Contribution à l'émergence de territoires libérés de l'emprise étatique et marchande - Réflexion sur l'autogestion de la vie quotidienne
 9782743645755

Table of contents :
Présentation
Titre
Copyright
Dédicace
Au-delà de la mêlée
1 - État des lieux
L'économie divinisée et le règne des mafias affairistes
La gouvernance de l'absurde et de l'inhumain résulte d'une économie de pillage qui fait de l'appât du gain le principe de toute relation sociale
Comment en sommes-nous arrivés à un tel degré de délabrement planétaire ?
La colonisation consumériste
Le capitalisme spéculatif et financier
La déperdition de la valeur d'usage, le parasitisme lucratif et l'excroissance du secteur tertiaire raréfient le travail utile au profit du travail parasitaire
L'apocalyptisme et l'hédonisme des derniers jours
L'état de bien-être – le welfare state – a été le dernier mensonge d'un capitalisme encore censé améliorer le sort des hommes et des femmes
Le capitalisme financier n'a plus besoin de dissimuler sa main de fer sous le gant de velours de l'humanisme. Pourquoi les prétendus décideurs se priveraient-ils d'étaler sans scrupules leur arrogance ? Le cynisme du fait accompli leur suffit
Le chaos est un objectif politique. Les gestionnaires du vide cultivent le désordre pour imposer un ordre lucratif
2 - Heurs et malheurs de la conscience prolétarienne
Le fétichisme de l'argent déshumanise les relations sociales et entraîne une déperdition de l'intelligence sensible
Régressions épisodiques et résurgences du conservatisme
3 - Archaïsmes et nouveautés dans la diversité des luttes
L'imposture intellectuelle
Le militantisme est un produit de l'intellectualité
Démanteler le mur de lamentations que l'économie parasitaire consolide avec le ciment de notre désespoir
4 - La société change de base - Ce qui est en cours sous nos yeux n'est rien d'autre qu'une mutation de civilisation
Au carrefour de partout et de nulle part se situe la croisée du possible et de l'impossible
Le retour de la conscience humaine
La robotisation du vivant ne survivra pas au réveil de la volonté de vivre
5 - Retour à la base
Reconstruire notre unité
L'ère du dépassement
6 - L'autogestion de la vie quotidienne et l'apprentissage d'un style de vie
Ôter toute ambiguïté à la notion d'autogestion
La renaissance qui s'annonce aujourd'hui est aux pulsions de vie ce que la Renaissance des xve et xvie siècles fut à l'humanisme émancipateur
S'éveiller à la conscience humaine, c'est renouer avec une évolution de la femme et de l'homme que la civilisation agro-marchande continue d'entraver et de dévoyer
7 - L'autogestion de la vie quotidienne et les résurgences du passé
Recueillir pour le réinventer l'héritage du passé
Rigueur et fluidité en démocratie autogérée
Reconsidérer les notions de majorité et de minorité sous l'angle du quantitatif et du qualitatif
Commune contre communautarisme
L'autodéfense et la lutte armée
Pour pénétrer dans le camp des insurgés, l'ennemi ne dispose pas de meilleures brèches que le pouvoir, l'appropriation, la manipulation, le chantage qui s'y perpétuent
La justice et le désengorgement des conflits
Une société sans argent
Prééminence acratique de la femme
8 - Que croissent et multiplient les terres affranchies de la tyrannie étatique et marchande !
Addendum
De Raoul Vaneigem aux Éditions Rivages
À propos de cette édition

Citation preview

Présentation À la déshumanisation que le capitalisme propage en désertifiant la planète, l’expérience de sociétés autogérées oppose l’émergence de terres libres, affranchies du joug de l’État et du système économique qui détermine ses décrets. Des empires aux républiques, les modes de gouvernement du passé n’ont fait que moderniser la barbarie universelle aux dépens d’un bonheur individuel et collectif auquel aspirent des millions d’êtres. La société autogérée est la seule à pouvoir restaurer le devenir humain d’hommes et de femmes qui, réduits quotidiennement à l’état de marchandise, ont dû jusqu’à ce jour se contenter d’en rêver. Raoul Vaneigem, né en 1934, est l’auteur du Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations (1967), auquel le Mouvement des occupations de mai 1968 doit une part importante de sa radicalité. La Contribution à l’émergence de terres libérées de l’emprise étatique et marchande s’inscrit dans son prolongement critique et éminemment pratique.

ÉDITIONS PAYOT & RIVAGES payot-rivages.fr Ouvrage publié sous la direction de Lidia Breda Couverture : ZAD Notre-Dame-des-Landes, 2018 © Stéphane Mahé/Reuters © Éditions Payot & Rivages, Paris, 2018 ISBN : 978-2-7436-4575-5 « Cette œuvre est protégée par le droit d’auteur et strictement réservée à l’usage privé du client. Toute reproduction ou diffusion au profit de tiers, à titre gratuit ou onéreux, de tout ou partie de cette œuvre, est strictement interdite et constitue une contrefaçon prévue par les articles L 335-2 et suivants du Code de la Propriété Intellectuelle. L’éditeur se réserve le droit de poursuivre toute atteinte à ses droits de propriété intellectuelle devant les juridictions civiles ou pénales. »

À celles et à ceux qui préfèrent lutter pour vivre que guerroyer pour survivre.

Au-delà de la mêlée

Les réflexions sur l’autogestion de la vie quotidienne sont nées d’une demande formulée par des jeunes gens de mon entourage, inquiets, à juste titre, du trouble et des infortunes de notre temps. Ils n’eurent guère de peine à me convaincre qu’à leur sollicitation personnelle se conjuguaient les interrogations d’un plus vaste public. Un désarroi ne cesse de s’accroître, auquel succombent, toutes générations confondues, les populations que n’épargnent ni la paupérisation, ni les guerres, ni la violence oppressive des États et des entreprises multinationales qui les manipulent. Jamais la terre et la vie n’ont été dévastées, avec un tel cynisme, pour un motif aussi absurde que cette course au profit, dont les économistes mêmes conviennent qu’à force d’enfler outrageusement la bulle spéculative de l’argent, celle-ci va crever à la façon des cloques de gaz méphitique qui soudain remontent des profondeurs fétides d’un marais. Au piège du « que faire ? » dans lequel une impatiente instigation – au demeurant sans malice – aurait voulu m’encager, j’opposai la fin de non-recevoir de Scutenaire : « Prolétaires de tous les pays, je n’ai rien à vous conseiller. » Je rappelai qu’un certain Lénine avait donné un ton aussi utilitaire que pressant aux directives jadis placées sous l’objurgation de « décréter le salut commun ». Sans doute, m’a-t-on rétorqué, mais personne ne te demande un livre de recettes. Tu n’en finis pas d’en appeler à une prise de conscience, tu nous rebats les oreilles en invoquant les cris d’agonie de la civilisation marchande, tu clames l’émergence d’une civilisation où l’exploitation de l’homme par l’homme céderait la place à une société véritablement humaine, où la souveraineté du vivant

révoquerait l’ordre des choses. Ce que tu veux n’est pas nécessairement ce que nous voulons. Ta façon de t’exprimer nous paraît parfois trop sophistiquée. Mais qu’au moins tes rêves soient assez clairs, assez dénués d’ambiguïté, pour éviter que les nôtres tournent au cauchemar, comme il en a toujours été ! La confusion est totale, il est vrai. Les copulations obscènes entre partis politiques de gauche et de droite réjouiraient les banquiers et les patrons s’ils ne se trouvaient eux-mêmes réduits à l’état de lamentables pantins. Ne sommes-nous pas environnés de simulacres d’hommes et de femmes accrochés aux bielles de la machine à profit, de créatures éviscérées par le pouvoir, des tonneaux vides dont les insanités tambourinées résonnent par le monde parce que le monde se tait et n’ose faire entendre sa voix. Parce que nous avons peur de vivre, au prétexte qu’ILS – cette forme personnalisée de l’abstraction qui nous gouverne – détiennent le pouvoir de nous écraser. Parce que préférer le mal d’aujourd’hui à ce qui demain sera pire nous dissuade de nous lever et de crever le mur de mensonges et de lamentations, un mur en papier qui nous emprisonne dans le ridicule de ses inconsistantes vérités. «  Toi qui invoques les richesses potentielles de chacun, pourquoi hésiterais-tu à te fonder sur les tiennes  ? As-tu peur que ta voix demeure esseulée  ? Allons  ! Tu sais parfaitement quelle résonance éminemment perceptible unit solitaire et solidaire. Quand, au demeurant, tu serais seul à te satisfaire de tes choix, ne serait-ce pas là un moment de bonheur, arraché à la rapacité de la désespérance ? » C’en est assez de cette complaisance scolastique qui invoque le devoir de lucidité pour ajouter chaque jour de nouveaux commentaires à un constat d’invariance  : «  Nous sommes la proie

d’un chaos rampant dont l’inéluctable progression veut nous faire croire qu’il n’est d’autre choix que de mourir en le combattant. » Aux cris de détresse, je préfère les vagissements d’une vie qui, audelà de la mêlée, progresse en tâtonnant, s’affermit d’expérience en expérience, ose enfin rompre le joug de l’impossible. Ce débat, j’aurais pu le clôturer en disant : « Ne prenez de conseil que de vous-même  !  » Si ce n’avait été, du même coup, l’ouvrir d’emblée à la poésie faite par tous.

1 État des lieux

L’économie divinisée et le règne des mafias affairistes Dictature du profit, totalitarisme démocratique, désertification de la terre et de la vie quotidienne, l’état des lieux est aussi consternant que la résignation qui l’entérine. Tout fait farine au moulin de la rentabilité, l’œcuménisme du libre-échange moud pareillement religions et idéologies, dictatures et démocraties, valeurs patriarcales et valeurs humaines. L’envers et l’endroit forment une mixture dont se pétrit un pain amer et quotidien. Le culte de l’argent et de la valeur d’échange n’a jamais cessé d’ériger des autels sur lesquels étaient sacrifiées les existences terrestres et leur propension au bonheur. Ces monuments expiatoires, hier encore sanctifiés par le Dieu auquel ils étaient dévolus, n’ont désormais que faire de fastes et de cérémonies sacrées ou profanes. Pourquoi l’empire du profit s’embarrasserait-il d’une caution céleste, de spiritualité, de dogmes, de Causes, d’éthique, de justifications, de prétextes, de faux-fuyants, alors que l’extorsion de fonds se pratique impunément, à découvert, avec des mains armées par l’État et par les multinationales qui, au reste, se passent le plus souvent de son accréditation légale ? Une manière de syncrétisme divinise l’Argent. Il impose son autorité absolue et supplante les vieilleries religieuses et

idéologiques. Hors du pontificat financier et de son Église, point de salut  ! Ce Saint-Esprit modern style, dont l’efficacité se veut supérieure au micmac théologique du même nom, n’en est pas moins jésuitique et papelard en ses desseins. Comment ne pas s’aviser en effet que le prône de Guizot, «  enrichissez-vous  », résonne de nos jours dans une salle d’apparat qui se fissure de toutes parts  ? Le système est en état de faillite frauduleuse, mais qu’importe ! Il restera rentable tant que tarderont à venir le krach financier, qui le démantèlera, et l’émergence d’une humanité qui l’enfouira dans le passé.

La gouvernance de l’absurde et de l’inhumain résulte d’une économie de pillage qui fait de l’appât du gain le principe de toute relation sociale Nous sommes la proie d’une logique absurde qui obtempère aux impératifs du commerce et nous persuade d’appeler «  nécessité  » ce qui va à l’encontre de nos plus chers désirs. L’aberration d’un monde et d’une vie à l’envers détermine nos pensées et nos gestes. C’est une évidence ? Oui, mais pourquoi faut-il sans cesse le répéter ? Le système économique fondé sur l’exploitation de l’homme par l’homme ne s’est jamais fait faute de détruire impunément le sol et le sous-sol de la terre. Il n’a cessé et ne cesse d’épuiser toutes les formes de vie qui en font la richesse. Le travail qu’exige la civilisation marchande est-il rien d’autre que le travail de la mort ?

Il fut un temps où, s’exerçant avec moins de rigueur et de constance, la cupidité tolérait la persistance de valeurs humaines. Si méprisées qu’elles fussent sous la loi d’airain du profit, les générosités du don jaillissaient par à-coups de ces pulsions de vie qui irriguaient jusqu’aux terres les plus stériles de l’égoïsme lucratif. Élans de solidarité, hospitalité désintéressée, aide aux déshérités, accueil des exilés, illuminations poétiques, magnificence des arts brisaient inopinément le joug du pouvoir et du marché. La lutte des classes produisait le plus souvent un choc social et psychologique qui réveillait le sens humain, l’étrillait et l’extirpait de ses assoupissements. L’histoire ne manque pas de moments où la poésie triomphe de la barbarie. Hier encore, les ravages de la colonisation marchande se cantonnaient à des zones géographiquement limitées. En quelques régions privilégiées du globe, la nature conservait ses droits. La sérénité des paysages et des mœurs comblait encore sans artifices les adeptes de la beauté et les explorateurs du merveilleux. Montrez-moi aujourd’hui un seul endroit où le regard ne soit agressé, où l’air, l’eau, la terre ne subissent la fureur dévastatrice de la cupidité marchande ! Tout ce qui est utile et agréable à l’homme, à la femme, à l’enfant est systématiquement mis à mal, pollué, ruiné. Naguère, l’État, tout escroc qu’il fût, empochait les impôts auxquels il astreignait les citoyens, mais il avait souci d’en affecter une partie au bien public. Que sont devenues les subventions accordées à l’enseignement, à la santé, à la culture, au logement, au transport, à l’agriculture de qualité, à l’environnement, aux chômeurs, aux sans-abri, aux réfugiés fuyant la guerre et la misère  ? Elles ont été rabotées, réduites à la portion congrue sous la pression du pouvoir absolu que l’argent exerce dans tous les domaines. Ce totalitarisme a si bien gangrené les mentalités que personne ne refuse de payer à l’État des impôts qui,

loin d’améliorer le sort des citoyens, servent désormais à renflouer les malversations bancaires. Nous tolérons que des sommes astronomiques soient affectées aux activités les plus nuisibles, les plus toxiques, les plus préjudiciables au vivant : l’agroalimentaire et sa pollution chimique, les consortiums de services parasitaires, les officines du mensonge publicitaire, les mafias immobilières qui chassent les pauvres de leurs quartiers pour y loger les nantis, les multinationales de la pétrochimie, des pesticides, des OGM incontrôlables, du gaz de schiste, des extractions aurifères, qui pourrissent le sous-sol, gâtent l’eau potable et cancérisent des populations entières. Pour s’approprier la terre et la vie, il suffit au capitalisme de recourir aux lois que l’État vote servilement en sa faveur. Il excelle par ailleurs à cultiver la servitude volontaire, à propager le mal-être que les résignés érigent en vertu, à célébrer partout le triomphe de l’homme crétinisé, de l’homme sans conscience humaine. L’argent a le pouvoir de dévaloriser l’intelligence. Il achète la bêtise à bas prix. La débilité mentale est devenue un emblème de ralliement grégaire. Sur le marché électoral, c’est à qui renchérira sur l’imbécile vilenie des candidats, parmi lesquels le premier venu des maquignons technocratiques n’a aucune peine à passer pour sensé.

Comment en sommes-nous arrivés à un tel degré de délabrement planétaire ? Comment une société peut-elle propager tant de confusion mentale, de résignation et d’autodestruction  ? L’évolution du

capitalisme en fournit les raisons. Le capitalisme est la forme moderne revêtue par le système d’exploitation de l’homme par l’homme, mis en place, il y a quelque huit mille ans, lors de la formation de cités-États. Ce mode d’organisation économique et sociale est l’assise d’une civilisation dont les caractères sont partout les mêmes, quelques diversités spécifiques qu’elle présente. Des origines de l’histoire à nos jours, le principe hiérarchique structure nos sociétés, des plus rudimentaires aux plus sophistiquées. Il n’a jamais varié. Il a produit des groupes, des clans, des classes qui tirent leur pouvoir du travail des autres. Ainsi l’antique monarchisme des Trois ordres prescrivait-il aux paysans, aux artisans, aux manufacturiers d’entretenir les deux classes supérieures, les prêtres et les guerriers. La bourgeoisie, qui dénonce le parasitisme de l’aristocratie, réhabilite le travail, tenu sous l’Ancien Régime pour une infamie. En réalité, elle ne valorise pas l’homme au travail, elle exalte le mythe prométhéen qui oppose au parasitisme des dieux le dynamisme et l’inventivité du capitaine d’industrie. Elle fait ainsi d’une pierre deux coups. Elle identifie son travail essentiellement intellectuel à une fonction libératrice, et instaure le culte du progrès, censé mettre à portée de l’homme terrestre le paradis, jadis accessible par une seule voie, celle de l’outre-tombe. Le mythe du travail libérateur et la férule du progrès sont des armes qui tirent à bout portant sur les masses laborieuses, accusées de n’en pas reconnaître les bienfaits. L’économie agraire était garante de l’immobilisme politique et social, qui caractérisait l’Ancien Régime. Le développement de la classe bourgeoise montrait de plus en plus clairement à quel point elle était à la fois porteuse d’une pensée subversive et d’une nouvelle

tyrannie. La révolution de 1789 fit succéder à l’immobilisme agraire une ère industrielle où le dynamisme de la libre entreprise se donna libre cours. La production de biens était la matrice du profit. Rejetée au second plan, l’agriculture endossait la responsabilité de tous les archaïsmes. La plus-value fournie par le travail des exploités permettait au patron d’accroître le volume de son entreprise, de la moderniser, d’accorder au prolétariat le même soin –  ni plus ni moins – qu’il apportait au nécessaire entretien de ses machines. En évoluant, le capitalisme change de forme sans changer d’objectif. Qu’il fût familial, monopolistique ou bureaucratisé, à l’exemple des États staliniens, le capitalisme tirait sa plus-value du secteur de la productivité, de l’essor de ses industries, du dynamisme de sa croissance. Sous couvert de venir en aide à l’Europe dévastée par la guerre, le plan Marshall devient la tête de pont de l’offensive consumériste qui va coloniser les peuples occidentaux. L’entreprise est d’autant mieux accueillie qu’elle coïncide avec un moment de l’histoire où les luttes du Tiers-monde s’émancipant de la tutelle occidentale menacent de priver d’importants revenus les pays colonisateurs, qui ont bâti la richesse de l’Europe en se livrant au pillage des terres et des peuples dits « sauvages ». Lorsqu’il s’avère que l’économie de consommation offre une plus grande rentabilité que le secteur productif –  toujours en butte aux revendications de salaire, aux grèves, aux luttes sociales –, on assiste à un désintérêt croissant du capitalisme pour la course à la productivité. Le dynamisme des entreprises s’essouffle, les usines sont fermées en dépit des sommes considérables que l’État accorde aux patrons, en échange d’une modernisation qu’ils n’ont aucune intention d’assurer. On assiste à l’abandon graduel du secteur primaire : métallurgie, textile, mines, transport, logement, agriculture de qualité, infrastructures sanitaires et scolaires. La marchandise elle-

même subit une transformation qui devrait susciter l’indignation et recueille au contraire un assentiment tacite  : la valeur d’usage tend vers zéro et la valeur marchande vers l’infini. En d’autres termes, une paire de chaussures est convoitée davantage en raison de son prix, dont le degré est le garant d’une représentation sociale affichée, que par l’usage qui en est fait, à savoir assurer durablement le confort du pied. Ainsi est-il loisible à chacun de prendre conscience que la valeur spectaculaire est une valeur marchande.

La colonisation consumériste En regard de l’enfer des chaînes de production, les chaînes de supermarchés offrent le mirage d’un paradis qui, si falsifié qu’il soit en réalité, séduit par la brillance de son spectacle. La rentabilité exponentielle du secteur de la consommation supplanta rapidement ce qui avait été l’objectif prioritaire  : la production et l’expansion du secteur primaire. La nécessité de consommer se substituant à la nécessité de produire allait exercer un attrait psychosocial doublement profitable au capitalisme. Aux lointaines promesses d’un dimanche festif qu’une interminable semaine de travail différait sans cesse, succédait désormais, à portée de la main, la récompense «  offerte  » aux harassements du labeur quotidien. L’annonce d’un bien-être démocratisé, d’une félicité accessible sur-le-champ, apaisait l’âpreté des luttes de revendication, assoupissait la combativité ouvrière, et surtout conférait au dur labeur une justification hédoniste  : l’illusion que l’on «  se crevait au travail  » moins pour un patron que pour un salaire qui permettait précisément de consommer « à loisir ».

La production de biens socialement utiles et la valorisation du secteur primaire ont cédé la place à la fabrication de produits dont la valeur de représentation –  l’emballage conçu par la publicité et par ses techniques de mise en scène  – l’emporte sur la valeur d’usage. L’inutilité rentable d’un bien tend à se substituer à son usage pratique. L’image prime l’authenticité vécue.

Le capitalisme spéculatif et financier Enfin, la dernière orientation en date du capitalisme l’a amené à une manière de léthargie rentable, de cupidité concentrationnaire, de cercle dantesque où la vampirisation de la vie et des ressources naturelles accroît la concentration cumulative d’une masse financière qui tourne sur elle-même. L’implosion guette cette bulle financière qui enfle démesurément en stérilisant tout ce qu’elle touche. Le secteur primaire a été envoyé à la casse. Métallurgie, textile, structures scolaires et hospitalières, acquis sociaux, développement culturel, agriculture garantissant une alimentation saine, tout ce qui faisait la fierté et l’arrogante démonstration de l’efficacité industrielle a été liquidé, mis en faillite, bradé en bourse. Des entreprises en plein essor ont été mises au rebut, avec ceux qui y travaillaient, parce qu’il était plus lucratif d’investir en Bourse. Le secteur tertiaire est par excellence un secteur parasitaire, doté d’une bureaucratie qui a pour fonction de gérer une multiplication de services et de gadgets, vendus avec empressement à des citoyens qui n’en ont que faire. Dans le même temps, le marché du travail, affecté par la fermeture accélérée des entreprises, accentue sur le secteur de la consommation la menace d’une paupérisation croissante, avec à l’horizon l’effritement graduel du miroir aux alouettes des

supermarchés et la menace de mettre à sac ces usines de reconditionnement psychologique qui travaillent à transformer la vie en marchandise. La spéculation boursière et la politique de destructions qui la stimule garantissent un bénéfice immédiat. Le court terme justifie l’urgence et la brutalité des décisions du capitalisme. Sa préoccupation majeure est désormais de tirer d’ultimes ressources de la terre et des océans, de les épuiser pour offrir au temple de la Bourse des sacrifices propitiatoires dont les victimes éviscérées ne seront jamais que des chiffres dans les rapports statistiques qui gèrent les pertes et les profits des entreprises. Qui se préoccupe en dévorant son steak du sort des vaches dans la froide horreur des abattoirs ? Et qui se préoccupe des abattoirs d’hommes et de femmes, dont les images défilent sur l’écran des télévisions ?

La déperdition de la valeur d’usage, le parasitisme lucratif et l’excroissance du secteur tertiaire raréfient le travail utile au profit du travail parasitaire La priorité que le totalitarisme de l’argent accorde à la valeur d’échange entraîne une déperdition de la valeur d’usage, du caractère utilitaire d’un bien. Le développement du secteur tertiaire raréfie le travail utile au profit du travail parasitaire. L’illusion, longtemps entretenue par le capitalisme, d’accomplir une tâche où subsistait un zeste de créativité et de sens social (enseigner, faire rouler les trains, cultiver de bons produits) a laissé place à une harassante corvée dont la rétribution salariale sert principalement à investir dans l’achat de

marchandises. On croit plonger dans la piscine des riches et l’on se jette du haut d’un immeuble où les pauvres galèrent. Le parasitisme lucratif gagne sur tous les plans. Il rentabilise le travail inutile et la passivité du consommateur, qu’un hédonisme de tocard vient consoler de la cruelle absence de vie qui rend son existence absurde. Le capitalisme lui-même n’a plus en principe à se soucier de l’argent qui travaille « de lui-même » à se reproduire dans sa bulle spéculative. Il n’est pas jusqu’à la paresse qui ne soit dénaturée. Au plaisir de ne rien faire, se substitue une incitation à gagner de l’argent sans se fatiguer. Grands ou petits, les escrocs qui sévissent à la tête des organismes gouvernementaux ne diffèrent pas des narcotrafiquants de basse classe vendant à la sauvette quelques grammes de mort lente, emballée dans une apparence de bonheur subit. Ce qui ne vaut que par son prix et par le profit qu’il engendre sert le spectacle où se mettent en scène les existences privées d’une vie authentique. Cet éloignement des réalités vécues, dont l’écart ne cesse de s’accroître, aboutit à déchirer le tissu social, à démembrer la solidarité, à rejeter les individus désemparés, dans un esseulement qui les convainc d’adhérer à des formes de sociétés abstraites, où l’individualisme prédateur du chacun pour soi s’accorde sans peine au tribalisme populiste et à l’aliénation communautariste.

L’apocalyptisme et l’hédonisme des derniers jours Au temps du dynamisme capitaliste et de la productivité forcenée, paresse et parasitisme étaient mis dans le même sac et subissaient les mêmes coups de trique de l’éthique professée à droite comme à

gauche (souvenez-vous de l’ignoble slogan communiste  : «  Qui ne travaille pas ne mange pas ! »). La jouissance n’est tolérée que dans la mesure où elle n’entrave pas la bonne marche de la machine productrice. Toutes les vieilles oreilles ont été bassinées jadis avec l’antienne : « Travaille d’abord, tu t’amuseras ensuite ! » En devenant la principale source de profit du capitalisme, le consumérisme a réhabilité un hédonisme qui avait mauvaise réputation. Bien qu’ils s’y adonnassent avec autant d’hypocrisie que de vulgarité, les maîtres, les patrons, les exploiteurs, les notables tenaient les plaisirs en discrédit pour la simple raison que les affaires sont prioritaires et cautionnent le caractère sérieux de leur réputation. Quant au prolétariat, il assimilait volontiers la jouissance à un privilège de bourgeois. Réduits jadis à des défoulements hygiéniques, qui lubrifiaient la machine à produire, les plaisirs se sont trouvés enrôlés dans les grandes manœuvres de la séduction consumériste. Dans le sillage des mafias narcopharmaceutiques en plein essor, les recettes et les pronostications de bien-être font florès. Le bonheur participe désormais d’un engouement forcé, d’un programme de rentabilité. La vie à l’envers a besoin d’emplâtres qui enrichissent le marché des thaumaturges. En entreprenant de dévitaliser la terre et ses habitants, le capitalisme ne dissimule nullement son programme de paupérisation accélérée. Il n’a aucun scrupule à s’adresser aux consommateurs, guettés par l’endettement, en leur déclarant cyniquement : « Jouissez d’aujourd’hui, car demain sera pire  !  » Il mise sur la peur, sur le désarroi, sur l’imminence fantasmatique d’une apocalypse pour propager un «  hédonisme des derniers jours  » qui lui permet de ratisser les fonds de poches des futurs chômeurs. Puisqu’il y a tout à perdre et rien à gagner, pourquoi en effet ne pas dépenser sur-le-

champ l’argent que le futur promet de nous ôter ? Diminuer salaires, allocations, retraites et exorciser la grisaille de l’ennui par la frénésie de consommer, c’est double bénéfice pour les manœuvriers de la finance. L’hédonisme des derniers jours va de pair avec la remise au goût du jour de cette apocalypse, dont notre histoire atteste les multiples résurgences. L’exploitation de l’homme par l’homme n’a connu de changements que dans l’invariance. Le sourire et la grimace ont beau évoluer et changer d’apparence, le travail creuse imperturbablement l’infinitude de son sillon, la profonde ornière d’une tombe sans fond. À la faveur des bouleversements qui affectent les modes de gestion économiques et sociaux, la vieille espérance d’un monde nouveau resurgit et contre toute attente démontre qu’elle renaît sans cesse, qu’elle ne meurt jamais. Mais quelle terrible déconvenue lorsque le vieux monde reprend le dessus, avec son cortège de violences ordinaires, forçant la conviction que rien n’a changé et ne changera  ; que nous restons la proie de cette réalité inébranlable qu’est l’exploitation forcenée de  l’homme et de la nature  ! L’époque régurgite alors de ses bas-fonds des croyances dont l’antiphysis a toujours alimenté l’homme aux dépens de l’humain. Ce sont des temps où le crétinisme déroule le tapis rouge devant les sempiternelles inepties reprises en chœur  : la chute inéluctable, le poids d’une faute originelle, l’acte de révolte puni par les dieux, l’impossibilité de se passer de la tutelle d’un maître, d’un esprit dominant la matière. Les deux acceptions du mot apocalypse en révèlent l’ambiguïté. Du sens originel de «  révélation  », il est passé, dans le langage façonné par la religion, à celui de cataclysme universel, d’anéantissement imminent, de Ragnarök. On en revient toujours à ce

déluge universel où seule sera appelée à surnager l’engeance spirituelle des Saints, des Héros, des Justes. Le vieux potentiel de crédulité n’a aucune peine à faire boutique des prédictions scientifiques qui, du cataclysme nucléaire au cataclysme écologique, en passant par la valse macabre des pandémies, ont un énorme succès. Or ce succès, qui mériterait d’éveiller les consciences et d’inciter plutôt à restaurer l’environnement mis à mal, est directement tributaire du marché de la peur. Il profite doublement aux destructeurs de la terre. Le désespoir, toujours aux aguets de ce qui va le justifier, voit dans la lutte contre la pollution une tâche trop immense pour être « sérieusement » entreprise. Comme, par ailleurs, le catastrophisme relève de l’arsenal des émotions, des rumeurs, du complotisme, le simpliste bon sens est autorisé à le brocarder. L’imbécile s’invente une intelligence critique en affirmant que le réchauffement climatique est une fable  ; c’est sottise que d’empêcher les industries polluantes de poursuivre leur travail ; se déclarer hostile au nucléaire revient à prôner le retour à la bougie ! Qui s’ébroue, en revanche, des engluements du désespoir et de la peur découvre que, par renversement de perspective, l’apocalypse, en son sens de «  révélation  », se dévêt de son enveloppe religieuse et retrouve une réalité substantielle dont la signification et les implications apparaissent sous un éclairage singulier. Car cette fin d’un monde n’est pas, comme on voudrait nous le faire croire, la fin du monde. Elle marque le début d’un monde nouveau. Dans ses écrits, le philosophe Simon de Samarie identifie la «  révélation  » à la présence d’une grande puissance de vie. Une richesse potentielle est en nous, qu’il nous appartient de cultiver en en prenant conscience. Simon, en qui le judéo-christianisme verra « le

père de toutes les hérésies », oppose la simple résolution de vivre au prophétisme des Jérémie et tutti quanti –  dont tant d’intellectuels sont les héritiers, eux qui, sous couvert de constat lucide, mettent en scène les infortunes de leur époque, culpabilisent leurs contemporains et saluent la glorieuse inanité de leurs révoltes.

L’état de bien-être – le welfare state – a été le dernier mensonge d’un capitalisme encore censé améliorer le sort des hommes et des femmes Vous vous souvenez de cette arche consacrée au salut universel, de ce paquebot où l’on s’embarquerait pour cingler vers la Terre promise du bonheur consommable ? Aujourd’hui plus que jamais, la même nef des fous ne désemplit pas et continue de fasciner. On y séjourne des heures durant, on s’y prélasse, on refuse de s’aviser qu’elle fait eau de toutes parts. Le consumérisme avait fondé de grandes espérances sur un bouleversement mondial. Il avait fait miroiter devant les foules, harassées par le travail salarié, l’imminence d’un welfare state. La nouvelle économie jurait d’instaurer au profit de toutes et de tous le fabuleux royaume du bien-être, le véritable pays de Cocagne, un Éden libre d’accès, dont la sortie seule était payante. Bien que le Mouvement des occupations de 1968 eût dévoilé la grossièreté de l’imposture, il n’avait pu empêcher que la rage de consommer se propageât comme une peste rose. L’énorme lame de fond d’une révolte individuelle et collective avait eu beau démontrer à quelle insatisfaction viscérale aboutissait le bien-être factice qui

nous était vendu «  clé sur porte  ». La dernière victoire –  avant liquidation – du Parti communiste étouffa les feux de la conscience et remit sur ses rails programmés le train à grande vitesse de la démocratie de supermarché. On vit alors, dans la débâcle du Joli Mai, ceux qui avaient brisé les vitres des banques et des boutiques céder à la frénésie des achats, se jeter dans une course morbide à l’appropriation, désirer en somme cette marchandise dont leur désir de vivre avait dénoncé le fauxsemblant. Une soif inextinguible d’avoir semblait devoir pallier l’absence de l’être qui en chacun aspire à une vie souveraine. En remplaçant le bleu de travail par le costume du consommateur, l’économie totalitaire réussissait ce tour de force  : caricaturer l’homme total sous les traits du consommateur absolu. Dans le reflux des espérances, la rage de consommer devint rage de se consumer. Quelle meilleure descente aux enfers que les paradis artificiels  ? Le déplaisir de se détruire prêtait à l’absence de plaisir authentique un détestable attrait. Le progrès misa sur la fausse abondance pour parfaire le travail de mort accompli par l’économie de pillage !

Le capitalisme financier n’a plus besoin de dissimuler sa main de fer sous le gant de velours de l’humanisme. Pourquoi les prétendus décideurs se priveraientils d’étaler sans scrupules leur arrogance ? Le cynisme du fait accompli leur suffit L’exploitation de l’homme par l’homme n’a cessé, des origines à nos jours, de déshumaniser la société. La priorité accordée à l’argent et au pouvoir a toujours normalisé et légitimé la prédation. Comment s’étonner que le système mafieux soit devenu le mode de gouvernement par excellence ? Sacrifier sa vie pour une vie meilleure  ? La duperie a fait son temps. Mais si « cela ne marche plus », le sacrifice n’en demeure pas moins une pratique courante. Pour tout dévaster sur leur passage, les hordes de la rentabilité se passent des boniments auxquels recouraient les formes archaïques du capitalisme. Elles règnent par le fait accompli. La Realpolitik est l’expression simple et directe du time is money, du temps régi par la cupidité planétaire et l’urgence de ses assouvissements. Sans cesser pour autant de privilégier l’avoir aux dépens de l’être, la paupérisation s’accélère partout dans le monde, elle menace jusqu’à la simple survie des populations, alors que beaucoup d’entre elles viennent à peine d’accéder à un paradis de supermarchés dont les verroteries illuminent jusqu’aux lointains recoins des plus obscures campagnes.

Or il n’y a plus guère de dupes, de gogos à convaincre qu’ils vivent mieux en consommant davantage. Le consumérisme est devenu un réflexe de survie. Abrutis par un luxe de pacotille, les futurs naufragés s’ébattent sur le pont tandis que le navire coule. Dans la cale, les plus pauvres seuls s’affolent, mais ne nous y trompons pas, ce qui les intéresse au premier chef, c’est de monter jusqu’aux salons du haut, quitte à périr les mains plongées dans la bimbeloterie des smartphones et autres gadgets indispensables au souci de paraître. Inutile donc d’avoir à justifier le projet de ravager une région en extrayant du gaz de schiste, de faire du cerveau la plus belle découverte de l’ordinateur, d’empoisonner la nourriture au rendement à l’hectare. C’est impunément que l’État et ses commanditaires conçoivent l’école comme un élevage concentrationnaire, ruinent la santé et les structures hospitalières, poussent les populations à la guerre et au suicide. L’économie de mort fait désormais l’économie de ses propres mensonges. Il n’y a pas si longtemps, les compagnies pétrolières et agricoles chassaient à la pointe des baïonnettes les Indiens d’Amérique de leurs terres. L’ère postconsumériste montre que les puissances de l’argent en reviennent sans scrupules à la plus brutale des interventions pour implanter une nuisance, expulser les habitants d’un immeuble, d’un quartier, d’une région, livrer un paysage aux pelleteuses et aux bétonnières des mafias immobilières ou des planteurs d’éoliennes. Les populations sont sous la coupe d’une véritable opération de recolonisation qui n’a plus à se soucier, comme jadis, de dissimuler sa cupidité sordide sous les discours ampoulés de la bienfaisance civilisatrice.

Le chaos est un objectif politique. Les gestionnaires du vide cultivent le désordre pour imposer un ordre lucratif «  L’État est le plus froid de tous les monstres froids  : il ment froidement et voici le mensonge qui rampe de sa bouche  : “Moi, l’État, je suis le Peuple.”» Ceux qui persistent à ignorer le propos de Nietzsche sont maintenant confrontés à la véritable ère de glaciation qui s’empare de l’État. Le plus froid des monstres froids n’est plus guère qu’un iceberg errant dans la mer de glace du capitalisme financier. À son contact les paroles sont gelées, les cœurs aussi. Le totalitarisme démocratique, qui si longtemps autorisa l’État à privilégier les intérêts de la classe dominante et à dompter les révoltes de la classe dominée, est désormais un instrument intégré au système financier qui en règle les modalités de fonctionnement. La machinerie spéculative progresse sans se soucier des résistances qu’elle suscite. Elle pénètre jusque dans l’intimité des existences. La main froide de l’argent frappe d’insensibilité les relations des enfants, des femmes, des hommes avec leurs semblables et avec leur milieu naturel. « Combien gagnez-vous ? Combien cela va-t-il rapporter ? » La cupidité fixe à chaque instant le poids de la livre de chair à prélever. Croire en la marchandise fonde une orthodoxie que ses hérésies ne font que conforter. Décroissance, culte de la vie, moralisation des comportements, rien n’échappe à la grande broyeuse de l’économie totalitaire. Il n’y aura pour la gripper que la poésie pratique, présente en chacun quand la respiration de l’être humain succède au halètement de la frénésie laborieuse. Le cœur n’est pas à vendre. Ceci n’est pas un credo, c’est une réalité humaine.

L’État, réduit à sa simple fonction répressive, est le pitre qui fait diversion. Le spectacle de ses bouffonneries politiques capte l’attention du «  peuple qu’il représente  » à la façon d’un homme de guet, chargé de permettre à une bande de malfrats d’opérer en toute quiétude. L’État n’a jamais dédaigné la vieille stratégie du bouc émissaire, il savait détourner l’attention d’un tumulte social menaçant en mettant en branle les leviers du racisme, du communautarisme, du nationalisme, du moralisme, du fondamentalisme religieux ou idéologique. La modernité du capitalisme financier l’en dispense à proprement parler. Approuver ou désapprouver l’infâme refus d’accueillir et d’aider des gens que la misère et les désastres de la guerre ont chassés de chez eux n’est pas son affaire, si ce n’est par la mise en scène médiatique qui dissuade d’aller voir ce qui se passe en coulisse. L’emprise du parasitisme financier stérilise et déshumanise la terre, dont elle fait un terrain que la mort ensemence. Où l’argent règne en maître absolu, toutes les barbaries sont autorisées. On tue pour un retard de paiement, on raye une forêt de la carte pour une part de marché. Obtenir un gain substantiel justifie l’empoisonnement d’une population. Le gaz de schiste dévaste l’eau, la terre, l’air, la survie d’une région pour offrir à l’économie la rentabilité d’un cimetière. Comment s’étonner que de telles conditions dressent entre les voisins de palier d’infranchissables frontières, multiplient les casemates du chacun pour soi, propagent la guerre de tous contre tous ? Si le capitalisme peut tout tolérer pour autant qu’il en tire profit, cela signifie aussi que la gratuité est une épine capable de le crever comme une baudruche. Elle est pour lui plus qu’un non-sens  : une inexistence.

Or la vie est gratuité par excellence. Elle ne paie ni ne se paie, elle refuse de se confondre avec la survie qui impose aux êtres humains un statut de bêtes de somme. Elle ne travaille pas, elle crée et se crée. Telle est la raison péremptoire pour laquelle le capitalisme a besoin de nous détruire. Il lui suffit d’allonger quelques billets pour qu’un agriculteur lui vende sa ferme familiale, qu’un militant trahisse ses compagnons, que les raisons économiques effacent les raisons du cœur. Contre la vie solidaire des hommes et de la nature, il ne peut rien si ce n’est circonvenir la tentative en l’entourant du désespoir comme d’un gaz incapacitant, en dressant de plus en plus haut, jusqu’à masquer l’horizon, ce mur des lamentations que bâtissent complaisamment les constats d’échecs prévisibles, les protestations demeurées sans effets, les luttes où évoquer l’idée du pot de fer suffit à briser le pot de terre.

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Heurs et malheurs de la conscience prolétarienne

Le fétichisme de l’argent déshumanise les relations sociales et entraîne une déperdition de l’intelligence sensible La froideur affective que le fétichisme de l’argent introduit dans les relations entre les individus et dans les rapports sociaux n’est pas un phénomène nouveau. Ce qui est nouveau, c’est l’expansion d’une cupidité froide où les chiffres décident. « Je te chasse de ce petit coin du monde où tu vis, car j’en ai besoin pour en tirer des dollars ! » L’idéologie nazie avait robotisé un peuple par un procédé connu de toutes les armées  : l’exaltation de la bestialité prédatrice et sa manipulation au nom de l’esprit de domination. Pourtant, au fin fond de la brute aboyant et déchiquetant ses proies, titubaient encore des restes de sentiments humains. L’emprise tentaculaire de l’économie est une machine prédatrice, elle se moque de l’homme, qu’il fasse l’ange et la bête, qu’il soit pétri de haine ou de solidarité, plein de ressentiment ou de joyeux désirs. Elle insensibilise, elle vide les consciences comme des coquilles d’œufs. Le décervelage qu’elle opère est une simple nécessité, une exigence prescrite par un calcul de rentabilité. Le travail du délabrement mental a fait de la crétinisation un marché que l’offre et la demande ne sont pas en peine de dynamiser.

Le dogme de la croissance économique, dont on nous rebat les oreilles, est, avec la dette fictive qui gruge les citoyens, un de ces tours de passe-passe auxquels le capitalisme recourt pour perpétrer ses malversations. Plus intolérable encore est l’emprise totalitaire de l’argent et de ses représentations, l’omniprésence d’une rapacité qui vidange l’existence et assèche ce qui dans la pensée et dans les mœurs subsiste de substance humaine. Tout se passe comme si les sentiments de générosité, de solidarité, d’hospitalité, d’aide aux plus faibles, d’alliance avec la nature n’avaient pas leur place dans un univers dont la rationalité se confond avec la quête efficace d’un profit indiscutablement prioritaire. Le séisme que le capitalisme en désarroi inflige aux individus et aux sociétés a un effet pour le moins paradoxal. La compréhension des mécanismes qui nous aliènent a progressé. Nous connaissons les ravages qu’infligent à notre existence quotidienne la prédation, la concurrence, la compétition, l’accouplement morbide où l’angélisme de l’esprit pur chevauche cette animalité pulsionnelle qui, à défaut d’être dépassée, se réprime et se défoule en banalisant la barbarie. Nous avons amorcé la grande réconciliation avec la nature, commencé à réhabiliter la femme en répudiant la tradition patriarcale, redécouvert l’enfant et, avec lui, ce sens de la vie que nos modes d’éducation s’appliquent à désapprendre. Dans le même temps s’instille jusque dans les manifestations psycho-physiologiques de l’existence une manière d’hédonisme léthargique, un abêtissement parasitaire, une madréporisation marchande que le consumérisme excelle à propager. La servitude volontaire n’est plus seulement l’auxiliaire des maîtres, elle est cotée sur le marché. Le phénomène de réification concrétise la métamorphose de l’homme en marchandise.

La manipulation des émotions est inhérente à toutes les formes d’autorité. Son effet est singulièrement pervers. Le jaloux ne rechigne pas à s’identifier au chien qui défend son os, le xénophobe à l’animal marquant son territoire pour en interdire l’accès. Accorder licence à la bestialité des affects les soustrait à la conscience humaine, les arrache à l’intelligence sensible et les abandonne à une barbarie que leur affinement eût aisément évitée. L’intelligence du vivant forge véritablement la spécificité de l’être humain  ; à la différence de l’intelligence intellectuelle, qui met le corps au travail. L’absence d’une relation d’intelligence entre les émotions et la pensée est précisément ce qui empêche l’homme d’évoluer vers sa réalité d’autocréateur. Entretenir son chaos émotionnel le maintient entre bête de somme et prédateur. L’histoire n’est qu’une longue litanie à la gloire d’une telle déchéance. La manipulation des émotions va de conserve avec l’abaissement de l’intelligence sensible, messagère du corps, en quête d’équilibre et d’harmonie. Elle fut longtemps l’apanage des dictateurs et des tribuns qui s’initiaient à l’art machiavélien d’accroître leur pouvoir. Elle relève aujourd’hui du système de gestion acéphale que le capitalisme financier tend à substituer aux instances étatiques. Pourquoi acéphales  ? Hier, les patrons, les chefs d’entreprises, les exploiteurs avaient un nom. Les rouages qu’ils sont devenus sont anonymes. Impersonnels et interchangeables, ils n’ont même plus la matière existentielle de ces faquins que les justiciers psychopathes des Brigades rouges et autres paramilitaires du gauchisme s’amusaient à tirer comme un gibier emblématique. Ils ont été éviscérés par une rentabilité mécanique, qui en a fait des abstractions, dans le même temps qu’un argent virtuel se ramassait à l’aide d’excavatrices bien réelles, si l’on en juge par leurs griffes maculées de larmes et de sang.  

Une culture du vide. L’emprise totalitaire de l’économie creuse dans son sillage une culture du vide, une gestion de l’ignorance, parfaitement accordée au parasitisme boursicoteur dont la force d’inertie ankylose et stérilise un peuple, une région, un lieu de vie. La culture du rien prête une valeur marchande à la crétinisation des individus et des collectivités. Le véritable taux de croissance de l’économie se mesure au développement de cet obscurantisme qui n’est rien d’autre que l’obscurité jetée sur la vie.

Régressions épisodiques et résurgences du conservatisme Les idéologies politiques hors d’usage sont remises à l’étalage, soldées, tels des rebuts, sur le marché du clientélisme L’effondrement des valeurs du passé nous fait stagner dans un présent pris en tenaille entre un hier qui tombe et un lendemain qui rampe. La glaciation économique fige l’imagination, frigorifie l’essor de valeurs inventives. Comment s’effarer du désarroi qui s’empare des foules apathiques, y sème le regret d’un mythique «  bon vieux temps  » et estompe le souvenir des oppressions qu’elles avaient âprement combattues. La vague reflue sur le récif qui brise son élan. Les mentalités se renient épisodiquement, les mœurs caressent et cajolent, par caprice, les archaïsmes dont elles s’étaient affranchies. Un monde sans cœur ne se satisfait que trop facilement des cœurs artificiels dont le conservatisme n’est pas près d’épuiser le stock. On voit resurgir

comme un tombereau de fumier sur une autoroute les pires relents de l’intégrisme religieux, le nationalisme, la misogynie, l’homophobie, le virilisme et le féminisme, son adversaire et son inséparable compagne. Percluses d’échecs, de déconvenues, de trahisons, de fauxsemblants, les grandes idéologies politiques, objets de tant de luttes et de tant d’enthousiasmes sanglants, se sont effondrées sous le poids de leur discrédit. Libéralisme, socialisme, communisme, fascisme avaient pourri de l’intérieur. L’engeance politique se mit alors à l’école des techniques publicitaires que les campagnes de promotion commerciale avaient portées à une redoutable perfection. Les représentants du peuple apprirent ainsi à vendre leurs marques et leurs produits sans se soucier de leur contenu. Le clientélisme réduisit ce qui restait des idéologies à des outres vides, que les tribuns s’appliquent à gonfler hâtivement de leurs flatulences. L’avant-scène du spectacle réclame sans cesse d’éphémères bouffonneries. Les restes du socialisme trempent dans la soupe néolibérale, le conservatisme se prend les pieds dans le tapis troué du néofascisme, les rétrobolchéviques en sont encore à célébrer l’ouvriérisme alors qu’il s’est, pour une bonne part, égaré dans les égouts de la xénophobie et du racisme.

Le prolétariat a régressé à l’état de plèbe La conscience de classe du prolétariat avait été passablement mise à mal par les bureaucraties syndicales et politiques qui prétendaient la gérer. Elle n’a pas résisté à l’offensive de la colonisation consumériste. La promotion d’un « bonheur mercantile à la portée de tous » a fortement contribué à abaisser le seuil de l’intelligence de soi et du monde. On a vu s’amollir, voire disparaître, la combativité que

le mouvement ouvrier avait aiguisée en affrontant un capitalisme qui n’avait pas encore délaissé la productivité au profit du secteur de consommation, jugé plus rentable. Le marché du bien-être factice apparaissait sur le front du travail comme une aire d’apaisement, de repos, de relaxation pour cette piétaille guerroyant sans trêve qu’étaient les masses laborieuses. Piège redoutable que ce lieu de détente, où la conscience s’assoupissait à mesure que les mains remplissaient le panier en grappillant aveuglément au hasard des rayons et des étalages. Qu’était-ce en fait que ces paradis comptabilisés si ce n’est un consortium, un conglomérat d’usines où le labeur s’endimanchait avant d’endosser à nouveau les habits du salariat ? La bureaucratisation du mouvement ouvrier avait dégagé et fait évacuer le terrain des luttes traditionnelles. Elle le livrait sans défense à la grande offensive du sacro-saint pouvoir d’achat. La colonisation des masses laborieuses palliait opportunément le manque à gagner provoqué par la décolonisation, par la révolte d’un Tiers-monde peuplé de Nègres, d’Arabes, de Latinos et autres esclaves que leur surexploitation dissuadait d’appeler du nom générique d’« homme ». Le consumérisme a popularisé dans les têtes le concept d’une démocratie de supermarché où le libre choix obéit si bien aux mégaphones de la vente promotionnelle que passer à la caisse pour payer le prix de la glane ne paraît pas une escroquerie exorbitante. Il est vrai que l’électeur, jadis enflammé par la propagande idéologique, entrait volontiers dans le jeu du « cocu, battu, content ». La déliquescence des idées politiques, où gauche et droite devenaient interchangeables, n’entamait pas sa résolution de voter. Formaté par les techniques publicitaires et les sciences de la communication, l’homme politique avait appris à rabattre ses clients

dans une nasse vide où leur nombre, dûment comptabilisé, indiquait, sur la balance de l’opinion publique, le poids de sa popularité. Le spectacle gère la réalité vécue selon les lois de sa réalité mensongère. L’écart qui se creuse entre le « peuple » et ceux qui sont censés le représenter ne modifie pas la donne. Le permutable fait autorité, l’envers vaut l’endroit. Une seule obligation demeure inévitable, indiscutable, impérative : payer. Pour avoir échoué à se nier comme prolétariat et à fonder une société sans classes, le prolétariat a régressé à son ancien statut de plèbe. Il ne l’a pas  fait de son plein gré. L’évolution du système d’exploitation, qui lui assignait sa fonction de classe dominée, a produit des conditions que la logique oppressive du capitalisme a appliquées à son encontre. Le déclin du secteur primaire, l’essor du consumérisme, la croissance parasitaire du capitalisme financier ont ravalé le prolétariat à l’état de lumpenprolétariat en dégradant sa conscience humaine et sa conscience de classe. La conscience humaine a toujours été au cœur de la conscience de classe qui incitait le prolétariat à revendiquer son émancipation. Que la lutte des classes soit inséparable de la conscience de classe ne signifie pas que sa réalité historique disparaisse. Cela signifie seulement que sa réalité historique perd son sens d’émancipation humaine et n’outrepasse pas l’alternance de soumission et de révolte qu’atteste à longueur de siècles l’histoire de notre inhumanité. Dépouillé de sa conscience de classe, le prolétariat n’est plus qu’une plèbe corvéable et malléable à merci. Il retourne à l’état de masse grégaire qui, de l’Antiquité à la Révolution française, formait un conglomérat spongieux d’exploités, une foule grouillante et menaçante de pauvres, acculés à la servilité et aux insurrections sans lendemain. En se fondant sur la pratique jumelée de la subornation et du chantage, le clientélisme ne fait que prêter une couverture

politique aux procédés mafieux mis en œuvre par les instances multinationales et financières. C’est cette criminalité banalisée que les folliculaires désignent sous le nom de « mondialisation ». La plèbe est une proie pour le populisme. C’est le fumier où les hommes et les femmes politiques nourrissent et réchauffent leurs froides ambitions. Les conditions historiques ne leur permettent plus d’exercer sur le monde le pouvoir jadis accessible aux grands manipulateurs d’opinion (Staline, Hitler, Mao, mais aussi Churchill, de Gaulle, Tito). Ils n’ont donc d’autre recours que de cultiver leur vanité personnelle. Le chaos et sa prolifération sont l’arsenal où se fourbissent leurs armures et leurs armes. Ils ne sont que larves sur le cadavre du vieux monde, qui n’en finit pas de pourrir. Ils ne sont rien d’autre, mais ce rien leur suffit, car ils ne voient poudroyer devant eux qu’une vaste inanité, une stérilité programmée (où même un retardé mental peut accéder à la présidence d’un État). Ainsi en sera-t-il tant que nous n’aurons pas entrepris de construire ce monde nouveau auquel aspirent des millions d’êtres humains.

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Archaïsmes et nouveautés dans la diversité des luttes

L’imposture intellectuelle La fonction intellectuelle participe de l’exploitation de l’homme et de la nature. Elle est en tant que telle portée à exercer un pouvoir qui corrompt jusqu’à sa volonté même de collaborer à l’émancipation du genre humain Le système économique qui s’est imposé à nous a fait de l’homme le producteur d’un monde marchand où il est lui-même une marchandise. Ainsi subit-il une séparation qui affecte uniment sa relation avec soi et avec le monde. Là réside la véritable cause du mal-être que la pensée religieuse et philosophique attribue à une malformation ontologique. Qui prodest  ? À qui profite le préjugé selon lequel l’infortune de notre condition relève d’une malédiction divine ou naturelle ? Dénaturer la nature en la réifiant pour en extraire  pouvoir et profit dénature pareillement l’être humain que chacun aspire à devenir. Le corps au travail impose sa nécessité mécanique au corps de désirs, au corps dont la vivacité est constamment en quête de jouissances. La puissance vitale de l’homme et de la femme se trouve réduite à un mode de survie où la prédation supplante les valeurs humaines.

La scissiparité fondamentale entre l’être au travail et l’être de jouissances n’a rien de métaphysique ni de spéculatif, elle a été estampillée historiquement par la formation de sociétés hiérarchisées dont la structure n’a pas varié, de l’apparition des premières citésÉtats à nos jours. De même que l’esprit est censé dompter les cavalcades dionysiaques du corps, le travailleur intellectuel exerce sur le travailleur manuel l’autorité du maître sur l’esclave. L’effet pervers d’un tel système, c’est qu’il intériorise chez l’individu cette même structure hiérarchique qui implique la soumission du peuple à ses exploiteurs. Nous obéissons à chaque instant à un principe spirituel, à une fonction intellectuelle appelée à gouverner notre réalité matérielle, à brimer nos pulsions de vie. Parce qu’elle règne sur la matière qui pourvoit à la fonction manuelle, l’intellectualité détient le redoutable privilège de la manipuler. Elle est la pensée séparée de la vie et elle entretient avec la vie la même relation que le capitalisme avec la nature, qu’il pille et dévaste. La faillite des idéologies a révélé la faillite de la pensée séparée du vivant. La fonction intellectuelle est un produit de la division du travail. L’intellectuel n’est pas –  ainsi que l’intellectualisme et l’antiintellectualisme l’ont donné à croire – l’érudit, le savant, le détenteur d’un savoir, le penseur, par opposition à la brute, à l’ignorant, à l’illettré. Il est simplement celui qui attribue à la tête la mission d’agir en tant que chef et de gouverner le corps. Il en est resté à la vieille croyance que l’esprit est appelé à imposer sa volonté à la matière. En réduisant son corps à un instrument de travail, il se comporte en prédateur, soucieux de rentabiliser la terre et de subjuguer ses semblables (le plus souvent au nom de la liberté). Nous sommes dominés par une pensée qui, en prétendant dominer la nature, s’est coupée du vivant et le falsifie chaque fois

qu’elle prétend le régenter. Cette pensée séparée, cette intelligence intellectuelle, est à la solde de l’économie, même quand elle entreprend de la combattre et de dénoncer sa réalité spectaculaire. C’est un propos maintes fois répété que «  ceux qui parlent de révolution sans se référer à l’amour et à leur propre vie quotidienne ont dans la bouche un cadavre », mais on n’en a guère tiré les conséquences. Au délire des mots et des symboles, nous voulons opposer l’intelligence sensible d’une vie qui prend conscience de sa richesse et entend dépasser la survie à laquelle se réduit l’existence ordinaire. Le danger que présente l’intellectualité tient à la volonté de pouvoir qui lui est inhérente. L’intellectuel est un détenteur d’autorité. Il règne sur la matière brute. Il la façonne. Il ne l’affine pas. Si conciliant voire si déférent qu’il se montre envers elle, il ne laisse pas de perpétuer la hiérarchie qui assure la prééminence du travail intellectuel sur le travail manuel. Il possède la capacité d’organiser, il n’a aucun sens de l’art d’harmoniser. On le voit, lors des conflits et des affrontements polémiques, se soucier moins de défendre des idées que d’ajouter, en assurant sa victoire, une plume de coq à l’endroit où le prestige lui démange. Pourquoi s’étonner de ses palinodies ? Ses revirements ne sont pas trahisons. Il ne fait que suivre les ornières que l’attrait du pouvoir creuse sous ses pas. Combien n’avons-nous pas vu de révolutionnaires se glorifier d’être le fer de lance du prolétariat et de ce même fer le percer de coups ? L’intellectualité gère ses affaires avec les armes du pouvoir. L’intelligence du vivant lui est étrangère, elle ne lui tombe pas sous le sens. Toute organisation a besoin d’un désordre  qui sollicite sa guidance. Nous abolirons l’un et l’autre. Nous sommes le désordre

d’où naîtra l’auto-organisation individuelle et sociale. Nous sommes la vie qui enfouira parmi les cadavres du passé ces comités suprêmes auxquelles tant de cimetières rendent hommage.

La comédie de l’anti-intellectualisme Le ridicule orchestrait magistralement en leur temps les affrontements entre léninistes, trotskistes, déviationnistes, chrétiens sociaux, réactionnaires, orthodoxes et hérétiques en tous genres. Ce n’est que broutille en regard des virevoltes où, de l’extrême gauche à la droite extrême, la politique rampe et s’entortille. La dénonciation et l’anathème n’échappent pas à la fétidité du débat. Le spectre de la vertu hante les polémiques boutiquières. Tel intellectuel découvre la nécessité de l’État, tel autre la nocivité du progrès, voire la contribution des émigrés au complot libéral. On ignore le genre humain, mais la sexualité du genre et le genre de la sexualité déchaînent les passions. Le pourrissement des idéologies est une aubaine pour les mâchemerdes qui se font un nom, une réputation, un électorat sous les feux du spectacle. L’ascendance de l’intellectuel sur le manuel exerce ici son emprise par des tours de passe-passe qui, en manipulant la crédulité et le volcanisme émotionnel des foules, se joue de leur versatilité. Aboyant à gauche et à droite, une meute populiste recrute les chiens de garde non de la pensée unique mais de l’absence de pensée sur laquelle se reposent les sbires de l’abstraction rentabilisée. Le pouvoir a besoin d’administrer la confusion et le désordre. Par vocation, les intellectuels répondent à son appel  ; parfois innocemment. L’avidité des intérêts et du prestige les presse de descendre dans les arènes du n’importe quoi afin de combattre,

rivaliser, polémiquer selon une mise en scène où se faire valoir l’emporte sur la pertinence du propos. La concurrence est dure dans l’exercice de la nullité. Elle exige un grand savoir-faire. Le pouvoir de l’esprit sur le corps a pour contrepartie le pouvoir du corps revendiquant ses droits. L’animalité rechigne à se laisser dompter, elle s’insurge contre la tyrannie intellectuelle à laquelle elle est assujettie de force. Qu’est-ce que l’anti-intellectualisme des nazis et du populisme si ce n’est un parti pris d’intellectuels narguant l’intellectualité en lui mettant –  comme il se dit vulgairement  – «  la tête dans le cul  »  ? Brave Céline qui, la main sur le cœur, voue aux gémonies les « agités du bocal », alors qu’il grenouille avec Goebbels dans le marécage des idées d’où sont sorties les chambres à gaz. La haine de la conscience humaine devient ici l’attribut suprême de l’intellectualité. L’hystérie qui caractérise les foules saisies par le débordement de leur ressentiment exprime la réalité du corps expulsé de lui-même. Quand il crie vengeance et parle au nom de sa bestialité réprimée, son langage a tout lieu d’être celui de la prédation. Où le génie de Sade dresse un constat, le génie de Fourier propose un dépassement. De l’odieux qui gît en nous Sade extirpe des danses macabres. De nos passions désengorgées et harmonisées, Fourier compose une danse de vie. La pratique de l’horreur nous est familière, celle du bonheur appelle un long apprentissage. La sinistre et sanglante bouffonnerie des Mao Zedong et des Pol Pot lynchant, torturant, mettant à mort, dans de grands pogroms, les porteurs de lunettes symboliquement identifiés à des intellectuels traduit l’absurde barbarie de l’intellectualisme à laquelle l’antiintellectualisme sert de caution. Il s’agit ici d’identifier la prédation à un acte naturel. C’est bel et bien au nom de cette «  nature  » que la

plèbe se jette rageusement dans le racisme, le sexisme, l’homophobie, la xénophobie, le nationalisme, le tribalisme, le communautarisme, le fanatisme religieux et idéologique. Sous le règne de la pensée séparée de la vie, nul n’échappe à l’intellectualité. De la brute robotisée au brillant penseur, personne n’évite la bestialité qui est en lui et dont l’énergie alimente ses passions. Cette animalité, l’intelligence intellectuelle nous enjoint de la réprimer et par voie de conséquence d’en débonder le trop-plein. L’intelligence sensible projette, elle, de la dépasser et de faire ainsi de l’homme un être humain. La fascination qu’exerce Céline sur ce qui, de l’ultragauche à l’extrême droite, fait profession de penser, c’est qu’il exprime –  avec un cynisme marqué au sceau falsifié de l’authenticité  – la vérité de son malaise existentiel, du mensonge insupportable qu’imprime dans la chair une vie arrachée à la vie, une existence dont la puissance animale est mise au travail, réduite en esclavage, tandis que l’esprit domine fièrement la matière et fait parader la liberté aux accents d’une musique militaire. C’est en luttant pour renaturer ce qui a été dénaturé que nous atteindrons au dépassement de la fonction intellectuelle et de la fonction manuelle. Je ne conçois, pour restaurer l’unité du corps et nous réconcilier avec la nature, d’autre résolution que celle qui offrira à la vie une puissance souveraine et ouvrira son champ de résonances aux libertés illimitées du désir. Ce n’est pas un des moindres avantages de l’autogestion généralisée que la bataille pour la vie y supplante le sinistre struggle for life et le comportement prédateur qu’elle perpétuait.

Contribution et limites de l’intelligence intellectuelle dans le processus d’émancipation

C’est à l’esprit – à l’intellectualité – que nous sommes redevables des progrès considérables que nos conditions de survie ont enregistrés au cours des siècles. Jamais notre capacité de survivance n’a disposé, comme aujourd’hui, d’un tel confort, voire d’un tel réconfort. Là réside aussi le discrédit qui frappe de nos jours l’intellectualité. Elle a nourri la philosophie comme les engrais chimiques nourrissent l’industrie agroalimentaire. Si riches de potentialités qu’ils soient, la philosophie, l’art, la culture pourrissent s’ils n’échappent pas à l’enclos où la tradition les confine, s’ils ne s’aventurent pas au-delà d’eux-mêmes, s’ils ne se «  nient en se conservant  » si la vie ne les absorbe pas pour en concrétiser la substance. Or l’intellectualité empêche ce dépassement et ne conçoit rien qui outrepasse le cadre de la survie, rien qui nous libère du désenchantement de n’être ni nousmêmes ni ce que nous avions rêvé d’être. Le non-dépassement de la philosophie a emprisonné l’intellectualité dans sa fonction dirigeante. C’est pourquoi elle traîne dans son sillage les ordinaires falsifications de la conscience aliénée. Sa volonté d’émancipation est soumise au même sort que celui du prolétariat qui, s’il abandonne le projet d’une société sans classes, régresse à l’état de lumpenprolétariat, n’est plus qu’une plèbe malléable où patrons, prêtres, policiers, mafieux, tribuns, despotes recrutent leur armée de réserve. C’est en quoi le pouvoir inhérent à la fonction intellectuelle contribue à l’abaissement du seuil de l’intelligence sensible –  sans laquelle il n’est pas de conscience humaine. L’intellectuel est un poète qui se renie. Combien ne sont-ils pas à céder au vieux réflexe de prédation, à succomber à l’attrait dérisoire du pouvoir, à préférer à la discrète volonté d’émancipation les boursouflures de la fatuité ?

La poésie est l’antidote de l’intellectualité.

Le militantisme est un produit de l’intellectualité Le militantisme relève de la division du travail qui régit la fonction intellectuelle et la fonction manuelle Le militant accomplit une tâche matérielle en  obéissant aux décisions stratégiques qu’il s’impose ou qu’on exige de lui. Il obtempère ainsi à un pouvoir. Ce peut être le sien (il décide par exemple de manifester contre une injustice), mais en l’exerçant, il se trouve tributaire de ce pouvoir que l’intellectualité s’arroge. L’ambiguïté du militantisme vient de ce dualisme. Séparés de la vie, le projet et l’intention d’un bonheur à propager sont des leurres, des espérances mensongères. En souscrivant au pouvoir de l’intellectualité, le militant adopte aussi la virtuosité technique qui manipule les émotions pour les enrôler à son service. On l’observe dans les grandes manifestations d’indignation et de protestation. D’une part, celles-ci mettent en évidence le conflit qui oppose le peuple à l’État gouvernant en son nom. D’autre part, la révolte et ce que policiers et journalistes appellent des «  débordements  » n’outrepassent pas le stade émotionnel. Une fois accompli son devoir d’insoumis, le manifestant rentre chez lui en proie à un mélange de satisfaction et d’amertume. Son geste de défi ne laisse pas de lui

paraître inutile. Le bruit des bottes gouvernementales ne tarde jamais à étouffer les cris de la rue. Ainsi en va-t-il des tumultes ordinaires. Même quand la bagarre rituelle entre gauchisme paramilitaire et hordes policières prête un peu de piquant à la promenade des insoumis, nul n’ignore que la  valse des pavés et des grenades lacrymogènes n’a qu’un effet d’exorcisme et ne change rien à l’envoûtement séculaire qui nous paralyse.

La fatalité du sacrifice nourrit le militantisme sacrificiel Le militantisme réagit par un sursaut volontariste à la servitude volontaire que le travail impose à l’existence quotidienne. Comment le militant, prêt à toutes les abnégations, aurait-il la moindre chance d’extirper de sa léthargie une société rompue à un sacrifice qui chaque jour exige de chacun qu’il renonce à sa force de vie au profit de la force de travail ? Je ne conçois pas d’autre mobile à la lutte révolutionnaire que l’établissement d’un bonheur universel. Il existe une jouissance inhérente à la quête du vivant. Ce qui la qualifie à bon droit de jouissance insurrectionnelle c’est l’incompatibilité absolue de sa gratuité avec un système fondé sur le profit. On ne le dira jamais assez  : l’économie marchande est un crime contre la vie. La jouissance des êtres et des choses révoque leur appropriation. La quête du vivant est l’art d’être conquis par les dons du cœur et de la terre. L’aberration qui a livré les conceptions de Marx à l’idéologie (dont il se méfiait par ailleurs) a été de n’avoir pas vu dans le travail d’exploitation de la nature la cause de notre aliénation  ; plus

dramatiquement encore, d’avoir identifié le travail à un processus d’humanisation de l’homme et de la femme. Ne me faites pas dire que Marx est responsable des camps nazis et staliniens, ne me faites pas dire –  comme un de ces folliculaires s’infatuant de son idiotie  – que la recherche des plaisirs est un acte révolutionnaire. Songez simplement à ce qui vous attend si vous séparez la conquête du pain et la conquête d’une vie authentique.

Militantisme et militarisme Aux mouvements de contestataires obstinés, il arrive que l’État fasse l’aumône d’une réforme, qu’il abroge une loi, se montre conciliant. Cependant ses reculs apparents ne sont que ruses et atermoiements. Il temporise, son essoufflement prélude à de nouvelles offensives. Il laisse le militantisme s’exalter d’un semblant de victoire militaire, car pour l’État tout champ de bataille est un terrain de conquête. N’est-ce pas l’occasion pour le militant de distinguer en lui la frontière qui sépare le jeu pour vivre et le jeu où la mort mène sa partie d’échecs. Je ne suggère pas qu’il se livre à l’introspection pour démêler comment la pulsion de vie est sujette  à  des revirements inopinés. Je souhaite seulement une réflexion sur le thème  : la militarisation ne s’inscrit-elle pas dans une perspective de mort ? Dès l’instant où la solidarité révoque l’esprit sacrificiel, une radicalité se fait jour. Elle se manifeste chez les militants en lutte contre l’exclusion des migrants, contre l’expulsion des occupants d’une zone à défendre (ZAD), contre la dévastation des paysages, la pollution de l’air, de l’eau, de la terre, des nourritures. Même si beaucoup de ces engagements sont récupérés par le gauchisme, le radicalisme des prétendus libertaires, l’humanisme politique et le

marché de la charité, ils gardent le ferment d’une radicalité capable d’essaimer bien au-delà du geste et du mobile initiaux. Toute collectivité animée par la volonté de faire primer l’humain sur l’économie inaugure une terre d’où la barbarie est bannie, une terre que fertilise la joie de vivre. Même si elle est vouée à retomber, à s’apaiser, la colère possède en elle de quoi dépasser l’assouvissement d’un défoulement, d’un ressentiment éjaculé précocement. L’hybris émane d’une pulsion de vie impatiente de briser ses entraves. Sous la niaiserie du citoyen qui croit en un État plus juste et plus compatissant perce l’envie secrète d’en finir avec toutes les formes de gouvernance et de pouvoir. L’État agit par la politique du fait accompli. C’est une prérogative des princes démocratiquement couronnés. Lorsque le militant est de surcroît un électeur, il accorde sa caution à ce qu’il combat et condescend à être deux fois roulé dans la farine. Formaté militairement, le militant est sans cesse confronté au dilemme du pacifisme ou de l’option guerrière. La question le trouble d’autant plus qu’il est, comme tout un chacun, le plus souvent en guerre avec lui-même. Je n’attends pas de l’autogestion de la vie quotidienne qu’elle pacifie d’un coup de baguette magique le conflit du mal-être. Il est important, en revanche, qu’elle le prenne en compte et fasse primer la passion de créer sur la passion sacrificielle, d’où suinte toujours le sang de l’autodestruction.

Démanteler le mur de lamentations que l’économie parasitaire consolide avec le ciment de notre désespoir

Dans le vivier où les pêcheurs d’émotions en eaux troubles n’ont que l’embarras du choix, quelles aubaines que la déconvenue des révoltes et le deuil des espérances ! Quel réconfort pour les dirigeants que ces foules piaffant au gré des rues et des places publiques en vociférant que «  cela  » ne peut plus durer, alors que «  cela  » durera tant que les officines intellectuelles fabriqueront à la chaîne constats d’impuissance et proclamations triomphalistes. L’insoumission même est résignée. C’est à qui se fera le chantre –   dans la tradition de Camus  – de la «  sédition d’autant plus belle qu’elle est inutile ». Le discours de la raison et du bon sens délivre ses lettres de patente à la morne passivité des individus et des foules, qui rampent, se dressent, s’élancent, refluent, retombent. La servitude volontaire se paie, en guise d’exutoire, l’une ou l’autre émeute qu’illumine un brasier de poubelles, de banques, de commissariats. La haine et le ressentiment accumulés se débondent en combats de gladiateurs. Ce ne sont là que jeux du cirque, dont l’État et ses valets médiatiques sont friands. Affirmer que les révoltes cadenassent la révolution risque d’ajouter une pierre à la muraille des désolations. Je préfère opérer un renversement de perspective. Je désincarcère l’irrémédiable, je le livre à mon désir d’ôter les cadenas, de rompre les chaînes qui entravent mes libertés. Je veille à affiner le plaisir, comme dans les gestes de l’amour et du repas. Je refuse de le ravaler à un assouvissement de soudard, à l’impatience rageuse du défoulement hâtif. Percer de trous la toile d’araignée dont le capitalisme parasitaire nous englue ne suffit pas. Il n’y a, pour en éradiquer la nuisance, que la poésie faite par tous, la conscience et la passion d’élaborer une société où la vie révoque toutes les formes d’oppression.

Chaque fois que nous dédions nos échecs et nos déceptions au mur de lamentations dont s’enclosent nos existences, nous nous enfonçons plus avant dans la grisaille des défaites passées et à venir. Si la rhétorique du découragement et les nennies du désespoir rampent sur tant de lèvres amères, c’est que le matraquage éducatif nous enseigne à n’entendre que les soupirs, les troubles, les fureurs de notre prétendue impuissance. « Que puis-je, pauvre vermisseau à peine sorti de terre, contre les grands labours de la barbarie ? » Nous sommes pétris de croyances absurdes qui déterminent nos pensées et nos mœurs : « La vraie vie commence après la mort : une Providence divine ou profane nous guide de dédales en impasses  ; nous avons besoin de la tutelle d’un pouvoir supérieur. » Nous en sommes encore à croire au mythe d’une chute originelle et à la fable de la débilité ontologique de l’homme, inapte à se créer et à créer le monde. Ainsi acceptons-nous chaque jour de chausser les godillots d’une raison qui, au nom de l’économie, écrase les raisons du cœur. Si j’ai moi aussi établi un état des lieux, un cahier de doléances énumérant les conditions déplorables qui nous accablent, que ceci soit clair  : ce n’est pas pour en rester là, ce n’est pas pour tomber dans la stratégie du désespoir qui désarme et décourage dès le départ les tentatives d’émancipation. Ce n’est pas pour que les intellectuels, fabricants de poupées gonflables, y assouvissent leurs éjaculations critiques. Mon constat n’est pas une fin en soi. Il est une plate-forme de dépassement, une invitation à aller au-delà, à jeter les bases d’une société humaine, à frayer les chemins d’un monde radicalement nouveau. Il arrive que nos ennemis fassent preuve d’un discernement plus grand que le nôtre. Certains économistes avouent publiquement qu’ils

ne progressent qu’en remportant des victoires à la Pyrrhus. Pour peu qu’ils se délavent des couches de sottises dont leur fonction les emmaillote, ils conviennent que le  parasitisme du système n’est pas viable, que l’implosion guette la bulle financière où l’argent tourne en rond et s’autoreproduit. Ils confirment qu’est aberrante l’idée, partout propagée, qui identifie la fin du vieux monde à une apocalyptique fin du monde.

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La société change de base

Ce qui est en cours sous nos yeux n’est rien d’autre qu’une mutation de civilisation

Au carrefour de partout et de nulle part se situe la croisée du possible et de l’impossible Un chaos planétaire hante aujourd’hui les  rues et les têtes. Nous subissons les effets d’une secousse sismique dont l’épicentre est partout et nulle part. Si bien qu’en cet absurde royaume où nous continuons de souscrire à un prétendu contrat social, aucune assise, aucune valeur sûre, n’offre le secours de sa stabilité. La mutation de civilisation à laquelle nous assistons n’entre pas dans le cercle apocalyptique que faisaient tourner peste, famine, sida, guerres, insurrections, dévastation atomique, catastrophe écologique. Elle résulte d’une évolution de l’histoire qui, arrivée à une impasse, révèle son aberration originelle : le dévoiement d’un devenir humain, frappé de stase par l’apparition d’un système économique et social inadéquat. Ce qui apparaît dans le même temps, c’est le dépassement qu’esquisse, comme seule issue, la fondation d’une civilisation radicalement autre. La conscience d’une véritable humanité appelle à délaisser les utopies faisandées auxquelles l’opinion dominante a toujours accordé son crédit. Le welfare state, la société de bien-être consumériste dans laquelle nous continuons de patauger, n’est-il pas la preuve que ce que vous appelez réalité est la véritable utopie  : un lieu qui n’est nulle part et un temps où, partout représentés, vous êtes en exil de votre propre corps ? Le rocher des vieilles certitudes a volé en éclats, ne laissant aux évidences du passé qu’un rapide tour de piste sur la branlante avantscène du spectacle. Heurtées de plein fouet par un passé qui s’effondre et un futur occulté par la vacuité de la pensée, les mœurs et les mentalités se

replient sur elles-mêmes, refluent vers ce qui n’est plus, à défaut de s’ouvrir vers ce qui n’est pas encore et qui néanmoins est en train de naître. Le spectacle de la vie à l’envers dévore toute espérance. On assiste à la remise à neuf des archaïsmes qui firent la gloire sanglante du vieux monde. Bien que chaque régression soit saluée par la fanfare des antiques nouveautés, nous savons qu’il n’y a jamais de retour en arrière, que la glu crétinisante n’agit que le temps d’un encollage médiatique, d’un scoop, comme disent les folliculaires. Hier, la crise économique avait dévoilé qu’elle était en réalité une crise de l’économie. L’évidence en cache aujourd’hui une autre. L’effritement du système révèle aux yeux qui se dessillent ce qui n’est autre qu’une mutation de civilisation. Le déséquilibre des sociétés résulte d’un glissement de plaques tectoniques, d’un bouleversement total de nos conditions d’existence. Nous n’avons pas encore perçu l’immensité des possibles qui s’ouvrent devant nous. L’exploration de la vie est une aventure sans commune mesure avec l’expérience labyrinthique d’une survie où nous n’avons plus rien à apprendre, si ce n’est comment nous en échapper. L’expérience de la vie économisée a été un échec. Guidée par la conscience humaine, la vie n’a rien à démontrer que sa propre existence.

Le retour de la conscience humaine La conscience prolétarienne avait doté d’une praxis –  d’une pratique inscrite dans les conditions particulières de l’histoire – cette conscience humaine que l’humanisme de la Renaissance avait révélée

sous sa forme intellectuelle, et néanmoins génératrice de profonds bouleversements psychologiques et sociaux. Le projet prolétarien d’une société sans classes dépassait l’idéologie humaniste, prestement récupérée par le capitalisme philanthropique. Il fondait sur la réalité vécue de l’exploitation, sur l’existence effroyable de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants –   dont rendra compte Flora Tristan  –, la lutte d’émancipation menée par le prolétaire pour s’affranchir et pour affranchir le monde de la prolétarisation. L’essor et le dynamisme du capitalisme avaient produit les conditions historiques propices à la naissance d’une conscience prolétarienne. La bureaucratisation du mouvement ouvrier, la marginalisation du secteur de production et le raz de marée consumériste en ont eu raison. Les acquis de l’avoir sont voués à se perdre. Ce que l’être a acquis persiste. Bien que la puissance léthargique du capitalisme financier ait conforté le sommeil du prolétariat, son rêve subsiste et c’est comme si la conscience humaine –  que la lutte des classes avait, en quelque sorte, habillée historiquement  – resurgissait du fond des ténèbres. Comme si elle s’apprêtait à rayonner dans l’écrin que la société autogérée va lui offrir. La conscience d’être et de vouloir être humain ne disparaît jamais, elle s’éveille toujours de ses ensommeillements. En saisissant, à travers troubles et confusions, qu’un processus de changement radical est à l’œuvre, l’intelligence sensible redécouvre la conscience humaine que la conscience prolétarienne et son projet d’émancipation avaient revêtue d’une forme historique passagère. Tout ce à quoi les hommes ont cru s’est effondré parce que leur crédulité a toujours accordé foi à ce qui les niait, les étouffait, les

anéantissait. Ils ont le génie de se détruire, de haïr, de mépriser. Ils dédaignent de pousser plus avant les jouissances qui leur échoient à la faveur d’un moment d’amour, de bonheur, de création. Un mouvement autogestionnaire qui ne s’emploierait pas dès le départ à faire primer la vie sur l’économie ne ferait que gérer la misère de l’être sous le joug de l’avoir.

La robotisation du vivant ne survivra pas au réveil de la volonté de vivre L’expérimentation des conditions de survie a atteint son point culminant avec les améliorations considérables que les technologies de pointe, le consumérisme, la démocratie marchande ont apportées au confort de ces animaux domestiqués et munis d’œillères que sont les femmes et les hommes astreints au travail. Comment ne pas célébrer le progrès fulgurant des sciences médicales et pharmacologiques  ? Nous possédons les moyens de prolonger la durée de l’existence bien au-delà du temps imparti par le passé. L’inconvénient est qu’il en va du bénéficiaire comme de ce berger qui, ayant obtenu de Zeus de formuler un vœu, choisit d’être immortel. Ayant omis de préciser que ce fut en restant jeune, il se retrouva racorni, flétri, décomposé sous l’effet d’une éternelle vieillesse. Ce qu’améliorent les nouvelles thérapies, ce n’est pas la vie, c’est une agonie prolongée, c’est un mal-être qui progresse et dessèche, c’est une stérilisation du vivant qui « vivifie » le marché sanitaire. La farce du transhumanisme. Alors que l’homme n’a pas encore cédé la place à l’être humain, la machine à décerveler et à rentabiliser le vivant livre sa conception du futur et de son imaginaire en prônant

un transhumanisme. Dénué du pittoresque, très contestable, des savants psychopathes qui nous assénèrent jadis l’eugénisme, la théorie des races, l’infériorité de la femme et autres vérités dûment accréditées par la science, le projet d’une technologie greffée sur le vivant se fait fort d’éliminer les maladies, de retarder le vieillissement et la mort, bref de survivre avec la perfection d’un robot dans un univers réglé par une machine à profit, laquelle a mis Dieu au chômage en résiliant sa fonction de grand horloger. Les intellectuels qui travaillent à perfectionner l’ordre des choses ont tendance à oublier qu’à l’intérieur d’un char d’assaut il y a un homme qui soudain décide de sauver sa peau et ses désirs. L’indigence de leur cynisme est consternante. Ils ont l’arrogance du pouvoir et la veulerie du larbin. Est-ce d’être restés si longtemps à genoux qui nous empêche de nous lever pour leur cracher à la face ? Car c’est agenouillés que nous crions  : «  C’en est assez  !  » C’est encore agenouillés qu’en élevant vers le ciel vide nos gestes de menace et de révolte, nous stimulons le sarcasme des exploiteurs et de leurs mercenaires médiatiques. Que pouvons-nous opposer à la tyrannie et à ses diktats si ce n’est cette conscience humaine qui, en se fondant sur la vie et sur la liberté de ses désirs, s’affirme, elle aussi, comme un fait accompli ? La vie va de soi. Elle n’a de compte à rendre à personne, et moins encore à un système dont les rouages éviscèrent les petits crevés qui s’infatuent de les faire tourner. Aux stratégies des implantations déshumanisantes, l’autogestion généralisée oppose l’émergence de terres libres où se concrétise poétiquement notre volonté d’une vie souveraine. C’est là une détermination qui exclut tout débat, tout compromis, tout dialogue avec le « parti de la mort ».

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Retour à la base

Reconstruire notre unité L’homme total a été et reste au cœur de l’être et du devenir humain. L’œuvre des artistes et des penseurs les plus lucides l’atteste, qui jalonne de ses éblouissements nos labyrinthes erratiques. La part inhumaine de l’histoire montre en revanche que le projet intemporel de l’homme total a été  marginalisé, refoulé, enfoui sous la chape du totalitarisme et de son culte de l’homme abstrait. Lors d’un revirement que l’histoire naissante a impulsé à l’évolution humaine, la relation conciliante et égalitaire avec la nature a cédé la place à un contrat social dicté par la structure hiérarchique des sociétés agro-marchandes. Le dogme de l’antiphysis –  de l’antinature  – a marqué la rupture avec la civilisation préagraire. À l’égalitarisme pacifique succédait une guerre endémique entre maîtres et esclaves, entre les terriens et de fantasmatiques puissances célestes, que les princes et les prêtres avaient érigées en emblèmes de leur autorité. Au mal-être que provoque la séparation d’avec soi et d’avec le monde, les théologiens, les mythologues, les philosophies n’ont jamais proposé d’autre remède qu’une unité factice, une communion préfabriquée, une mystification aussi fallacieuse que l’adhésion des foules hystériques à une religion, à une idéologie, à un concept de rassemblement tribal et familial – tel ce nationalisme que ressuscitent et galvanisent, selon la stratégie du chaos, les époques où les

revendications sociales menacent les intérêts de l’État et de ses commanditaires. Il ne me paraît pas inutile de le préciser une fois de plus  : l’intellectualisme participe de notre aliénation. Mon propos n’est pas de vitupérer ou de discréditer l’intellectuel. Cela reviendrait à faire reproche au prolétaire du misérable sort que le capitalisme lui impose. C’est à l’intellectualisme que je fais grief de ne pas se dépasser  ; de demeurer coupé de la vie, de dissimuler ou d’ignorer les carences existentielles, les perturbations émotionnelles, les déficiences inhérentes à l’état de survie dont nous rend tributaires notre déshumanisation forcée. Comment fonder un discours humanitaire ou humaniste sur une géhenne intime, sur un enfer émotionnel d’où il ne sortira que malheurs, infortunes, barbaries tant que nous n’aurons pas restitué à la puissance unitaire du vivant les éléments émiettés, disséminés, antagonistes qui composent le chaos délétère et angoissant de notre personnalité ? Nous le ressentons et nous le savons, clairement ou confusément : il nous appartient de mettre fin au règne des dualités produites par l’aliénation, par la réification qui fait du sujet un objet et de l’être vivant une marchandise. Encore faut-il que notre résolution ne procède pas du volontarisme, de cet envol aux ailes rognées dont l’intellectualisme est coutumier. Retourner à la base, c’est faire primer l’intelligence sensible, l’intelligence du vivant, non l’intelligence intellectuelle, non la raison revêtue, comme d’une armure armoriée, de son rôle de maître. Combien de brillantes spéculations intellectuelles ne s’érigentelles pas sur le sol d’un vécu marécageux, parce que leur concepteur et organisateur en chef a choisi de dissimuler ses carences  ; soit par

méconnaissance délibérée, soit par ce mépris de soi qu’exorcise le mépris des autres. Or il arrive un moment où le vécu et le non-vécu reprennent leurs droits. Ils déstabilisent le mensonge stratifié par tant d’écrits, de discours, de pensées, de croyances, de comportements, de cultures. Nous atteignons à un virage de l’histoire où prendre la vie au bond expulse l’imposture intellectuelle comme un encombrant fourniment du passé. Le retour à la base est la quête et la redécouverte de la racine des choses et des êtres. Rien n’a fait l’objet d’un interdit et d’une fascination aussi universels que cette racine humaine, entortillée dans sa négation. Le serpent de la connaissance a jeté l’effroi au sein d’innombrables générations, où l’ignorance était professée comme une garantie de survie. S’il a captivé, en revanche, les penseurs, les artistes, les rêveurs les plus subtils (voire des théologiens tels Eckhart ou Nicolas de Cues) n’est-ce pas que, du lointain passé de la gnose à nos jours, il persiste à s’insinuer dans les têtes pour en déloger la froide et géométrique intelligence de l’avoir et pour rendre au corps l’intelligence sensible de l’être ? Prendre conscience d’un monde nouveau, c’est jeter les bases d’une reconstruction, de fond en comble, de la pensée, des comportements, des mœurs. Il est prévisible que les abstractions – ces idées arrachées aux rameaux de la vie luxuriante – rejoindront peu à peu le nid charnel de la radicalité, où la poésie saura leur rendre vie. Il n’a fallu ni appeau ni oiseleur pour faire descendre de leur perchoir ces caqueteurs à la mode que furent les adeptes du structuralisme, du nouveau roman, de la nouvelle vague, du lacanisme, du féminisme, du postdadaïsme, du postmodernisme et des inévitables post-n’importe-quoi. Faux débats et faux conflits

captivent l’attention avec force battements d’ailes parce qu’ils ne savent où se poser. Leur innocuité occulte les véritables enjeux. On l’a vu dans la querelle du voile dit «  islamiste  ». En interdire le port –  outre son caractère répressif  – conférait un rôle de victimes à celles qui s’enorgueillissaient (souvent confusément) de leur servitude volontaire. La vraie réponse est venue des femmes iraniennes accrochant leur voile à des arbres comme un signal et un appel à l’insurrection générale contre toutes les formes d’oppression, contre toutes les inhumanités. L’intellectualisme se substitue au vrai combat, à la détermination unanime de décréter le droit pour la femme de vivre à l’égal de l’homme, non en rivale mais en aspirant comme lui au statut d’être humain. La liberté des opinions donne droit de cité à cette théorie du genre qui aura agité les cocktails plus que les restaurants du cœur. Mais pourquoi faire ses emplettes critiques dans le marché du consumérisme culturel alors que l’important est la défense authentique de la femme, de son intrépide et universelle volonté de se libérer des griffes du patriarcat, sous quelque forme, sournoise ou agressive, qu’il sévisse ? Il n’y a pas deux entités distinctes, l’homme et la femme, mais une part de chacun et de chacune chez l’autre. On n’est pas tout à fait homme ou femme mais un éventail de tendances. Guerroyez donc si cela vous plaît contre un patriarcat qui dans ses sursauts d’agonie rouvre les tiroirs de ses classifications aberrantes, de ses préjugés imbéciles, de ses archaïsmes culturels ! Je soutiens que l’important est par-dessus tout de privilégier le combat opiniâtre pour l’être humain, ce commun dénominateur de la femme et de l’homme ; de lutter pour la liberté du désir dont il est le garant et le messager.

L’unité du vivant et l’unité avec le vivant se trouvent à la racine des êtres et des choses.

L’ère du dépassement Le dépassement des dualismes, un essai de résolution des conflits de l’homme en guerre avec lui-même Aucune affirmation ne s’avance sans être accompagnée de sa négation. Tout interdit est un appel à la transgression. Nous sommes plongés depuis l’enfance et depuis des siècles dans un bourbier où bien et mal, vrai et faux, obéissance et désobéissance, correct et incorrect et tutti quanti nous collent à la peau et nous rongent la tête. Telle est la vermine que la logique aristotélicienne a recueillie dans son écuelle pour nous en farcir l’esprit. À l’injonction métaphysique d’avoir à choisir entre a et non-a, le dépassement répond par un coup de hache. Il brise l’enclos où se perpétuait le sempiternel et stérile accouplement des idées. Il ouvre le corps et la pensée à l’air du grand large. Le dépassement nie l’autorité transcendantale de la pensée intellectuelle et il la conserve en tant que substance vivante, enrichie par la conscience de ce qui l’anime. Il restitue à la vie ce qui lui avait été arraché. Il ambitionne de mettre fin à la séparation, à l’exil de soi, au mal-être de l’existence. De nouveaux chemins se fraient sous nos pas. Ils ne sont exempts ni de tâtonnements, ni de maladresses, ni de régressions, ni d’erreurs, mais ce qui les aiguillonne et les oriente, c’est le désir irrépressible de

vivre mieux, d’abolir la jungle sociale et de favoriser les aspirations de l’homme et de la femme à devenir ce qu’il et elle n’ont jamais été : des êtres humains à part entière.   Agir par dépassement. La pratique du dépassement participe des nouvelles formes d’action. Il nous désencombre du passé en bâtissant un présent avec ce qu’il a su préserver en lui de générosité affective, d’harmonisation passionnelle. Il émane de la poésie qui, faite par tous et par un, jette les bases d’une société authentiquement humaine.

Le dépassement de la survie concrétise le passage de l’animal, doté d’un esprit qui le dompte, à un être doté d’une conscience qui l’humanise Je ne conçois pas de véritable autogestion de la vie quotidienne sans un dépassement de cette vie économisée qui a fait des femmes, des hommes, des enfants une engeance tératologique, où la bête de somme et la bête de proie s’accouplent et se combattent. La survie ne connaît que les libertés du commerce et un contrat d’échange où le profit pèse plus que le travail salarié qui y pourvoit. La vraie liberté est celle de la vie, un espace-temps où les désirs apprennent à s’exaucer en  harmonisant leur diversité et leurs discordances. Ce qu’il y a d’insupportable dans la survie tient essentiellement à l’imparable nécessité de s’éreinter quotidiennement pour acquitter le prix du pain, du loyer, de la santé, du savoir, des transports publics, toutes choses qu’il est aberrant d’avoir à payer. Les tentacules du travail s’insinuent dans tous les recoins de l’existence. Le tiroir-caisse est omniprésent, où vont et viennent les cartes de crédit et de discrédit. Un cloisonnement à perpétuité

condamne à tourner du pareil au même, tandis que les houles du ressentiment battent le mur des convenances qui ruisselle de pensées mortes et sanguinolentes. Sortir de là à tout prix fait l’affaire des marchands. En dépit de régurgitations religieuses et compassionnelles, dont la froideur rationnelle et laïque de l’affairisme n’est pas sans ressusciter l’intérêt, les dieux, irrésistiblement, passent de mode. Ils ne suffisent plus à dévorer le désespoir, à concurrencer le marché de la drogue et des neuroleptiques. L’idéal révolutionnaire a laissé ses ailes dans la volière du gauchisme ; ce n’est même pas un exploit des tribuns du peuple et de leur vacuité mentale, c’est un des effets délétères et prévisibles du consumérisme. S’extasie qui veut sur l’apport considérable du progrès technologique qui prolonge la durée d’une existence sans joie, étire, grâce au cathéter des soins palliatifs, une agonie qui dure de l’adolescence (où le taux de suicide est effrayant) à l’âge ingrat des travailleurs sur le retour, des arrivistes échaudés, des PDG lassés de coudre des poches à leur linceul. Dans la coulée des miracles technologiques, dont la mort et ses laborantins engrangent les bénéfices, il ne subsiste qu’un coin obscur où le progrès humain s’obstine. Son signal d’alarme clignote modestement dans l’obscurantisme que dégorgent les vomitoires du profit. On aurait tort de le négliger. Il nous alerte sur le brasillement d’une poésie qui ne demande qu’à nous embraser de ses feux de joie. L’autogestion de la vie quotidienne postule le dépassement de la survie. Elle la conserve en tant que pulsion bestiale qu’il appartient à la conscience d’humaniser, elle la nie en ce que, réprimant et le règne animal et l’animalité qui est en nous, elle met l’énergie vitale au service de la force de travail. Elle la nie en tant que vie économisée,

où le vivant devient marchandise et le sujet objet, où l’ennui et la frustration donnent un sens à la mort et aucun à la vie.

La création conjointe de soi et de l’environnement cristallise le dépassement du travail Il suffirait que le travail ne soit que l’obligation de gagner son pain à la sueur de son front pour le qualifier de malédiction. Mais la désastreuse invention du travail est bien antérieure à la repoussante injonction évangélique. Imputer l’activité laborieuse à une disposition naturelle de l’homme et de la femme est un double mensonge : Primo, les civilisations de la cueillette, antérieures au règne de l’agriculture patriarcale, ont, entre autres libertés, celle d’ignorer le travail. Les communautés recueillent les dons de la nature, les affinent et en jouissent en jouissant de la vie (comme le montre Marshall Sahlins dans Âge de pierre, âge d’abondance). Secundo, le travail n’a pas pour utilité fondamentale d’aider les peuples à assurer leur subsistance. La quête du quignon de pain passe par la quête de l’argent qui permet de l’acheter. Or la valeur d’usage de l’argent est accessoire en regard de sa valeur d’échange, dont la croissance fait enfler, aux dépens de l’être, les deux mamelles de l’avoir : profit et pouvoir. L’effort n’a ni le même sens ni la même substance s’il m’est imposé ou s’il procède de l’affinement de mes jouissances. Les exigences de mon plaisir n’ont rien en commun avec les objurgations de l’ascétisme, du sacrifice, de la contrainte, des obédiences, du devoir. Si tatillon que soit l’exercice de la création, il en résulte toujours, comme par l’effet d’une grâce acquise, une sensation et une conscience de vivre, qui expulsent de mes préoccupations cette

efficacité laborieuse toujours à l’affût de dessécher et de stériliser ce qu’elle touche. Si salutaire qu’il soit, le slogan « Ne travaillez jamais ! » porte la marque sournoise de l’intellectualisme. On a vu s’en revendiquer des gens qui ne travaillaient pas mais faisaient travailler les autres. Comment l’exhortation, quelque peu aristocratique, est-elle reçue par celui ou celle qui dès l’aube abandonne ses désirs au pied du lit pour s’ankyloser pendant huit heures dans un bureau ou dans une usine  ? En sacrant qu’être pute ou revendeur de drogues est moins fatigant ? En se culpabilisant ? En se suicidant par l’alcool, la drogue, la maladie, la défenestration  ? En s’irritant d’un conseil dont il n’a que faire puisque l’exécration du travail ne le lâche pas d’une semelle ? La créativité se substituant à l’activité laborieuse offre à la société en voie d’autogestion le moyen d’abolir la division qui perpétue l’ascendant séculaire de la tête sur le corps. Si, en revanche, l’autogestion se borne à l’aménagement économique d’une région, d’un territoire, d’un pays, si elle se limite à améliorer le confort de la simple survie, elle retombera dans les filets du système dont elle prétendait s’affranchir, elle renouvellera l’imposture de la modernisation de l’archaïque, elle ressuscitera le travail dont les chaînes brident la vie et son exubérance créatrice.

Le dépassement de l’intellectuel et du manuel met fin à l’opposition séculaire entre l’esprit et la matière Nous sommes assez rompus à l’intelligence intellectuelle pour en tester l’insuffisance. L’intellectualisme a la capacité de gérer un conflit,  mais il  le fait à son profit. Conforter son pouvoir est son

premier objectif. Voyez comme les petits Machiavel continuent de grouiller à l’endroit même où furent répudiées à hauts cris les manœuvres bolcheviques et staliniennes. Seule l’intelligence sensible, spontanément réfractaire à la glaciation autoritaire, a la faculté de ramener une divergence, une dissonance, un antagonisme à leurs racines vivantes, où elle trouvera le temps de les accorder. La vieille opposition entre raison et passion n’a plus lieu d’être dès l’instant que la raison est conçue comme un processus d’affinement des pulsions, des passions, des émotions  ; dès que nous prenons conscience qu’en notre animalité résiduelle réside une puissance énergétique capable de dépasser la séparation conflictuelle de l’ange et de la bête. Nous perdons à dénoncer les mensonges sans cesse remis à neuf un temps dont ferait meilleur usage la construction d’une vie authentiquement vécue. Remettre les contre-vérités entre les mains de la vie obtiendra de les éradiquer plus sûrement que les foudres de la vertueuse indignation  : il en extraira la substantifique moelle de vérité qu’ils recèlent.

Le dépassement de l’avoir et de l’être et la fin du consumérisme Le discrédit et le refus du consumérisme nous ont fait sousestimer le mélange d’attrait et de répulsion qu’il exerce sur les masses. Plus qu’une simple addiction, le secteur de la consommation prioritaire a développé un esprit, une idéologie où les falsifications mériteraient d’être ramenées à leur source  : à la substance vivante, d’où la corruption les a arrachées. Démocratie fictive, faux désirs, simulacres de liberté conservent la marque originelle d’une réalité rémanente. Nous n’avons pas assez

tenu compte des bouleversements que l’emprise du consommable a entraînés. Les produits les plus divers finissant tous dans un même tiroir-caisse, la priorité absolue du prix à payer leur confère une manière d’égalité, similaire à celle des hommes face à la mort. L’égalitarisme mercantile a exercé un effet décapant sur les mœurs et les opinions traditionnelles. L’absolue priorité du rentable a infligé le coup de grâce à des valeurs considérées jusqu’alors comme immuables, voire sacrées. Qu’un crucifix et un godemiché électronique ne se différencient désormais que par leur valeur marchande n’a pas été sans ébranler et désacraliser quelque peu la sainteté des vérités inamovibles. La promotion de nouveaux marchés intéressant la femme, l’enfant, l’animal leur a attribué une importance que l’humanisme et ses trépignements éthiques ne suscitaient qu’à grand-peine. Par le biais de la corruption, l’hédonisme des derniers jours a réhabilité le désir et fait primer la jouissance sur le sacrifice. Le mensonge survole parfois de près le pays des aspirations authentiques. Voilà un état de fait que ne peut se permettre de négliger une société résolue de s’affranchir de l’État et de la marchandisation. Atteindre au dépassement de la consommation, c’est répondre à son addiction par la création de biens de qualité, dont l’abondance et la gratuité rendent obsolète, rétrograde, ridicule la frénésie consumériste. Il va de soi qu’une microsociété soucieuse de cultiver des produits naturels, de réhabiliter l’artisanat, de fabriquer des « chefs-d’œuvre » mis gracieusement à la disposition de tous ferait disparaître les supermarchés plus sûrement que le pillage et l’incendie auxquels, sous leur apparente dévotion, les clients méditent secrètement de se livrer.

En éradiquant la prédation et l’appropriation, la jouissance des êtres et des choses restitue à l’être ce que la dictature de l’avoir lui ôtait. Où les vrais désirs s’éveillent à la vérité pratique, à la solidarité humaine, l’imposture du bien-être mercantile laisse place à l’inspiration d’un bonheur authentique à construire. L’avoir corrompt l’être, au même titre que le non-avoir, prôné par le militantisme sacrificiel et le «  puritano-libertinisme  » à prétention révolutionnaire. La primauté de l’être ne supprime pas l’avoir, elle le nie comme appropriation et le conserve comme jouissance. Le dépassement de l’hédonisme libère de la forme abstraite, dont l’idéologie l’a revêtu, le désir d’une existence luxueuse. L’art d’affiner les jouissances va de pair avec la création d’une vie luxuriante. Il implique, sur le mode d’une économie de cueillette, une glane des biens que la nature livre à profusion – sans se faire prier ni violer – à qui en découvre enfin l’usage humain. Il n’y a pas d’autre progrès.

Le dépassement de l’éthique L’éthique sollicite l’exercice d’un pouvoir. Comme il en va de tout interdit, l’objurgation, qu’elle prône – ne pas tuer, ne pas polluer, ne pas maltraiter ni opprimer –, appelle à la transgression. Si sympathique qu’il puisse être, l’humanisme n’oppose à la barbarie que l’angélisme de ses belles intentions. La cruauté s’inscrit dans la perspective de mort qui nous gouverne. Elle est la poigne de fer du système économique, dont le gant de velours ne se soucie plus guère de nous caresser. Comment l’esprit qui régente et entrave les pulsions corporelles irait-il préconiser la primauté de la vie alors qu’il réprime notre animalité, source de toute énergie vitale  ? Or c’est cette énergie qui

s’inverse en réflexe de mort lorsqu’elle déferle, à défaut d’avoir été prise en charge, nourrie et affinée, par la conscience humaine. Tant que nous ne sortirons pas d’un état de survie étriquée, déchirée par le désespoir et ses vaines espérances, nous offrirons le lit de Procuste à la férocité militaire. Comme votre morale du bien et du mal, de l’être et de l’avoir, du vice et de la vertu sonne faux entre les murs où l’éducation s’encaserne  ! Vous ensauvagez le corps au nom de l’esprit et vous déplorez à grands cris les résurgences épisodiques de la brute fascisante, qui a beau jeu de railler votre hypocrisie. Un apprentissage pour tous et à tout âge. Nous voulons abolir l’école où l’enfant est brimé, en finir avec une initiation qui conjugue à la fois la prédation et les préceptes censés la moraliser. Si les jeux de l’enfant ne sont pas conçus comme les jeux d’une vie à parfaire, ils sont condamnés à se perdre dans les dédales de la jungle sociale, où les fusils font la loi. C’est là un apprentissage permanent où, tous âges confondus, il n’est personne qui, en soupçonnant l’immensité de la vie à découvrir, ne s’éveille au plaisir d’être enseigné et d’enseigner son savoir. (C’est le projet concrétisé par l’Université de la Terre, à San Cristóbal de Las Casas.) L’éthique obtempère à la vertu, mère des reproches et de la culpabilité. Son dépassement nie son caractère impératif et préserve la conscience humaine, qu’elle met en œuvre et aiguise chaque fois qu’elle fustige les comportements racistes, misogynes, homophobes, sexistes  ; chaque fois que, dans la foulée, elle combat la prédation, l’appropriation, le pouvoir. En ce sens, le stade éthique constitue une phase préliminaire à la prééminence des désirs et à leur harmonisation individuelle et sociale. La vie et la conscience qui l’humanise enseignent une tolérance qui se passe de sermons et d’objurgations. Nous savons néanmoins

que l’efflorescence des libertés vécues est loin d’être acquise. Le style de vie n’apparaîtra pas d’un coup de baguette magique. L’éthique revendiquera ses droits d’ingérence humanitaire tant que la rénovation des mœurs n’en aura pas souligné la parfaite inutilité. En attendant que la substance vivante la dissolve, j’ai prêté une forme morale à une recommandation – développée dans le libelle Rien n’est sacré, tout peut se dire : « Tolérance pour toutes les idées, intolérance pour tout acte de barbarie. » Pratiquez n’importe quelle religion, défendez n’importe quelles idées, agenouillez-vous devant n’importe quel fétiche. Cela n’engage que vous. Mais n’exigez pas que je souscrive aux lubies que vous appelez vérités. Partout nous sommes résolus à nous battre pour la liberté de nos désirs de vivre. Nous ne tolérerons pas que la femme soit traitée comme un être inférieur, nous inventerons les moyens d’éradiquer le totalitarisme de l’argent qui ruine la terre et tue ses habitants. Notre obstination se passe de moralisme.

Le faux dilemme du radicalisme et du réformisme Réformisme et radicalisme sont l’avers et le revers de la conscience aliénée. La querelle est patronnée par le dualisme de l’esprit intellectuel et de la matérialité manuelle. Quand l’esprit révolutionnaire s’arroge le privilège de guider le peuple, celui-ci oppose aux directives venues d’en haut le chaos de ses bassesses et de ses sublimités émotionnelles, le hue et le dia de ses fluctuations grégaires. Troupeaux de serfs et meneurs d’hommes sont les rudiments du trafic d’êtres humains mis en place par la civilisation marchande. Ce n’est qu’en prenant conscience de sa vie, solidaire de la vie de tous, que l’individu cessera de faire nombre dans une foule qui le quantifie et l’abrutit. Il appartient à l’assemblée autogérée de

libérer l’individu de l’individualisme, de permettre au sujet de se désincarcérer de l’objet. Le radicalisme a beau jeu de railler le propos de Victor Hugo  : « Ouvrez une école, vous fermerez une prison. » Il allègue à juste titre qu’une école emmurée dans les préjugés de l’éducation traditionnelle augure mal de la fermeture des prisons puisqu’elle en est une ellemême. Cependant, la radicalité exige davantage que la raillerie, le jugement, avec ou sans appel. Reprocher à Hugo de n’avoir pas promu, il y a un siècle, un enseignement libéré du militarisme, de la prédation, de la compétition permet, non sans jésuitisme, d’éluder la question : « Et vous, si aisément critiques, que faites-vous aujourd’hui pour briser l’esclavage scolaire et propager un apprentissage créatif et vivant ? » Le radicalisme est l’idéologie de la radicalité, c’est la tour de contrôle d’où l’intellectuel observe d’un œil critique l’avancée de la piétaille en butte à la panique et aux espoirs déçus. Il est l’effet de manche des manipulateurs d’assemblées. Pour l’expérience autogestionnaire, ce sont là des créatures plus redoutables que les hordes policières. Leur potentiel de nuisance découle en effet moins de leurs gigotements de petits chefs que des assemblées dont ils font une foule prête à tolérer leurs simagrées. Dans la querelle du réformisme, retourner à la base  signifie nourrir l’étincelle radicale partout où elle apparaît, partout où la colère refrénée gronde sourdement. Même sous une revendication corporatiste ou dénuée d’implications subversives – le bol de bortsch des marins du Potemkine  – couve une flamme d’où peut jaillir et se propager l’incendie. S’ériger en « fer de lance du prolétariat » n’a jamais abouti qu’à lui briser les reins, au prétexte de le faire avancer. Le retour à la base implique en l’occurrence de dégager du radicalisme la part de

radicalité qui s’y est engluée. Cela vaut pour ceux qui occupent un lieu qu’ils dédient aux bonheurs de la vie individuelle et collective. Qu’importent les errements et les maladresses pourvu qu’ils ne renoncent à libérer la vie de ses entraves et de son inversion. Il n’est pas sans intérêt d’aborder sous cet angle le mouvement dit des «  casseurs  ». L’approuver ou le désapprouver ressortit à l’intellectualisme et à ses manipulations émotionnelles. Nul ne l’ignore : les vrais casseurs sont les mafieux qui désertifient la terre et l’existence quotidienne. La politique délibérée du chaos et du confusionnisme ne permet pas seulement aux mercenaires du profit de sévir impunément, de se livrer à la déforestation, d’empoisonner à loisir l’eau, l’air, le sol et le sous-sol, elle dénonce cyniquement comme casseurs ceux qui veulent barrer la route aux bulldozers de la dévastation rentable. En regard du plan froidement élaboré d’araser un paysage, d’éradiquer faune et flore pour alimenter les égouts de la spéculation boursière, qui niera que détruire à plaisir les machines employées à nous opprimer est une réaction de salut public ? Quel est le défaut de ces casseurs, taxés de hors-la-loi par les magistrats qui ne reconnaissent que la loi du profit ? C’est de ne pas pousser plus avant la pertinence de leur geste, de laisser la radicalité à mi-chemin, de la dévoyer de son vrai but, de se limiter à une violence où ils se soulagent de leurs frustrations comme d’une colique. Qui croirait que s’en prendre à des symboles – briser une vitrine, bouter le feu à une banque ou à un commissariat  – ait le moindre impact sur un système qui se moque du sort de ses employés et de ses sbires aussi éperdument que leurs prétendus défenseurs  ? Un acte révolutionnaire ? Allons donc ! Un défoulement où tourne court et se

dissipe une énergie dont aurait plutôt besoin l’occupation de zones où puisse naître et s’expérimenter une société nouvelle. La violence insurrectionnelle aspire à s’affiner, non à s’assouvir en débordements sans lendemain. La révolte passionnelle qui est en nous mérite d’être passée au crible de la conscience humaine, afin que d’agressivité mortifère elle se fasse violence d’une vie à défendre. La construction d’un monde nouveau et la résolution de ne jamais y renoncer démantèleront plus sûrement le vieux monde que l’affrontement rituel des lacrymogènes et du pavé. Les ruisseaux de la subversion grossissent le fleuve qui roule vers les grandes eaux. Ils sont épars et disparates, l’océan est un.

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L’autogestion de la vie quotidienne et l’apprentissage d’un style de vie

Ôter toute ambiguïté à la notion d’autogestion Le concept d’autogestion et les théories qu’il a suggérées sont restés jusqu’à nos jours entachés d’une emprise délétère  : celle de l’économie. De quoi était-il question ? De substituer à une économie privative une économie collective. Il appartiendrait au prolétariat de gérer les modes de production, de bénéficier directement des produits de son travail, d’être en somme son propre patron. L’abolition du salariat et du prolétariat en tant que classe prophétisait une ère d’abondance de biens. Or cette pléthore qu’une économie collectiviste non bureaucratisée aurait été en mesure de garantir, l’ironie de l’histoire a voulu que la colonisation consumériste en usât comme d’un stupéfiant miroir aux alouettes. Le welfare state, ou société du bien-être, a tenu la gageure d’emballer dans la crédulité des masses une profusion de choses et de services, propre à ensommeiller le prolétariat et à lui dérober la conscience de son aliénation. Limiter l’autogestion à une redistribution  plus juste et plus solidaire du travail est un projet rétrograde, un progrès à rebours. Identifier l’autogestion à une organisation plus efficace de l’existence laborieuse est aussi aberrant et ridicule que vouloir moraliser le commerce et humaniser le système marchand.

La vie est incompatible avec l’économie, qu’elle soit collective ou privée, qu’elle avantage le bien public ou les monopoles. L’insatisfaction, inhérente à l’existence que  nous menons, ne révèle-t-elle pas le caractère insupportable de cette vie économisée, où notre force vitale est exploitée et transformée en force de travail ? Qui voudrait d’une autogestion de la misère, de la servilité, de l’ennui, du mal-être endémique ? Qui n’est pas saisi de nausée devant la perspective d’une journée de travail ? Qui n’a pas un mouvement de recul avant de pénétrer dans la jungle sociale où proies et prédateurs se guettent sur l’échiquier de la mort  ? Qui, à chaque instant qui se défile entre ses doigts, n’éprouve la simple et viscérale envie de vivre selon ses désirs ? Je gage n’être pas le seul à vouloir m’offrir une existence luxueuse et luxuriante. J’entends par là : donner au bien-être le sens d’être bien dans son corps et dans le monde. Une telle exigence me paraît si commune et si instinctive que j’incline à lui imputer, pour une part, la persistance mensongère du consumérisme, à lui demander raison de l’addiction des foules à une félicité scandaleusement caricaturale et frelatée. L’appel et la fabrication de faux désirs ne vont pas sans éveiller une fibre pulsionnelle, sans ressusciter le rêve d’un Éden, les mythes de l’Âge d’or, la réminiscence d’une enfance idyllique d’«  avant la Chute ». De telles évocations archétypales mettent aisément en branle le vieux réflexe conditionné qui fait primer l’avoir sur l’être, l’appropriation sur la jouissance, l’assouvissement sur l’affinement. Le triomphe de l’avoir fait l’objet d’un culte universel. L’abroger ? Et comment  ? Le boycott volontariste de la marchandise est un leurre. La plupart des militants anticonsuméristes hantent les supermarchés et possèdent une voiture qui pollue et enrichit les mafias pétrolières.

Y opposer un culte de la vie aurait un effet pire encore. Il n’est pas de culte qui ne se fonde sur le mensonge et sur l’obédience. Par ailleurs, ce qui n’émane pas des pulsions vitales et de leur affinement retombe dans l’aliénation traditionnelle et dans l’ornière qui mène au marché de l’hédonisme et du bonheur à tempérament. La seule critique effective du consumérisme, c’est son dépassement. L’ascétisme, le régime frugal, voire le végétalisme, jouissent incontestablement de la liberté due aux opinions personnelles. La diversité et les divergences favorisent, en autogestion, la richesse des choix. Pour ma part, je rallierais plus volontiers une collectivité qui mise sur l’abondance de produits naturels, sur l’inventivité culinaire, sur cette gamme d’apprentissages dont l’Université de la Terre de San Cristóbal de Las Casas offre un exemple stupéfiant. Mais ce que je prise par-dessus tout, c’est le caractère festif d’une expérience où les plaisirs sont l’expression d’une authentique joie de vivre. Le dépassement de l’hédonisme implique l’abolition de cette vertu révolutionnaire qui identifiait la jouissance à une passion bourgeoise (plus que les rivalités de pouvoir, ce fut l’envieuse et sournoise réaction émotionnelle de Robespierre qui justifia la mise à mort de Danton). Rien d’humain ne se peut fonder sur le sacrifice des plaisirs ni sur leur célébration intellectuelle, abstraite au sens où la forme du vivant lui tient lieu de substance. L’autogestion de la vie quotidienne implique un renversement de perspective. À l’être inféodé à l’avoir succédera une prééminence de l’être qui mettra l’avoir à son service. Les territoires en voie de s’affranchir de l’emprise étatique et marchande n’auront pas de tâche plus importante que de promouvoir la qualité de la vie. Aider au dépassement individuel et collectif du

mal-être n’est pas une stratégie, c’est un geste dont la puissance attractive agit sur les forces vives qui demeurent en éveil aux quatre coins du monde. C’est un acte poétique. Lorsque, en 1994, les zapatistes firent retentir dans le monde le cri «  Ya basta  !  », «  c’en est assez  !  », qui affleurait partout sur les lèvres, ils suscitèrent un intérêt et une adhésion si universels que le pouvoir mexicain et ses tueurs reculèrent tout en renonçant à la brutalité d’une répression immédiate. Ce ne fut pas l’EZLN (l’Armée zapatiste de libération nationale) qui mit en échec un État férocement résolu à étouffer la rébellion dans l’œuf. Ce fut un déferlement de sympathie internationale saluant « quelque chose de nouveau », qui, jurant avec l’Ordre des choses, marquait une rupture et donnait un coup d’arrêt au processus de réification. L’occupation d’un lopin de terre où les habitants retrouvent le goût de vivre et révoquent le mal-être de l’aliénation quotidienne se trouve de facto investie d’une capacité de dissuasion que l’intention répressive des États et des mafias ne saurait ignorer. Si la résistance obstinée des ZAD – zones à défendre – a pu venir à bout des nuisances que les multinationales conjuraient d’implanter, si elle a fait barrage aux tentatives d’expulsion sournoises ou musclées, qu’en sera-t-il de la volonté de vivre s’éveillant à la conscience de ses immenses possibilités ? On ne se lasse pas de citer le mot de Saint-Just : « Ceux qui font les révolutions à moitié n’ont fait que se creuser un tombeau.  » On oublie qu’en l’occurrence le tombeau était creusé dès le départ. Il en ira de même si l’autogestion de la vie quotidienne n’offre pas à l’ennui d’exister la passion de se créer soi-même en créant une société authentiquement humaine. Si nous n’ouvrons pas, entre doutes et certitudes, les chemins d’une aventure inédite, celle de la vie à découvrir et à explorer.

La conviction qu’il est possible de passer de la civilisation marchande à une civilisation humaine n’a rien d’une illumination ou d’une exaltation passagère. Elle est l’expression rationnelle d’une poésie pratique. L’acte poétique par excellence, c’est d’œuvrer à la réconciliation de l’homme et de la femme avec la nature humaine et avec la nature animale, végétale, minérale. La suprématie de la vie restera une abstraction aisément récupérable si nous n’ancrons pas notre combat dans l’existence concrète, matérielle, corporelle. Le droit inaliénable à la vie n’est rien d’autre que le dépassement de la lutte pour la survie, le fameux struggle for life qui nous a aliénés depuis des siècles.

La renaissance qui s’annonce aujourd’hui est aux pulsions de vie ce que la Renaissance des XVe et XVIe siècles fut à l’humanisme émancipateur Les données primitives d’appréciation, l’espace et le temps, ont totalement changé de valeur et de mesure. Un élargissement aussi brusque du monde extérieur doit fatalement avoir comme corollaire une profonde transformation du monde psychique. L’individu se trouve inconsciemment amené à penser, à calculer, à vivre en se fondant sur des données différentes  ; avant que le cerveau se soit adapté à ce changement à peine concevable, il se manifeste déjà une modification dans le domaine de l’être. Quand celui-ci perd brusquement sa mesure habituelle, quand il sent glisser les lois et les normes ordinaires, il se produit tout d’abord chez lui une confusion

inévitable, faite d’inquiétude et d’ivresse. En une nuit, tout ce qui était certain devient douteux, tout ce qui date de la veille est périmé, d’un autre âge. Tout le passé se dessèche au souffle brûlant des temps nouveaux. Finis les thèses et les commentaires  ; les anciennes autorités, ces idoles vénérées, tombent en ruine, les tours en carton de la scolastique s’écroulent, l’horizon s’élargit. Un désir fiévreux de savoir et de connaître naît de cet afflux brutal de sang nouveau dans l’organisme européen dont le pouls bat avec précipitation. Et cette fièvre communique une impulsion violente aux évolutions en cours ; on dirait qu’une secousse sismique met en mouvement tout ce qui existe. Ces lignes ne sont pas de moi, je les ai empruntées à la biographie d’Érasme par Stefan Zweig, me contentant de remplacer «  âme  », dont l’immatérialité me déplaît, par « être », que bien-être et mal-être enracinent dans l’existence concrète. L’état des lieux qu’il dresse est exemplaire et rend compte d’une époque marquée par la ligne de fragmentation de l’histoire. La Renaissance est en gestation dans les luttes communalistes et le courant courtois des XIIe et XIIIe  siècles qui, avec la Révolution française, atteindront leur but  : l’abolition de l’Ancien Régime, la décapitation du pouvoir monarchiste et aristocratique. L’audace et la clairvoyance des humanistes appellent à substituer à la créature servile façonnée par Dieu un homme animé d’une vocation prométhéenne et luciférienne. Un être nouveau s’avance sur la scène du monde européen. L’homme selon Rabelais, Castellion, Postel, La Boétie, Montaigne est un individu méditant de s’affranchir de la tyrannie céleste. Il a l’audace de braver les bûchers. Défiant les foudres ecclésiales et temporelles, il éclaire de ses Lumières un univers que la réhabilitation du corps, plus encore que l’esprit critique, travaille à désacraliser.

Le projet d’une société humaine en devenir suit une évolution historique spécifique  ; elle court (et  parfois se traîne) des insurrections communalistes du Moyen Âge aux collectivités libertaires de 1936. Une radicalité immanente infiltre le radicalisme humaniste des Rabelais, La Boétie, Montaigne, Meslier, Diderot, elle atteint un point culminant avec la Révolution française, inspire Babeuf, Marx, Fourier, Hölderlin, Cœurderoy, vivifie la Commune de Paris, refleurit brièvement dans les conseils insurrectionnels de Cronstadt et les collectivités libertaires espagnoles. Elle appose sa marque sur le Mouvement des occupations de mai 1968, d’où jaillissent aujourd’hui, comme une succession de résurgences, ces zones, villages et régions qui bannissent États et mafias  ; ces simples nids de résistance aux nuisances se transforment en lieux de vie et, parfois, sans en être parfaitement conscients, inventent une nouvelle société.

S’éveiller à la conscience humaine, c’est renouer avec une évolution de la femme et de l’homme que la civilisation agro-marchande continue d’entraver et de dévoyer Acquérir une conscience humaine est le seul véritable progrès dont nous puissions nous réjouir sans crainte. S’il n’est pas hostile au progrès technique en tant que tel, il s’insurge, en revanche, contre l’orientation mercantile que le totalitarisme économique imprime aux innovations de ses mercenaires scientifiques, transformant les laboratoires et les centres de recherche en officines de l’agiotage.

Notre lucidité ne peut se contenter d’ausculter l’état de santé et de délabrement du vieux monde. Elle a pour tâche la « poésie pratique », l’art et la science de créer la société véritablement humaine à laquelle les hommes et les femmes aspirent du fond des âges et de l’enfance. Il ne s’agit de rien de moins que de remettre en œuvre l’évolution de l’homme vers l’être humain. Annihiler la société hiérarchisée, autoritaire, patriarcale, qui nous a pris au piège de l’antiphysis, n’est qu’une incidence de ce que nous voulons construire. Ceux qui taxent d’utopie une aspiration à vivre qu’aucun désespoir n’a réussi à éradiquer et que l’histoire ne cesse de ranimer au souffle d’une détermination croissante sont les mêmes qui nous condamnent à la véritable utopie  : le partout et le nulle part d’une existence sans feu ni lieu. Envisager comme un défi la création d’une société radicalement nouvelle ne fait qu’amplifier la démesure de l’entreprise et contribue de la sorte à la vouer à l’échec. En revanche, la perception du projet diffère du tout au tout si son angle d’approche est celui du paysan zapatiste, de l’occupant d’une libre terre, de quiconque se laisse guider par la curiosité et retrouve l’innocence de l’enfant, affranchi du carcan scolaire. Il y a une envie irrépressible d’apprendre, d’enseigner, d’innover dans la passion tranquille mise à cultiver le potager collectif, à construire un habitat en toute fantaisie, à expérimenter à la pointe du désir l’espace et le temps où s’inaugure une aventure sans pareille. La vie est le genius loci d’un univers où la pensée et les gestes ouvrent à une dimension « galactique ». Le souffle de l’incomparable balaie mesure et démesure. L’insolite liberté du désir crée et recrée une réalité dont nous n’avons jamais eu à connaître que son délabrement programmé. Cette réalité préside désormais à la naissance d’un être nouveau. Elle s’implante en chacun

et en chacune dans le même temps qu’elle s’enracine dans une terre enfin débarrassée de la tyrannie du ciel et de ses morts-vivants. Local et global découvrent leur coïncidence. La perspective de vie est une vision universelle. En d’autres termes, fertiliser un bout de terrain et un coin de pensée, au profit de soi et de tous, contribue à jeter à bas le Léviathan plus sûrement que la rage et le désespoir. Il y a dans la simplicité du retour à la base une puissance poétique qu’aucun pouvoir n’est à même de réprimer.

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L’autogestion de la vie quotidienne et les résurgences du passé

Recueillir pour le réinventer l’héritage du passé On ne crée pas un monde nouveau sans s’empêtrer dans les débris de l’ancien. Quand Durruti proclamait : « Nous n’avons pas peur des ruines ! », il n’ajoutait pas un bon mot au panier culturel. Il avait déjà mis en œuvre à l’époque une poésie radicale. Elle préconisait entre autres l’auto-organisation de l’insurrection et, par voie de conséquence, le refus de la militarisation des colonnes armées. L’abolition de la compétition, de la concurrence, de l’appropriation, de l’échange, du réflexe de prédation, de la séparation et de l’exil de soi, je ne la fonde pas sur une éthique, je la confie à son dépassement. Seul l’apprentissage d’un style de vie nous affranchira des servitudes de la survie, de la chaîne qui scelle les droits et les devoirs du citoyen, du contrat social forgé de toutes pièces selon son prototype : le contrat commercial. L’enfant développerait avec la plus grande facilité la part d’humanité qu’il porte en lui si l’éducation ne l’obligeait à désapprendre les rudiments d’un gai savoir, que son attrait des jouissances nourrit spontanément. La désensibilisation qui lui est infligée a pour les adultes des effets qui ne se corrigent qu’au prix d’efforts constants. Il nous faut détricoter l’ancien en nous échinant à tricoter le nouveau. Afin de renaturer ce qui fut dénaturé, afin d’humaniser ce qui à chaque instant est rongé par la barbarie.

On saisit l’importance que revêtirait à tout âge et en tout temps une initiation au vivant fondée sur le jeu des attraits et des aversions. N’est-ce pas là que s’esquisse cette quête d’harmonie, si naturelle chez l’enfant, si âprement combattue dès l’âge adulte ?

Rigueur et fluidité en démocratie autogérée Bien que l’expérience menée par les zapatistes ne soit pas exportable, elle ne laisse pas moins de donner matière à réflexion. La démocratie est, chez eux, l’émanation des décisions prises par les assemblées où femmes, hommes et enfants s’expriment librement et font part à tous et à toutes des mesures qu’ils souhaitent voir adopter. L’EZLN n’impose aucune décision. Elle est au service des assemblées et de la «  junte de bon gouvernement  » où siègent les mandataires de la volonté populaire. Les délégués sont des volontaires que leurs compétences et leurs intérêts particuliers (la gestion des fêtes, la récolte du café, les problèmes techniques, la promotion de l’éducation et de la santé, les relations « intergalactiques ») incitent à proposer une intervention ou une intercession, dont ils rendront compte aux compagnes et compagnons sans redouter, en cas d’échec ou de réussite, ni d’être blâmés ni de se voir glorifiés et reconduits dans leur fonction, car tout mandat est temporaire. Les décisions prises par l’assemblée sont applicables mais toujours sujettes à révision et à correction. La fluidité du pouvoir évite à la fois l’autoritarisme et la confusion où risquent d’atermoyer et de s’enliser les motions adoptées. Il a fallu une résolution autoritaire pour envoyer contre leur gré dans les «  juntes de bon gouvernement  » les paysannes que des

siècles de misogynie en pays maya avaient persuadées de leur incapacité native à prendre la parole, à avoir des idées et à batailler pour les défendre. Leur influence n’a depuis lors cessé de croître. Jusqu’à présent, l’assemblée populaire et  sa «  junte de bon gouvernement  » sont le seul exemple que j’aie pu observer où les décisions sont débattues et prises par des êtres en quête d’une conscience humaine et de l’autonomie qu’elle leur confère. Non exempts de tâtonnements, voire d’aberrations, ils ont l’appréciable avantage de faire barrage à toute velléité de pouvoir et de manipulation (je soupçonne le caractère facétieux de l’EZLN de n’y être pas étranger). Ils se démarquent sans ambiguïté de toute forme de grégarisme. Ils n’ont rien de commun avec la foule qui conspue et applaudit ses maîtres. Ils savent que le troupeau plébiscite toujours ses bouchers. Avec ses lieutenants, ses sous-commandants, ses sous-colonels insurgés, l’EZLN ne dissimule pas son ambivalence. Son refus d’influencer les assemblées autogérées et sa mise à mal humoristique des titres et grades militaires lui prêtent l’apparence d’une armée de parade et d’opérette. Cependant, elle ne laisse pas de faire planer une menace bien réelle sur les velléités d’agression de l’État et des paramilitaires. Bien qu’elle ne soit jamais intervenue contre les menaces et les incursions occasionnelles de l’ennemi, l’armée zapatiste a su détourner à son profit la puissance outrancière du spectacle. L’image de la fulgurante insurrection du 1er  janvier 1994 a outrepassé le simple scoop annonçant, avec le fracas de l’éphémère, l’apparition d’une nouvelle guérilla. Elle a provoqué un impact dont les ondes de choc ont atteint le monde entier. Les vagues suscitées par le «  spectaculaire coup de force  » continuent de stimuler une sensibilité partout en éveil. Elles titillent

les antennes d’une conscience embusquée aux quatre coins de la planète. N’est-il pas significatif que, jusqu’à présent, il ait suffi de la mobilisation des médias, en quête de sensationnalisme, pour faire reculer l’agression des paramilitaires, comme s’il subsistait, sous la carapace de la brute robotisée, quelque scrupule à exhiber au regard d’un vaste public –  qui pourtant en a vu d’autres  – une cruauté froidement assumée ?

Reconsidérer les notions de majorité et de minorité sous l’angle du quantitatif et du qualitatif Le formalisme démocratique a érigé en loi l’obligation pour la minorité de se soumettre à l’autorité de la majorité. N’est-ce pas entériner la prépondérance du quantitatif sur le qualitatif ? La balance est un instrument de pesée et de jugement. Son caractère mécanique ne s’accorde pas à la complexité d’une existence où chaque instant est un affrontement entre les désirs insufflés par la vie et leur inversion, qui les livre à l’emprise de la mort ? Je ne conçois pas qu’une décision barbare, prise à la majorité des voix, s’applique à l’encontre d’une minorité qui la refuse. Même approuvée par le plus grand nombre, une inhumanité n’en demeure pas moins irrecevable. Quand 90 % des voix se prononceraient en faveur d’une peine de mort ou d’emprisonnement, aurions-nous à y déférer  ? L’exemple en l’occurrence est caricatural, je le sais. Mais mettre hors d’état de nuire un malfaisant  ? Bannir un vendeur de drogues  ? Sanctionner un comportement asocial ? Abattre un arbre ? Détruire un biotope ? Tuer

des bêtes  ? Torturer oies et canards pour un foie gras  ? Toutes les barbaries n’ont pas la même gravité, mais qu’une seule ouvre la porte et d’autres se faufilent. Une majorité a-t-elle le droit de brimer un souhait jugé déraisonnable, voire délirant  ? Ne pas l’adopter, au terme d’une palabre, signifie-t-il pour autant que la poursuite à titre personnel doive tomber sous le coup d’une interdiction ? Le quantitatif sacrifie à la tradition du plus grand nombre. Nous connaissons les inconvénients des rassemblements massifs et les avantages de la microsociété. Penser selon des principes généraux et des règles immuables ouvre la porte aux manipulateurs d’émotions, ces agents recruteurs de la servitude volontaire. Privilégier le qualitatif empêche le pouvoir de pointer son nez et de nous imposer ainsi le déplaisir d’avoir à le couper.

Commune contre communautarisme L’autogestion de la vie quotidienne mise sur la réconciliation de chacun avec son corps. N’est-ce pas le meilleur moyen de nous identifier à l’être humain que nous sommes et que nous voulons être ? De bannir peu à peu les identifications factices dont regorge le marché de la conscience aliénée ? Religion, idéologie, tribu, nation ne sont que des boutiques où se vendent les rôles de l’inauthenticité vécue. Solitude et solidarité se conjuguent et se contrarient en créant une dynamique sociale. Qu’est-ce que la commune ? Une société où j’ai à chaque instant le choix de me construire avec ou sans elle. Je puis préférer m’isoler et ne rencontrer personne, mais je sais que ma solitude n’est pas un esseulement. Ne désirant d’autre secours que de

moi-même, je suis environné de compagnes et de compagnons qui disposent du même choix, de la même liberté. Avoir conscience d’un devenir sollicité par une inspiration personnelle et collective, quel réconfort pour qui a résolu (j’en serais presque à réhabiliter en l’occurrence le mot «  ambitionner  », que j’exècre) d’être inséparablement ce qu’il est et ce qu’il veut être. Dans la commune, l’en-dehors a sa place. Il a le loisir de la quitter librement sans se trouver pour autant banni parce qu’il ne participe pas à la vie collective. Aucun jugement, aucune mesure, aucun chantage affectif ne le met en demeure de rendre des comptes, comme il en va dans les conglomérats communautaristes. Sectes, mouvements religieux, factions politiques, groupements tribaux, ethniques, nationalistes fonctionnent sur un principe d’adhésion mystique, de ralliement hystérique à une croyance, à une foi, à un concept fantasmatique. Que trouve-t-on par-dessous  ? La souffrance du moi réifié, l’affliction du sujet réduit à la condition d’objet, une aliénation si prégnante que beaucoup se contentent de climatiser leur existence et de valoriser leur infortune pour se donner l’illusion d’être heureux. Que d’efforts pour s’ériger en sujet et cesser de s’emprisonner dans un objet plus vaste où le malheur universel délivre ses lettres de crédit au sort funeste que l’on s’est choisi ! La commune révoque le communautarisme. Dans la commune, je ne parle qu’en mon nom, je ne détiens d’autre mandat que de moimême, ou plus exactement, de l’humain que je veux être. Percevoir en chacune et en chacun des dispositions similaires me persuade que toute voix personnelle est plurielle, qu’elle agit par résonances, comme si les raisons du cœur obtenaient de changer l’air du temps plus résolument que les raisons persuasives de la tête. L’effondrement des valeurs anciennes –  patriarcat, autorité, discipline militaire, célébration du sacrifice – a permis que se dégage

de la nuit et du brouillard suscités par leur chute une reviviscence de ces aspirations humaines que les assauts de la barbarie n’ont jamais entamées durablement : solidarité, entraide, alliance avec la nature, autonomie, gynocentrisme. Elles annoncent une société nouvelle, promise à bouleverser, par des changements hier encore inconcevables, la psychologie, la physiologie, l’intelligence d’une espèce que nous serons enfin en droit de qualifier d’humaine, sans sarcasme ni réticences.

L’autodéfense et la lutte armée Ni l’autoritarisme étatique ni la cupidité des mafias internationales ne toléreront en aucune façon l’émergence de territoires où la liberté de vivre abolit la seule liberté qu’ils reconnaissent et pratiquent : celle d’exploiter, de gruger, de terroriser, de tuer. Les libertés du commerce. Le droit de vivre est pour nos ennemis héréditaires une zone de non-droit. Quand il s’est manifesté, ils l’ont réduit au silence par le glaive. Chaque fois qu’un tumulte a restitué à sa réalité vécue ce mot de liberté qui, pour la culture du profit, n’a guère plus de valeur qu’un poulet de batterie, ils ont délégué à leur police, à leur armée, à leurs bureaucrates la tâche de lui faire réintégrer le poulailler. Hors de l’espace, du temps, des aléas géopolitiques qui conditionnent l’expérience autogestionnaire, il n’est ni possible ni souhaitable de décider quelles sont les formes de luttes les mieux appropriées. Consolider un sursaut de résistance, mettre en place un plan d’autodéfense, voire tenter une offensive exigent des mesures dont seules les circonstances particulières de l’affrontement peuvent décréter le bien-fondé.

En revanche, livrer au débat et à la réflexion préalable des témoignages issus d’expériences similaires est une occupation avantageuse à plus d’un titre. À l’inverse des académies militaires, où l’étude des batailles du passé travaille à rendre l’histoire à venir plus efficacement meurtrière, c’est à l’école de la vie que s’exerceront nos tentatives d’instaurer une société véritablement humaine. Qui les aborde en termes de victoire et de défaite a un pied dans l’école militaire et l’autre dans la tombe. Il n’y a ni tactique ni stratégie dans le jeu où la vie n’a d’autre arme que la conscience humaine qui affermit sa présence. Vaciller sous un déferlement émotionnel où le passé reprend le dessus et la désarme, voilà ce qui la menace. Rien ne me paraît mieux venu que d’apprendre à combattre avec et pour la vie en pratiquant le renversement de perspective : abolir le réflexe de mort, auquel nous sommes conditionnés depuis des millénaires, en cédant à la pulsion de vie qui, originelle et intemporelle, porte en elle la pensée créatrice, essence même de l’espèce humaine. Sa mise en œuvre est le ferment d’une fertilité et d’une prodigalité dont la luxuriance débarrassera la terre de sa vermine.   Le renversement de perspective accorde à la vie la priorité absolue que nous avons toujours consentie à la mort. Il n’a rien de métaphysique. Il est l’acte poétique par excellence, celui par lequel l’individu se crée et recrée le monde. Le sentiment d’adhérer au vivant et d’éveiller les forces vives de la solidarité entre pour beaucoup dans la résolution inébranlable d’occuper et de multiplier les terres libres. Dois-je préciser que le raisonnement sur lequel je me fonde vient de ce que, à l’encontre de ce qui m’enjoint d’attendre la mort, je préfère apprendre à vivre au gré de mes désirs.

Les zapatistes, les Kurdes du Rojava, les occupants d’une zone en cours de libération sont confrontés à des conditions dont la particularité réclame des modes d’action appropriés. Après la démonstration de l’année 1994, l’armée zapatiste n’est plus intervenue. À la demande des femmes, les assemblées ont obtenu de la cantonner à un rôle purement défensif. À ma connaissance, l’EZLN ne s’est pas manifestée lorsque certains villages ont dû faire face à la menace des paramilitaires, commandités par les pouvoirs locaux et nationaux. Sa présence discrète n’en continue pas moins à hanter l’imaginaire insurrectionnel. C’est là, plus qu’une image, l’immanence d’une présence poétique dont la réalité fascine. J’ai déjà dit quelle puissance j’accorde aux résonances de la poésie vécue et en quoi elles me paraissent de nature à dissuader le recours à une militarisation que l’État connaît et pratique mieux que nous. Même au Rojava en proie à une guerre quotidienne sans merci, les Unités de défense mettent l’accent sur l’indispensable changement des mentalités. Si lente et si fragile qu’elle puisse paraître, l’humanisation progresse  : abolition de la peine de mort, égalité, voire prééminence (non matriarcale) de la femme, protection des animaux et de l’environnement, apaisement des conflits ethniques et religieux. Ce sont là des manifestations de vie empreintes de doutes et de certitudes. Que l’on ne puisse rien augurer de leur avenir n’amenuise pas l’effet de résonances que propage, à travers tant de murs de lamentations, la détermination de quelques-uns de bâtir une société sur des bases nouvelles. En regard de ces modestes révolutions en marche, la vogue du clientélisme insurrectionnel, du gauchisme paramilitaire et de ses experts en subversion fait figure de révolution de marché.

La lutte armée dans les villes et dans les campagnes a amplement démontré les dangers de la révolution militarisée. Ses défaites ont prouvé son inefficacité face à un adversaire rompu à l’art de la guerre. Ses victoires ont eu des conséquences pires : les fameux fusils «  au bout desquels était le pouvoir  » se sont retournés contre la piétaille qui croyait combattre pour la liberté. Les positions de Berneri méritent d’être rappelées en l’occurrence. Nous sommes ici dans le cadre de la révolution espagnole où l’armement des masses répond à la nécessité d’occuper les casernes, de déloger l’armée fasciste, d’empêcher son offensive et de barrer la route à la répression. Très tôt, Berneri est de ceux qui affirment que «  seule la lutte anticapitaliste peut s’opposer au fascisme et que le piège de l’antifascisme signifie l’abandon des principes de révolution sociale ». Il précise que « la révolution doit être gagnée sur le terrain social et non sur le terrain militaire ». Berneri et Durruti s’opposent, en conséquence, à la militarisation des milices. Ils perçoivent dans la transformation des insurgés en soldats une mainmise de l’État qui augure mal de la révolution. Contre ceux qui défendent l’idée de «  vaincre Franco d’abord  », il milite en faveur d’une liaison étroite entre la guerre et la révolution sociale : « Gagner la guerre est nécessaire ; cependant on ne gagnera pas la guerre en restreignant le problème aux conditions strictement militaires de la victoire, mais en les liant aux conditions politiques et sociales de la victoire. » Pour Berneri, « il n’y a pas le peuple, homogène, mais les foules, variées, séparées en catégories. Il n’y a pas la volonté révolutionnaire des masses, mais des moments révolutionnaires, dans lesquels les masses sont un énorme levier ».

C’est à la conscience prolétarienne qu’il appartenait de mener la lutte pour l’émancipation du genre humain. En entravant et en réprimant ce combat prioritaire, la coalition étatiste –  où se retrouvent, en bon voisinage, des libertaires, des membres de la CNT et de la FAI, les nationalistes catalans, les trotskistes et les staliniens – signe, presque dès le début de la révolution, son acte de défaite. Le communiste Lister n’aura qu’à le contresigner en écrasant les collectivités libertaires de Catalogne et d’Aragón. La militarisation a enlevé les barrières entre la barbarie de l’État républicain et celle de l’État fasciste. Où en sommes-nous aujourd’hui ? En se délitant, la conscience de classes laisse transparaître la conscience humaine qui la nourrissait de son inspiration intemporelle. Elle est présente partout et partout occultée par la mise en scène de la vie à l’envers. Réprimer et entraver l’essor de cette conscience humaine, qui était au cœur de l’émancipation prolétarienne, a écrasé la révolution espagnole plus sûrement que les armées fascistes et la passivité goguenarde des démocraties socialistes et libérales. Mieux vaudrait ne pas l’oublier. À l’encontre du pouvoir politique et de ses manipulations, Berneri soulignait l’importance des revendications sociales. Il ne faut pas que le ralentissement du mouvement revendicatif et la régression du prolétariat à l’état de plèbe occultent la conscience de cette émancipation existentielle, qui est notre meilleure arme contre toutes les formes de pouvoir et de prédation. L’armée a perdu sa prestance et son prestige mais la militarisation du corps et de l’esprit n’a pas varié, pas plus que la structure caractérielle, qui est le premier uniforme dont l’éducation revêt l’enfant.  

Au-delà du pacifisme. Le premier acte de la légitime défense est de nous prémunir contre l’urgence à laquelle l’ennemi veut nous contraindre. Quiconque est pris de court par une agression use de tous les moyens pour se défendre. Il n’a pas le choix des armes. En guérilla classique, le repli tactique offre une échéance qui évite le choc frontal avec la supériorité ennemie. Par analogie, les échéances que nous saurons nous ménager nous permettront de consolider le caractère inexpugnable d’un lieu de vie et de parer ainsi aux velléités de répression qui la menacent. La violence de la vie abolit la guerre entre les hommes en menant la guerre contre ce qui les déshumanise. Détruire ce qui tente de nous transformer en objet nous met en demeure de détruire le monde de la réification, non les hommes mais le système. Tuer un homme lige du système d’oppression ne tue ni le système ni l’oppression. Rien de plus légitime, en revanche, que de saboter les machines – excavatrices, foreuses, bulldozers, instruments de péage, barrières d’interdiction – que les hordes du profit dressent en batterie pour araser un paysage, bâtir une monstruosité, dévaster le sol et le sous-sol, polluer un lieu de vie humaine, animale, végétale. Notre but est de créer des territoires où plus jamais ne puissent s’édifier ni usines d’exploiteurs et d’exploités ni fabriques de meurtriers et de victimes. La vie dissout la réification. Qui en doutera, après avoir passé au crible de l’expérience vécue l’observation, au demeurant banale  : l’objet aimé devient le sujet de soins affectueux.

Pour pénétrer dans le camp des insurgés, l’ennemi ne dispose pas de meilleures brèches que le pouvoir, l’appropriation, la manipulation, le chantage qui s’y perpétuent La volonté de dominer est l’inversion de la volonté de vivre. En empêchant le dépassement de l’instinct prédateur, elle affuble d’une transcendance angélique la bestialité la plus dévastatrice.   L’inhumanité est l’ennemi intérieur. Tolérer que l’on s’arroge le droit de donner des ordres, d’exercer un pouvoir, de faire montre d’arrogance et de mépris, n’est-ce pas rendre raison à l’adversaire ? Les expériences libertaires et autogestionnaires ont pour la plupart péri de cette façon. Les atermoiements et les flirts de la CNT avec la Généralité catalane, l’assassinat de Durruti par des partisans de la militarisation, les luttes de préséances politiques, les manœuvres d’arrivistes haletant devant un poste de dirigeant ont fait de combattants émérites des regrattiers qui, sans cesser de clamer haut leur idéal révolutionnaire, se roulaient dans les bassesses de l’arrivisme. Erreurs et tâtonnements eussent été corrigibles si la gabegie n’avait été orchestrée à l’ancienne par la politique communiste qui, à l’instar du franquisme, enfoncerait dans le ventre de l’Espagne le drapeau emblématique du « Viva la muerte ! ». L’effervescence émotionnelle ouvrait aux manipulateurs d’opinion un champ de bataille où la première victoire de la liberté eût été de les mettre hors d’état de nuire. On connaît le scandaleux chantage aux armes soviétiques qui, pour la plupart, arrivèrent trop tard et s’avérèrent hors d’usage.

Durruti avait ouvertement proclamé son refus du régime stalinien, qui jamais n’aiderait une Espagne libertaire. Le peuple armé pour conquérir l’égalité sociale et les libertés individuelles lui paraissait la seule solution. Il ne fut pas suivi. La militarisation désarma le peuple et l’assujettit à de nouveaux maîtres.   Faut-il accepter de dialoguer avec l’État et les multinationales  ? Quand l’État tend la main droite pour négocier, c’est pour mieux tuer de la main gauche. Lorsque les zapatistes consentirent à signer avec l’État mexicain les accords de San Andrès, ceux-ci restèrent lettre morte et n’entamèrent pas la détermination gouvernementale d’écraser la rébellion. Plus sournoisement, l’État grec, jouant la carte de l’humanisme, récupéra nombre de libertaires en les enrôlant dans des organisations non gouvernementales chargées de gérer l’accueil des migrants. En préconisant un refus de toute relation avec l’ennemi, j’ai conscience du caractère abstrait de mon parti pris. Il s’inscrit dans une démarche intellectuelle, je dois en convenir, puisque je ne suis effectivement pas présent sur le terrain des luttes engagées. Je reste néanmoins sceptique devant ceux qui jugent opportun de dialoguer avec l’État et ses séides dans le but d’atermoyer, de tromper l’ennemi, de retarder une intrusion brutale et de conforter la résistance. Je me contenterai d’insister sur deux points : éviter la réaction d’urgence et ne pas se laisser entraîner sur le terrain de l’ennemi. Agir préventivement contre l’urgence. L’urgence des décisions à prendre relève d’une tactique à laquelle l’ennemi recourt à l’accoutumée. Il nous accule à un choix –  céder ou résister  – en misant sur un effet d’effervescence émotionnelle qui trouble le jugement, déroute l’analyse, obscurcit l’intelligence des êtres et des choses. Occulter la conscience de ce que nous sommes capables et résolus d’entreprendre joue en faveur de nos adversaires.

Plus nous conforterons les bases d’un lieu de vie authentique, plus nous faciliterons la propagation de notre société expérimentale, mieux nous rendrons nulles et non avenues les visées hostiles de l’État et de ses commanditaires. –  Notre enracinement est irrévocable. Quelque revers que nous ayons à subir, nous sommes résolus de tout recommencer. Nous avons pour nous la vie qui sans trêve renaît et se récolte. – Une communauté attachée à la pratique sociale du sens humain est plus invincible, moins facilement attaquable, qu’un groupe armé dont la violence faussement libératrice se borne à concurrencer la violence répressive du capitalisme – lequel se connaît en matière de concurrence.   Ne pas s’aventurer sur le terrain de l’ennemi. Le harcèlement et la pression du pouvoir ont pour but de nous amener sur une position qui n’est pas la nôtre, de nous entraîner dans un secteur propice à un affrontement militaire auquel rien ne nous prépare, ni par les moyens ni par l’intention. Notre terre et notre liberté, c’est la vie. Il n’y a qu’à cet endroit qu’il nous convient de livrer bataille. Dans la voix des assemblées, n’oubliez pas celle des oiseaux, des batraciens, des roselières, des eaux dormantes et courantes. Comment la vie pourrait-elle tolérer d’être la proie d’un système qui la détruit  ? N’en devenez pas pour autant les gardiens d’un biotope dont l’État ferait une réserve d’Indiens insoumis, un camp d’ornithologues subversifs, un ghetto d’insurgés sans insurrection. Votre slogan, «  Vous détruisez, nous construisons  », ne prendra sens que si vous êtes résolus –  en jetant les bases d’une société nouvelle  – à vous recréer vous-mêmes. D’extirper de votre comportement usuel le réflexe de pouvoir et de prédation auquel un long passé nous a conditionnés.

Consolider les forces vives et tenir en échec le parti de la mort, n’est-ce pas une gageure pour les générations présentes et à venir ?

La justice et le désengorgement des conflits Ni pardon ni talion Juger, peser, mesurer relèvent des préoccupations de l’avoir. L’être s’en trouve dispensé, le monde géométrique lui est étranger, le monde quantifié n’est pas le sien. En société solidaire, amours, amitiés, affections se règlent par affinité. Les choix conflictuels se débattent. Ils se clarifient au fil des palabres, des analyses, des entretiens qui  patiemment les démêlent. Quel besoin aurions-nous de procureurs et de prétoires où la peur et la culpabilité siègent avec la toge de l’opinion publique et du « qu’en-dira-t-on » ? La conscience humaine prend du recul en imposant au flux désordonné des émotions la distance d’une réflexion. Elle est en mesure de recueillir le magma de nos sentiments, de nos pensées secrètes – souvent incongrues, voire inavouables –, afin d’en ôter les épines morbides. Elle préserve l’énergie pulsionnelle de ses inversions mortifères et, au lieu de la réprimer et de la dompter, elle la restitue au vivant. Elle esquive le piège du chantage affectif où s’empêtrent tant de relations – à commencer par les psychodrames familiaux, qui poursuivent l’enfant jusque dans la vieillesse. Nous ne voulons ni punir ni pardonner, nous tentons de briser le piège où tombe la lutte pour l’émancipation dès l’instant qu’elle

recourt contre l’inhumanité de ses ennemis aux armes mêmes de la barbarie. La lettre de Victor Hugo, écrite à Hauteville House, le 20  juin 1867, est, en ce sens, exemplaire. Envoyée à Juarez, vainqueur de l’empereur Maximilien, elle l’engage à épargner la vie du conquérant déchu. Je la livre in extenso, en raison de son propos, mais aussi pour l’évocation d’une lutte obstinée, entreprise sans aucune chance raisonnable de victoire. Je la cite pour la célébration de la «  lutte d’Un contre Tous » que je ne me lasserai pas d’opposer au désespoir programmé : «  L’Europe, en 1863, s’est ruée sur l’Amérique. Deux monarchies ont attaqué votre démocratie ; l’une avec un prince, l’autre avec une armée  ; l’armée apportant le prince. Alors le monde a vu ce spectacle  : d’un côté, une armée, la plus aguerrie des armées de l’Europe, ayant pour point d’appui une flotte aussi puissante sur mer que sur terre, ayant pour ravitaillement toutes les finances de la France, recrutée sans cesse, bien commandée, victorieuse en Afrique, en Crimée, en Italie, en Chine, vaillamment fanatique de son drapeau, possédant à profusion chevaux, artillerie, provisions, munitions formidables. De l’autre côté, Juarez. D’un côté, deux empires ; de l’autre, un homme. Un homme avec une poignée d’autres. Un homme chassé de ville en ville, de bourgade en bourgade, de forêt en forêt, visé par l’infâme fusillade des conseils de guerre, traqué, errant, refoulé aux cavernes comme une bête fauve, acculé au désert, mis à prix. Pour généraux quelques désespérés, pour soldats quelques déguenillés. Pas d’argent, pas de pain, pas de poudre, pas de canons. Les buissons pour citadelles. Ici l’usurpation appelée légitimité, là le droit appelé bandit. L’usurpation, casque en tête et le glaive impérial à la main, saluée des évêques, poussant devant elle et traînant derrière elle toutes les légions de la

force. Le droit, seul et nu. Vous, le droit, vous avez accepté le combat. La bataille d’Un contre Tous a duré cinq ans. […] Vous avez fait cela, Juarez, et c’est grand. Ce qui vous reste à faire est plus grand encore. Écoutez, citoyen président de la République mexicaine. Vous venez de terrasser les monarchies sous la démocratie. Vous leur en avez montré la puissance  ; maintenant montrez-leur-en la beauté. Après le coup de foudre, montrez l’aurore. Au césarisme qui massacre, montrez la république qui laisse vivre. Aux monarchies qui usurpent et exterminent, montrez le peuple qui règne et se modère. Aux barbares, montrez la civilisation. […] En le dépouillant de sa fausse inviolabilité, l’inviolabilité royale, vous mettez à nu la vraie, l’inviolabilité humaine : Qu’il soit stupéfait de voir que le côté par lequel il est sacré, c’est le côté par lequel il n’est pas empereur. Que ce prince, qui ne se savait pas homme, apprenne qu’il y a en lui une misère, le prince, et une majesté, l’homme. »   Lorsque les zapatistes s’emparèrent des terres d’un propriétaire terrien, ancien gouverneur du Chiapas, celui-ci, accusé de viols, de tortures, de massacres d’ouvriers agricoles, comparut devant les assemblées paysannes pour y répondre de ses crimes. Comme une majorité se dégageait en faveur de l’exécution du bourreau, le souscommandant Marcos, s’inspirant de la lettre de Victor Hugo, prit la parole pour marquer, disait-il, son embarras d’avoir à appliquer le châtiment suprême. D’une part, on se trouvait devant un misérable valet du pouvoir, exécuteur des basses œuvres, émule mesquin de l’arrogant Maximilien. D’autre part, c’était aussi un homme, un être en qui subsistait, si faible soit-il, un reste d’humanité. Comment tuer l’un et laisser vivre l’autre ? Marcos obtint de l’assemblée que, dépouillé de ses terres, de ses biens, de sa « garde blanche », l’assassin légal fût remis contre rançon

au gouvernement mexicain, qui l’abandonna à son sort. Ainsi se retrouva-t-il seul, confronté à la lèpre existentielle qui le rongeait et qu’avaient tenté d’exorciser son despotisme et sa cruauté. Le procès intenté contre les commanditaires de l’inhumanité ne dispose pas d’autre argument que cette universelle aspiration au bonheur que le totalitarisme économique a sans relâche combattue, interdite, inversée, sans jamais réussir à étouffer la voix qui du fond du corps et de l’espèce humaine nous presse d’en propager la conscience. Il n’y a pas de cœur où ne se loge une puissance de vie avide de s’affirmer en s’affinant à la lumière de son intelligence sensible. C’est elle, et elle seule, qui nous permettra de repousser et de bannir ces puissances de la mort et des ténèbres, dont, plus que leur réalité concrète, la menace virtuelle nous hante, nous envoûte, nous paralyse.

Le goût du bonheur éloigne de toute malfaisance Le vrai bonheur s’accroît et s’aiguise au bonheur des autres. Se sentir bien dans son corps et dans son environnement est le signe d’un bouleversement radical des pensées, des comportements, des mœurs. Le bonheur ne se construit pas par décret. Au seuil d’une vie nouvelle, les habitants d’une terre libre n’espèrent pas se dépouiller de leur passé comme d’un habit sale. Tant de siècles ont imprimé mécaniquement l’envie morbide du mal, que l’on s’inflige et que l’on inflige aux autres, qu’il est irraisonnable de présumer que ne puissent – au sein d’une société qui ne sera jamais idyllique ni paradisiaque – resurgir le crime, la violence destructrice, les contorsions de l’esprit tourmenté et autres simagrées de la grande Faucheuse.

La question de dissuader la résurgence des agressions et des délits du passé se pose dans un contexte psychosocial où nous ne voulons ni police, ni instances juridiques, ni prison, ni châtiment, ni moralisation culpabilisante. Miser sur la conscience du vivant pour bannir de nos usages le droit de juger l’autre et de nous juger nous-mêmes ne relève pas du volontarisme. Il est ancré dans le cours de l’histoire. L’autogestion postule le refus du sujet de se laisser réduire à un objet  ; la lutte engagée contre la réification l’implique. La vieille société est fondée sur un principe de culpabilité. On ne travaille jamais assez, on ne se sacrifie jamais assez, on ne s’échange jamais assez. Le système économique ne survit qu’au prix d’une transfusion de la force de vie en force de travail. Nous sommes tous coupables de ne pouvoir et de ne vouloir acquiescer à un sacrifice absolu. C’est pourquoi nous tombons sous la loi du sacrifice relatif, d’un sacrifice raisonnable. Il faut, pour préserver l’efficacité laborieuse, survivre et non mourir, agoniser, non se suicider. Aux yeux impitoyables de la légalité économique, nous sommes tous des criminels-nés. La faute est inhérente à l’être qui répugne à se transformer en avoir, à l’enfant, à la femme, à l’homme que leurs pulsions de vie induisent –  selon l’ignominieuse expression évangélique  – «  en tentation  ». Car jamais ils ne consentent du fond du cœur à se métamorphoser en marchandise. Aucun sujet ne se satisfait d’être objet. Le châtiment précède la justice. Il n’y a pas d’innocents aux yeux du pouvoir, des magistrats, des policiers. La condamnation est un préalable. L’échafaud est dressé en permanence. Le coupable y subit les rigueurs de la loi ou remercie Dieu et ses hommes liges de leur

infinie clémence. Tout jugement postule une punition. La justice n’a d’autre fonction que d’en fixer le degré de gravité. « Ni juges ni policiers ! » est un cri trop empreint d’émotion pour ne pas verser dans l’abîme des bonnes intentions. Sous la vertueuse indignation s’abritent et se dissimulent sans scrupule le magistrat et l’argousin qui se sont introduits chez l’enfant par la porte de l’éducation. Comment les en chasser  ? Le fouet de l’éthique révolutionnaire n’est-il pas lui-même un instrument d’autorité ? Leur intrusion a dénaturé et nié une aspiration humaine à l’innocence qu’il nous appartient de libérer et de rétablir dans ses droits. Qu’y avait-il à la racine du désir de justice, qui a fomenté tant de mouvements insurrectionnels ? Le refus viscéral d’être réifié.

Investigation contre suspicion et répression. On abolira la fonction policière qu’en la dépassant Le désir d’une vie irrépressible a toujours été perçu comme un manquement à l’efficacité laborieuse et à la loi du profit. La faute originelle illustre un dogme dont la bureaucratie policière impose la sacralité avec le même zèle que jadis le pouvoir spirituel et sa police sacerdotale. La suspicion est générale. Le délabrement social et la politique affairiste du chaos nourrissent le marché de l’insécurité. Ils investissent aisément le citoyen d’un rôle de justicier, auquel se prête le gendarme qui traîne en nos tréfonds, morigène, gourmande, aboie des ordres, réprime, maltraite en minaudant. Le mélange de protection et de terreur, à la fois sollicitées et réprouvées, trouble l’esprit et la sphère émotionnelle qu’il est appelé à contrôler. La seule évocation du policier diffuse un sentiment

visqueux de culpabilité, de déchéance, de transgression, de régression religieuse, qui déstabilise et révulse. On comprend que hurler son mépris et sa haine du flic procure le soulagement d’un cri primal. Il ne s’en agit pas moins d’un soulagement malsain, d’un défoulement que l’art de gouverner excelle à manipuler comme la soupape de sécurité délestant la pression excessive du pouvoir. Javert « se sentait je ne sais quel fond de rigidité, de régularité et de probité, compliqué d’une inexprimable haine pour cette race de bohèmes dont il était. Il entra dans la police. Il y réussit ». Exorciser par un jet de pavés et de cocktails Molotov le Javert que l’éducation militarisée a insinué en nous relève d’une hypocrisie d’autant plus redoutable que le militantisme en armes ne manque pas, jusque sous la bannière de l’anti-autoritarisme, de petits chefs ambitieux. Pour une société en voie d’humanisation, en revanche, quel incomparable observatoire de progrès social que l’indice de persistance ou d’effacement du réflexe de prédation, d’appropriation, de pouvoir ? Quelle meilleure authentification d’un style de vie, que cette jouissance créative où s’opère le dépassement du passé ? Fourier a suggéré avec bonheur que les pires tares de la civilisation marchande procédaient d’un engorgement des pulsions vitales. Affranchies de l’oppression et de leur inversion, elles sont restituées à la puissance de vie. La conscience humaine s’exerce à l’art de les harmoniser. C’est d’elles qu’émane cette joie de vivre qu’aucun tiroir intellectuel n’emprisonne et qui guide le plus sûrement hors des sentiers battus par l’ennui et par la mort. Qui peut imaginer que se débarrasser des flics et de l’État suffise à construire une société qui, sans être idyllique, exclue la malfaisance, la malice envieuse, le goût de détruire ? Certes, nous sommes résolus

à créer des conditions dissuasives. Nous savons qu’incliner au bonheur bannit la malveillance, la culpabilité, la victimisation, la frustration. Les armes de la vie ne tuent pas. Il faut laisser s’exprimer ce qu’il y a d’humain en chacune et en chacun. Nous savons tout cela. Mais que faire si nous sommes confrontés à un crime, à un acte barbare perpétré en cachette ? À l’égal du policier qui, embusqué en nos labyrinthes existentiels, hante les couloirs de la peur, l’agent de l’ordre répressif étatique et privé est un produit de l’inversion de la vie, un remugle de passions engorgées. On ne peut lui reprocher de ne pas exercer sa fonction de gaieté de cœur. C’est le cas de toute activité laborieuse, mais son métier est plus salissant que celui de l’éboueur qui, en matière d’immondices, n’a d’obligation qu’envers des objets. Ne percevoir autour de soi que des coupables n’a rien de réjouissant. Être environné de sournois, dont le sourire dissimule une intention malsaine, n’incite pas à faire montre de solidarité. Le monde pervers, sans lequel le policier n’existerait pas, le pervertit qu’il le veuille ou non. Exciper de ses interventions humanitaires joue en sa faveur. Ne protège-t-il pas la veuve et l’orphelin  ? En mettant violeurs et assassins hors d’état de nuire, il récupère le capital de sympathie qu’il dilapide en tabassant des innocents (qui sont à ses yeux des coupables présumés). Son chaos émotionnel confère au pouvoir presque absolu dont il dispose une mission  : rétablir en lui et dans la société un ordre qui conforte sa fausse bonne conscience. Il est la loi, il est la force et la ruse, il est le roi, il est l’État. Mais le prix à payer est de ramper aux pieds de supérieurs qui rampent pareillement d’étage en étage. Il se console de ses humiliations en se défoulant sur les faibles. Il les humilie, les fixe au garde-à-vous. Comment s’accommoderait-il d’une

existence où il est confronté sans trêve à des horreurs, celles qu’il réprime et celles qu’il provoque ? Parmi les motivations du policier, on ne peut exclure –  avant qu’elle se mue en inquisition et en dénonciation  – une passion pivotale et bienvenue : la curiosité, le désir de percer le mystère des êtres et des choses. Combien ne sommes-nous pas à dévorer ces romans « policiers » dont l’appellation est plutôt de nature à susciter la répugnance  ? Quelle fibre en nous résonne au fil de l’enquête à laquelle notre voyeurisme est convié  ? Fourier a donné le nom de «  cabaliste  » à cette passion de l’intrigue qu’il restitue au jeu de la vie, en la désengorgeant des traditionnels jeux pour mourir. Ôtez à Sherlock Holmes sa cape de vengeur et de justicier et vous conviendrez que débusquer les causes d’un acte barbare a de quoi inciter une assemblée autogérée à faire choix d’un mandataire chargé de mettre en lumière une malfaisance issue des ombres délétères du passé. Alors qu’en civilisation marchande le principe d’ingérence humanitaire cautionne le plus souvent l’inhumanité des forces de l’ordre, l’élaboration d’un style de vie en fait, en autogestion généralisée, un effet spontané de la solidarité.

Contre la culpabilité qui punit, pour l’erreur qui se corrige La société zapatiste n’a ni prison, ni châtiments, ni police. Le meurtre s’est fait rare depuis l’interdiction de l’alcool et la mise en commun des terres (l’assassinat de Galeano à La Realidad a été le fait du PRI [Parti révolutionnaire institutionnel], hostile aux zapatistes, dont la présence a néanmoins été tolérée dans le village).

Personne ne se soucie de moraliser et de culpabiliser les fauteurs d’un délit. «  Vous avez, leur dit-on, lésé le tissu social. À vous de cicatriser la plaie. » Corriger l’erreur est le remède prescrit (il s’agit le plus souvent d’imposer des corvées d’intérêt général, nettoyage, entretien, réparation).

Interdits et ascétisme Tout interdit est un appel à la transgression. Le refus d’obéir contrarie le devoir d’obéissance dans le même temps qu’il lui rend raison. Combien d’opposants à une tyrannie se sont trouvés sans but et sans emploi lorsqu’elle est tombée sous leurs coups. L’ennemi donnait un sens à leur existence. Il le leur ôte en disparaissant. Tel est le danger qui guette les zones de résistance et l’engagement militant contre l’implantation des nuisances. L’interdiction de la drogue en territoire zapatiste a pour but de décourager l’intrusion des narcotrafiquants. Principaux gestionnaires de l’économie mexicaine, ceux-ci illustrent, sous leur visage sans fard, l’affairisme régnant par le meurtre, la torture, la terreur. Interdire la culture et la consommation de drogues est un pis-aller pris dans l’urgence pour empêcher que les narcos sévissent en zones zapatistes. L’interdiction de l’alcool suscite plus de réserves. Elle a été acquise à l’initiative des femmes, lassées des violences qui, exacerbées par la tequila et par le mescal, s’exerçaient à leur encontre. Le changement graduel et radical des mentalités, des comportements, des mœurs autorisera à la lever lorsqu’il ira de soi que jouir de la vie incite à affiner les plaisirs, non à les dégrader. Une société en voie d’humanisation ne se débarrasse des tares de son passé que par modestes à-coups. Une éthique proscrivant la

misogynie et ses violences suffirait-elle à auréoler de bienfaisance la lampée roborative d’un verre d’alcool ? Rien n’est moins sûr. Tant que subsisteront les frustrations et le ressentiment que nourrissent l’austérité et l’ascétisme, tant que la vertu révolutionnaire identifiera à l’hédonisme faisandé de la bourgeoisie les jouissances offertes par une vie digne de ce nom, il n’y aura que des plaisirs que l’ennui tue à bout portant. Une société résolue d’échapper au mal-être présente, comme le corps, des indices d’équilibre et de déséquilibre, des signes de santé et de morbidité. Le sentiment d’une poésie vécue, qui s’empare du visiteur pénétrant dans les zones zapatistes, évoquerait volontiers les mythes et les légendes du communisme primitif, en vogue au XVIIIe siècle, si l’on ne rencontrait, concrétisant l’indéniable progrès de la conscience humaine, un système de démocratie qu’aucune société à ce jour n’a pratiqué. Un phénomène, en revanche, mériterait d’attirer l’attention. Bon nombre de jeunes gens quittent les communautés zapatistes pour gagner les États-Unis, où tournicote frénétiquement le miroir aux alouettes du consumérisme. On observe la même addiction chez les migrants, fuyant la misère et la guerre. En France, en Grèce, en Espagne, la plupart préfèrent à l’entraide, proposée par les collectifs libertaires, les ZAD et les terres libres, les affres d’un périple qui les enverra croupir sur les amas d’ordures d’un fantasmatique Eldorado. Incriminer de pauvres hères ensorcelés par la verroterie des nouveaux négriers, n’est-ce pas se dérober à une évidence, plus difficile à admettre, qui est celle-ci  : tant que nos microsociétés en gestation n’auront pas atteint à un dépassement du consumérisme et de sa fabrique de faux désirs, l’absence d’attraction passionnelle ne

laissera à la grisaille quotidienne que le choix d’une misère coloriée de neuf.

Une société sans argent L’obsolescence de l’argent en société autogérée découlera de l’abondance et de la gratuité des biens produits collectivement et individuellement. La solidarité et le projet commun qui l’inspire ont fait la preuve que la culture maraîchère renaturée, l’artisanat réinventé avec sa passion du bien faire, la stimulation de l’inventivité et de la curiosité enfantine, la puissance de l’imagination artistique et technique accomplissent à la faveur d’une alchimie sans secret une transmutation de la survie en vie pleine et entière. Les divers stades de développement des zones autogérées détermineront le sort de la monnaie d’échange. Parmi les collectivités libertaires constituées dès le début de la révolution espagnole, certaines abolirent l’argent, d’autres le réduisirent à un instrument de transaction, excluant son accumulation, sa capitalisation, d’autres encore lui accordèrent un sursis, misant sur une évolution sociale qui les en débarrasserait. Il n’existe pas de solutions préétablies. Plus sûrement que l’éthique, un style de vie fondé sur le don éliminera cette pratique de l’échange, du donnant, donnant que le commerce a implantée partout dans les mœurs et dans les mentalités. La relation mesquine qu’imposent l’offre et la demande joue un rôle prépondérant dans le chantage affectif et les psychodrames qui rongent secrètement tant d’existences. L’usage de la gratuité, la pratique du don, le règne du qualitatif jettent les bases d’une société qui mettra fin à l’échange, au sacrifice, à la réduction de l’être humain à un objet.

Prééminence acratique de la femme Ni patriarcat ni matriarcat La société patriarcale a imposé à la femme et à l’homme des rôles qui les ont figés l’une et l’autre dans une opposition factice. La part de féminité et de virilité inhérente à chaque individu a été niée, occultée, réprimée. Le triomphe de l’antiphysis a anathématisé la liberté de moduler sur le clavier des sens pour en tirer les jouissances les plus variées. Le règne du guerrier a identifié puissance virile et puissance des armes. En lutte contre la nature, le mâle a propagé à son encontre le mépris dont le matamore accable son adversaire. Il a suspecté, à bon droit, la femme d’avoir partie liée avec les forces naturelles, il l’a accusée de l’amollir et d’attenter à sa prestance par l’attrait des voluptés dont elle rayonnait. Il a frappé du glaive de l’interdit la vie qui l’animait, la foulant aux pieds comme un serpent. Par une inversion dont peu de philosophies dénoncèrent la scandaleuse absurdité, le fier-à-bras, excipant de son mandat céleste, qualifia de « contre nature » les plaisirs que la manne terrestre offrait à toutes et à tous. Perversions, déviations, tentations, péchés affublèrent d’appellations infamantes, passibles de la peine de mort, les passions que le mâle, maître des ressources naturelles et féminines, enferma dans une boîte. C’est à grand-peine qu’aujourd’hui il daigne pardonner à la femme d’avoir ouvert le coffre. Sans entrer dans l’hypothèse du «  gylanisme  », qui suggère une égalité des sexes dans les civilisations du paléolithique et du premier néolithique, il est hors de doute que la peur, le mépris, la haine que suscite la femme lors de la constitution des cités-États sont dus à une

mutation de civilisation, au passage d’une économie de cueillette à une économie agraire. À une société qui évolue en symbiose avec la nature succède une société de pillage et d’exploitation de la terre. Alliée et messagère des dons qu’elle recueille et perfectionne au profit de tous, la femme n’a plus sa place dans une économie qui arrache au sol et au sous-sol des biens dont sont dépossédés ceux qui les fournissent à la sueur de leur front. Déchue de la prééminence que lui conférait son aura de fécondité, elle est condamnée à subir le viol et les violences que le travail forcé inflige à la nature. C’est pourquoi son combat est inséparable de la nouvelle alliance avec le vivant, qui s’esquisse aujourd’hui. Sa réhabilitation va de pair avec la fin de l’antiphysis, avec la mise en œuvre d’une renaturation.

Au-delà du virilisme et du féminisme Les zapatistes ont rompu avec la misogynie traditionnelle des Mayas en incitant les femmes à participer aux comités de bon gouvernement. Un système d’assemblées autogérées est garant de leurs droits. Il subsiste des sociétés où le patriarcat résiste à l’effritement qu’attestent en Occident la fin du pater familias et la débâcle de l’autorité étatique, militaire, idéologique, religieuse. Ce sont des régions où le mouvement féministe exige, pour faire entendre ses revendications, beaucoup de courage et de détermination. Tel n’est pas le cas dans les pays à haut niveau d’industrialisation et de consommation. Le féminisme y relève trop souvent du clientélisme politique et de mises en scène spectaculaires.

Un consumérisme, conscient de l’importance de la clientèle féminine, tente d’en tirer profit en la subornant. On connaît la contribution des cigarettiers à l’émancipation de la femme, lorsqu’en 1929, aux États-Unis, ils s’avisèrent que l’inciter à fumer en public, à l’égal des hommes, accroîtrait considérablement les bénéfices de la firme. Comment s’étonner que le féminisme soit devenu, en Occident, un pouvoir qui rivalise avec l’arrogance des mâles ? Belle victoire de l’égalité des sexes, en vérité, qu’une femme thatchériste, policière ou générale en chef ! La vraie liberté annule les libertés du commerce, celles qui dévorent le vivant pour en excréter la marchandise. Ce qui confère à la femme une importance singulière, c’est son intelligence sensible, son alliance viscérale avec le végétal, l’animal, le minéral. Sa prééminence ne lui concède aucun pouvoir. Le mouvement de réhabilitation de la nature – qui progresse en dépit du vampirisme de l’écologie de marché  – met en évidence cette communication par résonances que la sensibilité féminine établit plus spontanément que l’homme, au reste non dépourvu d’une sensibilité similaire mais dont son passé l’a éloigné. Au-delà du pacifisme féminin et de l’agressivité guerrière du mâle, une liberté se profile qui brise sur la pierre angulaire de la concorde le vieil échiquier de la conquête et de la défaite. Dans les accouplements de la vie, mâle et femelle s’interpénètrent dans des ébats et des débats d’une jouissance commune, sans obligation ni reproche. Je ne fais cas d’un homme et d’une femme qu’en raison de l’être humain qui se révèle en lui, en elle, en leur mixité.

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Que croissent et multiplient les terres affranchies de la tyrannie étatique et marchande !

Aujourd’hui menacées jusque dans leur survie, les populations de la terre entière sont ankylosées par le réflexe de peur et par la servitude volontaire qu’elle instille. C’est pourtant de ces femmes et de  ces hommes que jaillit inopinément, comme d’une éruption volcanique longtemps contenue et telle une coulée de lave, une volonté de vivre où s’embrase la promesse d’un devenir humain. Nous sommes tous en quête d’un grand recommencement, d’une renaissance, d’une aube où l’humanité renouerait avec une évolution naturelle, jadis interrompue et dévoyée par un mode de gestion économique et social aberrant. Une greffe a été tentée sur l’arbre de la vie, elle n’a donné que des branches mortes. Nous allons rendre à cet arbre toute sa vivacité. L’ordre des choses que la civilisation agro-marchande a programmé implique sa disparition progressive dans un passé dont elle n’aurait jamais dû surgir. L’impasse, où l’économie piétine et nous piétine, le démontre  : le système d’exploitation de l’homme par l’homme a produit un monde invivable, un lieu de dépérissement et de vieillesse précoces, une vallée de larmes dont la mort a l’apanage de nous délivrer. Nous voulons révoquer l’inhumanité dont l’histoire a parsemé son chemin. Je ne lutterais pas aussi opiniâtrement en faveur d’une société d’autogestion généralisée, si je n’étais, au fil des jours, écœuré de manipuler cette monnaie que je veux abolir  ; lassé de parcourir ces supermarchés où je n’ai même pas, comme nombre de mes amis, l’agilité de voler, histoire d’émousser la mauvaise conscience  ; irrité d’obtempérer à des contraintes bureaucratiques et policières ; pris de

nausée chaque fois que le spectacle régurgite sur l’avant-scène du pouvoir des simulacres d’hommes et de femmes dont la raideur et la froideur de cadavres trahissent des intentions politiques de zombies. Toutefois, le plus intolérable est sans conteste d’entendre retentir des quatre coins du monde les cris étouffés ou déchirants d’une souffrance qui déferle à chaque instant, frappe à la fenêtre, s’infiltre sous la porte, cogne dans le cœur et dans la tête. Je n’ai pas l’étoffe rhétorique qui me ferait l’orateur du genre humain, je n’ai que le martèlement de l’écriture pour graver, obstinément, jaillies de mon enfance et de l’enfance de l’humanité, les antiennes de l’inépuisable amour. La raison viscérale qui me pousse à œuvrer à l’émergence de sociétés autogérées est tout à la fois une mise en demeure et un plaidoyer. Elle est à la mesure de mes possibilités, elle est à la démesure de l’impossible. La passion de vivre est le foyer, le pivot, le centre de gravitation de l’autogestion généralisée. Elle trouve en elle-même sa propre organisation. Son processus expérimental ouvre un champ de possibilités que – à l’exception des collectivités libertaires espagnoles de 1936 – aucune période historique n’a réussi à concrétiser en tant que mode de vie. Consolider les forces vives et tenir en échec le parti de la mort, n’est-ce pas une gageure pour les générations présentes et à venir ? Sous tant d’emblèmes, de discours, d’apparats et de pratiques révolutionnaires, il ne s’agit jamais que de vivre. Voilà l’évidence qui nous anime. Elle détermine la naissance et la puissance de notre force. Elle a le privilège de proclamer sans forfanterie que notre enracinement est irrévocable. Quelque revers que nous ayons à subir, nous sommes résolus à tout recommencer, car nous avons pour nous la vie qui sans trêve se

prodigue. Nous sommes une grande voix passionnelle et rationnelle à laquelle il ne manque que l’audace de se faire entendre. 25 juillet 2018

ADDENDUM

Il arrive parfois que tout commence par des chansons. Celle-ci est interprétée par Fanchon Daemers  ; le lecteur la trouvera en recherchant « Terre libre » sur YouTube. Nicolas Kozakis l’a également illustrée dans son court métrage Terre libre, en 2018. Voir : https://youtu.be/UJwbBSfevAc. TERRE LIBRE Je suis d’ici et de nulle part le monde est mon regard le désir guide mes pas la vie est mon combat mon jardin est sans frontières ma patrie c’est la Terre jamais État ni mafia ne se l’appropriera   Religions, nations, partis fomentent des conflits dont ne veulent pas ceux pour qui la vie n’a pas de prix La guerre que nous menons c’est la guerre au profit à l’argent qui envahit le monde et le pourrit   Mieux nous vaut vivre debout que survivre à genoux

à ramasser la monnaie que voleront les banquiers Assez d’une société où les désespérés n’ont que le choix de tuer comme vos policiers   La planète est un cimetière profitable aux affaires les croque-morts y font la loi qu’ils imposent à l’État mais n’est-il pas étonnant qu’avec ces cadavres élus pour être nos représentants nous sommes encore vivants ?   il n’y a pas de liberté d’opprimer de tuer l’homme n’est pas une marchandise un objet de marché assassins à la solde d’une machine à calculer nous saurons vous briser en refusant de payer   Vos tanks et vos bulldozers qui ravagent la terre auront beau tout dévaster écoles et potagers nous tenons entre nos mains les récoltes futures

et nous sommes déterminés à tout recommencer   Laisse tes cheveux voler au vent fou des idées bannissons les prédateurs de notre société Nous n’avons pour nos combats d’autres armes que la vie C’est à elles que je bois Aux armes qui ne tuent pas   Je suis d’ici et de nulle part le monde est mon regard le désir guide mes pas la vie est mon combat mon jardin est sans frontières ma patrie c’est la Terre jamais État ni mafia ne se l’appropriera Juillet 2016

De Vaneigem Raoul aux Éditions Rivages Pour l’abolition de la société marchande pour une société vivante

À propos de cette édition 

Cette édition électronique du livre Contribution à l’émergence de territoires libérés de l’emprise étatique et marchande de Raoul Vaneigem a été réalisée le 10 septembre 2018 par les éditions Bibliothèque Rivages. Elle repose sur l’édition papier du même ouvrage (ISBN : 978-27436-4536-6). Le format ePub a été préparé par PCA, Rezé.