Contre la représentation politique : trois essais sur la liberté et l’État
 9782909899510, 2909899519

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Contre la représentation politique Trois essais sur la liberté et l'Etat

ISBN : 978-2-909899-51-0 EAN : 9782909899510

Eduardo Colombo

Contre la représentation politique Trois essais sur la liberté et l'Etat

Acratie

C O L O M B O EDUARDO

Né en 1929 à Buenos Aires. Médecin, psychanalyste. Ancien professeur en psychologie sociale, Universités Nationales de Buenos Aires et de La Plata (1961-1966, Argentine). Secrétaire de rédaction de Acta psiquiâtrica y psicolâgica de América Latina (1962) et directeur de la revue Psiquiatria Social de l'Association Argentine de Psychiatrie Sociale (1967-1970). Depuis 1970 il réside à Paris. Membre du Quatrième Groupe, Organisation psychanalytique de langue française. Rédacteur du journal anarchiste La Protesta (1955 - 1969) Buenos Aires, des revues la Lanterne noire (1974-1978) Paris, Volontà (19821996) Milano, et à partir de 1997, de Réfractions revue de recherches et expressions anarchistes (France), Ancien membre de la FORA et de CNT-F. Auteur de nombreux articles en espagnol et en français dans des journaux et revues, certains ayant été traduits en italien, portugais, grec, anglais. Parmi ses livres on peut lire en français : - La volonté du peuple. Démocratie et anarchie, Ed CNT-RP / Les éditions libertaires, Paris, 2007, - L'espace politique de l'anarchie, ACL, Lyon, 2008. - Un entretien biographique avec le titre « Penser l'imaginaire révolutionnaire », peut être lu in L'Anarchisme en personnes de L. Patry et M. Pucciarelli, ACL, Lyon, 2006. - Une controverse des temps modernes : la postmodernité, ed. Acratie, La Bussière, 2014.

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Le Pouvoir politique, pensait Proudhon, n'est que la réalisation d'une « aliénation de la force collective ». Le pouvoir compris comme la capacité instituante, créative, du collectif humain est immanent à la société globale, il est la résultante de l'activité de tous. Mais, la société instituée, verticalement divisée en dominants et dominés, est une société hétéronome. « Dans l'ordre naturel - nous dit De la Justice dans la Révolution et dans l'Eglise — le pouvoir naît de la société (...). D'après la conception empirique suggérée par l'aliénation du pouvoir, c'est la société au contraire qui naît de lui. w1 La représentation du politique, en se différenciant du social, en devenant une instance séparée, a inversé le rapport. Alors, la société ne crée pas sa loi, elle la reçoit de l'extérieur d'elle-même, dictée par Dieu ou l'État. C'est donc, en termes d'appropriation par une classe, un groupe ou une élite, de la puissance collective qu'il faut comprendre la genèse du pouvoir politique. Mais, cette genèse est cachée dans la formulation habituellement donnée du système politique représentatif appelé, par un abus de langage, démocratique. Nous essayerons de dévoiler ici quelques aspects de la longue histoire de cette usurpation contenue dans la « représentation politique ». Par voie de conséquence l'État, se réclamant de la volonté du peuple ou du droit divin, tant qu'il existera, sera toujours la réalisation d'une aliénation et d'une appropriation. 1. Pierre-Joseph Proudhon, De la Justice dans la Révolution et dans l'Église, Paris, Garnier Frères, 1858, tome premier, quatrième étude : L'État, p. 491.

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Cependant, pour faire apparaître dans toute sa clarté l'usurpation que recèle la représentation, il faut projeter cette forme du politique - comme on découpe une figure sur une toile de fond sur la construction socio-historique, positive, de la liberté, cette valeur précieuse des humains pétrie dans la lutte et la révolte par lesquelles se manifeste la force instituante du social. La liberté, pour être ce bien inestimable, a besoin d'une synergie constante avec l'égalité ; elle, la liberté, s'articule mal avec l'indépendance parce que cette dernière est encline à compatir avec le despotisme. La possibilité même d'une société organisée de façon stable sans un pouvoir politique institué et séparé de la société civile (arkhê politikê), n'était pas pensable avant la modernité. Dès lors, l'autonomie dans son sens propre, individuel et collectif, concordant avec les institutions d'une société libre, était une idée bannie de l'imaginaire établi et à sa place régnait le transfert de pouvoir ou la représentation de la volonté de tous en tant que seules valeurs universelles et démocratiques. De l'autonomie nous essayerons dans ces pages de récupérer la signification. Nous avons écrit ailleurs que, évidemment, « la philosophie politique est étrangère aux préoccupations quotidiennes du peuple travailleur », mais cela n'est pas une bonne raison pour la négliger parce qu'elle apporte traditionnellement la matière première qui justifie et légitime le pouvoir politique établi. Cette « matière philosophique » contamine nombre d'éléments dispersés, tels que les façons d'agir et les modes de penser, véhiculés par les institutions, les pratiques, les idéologies, les représentations imaginaires d'une réalité quotidienne emprisonnée dans les murs de l'économie capitaliste et la domination politique. Les idées n'habitent pas dans un lieu décharné et neutre, elles naissent de l'action et pendant leur vivant mobilisent les passions qui attisent les révoltes, et le moment venu, changent le monde. Pourtant, nous savons aussi que dans les sociétés historiques, complexes, la pensée travaille sur une terre labourée par des siècles de controverses, des théories, des opinions, des mystifications,

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qui donnent le cadre épistémologique dans lequel se développent les normes situationnelles de l'action et les arguments qui les instaurent et les justifient. Ce cadre, cette épistémè pourrons nous dire, fonctionne aussi comme un socle dénonciation à partir duquel les arguments deviennent audibles. Cari Becker écrivit : « Le fait que les arguments qu'on donne soient convaincants ou pas dépend moins de la logique qui les assiste que du « climat d'opinion » dans lequel ils se développent. »2 Un climat de fermeture de la pensée s'imposa de façon rampante, lente et persistante, à partir des années soixante du siècle dernier - malgré le sursaut de 68 — encerclant dans de petits ghettos les mouvements d'émancipation qui prônaient le changement radical de la société. Mais, l'épistémè bouge, se modifie, se lézarde, poussée par les conflits qui traversent la cité, permettant quelques fois aux idées hétérogènes au système établi de trouver un écho dans l'espace public. Dès le début de ce XXIe siècle ont recommencé à se produire des mouvements de protestation (Seattle 1999, Gênes 2001), qui rassemblent des multitudes et qui montrent une certaine tendance à se généraliser et à se propager vers d'autres villes et d'autres pays. L'éphémère « printemps arabe » stimula l'imaginaire révolutionnaire (Tunis, la place Tahrir au Caire, 2010-2011), mais. Ce qui donna une nouvelle importance aux mouvements contestataires qui suivront c'est la présence saillante chez tous des prémisses antiautoritaires, anarchistes, que nous avons signalé comme étant caractéristique de l'espace plébéien (le 15Men Espagne, la place Syntagma à Athènes, Occupy Wall Street ou Oakland aux États Unis en 2011, la place Taksim en Turquie en 2013). Ces prémisses antiautoritaires que nous voyons émerger dans les révoltes collectives contemporaines sont les effets d'une onde longue de l'histoire, courant submergé qu'après la Révolution de 2. Cari L. Becker, The Heavenly City of the Eighteenth-Century Yale University Press, 1932, p. 5.

Philosophers.

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1789 avait fait surface avec force, soutenu par le « prolétariat militant » (la tendance fédéraliste de la Première Internationale), défenseur de l'action directe comprise comme l'instrument nécessaire à la construction de cet espace public plébéien où la liberté et l'égalité sont possibles. Espace qui contient comme formes institutionnelles, la souveraineté des assemblées primaires, le mandat contrôlé par la base, la délégation révocable à tout moment, et la négation de la représentation de la volonté de tous par Un. En suivant les lignes de force de ces mouvements émancipatoires nous essayons d'apporter nos efforts pour élargir les brèches qui s'ouvrent. A côté de nos espoirs, sous la couverture d'un imaginaire collectif réactionnaire, le scénario reste sombre et opaque pour la grande majorité des acteurs humains, dépossédés, comme ils le sont dans la quotidienneté du monde, de leur capacité d'agir et de décider par soi-même. C'est ainsi que cette partie inconsciente de l'État - reliquat théocratique ou patriarcal qui somnole dans chacun de nous - se renforce au fur et à mesure que l'autonomie du sujet se réduit. De ces deux tendances, l'onde longue de l'histoire antiautoritaire dans son expression moderne, et les pressions répressives constantes des classes dominantes de la société, l'équilibre ne sera jamais acquis étant donné la nécessité impérieuse de chacune d'annihiler l'autre. Dans nos régimes néolibéraux nous assistons à leur développement séparé sans que pour le moment elles entrent en confrontation directe, peut être parce que le courant antiautoritaire est encore trop faible. Malheureusement, les conflits internationaux, l'avidité du grand capital et la pauvreté de larges régions du monde, ont fait resurgir des forces religieuses et barbares, empêtrées dans un terrorisme aveugle : massacres de communautés et minorités ethniques, attentats suicides, rapt de lycéennes, décapitation de prisonniers, fustigations publiques, etc. La réponse défensive des États, la plus immédiate, est la restriction des libertés, passivement acceptée par des populations inquiètes ou prises par la peur.

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Nous croyons que c'est alors, quand le temps de l'histoire s'accélère que le repli de l'action et de l'idée sur des positions défensives est le pire de comportements. Il faudrait, au contraire, s'engouffrer dans les brèches du système représentatif pour continuer la construction de la Liberté. Les propositions que ce livre défend prétendent chercher le chemin en imaginant un espace social ouvert à l'autonomie humaine. Tout en sachant que seule la réflexion partagée, un milieu de discussion commune, permettra de penser sans entraves et d'agir collectivement en élargissant ainsi les limites du possible.

Eduardo Colombo Paris, Avril 2015

Contre la représentation politique « Le souverain, qui n'est qu'un être collectif, ne peut être représenté que par lui-même ; le pouvoir peut bien se transmettre, mais non pas la volonté. »

Jean-Jacques Rousseau1 « L'usurpation

est à l'état potentiel dans la délégation. »

Pierre Bourdieu2

Les changements tumultueux qui bouleversent les relations politiques et sociales pendant le processus révolutionnaire de 1789, vont achever l'Ancien Régime tout en ouvrant un nouvel espace à la « souveraineté populaire ». La rue s'agite et le tocsin sonne, mais, au milieu des ces débats passionnés sur les institutions que les révolutionnaires jugent nécessaires pour faire vivre la liberté et établir l'égalité, apparemment, « nul ne songe à instaurer un régime de démocratie directe. »3 Le système représentatif s'impose comme allant de soi. Cependant, si bien tous les 1. Rousseau, Jean-Jacques : le Contrat Social, livre II, chap. I. 2. Bourdieu, Pierre : « La délégation et le fétichisme politique. » In Choses dites. Les Éditions de Minuit, Paris, 1987, p. 190 3. Rosanvallon, Pierre : La démocratie inachevée. Gallimard (folio), Paris, 2000, p. 14.

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constituants de la période s'accordent sur la nécessité du gouvernement représentatif, c'est le pouvoir instituant de l'action révolutionnaire elle-même qui s'exprime - les châteaux qui brûlent, la mobilisation sectionnaire à Paris, les assemblées de base, les « journées révolutionnaires », la Commune insurrectionnelle - , et qui met, de facto, au premier plan la « volonté populaire », laissant dans l'ombre ce qu'on pourrait appeler le paradoxe de la représentation. Pour les uns le peuple donne mandat à un mandataire qui doit s'exécuter et l'accomplir, pour d'autres, le peuple transfère sa souveraineté, il sera représenté par son gouvernement. Ainsi, dit avec d'autres mots ; « la notion de gouvernement représentatif oscille donc entre la perspective d'un accomplissement de l'idéal démocratique et sa négation pure et simple. »4 A l'été 1791, montrant une certaine radicalité démocratique, des voix demandent que la Constitution soit soumise au vote des assemblées primaires. 5 Brissot, par exemple, ne veut admettre que le gouvernement représentatif, mais en même temps il est obligé de reconnaître que la souveraineté du peuple ne serait qu'un « vain mot » si elle n'impliquait pas une « suprématie active sur tous les pouvoirs délégués. »6 Barnave n'hésite pas, emporté par son éloquence il s'insurge contre la « provocation d'assemblées primaires », avec elles « on remplace le gouvernement représentatif, le plus parfait des gouvernements, par tout ce qu'il y a dans la nature de plus odieux, de plus subversif, de plus nuisible au peuple lui-même, l'exercice immédiat de la souveraineté, la démocratie, (...) le plus grand des fléaux ».7

4. Ibid., p. 19. 5. C'est la notion de ad referendum (des assemblées de base) que sera adoptée par les organisations fédéralistes du mouvement ouvrier révolutionnaire dans ses congrès une centaine d'années plus tard. 6. Rosanvallon, Pierre : Op. cit., p. 54. 7. Ibid., p. 58.

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Le tirage au sort et l'élection Un autre problème reste, toujours présent, dans la trame fine ou grossière tissée entre le peuple et ses représentants, - mais on pourrait dire aussi, entre la base et ses délégués - : le mode de désignation de ceux qui seront chargés d'une tâche ou d'une fonction dans n'importe quel régime politique, n'est pas un facteur neutre ou anodin. Nous pouvons penser que « la tradition de toutes les générations mortes pèse d'un poids très lourd sur le cerveau des vivants », et alors, si la Grande Révolution se drapa dans « le costume de la République romaine »8, par le même mouvement elle refoula l'Athènes de la démocratie radicale, sans réussir cependant à empêcher le retour, portée par le mouvement sectionnaire, de la primauté des assemblées de base, du mandat impératif et de la révocabilité des délégués. Athènes, après les réformes introduites par Clisthène en 507 av. J.-C., avait établi des institutions en accord avec une politeia (constitution) que les athéniens nommaient dèmokratia et qu'on a l'habitude d'appeler « démocratie directe» pour la démarquer du régime que nos contemporains appellent « démocratie représentative ». Dans la première démocratie le peuple se gouverne luimême, c'est-à-dire que chacun participe à la prise des décisions collective, dans la seconde, indirecte, « au contraire, la seule décision que chacun a le droit de prendre, c'est de choisir ses décideurs. »9 Mais la Polis athénienne des Ve et IVe siècles était aussi une communauté esclavagiste, souvent en guerre et menacée par des conspirations oligarchiques. C'est ainsi que deux procédures institutionnelles de différente nature côtoyaient l'Assemblée du peuple où se prenaient les décisions : le tirage au sort et les élections. Le tirage au sort était la règle démocratique, égalitaire, cohérente 8. Marx, Karl :Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte. Éditions sociales, Paris, 1972, p. 15 9. Hansen, Mogens H. : La démocratie athénienne. A l'époque de Démosthène, éditions Tallandier, Paris, 2009, p. 22.

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avec la rotation des tâches, le non renouvellement du mandat après l'année d'exercice prévue, et la révocabilité de la délégation par l'Assemblée. La plupart des magistratures, les membres du tribunal du peuple et le Conseil des Cinq-cents (Boule) étaient choisis par cette procédure. Mais, à côté de ces institutions, et depuis l'an 501 av. J.-C., il existait un Collège des généraux (les stratèges) composé de dix membres élus chaque année par l'Assemblée pour un an et qui, contrairement aux fonctionnaires tiré au sort, pouvaient être réélus au même poste plusieurs années de suite. Périclès resta en fonction plus de vingt ans, probablement vingtdeux, et au IVe siècle Phocion détint son poste pendant quarantecinq ans. 10 Au Ve siècle Athènes était souvent en guerre et les hommes politiques les plus influents, les orateurs à l'Assemblée, avaient toutes les possibilités d'être élus généraux, et fréquemment le choix du peuple tombait sur des membres d'anciennes familles de l'aristocratie foncière. Au IVe siècle, quand le régime démocratique était plus modéré, la tendance élective allait vers le recrutement des leaders politiques parmi les familles riches même si la fortune récente venait d'une activité commerciale. « Pendant toute l'histoire de la démocratie athénienne, il y eut ainsi une certaine corrélation entre l'exercice des fonctions électives et l'appartenance aux élites politiques et sociales. » n Les critiques de la démocratie radicale qui, naturellement, ont l'esprit enclin à remarquer ses défauts, ont toujours reconnu la nature profonde de la procédure élective, sans donner nécessairement les raisons de la sélection qu'elle effectuait. Aristote constate : « on admet généralement que la désignation aux magistratures par voie de tirage au sort est de nature démocratique, et que la désignation par l'élection de nature oligarchique. » [La Politique. IV, 9. 1294-b], Et, vingt siècles plus tard, James Harrington - défenseur d'un certain républicanisme à l'époque de Cromwell - regrettait que le Conseil de Cinq-cents eut été choisi par tirage au sort privant Athènes, pensait-il, du bienfait naturel 10. Manin, Bernard : Principes du gouvernement représentatif. Paris, 2012, p. 26 11. Ibid., p. 28.

Flammarion,

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et nécessaire d'une aristocratie. Pour Harington était l'évidence même qu'à la différence du tirage au sort l'élection sélectionna des élites préexistantes. 12 Qu'est-ce qui il y a dans le mécanisme de l'élection qui la rend propice à l'aliénation de la volonté du commettant ? Pourquoi la délégation (l'action de déléguer) recèle la possibilité d'une usurpation ?

Le double mouvement de l'identification et de la représentation Toutes les formes de la vie sociale dans lesquelles s'exprime de façon explicite une relation vicariale13 sont tributaires d'une dimension représentative ou de mise en scène de l'agir humain. Le mot représentation est, évidemment, largement polysémique, mais à la base de n'importe quel procès qui se fait reconnaître par ce mot-là se trouve un lien d'intelligibilité (noétique) qui se construit entre les humains et leur univers. Le monde est représentation, disait Schopenhauer. Il est l'« objet du sujet connaissant. »14. Toutefois, ce qu'on appelle représentation mentale n'est pas seulement une idée, ou un concept, ou une image, des choses du monde réel, extérieur, qui viendraient se dédoubler de façon isomorphe dans le psychisme des hommes15, mais plutôt un processus de représentant, une relation référentielle, ou sémantique, de signification, produit de l'interaction sociale laquelle génère un système de signes, un ordre symbolique, un langage. 12. Ibid., p. 94. 13. Appelons relation vicariale tout mouvement dans lequel une chose remplace ou se substitue à une autre chose. Tel, par exemple, un rôle qu'on dit vicariant quand un élément remplit la fonction originalement assignée à un autre élément. 14. Schopenhauer, Arthur : Le monde comme volonté et comme représentation. PUF, Paris, 1966, p. 199 15. Il faut sortir d'une métaphysique de l'esprit véhiculée par un préjugé réaliste qui voit le réel comme une extériorité gouvernant la scène mentale, qui considère le concept assimilé à une image dans la psyché, et qui pense la vérité comme adéquation de l'image interne à l'objet réel.

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Ainsi, un double mouvement se met en marche dès la naissance de chaque être humain, mouvement d'individuation, dans lequel le sujet émerge et s'engage dans la reconnaissance et l'assimilation de choses, d'affects et de signes, balloté entre nature et conventions. Dans ce processus psychologique le sujet commence à discriminer et à séparer son soi d'autrui, à classifier, à mettre en séries, ou en catégories, les objets perçus. Inséré dans le réseau d'une communauté linguistique il apprend à identifier ces objets qui se présentent à lui (en les construisant comme des objets intentionnels) et en même temps en incorporant dans son moi un aspect, un attribut, une caractéristique des personnes de son entourage, et, en les prenant comme modèle, il s'identifie à celles-ci. identification est « la première manifestation d'un attachement affectif à une autre personne. »16 Mais, en s'identifiant à l'autre, même partiellement, le moi se modifie, se transforme et intègre à soi l'objet affectivement investi. Cette activité identificatoire peut se faire de façon hétéropathique, c'est-à-dire que le sujet identifie sa personne à une autre, ou à un groupe ou « personne collective » (il se projette dans l'autre), ou bien, de manière idiopathique, identifiant l'autre à sa personne (en l'introjectant). La sédimentation de ces identifications configure la personnalité de chacun. Ce procès d'identifications multiples n'est pas seulement le travail profond d'auto-construction de la psyché individuelle, - processus qu'à travers les identifications primaires et autres successives, constituent le moi, autant qu'une partie de lui, telle la conscience morale (ou sur-moi) - , il peut être aussi une activité plus ou mois légère et superficielle dans la quotidienneté de la vie.17 Alors, l'identification devient un mécanisme social de premier ordre. Quelques exemples peuvent montrer à l'œuvre ce que les lignes précédentes décrivent de façon abstraite.

16. Freud, Sigmund : « Psychologie collective et analyse du moi.» In Essais de Psychanalyse. Petite Bibliothèque Payot, Paris 1972, p. 126. 17. Même si toute activité psychique préconsciente ou capable de conscience s'articule avec les rejetons de la vie inconsciente.

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Freud, analysant la décomposition de la foule prise d'une peur panique18, cite la légende biblique de Judith et Holopherne. A l'aurore, quand la très belle Judith entre à Bethulie - avec dans ses mains le butin - après avoir décapité Holopherne, la nouvelle arrive à l'armée « assyrienne », qui assiège la ville, par la voix du guerrier qui crie « Le chef à perdu la tête ! » La frayeur se répand dans la troupe assiégeante et chacun s'enfuit au plus vite. Le danger restait le même, mais les hommes avaient identifié une partie de soi dans leur chef et comme tous partagent un commun objet identifïcatoire ils forment une unité collective, un «nous ». Sans leur chef s'est délité le lien qui les tenait ensemble. Chacun a « perdu sa tête ». Le supporteur d'une équipe sportive s'écrie : « Nous avons gagné » quand l'enseigne de son choix remporte une victoire. Si nous élisons un objet du monde en l'investissant de notre affection (amour ou haine) il y a une partie de nous qui reste adhérée à la matière de nos préférences, soit-il une personne, un emblème, un drapeau, ou n'importe quelle autre figure. Ce que l'objet investi fait c'est nous qui le faisons. « Nous labourons la terre », se dit le moustique posé sur la corne du bœuf. Dans l'enfance et l'adolescence prédominent les mécanismes d'introjection ou d'incorporation, plus tard ce sera la projection des composantes moïques qui prévaudra. Généralement, les mouvements identificatoires inconscients, par lesquels le sujet se constitue, ont un sens positif - on ne prend pas comme modèle les aspects considérés pauvres, dégradés ou dénigrés de son entourage - , ce sont les représentations imaginaires socialement valorisées dans une culture androcentrique, l'autorité, la force, la richesse, 19 qui se présentent en tant qu'objets sécurisants ou désirables, avant que toute critique ne devienne possible. Les identifications précoces formeront le noyau de la conscience morale. C'est ainsi qu'un lien inconscient se crée entre la personne qui choisit un délégué, un mandataire, un représentant, et l'individu

18. Freud, Sigmund : Op. cit, p. 118. 19. Ou les représentations jugées viriles.

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choisi, ou ce qu'il représente symboliquement, ou le mandat qu'il porte. Ce lien charrie le contenu des identifications précoces (l'autorité du pater familias, l'attachement ou la soumission à l'objet d'amour, etc.) qui donnent sa coloration émotionnelle (ou libidinale, sadomasochiste 20 ) à l'action d'élire un délégué. Ceci-dit, chaque sujet construit son propre rapport à sa conscience morale, sur-moïque, il y a ceux qui défendent leur for intérieur (le tribunal de sa conscience) comme un bastion, et ceux qui « externalisent » leur idéal du moi2' dans le chef ou dans l'institution, ceux qui veulent échapper à toute responsabilité et qui vont se réfugier dans « l'obéissance due ». Cependant, une société instituée induit une sorte de conformité aux normes, un caractère social, qui permet à la majorité de ses membres de fonctionner en harmonie avec les règles et les fins collectives. Sur ces bases, Riesman à pu proposer une typologie sociologique qui caractérise les individus par leur façon de s'orienter face aux exigences normatives : Après l'abandon des formes transcendantes de l'autorité traditionnelle, la société moderne a connu l'émergence d'un caractère chez ses membres typiques qui intériorise et intègre les buts ou desseins de sa culture, et d'être, de ce fait, « intérieurement dirigés », comme si, métaphoriquement, chacun portait en soi un gyroscope. Au fur et à mesure que la société évolue vers le mercantilisme et la communication de masses, le type prédominant devient un caractère social disposé à se laisser « diriger par les autres » au milieu d'un flux de mots qui brouille les valeurs et les expectatives de groupes et de classes. La personne « dirigée par les autres » doit être préparée à analyser et à réagir rapidement devant tout type de messages proches ou éloignés, elle n'a pas à internaliser un code de conduite mais plutôt à construire un compliqué équipement pour capter les 20. D'un point de vue psychanalytique, le couple formé par les positions sadique et masochiste dans le fantasme, s'exprime inconsciemment dans les relations intersubjectives sous le mode de domination-soumission. 21. Nous utilisons dans ce texte les mots « conscience morale », « sur-moi » et « idéal du moi » comme synonymes, même si il y a des nuances conceptuelles dans l'évolution de la théorie psychanalytique.

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signes des autres. La métaphore qui convient n'est plus le gyroscope, elle serait, alors, le radar.22 L'imaginaire établi, l'épistémè d'une époque et les institutions en vigueur facilitent ou inhibent l'expression des mouvements identificatoires qui construisent les limites fluctuantes de ces « nous », ces entités collectives éphémères ou durables, qui englobent, en leur donnant une unité, tous ceux qui partagent un objet psychologique commun.23 Et c'est alors cet « objet commun » - dénominatipn large qui peut inclure aussi bien la personne d'un chef de bande, ou le « pape » d'une église, ou l'individu qui a le charisme ou l'autorité du leader, mais encore de façon plus abstraite, l'image de la Patrie, ou le drapeau, ou « l'Idée », ou « la Cause » qui apparaît comme la représentation symbolique du groupe en lui donnant son unité (ou identité collective). Dans le cas d'un choix électif, la projection inconsciente des aspects de la personnalité du commettant contenus dans la sélection de quelqu'un pour accomplir la fonction d'un délégué ou d'un représentant, varie fortement si le sujet qui fait le choix cherche à ancrer en soi la source de la décision ou s'il est enclin à l'externaliser dans le maître, ou la loi, ou la foule, dans Dieu ou l'Etat. Les aspects de la psychologie individuelle et collective que nous venons d'esquisser constituent l'arrière fond où le choix électif va trouver les forces inconscientes qui le courbent en le faisant vulnérable à l'usurpation. 22. Riesman, David : The Lonely Crowd, Yale University Press 1950 (La foule solitaire, 1964). Riesman met en relation sa typologie avec les tendances démographiques de la société américaine. 23. Les régimes totalitaires nazi ou bolchevique exigent de chaque individu la soumission aux valeurs de la Nation, de l'État, de la race ou du parti, ce qui amène à la rigidification des limites de leur groupe d'appartenance. En même temps, et pour les membres typiques du groupe, on doit s'attendre à trouver un caractère qui facilite l'externalisation et projection sur le Fùhrer ou le chef du parti unique, le droit de dicter la Loi pour tous, ce qui annule la propre conscience morale. A l'autre pôle on peut imaginer la société autonome : limites changeantes du « nous », intériorisation de toute décision sur normes et valeurs.

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On comprend habituellement la délégation comme l'action par laquelle une personne donne mandat, procuration ou pouvoir, à une seconde personne pour agir, accomplir une tâche, parler, signer, décider, vouloir à sa place. Ainsi, le mandant transfère au mandataire, un pouvoir, potentia, capacité, qui lui est propre. Si le mandat ou transfert est effectué par une seule personne « réelle » en faveur d'une autre personne « réelle », l'action est relativement claire. Mais, si Un seul est investi de la délégation de tout un groupe, ou d'une foule de personnes, il reçoit un pouvoir transcendant à chacun de ses commettants. Le mandataire devient une représentation du groupe, il l'incarne. De cette façon, la fonction vicariale de la délégation s'inverse ou devient circulaire, et laisse voir la relation de représentation, latente, toujours aux aguets, dans l'acte social par excellence de déléguer. Une personne singulière peut, alors, agir en tant que « personne morale», c'està-dire en substitut d'une entité collective.24

La représentation de tous par un L'élaboration socio-historique d'une théorie de la représentation politique prend un essor particulier avec les changements qui adviennent au Moyen Âge central. L'Empire et la Papauté, en bons ennemis, et en tant que puissances, séculière l'une, spirituelle l'autre, avaient partagé des emprunts mutuels de prérogatives, de symboles politiques, d'insignes et d'images d'omnipotence, « jusqu'à ce que, finalement, le sacerdotium ait une allure impériale et le regnum un aspect religieux. »25 Mais, des objectifs nouveaux apparurent au XIIIe siècle et le centre d'intérêt se 24. Voir Bourdieu, op. cit., p. 187. Ce sont ces « représentants représentatifs» que Bourdieu appelait « fétiches politiques» : « des gens, des choses, des êtres, qui semblent ne devoir qu'à eux-mêmes une existence que les agents sociaux leur ont donnée ; les mandants adorent leur propre créature. L'idolâtrie politique réside précisément dans le fait que la valeur qui est dans le personnage politique, ce produit de la tête de l'homme, apparaît comme une mystérieuse propriété objective de la personne, un charme, un charisme ». 25. Kantorowicz, Ernst : Les deux corps du Roi. Gallimard, Paris, 1989, p. 145.

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déplaça, en quelque sorte, nous dit Kantorowicz, « des personnages régnants aux collectivités gouvernées. »26 Une autre vision de la vie politique avait commencé son chemin comme conséquence du conflit qui opposait au XIIe siècle, les riches cités du Nord de l'Italie à l'Empire romain germanique, mais aussi à la Papauté auprès de laquelle elles avaient cherché refuge, et que très vite essaya à son tour de limiter leur indépendance. 27 La préoccupation institutionnelle et juridique de théologiens et canonistes cherchait à définir la structure du corps politique, mais elle était fortement marquée par l'arrière-plan de l'idéologie ecclésiastique qui charriait les disputes du XIe siècle sur la transsubstantiation. Tout ce qui peut être appelé « pensée politique » pendant le Haut Moyen Âge est une élaboration ecclésiastique de l'idée de l'omnipotence de Dieu et de son vicaire sur terre, le Pape. Alors, les images religieuses et liturgiques de l'eucharistie habillaient la matière sociologique et politique des institutions sociales. La tradition de l'Église incorpore la notion d'un corpus mysticurn du Christ à partir de l'époque carolingienne où on remarque 26. Ibid. 27. Dans les guerres que soutiennent les cités lombardes et toscanes attaquées par les troupes de l'Empire, le Saint-Siège devient leur principal allié après que Barberousse eut refusé de reconnaître l'élection d'Alexandre III au trône pontifical en 1159. [ Skinner, Quentin : Les fondements de la pensée politique moderne. Éditions Albin Michel, Paris, 2001, p. 39] Très vite les papes découvrirent qu'ils n'étaient pas exempts des effets de la libido dominandi [« Il desiderio de dominare é un demonio che non si scaccia con l'acqua santa », selon les paroles de Traiano Boccalini. (Le désir de dominer (libido dominandî) est un démon qui ne se chasse pas avec de l'eau bénite),] et montrèrent leur prétention à gouverner eux-mêmes les villes qui formaient le Regnum Italicum. Ce double combat contre l'Empire et la Papauté a permis aux cités concernées de se forger les outils idéologiques nécessaires « pour tenter de légitimer leur persistante résistance à l'égard de leur suzerain en titre » [Q. Skinner, ibid., p. 31] Alors, les cités commencèrent à se voir comme indépendantes de tout gouvernement extérieur à elles-mêmes et à se considérer libres.

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cette expression pour la première fois.28 Le Christ s'était incarné une fois ici-bas dans son corps véritable et après, en vertu du sacrement de l'eucharistie, l'hostie consacrée devenait son corps mystique. Bérenger de Tours entraîne la controverse en interprétant l'idée de corpus mysticum de façon plus spirituelle que charnelle, ce qui équivaut à nier la présence réelle, corporelle, du Christ dans l'eucharistie. Il sera condamné par hérésie en 1059 et par plusieurs conciles successifs. La querelle persistera le long du XIIe siècle mais les mots changeront peu à peu de sens ; pour éviter des équivoques le Christ de l'eucharistie deviendra le corpus verum et la désignation de « corps mystique» commencera à être utilisée pour qualifier l'Eglise dans ses aspects institutionnels et corporatifs « en tant que corps politique ». C'est à ce moment que les idéologues ecclésiastiques commencèrent à faire la distinction entre deux corps du Christ, « l'un le corpus verum individuel, sur l'autel, l'hostie ; et l'autre, le corpus mysticum collectif, l'Église. » 29 Ce qui implique, comme signale Kantorowicz, une distinction sociologique qui définit l'organisation corporative des chrétiens, l'Église, comme un corps collectif, supra-individuel, un corpus figuratum. Au cours du XIIIe siècle le « corps mystique» devient un concept de plus en plus sécularisé et abstrait en prenant une connotation politique et juridique. Thomas d'Aquin marquera la transformation en passant de la métaphore du corps, « tête et membres », à la notion de « personne mystique » appliquée à l'Église. Ainsi, l'institution corporative qui réunissait une pluralité de personnes d'une même croyance pouvait être pensée avec les termes intellectuels qu'elle-même avait contribué à forger dans le domaine du droit et que les juristes nommaient persona ficta ou reprœsentata. Une abstraction juridique, la personne fictive ou morale, viendra à être la représentation mentale (symbolique) d'un groupe de personnes, d'une communauté, d'une corporation, d'une guilde. Une telle notion restera inscrite dans les annales

28. Kantorowicz, op. cit., p. 147 29. Ibid., p. 149. La transsubstantiation devient dogme de l'Église catholique par le Concile de Latran de 1215.

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pour servir d'assise à la théorisation politique pendant les siècles que suivront. La construction de cette figure de la pensée prendra une consistance particulière comme conséquence du travail méthodique de juristes et d'exégètes du droit successoral romain. Travail strictement juridique qui profitera de l'imagerie religieuse. Pour rendre compte de ce développement nous suivrons l'analyse dTan Thomas.30 Pendant la même période médiévale les docteurs du droit argumentèrent sur les difficultés que présentait la transmission patrimoniale dans le cas des communautés monastiques, collèges ecclésiastiques, confréries, cités, etc., qui ne possédaient pas une identité juridique constante, capable de persister dans le temps, abstraction faite de la vie et de la mort des hommes. Ils raisonnaient à partir du cas de figure suivant : qu'advient-il des biens et des droits d'une collectivité organisée quand il ne reste qu'un seul de ses membres ou il ne reste plus personne ? Après disputes, hypothèses diverses et accords instables, qui ont parcouru le XIIe et XIIIe siècle, il fut admis que seule une entité juridique abstraite pouvait suppléer à la défaillance du réel. Dès lors, nous dit Y. Thomas, « le droit force l'impasse par un expédient, une prothèse de fiction. »31 Notre auteur présente la question selon les termes débattus « vers 1140, entre un certain Gualifredus et Moïse, évêque de Ravenne : Un monastère a été réduit à n'être plus habité par personne, abandonné de tous ses moines et de leurs serviteurs qui desservaient Dieu, » dans cette situation, qui peut revendiquer les possessions et les terres de cette collectivité ? Des anciens donateurs ? « Ou doivent-ils être absorbés comme biens vacants par le fisc du pape ? »32 L'évêque de Ravenne écartait les deux options et proposait une troisième : pour éviter la vacance et maintenir la continuité, il décida que les biens appartenaient non pas aux moines euxmêmes, mais au bâtiment et au lieu. Les murs prenaient, au 30. Thomas, Yan : Les opérations du droit. Gallimard, Paris, 2011. 31. Ibid., p. 200. 32. Ibid., p. 201.

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moins provisoirement, la place de la collectivité ecclésiale disparue. Différents casus continuent de susciter incertitudes et controverses sans qu' apparaisse un accord de fond parce que, derrière les morts et les murs, une question non résolue demeurait qui n'était ni accidentelle ni situationnelle, et qui était la suivante : une pluralité de personnes, un collège, une confrérie, une cité, pour avoir le titulariat de biens et de droits doit acquérir les attributs d'un sujet singulier, c'est à dire, elle doit avoir une certaine identité groupale pour pouvoir demander la représentation de tous par un. La solution viendra par le biais d'un « déplacement décisif qui transporte la question médiévale de l'identité des collectivités ecclésiastiques sur le terrain des continuités patrimoniales arrangées par le droit successoral romain. »33 Déjà le Digest disait : toute succession « continue cependant le défunt depuis le moment de sa mort. » Une fois que le problème posé par le patrimoine des églises dissoutes ou de corporations disparues fut inclut dans le régime des res hereditariae on commença à voir, non pas seulement les biens, mais le collège lui-même comme objet de la succession. De ce point de vue un tel collège apparaissait comme une personne, « parce que le droit romain conférait précisément le rôle de personnes aux successions. » Ainsi, la conclusion acquise dans la seconde moitié du XIIIe siècle était que les biens d'un collège vacant continuaient de lui appartenir « parce qu'il était une personne « représentée» à la manière dont une succession « représente » une personne. »34 La persona reprœsentata, fictive, qui va occuper la place laissée vide par les morts ou par une communauté disparue, en vertu de son abstraction même, et à exemple du corpus mysticum que figurait l'Église, pourra alors doubler toute institution passée ou présente, éteinte ou vivante. 33. Ibid., p. 204. 34. Ibid., p. 205.

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Mais, cette représentation imagée, cette persona ficta ou morale, pouvait encore se dédoubler en représentation singulière d'une pluralité, tout en étant représentée par une personne réelle, tel que dans la succession le mort est « représenté ». C'est de ce nouveau représentant naturel que surgira la consistance apportée par les juristes. Il y a donc une ambigiiité interprétative dans le concept même de représentation : dans un sens, « la représentation est pleinement transitive, elle est celle d'un absent par un présent. Reprœsentare signifie certainement, dans la langue du droit médiéval, être présent à la place d'autrui ».35 Mais, la représentation, comme dans l'expression persona reprœsentata, peut être comprise également d'une façon intransitive en tant que figure mentale ou personne fictive, en absence de tout représentant vicarial réel. Dans ces deux fonctions implicites du terme « représentation» viendra se nicher le paradoxe de la représentation que reconnaîtra Thomas Hobbes quelques siècles plus tard.

Les théories primitives du contrat Un autre moment important dans la formation de la notion de représentation politique advient avec la montée en puissance de la monarchie au XVIe siècle et les limites qui essaye d'ériger une certaine théorisation scolastique de type contractuel ou pactiste. Des résistances et des restrictions à la potestas absolutiste du pape ou du prince ont, sûrement, existé toujours. Déjà dans la première moitié du XIVe siècle Guillaume d'Ockham refusait au pape le pouvoir d'aliéner les biens de l'Église parce qu'ils appartenaient, disait-il, à Dieu et à son corpus mysticum, c'est à dire au corps politique ou iuridicum qui est l'Eglise. L'absolutisme en Espagne, après Ferdinand le Catholique et pendant le règne de Philippe II, cohabite avec une Église jalouse de ses prérogatives, qui abrite en

35. Ibid., p. 229.

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son sein un courant qu'on peut appeler démocratique (avec les précautions d'usage36), et de surcroît, cet absolutisme doit se soucier aussi de la résistance que lui opposent les traditionnels fueros des provinces d'Aragon et les souvenirs encore vivants du mouvement comunero de Castille.37 Disons, alors, que pour une partie importante des théologiens de l'Eglise tridentine espagnole au XVIe siècle, le pouvoir (potestas, potestad en espagnol) royal a deux limites : Dieu et le Peuple. Le jésuite Ribadeneyra dans son Tratado del principe cristiano publié en 159538 avec le propos de défendre la monarchie catholique et d'attaquer Machiavel, écrit : « (...) ningun rey es rey absoluto, ni independiente ni propietario, sino teniente y ministro de Dios ». [... aucun roi n'est roi absolu, ni indépendant ni propriétaire, il est lieutenant et ministre de Dieu]39 A la même époque Juan de Mariana, jésuite et monarchomaque, théologien reconnu, publia De reges et régis institutione (1599) [Sur le Roi et les institutions royales] où il affirme : « puesto que el poder real, si es legltimo, ha sido creado por consentimiento de los ciudadanos, y solo por este medio pudieron ser colocados los primeros hombres en la cumbre de los negocios publicos, ha de ser limitado desde el principio por leyes y estatutos a fin de que no se exceda en perjuicio de sus subditos y dégénéra al fin en tirania ». [étant donné que le pouvoir royal, s'il est légitime, a été crée par consentement des citoyens, et que seulement par ce moyen ont pu être placés les premiers hommes au sommet des affaires publiques, il doit être limité dès le début par des lois et des statuts 36. Appelons « démocratiques » les théories qui reconnaissent dans la souveraineté populaire l'origine du pouvoir. 37. Le mouvement comunero (guerre des Communautés de Castille) est un soulèvement armé des villes de la région de Castille, tout particulièrement et, contre le pouvoir royal entre 1520 et 1521. 38. « Traité du prince chrétien.» Voir : Alain Milhou, Pouvoir royal et absolutisme dans l'Espagne du XVI' siècle. Presse Universitaire du Mirail, Toulouse, 1999, p. 60. 39. Ibid.

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afin qu'il n'y ait pas des excès au détriment de ses sujets et qu'il dégénère en tyrannie ».]40 Et il ajoute : «A mi modo de ver no puede el principe oponerse a la multitud» en todas aquellas cosas «que puedan haberse reservado los pueblos, ya por una constitution particular, ya por la costumbre, [el principe] no puede hacer mas que acatar la voluntad de sus subditos, resignarse y callar. » [ « A mon avis, le prince ne peut pas s'opposer à la multitude » dans toutes ces questions « que les peuples ont pu se réserver, soit par une constitution en particulier, soit par la coutume, il (le prince) ne peut qu'honorer la volonté de ses sujets, se résigner et se taire.»]41 En citant ces paragraphes, que nous reproduisons, Alain Milhou fait remarquer qu'ils sont représentatifs du climat universitaire dans l'Espagne du XVIe siècle. Notre intérêt particulier pour les positions doctrinaires qui expriment les clercs canonistes de cette période sur l'origine du pouvoir politique, réside dans le postulat, qu'ils posent avec force, d'une sorte de pacte originel par lequel la potestas du roi est dérivée du pouvoir collectif de la société. Dans cette conception du politique, que nous pourrions appeler une théorie primitive du contrat social, sont présentes des idées qui entreront d'une façon ou d'une autre dans la formulation de la notion de représentation politique, telles que : le transfert de souveraineté, la délégation, la réserve de souveraineté (potestas in habitu), la révocabilité. La doctrine scolastique qui exprime avec netteté et modération Diego de Covarrubias [1512-1577] professeur de droit canon à Salamanque, n'a rien d'immédiatement subversif parce qu'elle insiste sur le caractère naturel de la hiérarchie et sur la nécessaire autorité du prince. Mais, si bien tout pouvoir vient de Dieu, comme on pouvait s'attendre à cette époque-là, cette doctrine établit une différence radicale entre la potestas ecclésiastique et la

40. Ibid., p. 61. 41. Ibid., p. 62.

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civile et séculaire. La première est surnaturelle ou spirituelle et, donc, ne peut appartenir à personne par droit naturel [« por consiguiente no puede por derecho natural pertenecer a nadie »]. Seul Dieu la communique ou la donne personnellement à son vicaire.42 Repérons ici en fonction de notre démarche que, dans cette action de communiquer ou déléguer un pouvoir, personne n'imagine que Dieu perde sa potestas, ou l'aliène, ni momentanément ni définitivement. Au contraire, la potestas temporelle et civile suprême réside toute entière dans la communauté elle-même. Par conséquence « los reyes reciben su potestad de los subditos » [les rois reçoivent leur pouvoir (potestas) de leurs sujets]43, reconnaît Covarrubias. Pour ce prélat espagnol, suivant en cela la tradition aristotélicienne, la société est considérée comme un fait de nature, les hommes vivent ensemble et constituent spontanément une entité collective pour satisfaire leurs nécessités. Ainsi, l'homme est un animal civil, « plus social que les abeilles ». De cette nature qui donne le fondement sur lequel s'institue la communauté ou la République, ils tirent l'intelligence (el entendimiento) de concéder « facultés convenables » à princes ou magistrats, parce que sans ordre et sans tête une société organisée ne peut pas fonctionner. C'est, alors, par loi naturelle que toute République « peut et doit transférer la potestas civile qu'elle possède » à rois, princes ou consuls. Domingo de Soto, philosophe et théologien dominicain écrivait en 1556 De justitia et jure où il note : « Les rois et les princes sont créés par le Peuple, qui leur transfère impérium et potestas ».44 Covarrubias prolonge la pensée de Soto tout en considérant que cette transmission ou transfert de « souveraineté » n'est pas une délégation révocable, elle est un déplacement définitif, sauf peut-être dans le cas de tyrannie.

42. Ibid., p. 105. 43. Ibid. 44. « De la Justice et du Droit »,. cité par A. Milhou, op. cit., p. 106.

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Cependant, une distinction importante avait était établie par Martin de Azpilcueta [1493-1586]. Celui qui était appelé le Docteur Navarrais considérait qu'une chose est une « délégation » (ou concession) de souveraineté et une autre différente un « transfert » : « Concedere aliquid et tranferre differum. » La différence est de taille, dans la délégation le peuple ne perd pas sa souveraineté parce qu'il peut toujours retirer ou révoquer la potestas donnée à ses délégués ou mandataires, comme Dieu avec son vicaire. Transférer le « pouvoir » signifie le passer d'un lieu à un autre (du latin [trans] et ferre : porter), le déposer dans d'autres mains, l'abdiquer pour un période aléatoire ou déterminée, ou pour toujours. L'idée d'une délégation qui préserve la capacité décisionnelle du mandant, qui n'entame pas sa souveraineté sur tous les pouvoirs délégués, pourrait conforter la proposition majeure de la théorie politique de Martin de Azpilcueta, qui dans une leçon publique à l'Université de Salamanque en 1528, affirmait : « El reino no es del rey, sino de la comunidad, y la misma potestad regia no pertenece por derecho natural al rey, sino a la comunidad, la cual, por lo tanto, no puede enteramente desprenderse de ella. » [ « Le royaume n'appartient pas au roi mais à la communauté et la domination royale n'appartient pas par droit naturel au roi mais à la communauté laquelle, par conséquent, ne peut pas se détacher d'elle entièrement. »]45 Avec plus ou moins de clarté ou emphase, plusieurs voix importantes de l'Eglise espagnole des dernières décennies de ce XVIe siècle qui se prolonge un peu sur le XVIIe, vont exprimer des convictions semblables comme, par exemple, Luis de Molina, le jésuite qui défendait le droit de résistance [« Si un rey quiere asumir facultades que no le han sido concedidas, podrâ la republica resistirle como tirano .» (« Si un roi veut assumer des facultés qui ne lui ont pas été accordées, la république pourra lui résister en tant que tyran. ») ] ou Bartolomé de las Casas, le dominicain qui prêchait en faveur des Indiens d'Amérique, et qui affirmait qu'à 45. Cité par A. Milhou, ibid.

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l'origine, en établissant une sorte de pacte, le peuple se concertait avec le prince sur le régime politique. Ainsi « originairement toutes les choses et tous les peuples furent libres. » Nonobstant, toute cette rhétorique démocratique était développé par des hauts dignitaires de l'Église de la Contre-réforme, et sous l'œil soupçonneux de l'Inquisition instaurée en Espagne, à la demande des Rois Catholiques en 1474, et qui, il faut bien le remarquer, ne seront pas molestés par leurs opinions politiques. On pourrait penser que les thèses scolastiques sur l'origine du pouvoir royal et l'idée de contrat qui lui est liée s'accommodaient fort bien avec la défense de l'hégémonie ecclésiastique face à l'absolutisme revendiqué par la monarchie. Mais, certaines de ces idées vont loin sur le chemin de la « volonté du peuple » et, refoulées dans le courant obscur de l'histoire sociale, elles resurgiront remaniées dans un autre contexte pendant la seconde moitié du XIXe siècle. Les propositions des scolastiques espagnols qui constituent une forme primitive de pacte social sont, nous résumons, de trois ordres : Premièrement, la potestas est dans la communauté, il n'y a pas d'autre source séculaire de souveraineté, donc le pouvoir du prince est dérivé ou vicarial. Secondement, il faut différencier la fonction de délégation du transfert de souveraineté. Le transfert est incompatible avec la réserve de souveraineté. Et en troisième lieu, comme nous l'avons vu sous la plume de Mariana ou de Azpilcueta, la communauté ne peut pas se défaire totalement de la potestas naturelle qui est en elle. Il y aura toujours une réserve de souveraineté dans le peuple, la potentia in habitu, à laquelle on pourra faire appel pour résister ou se débarrasser de la tyrannie. En vérité, ce qui dérange dans les spéculations scolastiques sur le pouvoir politique n'est pas seulement le rang social de ceux qui expriment préoccupations démocratiques, mais aussi le hiatus qui se manifeste avec l'exercice réel du pouvoir politique détenu par la fraction dominante de la société, et que la philosophie légitime ou justifie en établissant une distinction radicale entre la souveraineté de la communauté considérée in habitu, nominale

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ou potentielle, et la potestas du gouvernement qui est in actu, en exercice ou en action. Ce qui continue à être le cas dans la justification idéologique de la moderne démocratie représentative. Quand le Peuple prend la parole c'est l'insurrection, c'est déjà l'action révolutionnaire. Dans la quotidienneté tranquille de l'établi c'est le gouvernement, et lui seul, qui a la responsabilité de l'agir décisionnel légitime.

Le contrat social et la représentation Un climat social très différent de celui qui régnait dans l'Espagne de Charles Quint et de Philippe II, se développe en Angleterre au milieu du XVIIe siècle. La grande effervescence des esprits et la révolte populaire qui accompagnèrent la victoire du Long Parlement sur Charles Ier, la décapitation du roi, et l'instauration d'une république éphémère, ont peu à peu quitté le premier plan de la scène politique, et ont laissé la place à des reformes qui ont profité durablement à la petite noblesse terrienne et aux marchands. Une monarchie constitutionnelle se stabilise et les couches défavorisées de la population, qui en constituent son cinquante pour cent, restent dans les marges. Nonobstant, pendant une courte période - entre 1640 et 1660 - une seconde révolution « qui n'eut jamais lieu » grondait dans l'ombre de la première Révolution anglaise. A ce moment-là « tout, littéralement, semblait possible ; on assista à une remise en question, non seulement des valeurs anciennes d'une société fondée sur la hiérarchie, mais aussi des valeurs nouvelles de l'étique protestante. La reprise en main ne s'effectua que progressivement au cours du protectorat d'Olivier Cromwell ».46 La tendance victorieuse de cette révolution va de pair avec la croyance croissante en la valeur et les droits de l'individu, et est accompagnée aussi par la formulation doctrinaire de leur justification. Ce seront les principes fondamentaux du libéralisme promis à une longue postérité.

46. Hill, Christopher : Le Monde à l'envers. Payot, Paris 1977, p. 15.

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Alors, la vision traditionnelle de la société, aristotélicienne et scolastique, que considérait la vie sociale en tant que fait de nature, va basculer vers une conception « artifïcialiste » qui postule l'organisation sociopolitique de la communauté comme instituée, produit d'une convention établie en fonction de la volonté et l'intérêt des individus. Dès premières lignes de l'introduction du Léviathan, Thomas Hobbes considère la question de l'artifice : l'art de l'homme imite la nature, et « un tel art peut produire un animal artificiel. » Ce sont les humains qui créent la Cité (Civitas), ce grand Léviathan, cet homme artificiel « d'une stature et d'une force plus grandes que celles de l'homme naturel ;(...) en lui la souveraineté est une âme artificielle, puisque elle donne la vie et le mouvement à l'ensemble du corps ».47 L'artifice, pensons nous, est une dimension nécessaire pour essayer de résoudre le problème fondamental de la justification du pouvoir politique (potestas), et dans ce domaine une théorie de la représentation est centrale aussi bien pour unifier la pluralité d'individus en un seul corps politique que pour définir (et, en même temps, brouiller) le lieu de la souveraineté. Hobbes, dans la traduction latine du Léviathan, publiée dixsept ans après la première version anglaise, modifie comme suit la phrase citée quelques lignes auparavant sur « la souveraineté »: « celui qui détient le pouvoir suprême est comme une âme, donnant à tout le corps vie et mouvements, w48 A-t-il voulut réduire une ambigiiité ? Des trois textes qui vont construire la philosophie hobbesienne du pouvoir politique - de l'Etat -, le premier, Éléments de la loi naturelle et politique, fut écrit dans l'année 1639 - mais publié beaucoup plus tard - , et il porte une Epître dédicatoire49 signée par

47. Hobbes, Thomas : Léviathan (anglais). Dalloz, Paris, 1999 (Sirey, 1971), p. 5. 48. Hobbes, Thomas : Léviathan (latin). Librairie J. Vrin et Dalloz, Paris, 2004, p. 11. 49. Dédicacé à Williams Cavendish ( 1592-1676) comte de Newcastle.

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Hobbes le 9 Mai 1640, quatre jours après la dissolution par Charles Ier du Short Parliament. A l'occasion de la convocation d'un nouveau Parlement en novembre (Long Parliament) la situation était révolutionnaire. Hobbes prend la fuite et se réfugie à Paris vers la fin de cette année-là. Dans ces Eléments de la loi, les prémisses théoriques sont explicites et elles le resteront, avec d'habillages conceptuels plus nuancés, tout au long de son œuvre sociopolitique. Contrairement aux théologiens espagnols le point de départ ne sera plus la communauté mais l'individu et sa « nature ». A l'état de nature il n'y a que des individus, et « les hommes sont par nature égaux. »50 En ayant les mêmes droits naturels sur toute chose ils sont en conflit et en guerre entre eux pour imposer leurs intérêts et leur volonté. Toutefois, la raison nous dit que celui « qui désire vivre dans un état tel que l'état de liberté [liberty] et de droit de tous sur tout se contredit lui-même. En effet, tout homme par nécessité naturelle désire son propre bien », en conséquence le conflit et l'état de guerre où les hommes s'entre-tuent ne peut être que contradictoire avec son désir.51 De cette prémisse Hobbes tire deux conséquences : 1) Que la concorde parmi les hommes est artificielle et s'obtient par voie de convention. 2) Que le consentement (le concours de la volonté de plusieurs pour une fin commune) « ne constitue pas une sécurité suffisante pour la paix » des hommes, sans l'érection de quelque pouvoir commun, par la crainte duquel ils peuvent être contraints à se maintenir en paix et à unir leurs forces. Pour obtenir cette union, la seule voie qu'on peut imaginer, dit Hobbes, est « l'implication ou l'inclusion des volontés de plusieurs dans la volonté d'un seul homme », ou d'un seul Conseil. Il naît ainsi un corps politique ou société civile que les Grecs appellent

50. Hobbes, Thomas : Éléments de la loi naturelle et politique. Librairie Générale Française, 2003, p. 176. 51. Ibid., p. 181.

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polis, « qui peut être défini comme étant une multitude d'hommes unis en une seule personne ».52 A l'époque où il rédige les Éléments Hobbes ne dispose encore d'une conceptualisation de « personne » et de « représentation » comme celle qu'il développera en écrivant le Léviathan. Ici, dans ce texte, l'homme ou le Conseil à qui les membres particuliers de la multitude ont donné le pouvoir commun, dispose du « pouvoir souverain » qui consiste dans la volonté et la force de chacun transférées par convention. Il suit une précision importante pour cette première formulation du transfert de « souveraineté » : comme « nul ne peut réellement transférer sa propre force à un autre, ou cet autre la recevoir, il faut comprendre que transférer sa puissance et sa force n'est pas autre chose que de se défaire ou de se dessaisir de son droit propre de résister au bénéficiaire du transfert. »53 Comme la communauté n'existe pas dans l'état de nature - il n'y a qu'une multitude d'individus - , le corps politique ou société civile sera le résultat d'un acte d'institution, d'une convention ou pacte. Un pactum societatis qui est, simultanément, pour Hobbes, un pactum subjectionis. Donc, cette société civile, ce corps juridique ou politique, qu'une convention, institution ou pacte, fait surgir d'une multitude d'individus naturels, est un corpus figuratum, comme le fut le corps mystique de l'Église au XIIIe siècle. Image symbolique qui prend la place de la réalité sociale établie. Et, ainsi que l'avaient vu les juristes de ce siècle-là, « seule une entité juridique abstraite pouvait suppléer à » la diversité du réel en l'unifiant par un expédient, par « une prothèse de fiction ». De cette façon une multitude d'individus distincts sans lien social entre eux, sauf le conflit et la guerre, devient un « sujet singulier » capable d'obtenir « la représentation de tous par un. » La lecture des Éléments fait penser qu'à ce stade de la théorisation, Hobbes considère que le corps politique (polis, civitas) est,

52. Ibid., p. 223. 53. Ibid., (chap. XIX, 8), p. 224.

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comme il le dit, une multitude d'hommes unis en une seule personne. Et, il faut comprendre par « une seule personne » non pas une persona ficta ou reprœsentata, mais une personne réelle (naturelle) ou un groupe réduit de personnes naturelles (un Conseil), qui reçoit « la volonté et la force de chacun transférées par convention. » Ce transfert n'admet pas les restrictions d'une délégation, ni d'une « réserve de souveraineté», il est le résultat d'un désistement5mais, en ses conséquences, il est comme l'imaginait l'évêque de Segovia Diego de Covarrubias, absolu et définitif. Car quel bienfait pourrait exister si celui qui se dépouille d'un droit « garde encore le droit de reprendre ce qu'il a donné ? »55 L'argumentation s'affirme et s'affine vers une théorie représentationnelle dans les pages du De Cive, ou les fondements de la politique, écrit et publié à Paris en 1642. Les prémisses sont les mêmes déjà exposées dans les Éléments : pour avoir union ou concorde il faut « une seule volonté de tous », et pour l'obtenir chaque particulier doit « soumettre sa volonté propre à celle d'un certain autre, ou d'une certaine assemblée ». L'individu qui soumet sa volonté à un autre « lui fait transport du droit qu'il a sur ses forces & sur ses facultés propres », et si tous les autres font la même transaction, « celui auquel on se soumet en acquiert de si grandes forces, qu'elles feront trembler tous ceux » qui voudraient rompre les liens de la concorde.56 Le point suivant de ce chapitre V de la deuxième section du De Cive, intitulé L'Empire, introduit des clarifications nouvelles qui nous rapprochent des formulations du Léviathan. Nous pouvons y lire que l'union qui ressort de ce pacte « forme le corps d'un État, d'une société, et pour le dire ainsi d'une personne civile », car les volontés de tous les membres de la République n'en formant

54. Éléments de la loi. Voir Chapitre XV, 2, 3, pp. 184-185. 55. Ibid., p. 193. 56. De Cive. Éditions Sirey, Paris, 1981. Chapitre V, points VI, XII, VIII, pp. 140-141.

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qu'une seule, l'État peut être considéré comme si ce n'était qu'une seule tête.61 Et Hobbes conclut en définissant l'État (l'État d'une ville, mais la définition servira pour toutes les formes de gouvernements et de sociétés civiles) comme une personne dont la volonté représente la volonté de tous. Cela d'une façon telle que ni un seul citoyen, ni tous ensemble, ne doivent pas être pris pour le corps d'une société civile si on ôte (de ce corps juridique ou politique) « celui duquel la volonté représente celle de tous les autres. »58 Dit avec de mots différents, si on décolle la tête le corps politique disparaît, et le peuple devient la multitude qu'il était auparavant dans l'état de nature. Ignorer la différence qu'il y a entre le peuple et la multitude amène à une conception séditieuse. La multitude est faite de particuliers, de sujets individuels. Ce sont quelques sujets mutins qui « disent que le royaume s'est révolté contre le roi (ce qui est impossible) », qui excitent les bourgeois contre l'État, et « animent la multitude contre le peuple. » Le peuple est autre chose, « le peuple est un certain corps & une certaine personne, à laquelle on peut attribuer une seule volonté ». Car, « c'est le peuple qui règne » en tout État, même dans les monarchies « c'est le peuple qui commande & qui veut par la volonté d'un seul homme. » Dans l'État aristocratique ou dans l'État populaire, « les habitants en foule sont la multitude, & la cour ou le conseil, c'est le peuple. Dans une monarchie, les sujets représentent la multitude, & le roi (quoique ceci semble fort étrange) est ce que je nomme le peuple. »59 Voici exprimé sous la plume de Hobbes le paradoxe de la représentation. Cependant, la théorie de la représentation, qui constitue le noyau de la conception de l'État, sera complètement développée seulement avec les chapitres XVI et XVII du Léviathan. C'est en 57. Ibid., point IX [Les italiques sont de moi]. 58. Ibid. 59. De Cive. Chapitre XII, point VIII, p. 228.

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mai 1651 qui apparaît à Londres la première édition en langue anglaise du Léviathan. En décembre Hobbes revient de son exil dans le continent. La version latine, qui inclut de modifications sensibles, sera éditée en 1668. Dans cette année du milieu du XVIIe siècle, qu'une décennie sépare encore de la Restauration monarchique, Hobbes pense à son Léviathan, à l'Etat, et pourtant il ne s'attarde pas sur la forme démocratique, aristocratique ou monarchique, que pourrait prendre celui-ci, parce que en réalité elles ne changent pas sa constitution profonde.60 Ce qu'importe c'est de montrer l'erreur de ces sujets mutins qui croient que le peuple peut se révolter contre le Pouvoir suprême, « ce qui est impossible » parce qu'on ne se révolte pas contre soi-même. Le problème, donc, c'est toujours de faire en « sorte que les volontés de tous soient réduites à une seule » volonté, c'est-à-dire que « la personne de chaque homme individuel » se reconnaisse l'auteur de toutes les actions qu'accomplira la persona ficta ou représentative, la persona reprœsentata. Le point crucial de la « représentation » devient ainsi la définition de « personne », qui va occuper plusieurs pages du Léviathan : une personne est celui dont les paroles et les actions lui appartiennent en propre, ou celui dont les paroles et les actions représentent celles d'un autre, « ou de quelque autre réalité à laquelle on les attribue par une attribution vraie ou fictive. »61 Plus tranchée la version latine dit : « Une personne est celui qui agit soit en son nom, soit au nom d'autrui. » Si c'est au nom d'autrui, « elle est la personne représentative de celui au nom duquel elle agit. »62 Dans le premier cas on parle d'une personne naturelle, dans le deuxième cas d'une personne fictive ou artificielle.

60. « la souveraineté est identique dans tous les régimes politiques. » Éléments, p. 21. 61. Angl. P 161. 62. Lat., p. 131.

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Et Hobbes ajoute que presque toute chose peut être représentée (c'est-à-dire, avoir un représentant 63 ) de manière fictive, comme par exemple « une Église, un hôpital, un pont peuvent être personnifiés par un recteur, un directeur, un contrôleur. »M Notons aussi qu'en se référant à son étymologie latine, personne est « l'équivalent d'acteur, tant à la scène que dans la vie courante ; et personnifier, c'est jouer le rôle, ou assumer la représentation, de soi-même ou d'autrui. w66 Selon le cas, celui qui représente, est appelé représentant, lieutenant, vicaire, acteur, etc. Alors, celui qui reconnaît pour siennes les paroles et les actions « représentées» par l'acteur, est donc l'auteur. Et dans ce cas l'acteur agit en vertu de l'autorité qu'il a reçue de l'auteur. Pour Hobbes, autorité s'entend toujours dans le sens d'avoir le droit d'accomplir quelque action « en vertu de l'autorité reçue », d'un mandat ou d'une permission, c'est-à-dire, d'être autorisé, d'avoir l'autorisation. Nous arrivons au cœur de la démonstration : Parce qu'une multitude n'est pas naturellement une unité, mais une collection d'hommes multiples, elle devient une seule personne « quand ces hommes sont représentés par un seul homme ou une seule personne, de sorte que cela se fasse avec le consentement de chaque individu singulier de cette multitude. » Car « ce n'est pas l'unité du représenté, mais du représentant qui fait que la personne est une. »66 Le texte anglais précise : « Et c'est celui qui représente qui assume la personnalité [Person], et il n'en assume qu'une seule. »67

63. C'est moi qui précise en fonction de la suite de la phrase : un hôpital est « personnifié » ou « représenté » par le directeur. Mais, « représenté » et « personnifié » admettent deux interprétations, comme il est dit en différents parties de ce texte. Ce sont les nuances remarquées et même le changement de sens des mots clés selon le contexte, qui nos obligent à une profusion de italiques et guillemets. 64. Angl., p. 164. 65. Angl., p. 162. 66. Lat., p. 134 / Angl., p. 166.

67. Angl., ibid.

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Les éléments constitutifs de la représentation politique sont maintenant réunis permettant la formulation du Contrat social. Pour vivre en paix et en sécurité les hommes ont besoin d'un artifice, ils doivent ériger par convention une République. Mais, comme « les conventions sans le glaive ne sont que des paroles », selon l'apophtegme hobbesien, il n'est pas « étonnant qu'il faille quelque chose d'autre, en sus de la convention, pour rendre l'accord » des hommes « constant et durable w68, et ce quelque chose est un pouvoir commun qui les oblige par l'effroi qu'il inspire et par la force qu'il détient. Pour cela chacun doit confier tout leur pouvoir et toute leur force à un seul homme ou à une seule assemblée, et en conséquence soumettre sa volonté et son jugement à la volonté et au jugement de cet homme ou de cette assemblée. Ce qui signifie plus que consensus ou concorde, « il s'agit d'une unité réelle de tous en une seule et même personne ». Comme si chacun faisait le pacte suivant : « j'autorise cet homme ou cette assemblée, et je lui abandonne mon droit de me gouverner moi-même, à cette condition que tu lui abandonnes ton droit et que tu autorises toutes ses actions de la même manière. Cela fait, la multitude ainsi unie en une seule personne est appelée République, en latin Civitas. »69 C'est la génération de Léviathan, ce dieu mortel, qui a reçue de chaque individu de la Cité, l'autorité70 (autorisation) que « lui permet de modeler les volontés de tous » En lui réside l'essence de l'État, qui se définit ainsi, selon la version latine, sensiblement pareille à l'anglaise, mais que je trouve plus claire : « une cité est une personne unique, des actions de laquelle un grand nombre d'hommes (...) se sont fait les auteurs, afin qu'elle use à son gré de la puissance de tous (...) Et de

68. Ibid., chapitre XVII, p. 177. 69. Ibid. 70. Lat., p. 142, note 2. Note du traducteur: « dans cette phrase le mot authoritas (graphie de Hobbes pour auctoritas), tout en gardant le sens de « mandat », ou « délégation de pouvoir » que Hobbes lui attribue conventionnellement, renvoie aussi au sens plus usuel de « pouvoir de commander ».

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celui qui assume la personne de la cité, on dit qu'il possède le pouvoir suprême. Tous les autres sont appelés sujets et citoyens (Subditii et Cives).»71 Cette dernière partie de la phrase est traduite de la version anglaise comme suit : « Le dépositaire de cette personnalité est appelé Souverain, et on dit qu'il possède le pouvoir souverain ; tout autre homme est son Sujet. »72 Est-ce que cette construction théorique, qui contient la justification du droit de l'État au « monopole de la contrainte physique » en tant que représentant de la volonté de tous, est facilement compréhensible ? A-t-elle la cohérence qu'on lui prête ? L'analyse que Quentin Skinner consacre à Léviathan dans l'un de ses écrits73, présente la structure représentationnelle du pacte social de façon claire et simple : « une République est instituée dès que les membres individuels d'une multitude passent l'un avec l'autre la convention d'autoriser une personne « artificielle» à exercer la souveraineté sur eux. » Oui, mais celui qui possède le pouvoir suprême c'est « celui qui assume la personne de la Cité. » Alors, l'ancien problème ne disparaît pas. La réduction de la multitude à une seule personne représentative souffre d'une ambiguïté constitutive qui oblige à une alchimie compliquée. Et cela parce que la notion de personne qui intéresse ici, est la résultante de plusieurs lignes conceptuelles tissées ensemble. De prime abord, le modèle médiéval du « corps mystique » du Christ à permis de penser ou d'imaginer un groupe d'individus qui ont une activité ou une vocation en commun - une corporation par exemple - comme un corps politique et juridique, un corpus figuratum, qui en unifiant tête et membres donne l'idée d'une personne unique fictive ou reprœsentata. On peut personnifier aussi une autre réalité que l'humaine, un hôpital, un monastère, mais remarquons, comme nous l'avons déjà fait avec les canonistes et juristes du XIIIe siècle, que dans tous les

71. Lat., p. 142. 72. Angl., p. 178. 73. Hobbes et la conception républicaine de la liberté. Albin Michel, Paris p. 183.

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cas la persona ficta les représentera d'une double façon : en tant qu'image ou signe du réfèrent, en propre pourrait-on dire, de manière immanente ou intransitive ; ou bien de façon transitive ou vicariale par le représentant (personne naturelle) qui assume la représentation. [Tel que les morts sont représentés dans le droit successoral romain, ou comme le magistrat qui représente le peuple, ou le directeur qui personnifie l'hôpital]. La personne naturelle aussi se présente sous deux faces, elle est l'auteur quand elle reconnaît des actions comme propres en soi-même ou dans l'agir d'un acteur. En tant qu'auteur elle est représentée par l'acteur qui devient ainsi son représentant. Je rappelle ces entrecroisements, au risque de fatiguer le lecteur, parce que l'escamotage de la souveraineté populaire se cache sous le manteau de la représentation. L'individu dans la multitude est supposé souverain74, une fois le pacte effectué il fait partie d'un corps politique, « le peuple », qui existe à condition qu'il soit représenté par un Roi, un Conseil, une Assemblée, qui assume la souveraineté de tous, autorisé par chacun. En tant que « l'unité du peuple », son existence même, est donnée par l'unité du représentant, on peut dire, selon la formule paradoxale de Hobbes dans De Cive, « le roi est ce que je nomme le peuple. » Dans le contrat primitif des prélats espagnols la potestas du gouvernement dérivait de la communauté, elle (la potestas) était un pouvoir transféré ou délégué. Dans le Contrat social le peuple aussi est la source de la souveraineté, mais il n'existe que comme persona ficta - une seule personne représentée ou représentative - et, donc, celui qui est le dépositaire de cette personnalité - on peut dire aussi, celui qui l'assume - sera le possesseur de l'Autorité suprême. Dès ses origines le pacte est pensé comme un moyen d'arriver à « l'implication ou l'inclusion des volontés de plusieurs dans la volonté d'un seul ». Pour pouvoir transférer leur volonté et leur force, ou avoir quelqu'un qui les représente, les gens du peuple 74. C'est-à-dire qu'il dispose du droit naturel de se gouverner soi-même.

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les individus de la multitude - doivent se déposséder ou se défaire de leur capacité de décision. Les membres d'un collectif social doivent consentir à « se dessaisir de (son) leur droit propre de résister au bénéficiaire du transfert » de souveraineté. La volonté ne peut se transmettre ni se représenter, le faire c'est la perdre, affirmera avec force Rousseau. Hobbes présuppose une démission volontaire de la liberté au profit de la sécurité. En réalité les hommes qui se soumettent au pouvoir de l'État sont des êtres dépossédés et usurpés, parce que le contrat est aussi un artifice. Personne n'a jamais imaginé qu'un tel contrat ait été réalisé un jour. Léviathan est un dieu mortel, une prothèse artificielle construite par une illusion représentative. Il est « une Idole, pure fiction du cerveau ».75 Tout ou presque, nous le savons, peut « être représenté d'une manière fictive ».76 Dans la construction de l'État moderne l'opinion de Rousseau a été oubliée ou laissée de côté. La proposition de Hobbes fait partie intégrante de la démocratie représentative : le peuple est souverain mais ce sont ses représentants qui gouvernent. D'ailleurs, il y a eu des philosophes des Lumières qui pensaient que le peuple n'est pas capable de savoir ce qu'il veut. « Il y avait un grand vice dans la plupart des anciennes républiques : c'est que le peuple avait droit d'y prendre des résolutions actives, et qui demandent quelque exécution, chose dont il est entièrement incapable. » Écrit Montesquieu. « Il ne doit entrer dans le gouvernement que pour choisir ses représentants, ce qui est très à sa portée. »77

Démocratie représentative et délégation Quarante ans après la publication de l'Esprit des lois, la Bastille tombera assaillie par le peuple de Paris. Ce sont ces sans-culottes qui feront la Commune insurrectionnelle et la journée du 10 Août, en donnant le frisson à leurs représentants. Un fervent 75. Léviathan. Ang., p. 165. 76. Ibid., p. 164. 77. De l'esprit des lois. [1748] XI, 6

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révolutionnaire, le Girondin Vergniaud, dira de ces « anarchistes» (qu'il déteste) que « peu s'en est fallu qu'ils n'aient bouleversé la République, en faisant croire à chaque section que la souveraineté réside dans son sein. »78 Revenant aux premières pages de cet écrit, reconsidérons la problématique liée à l'acceptation quasi-générale du « gouvernement représentatif ». Cette notion d'un gouvernement qui représente tous les citoyens contient dès ses origines révolutionnaires, une équivoque fondatrice : deux conceptions s'affrontent sans être jamais clairement reconnues, l'une voit dans le système représentatif un simple artifice technique résultant de la difficulté de faire participer un grand nombre de personnes dans la prise de décisions, « approche qui suggère implicitement - commente Pierre Rosanvallon - qu'un tel système n'est qu'un pis-aller, le substitut forcé à un impossible gouvernement direct des citoyens ».79 L'autre conception présente la théorie représentative comme une forme politique positive et supérieure qui permet de dépasser la défaillance du peuple, selon le pensait Montesquieu, ou encore, résoudre le conflit de souveraineté toujours latent entre peuple et gouvernement. Ainsi, dès 1789 un consensus s'établit parmi les révolutionnaires fortement influencés par Rousseau, « la souveraineté ne réside que dans le tout réuni, w80 Pourtant, le conflit séculier resurgit aussitôt. Les institutions anciennes pèsent lourdement dans le cerveau des hommes. Mounier écrit : « Mais, être le principe de la souveraineté et exercer la souveraineté sont deux choses très différentes. »81 Le moment révolutionnaire confirme la « souveraineté » du peuple, la lutte contre les privilèges et le despotisme dévoilent 78. Dictionnaire critique de la Révolution Française. Flammarion, Paris, 1989. Art. « Sans-culottes », p. 419 [« chaque section », on pourrait dire : chaque assemblée primaire. Les italiques sont de moi]. 79. Rosanvallon, Pierre : La démocratie inachevée. Op. cit., p. 15. 80. Ibid., p. 20. 81. Ibid., p. 21, (voir note 18).

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dans les faits le lieu où siège la potestas. Nonobstant, les sociétés, hétéronomes dès leurs origines, ont toujours donné aux élites le gouvernement des peuples. Une fois reconnu le principe de la souveraineté populaire, la réflexion politique doit affronter le problème non plus du despotisme ou de la tyrannie, mais de l'exercice institutionnel du pouvoir. En ayant écarté la gestion directe des affaires publiques par le démos assemblé, les questions qui surgissent ne sont pas éloignées de celles qui se posaient les scolastiques espagnols. Si le pouvoir civil réside tout entier dans la communauté ou la République, ceux qui gouvernent, magistrat, mandataires, représentants, « sont créés par le Peuple, qui leur transfère impérium et potestas. » (Domingo de Soto). Ils disposent de ce pouvoir à condition d'avoir « le consentement des citoyens », comme pensait, par exemple, Juan de Mariana, ou « l'autorisation de chacun », comme dirait Hobbes plus tard. Une dimension temporelle entre dans le débat, le transfert de la potestas était-il effectué dans les origines et pour toujours comme croyait Covarrubias et comme le suppose la théorie hobbesienne du Contrat ? Ou la société garde sa souveraineté in habitu et peut la reprendre in actu si son délégué ou mandataire faillit, comme suggérait Martin de Azpilcueta ? Dans une brochure d'août 1791 déjà citée, Jacques Pierre Brissot emprunte « les formules les plus radicales des districts parisiens »82 pour défendre le contrôle actif du peuple sur les pouvoirs délégués, tout en défendant farouchement le système représentatif, mais ce qu'il redoute c'est qu'en absolutisant la représentation, comme fait Barnave, la souveraineté populaire ne devienne un simple principe sans influence réelle. Ce qu'il propose est la réunion périodique d'une convention ou pouvoir constituant pour ressusciter la volonté collective. Cependant, Brissot reste enfermé dans le cercle de la représentation, et donc, il critiquera Rousseau pour avoir « calomnié le système représentatif » en soutenant « qu'on n'est pas libre du moment où on est représenté ».M

82. Ibid., p. 55. 83. Ibid.

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Indubitablement, toute la difficulté est dans ce transfert de la potestas collective immanente au social instituant vers une instance séparée qui agit sur le tout. Un hiatus existe entre peuple et gouvernement. Il paraît indiscutable que si la communauté transfère, passe ou transporte le pouvoir souverain qu'elle possède à d'autres mains, elle le perd momentanément ou définitivement. La démocratie représentative des Modernes maintient dans la figure de l'Etat, forgé et légitimé par le Contrat social, le modèle représentationnel par lequel « le représentant est le peuple ». Il le personnifie (le représentant personnifie le peuple) en assumant la personne artificielle ou figurée qui est la forme représentative qu'acquiert le représenté. La procédure du suffrage (dit) universel pour élire un représentant actualise ou ritualise le principe du désistement - « se défaire ou se dessaisir » - de la volonté individuelle en faveur de la personne qui va assumer la représentation de la volonté de tous. Dans la représentation, l'exercice de sa volonté est pour le commettant l'acte de son aliénation. Il choisit qui va décider pour lui. Ainsi, avec le système représentatif, la souveraineté du peuple (sumapotestas), ne se constitue en acte, en exercice, que quand la persona ficta est assumée par le représentant (le Roi, l'Assemblée, le Conseil). Proudhon pensait que « la collectivité abstraite du peuple » peut toujours servir « au parasitisme de la minorité et à l'oppression du grand nombre.» De cette façon, Rousseau peut faire croire - continue Proudhon en critiquant le Contrat social et la Volonté générale - que « le souverain, c'est-à-dire le Peuple, être fictif, personne morale, conception pure de l'entendement, a pour représentant naturel et visible le prince ».84 Alors, si la souveraineté ne peut pas se trouver dans un artifice, elle doit vivre dans « le peuple assemblé ». Mais, « si les assemblées primaires, dit Robespierre, étaient convoquées pour juger des questions d'État, la Convention serait détruite. » C'est

84. Proudhon, Pierre-Joseph : Idée générale de la Révolution au Garnier Frères, Paris, 1851 pp.131-132.

XIXesiècle,.

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claire, ajoute Proudhon, « si le Peuple devient législateur, à quoi bon des représentants ?(...) Si seulement on lui laisse le droit de contrôle, que devient notre autorité ? w85 On comprend bien donc que faire «croire à chaque section que la souveraineté réside dans son sein », c'est-à-dire, que la souveraineté est dans les assemblées primaires, c'est stimuler l'esprit mutin, c'est appeler à la destruction de l'État. Considérons maintenant les raisons pour lesquelles, en accord avec la prééminence des assemblés primaires, la notion de délégation doit prendre le devant de la scène dans le débat politique. L'idée de la transmission ou du transfert de biens ou de souveraineté laissés vacants - par une communauté disparue ou par les morts - avait servi, en s'étayant sur la persona ficta ou morale (sujet singulier), à la construction des notions de « représentation» et de « représentant ». En revanche, dans la délégation le mandant donne un mandat que le mandataire ou délégué doit exécuter ou accomplir, il ne transfère ni sa volonté ni son droit de se gouverner lui-même. Il donne « un pouvoir » et non pas sa puissance ou capacité d'agir. Dans la délégation il n'y a pas de vacance du ou des « mandants », mais une suprématie active de leur volonté sur tous les pouvoirs délégués. Nonobstant, cette distinction tranchée entre mandat et transfert qu'on pourrait établir, est brouillée dans la réalité sociale par deux facteurs qui travaillent en concordance. De prime abord, nous avons maintenue l'équivalence entre « donner un mandat à quelqu'un pour faire quelque chose» et « transférer à un autre la fonction de faire à notre place». Mais, dans le transfert on perd « la chose» transférée, ce qui arrive avec la représentation et non pas dans la délégation. Même si, comme reconnaissait Hobbes, on ne transfère pas réellement sa volonté ou sa puissance propres, on abandonne son exercice pour laisser le champ libre au bénéficiaire du transfert. La distinction devient plus nécessaire quand on passe du domaine individuel à la dimension groupale où la confusion s'ac-

85. Ibid., p. 163

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centue. Comme aurait pu le penser le soldat d'Holopherne : « Quand nous gagnons des batailles c'est le chef qui les gagne, quand il perd la tête ce nous qui perdons la nôtre. » Il y a un transfert inconscient d'une tonalité particulière dans les relations que le sujet maintient avec ses chefs, ou ses représentants politiques, ou les objets symboliques qu'il porte dans son cœur. Ce transfert dépose dans l'objet investi - homme ou chose les désirs de toute-puissance qui échappent à la conscience adulte, le sujet répète dans ses investissements actuels des prototypes infantiles. « Les mandants adorent leur propre créature », écrivait Bourdieu, ainsi, en recevant la délégation de plusieurs agents sociaux, le mandataire devient un « représentant » du groupe, il le personnifie en lui donnant d'une certaine façon son unité symbolique. Dès lors, la relation vicariale devient circulaire et ce qui n'était que simple délégation se transforme en représentation. Le représentant, produit du collectif social, mute en « fétiche politique », il usurpe l'identité du groupe en faisant croire que le corps politique - qui est le groupe - n'existe que par lui. Le système représentatif, élevé au rang d'institution légitimante du pouvoir politique, perpétue l'escamotage de la souveraineté populaire. Et il sera un deuxième facteur qui contribue à l'expropriation de la volonté individuelle. Les institutions ne sont pas extérieures aux sujets agents des actions sociales, même si nous les voyons comme formes organisationnelles ou structures propres du milieu où nous agissons, elles sont en réalité internes à la personne, et sont ressenties comme des manières personnelles de penser et de se comporter. L'institution représentationnelle, en tant que forme normative de la relation vicariale, s'articule avec les identifications infantiles à l'autorité (paternelle et patriarcale) et s'intègre ainsi naturellement au « caractère social » type d'une société androcentrique. L'incorporation précoce dans la socialisation du sujet d'un représentant de l'ordre social qui peut parler à notre place participera de la tonalité particulière avec laquelle l'électeur adulte

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choisira son représentant politique. On ne s'étonnera pas alors que le peuple aille chercher ses représentants dans l'élite. La nécessaire utilisation de la délégation dans la vie sociale pâtira de ces conditions propres à la société hiérarchique qui perdurent confortablement dans le système représentatif.

Sans conclure. La lutte révolutionnaire pour l'émancipation humaine prendra un nouvel essor dans la seconde moitié du XIXe siècle avec l'action internationale du prolétariat militant. La scission de la Première internationale facilitera le développement, à partir du Congrès de Saint-Imier, de sa branche antiautoritaire qui combattra vertement la représentation politique en affirmant l'action directe du prolétariat. Cette notion se construit sur deux piliers : « l'ombrageuse autonomie des décisions prises à la base sans chefs ni dirigeants, et sa conséquence logique, la non-délégation de la volonté ouvrière à des représentants politiciens »86 Quelques principes de base, au demeurant, resteront clairement posés. Les assemblées primaires sont souveraines, la délégation contient un mandat contrôlé et révocable en tout moment, il n'y a pas des représentants pour parler au nom de tous, la décision par majorité n'est pas absolue, elle doit être acceptée par la minorité.8787 Sur cette dernière proposition voir la Première résolution du Congrès de St Imier. Pour le moment laissons ici la critique du principe représentatif, et constatons que dans les mouvements sociaux actuels de par le monde resurgit cette conception antiautoritaire de la délégation, Alpha et Oméga de la lutte des anarchistes.

86. Colombo, Eduardo : « Le sens de l'action directe ». Réfractions n° 25.

La lutte pour la liberté « Liberté va cercando, ch'è si cara come sa chi per lei vita rifiuta »

Dante1

Un jour, du sombre fond de son cachot, un prisonnier - Sade peut-être - a écrit : « le combat pour la liberté est monotone et terrible ». Monotone, sans doute, parce qu'il dure depuis les origines de la cité, terrible parce que le droit d'annihiler la liberté et la vie est une prérogative constante qui s'octroie tout pouvoir politique. Pour nous, modernes, la liberté est un sentiment profond qui passionne et séduit. On pourrait penser qu'elle l'a toujours été ainsi. 2 L'anarchiste sera, sûrement, enclin à dire avec Bakounine : « Je suis un amant fanatique de la liberté »3. Elle, la liberté, peut embrasser une foule de gens et incendier les châteaux ou, encore, faire des révolutions. Cependant, la défi1. Dante Alighieri, La Divine Comédie. Purgatoire. Chant premier : « Il va cherchant la liberté si chère* comme le sait qui peut mourir pour elle. » 2. Peut être, parce que le Pouvoir politique, se cachant sous l'hétéronomie, l'a toujours interdite, la liberté s'était nourri de la négation et de la transgression, ce qui contribuât à sa séduction. Comme l'écrit Bataille : « L'interdit donne à ce qu'il frappe un sens qu'en elle-même, l'action interdite n'avait pas. L'interdit engage à la transgression, sans laquelle l'action n'aurait pas eu la lueur mauvaise qui séduit...» Les larmes d'Eros. J.-J. Pauvert éditeur, Paris, 1961, p. 60. 3. Michel Bakounine, "La Commune de Paris et la notion d'État". In La Commune de Paris, éd. CNT-RP, Paris, 2005, p. 76.

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nir d'un point de vue conceptuel n'est pas une tâche aisée parce qu'elle change, évolue avec le temps et se construit, sans être jamais achevée, tout au long de l'histoire des humains.

La notion de liberté L'opposition « libre- esclave » est reconnue par tous les peuples indo-européens, nous dit E. Benveniste, mais on ne connaît pas de désignation lexicale commune de la notion de « liberté ». La terminologie pour « homme libre » donne en grec eleuthéros et en latin liber et les deux mots présentent, selon l'analyse étymologique et sociale, un sens premier qui n'est pas celui qu'on serait tenté d'imaginer à partir du couple « libre-esclave » : si l'esclave est entravé dans ses mouvements ou s'il est sous le pouvoir d'un autre, libre serait « être débarrassé de ses chaînes », libéré de quelque chose qui opprime ou limite. Ce n'est pas le cas au départ. Le sens primitif aussi bien en grec qu'en latin « c'est celui de l'appartenance à une souche ethnique désignée par une métaphore de croissance végétale. »4 Etre né au sein de son ethnie ou de son groupe social confère un privilège par rapport à l'étranger ou à l'esclave capturé ou vendu. Le radical leudh, d'où sont tirés eleutheros et liber, signifie « croître, se développer ». Alors le mot eleutheria (traduit par liberté) contient dans ses racines deux significations principales, l'idée d'appartenance à un groupe, à une ethnie, à un peuple, et l'idée de croissance d'un être qui arrive à son plein développement ou à son épanouissement. Une autre interprétation, plus probablement liée à l'essor de la démocratie dans la polis grecque, rattache eleutheria à une racine exprimant l'idée d'« aller où l'on veut », ainsi le concept se rapprocherait du couple initial, et libre serait celui qui peut se déplacer où bon lui semble par opposition à l'esclave dépendant du bon vouloir de son maître.

4. Emile Benveniste, Le vocabulaire des institutions indo-européennes, vol. 1, chap. 3 « L'homme libre ». Les éditions de minuit, Paris, 1969, p. 324

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Mais, aussi bien chez Platon que chez Aristote la notion d'homme libre est plus proche de la conception d'un développement accompli de leur nature propre, que de l'idée moderne de liberté comprise comme indétermination ou libre choix. Aristote nous dit, par exemple, à propos de l'esclave par nature, que : « La nature tend assurément aussi à faire les corps d'esclaves différents de ceux des hommes libres, accordant aux uns la vigueur requise pour les gros travaux, et donnant aux autres la station droite, et [les rendant] utilement adaptés à la vie de citoyens » [La Politique, I, 5, 1254b - 30]. Cependant, cette nature n'est pas seulement une physis inerte, elle a un télos, elle tend à se développer vers son accomplissement, elle a des potentialités qui s'expriment à la naissance où « une séparation s'établit entre certaines réalités 5 , les unes étant destinées au commandement, et les autres à l'obéissance » [I, 5, 1254a - 20] Ce mouvement peut être facilité ou frustré, comme le montre le paragraphe qui suit : « pourtant le contraire arrive fréquemment aussi : des esclaves ont des corps d'hommes libres et des hommes libres des âmes d'esclaves. » Ces considérations sur l'homme libre et l'esclave, - qui le sont, l'un et l'autre, en accomplissement de leur propre nature -, sont des spéculations purement philosophiques, et elles peuvent être contestées, comme le reconnaît Aristote, par ceux qui affirment que l'esclavage est contre-nature. En prolongeant ces réflexions il n'est pas difficile de s'apercevoir que « les termes être esclave et esclave sont pris en deux sens » [I, 6, 1255a - 5], et qu'il existe un esclave autre que par nature, qui relève d'une loi positive, d'un droit admis dans les sociétés anciennes 6 , qui fait qu'un être humain puisse être la propriété d'un autre. Quand les Latins, sous l'Empereur Justinien, entreprennent la compilation du droit d'époques diverses [le corpus de ce Code fut 5. L'âme et le corps, l'homme et la bête, le mâle et la femelle (l'homme libre et l'esclave). 6. Malheureusement ce fléau n'a pas disparu avec la modernité et il persiste encore sous de formes larvées.

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constitué entre 529 et 535], la partie connue comme le Digeste (codex iuris) contient des commentaires et des opinions de jurisconsultes de la République et de l'Empire. Dans le Digeste la distinction fondamentale que le droit établit est toujours entre hommes libres et esclaves, mais le concept de liberté apparaît seulement en contraste avec l'esclavage, tandis que la situation de l'esclave est clairement définie comme la condition de « quelqu'un qui, contrairement à la nature, devient la propriété de quelqu'un d'autre. » Par exemple, la loi Aquilia, qui par son caractère archaïque peut être située autour de 289-286 av. J-C, dans son premier chapitre décide : « Celui qui aura tué sans raison un esclave, homme ou femme, appartenant à autrui, un animal à quatre pattes ou une bête de troupeau, sera obligé de donner au maître une quantité d'airain correspondant à la plus haute valeur qu'avait eu (la) chose au cours de l'année. » ( Gaius, Commentaire sur l'Edit provincial, L. 7 = Digeste,IX,2, 2, pr. ) Le Digeste introduit une autre différentiation entre les personnes qui sont sui iuris, sous leur propre juridiction, et celles qui, comme l'esclave ou l'enfant du citoyen romain, ou la femme, sont « sujets à la juridiction d'autrui. » Et ceux qui sont soumis à la juridiction d'autrui sont inpotestate domini, c'est-à-dire sous le pouvoir, les décisions ou la volonté de leurs maîtres. 7 Distinction importante parce qu'elle fait apparaître, en creux, un élément marquant de la notion politique de liberté : l'esclave peut être libre de ses mouvements et faire ce qu'il veut pourvu que le maître ne s'occupe pas de lui et le laisse faire, cela n'empêche pas qu'il demeure sous sa potestas. Dès lors on peut penser que la notion de liberté bifurque. Il paraît qu'Epictète définit la liberté ainsi : « Est libre celui qui vit comme il veut ». Aujourd'hui nous pourrions interpréter cette phrase en disant qu' « être libre » signifie choisir sa vie, ne 7. Voir l'analyse de Quentin Skinner in La liberté avant le libéralisme. Seuil, Paris, 2000, pp. 32-33.

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pas subir une contrainte ou une imposition du pouvoir politique. Pour Epictète, esclave amené à Rome à l'époque de Néron et après affranchi, la liberté implique être « maître de soi », de ses passions et de ses pensées. Dans Entretiens LXXTV, il dit : « Les philosophes enseignent que l'homme est libre. Ils enseignent donc à mépriser l'autorité de l'empereur. - Non. Nul philosophe n'enseigne à des sujets à se révolter contre leur prince, ni à soustraire à sa puissance rien de tout ce qui lui est soumis. » Il précise : si je le fais « faites-moi mourir, je suis un rebelle. Ce n'est pas là ce que j'enseigne aux hommes ; je ne leur enseigne qu'à conserver la liberté de leurs opinions, dont la divinité les a faits seuls les maîtres » Devant l'ordre : « Qu'on le mette aux fers ! » Epictète fait dire au supplicié : « Que dis-tu, mon ami, est-ce moi que tu menaces de mettre aux fers ? Je t'en défie. Ce sont mes jambes que tu y mettras, mais pour ma volonté, elle sera libre, et Jupiter même ne peut me l'ôter. » (Entretiens IV) D'une certaine façon ces propos persistent dans la conception que l'homme moderne se fait de la liberté, ce qui s'exprime par le sentiment inébranlable qui habite le prisonnier politique enchaîné au mur : Je suis libre ! C'est pour cela qu'on m'enferme. Mais, depuis toujours, pour former le concept de liberté on a regardé vers son contraire le servage, l'esclavage. Et alors, la « limitation physique de mouvements » à été liée à la décision ou à la volonté d'autrui, c'est cette volonté qui impose la contrainte. Si on est dans l'impossibilité de faire ce qu'on veut à cause d'événements involontaires, non intentionnels, imposés par la nature ou par des circonstances de la vie, on ne dit pas qu'on est privé de liberté. La liberté humaine dépend des actions humaines. Soumis par la force l'esclave devient la propriété d'autrui, d'un individu ou d'un groupe, et l'institution sociale légitime et renforce la situation de fait. Alors, à côté de l'esclavage, produit de la guerre et de la conquête, les hommes - les humains - naissent libres ou esclaves. Discriminés et assignés à leurs places respectives par les normes

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instituées de la société qui les accueille. La « volonté d'autrui» se prolonge et se transmue en instance légitimante : le Pouvoir politique. 8 Deux voies se profilent, parfois elles se confondent ou bifurquent, mais elles se côtoient tout au long de l'histoire. Une de ces voies est suivie par un développement de l'idée de liberté qui tend à se centrer sur l'individu, sur l'expression de ses potentialités, de son épanouissement, de son accomplissement. A ce développement contribue la découverte de la subjectivité, cette ouverture aux profondeurs du sujet, introduite par la tragédie du Ve siècle grec, qui établit un for interne où il (le sujet) délibère et devient agent de ses actes. A cela s'ajoute la réflexion stoïcienne sur l'homme maître de soi. L'autre chemin amenant à la construction de l'idée de liberté nous montre que libre est celui qui n'est pas assujetti à la volonté d'autrui, celui qui est sous sa propre juridiction, donc non soumis à une instance hiérarchique, celui qui ne dépend pas d'un maître. L'homme libre sait que la « dialectique du maître et de l'esclave » réduit ou annule la liberté aussi bien de l'un que de l'autre. La servitude est une relation sociale, mais la liberté aussi émerge dans la relation à l'autre, l'homme isolé n'est ni libre ni esclave. L'évolution historique du concept philosophique exprimé par le mot latin Libertas s'est chargé avec les sens scolastiques de electio, « choix », et de voluntas. Thomas d'Aquin [1225-1274] va lier l'acte de désirer à l'intellect, à la raison délibérant sur les moyens d'arriver à une fin, et il attribuera ainsi « l'acte du choix à la faculté qui conjoint désir et raison, à l'appetitus rationalis, c'est-àdire à la voluntas. »9 Par la suite, Luis de Molina donnera la définition suivante : « On appelle libre l'agent qui (...) peut agir et ne pas agir, ou agir 8. Voir E. Colombo, « Du pouvoir politique. » In La volonté du peuple. Démocratie et anarchie. Ed. CNT/Les éditions libertaires, Paris, 2007. 9. Vocabulaire européen des philosophies. Seuil / Le Robert, Paris, 2004, p. 345. Voir les entrées eleutheria et volonté.

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de telle manière que, s'il accomplit l'une de deux actions contraires, il aurait pu aussi bien accomplir l'autre. »10 Dans les Troisièmes objections aux Méditations philosophiques Hobbes met en doute la liberté de la « faculté d'élire » et fait « remarquer que la liberté du franc arbitre est supposée sans être prouvée ». La réponse de Descartes affirme « que la volonté et la liberté ne sont qu'une même chose, ou plutôt qu'il n'y à point de différence entre ce qui est volontaire et ce qui est libre. » n Dès lors, pour les modernes, la Liberté articule, avec des nuances qui accentuent ou réduisent l'un ou l'autre de ses composants assemblés, les notions de spontanéité du sujet de l'action, d'absence de contrainte12, une volonté de l'agent qui n'est pas déterminée (du moins en partie), c'est-à-dire une idée d'auto-détermination.

Institution et politique Dans la vision contemporaine la « démocratie » est devenu un idéal presque généralisé de la vie politique, et par le même mouvement, la Liberté est présentée, en suivant l'exemple des anciens, comme la conséquence formelle d'un tel régime. Mais, de quelle liberté et de quelle démocratie s'agit-il ? Deux concepts majeurs de la philosophie politique entrent en jeu dans cette question, l'un c'est l'autonomie l'autre la représentation. Avec l'installation du bloc néolibéral13 la distinction établie par Benjamin Constant entre la « liberté des anciens » et la « liberté

10. Ibid., p. 341 (Luis de Molina, [1536 -1600], théologien jésuite espagnol). 11. Réponse à l'objection douzième : du vrai et du faux. 12. En français, «liberté», acquiert seulement au XVI e siècle le sens « d'absence de contrainte sociale ou morale », dit le Robert historique. 13. Nous parlons de bloc néolibéral pour faire référence à cette organisation globale de la vie sociale que Dardot et Laval appellent forme de notre existence, qui « enjoint à chacun de vivre dans un univers de compétition généralisée », et qui « ordonne les rapports sociaux au modèle du marché ». Voir La nouvelle raison du monde. Éditions La Découverte, Paris, 2010, p. 5.

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des modernes » paraît avoir obtenu une nouvelle vitalité. Selon ce point de vue, la première de ces libertés serait démocratique, elle « se composait de la participation active et constante au pouvoir collectif. »14 Mais, le pouvoir social, collectif, « blessait en tous sens l'indépendance individuelle »15, pensait Constant. Et il considérait que cette participation de chacun à la souveraineté du corps social constituait « ce que les anciens nommaient liberté », tout en jugeant (ils, les anciens) que cette liberté collective était compatible avec « l'assujettissement complet de l'individu à l'autorité de l'ensemble. »16 La démocratie directe donnait ainsi aux citoyens le partage du pouvoir social. Les modernes renoncent à cette liberté-là. « Le but des modernes est la sécurité dans les jouissances privées ; et ils nomment liberté les garanties accordées par les institutions à ces jouissances. »17 A la base de la position libérale, qui se perpétue avec le néolibéralisme, se trouve l'idée que l'individu est libre avant d'entrer en société et qu'il aliène une partie de cette liberté au profit de la création d'un corps politique artificiel qui lui garantit l'ordre et la sécurité, d'où en résulte « la jouissance paisible de l'indépendance privée ».18 Le libéralisme, en cherchant l'indépendance individuelle, la sécurité et les jouissances privées, le droit de la personne, en un mot la liberté dite négative, abandonne l'essentiel : la liberté comme autonomie. La conception individualiste et atomiste de la société privilégie une idée de liberté centrée sur l'indépendance de chaque être humain considéré en tant qu'unité biologique, de nature. Pourtant, il faut reconnaître que la valorisation de l'indépendance

14. Benjamin Constant : « De la liberté des anciens comparée à celle des modernes.» (1819). In Pierre Manent : Les libéraux. Gallimard, Paris, 2001, p. 446 15. Ibid., p. 451. 16. Ibid., p. 441. 17. Ibid., p. 447. 18. Ibid., p. 446.

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« porte en elle la désocialisation de l'homme à travers la conviction que l'homme en tant que tel c'est l'individu se concevant et se constituant indépendamment de tout rapport à la société ». Ainsi, dans une visée d'autonomie on soutient que « ce n'est pas la nature en moi qui me dicte la loi de mes actions, mais la raison pratique comme volonté libre. »19 Le sujet autonome, donc, ne peut pas être « un individu qui se met à part, mais bien [un] sujet qui ne se conçoit qu'en relation de communication inter-subjective avec d'autres sujets. »20 L'individu humain, considéré comme sujet, comme ego, est la résultante d'un processus de socialisation qui exige l'existence du social en tant qu'instance globale irréductible. Dès sa naissance l'individu biologique s'insère dans un monde de significations et d'interactions multiples qui le constituent et le modèlent, il est un produit de sa société. Mais non pas un produit inerte, il devient un sujet agent de ses actes qui se conforme ou se révolte. Si rebelle21, il cherchera un autre futur, il luttera, il s'unira à ses égaux pour changer le monde. Les formes institutionnelles d'une société autonome seront l'expression de la reconnaissance de son auto-institution, c'est-à-dire de la conscience du fait que c'est elle la source ultime des normes qu'elle porte. C'est alors qu'un sujet libre pourra s'affirmer et dire : en dernier instance c'est moi qui décide. La liberté des anarchistes s'étaie sur la reconnaissance de ces prémisses clairement définies par Bakounine : « L'homme ne devient homme et n'arrive tant à la conscience qu'à la réalisation de son humanité que dans la société et seulement par l'action collective de la société tout entière. [...] Enfin, l'homme isolé ne peut avoir la conscience de sa liberté. Être libre, pour l'homme, signi19. Alain Renaut : L'ère de l'individu. Gallimard, Paris, 1989, pp. 92-93. 20. Vincent Descombes : Le complément p. 333.

de sujet. Gallimard, Paris, 2004,

21. Définition du Grand Robert : « Rebelle : Qui ne reconnaît pas l'autorité du gouvernement légitime (ou de fait) et se révolte contre lui. »

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fie être reconnu et considéré et traité comme tel par un autre homme, par tous les hommes qui l'entourent. » Et encore : « Je ne suis vraiment libre que lorsque tous les êtres humains qui m'entourent, hommes et femmes, sont également libres. » 22 Dans ces pages de Dieu et l'État, Bakounine, ayant nié la transcendance de la loi, l'hétéronomie, affirme la liberté comme autonomie. 23 La liberté individuelle est une création, un produit de la vie sociale. Cela signifie la reconnaissance de la longue construction historico-sociale de la Liberté, cette valeur précieuse des humains pétrie dans la lutte et la révolte par lesquelles s'exprime la force instituante du social. Toutefois, ce sont les formes acquises, précaires et changeantes, de l'institué, les seules qui permettent à l'action instituante de se réaliser. C'est sur cette Terre labourée par les générations que nous ont précédée que nous luttons. Il y a, alors, ces acquis théoriques que les anarchistes défendent et qui constituent leur idée de la liberté. Le premier en importance, peut-être, et à côté de l'autonomie, est l'égalité, non pas « l'égalité devant la loi», mais l'égalité politique de fait, ce qui exige « le nivelage des rangs et des fortunes », et qui présuppose la diversité infinie des êtres. Sans l'égalité la liberté est privilège. Elle ne peut exister que dans une synergie de valeurs. Ensuite, la critique de l'idée de représentation vient renforcer la liberté dans sa dimension politique. La souveraineté du démos ayant été écartée pendant des siècles de la scène publique, quand elle revient avec la force des révolutions, elle est reconnue mais immédiatement contrôlée, limitée, escamotée. Après la Révolution française la source du pouvoir politique retourne aux mains du peuple, sa volonté souveraine est acceptée par « les modernes », mais à condition d'être représentée, institutionnalisée en tant que régime représentatif. La délégation de la volonté dans un repré-

22. Michel Bakounine, L'Empire knouto-germanique (Dieu et l'Etat), in Œuvres complètes, vol vin, Champ libre, Paris, 1982, pp. 171- 173. 23. Voir E. Colombo, L'espace politique de l'anarchie. Ed. ACL, Lyon, 2008, pp. 100-102.

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sentant - délégation omniprésente dans ce qu'on appelle aujourd'hui « démocratie » - signifie que l'individu n'est souverain qu'en apparence ; « et si à époques fixes, mais rares, [...] il exerce cette souveraineté, ce n'est jamais que pour l'abdiquer. »24 Ce qui avait reconnu déjà Benjamin Constant. Sans oublier que plus d'un demi-siècle auparavant Rousseau avait écrit : « le souverain, qui n'est qu'un être collectif, ne peut être représenté que par luimême ; le pouvoir peut bien se transmettre, mais non pas la volonté. »25 La liberté, donc, pour les anarchistes, et contrairement à la conception libérale régnante, est inséparable de l'autonomie, de l'égalité, de la critique de la représentation, et aussi, corolaire indispensable, de la négation de la loi de la majorité. Depuis son existence comme mouvement social et politique l'anarchisme a nié à toute majorité le droit d'imposer à la minorité ses décisions. Une société qui aurait crée les institutions correspondant à l'autonomie originaire du collectif humain (institutions basées sur le fédéralisme, les communes, les collectivités, l'imbrication de multiples et complexes niveaux de décision, etc.) devra compter avec les conséquences de sa liberté : l'arbitraire de la norme, l'indétermination foncière de la justification de ses valeurs. C'est dans l'histoire de ses luttes - dans tout ce que le passé à porté vers le présent - que les humains trouvent la raison de ses croyances. « C'est la vie politique elle-même - écrivait Quentin Skinner 26 - qui forme les grands problèmes dont traitera le théoricien » en délimitant faits, objets et situations, qui seront traités comme champs socio-politiques, sorte d'espace-temps, de moments de l'histoire, où la gestation de formes nouvelles, institutions,

24 Benjamin Constant, « De la liberté des anciens comparée à celle des modernes. » In Pierre Manent, Les libéraux. Op. cit., p. 442. 25 Jean-Jacques Rousseau, le Contrat Social, livre II, chap. I. 26. Quentin Skinner, Les fondements tions Albin Michel, Paris, 2001, p. 9.

de la pensée politique

moderne. Édi-

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idées, normes ou mythes, se montre dans l'acuité du débat et l'intensité de la lutte. Trois de ces moments semblent décisifs dans la construction socio-historique de la liberté : la démocratie directe d'Athènes dans la Grèce ancienne, la période qui couvre le XVIIe et XVIIIe avec les Révolutions Anglaise et Française et leurs conséquences et, finalement, l'essor du mouvement ouvrier révolutionnaire dans la deuxième moitié du XIXe siècle. Nous nous occuperons ici du premier de ces moments.

L'invention de la démocratie. L'idée de liberté a suivi un long parcours philosophique, mais les idées ne vivent pas dans un monde immatériel, elles naissent au sein de l'agir humain et se nourrissent des passions individuelles et collectives. Qu'auraient pu dire les philosophes si les peuples n'avaient pas institué des sociétés, établit des normes, fondé des Cités et des Empires. Si des milliers d'individus que l'Histoire ne connaît pas, à côté de quelques uns qui ont laissé leurs noms, n'avaient pas inventé, travaillé, persévéré, combattu, défendu leurs croyances, monté sur l'échafaud. La capacité instituante, le pouvoir de créer et d'établir des conventions, des normes, des institutions, est une fonction du collectif humain, de la société comme un tout. Mais dès les origines les sociétés ont établi une séparation radicale entre le sacré et le profane, entre l'au-delà et l'ici-bas, et elles ont abdiqué leur capacité instituante au profit d'une « volonté » extérieure à elles mêmes 27 , source de l'institution du monde. A cause de cet acte d'auto-dépossession les sociétés naissent hétéronomes, elles reçoivent la loi, dictée un jour par les dieux ou les ancêtres, sacrée et immuable. Ainsi se constitue un imaginaire établi qui recouvre et occulte l'imaginaire instituant. La sortie effective de la forme traditionnelle des sociétés se produit quand le groupe social se re-

27. Voir Eduardo Colombo : « Religion et pouvoir politique », pp. 8-9. In Réfractions N° 14, 2005.

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connaît comme étant lui-même le seul créateur des nomoi, le seul référant des normes et institutions qui le construisent en tant que société instituée. C'est, alors, la mise en question de la norme reçue, la critique des anciennes règles et l'établissement de nouvelles par décision de la collectivité assemblée, qui feront naître la liberté en tant que réalisation social-historique effective, consciente et réflexive. A ce moment-là, la liberté, la politique et la philosophie surgissent ensemble, pensait à juste titre Castoriadis. Avec l'invention de la démocratie, la Grèce du VIe et Ve siècle à été le lieu, le locus, social-historique où l'autonomie est devenue possible. Autonomos, se donner soi-même ses lois. S'interroger, réfléchir, modifier, changer, agir dans l'échange mutuel au sein d'un espace commun où les hommes sont égaux. On peut dire ainsi que « l'autonomie est l'agir réflexif d'une raison qui se crée dans un mouvement sans fin, comme à la fois individuelle et sociale. »28 Tous, amis et ennemis de la démocratie s'accordent, dans le monde grec de ces temps-là, pour dire que la liberté est la caractéristique centrale d'un tel régime. Euripide [484 - 406] fait dire à Thésée ces fortes paroles en réponse à la demande de l'héraut thébain : « tu cherches à tort un roi dans cette ville, qui n'est pas au pouvoir d'un seul, Athènes est libre. Le peuple y règne ».29 L'éloge de la polis démocratique, cause des vertus morales des athéniens, que fait Périclès [495-429] dans l'Oraison funèbre, n'omet pas de mettre au premier plan la liberté ; « Mais à quel régime devons-nous notre grandeur ? À quelles institutions ?» A celles qui fondent le régime au nom duquel il parle : « Parce que notre régime sert les intérêts de la masse des citoyens et pas seulement d'une minorité, on lui donne le nom de démocratie. (...) Nous nous gouvernons dans un esprit de liberté et cette même li28. Cornélius Castoriadis, « Pouvoir, politique, autonomie », in Le monde morcelé, éditions du Seuil, Paris, 1990, p. 131. Voir aussi « La Polis grecque et la création de la démocratie». In Domaines de l'homme, éditions du Seuil, 1977. 29. Les Suppliantes,

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berté se retrouve dans nos rapports quotidiens, d'où la méfiance est absente. »30 Aristote [384-322] le reconnaît ; « Le principe fondamental sur lequel repose la constitution démocratique est la liberté. » Sous ce régime les hommes ont la liberté en partage parce qu'ils délibèrent et décident ensemble des questions qui les concernent, et sont par conséquence égaux. Alors, à chacun de vivre comme il veut, « d'où est venue la prétention de n'être gouverné absolument par personne ». Ce facteur « apporte son appui à la liberté fondée sur l'égalité. »31 L'une des attaques des plus violentes contre la démocratie vient de Platon [428-347] qui l'accuse de stimuler la liberté et l'égalité, et de faire ainsi le lit de la tyrannie. La démocratie a une « avidité insatiable » pour le bien qu'elle s'est fixé : la liberté. La Cité qui l'adopte, disent ses partisans, est la seule qui mérite d'être habitée par l'homme libre. Mais, pour Platon, ce régime, étant « assoiffé de liberté », il « s'enivre de liberté sans mélange, bien au-delà de ce qu'il faut »32. Alors, ceux qui obéissent aux gouvernants sont couverts d'outrages et on les tient pour « des esclaves volontaires. » Tout dans la Cité démocratique est atteint par la liberté, il est donc fatal qu'elle entre dans les maisons en allant jusqu'aux bêtes pour leur induire le refus de se laisser commander. Le fils devient l'égal du père, « le maître a peur de l'écolier et il l'adule, l'écolier a le mépris du maître », mais le comble de la somme de liberté dans une telle Cité advient quand l'esclave (l'homme et la femme qu'on a achetés) n'est nullement moins libre que les autres. Et, enfin, entre tous ces maux, « l'attitude des femmes envers leurs 30. Thucydide d'Athènes, La guerre du Péloponnèse. Livre II, 36 et 37. 31. Aristote, La Politique. VI, 2, 40, 1317b, 10 à 15. 32. L'image du vin s'insinue dans les expressions platoniciennes renvoyant aux racines d'eleûtheros et liber, et ainsi à Dionysos et Bacchus. Il existait une divinité archaïque « dont l'équivalent latin serait une Libéra, parèdre féminine du dieu Liber, identifié avec Bacchus. » E. Benveniste, op. cit., vol.I, p. 322.

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maris et des maris envers leur femmes » montre « le degré d'égalitarisme et de liberté qui y règne. » La diatribe s'envenime et prend le ton du « Vieil oligarque » : A quel point même les bêtes sont libres dans cette Cité, « car les chiennes y sont, tout bonnement, selon le proverbe, exactement ce que sont les maîtresses, et, sans nulle doute, il y naît chevaux et ânes qui se sont accoutumés à cheminer avec une complète liberté et dignité, bousculant sur les rues tout passant qu'ils rencontrent, faute à lui de s'écarter de leur route ! Et c'est ainsi que, par ailleurs, en toutes choses règne la plénitude de la liberté. »33 Les formes constitutionnelles de l'Athènes démocratique, mettent entre les mains du peuple le gouvernement de la Cité. C'est la communauté de tous ceux qui se reconnaissent comme citoyens — démos - qui s'autoproclame souveraine (autonomos). La capacité - le pouvoir - instituant du peuple se matérialise dans l'Assemblée (l'ecclèsia) où tout citoyen a le droit de prendre la parole (isègoria) et l'obligation morale de parler librement, en toute franchise (parrhèsia). Il est créé ainsi un espace publique où les hommes, avec toutes leurs différences, se reconnaissent égaux. La liberté y règne. Aristocrates et oligarques se méfient de la liberté, la combattent ou la méprisent, comme Platon, mais ce qui leur est intolérable c'est l'égalité. Dans un court pamphlet appelé La Constitution des Athéniens, longtemps attribué à Xénophon, et qui est l'œuvre d'un anonyme que les historiens ont fini par surnommer le « Vieil oligarque», il est dit : les Athéniens « ont choisi de mettre les coquins (la canaille, les gueux) en meilleure situation que les honnêtes gens ; voilà pourquoi je n'approuve pas cela. » Comme « les pauvres, les gens du peuple, les gens de basse condition » sont nombreux et en bonne situation, tous renforcent le pouvoir populaire (demos-kratos). Le peuple se soucie peu de la mauvaise organisation de la ville, ce qu'il veut c'est de ne pas être esclave et de gouverner, car du fait 33. La République, VIII, 563, 564 : La Tyrannie.

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que la cité est organisée d'une façon telle qu'on peut penser qu'elle n'est pas bonne, n'empêche que c'est de cette organisation « que le peuple lui-même tire sa force et qu'il est libre.. » Dans une bonne organisation de la cité, pense le Vieil oligarque, ce sont les meilleurs qui établissent les lois ; « et puis, les honnêtes gens y châtieront les coquins (...) et ils ne laisseront pas les fous délibérer ni parler ni siéger à l'assemblée. Eh bien, de toutes ces bonnes dispositions, il résulterait très vite que le peuple tomberait en esclavage. »34 La peur, et en conséquence la haine, que suscitait la démocratie, - vue comme l'autonomie du peuple (des pauvres, de la canaille, des gueux, dans la définition des puissants) - , parmi les classes aisées ou aristocratiques à l'époque de la Grèce ancienne, fabriqua l'équation : démocratie - mauvaise organisation - tyrannie. Elle était destinée à durer, et transportée aux conditions de la période révolutionnaire et de Thermidor donna : anarchie désorganisation - despotisme. La « volonté du peuple » est le grand épouvantail des clases dirigeantes parce qu'elle exige l'égalité. C'est ainsi que le mot anarchie entre dans le vocabulaire politique français associé à la démocratie : en 1740 l'abbé Mably écrit que « la démocratie est dans son état naturel l'image de l'anarchie. »35 Cependant, une chose est certaine, le degré de liberté politique atteint par le monde hellène, se matérialisait dans les institutions de la démocratie directe athénienne. Le processus historique qui met en branle la vision aristocratique d'une vie sociale assurée par des lois immuables, s'étend entre le VIP et le IVe siècle, et se caractérise par un changement des institutions, centré sur la conscience naissante de l'auto-institution de la société. C'est le démos qui crée la norme ou la loi qui gouverne la cité.

34. Pseudo-Xénophon, La Constitution Paris, 2008, pp.129-130 et 132.

des Athéniens.

35. Cité par Marc Deleplace, L'Anarchie de Mably tions, Paris, 2000, p. 15.

Les belles lettres,

à Proudhon. ENS édi-

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La polis grecque n'est ni un modèle, ni un exemple à suivre, ni un événement trivial, elle est un fait socio-historique enfoui sous la poussière de siècles d'hétéronomie. Elle nous permet de comprendre une partie des conditions nécessaires à la mise en place de la liberté politique, conditions qui peuvent, donc, être postulées comme suit :1) L'autonomie dans les décisions collectives n'est possible que si la société se reconnaît comme la source de ses normes 36 . 2) La liberté - comme l'oppression d'ailleurs - surgit dans les relations sociales qui s'établissent entre les gens, mais elle a besoin de l'institution d'un espace commun et public où l'égalité de tous est reconnue. N'intéressent pas ici les limitations génériques de la démocratie ancienne que nous connaissons tous, l'exclusion des femmes et des métèques, l'existence des esclaves, l'Empire maritime, les guerres constantes, etc. Par contre ce qui nous intéresse en premier heu sont les limites intrinsèques de la démocratie directe qui sont, d'une part, l'arbitraire du nomos, d'une autre, la loi de la majorité, ou principe majoritaire. Tout en sachant que l'égalité reconnue dans l'espace public, l'égalité des droits, l'égalité face à la loi, la même pour tous, n'annule pas la différence de status et de fortune. Le riche et le pauvre sont égaux dans la Polis athénienne, mais les puissants n'ont jamais accepté de perdre leur droit à commander et ils ont pensé que la démocratie ne pouvait être autre chose qu'une ochlocratie, le gouvernement de « la populace ». Si l'Assemblée - lieu où s'expriment les décisions du démos établit les normes, les lois, les jugements, et si elle est la seule source de légitimité, le seul garant de ses décisions, le résultat sera, comme le laisse entendre l'opinion oligarchique (La Constitution des Athéniens), que les nomoi ne peuvent être autre chose que l'expression du nombre, et en conséquence dépendants des intérêts et des passions des majorités changeantes. La loi est, alors, arbitraire et irrationnelle. De cette relativité du nomos, le « Vieil

36. Cornélius Castoriadis, « La Polis grecque et la création de la démocratie». In Domaines de l'homme, op. cit., . p. 296.

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oligarque » ne tire pas la conclusion que tout gouvernement est injuste, mais plutôt la conviction que seulement les meilleurs (beltistoi) et les riches doivent commander. A l'arbitraire du nomos s'ajoute le fait que la loi oblige à tous, mais en démocratie elle exprime les décisions de la majorité. Alcibiades, fils de la plus haute aristocratie athénienne, demande un jour à Périclès de lui définir « le concept de loi, et ayant obtenu pour réponse que le nomos est ce que le peuple réuni en assemblée décrète », il s'emploie à montrer que la loi, donc, votée par la majorité n'est pas différente de la loi décrétée par un tyran ou établie par une oligarchie, parce que dans tous les cas il y a « contrainte sans persuasion » pour tous ceux qui se sont opposé, ou simplement ne l'ont pas votée, sans qu'il importe de savoir si cela concerne nombre ou peu d'individus.37 C'est le sophiste Thrasymaque qui s'applique à théoriser les apories du nomos. Il va essayer de démontrer que la loi exerce une violence sans fondements éthiques sur les hommes qui la subissent, parce que « le juste n'est rien d'autre que l'intérêt du plus fort ».38 La définition de la justice de Thrasymaque s'appuie sur le raisonnement suivant : « est juste celui qui agit conformément à la loi ; la loi est établie par ceux qui détiennent le pouvoir ; les prescriptions de la loi ne visent que l'avantage des puissants ; celui qui agit dans l'intérêt du plus fort agit donc justement. »39 Et en démocratie, le plus fort n'est pas le démos dans son ensemble mais la majorité. Ce qui amène à constater, affirme-t-il, que si bien tous les citoyens ont la liberté de parole (isègoria), ils ne peuvent agir que s'ils font partie de la majorité Nonobstant la pertinence de certaines critiques, la démocratie antique n'a pas su, ou n'a pas pu, répondre dans le sens de l'approfondissement de la liberté et de l'autonomie, et la solution de Thrasymaque, comme des autres critiques, a été l'appel à « la 37. Mario Untersteiner, « Sophistique et réalisme politique», Les Sophistes, Librairie philosophique J. Vrin, Paris, 1993, Tome 2, p. 181. 38. Platon, La République, I, 338. 39. In Untersteiner, op. cit., Tome 2, p. 185.

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constitution des ancêtres», formule qu'implique de fait un ralliement au parti oligarchique en cas de luttes entre les factions. 40 « La constitution des ancêtres » signifie le retour du sacré, le refuge dans l'éternelle hétéronomie qui entoure le pouvoir politique. Accepter le relativisme de la norme, ou de la loi, est une conséquence de la recherche de l'autonomie et une grande conquête dans le chemin de la liberté humaine aussi bien individuelle que collective. La résistance autant au nomos dicté par la majorité démocratique, qu'à la loi ancestrale immobilisée dans l'évocation réactionnaire du passé, vient sûrement des Cyniques. Ce mouvement né au IVe siècle av. J.C., était fortement contestataire et ses adeptes, adoptant une forme de vie nomade sans aucune richesse ni confort, étaient toujours prêts à démasquer un faux semblant ou une fausse grandeur. En choisissant d'agir comme un vrai chien, le cynique aboyait contre la médiocrité et l'hypocrisie des gens bien, et déchirait « à belles dents toute forme d'aliénation, de conformisme ou de superstition. » Pour lui, l'illusion la plus funeste serait de croire s'en libérer par la seule considération de l'esprit.41 Diogène dut s'exiler de Sinope accusé d'avoir falsifié la monnaie. Il suivit de trop près les conseils d'Apollon42 et se mit à altérer les pièces au sens propre comme au figuré ; la monnaie (nomisma), le nomos. La réalité des faits n'est pas attestée par l'histoire, mais la « falsification » a pris dans le cynisme une valeur symbolique, Diogène « falsifie » la morale, la religion, la philosophie, la politique, il contrefait toutes les valeurs traditionnelles. Il n'a aucun respect pour les prescriptions de la loi, et aimait dire « qu'il menait précisément le même genre de vie qu'Héraclès, en mettant la liberté au-dessus de tout. »43 40. Ibid., pp. 183-184. 41. Léonce Paquet, Les Cyniques grecs, éditions de l'Université d'Ottawa, Ottawa 1975, pp. 11 et 17. 42. Diogène Laërce, VI, 21, 22. 43. Ibid., VI, 71.

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La transgression de la règle, la violation des interdits, sont des armes nécessaires dans la lutte pour la liberté. Pour arriver à une critique institutionnelle de la loi de la majorité il faudra attendre plus de vingt siècles jusqu'au jour où le Congrès de Saint-Imier en 1872 considérera que « dans aucun cas la majorité d'un Congrès quelconque ne pourra imposer ses résolutions à la minorité. »

De l'autonomie « Le principe de toute action est dans la volonté d'un être libre ; on ne saurait remonter au-delà. »

Jean-Jacques Rousseau *

L'État prend sa force dans des sources émotionnelles très anciennes présentes dans les origines de la Cité. La société instituée, verticalement divisée en dominants et dominés, est une société hétéronome. Elle l'était déjà quand, indivise, sans organes de pouvoir séparés, elle recevait sa loi de l'extérieur d'elle-même. L'apparition d'un pouvoir politique distinct s'était appuyée sur l'expropriation de la capacité instituante intrinsèque au collectif, et conséquemment sur le transfert de ce pouvoir social implicite vers le groupe ou élite dominant. La réappropriation par tous de la force sociale ainsi aliénée dans l'État exige la création d'un sujet agent de ses actes, autonome, qui trouve sa liberté dans la relation aux autres et qui l'intègre à soi comme un attribut ou un prédicat de sa constitution. Un tel sujet, individuel ou collectif, ne peut pas exister en dehors des institutions qui seront en harmonie avec lui. Ce sera la mise en place d'un dessein socio-historique d'autonomie.

* Émile, in Œuvres Complètes, IV, p. 586.

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Dans le chemin de ce projet d'émancipation, la société anarchiste est une forme sociale à construire. C'est une erreur de chercher l'anarchie dans des sociétés égalitaires ou indivises, dites « primitives » ou originaires ou encore rurales. La possibilité même d'une société organisée de façon stable sans un pouvoir politique institué (arkhêpolitikê), prétendu gardien de la domination juste, n'était pas pensable avant la modernité. Donc, l'idée d'autonomie dans son sens propre, était bannie de l'imaginaire établi et à sa place régnait le transfert ou la représentation de la volonté comme valeur universelle et démocratique. De l'autonomie nous essayerons ici de récupérer la signification.

Entre indépendance et autonomie. Etre libre, être autonome, être indépendant, sont des concepts qu'on utilise habituellement en leur donnant un sens commun ou interchangeable, mais en regardant de plus près on s'aperçoit de la nécessité logique et pratique de distinguer une idée de la liberté en tant qu'autonomie, d'une idée de la liberté en tant qu'indépendance. La modernité signifie une rupture avec l'hétéronomie essentielle de la société traditionnelle, néanmoins cette modernité n'est pas d'un seul bloc. Nécessairement, la négation de l'existence d'un législateur extérieur au collectif humain, la critique de toute justification extra-sociale de la croyance, facilite ou stimule le foisonnement des opinions divergentes, les controverses spéculatives, la création des tendances idéologiques, et ainsi, quelquefois, des sources théoriques opposées se mélangent en obscurcissant des enjeux politiques majeurs. Ce qui est arrivé avec l'indépendance de l'individu et l'autonomie du sujet. La pensée politique traditionnelle suivait le sillon ouvert par Aristote en considérant l'homme comme un être social et « un animal politique » par nature. « La nature ne fait rien en vain » et si l'homme a la parole et un certain sentiment moral du bien et de

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la justice c'est pour vivre en société, ni la parole ni la morale n'auront de sens en dehors de la vie sociale. (Politique, I, 2,1253, a, 1015) Ces sentiments sont à l'origine de la Cité. L'individu ne peut pas se suffire à lui-même, il est incapable de vivre isolé, il faudrait être « une brute ou un dieu » pour ne pas faire partie de la cité. (Ibid., 25) Le tournant de cette philosophie politique se précise au XVIIe siècle avec l'acceptation quasi générale des théories du contrat social. Deux postulats majeurs seront à la base de ces théories, du moins à partir de Hobbes, et vont marquer toute la pensée libérale ultérieure. Mais, si l'un de ces postulats - le caractère institué de la société civile - , retiré de son courant d'origine, gardera les potentialités du radicalisme révolutionnaire, l'autre - l'individu libre et indépendant avant le fait social - fera le lit des dérives dé-socialisantes de la démocratie libérale. Un tel régime libéral, tout en restant abrité derrière les apparences extérieures de la liberté, est susceptible de coexister avec des formes supra-individuelles, de la domination. Le premier de ces postulats considère la société politique non pas comme un fait de nature mais comme une institution, décidée, établie, par les individus assemblés. La République d'institution « apparaît, écrit Thomas Hobbes, quand les hommes s'entendent entre eux pour se soumettre à tel homme ou à telle assemblée, volontairement, parce qu'ils leur font confiance pour les protéger contre tous les autres. »* Admettre le caractère institué de la Cité, sa dimension artificielle, construite, socio-historique, signifie en même temps reconnaître cette capacité créative propre au collectif humain, et comporte une disjonction avec une forme d'hétéronomie qui trouve dans la nature humaine, non seulement les conditions mais aussi les dispositions ou déterminations de l'organisation de la vie commune. Hobbes précise dans De Cive : « La plupart de ceux qui ont écrit touchant les Républiques » pensaient, comme les Grecs, que

1. Thomas Hobbes, Léviathan.

Dalloz, Paris, 1999, p. 178.

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l'homme est « né avec une certaine disposition naturelle à la société. Sur ce fondement-là ils bâtissent la doctrine civile ». Mais, cet axiome, ne laisse pas d'être faux. Car si les hommes s'assemblent, et se plaisent à une mutuelle société, « cela n'arrive que par accident, & non pas par une disposition nécessaire de la nature. »2 Pourtant, les prémisses individualistes de la doctrine - deuxième des postulats que nous avons signalés - justifient le passage de « l'individu libre et indépendant» d'un hypothétique état de nature au « sujet assujetti» de l'ordre politique. Dès son ouvrage Éléments de la loi naturelle et politique, écrit à la fin des années 1630, Thomas Hobbes définissait déjà la « multitude» comme un ensemble de personnes naturelles imputables individuellement de leurs actes, car elles ne forment un corps politique qu'en s'unissant par des conventions. Ce corps politique ou société civile - où réside la souveraineté - se constitue comme tel par le double mouvement qui implique la convention qui les unit et le transfert de ce pouvoir souverain qui y est né à un homme ou une assemblée. Dès lors, ce pouvoir est le résultat de l'union de la volonté et de la force de chacun des membres réunis et transmises à un homme ou à une assemblée, par convention. « Il faut comprendre - ajoute notre auteur - que transférer sa puissance et sa force n'est pas autre chose que se défaire ou se dessaisir de son droit propre de résister au bénéficiaire du transfert. Et chaque membre du corps politique est appelé un sujet, c'est-à-dire un sujet du souverain. »3 Donc, en prenant pour point de départ la notion d'un individu libre et indépendant dans l'état de nature, la doctrine libérale arrive nécessairement à voir le sujet4 de la société civile comme un individu qui a aliéné une partie de sa liberté, ou de son indépen-

2. T. Hobbes, De Cive. Sirey, Paris, 1981, p.76. 3. T. Hobbes : Eléments de la loi naturelle et politique. Librairie Générale Française, Paris, 2003, p. 224. [La notion de transfert évoluera, chez Hobbes, vers la théorie de la représentation dans le Léviathan. Voir Critique de la représentation politique. Chap. I de ce volume], 4. Attention au double sens du mot « sujet ».

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dance, pour obtenir sécurité et protection, et c'est précisément cette aliénation qui le transforme en « sujet ». En se dessaisissant de son droit naturel et individuel de résistance, il participe à la supposée souveraineté du collectif. L'acte de convenir avec tous les autres du transfert de la puissance et de la volonté de chacun sur l'Un (homme, conseil ou assemblée) donne à celui-ci le pouvoir souverain qui réside dans la société civile. Ce qui est en jeu dans cette conception doctrinaire n'est autre que la liberté politique à l'intérieur des limites de l'État, liberté théorique mise à mal par les intrigues justificatrices du pouvoir qui occulte ses propres sources, arcana imperii. L'idéologie individualiste perçoit la société d'une façon atomiste comme un agrégat d'individus naturels, biologiques. Louis Dumont pose le problème en termes nets : il y a deux sociologies, dans l'une d'elles on part « des individus humains pour les voir ensuite en société. »5 Dans l'autre « on part du fait que l'homme est un être social, et pose comme irréductible à toute composition le fait global de la société - non pas la société dans "l'abstrait", mais chaque fois une telle société concrète » avec ses institutions et ses représentations symboliques. 6 La première sociologie renvoie à une position individualiste, la seconde, à une position holiste. Il faut reconnaître aussi qu'il reste une dualité implicite dans le langage ordinaire, et que « quand nous parlons d' "individu" nous désignons deux choses à la fois : un objet hors de nous et une valeur. » Nous devons distinguer analytiquement ces deux aspects : d'un côté l'individu, unité distincte, singulière, déterminée, l'être empirique « parlant, pensant et voulant, soit l'échantillon individuel de l'espèce humaine, tel qu'on le rencontre dans toutes les sociétés », et de l'autre, l'individu moral, indépendant « et par suite essentiellement non social (...) »7 De surcroît une nouvelle difficulté se profile dans ce contexte qui est

5. Louis Dumont : Essais sur l'individualisme. 6. Ibid., p. 12. 7. Ibid., p. 35.

Seuil, Paris, 1983, p. 11.

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celle de la superposition d'autres deux concepts que nous avons besoin de différencier : l'un l'individu - dans ses deux versants, l'individu empirique aussi bien que l'individu moral construit sur le modèle des individus singuliers, isolés - , l'autre le sujet compris comme agent de ses actes. 8 L'« individu » peut être indépendant et, en même temps, « sujet du souverain », subditus, assujetti à un ordre politique de domination. Le « sujet agent » peut avoir, ou peut accéder à un projet d'autonomie. Pourquoi insister sur cette différence conceptuelle ?

L'individu indépendant Les représentations de l'homme et de la politique qui se mettent en place progressivement à partir du XVIe siècle vont à terme se substituer à la vision hiérarchique, holiste et naturaliste que l'emprise du christianisme médiéval maintenait sur la société traditionnelle. La constellation de propositions théoriques qui jaillissent de cette dimension symbolico-imaginaire naissante, s'articulent sur la nouvelle croyance en la valeur et les droits de l'individu. Cependant, bien qu'elles soient dominantes dans la modernité, des germes d'un autre holisme non-hiérarchique commencent leur chemin dans la France révolutionnaire au sein du mouvement plébéien. 9 L'idéologie individualiste conçoit l'être humain comme une unité accomplie qui se suffit à soi même, séparée, existante avant toute relation sociale, et en conséquence indifférente à n'importe quelle vertu collective a priori ; en voyant la vie comme une expérience privée, la politique est réduite autant que possible, au juridique, et la liberté se définit par le respect des droits individuels et par la protection des jouissances privatisées. L'exigence d'égalité dans cet espace politique bourgeois s'exprime sous une 8. Sur la différence entre « le sujet comme agent » et « le sujet du prince », subditus (soumis à), voir E. Colombo, Une controverse des temps modernes : la postmodernité. Éditions Acratie, La Bussière, 2014 : « Le sujet assujetti », p. 79 et « Le Sujet et la Révolution », p. 91. 9. Voir E. Colombo, L'espace politique p. 43.

de l'anarchie.

ACL, Lyon, 2008,

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forme abstraite : égalité devant la loi, c'est-à-dire que l'égalité est un résultat de l'application de la loi, la même pour tous, pour le riche et pour le pauvre. Dans un tel contexte ce qu'on appelle Droit naturel ne réfère pas à des êtres sociaux mais au droit des individus, et les principes fondamentaux de la constitution de la société et de l'Etat sont à déduire des propriétés et qualités inhérentes à l'homme considéré dans sa singularité empirique, indépendamment de toute attache sociale ou politique.10 La variable caractéristique, la notion centrale, qui se dégage d'un tel ensemble conceptuel est l'indépendance, bien définie par la formule bourgeoise qui circonscrit la liberté de chacun en disant qu'elle s'arrête où commence la liberté d'autrui. Michel Bakounine avait fortement combattu cette illusion : « La liberté individuelle - écrivait-il - n'est point selon eux (les doctrinaires libéraux), une création, un produit historique de la société. Ils prétendent qu'elle est antérieure à toute société»11 « La société loin d'amoindrir et de limiter, crée au contraire la liberté des individus. Elle est la racine, l'arbre et la liberté est son fruit. »12 En valorisant l'indépendance des êtres humains, et en voyant la liberté dans le registre d'une telle indépendance, l'individualisme libéral porte en soi la désocialisation croissante des hommes « à travers la conviction que l'homme en tant que tel, c'est l'individu se concevant et se constituant indépendamment de tout rapport à la société »13. D'où, dans les régimes néolibéraux, le développement d'une pression soutenue vers la dissolution du lien social, et concomitamment, des contrôles juridiques, réglementaires, administratifs et policiers, avec l'illusion de maintenir, par l'État, la cohésion du corps social. 10. Voir L. Dumont : op. cit., p. 81. 11. Michel Bakounine : L'Empire knouto-germanique et la Révolution sociale en France 1870-1871 (Dieu et l'État, fragment). Œuvres complètes, Champ libre, Paris, 1982. Vol. 8, p. 166. 12. Ibid., p. 170. 13. Alain Renaut, L'ère de l'individu.

Gallimard, Paris, 1989, p. 92.

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Si la liberté des hommes et des femmes leur est inhérente et antérieure à l'organisation de la communauté sociale, si elle appartient à l'état de nature ou à la nature humaine, elle sera dépendante des lois de la nature, ce ne sera pas l'homme ou le collectif humain qui se donnera sa propre loi, mais la nécessité naturelle qui est, elle, une hétéronomie. 14

Sur l'autonomie L'obéissance (qui exclue toute réflexion critique) aux normes de conduite suggérées par une autorité ou une instance extérieure « c'est une servitude que les hommes appellent hétéronomie », nous rappelle le Vocabulaire de la philosophie de Lalande. « Et ils lui opposent sous le nom d'autonomie la liberté de l'homme qui, par l'effort de sa réflexion propre, se donne à lui-même ses principes d'action. »15 Dans les années qui précédèrent la Grande Révolution Emmanuel Kant formulait ainsi la question : « En quoi donc peut bien consister la liberté de la volonté, sinon dans une autonomie, c'està-dire dans la propriété qu'elle a d'être à elle-même sa loi ? »16 Toutefois, si nous abandonnons la vision individualiste, nous commençons à comprendre que l'autonomie ne peut pas être une propriété intrinsèque de l'être humain singulier. L'autonomie n'est pas une propriété de la volonté, mais une conquête de la volonté.17 Ou plutôt une difficile construction socio-historique, produit d'un choix, d'un désir conscient, d'une passion de la 14 Une hétéronomie, « car tout effet n'est alors possible que suivant la loi qui veut que quelque chose d'étranger détermine la cause efficiente à l'action. » Comme le remarque Emmanuel Kant in « Fondements de la métaphysique des mœurs». Œuvres philosophiques II. Gallimard (La Pléiade), 1985, p. 315. 15. B. Jacob (1908). Cité in Vocabulaire technique et critique de la philosophie. André Lalande, PUF, Paris, 1926. Autonomie. 16. E. Kant, op. cit., p. 316. 17. Voir E. Colombo : « La lutte pour la liberté ». Réfractions

N°27, p. 8.

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conscience critique de l'humanité affirmée dans la lutte et la souffrance. Un projet d'autonomie. Un tel projet devient possible le long de l'histoire parce que l'auto-institution des formes sociales de son existence fait partie de la condition humaine. La signification du monde émerge dans l'interaction sociale. La nature n'est ni bonne ni mauvaise, elle est. Cependant, même si on accepte que l'ordre symbolique s'établit sur une relation arbitraire ou conventionnelle entre « les mots et les choses », la postulation d'une indétermination foncière des valeurs n'est pas encore l'autonomie ; cette indétermination de l'origine s'ouvre aussi bien sur l'esclavage que sur la liberté. Pour arriver à l'autonomie du sujet agent de ses actes, il faut compter avec la création des formes symbolico-imaginaires et des institutions qui donnent forme à la société historique en mouvement, et qui sont le soubassement, le terroir, nécessaire et positif sur lequel les idées de liberté prennent pied et se développent. Terroir nécessaire mais non suffisant. Les êtres humains naissent dépourvus de tout arme d'attaque ou de défense, ils naissent inermes, ils ont besoin des autres humains qui les entourent, d'une communauté linguistique, d'adultes qui ont déjà intériorisé les normes et les institutions de leur groupe et qui les transmettent. L'individu est façonné par la société qui l'englobe. Il est porté par elle et il la porte. Compris comme « un point englouti »18 dans une société qui est la nôtre, « nous n'avons pour penser le monde social qu'une pensée qui est le produit » de ce monde.19 Alors, l'autonomie ou la liberté, pour exister, doivent faire appel à la puissance de la critique, à la révolte du sujet, à la rébellion collective. Ainsi, armé de sa capacité réflexive, « de sa formidable puissance d'abstraction », l'esprit humain ne veut accepter aucune limite imposée à sa curiosité impérieuse, passionnée, et, irrité par l'obstacle, il s'insurge. Le recours 18. Biaise Pascal, « Par l'espace, l'univers me comprend et m'engloutit comme un point ; par la pensée, je le comprends. » Pensées, I, 6. 19. Pierre Bourdieu, Sur l'État. Éditions Raisons d'agir/Editions du Seuil, Paris, 1912, p. 172.

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à cette désobéissance constitue le secret de sa liberté, pensait Bakounine. 20 L'individu, formé, « fabriqué », par et pour la société concrète, réelle, qui le contient, doit, pour modifier les conditions de son existence, pour exercer sa possible liberté, contester et combattre, non seulement les contraintes externes qu'il trouve devant soi, mais aussi il doit se révolter en partie contre lui-même, contre les institutions qui l'ont fait et qu'il porte en soi. C'est, donc, la création d'une instance réflexive où il interroge, s'interroge et délibère qui lui permettra de surmonter les déterminations empiriques, internes et externes qui constituent l'univers de significations - l'imaginaire établi - où le sujet agit. Dans l'histoire de notre époque, l'hégémonie des tendances individualistes de la modernité, malgré les éclipses infligées par les retours épisodiques du passé ou par les régimes totalitaires, a laissé apparaître l'image exaltée d'un individu fondé sur soimême, auteur et maître de ses actes, mais isolé, solipsiste, séparé, comme une figure découpée de la masse innombrable du commun des mortels. Et cette image a persisté jusqu'à la première moitié du XXe siècle. Les anarchistes se sont emparés de cette vision séduits par la force de la liberté individuelle qu'elle suggérait, en essayant de la généraliser et de l'intégrer à la multitude d'exploités et de dominés qu'ils ne pouvaient comprendre que comme des graines de révoltés. Ils ont essayé de se placer ainsi à contre-courant de l'Histoire officielle faite de rois et de tyrans, de puissants et de « grands hommes ». L'emphase mise sur la représentation individualiste de l'homme singulier occultait la dimension interactionnelle, collective, sociale, présente dans la construction (et auto-construction) du sujet-agent. Cette occultation, proche de la dénégation, facilitait l'essor, porté par le néo-libéralisme, de l'idéologie postmoderne 20 Michel Bakounine, L'empire knouto-germanique. Champ libre, Paris, 1982, vol. 8, pp. 246-247.

Œuvres complètes.

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avec sa valorisation de l'événement anonyme et sa critique du Sujet. Idéologie qui, à partir des années soixante du XXe siècle, comme un retour de pendule, réintroduisait subrepticement dans l'imaginaire Occidental l'ancien paradigme de la sujétion.21 Avec la chute du sujet-agent la subjectivité change de sens, et elle n'est plus une profondeur psychologique, un espace construit, ouvert dans le sujet par opposition à un extérieur défini comme objectif, un for intérieur, une instance réfléchie et délibérative. Donc, et a contrario, la subjectivité de chacun devient le résultat d'un acte passif d'assimilation de dispositifs, de pratiques, de relations de pouvoir et de savoirs, « un produit presque exclusif d'un procès de subjectivation arrivant de l'extérieur, donc d'un procès d'assujettissement, » La relation de l'individu à ses actes prend un ordre inverse, d'acteur il devient agi.22 Alors, il, le sujet, continue à être « l'individu indépendant » du libéralisme mais façonné de l'extérieur par des forces sans visage, forcément hétéronome.

Le sujet-agent Parmi les interstices, failles et impasses qui laissent apparaître aussi bien l'idéologie holiste de la société traditionnelle, naturaliste et hiérarchique, que l'individualisme prôné par une modernité qui valorise l'image de l'homme comme un être complet hors société, ou encore une postmodernité qui le voit assujetti à des structures anonymes qui le déterminent, une toute autre conception du sujet autonome, social et agent de ses actes se profile. Si on voudrait croire qu'un « homme rare », qui serait un grand Législateur, peut donner à la société les bonnes institutions qui devraient régir les peuples, on dirait, avec Montesquieu, que « dans la naissance des sociétés, ce sont les chefs des républiques

21. Voir E. Colombo. : Une controverse des temps modernes : la postmodernité, Op. cit., « A la reconquête du sujet », p. 97. 22. Ibid., « La subjectivité de la sujétion », p. 94.

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qui font l'institution, et c'est ensuite l'institution qui forme les chefs des républiques ».23 Mais, si on veut que les institutions ne bannissent pas la liberté de la Cité, « celui qui commande aux loix ne doit pas commander aux hommes ». Si tel n'était pas le cas, « il faudrait une intelligence supérieure, qui vit toutes les passions des hommes et qui n'en éprouve aucune ». C'est comme dire : « Il faudroit des Dieux pour donner des loix aux hommes ». En écrivant cette phrase Rousseau pensait sûrement, et avec raison, que, de toute façon, ce sont les institutions de la société qui modèlent les êtres humains et ce sont eux-mêmes les créateurs des institutions qui les concernent.24 L'image du Législateur qui émerge de la plume de JeanJacques Rousseau, ce génie voué à l'emploi de fondateur des républiques, « n'a rien de commun avec l'empire humain », elle est une séquelle du postulat qui considère l'individu abstrait comme « un tout parfait » en dehors de la société. Mais, dans un langage artificialiste aussi magnifique que trompeur (Dumont25) typique du Contrat social, se cache la reconnaissance holistique du sujet réel et du fait social. Rousseau remarque, au sein d'un climat intellectuel favorable à l'individualisme, le caractère fondamental de la sociologie : La société instituée change, « pour ainsi dire, la nature humaine ». Elle transforme « chaque individu, qui par lui-même est un tout parfait et solitaire, en partie d'un plus grand tout dont cet individu reçoive en quelque sorte sa vie et son être »; elle altère « la constitution de l'homme pour la renforcer » ; elle substitue « une existence partielle et morale à l'existence physique et indépendante que nous avons tous reçue de la nature. »26

23. Selon la citation de Jean-Jacques Rousseau, Du Contract Social. Livre II, chapitre VII. Œuvres Complètes III, Gallimard (La Pléiade), Paris, 1964, p 381. 24. Ibid., p. 383. 25. Essais sur l'individualisme.

Op. cit., p. 100.

26. Du Contract Social. Op. cit., livre II, chap. VII, Du Législateur, p. 381.

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L'abstraction de l'individu « naturel » exigeait, du philosophe politique, un moment alchimique dans lequel par un acte « volontaire » de chacun (l'établissement d'un pacte ou contrat) une collection d'individus se transforme en un corps politique.z7 Et ce corps « moral et collectif», qui se substitue à la personne particulière de chaque contractant, reçoit par la grâce de ce même acte d'association « son unité, son moi commun, sa vie et sa volonté. »28 Il devient ainsi un individu d'ordre supérieur. La société instituante et le sujet-agent resteront écrasés, obscurcis, entre ces deux abstractions. Rousseau, de même que Hobbes, en appelle aux prémisses individualistes de l'état de nature et fait naître la société proprement dite d'un contrat qui met en commun la personne et toute la puissance du contractant sous la suprême direction d'un fantôme : la volonté générale. Pour Hobbes aussi la convention d'origine autorise la persona ficta, artificielle, qu'elle créée, à exercer, par transfert ou représentation, la souveraineté sur tous. Mais les différences entre les deux théories sont saillantes, la position hobbesienne est représentative et absolutiste - le souverain d'une République n'est pas assujetti à la loi civile29 - , et elle insiste sur la sujétion, tandis que Rousseau souligne sans cesse sa préoccupation constante de garder la liberté individuelle dans une Cité nomocratique. Toutefois, les théories du contrat social cherchent à résoudre une équation impossible : faire coexister la souveraineté (la volonté) du peuple et l'institution de l'État, la société civile et le gouvernement. Dualité insurmontable d'un Peuple souverain assujetti à une puissance exécutive séparée.

27. Ibid., livre II, chap. VI. De la loi, p. 378 : « Par le pacte social nous avons donné l'existence et la vie au corps politique. » 28. Ibid., livre I, chap. VI, Du pacte social, p. 361. 29. Thomas Hobbes : Léviathan.

Op. cit., p. 283.

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L'introduction d'une dimension holistique du sujet dans le contexte de la modernité marque la puissance intellectuelle de l'œuvre de Jean-Jacques Rousseau. Bien qu'il n'arriva pas à se débarrasser de l'encombrante image de l'individu abstrait, il a pu percevoir en lui-même l'être social, sensible aux passions qui l'entouraient, et de ce fait maintenir fortement l'idéal moral et revendicatif de sa liberté. « Renoncer à sa liberté c'est renoncer à sa qualité d'homme ».30 S'ouvre ainsi pour l'homme moderne un espace nouveau où peut exister et se déployer un sujet agent de ses actes capable d'aspirer à la liberté et de participer à sa construction collective, un sujet capable d'assumer un projet d'autonomie. Comme nous l'avons déjà esquissé, ce sujet, qui advient sur le socle de l'être biologique - exemplaire de l'espèce humaine , multiple dans ses identifications, divisé et dépendant des autres, en partie opaque à soi-même - , est le produit toujours inachevé d'un procès qui le constitue comme agent de ses actions. Il devient sujet en s'engageant dans le mouvement de la société qui l'inclut comme protagoniste actif d'un réseau de relations intersubjectives, lieu où - de la naissance au tombeau - une multitude d'autres sujetsagents (acteurs) individuels ou collectifs collaborent, s'entraident, se disputent ou se combattent. A l'évidence tout ce procès exige l'existence du social en tant qu'instance globale irréductible à la simple addition de ses membres. L'être humain concret et réel - le sujet qui s'engage dans les séries d'actions successives constitutives de son existence - est le résultat de ces deux processus, aussi bien collectifs qu'individuels : il est un produit de sa société, et il est capable de contester ses institutions, capable de penser d'autres mondes, de chercher et de construire sa liberté comme une partie de la liberté de tous.

30. Du Contract Social, livre I, chap. IV, De l'esclavage, p. 355. « . . . c'est ôter toute moralité à ses actions que d'ôter toute liberté à sa volonté. »

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La société instituante Les sociétés naissent hétéronomes. Livrés à eux-mêmes, les peuples des origines se nourrissent de ressources dites sauvages ou spontanées en constituant des communautés réduites, sans inégalités socioéconomiques, et vivent leur vie collective impliqués dans la contingence d'une action « politique » de fait, par laquelle ils construisent la « mise en sens » et la « mise en scène » de l'espace social. C'est la société instituante la seule source de la signification du monde. Mais, en s'instituant, toutes les sociétés ont créée une division binaire du monde en dédoublant l'ici-bas dans un au-delà lieu de provenance du sacré, et c'est alors, en inversant la causalité, que cette figuration d'une altérité irréductible à l'humain deviendra l'origine et la source du nomos, de la norme ou la loi, qui oblige les mortels et ordonne tribus et cités. Ainsi la société instituée commence son histoire dans l'hétéronomie en fondant son nomos à l'extérieur d'elle-même. Cette autodépossession inaugure une antériorité radicale du principe de tout ordre, un temps primordial où la loi a été dictée une fois pour toujours, elle se fait immuable. La société dite primitive, pensait Pierre Clastres, lutte contre la division majeure qui la guette et « qui est destinée à la tuer » : la division verticale entre dominants et dominés. Elle résiste et refuse l'émergence de l'État.31 Une telle société dont le corps ne possède pas d'organe séparé du pouvoir politique, exerce ellemême le pouvoir et dicte sa loi à tous ses membres en l'inscrivant sur la surface des corps. Et « la loi primitive, cruellement enseignée » est une prescription d'égalité, « une interdiction d'inégalité dont chacun se souviendra. »32 Certes, ces tribus sans État « ignoraient la dure loi séparée, celle qui dans une société divisée, impose le pouvoir de quelques-uns sur tous les autres. »M Mais, ce 31 Pierre Clastres, La société contre l'État. Les éditions de Minuit, Paris 1974, p. 169. 32. Ibid., p. 159. 33. Ibid., p. 158.

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pouvoir radical et implicite avec lequel l'institution de la société primitive dicte sa loi à tous les individus qu'elle modèle, c'est un pouvoir absolu et inattaquable parce qu'il reçoit sa légitimité de l'extérieur de la société elle-même. La représentation instituée d'une source extra-sociale du nomos - l'hétéronomie instituée rend les communautés sensibles à leur unité et à leur indépendance, et par le même mouvement, elles deviennent inaccessibles à tout projet d'autonomie individuelle ou collective. Dans la société traditionnelle, où les relations de type primaire, face à face, sont privilégiées, où le poids du groupe familial est très important, et où les écarts de la norme sont très mal tolérés, les origines du nomos restaient aussi sacrées et immuables. C'est cette origine que la religion cimente dans les croyances sur toutes les choses du monde, rendant forclos le principe d'une interrogation - qui serait déjà le soupçon d'une contestation - sur les fondements de l'ordre social, donc de la loi et de la légitimité de tout pouvoir institué. « Le terme même de "légitimité" de la domination appliqué à des sociétés traditionnelles est anachronique. La tradition signifie que la question de la légitimité de la tradition ne sera pas posée. »34 Ce questionnement demeure mentalement impossible pour les individus formés dans une telle société. C'est précisément l'interrogation sur le bien fondé des lois qui gouvernent la Cité - et non l'empire de la loi, ou la nomocratie, ni la vigueur des normes de droit - , qui inaugure la liberté dans l'histoire.35 Moment créatif que nous avons défini ainsi : « La sortie effective de la forme traditionnelle des sociétés se produit quand le groupe social se reconnaît comme étant lui-même le seul créateur des nomoi, le seul réfèrent des normes et institutions qui le construisent en tant que société instituée. C'est, alors, la mise en question de la norme reçue, la critique des anciennes règles et

34. Cornélius Castoriadis : « Pouvoir, politique, autonomie.» Le Monde morcelé. Seuil, Paris, 1990, p. 150. 35. Ibid et

passim.

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rétablissement de nouvelles par décision de la collectivité assemblée qui feront naître la liberté en tant que réalisation social-historique effective, consciente et réflexive. » 36

Démocratie directe Cette émergence de la liberté qui chevauche l'esquisse d'un projet d'autonomie, secondée par la création des institutions politiques propices à soutenir son exercice, prend pied dans l'histoire pour une très courte période, pendant le régime politique dit de « démocratie directe » instauré à Athènes après les réformes de Clisthène en 508/7 av. J.C., régime qui fut formellement abolit à la suite de la conquête de la région par les Macédoniens en 322/1.37 Au centre des institutions qui constituent la démocratie athénienne de l'époque classique se trouve l'Assemblée du peuple (Ekklèsia) qui prend toutes les décisions importantes et qui publie décrets et lois. Elle contrôle l'action des magistrats, peut à tout moment les révoquer, et en fait autant avec le Conseil (Boule) de cinq-cents membres. Magistrats et Conseil sont choisis par tirage au sort et pour une année, n'étant pas rééligibles. L'Assemblée, le peuple assemblé, et le tirage au sort sont deux institutions majeures de la Polis qui n'ont jamais était reprises par aucun régime représentatif quand, à la fin du XVIIIe siècle en Europe, la souveraineté populaire fut formellement reconnue comme source légitime du pouvoir politique. La « démocratie directe » à Athènes fonctionnait dans le cadre d'une société confrontée fréquemment au conflit guerrier, qui

36. E.Colombo, « La lutte pour la liberté ». Réfractions N° 27, p. 12. [« par décision de la collectivité assemblée ». Rousseau écrivait : « le Souverain ne sauroit agir que quand le peuple est assemblé. » CS, III, 12, p. 425], 37. Mogens H. Hansen, La démocratie athénienne. mosthène. Tallandier, Paris, 2009, p. 23.

A l'époque de Dé-

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maintenait un empire maritime et qui entretenait l'exclusion criante des femmes, des esclaves et des métèques. Alors, il y existait aussi un corps formé par des élus directement par l'Assemblée, mandatés comme les autres pour un an, mais rééligibles, c'était le Collège de généraux (stratèges) composé de dix membres. Les charges électives, à la différence du tirage au sort, créaient un lien implicite entre le mandant et le mandataire. Au Ve siècle le démos assemblé était la seule source légitimante de l'institution de la Polis athénienne, mais au IVe siècle, après deux conspirations oligarchiques en 411 et 404, et la guerre du Péloponnèse perdue, quand la démocratie fut restaurée le climat avait changé et nombre de restrictions furent appliquées à l'autonomie de l'Assemblée du peuple. La « constitution des ancêtres » (patrios politeia) est à nouveau réinvestie dans les principes d'une démocratie « modérée ». Ce que suggèrent les institutions mises en place pendant la période - aussi réduite soit-elle - de la démocratie radicale ancienne, conjointement avec le discours philosophique qui l'accompagne, favorable ou critique, et sans oublier les diatribes de l'opposition oligarchique et aristocratique, c'est que tous à l'époque, amis ou ennemis, reconnaissent au régime démocratique deux valeurs consubstantielles : l'égalité et la liberté. Cependant, ces valeurs n'étaient que des idéaux qui empruntaient le dur chemin de leur construction socio-historique. D'abord, « les égaux » n'étaient que les citoyens, ceux qui pouvaient voter à l'Assemblée. Si l'isegoria, le droit pour tous de prendre la parole à l'Assemblée, était clairement reconnu, bien que combattu, par contre, les inégalités économiques très marquées entre les riches propriétaires fonciers et les rameurs de la flotte ou les journaliers (thètes), restaient intouchées. La « démocratie directe », malgré toutes ses contradictions, avait réussi à construire un espace politique public commun où les hommes - on arrivera un jour à dire les humains - étaient re-

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connus comme égaux. 38 L'égalité est la condition nécessaire pour fonder la liberté. Entreprise difficile que le « Vieil oligarque » critiquait acerbement déjà en revendiquant les vertus de l'inégalité. 39

La construction de la liberté Une fois proclamée, l'égalité, qui n'a jamais existé dans l'histoire des sociétés à État, cette égalité plébéienne qui nivèle rangs et fortunes, vivra pendant de longs siècles réfugiée au sein des sectes hérétiques, ou dans les révoltes paysannes et de pauvres des villes, et elle reviendra sur la scène publique pour dire ce qui manque, avec les fortes paroles de Jacques Roux le 25 Juin de 1793 à la tribune de la Convention : « L'égalité n'est qu'un vain fantôme quand le riche, par le monopole, exerce le droit de vie et de mort sur son semblable. »40 L'égalité est une condition sine qua non, sans elle la liberté cesse d'être ce « bien si grand et si doux » pour se transformer en privilège des puissants : « La liberté n'est qu'un vain fantôme quand une classe d'hommes peut affamer l'autre impunément. »41

38. Je pense que David Graeber commet une erreur limitant ce qu'on pourrait appeler « démocratie directe », et les idéaux à elle associés, à « une procédure de décision égalitaire ». Ce qui est en jeu est la capacité individuelle et collective de critiquer et changer la loi reçue. L'anarchie est exogène à toute communauté dite primitive ou rurale. Par contre je suis d'accord avec l'affirmation que « ce qui importe, c'est que dans tous les cas, (des sociétés à État) nous avons affaire à une élite politique - effective ou en puissance — qui s'identifie à une tradition de démocratie pour légitimer des formes essentiellement républicaines de gouvernement. » « La démocratie des interstices », Revue du MAUSS, N° 26, 2005. 39. Pseudo-Xénophon : Constitution des Athéniens. Les Belles Lettres, Paris, 2008, p. 131 [L'auteur du pamphlet est un anonyme appelé le «Vieil oligarque».] 40. Manifeste des Enragés, cf. Maurice Dommanget, Jacques Roux, le curé rouge et le manifeste des « Enragés », Paris, Spartacus, 1948, p. 60. 41. Ibid.

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En réalité, depuis l'implantation hégémonique des religions monothéistes, toute doctrine soutenant la source populaire du pouvoir politique souffrit une éclipse totale, et la liberté rejoignit l'égalité dans sa vie souterraine. Pourtant, si la lutte pour la liberté compte avec l'égalité, la liberté ne se limite pas à des « prises de décisions égalitaires », pour se développer elle a besoin d'un sujet-agent capable de désobéir, de critiquer et de changer la loi, sujet individuel ou collectif enraciné dans une société consciente d'être l'unique source de sa loi. Et pour arriver à le penser il a fallu attendre - à part quelques étincelles ici ou là - le XVIIIe siècle de notre ère où, dans le contexte de la modernité, la dimension holistique du sujet sera reconnue. Dès les premiers moments de la Révolution, les districts de Paris demandent que les élus au Conseil Général de la Commune agissent selon la volonté des assemblées primaires et qu'ils soient révocables. Très rapidement, en 1790, l'Assemblée Constituante soumet par une loi, l'organisation municipale de Paris aux formes «représentatives» générales. L'Association Internationale des Travailleurs venait d'être créée quand Bakounine écrivait que l'émancipation communale « ne sera jamais suffisante pour fonder la liberté. » La commune indépendante, isolée, sera toujours trop faible pour résister à l'État. Elle sera, dans le meilleur des cas, égalitaire, mais ne pourra pas se donner sa propre loi. « L'égalité sans la liberté est une malsaine fiction créée par les fripons pour tromper les sots.»42 La naissance du mouvement anarchiste au sein de l'organisation ouvrière révolutionnaire aux lendemains de la Commune de Paris de 1871, permettra de postuler un changement complet du paradigme politique traditionnel centré, théoriquement, sur « la

42. Michel Bakounine : La Démocratie (1868) - Cité par Arthur Lehning in Bakounine Œuvres complètes. Vol. 8, p. XIII.

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domination juste ou nécessaire ». Ce paradigme propre à la société à État, hiérarchique, divisée en dominants et dominés, exige comme condition l'expropriation de la capacité instituante du collectif humain par une minorité qui s'octroie la prérogative de dicter la loi pour tous. Une telle société permettra à Rousseau d'exprimer le constat suivant : « Les lois et l'exercice de la justice ne sont parmi nous que l'art de mettre le grand et le riche à l'abri des justes représailles du pauvre ».43 L'anarchie, en proposant l'abolition de tout pouvoir politique ou domination, en luttant pour la suppression de l'État et de la propriété privée - ce qui ne veut pas dire une société sans institutions ni sans formes institutionnelles de décision collective prétend fonder la liberté sur une autonomie radicale. Cette autonomie présuppose, en plus de la souveraineté du peuple assemblé, l'acceptation de l'arbitraire du nomos, de la loi, et la critique du principe majoritaire en tant que forme universelle de décision. Ainsi, et sans faire appel à une continuité linéaire du temps historique, trois moments de l'imaginaire collectif peuvent être reconnus dans le constant écoulement de l'histoire : d'abord la Nature s'impose. La société est par Nature, donc hétéronome, les hommes ne sont pas maîtres de la loi de la Cité. Dans un autre moment, on pense que la société est un artifice, elle naît d'un pacte, d'une décision collective, et l'autonomie deviendrait possible si elle n'avait pas était aliénée au pouvoir politique entaché encore de sacralité. Mais, le dur combat qui construit la liberté humaine ne s'arrête pas, et un jour la Révolution changera la donne. La société il faut la refaire, l'autonomie radicale du sujet et de la Ville sera l'anarchie, le commencement d'une voie, un chemin, conflictuel et sans fin, vers la liberté.

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1792

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classique.

SOMMAIRE

Avant-propos

5

Contre la représentation politique

11

La lutte pour la liberté

49

De l'autonomie

69

Bibliographie

91

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