najib, artiste-photographe. Ce dernier sera d’abord choqué par « les affreuses marbrures sur la peau de Bahria. Ces cicatrices qu’elle avait presque oubliées depuis qu’elle avait décidé de ne plus les regarder » (p. 93)… C’était au cours d’une séance de photos où Bahria était nue. À travers les clichés pris par le photographe, elle apprendra à se réconcilier avec son corps même si les rechutes sont nombreuses et la douleur renaît parfois par le souvenir de la blessure. Sur l’une des photos, la cicatrice est comparée à un animal venimeux et la photo était estimée par Najib d’une « violence inouïe » (p. 102). Ainsi, sa mutilation est tantôt considérée comme une arme qu’elle brandit face à celui qui voudrait l’humilier, tantôt elle se sent « ridicule et terriblement vulnérable » (p. 105). À un moment, le photographe l’accompagne dans sa découverte de la ville, il capte alors son regard qui se pose pour la première fois sur certains objets ou certains endroits, il lui révèle son corps sous d’autres angles… c’est alors que nous assistons à une sorte de naissance ou de renaissance de la protagoniste. L’autre moyen pour dépasser sa blessure est de vivre des vies qui n’ont aucun rapport avec son milieu. Ainsi au cours de ses pérégrinations, elle en est arrivée à habiter dans une vieille maison appartenant à un étranger ; une maison pleine d’objets anciens, de tableaux et d’autres meubles. Le narrateur précise alors : Elle voyageait dans un passé qui ne lui appartenait pas mais qui lui était d’autant plus accessible que le sien n’avait eu pour décor que les arbres, l’eau et le feu. Sans vergogne, elle adoptait des objets, et même des personnages. Parmi eux se trouvait l’amiral, avec son titre au bas de la gravure qui le représentait en buste […] 131

Elle le regardait avec des yeux troubles quand elle devait quitter la maison pour aller travailler. (p. 131-132). Le corps mutilé est une amputation identitaire. Le personnage de ce roman tentera, à la fin, de colmater les brèches, de récupérer le carnet d’état civil de ses parents pour pouvoir s’enregistrer comme citoyen à part entière. La plupart des romanciers qui ont exploité ce motif de corps mutilé ont appliqué cette mutilation à des corps vulnérables (enfants, femmes, étrangers…) et montrent le combat que mène le personnage vis-à-vis de son entourage, les hauts et les bas que sa condition lui impose et les divers moyens à travers lesquels il tente de combler les lacunes. Toutefois, par-delà l’individu, c’est en réalité le corps de la société qui est mutilé et c’est une nation qui est amputée d’une part d’elle-même. Les lignes de fuite à tracer pour rendre compte des corps vulnérables de la société marocaine sont donc en train de se tisser par et à travers la littérature. L’individu non reconnu prend corps dans le texte et y affirme son identité. C’est également à cette cause que doit servir la littérature qui est censée être, comme le disait Kafka, un bond hors du rang des meurtriers… Les meurtriers sont ici, bien évidemment, les réactionnaires.

Bibliographie BAHÉCHAR Souad, Ni Fleurs ni couronnes, Ed. Le Fennec, 2000. BINEBINE Mahi, Étoiles de Sidi Moumen, Ed. Le Fennec, 2010. BINEBINE Mahi, Le Seigneur vous le rendra, Ed. Fayard, 2013. BOUIGNANE El Mostafa, La Porte de la chance, Ed. Marsam, 2006. BOUISSEF Rekkab Driss, A l’ombre de lallaChafia, Ed. L’Harmattan, 1989 ERRAHOUI Mohammed, Mouroirs, Ed. SaâdWarzazi, 2008. MARZOUKI Ahmed, Tazmamart Cellule 10, Ed. Paris-Méditerranée et éditions Tarik, 2000. MDIDDECH Jaouad, La Chambre noire, Ed. EDDIF, 2000. MDIDDECH Jaouad, Vers le large, Ed. Marsam, 2009. SERHANE Abdelhak, L’homme qui marche sur les fesses, Ed. Seuil, 2013. 132

SEXUALITÉ(S) & SOCIÉTÉ(S)

Corporalités et islamité LGBT radicalement alternatives : l’avant-garde de nouvelles théologies de la libération ? Ludovic Mohamed Zahed130

Au regard des mutations relatives à la représentation des corporalités, dans Ce qui fait une vie, Judith Butler se place au-delà de la perspective philosophique présentée par Jurgen Habermas, qui considère l'engagement politique comme un processus individuel visant le bien-être collectif. Dans une perspective presque métaphysique, au-delà de nos corporalités physiques, J. Butler définit les corps vulnérables comme des corps dépendants d’un environnement instable et parfois violent à leur égard. Les corps vulnérables sont des corps qui existent mais dont on ne reconnaît pas la valeur et la dignité de l’existence en tant que telle. Elle affirme qu’il faut : « repenser l'ontologie corporelle et la politique progressiste » au moyen de l'interrogation des « modes culturels de régulation des dispositions affectives et éthiques opérant par un cadrage sélectif et différentiel de la violence ». C'est la possibilité et l'impossibilité de deuil qui classe d'une manière différentielle les vies et les populations qui sont jugées comme étant dignes d'être pleurées, dès lors considérées comme vivantes et à protéger, et celles qui ne le sont pas, et pour le coup sont considérées comme mortes voire menaçantes et sont sacrifiées au nom de la protection de la vie des autres. 130

Docteur en anthropologie du fait religieux (EHESS). Maître en neurosciences cognitives (ENS). Thèse doctorale en Psychologie sociale des religions (Nantes), Directeur du cabinet CALEM.EU. 135

Ici précisément, J. Butler se place sur la même ligne épistémologique que des théologiennes islamiques telles qu'Amina Wadud : cette Afro-américaine qui suscite la polémique depuis les années 2000 en dirigeant des prières à travers le monde, y compris en Afrique du sud après la libération vis-à-vis du régime de l'Apartheid. A. Wadud prône en cela ce qu'elle qualifie de « paradigme du Tawhid », terme qui en arabe signifie « unicité », l'égalité de tou-te-s devant le Divin. Ce paradigme peut être relié à cette désidentification des « queers de couleur » décrite par Esteban Muñoz par rapport aux normes sociétales et communautaires fascisantes. J. Butler décrit par conséquent le biopouvoir comme étant à repenser de nouveau, afin de dépasser ce qu’elle qualifie « d’impasse politique ». Le façonnage identitaire est en effet représenté désormais comme organisé depuis des centres d’influence diffus, non localisés, au sein de communautés et d’espaces sociétaux - en l’occurrence arabo-musulmans, en ce qui concerne notre réflexion présente - en pleine évolution et où la grammaire - la représentation sociologique - liée à la mêmeté est en pleine mutation. De la même façon, la question de l’homosexualité dans la sphère privée, de l’homoérotisme et de l’identité subalterne des individus appartenant de facto à ce que l’on qualifie aujourd’hui de minorité sexuelle, doit être totalement réévaluée. Tout particulièrement au sein des sociétés arabo-musulmanes. En effet, l’homoérotisme et les corporalités queer ont bénéficié d’une relative tolérance, des siècles durant. Depuis quelques années, des auteurs tels que Khaled Rouayheb, ou encore Walter G. Andrews et Mehmet Kalpakli, mettent en exergue de manière remarquable l’influence qu’a eue par la suite la médecine moderne d’une Europe puritaine, sur un Empire ottoman que d’aucuns décrivent, au tournant du XXe siècle, comme en déclin, ou du moins en recherche d’expertise scientifique médicalisante ailleurs qu’en son sein. Le XIXe puis le début du XXe siècle semblent avoir été ceux, de ce point de vue, de l’émergence de la catégorie sociale des « anormaux », comme le décrit très précisément Foucault dans son ouvrage éponyme. Une description des mécanismes sociaux liés au pouvoir encore pertinent aujourd’hui, à la différence que, de nos jours, l’individu est décrit fondamentalement comme un agent, et non plus comme par essence vulnérable, bien que subissant plus que jamais l’oppression d’une corporalité assujettie à un « biopouvoir » politique omniprésent ; biopouvoir qui sous couvert de démocratie et afin 136

d’assurer les libertés individuelles pour tou-te-s, en réalité accru la pression du contrôle identitaire fasciste : un terme que je n’utilise pas ici dans son acception historiographique (courant politique du siècle dernier), mais en référence à son sens épistémologique premier, qui fait référence à l’imposition idéologique d’un faisceau identitaire unique, au détriment de la diversité des identités, des genres, des sexualités et des religiosités. J’ajoute que de manière transhistorique, transgéographique et transculturel, les fascismes politiques, les replis identitaires, sont commun à toutes les idéologies totalitaires (imposée dans la totalité de l’espace publique, et même, cas extrêmes, dans l’espace privé, voire intime, jusque dans la chambre à coucher des citoyen-nes) ; c’est l’outil ultime pour l’imposition de normes sociétales aliénantes, oppressives, discriminantes, par le biais de la désignation de bouc-émissaires identifiés sur la base de critères fantasmés, pour la plupart arbitraires, mais qui font sens d’un point de vue stratégique, à un moment de l’histoire d’une société en crise économique, puis politique et enfin sociale. Ce fut le cas au siècle dernier en Europe, notamment au moment de la seconde guerre mondiale ; c’est le cas aujourd’hui au cœur des sociétés arabo-musulmanes et des communautés de la diaspora qui leur sont associées. À l’aube de cette période décrite avec précision par M. Foucault, ou de manière sensiblement consécutive à ces mutations grammaticales et éthiques postmodernes, de l’autre cote de la Méditerranée par exemple au Caire en 1930, le recueil des Mille et Une Nuits est publié, pour la premières fois depuis plus de mille ans, expurgés de l’ensemble des références liées à la corporalité, à la sexualité des femmes ou à l’homoérotisme masculin (Rouayheb, 2009). Pourtant avant l’ère moderne, une telle pudeur ne semblait pas exister au sein des sphères publiques arabo-musulmanes. Par exemple, s’inspirant d’une tradition remontant a l’époque médiévale, le juge damascène Muhammad Akmal Al-Dîn rapporta l’histoire suivante : « Un homme aimait un relieur imberbe appelé ‘Ali mais celui-ci se révéla en fait hermaphrodite. Les médecins statuèrent et le déclarèrent plutôt de genre féminin, ce qui permit au juge local de considérer dès lors que le relieur était une femme ; ‘Ali devenant aussitôt ‘Aliya, et pouvait donc devenir l’époux (ou plutôt l’épouse) de son soupirant ».

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Avant l’ère moderne donc, au XVIIIe siècle, le rapport au genre, à la corporalité et à l’homoérotisme ne posait pas autant de problèmes ; puis, « en moins d’un siècle, l’attitude antipathique envers l’amour pédéraste [jusqu’à une époque récente] attribuée aux Français fut adoptée par les classes évoluées de la société arabe ». Le début du XXe siècle est ainsi caractérisé de ce point de vue par une remise en question identitaire décrite comme fasciste, voir totalitaire, au sein de sociétés arabo-musulmanes colonisées, décolonisées pour certaines, traumatisées, à la dynamique sociale fragilisée, en proie aux doutes et aux phobies en tous genres, en recherche actives - à la limite d’une correspondance parfaite avec le tableau psychopathologique de l’hystérie - de bouc émissaires tels que les femmes émancipées ou les individus appartenant de fait à une minorité sexuelle. Ce processus de recherche de bouc émissaire est un phénomène « classique », a priori, au vu des données disponibles en sociologie de la dynamique intergroupes par exemple, en ce qui concerne nommément la condition des minorités au sein de groupe sociaux se considérant, à tort ou à raison, en danger selon Serge Moscovici. Je ne rentrerai donc pas dans le débat suscité par des féministes telles qu’Oriana Fallaci, journaliste italienne, ancienne maquisarde, qui la première avait lancé ce concept « d’islamo-fascisme » et de ces : « fils d'Allah qui passent leur temps le derrière en l’air à prier cinq fois par jour et se multiplient comme des rats (...). De simples minorités fanatiques? Non, mon cher, non. Ils sont des millions et des millions, les extrémistes. Ils sont des millions et des millions, les fanatiques (...) D'une manière ou d'une autre les guides spirituels du terrorisme ». Lorsque des croisés chrétiens par le passé, ou même des extrémistes de confessions bouddhistes actuellement (Huffington post, 2013), assassinent pour des raisons géopolitiques qu’ils pensent devoir sanctifier, sous couvert de leur foi respective, on n’invente pas de terminologie pour qualifier, comme les orientalistes le faisaient il y a quelques décennies encore, cette marque prétendument particulière d’un « despotisme oriental », dont seuls les arabomusulman-es auraient le secret, pour qui seul leur religion ou leur culture pourraient être utilisés, non pas à des fins émancipatrices, mais dans une perspective idéologique unique, aliénée, comme aucune autre culture ou aucune autre religion ne pourrait contribuer de la réaliser. 138

Selon moi, clairement, les processus à l’œuvres et les mécanismes en branle au moment d’une crise sociétale d’envergure, donnent, potentiellement, mais avec des habillages culturels différents, les mêmes résultats en terme de repli identitaires, d’abord, puis de stigmatisation de ceux et celles qui, de fait, sont associé-es à des « minorités » déviantes de la norme, établie par une minorité idéologisée qui se drape dans le manteau de la majorité, quel que soit, encore une fois, l’habillage donné à cette supercherie politique. Pour autant, contrairement à ce que semble faire certains intellectuels comme Vincent Geisser, chercheur au CNRS controversé pour ces positions à propos des féministes et LGBT musulman-es assimilé-es à des « poupées Barbies (...) qui se vendent bien » (2008), je ne nierai pas le problème du lien potentiel entre toutes représentations du monde, y compris celles véhiculées par un certain islam, et fascisations renforcées, sanctifiées, des identités radicalisées et repliées sur elles-mêmes, surtout en temps de crise économique et donc politique. Ce serait faire le jeu des extrémismes, de droites nationalistes, ou dogmatiques, que de nier le fait que l’islam, comme toute représentation du monde, peut servir à l’émancipation ou à l’aliénation des individus ; pire encore, ce serait faire la mauvaise analyse des crises sans précédent auxquelles nous sommes confrontées des deux côtés de la Méditerranée, avec un enlisement aggravé en terme d’égalité et de respect de la dignité humaine, dans les vingt ans à venir. Tout dépend par conséquent de ce que les musulman-es font de leur héritage civilsationnel ; des musulman-es qui sont bien plus nombreux que les « terroristes » à prendre leurs responsabilités parfois au péril de leur vie et qui sont les premières victimes, et de loin, des guerres civiles, guérillas et actes terroristes en tous genres, qui secouent actuellement cette chimère que l’on nomme, de manière monolithique et essentialisante, le « monde arabomusulman ». Il y a une diversité immense au sein des sociétés arabomusulmanes, en terme identitaires et politiques, surtout des « printemps arabes » qui peine à porter leurs fruits, tout comme la révolution française à mis près d’un siècle à porter les siens. En cela l’islam, c’est donc un facteur potentiellement « modérateur », ou « aggravant », des crises identitaires et civilisationnelles, pour reprendre le 139

jargon sociologique correcte ; et il faut le traiter comme tel, sans se voiler la face. Mais la cause première - le facteur « déterminant » - de ces crises, c’est l’absence d’émancipation pour tou-tes citoyen-nes, quelques soient leurs origines, leurs confessions, leurs genres ou leurs orientations sexuelles. Ainsi, comment les individus considéré-e-s comme appartenant de fait à une minorité sexuelle se positionnent-ils par rapport à ces mécanismes sociologiques discriminatoires ? Quelles sont les figures importantes de cette réforme des représentations sociales en matière de corporalité, de sexualité et de religiosité ? L’action de ces musulman-e-s alternatifs est-elle quantifiable sociologiquement ?

Les minorités sexuelles à l’avant-garde des mutations du rapport à la religiosité islamique Il apparaît que les femmes ainsi que les individus appartenant à une minorité, tels que les queers, les transgenres et les personnes séropositives, soient à l'avant-garde de ces mutations relatives à l'éthique islamique. Cela, par le biais de l'élaboration d'identités postmodernes et hybrides, ainsi que définies par Homi Bhaba : construites à la croisée des chemins entre différentes discriminations, et sur la base d'une théologie de la Libération universellement inclusive (1995). Il y a en cela un tripode structurel aux théologies alternatives, inclusives et queers : qui sommes-nous en tant qu'individus incarné-e-s, qu'est-ce que le Divin et enfin comment nous positionnons-nous par rapport à ce dernier. Cette structure épistémologique produit de fait une tension entre les éléments de paradigme islamique alternatif. Ce dernier est guidé par ce que les théologien-ne-s chrétiens ont nommé il y a des décennies le processus de « métanoia » : le retour aux sources authentiques de la tradition spirituelle et culturelle arabo-islamique. Ce n’est qu’au début des années quatre-vingt, avec l’introduction des études de genre dans le champ de l’Islam, par des auteures telles que Fatima Mernissi par exemple dans un ouvrage comme Le harem politique : le Prophète et les femmes, que de plus en plus d’intellectuel-les remettront en cause l’interprétation la plus dogmatique, homophobe, transphobe et misogyne de l’héritage islamique – sans oser parler de sexualité, et encore moins de lesbianisme ou d’homosexualité de manière générale. Je citerai également des 140

auteurs tels qu’Everett Rowson qui nous parlent de ces Effeminates of Early Medina : ces mukhanathuns - des hommes efféminés, voir transgenres - que le Prophète de l’islam aurait défendu et accueillis chez lui, parmi ses femmes et ses enfants. Autant d’études qui ouvriront la voie à une réappropriation avant-gardiste de leur propre religiosité, sans désormais de dissonance cognitive vis-à-vis de leur corporalité, de la part de musulman-e-s ayant élaboré une représentation alternative et non dogmatique de l’islam, notamment ce que l’on qualifiera de citoyen-ne-s et d’associations « LGBT islamiques », de même que des auteurs plus engagé-es car concerné-es au premier titre par cette problématique. Une réappropriation qui passera, plus de mille quatre cents ans après la société des premiers musulmans, premièrement par la reformulation exégétique des versets du Coran ayant trait au peuple de Loth à Sodome et Gomorrhe, comme étant des versets dont le contexte et la raison première de la révélation, de même que les portées axiologiques, éthiques, n’ont rien à voir avec « l’homosexualité » telle que définie à partir du XIXe siècle, mais avec le viol, la piraterie, l’humiliation, le refus de l’hospitalité et la sape de l’honneur de telle ou telle tribu, qui plus est sur le champ de bataille, par leurs ennemis. C’est dans l’esprit de ce paradigme, des études de genre appliquées à l’islam, que Scott Kugle ira jusqu’à considérer dans son étude « systématique » de l’ensemble du corpus théologique lié à la question de l’homoérotisme, aussi bien dans le Coran que dans la tradition des hadiths, que rien ne permet de condamner l’homosexualité en tant que telle d’un point de vue islamique ; c’est la thèse centrale de son ouvrage intitulé « Homosexualité en Islam ». La condamnation islamique ferait plus exactement référence selon lui à une tradition punitive qui aurait encore été mise en œuvre par des hommes considérés comme « téméraires » par leur propre groupe social, à la masculinité virile et valorisée bien que s’adonnant à des relations homosexuelles, violentes, par exemple en Syrie jusqu’au XIXe siècle ; Kugle nous rappelle en conclusion de son ouvrage que les LGBT musulman-e-s ne demandent pas de droits exceptionnels : « nous demandons simplement à être traités comme des êtres humains à part entière et nous insistons sur le fait d’être reconnus, si ce n’est accepté, comme des égaux en matière de foi religieuse », nous dit-il. Kugle, qui en plus de son poste à l‘université d’Atlanta est désormais l’un des coordinateurs du réseau nord-américains des 141

queers Muslims, insiste enfin sur la nécessité de se libérer d’une certaine « grammaire » - représentation sociale et politique - de la tradition islamique. Alors que Samar Habib, une autre auteure elle aussi concernée au premier titre par ces problématiques, réfugiée australienne d’origine chrétienne palestinienne, elle fait tout d’abord le lien entre grammaire performative des sexualités humaines, puritanisme moderne et nécessité de se libérer de l’héritage du post-colonialisme contemporain. Habib conclut son ouvrage en affirmant que selon elle, il est « délirant » de considérer que ceux qui s’affirment déjà aujourd’hui en tant que gays ou lesbiennes au sein du monde arabe [et des communautés musulmanes de par le monde], appartiendraient tou-te-s à une élite « occidentalisée ». De la même façon que Kugle, elle pense qu’un islam « queer-friendly » sera possible tout d’abord par le rejet des traditions prophétiques - les hadiths - non authentiques, sur lesquels les premiers savants musulmans ont pourtant élaboré leurs dogmes. Ensuite, il faudra « déprogrammer » l’interprétation homophobe qui est faite de certains versets du Coran, en s’en libérant par l’élaboration de ce que l’on pourrait qualifier de nouvelles « théologies de la libération islamiques »131. Enfin, toujours selon S. Habib, l’herméneutique islamique se devra de reconnaître l’union maritale des couples de même sexe, tout en continuant de considérer l’adultère et la fornication comme contraires aux valeurs de l’islam : l’objectif ultime de la « copulation », nous dit-elle, n’est pas la reproduction, mais bien le principe de plaisir ainsi que l’harmonie sociale affirmée avec empathie. C’est donc là une perspective émancipatrice qui parle de libération politique vis-à-vis du colonialisme quel qu’il soit, politique, économique mais aussi intellectuel, et non pas seulement de libération des corps et des esprits par rapport aux préjugés liés à une certaine grammaire des religiosités et/ou des sexualités. Avant de développer plus en détail le modus operandi, au niveau international, de la mise en œuvre sur le terrain de l’interprétation alternative de ces musulman-e-s du vingt et unième siècle (conférences internationales, publications collégiales, etc.), j’aimerais préciser que de manière générale en ce qui concerne ces représentations modernes de l’homosexualité et cette

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Ce concept est développé à la suite. 142

grammaire d’une violence qui serait inhérente à l’homosexualité, Florence Tamagne, historienne des représentations sociales et des grammaires politiques liées à l’homosexualité, énonce ainsi qu’il : « semble que le terme « homosexuel » ait été employé pour la première fois en 1869 par un écrivain hongrois, Karoly Maria Kertbeny. Si les pratiques homosexuelles et même la mise en place d’une subculture homosexuelle sont, comme nous l’avons vu, bien antérieures au XIXe siècle, il est possible d’établir une rupture nette, tant du point de vue de la construction identitaire que de celui des représentations, à partir des années 1870-1890. Le sodomite, « criminel devant Dieu », coupable d’un acte infamant méritant un châtiment suprême, laissait la place à l’homosexuel criminel contre la société, mais aussi, « malade », « pervers », « dégénéré », relevant autant du cabinet du médecin que du tribunal ». C’est ainsi que le sexologue Heinrich Kaan (1844) définira, en fonction des déviations par rapport à ce qu’il considère comme une « normativité » forcément hétérosexuée, une dynastie des différentes aberrations sexuelles qui constituent à ses yeux une seule et même catégorie de ce qu’il nommera la « psychopathia sexualis » : la maladie sexuelle. Kaan, dont le travail a été salué par Sigmund Freud, s’inspirait de la théorie d’un médecin Suisse dont le nom est tombé aujourd’hui dans l’oubli, Samuel Tissot. Ce dernier considérait que la masturbation était l’origine de la maladie mentale. Ceux qui vinrent après lui, y compris Kaan, classèrent ainsi sur le même plan la masturbation, la pédophilie et l’homosexualité. D’autres intellectuel-les par la suite, s’inspirant des thèses rousseauistes sur la sexualité « innocente » des enfants, ont entrepris une véritable « réforme de la sexualité », sous l’influence de thèses politiques modernes. Il n’en reste pas moins que le stéréotype d’un homosexuel criminel, par nature violent et pervers, était né : « l’opinion générale que l’on se faisait des relations homosexuelles, un péché apparenté au vol ou à l’adultère, cédait la place à l’idée qu’elles étaient plutôt révélatrices d’une constitution psychologique ou physiologique anormale ». Azim Akbaraly affirme que plus tard : « Face à cette volonté d’identification et de contrôle, les personnes ont réagi aux discours dont elles faisaient l’objet en développant ce que Michel Foucault dénomme une stratégie opposée : « L’homosexualité s’est mise à parler d’ellemême, à revendiquer sa légitimité ou sa « naturalité » et souvent dans le vocabulaire, avec les catégories par lesquelles elle était médicalement 143

disqualifiée ». Ces individus appartenant à une minorité sexuelle se seraient donc approprié le terme, et auraient tenté d’en détourner la dimension médicalisante. Le terme aurait donc évolué, et « les homosexuel-le-s » d’aujourd’hui ne seraient plus « cet homosexuel » d’hier. Ce serait non plus une personne incarnant une sexualité, mais un groupe social, une identité (...). Cette stratégie de détournement et d’appropriation, si elle a clairement eu pour effet de modifier le sens du terme homosexuel, n’est pourtant pas sans danger ». C’est en raison de ce « danger » de la catégorisation performative, essentialisante, en réponse à ces pressions politiques liés à des luttes de pouvoir et de contrôle sur les individus qui en passe par le contrôle sur leur corporalité, que certaines associations se positionnent désormais comme une « alternative à la politique communautaire », à la « schizophrénie » axiologique qui en découle, et s’inscrivent en faux contre cette catégorisation systématique des individus en fonction uniquement de leur sexualité, en affirmant être à la recherche de nouvelles terminologies, pour remplacer les acronymes « LGBT », et afin de réagir au discours sur soi, d’élaborer des stratégies, de jouer sur les grammaires sociétales : ces problématiques sont au cœur du processus de détermination post-identitaire. Cette démarche associative s’inscrit dans la même ligne axiologique que celle d’intellectuels tels que Joseph Massad : chrétien d’origine palestinienne qui refuse d’être assimilé à cet acronyme de LGBT. Il trouve ce dernier trop réducteur, hérité dans le monde arabo-musulman selon lui par le biais de la colonisation occidentale. Il s’agit donc, pour nombre d’associations et d’intellectuel-les arabomusulman-e-s, de « recréer son identité personnelle à partir de l’identité assignée » (F. Tamagne), loin des clichés qui seraient véhiculés par ce que Massad ou Habib nommeraient le lobby de « l’international Gay ». Cette thèse est importante Tout comme par exemple les féministes islamiques doivent se libérer de cette grammaire préjugée selon laquelle le voile, ou non, serait l’alpha et l’oméga de leur condition de soumises. Asma Lamrabet, quant à elle, déplace la problématique, notamment afin de donner la parole à des femmes musulmanes, qu’on entend de moins en moins, au sein de sociétés ou de communautés de plus en plus patriarcales. Les LGBT islamiques, quant à eux/elles, s’assignent la tâche de se libérer d’une grammaire autrement victimaire, performative. Autant de processus 144

sociologiques qui, encore une fois, n’ont rien à voir avec l’islam en tant que recherche spirituelle authentique, mais qui ont trait plus vraisemblablement à des questions de dynamiques sociales intergroupes, de partage du pouvoir et de contrôle des corps par le contrôle de l’expression individuelle, de la sexualité et du genre, au sein d’espace publics en l’occurrence araboislamiques. L’émergence des associations LGBT islamiques et la théologie de la libération Comme je viens de l’expliciter, cette déconstruction des processus de contrôle social se positionne au-delà des ipséités dysphoriques - ces identités qui posent problème aux individus dans la sphère publique -, en opposition à une normativité exclusive implémentant, imposant de manière contraignante au cœur du tissu social, en opposition à cette grammaire selon laquelle les individus appartenant de fait à une minorité sexuelle seraient par nature des pervers et des criminelles. Cette grammaire, déconstructiviste donc, peut être considérée comme une forme avant-gardiste de « stratégie opposée », qualifiée par des auteurs latino-américains tels qu’E. Muñoz de désidentification. Dans son étude sur la politique des artistes « queer » de couleur, José Esteban Muñoz (qui était professeur adjoint en études de performance à la Tisch School of the Arts de l'Université de New York) écrit que : « la désidentification est censée décrire les stratégies de survie pratiquées par des individus appartenant à une minorité, en vue de négocier une sphère publique majoritaire phobique, qui élude ou punit continuellement l'existence de sujets qui ne sont pas conformes au fantasme de la citoyenneté normative (...). Il s'agit souvent de sujets dont les identités sont formées en réponse aux logiques culturelles de l'hétéronormativité, de la suprématie blanche, et de la misogynie - logiques culturelles dont je suggère que le travail sous-tend le pouvoir d'État (...). La désidentification n'est pas toujours une stratégie adéquate de résistance ou de survie pour tous les sujets minoritaires. À certains moments, la résistance doit être prononcée et directe, en d'autres occasions, les queers de couleur et d'autres sujets minoritaires doivent suivre un chemin conformiste s'ils veulent survivre à une sphère publique hostile. Mais pour 145

certains, la désidentification est une stratégie de survie qui fonctionne à l'intérieur et en dehors de la sphère publique dominante simultanément ». Ici précisément, cette désidentification est entreprise par ces individus de puis depuis l’intérieur d’une communauté en particulier - en l’occurrence depuis l’intérieur de l’Islam -, par rapport aux catégories stéréotypiques, culturelles, emprisonnant leur corps symbolique, et parfois le corps physique de ces derniers, dans un faisceau identitaire standardisé, normalisé, prévisible donc contrôlable. Ce faisceau identitaire unique imposerait aux individus ciblé-e-s leur conduite en public en matière de mœurs sexuelles, d'affirmation - ou pas - de leur identité sexuelle dans la sphère publique par le coming out - ou par l’intériorisation du tabou - sans offrir, entre ces deux extrêmes, une diversité d’affirmations identitaires alternatives possibles. La désidentification des queers musulman-e-s peut donc être décrite comme une libération axiologique, depuis l’intérieur de l’Islam, par rapport à des stéréotypes catégoriels normatifs, fascistes et totalitaires aliénants et oppressifs, par le biais d'une démarche post-identitaire subversive, mais aussi par l’élaboration d’une forme de théologie islamique de la libération, dans le respect universel des ipséités humaines, au-delà de la pression majoritaire au conformisme grammaticale en vue d’une mêmeté imposée politiquement et infrahumanisante. De ce fait et de manière plus générale, ce paradigme d’une désidentification queer islamique est par essence lié à la théologie de la libération chrétienne, elle-même épistémologiquement liée à la théologie naturaliste ; une théologie qui remplaça la « théorie de la dépendance » selon Blaser Klauspeter, qui partait du centre du pouvoir, alors que le postulat princeps des théologies de la libération fut justement d'accorder l’option préférentielle « aux plus pauvres, aux plus faibles », aux minorités à la périphérie du pouvoir traditionnel. Une option préférentielle mise en exergue lors de son discours d’ouverture du concile de Vatican II par Jean 23, le 11 octobre 1962 ; une option politique préférentielle convertie par Jean Paul II en un sentiment « d’amour » et de compassion, mais sans plus aucunes actions politiques révolutionnaires planifiées, tentant de refermer une parenthèse de la lutte des classes au sein de la communauté de Jésus, et de ce qu’ils qualifieront de « métanoia », centrale pour les théologies de la libération quelles qu’elles soient. Cette métanoia est le plus souvent traduite par « pénitence » ou par 146

« repentance » ; mais tout comme en arabe le terme « tawbah », ces vocables font référence, pour les théologiens progressistes, au « retour sur soi », au retour « radical » à soi. Ce retour à notre nature profonde, de plus en plus loin de toutes formes de fascisme identitaire et fantasmé, semble désormais rouverte radicalement par le nouveau pape François qui parle d’un partage du pouvoir et d’une forme de « discrimination positive », en quelque sorte, qui ne peut que déplaire à l’intelligentsia de l’Église, tendant à la conservation du patrimoine tant dogmatique que foncier de cette dernière entre les mains de centre de pouvoirs dont elle est issue, et qui comprend très bien les portées potentielles à long terme d’un tel partage avec les plus minoritaires selon Horst Goldstein. Tout comme certains musulmans radicaux qui parlent de partage du pouvoir avec la majorité « blanc » en Europe, comme c'est le cas pour Tarik Ramadan, craignent en même temps d’être inclusifs en interne envers les femmes et les LGBT, et craignent de devoir partager leur capacité décisionnelle, en matière d’axiologie et de négociation de l’habitus vis-à-vis de leur identité communautaire au sein de la sphère publique, avec ces minorités (les LGBT et les femmes) au sein de la minorité (les Musulman-es d’Europe). Contrairement à l’intelligentsia dogmatique de telle ou telle communauté religieuse, les théologiens alternatifs, au contraire, mettent en avant le contexte et le fait que le texte n’est qu’un message qui est subséquent au contexte, et non pas l’inverse ; tout comme les théologies de la libération chrétienne dans les années soixante, incarnées par des figures telles que Gustavo Gutiérrez et bien d’autres théologien-ne-s chrétien-ne-s, qui ont défini alors leur religiosité comme « la réflexion critique de la pratique historique à la lumière de la foi » selon Ivonne Gebara. En ce qui concerne les musulman-e-s plus particulièrement, pour Ali Shariati - figure historique de la théologie de la libération islamique, assassiné en 1977 pour ces positions trop progressistes - s’attaquer à l’injustice et l’inégalité dans le monde est un devoir religieux, découlant du Tawhid islamique selon lequel tous les êtres humains sont fondamentalement, par essence, égaux entre eux devant leur Créateur pour Michael Amaladoss (1998). C’est selon Asma Lamrabet - l’une des plus illustres figures marocaine du féminisme islamique contemporain la mission, le « khalifat », de l’être humain sur Terre (2007). De manière transversale à toutes traditions religieuses, cette grammaire alternative de la 147

religiosité passe donc toujours par une forme de « négociation symbolique », axiologique, par le biais des « acteurs rituels périphériques », pour des habitus renouvelés dans la continuité et des pratiques religieuses adaptées à la « réalité sociale ». C’est là un processus long, jonché de résistances politiques, puisque ces habitus renouvelés émergent parfois après plus de « cinq cents ans de résistance des peuples indigènes », par exemple, face au colonialisme et à l’oppression pour Joseph Estermann, utilisant comme un facteur d’émancipation alors qu’autrefois elle fut utilisée contre eux comme un facteur d’oppression politique. Enfin, ces théologiens alternatifs ont eu à choisir une grammaire théorique renouvelée du monde la plus proche de leur éthique, en posant le postulat du « prima de la praxis » – tout en conservant la supériorité axiologique de la foi en Dieu - pour la vérification, au cœur de l’arène politique, du bien-fondé de leurs axiomes, de leur compréhension de la foi et des sociétés humaines. D’où le danger pour la majorité au pouvoir de cette déconstruction du dogme élitiste, bourgeois, inégalitaire, et de la prétendue « infaillibilité » des institutions religieuses. À leur époque ces premiers chrétiens libérés ont pensé que le marxisme - en tout cas l’anticapitalisme, contre l’exploitation des plus pauvres - serait la grammaire du monde permettant d’expliquer le mieux les oppressions, et donc d’inférer puis d’implémenter au cœur de la société les libérations à venir, y compris celles trouvant leurs sources dans nos traditions religieuses. Pour les musulmans alternatifs c’est aussi par l’identification à des luttes anticapitalistes plus globales que cette libération du dogme en passe, mais plus précisément encore par la critique d’un postcolonialisme économique, géopolitique et par une libération vis-à-vis de l’impérialisme « occidental », en exogène du moins ; et en endogène ils luttent pour l’émancipation des femmes, des LGBT et des minorités religieuses dans le monde Arabe, sans aucun doute parce que cela répond aussi à un message, un contexte particulier aux espaces arabes, aux communautés et sociétés arabomusulmanes, tout en permettant des voies de réflexions axiologiques complexes, mais parfois peu accessibles au plus grand nombre, en ce qui concerne la religiosité et la corporalité, qui pourtant n’auraient pas été ouvertes sans la concordance de contingences géopolitiques, historiques et sociales particulièrement oppressantes et s’exprimant désormais au cœur de la sphère publique arabe. 148

En d’autres termes le défi de ces théologies alternatives, historiquement qualifiées de théologies de la libération dans la tradition chrétienne notamment, centrées donc sur la praxis et le bien-être plutôt que sur le conservatisme dogmatique et bourgeois. L’objectif premier de ce dernier, étant de continuer d’incarner une vision globale de l’éthique spirituelle dans le monde, sans être le clone traditionnel d’un quelconque paradigme politique et idéologique partisan. Cela, en articulant et renforçant l’ensemble des luttes contre toutes formes d’oppressions - et donc des praxis et des paradigmes axiologiques -, plutôt qu’en affaiblissant les luttes humanistes en les opposant les unes aux autres. L’on peut citer l’exemple des féministes dites « laïques » et des féministes dites « islamiques » qui aujourd'hui s’affrontent en Tunisie ou ailleurs sur la question du voile, plutôt que de tenter de trouver une troisième voie, comme l’imame afro-américaine Dr. Amina Wadud l’a fait en Malaisie puis aux États-Unis, comme Asma Lamrabet l’a fait au Maroc. Citons également les LGBT dits « laïques » et les LGBT dits « islamiques » sur la question du rejet catégorique, ou non, de toute forme de religiosité comme étant par essence homophobe et sexiste, ou non, au lieu de mutualiser les efforts de luttes contre toutes expressions de l’homophobie, de la transphobie d’où qu’elle vienne, y compris depuis l’intérieur de leurs traditions religieuses, mais aussi contre toutes formes d’islamophobie et de racisme ; je pourrais encore citer certaines luttes marxistes qui n’incluent pas également le genre, la race, la conviction religieuse, et toutes formes de classes ou de catégories sociales fantasmées, élaborées à des fins idéologiques, politiques, d’oppression, tout en faisant du marxisme, de l’anticapitalisme, de l’anti-impérialisme, de l’antisexisme ou encore du postcolonialisme une fin en soi, une identité partisane de plus, et non plus des outils de libération supplémentaires afin que chaque individu connaisse et assume librement son héritage culturel, éventuellement spirituel, afin d’être en mesure de combiner de manière cohérente l’ensemble des facettes identitaires inhérentes a à toute ipséité. Entre engagement, appropriation et distanciation, la dysphorie axiologique Dans une telle perspective libératrice, la « descente dans le Maelström » de ces intellectuel-les engagé-es, qui ne cachent plus le fait d’être concerné-es à 149

titre personnel par ces problématiques de déconstruction des identités sexuelles minoritaires et stéréotypiques, abreuvent leur réflexion au radical véritable des sources de la tradition islamique. Ces intellectuel-les, partisans d’une religiosité islamique radicalement alternative donc, s’inscrivent également dans la droite ligne de ce mouvement de libération du corps des femmes parfois, cela peut paraître paradoxal, en s’appropriant le port du voile et non plus le dévoilement forcé comme ce fut le cas lors par exemple au temps de l’Algérie française selon Frantz Fanon ; le corps de femmes trop souvent associées, de force, au corps de la nation dont l’honneur devait être défendu, tantôt en dévoilant ce corps féminin tantôt en le couvrant, toujours en l’oppressant selon Afsaneh Nadjmabadi (2005). Au sein des espaces publics arabo-musulmans, et au sein des communautés de la diaspora qui leur sont associés, ces religiosités islamiques alternatives affirment également le droit à une sexualité féminine autonome et aussi celui d’une sexualité lesbienne, jusqu’à alors totalement occultée. Samar Habib est l'une des rares auteures à insister sur ce point précisément. Elle se démarque en cela de J. Massad, qui lui est plutôt réfractaire au fait d’afficher dans l’espace publique son orientation sexuelle ou son genre « queer » : il y voit là une influence occidentale néfaste, voire même une forme « d'impérialisme sexuel ». Ces religiosités islamiques alternatives proposent, également, d’œuvrer à la libération du corps de ces hommes efféminés, androgynes, transidentitaires, donc en quelque sorte inclassables depuis ces « mukhanathuns » du temps des prophètes selon Edward Rowson, eux aussi assimilés de manière autoritaire au corps de la nation, au Vatan. C'est là un concept qui, en plus d’être la façon de nommer le lieu de naissance et le lien à la mère, faisait autrefois référence pourtant à cette allégorie soufie désignant ce monde au-delà du mondain et du matériel : le monde spirituel, celui de l’unité de toute la diversité des identités humaines, en miroir de l'unicité sacré du Divin. Aujourd’hui la grammaire viriliste du Vatan aura conduit des générations d’hommes arabo-musulmans à considérer la passivité, la faiblesse, que les musulmans dogmatiques associent à la féminité, comme posant intrinsèquement problème au sein de la sphère publique. Eux, qui semblent être partisans d’une masculinité toute puissante, hégémonique, sans rival, enchâssée au sein d’un modèle patriarcale dominant, où la féminité serait l’archétype d’une faiblesse coupable de prêter le flanc, d’être responsable de 150

tous les malheurs qui accableraient l’Islam et la société du pater familias en général. Raewyn Connell, inventeuse du terme « masculinité hégémonique », définit cette masculinité « conventionnelle ou idéalisée », selon David Buchbinder, comme « la configuration de pratique du genre qui incarne la réponse acceptée au problème de la légitimité du patriarcat, qui garantit la position dominante des hommes et la subordination des femmes ». En un mot, en ces temps de troubles et de conflits, de remise en question incessante et globalisées, de réforme de la grammaire identitaire des musulmans de France, d’Europe et d’ailleurs, la féminité – affichée par certaines femmes en général, et par certains hommes en particulier - est le bouc émissaire idéal pour un dogme, en l’occurrence musulman, qui se veut immuable, rejetant toute forme de partage du pouvoir. Pour autant, il ne faut pas manquer de mesure et de subtilité, il faut éviter tout procès d’intention facile et islamophobe, afin de tenter de déterminer si c’est la féminité qui serait véritablement haïe par les musulmans dogmatiques, qui voudraient la cacher, l’éliminer de l’espace publique, la castrer en quelque sorte ? Ou, bien au contraire, ces grammaires dysphoriques à l’égard de la féminité en général, portées par ces dogmatiques, seraient-elles déterminées par un amour de la Féminité – de la figure de la mère - irrépressible, idéalisé, immature, incapable de la considérer comme un sujet à part entière, porteur de sa propre forme d’altérité ? Ce serait là un amour de la féminité castrateur, oppressif, qui ne condamnerait pas la féminité en soi. Plus encore, ce serait là un amour réducteur, interdisant aux hommes d’être porteurs d’une féminité considérée comme sacrée, emprisonnant les femmes dans une grammaire sexiste, qui les infériorise justement parce qu’elle les idéalise ; une grammaire identitaire du genre qui enfermerait tout autant les hommes dans un genre – et un rôle social – prédéterminé. Quoi qu’il en soit des origines épistémologiques ou historiques de cette dysphorie axiologique potentiellement liée à une dissonance cognitive entre des religiosités et des corporalités alternatives et minoritaires, il semble établi que l’influence grandissante de la médecine et de la psychiatrie normalisante, performative, occidentale à l’ère moderne, voit s’exprimer son écho dans un retour positif depuis l’Occident vers les espaces arabo-musulmans. Ce retour s’effectue principalement, par le biais d’association et de collectifs citoyens qui s’inspire non seulement de ces études de genre appliquées à l’islam, de la théologie de la libération 151

chrétienne, mais également de l’exemple de féministes islamiques qui disent mener un véritable « gender jihad ». Une démarche décrite par certain-e-s musulman-e-s alternatifs comme un « paradigme du Tawhid » : la mise au pinacle de l’unicité de notre humanité, dans la pluralité et le respect de la diversité, en miroir de ce qu’ils considèrent comme étant l’unicité du Créateur. Dans un ouvrage dédié à l’œuvre d’Amina Wadud, l’essayiste américain Michael Muhammad Knight décrit comment « l’éthique du Tawhid d’Amina Wadud détruit non seulement les hiérarchies sexuelles, mais également toutes possibilités d’imaginer des différences au sein des communautés musulmanes et non musulmanes, à travers l’extraordinaire humilité du service égal à Dieu ». Cette libération des queers musulman-e-s, par la désidentification postidentitaire et adogmatique, a permis – tout autant qu’il a vu son influence s’accroître par - l’émergence d’une véritable génération d’associations et de collectifs citoyen engagés dans la défense des droits des individus appartenant de fait à une minorité sexuelle, et ce depuis la fin des années 1990 jusqu’à la fin des années 2000, aussi bien en France avec des associations telle que HM2F, en Algérie par exemple avec l’association Abu Nawas qui fut la première du monde Arabe a créé une commission « Islam et homosexualité » ; autant de structures citoyennes qui prennent part au débat public afin de l’influencer positivement, par des publications diverses, l’organisation de séminaires, de conférences, de retraites spirituelles inclusives ou l’ouverture de mosquées ou de centres inclusifs de par le monde. L’une des associations à l’origine de cette dynamique libératrice, émancipatrice, HM2F, est membre fondateur et coordinateur international de la confédération CALEM depuis 2010. HM2F bénéficia de l’expérience d’une génération d’élaboration de ces nouvelles théologies de la libération islamiques, tout en fondant son action sur un contexte politique et social particulier en France, en affirmant dès sa fondation en janvier 2010 qu’il est possible d’être à la fois homosexuel-les/transsexuel-le-s et musulman-e-s, sans oxymore aucune. Ce collectif citoyen, ouvert à tou-te-s et non sécessionniste, affirmait de manière radicale : « l’islam, c’est nous » ! Il a été bâti sur deux axes principaux : la lutte contre l’homophobie au sein des communautés musulmanes de France, ainsi que la lutte contre l’islamophobie au sein des communautés LGBT de France. L’objectif premier à long terme étant de travailler à un islam véritablement 152

inclusif, et à une laïcité véritablement respectueuse de toutes de croyances. HM2F est ainsi parti du constat qu’il était nécessaire d’élaborer un espace sécurisé, au sens politique du terme, où des opinions contra-normatives puissent s’exprimer librement sur ces sujets-là. Aujourd’hui HM2F compte plus de quatre cents membres inscrits et plus de trois mille sympathisants à travers leurs réseaux sociaux en France, en Europe, en Afrique, au MoyenOrient et même en Asie. Les membres de HM2F sont de différentes cultures et origines, des deux courants de l’Islam : Sunnisme, Chiisme, Soufisme mais aussi des Chrétiens, des Juifs et des musulman-e-s converti-e-s. La moyenne d’âge étant entre vingt-cinq et trente-cinq ans, provenant de tous horizons socioculturels. Ce collectif est inclus dans différentes confédérations : la Fédération LGBT de France, l’ILGA, le RAVAD, le comité IPERGAY, membre fondateur du MTE, membre de l’ENAR, etc. Pourtant, certaines associations LGBT parisiennes ont refusé de travailler avec HM2F en raison du fait qu’il s’agissait d’un collectif citoyen concernant les musulman-e-s : citoyen-ne-s à qui l’on ne pourrait « faire confiance », car selon eux les musulman-e-s ne « respectent pas les droits de l’Homme ». Les membres de HM2F semblent ainsi être pris entre le marteau de « l’islamophobie » et l’enclume de « l’homophobie ». Ils se voient d’un côté fortement pressé socialement de ne pas dénoncer les violences directes ou indirectes qu’ils disent subir dans la sphère privée, afin de ne pas donner l’image d’une « communauté musulmane » d’une France homophobe et transphobe, cette dernière étant déjà par ailleurs très sensibilisée à l’heure actuelle avec la montée d’extrémismes politiques de tous bords ; la « communauté LGBT » d’un autre côté craignant vraisemblablement que la « culture gay », comme la qualifient notamment certains activistes LGBT en France, ne soit remise en question par la minorité au sein de la minorité.

Mode opératoire émancipateur

de

ces

axiomes

d’un

queer

islamique

J’aimerais décrire plus précisément encore le modus operandi de l’action subversive de ces musulman-e-s alternatifs qui est quantifiable sociologiquement. Des musulmans progressistes, féministes, inclusifs, militants des droits humains, étaient par exemple réuni-e-s à Paris le week153

end du 17 novembre 2012, à l’occasion des trois jours de colloque annuel organisé par la confédération CALEM. Cette dernière travaille à l’acceptation de la diversité des identités sexuelles et des orientations de genre au sein de l'islam. C’est une organisation qui se revendique comme laïque et apolitique, indépendante de tous sponsors financiers, de toute sorte d'idéologie, et elle n’est pas soumise à quelque autorité religieuse que ce soit. L’objectif premier de cette confédération étant de soutenir les LGBT musulman-e-s dans leur émancipation et leur élaboration d’une théologie islamique alternative, queer, en insistant pour certains d’entre eux sur le fait que le Prophète des musulmans – exemple vivant de ce que doit être l’éthique islamique selon tous les musulman-e-s – aurait dit ceci : « l’islam a commencé étranger/queer et il finira par redevenir étranger/queer ». En cela, l’objectif premier de la confédération CALEM est de contribuer à « permettre aux musulmans inclusifs de vivre leur sexualité et leur genre en paix, tout en défendant pacifiquement, par la force des idées et d’un dialogue apaisé, leurs droits civiques ainsi que leur dignité humaine ». Le second objectif principal de cette confédération est de contribuer à l’apaisement de la représentation que les citoyens européens, notamment ceux de culture musulmane, ont du rapport qu’ils entretiennent à leur spiritualité – et à leur héritage culturel en général -, en contribuant activement à « l’élaboration d’une grammaire citoyenne et respectueuse de toutes formes de diversité – des genres et des sexualités notamment - et véritablement inclusive de l’islam ». Le troisième objectif opérationnel de CALEM est décrit comme étant celui de « communiquer autour du travail effectué par les membres de la confédération, et de mettre en place un dialogue positif et constructif, au sein du monde musulman au sens large et là où l’Islam fait entendre sa voix », à propos de ces tabous que sont l’homosexualité et des transidentités encore aujourd’hui. C’est ainsi que depuis 2010, CALEM a accueilli des centaines de participants provenant d’une vingtaine de pays d’Europe mais aussi des cinq continents, parmi lesquels deux imams gays et des militants du monde arabe. À Paris par exemple en 2011, CALEM a accueilli près de cent participant-e-s pour le séminaire organisé autour de la venue d’Amina Wadud à l'EHESS ; elle nous 154

a parlé d’un islam perçu comme un facteur d’émancipation, « sans intermédiaire entre Allah et les êtres humains ». À Bruxelles en 2012, CALEM a participé à la mise en place d’ateliers de formation de professionnels, en collaboration avec des institutions telles que la ville de Bruxelles-Capitale, la région de Bruxelles, la commission flamande de Bruxelles, la Communauté flamande de Mme Milquet. À Madrid, CALEM a suscité un grand intérêt dans les médias, dans un pays où le conservatisme religieux et l’homophobie sont des problèmes. À Lisbonne, en partenariat avec l’ILGA, le représentant de CALEM a échangé des informations et des idées avec des militants professionnels des droits de l'homme et des bénévoles qui ont à traiter avec une petite et nouvelle communauté musulmane au Portugal. Après près d’une vingtaine d’événements (co-)organisés en Europe, en Afrique et ailleurs, CALEM est sur le point de participer avec d’autres réseaux internationaux, à la seconde conférence internationale et interreligieuse des LGBT croyant-e-s qui aura lieu à Johannesburg en Afrique du sud, en janvier 2014. Par ailleurs, CALEM a contribué à l’organisation du premier pèlerinage inclusif à La Mecque en 2012, ainsi qu’à plusieurs publications telle que le Livre Vert contre l’homophobie, la transphobie, l’islamophobie, publié chaque année pour la journée mondiale contre l’homophobie, la transphobie – le 17 mai. CALEM est sur le point d’ouvrir le premier centre d’accueil et de formation de réfugié-e-s d’origine arabo-musulmane en Afrique du sud, terre d’accueil sur le sol africain. CALEM a également participé à l’ouverture de la première mosquée inclusive d’Europe, à Paris, en l’occurrence par l’invitation lors du grand colloque CALEM 2012 d’Ani Zonneveld, fondatrice du réseau international des Musulman-e-s Progressistes et imame de la mosquée de l’Unicité de Los Angeles : ces mosquées où tou-te-s les croyant-e-s – et les non croyant-e-s qui veulent partager un moment de méditation, de partage, d’échanges intellectuels - sont accueilli-e-s quel que soit leur genre, leur sexe, leur sexualité, leur origine ethnique ou leurs convictions personnelles. En bref, par l’organisation de temps de partages divers, par l’ouverture de lieux de cultes inclusifs ou par des publications inédites, ce courant des LGBT islamiques – dont CALEM est l’une des composantes principales - tente depuis plusieurs années de contribuer à l’émancipation des individus appartenant de fait à une minorité sexuelle, en luttant notamment contre 155

diverses phobies et toutes formes de discriminations – homophobie, transphobie, islamophobie, racisme, sexisme, antisémitisme, etc. Il est à noter que la dynamique de CALEM tend de plus en plus à se concentrer sur des retraites spirituelles et culturelles internationales, dont la dernière a été organisée durant le festival des musiques sacrées à Fès au Maroc. Ce fut une première retraite de ce genre en Afrique du nord où une quinzaine de participant-e-s, venant de France, de Belgique, de Suisse, d’Algérie et du Maroc, faire fi des articles de loi homophobes au Maroc condamnant l’homosexualité. C’est par ce genre d’activités que CALEM aura permis de faire porter le message de ces théologiens alternatifs et citoyen-ne-s engagées par le biais de médias nationaux et internationaux en France, en Europe, en Amérique du Nord et du Sud, en Asie et même au Moyen-Orient. Pour autant, encore trop souvent, les minorités au sein des minorités, au Moyen-Orient, en Afrique du Nord mais aussi en Europe au sein d’États considérés comme laïcs, disent être pris en otage en quelque sorte entre ce que certains qualifient d’une part de politiques « homonationalistes », voire racistes, et d’autre part « d’international gay » impérialiste, capitaliste, voire colonialiste ; un extrême exerçant une pression au conformisme politico-religieux, l’autre au conformisme identitaire sexuel. En l’occurrence en Palestine par exemple, des gays comme Abdallah Rawashda - qui fut l’un des invités du colloque CALEM 2012 à Paris -, a explicité les propos qu’il a eus lors du film The invisible men, et qui furent considérés comme une forme de « pinkwaching » - de soutien à la politique sioniste de l’actuel gouvernement israélien ; Abdallah a confié avoir rétorqué à la présidente de l’association des queers Arabes d’Israël : « tu es une Arabe d’Israël, moi je viens des territoires. Moi je suis pris entre les Palestiniens qui veulent me tuer parce que je suis gay et les Israéliens qui veulent m’expulser parce que je suis arabe ». Abdallah a été accusé semble-t-il avant tout parce qu’il parlait d’une certaine réalité sociale, violente, que la plupart des associations LGBT arabes ont décidé de ne pas traiter aussi frontalement pour éviter, disent-elles, d’avoir à subir l’ostracisme de la part d’une majorité du reste de leur société. C’est le point de vue entre autres de Yahia Zaidi, jeune algérien basé désormais à Bruxelles et représentant des réfugiés arabes LGBT, qui lors de la conférence internationale et interreligieuse LGBT à Stockholm en décembre dernier, affirmait ceci : « par exemple, lorsqu’ils ont ouvert la première mosquée 156

inclusive d’Europe à Paris, nous avons reçu beaucoup de menaces chez nous car tout le monde parlait de « mosquée gays », ce qui pour beaucoup de musulman-e-s a été perçu comme la pire des provocations ». Ceci semble illustrer assez bien la dysphorie axiologique - de même qu’une peur de l’islam, quand bien même alternatif et inclusif - vécus par ces individus pris entre le marteau et l’enclume, dont l’identité subalterne semble enchâssée entre différentes situations politiques. C’est une dysphorie axiologique où finalement les LGBT arabo-musulmans - de même que certaines féministes de confession ou d’origine musulmane - semblent être les otages de tractations politiques qui leur échappent, et qui ne sont pas représentatives de ce que la plupart d’entre eux/elles affirment vouloir vivre au quotidien.

Perspectives La question est de savoir si ces intellectuel-les et théologien-ne-s musulmane-s alternatifs, afin de contribuer à la libération de ces individus doublement minoritaires et doublement discriminés, destinent leurs actions en Europe, en Amérique du Nord mais de plus en plus dans la région MENA et en Afrique Sub-saharienne, à « réformer » l’islam ? C’est pourtant le discours que l’on reçoit le plus souvent de la part de leaders musulmans européens qui se disent « radicaux » ; alors que les musulmans alternatifs, dont nous venons de dresser le profil sociologique ici, voient dans cette réforme imposée par une nouvelle élite islamique, qu’ils considèrent comme dogmatique et basant ses réflexions sur des sophismes, comme un outil d’oppression supplémentaire qui prônerait l’intégration « de ce qu’il y a de pire dans la modernité occidentale au cœur même de l’islam ». La perspective intellectuelle de ces musulman-e-s d’un nouveau genre, aux portées sociales engagées sur le terrain, pourrait ainsi être considérée comme conforme à l’approche d’une anthropologie réflexive et participante : une approche difficile et risquée, dans laquelle ces intellectuel-les musulman-e-s semblent les premiers à tenter de l’entreprendre à ce niveau-là, depuis l’intérieur de l’islam. C’est là en effet un rapport d’avant-garde à la religiosité, car au-delà d’un simple retour radical à la source scripturaire islamique - le Coran - et d’une grammaire « réformée » du fiqh - la jurisprudence islamique -, ces musulman-e-s alternatifs prônent non seulement l’égalité en matière de sexe et de genre - notamment par la 157

remise en cause des codes de la famille en Turquie, en Algérie et au Maroc par exemple -, mais également une « autodéfinition » et une « autodétermination » de chaque individu. C’est l’affirmation de libertés individuelles qui raisonnent fortement avec les attentes de sociétés Arabes en révolution, et qui passerait également par une liberté sexuelle absolue - par exemple par l’élaboration d’un contre-discours élaborée explicitement autour de la question de l’interdit, ou pas, de la sodomie ; plus que la question de la corporalité, celle de la sexualité avait été jusque-là, même pour les féministes islamiques de la première heure, le dernier des tabous. Par ailleurs, ce paradigme d’une religiosité alternative et avant-gardiste donc, visant à permettre à ces citoyen-ne-s de confession ou d’origine musulmane d’être pleinement intégré-e-s au sein de leur agora, semble conforme au moins en partie aux postulats habermassiens concernant le débat public, l’émancipation citoyenne et l’engagement politique. Ces musulman-e-s inclusifs et progressistes effectuent en effet une négociation avec la société certes, mais plus encore avec eux-mêmes en ce qui concerne ce que Bourdieu qualifierait d’habitus : le fait de se socialiser dans un peuple traditionnel, définition qu'il résume comme un « système de dispositions réglées ». Michael Warner le définit comme « les conventions par lesquelles nous expérimentons le monde, de manière tout aussi naturelle que nos propres corps en mouvement dans l’espace public ». L’habitus permet en cela à un individu de se mouvoir dans le monde social et de l'interpréter d'une manière qui d'une part lui est propre, qui d'autre part est commune aux membres des catégories sociales auxquelles il appartient. Bourdieu ne considère pas en effet les habitus comme une résultante stricto sensu du libre arbitre, ni unilatéralement déterminé par les structures sociales ; l’habitus serait produit par l’interaction entre ces deux éléments, et c’est en cela que Bourdieu conçoit le pouvoir comme culturellement et symboliquement créé, alors que M. Foucault, dans Histoire de la sexualité, considère ce dernier comme ubique et au-delà de toute forme d’agentivité ou de structure sociale. L’engagement politique de ces musulman-e-s dits alternatifs permet par ailleurs de mettre en perspective la théorie de Foucault, basée sur une historiographie de la création du ghetto identitaire, en Europe au tournant du 158

XVIIe siècle selon lui, par une illustration in situ de la prise en main de leur identité par des individus doublement minoritaires, opprimés, aux identités vulnérables et contrôlées. La théorie de Foucault repose en effet sur la description de l’élaboration de cette classification moderne des individus de manière performative, en fonction de leurs comportements sexuels. Nos observations en la matière tendent à démontrer que ce modèle identitaire performatif ne convient pas totalement à des individus tel que ces musulmane-s alternatifs, et encore moins qu’ils l’auraient construit eux-mêmes. Il y a donc une part d’eux qui subit cette classification normative majoritairement partagée au sein de l’espace public, mais une autre part d’eux-mêmes tente de reprendre la main sur leur agentivité en créant des espaces, que l’on pourrait qualifier de citoyen - conférences internationales, mosquées inclusives, refuges, etc. Cela, afin de discuter avec leurs paires de problématiques qu’ils ont en commun du fait de leurs origines communes et donc de leur vécu quotidien commun, sans pour autant s’identifier de manière passive à un stéréotype préjugé de ce que devrait être un-e musulman-e. Cette démarche illustre bien ce processus de négociation de la norme sociale, entre pouvoir majoritaire, culturel, « formaté » d’une part et libre arbitre, bien-être individuel d’autre part. À un moment où ils doivent véritablement faire émerger en eux une représentation inédite de leur éthique personnelle, de leur rapport à l’islam, en trouvant une signification moins culpabilisante de leur ipséité, sans pour autant devoir absolument renier leurs convictions personnelles. Pourtant, leur représentation du bien-être et de la défense de la dignité humaine semble subordonnée tout d’abord à la connaissance des normes véhiculées par leurs traditions islamiques, puis par l’appartenance à la communauté dont ils sont originaires ; c’est sans doute là les raisons pour lesquels ils ne parviendront pas, pour la plupart d’entre eux, à s’émanciper totalement des représentations sociales intragroupes, communément répandues parmi ceux de leurs communautés d’appartenance : « l’homosexualité est une perversion », « le sida comme une « punition » contre cette dernière », « le voile est un signe de la domination masculine », « la bisexualité n’est pas éthique », « le schisme en islam est une hérésie », « il n’est pas possible d’être homosexuel et croire en une religion par essence homophobe », etc. C’est d’ailleurs en cela qu’il nous est donné de constater 159

que les critiques faites à l’idéalisme dont fait montre le paradigme habermassien, qui postule la mutation structurelle d’une sphère publique autrefois bourgeoise, par un accès censé désormais être eo ipso possible pour tou-te-s citoyen-ne-s, sont au moins partiellement fondées. Puisque non seulement des discriminations subsistent sur le long terme - sans parler de la « sphère publique hostile » dont nous parle Muñoz à l’encontre par exemple des « queers of colors » doublement minoritaires -, et qu’en plus certain-e-s établissent d’eux-mêmes un primat de l’appartenance à leur communauté cultuelle sur leur bien-être, leur appartenance à la masse publique, et leur accès à la sphère publique. Il n’en reste pas moins que ces musulman-e-s alternatifs exprimeront très clairement la façon dont, pour eux et dans un premier temps, une représentation alternative de l’islam fut à ce moment charnière de leur existence un facteur d’émancipation. C’est un moyen d’échapper à la pression de la toute-puissance hétéronormative, en se conformant d’une certaine façon à une masculinité toute puissante, dite « hégémonique » : un paradoxe en apparence seulement. Puisque dans un second temps, la confrontation à l’homophobie, la transphobie et la misogynie de ceux qu’ils considéraient comme leurs « frères » et « sœurs » en islam les amèneront à se recentrer sur ce qui lui parait comme étant l’essentiel dans leur existence : leur ipséité, cultivée par le biais d‘une praxis spirituelle et d’une religiosité basée, notamment, sur l’approfondissement de leurs connaissances personnelles en matière d’éthique islamique. Enfin l’on peut dire de ce paradigme d’une religiosité alternative et avantgardiste qu’il est au-delà du dualisme moderne cartésien, puisque ce n’est pas l’esprit qui désormais libère les corps postmodernes de préjugés oppressants, mais bien le corps - physique, l’ipséité - qui libère les esprits - le corps symbolique, la mêmeté. De plus, l’axiologie de religiosité alternative n’est pas non plus kantienne stricto sensu, et n’applique aucun mimétisme sur l’histoire des idées européennes et sur la Réforme du christianisme bien étayée depuis le XIXe siècle selon Victor Segesvary. Puisque les religiosités islamiques « alternatives », et empruntent de théologie de la libération, sont plus proches d’une « grammaire » de l’échange des idées d’égal à égal, entre citoyen-ne-s engagé-es pour Laurent Thevenot, au sein d’une dynamique sociétale s’exprimant principalement au sein d’une sphère publique donnée. C’est ce 160

que J. Habermas décrit comme relevant De l’éthique de la discussion, et de l’élaboration externe des normes sociales dans l’espace public et non pas interne, in foro interno, comme le concevrait Kant en basant sa critique de la raison pure sur l’a priori, le préjugé ; représentation de la raison humaine d’où il tirera sa conception d’une législation universelle dans Critique de la raison pratique, toujours sur la base de ce même soi-disant a priori. Dans une telle perspective, pour peu que ce genre de réflexions sociologiques et cognitives complexes soient accessibles au plus grand nombre des musulman-e-s, l’islam ne sera plus de leur point de vue la seule source de la grammaire axiologique, mais contribuera aux processus universels de religare : à créer du lien entre les différentes luttes contre toutes formes d’oppression et pour la libération de tous les êtres humains.

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164

En mal de corps. Sadomasochisme et performance, déconstruction des corps et érotique de soi132 Nathanaël Wadbled133

Et c’est parce qu’ils contiennent ainsi les heures du passé que les corps humains peuvent faire tant de mal à ceux qui les aiment, parce qu’ils contiennent tant de souvenirs, de joies et de désirs déjà effacés pour eux, mais si cruels pour celui qui contemple et prolonge dans l’ordre du temps le corps chéri dont il est jaloux, jaloux jusqu’à en souhaiter la destruction. Car après la mort le Temps se retire du corps et les souvenirs – si indifférents, si pâlis – sont effacés de celle qui n’est plus et le seront bientôt de celui qu’ils torturent encore, eux qui finiront par périr quand le désir d’un corps vivant ne les entretiendra plus. J’éprouvais un sentiment de fatigue profonde à sentir que tout ce temps si long non seulement avait sans une interruption été vécu, pensé, sécrété par moi, qu’il était ma vie, qu’il était moi-même, mais encore que j’avais à toute minute à le maintenir attaché à moi, qu’il me supportait, que j’étais juché à son sommet vertigineux, que je ne pouvais me mouvoir sans le déplacer avec moi. (Marcel Proust, Le temps retrouvé)

132

Une première version de ce travail a été présentée à la journée doctorale « Le spectacle de l'altérité », département de théâtre, le 11 mai à l'Université Paris 8. Les quatres premières parties ont été reprises en anglais sous le titre In pain and trouble of a body : performance and sadomasochism dans le cadre de la Conference and SummerUniversity “Borders, Displacement and Creation. Questioning the Contemporary”, Université de Porto (Portugal), septembre 2011. 133 Doctorant en Sciences de l'Information et de la Communication à l’Université de Loraine, (CREM) et en Muséologie, Patrimoine et Communication à l’Université du Québec à Montréal (ESM). Chargé de cours en Arts Plastiques (Université Paris 8). Associé au Centre d'Études Féminines et d'Études de Genre de l'Université Paris 8. 165

Ce livre que j'écris est un livre sur les femmes – et certains hommes – qui ont refusé de prendre la voie commune. Femmes et hommes qui ont choisi leurs plaisirs à leurs risques et périls. C'est un livre sur

les places qu'ils ont occupées dans leurs propres fantasmes et ceux des autres, et sur ce qu'ont signifié ces tentatives de réaliser ces fantasmes dans un ordre social qui ouvertement les interdits – voir souvent les forclos.

(Lynda Hart, La performance sadomasochiste)

Introduction : la recherche de l'orgasme Une définition de la performance telle qu'elle m'intéressera ici pourrait reprendre une formule de Pat Califia, énoncée à l'origine dans un tout autre contexte : Je le vois ainsi : après la révolution des wimmins, la sexualité consistera à ce que les femmes se tiennent par la main, retirent leurs chemises et dansent en rond. Ensuite, nous nous endormirons au même moment. Si nous ne nous endormions pas toutes, quelque chose d'autre pourrait arriver – quelque chose d'identifié au mâle, réifiant, pornographique, bruyant et sans dignité. Quelque chose comme un orgasme134. Pat Califia oppose deux stratégies d'affirmation féministe : la considération d'une identité originaire à retrouver avant que le masculin ne la pervertisse en lui imposant un rapport à la sexualité et le réinvestissement du sexuel qui ne serait plus la marque d'une soumission mais au contraire quelque chose qui surgit en excès de toute identité assignée symboliquement dans ce que Michel Foucault a appelé le dispositif de sexualité. Ce que je voudrais suggérer, c'est que cette seconde perspective qui est celle de Pat Califia correspond à une certaine pratique du corps en jeu dans certaines performances. Il s'agit de la mise en scène d'une volonté d'émancipation expérimentale du corps qui à la fois déconstruit l'illusion de l'évidence de la vérité d'un corps toujours déjà donné et s’expose dans la jouissance de sa vulnérabilité réinvestie. À 134

Pat Califia, « Secret Side of Lesbian sexuality», Advocate, 1979, p. 20, cité par Lynda Hart, La performance sadomasochiste, Epel, 2003, p. 98. 166

l’encontre d’une conception essentialiste, apparaît un corps différé de luimême : qui en apparence est celui d’une femme mais dont la substance a changé. Cette performativité, où il se met en jeu et se rejoue dans le mouvement de son réinvestissement et la suspension de son identité, produit un plaisir qui excède toute réalisation d’un désir prédéfini : celle qui le ressent n’est plus celle qui avait désiré. Quelque chose se produit, qui survient par effraction, dans une action qui met en œuvre une performance sadomasochiste. Présenter un corps tel qu'il semble devoir être : la critique essentialiste de la performance Les corps des femmes performeuses qui vont m'intéresser ici sont des corps de femmes identifiables et désignés comme tels : des corps de femmes inscrits dans des attitudes ou engagés dans des actions correspondant à celles de femmes. Serait reproduit un dispositif de contraintes qui est celui que la société patriarcale fait peser. Pourrais-tu donner un exemple à dimension analytique ? Même si celui-ci est mis en scène, condensé et déplacé pourraiton dire en termes psychanalytiques, ces représentations resteraient leur répétition, incapables de sortir des déterminations identitaires que le phantasme du masculin impose comme condition à l'existence symbolique, sociale et culturelle des femmes. Les aiguilles dans le bras de la mariée de Azione sentimentale de Gina Pane montrent bien ce mécanisme. Il ne s'agit pas de prétendre qu'une femme mariée subit une telle mutilation, mais d'inscrire physiquement, ou si l'on veut somatiquement, un ensemble de mutilations symboliques que chaque femme accepte de manière constante – à commencer par l'abandon de son nom, ce qui exprime l'abandon de la capacité à signifier qui elle est par elle-même. Le corps de Gina Pane se donne ainsi marqué et déformé. Cela suffit-il à dire qu’il s’inscrit dans un dispositif de contrainte de la société patriarcale tel qu’énoncé plus haut ? On pourrait également évoquer Autoportrait(s) où Pane est allongée sur des barres de métal sous lesquelles brûlent des bougies, violée par les flammes sans pour autant bouger, comme à disposition. De manière plus directe, certaines performances de Marina Abdramovich présentent également cette situation - par exemple Art must bebeautiful-artist must bebeautiful, vidéo où l'artiste se brosse les cheveux jusqu'à presque 167

s'arracher le cuir chevelu, ou Rythme 0 où elle abandonne son corps aux spectateurs qui disposent d'un certain nombre d'objets disposés sur une table afin de faire ce qu'ils veulent au corps de l'artiste et y déposer leur marque alors que l'artiste est passive et résignée à signifier ce qui est fait d'elle. Le titre de Marina Abramovic, Art must bebeautiful-artist must bebeautiful explicite bien cet enjeu. Il s'agit d'une interrogation des normes contraignantes et mutilantes du goût, déterminées d’extérieur par un dispositif qui produit et marque les corps pour en faire ce qu'il veut. En l'occurrence il s’agit des normes de l'art, mais également tout aussi bien de celles du genre féminin. C'est explicitement le cas pour Eleanor Antin dont Carving: A Traditional Sculpture propose 72 photographies prises chaque jour lors d'un régime amaigrissant pendant cinq semaines. Cette transformation physique renvoie dès lors tant au canon sculptural qu'à la dictature sociale auxquels le corps de la femme doit se soumettre pour répondre au désir masculin et à l'inconscient collectif de la forme parfaite ne peut pas voir ces images sous l’angle d’une polysémie épistémologique (et se dire qu’il y a plusieurs façons d’interpréter ces performances) ; cela amènerait – et là-dessus je pense à ce que dit Deleuze – à sortir des binarité énoncées plus bas entre les corps féminins participant à une dynamique phallocentrique et les féministes qui s’y opposent. Le régime est la performance, touchant à l'intimité du corps. Elle reproduit cette « sculpture traditionnelle ». Si Marina Abramovic n'a pas un tel discours féministe et se centre sur la figure de l'artiste plus que sur celle de la femme, ses performances peuvent être vues également dans cette perspective. Les femmes doivent donc être belles dans des contraintes esthétiques, être à disposition de ceux qui les regardent, accepter un certain nombre de contraintes sociales, s'abandonner et ne pas résister à une position de passivité douloureuse et mutilante. Chaque présentation ou représentation de ces corps féminins participerait ainsi nécessairement à une dynamique phallocentrique et à une économie du corps féminin comme fétiche. C'est ce qui explique que de nombreuses féministes se soient opposées à de telles performances. Ces attitudes et actions entrent dans le cadre de ce qui doit être refusé au profit d'une nouvelle identité de femme libérée de toute détermination de la culture phallocentrique. Ces performances entraient dans la catégorie de ce qui doit être refusé, au même titre que la pornographie, le sadomasochisme et le sexe en public qui violent 168

les principes féministes, pour reprendre la rhétorique de la NOW (National Organization for Women)135. L'hypothèse qui sous-tend cette critique est que la subjectivité existerait avant ses énonciations et que les femmes seraient incapables de faire autre chose que de subir passivement ces processus de subjectivation aliénants sans pouvoir en aucun cas les réinvestir. Elles ne pourraient être rien d'autre que des produits passifs. Dans ce cadre les performances évoquées ne sauraient être qualifiables de féministes, pas plus d'ailleurs que n'importe quelle chorégraphie qui ne serait que la somatisation des contraintes que les femmes subissent. Réinvestir son corps : la performativité de la performance Ce que je voudrais suggérer, à l'aide de la théorie de la performance et en particulier de l'ouvrage de Lynda Hart Performingsadomasochism mal traduit par La performance sadomasochiste, c'est que se joue exactement le contraire. La performance a en fait permis avec radicalité aux femmes, aux performeuses comme aux spectatrices, de poser sans entrave le rapport qu'elles établissaient avec leur propre corps en le dissociant d'une histoire de la représentation qui l'assujettissait au rôle d'objet. Il s'agit en fait d'un double mouvement de déconstruction et de réappropriation de son propre corps qui passe, non pas par une utopie comme le pensaient les essentialistes, mais par une érotisation et un réinvestissement des contraintes, semblables à ce qui avait déjà lieu de manière plus ou moins inconsciente – et en tout cas politiquement inconsciente – dans la danse. Il s'agira donc de montrer que cette pratique esthétique est en fait une configuration politique136 – ce qui est en fait le cas de toute recherche esthétique digne de ce nom en tant que l'esthétique est le jeu de ce qui peut être et est déterminé formellement à apparaître et à exister dans une configuration donnée. Cette organisation symbolique est déstabilisée lorsque est produit un décalage où se resignifie ce qui est inscrit. C'est précisément à ce niveau que se joue la performance d’où l’importance en intro d’énoncer la façon de penser la performance (et se positionner par rapport aux oppositions binaires de la première partie). En effet la performance rejoue et perturbe en même temps ce qu'elle présente. Il y a une distance qui s'établit 135

Voir Lynda Hart, op.cit., p. 83. Cf Jayne Wark, « Introduction »dans Radical Gestures, Feminism and Performance Art in North America, Montréal, McGill-Queen's University Press, 2000, p. 3. 136

169

entre ce qui est reconnu et ce qui est en fait joué - n'étant pas exactement ce qui semble. Pour reprendre les termes de Lynda Hart, « on doit comprendre cette ressemblance comme l'effet d'une ressemblance extérieure et opposée aux dissemblances internes (de ce qui) ne s'approprie pas les marques de l'hétérosexualité, mais se les désapproprie. Le simulacre occupe le lieu de l'impropre »137. Ce qui est perturbé c'est l'identification de ce corps qui pourtant est bien celui d'une femme. À lieu une inquiétante étrangeté : ce qui se donne est bien reconnu comme le corps d'une femme mais ne l’est pas véritablement. Si les apparences demeurent, quelque chose est changé. C'est cette transsubstantiation que les essentialistes n'ont pas vue. L'apparence est la même : le corps d'une femme soumise au masculin, mais tout est en fait changé – de la même manière que l’Hostie dans le rite catholique de la transsubstantiation a encore l'apparence du pain alors que son être est devenu le corps du Christ. Ce corps qui a l'apparence de celui déterminé d'une femme soumise au masculin a en fait changé subrepticement de substance : il est devenu celui d'une femme existant dans son propre fantasme et non dans celui du masculin. Cela apparaît bien dans Interior Scroll de Carolee Schneemann. Elle lit un texte écrit sur un rouleau qu'elle sort de son vagin devant un public exclusivement féminin138. Le vagin devient le lieu originaire d'où émane le langage, comme une présentation de ce que Judith Butler a appelé de manière provocatrice le phallus lesbien que l'on pourrait appeler plus généralement le phallus féminin et que l'absence d'homme permet d'exhiber en mettant à distance le retour d'un syndrome de culpabilité vis-à-vis de la castration infligée. Il s'agit ainsi de reprendre le pouvoir symbolique en déterminant une partie du corps désigné normalement par le manque de l'avoir en tant qu'être, c'est-à-dire en tant que signifiant universel d'où procède le pouvoir de nommer les choses et donc son propre corps. Carolee Schneemann donne à voir dans sa performance ce qui est en fait le résultat des performances que j'ai évoquées : le corps est déjà réapproprié : a déjà eu lieu le travail de désappropriation/appropriation que mettent en scène Marina Abramovic ou Gina Pane. 137

Lynda Hart, op. cit., page 140. Voir Nathalie Boulouch et Elvan Zabunyan: « Introduction », dans Janig Bégoc, Nathalie Boulouch et Elvan Zabuyan (dir.), La performance entre archives et partiques contemporaines, Presses Universitaires de Rennes, 2010, p. 16-17 138

170

Ce qui se passe dans ces performances, c'est bien la volonté de s'inscrire dans un cadre culturel et symbolique pour en subvertir les termes. C'est ainsi que Judith Butler définit la performativité : non pas comme la reproduction toujours identique à elle-même d'une situation ni comme l'invention libre de toute entrave, mais plutôt comme la possibilité de produire des déplacements par la réitération et d'ainsi se réapproprier ses conditions d'existences en produisant les conditions de ce décalage. Toute tentative pour sortir de ce cadre initial de manière absolue apparaît en fait comme psychotique dans la mesure où c'est dans ce cadre symbolique et culturel que le sujet trouve sa capacité d'agir en tant que tel et donc la possibilité même de la réappropriation de soi. Le refuser signifie dénier ses propres conditions d'existence comme sujet, c'est-à-dire comme individu conscient d'être l'auteur de ses actions ; il s'agit en fait du fantasme d'une autonomie originaire dont Judith Butler montre bien l'impossibilité139. C'est bien la possibilité alternative de libération non pas contre mais dans les cadres symboliques et culturels que mettent en scène les performances que nous avons évoquées et dont Judith Butler propose la théorie avec l'idée de performativité. Si, dès Trouble dans le Genre, elle a pointé les limites des usages de son concept de performativité du genre dans sa transposition esthétique, il semble bien que ce soit ce qui se joue et se présente : la possibilité d'une agency qui subvertit le cadre même qui la permet et la détermine pour se produire et non reproduire.

Une érotique de l'action : performance et sadomasochiste En ce sens, la répétition du corps voulu par le phantasme du masculin que critiquent les essentialistes serait ainsi plus une présentation qu'une répétition ou une reproduction iconographique d'un modèle d'oppression. Ce n'est pas une copie ou une imitation mais une reformalisation. Il faudrait ainsi peut-être comprendre le processus de création de la performance dans le cadre d'une poétique de la mimesis aristotélicienne plus que du mimétisme platonicien. N'est pas représentée une ressemblance éloignant d'une vérité originaire qui aurait été là avant d'être pervertie par sa conclusion culturelle, mais une production étant en fait une perturbation de ce qui semblait donné une fois pour toutes. 139

En particulier dans Le Pouvoir des Mots. Politique du performatif, Amsterdam, 2004. 171

Comme l'affirme Lynda Hart, tout décalage concerne le faire tandis que la simple reproduction concerne l'avoir, c'est-à-dire la simple réalisation d'un soi prédéterminé et toujours déjà là. Avoir un corps, comme avoir du sexe, « signifie littéralement à la fois que « du sexe » est une chose que l'on peut posséder et qui était là avant la performance. Bien au contraire, en mettant en acte une scène, l'adepte d'une sensualité SM produit du sexe dans la performance »140. À l'inverse les féministes qui se prononcent contre la performance semblent être à la recherche du moment où quelque chose d'authentique est censé arriver. Pour Lynda Hart c'est ce décalage et ces déplacements discordants qui fondent l'érotisme de la performance, ou plus exactement sa dynamique érotique. Plus que dans le décalage, c'est le réinvestissement des contraintes elles-mêmes qui est érotique. Il s'agit de faire de la douleur et des mutilations ainsi infligées le résultat de leurs propres actes, c'est-à-dire de se produire au lieu d'être produites passivement. C'est à ce niveau que ces performances peuvent être qualifiées de sadomasochistes, d'une manière parallèle à la manière dont Lynda Hart définit les pratiques sadomasochistes comme des performances : elles en reproduisent le mouvement tel qu'elle le décrit141. Qu'une femme s'affirme comme masochiste, cela reviendra alors à reproduire cette logique mais non plus en tant que déterminée par sa soumission au masculin mais par son plaisir érotique. Ce faisant, elle semble une fois de plus être soumise et déterminée de l'extérieur alors qu'en fait elle se produit comme sujet déterminé par ses propres fantasmes et son propre plaisir au lieu d'être soumis à ceux du masculin. La douleur et les mutilations ne sont plus le résultat d'une position subie redondante avec sa position symbolique. L'expérience masochiste signifie cette déstabilisation du moi : la souffrance, le bondage, les yeux bandés et l'humiliation affranchissent le soumis de l'initiative et du choix, et lui permettent de se retirer momentanément de son identité pour se réfugier dans le corps et créer une nouvelle identité fantasmatique souvent diamétralement opposée au moi qu'il présente au monde. Il s'agit de s'opposer ainsi à la fois à la position de la féminité normale passive et à ce que déterminent les désirs de la subjectivité masculine. La représentation peut 140 141

Lynda Hart, op. cit., p. 247. Lynda Hart , ibid., p. 158. 172

consolider ce désir si elle est sans imagination et que la performeuse est incapable de faire autre chose que de subir son aliénation ou plus exactement de la reproduire plutôt que de la réinvestir. Au contraire la performance est une articulation entre une régulation déterminée et l'ouverture de l'effet d'intensification de nouvelles tensions et d'incertitudes perpétuelles permises et provoquées performativement par l'action. C'est à ce titre que Lynda Hart considère qu'un acte de sexualité SM est une performance, et c'est réciproquement également à ce titre que nous pouvons nommer les performances que nous avons évoquées comme étant sadomasochistes. Dans les deux cas, « ce n'est pas seulement une identité particulière, mais l'identité comme telle que ces descriptions de l'expérience masochiste perturbent »142. Les arguments anti-SM comme les arguments anti-performances cependant se concentrent sur la lutte pour posséder une forme d'identité particulière et cohérente Ce faisant ils refusent de voir la dynamique de ces expériences et ne peuvent être qu'horrifiés par celles-ci qui se fondent sur la perte et le déplacement constamment différé de soi. L'orgasme de la présence Apparaît quelque chose en excès, quelque chose que l'on croit pouvoir saisir mais qui en fait échappe et se situe en fait hors de la symbolisation, dans le domaine forclos de la signification dans la mesure où ce corps qui a l'air d'un corps de femme n'en est plus un et se présente comme tel en exhibant la marque et le sceau d'un autre signifiant que celui de « femme ». Ce sont les marques et les mutilations de Gina Pane ou de Marina Abramovic, ou même sans doute simplement la douleur signifiant comme érotique et non comme soumission. Si la mutilation et la douleur se donnent généralement ensemble comme les deux faces de la même marque comme dans Escalade nonanesthésiée où Gina Pane escalade sans anesthésie une grille dont les barres transversales sont coupantes, dans Art must bebeautiful-artist must bebeautiful, la douleur seule marque le corps de Marina Abramovic. Par cela seul ces corps échappent au phantasme du masculin. Le surgissement de ces 142

Lynda Hart, ibid., p. 115. 173

corps dans le cadre symbolique normal donne l'expérience de ce que Michel Foucault nomme le plaisir et que je nommerai en référence à la citation liminaire de Pat Califia, orgasme : Le (...) plaisir (...) à la limite ne veut rien dire, (...) est encore, me semble-t-il, assez vide de contenu et vierge d’utilisation possible, (n'est) rien d’autre que finalement un événement qui se produit, qui se produit je dirais hors sujet, ou à la limite du sujet, ou entre deux sujets, dans ce quelque chose qui n’est ni du corps ni de l’âme, ni à l’extérieur, ni à l’intérieur143. Il s'agit d'une expérience limite qui arrache le sujet à lui-même dans une recartographie du soi via l'action insupportable. Apparaît un autre possible qui produit un trouble à la fois en indiquant que ce qui semblait évident n'est qu'une possibilité et en provoquant un spasme ou une déchirure de cette image de soi qui est celle du plaisir. L'angoisse et le plaisir sont ainsi indissociables l'un de l'autre en tant que deux expériences de déstabilisation et d'accueil de ce qui déplace. Il s'agit ainsi, également au niveau du public de ce que Lynda Hart considère comme étant une expérience sadomasochiste : L'angoisse pourra s'affirmer encore plus profondément, comme le fera le plaisir. Le mouvement qui porte de la phase d'incertitude à la fuite en avant commence avec la naissance du masochisme comme pratique ; c'est un temps de transformation où ce qui autrefois a pu être craint n'est plus à la fois ni recherché ni évité, c'est-à-dire maintenu en suspens, mais se traduit en plaisir144. Dans l'expérience d'une performance se produit une altération terrifiante de la conscience de soi-même qui définit l'expérience sadomasochiste : « c'est un saut dans la corporéité qui peut aider à réaliser que le « moi » n'est pas seulement une construction, un mécanisme prothétique, mais souvent un

143

Michel Foucault, « Le gai savoir », entretien avec Jean Le Bitoux, Revue H, n° 2, automne 1996. 144 Lynda Hart, op.cit., p. 267. 174

appareil écrasant »145. De la même manière que l'artiste performant fait surgir un autre corps du corps normal, de la même manière ce corps reproduit surgit dans le champ d'expérience normal des spectateurs. Les réactions des spectateurs choqués ou associant ces corps à la mort et au dégoût sont à cet égard intéressantes : ils surgissent comme le reste inassimilable et rejeté par les cadres symboliques et culturels. Il est question de recevoir quelque chose d'extérieur qui va modifier la conscience de soi, de son corps et de son rapport au monde en le médiatisant par l'effet de la performance qui ouvre, brise, détourne, force la capacité à imaginer des alternatives aux positions rigides et appauvris du désir, compris au sens foucaldien de certitude évidente de sa propre identité et de ce qui la réalise. La perception de ces performances dans l'ici et le maintenant produit une confusion sur la frontière même entre la vie et de la mort ou plus exactement entre ce qui est transcendantalement ou symboliquement possible et ce qui ne l'est pas. Recevoir une performance serait ainsi faire également l'expérience de l'orgasme. Cela ne signifie cependant pas une perte totale et sans retour, autodestructrice. Le surgissement orgasmique s'inscrit en fait au cœur de l'ordre et des cadres symboliques qu'il ne s'agit pas de quitter de manière psychotique en provoquant une destruction du corps mais de le mettre en mal. Il s'agit toujours malgré tout de théâtre et ce qui s'y donne ne saurait être confondu avec la réalité. Le corps performé ne saurait être en danger de mort, comme le montre bien l'arrêt de Rythme 0 lorsque la vie même de Marina Abramovic semble menacée. Il ne s'agit en aucun cas de mutilations définitives. La performance perdrait d'ailleurs de sa force dans la mesure où l'orgasme ne survient qu'en tant qu'il a lieu dans l'ordre symbolique. Sinon ce corps de femme qui n'en est pas exactement un serait tout autre chose et ne serait plus reconnaissable comme tel s'il n'était pas, justement tel, au début mais également après la performance. Il serait un total autre « irreconnaissable », passé par la performance dans un tout autre ordre symbolique et tomberait sous la même critique que l'illusion utopique des essentialistes. Un tel corps ne serait même pas viable comme tel. Il faut en effet remarquer avec Judith Butler qu'une certaine possibilité de destruction et de prolifération qu'elle repère dans Le

145

Lynda Hart, ibid., p. 117. 175

corps Lesbien de Monique Wittig146, étant en un sens le pendant littéraire des performances que nous avons évoquées, a une limite fondamentale aux possibilités qui pourraient en découler dans la mesure où seuls des corps marqués symboliquement de manière normale comme hommes ou comme femmes peuvent être reconnus comme corps. Un corps marqué différemment comme ceux que nous avons évoqués ne seraient plus à proprement parler des corps de femmes et n'interrogeraient ainsi plus l'évidence des corps et de la condition des femmes. Cette réitération et ce déplacement seraient une chance pour l'individu d'être reconnu comme ayant un corps réputé naturel, sans être celui qu'on croit. Ce malentendu est une possibilité d'exister dans une société et une culture ne considérant que certains corps et certains genres définis, tout en ayant un corps et une pratique d'un autre genre. Il s'agit de rendre les corps impropres, à travers des répétitions subversives qui les déstabilisent en tant que naturalisées. Il s'agit, pour reprendre les termes de Judith Butler, de s'approprier « ces normes pour combattre leurs effets historiques sédimentés (dans) un moment insurrectionnel, qui fonde le futur en rompant avec le passé »147. Mais aussi en suivant Lynda Hart, la performance met en scène, en tant qu'orgasme, « le conflit entre l'éclatement du fantasme désirant du soi et la nécessité de revenir à un soi cohérent pour prendre place dans l'ordre symbolique ; et le fantasme persistant de quelque chose qui existe au-delà du langage »148.

Conclusion : la performance féministe Il faut prendre la mesure de ce qui se joue là, innommable comme le plaisir d’un corps à corps de chairs qui n’appartiennent plus à des corps reconnus et marqués dans un ordre qui n’a jamais été le leur tout en le réinvestissant et le dévoilant. Si, pour reprendre l'expression lacanienne, la femme n’existe pas et est définie par cette non-existence – c'est-à-dire n'existe pas comme totalité invariante en elle-même mais seulement dans le phantasme du masculin qui 146Judith

Butler, Trouble dans le Genre. Le féminisme et la subversion de l'identité, La découverte, 2005, p. 246. 147Judith Butler, ibid., page 246. 148Lynda Hart, op. cit., page 263. 176

n’est pas le sien – la performance prend acte de cette ontologie. Elle la joue et la rejoue comme la chance pour chaque femme de se reconstituer dans, par et pour son propre fantasme, en décalage. L’enjeu est d’être la forme et le contenu de leurs propres fantasmes pour avoir le droit d’exister de manière vivable. Ces performances peuvent donc à bon droit être qualifiées de féministes, quand bien même les artistes ne se revendiqueraient pas comme tels. « Si la subversion est possible, elle se fera dans les termes de la loi avec les possibilités qui s'ouvrent / apparaissent lorsque la loi se retourne contre elle-même en d'inattendues permutations. Le corps construit par la culture sera alors libéré non par un retour vers son passé « naturel » ou ses plaisirs originels, mais vers un futur ouvert et plein de possibilités culturelles »149.

Bibliographie BOULOUCH Nathalie et ZABUNYAN Elvan : « Introduction », La performance entre archives et pratiques contemporaines, BEGOC Janig, BOULOUCH Nathalie et ZABUNYAN Elvan (dir.), Presses Universitaires de Rennes, 2010. BUTLER Judith, Le Pouvoir des Mots. Politique du performatif, Paris, Amsterdam, 2004. BUTLER Judith, Trouble dans le Genre. Le féminisme et la subversion de l'identité, Paris, La découverte, 2005. CALIFIA Pat, "Unraveling the Sexual Fringe: A Secret Side of Lesbian Sexuality", The Advocate, 27 Dec. 1979. FOUCAULT Michel, « Le gai savoir », entretien avec LE BITOUX Jean, Revue H, n° 2, automne 1996. HART Lynda, La performance sadomasochiste, Paris, Epel, 2003. WARK Jayne, Radical Gestures, Feminism and Performance Art in North America, Montréal, McGill-Queen's University Press, 2000.

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Judith Butler, Trouble dans le Genre, op.cit., page 198. 177

Le quiz du genre Minnie Bruce Pratt150

Texte traduit de l'anglais (USA) par Noomi B. Grüsig151

Quiz, n. [ ? suggéré par L. quis, qui, que, quoi, quid, comment, pourquoi, mais encore]. 1. [Rare], une personne bizarre [queer] ou excentrique. 2. une plaisanterie ; un canular. 3. un questionnaire, un examen oral ou écrit, souvent informel, pour tester les connaissances de quelqu'un. Webster's New World Dictionnary of the American Language

En 1975, quand je suis pour la première fois tombée amoureuse d'une autre femme, et que j'en étais consciente, j'étais mariée à un homme, depuis presque dix ans, et j'avais deux petits garçons. Tout le monde était choqué par le tournant que je prenais dans ma vie, y compris moi-même. Tout le monde - de l'avocat qui gérait le divorce jusqu'à mes quelques amies lesbiennes - voulait savoir : Est-ce que j'avais déjà ressenti ça auparavant ? À quel moment avaisje réalisé que j'étais « différente » ? Quand avais-je commencé à « changer » ? Et l’État de Caroline du Nord, dans lequel je vivais, voulait tout particulièrement savoir : Est-ce que je comprenais bien que je ne pourrais pas être à la fois mère - une honnête femme - et lesbienne - une femme perverse ?

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Minnie Bruce Pratt est une auteure et poète lesbienne américaine, militante anti-raciste et anti-impérialiste, professeure, mère et grand-mère, et a été la compagne de Leslie Feinberg durant 22 fabuleuses années LGBT. Elle est l'auteure de plusieurs livres regroupant essais et récits, ainsi que de plusieurs recueils de poésies, dont aucun n'est à ce jour traduit en français. 151

Serveuse-plongeuse, traductrice autodidacte, taulière du blog Badasses Zine. 179

Afin de répondre à leurs questions et aux miennes, j'ai fait ce que fait peutêtre chaque personne qui s'identifie comme lesbienne ou gay au moment où elle se rend compte qu'elle est lesbienne ou gay. J'ai regardé en arrière et analysé ma propre vie pour y déceler des indices de souvenirs pouvant m'être utiles dans ma lutte à travers ce labyrinthe de questions : je ne me sentais pas « différente », mais est-ce que je l'étais ? (Et différente de qui ?) Est-ce que j'avais changé (par rapport à quoi ?). Est-ce que j'étais hétérosexuelle pendant mon adolescence et étais devenue lesbienne seulement à l'aube de mes 30 ans ? Est-ce que j'avais toujours été lesbienne, mais que j'avais été contrainte à l'hétérosexualité ? Est-ce que j'étais une lesbienne moins authentique que mes amies qui avaient « toujours su » qu'elles étaient attirées affectivement et sexuellement par d'autres femmes ? Quel genre de femme est une femme lesbienne ? Est-ce que j'étais une « vraie » femme ? Au milieu de toutes ces analyses, je me suis souvenue de ma première amitié, quand j'avais cinq ans et elle aussi, avec une fille blanche qui vivait à deux pas de chez moi, un garçon manqué. Je ne lui avais pas parlé depuis la fin du lycée, quand nous avions eu notre Bac dans notre petite ville de l'Alabama, mais j'ai su de ma mère qu'elle ne s'était jamais mariée. J'étais surprise de voir à quel point je me souvenais bien d'elle. Puis un soir, alors que je faisais lecture de mes poèmes dans une librairie de Birmingham, elle est entrée, grande et superbe dans ses bottes de cow-boy, portant une chemise blanche au col ouvert et un pantalon bien taillé - telle la gouine butch qu'elle s'était avérée être. C'était quelqu'une qui m'avait connue toute petite, mais elle avait été aussi choquée que tout le monde quand elle a su que moi aussi je m'étais finalement avérée être lesbienne. Quand je l'ai retrouvée, je me suis aussi retrouvée face à de nouvelles questions qui m'amenaient à nouveau à me retourner et à regarder en arrière : Comment était-il possible qu'en ayant grandi dans une ville bondieusarde, raciste et anti-femmes, nous nous étions toutes deux construites dans nos vies en tant que lesbiennes ? Pourquoi avait-elle été la première personne en dehors de ma famille pour qui j'avais eu des sentiments aussi intenses - quelqu'une qui n'était pas seulement lesbienne, mais une lesbienne butch ? Comment nous étions-nous reconnues à cette époque, alors que nous n'avions même pas les mots pour dire qui nous étions ? Quelle marque avions-nous chacune laissé à 180

l'autre ? Et qui étions-nous l'une pour l'autre, à cinq ans ? Étions-nous « butchs » et « fems » ? Étions-nous « garçon » et « fille » ? Pourquoi étais-je invisible dans ses souvenirs ? Pourquoi se rappelait-elle de moi comme d'une « fille » mais pas comme d'une « lesbienne » ? Je me suis à nouveau retournée sur nous deux, sur ces deux filles. J'ai vu la corde du cerf-volant se détendre entre mes mains, j'ai vu le cerf-volant tomber et se froisser, je l'ai vu se précipiter vers moi et m'entraîner avec elle dans le vent, avec le cerf-volant. Je lui ai dit : « Mais au bout de quelques années, je ne te voyais plus. Tu jouais tout le temps avec les garçons. Moi, j'avais peur des garçons. » Et elle a répondu, « Mais ce que tu ne savais pas, c'est que moi j'avais peur des filles. » Tout au long du collège et du lycée, elle était tombée éperdument et pitoyablement amoureuse de filles hétéros qui étaient agressivement féminines, mais le jour du bal de promo, elle était sortie avec le capitaine de l'équipe de football. Ce jour-là, je me suis assise calmement, un peu sonnée et gênée, et seule, dans une robe de bal de promo rose sans bretelles, emplie d'une puissance précoce mais incapable de naviguer à travers cette pièce pleine de danseurs et de danseuses qui, comme moi, désiraient et méprisaient la force des femmes. Vingt ans plus tard, ces questions s'étalaient devant moi : Est-ce que mon allure féminine - l'inclinaison de ma tête, ma façon de poser les questions, le timbre de ma voix - était liée à mon désir sexuel ? À ma perception de moimême en tant que femme ? En quoi les identités butchs et fems dans lesquelles nous avions évolué en grandissant étaient liées au masculin et au féminin ? Et qu'est-ce que les gestes et les signes de masculinité et de féminité avaient à voir avec nous en tant que femmes ? La fois suivante où je suis retournée à la maison, elle a organisé d'autres retrouvailles, un dîner avec des personnes homos que nous avions connu dans nos années de lycée. Ce soir-là, nous étions cinq, toutes et tous blanc-he-s, un réseau d'ami-e-s autant soumis à la ségrégation que l'avait été notre éducation, n'étant jamais allé-e-s à la rencontre des étudiant-e-s Noir-e-s à l'école de l'autre côté de la ville. Nous n'avions jamais su grand-chose des nombreuses vies cachées dans notre ville, et maintenant nous nous retrouvions, prêt-e-s à les découvrir : Moi et la femme qui avait été ma première amie, presque mon 181

premier souvenir. Et aussi ma meilleure amie du lycée, qui était aujourd'hui lesbienne et mère. Mon premier petit copain, qui était maintenant un homme gay si doux que je me souvenais pourquoi j'avais voulu être sa copine. Et un autre homme gay qui vivait toujours dans notre ville natale. Nous nous sommes raconté des ragots sur les personnes sur qui nous avions flashé, sur les personnes à qui nous avions tenu la main en cachette, et qui avaient flirté avec nous en retour. La liste de ces gens est devenue incroyablement longue, bien plus que je ne l'aurai pensé si j'avais dû dire qui était « lesbienne » ou « gay » dans ma petite ville d'environ 2000 habitant-e-s. Il y avait cette camarade de classe, depuis longtemps mariée, qui après son diplôme avait eu une liaison avec une professeure de gym. Et il y avait cette autre camarade de classe qui était allée d'une amante à une autre jusqu'à ce que sa porte d'entrée soit fracturée au milieu de la nuit. Il y avait cette professeure de catéchisme dont la fille, mariée sur le tard, était sortie avec une fille qui, des années plus tard, avait eu une liaison avec la mère-professeure. Il y avait aussi ces garçons qui l'avait tous fait avec les uns ou avec les autres, ou qui avaient maté les ébats de certains dans l'église ou dans le presbytère, avec le fils du prêtre. Il y avait cet homme gay qui en rentrant chez lui une nuit avait trouvé sur le seuil de sa porte une enveloppe remplie de photographies d'un de ses partenaires marié accompagnées d'une invitation à comparaître. Nous avons parlé de ce quiz hétérosexuel obligatoire au lycée, auquel il n'y avait que deux réponses possibles, qui n'offraient que deux chemins à emprunter : straight ou homo, hétéro ou queer. Choisir l'un nous permettrait de nous extirper du labyrinthe qui mène à l'âge adulte, choisir l'autre nous mènerait directement en enfer. Mais il semblait que notre score final officiel n'avait finalement pas grand-chose à voir avec nos vies secrètes, avec quelles mains se posaient sur quels culs, avec les rêves que nous avions enterré, au point mort, dans nos cœurs. L'institution de l'hétérosexualité existe sans aucun doute, mais sa pratique quotidienne - au moins dans ma ville natale du Sud profond - semblait soudainement moins rigide que ne le laissaient penser les photos de mariage entre un homme et une femme imprimées sur le fin papier jaune de l'hebdomadaire local. 182

Pourtant, la loi et les mœurs étaient habituellement suffisamment fortes pour faire en sorte que nos vies publiques correspondent à la photo. Les frontières de l'hétérosexualité renforcent les autres institutions - y compris celles de race et de classe - dont les délimitations sont aussi souvent niées. Dans le journal local, j'ai vu des photos du shérif et de ses adjoint-e-s devant le tribunal, versant du whisky confisqué dans les caniveaux des rues jusqu'à ce que la ville empeste l'alcool de contrebande. Mais il n'y avait aucune photo de ma petite amie dans sa maison, à genoux dans la cuisine avec une mère quasi brisée par la pauvreté. Aucune photo de son père envoyé en prison pour avoir essayé de les sortir de la misère en vendant de la liqueur de contrebande. Quand mon père blanc est mort à la maison de retraite du canton, le journal a publié une version de sa vie, parlant de sa carrière de joueur de base-ball semiprofessionnel et de son boulot à la scierie. À aucun moment il n'a été fait mention de lui buvant le whisky de contrebande, ni de ses théories racistes sur qui était en train de prendre le pouvoir dans le monde. La femme Noire qui m'a élevée est morte de l'autre côté du couloir, dans la même maison de retraite. Dans le journal, il n'y a eu aucune mention de sa vie ni de sa mort, aucune référence aux enfants qu'elle a maternés, rien sur ses filles ni sur ses petits-enfants. Quand je me suis fiancée à un homme, le journal local a publié une annonce avec une photo de moi, impeccable et féminine, prête à être une épouse. Sur celles et ceux d'entre nous qui se sont retrouvé-e-s lors de notre petite réunion queer, il n'y avait aucun registre public dans notre ville - aucune colonne dans les chroniques hebdomadaires de Greenpond ou de Six Mile - ni aucune mention de celles et ceux que nous avions aimés fidèlement pendant cinq ans, dix ans, ni des enfants dont nous avions pris soin dans nos familles. Mais au plus profond de nos corps, nous savions que nos parcours n'aboutissaient pas à une impasse, à un mur blanc, à une page blanche. Nous avions parcouru notre chemin à travers nos propres vies. La dernière fois que je suis retournée à la maison, j'ai présenté mon nouvel amour à ma première petite amie et les ai regardés se saluer chaleureusement. Après des années à avoir aimé des lesbiennes butch, je me suis mise avec une femme si stone dans sa masculinité qu'elle pouvait passer, et qu'elle passait parfois, pour un homme queer. Je n'avais pas le langage nécessaire pour parler 183

d'elle ou de notre relation. J'ai dû apprendre à dire que j'étais tombée amoureuse d'une femme si transgenrée, d'une femme qui présentait tant de contradictions supposées entre son sexe de naissance et son expression de genre, que quelqu'un-e d'un côté du pâté de maisons pouvait l'appeler « M'dame » tandis que quelqu'un-e de l'autre côté l'aurait appelé « M'sieur ». J'étais en train de comprendre que j'étais plus compliquée que je ne l'aurais jamais imaginé. Je commençais à démêler le fil de ma personne à travers l'enchevêtrement des mots : femme et lesbienne, fem et genre féminin. Ce soir-là, j'ai regardé en arrière vers ma première amie, une fille brûlée par la honte ressentie par sa mère. Par les réprimandes des marche-comme-unefille et des ne-parle-pas-si-fort-et-ne-sois-pas-tant-en-colère (et déteste-toi suffisamment jusqu'à presque devenir folle). J'ai regardé en arrière vers moimême, vers l'enfant flirtant sur les photos, la tête inclinée et le regard oblique. Vers l'enfant à qui ses professeurs demandaient de faire un choix impossible : être intelligente ou être une fille, être une fille ou être forte (et déteste-toi suffisamment jusqu'à presque quitter ton corps). Nous nous étions toutes les deux assises dans la poussière à la récréation, pieds nus, bataillant avec acharnement, main dans la main, avec le désir de terrasser l'autre. Comment avions-nous réussi à survivre assez longtemps pour nous revoir à nouveau ? À survivre assez longtemps pour grandir et devenir des femmes pour qui le mot femme ne réussit pas à décrire adéquatement les changements et les tournants qu'ont pris nos corps et nos vies, à travers le sexe et le genre ? Personne ne s'était tourné vers nous pour nous proposer de nouvelles questions : Combien de façons y a-t-il de qualifier le sexe d'une fille, d'un garçon, d'un homme, d'une femme ? Combien de façons y a-t-il d'avoir un genre - de la masculinité à l'androgynie à la féminité ? Existe-t-il une connexion entre les sexualités lesbiennes, bisexuelles et hétérosexuelles, entre le désir et l'émancipation ? Personne ne nous a dit : les chemins se séparent, et se séparent encore, vers de nombreuses directions. Personne ne nous a demandé : de combien de façons peut varier le sexe du corps, selon les chromosomes, les hormones, les organes génitaux ? De quelles manières peut se multiplier l'expression de genre - entre le foyer et le travail, devant l'ordinateur et quand on embrasse quelqu'un-e, dans nos rêves et quand on 184

marche dans la rue ? Personne ne nous a posé la question : Quels sont vos rêves quant à la personne que vous voudriez être ? En 1975, quand je suis pour la première fois tombée amoureuse d'une autre femme, et que je savais que c'était ce que je voulais, je commençais tout juste à me considérer comme féministe. Je prenais conscience du nombre de pièges dans lesquels pouvait être pris le corps féminin - agressions sexuelles et viols, violences conjugales, nos sentiments se transformant dans la honte de nos corps. Je prenais conscience de comment les corps des femmes pouvaient être utilisés pour produire des enfants sans notre consentement, pour satisfaire le « plaisir » de quelqu'un d'autre à nos dépens. Et le plus important, je commençais à être capable d'expliquer bon nombre d’événements de ma propre vie qui m'étaient jusqu'alors incompréhensibles. Je réussissais à me remémorer et à identifier des schémas dans certaines situations qui à l'époque n'avaient pas trouvé de sens - comme les remarques sexuellement suggestives d'un collègue - et dans des situations qui ne m'avaient pas semblé importantes - comme la fois où un journaliste m'a interviewée pour mon travail et m'a posé des questions sur comment je gérais la garde de mes enfants. Pour la première fois de ma vie, je me suis comprise comme une femme, comme une membre du « sexe opposé », d'un groupe de personnes sujettes aux discriminations et à l'oppression - et capable d'y résister. J'étais capable de situer mon corps et ma vie dans le dédale de l'histoire et du pouvoir. L'oppression des femmes a été une révélation pour moi, et l'émancipation des femmes était ma liberté. Il y avait une euphorie formidable dans le fait d'appartenir à ce mouvement de libération, dans le fait de se rassembler entre femmes pour explorer les moyens qui nous mèneraient à l'émancipation. Dans les cercles de prises de conscience, dans les groupes politiques, dans les manifestations culturelles, dans les collectifs littéraires - dans toutes sortes de groupes et de lieux dédiés aux femmes, nous identifiions les différentes façons dont l'oppression avait entravé nos vies. Et nous avons lu les théories de femmes qui avaient des idées sur comment mettre un terme à l'oppression des femmes comme classe de sexe. J'ai trouvé quelques auteures qui analysaient les relations entre le développement 185

économique capitaliste et l'oppression des femmes. Mais la plupart des théories auxquelles j'avais accès étaient anhistoriques et monoculturelles. Elles appuyaient l'idée que la solution viendrait dans l'élimination des différences entre les femmes et les hommes. Certaines proposaient d'abolir les distinctions dans le fonctionnement biologique - comme Shulamith Firestone qui suggérait de créer des utérus artificiels pour éliminer les fonctions biologiques féminines qu'elle considérait comme la base de la définition de l'homme et de la femme, et des inégalités qui en découlent. D'autres pensaient que la solution viendrait dans la disparition des modes d'expression de genre, des schémas de féminité et de masculinité. Caroline Heilburn défendait l'androgynie, l'élimination des polarités des « rôles de genre » qu'elle considérait comme responsables des inégalités de pouvoir entre les hommes et les femmes. Andrea Dworkin militait pour un changement des pratiques sexuelles dans le but de se débarrasser des images et des actes qui, selon elle, perpétuaient les catégories de genre homme et femme, et ainsi la domination et la soumission. Je trouvais ces théories convaincantes. Peut-être qu'éliminer les différences de sexe ou transcender les expressions de genre permettrait de mettre fin à la femme comme catégorie opprimée. Mais, concrètement, ces théories n'expliquaient pas d'importants aspects de l'oppression que je vivais en tant que femme dans ma vie quotidienne. J'ai été enceinte deux fois et j'ai donné naissance à deux enfants. La façon dont les docteurs m'ont traitée m'a juste amenée à me demander : « Si des utérus artificiels existaient, dans quelles mains est-ce que cette technologie serait administrée, et pour les profits de qui ? ». Et ces deux enfants se sont avérés être deux garçons, chacun d'eux possédant, au moment de ses deux ou trois ans, son propre mélange de masculinité et de féminité. Était-il possible de les entraîner à l'androgynie ? Était-ce là la compétence qui leur permettrait d'agir contre les rapports de pouvoir injustes qui existent dans le monde ? En ce qui concerne les rapports sexuels, c'était la chose la plus plaisante que j'avais vécue dans ma relation à un homme ; mon mari ayant soigneusement essayé de me donner du plaisir. J'aurais eu davantage de plaisir si mes activités sexuelles n'avaient pas été entachées par la peur de la grossesse - et par la honte que je ressentais en tant que femme vis-à-vis des choses que j'aurais pu vouloir faire. Mais le pénis de mon mari ne dominait pas ma vie. Au lieu de ça, je m'inquiétais du pouvoir 186

qui se trouvait entre les mains des hommes blancs qui me faisaient passer des entretiens d'embauche dans de grandes institutions, puis qui finalement préféraient protéger leur statut économique en ne m'embauchant jamais. Et quand je me suis dressée contre les adversaires déclarés de ma libération en tant que femme, je n'ai trouvé que peu d'aide dans les théories que je lisais. Dans ma ville de Caroline du Nord, j'ai affronté lors de débats des femmes de droite qui fustigeaient l’Amendement pour l'Égalité des Droits, et qui basaient leur tactique en discréditant le mouvement de libération des femmes précisément sur cette idée de l'élimination des différences de sexe et de genre. Elles accusaient : L'égalité des droits, ça veut dire des toilettes unisexes. L'égalité des droits, ça veut dire le mariage homosexuel. En disant cela, elles voulaient dire : Si vous remettez en cause les frontières de genre, vous allez rendre les femmes encore plus vulnérables aux abus car cela entraînera une disparition des cadres qui protègent les femmes. Elles voulaient dire : Si vous remettez en cause les frontières de genre, vous allez vous retrouver avec des hommes et des femmes qui adopteront le comportement du sexe opposé et qui en seront content-e-s. Je ne savais pas comment répondre à leurs propos venimeux, à leurs accusations qui trouvaient un écho à travers tous les États-Unis en rejoignant une large campagne antiféministe concertée. Les premiers slogans que j'ai appris en rejoignant le mouvement des femmes étaient « La biologie n'est pas une destinée » et « On ne naît pas femme, on le devient ». J'avais lu des théories féministes qui analysaient comment les emplois, les tâches ménagères et les sentiments étaient répartis entre les hommes et les femmes en fonction du sexe. Mais, je n'avais pas - tout comme le mouvement réformiste principalement blanc et de classe moyenne supérieure qui avait soutenu l'A.E.D. - une analyse du sexe, de l'expression de genre, et de la sexualité qui soit suffisamment poussée et complexe pour répondre à ces attaques de la droite. Nous aurions pu dire, dans ces débats, que la réponse aux violences subies par les femmes ne se trouvait pas dans l'illusion d'une protection conditionnée à la limitation de leurs activités, mais dans un mouvement au sein duquel les femmes apprendraient à riposter, avec leurs allié-e-s, afin de nous protéger 187

nous-mêmes, et d'évoluer de manière plus sure dans le monde en général. Nous aurions pu répondre que la séparation entre homme et femme était conçue pour maintenir la domination d'un sexe sur l'autre dans un système économique au sein duquel certains s'enrichissent financièrement en profitant d'une guerre entre les sexes. Nous aurions pu répondre que la femme n'était pas l'opposée de l'homme, et que l'émancipation passerait par une traversée de toutes les frontières arbitraires liées au genre, afin de nous permettre de nous placer à n'importe quel endroit de notre choix dans le continuum entre la masculinité et la féminité, dans tous les aspects de nos vies. Dans des cadres plus privés au sein du mouvement de libération des femmes, nous avancions ces arguments. Mais dans des espaces publics hostiles, c'était controversé de proposer même les changements les plus minces dans les comportements « normaux » des hommes et des femmes. Car c'était là une remise en question des fondements de la « civilisation ». L'aile réformiste du mouvement de libération des femmes avait de profondes réserves quant au fait d'amener les problématiques lesbiennes et transgenres sur la place publique. Elle traitait par ailleurs les problématiques de race et de classe avec réticence et de manière inconsistante, voir ne s'en préoccupait pas du tout. Pour ces réformistes, une victoire impliquait seulement un élargissement partiel et infime des vieilles frontières officielles définissant ce qu'était un comportement acceptable pour « la femme », et qui était une femme « respectable ». Certaines de ces réformistes acceptaient de limiter leur définition du genre féminin et de la féminitude en raison de leurs allégeances aveugles à leurs propres positions de classe et de race. Pour d'autres, c'était une décision stratégique ; elles pensaient qu'une définition politique de la femme qui gommerait les différences permettrait de sécuriser plus de territoires pour plus de femmes dans ce monde hostile. Elles espéraient bâtir d'abord un bastion fortifié, puis seulement ensuite construire un cadre propice à une émancipation plus large. En réalité, l'exclusion des femmes qui troublaient les contours de ce qui était considéré comme une façon légitime d'être une femme - en raison de leur race, de leur classe, de leur sexualité, de leur expression de genre - a transformé les espaces du mouvement de libération des femmes en des 188

endroits plus étroits et plus dangereux, affaiblissant ainsi cet aspect du mouvement et accentuant ses limites, dans ses fondements mêmes. Au final, je me suis éloignée du mouvement réformiste pour me rapprocher d'actions politiques et culturelles qui embrassaient les complexités de la femme. Le groupe au sein duquel j'ai commencé à m’impliquer était, dans un premier temps, constitué de femmes majoritairement blanches, issues de la classe ouvrière et de la classe moyenne, et lesbiennes. Mais nous avions été profondément influencées par les mouvements Noirs de libération et pour les droits civiques. Nous considérions que la liberté de toutes les femmes était inextricablement liée à l'élimination du racisme. De plus, nous avions appris du travail politique et théorique réalisé par des féministes et lesbiennes racisées qui nous ont montré comment questionner - et replacer dans un contexte historique et économique - les nombreuses catégories de « différence », y compris celles de race, de sexe, de classe et de sexualité. Mais même lorsque nous redéfinissions le mouvement de libération des femmes en lui permettant de s’élargir à travers ces connexions, ces démêlages et ces retissages, nous n'avions toujours pas exploré pleinement le sexe et le genre. Il restait des questions sans réponses, et des questions qui n'avaient encore jamais été posées, au sujet de la « masculinité » et de la « féminité », du « masculin » et du « féminin », de « l'homme » et de « la femme ». Nous portions avec nous beaucoup d'idées reçues et de valeurs négatives que la société en général avait assignées à des notions telles que la femme, le féminin, l'homme, le masculin - des idées qui servaient à restreindre les comportements des femmes et à empêcher toute analyse de comment la « masculinité » et la « féminité » ne sont pas la source des oppressions de sexe, de race et de classe. Souvent, quand une lesbienne était perçue comme « trop butch », on pensait qu'elle était, au moins en partie, machiste et misogyne. Elle pouvait être rejetée de son collectif lesbien pour cette raison, ou se voir refuser l'entrée dans un bar lesbien. Fréquemment, une lesbienne qui était « trop fem » était perçue comme une femme qui n'avait pas encore émancipé son esprit ni libéré son corps. Lors de débats ou de petites altercations quotidiennes avec une amie lesbienne ou une amante, elle pouvait être discréditée - comme je l'ai souvent été - et voir ses idées rapidement balayées par des remarques comme « Tu agis 189

juste comme une femme hétérosexuelle ». Au milieu de tout ça, des lesbiennes qui étaient butchs, fems, ou de toute autre expression de genre entre les deux, essayaient de déchiffrer lesquels de nos comportements reflétaient malgré tout les schémas opprimants que nous avions assimilés au sein d'une culture qui hait les femmes. Ces questionnements étaient présents en 1982, dans la ville de New York, quand une coalition regroupant des femmes de toutes sexualités a organisé la conférence annuelle « The Scholar and the Feminist » dans le but d'analyser les intersections complexes entre plaisir et danger qui existent dans la sexualité des femmes et dans leur expression de genre. Elles ont été condamnées sans appel et qualifiées de « déviantes sexuelles » et de « salopes » par un groupe de femmes qui militaient contre la pornographie, et qui s'identifiaient elles-mêmes comme de « vraies féministes ». À peu près à la même époque, j'enseignais les études féministes dans une université d'État près de Washington, D.C. Un jour, dans ma classe, nous discutions de la vie lesbienne en général, et des dynamiques et expressions de genre butch/fem en particulier. J'étais habillée de façon décontractée, mais dans mon style fem. La femme blanche à ma gauche était musclée, grande, avec des cheveux courts et une veste en cuir noire ; elle venait à l'école tous les jours en Harley. Elle a affirmé avec force : « Les butch et les fem, ça n'existe plus aujourd'hui ». C'était une situation caractéristique, de bien des façons, du milieu lesbien-féministe dans lequel je vivais dans les années 1980. En tant que femmes et en tant que lesbiennes, nous voulions nous sortir des pièges qui nous étaient tendus parce que nous étions des personnes sexuées comme femme. Nous voulions échapper aux valeurs négatives auxquelles nous étions assignées de par notre genre. Nous ne voulions pas être des femmes - comme définies par la société - alors nous devions nous débarrasser de la féminité. Nous ne voulions pas être opprimées par les hommes, alors nous devions nous débarrasser de la masculinité. Et nous voulions mettre un terme au désir imposé, alors nous devions nous débarrasser de l'hétérosexualité. Pour certaines lesbiennes, choisir l'androgynie était un moyen de sortir de ces pièges, tout comme pratiquer une sexualité « égalitaire et mutuelle » - une tentative pour éliminer les tendances « masculines » et « féminines » que nous voyions chaque jour les unes chez les autres. Un autre moyen était d'expliquer 190

que l'hostilité à l'encontre des lesbiennes « masculines » et des lesbiennes « féminines » était le résultat de l'homophobie, plutôt qu'une conséquence des préjugés qui conditionnent le type d'expression de genre qui était approprié pour une femme « respectable » et pour une femme « libérée ». Pour beaucoup, la réponse était de nier la peur profonde qui existe dans la société, et donc en nous-mêmes, liée à la fluidité de sexe et de genre. La peur peut prendre différentes formes. Dans les petites annonces de rencontres publiées dans les journaux gays et lesbiens, on trouve encore aujourd'hui des annonces qui disent « pas de butch, pas de drogues » - une phrase assimilant les femmes qui défient les normes de genre à l'autodestruction, et qui n'est rien d'autre que la version lesbienne des petites annonces où des hommes gays précisent « vrais mecs uniquement, pas de folles ». Les discussions sur la sexualité excluent souvent les couples butch/butch et fem/fem qui sont considérés comme trop homoérotiques ou trop queer. Certaines d'entre nous qui se revendiquent butchs ou fems refusent parfois d'être identifiées à des personnes comme nous qui vivent aux extrêmes du genre. Il arrive quelquefois qu'une lesbienne légèrement sophistiquée dise lors d'une soirée : « Je suis fem, mais je ne suis pas comme elle » - rejetant ainsi une femme qui, selon elle, « va trop loin » dans sa féminité. Nous savons, du fait d'être en vie aux États-Unis au vingtième siècle, qu'il existe une répression sévère à l'encontre des personnes qui traversent les frontières de sexe et de genre, et des sanctions terribles qui affectent les femmes qui vivent et revendiquent librement leur identité de femme. Ce n'est pas vraiment un scoop de toute façon, puisque les institutions de pouvoir sont basées, au moins en partie, sur un contrôle des différences - de sexe, de genre, de sexualité. Après, il ne faut pas se demander pourquoi certaines cherchent un refuge dans la modération, dans l'assimilation, dans les expressions « normales » de sexe et de genre. Mais être modérée signifie « respecter les limites ». Et qui définit les limites dans lesquelles on vit ? Et malgré la répression et les sanctions qui accompagnent le franchissement des limites, nous continuons à vivre, chaque jour, avec toutes nos différences contradictoires. Je suis toujours là, indéniablement « féminine » dans mon apparence, et terriblement « femme » dans mon vécu personnel - et 191

indécemment « masculine » dans mes préoccupations politiques et dans ma persévérance à écrire de la poésie qui s'étend au-delà de la sphère du foyer à laquelle sont habituellement cantonnées les femmes. Je suis là, moi à qui l'on a assigné un sexe « féminin » sur mon certificat de naissance mais qui ne suis pas considérée suffisamment femme - puisque lesbienne - pour avoir la garde des enfants que j'ai accouchés avec mon corps de femme. En tant que fille blanche élevée au sein d'une culture ségréguées, on attendait de moi que je sois « une jeune fille bien comme il faut » - réprimée sexuellement et soumise aux hommes blancs de ma classe - tandis que d'autres, les femmes à la peau plus sombre, étaient condamnées et traitées de « filles faciles », ce qui permettait de s'emparer de leurs corps et de les exploiter. J'ai travaillé à l'extérieur de la maison pendant au moins une bonne partie de ma vie depuis mon adolescence - chose que certains qualifieraient de masculine. Mais aujourd'hui je suis enseignante, un travail considéré comme convenable pour une femme, aussi longtemps que je ne dis pas à mes étudiant-e-s que je suis lesbienne - une sexualité considérée comme trop agressive et « masculine » pour être en adéquation avec ma « féminité ». Je me considère formellement comme lesbienne, mais pas d'une façon reconnaissable par le monde hétérosexuel qui présume que les lesbiennes sont forcément « garçonnes ». À moins que je n'annonce être lesbienne, ce que je fais souvent - à mes étudiant-e-s, aux chauffeurs de taxis curieux, lors de lectures de poésies - on suppose généralement que je suis hétéro. Mais dans le milieu lesbien dans lequel j'évolue, à moins que je ne « butchise » un peu mon style, je suis parfois suspectée d'être trop féminine pour être lesbienne. Et que ce soit dans le milieu lesbien ou en dehors, il y a une autre hypothèse que certain-e-s défendent : Aucune « vraie » lesbienne ne pourrait être attirée par autant de masculinité - car la masculinité de ma partenaire lesbienne joue un grand rôle dans mon attirance. Comment puis-je réconcilier les contradictions de sexe et de genre qui existent dans mon corps, dans mon vécu et dans ma vision politique du monde ? Nous nous voyons toutes et tous offrir la chance, à un moment ou à un autre, de nous échapper de ce casse-tête. On nous offre la bonne réponse Vrai ou Faux. On nous donne le questionnaire à remplir. Mais les cases que l'on coche, M ou F, 192

les catégories homme et femme, ne contiennent rien de la complexité que représentent le sexe et le genre pour chacune et chacun d'entre nous. [J'ai écrit des histoires et des récits] qui sont des contributions à une nouvelle théorie relative à cette complexité qui apparaît aux croisements : entre le féminisme du mouvement de libération des femmes étasunien ; les écrits de femmes racisées publiés au niveau national et international ; les idées queer du mouvement de libération lesbien, gay et bisexuel ; et les pensées émergentes du mouvement de libération transgenre - un mouvement qui inclut les drag-queens et les drags kings, les personnes transsexuelles, les personnes travesties, les he-shes et les she-males, les personnes intersexes, les personnes transgenres, et les personnes de genre et/ou de sexe ambiguë, androgyne ou divergent. Ces intersections mettent en lumière le fait que chaque aspect de l'expression de genre et du sexe de quelqu'un-e n'est jamais totalement masculin ou féminin. J'ai retrouvé de nombreuses strates de ma propre expérience dans cette théorie, et je suis exaltée de voir les connexions qui se font entre moi et les autres au fur et à mesure que je me rends compte, de plus en plus clairement, à quel point l'oppression de genre et son émancipation affectent tout le monde, à quel point mon combat en tant que femme et en tant que lesbienne recoupe et rejoint les luttes d'autres personnes opprimées pour leur genre et leur sexualité. Un-e ami-e a un jour dit à propos de cette exaltation : « C'est comme être libéré-e d'une cage alors que je ne savais même pas que j'y étais enfermé-e ». C'est une théorie qui explore les infinités et les fluidités du sexe et du genre. La femme Africaine-Américaine qui mange des sushis à la table juste à côté pourrait être une femme au plus profond de ses os, de ses mouvements, de sa voix, mais ça ne veut pas forcément dire que ses organes génitaux sont de sexe féminin. Si le mec Philippin canon qui vit dans l'appartement du dessus ressemble à un hétéro, ça ne veut pas forcément dire que ses préférences érotiques sont tournées vers « l'autre sexe ». La femme blanche assise à côté de vous dans la salle d'attente du médecin pourrait être née de sexe masculin, et avoir une histoire complexe d'hormones et de chirurgies. Ou elle pourrait être née de sexe féminin et avoir une histoire différente mais toute aussi complexe d'hormones et de chirurgies. La personne que vous croisez dans le métro et que vous percevez comme un homme blanc en costard pourrait être 193

née de sexe féminin, pourrait se considérer elle-même comme une lesbienne butch, ou pourrait s'identifier lui-même comme un homme gay. Le M et le F sur le questionnaire n'ont aucun intérêt. Maintenant je suis là, debout, bien loin de là où je suis née, bien loin de l'hôpital ségrégué de l'Alabama dans lequel une infirmière a coché la case F sur mon certificat de naissance. Bien loin de ma première petite amie tomboy et de notre façon de jouer ensemble, sautant pieds nus dans les flaques d'eau de pluie. Bien loin de qui j'étais en tant qu'épouse et mère, il y a de cela presque vingt ans, quand je commençais à remettre en question le destin qui m'était assigné en tant que femme. J'ai vécu ma vie aux États-Unis au vingtième siècle, au milieu de grandes vagues de changements sociétaux : les mouvements des droits civiques et de libération Noirs, le mouvement de libération des femmes, le mouvement de libération lesbien/gay/bisexuel, le mouvement de libération transgenre. Les théories développées par chacun de ces mouvements ont complexifié nos remises en question des catégories de race, de sexe, de genre, de sexualité et de classe. Et ces théories nous ont permis d'améliorer notre capacité à lutter contre des oppressions qui sont imposées et justifiées via l'utilisation de ces catégories. Mais nous ne pouvons pas mettre la théorie en pratique sans prendre le temps de la dénicher dans les pérégrinations extravagantes et déroutantes de notre vie quotidienne. [J'écris des histoires et des récits] pour donner chair et souffle à la théorie.

La version originale de ce texte constitue l'introduction du livre S/HE, écrit par Minnie Bruce Pratt, publié en 1995 par Firebrand Books et réédité en 2005 par Alyson Books. Pour la présente édition : © 2015 Minnie Bruce Pratt, traduction publiée avec l'aimable autorisation de l'auteure.

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SUR LA TRANSMIGRATION

La transmigration des Africains subsahariens vers l’Europe : de l’errance organisée à la consistance cosmopolitique Mehdi Alioua152

De chez soi aux marges de l'Europe, la frontière L'épaisseur d'une muraille compte moins que la volonté de la franchir. Thucydide

Des cadavres boursouflés par la noyade, aux visages déformés, violacés, cadavres de migrants anonymes échouant sur le sable chaud des plages espagnoles ou italiennes où viennent s’affaler des touristes débarqués de toute l’Europe, trop pressés d’obtenir le teint hâlé qu’ils devront impérativement ramener chez eux pour signifier que leurs vacances ont été réussies, pour s’intéresser à ces « malheureux ». Des bateaux décrépits d’où fourmillent des mains implorantes, dérivant au milieu de l’immensité océane mais dont les déambulations fragiles sont filmées depuis des hélicoptères avides. Images obscènes captées juste avant un drame que l’on pressent, assis dans son fauteuil, les yeux rivés sur l’écran de télévision, inéluctable. Des barques en bois n’en finissant plus de moisir, imbibées par les flots saumâtres, qui chavirent, éventrées. Des centaines de Noirs Africains à « l'assaut » des grillages des enclaves espagnoles de Sebta et Melilla. Des camps ! Grillagés, immondes, où des uniformes entassent administrativement des corps qui paraissent bien pâles sur l’écran de télévision, alors qu’ils arrivent d’Afrique. Des marionnettes, abusées, dont seul le regard, désabusé, signale aux téléspectateurs qu’elles sont habitées par une âme. 152

Docteur en sociologie, enseignant-chercheur permanent à Sciences Po Rabat de l’Université Internationale de Rabat et chercheur au LePoSHS de l'UIR. 197

C'est par ce genre d'images dramatiques et anxiogènes que les frontières du sud de l'Europe et les migrants qui tentent de la traverser apparaissent dans les journaux télévisés. Comme si cela communiquait la réalité de cette frontière confuse, trouble, qui serait sinon trop floue pour l’identifier. Comme si cela résumait les politiques d’État, absurdes, absconses qui l’érigent, en la préservant des « indésirables » (Agier, 2008) alors qu’elle est déjà traversée de toute part (Withol de Wenden, 1999), « régulièrement » ou pas. Comme si cela suffisait à rendre compte de l’expérience migratoire aujourd’hui. Comme si cela suffisait à la compréhension et nous donnait des éléments synthétisant la vie et le parcours de ces dizaines de milliers de migrants, ces nouveaux misérables « hugoesques ». Non ! Car, les transmigrants subsahariens en étape au Maroc dont il sera question ici, réussissent tant bien que mal à passer cette frontière. Ils réussissent à passer celle-ci et bien d’autres encore, traversant par des routes et s’installant dans des étapes où les regards de l’officialité ne les attendaient pas. Et ce, malgré les répressions qu'ils subissent, malgré la dangerosité de ces parcours, malgré les morts qu’ils laissent derrière eux. Car, c’est le coût humain de ces passages, de ces transgressions, de ces mobilités transnationales non autorisées qui est exorbitant, intolérable. Selon Fortress Europe, 21 433 migrants sont morts aux frontières de l’UE depuis les accords de Schengen153. Hallucinant ! 21 433 morts ! Et encore davantage au moment où ce texte sera publié. Sidérant ! Pourtant, aucune image de ces drames, aussi réelle, aussi saisissante soit-elle, ne peut raconter ou circonscrire l'histoire des migrants en général et des transmigrants subsahariens en particulier. Aucun chiffre, aucun gouffre tourbillonnant et engloutissant les âmes errantes qui s’y aventurent trop près, ne peuvent donner à eux seuls du sens à cette frontière de l’UE qui est déjà traversée de toutes parts. Malgré les murs, les grillages, les systèmes de surveillance sophistiqués, cette frontière est ouverte, ou du moins, semi-ouverte (Morice, Potot, 2010). Et l'événement de son franchissement ne peut se réduire à une violence, même si celle-ci est funestement réelle, mortellement absurde, déraisonnablement létale. Mais comment détacher son regard de ces drames ? Pouvons-nous alors construire un savoir « serein » dans un tel contexte ? Malgré la précarité de la 153

En ligne, http://fortresseurope.blogspot.com. 198

vie de ces migrants, ne sont-ils que des corps, des âmes en peine, ou réussissent-ils malgré tout à être acteur de leur périple, à s’organiser, à faire entendre leur voix ? Est-il possible qu'au-delà des situations de précarités et des répressions étatiques que vivent ces individus en mobilité administrativement non autorisée, ils soient également porteurs de nouvelles formes d'appartenances, de mobilisation et de pratiques cosmopolitiques au Maghreb et aux marges de l'Europe ? Depuis la généralisation du régime des visas Schengen, puis de leurs restrictions, auxquels sont confrontés la plupart des Africains qui désirent migrer en Europe, la migration transnationale par étapes, que je nomme « transmigration » (Alioua, 2011), est devenue une solution pour les migrants Africains qui ouvrent, ou rouvrent, de nouvelles routes migratoires depuis l'Afrique subsaharienne, en passant par le Sahara, puis le Méditerranée jusqu'en Europe. Ainsi, des milliers de transmigrants subsahariens s’introduisent et se relocalisent collectivement chaque année au Maghreb, et y implantent des étapes qui depuis leur établissement, dans les années 1990, servent toujours de relais migratoires aux nouveaux venus : ces étapes ont une histoire sociale qui se sédimente dans les trajectoires migratoires. Mes recherches sur les réseaux transnationaux que produisent ces mouvements migratoires posent alors, sans opposer construction et matérialisation, la question de la conception de configurations sociospatiales non-limitées, mais dans un contexte géopolitique où les frontières ne sont pas aussi poreuses que le suppose le terme de transnational et où les répressions, notamment aux zones frontalières, sont d’une violence insoupçonnée par le grand public. La pensée féconde de Judith Butler, notamment son approche du concept de performativité (Butler, 2012) et sa critique du concept foucaldien de « contrainte productive » (Butler, 2009), m’a permis de saisir la façon dont des populations errantes et exclues du « droit à avoir des droits » (Arendt, 2005) du fait de normes politico-culturelles assignant à certaines catégories de mobilités un statut inférieur de non-citoyenneté, voire de dangerosité (criminalisation de l’émigration dite « illégale »), peuvent, par leurs actions et leurs transgressions (notamment des frontières) défaire ces normes et devenir, sans tout à fait en avoir conscience, un mouvement d'une puissance d'agir transformatrice. 199

De la migration individuelle à la réorganisation collective : la transmigration des Africains subsahariens Le rêve pour seul bagage, des dizaines de milliers de migrants – venus majoritairement des pays d’Afrique de l’ouest, avec un nombre important de Camerounais et de Congolais RDC – parcourent l’Afrique par étapes, se dirigeant ainsi vers l’Europe, passant par les pays du Maghreb où ils s’installent, généralement pour un temps plus long que lors de leurs précédentes étapes. Fuyant la misère, la guerre et le chômage, ou se sentant tout simplement à l’étroit dans une société où ils ne trouvaient pas leur place154, ils partent, pour le dire avec leurs mots « à la recherche de leur vie ». Effectuant des parcours de milliers de kilomètres, ils cherchent des solutions pour leur projet personnel en contournant les législations des pays traversés et en réagençant leur itinéraire migratoire, devenant ainsi en cours des routes, au moins le temps de leur périple, transmigrants. En effet, ce phénomène migratoire ressemble à la transmigration car une de ses formes essentielles réside dans l’enchaînement des nombreuses étapes nationales et urbaines où ils se rencontrent. Pourtant, ce n’était pas la volonté première de ces migrants, même si certains, très minoritaires, avaient déjà ce projet en tête. En voulant « aller chercher leur vie » ailleurs, malgré les politiques migratoires restrictives édictées par les pays de l’UE, puis par certains pays Africains, ils ont dû s’adapter à un mode de vie quasi seminomade pour échapper aux contrôles, voire aux répressions d’état. C’est par imitation (Gabriel Tarde, 2001) et nécessité qu’ils se sont mués peu à peu, dans la mobilité et dans l’urgence155, en transmigrants : ils ont suivi des routes 154

Près des deux-tiers des 300 migrants rencontrés lors de mes enquêtes sont des jeunes hommes de moins de 25 ans et les frontières qu’ils veulent « passer » sont aussi, symboliquement, les frontières du passage de l'âge de l'enfance à celui de l'autonomie adulte : ces frontières sont perçus dans leur imaginaire comme la séparation entre l’impossibilité de changer d’état, de statut social et la mobilité leur ouvrant les portes du possible. D’où la formule « je vais chercher ma vie » et celle « l’aventure » pour qualifier leur migration. 155 Certains Africains subsahariens que j’ai rencontrés s’étaient fait expulsés du pays où ils travaillaient (Lybie, Côte-D’ivoire, Nigéria, France, Espagne etc.) et se sont retrouvés en errance dans leur propre pays où ils se sentaient étrangers ou dans un pays dont ils ne sont pas ressortissant où on les a arbitrairement et illégalement expulsés. Ils ont du se réorganiser et se réinventer un projet. Malgré une terrible souffrance, certains réussissent à s’en sortir, notamment en devenant transmigrants. 200

migratoires déjà « dessinées » et balisées d’étapes déjà établies par des migrants antérieurs, puis ils ont imité leur savoir-circuler, voire leur mode de vie. Cependant, à l’image de cette migration dite « clandestine » et « de transit », il ne s’agit pas là d’une catégorie stable, mais bien « fragile » et transitoire. Cette « aventure » est une étape dans la vie de ces migrants subsahariens qui, à l’origine, se destinaient aux marchés du travail des pays d’Europe et pour certains des pays du Maghreb. Mais elle est suffisamment longue pour avoir des effets sur eux et sur certaines populations qui les voient passer et s’installer. C’est bien plus qu’un « entre-deux » : la dimension spatio-temporelle est primordiale pour appréhender cette « aventure », plus ou moins transitoire pour les personnes qui la produisent, la vivent et/ou la subissent, mais bien plus longue en tant que forme sociale (Georg Simmel, 1999). La transmigration n’est pas un voyage de tout repos. Ce n’est pas un espace migratoire lisse, se dressant sur ces routes migratoires, comme autant d’épreuves à franchir, des barrières, des pièges et des impasses. Certains ont les ressources nécessaires pour les contourner, ou du moins pour amorcer des virages en douceur, réévaluer son projet, trouver de nouvelles routes et mobiliser des stratégies de survie. D’autres doivent les trouver en route et se débrouiller avec ce qu’ils ont. Évidemment les ressources économiques sont importantes, mais autant, si ce n’est moins, que les ressources sociales : réseau, compétence et savoir-faire sont au centre de la survie en transmigration. Comme l'espace réticulaire qu'ils s'aménagent n'est donc pas lisse, qu'il se déroule durant plusieurs années et à cheval sur plusieurs pays qui n'avaient pas prévu leur venue et leur installation, la dimension spatiotemporelle doit être impérativement replacée dans ce contexte où les trajectoires migratoires sont rythmées par les étapes dans lesquelles ils se réorganisent le temps de passer les frontières qui s’érigent devant eux. Et cela s'incarne concrètement de manière lisible par le sociologue dans les étapes où les transmigrants s'installent, par choix, par besoin ou par imposition, le temps de se relocaliser, de se réorganiser, et parfois de redéfinir leur projet migratoire. La transmigration devient le vecteur de la valeur, où la cohésion est quelque chose que les transmigrants, ces acteurs « fragiles », ont à faire. L’étape, espace où s’articulent des déterritorialisations, en mettant en relation des acteurs, migrants et sédentaires, qui se distinguent par leurs origines et 201

parfois par leurs finalités, est lieu de la matérialisation. C’est là où ils se croisent, se rencontrent, se reconnaissent, subissent les mêmes dominations ou répressions et élaborent ensemble des stratégies de résistance. C’est là qu’ils se mettent en scène ou sont mis, malgré eux, en scène et doivent habiter pleinement leur rôle ou alors le performer (Butler, 2012). Car, si on ne naît pas migrant, on le devient, la transmigration précipite les devenirs de ces acteurs mobiles en multipliant les situations auxquelles il faut qu’ils s’adaptent pour sortir de l’errance. Elle leur fait éprouver des expériences, parfois extrêmes (traversée du Sahara, pirogue, marche à pied, coursepoursuite avec les forces de sécurité etc.), qui se succèdent inlassablement, donnant parfois le sentiment qu’ils doivent recommencer à zéro. C’est pourquoi leurs transgressions des frontières, leurs passages, leurs inventions des territoires d’un monde favorable aux rapports d’altérité, leur entrée dans la ville, leur mobilisation politique, énoncent des compétences et des apprentissages afin de s’assumer « ici », où ils arrivent, comme « là-bas » d’où ils viennent et tout au long de l’espace intermédiaire qui relie ces deux topiques. Ainsi, d’objet, le transmigrant devient sujet de sa migration. Émancipation individuelle, circulation collective et transgression des frontières Il faut tout de même rappeler qu’ils réussissent à passer en Europe, certes, une toute petite majorité d’entre eux et avec un coût humain disproportionné. Et il faut rappeler qu’une fois la frontière Schengen passée leur périple ne s’arrête pas : ils continuent à être des « indésirables » et à subir des répressions étatiques. Mais savoir qu’on peut passer la frontière européenne participe à entretenir le rêve de cet ailleurs où ils leur semblent que tout deviendra possible. Cela participe à ériger la mobilité comme une valeur de réussite. Mais, si d’autres, finissent par s’établir dans les étapes où ils sont et abandonnent leur « aventure » (du moins, pour un temps), et que d’autres encore rentrent chez eux, ou bien, plus dramatiquement, sont expulsés ou meurent, tous les jours, de nouvelles personnes les remplacent. Elles reprennent, à peu de chose près, les mêmes routes, scandées par les mêmes étapes, avec les mêmes stratégies et une temporalité plus ou moins proche, prolongeant le phénomène de transmigration. Ces migrants subsahariens construisent ainsi une sorte de continuité territoriale et c’est grâce aux réseaux 202

qu’ils élaborent que cela est possible. Car ceux qui passent d’un espace de régulation à un autre indiquent à ceux qui suivent comment réussir ce passage et comment vivre dans de nouveaux lieux en se basant sur leurs propres expériences, nouant ainsi des relations déterritorialisées : ils partagent leurs expériences et leur carnet d’adresses (« les connexions » comme ils le disent). Mais cela suppose que les signes balisant ces routes soient reconnaissables par tous, c'est-à-dire qu’une conscience collective rapproche socialement tous ces individus et leur permettent d’interpréter les codes qu’ils élaborent. Tous ces signes sont en effet le résultat d’une multitude de relations sociales qui, liées les unes aux autres, forment des réseaux sociaux transversalement aux nations, mais se solidifiant156 lors des étapes, et leur confèrent une conscience collective. Ce qui ne limite en rien ni leur exclusion ni la précarité de leur situation mais signale leur capacité d’action collective, d’adaptation, de contournement et d’innovation. Car, ainsi distribuées, de telles informations sur la route à suivre et la manière de vivre en mobilité migratoire contribuent à l’acquisition d’une des dimensions du savoir-faire nomade des transmigrants : instituer des circulations en repérant des routes déjà existantes ou en en dessinant de nouvelles pour pouvoir y circuler, y repasser ou faire passer ceux qui suivent. Ces transmigrants nourrissent, individuellement et collectivement, un imaginaire migratoire très riche leur procurant à la fois une motivation, à la consistance qu’ils éprouvent ensemble, et un mode d’identification facilitant leurs rencontres, puis, puisqu’ils se reconnaissent, leur coopération ; entre eux mais aussi avec certains sédentaires qu’ils croisent et qui peuvent les rejoindre dans leur « aventure » ou bien les soutenir dans les étapes où ils sont. C’est ainsi que de l’errance, de l’exclusion et de la pauvreté peuvent surgir des collectifs organisés, puis de leurs rencontres, des mondes en invention, certes, très précaires et dont le devenir est hypothétique, mais qui méritent, du fait de leurs transgressions des normes édictées par les Etats-nations (Butler, 2005b) puis de leurs perversions des réaffirmations violentes de la souveraineté nationale qui agitent la région, une attention particulière. Effectuant des parcours de milliers de kilomètres, ces transmigrants subsahariens cherchent 156

Ce qui suggère également des problématiques locales. Par exemple le Maroc, pays majeur d’émigration devient peu à peu (et « par défaut » disent certains) un pays d’installation, impliquant des dynamiques de transformations dans ce pays. 203

des solutions pour leur projet personnel en contournant les législations des pays traversés et en réagençant leur itinéraire migratoire. Mais au fil du temps et des étapes, ils apprennent vite à ne plus penser aux kilomètres qui leur restent. Ils se fixent des objectifs plus simples comme pour mieux anticiper le désarroi d’un échec possible : « 14 kilomètres ! Je sais, ils sont durs, mais je suis patient, je vais y arriver », me disait Serge pour parler du détroit de Gibraltar. « La vie trouve toujours son chemin », m’a assuré un Congolais qui faisait preuve d’une maturité que son jeune âge ne laissait soupçonner, « quand bien même le chemin est sinueux et semé d’embûches ». C’est pour cela que même s’ils sont prompts à dénoncer les situations d’exclusion et de précarité qu’ils vivent, ils continuent d’affirmer que ce n’est pas une barrière, un mur ou une frontière qui vont les arrêter. « Puisque ce sont les hommes qui construisent ces murs… d’autres hommes peuvent les détruire ! », ou encore : « Il est possible à une personne seule de déplacer un mur il suffit de déplacer une pierre par jour ! », sont des formules, quasi incantatoires, dont j’ai entendu des variantes chez de nombreux transmigrants subsahariens, en anglais comme en français, comme s’ils se les transmettaient. « Les blancs, ils peuvent monter les grillages comme ils veulent… nous, on fera des échelles toujours plus grandes ! On coupera tous les arbres de la forêt s’il le faut, mais incha’Allah nous passerons en Europe ! », me cria Serge, un Camerounais de 24 ans en parlant des grillages de Sebta. C’est ainsi qu’ils progressent, malgré la souffrance et les découragements. Pour vivre sur ces routes, les transmigrants ne doivent pas perdre leur motivation. Ils appellent cela « perdre la route ». Et certains, en « perdant la route », en perdant de vue les raisons qui les ont poussés à endurer tant de difficultés… et surtout, en ne comprenant pas les violences qui leurs sont faites, finissent par perdre la tête en perdant le sens… Seul un projet solide qui trouve un écho collectif permet une telle migration, plus proche de l’errance que de la mobilité. Le projet est un centre stable et calme au sein du chaos, du désordre. C’est lui qui oriente, qui ordonne, qui organise, qui fait agir en fonction de ce que l’on rencontre. Perdus, étrangers dans les sociétés qu’ils traversent, ils s’orientent comme ils peuvent grâce à leur projet qui permet une proximité sociale avec les autres migrants. C’est bien le projet qui facilite la coopération. Ils sont confrontés avec l’étrangeté, la nouveauté, l’instabilité, ils ne maîtrisent pas ce qui se passe dans les 204

nouveaux espaces qu’ils traversent. C’est bien le contraire de l’habitus, c’està-dire des dispositions socialement acquises (Bourdieu, 1980) lié à un territoire avec l’organisation d’un espace commun. Le projet se redéfinit tout le long des interactions sociales dans lesquelles ces transmigrants se trouvent pris. Ces réajustements ne sont pas des choix rationnels ou utilitaristes, mais le produit de relations sociales qui imposent l’adaptation et l’imitation tout autant qu’elles invitent à l’innovation. C’est pourquoi la permanence des liens qui se maintiennent malgré la distance, malgré la déterritorialisation, ou même parfois l’errance, évoque pour moi l’idée de fidélité à soi d’abord, à son projet de vie, et aux siens, c’est-à-dire de la constance dans l’adversité de destin prestigieux, fut-ce par le malheur : prestige de ceux qui ont osé partir de chez eux, ont découvert de nouveaux horizons, par rapport à ceux qui sont restés. Et c’est ainsi qu’ils se reconnaissent entre eux. Dans une certaine mesure, la transmigration comme réalisation d’un projet de vie est un mouvement qui devient collectif en cours de migration parce qu’il s’organise autour d’un imaginaire dans lequel se confondent des représentations du futur – projet de vie, « je vais chercher ma vie » – des symbolisations unifiantes – projet migratoire, « l’aventure » – et des pratiques éducatives – savoir passer les frontières et savoir circuler – qui participent ainsi à l’élaboration d’une appartenance qui s’articule à celles déjà établies, composant ainsi une certaine consistance cosmopolitique157. L’étape, lieu de la rencontre, de l’engagement et de l’initiative Ainsi les étapes dont je parle ici ne sont pas uniquement des lieux d’attente, des entre-deux, mais aussi des points d’ancrages dans des trajectoires transnationales et des relais sociaux. Pour cela, les transmigrants ont besoin de s’associer entre eux et d’organiser la liaison entre ces points d’ancrages pour diffuser les informations nécessaires sur la route à suivre et sur les moyens d’entrer en contact avec les populations dans ces lieux. Ils ont donc 157

Dès lors que les termes qui scandent cette « aventure », ou du moins, qui sont la toile de fond sur laquelle elle se déroule, sont « globalisation », « mondialisation », « transnational », « postcolonial » et « cosmopolitisme », interroger en la retravaillant la notion de cosmopolitique me paraît important, même si j’ai conscience des malentendus qu’elle peut impliquer. Ici, elle renvoie autant à la capacité des transmigrants à négocier l’altérité et à se lier avec des « étrangers » que la mobilisation politique avec la constitution d’une cause, celle du droit à la mobilité. 205

besoin de médiateurs qui les accueillent et les insèrent dans ces lieux, ou pour le dire avec leurs mots, qui les « resocialisent ». De tels médiateurs, que je nomme migrant-passeur, ne peuvent qu’émerger d’une organisation sociale et ne peuvent exister qu’en étant eux-mêmes liés à d’autres « intermédiaires » des populations locales. Cette compétence n’existe que parce qu’elle trouve un écho parmi les populations qui précédaient les nouveaux arrivants. C’est une compétence qui s’apprend par expérience et qui peut même se transmettre. C'est-à-dire que cette compétence à la rencontre, à la coopération et à la confiance, notamment avec l’étranger, cette compétence à l’hybridation, voire au métissage, existe aussi chez les sédentaires (Simmel, 1999). C’est même une caractéristique fondamentale des sociétés humaines modernes nous dit Simmel. Il n’y a pas un « eux » et un « nous », avec des « passeurs » qui font les jonctions en toute rationalité, mais des intrications qui obligent les « uns » et les « autres » à se positionner les « uns » avec « les autres » ou par rapport « aux autres » en des logiques mobiles non identitaires. Simmel détache ainsi la figure de l’étranger de la condition spatiale existante, ce qui en fait une forme sociale dont la caractéristique est d'être à la fois fixée en un point de l'espace et détachée de ce même point, se formulant dans l’interaction sociale, et qui par-là présente des traits qui se rencontrent partout à la fois, participant à l’union, ou du moins, à la médiation de cercles sociaux. Au Maroc, dans certains espaces, notamment les zones frontalières et les quartiers périphériques de Rabat ou Casablanca, les logiques « nomades » s’articulent aux logiques « sédentaires » (Alioua, 2007). Mes éléments de terrain me donnent à interpréter que l’étape est l’espace et le moment de la rencontre. C’est aussi le lieu des superpositions et des articulations de ces logiques des mondes sociaux qui les produisent : les transmigrants subsahariens trouvent des entrées parmi les populations locales dans la ville, et font et défont la ville, avec, contre et malgré ceux qui étaient là avant eux. C'est-à-dire que l’étape n’existe pas seule ou « hors-lieux » : elle s’inscrit avec le temps dans l’espace et elle est connectée avec d’autres étapes, avec d’autres lieux. Et c’est ainsi qu’elle est reconnue et appréhendée par les transmigrants : les nouveaux venus connaissent les noms de ces lieux, leur emplacement, ce qu’ils vont y trouver et donc leur « fonction » de relais social. En s’associant entre eux, parfois sans liens de confiance préalablement établis, en échangeant des services, des informations, en se racontant leurs 206

projets et leur périple, en « rêvant » ensemble d’une vie meilleure, etc., ils définissent une certaine forme de « conscience collective cosmopolitique » qui se solidifient dans l’adversité : le désir de mobilité, l’envie de l’ailleurs, le rêve de l’Europe idéalisée, la débrouille, « l’aventure », l’émancipation individuelle et le rejet de l’autorité étatique, autant que le sentiment d’être les laissés-pour-compte de leur pays et de l’économie mondialisée, deviennent les bases à partir desquelles se négocie la complémentarité entre transmigrants d’origines différentes et entre transmigrants et certaines populations « locales » (Alioua, 2009). D’autant plus qu’ils ont grand besoin, émotionnellement parlant, d’être solidaires pour garder intacte leur volonté. Et pour cela, ils ont besoin de donner du sens à leur migration. Ils ont besoin de donner du sens à la temporalité du voyage qu’ils n’avaient pas suffisamment anticipée. Ils ont besoin de donner du sens aux situations nouvelles qu’ils vivent, aux odeurs inconnues qu’ils découvrent, aux mots incompréhensibles qu’ils tentent d’apprendre, aux couleurs, aux mœurs et aux modes de vie. Mais surtout, ils doivent donner du sens aux brimades et humiliations qu’ils subissent ; aux répressions étatiques qui s’abattent sur eux ; aux barbelés et aux matraques qui blessent leurs membres ; aux cages où on les enferme ; aux flots qui engloutissent les corps de leur camarade pour les vomir loin d’eux. Plus que des étrangers qui doivent avoir la capacité de jouer sur plusieurs espaces en rendant proche le lointain, les transmigrants doivent apprendre à résister politiquement. Pour un sociologue de terrain comme moi, il a été très aisé de me lier avec ces personnes car elles cherchent à comprendre ce qui leur arrive. Et le sociologue peut leur apparaître comme une sorte de médiateur qui d’un côté leur explique les raisons de telles répressions ou les fondements de telle politique, et d’un autre est censé faire remonter à l’État (lequel, je n’ai jamais su !) leurs doléances. Je me suis très vite engagé sur ce terrain parce qu’on m’y a engagé ! Et si le statut d’intermédiaire qu’on m’a assigné m’a permis de me connecter à ces cercles sociaux, au plus proche de l’action sociale, il n’a pas été facile de m’en désengager pour essayer de produire un savoir objectif. Comment penses-tu la vulnérabilité dans ton objectivation ? Je me sens toujours lié à ce terrain, aux gens que j’ai croisés, aux amitiés que j’ai reçues, aux combats politiques qui y ont été menés… quelque part, en participant, pour les besoins de l’enquête sociologique, aux activités des transmigrants, activités souvent 207

transgressives, je me suis moi aussi transformé… C’est peut-être cela le sens le plus prégnant que produit ce mouvement migratoire sur les personnes qu’il embarque et les lieux qu’il investit. C’est certainement cela que les politiques migratoires restrictives et les répressions étatiques qu’elles entraînent, nous font perdre de vue. De l’errance organisée à la consistance cosmopolitique « Tout plaquer » et prendre la route est une aventure à haut risque. En ce sens la transmigration, pleine d’incertitudes, d’espoirs et de risques intériorisés et partagés, est une épreuve moderne (Martuccelli, 2006). Le côté irrationnel en apparence, côtoyer la mort, la dangerosité, renvoie en effet à l’idée d’épreuve, voire même pour ce qui concerne la traversée du Sahara, d’épreuve initiatique. Lorsque nous sommes sortis du désert, à quelques kilomètres d’Alger, nous avons su, là, que nous avions changé… nous nous sentions encore plus comme des frères parce que le désert, c’est une épreuve, c’est trop dur ! Et puis, tout était différent... vraiment, le Maroc et tout, ce n’est pas comme chez nous, me raconta Geremia. Les transmigrants subsahariens continuent donc à circuler sur ces routes migratoires africaines et européennes à la recherche d'une vie meilleure en implantant dans les étapes où ils s'installent, par choix autant que par obligation (ils s’y sentent parfois bloqués), de véritables relais migratoires, signifiant que les frontières sont bien plus mobiles qu’on ne le pense. Suggérant que les limites sont bien plus perméables que ne le laissent supposer ces politiques d’États. Indiquant que les marges, les périphéries et les centralités, que le visible et l’invisible, l’officialité et le clandestin, que le dedans et le dehors, qu’ici et là-bas, que le licite et l’illicite (Têtu-Delage, 2009), se mêlent à tel point qu’on ne peut plus vraiment aujourd’hui les séparer « objectivement ». Mais on ne peut comprendre ce mouvement ambivalent, ce qui le rend éminemment moderne, qu’en le recadrant dans une dimension spatio-temporelle (Tarrius, 2001) : c’est parce que ce sont des transmigrants, c'est-à-dire des migrants qui vivent dans la mobilité158 par 158

C'est-à-dire des mobilités à la fois spatiales, sociales et économiques qui inscrivent les personnes qui les pratiquent dans plusieurs lieux en même temps, avec lesquels elles 208

étapes, qu’ils gardent espoir, reproduisant à chaque départ d’une étape et à chaque arrivée dans une autre le même processus. C’est ce mouvement qui les a menés jusqu’au Maroc. C’est ce mouvement qui, espèrent-ils, les mènera en Europe et leur permettra d’y vivre. C’est ce processus ambivalent où la « débrouille » s’alterne avec la « galère », où la migration est scandée par des étapes, où à la réussite succède l’échec (par exemple, à la réussite que constitue l’accumulation d’un petit capital pour passer une frontière peut succéder l’échec du passage de celle-ci ou celui d’une autre frontière, ailleurs), constituant l’expérience sociale de la transmigration, qui participe à faire de ces populations migrantes des individus, au sens de sujets. Le fait que cette forme migratoire soit particulièrement longue renforce encore plus le caractère transnational et semi-nomade de ses acteurs qui sont obligés de mobiliser du lien afin de faire face aux situations de précarité et de répression qu’ils subissent. Dès lors, le sentiment que les trajectoires migratoires tendent à se confondre produit un processus identitaire : venir d’un même endroit, passer par les mêmes espaces, circuler sur les mêmes territoires avec les mêmes pratiques pour se diriger vers les mêmes lieux, bref avoir le même projet migratoire, c’est faire partie du même mouvement historique. Ici, ce n'est pas seulement la manière dont ces dynamiques modifient la vie matérielle de ces populations qui m’interpelle, mais également la manière dont elles tendent à donner un rôle inédit à l'imagination et à l’utopie. Situations où ces acteurs sont obligés de s'inventer dans leur sentiment d'abandon, dans leur errance ou leur exil, un monde à eux, en usant par exemple de toutes les images que la globalisation fait circuler et en se les réappropriant. C’est de la sorte que s’est constituée la cause du droit à la mobilité. Les transmigrants subsahariens qui se sont mobilisés politiquement ont alors commencé en même temps à investir le net (pour y piocher des informations et des idées autant que pour y faire connaître leur cause) et les espaces militants « classiques » en se liant avec des militants locaux (défenseurs des droits de l’homme, féministes, mouvements de revendication d’identité culturelle comme les mouvements amazigh etc.). Ainsi, si la vie des transmigrants subsahariens est souvent proche de la « vie nue » (peut-être citer Agamben),

maintiennent des liens plus ou moins forts. Il y a dans ce mouvement une construction sociale, économique et territoriale qui émerge, avec pour fonction de faciliter toutes ces mobilités. 209

de « la vie biologique et rien d’autre », modèle qui incite la prise en charge humanitaire (Agier, 2008), le fait que ce mouvement nécessite une « vie sociale » les conduisant à se réorganiser collectivement et à aménager leur quotidien et les espaces sur lesquels ils circulent, s’installent et qu’ils finissent par « habiter », souligne combien ce phénomène est aussi une « aventure ». La vie en transmigration est en effet souvent très dure, dénuée de protection, vie instable où règne l’exclusion, voire la répression étatique (Clochard, 2009). Mais elle est aussi, et parfois en même temps, mutation permanente, innovation, coopération, voire solidarité : elle est une transformation sociale. Car les transmigrants s’approprient leurs espaces migratoires qu’ils balisent d’étapes en créant du lien : la marge devient refuge, « l’errance organisée » devient vivable, l’étape aménagée devient « habitable ». Dès lors, les articulations entre ces étapes engendrent une économie de la circulation (Tarrius, 2002), voire, depuis la mobilisation politique des transmigrants subsahariens et depuis qu’ils entretiennent des liens avec des organisations militantes nationales et internationales les soutenants et leur servant de relais (Alioua, 2010), elles créent une forme de consistance cosmopolitique reliant plus intensément qu’on ne l’imagine l’Afrique subsaharienne, le Maghreb et l’Europe. De la domination des normes stato-nationales édictées, au nom de la souveraineté, par des centralités, dont les légitimités sont mises à mal par d’autres dynamiques, surgissent des marges où fleurissent, dans la violence et l’arbitraire des répressions, contestations volontaires, transgressions de survies et résistances transnationales organisées, qui participent à la pervertir (Butler, 2005a). Cela suffira-t-il à la transformer au nom d’une conception plus cosmopolitique du droit et de la citoyenneté ?

Bibliographie AGIER Michel, Gérer les indésirables : des camps de réfugiés au gouvernement humanitaire, Paris, Flammarion, 2008. ALIOUA Mehdi, L'étape marocaine des transmigrants subsahariens en route vers l'Europe : l'épreuve de la construction des réseaux et de leurs territoires, thèse de sociologie, 2011, en ligne, https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00639285/document. 210

ALIOUA Mehdi, « Nouveaux et anciens espaces de circulation internationale au Maroc. Les grandes villes marocaines, relais migratoires émergents de la migration transnationale des Africains subsahariens au Maghreb », in F. Le Houerou, (éd.), Migrations Sud-Sud, REMMM n° 119-120, 2007, p. 39-58. ALIOUA Mehdi, "Le passage au politique des transmigrants subsahariens au Maroc", in A. Bensaâd (éd.), Le Maghreb à l’épreuve des migrations subsahariennes, Karthala, Paris, 2009, p. 279-303. ALIOUA Mehdi, "Quelles limites du champ politique de la nation comme seul espace légitime de la démocratie face à des hommes et des femmes sans frontière ? " in G. Ferréol et A. Peralva (éds.), Altérité, dynamiques sociales et démocratie, Droit et Société, LGDJ/Lextenso, 2010, p. 181-197. ARENDT Hannah (1951), Les origines du totalitarisme, 3 tomes : - Sur l’antisémitisme, Paris, Calmann-Lévy, 1973. - L’Impérialisme, Paris, Fayard, 1982. - Le Système totalitaire, Paris, Seuil, 2005. BOURDIEU Pierre, Le sens pratique, Paris, Minuit, 1980. BUTLER Judith, Défaire le genre. Nouvelle édition augmentée, Paris, Éditions Amsterdam, 2012. BUTLER Judith, Ces corps qui comptent. De la matérialité et des limites discursives du « sexe », Paris, Éditions Amsterdam, 2009. BUTLER Judith, Humain, inhumain. Le Travail critique des normes, Paris, Éditions Amsterdam, 2005. BUTLER Judith, Vie Précaire. Les pouvoirs du deuil et de la violence après le 11 septembre 2001, Paris, Éditions Amsterdam, 2005. CLOCHARD Olivier (éd.), Atlas des migrants en Europe. Géographie critique des politiques migratoires, Migreurop, Paris, Armand Colin, 2009. MARTUCCELLI Danilo, Forgé par l’épreuve. L’individu dans la France contemporaine, Paris, Armand Colin, 2006. MORICE Alain, POTOT Swanie (dir.), De l’ouvrier immigré au travailleur sans papiers. Les étrangers dans la modernisation du salariat, coll. « Hommes et Sociétés », Paris, Karthala, 2010. SIMMEL Georg, Sociologie. Études sur les formes de la socialisation, coll. « Sociologies », Paris, PUF, 1999. TARDE Gabriel, Les lois de l’imitation (1890), « Œuvres, T. 2, V. 1 », Paris, Les empêcheurs de penser en rond, 2001. TARRIUS Alain, Les Nouveaux cosmopolitismes. L’Aube, La Tour-d'Aigues, 2000. 211

TARRIUS Alain, La Mondialisation par le bas : Les nouveaux nomades de l’économie souterraine, coll. « Voix et Regards », Paris, Balland, 2002. TARRIUS Alain, Étrangers de passage. Poor to poor, peer to peer, Paris, L’Aube, 2015. TÊTU-DELAGE Marie-Thérèse, Clandestins au pays des papiers. Une expérience auprès des sans-papiers algériens, CIEMI/La Découverte, 2009. WITHOL DE WEDEN Catherine, Faut-il ouvrir les frontières ? Presses de Sciences Po, 1999.

212

PASSAGES

Comment allons-nous ? Demande populaire, réponses savantes. Gilles Clamens159

Qu’en est-il aujourd’hui de ce très vieux couple, le savant et le populaire ? Comment s’arrange, en nous tous comme en chacun de nous, l’ancien conflit de ce que je sais et de ce que je crois, de ce que je dis et de ce que je fais, de ce que je veux et de ce que je peux ? “Tout s’arrange, mais mal”, disait paraîtil quelque anglais ! On est tenté de le répéter à l’heure qu’il est, quand il est clair - si l’on peut dire - que la demande de clarté elle-même brouille beaucoup de choses et de gens. Suffit-il de demander ce qu’il y a - ou mieux : ce qui se passe - aussi exactement que possible, quand on voit mal, à la fois, où adresser et comment formuler la demande ? On ne va pas - n’est-ce pas ? - demander aux gens dits “politiques”, aux choses dites “média”, aussi institués que peu instituants - quand les uns et les autres paraissent décidément impuissants, volens nolens, à relayer quoi que ce soit.

159

Gilles Clamens vit et travaille en Dordogne, France. Actuellement pensionné après avoir exercé en lycée comme professeur de philosophie, il est membre d’associations dites «socioculturelles» (Tapages, ciné-club organisant des Rencontres annuelles autour de ce qu’on appelle « identités »; Canal Pourpre, webtélé dont le slogan est «Votre télé, faites-la »...). Il est aussi rédacteur régulier de notes de lecture. Ce texte est issu d’une de ces notes, dont on pourra trouver l’intégralité à l’adresse: https://gillesclamens.wordpress.com/2015/12/23/commentallons-nous-demande-populaire-reponses-savantes/#sdfootnote22anc.

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Ulrich Beck, La société du risque - Sur la voie d’une autre modernité, (Suhrkamp Verlag, Frankfurt am Main, 1986); traduit de l’allemand par Laure Bernardi, préface de Bruno Latour, éd. Flammarion, coll. Champs, 2001. À la question “comment ça va, vous, nous, choses et gens, ciel et terre, herbes et animaux, nature et culture, là, en société ?”, nous répondons normalement que ça échange : des choses, des idées, des trucs et des machins, et nous aussi, les uns les autres, nous remplaçant à tour de rôle. Moins, du coup, choses ou gens individualisés que forces et mouvements, causes et effets, réseau d’actions plus ou moins passives : joueurs de rôles, tout à fait, au fond, comme l’argent qui s’échange en jouant toutes sortes de rôles, ce symbole sonnant et trébuchant - on veut dire : concret par excellence - du “social”, autrement énigmatique. “Par excellence”, certes, mais aussi, comme on sait, par ignominie : il y a beaucoup de rôles qu’on n’aimerait pas jouer ni voir jouer, et qui se jouent hélas, avec ou sans nous mais aussi par et pour nous. Le préfacier rappelle donc tout de suite : nous n’échangeons pas seulement des biens mais aussi des maux160. L’auteur offre en effet mille occasions de vérifier cette circulation impressionnante mais aussi décourageante (comment éviter de croire à l’impuissance universelle d’un “n’importe quoi”?) du pire avec le meilleur : le politique devient apolitique et ce qui était apolitique devient politique (p. 403, 405), les mutations d’aujourd’hui (par exemple la signification de la famille et de la sexualité, du couple et de la parentalité) finissent par distendre, voire abolir les frontières entre sphère privée et sphère publique (p. 209), tandis que le contexte d’une démocratie ultra-développée et d’une scientificisation très poussée conduit à un effacement des frontières entre science et politique (p. 340). Au total, pour notre auteur, on déplore la disparition du politique tout en continuant à camper sur un modèle normatif qui veut que les décisions qui transforment la société s’inscrivent dans les institutions du système politique, quand bien même ce n’est plus le cas161. La sociologie se heurte ainsi au mur d’un paradoxe fort peu maniable : l’identité de l’individualisation (standardisée) avec la socialisation, un 160

Bruno Latour, préface, p. 7. Page 408. L’ironie veut que ce “consternant manque d’idées” (Le Monde du 5 octobre 2006) est encore fustigé par notre auteur… dans une presse qui en est l’organe le plus constant ! 161

216

individualisme poussé à son comble et transformé en son contraire le plus exact (p. 15, 281-282). On comprend que la pauvre science en soit réduite à considérer à la fois que tout change et que rien ne change, quand des choses sérieuses se déroulent aujourd’hui réellement de façon (plus ou moins) représentative dans les cuisines ou les chambres à coucher162 ! Assistant ainsi à la transformation des fondements de la transformation (p. 29), doit-on s’étonner d’une disparition de la pensée sociale (p. 46) comme de la perte du monopole scientifique de la rationalité (p. 51) ? Comment voulons-nous vivre, là où complicité et irresponsabilité sont aussi constantes l’une que l’autre (p. 59), là où tout menace mais où rien n’est dangereux, la balance pouvant pencher dans n’importe quelle direction (p. 66), là où tout est possible mais où rien n’est possible (p. 176), là où augmentent de concert et la participation et le chômage (p. 227), là où le succès des sciences revient à les détrôner (p. 356), là où la recherche des causes revient à s’interroger sur les “responsables” et les “coupables” (p. 375) ? On voit que ce premier état des lieux dit bien quelque chose de notre état tout court. Mais examinons le suivant. Peter Sloterdijk, Écumes - Sphères III : sphérologie plurielle (Suhrkamp Verlag, Frankfurt am Main, 2003); traduit de l’allemand par Olivier Mannoni, éd. Maren Sell, 2005. Cet état des lieux est plus proche du premier en ce qu’il multiplie, au prisme de la métaphore de l’écume, les paradoxes inhérents à l’explicitation de ce qui se passe, donc de notre état en somme - d’autant que l’explicitation elle-même y est déclarée partie intégrante de la situation163. Pour notre auteur, les “sociétés” ne sont compréhensibles que comme des associations agitées et 162

Pages 24 & 25. Ce que l’auteur qualifie aussi de revers de la médaille, qui revient à transformer les causes extérieures en responsabilités individuelles, et les problèmes liés au système en échecs personnels (p. 202)… Les crises sociales ont l’apparence de crises individuelles, et il devient quasiment impossible de les appréhender dans leur composante sociale (p. 213). 163 Exemples : tout ce qui est très explicite devient démoniaque (p.59); on a partout ramené au premier plan ce qui était au second, et sur tous les fronts le latent a été poussé dans le manifeste (p. 76) ; l’hystérie publique est la réponse démocratique à l’explicite lorsqu’il est devenu indéniable (p. 136) ; les révolutions sont au fond des explicitations de l’implicite (p.468) ; la compétition pour produire la révélation la plus explicite du réel ne pouvait que donner le jour aux variantes ontologiques de la pornographie - on n’a jamais regardé plus profondément dans les entrailles de la réalité dénudée (p. 618). 217

asymétriques de pluralités d’espaces dont les cellules ne peuvent être ni véritablement unies, ni véritablement séparées (p. 50). Ce qu’on appelle “terrorisme” en fournit une illustration dont il n’est pas sûr qu’elle soit exceptionnelle164. Qui ne s’est pas persuadé un jour en effet, fût-ce en tremblant (mais aussi en ouvrant le premier journal venu), que le mode de pensée et d’expérience des paranoïaques devient une partie de l’éducation générale (p. 126). Mais, beaucoup plus largement, c’est l’ensemble des refuges ou assurances traditionnels qui sont ici rappelés comme pour le moins insuffisants : après la psychanalyse on ne peut plus utiliser l’inconscient comme patrie, pas plus que la “tradition” après l’art moderne, et l’on ne peut plus guère avoir recours à la “vie” après la biologie moderne (p. 129). La forme citoyenne serait-elle la seule qui convienne à nos consciences chercheuses de société commune, partout ailleurs déchirée (p. 136) ? Difficile en tout cas, au cœur de pareil péril, de se laisser aller au somnambulisme : l’auteur s’y entend pour nous réveiller165. Nous avons voulu, dit-il en résumé, concevoir un univers où tout communique avec tout, et nous nous sommes rendus explicites un monde où presque tout se défend contre presque tout166. D’où les questions qui, dans ses termes, reviennent à préciser la nôtre : comment garantir le reste sauvable du désir d’ouverture, de communication et de cohésion du tout (p. 221). Qu’est-ce que coexister, quand proximité et même parenté sont des gouttes d’eau dans un océan de distances (p. 233) ? Quelle puissance contre l’égoïsme (p. 246) ? Comment lutter contre l’inclusion fictive qui camoufle de dures exclusions réelles (p. 547) ? Que faire de la monstrueuse coïncidence du rassasiement privé avec la jérémiade publique, de la saturation avec la larmoyance ? En bref, et de façon optimiste on l’espère : comment parler vraiment la langue du temps présent (p. 779) ?

164

Le paradigme en est, pour l’auteur, la guerre du gaz: l’indispensable habitude de respirer est retournée contre ceux qui respirent, de telle sorte qu’ils deviennent les complices involontaires de leur propre destruction (p. 91). Ce modus operandi étant ce qu’il est - une méthode de combat qui se répartit immédiatement sur les deux parties d’un conflit - l’auteur remarque au passage que “la guerre contre le terrorisme” est une formule absurde, quelle que soit la justesse évidente de l’action qu’elle désigne (p. 94). 165 Est naïf, à présent, ce qui invite au somnambulisme au cœur du péril présent (p. 172). 166 Une étude du logement moderne conduit à une remarque semblable, en mode mineur : à l’ouverture humaine au monde correspond toujours une attitude complémentaire consistant à se détourner du monde (p. 478). 218

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Aujourd’hui, un retraité naît toutes les 37 secondes ! Peut-on exister socialement quand on est à la retraite ? Y a-t-il des «risques sociaux» chez les retraités ? Quels sont les choix qui s’offrent à eux pour donner du sens à leur vie ? Ce livre, ponctué de récits, de témoignages éclairants, d’exercices personnels, vous accompagne durant la transition entre le monde du travail et le début d’une vie où vous serez l’acteur libre et responsable de vos décisions. (22.50 euros, 226 p.) ISBN : 978-2-343-07483-2, ISBN EBOOK : 978-2-336-39718-4 La laïcité, défi du XXie siècle

Delfau Gérard

Cet ouvrage renouvelle la réflexion sur la laïcité en explorant son histoire depuis 1789. Elle ne se limite pas à la neutralité de l’État, ni à la nécessaire fermeté face à l’islamisme. C’est un processus de longue durée, multiforme, et par nature inachevé, comme le montrent les débats sur l’IVG, le «mariage pour tous», ou la Fin de vie. L’enjeu principal, c’est l’égalité des droits pour les femmes et les minorités sexuelles, que contestent tous les intégrismes. Et l’horizon, c’est la liberté absolue de conscience. (Coll. Débats Laïques, 20.00 euros, 238 p.) ISBN : 978-2-343-07828-1, ISBN EBOOK : 978-2-336-39562-3 Du néant sarkozyen au vide hollandien Généalogie de l’art de gouverner sous la Ve République

Fonseca David

Nicolas Sarkozy et François Hollande ont tous deux voulu refonder le pouvoir sous la Ve République. Sans contester cette prétention, cet essai essaye d’en dérouler la logique interne pour en faire surgir les singularités et contradictions. L’auteur expose ces présidences à leur propres discours et détaille les tensions qui les entourent. De la politique du néant à la politique du vide, ces tentatives de refonder le pouvoir sont toujours rattrapées par ce à quoi elles tenteraient d’échapper. (29.00 euros, 276 p.) ISBN : 978-2-343-07405-4, ISBN EBOOK : 978-2-336-39419-0 Je suis Charlie Ainsi suit-il...

Collectif

L’un des traits majeurs de la situation nouée en France au lendemain des attentats de janvier 2015 fut le rassemblement presque unanime du peuple sous la houlette du gouvernement. Ce livre collectif s’attache, avec le recul nécessaire, à analyser la face cachée de ce moment inédit de notre histoire politique et critique le trait intolérant de cet attroupement : pendant quelques semaines, il n’a pas fait bon de ne pas être Charlie. (Coll. Quelle drôle d’ époque !, 22.00 euros, 212 p.) ISBN : 978-2-343-07563-1, ISBN EBOOK : 978-2-336-39456-5

Idéalité et réalité des relations entre les nations

Kouassi Kanga Bertin

Les relations entre les nations telles que nous les rêvons dans nos théories pures et dans nos discours sont loin de refléter la réalité. De quoi tenons-nous l’existence d’une communauté internationale ? Pourquoi certains États se cramponnent-ils tant à des sanctions économiques aux effets mitigés qu’ils assimilent à la sanction du droit ? Pourquoi la guerre demeure-t-elle toujours la solution du règlement des conflits internationaux ? Comment perpétue-t-on les inégalités entre les États par l’idée d’une justice pénale internationale ? Voici des analyses juridiques, politiques et économiques qui aident à développer le fonctionnement du monde actuel. (40.00 euros, 504 p.) ISBN : 978-2-343-06998-2, ISBN EBOOK : 978-2-336-39480-0 Et le vélo dans tout ça ? Le territoire et la mobilité vus de ma selle Chroniques cyclo-logiques 2

Pressicaud Nicolas

L’auteur a réuni ici une trentaine d’articles traitant de différents domaines où le vélo devrait trouver sa place. Comptes rendus commentés de colloques, de lectures et d’expériences, ils en pointent le plus souvent un manque de considération. Ce faisant, par ces textes, l’auteur témoigne d’une certaine vision «cyclo-logique» de l’aménagement et de la mobilité, combinant préoccupation environnementale, sens de l’économie et souci d’équité sociale. (27.50 euros, 268 p.) ISBN : 978-2-343-06520-5, ISBN EBOOK : 978-2-336-39422-0 Touche pas à mon sexe ! Cette féminité qu’on assassine

Zwang Gérard

Faisant autorité dans la description anatomique et physiologique des organes génitaux externes féminins, Gérard Zwang entonne ici un vibrant plaidoyer en faveur du respect absolu de ce legs imprescriptible. Il incite chaque femme vivant sous nos climats à révérer dévotieusement le trésor que lui a offert Dame Nature : au seuil de l’asile vaginal, siège de l’étreinte, cette bonne mère l’a dotée d’un luxueux portique, aussi singulier que son visage. (21.00 euros, 206 p.) ISBN : 978-2-343-07594-5, ISBN EBOOK : 978-2-336-39604-0 La face cachée de la parentalité Une approche sociologique de l’accompagnement de la fonction parentale

Sas-Barondeau Martine

Cet ouvrage traite de la parentalité à travers l’analyse des dispositifs d’accompagnement de la fonction parentale, financés par les caisses d’allocations familiales (CAF). Des experts ont préconisé des axes de politique familiale visant à contrecarrer les effets de l’instabilité conjugale sur l’éducation des enfants et la délinquance juvénile. De quelle teneur est cette politique et de quelle vision de la société contemporaine est-elle porteuse ? Comment les professionnels du secteur social s’emparent-ils de cette modalité d’action sociale qu’est l’accompagnement de la fonction parentale ? En quoi celui-ci est-il une réponse pertinente et adaptée aux attentes et besoins des parents ? (Coll. Logiques sociales, 25.50 euros, 242 p.) ISBN : 978-2-343-07398-9, ISBN EBOOK : 978-2-336-39484-8 Ethnicités et construction identitaire dans l’aire anglophone

Sous la direction de Michel Prum

Comment la construction identitaire s’opère-t-elle dans le cadre des communautés ethniques ? Comment s’élaborent dans un jeu de miroirs et de perceptions croisées, ces nombreuses identités qui font la diversité de nos sociétés actuelles ? Cet ouvrage se concentre sur l’aire anglophone, la Grande-Bretagne d’abord mais aussi les pays du Commonwealth, et se termine par un hommage

vibrant à l’anthropologue Franz Boas qui a fondé l’antiracisme américain et a posé l’ethnicité comme simple construction identitaire. (Coll. Racisme et eugénisme, 20.00 euros, 188 p.) ISBN : 978-2-343-07505-1, ISBN EBOOK : 978-2-336-39531-9 Qu’est-ce que transmettre ? Sociologie d’une pratique

Giraud Claude

Si nos sociétés sont en crise d’autorité, elles le sont a fortiori à propos de la transmission qui a lieu de façon constante. Est-ce que ce sont les objets transmis qui font problème ? Est-ce que ce sont les processus de transmission, ou encore ceux qui s’approprient et qui transforment qui font problème ? Cet ouvrage prétend ainsi apporter des pistes de réponses et fait suite aux travaux de l’auteur sur les liens négatifs, les dynamiques organisationnelles et sur ce qui fait société. (Coll. Logiques sociales, 15.00 euros, 132 p.) ISBN : 978-2-343-07379-8, ISBN EBOOK : 978-2-336-39642-2 Sociologie et psychanalyse n°21 Quelle praxis, quelle clinique ?

Sous la direction de Gilles Arnaud et Pascal Fugier

Le présent volume met en dialogue les différents courants qui sont à la fois le produit et la réécriture de l’histoire collective liant sociologie et psychanalyse : du dialogue interdisciplinaire socio-analytique à la psychologie sociale et sociologie cliniques, en passant par l’anthropologie d’inspiration psychanalytique ou encore la sociopsychanalyse. L’objectif est ici de donner à voir cette diversité d’approches dans un même ouvrage, en les considérant comme autant de modalités originales de mise en acte de ce qui fait « copule » entre les deux disciplines. (Coll. Clinique et changement social, 20.50 euros, 184 p.) ISBN : 978-2-343-07854-0, ISBN EBOOK : 978-2-336-39695-8 Les combattants européens en Syrie

Sous la direction d’Ann Jacobs et Daniel Flore

Le présent ouvrage rassemble les actes de la quatrième journée franco-belge de droit pénal, consacrée aux combattants européens en Syrie. Après une introduction décrivant le contexte du terrorisme islamiste, la problématique est d’abord abordée sous l’angle des analyses et actions de l’Union européenne et ensuite sous l’angle du droit des conflits armés. Il est enfin passé au crible du droit français et de ses dernières modifications ainsi que du droit belge, tant pénal que procédural. (Coll. Comité international des pénalistes francophones, 25.00 euros, 250 p.) ISBN : 978-2-343-07389-7, ISBN EBOOK : 978-2-336-39356-8 Regards pluriels sur l’incertain politique Entre dérives identitaires, urbanisation, globalisation économique, réseaux numériques et féminisation du social

Sous la direction de Hervé Marchal et de Christophe Baticle

Cet ouvrage identifie les formes actuelles du politique, du Mali au Québec en passant par la Turquie, l’Espagne, Madagascar, la France ou encore l’Italie. Que se passe-t-il concrètement en matière de redéfinition du politique ? Quelles formes prennent les mouvements protestataires à travers le monde ? Les notions d’espace public, d’autochtonie, d’identité, de nation, de citoyenneté sont, entre autres, analysées. L’incertain politique est pensé à travers des pratiques, mouvements et luttes qui restent à identifier pour comprendre notre monde contemporain. (Coll. Recherche et transformation sociale, 24.50 euros, 234 p.) ISBN : 978-2-343-07373-6, ISBN EBOOK : 978-2-336-39226-4 Énergie, chimères et supercheries

Sibresse Marie-Abel

Cet ouvrage a pour but de montrer quelle est la problématique de l’énergie sous les angles, historiques, scientifiques, techniques, technologiques et économiques. Tout choix politique

concernant l’énergie ne devrait être opéré qu’après une approche globale de la question. Pourtant, dans la plupart des cas, ce n’est pas fait. Un exemple : le diesel est accusé de polluer plus que les autres moteurs thermiques, ce qui est globalement faux et thermodynamiquement le diesel est bien meilleur que ses concurrents. (28.00 euros, 270 p.) ISBN : 978-2-343-07183-1, ISBN EBOOK : 978-2-336-39269-1 Gouvernance et innovations dans le système énergétique De nouveaux défis pour les collectivités territoriales

Marcou Gérard, Poupeau François-Mathieu, Staropoli Carine, Eiller Anne-Christine

L’objectif de cet ouvrage est de mettre la nouvelle loi sur la transition énergétique pour la croissance verte (août 2015) en perspective en la confrontant aux problèmes cruciaux de la politique énergétique, notamment dans le secteur de l’électricité : quelles innovations semblent aujourd’hui nécessaires et avec quelle viabilité économique ? Le système énergétique peut-il être décentralisé et quels sont les intérêts en jeu ? Quel est le rôle de l’état et la place des citoyens ? Les « mécanismes de marché » font-ils un marché de l’électricité ? (31.00 euros, 302 p.) ISBN : 978-2-343-07352-1, ISBN EBOOK : 978-2-336-39270-7 Civilisation De la fabrique d’un concept à la fabrique d’une guerre

Gerbin Walter

Que défendons-nous lorsque nous nous prétendons civilisés ? Depuis plus de deux siècles, nous assistons à la fabrique d’un concept qui s’est approprié l’usage des termes de progrès, de démocratie, de liberté… au point qu’il nous est impossible de renoncer à la civilisation sans renoncer à notre humanité. L’auteur nous propose, dans un style clair et incisif une vivisection du premier système d’organisation humaine qualifié d’universel. (Coll. Questions contemporaines, 29.00 euros, 288 p.) ISBN : 978-2-343-07043-8, ISBN EBOOK : 978-2-336-39240-0 L’adolescence, sa culture et ses valeurs après 1968

Garrigues Emmanuel

Découvrons la parole adolescente des générations précédentes et son évolution dans le temps. En 1960, Edgar Morin initie une étude sur les héros préférés des adolescents dans différents domaines culturels et à laquelle l’auteur de la présente étude, alors âgé de 17 ans, participe. C’est une nouvelle génération d’adolescents qui apparaît, celle des «hippies», puis de mai 68... D’où l’idée de refaire, en 1970, 1980 et après, la même étude mais en y ajoutant la comparaison des résultats d’étude en étude et l’évolution méthodologique de l’observation participante. (Coll. Logiques sociales, 24.50 euros, 242 p.) ISBN : 978-2-343-03161-3, ISBN EBOOK : 978-2-336-39403-9 Le mitard Une approche sociologique de la discipline pénitencière

Lambert Gérard

Quels sont les effets sociaux de la discipline pénitentiaire ? L’opposition constatée entre les discours recueillis et les logiques institutionnelles interroge la prison dans sa mission de préparation à la réinsertion sociale. Tout entière dédiée à «l’ordre et la sécurité» des établissements, la discipline pénitentiaire ne participe-t-elle pas à consolider le rôle de déviants des détenus ? Quelles règles pénitentiaires européennes mettre en œuvre au service de l’impératif sécuritaire et de la nécessaire réinsertion de la population pénale ? (Coll. Logiques sociales, 28.50 euros, 276 p.) ISBN : 978-2-343-06756-8, ISBN EBOOK : 978-2-336-39325-4

L’HARMATTAN ITALIA Via Degli Artisti 15; 10124 Torino [email protected] L’HARMATTAN HONGRIE Könyvesbolt ; Kossuth L. u. 14-16 1053 Budapest L’HARMATTAN KINSHASA 185, avenue Nyangwe Commune de Lingwala Kinshasa, R.D. Congo (00243) 998697603 ou (00243) 999229662

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CORPS VULNÉRABLES VIES DÉVULNÉRABILISÉES Dans Ce qui fait une vie, Judith Butler définit les corps vulnérables comme des corps dépendants d’un environnement instable et parfois violent à leur égard. Les corps vulnérables sont des corps qui existent mais dont on ne reconnaît pas la valeur et la dignité de l’existence en tant que telles. La vie précaire des corps vulnérables n’est pas protégée par le droit mais aussi par la société, et leur mort ne fait pas l’objet des pratiques de deuil commémorant l’importance de personnes qui ont vécu et qui ont compté pour d’autres. Dans un monde où le bio-pouvoir est à repenser de nouveau, à partir des politiques de normalisation et de contrôle omniprésentes aujourd’hui, les corps vulnérables peuvent être incarnés par certaines personnes sans ressources stables, en proie à différentes souffrances physiques et morales, victimes de discriminations diverses ou bien refusant de se soumettre aux normes religieuses ou séculières des pays dans lesquels elles vivent. L’objectif de ce colloque est de penser la vulnérabilité des corps à partir de plusieurs éclairages disciplinaires, de plusieurs langages épistémologiques, de plusieurs terrains mais aussi de plusieurs positions géographiques. Dans un monde marqué par un accroissement des discriminations de toutes sortes, ayant trait notamment aux façons de percevoir l’étranger ou de « pathologiser » certains modes de vie non conformes aux normes majoritaires, penser la vulnérabilité des corps est un enjeu politique crucial. Après avoir effectué une première journée de colloque à l’École de Gouvernance et d’Économie de Rabat (15 février 2014), il était important de reposer cette question au sein de l’EHESS à Paris (5 mai 2014) et de penser la vulnérabilité des corps à partir de réflexions pluridisciplinaires, provenant des deux rives de la Méditerranée. Avec les contributions de : Mariem Guellouz, Anne-Laure Carballal, Vincent Guillot, Bouchra Boulouiz, Arnaud Alessandrin, Abdellah Baïda, Nathanaël Wadbled, Minnie Bruce Pratt, Noomi B. Grüsig, Mehdi Alioua, Maud-Yeuse Thomas, Ludovic Mohamed Zahed, Jean Zaganiaris, Gilles Clamens, Karine Espineira, Rami Soto.

Illustration : Rami Soto / Hueco. Hueco.net Instagram : hueco_

23,50 € ISBN : 978-2-343-08648-4