Concevoir Et Experimenter

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CONCEVOIR ET EXPÉRIMENTER Thèmes introductifs à la philosophie des sciences expérimentales Traduit de l ’américain par Bernard DuCREST Publié avec le concours du Centre national des Lettres



« Épistémè Essais » dirigée par Stéphane Dehgeorges CHRISTIAN BOURGOIS ÉDITEUR

Titre original : Representing and Intervening

© Cambridge University Press, 1983 © Christian Bourgois Éditeur, 1989, pour la traduction française ISBN 2-267-00667-7

REMERCIEMENTS

Le présent ouvrage fut conçu alors que Nancy Cartwright, du département de philosophie de l’univer­ sité de Stanford, travaillait sur son propre livre, Hou; the Laws of Physics Lie*. Nos deux livres ont plus d’un point commun. L’un et l’autre accordent peu d’impor­ tance à la vérité des théories et avouent un faible pour certaines entités théoriques. Cartwright soutient que seules les lois phénoménologiques de la physique parviennent à la vérité tandis que, dans la partie B de ce livre, je fais remarquer que la science expérimentale est plus indépendante de la théorie que ce que l’on veut bien généralement admettre. Nous ne partons pas des mêmes postulats anti-théoriques car elle considère les modèles et les approximations alors que c’est surtout l’expérience qui m’intéresse, mais nos conceptions convergent. C’est à certaines conversations avec Francis Everitt, du laboratoire de physique Hanson de l’université de Stanford, que je dois l’intérêt que je porte à l’expéri­ mentation. Par la suite, nous écrivîmes ensemble un très long article : « De l’expérience ou de la théorie, qu’est-ce qui vient en premier ? ». Cette collaboration fut pour moi très fructueuse car Everitt est un expéri* « Comment les lois physiques mentent. »

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mentateur de talent qui s’intéresse aussi beaucoup à l’histoire (il dirige le projet gyroscopique qui va bientôt vérifier la théorie de la relativité générale en étudiant le comportement d’un gyroscope dans un satellite. H est également auteur d’une biographie de James Clerck Maxwell et de nombreux articles du Dictionary of Scientific Biography). Ma dette à l’égard d’Everitt est surtout évidente dans le chapitre 9. Les paragraphes qui lui doivent particulièrement sont précédés d’un (E). Je lui suis également reconnaissant de la grande attention qu’il a bien voulu apporter à la relecture de ce livre. Richard Skaer, de Peterhouse, Cambridge, m’a initié au microscope alors qu’il faisait des recherches au laboratoire d’hématologie de l’université de Cambridge, le chapitre 11 lui est ainsi grandement redevable. Melissa Franklin, de l’accélérateur linéaire de Stanford, m’a raconté l’histoire de PEGGY II et m’a ainsi fourni le matériel nécessaire au chapitre 16. Je dois enfin remercier Mary Hess, la lectrice de la Cambridge University Press, pour ses nombreuses et intéressantes suggestions. Le chapitre 11 a été publié dans le Pacific Philoso­ phical Quarterly 62 (1981), pp. 305-322. Le chapi­ tre 16 est une adaptation d’un texte publié dans Philo­ sophical Topics 2 (1982). Les chapitres 10, 12 et 13 sont en partie des adaptations de Versuchungen : Aufsatze zur Philosophie Paul Feyerabends (dirigé par Peter Duerr), Suhrkamp, Francfort, 1981, T.2, pp. 126-158. Le chapitre 9 s’inspire du texte écrit en collaboration avec Everitt et le chapitre 8 reprend, en le développant, le texte que j’avais écrit sur Lakatos pour le British Journal fo r the Philosophy o f Science 30 (1979), pp. 381-410. L'intermède central est le plus ancien texte de ce livre, destiné à la conférence de philosophie des étudiants de Berkeley et Stanford (avril 1979), il fut écrit à Delphes, quelques semaines avant la conférence, et il en porte encore la marque.

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SOMMAIRE Table analytique...................................................... 13 Préface ..................................................................... 19 Introduction : la rationalité ....................................... 49 PARTIE A : Représenter Qu’est-ce que le réalisme scientifique ? ........ Construction et causalité ................................ Le positivisme................................................. Le pragmatisme............................................. L’incommensurabilité....................................... La référence.................................................... Le réalisme interne ....................................... Un succédané de vérité................................

49 67 81 107 117 133 159 189

Intermède : réels et représentations .....................

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1. 2. 3. 4. 5. 6. 7. 8.

9. 10. 11. 12. 13. 14. 15. 16.

PARTIE B : Intervenir L’expérimentation ........................................... 245 L’observation.................................................... 273 Les microscopes................................................ 303 Spéculation, calcul, modèles, approximations.................................................. 339 La création des phénomènes....................... 355 La m esure...................................................... 375 Sujets baconiens ............................................. 395 Expérimentation et réalismescientifique .... 419

Autres lectures ........................................................ Index ........................................................................

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TABLE ANALYTIQUE

INTRODUCTION : LA RATIONALITÉ Rationalité et réalisme sont aujourd’hui les deux thèmes qui préoccupent le plus les philosophes des sciences. C’est-à-dire que ces philosophes s’interrogent d’une part sur la raison, la preuve et la méthode et, d’autre part, sur la nature du monde, sur ce qu’il contient et sur ce qui est vrai à son propos. Ce livre a pour objet la réalité et non la raison. L’introduction parle donc de ce qui ne constitue pas le sujet de ce livre. A titre de référence sont étudiés certains problèmes que la raison doit affronter depuis la publication du désor­ mais classique livre de Kuhn, La structure des révolu­ tions scientifiques. PARTIE A : REPRÉSENTER 1. QU’EST-CE QUE LE RÉALISME SCIENTIFIQUE ?

Le réalisme à propos des théories prétend que ces dernières cherchent à atteindre la vérité et qu’elles s’en rapprochent parfois. Le réalisme à propos des entités dit que les objets mentionnés par les théories peuvent exister vraiment. L’anti-réalisme à propos des théories

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dit que nos théories ne devraient pas être littéralement comprises et qu'elles sont, au mieux, utiles, applicables ou aptes à la prédiction. L’anti-réalisme à propos des entités dit que les entités postulées par certaines théo­ ries sont, au mieux, d’utiles fictions intellectuelles. 2 . CONSTRUCTION ET CAUSALITÉ

J.J.C. Smart et d’autres matérialistes soutiennent que les entités théoriques existent à condition qu’elles fas­ sent partie des matériaux de base de l’univers. N. Cart­ wright affirme que ces entités dont le pouvoir causal nous est bien connu, existent. Ni l’un ni l’autre de ces réalistes à propos des entités n’éprouve le besoin d’être réaliste à propos des théories. 3 . LE POSITIVISME

Les positivistes, A. Comte, E. Mach ou B. van Fraassen, sont anti-réalistes aussi bien à propos des théories qu’à propos des entités. Seules les propositions dont la vérité peut être établie par l’observation méritent d’être crues. Les positivistes doutent des notions de causalité et d’explication. Ils soutiennent que les théo­ ries sont des instruments destinés à la prédiction des phénomènes et à l’organisation de nos pensées. Est ensuite développée une critique de l’« inférence en faveur de la meilleure explication ». 4.

LE PRAGMATISME

C.S. Peirce disait qu’une chose est réelle quand une communauté de chercheurs s’accorde sur son existence. Il pensait que la vérité est ce à quoi aboutit la méthode scientifique pour peu que l’étude se déroule suffisam­ ment longtemps. W. James et J. Dewey accordent moins d’importance au long terme et plus d’importance à ce qu’il semble confortable de croire et d’évoquer mainte­ nant. En ce qui concerne les philosophes contempo­ rains, H. Putnam se range du côté de Peirce tandis que

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R. Rorty est plutôt du côté de James et Dewey. Ce sont deux sortes d’anti-réalisme. 5. L'INCOMMENSURABILITÉ T.S. Kulm et P. Feyerabend ont affirmé qu’il était difficile de comparer des théories pour savoir laquelle s’adaptait le mieux aux faits. Cette idée renforce consi­ dérablement une sorte d’anti-réalisme. Elle comprend trois notions distinctes. L’incommensurabilité de sujet : des théories rivales ne se recoupent que partiellement, aussi est-il difficile de comparer leurs succès respectifs. La dissociation : le temps et les théories passent, certaines conceptions peuvent ainsi devenir progressi­ vement indéchiffrables. Incommensurabilité de sens : certaines thèses sur le langage donnent à entendre que des théories rivales seront à jamais incapables de se comprendre, ainsi une comparaison raisonnée de ces théories est par principe impossible. 6 . LA RÉFÉRENCE

H. Putnam a une conception du sens du mot « sens » qui lui permet d’éviter l’incommensurabilité de sens. Les succès et les échecs de cette conception sont illustrés par de courtes histoires concernant la référence de termes tels que : glyptodon, électron, acide, calori­ que, muon et méson. 7 . LE RÉALISME INTERNE

Putnam a fait évoluer sa conception du sens d’une certaine forme de réalisme au pragmatisme et à l’anti­ réalisme. Cette évolution est examinée en termes kan­ tiens. Putnam et Kuhn sont proches de ce que l’on pourrait appeler le nominalisme transcendantal. 8.

UN SUCCÉDANÉ DE VÉRITÉ

Comme antidote à Kuhn, I. Lakatos avait conçu une méthodologie des programmes de recherche scientifi-

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que. On pourrait croire que cette méthodologie a pour objectif de décrire la rationalité, mais en fait ce qu’elle décrit c’est plutôt la façon dont l’objectivité scientifique ne dépend pas nécessairement d’une théorie de la vérité comme correspondance. INTERMÈDE ; RÉELS ET REPRÉSENTATIONS

Sous forme de fable anthropologique, ce chapitre traite de l’évolution des notions de réalité et de repré­ sentation, des hommes préhistoriques à H. Hertz. On voit pourquoi les débats réalisme/anti-réalisme sur la représentation sont toujours si peu concluants. Nous passons ainsi des questions de vérité et de représenta­ tion à celles d’expérimentation et de manipulation. PARTIE B : INTERVENIR 9 . L’EXPÉRIMENTATION

Les relations entre théorie et expérience varient d’une science à l’autre, en fonction de leur niveau de développement. A la question de savoir ce qui vient en premier de la théorie, de l’expérience, de l’invention ou de la technologie, on ne peut donner de réponse absolue. L’optique, la thermodynamique, la physique des solides et la radio-astronomie nous fournissent quelques exemples. 1 0 . L’OBSERVATION

N.R. Hanson a suggéré que tout énoncé sur l’obser­ vation porte une charge théorique. En fait, l’observation est plus affaire de talent que de langage. Certaines observations sont entièrement pré-théoriques. Les tra­ vaux de C. Herschel pour l’astronomie et de W. Herschel pour la chaleur rayonnante sont mis à contribution pour illustrer certaines évidences sur l’observation. Loin de concerner seulement la vision directe, la notion

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d’observation est aussi souvent utilisée dans ces occa­ sions où nous ne pouvons directement « voir », mais nous servons des informations transmises par les objets que postule la théorie. 1 1 . LES MICROSCOPES

Voit-on au microscope ? Il existe de nombreux types de microscopes optiques, chacun reposant sur une caractéristique particulière de la lumière. Nous croyons en ce que nous voyons en grande partie parce que divers systèmes physiques fournissent la même image. Nous voyons même avec un microscope optique, où le son remplace la lumière. 12.

SPÉCULATION,

CALCUL, MODÈLES, APPROXIMATIONS

Théoriser n’est pas une activité une et indivisible. Il existe de nombreuses sortes et de nombreux niveaux de théorie, chacun entretenant un rapport particulier avec l’expérience. L’histoire de l’effet magnéto-optique en fournit la preuve. Les idées de N. Cartwright sur les modèles et les approximations permettent d’illustrer plus encore à quel point les théories sont variées. 13. LA CRÉATION DES PHÉNOMÈNES De nombreuses expériences créent des phénomènes qui n’existaient pas auparavant à l’état pur dans l’uni­ vers. Dire que l’on « répète » une expérience est trom­ peur. Les expériences ne sont pas répétées mais amélio­ rées jusqu’à ce que les phénomènes soient régulière­ ment obtenus. Certains effets électromagnétiques vien­ nent illustrer cette création de phénomènes. 14. LA MESURE La mesure joue de nombreux rôles en science. Dans certains cas, elle sert à vérifier les théories, mais il y a aussi les déterminations pures de certaines constantes

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physiques. T.S. Kuhn parle également d’un effet impor­ tant et inattendu de la mesure sur la croissance du savoir. 15. SUJETS BACONIENS F. Bacon est l’auteur de la première taxinomie des divers types d’expérience. Il avait prévu que la science résulterait de la collaboration de deux talents différents, le rationnel et l’expérimental. Devançant la question de P. Feyerabend : « Qu’y a-t-il de si extraordinaire dans la science ? », Bacon nous donne un bon compte rendu des expériences cruciales, d’où il ressort clairement qu’elles ne sont pas décisives. Un exemple venant de la chimie montre que, dans les faits, continuer à introduire des hypothèses auxiliaires pour sauver les théories réfutées par les expériences cruciales ne sert à rien. Le rapport erroné que fait I. Lakatos de l’expérience de Michelson et Morley sert à illustrer la façon dont la théorie peut fausser la philosophie de l’expérience. 1 6 . EXPÉRIMENTATION ET RÉALISME SCIENTIFIQUE

L’expérimentation mène sa vie propre et entretient diverses relations avec la spéculation, le calcul, la construction de modèles, l’invention et la technologie. Mais alors que le calculateur, le spéculateur et le constructeur de modèles peuvent être anti-réalistes, l’expérimentateur, lui, doit être réaliste. Cette thèse est illustrée par l’étude détaillée d’un dispositif produisant des faisceaux denses d’électrons polarisés afin de prouver la non-conservation de la parité dans les inte­ ractions neutres de la force faible. Les électrons sont devenus des outils dont la réalité est considérée comme acquise. En fin de compte, nous nous convertissons au réalisme scientifique non parce que nous pensons le monde, mais parce que nous le transformons.

PRÉFACE

Ce livre est en deux parties. Vous pouvez commen­ cer par la seconde, « Intervenir ». Elle traite de l’expé­ rimentation, trop longtemps négligée par les philoso­ phes des sciences, au point que le seul fait d’en parler est déjà taire acte de nouveauté. En général, les philo­ sophes s’intéressent plutôt aux théories. La première partie, « Représenter », traite de ces théories, il s’agit donc en partie d’un compte rendu des travaux déjà effectués dans ce domaine. Les derniers chapitres de la partie À attireront probablement plus l’attention des philosophes, tandis que certains chapitres de la partie B seront plus appréciés des scientifiques. Faites votre choix ; la table analytique permet de prendre rapide­ ment connaissance des sujets débattus dans chaque chapitre. Bien sûr, l’ordre de succession des chapitres est délibéré, mais il n’est pas nécessaire de le suivre. Si je parle dans le titre de « thèmes introductifs », c’est parce qu’il s’agit exactement de cela. En effet, les divers chapitres qui composent ce livre trouvent tous leur origine dans le cours d’introduction à la philosophie des sciences que je dirige tous les ans à Stanford.

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« Introductif » ne veut pas dire simplifié. Un thème introductif doit être suffisamment clair et sérieux pour engager l’esprit qui le découvre et suffisamment abrasif pour produire des étincelles chez celui qui, depuis longtemps, n’avait plus réfléchi à ces questions.

INTRODUCTION : LA RATIONALITÉ

Vous allez me demander tout ce qui, chez les philosophes, relève de l’idiosyncrasie ? C’est, par exemple, leur absence de sens historique, leur haine contre l’idée même de devenir, leur « égypticisme ». Ils croient faire honneur à une cause en la « désliistorisant », en la momifiant. F. Nietzsche, le Crépuscule des idoles, « La raison dans la philosophie ». Chapitre I.

Longtemps les philosophes ont fait de la science une momie. Lorsqu’ils se décidèrent enfin à lui ôter ses bandelettes, leur apparurent les restes d’un processus historique où prévalaient découverte et devenir, ils décrétèrent alors, de leur propre chef, qu’il y avait crise de la rationalité. Cet événement eut lieu au début des années soixante. 11 s’agissait d’une crise parce que se trouvait soudain bouleversée la vieille conception du savoir scientifique comme couronnement de la raison. Les sceptiques

avaient toujours contesté la complaisante image d’un savoir progressant par accumulation, mais maintenant c’étaient les détails mêmes de l’histoire des sciences qui leur fournissaient des munitions. Après examen de certains des incidents sordides qui avaient marqué la recherche scientifique, quelques philosophes commen­ cèrent à se demander avec inquiétude si la raison jouait vraiment un rôle important dans la confrontation intel­ lectuelle. Est-ce la raison qui décide que telle théorie tend vers le vrai ou que telle recherche doit être poursuivie ? Que la raison devait être à l’origine de telles décisions devenait de moins en moins évident. Quelques-uns, ceux probablement qui soutenaient déjà que la morale est liée à la culture, et qu’elle est donc relative, suggérèrent que la « vérité scientifique » est un produit social qui ne peut prétendre à une validité ou même à une pertinence absolue. Depuis cette crise de confiance, la rationalité est l’un des deux thèmes qui obsèdent les philosophes des sciences. Nous demandons : Que savons-nous vrai­ ment ? Que devrions-nous croire ? Qu’est-ce qu’une preuve ? Et qu’est-ce qu’une présomption ? La science est-elle aussi rationnelle qu’on le croit ? Tous ces débats sur la raison ne sont-ils qu’un écran de fumée dressé par les technocrates ? De telles questions à propos de la ratiocination et de la croyance relèvent traditionnelle­ ment de la logique et de l’épistémologie. Elles ne sont pas l’objet du présent ouvrage. Le deuxième thème majeur est le réalisme scientifi­ que. Nous demandons : Qu’est-ce que le monde ? Quelles sortes de choses contient-il ? De ces choses, que peut-on dire de vrai ? Qu’est-ce que la vérité ? Les entités postulées par la physique théorique sont-elles réelles, ou ne sont-elles que des constructions de l’esprit destinées à mettre en ordre les expériences ? Toutes ces questions concernent la réalité. Elles sont métaphysi­ ques. Elles me servent à organiser les sujets introductifs

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à la philosophie des sciences qui sont la matière de ce livre. Les débats sur la raison et la réalité ont longtemps monopolisé l’attention des philosophes des sciences. Aujourd’hui, même si les arguments avancés s’inspirent des plus récentes découvertes de la physique expéri­ mentale, ces deux thèmes continuent d’être au centre des débats. Pourtant, ils sont loin d’être nouveaux. C’est en effet dans la Grèce antique que fut prise l’habitude de philosopher sur les sciences. J’ai choisi le réalisme mais j’aurais aussi bien pu choisir la rationalité. Ces deux domaines sont étroitement liés. Se consacrer à l’un n’est pas exclure l’autre. Ces questions importent-elles vraiment ? J’en doute. Certes, nous voulons savoir ce qui est réellement réel et ce qui est vraiment rationnel. L’on constatera cependant que je refuse la plupart des questions sur la rationalité et que je ne suis réaliste que pour les raisons les plus pragmatiques. Cette attitude ne diminue en rien le respect que j’éprouve pour notre profond besoin de raison et de réalité, pas plus qu’elle ne nie la valeur de ces idées en tant que point de départ. Je parlerai de ce qui est réel, mais auparavant il nous faut tenter d’examiner comment une « crise de la rationalité » a pu surgir dans la philosophie des scien­ ces. Ce pourrait être « l’histoire d'une erreur ». C’est plutôt le récit de la façon dont on a pu tirer de travaux de premier ordre des inférences légèrement disso­ nantes. Divers milieux expriment aujourd’hui leur inquié­ tude à propos de la raison mais, en ce qui concerne la philosophie des sciences, cette inquiétude n’a vraiment commencé qu’avec une phrase, désormais célèbre, publiée il y a vingt ans : « L’histoire, si l’on consentait à la considérer comme autre chose que le reliquaire de l’anecdote ou de la chronologie, pourrait être à l’origine d’une transforma-

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tion décisive de l’image de la science qui aujourd’hui nous possède. » Transformation décisive — anecdote ou chronologie — image de la science — possède, tels sont les mots choisis par Thomas Kuhn pour commen­ cer son célèbre livre, la Structure des révolutions scientifiques. Et ce livre a lui-même provoqué une transformation décisive tout en déclenchant, involontai­ rement, une crise de la rationalité. Une image divisée Comment l’histoire a-t-elle pu déclencher une telle crise ? En partie à cause de la momification de l’image de la science qui précédait cette crise. En fait, il semblerait, à première vue, que nous n’ayons pas exactement affaire à une seule image. Prenons pour exemple deux éminents philosophes, Rudolf Carnap et Karl Popper. L’un et l’autre commencèrent leur carrière à Vienne d’où ils durent s’enfuir dans les années trente. Camap s’établit à Chicago puis à Los Angeles, Popper à Londres, villes où ils dressèrent le décor de nombreux débats à venir. Ils étaient en désaccord sur bien des points mais seulement parce qu’ils s’entendaient sur l’essentiel, ns pensaient tous les deux le plus grand bien de la science et notamment de la physique qui était pour eux un modèle de rationalité. Quel bonheur, pensaient-ils, si l’on pouvait disposer d’un critère qui nous permette de distinguer une si bonne science des mauvaises absurdi­ tés ou des spéculations difformes qui se présentent si souvent. C’est là que surgit le premier désaccord : Camap pensait que le critère de distinction se trouvait dans le domaine du langage alors que Popper considérait que se pencher sur le sens n’apporte rien à la compréhension de la science. Pour Camap, n’est sensé que le seul discours scientifique, à l’exclusion de tout bavardage

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métaphysique. Par principe, des propositions sensées doivent être vérifiables, faute de quoi eLles ne nous enseignent rien sur le monde. Popper pensait que la vérification allait dans la mauvaise direction parce que les théories scientifiques vraiment décisives ne peuvent jamais être vérifiées. Leur portée est trop grande pour cela. Elles peuvent, cependant, être soumises à examen et s’avérer fausses. Une proposition est scientifique dans le mesure où elle est falsifiable. Pour Popper, être du côté de la métaphysique pré-scientifique n’est pas vraiment un drame car la métaphysique « infalsifiable » est souvent spéculativement proche de la science falsi­ fiable. La différence est ici plus profonde qu’il ne semble. La vérification dont parle Camap va du bas vers le haut : faire des observations et voir comment elles s’associent pour confirmer ou vérifier un énoncé plus général. La falsification de Popper va du haut vers le bas. Formuler d’abord une hypothèse théorique, en déduire des conséquences puis les soumettre à des essais pour voir si elles sont vraies. Camap écrit dans la lignée d’une tradition bien établie depuis le XVH* siècle, une tradition qui parle de « sciences inductives ». A l’origine, cela signifiait que le chercheur doit faire des observations précises, mener des expériences avec soin et enregistrer honnêtement les résultats. A partir de là, généraliser, établir des analogies et travailler graduellement à l’édification d’hypothèses et de théories, tout en élaborant de nouveaux concepts qui rendent compte des faits et les organisent. Si ta théorie résiste aux essais suivants, alors nous savons quelque chose sur le monde. Il se peut même que nous soyons amenés à découvrir les lois profondes de la nature. La philosophie de Camap est une version moderne de ce point de vue. Il considérait que l’observation est le fondement de la connaissance et il consacra les dernières années de sa vie à essayer

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d’inventer une logique inductive expliquant comment les preuves fournies par l’observation peuvent soutenir des hypothèses plus générales. Il existe une tradition plus ancienne encore. Platon, ce vieux rationaliste, admirait la géométrie mais mépri­ sait un peu la métallurgie, la médecine ou l’astronomie de son temps qui étaient pourtant d’un très bon niveau. Ce respect de la déduction fut consacré par Aristote qui enseignait que le vrai savoir, la science, consiste à tirer les conséquences des premiers principes à l’aide de la démonstration. Popper déteste positivement l’idée de « premiers principes », môme s’il est souvent considéré comme un déductiviste parce qu’il pense qu’il n’existe qu’une seule logique, la logique déductive. Popper est d’accord avec David Hume, qui, en 1739, faisait remar­ quer que nous avons, pour le moins, une tendance psychologique à généraliser à partir des exemples four­ nis par l’expérienee. Mais les généralisations d’ordre inductif ne trouvent là ni justification ni raison, pas plus que le penchant d’un jeune homme à mettre en doute les discours de son père n’est une raison suffisante pour faire confiance au fils plutôt qu’au père. Selon Popper, la rationalité de la science n’a rien à voir avec la façon dont les preuves fournies par l’expérience viennent « soutenir » nos hypothèses. La rationalité est une question de méthode et cette méthode est faite d’hypo­ thèses et de réfutations. Formuler, sur l’avenir du monde, des prédictions à long terme, en déduire quelques conséquences observables. Les soumettre à des essais pour être sûr qu’elles sont vraies. Si elles le sont, procéder à d’autres essais. Sinon, revoir l’hypo­ thèse de départ, ou mieux, en inventer une nouvelle. Selon Popper, une hypothèse n’est « corroborée » que dans la mesure où un certain nombre d’essais l’ont révélée satisfaisante. Cela ne signifie pas cependant que les preuves que nous avons recueillies suffisent à établir durablement cette hypothèse. Mais seulement que les

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flots déchaînés de l’essai critique ne l’ont pas encore envoyée par le fond. Camap, de son côté, essaye de produire une théorie de la confirmation en analysant la façon dont la preuve rend plus probables les hypothè­ ses. Les poppériens se moquèrent des carnapiens sous prétexte qu’ils avaient produit une théorie de la confir­ mation qui n’était pas viable. Les carnapiens rétorquè­ rent que les propos de Popper sur la corroboration sont vides de sens ou qu’ils ne sont qu’une manière détour­ née de parler de la confirmation. Champs de bataille Pour Carnap, la philosophie des sciences ne peut se dispenser ni du sens ni d’une théorie du langage. Popper les considère avec mépris comme pure scolasti­ que. Carnap se déclare favorable à la vérification pour distinguer la science de la non-science. Popper propose la falsification. Camap essaye de rendre compte des « bonnes raisons » en termes d’une théorie de la confirmation. Popper soutient que la rationalité est avant tout affaire de méthode. Camap pense que le savoir repose sur des fondations, Popper que tout notre savoir est faillible et dépourvu de tout fondement. Camap croit en l’induction, Popper soutient que seule la déduction est logique. Tout cela pourrait donner à croire qu’il n’y avait pas d’image unifiée de la science dans la décade précédant Kuhn, C’est l’inverse qui est vrai. Deux philosophies qui s’opposent avec tant de précision sur une demidouzaine de points sont en fait d’accord sur presque tout. Elles partagent une même image de la science, une image que Kuhn a rejetée. Deux personnes qui seraient vraiment en désaccord sur des questions de fond ne pourraient trouver de terrain d’entente qui leur per­ mette de débattre ainsi un à un de points spécifiques.

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Terrain commun Ni Popper ni Camap ne mettent en doute que la science soit notre meilleur exemple de pensée ration­ nelle. Et l’on peut ainsi passer en revue nombre de croyances qu’ils partagent. Ce qu’ils font de ces croyan­ ces diffère, mais le fait est qu’ils les partagent. L’un et l’autre pensent qu’il existe une différence importante entre observation et théorie. L’un et l’autre croient que la croissance du savoir est, pour l’essentiel, cumulative. Popper peut bien être à l’affût de la réfuta­ tion, il n’en pense pas moins que la science est soumise à évolution et tend vers la seule vraie théorie de l’univers. L’un et l’autre considèrent que la science est dotée d’une structure déductive assez rigoureuse. Ils soutiennent tous les deux que la terminologie scientifi­ que est, ou devrait être, assez précise. Tous les deux croient en Y unité de la science. Ce qui signifie plusieurs choses. Toutes les sciences devraient avoir recours aux mêmes méthodes de manière que les sciences humaines puissent à leur tour adopter la méthodologie de la physique. Plus encore, cela signifie que les sciences de la nature, elles au moins, sont unifiées et que l’on peut ainsi s’attendre à ce que la biologie soit réductible à la chimie, elle-même réductible à la physique. Popper en vint à penser qu’au moins une partie de la psychologie et du monde social ne pouvait être strictement réducti­ ble au monde physique, mais Carnap n’eut jamais de telles inquiétudes. 11 créa même une collection qu’il appela, significativement, YEncyclopédie de la science unifiée. L’un et l’autre s’accordent sur la différence fonda­ mentale qu’il y a entre le contexte de justification et le contexte de découverte. Ces termes sont dus à Hans Reichenbach, un troisième et notable philosophe émi­ gré de la même génération. Lorsqu’une nouvelle dé­ couverte est faite, historiens, économistes, sociologues

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ou psychologues posent toute une série de questions : Qui a fait la découverte ? Quand ? Est-elle le fruit d’une heureuse intuition, une idée chapardée à un rival ou le couronnement de vingt ans de labeur acharné ? Qui a financé les recherches ? Quel milieu social ou religieux en a facilité ou gêné le développement ? Toutes ces questions ont trait au contexte de la découverte. Considérons maintenant le produit intellectuel fini : une hypothèse, une théorie ou une croyance. Est-elle raisonnable, étayée par des preuves, confirmée par l’expérience, corroborée par des essais rigoureux ? Toutes ces questions concernent la justification, la solidité de l’hypothèse. Les philosophes se soucient de justification, de logique, de raison, de justesse, de méthodologie. Des circonstances historiques de la découverte, des détours psychologiques, des interac­ tions sociales, du milieu économique, de tout cela Popper et Camap n’ont que faire. Ils n’ont recours à l’histoire que pour la chronologie ou l’illustration anec­ dotique, tout comme Kuhn le fait remarquer. Certes, Poppet a certaines affinités avec Kuhn parce qu’il donne de la science un compte rendu beaucoup plus dynamique et dialectique que Camap dont le travail sur la confirmation n’est que plates formalités, mais, fon­ damentalement, les philosophies de Camap et Popper sont intemporelles : hors du temps, hors de l’histoire. Troubler une image Pour comprendre en quoi Kuhn s’oppose à ses prédécesseurs, il suffit de refuser point par point tout ce que ces derniers partagent. Ainsi Kuhn soutient que : Observation et théorie ne peuvent être strictement distinguées. La science n’est pas cumulative. La structure déductive d’une science vivante n’est pas très rigoureuse.

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Les concepts scientifiques vivants ne sont pas parti­ culièrement précis. L’unité méthodologique de la science est un leurre : existent en fait de nombreux outils disparates qui servent à diverses sortes de recherches. Les sciences elles-mêmes sont désunifiées. Elles se composent d’un grand nombre de petites disciplines qui ne se recoupent qu’approximativement et que le temps finit même par rendre complètement étrangères les unes aux autres. (Ironiquement, le best-seller de Kuhn parut dans la moribonde Encyclopédie, des sciences unifiées). Le contexte de justification ne peut être séparé du contexte de découverte. La science se situe dans le temps, elle est essentiellement historique. La raison est-elle en question ? Je n’ai pas, jusqu’à présent, abordé le premier point d’accord entre Popper et Camap, à savoir que les sciences de la nature sont un modèle de rationalité, le joyau de la raison. Kuhn considère-t-il que la science est irrationnelle ? Pas exactement. Non pas qu’il la tienne non plus pour vraiment « rationnelle ». En fait, je doute qu’il s’intéresse à la question. 11 nous faut maintenant passer en revue certains des principaux thèmes kuhniens pour comprendre la liste de ses oppositions, mentionnée ci-dessus, et pour voir comment elles portent toutes sur ta rationalité. Ne pas en déduire, cependant, qu’il est tout à fait à l’opposé de ses prédécesseurs. Entre philosophies, une opposition terme à terme indique qu’il y a accord sous-jacent sur les principes, et d’une certaine manière Kuhn s’oppose terme à terme à l’ensemble Carnap-Pop per. La science normale Paradigme est sans doute le mot, le concept le plus célèbre de Kuhn. Nous y reviendrons mais examinons

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d’abord comment, selon ce dernier, s’ordonne une révolution scientifique. Quatre étapes en marquent le rythme : science normale, crise, révolution, nouvelle science normale. Selon la thèse de la « science normale », une branche de la science, lorsqu’elle est solidement établie, ne se livre plus qu’à quelques escarmouches mineures avec la théorie en cours. La science normale résout des énig­ mes. Toute théorie, aussi bien fondée soit-elle, s’avère un jour incapable d’entrer en prise avec les faits. « Toute théorie naît réfutée. » Ces failles, dans le cadre d’une théorie par ailleurs attrayante et utile, sont appe­ lées des anomalies. On espère que quelques modifica­ tions mineures amenderont la théorie qui pourra ainsi rendre compte et réfuter les objections de détail qui lui sont faites. Une partie de la science normale se charge d’articuler mathématiquement la théorie, afin qu’elle devienne plus intelligible, ses conséquences plus évi­ dentes et plus complexe son rapport avec la réalité. Une partie importante de cette science normale se consacre aux applications technologiques. Une autre élabore et clarifie expérimentalement les faits mis en cause par la théorie. Une autre partie, enfin, affine les mesures quantitatives que ta théorie tient pour importantes. Souvent l’objectif consiste seulement à obtenir un nombre précis de la manière la plus astucieuse possible. Cette opération n’est pas destinée à vérifier ou à confirmer la théorie. La science normale ne s’occupe malheureusement pas du tout de confirmation, de vérification, de falsification, d’hypothèse ou de réfuta­ tion. Dans certains domaines, cependant, elle s’avère capable de constituer un corps de connaissances et de concepts vraiment solide.

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Crise et révolution Parfois les anomalies refusent de céder. Elles s’ac­ cumulent. Quelques-unes peuvent même devenir parti­ culièrement pressantes. Elles mobilisent les forces vives de la communauté des chercheurs. Cependant, plus nombreux sont ceux qui se penchent sur les échecs de la théorie et plus les choses vont mal. Les contreexemples s’amoncellent. C’est tout l’ensemble d’une perspective théorique qui s’obscurcit. La discipline entre en crise. La seule issue reste de tenter une approche entièrement nouvelle, en ayant recours à des concepts nouveaux, Les phénomènes problématiques se trouvent soudain intelligibles à la lumière de ces nouvelles idées. De nombreux chercheurs, souvent parmi les plus jeunes, se convertissent aux nouvelles hypothèses, même si quelques places fortes restent imperméables aux changements radicaux qui se dérou­ lent dans leur domaine. La nouvelle théorie faisant des progrès rapides, les vieilles idées sont mises de côté. Une révolution a eu lieu. Comme toute autre, la nouvelle théorie est née réfutée. Une génération de nouveaux chercheurs s’atta­ que à de nouvelles anomalies. Une nouvelle science normale est née. Et tout recommence : résoudre des énigmes, trouver des applications, articuler les mathé­ matiques, concevoir des expériences, mesurer. La nouvelle science normale peut fort bien se tourner vers un corps de connaissance totalement nouveau. Prenons l’exemple le moins sujet à controverse, les mesures. La nouvelle science normale peut fort bien se désin­ téresser totalement des mesures effectuées par ses prédécesseurs, aussi exactes fussent-elles, pour choisir de mesurer autre chose. Au XIX* siècle, la chimie analytique se donnait pour tâche de déterminer les masses atomiques. Chaque élément fut ainsi mesuré au

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moins jusqu’à la troisième décimale. Puis, vers 1920, la nouvelle physique permit de comprendre que les élé­ ments naturels se composent d’isotopes. Dans la prati­ que, il est encore très utile de savoir que le chlore a une masse atomique de 35,453. Mais il s’agit là d’un fait tout à fait fortuitement associé à notre planète, plus profon­ dément, le chlore se compose de deux isotopes stables, 35 et 37 (chiffres qui ne sont d’ailleurs pas exacts car intervient un facteur supplémentaire, l’énergie de liai­ son). Ces isotopes sont, sur terre, associés dans les proportions respectives de 75,53 % et 24,47 %. L ’idée de « révolution u n ’est pas nouvelle La notion de révolution scientifique n’a pas été inventée par Kuhn. La révolution copemieienne nous est familière depuis longtemps et nous savons que le XVIIe siècle assista à une révolution scientifique qui bouleversa la vie intellectuelle du temps. Dans la seconde édition de la Critique de la raison pure (1787), Kant parle de la « révolution intellectuelle » provoquée, entre autres, par Thalès lorsqu’il fit passer les mathéma­ tiques du domaine de l’empirisme à celui de la preuve concluante. En fait, les notions de révolutions scientifi­ que et politique sont presque contemporaines. C’est la révolution française (1789) et la révolution en chimie (autour de 1785) qui en consacrent définitivement l’usage. Mais l’origine de cette idée est, bien sûr, plus lointaine encore. Les Anglais eurent leur « révolution glorieuse » (et pacifique) en 1688, au moment même où l’idée d’une révolution scientifique commençait à poin­ dre dans les esprits (1). Sous l’impulsion de Lavoisier, la théorie du phlogistique fut remplacée par la théorie de l’oxydation pour 1. I. B. Cohen, « The eighteenth century origins of the concept of scientific revolution », Journal fo r th e History o f Ideas 37 (1 976), pp. 257-288.

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expliquer la combustion. Comme Kuhn le fait remar­ quer, l’on assista à cette époque à une totale refonte de nombreux concepts de la chimie comme ceux, entre autres, de mélange, de composé, d’élément et de sub­ stance. Mais, toujours selon Kuhn, ce ne sont pas les grandes révolutions comme celles-ci qui importent vraiment. Il est préférable de prêter attention aux révolutions mineures qui marquèrent alors la chimie. Lavoisier enseignait que l’oxygène est le principe de l’acidité, c’est-à-dire que chaque acide se compose d’oxygène. En 1774, l’on montra comment libérer un gaz de ce qui était, et demeure, l’un des plus puissants acides connus, le muriate. Ce gaz fut appelé acide muriatique déphlogistiqué. Puis, après 1785, il fut inévitablement rebaptisé acide muriatique oxygéné. Dès 1811, Humphry Davy montra que ce gaz est formé d’un élément, le chlore. L’acide muriatique est notre acide chlorhydrique, HCl. Il ne contient pas d’oxygène. On remit alors en cause la conception de l’acidité issue de Lavoisier. A l’époque, cet événement fut considéré, à juste titre, comme une révolution. On y trouve en effet tous les ingrédients indiqués par Kuhn, jusqu’à la résistance de quelques places fortes de la vieille école. Le plus grand spécialiste de la chimie analytique en Europe, J.J. Berzelius (1779-1848), ne voulut jamais publiquement reconnaître que le chlore est un élément et non un composé de l’oxygène. La notion de révolution scientifique ne suffit pas, par elle-même, à remettre en cause la rationalité scientifi­ que. Elle ne nous a pas empêchés, en tout cas, d’être pendant longtemps de bons rationalistes. Mais Kuhn suggère que chaque science normale a en elle le germe de sa propre destruction. C’est l’idée, en somme, d’une révolution permanente. Mais même cela ne nous mène pas fatalement à l’irrationalité. Serait-ce alors l’idée kuhnienne de révolution comme changement de « pa­ radigme » qui présenterait un défi à la rationalité ?

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Du paradigme-comme-réalisation C’est à Kuhn que le mot « paradigme » doit, depuis vingt ans, son étonnante fortune. ïi s’agit d’un vieux mot, parfaitement respectable, importé directement du grec voici environ cinq cents ans. Il veut dire schéma, exemple ou modèle. Il avait à l’origine un sens pure­ ment technique. Quand on apprend par cœur une langue étrangère, c’est le verbe qui sert de modèle pour conjuguer toute la série des verbes de même suffixe. Ainsi, par exemple, en latin le verbe amare est le paradigme des verbes se terminant en -are. Paradigme aussi, le saint dont on décide d’imiter l’existence jusque dans ses moindres détails. C’est ce mot que Kuhn a tiré de l’obscurité. On a dit que, dans la Structure des révolutions scientifiques, Kuhn utilise le mot « paradigme » de vingt-deux manières différentes. Par la suite, il en vint à se limiter à deux sens. Le premier concerne le paradigme-comme-réalisation. Une révolution scientifi­ que est en général marquée par quelque succès exem­ plaire, la résolution, par exemple, d’un problème classi­ que à l’aide de concepts et de moyens tout à fait originaux. Ce succès sert de modèle à de nouvelles générations de chercheurs qui essayent d’appliquer la même méthode à d’autres problèmes. On trouve ici un élément mécanique et répétitif, comme dans les conju­ gaisons latines que l’on apprend par cœur, mais aussi un élément plus libéral où, comme le saint, le paradigme sert de modèle de comportement. Le paradigme comme réalisation est utilisé comme modèle de comportement par la science normale. Rien, dans l’idée de paradigme-comme-réalisation, ne s’oppose à la rationalité scientifique, bien au contraire.

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Du paradigme-comme-ensemble-de-valeurs-communes Lorsqu’il parle de « science », Kuhn ne pense pas au vaste appareil de la science moderne mais plutôt à de petits groupes de chercheurs poursuivant une étude précise. Il appelle cela une matrice disciplinaire, elle se compose de groupes de recherche travaillant en liaison les uns avec les autres sur des problèmes et des objectifs communs. Cette matrice peut comprendre une centaine de chercheurs « de pointe » ainsi qu’un certain nombre de leurs assistants et étudiants. Elle est facilement repérable, même par quelqu’un qui ne connaît rien au domaine concerné. Ainsi, par exemple, un sociologue qui voudrait en faire l’étude n’aurait qu’à noter qui correspond ou téléphone à qui, qui se trouve sur les listes de pré-tirage, qui est invité aux innombrables rencontres de spécialistes où les informations les plus avancées s’échangent des années avant qu’elles ne soient publiées. Les noms cités à la fin des ouvrages spécialisés sont aussi de bons indices. De même les appels de fonds que lancent dans les revues scientifi­ ques les spécialistes de tel ou tel domaine. Ces spécialis­ tes permettent de se repérer à peu près dans une matrice disciplinaire, au moins dans le cadre d’un même pays, mais il est vrai qu’elles sont souvent internatio­ nales. Ce groupe partage un ensemble de méthodes, de normes et d’hypothèses fondamentales. Elles sont transmises aux étudiants, inculquées dans les manuels, on y a recours pour savoir quel type de recherche soutenir, quel problème est important, quelles solutions sont admissibles, qui est promu, qui va faire la critique des textes publiés, qui publie et qui ne publie pas. C’est tout cela qui constitue le paradigme comme ensemble de valeurs communes. Le paradigme-comme-ensemble-de-valeurs-communes est si intimement lié au paradigme-comme-réalisa-

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tion que l’emploi du mot « paradigme », sans autre qualificatif, reste légitime. La réalisation est une des valeurs communes. Elle impose une norme d’excel­ lence, un modèle à la recherche et définit une catégorie d’anomalies dont l’abord semble prometteur. Ce dernier terme est ambigu. Il tend à indiquer que, dans le cadre des contraintes conceptuelles assignées par la réalisa­ tion initiale, ce type de travail est intellectuellement prometteur. Mais il est lourd aussi de promesses d’un autre genre : promotion, argent, étudiants... Commençons-nous enfin à flairer un parfum d'irra­ tionalité ? Ces valeurs ne sont-elles que des construc­ tions sociales ? Ces rites d’initiation et de passage ne relèvent-ils que de ces domaines étudiés par des anthropologues où, dans notre culture comme dans d’autres, la raison n’occupe guère de place ? Cela se pourrait, mais pourquoi s’étonner de ce que la quête de la vérité et de la raison soit soumise aux mêmes lois sociales que la poursuite du bonheur ou du génocide, par exemple ? Le fait que les scientifiques soient des hommes et que les sociétés savantes soient des sociétés ne permet pas de douter de la rationalité de la science. Conversion La principale menace que Kuhn fait peser sur la rationalité vient de ce qu’il conçoit les changements de paradigme comme des révolutions. Il les compare à une conversion religieuse ou au phénomène du renverse­ ment visuel de la théorie du Gestalt. Par exemple, si l’on dessine un cube, on peut avoir l’impression qu’il est orienté tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, Wittgenstein se servait d’une figure qui pouvait être vue soit comme un lapin, soit comme un canard. Le phénomène de la conversion religieuse a été considéré comme une ver­ sion importante du même phénomène, car il apporte un

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changement radical à notre façon de concevoir l’exis­ tence. Un renversement visuel n’implique aucun raisonne­ ment. Certes, une conversion religieuse peut être dictée par la raison, plutôt dans la tradition catholique que dans la tradition protestante d’ailleurs. Mais Kuhn adopte plutôt la perspective du nouveau converti. Son attitude évoque celle de Pascal qui pensait qu’une bonne façon de devenir croyant était de vivre parmi les croyants, en s’engageant sans réfléchir dans le rituel, jusqu’à ce qu’il devienne l’objet d’une véritable foi. Mais, même s’il n’est pas rationnel, ce changement de croyance n ’en marque pas moins le passage d’une doctrine moins raisonnable à une doctrine plus raison­ nable. Kuhn nous invite à opérer, nous aussi, un renversement visuel en arrêtant de considérer le développement de la science comme dépendant seule­ ment des anciens canons de la rationalité et de la logique. Plus important encore, il nous suggère une nouvelle image : après un changement de paradigme, les membres de la nouvelle matrice disciplinaire vivent dans un « monde différent » de celui de leurs prédéces­ seurs. Incommensura bilité Mais alors, si l’on vit dans un monde différent, n’est-il pas nécessaire de comparer les mérites de l’ancien et du nouveau paradigme ? La révolution effectuée n’a été raisonnable que si la nouvelle théorie s’adapte mieux aux faits connus que l’ancienne. Mais Kuhn nous dit que les idées de la précédente théorie ne peuvent généralement pas s’exprimer dans le langage de la nouvelle. Une nouvelle théorie est un langage nouveau. Il est absolument impossible de trouver un langage neutre permettant d’exprimer puis de comparer les deux théories. 38

Non sans complaisance, nous avions pris l’habitude de penser qu’une nouvelle théorie devait automatique* ment prendre sous son aile les découvertes de la précédente. Mais, selon Kuhn, il se peut qu’elle ne soit même pas capable d’exprimer ces découvertes. Nous pensions que le savoir progressait par accumulation, avec d’inévitables périodes de recul. Kuhri prétend que, si l’on peut admettre en effet qu’une science normale est cumulative, ce n’est pas de cette manière qu’évolue la science en général. Ce qui advient plutôt, c’est qu’après une révolution, des pans entiers de la chimie, de la biologie ou d’autres sciences, vont être oubliés, accessi­ bles seulement à l’historien qui péniblement acquiert une vision du monde qui n’a plus cours. Les critiques, bien sûr, refuseront cette conception. Ils soutiendront, preuves à l’appui, que le cas le plus représentatif est celui qu’illustre, par exemple, la théorie quantique de la relativité chaperonnant la relativité classique. Objectivité Kuhn fut surpris que son travail (entre autres) provoquât une crise de la rationalité. Il déclara par la suite qu’il n’avait jamais eu l’intention de remettre en cause les vertus coutumières des théories scientifiques. Une théorie doit être précise, c’est-à-dire, autant que faire se peut, s’ajuster aux données expérimentales. Elle doit être cohérente aver; elle-même, mais aussi avec les diverses théories existantes. Elle doit être de grande portée et riche en conséquences. Sa structure doit être simple, organisant les faits de manière intelligible. Elle doit être féconde, mettant au jour des faits nouveaux, des techniques et des relations nouvelles. Par ailleurs, même si cela se produit rarement, on peut fort bien envisager, dans le cadre d’une science normale, que soit menée une expérience cruciale destinée à trancher 39

entre deux théories rivales utilisant le même appareil conceptuel. Ces principes semblent peu conformes à l’image de l’auteur de la Structure des révolutions scientifiques. Mais Kuhn ne s’en tient pas là, il ajoute à cet exposé deux remarques fondamentales. Celle-ci d’abord : Quand vient le moment de choisir entre deux théories rivales, les cinq principes ci-dessus exposés, et d’autres du même type, ne sont jamais suffisants. D’autres qualités de jugement entrent en jeu, des qualités pour lesquelles aucune formalisation algorithmique n’est a priori possible. Celle-là ensuite : J’ai fait remarquer que, d’une théorie à l’autre, on ne parle pas le même langage... J’entends seulement indiquer par là qu’il existe des limites, non négligeables, à ce que l’auteur d’une théorie peut communiquer à l’auteur d’une autre théorie. Cependant, en dépit du caractère partiel de leur communication, les auteurs des diverses théories peu­ vent échanger, pas toujours facilement d’ailleurs, les résultats techniques concrets qui résultent de leurs théories (2). Lorsqu’on commence à croire en la vérité d’une théorie, insiste Kuhn, « on finit par parler sa langue comme la sienne propre. On n’a jamais eu le choix ». Mais, choix ou pas, reste que l’on ne peut porter en soi deux théories et les comparer terme à terme, elles diffèrent trop pour cela. On se convertit petit à petit et le changement de communauté de langage est le signe de cette conversion. Anarcho-rationalisme Je ne pense pas qu’à l’origine, Kuhn avait l’intention de débattre de la raison. Le cas de Paul Feyerabend est différent. Ses idées, radicales, recoupent souvent celles 2. « Objectivity, value judgement, and theory choice », in T.S. Kuhn, The Essential Tension, Chicago, 1977, pp. 320-329.

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de Kuhn mais il est aussi un ennemi de longue date du rationalisme dogmatique. Il a commencé par se déclarer anarchiste mais, étant donné que les anarchistes sont souvent violents, if préfère maintenant le label de dadaïste. Dorénavant qu’il n’y ait plus, dit-il, de canon de la rationalité, d’ensemble privilégié de « bonnes raisons » et de sciences ou de paradigmes prioritaires et aliénants. Ces injonctions morales sont issues d’une certaine conception de la nature humaine. Les rationa­ listes tentent systématiquement d’endiguer le libre mouvement de l’esprit. II existe au contraire de nom­ breuses rationalités, de nombreux styles de raison et de nombreux modes de vie qui semblent tout à fait satisfai­ sants sans que ta raison y soit pour grand-chose. Par ailleurs, Feyerabend ne condamne aucune des avenues prises par la raison et possède sans nul doute la sienne propre. Réactions Si Feyerabend polémique volontiers avec le rationa­ lisme scientifique, Kuhn, lui, ne s’y risque jamais explicitement. La vision de la science qu’il propose n’en est pas moins nouvelle. Et la critique ne s’est pas privée d’en scruter les moindres détails. On a contesté ses sources, douté de ses généralisations et férocement critiqué ses thèses sur le langage et l’incommensurabi­ lité. Certains philosophes, sur la défensive, tentaient de protéger leurs dogmes chéris. D’autres attaquaient avec des arguments neufs, essayant de battre Kuhn sur son propre terrain. C’est le cas, par exemple, d’Imre Lakatos. On étudiera ses thèses plus en détail au chapitre 8. Pour affronter Kuhn, Lakatos propose un retour à Popper. Il veut que l’on débarrasse la rationa­ lité scientifique de la « psychologie de masse » de Kuhn. Il a inventé une surprenante « Méthodologie des programmes de recherche scientifique », non pas tant

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pour réfuter Kuhn que pour offrir une vision alternative et rationaliste de la science. Mon propre point de vue sur la rationalité est trop proche de celui de Feyerabend pour qu’il soit ici nécessaire d’en discuter plus amplement. Encore une fois, je veux traiter du réalisme scientifique et non de la rationalité. Reste que c’est Larry Laudan qui nous a donné le meilleur résumé actuel de l’état de la rationa­ lité. Le voici : Des données historiques existantes, nous pouvons conclure que : (1) Le passage d’une théorie à une autre s’effectue de manière non cumulative. Ni l’aspect formel ni le contenu empirique (ni même les conséquences les plus sûres) d’une théorie ne sont épargnés quand elle est supplantée par une autre. (2) En général, une théorie n’est pas simplement rejetée parce qu’elle présente des anomalies ou accep­ tée parce qu’elle se trouve empiriquement confirmée. (3) Les changements autant que les débats provo­ qués par les théories scientifiques remettent plus en cause les données conceptuelles de ces théories que leurs bases expérimentales. (4) Les principes « locaux », spécifiques, de la ra­ tionalité scientifique auxquels les scientifiques ont re­ cours pour évaluer une théorie ne sont pas immuables, ils ont subi de sensibles modifications au cours de l’histoire. (5) A l’égard de la théorie, les scientifiques adoptent les positions les plus diverses, ils l’acceptent ou la rejettent, la recherchent et s’en rapprochent, entre autres cas de figures possibles. Une théorie de la rationalité qui ne s’intéresserait qu’aux mécanismes d’acceptation et de rejet se trouverait vite démunie face au vaste éventail de situations qui s’offre aux scientifi­ ques. (6) Étant donné les difficultés notoires que l’on

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éprouve avec les diverses notions de « vérité approxi­ mative », au niveau sémantique comme au niveau épistémologique, il est improbable que ceux qui font de l’évolution vers un plus grand semblant de vérité l’ob­ jectif ultime de la science permettront que l’on repré­ sente la science comme une activité rationnelle. (7) La coexistence de théories rivales est la règle plutôt que l’exception, ainsi évaluer une théorie est d’abord affaire de comparaison (3). Pour Laudan, la rationalité scientifique c’est surtout le pouvoir qu’a la science de résoudre des problèmes. La théorie T doit être préférée à la théorie T’ si la théorie T résout plus de problèmes que la théorie T . Ne nous préoccupons pas de savoir si T est plus proche de la vérité que T’ (point 6). On ne peut évaluer une théorie qu’en compa­ rant sa capacité de résolution des problèmes avec celle d’autres théories (point 7). Il ne suffit pas d’entrer en contact avec les faits de l’expérience, il faut aussi s’attaquer à la résolution des problèmes d’ordre concep­ tuel (point 3). Il peut être raisonnable de poursuivre des recherches fondées sur des idées qui ne cadrent pas avec l’information disponible, car la valeur de la recher­ che provient du processus continu de résolution des problèmes dans lequel elle est engagée (point 2). Il n’est pas nécessaire de souscrire à l’ensemble des propositions de Laudan. Je doute, et d’autres avec moi, que la capacité de résolution des problèmes puisse faire l’objet de comparaisons. Pour moi, de toutes les propo­ sitions de Laudan, la cinquième est la plus importante : accepter et rejeter une théorie n’est qu’une infime partie du travail scientifique. C’est même quelque chose que l’on ne fait pratiquement jamais. Mais j’en tire une conclusion opposée à celle de Laudan : la question de 3. L. Laudan, « A problem solving approach to scientific progress », in I. Hacking (dir.) Scientific Revolutions, 1981, pp. 144 sq.

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la rationalité a peu d’importance pour ia science. Le philosophe du langage, Gilbert Ryle, a fait remarquer, il y a déjà longtemps, que ce n’est pas le mot « ration­ nel » qui est opératoire mais plutôt le mot « irration­ nel ». Je ne dis jamais de ma bonne tante Patricia qu’elle est rationnelle (elle est plutôt sensible, sage, pleine d’imagination, perspicace). Je dis bien, par contre, de ce fou d’oncle Patrick qu’il est parfois irrationnel (tout en étant aussi fainéant, imprudent, confus et imprévisible). Aristote enseignait que les humains sont des animaux rationnels, par quoi il entendait qu’ils sont capables de raisonner. A cela nous pouvons souscrire sans avoir à donner au mot « rationnel » une valeur évaluative. Le mot « irrationnel » seul, dans l’état actuel du langage, est évaluatif et il peut signifier : loufoque, dément, évasif, peu sûr, manquant de connaissance de soi et bien d’autres choses encore. J’éprouve pour la « ratio­ nalité » des philosophes des sciences aussi peu d’attrait que Feyerabend. La réalité est plus plaisante, même si le mot de « réalité » n’est pas non plus très réussi. La réalité... quel concept ! Ainsi nous sommes vraiment devenus historicistes. Laudan tire ses conclusions des « preuves historiques disponibles ». Depuis Kuhn, le discours de la philoso­ phie des sciences a bien changé. Il ne nous arrivera plus de déshistoriser la science pour lui prouver notre respect, comme nous le reprochait Nietzsche. Rationalité et réalisme scientifique Autant de thèmes introductifs classiques qui ne seront pas ici autrement abordés. Mais, bien sûr, raison et rationalité ne peuvent être aisément séparées. Cha­ que fois que j’en viendrai par la suite à aborder le détail des questions qui font l’objet de cette introduction, ce sera toujours pour mettre l’accent sur le réalisme. Le chapitre 5 traite de l'incommensurabilité, mais seule-

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ment parce que celte notion contient les germes de l’irréalisme. Le chapitre 8 concerne Lakatos, souvent considéré comme le champion de la rationalité. Il intervient ici parce qu’il indique une façon d’être réaliste sans avoir pour autant recours à une théorie de la vérité comme correspondance. Certains philosophes proposent une confrontation plus serrée entre raison et réalité. Laudan, par exemple, est un rationaliste qui s’en prend aux théories réalistes. C’est parce qu’il craint que certains n’utilisent le réa­ lisme que pour jeter les bases d’une théorie de ta rationalité, ce qu’il considère comme une terrible er­ reur. Dans ce livre, j’en viens moi-même à proposer une sorte de réalisme, mais je ne crains pas les foudres de Laudan car jamais je ne me servirai du réalisme comme fondement de la « rationalité ». A l’inverse, Hilary Putnam commence son livre, Raison, vérité et histoire (1982) en faisant remarquer qu’« il existe un rapport étroit entre les notions de vérité et de rationalité » (la vérité est une des rubriques sous lesquelles il est possible de débattre du réalisme scien­ tifique). Il continue : « Pour dire les choses encore plus crûment, le seul critère pour être un fait c’est d’être rationnellement acceptable » (p. 8). Que Putnam ait raison ou pas, il semble que la critique de Nietzsche soit une fois encore justifiée. Les livres de philosophie anglaise pouvaient, en 1936, s’appeler, comme le livre de A.J. Ayer, Langage, vérité et logique. En 1982, c’est Raison, vérité et histoire. Mais ce n’est pas l’histoire que nous allons mainte­ nant étudier. Nous nous servirons des exemples histori­ ques pour prendre des leçons et considérerons comme acquis que le savoir lui-même est une entité qui évolue au cours de l’histoire. Tant de choses qui pourraient nous amener à écrire une histoire des idées ou une histoire intellectuelle. Mais il existe de l’histoire une conception plus simple, quoique un peu passée de

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mode, l’histoire n’est pas ce que nous pensons mais ce que nous faisons. Ce n’est pas l’histoire des idées qui importe mais l’histoire tout court/ La distinction que j’établis entre la raison et la réalité est plus profonde que celle de Laudan et de Putnam, parce que je considère "que la réalité dépend plus de ce que l’on fait que de ce que l’on pense. ^

1. QU’EST-CE QUE LE RÉALISME SCIENTIFIQUE ?

Pour le réalisme scientifique, les entités, états et processus décrits par les théories existent vraiment, pour peu que ces théories soient exactes. Protons, photons, champs de force et trous noirs sont aussi réels qu’ongles d’orteils, turbines, tourbillons dans un cours d’eau ou volcans. Les interactions faibles que décrit la physique des particules élémentaires sont aussi réelles que le fait de tomber amoureux. Les théories qui concernent la structure des molécules portant les codes génétiques sont soit vraies, soit fausses et une théorie rigoureusement exacte doit être vraie. Le réaliste soutient que les sciences sont souvent proches de la vérité, même si leurs recherches n’ont pas encore abouti. Notre objectif est de découvrir la consti­ tution intrinsèque des choses et de connaître ce qui peuple les espaces les plus distants de l’univers. Certes il nous reste beaucoup à faire, mais ne soyons pas trop modestes, nos connaissances sont déjà loin d’être négligeables. U anti-réalisme, c’est la théorie inverse : un électron est une chose qui n’existe pas. Bien sûr, on ne peut nier

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l’existence de l'électricité ou de l’hérédité, mais les théories que nous échafaudons à propos des entités, des processus et des états les plus ténus ont pour seule fonction de prévoir et de produire les événements qui nous intéressent. L’électron est une fiction. Les théories qui le concernent ne sont que des outils destinés à favoriser la réflexion. Une théorie est adéquate, utile, justifiée ou applicable, mais quelle que soit l’admiration que l’on éprouve à l’égard des triomphes spéculatifs et technologiques de la science, il ne faut pas céder à la tentation de considérer comme vraies les théories qu’elle émet, même les plus probantes. Certains anti­ réalistes soutiennent qu’une théorie n’est qu’un outil intellectuel qui ne peut être pris comme une description littérale du monde tel qu’il est. D’autres affirment que la théorie doit être littéralement comprise, on ne saurait la concevoir autrement. Mais, ajoutent ces anti-réalistes, aucune preuve ne peut nous contraindre à accepter une théorie, aussi utile soit-elle. Les anti-réalistes de toutes tendances s’accordent cependant pour refuser d’inclure les entités théoriques parmi les choses qui existent vraiment. Les turbines, oui, les photons, non. Certes, nous avons maîtrisé nombre de phénomènes naturels, accordera l’anti-réaliste. Procéder à des mani­ pulations génétiques est devenu aussi banal que de fabriquer de l’acier. Mais attention, les longues chaînes de molécules ne sont pas là à attendre qu’on veuille bien les raccorder. Il se peut que les biologistes se représen­ tent plus clairement ce qu’est un acide aminé en construisant un modèle moléculaire avec du fil de fer et des boules colorées. Le modèle ainsi constitué peut effectivement nous aider à comprendre plus clairement le phénomène impliqué. Il peut même s’avérer fécond en micro-technologie, mais il ne saurait être question d'y voir une image littérale des choses telles qu’elles sont. Je pourrais construire un modèle de l’économie en me servant de poulies, de leviers, de roulèments à billes et

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de poids. Chaque réduction du poids M (la « masse monétaire ») correspondrait à une réduction de l’angle I (le « taux d’inflation ») et à une augmentation du nombre N de roulements à billes (le nombre de chô­ meurs). Les données d’entrée et de sortie seraient correctes mais personne ne s’aviserait pour autant de suggérer que l’économie est vraiment comme ça. Si on peut les projeter, alors ils sont réels Je n’avais jamais vraiment réfléchi au réalisme scien­ tifique jusqu’à ce qu’un ami me parle d’une expérience en cours visant à détecter l’existence de charges électri­ ques fractionnelles. Ce que l’on appelle des quarks. En fait, ce ne sont pas les quarks qui m’ont converti au réalisme mais plutôt les électrons. Permettez que je vous raconte l’histoire. Elle n’est pas simple mais ne manque pas de réalisme, c’est-à-dire qu’elle a trait au quotidien de ia recherche scientifique. Commençons par une expérience déjà ancienne sur les électrons. On soupçonnait depuis longtemps que l’électron était l’unité fondamentale de la charge électrique. En 1908, J.A. Millikan conçut une très belle expérience pour mesurer cette charge. Une gouttelette d’huile portant un petit nombre de charges élémentaires est suspendue entre deux plaques métalliques horizontales qui sont susceptibles, elles aussi, d’être soumises à un champ électrique. On laisse d’abord tomber la gouttelette sans activer le champ électrique. Puis on applique ce champ pour qu’augmente la vitesse de chute de la gouttelette. On obtient ainsi deux vitesses limites qui sont propor­ tionnelles à la force de viscosité, à la densité de l’air, à la densité de l’huile, à la pesanteur et au champ électrique. Ces valeurs étant connues, on peut ainsi calculer les charges des gouttelettes. En répétant l’expé­ rience, Millikan s’aperçut que ces charges sont de petits multiples entiers d’une valeur déterminée. On admet

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qu’il s’agit là de la charge minimum, c’est-à-dire de la charge de l’électron. Comme toutes les expériences, celle-ci part d’hypcthèses approximatives, que les gout­ telettes sont sphériques, par exemple. Au début, Millikan ne savait pas que les gouttelettes sont très petites par rapport au libre parcours moyen des molécu­ les d’air et qu’elles sont ainsi un peu bousculées. Mais l’expérience est incontestable. L’électron ïut longtemps considéré comme l’unité de charge. Nous appelons e cette charge. Les recherches en physique des particules indiquent cependant qu’il doit exister une entité, le quark, dont la charge est 1/3 de e. Rien ne permet de penser que les quarks ont une existence indépendante, la théorie impliquant que, s’ils apparaissent, c’est pour entrer immédiatement en réac­ tion et être ainsi avalés. Ces considérations ne dissuadè­ rent pas Larue, Fairbank et Hebard, de l’université de Stanford, de mettre au point une ingénieuse expérience, inspirée de celle de Millikan, pour piéger les quarks « libres ». Étant donné que tes quarks sont probablement assez rares ou que leur vie est très brève, on utilise, pour avoir une chance d’en trouver, une gouttelette qui, bien qu’elle ne pèse que 104 gramme, est cependant beau­ coup, 107 fois, plus grosse que celle de Millikan. Dans cette expérience également, on remplace l’huile, qui tombe comme une pierre ou presque, par une sub­ stance, le niobium, que l’on refroidit à 9°K, température qui est inférieure à la température de transition entre l’état normal et l’état supraconducteur du niobium. Une fois qu’elle est chargée, cette bille très froide le reste pour toujours. Ainsi peut-on la maintenir dans un champ magnétique et. la déplacer par simple modifica­ tion de l’état du champ. On peut également, à l’aide d’un magnétomètre, savoir exactement où se trouve la goutte et à quelle vitesse elle se déplace. On modifie progressivement la charge initiale de la

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goutte et, en associant la technologie moderne aux idées de Millikan, on détermine si le passage d’une charge po­ sitive à une charge négative se produit à 0 ou à i 1/3 e. Dans ce dernier cas, on peut dire à coup sûr que l'on a trouvé un quark libre. Dans leur plus récente commu­ nication, Fairbank et ses collaborateurs rapportent qu’ils ont découvert quatre charges fractionnelles égales à + 1/3 e, quatre égales à — 1/3 eet treize égales à zéro. Mais comment altère-t-on la charge de la goutte de niobium ? « Eh bien », me répondit l’ami à qui je posais la question, « on bombarde la goutte avec des positrons pour augmenter la charge ou avec des électrons pour la réduire. » Depuis ce jour, je suis un réaliste scientifique. En ce qui me concerne, si on peut les projeter, alors ils sont réels. L’existence de charges fractionnelles de longue durée est controversée. Ce ne sont pas les quarks qui m’ont converti au réalisme. Et je n’aurais probablement pas été converti par les électrons en 1908. Tant de choses qui pouvaient alors servir d’argument au sceptique ! Il y avait cette inquiétude persistante à propos des forces mteimoléculaires agissant sur les gouttes d’huile. N’étaient-ce pas ces forces que Millikan mesurait en fait ? Et ses chiffres alors ne prouvaient rien du tout à propos des prétendus élections. Dans ce cas, Millikan n’avait en lien démontré l’existence des électrons. Se pourrait-U qu’il y ait des charges électriques minimum mais pas d’électrons ? Avec les quarks, évoqués plus haut,- on se trouve face aux mêmes inquiétudes. Marinelli et Morpurgo suggèrent, dans une récente communication, que Fairbank et ses collaborateurs n’ont pas, en fait, mesuré des quarks mais un type nouveau de force électromagnétique. Ce ne sont pas les quarks qui m’ont converti au réalisme mais plutôt l’existence, aujourd’hui, d’émetteurs qui, conçus pour projeter des positrons et des électrons, font exactement ce qui leur est demandé. On comprend les effets, on

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comprend les causes et Ton s’en sert pour découvrir autre chose. Cela s’applique aussi, bien sûr, à la plupart des outils de ce genre, les dispositions permettant de maintenir la bille de niobium à très basse température et tous ces innombrables outils qui éprouvent le « théo­ rique ». Quel est l ’enjeu ? Une personne de bon sens dirait : prenez en compte les instruments qui vous servent. Si l’on veut projeter des électrons, alors ils sont réels. C’est une saine réaction mais, malheureusement, insuffisante pour emporter la conviction. L’anti-réalisme peut sembler stupide à celui qui se fie à la seule expérience, il n’en reste pas moins que le réalisme a été souvent critiqué au cours de l’histoire. Le sens des mots « vrai » et « réel » pose déjà de sérieux problèmes formels. Mais d’autres encore, plus substantiels, surgissent, notamment lors­ que le réalisme est associé à d’autres courants philoso­ phiques, le matérialisme, par exemple, qui, dans une de ses formes, affirme que tout ce qui existe se compose de petits blocs de matière. Le tenant de cette thèse peut fort bien être réaliste à propos des atomes et anti-réaliste à propos des champs de force « immatériaux ». Le matérialisme dialectique de certains maixistes ortho­ doxes a ainsi soumis à rude épreuve nombre d’entités théoriques que la science moderne venait de découvrir. Ainsi Lysenko rejeta-t-il la génétique mendeléienne en partie parce qu’il doutait de la réalité des « gènes » qui en étaient la base. Le réalisme s’oppose aussi à certaines philosophies sur la question de la causalité. On investit souvent les entités théoriques d’un certain pouvoir de causalité : les électrons neutralisent les charges positives des billes de niobium. Les positivistes du XIXe siècle voulaient faire de la science sans jamais avoir à évoquer les « causes »,

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aussi tendaient-ils à rejeter les entités théoriques. Cette sorte d’anti-réalisme est aujourd’hui en pleine recrudes­ cence. L’anti-réalisme tire aussi profit de certaines concep­ tions de la connaissance. H est ainsi souvent associé à la doctrine selon laquelle on ne peut connaître avec certitude que ce qui est soumis à notre expérience sensorielle. Même les problèmes de la logique fonda­ mentale se trouvent impliqués, une forme d’anti-réa­ lisme consiste à remettre en cause les critères permet­ tant de décider si une théorie est vraie ou fausse. Chacune des sciences peut également alimenter la controverse. En astronomie, beaucoup refusèrent d’en­ visager avec réalisme les théories de Copernic. L’idée d’un « système solaire » aide sans doute à effectuer des calculs mais elle ne nous dit rien sur le monde tel qu’il est, car c’est la terre et non le soleil, soutenaient-ils avec insistance, qui est au centre de l’univers. De même, devrions-nous être réaliste à propos de la mécanique quantique ? Est-il réaliste de dire que les particules ont une position et une vitesse précises quoique indécidables ? Ou, à l’autre extrême, devrions-nous considérer que l’« étalement du paquet d’ondes » qui a lieu lors des mesures microphysiques est produit par une interven­ tion de l’esprit humain ? Et ce n’est pas seulement dans le domaine des sciences exactes que le réalisme pose problème. Dans les sciences humaines, les possibilités de débat sont encore plus étendues. On peut ainsi douter de l’exis­ tence de la libido, du surmoi ou du transfert évoqués par Freud. Se pourrait-il que l’on utilise la psychanalyse pour se comprendre soi-même et pour comprendre les autres tout en considérant cyniquement que rien ne fait écho au réseau des termes que la théorie nous offre ? Que devrions-nous penser alors de l’hypothèse de Durkheim selon laquelle les processus sociaux sont réels, quoique indiscernables, qu’ils existent de plein

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droit, au-dessus et au-delà des individus qui composent une société, et qu’ils ont sur nous une action aussi inexorable que la pesanteur ? Peut-on. en toute cohé­ rence, être réaliste en sociologie et anti-réaliste en physique ou inversement ? Et puis il y a encore les questions « métaphysiques ». Le réalisme nous offre un fort bel exemple de la futilité de la réflexion philosophique courante. Ce ne sont pas les questions, posées pour la première fois sous l’Anti­ quité, qui manquent en elles-mêmes de sérieux. Rien de mal à se demander, une fois : « Les atomes sont-ils réels ? » Mais ensuite, continuer à en débattre sans fin ne saurait remplacer une réflexion sérieuse sur le monde physique. Cette proposition peut être tenue pour du cynisme antiphilosophique. Il existe également une manière philosophique d’être contre la philosophie. C’est de considérer l’ensemble des questions sur le réalisme et l’anti-réalisme comme sans objet, fondé sur un arché­ type qui hante notre civilisation, une image du savoir comme devant « représenter » la réalité. Lorsque l’idée de correspondance entre la pensée et le monde est mise à sa juste place, c’est-à-dire la tombe, n’est-il pas légi­ time de se demander à quelle vitesse vont suivre alors le réalisme et l’anti-réalisme ? Pas de doctrines, des mouvements Toute définition du « réalisme scientifique » ne peut être qu’une sommaire indication. Car il s’agit plus d’une attitude que d’une doctrine clairement établie. C’est une façon d’évoquer le contenu des sciences de la nature. On trouve aussi d’intéressants parallèles dans l’art et la littérature, car le mot « réalisme » ne s’est pas contenté d’accumuler des connotations dans le champ philoso­ phique : il sert aussi à désigner plusieurs mouvements artistiques. Au cours du XIXe siècle, de nombreux

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peintres essayèrent d’échapper aux conventions qui les contraignaient à peindre de grandes toiles, très animées, donnant une vision idéalisée et romantique de thèmes religieux ou historiques. Ils décidèrent de reproduire des scènes de la vie quotidienne, refusant la tentation de l’esthétisme. Ils acceptaient d’utiliser les matériaux ordinaires, sans valeur, et refusaient de les idéaliser, de les sublimer, ils ne voulaient même pas que leurs peintures aient l’air peintes. Des écrivains firent leur cette attitude réaliste qui caractérise la grande tradition de la littérature française de Flaubert à Zola et ses terribles descriptions de l’Europe industrielle. Selon les termes, assez hostiles, d’une ancienne définition : « Un réaliste est. quelqu’un qui refuse de choisir ses sujets dans le monde du beau ou de l’harmonieux et qui prend même un plaisir tout particulier à décrire des choses affreuses et à mettre en valeur les détails les plus scabreux. » Ces mouvements artistiques ne manquaient pas cependant de doctrines. De nombreux manifestes fu­ rent publiés. Tous apportaient leur contribution aux divers courants philosophiques dont ils étaient impré­ gnés. En littérature, on donna le nom de « positivisme » à une certaine forme de réalisme tardif. Mais, plus que les doctrines, ce sont les mouvements qui nous intéres­ sent, le travail créatif qui surgit d’un ensemble de motivations communes et se définît en partie par son opposition à d’autres modes de pensée. Réalisme et anti-réalisme scientifiques sont aussi des mouvements. On peut bien entrer dans leurs débats armé de quelque définition tranchante, une fois à l’intérieur on n’en est pas moins confronté à un grouillement d’opinions divergentes ou antagonistes : la philosophie des sciences dans son présent état de surexcitation.

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Vérité et existence réelle J’utiliserai, malgré sa trompeuse brièveté, l’expres­ sion d’« entité théorique » pour désigner tout le bricà-brac de choses que les théories postulent sans que l’on ne puisse jamais les observer. Ce qui comprend, entre autres, les particules, les champs, les processus et les structures. Il existe deux sortes de réalisme scientifique, le premier concerne les théories, le second les entités. En ce qui concerne les théories, on se demande si elles sont vraies, vraies ou fausses, candidates à la vérité ou visant à l’atteindre. En ce qui concerne les entités, on se demande si elles existent. La plupart des philosophes contemporains se préoc­ cupent d’abord de la vérité des théories. Il semble que croire en la vérité d’une théorie implique automatique­ ment que l’on croie en l’existence des entités qu’elle emploie. Car, comment considérer qu’une théorie sur les quarks est vraie si l’on refuse d’admettre l’existence de ces derniers ? Et pourtant, ce tour-là, Bertrand Russell nous l’a montré il y a déjà un certain temps. A l’époque, il ne se souciait pas de la vérité des théories mais de l’existence des entités invisibles. R pensait que l’on devrait se servir de la logique pour réécrire les théories, de manière que les entités supposées y appa­ raissent comme de simples constructions logiques. Le terme « quark » n’aurait pas les quarks pour référent mais serait une expression abrégée, par la logique, d’une expression plus complexe ne faisant référence qu’aux seuls phénomènes observés. Russell était alors réaliste pour les théories mais anti-réaliste pour les entités. Il est également possible d’être réaliste pour les entités et anti-réaliste pour les théories. Plusieurs Pères de l’Église en portent témoignage. Ils croyaient que Dieu existe mais aussi qu’il était impossible, par prin­

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cipe, de formuler une théorie vraiment claire et intelli­ gible de Dieu. Au mieux, on pourrait dresser la liste de ce que Dieu n’est pas, non fini, non limité, etc. Dans sa version scientifique, cette thèse nous incite à croire en l’existence des électrons, même s’il est impossible d’en donner une explication un peu détaillée qui soit vraie. Nos théories sont constamment remises en cause. Selon le résultat que l’on veut obtenir, on utilise des modèles qui font apparaître des électrons différents et incompa­ tibles. Personne ne considère que les modèles utilisés sont littéralement vrais mais cela n’empêche pas les électrons d’exister. Deux réalismes Le réaliste à propos des entités affirme que bon nombre d’entités théoriques existent vraiment. L’anti­ réaliste s’oppose à ces entités qui ne sont pour lui que fictions, constructions logiques ou éléments d’un pro­ cessus intellectuel d’appréhension du monde. Un anti­ réaliste moins dogmatique dirait que nous n’avons pas, et ne pouvons avoir, de raison de supposer que ces entités ne sont pas des fictions. Peut-être existent-elles, mais le présupposer n’est pas nécessaire à notre com­ préhension du monde. Le réaliste à propos des théories dit que les théories sont soit vraies, soit fausses et ce indépendamment de ce que nous percevons : la science, elle au moins, vise à obtenir la vérité et la vérité est le monde tel qu’il est. L’anti-réaliste dit des théories qu’elles sont au mieux prouvées, adéquates, opératoires, acceptables — quoi­ que incroyables, entre autres qualificatifs possibles. Subdivisions Dans tout ce qui précède, je n’ai pas distingué les thèses qui concernent la réalité des thèses qui concer­ nent la connaissance. C’est que ma conception du 59

réalisme inclut les deux. En ce qui concerne la réalité des entités, une entité théorique ne peut me satisfaire vraiment que dans la mesure où elle existe (il ne suffit pas qu’elle soit un outil intellectuel pratique). En ce qui concerne la connaissance, nous connaissons vraiment, ou du moins nous avons de bonnes raisons de croire, en au moins un certain nombre des entités que la science moderne nous propose. J’ai mené de front réalité et connaissance parce que l’ensemble du débat serait oiseux si l’on ne disposait pas maintenant d’entités qu’au moins un certain nombre de gens peuvent considérer comme existant vraiment. Je me retirerais du débat s’il n’était question que d’une hypothétique et utopique science à venir. Il est d’ail­ leurs facile de séparer les deux brins que j’ai tressés, comme le prouve W. Newton-Smith dans le texte qui va suivre (1). Il considère que le réalisme scientifique est composé de trois ingrédients : 1. Un ingrédient ontologique : Les théories scientifi­ ques sont soit vraies, soit fausses et une théorie est ce qu’est le monde. 2. Un ingrédient causal : Si une théorie est vraie, les termes qu’elle emploie font référence à des entités théoriques qui sont la cause du phénomène observable. 3. Un ingrédient épistémologique : On peut prouver l’existence (au moins en principe) des théories et entités auxquelles nous croyons. Les ingrédients ontologique et épistémologique de Newton-Smith correspondent en gros à mon réalisme à propos des théories. Deux ingrédients, donc deux sortes d’anti-réalisme. Le premier rejette la proposition (1), l’autre la proposition (3). On peut en effet refuser l’ingrédient ontologique, nier 1. W. Newton-Smith. « The underdetermination of Theory by data », Proceedings o f the Aristotelian Society. Supplementary, volume 52 (1978), p. 72.

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que les théories doivent être prises littéralement, une théorie n’est pas soit vraie, soit fausse, elle est un outil intellectuel pour prévoir des phénomènes, elle donne des règles pour étudier ce qui se produit dans certains cas particuliers. Il existe de nombreuses versions de ce point de vue, souvent appelé « instrumentalisme » parce que la théorie y est considérée comme un simple instrument. [/instrumentalisme refuse la proposition (1). Par ailleurs, on peut aussi refuser la proposition (3). Bas Van Fraassen, par exemple, dans son livre, The Scien­ tific Image* (1980), soutient que les théories doivent être comprises littéralement et qu’il est impossible de les comprendre autrement. Elles sont soit vraies, soit faus­ ses et ce qu’elles sont dépend du monde et non de quelque effet de sémantique. Mais la science n’attend rien de nos preuves ou de nos croyances en certaines théories sur l’inobservable. Aussi Bas Van Fraassen réfute-t-il l’argument épistémologique. Ma conception du réalisme à propos de la théorie est alors à peu près équivalente aux ingrédients (1) et (3), mais mon réalisme à propos des entités n’est pas exactement (2) et (3). L’ingrédient causal de NewtonSmith veut que, si une théorie est vraie, alors les termes qu’elle emploie se rapportent à des entités qui sont la cause de ce que l’on peut observer. En somme, croire en l’existence de ces entités, c’est croire en l’existence de la théorie qui les relie. Mais on peut croire en l’existence de certaines entités sans croire pour autant à aucune des théories qui les mentionnent. On peut même soutenir qu’aucune théorie générale à propos de ces entités n’a de chance d’être vraie car une vérité de ce genre n’existe pas. Nancy Cartwright développe ce point de vue dans son livre, How the laws o f physics lie * Bas Van Fraassen, trad, franç. : l ’Image scientifique du monde, Christian Bourgois Éditeur, Paris (à paraître).

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(1983). Ce titre ( Comment les lois de la physique mentent) est pour elle littéralement vrai. Les lois sont trompeuses. Seules le9 lois phénoménologiques ont quelque chance d’être vraies, ce qui ne nous empêche pas de connaître certaines entités théoriques ayant un effet causal. Il va de soi que toutes ces idées compli­ quées devraient être plus amplement traitées. Van Fraassen est souvent mentionné, plus particulièrement au chapitre 3. Cartwright apparaît au chapitre 2 et au chapitre 12. Le mouvement général de ce livre nous entraîne loin du réalisme à propos des théories, en direction du réalisme à propos des entités, du moins celles qui sont utiles au travail expérimental. Un mouvement en somme qui nous éloigne de la représen­ tation pour nous rapprocher de l’intervention. Métaphysique et sciences exactes Il importe aussi de distinguer le réalisme-en-général du réalisme-en-particulier. Pour reprendre un exemple de Nancy Cartwright, le photon fait partie intégrante de notre compréhension de la lumière depuis les travaux d’Einstein sur l’effet photoélectrique. Et cependant, certains spécialistes de l’optique, comme Willis Lamb et ses collaborateurs, contestent l’existence des photons, argumentant qu’une théorie plus profonde montrerait qu’ils ne sont qu’un produit de nos présentes théories. Lamb ne prétend pas que la théorie actuelle de la lumière soit complètement fausse. Une théorie plus fondamentale confirmerait la plupart de nos croyances actuelles sur la lumière, mais elle montrerait aussi que les effets que nous associons aux photons proviennent en fait d’un autre aspect de la nature. Cette forme d’anti-réalisme local, ici appliqué aux photons, n’empêche pas que l’on soit un réaliste de principe. Cet anti-réalisme concerne l’optique et non la philo-

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Sophie. Cependant, N.R. Hanson a remarqué une caractéristique curieuse de la genèse des idées scientifi­ ques. Une idée neuve est d’abord présentée comme un procédé de calcul plutôt que comme une représentation littérale du monde tel qu’il est. C’est seulement par la suite que la théorie et les entités qu’elle comprend sont abordées de manière de plus en plus réaliste (Lamb est, quant à lui, un sceptique qui procède en sens opposé). Souvent les auteurs de la nouvelle théorie sont partagés quant au statut à accorder aux nouvelles entités. Ainsi, James Clerk Maxwell, l’un des créateurs de la mécani­ que statistique, était, au début de son travail, bien en peine de dire si un gaz est vraiment composé de petites sphères bondissantes produisant des effets de tempéra­ ture. Il considéra d’abord que cette définition n’était qu’un simple modèle qui, heureusement, permettait de comprendre de plus en plus de phénomènes macrosco­ piques. Puis, progressivement, il devint réaliste. Par la suite, on en vint à considérer la théorie cinétique comme un compte rendu satisfaisant des choses telles qu’elles sont. On constate ainsi qu’en science, il est assez courant que l’anti-réalisme à propos d’une théorie particulière, ou des entités qu’elle implique, laisse place au réalisme. La prudence de Maxwell à propos des molécules de gaz s’inscrivait dans le contexte d’une méfiance générale à propos de l’atomisme. C’est seulement depuis le début du siècle que la communauté des physiciens et des chimistes en est venue à être intimement persuadée de la réalité des atomes. Michael Gardner a donné un bon résumé des divers épisodes qui composent cette his­ toire (2). Elle s’achève, peut-être, lorsqu’on parvint à rendre compte du mouvement brownien en termes de trajectoires moléculaires. Cet accomplissement fut im2. L. Gardner, « Realism and instrumentalism in 19th century atomism », Philosophy of Sciences 46 (1979), pp. 1-34.

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portant, non seulement parce qu’il montrait en détail comment les molécules se heurtent aux grains de pollen pour créer un mouvement observable, mais surtout parce qu’il indiquait une nouvelle manière de détermi­ ner le nombre d’Avogadro, à l’aide des analyses d’Ein­ stein du mouvement brownien et des techniques expé­ rimentales de Jean Perrin. Il s’agissait, bien sûr, d’une découverte « scientifi­ que » et non « philosophique ». Cependant, le réalisme à propos des atomes et molécules est resté pendant longtemps la question centrale en philosophie des sciences. 11 ne s’agissait pas d’un problème local, n’impliquant qu’une sorte d’entités. Atomes et molécu­ les étaient les principaux candidats au poste d’entité théorique réelle (ou fictive). Nombre de nos positions présentes sur le réalisme scientifique furent élaborées à ce moment, en rapport étroit avec ce débat. Le nom même de « réalisme scientifique » date de cette époque. Il est ainsi nécessaire de distinguer le réalisme-engénéral du réalisme-en-particuüer, sans perdre de vue qu’un réalisme-en-particulier peut monopoliser le débat au point de déterminer le cours du réalisme-en-général. Une question issue du réalisme-en-particulier doit être réglée au sein même de la science où elle se pose. Finalement, le sceptique à propos des photons ou des trous noirs doit se rallier ou se taire. Le réalisme-engénéral est imprégné de l’ancienne métaphysique et de la récente philosophie du langage. Il dépend beaucoup moins des phénomènes naturels que le réalisme-enparticulier. Cependant, ces deux formes de réalisme ne peuvent être entièrement distinguées, elles ont été souvent intimement associées au cours de l’histoire. Représentation et intervention La science, dit-on souvent, poursuit deux objectifs : un objectif théorique et un objectif expérimental. Les

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théories tentent de décrire le monde tel qu’il est. L'expérimentation et la technologie qui en découle visent à transformer le. monde. Nous représentons et nous intervenons. Nous représentons pour intervenir et nous intervenons à la lumière de nos représentations. Aujourd’hui, l’essentiel du débat sur le réalisme scienti­ fique s’exprime en termes théoriques, en termes de représentation et de vérité. L’ensemble, aussi brillant soit-il, est loin d’emporter l’adhésion. Cela est dû en partie au fait que s’y mêlent des éléments irréductibles de métaphysique. Je soupçonne qu’il est impossible d’émettre un argument décisif pour ou contre le réa­ lisme au niveau de la représentation. Lorsque nous passons de la représentation à l’intervention, en bom­ bardant des billes de niobium avec des positrons par exemple, l’anti-réalisme a moins d’emprise. Le chapitre suivant s’ouvre sur quelques considérations un peu archaïques concernant le réalisme à propos des entités. Nous en viendrons ensuite rapidement au grand courant des études modernes sur la vérité et la représentation, sur le réalisme et l’anti-réalisme à propos des théories. Seront enfin à nouveau évoquées les questions de l’intervention, de l’expérimentation et des entités. En philosophie, ie juge ultime n’est pas ce que nous pensons mais ce que nous faisons.

2. CONSTRUCTION ET CAUSALITÉ

Le mot « réel » est-il d’une quelconque utilité pour les sciences de "la nature ? Sans nul doute. Certains comptes rendus d’expérience y font constamment réfé­ rence. Donnons deux exemples réels. Le spécialiste de biologie moléculaire constate que l’on retrouve réguliè­ rement certains réseaux fibreux sur les micrographies de cellules préparées d’une certaine manière. Ces réseaux ressemblent à de la chromatine, ce matériau du noyau de la cellule qui est saturé de protéines fonda­ mentales. Il donne une coloration semblable à celle de la chromatine mais ce n’est pas réellement de la chroma­ tine. 11 ne s’agit que d’un artefact provenant de la fixation du suc nucléaire par la glutaraldehyde. On obtient bien un modèle de reproduction distinct, mais sans aucun rapport avec la cellule. Il s’agit d’un artefact de la préparation. Pour passer de la biologie à la physique, certains critiques de la chasse au quark ne croient pas que Fairbank et ses collaborateurs aient vraiment isolé des charges fractionnelles de longue durée. Les résultats obtenus sont peut-être importants, mais les quarks libres n’en sont pas pour autant réels. En fait, ajoutent ces critiques, c’est quelque chose de tout à fait différent

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que l’on a découvert, une force électromagnétique jusqu’alors inconnue. D’ailleurs, que veut dire « réel » ? J.L. Austin, qui domina la scène philosophique à Oxford avant d’y mourir en 1960 à l’âge de quarante-neuf ans, fournit sin­ ce mot quelques brèves et éclairantes remarques. Il éprouvait un profond respect pour le langage commun et critiquait les philosophes qui se laissent souvent aller à un trop grand ésotérisme et oublient la langue parlée. Au chapitre 7 du livre qui rassemble ses conférences, Sense and sensibilia, il parle de la réalité : « Nous ne devons pas rejeter comme méprisables des expressions humbles mais aussi familières que “pas une vraie crème” (real cream). » C’est sa première règle métho­ dologique. La seconde étant qu’il ne faut pas chercher « un sens simple, déterminable et toujours identique ». Il nous met en garde contre les synonymes, tout en incitant à des recherches systématiques sur les régulari­ tés qui apparaissent dans l’usage d’un mot. Sur le mot « réel », il fait quatre remarques principa­ les. Deux d’entre elles me semblent particulièrement importantes, même si elles sont exprimées avec un certain humour. Il fait remarquer d’abord que « réel » est un mot qui a faim de substantifs : faim de noms. Ensuite « réel » est ce qu’Austin appelle, avec un sexisme bon-enfant, un « mot qui porte la culotte » ( trouser-word). Le mot « réel » a faim de noms parce que l’expres­ sion « c’est réel » doit être accompagnée d’un nom pour être compréhensible : c’est de la vraie crème, un vrai boucher, un vrai Boucher (a real constable, a real Constable). C’est un mot qui porte la culotte parce qu’il ne peut être défini que de manière négative. De la crème rose est rose, de la même couleur que les flamants roses. Mais dire de quelque chose que « c’est de la vraie crème », c’est faire un autre type d’affirmation. De la

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vraie crème n’est pas, sans doute, une poudre chimique sans graisse animale. Du vrai cuir c’est de la peau, pas du Skaï, de vrais diamants ne sont pas pâteux, de vrais canards ne sont pas des appeaux et ainsi de suite. La force de « vrai S » est contenue dans l’énoncé négatif « vrai S, non (a) ». Avoir faim de noms et être un mot qui porte la culotte, ces deux caractéristiques sont fortement reliées. Pour savoir qui porte la culotte, il nous faut connaître le nom, ainsi nous saurons ce qu’il convient de dénier. Dans un certain contexte, de vrais téléphones ne sont pas des jouets, dans un autre, ils ne sont pas des imitations ou pas seulement des objets décoratifs. Non que le mot soit ambigu, mais pour décider si quelque chose est un vrai N, il faut connaître le N en question. Le mot « réel » effectue régulièrement le même type de travail mais pour savoir quel travail est effectué il faut connaître N. La fonction du mot « réel » est comparable à celle d’un journalier dont la tâche serait clairement établie : ramasser la présente récolte. Mais qu’est-ce qui est ramassé ? Où et comment ? Cela dépend de la récolte, que ce soit de la laitue, du houblon, des cerises ou de l’herbe. De ce point de vue, le mot « réel » n’est pas ambigu sous prétexte qu’il peut être indifféremment utilisé pour la chromatine, la charge ou la crème. Il est nécessaire d’établir ce point de grammaire pour se débarrasser de l’idée commune selon laquelle il doit exister différentes sortes de réalité, puisqu’il existe différents usages du mot. Il se peut bien qu’il y ait diverses sortes de réalité. Je ne sais pas. En tout cas, résistons à l’envie de conclure hâtivement, à partir d’une conception un peu sommaire de la grammaire. Plus encore, il faudrait contraindre les philosophes à indiquer quelle opposi­ tion ils veulent indiquer quand, dans certains débats spécialisés, ils font usage du mot « réel ». Si les entités théoriques sont, ou ne sont pas, des entités réelles, à quoi les oppose-t-on pour en décider ? 69

Le matérialisme J.J.C. Smart relève le défi dans son livre, Philosophy and scientific realism (1963). Oui, accorde Smart, le mot « réel » devrait marquer une opposition. Toutes les entités théoriques ne sont pas réelles. « Les lignes de force, contrairement aux électrons, sont des fictions théoriques. J’ai envie de pouvoir dire que cette table est composée d’électrons, entre autres éléments, comme je dis que ce mur est composé de briques » (p. 36). Un essaim d’abeilles est composé d’abeilles mais rien ne se compose de Lignes de force. Il y a un nombre défini d’abeilles dans un essaim et d’électrons dans une bouteille mais il n’y a pas un nombre défini de lignes de force magnétiques dans un volume donné, seule une convention nous permet de les compter. En pensant au physicien Max Bom, Smart ajoute que, pour l’anti-réaliste, l’électron n’a pas sa place dans la série : « Étoiles, planètes, montagnes, maisons, ta­ bles, veines de bois, cristaux microscopiques, micro­ bes ». Au contraire, dit Smart, les cristaux sont bien composés de molécules, les molécules d’atomes et les atomes d’électrons, entre autres choses. Smart en conclut que l’anti-réaliste se trompe. On connaît au moins un certain nombre d’entités théoriques qui existent vraiment. Par ailleurs, le mot « réel » marque une opposition significative. D’après Smart, les lignes de force ne sont pas réelles. Michael Faraday, qui le premier nous fit part de l’existence de lignes de force, n’aurait pas été d’accord avec Smart. Il commença par considérer que les lignes de force ne sont qu’un simple outil intellectuel, un procédé géométrique sans aucune correspondance physique. En 1852, alors qu’il avait plus de soixante ans, Faraday changea d’avis : « Je ne peux concevoir l’existence de lignes de force courbes sans penser qu’elles existent physiquement dans cet espace inter-

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médiaire (1). » Ayant réalisé qu’il était possible d’exer­ cer une action sur les lignes de force, il en vint à la conclusion qu’elles devaient exister réellement. « Sans aucun doute », écrit son biographe, « Faraday était intimement convaincu que les lignes de force sont réelles ». Ce qui ne veut pas dire que Smart se trompe. Mais nous est ainsi rappelé que certaines conceptions de la réalité physique dépassent le niveau simpliste des briques assemblées. Smart est matérialiste, lui-même préfère maintenant le label de physicaliste. Non qu’il insiste pour que l’on considère les électrons comme de la matière brute. Aujourd’hui, les anciennes conceptions de la matière ont été remplacées par des notions plus subtiles. Il continue, néanmoins, à penser que les choses matériel­ les, les étoiles ou les tables, sont construites avec des électrons, entre autres matériaux. C’est précisément cette conception que rejetait Fantimatérialiste Berkeley quand il refusait les corpuscules de Robert Boyle et Isaac Newton. De fait, Smart s’oppose au phénoména­ lisme, version moderne de l’immatérialisme de Berke­ ley. 11 est intéressant de constater que Faraday, lui, n’était pas matérialiste. Il appartenait à cette tradition qui, en physique, accorde plus d’importance aux champs de force et à l’énergie qu’à la matière. On peut même se demander si le matérialisme de Smart est empirique. Supposons que le modèle du monde physi­ que de Leibniz, de Boscovic, du jeune Kant, de Faraday, des énergétistes du XIXe siècle s’avère plus fructueux que l’atomisme. Supposons que l’histoire des briques élémentaires s’effondre bientôt. Smart en conclurait-il que les entités fondamentales de la physi­ que sont des fictions théoriques ? 1. Toutes les citations de Faraday et toutes les remarques qui le concernent proviennent du livre de L. Pearce Williams, Michael Faraday, A biography, London and New York, 1965.

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Dans son dernier livre, Une incertaine réalité*, Bernard d’Espagnat, spécialiste de la théorie des quanta et philosophe, explique qu’il est possible d’être réaliste scientifique sans être pour autant matérialiste. Il s’ensuit que le mot « réel » doit pouvoir marquer d’autres oppositions que celles que Smart choisit. Il est à remar­ quer aussi que la distinction opérée par Smart ne nous permet pas de décider si les entités théoriques des sciences sociales et psychologiques sont réelles. Bien sûr, il est possible de suivre le matérialisme jusqu’à un certain point. Ainsi, dans son livre, Rules and represen­ tation (1980), le linguiste Noam Chomsky se fait l’avo­ cat du réalisme dans le domaine de la psychologie de la connaissance. Il explique que les structures matérielles du cei'veau peuvent, dans une certaine mesure, rendre compte du langage. Ce que veut dire Chomsky, ce n’est pas seulement que le cerveau est constitué de matière organisée. El pense que ses structures sont la cause d’un certain nombre de phénomènes de la pensée. Les structures de chair et de sang que nous avons dans la tête provoquent certains types de pensée. Cette notion de « causalité » nous amène à un autre type de réalisme scientifique. Le causalisme Smart est matérialiste. Par analogie, disons que celui qui met l’accent sur le pouvoir de causalité de la réalité est causaliste. David Hume voulait analyser la causalité en termes d’association régulière entre cause et effet. Mais les disciples de Hume ont appris qu’il doit y avoir plus qu’une simple corrélation. Tous les jours, nous tombons dans la presse sur ce genre d’information : L’Association des obstétriciens et gynécologues amé­ ricains reconnaît qu’un rapport a été établi entre les * Éd. Bordas. Paris, 1985.

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empoisonnements observés et l’usage de certains tam­ pons périodiques. Il faudrait cependant se garder d’en conclure qu’il existe une relation de cause à effet directe tant que nous n’aurons pas mieux compris les mécanis­ mes qui sont à l’origine des états observés. (Coupure de presse, 7 octobre 1980.) Quelques jeunes femmes, après avoir utilisé une nouvelle marque de tampons périodiques (« Le tampon dont vous avez toujours rêvé »), vomissent, ont de la diarrhée, une forte fièvre, des éruptions de boutons et meurent. Ce n’est pas seulement la crainte de poursuites judiciaires qui pousse l’Association à tenter de mieux comprendre les mécanismes du mal avant d’en venir à parler de « causes », Il arrive aussi que l’on tente de nier toute relation causale entre des événements pourtant évi­ demment associés. Ainsi, le 19 septembre 1980, un missile portant une charge nucléaire fut endommagé parce que quelqu’un avait laissé tomber une clé à molette dans le silo du missile. La charge n’explosa pas mais des gaz toxiques s’échappèrent du silo. Peu de temps après, le village voisin de Guy, dans l’Arkansas, fut recouvert d’un brouillard rouge et, dans l’heure qui suivit, les gens commencèrent à éprouver divers malai­ ses : lèvres brûlantes, souffle court, douleurs dans la poitrine et nausées. Les symptômes continuèrent à se manifester pendant des semaines et personne d’autre au monde ne les éprouvait. Cause et effet ? « L’armée de l’air a affirmé qu’il est impossible d’établir la moindre corrélation entre ces événements » (coupure de presse, 11 octobre 1980). L’Association des obstétriciens et gynécologues in­ siste sur le fait que l’on ne peut parler de « causes » tant que la nature de l’empoisonnement n’est pas mieux connue. L’armée de l’air, en revanche, ment effronté­ ment. Pour le causaliste, il est important que de telles distinctions puissent être naturellement établies. Nous savons faire la différence entre le refus grotesque de

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toute corrélation et la présomption de corrélation. De même, nous faisons la différence entre corrélation et cause. C’est cette différence que le philosophe C.D. Broad fait valoir contre Hume. En effet, on peut observer, dit-il, que tous les jours, à midi pile, une sirène d’usine siffle à Manchester et qu’au même moment, les travailleurs d’une usine de Leeds font la pause pendant une heure. La concordance est parfaite mais la sirène de Manchester n’est pas la cause de l’arrêt de travail de Leeds. Nancy Cartwright défend le causalisme. A son avis, dire de quelque chose que c’est une cause c’est émettre une affirmation qui nous engage très fortement. 11 nous faut comprendre pourquoi un certain type d’événement produit régulièrement un certain type d’effet. Et l’on peut affirmer avoir compris si l’on parvient à utiliser des événements d’un certain type pour produire des évé­ nements d’un autre type. Positrons et électrons doivent être considérés comme réels, selon Cartwright, puisqu’il est possible, par exemple, de les projeter séparément sur une goutte de niobium et de modifier ainsi la charge de cette dernière. Pourquoi cet effet suit la projection est parfaitement compris. Le dispositif expérimental a été précisément conçu pour produire cet effet. On comprend et on utilise un grand nombre de chaînes causales très différentes. Nous avons le droit de parler de la réalité des électrons, non parce qu’ils sont sembla­ bles à des cubes élémentaires mais parce que nous savons qu’ils exercent un pouvoir de causalité tout à fait spécifique. Cette conception du réalisme nous permet de mieux comprendre Faraday. Comme le dit son biographe : Les lignes de force magnétiques sont visibles si (et quand) on répand de la limaille de fer autour d’un aimant. On suppose alors que les lignes sont plus denses aux endroits où la limaille est la plus épaisse. Mais personne n’avait osé en déduire que les lignes magnéti-

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ques sont vraiment là, même quand on enlève la limaille de fer. Faraday a osé : il est possible d’interrompre ces lignes (avec le moteur électrique que Faraday avait inventé, par exemple) et d’obtenir un effet réel, par conséquent ces lignes sont réelles. La vraie histoire est un peu plus compliquée. Faraday ne publia ses concep­ tions sur la réalité des lignes magnétiques que long­ temps après avoir inventé le moteur électrique. Au début, il se contentait de dire ceci : « Je vais maintenant, pour un temps, m’éloigner du strict raisonnement pour aborder quelques considérations sur le caractère physi­ que des lignes magnétiques. » Mais quel que soit le cheminement exact de la pensée de Faraday, au moins nous fourmt-il l’occasion d’opérer une claire distinction entre outil de calcul et conception de la cause et de l’effet. Après Smart, aucun matérialiste ne peut penser que les lignes magnétiques sont réelles. Faraday, lui, pétri d’immatérialisme et proche du causalisme, franchit le pas. Action fondamentale dans l’histoire de la science. Vint ensuite l’électrodynamique de Maxwell, encore valide aujourd’hui. Pas de théorie, des entités J’ai distingué le réalisme à propos des entités du réalisme à propos des théories. Les causalistes, comme les matérialistes, se préoccupent plus des entités que des théories. Ni les uns ni les autres ne devraient se contraindre à imaginer une meilleure théorie sur les électrons. Cartwright va plus loin, elle nie que les lois de la physique établissent des faits. Elle nie que les modèles qui jouent un rôle si crucial en physique expérimentale soient des représentations littérales des choses telles qu’elles sont. Elle est anti-réaliste à propos des théories et réaliste à propos des entités. Smart pourrait, s’il le voulait, adopter un point de vue simi­ laire. Il se peut que nous n’ayons pas de vraie théorie 75

quant à la façon dont les électrons s’assemblent pour composer les atomes, puis les molécules, puis les cellules. Nous avons seulement des modèles et des esquisses de théorie. Cartwright souligne que, dans plusieurs branches de la mécanique quantique, il est normal pour le chercheur d’utiliser toute une batterie de modèles du même phénomène. Personne ne pense que l’un de ces modèles représente la vérité dans sa totalité, ils peuvent même être totalement incompatibles. 11 s’agit d’outils intellectuels qui nous aident à comprendre le phénomène et à édifier morceau par morceau la techno­ logie expérimentale. Ils nous permettent d’intervenir dans des processus et de créer des phénomènes nou­ veaux, jusqu’alors inconnus. Mais les choses ne se produisent pas en vertu de l’ensemble des lois ou même des vraies lois. Aucune loi ne peut prétendre provoquer l’apparition de quelque chose. Ce sont les électrons et les diverses particules qui sont responsables des effets. Les électrons sont réels : ils produisent des effets. Étonnant changement de direction par rapport à la tradition empiriste remontant à Hume. Selon cette doctrine, seules les régularités sont réelles. Cartwright affirme que, dans la nature, aucune régularité n’est vraiment profonde et uniforme. Les régularités sont plutôt des traits caractérisant la façon dont nous construisons les théories afin de pouvoir penser les choses. Mais pour pouvoir évaluer vraiment une doc­ trine aussi radicale, il faudrait étudier de beaucoup plus près le livre de Cartwright, How the laws of physics lie. Un aspect de l’approche qu’elle propose est, néan­ moins, plus amplement décrit au chapitre 12. Un tel changement de direction a été possible, en grande partie, grâce à Hilary Putnam dont nous verrons aux chapitres 6 et 7 comment il a lui-même évolué. Ce qui importe, pour l’instant, est qu’il rejette la notion, plausible, selon laquelle les termes théoriques, tels

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qu’« électron », n’ont de sens que dans le contexte d’une théorie particulière. Il pense qu’il est possible de donner un nom aux choses qu’un esprit curieux et inventif déduit des phénomènes observés. Il peut arriver que ce que l’on nomme n’existe pas mais, souvent, on parvient à formu­ ler la notion d’une chose que retiennent les successives élaborations de la théorie. Plus important encore, on peut commencer à agir sur et avec l’entité théorique ainsi nommée. On peut, d’abord, la mesurer puis ensuite la projeter. Nous obtiendrons sur cette entité toutes sortes de comptes rendus incompatibles, parce que chacun de ces comptes rendus n’est concerné que par l’un des aspects de l’entité. (Les idées de Putnam sont souvent accompagnées de considérations sur l’es­ sence et la nécessité qui doivent beaucoup à Saul Kripke. Seul l’aspect pragmatique des propos de Put­ nam sur la dénomination m’intéresse ici.) Au-delà de la physique Contrairement au matérialiste, le causaliste peut se demander si le surmoi ou le capitalisme tardif sont réels. L’évaluation doit être effectuée cas par cas : on peut décider que l’inconscient collectif de Jung n’est pas réel et que le conscient collectif de Durkheim l’est. Avonsnous une compréhension suffisante de ces objets ou de ces processus ? Pouvons-nous les influencer ou les redistribuer ? Mesurer ne suffit pas. Nous pouvons mesurer le Q.I. avec une douzaine de techniques différentes et prouver qu’elles fournissent toutes le même résultat, nous n’en aurons pas pour autant la moindre compréhension causale du phénomène. Dans une récente polémique, Stephen Jay Gould parle de la « fausseté de la réification » dans l’histoire du Q.I. : Je suis d’accord. Le causalisme n’est pas inconnu dans les sciences

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sociales. Prenons, par exemple, Max Weber (1864-1920), l’un des pères fondateurs de ces sciences. Sa doctrine sur les idéaux types est célèbre. Il utilisait le terme d’« idéal » en pleine conscience de son histoire philosophique. Il l’oppose au « réel ». L’idéal est une conception de l’esprit, un instrument de pensée (pas le pire d’ailleurs). Tout comme Cartwright aujourd’hui, il était « tout à fait opposé au préjugé naturaliste qui veut que l’objectif des sciences sociales soit de ramener la réalité à des “lois” ». Amené à parler de Marx, il fait cette prudente remarque : « Toutes les lois et construc­ tions développementales spécifiquement marxistes, pour autant qu’elles soient théoriquement valides, relè­ vent de la catégorie des idéaux types. Le rôle éminent, vraiment heuristique, de ces idéaux types est évident pour tous ceux qui ont déjà eu l’occasion d’employer les concepts et hypothèses marxistes pour évaluer la réalité, mais ceux-là savent également à quel point ces concepts et hypothèses sont pernicieux dès que l’on se mêle de les penser comme des “forces effectives”, des “tendan­ ces” empiriquement valides ou réelles (c’est-à-dire, au sens propre, métaphysiques) (2). » Citer d’un même souffle Marx et Weber semble être une grossière invitation à la controverse. Mon propos est cependant plus modeste. De la citation ci-dessus, on peut tirer les leçons suivantes : 1. Un matérialiste comme Smart ne peut accorder aucune signification directe à la réalité des entités décrites par les sciences sociales. 2. Un causaliste peut le faire.

2. « Objectivity in social science and social policy », version allemande originale 1904, in Max Weber, The Methodology o f the Social Sciences (E.A. Shils et H.A. Finch, éd. et trad.), New York,

1949, p. 103.

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3. Un causaliste peut en fait nier la réalité de toutes les entités jusqu’alors proposées par les théories des sciences sociales. Il peut être aussi sceptique qu’un matérialiste, même s’il lui est impossible de l’être plus que les pères fondateurs. 4. La doctrine de Weber sur les idéaux types est causaliste quant aux lois des sciences sociales. Mais ce causalisme se manifeste de manière négative. Weber soutient, par exemple, que les idéaux types de Marx ne sont pas réels précisément parce qu’ils n’ont pas de force causale. 5. Le causaliste dispose d’un critère lui permettant de distinguer certaines sciences sociales de certaines sciences physiques : ces dernières ont découvert diver­ ses entités dont les propriétés causales sont clairement établies, alors que les premières s’en sont avérées incapables. L’essentiel, ici, est de constater qu’au moins une certaine forme de réalisme scientifique est capable d’employer le mot « réel » de manière tout à fait comparable à celle qu’Austin donne comme normale. Le mot « réel » n’est pas particulièrement ambigu. Il n’est pas spécialement profond. C’est un mot qui porte la culotte et qui a faim de substantifs. Il marque une opposition. Cette opposition dépend du nom ou de l’expression N qu’il modifie, ou que l’on considère qu’il modifie. Les choses dépendent ensuite de la façon dont les divers candidats à N peuvent s’avérer ne pas être N. Si un philosophe veut promouvoir une nouvelle doc­ trine, suggérer un nouveau contexte, il lui faudra alors expliquer pourquoi les lignes de force, par exemple, ne peuvent être considérées comme des entités réelles. Smart dit que les entités doivent être destinées à la construction. Cartwright, qu’elles doivent agir comme causes. L’un et l’autre refuseront d’accorder, pour des raisons différentes certes, que certaines entités sont 79

vraiment réelles. L’un et l’autre sont réalistes scientifi­ ques à propos de certaines entités mais leur réalisme n’a pas le même contenu car ils utilisent le mot « réel » pour marquer des oppositions différentes. Nous allons voir maintenant que la même chose peut arriver aux anti-réalistes.

3. LE POSITIVISME

Une certaine tradition anti-réaliste est depuis long­ temps parmi nous. De prime abord elle ne semble pas se soucier de définir le mot « réel ». Elle se contente de déclarer qu’il n'y a pas d’électron, pas plus qu’aucune autre entité théorique. Dans une version moins dogma­ tique, elle affirme que nous n’avons aucune raison de supposer que ces entités existent, ou d’espérer prouver leur existence : L’inobservable ne peut être considéré comme réel. Dans cette tradition peut figurer le Traité de la nature humaine (1739) de David Hume et sa plus récente et plus remarquable illustration est le livre de Bas Van Fraassen, The Scientific Image (1980). Au demeurant, cette tradition est bien antérieure à Hume et, sans nul doute, continuera-t-elle longtemps après Van Fraassen. Je l’appellerai « positivisme ». Rien de particulier dans ce nom si ce n’est son pouvoir évocateur. Hume à son époque n’était pas considéré comme un positiviste, le nom n’existait pas, mais comme un empiriste. Van Fraassen se dit « empiriste constructif ». Il est certain que chaque génération de philosophes proche de la famille positiviste donne une nouvelle forme au courant souterrain des idées qui l’animent et choisit souvent une 81

nouvelle appellation. Il me faut un label pratique pour faire référence à ces idées, aucun ne me convient mieux que celui de « positivisme ». Six instincts positivistes Le positivisme peut se définir par quelques idées forces. (1) L’importance accordée à la vérification (ou à une variante comme la falsification) : une proposition n’a de sens que si l'on peut, d’une quelconque manière, établir sa vérité ou sa fausseté. (2) La priorité accordée à Yobservation : ce que nous pouvons voir, toucher ou sentir fournit, sauf pour les mathématiques, la matière ou le fondement le plus appréciable de la connaissance. (3) L’opposition à la cause : dans la nature, on ne trouve pas de causalité dépassant ou surpassant la constance avec laquelle des événénements d’un certain type sont suivis par des événements d’un autre type. (4) Le rôle mineur joué par l’explication : expliquer peut contri­ buer à organiser des phénomènes mais le pourquoi reste sans réponse. On peut seulement remarquer que le phénomène se produit régulièrement de telle ou telle manière. (5) Opposition aux entités théoriques : les positivistes ont tendance à être non réalistes parce qu’ils limitent la réalité à ce qui est observable mais aussi parce qu’ils s’opposent à la causalité et se méfient des explications. Leur rejet de la causalité les fait douter de l’existence des électrons simplement parce que ces derniers ont une action causale. Ils soutiennent qu’il s’agit là seulement de régularités constantes entre phénomènes. (6) L’opposition à la métaphysique est finalement le dénominateur commun entre les points (1) à (5) ci-dessus. Propositions invérifiables, entités inob­ servables, causes, explications profondes, tout cela, dit le positiviste, est objet de métaphysique et doit être abandonné. J’illustrerai plus loin chacune de ces six caractéristiques au fil de quatre épisodes historiques

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distincts : Hume (1739), Comte (1830-1842), le positi­ visme logique (1920-1940) et Van Fraassen (1980). Les positivistes avoués Le nom « positivisme » a été inventé par le philoso­ phe français Auguste Comte. Son Cours de philosophie positive fut publié en plusieurs épais volumes entre 1830 et 1842. Plus tard, il confia qu’il avait choisi le mot « positif » parce qu’il évoquait un certain nombre de valeurs qui avaient besoin à l’époque d’être soutenues. Il avait choisi ce mot à cause de ses heureuses connota­ tions. Dans de nombreuses langues européennes ce mot évoque, entre autres qualités que Comte estimait, le réalisme, l’utilité, la certitude, la précision. Aujourd’hui, lorsqu’un philosophe évoque le « posi­ tivisme », il ne pense généralement pas à Comte mais plutôt aux positivistes logiques, célèbre groupe qui se constitua à Vienne dans les années vingt. De ce groupe, Mortitz Schlick, Rudolf Carnap et Otto Neurath étaient les figures les plus marquantes. Kari Popper, Kurt Godel et Ludwig Wittgenstein se joignaient aussi parfois à leurs réunions. Le Cercle de Vienne entretenait des liens étroits avec un groupe de Berlin dont Hans Reichcnbach était la figure centrale. Pendant la période nazie, ces philosophes émigrèrent en Angleterre ou aux États-Unis pour y former une nouvelle tradition philo­ sophique. Il faudrait aussi citer, parmi les philosophes de ce groupe, Herbert Feigl et C.G. Hempel ainsi que le jeune Anglais A.J. Ayer qui séjourna à Vienne au début des années trente et qui, de retour en Angleterre, écrivit un merveilleux traité de positivisme logique, Language, Truth and Logic ( 1936). A la même époque, Willard V.O. Quine se rendit aussi à Vienne où il éprouva de premiers doutes quant à certaines thèses du positivisme logique. Ces doutes se confirmèrent par la suite, comme l’attestent ses célèbres critiques de la

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distinction analyse/synthèse et de la doctrine de l’indé­ termination de la traduction. Une si large influence justifierait que l’on qualifie de « positivistes » les seuls positivistes logiques. Comte, ce prolixe auteur dont la vie fut si difficile, est aujourd’hui presque oublié. Mais je continuerai malgré tout à utiliser l’expression « positivisme logique » pour parler du Cercle de Vienne conservant au mot « positivisme » son sens strict. En plus des caractéristiques (1) à (6) énoncées ci-dessus, le positivisme logique a pour trait distinctif de s’intéresser particulièrement à la logique, au sens et à l’analyse du langage, thèmes qui étaient étrangers aux premiers positivistes. En fait, en ce qui concerne la philosophie des sciences, je préfère le premier positivisme simplement parce qu’il n’est pas obsédé par une quelconque théorie du sens. L’habituelle réaction œdipienne s’est encore manifes­ tée. En dépit de l’impact du positivisme logique sur la philosophie d’expression anglaise, personne aujour­ d’hui ne veut plus être appelé « positiviste ». Les positivistes logiques eux-mêmes en vinrent à préférer l’étiquette d’« empirisme logique ». En Allemagne et en France, « positivisme » est, dans de nombreux milieux, un terme chargé d’opprobre révélant une obsession pour les sciences exactes et le refus têtu de toute voie alternative pour comprendre les sciences sociales. Par ailleurs, le positivisme est souvent associé, à tort, à diverses idéologies conservatrices ou réactionnaires. Dans un ouvrage collectif dirigé par Théodore Adomo, De Vienne à Francfort, La querelle allemande des sciences sociales (Éditions Complexe, Bruxelles, 1979), nous voyons des professeurs de sociologie et leurs pairs philosophes, Adomo et Jürgens Habermas entre autres, faire front contre Karl Popper qu’ils traitent de « positiviste ». Lui-même refusait cette éti­ quette parce qu’il s’était toujours tenu à distance du positivisme logique. De fait, Popper ne partage pas

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suffisamment les caractéristiques (1) à (6) ci-dessus pour que l’on puisse dire qu'il est positiviste. 11 est réaliste en ce qui concerne les entités théoriques et il affirme que la science tente de découvrir des explica­ tions et des causes. Il ne partage pas l’obsession positiviste pour l’observation et les données brutes des sens. Contrairement aux positivistes logiques, il pense qu’une théorie du sens est un désastre pour la philoso­ phie des sciences. Certes, il définit bien la science comme un ensemble de propositions vérifiables mais, loin de s’opposer à la métaphysique, il considère que la spéculation métaphysique invérifiable est essentielle à la formation d’hypothèses nouvelles et plus vérifiables. Pourquoi, alors, les professeurs de sociologie anti­ positivistes ont-ils cru bon de soutenir que Popper était positiviste ? Parce qu'il croit en l'unité de la méthode scientifique. Émettre des hypothèses, en déduire des conséquences, les vérifier, c’est la méthode que propose Popper pour rechercher et réfuter de nouvelles idées. Il ne pense pas que les sciences sociales relèvent d’une technique particulière, d’un Verstehen qui différerait de celui qui prévaut dans les sciences de la nature. En cela, il est d’accord avec les positivistes logiques. Mais je tiens à conserver l’appellation de « positivisme » pour désigner la série d’idées anti-métaphysiques énumérées ci-dessus plutôt que le dogme de l’unité méthodologique de la science. Mais j’accorde que, si l’on nourrit peu d’enthousiasme pour la rigueur scientifique, on ne verra guère de différence entre Popper et les membres du Cercle de Vienne. Contre la métaphysique, les positivistes ont toujours été de bons faiseurs de slogans. Hume donna le ton avec les phrases sonores qui concluent ses Essais sur l'en­ tendement humain : « Quand, persuadés de ces principes nous parcou­ rons les bibliothèques, que nous faut-il détruire ? Si nous prenons en main un volume de théologie ou de

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métaphysique scolastique, par exemple, demandonsnous : contient-il des raisonnements abstraits expéri­ mentaux sur des questions de fait et d’existence ? Non. Alors mettez-le au feu car il ne contient que sophisme et illusion. » Dans l’introduction à son anthologie, Logi­ cal Positivism, A J. Ayer dit qu’il s’agit « d’un excellent exposé de la position des positivistes. En ce qui concerne les positivistes logiques, l’épithète “logique” fut ajoutée parce qu’ils voulaient s’approprier les dé­ couvertes de la logique moderne ». Hume est ainsi le premier a avoir parlé du critère de vérifiabilité permet­ tant de distinguer le non-sens (la métaphysique) du discours sensé (la science principalement). Ayer com­ mence son livre, Language, Truth and Logic par un très énergique chapitre sur F« élimination de la méta­ physique ». Les positivistes logiques associaient à leur mépris pour la vaine métaphysique une doctrine orien­ tée vers la recherche du sens qu’ils appelaient le « principe de vérification ». Schlick annonça que la méthode de vérification d’un énoncé en constitue le sens. Pour résumer, un énoncé n’est considéré comme signifiant, ou comme ayant un « sens cognitif », que dans la seule mesure où il est vérifiable. On peut constater, non sans surprise, que personne n’a jamais pu définir la vérifiabilité de manière à exclure tout débat de mauvaise métaphysique et à inclure tout bon dis­ cours scientifique. C’est en grande partie un accident de l’histoire si préjugés anti-métaphysiques et théorie de la vérification se sont retrouvés associés. Comte était certainement un grand anti-métaphysicien mais il ne portait aucun intérêt à l’étude du « sens ». De nos jours, Van Fraassen s’oppose avec la même vigueur à la métaphysique. Une philosophie du langage est, à mon avis et sans présumer de l’intérêt qu’elle peut présenter par ailleurs, d’un assez faible secours pour comprendre la science. Au début de The Scientific Image, Van Fraassen écrit : 86

« De mon point de vue, l’empirisme est justifié mais il ne peut survivre sous la forme linguistique que lui ont donnée les positivistes (logiques) » (p. 3). Comte Auguste Comte est le pur produit de cette première moitié du XIXe siècle qui avait foi en l’histoire. C’està-dire que, loin de réduire l’empirisme au moule linguis­ tique, il croyait fermement au progrès et à l’inexorabilité des lois historiques. On pense souvent que positivisme et historicisme sont opposés, pour Comte, au contraire, ce sont deux aspects complémentaires d’une même idée. En fait, il n’y a pas plus de raison de séparer histoire et positivisme que de relier positivisme et théorie du sens. Comte avait puisé son inspiration dans un livre passionné, Esquisse d ’un tableau historique des progrès de l ’esprit humain, que l’aristocrate Condorcet (1743-1794) avait laissé en héritage à l’humanité en marche. Ce texte, Condorcet l’avait rédigé peu de temps avant de se suicider dans sa cellule, la veille du jour où il devait être guillotiné. Même la Terreur ne pouvait venir à bout de la foi qu’inspirait le progrès. Comte hérita de Condorcet une conception de l’évolution de l’esprit dont sa « loi des trois états » rend compte. L’humanité a d’abord connu l’état théologique, caracté­ risé par la recherche des causes premières et la fiction des divinités. Puis nous avons traversé l’état métaphysi­ que, plus ambigu, où l’on remplace progressivement les divinités par les entités théoriques des sciences en gestation. Et nous nous acheminons maintenant vers le troisième état, celui de la science positive. Une science positive reconnaît une proposition comme vraie-ou-fausse à la seule condition qu’il soit possible d’établir sa véritable valeur. Le Cours de philosophie positive de Comte est une grande histoire

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épistémologique du développement des sciences. Plus nombreux sont les modes de raisonnement scientifique et plus s’étend le domaine de la connaissance positive. Une proposition ne peut être « positive », candidate au vrai-ou-faux, sans qu’un certain mode de raisonnement se porte garant de sa valeur et permette, en principe, de la déterminer. Comte, qui fut l’inventeur du mot même de « sociologie », essaya de trouver une nouvelle méthode, un nouveau mode de raisonnement, pour l’étude de la société et des sciences morales. Sa concep­ tion de la sociologie était certes erronée mais sa démar­ che, sa « méta-conception », allait dans le bon sens : créer un nouveau style de raisonnement pour qu’un nouveau domaine du discours soit à son tour rendu positif, soumis à la question du vrai et du faux. Théologie et métaphysique, disait Comte, sont des états primitifs du développement de l’homme, il faut les abandonner comme un enfant abandonne ses jouets au fur et à mesure qu’il grandit. Il n’est pas pour autant souhaitable d’habiter un monde qui soit dénué de toute valeur. Comte, dans la dernière partie de sa vie, fonda une Égbse positiviste dont le but était de promouvoir les valeurs humanistes. Cette Eglise n ’a pas complètement disparu. A Paris, certains bâtiments demeurent encore un peu défraîchis, et l’on m’a assuré que le mouvement conserve quelques places fortes au Brésil. Vestiges d’une école autrefois florissante qui, en association avec d’autres sociétés humanistes, était présente dans le monde entier. Ainsi, le positivisme fut-il à la fois un monument à la gloire du scientisme et une nouvelle religion humaniste. Contre la cause On sait que, pour Hume, la cause n’était qu’une conjonction persistante. Dire de A qu’il est la cause de B ne signifie pas que A, par quelque pouvoir ou 88

caractère qui lui soit propre, a provoqué B. C’est faire seulement le constat que des choses du type A sont régulièrement suivies de choses du type B. Le raison­ nement suivi par Hume est analysé en détail dans des centaines de livres de philosophie. Cependant, pour comprendre Hume, il est nécessaire de le lire dans son contexte historique. A l’époque de Hume, la conception de la causalité comme simple conjonction de phénomènes était très répandue. Il n’en est donc pas l’auteur. La responsabi­ lité d’Isaac Newton serait beaucoup plus engagée, mais sans préméditation. On considérait, à l’époque de Hume, que la théorie newtonienne de la gravitation était le grand triomphe de l’esprit humain. La position de Newton sur les arrière-plans métaphysiques de la gravi­ tation était si ambiguë que les spécialistes en débattront sans doute jusqu’à la fin des temps. Immédiatement avant Newton, les meilleurs esprits scientifiques consi­ déraient que le monde devait être compris en termes de poussées et de tractions mécaniques. Mais la gravitation ne semblait pas « mécanique » car il s’agissait d’une action à distance. C’est pour cette raison que le seul rival de Newton, Leibniz, avait rejeté la gravitation : Il s’agissait d’un retour aux forces occultes et inexplica­ bles. L’esprit positiviste s’était emparé de Leibniz. Nous avons appris à considérer que les lois de la gravitation sont des régularités qui décrivent ce qui se passe dans le monde. Et nous en avons déduit que toutes les lois causales ne sont que de simples régularités ! Après Newton, les empiristes se donnèrent pour principe de ne chercher dans la nature que des régula­ rités, et non des causes. Nous ne devrions pas penser que les lois de la nature révèlent ce qui doit se passer dans l’univers mais ce qui s’y passe vraiment. L’homme de science cherche à découvrir les énoncés universels, les théories et les lois dont tout phénomène n’est qu’un cas particulier. Affirmer que l’on a trouvé l’explication

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d’un fait, c’est seulement dire que l’on peut déduire ce fait d’une certaine régularité générale. Les énoncés classiques de cette idée abondent. Nous allons voir maintenant celui que nous propose Thomas Reid dans son livre de 1788, Essays on the Active Powers o f the Human Mind. Reid est le fondateur de ce que Ton appelle souvent l’« École écossaise de la philosophie du sens commun » qui, exportée, devint la plus importante école américaine de philosophie jus­ qu’à l’arrivée du pragmatisme à la fin du XIX‘: siècle. Les philosophes qui pensent avec précision le monde physique donnent aussi un sens précis aux termes qu’ils utilisent dans l’exercice de leur science et, lorsqu’ils affirment avoir trouvé la cause d’un phénomène naturel, il faut entendre qu’ils ont trouvé une loi de la nature dont ce phénomène est la nécessaire conséquence. Tout l’objet de la philosophie naturelle, comme Newton l’a dit avec insistance, est réductible à ces deux pôles : Découvrir les lois de la nature par juste induction de l’expérience et de l’observation puis utiliser ces lois pour comprendre les phénomènes naturels. Le grand philosophe ne s’assignait pas d’autres buts, il ne pensait pas non plus que Ton puisse s’cn assigner d’autres. (I. vü, 6.) Comte, dans son Cours de philosophie positive, voit un peu les choses de la même manière. Le caractère fondamental de la philosophie positive est de regarder tous les phénomènes comme assujettis à des lois naturelles invariables, dont la découverte précise et la réduction au moindre nombre possible sont le but de tous nos efforts, en considérant comme absolument inaccessible et vide de sens la recherche de ce que Ton appelle les causes, soit premières, soit finales. Il est inutile d’insister beaucoup sur un principe devenu maintenant aussi familier à tous ceux qui ont fait une étude un peu approfondie des sciences d’observation. Chacun sait, en effet, que, dans nos explications positi90

ves, même les plus parfaites, nous n'avons nullement la prétention d’exposer les causes génératrices des phé­ nomènes, puisque nous ne ferions jamais alors que reculer la difficulté, mais seulement d'analyser avec exactitude les circonstances de leur production, et de les rattacher les unes aux autres par des relations normales de succession et de similitude. Ainsi, pour en citer l’exemple le plus admirable, nous disons que les phénomènes généraux de l’univers sont expliqués, autant qu’ils puissent l’être, par la loi de la gravitation newtonienne, parce que, d’un côté, cette belle théorie nous montre toute l'immense variété des faits astronomiques, comme n’étant qu’un seul et même fait envisagé sous divers points de vue : la tendance constante du mouvement de toutes les molécules les unes vers les autres en raison directe de leur masse, et en raison inverse des carrés de leurs distances ; tandis que, d’un autre côté, ce fait général nous est présenté comme une simple extension d’un phénomène qui nous est éminemment familier, et que, par cela seul, nous regardons comme parfaitement connu, la pesanteur des corps à la surface de la terre. Quant à déterminer ce que sont en elles-mêmes cette attraction et cette pesanteur, quelles qu’en soient les causes, ce sont des questions que nous regardons tous comme insolubles, qui ne sont plus du domaine de la philosophie positive, et que nous abandonnons avec raison à l’imagination des théolo­ giens, ou aux subtilités des métaphysiciens (Paris, 1830, p. 1 1 ).

Le positivisme logique devait aussi accepter l’hypo­ thèse de la conjonction persistante de Hume. Les lois naturelles, selon la maxime de Mortitz Schlick, décri­ vent les événements mais ne les prescrivent pas. Elles ne sont que de simples constats de régularités. La position du positivisme logique sur l’explication aboutit finalement au modèle d’explication « déductivo-nomologique » de C.G. Hempel. Expliquer un événement

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dont le développement est décrit par la phrase S revient à exposer certaines lois naturelles (i.e. certaines régula­ rités) L, certains faits particuliers F et à montrer que la phrase S peut être déduite des phrases établissant L et F. Van Fraassen, qui pourtant parle de l’explication de manière plus sophistiquée, partage la traditionnelle hostilité positiviste à l’égard des causes. Dans son livre, il se moque de « l’envol de l’imagination » (car, à ses yeux, la cause est pire encore que l’explication). Contre les entités théoriques L’opposition aux entités non observables est un complément de l’opposition aux causes. Comme tou­ jours, Hume explique en une prose ironique le dédain qu’il éprouve pour les sciences de son époque, qui postulaient des entités. II admire le chimiste du XVJIe siè­ cle Robert Boyle pour ses expériences et son mode de raisonnement mais pas pour sa philosophie mécanique et corpusculaire qui imagine le monde comme composé de petites billes rebondissantes. Au chapitre LXII de sa grande Histoire de l ’Angleterre, il nous dit : « Boyle était un grand partisan de la philosophie mécanique, une théorie qui, en dévoilant certains des secrets de la nature et en nous donnant à imaginer les autres, est très agréable à la vanité et à la curiosité naturelles de l’homme. » Isaac Newton, « le plus rare et le plus grand des génies qui jamais ne naquit pour l’illustration et l’instruction des espèces », est meilleur maître que Boyle, « Newton donnait l’impression de dévoiler cer­ tains mystères de la nature mais en même temps il montrait les imperfections de la philosophie mécanique, reléguant à nouveau dans l’obscurité les secrets ultimes. De cette obscurité, ils n’étaient jamais vraiment sortis et jamais ils ne sortiront plus ». Que le monde soit mené par des forces secrètes et obscures. Hume prend rarement la peine de le nier. Ce 92

qu’il nie, par contre, c’est que cela nous concerne. La vanité et la curiosité qui caractérisent notre espèce peuvent bien nous pousser à la recherche des particules fondamentales, ce n’est pas pour autant que la physique y arrivera. Les causes premières nous sont à jamais cachées. Dans le positivisme, l’opposition aux entités théori­ ques est centrale. Comte admettait que l’on ne peut se contenter de généraliser à partir des données de l’ob­ servation mais que l’on doit aussi procéder par hypothè­ ses. Hypothèses qu’il faut s’empresser de considérer comme telles et dont il faut savoir que plus elles postulent et plus elles s’éloignent de la science positive. En termes pratiques, Comte s’oppose à la conception newtonienne d’un éther, bientôt éther électromagnéti­ que, qui emplirait tout l’espace. Il s’oppose de même à l’hypothèse atomique. Dans le premier cas il a gagné, dans le second il a perdu. Les positivistes logiques se méfiaient, à des degrés divers, des entités théoriques. La stratégie générale étant d’employer la logique et le langage. Us empruntè­ rent une page du carnet de notes de Bertrand Russell. Ce dernier considérait qu’il fallait remplacer les préten­ dues entités par des constructions logiques. Ce qui signifie qu’un énoncé comprenant une entité dont l’existence n’est pas clairement établie par les données, doit remplacer cette entité par une formule logique équivalente. En général, les données sont étroitement liées à l’observation. Ainsi vint l’époque, pour les positivistes logiques, du grand programme réduction­ niste, ils espéraient que tous les énoncés impliquant des entités théoriques seraient, grâce à la logique, « ré­ duits » à des énoncés ne faisant aucune référence à ces entités. L’échec de ce projet fut plus total encore que celui de la définition du principe de vérification. Van Fraassen hérite de l’antipathie positiviste pour les entités théoriques. Parler d’« entités théoriques » 93

nous est interdit : c’est « entités inobservables » que nous voulons dire. On ne peut les voir, il faut donc les postuler. La stratégie de Van Fraassen consiste à bloquer toute inférence quant à la vérité de nos théories et à l’existence de leurs entités. Croyance Hume ne croyait pas aux invisibles petites billes ou aux atomes de la philosophie mécanique de Robert Boyle. Newton nous a montré que nous ne devrions nous préoccuper que des seules lois naturelles qui relient les phénomènes. Ne laissons pas notre vanité naturelle nous pousser à imaginer que les causes premières sont à notre portée. Comte ne croyait pas non plus aux atomes et à l’éther de la science de son temps. Les hypothèses sont nécessaires pour nous guider dans notre étude de la nature mais seule la connaissance des phénomènes dont nous devons déterminer les lois avec précision peut être vraiment considérée comme positive. Comte n’en est pas pour autant ignorant de la science. Il avait été à l’école des plus grands mathématiciens et physiciens français. 11 croyait en leurs lois et se méfiait de toute tentative visant à postuler de nouvelles entités. Le positivisme logique ne disposait pas d’un aussi vaste choix. Les membres du Cercle de Vienne croyaient en la physique de leur temps, certains y avaient même contribué. Atomisme et électromagné­ tisme étaient depuis longtemps établis, le succès de la relativité se confirmait et la théorie des quanta avançait rapidement. De là surgit la doctrine du réductionnisme, version extrême du positivisme logique. On y suggère que doivent exister des transformations linguistiques et logiques opérant sur les énoncés des théories pour les réduire à des énoncés sur les phénomènes. Peut-être ne faudrait-il pas croire littéralement en l’existence des

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atomes, des courants et des charges électriques car les phrases que nous employons peuvent être ramenées à des phrases sur les phénomènes. Les logiciens firent quelques recherches. F.P. Ramsey a montré comment exclure les noms des entités théoriques en les rempla­ çant par un système de quantificateurs. William Craig a prouvé qu a toute théorie axiomatisable mettant en œuvre des termes provenant de l’observation et de la théorie, correspond une théorie axiomatisable n’impli­ quant que les seuls termes de l’observation. Mais ces résultats n’étaient pas à la hauteur des exigences du positivisme logique, aucune véritable science n’accep­ tait de se prêter à la réduction logique. Terrible revers, après les succès, partiels mais remarquables, des pro­ cessus de réduction des théories superficielles en théo­ ries plus profondes. Ainsi, la chimie analytique se fonde-t-elle sur la chimie quantique et la biologie moléculaire sur la théorie du gène. Les tentatives de réduction de la science, consistant à ramener une théorie empirique à une théorie plus profonde, ont remporté d’innombrables succès partiels, mais les tenta­ tives de réduction linguistique n’ont rien donné. Acceptation Hume et Comte, en ce qui concerne les particules fondamentales, disaient : nous n’y croyons pas. Les positivistes logiques, eux, y croyaient mais en s’oppo­ sant quand même à une compréhension trop littérale de nos théories. Il n’existe aucune autre alternative pour le positiviste d’aujourd’hui car les programmes de réduc­ tion linguistique ont échoué au moment où il devenait de plus en plus difficile de rejeter l’ensemble de la science théorique moderne. Van Fraassen réussit à se sortir de l’impasse en distinguant la croyance de l’accep­ tation. A l’encontre des positivistes logiques, Van Fraassen

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affirme, lui, que les théories doivent être littéralement comprises. Impossible de les comprendre autrement. En désaccord avec le réaliste, il affirme qu’il n’est pas nécessaire de croire en la vérité des théories. 11 nous propose d’utiliser plutôt d’autres concepts : Vacceptation et Vadéquation empirique. Il définit le réalisme scientifique comme la doctrine qui soutient que « la science a pour objectif de nous fournir, dans ses théo­ ries, une histoire littéralement vraie du monde tel qu’il est, et l’acceptation d’une théorie scientifique implique de croire en sa vérité » (p. 8). Il soutient au contraire que, selon sa propre vision de Yempirisme constructif, « la science vise à nous donner des théories empiri­ quement adéquates et accepter une théorie ne contraint pas à croire au-delà de ce qui est empiriquement adéquat » (p. 12). « Il n’est pas nécessaire », écrit-il encore, « de croire en la vérité des bonnes théories, pas plus qu’il n’est nécessaire de croire ipso facto que les entités qu’elles postulent sont vraies ». Le ir ipso facto » nous rappelle que Van Fraassen ne fait pas beaucoup de différence entre réalisme à propos des théories et réalisme à propos des entités. A mon avis, on pourrait croire en la réalité des entités non pas « en vertu du fait » que la théorie est vraie mais pour d’autres raisons. Un peu plus loin, Van Fraassen explique que : « accepter une théorie, c’est pour nous croire qu’elle est empiriquement adéquate, que ce (pie la théorie dit à propos de l'observable, par nous, est vrai » (p. 18). Une théorie est un instrument intellectuel pour la prévision, le contrôle, ta recherche et pour le simple plaisir. Accepter c’est, entre autres, s’engager. Accepter une théorie dans le champ de recherche qui me concerne, c’est m’engager à faire progresser le programme d’étude qu’elle suggère. Je peux même accepter certaines explications. Mais il me faut rejeter tout ce qui pourrait passer pour une inférence en faveur de la meilleure 96

explication : accepter une théorie parce qu’elle clarifie les choses ne revient pas à l’accepter littéralement. La philosophie de Van Fraassen est aujourd’hui la version la plus cohérente du positivisme. Elle présente les six caractéristiques symptomatiques du positivisme, partagées par Hume, Comte et les positivistes logiques. Lui manquent naturellement la psychologie de Hume, Thistoricisme de Comte et les théories sur le sens des positivistes logiques, mais ces éléments ne sont en rien essentiels à l’esprit positiviste. Van Fraassen s ’oppose à la métaphysique avec la même force que ses prédéces­ seurs : « L’assertion d’adéquation empirique est beau­ coup plus faible que l’assertion de vérité et refuser cette dernière nous délivre de la métaphysique » (p. 69). Il est pour l ’observation et contre la cause. Il n’accorde qu’une importance mineure à l ’explication, il ne pense pas que les explications puissent mener à la vérité. En fait, tout comme Hume et Comte, il cite l’exemple classique de Newton dont l’incapacité à expliquer la gravité est donnée comme preuve que la science n’est pas essentiellement une question d’explication (p. 94). Il est certainement contre les entités théoriques. Ainsi, souscrit-il à cinq des six règles de la doctrine positiviste. Seule la vérification ne semble guère le concerner. Van Fraassen n’adhère pas à la théorie de la vérifiabilité du sens des positivistes logiques. Comte n’y aimait pas non plus adhéré. Pas plus que Hume, je pense, même si Hume disposait bien d’une théorie de Finvérifiabilité pour brûler les livres. L’enthousiasme positiviste pour la vérifiabilité ne fut que temporairement relié à la question du sens, à l’époque du positivisme logique. Il surgissait plutôt d’une aspiration générale à la science positive, à la connaissance qui peut être fondée en vérité et dont les faits sont déterminés avec précision. L’empi­ risme constructif de Van Fraassen partage cet enthou­ siasme.

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Contre les explications Pour la plupart, les thèses positivistes avaient plus d’attrait à l’époque de Comte qu’aujourd’hui. En 1840, les entités théoriques sont entièrement hypothétiques et se méfier de ce qui est seulement postulé est alors le point de départ de philosophies très estimables. Mais nous nous sommes habitués à voir ce qui n’était aupara­ vant que simple hypothèse : les microbes, les gènes et même les molécules. Nous avons aussi appris à nous servir de nombreuses entités théoriques pour agir dans divers domaines. Ces éléments favorables au réalisme à propos des entités sont examinés plus en détail aux chapitres 10 et 16 ci-après, lin thème positiviste reste assez solide cependant : la prudence en ce qui concerne les explications. L’idée d’« inférence en faveur de la meilleure expli­ cation » est assez ancienne. C.S. Peirce (1839-1914) l’appelait la « méthode de l’hypothèse ou de l’abduc­ tion ». L’idée en étant que si l’on trouve une explication rendant compte, avec quelque vraisemblance, de ce qui est autrement inexplicable, alors il faudra en conclure que l’explication est probablement vraie. Au début de sa carrière, Peirce pensait qu’il existait trois modes fondamentaux d’inférence scientifique : la déduction, l’induction et l’hypothèse. Par la suite, il se mit à douter de plus en plus du troisième et, à la fin de sa vie, il n’attachait plus aucune importance à l’idée d’inférence en faveur de la meilleure explication. Peirce eut-il raison d’abjurer ? Je le pense, mais il n’est pas nécessaire d’en décider maintenant. L’infé­ rence en faveur de la meilleure explication ne nous concerne qu’en tant qu’argument pour le réalisme. C’est H. Helmholtz (1821-1894) qui en avait énoncé l’idée de base après avoir contribué au développement de la psychologie, de l’optique, de l’électrodynamique et d’autres sciences encore. Helmholtz était aussi un 98

philosophe, disant du réalisme qu’il était « une hypo­ thèse admirablement utile et précise » (1). Il semble que nous soyons maintenant confrontés à trois argu­ ments distincts, disons, l’argument d’inférence simple, l’argument de l’accident cosmique et l’argument du succès de la science. Tous les trois me laissent sceptique. Disons d’abord que l’explication joue un rôle moins central dans le raisonnement scientifique que certains philosophes ne l’imaginent. L’explication d’un phénomène ne peut être considérée comme faisant partie des composants de la nature comme si le Créateur de l’Univers avait établi une liste de toutes les entités, phénomènes, quantités, qualités, lois et constantes numériques et qu’il y avait inclus aussi les explications des événements. L’explica­ tion est dépendante des centres d’intérêt de chacun. Je ne nie pas qu’il nous arrive, dans notre vie intellectuelle, d’avoir recours à l’explication pour « sentir la clé tour­ ner dans le verrou », suivant l’expression de Peirce. Il s'agit en grande partie d’un trait propre aux circonstan­ ces historiques ou psychologiques du moment. Vient le moment où il est profitable de comprendre en lançant de nouvelles hypothèses exploratoires. Mais cela n’in­ dique pas que l’hypothèse est vraie. Van Fraassen et Cartwright font valoir qu’une explication ne suffit pas pour que l’on croie. Je suis moins exigeant qu’eux. Il me semble, comme à Peirce, que c’est quand même une faible présompiion. En 1905, Einstein expliqua l’effet photoélectrique grâce à sa théorie des photons. Il rendit ainsi attrayante la notion de faisceaux quantifiés de lumière. Mais le succès de cette théorie est plus dû à ses prévisions qu’à ses explications. Sentir la clé tourner I. « On the aim and progress of physical science » (Original allemand, 1871), m H. von Helmholtz, Popular lectures and Addresses on Scientific Subjects (D. Atkinson, Trad.) London, 1873, p. 247.

dans le verrou peut bien ouvrir de nouvelles et exaltan­ tes perspectives, cela ne suffit pas pour décider qu’elles sont vraies, cette décision venant à l’étape suivante. Simple inférence L’argument de simple inférence consiste à dire qu’il serait vraiment miraculeux que l’effet photoélectrique, par exemple, se manifeste sans l’existence de photons. L’explication de la persistance de ce phénomène, celui par lequel l’information télévisée, les images, sont converties en impulsions électriques, à leur tour trans­ formées en ondes électromagnétiques qui sont finale­ ment captées par la récepteur domestique, cette explica­ tion ne peut être comprise que si l’on admet que les photons existent. Comme le dit J.J.C. Smart : « L faudrait supposer qu’advient un nombre incalculable d’événements heureux dans le comportement men­ tionné par les données de l’observation, accidents qui agissent par ailleurs comme s’ils étaient provoqués par ces choses non existantes dont le vocabulaire théorique fait ostensiblement mention (2). » Le réaliste infère alors que les photons sont réels parce que nous ne pourrions comprendre autrement comment des images peuvent être transformées en messages électroniques. Même si, contrairement à ce que j’ai dit, l’explication pouvait servir de base à la croyance, je n’ai pas pour autant l’impression d’avoir ici affaire à une inférence en faveur de la meilleure explication. Cela parce que la réalité des photons ne fait pas partie de l’explication. On ne pourrait, après Einstein, fournir quelque explication complémentaire du type : « ... et les photons sont réels » ou « ... donc les photons existent ». Faisant écho 2. J..1.C. Smart, « Difficulties for realism in the philosophy of science » in Logic, Methodology and Philosophy o f Science VI,

Proceedings of the 6lh International Congress o f Logic, Methodo­ logy and Philosophy o f Science, Hannover, 1979, pp. 3 6 3-375.

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à Kant, je dirais que l’existence n’est qu’un simple prédicat logique qui n’ajoute rien au sujet. Ajouter, après Einstein, «... et les photons sont réels », n’enri­ chit en rien notre compréhension. L’explication ne s’en trouve pas valorisée. Si celui qui donne l’explication proteste, en faisant valoir qu’Einstein lui-même a re­ connu l’existence des photons, alors c’est qu’il émet une pétition de principe. Car le débat entre réaliste et anti-réaliste est précisément de savoir si, pour être adéquate, la thèse d’Einstein doit nécessairement ad­ mettre que les photons sont réels. Accidents cosmiques L’argument de la simple inférence ne tient compte que d’une théorie, d’un phénomène et d’une sorte d’entité. L’argument de l’accident cosmique consiste à faire remarquer qu’une bonne théorie fait souvent progresser la connaissance en expliquant divers phé­ nomènes qui n’avaient pas jusqu’alors été associés. Inversement, des modes de raisonnement radicalement différents nous amèneront souvent à découvrir les mêmes entités fondamentales. Hans Reichenbach appe­ lait cela l’argument de la cause commune, comme le fit par la suite Wesley Salmon (3). Son exemple favori n’est pas l’effet photoélectrique mais un autre des triomphes d’Einstein. En 1905, Einstein donna une explication du mouvement brownien, la façon dont les particules de pollen sont bousculées au hasard par les molécules en mouvement. Les calculs d’Einstein, asso­ ciés aux résultats d’expérimentateurs prudents, nous permettent, par exemple, d’obtenir le nombre d’Avogadro, c’est-à-dire le nombre de molécules contenues dans un gaz quelconque, le volume, la température et la 3. W esley Salmon, “Why ask, Why ?” « An Inquiry Concerning Scientific Explanation », Proceeding and Addresses o f The Ameri­ can Philosophical Association 51 (1978), pp. 683-705.

pression étant donnés. Ce nombre, on l’obtient depuis 1815 des manières les plus diverses. Ce qui est remar­ quable, c’est que l’on obtient toujours à peu près le même nombre en partant de chemins très différents. Une seule explication est alors possible : les molécules existent vraiment, de fait, quelque 602.3 X 102J molécu­ les par mol-gramme d’un gaz quelconque. Cela semble, à mon avis, réactiver la querelle des réalistes et des anti-réalistes. L’anti-réaliste accorde que l’explication, celle d’Einstein notamment, du trajet moyen des molécules est un triomphe. Il est empiri­ quement adéquat, presque à la perfection. Le réaliste demande pourquoi. Ne serait-ce pas justement parce que les molécules existent ? L’anti-réaliste réplique qu’une explication ne peut garantir ta vérité et que, selon toutes les données acquises, on ne dispose que d’une adéquation empirique. En bref, le débat tourne en rond (comme, il faut l’admettre, tous les débats menés à ce niveau de généralité). L ’histoire à succès Les précédentes considérations portaient surtout sur l’existence des entités, nous allons maintenant accorder notre attention à la vérité des théories. Nous n’allons pas réfléchir sur un fragment de science mais sur La Science, cette science qui, selon Hilary Putnam, est un Succès. Nombreux sont ceux qui, comme W. NewtonSmith dans son livre, Rationality (1982), partagent cette conception : la Science est en marche vers la vérité. Pourquoi la Science remporte-t-elle un si grand Succès ? Cela doit être parce que nous sommes en marche vers la vérité. Cette question ayant fait l’objet de nombreux débats, je conseille au lecteur de se reporter 102

aux textes (4). La certitude affichée par beaucoup, que l’on tient là un « argument », un vrai, m’amène à formuler les quelques mises en garde suivantes : 1. Le phénomène de croissance correspond au mieux à une augmentation monotonique des connais­ sances, non à une convergence. Cette observation, pour triviale qu’elle soit, est néanmoins importante, car parler de « convergence » implique, d’une manière ou d’une autre, que l’on se dirige vers un seul objectif alors que la notion d’« accroissement » ne présente pas de telles implications. Les connaissances peuvent bien progresser, ce n’est pas pour autant qu’existe une science unique à laquelle ces connaissances contribue­ raient. La compréhension des choses peut devenir plus profonde et les généralisations plus englobantes sans que nous soyons pour autant contraints à parler de convergence. La physique du XXe siècle en est le vivant exemple. 2. La croissance du savoir peut trouver de nombreu­ ses explications sociologiques, sans implications réalis­ tes. Certaines de ces explications considèrent même que la « croissance du savoir » est une prétention creuse. D’après les analyses de Kuhn, dans la Structure des révolutions scientifiques, la science, lorsqu’elle marche bien, résout les énigmes qu’elle a créées de toutes pièces et ainsi s’opère ce que l’on appelle la croissance. Après une période de révolution, l’histoire est réécrite pour que les succès précédents soient considérés comme 4. Parmi les nombreux arguments en faveur de l’idée de convergence, voir R.IV. Boyd, a Scientific realism and naturalistic epistemology », in P.D. Asquith et R. Giere, PSA 1980, Volume 2, Philosophy o f Science Assn., East Lansing, Mich., pp. 613-062 et W.H. Newton-Smith, The Rationality o f Science, London, 1981. Une très convaincante réfutation de ce point de vue est donnée par L. Laudan, « A confutation of convergent realism », Philosophy o f Science. 48 (1981), pp. 19-49.

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« inintéressants », tandis que ]’« intéressant » devient précisément ce que la science d’après le cataclysme est capable de résoudre. Ainsi, la croissance miraculeuse­ ment uniforme de la science n’est qu’un leurre destiné aux manuels scolaires. 3. Ce n’est pas particulièrement le corps de la théorie (presque vraie) qui croît. Les philosophes enclins à la théorie sont fascinés par l’accumulation du savoir théo­ rique, mais cette accumulation est pour le moins douteuse. Il est vrai, cependant, que de nombreuses choses s’accumulent, (a) Les phénomènes s’accumu­ lent. Willis Lamb, par exemple, essaye de faire de l’optique sans photons. Lamb peut faire disparaître les photons, l’effet photoélectrique n’en demeurera pas moins, (b) Les compétences techniques et pratiques s’accumulent, l’effet photoélectrique va continuer à ouvrir les portes des supermarchés, (c) Plus intéressant pour les philosophes, les styles de raisonnement scienti­ fique tendent aussi à s’accumuler. Nous avons peu à peu collectionné toute une horde de méthodes : Géomé­ trique, postulationnelle, statistique, hypothético-déductive, génétique, évolutionniste et peut-être même historicienne. H y a certainement croissance des types (a), (b) et (c), mais aucune implication ne peut en être tirée quant à la réalité des entités théoriques ou quant à la vérité des théories. 4. Reste, peut-être, une bonne idée dont j’attribuerai la paternité à Imre Lakatos, même si elle provient plutôt de Peirce et du pragmatisme, bientôt étudiés plus en détail. R s’agit d’un chemin ouvert par les post-kantiens et les post-hégéliens ayant tourné le dos à la théorie de la vérité conçue comme correspondance. On considère la croissance du savoir comme une donnée acquise et l’on essaye de caractériser la vérité selon les termes de cette donnée. Il ne s’agit pas d’une explication présup-

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posant l’existence d’une certaine réalité, mais d’une définition de la réalité comme : « Ce vers quoi notre croissance nous mène ». Cet argument peut bien être erroné, au moins ne manque-t-il pas d’une certaine force. On en trouve le détail au chapitre 8 ci-après. 5. Qui plus est, d’authentiques inférences conjectu­ rales peuvent être tirées de la notion de croissance du savoir. Selon Peirce, encore, notre capacité à prévoir à peu près correctement les événements peut être expli­ quée par la théorie de l’évolution. Nous serions tous morts si nous formulions régulièrement des hypothèses fausses. Mais nous disposons, semble-t-il, d’un don surprenant pour produire des structures qui expliquent et permettent de prévoir aussi bien la contexture intrin­ sèque des choses que les royaumes les plus distants de la cosmologie. De quel bénéfice nous serait-il autre­ ment, en termes de survie, d’avoir un cerveau si bien équipé pour la compréhension de [’infiniment grand comme de l’infiniment petit ? Peut-être, après tout, sommes-nous bien des animaux rationnels vivant dans un monde rationnel. Peirce propose une réponse sinon plus plausible, du moins plus instructive. Il affirme que matérialisme et nécessitarisme strict se trompent. Le monde dans son ensemble possède un « esprit casa­ nier », il se crée des habitudes. Les inférences que nous avons pris l’habitude de former à propos du monde sont identiques aux habitudes que le monde s’est données au fur et à mesure qu’il acquérait un plus grand spectre de régularité. Bizarre et fascinante spéculation métaphysi­ que qui pourrait être une manière d’expliquer le succès de la science. Au moins, l’imagination de Peirce contraste-t-elle avec la banale et vide « histoire à Succès » ou avec l’argument de la convergence que se donne le réalisme ! Popper, à mon avis, se fait l’avocat d’un réalisme plus

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sage lorsqu’il écrit qu’il n’est jamais bon de demander une explication de nos succès. Nous pouvons seulement prier pour que cela continue. Si vous tenez absolument à expliquer le succès de la science, alors dites, avec Aristote, que nous sommes des animaux rationnels dans un univers rationnel.

4. LE PRAGMATISME

Le pragmatisme est cette philosophie américaine qui fut créée par Charles Sanders Peirce (1839-1914) et popularisée par William James (1842-1910). Peirce était un génie acariâtre qui fut d’abord employé, grâce à son père, à l’observatoire de Harvard puis au bureau d’étude géodésique de la côte des États-Unis avant de devenir l’un des quelques rares bons mathématiciens de ce pays. A une époque où un philosophe se devait aussi d’enseigner, James lui obtint un poste à la John Hopkins University. Son comportement faisant scandale (il avait, un jour, lancé une brique sur une amie qui passait dans la rue), le président de l’université licencia l’ensemble du département de philosophie, en créa un nouveau puis réintégra tout le monde, à l’exception de Peirce. Peirce n’aimait pas la façon dont James popularisait le pragmatisme, aussi inventa-t-il un nouveau nom pour définir ses idées, le « pragmaticisme », un nom suffi­ samment affreux, pensait-il sans doute, pour que per­ sonne n’ait l’idée de le lui voler. Le rapport entre pragmatisme et réalité est clairement établi dans un de ses essais les plus réimprimés, Some consequences o f four incapacities (1868), Et qu’entendons-nous par « réel » ? C’est une notion

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qui a dû nous venir d’abord quand nous avons décou­ vert qu’il y a du non-réel, de l’illusion ; c’est-à-dire, quand nous avons commencé à nous corriger nousmêmes... Le réel, alors, est ce à quoi aboutiraient finalement, tôt ou tard, l ’information et le raisonne­ ment, et qui est donc indépendant de nos fantaisies à vous ou à moi. Ainsi, l’origine même de notre concep­ tion de la réalité montre que cette conception enveloppe de manière essentielle la notion d’une COMMUNAUTÉ, sans limite définie, et capable d’accroître son savoir de façon significative. Et ainsi ces deux séries de connais­ sances — réelles et non réelles — sont formées de ces connaissances que la communauté, à une époque suffi­ samment éloignée, continuera à réaffirmer, et de celles qui, dans les mêmes conditions, seront toujours reje­ tées. Or, une proposition dont la fausseté ne peut jamais être découverte, et dont le caractère erroné est absolu­ ment inconnaissable, ne recèle, d’après notre principe, absolument aucune erreur. Par conséquent, ce qui est pensé dans ces connaissances c’est le réel, tel qu’il est réellement. Il n’y a rien, dès lors, qui nous empêche de connaître les choses extérieures comme elles sont réellement, et il est extrêmement probable que nous les connaissons ainsi dans un nombre incalculable de cas, quoique nous ne puissions jamais être absolument certains d’y parvenir dans aucun cas particulier donné (The Philosophy o f Peirce, J. Buchler (éd.), pp. 247 sq.). C’est exactement la même notion que reprend aujourd’hui Putnam, dont le réalisme interne fait l’objet du chapitre 7. Le chemin qui mène à Peirce De tous les philosophes du siècle dernier, Peirce et Nietzsche sont les deux plus remarquables. Ils sont tous les deux les héritiers de Kant et de Hegel. Ils représen­ tent, chacun à sa manière, une façon de répondre à ces

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deux philosophes. L’un et l’autre considèrent comme acquis ce que Kant avait montré, que la vérité ne peut simplement « correspondre » à la réalité extérieure. L’un et l’autre considèrent comme acquis que dévelop­ pement et progrès sont des attributs essentiels du savoir. Cela, ils le tenaient de Hegel. Nietzsche rappelle superbement comment le monde vrai devint une fable. Un aphorisme de son livre, le Crépuscule des idoles, nous mène du monde « vrai, accessible à l’homme sage, pieux, vertueux » de Platon au monde « sublime, diaphane, nordique, koeningsbergien » de Kant. Vient ensuite l’étrange pseudo-subjecti­ visme de Zarathoustra. Ce n’est pas la seule voie post-kantienne. Peirce tente de remplacer la vérité par la méthode. La vérité c’est tout ce qu’acquiert une communauté de chercheurs poursuivant un certain objectif d’une certaine manière. Ainsi Peirce a-t-il trouvé un substitut objectif à l’idée de la vérité comme correspondant à une réalité indépendante de l’esprit. U qualifie parfois lui-même sa philosophie d’« idéalisme objectif ». Il est très impressionné par le besoin généra­ lement manifesté d’un ensemble stable de croyances. Dans un célèbre essai sur l’enracinement des croyances, il propose avec grand sérieux que l’on se réfère à une autorité ou que l’on décide de croire en la première chose qui nous passe par la tête et que l’on s’y tienne. Les lecteurs modernes ont souvent quelques difficultés avec cet essai car ils n’arrivent pas, ne fût-ce que pour un moment, à croire vraiment que Peirce leur propose d’adhérer à une Église établie (et donc puissante) pour donner de la force à leurs croyances. Et s’il n’y a rien à quoi l’on puisse rattacher une croyance vraie, pour­ quoi ne pas demander à une Église de la cautionner ? Il peut être très réconfortant de penser que l’on est du parti de la vérité. Mais Peirce rejette cette possibilité parce qu’il considère que la dissidence est inhérente à la nature humaine (et non à la vérité pré-humaine).

Aussi souhaiterait-on trouver une manière d’ancrer nos croyances qui tienne compte de ce trait de la nature humaine. Si l’on pouvait découvrir une méthode qui fonctionne selon ses propres critères, qui soit « autostabilisante », qui reconnaisse notre permanente faillibi­ lité tout en la limitant, alors on aurait trouvé une meilleure méthode pour enraciner les croyances. Des mesures comme modèle de raisonnement Peirce est peut-être le seul philosophe expérimenta­ teur des temps modernes. Il effectua de nombreuses mesures et détermina notamment une façon de mesurer la constante gravitationnelle. Il écrivit de longs textes sur la théorie de l’erreur. Aussi était-il accoutumé à la façon dont une série de mesures peut aboutir à une valeur fondamentale unique. Les mesures, selon son expérience, convergent, et ce vers quoi elles convergent est par définition correct. II considérait que toute croyance devrait relever du même principe. Une étude, pour peu qu’elle soit menée suffisamment longtemps, doit aboutir à une opinion stable quelle que soit la question abordée. Peirce ne pensait pas que la vérité soit du domaine de la correspondance avec les faits : les vérités sont des conclusions stables auxquelles parvient la COMMUNAUTÉ sans fin des chercheurs. Cette méthode alternative pour accéder à la vérité, qui garantit encore l’objectivité scientifique, est tout d’un coup redevenue populaire. Je pense qu’elle est au cœur de la méthodologie des programmes de recherche proposée par Imre Lakatos et plus amplement abordée au chapitre 8 ci-après. Contrairement à Peirce, Imre Lakatos se préoccupe de l’ensemble de la mosaïque scientifique. Il ne partage donc pas la simpliste image d’un savoir s’établissant par la répétition mécanique de la méthode des approximations successives. Plus ré­ cemment, Hilary Putnam est devenu peircien. Il ne

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pense pas que la façon dont Peirce envisage l’étude soit le dernier mot en la matière, doutant d’ailleurs qu’un tel « dernier mot » existe vraiment. H croit, cependant, en une forme évolutive de l’étude rationnelle et que la vérité est la somme des résultats auxquels pourrait mener cette étude. Putnam nous propose un double processus de détermination du vrai. Une méthode d’étude d’abord, fondée sur la déduction, l’induction et, dans une moindre mesure, sur l’inférence en faveur de la meilleure explication. La vérité est alors ce sur quoi s’accordent hypothèses, inductions et expériences. Mais, pour Putnam, les méthodes d’étude peuvent elles-mêmes progresser et de nouveaux modes de raisonnement peuvent s’édifier sur d’autres plus an­ ciens. 11 espère qu’il y a quelque processus d’accumula­ tion plutôt qu’une brutale mise au rebut d’un mode de raisonnement au profit d’un autre. On a bien ainsi deux processus de détermination du vrai : un processus où l’on s’accorde sur une rationalité, composée des modes de pensée accumulés, et un processus où l’on s’accorde sur les faits que la raison confirme au cours de son évolution. Vision Peirce composait sur toute la gamme des sujets philosophiques. De nombreuses coteries rivales s’étaient formées autour de lui. Certains le considèrent comme un prédécesseur de Karl Popper car nulle part ailleurs nous ne trouvons une vision aussi tranchante de la méthode autocorrective de la science. Les logiciens découvrent qu’il avait de nombreuses prémonitions quant à l’évolution de la logique moderne. Les spécialis­ tes des probabilités et de l’induction constatent que Peirce avait pour l’époque une compréhension très profonde du raisonnement probabiliste. Il nous a laissé un grand nombre de textes, aussi obscurs que fasci111

nants, sur les signes et toute une discipline, la sémioti­ que, le considère avec vénération comme un père fondateur. Je pense, quant à moi, qu’il est important parce qu’il fut le premier à donner quelque cohérence à l’idée selon laquelle nous vivons dans un univers livré au hasard, hasard qui est à la fois indéterminable et fondateur, de par les lois de la probabilité, de notre croyance en des lois régulières qui gouvernent la nature. L’index, à la fin de ce livre, signale un certain nombre d’autres choses que Peirce nous apprend. Il a été victime de lecteurs à la vision étroite qui ne font, chez lui, l’éloge que du logicien rigoureux ou du sémiologue impénétrable. Je préfère le considérer comme un homme de passion, un homme qui fut l’un des rares à comprendre les événements philosophiques de son siècle et qui tenta d’y imprimer sa marque. Il n’y réussit guère. Ayant presque tout commencé, il n’acheva presque rien. Les diverses filiations Peirce mettait l’accent sur l’importance d’une mé­ thode rationnelle et d’une communauté de chercheurs qui, petit à petit, s’accorderait sur une certaine croyance, La vérité étant le résultat final quel qu’il soit. Les deux autres grands pragmatistes, William James et John Dewey, étaient d’un tempérament fort différent. Ils vivaient, sinon pour le présent, du moins pour le très proche futur. Ils se posaient à peine la question de savoir ce qui pourrait bien advenir à la fin, si fin il y avait jamais. La vérité est ce qui répond à nos besoins présents ou, tout du moins, à ceux d’entre eux qu’il nous est possible de satisfaire. Ces besoins peuvent être profonds et variés, comme en témoigne le fort intéres­ sant recueil de conférences de James, The Varieties of Religious Experience. A Dewey, nous devons l’idée que la vérité est ce qui est acceptable et prouvé. Il considère 112

le langage comme un instrument que nous utilisons pour donner forme à nos expériences selon nos objec­ tifs. Ainsi le monde et la représentation que nous nous en faisons, ne semblent être, aux yeux de Dewey, que simples constructions sociales. Dewey détestait tous les dualismes, esprit/matière, théorie/pratique, pensée/action, fait/valeur. Il se moque de ceux qu’il appelle les « spectateurs de la connaissance », cette classe oisive qui pense et écrit la philosophie et qu’il oppose à une classe laborieuse d’entrepreneurs et de travailleurs qui ne peuvent se contenter de regarder. Mon propre point de vue, le réalisme consiste plutôt à intervenir dans le monde qu’à le représenter verbalement, doit beaucoup à Dewey. James et Dewey opposent cependant une totale indifférence à la conception peircienne de l’étude. Ils se soucient peu des croyances sur lesquelles nous pour­ rions, à long terme, nous accorder. Que les croyances de l’homme puissent finalement se stabiliser leur appa­ raît comme une chimère. Ce qui explique en partie pourquoi Peirce s’oppose à la version du pragmatisme donnée par James. La scène de leur désaccord se répète aujourd’hui. Hilary Putnam est peircien. Richard Rorty, dans son livre Philosophy and the mirror of nature (1979), joue quelques-uns des rôles autrefois tenus par James et Dewey. Il explique sans détour que la philoso­ phie américaine s’est, dans sa phase récente, trompée de cible. Peirce ne mérite pas de louanges excessives. (On a vu au paragraphe précédent que j’étais d’un autre avis), Dewey et James sont les vrais maîtres et Dewey est, avec Heidegger et Wittgenstein, l’un des trois grands du XXe siècle. Cependant Rorty n’écrit pas seulement pour admirer. Contrairement à Peirce et Putnam, il ne s’intéresse ni au long terme ni à d’hypo­ thétiques canons de la rationalité. A long terme, rien n’est plus raisonnable que quoi que ce soit d’autre. Avec James, il pense que la raison est ce qui entre dans le

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débat du jour et cela suffit. Ce qui n’empêche pas le sublime, car ce processus est source d’inspiration entre nous, parmi nous. Il n ’y a rien qui rende une conversa­ tion intrinsèquement plus rationnelle qu’une autre. La rationalité est extrinsèque : elle est ce sur quoi nous nous mettons d’accord. Que les théories littéraires se démodent plus vite que les théories chimiques est une question qui intéresse les sociologues. Mais cela ne veut pas dire que la chimie a une meilleure méthode ou qu’elle est plus près de la vérité. Ainsi peut-on établir la généalogie du pragmatisme : il y a d’une part Peirce et Putnam et d’autre part James, Dewey et Rorty. Tous sont anti-réalistes mais de manière assez différente. Peirce et Putnam parient avec optimisme que tôt ou tard information et raisonnement donneront un résultat. C’est cela, pour eux, le réel et le vrai. Il est utile, pour Peirce et Putnam, de définir le réel et de savoir ce qui, à l’intérieur de notre conception des choses, se révélera réel. Tout cela ne présente pas grand attrait pour l’autre famille du pragmatisme. Comment vivre et parler est ce qui compte dans ce camp-là. Ni la vérité ni les prétendus canons de la rationalité ne sont extrinsèques ou même évolutifs. La version du pragma­ tisme de Rorty est l’une de ces philosophies fondées sur le langage où toute notre vie est considérée comme un sujet de conversation. Dewey méprisait à juste titre les théories des spectateurs de la connaissance. Qu’aurait-il pensé de la science comme conversation ? A mon avis, la bonne piste chez Dewey est sa tentative de détruire cette conception qui fait du savoir et de la réalité une question de pensée et de représentation. Ce qui aurait dû orienter ses disciples vers la science expérimentale, mais ils semblent préférer, aujourd’hui, faire l’apologie de la parole. Dewey donnait à sa philosophie le nom d’instrumen­ talisme pour la distinguer de celles des premiers

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pragmatistes. IJ voulait également signaler qu’à son avis, les choses que nous fabriquons (y compris tous les outils et le langage comme outil) sont des instruments qui interviennent lorsque nous transformons nos expérien­ ces en pensées et actions qui servent nos desseins. Mais vite, « instrumentalisme » en vint à désigner une philo­ sophie des sciences. Le philosophe instrumentaliste, pour la plupart des philosophes modernes, est une espèce particulière d’anti-réaliste à propos de la science, c’est-à-dire un philosophe qui soutient que les théories sont des outils ou des moyens de calcul destinés à organiser les descriptions des phénomènes et à produire des inférences du passé vers le futur. Théories et lois ne sont pas vraies en elles-mêmes. Elles ne sont que des instruments qu’il ne faut pas prendre comme des affirmations littérales. Les tenues qui semblent désigner des entités invisibles ne peuvent prétendre faire office de référents. Ainsi l’instrumentalisme rappelle-t-il les vues de Van Fraassen qui, certes, soutient que les expressions théoriques doivent être comprises littéra­ lement, mais sans y croire, en les acceptant et en les utilisant simplement.

Quaile est la différence entre positivisme et pragmatisme ? Elle apparaît dès l’origine. Le pragmatisme est une doctrine hégélienne qui fait entièrement confiance au processus de connaissance. Le positivisme résulte de la conception selon laquelle voir c’est croire. Le pragma­ tiste ne cherche pas querelle au sens commun ; sans nul doute, chaises et électrons sont également réels, en admettant que l’on puisse jamais en venir à douter de leur valeur pour nous. Le positiviste soutient qu’il est impossible de croire en l’électron parce qu’il est impos-

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sible de le voir, c’est là le thème central de toute la litanie positiviste. Alors que le positiviste rejette causes et explications, le pragmatiste, au moins dans la tradi­ tion peircienne, les accueille avec joie pour peu qu’elles soient utiles et qu’elles résistent à l’examen critique.

5. L ’INCOMMENSURABILITÉ

Comment un sujet aussi rebattu que le réalisme scientifique peut-il encore à ce point prédominer en philosophie des sciences ? Le réalisme a livré une grande bataille lorsque étaient en question les visions du monde copemicienne et ptoléméenne. Vers la fin du XIXe siècle, les interrogations concernant l’atome contri­ buèrent fortement à propager l’anti-réalisme parmi les philosophes des sciences. Existe-t-il aujourd’hui une question scientifique jouant le même rôle ? Peut-être. On peut ainsi comprendre la mécanique quantique en suivant une démarche idéaliste. Certains soutiennent que le fait d’observer doit être considéré comme partie intégrante du système physique en cours d’observation au point que le seul fait de mesurer ce système provo­ que sa transformation. Ce n’est pas un hasard si les débats sur le « problème de la mesure dans la mécani­ que quantique » et l’« étalement du paquet d’ondes » de la mécanique quantique ont si fortement inspiré les écrits philosophiques les plus originaux produits dans le cadre du débat sur le réalisme. Certaines des idées émises par Hilary Putnam, Bas Van Fraassen ou Nancy Cartwright semblent résulter du fait qu’ils considèrent la

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mécanique quantique comme le modèle de toute science. Suivant le chemin inverse, de nombreux physiciens se tournent vers la philosophie. Ainsi Bernard d’Espagnat dont la contribution à une nouvelle forme de réalisme est l’une des plus importantes de ces dernières années. Il est en partie motivé par la disparition, dans certains secteurs de la physique moderne, des anciens concepts réalistes, tels que ceux de matière ou d’entité. Il est particulièrement influencé par certains résultats récents, portant le nom général d’inégalité de Bell et qui, pense-t-on, remettent en cause des domaines aussi éloignés que la logique, l’ordre de causalité temporelle ou l’action à distance. Il en vient à défendre un réalisme qui diffère de tous ceux qui sont exposés dans ce livre. Certains problèmes, propres à telle ou telle science, alimentent aussi les débats sur le réalisme. Mais les problèmes d’une science particulière ne peuvent jamais totalement expliquer l’histoire d’un conflit se déroulant au sein de la philosophie. On sait que le débat Ptolémée/Copemic, qui aboutit à la condamnation de Gali­ lée, avait ses racines dans la religion. Car c’était la place de l’homme dans l’univers qui était remise en cause : sommes-nous au centre ou à la périphérie ? Anti-réa­ lisme et anti-atomisme faisaient l’un et l’autre partie du positivisme de la fin du XIXe siècle. Aujourd’hui, de même, les travaux historico-philosophiques de Kuhn ont largement contribué à rouvrir le débat sur le réalisme. Il ne s’agit pas pour autant de dire que Kuhn a procédé, à lui tout seul, à une transformation de l’histoire et de la philosophie des sciences. Lorsqu’en 1962, parut son livre, la Structure des révolutions scientifiques, le sujet intéressait déjà de nombreux chercheurs. Plus encore, une nouvelle discipline, l’his­ toire des sciences, était alors en train de naître. En 1950, seuls quelques clairvoyants amateurs s’intéres­ saient à cette lointaine province. En 1980, il s’agissait 118

d’une industrie. Le jeune Kuhn, alors qu’il étudiait la physique, fut attiré par l’histoire au moment même où de nombreuses personnes regardaient dans la même direction. Comme je l’ai dit dans l'introduction, une transformation fondamentale de la perspective philoso­ phique s’opéra lorsque la science fut reconnue comme un phénomène historique. Cette révolution a eu deux effets conjoints sur les philosophes. Elle a provoqué la crise de la rationalité dont j’ai déjà parlé, mais elle a aussi été à l’origine d’une grande vague de doute à propos du réalisme scientifi­ que. Kuhn fait remarquer qu’à chaque changement de paradigme notre conception du inonde change elle aussi. Peut-être même vivons-nous dans un monde différent. Et nous ne nous dirigeons pas vers une image vraie du monde, car une telle image n’existe pas. Il n’y a pas progrès vers la vérité mais seulement accroisse­ ment technologique et peut-être progrès, mais seule­ ment dans la mesure où nous nous éloignons d’idées qui plus jamais ne nous tenteront. Existe-t-il donc vraiment un monde réel ? Au sein de cette famille d’idées, un mot a connu une fortune particulière, ce mot, c’est « incommensurabi­ lité ». On a déjà dit que des théories se succédant et entrant en compétition dans le même domaine « parlent des langages différents ». Elles ne peuvent être stricte­ ment comparées ou traduites en termes réciproques. Les langages des différentes théories sont les manifesta­ tions linguistiques des divers mondes dans lesquels nous pouvons habiter. Passer d’un monde à un autre est possible par un renversement visuel, comme dans la théorie du Gestalt, mais non par un processus de compréhension. Le réaliste à propos des théories ne peut accepter une telle conception car s’y évanouit l’objectif de découverte de la vérité sur le monde. Le réaliste à propos des entités n’est pas satisfait non plus, car toutes les entités

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théoriques lui semblent totalement dépendantes de la théorie. Il se peut que les électrons existent dans le cadre de nos présentes théories, mais cela n’a aucun sens d’affirmer que ce sont bien là des électrons, indépendants de tout ce que nous pouvons en penser. De nombreux scientifiques éminents ont proposé des théories sur l’électron ; R.A. Millikan, H.À. Lorentz et Niels Bohr avaient là-dessus des idées très différentes. L’incommensurabiliste prétend même que par « élec­ tron » chacun de ces savants entendait quelque chose de très différent. Le réaliste à propos des entités pense, lui, qu’ils parlaient d’électrons. Ainsi, l’incommensurabilité s’oppose-t-elle au réa­ lisme scientifique, même si le point de vue qu’elle défend est important dans les débats sur la rationalité. Avec un peu d’attention, cependant, il est possible de ne pas en faire le monstre qu’elle semble être parfois. Diverses sortes d ’incommensurabilité Le nouvel emploi philosophique du mot « incom­ mensurabilité » est le produit de conversations entre Paul Feyerabend et Thomas Kuhn sur la Telegraph Avenue de Berkeley aux environs de 1960. Que signi­ fiait ce mot avant que ces deux hommes ne le remodè­ lent ? Son origine remonte à l’Antiquité grecque où il signifiait, en mathématiques, « pas de mesure com­ mune ». Deux longueurs ont une mesure commune s’il est possible de faire exactement correspondre m de la première longueur avec n de la seconde et de mesurer ainsi l’un par l’autre. Toutes les longueurs ne sont pas commensurables. La diagonale d’un carré n’a pas de commune mesure avec la longueur des côtés ou, comme nous l’exprimons maintenant, \/2~n’est pas une fraction rationnelle, m/n. Les philosophes n’ont rien d’aussi précis à l’esprit lorsqu’ils ont recours à la métaphore de l’incommensu120

rabilité. Leur intention est de comparer des théories scientifiques, mais, naturellement, on ne peut établir aucune mesure exacte qui permette de parvenir à cette fin. Après vingt ans de débats animés, le mot même d’« incommensurabilité » semble évoluer dans trois directions différentes. Je les appellerai Yincommensu­ rabilité de sujet, la dissociation et Yincommensurabilité de sens. Les deux premières semblent assez évidentes, la troisième moins. Accumulation et subsumation Le livre d’Ernest Nagel, The Structure o f Science (1961), est assez représentatif du grand courant de la philosophie des sciences d’expression anglaise de l’épo­ que (les titres en disent long. En 1962, le grand succès est The Structure o f Scientific Revolutions). Nagel parle de structures stables et de continuité. Il considère comme acquis que le savoir tend à s’accumuler. De temps en temps, une théorie T est remplacée par une Théorie T . Quand est-il rationnel de changer de théo­ rie ? Nagel pense que la nouvelle théorie T’ doit être capable d’expliquer les phénomènes que T explique et qu’elle doit aussi prendre en charge toutes les prévisions effectuées par T et qui se sont avérées satisfaisantes. Elle devrait enfin procéder à la réfutation des éléments erronés de T, ou bien s’étendre à une gamme plus large de phénomènes et de prévisions. L’idéal étant qu’elle soit capable des deux. Dans ce cas, l’on dit que T* subsume T. Quand T’ subsume T, il y a, en quelque sorte, une commune mesure permettant de comparer l’une et l’autre théorie ou l’on peut dire au moins que la partie de T qui reste valide est incluse dans T’. T et T’ sont ainsi, métaphoriquement, commensurables. C’est cette même commensurabilité qui sert de base à la comparai­ son rationnelle des théories.

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L'incommensurabilité de sujet Feyerabend et Kuhn ont clairement montré que Nagel était loin d’avoir épuisé toutes les possibilités de changement de théorie. Une nouvelle théorie peut, par exemple, aborder des problèmes totalement nouveaux, utiliser de nouveaux concepts et trouver des applica­ tions différentes de celles de la théorie précédente. Elle peut aussi purement et simplement oublier les succès antérieurs. La façon dont elle reconnaît, classe et, par-dessus tout, produit les phénomènes peut très bien ne pas correspondre à la précédente. Par exemple, la théorie faisant de l’oxygène la cause de la combustion et de la décoloration ne put d’abord s’appliquer à l’ensem­ ble des phénomènes que la théorie du phlogistique expliquait si bien. Dans ce cas, dire que la nouvelle théorie subsume l’ancienne est une contrevérité. Selon Nagel, T’ devrait étudier les mêmes sujets que T et ce au moins aussi bien que T, T’ devrait aussi aborder des sujets neufs. Un tel processus de partage et d’extension est la « commensurabilité » entre T et T’. Kuhn et Feyerabend soutiennent que le changement de sujet est souvent si radical qu’il est impossible de dire de T qu’elle fait un travail plus satisfaisant que T parce qu’elles ne font pas, en fait, le même travail. L’itinéraire que Kuhn décrit, de la science normale à la science normale en passant par la crise et la révolution, rend plausible cette thèse de l’incommensurabilité de sujet. T entre en crise lorsqu’un ensemble de contre-exemples s’accumule au point d’attirer l’attention générale et qu’il n’est plus possible de procéder à une nouvelle révision de T pour intégrer ces contre-exemples. Une révolution advient alors qui décrit en termes originaux les contreexemples et produit une théorie qui explique des phénomènes jusqu’alors rebelles. Cette révolution est un succès si les nouveaux concepts permettent de résoudre certains problèmes anciens, engendrent de

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nouvelles approches, ouvrent de nouveaux champs d’investigation. La science normale qui en résulte peut ignorer nombre des triomphes de la science normale précédente. Donc, même si T et T5 se recoupent en certains points, il n’y a probablement rien qui corres­ ponde à la subsumation proposée par Nagel. Plus encore, là où des recoupements peuvent être opérés, la description des phénomènes proposée par T’ va sans doute différer à tel point de celle de T que l’on aura le sentiment que, de l’une à l’autre, c’est la compréhension même des phénomènes qui change. En 1960, alors que la plupart des philosophes d’expression anglaise étaient d’un avis proche de celui de Nagel, Kuhn et Feyerabend provoquèrent un choc considérable. Mais aujourd’hui, l’incommensurabilité de sujet est assez généralement admise. Savoir si la théorie de l’oxygène s’est avant tout imposée à une problématique qui n’était pas celle du phlogiston est une question d’ordre historique. On pourrait sans nul doute trouver toute une série d’exemples historiques, allant de la pure subsumation nagélienne jusqu’à l’extrême op­ posé, où il serait possible de prouver que la nouvelle théorie T’ a totalement remplacé les sujets, les problè­ mes et les concepts de T. Les étudiants d’une autre génération, familiarisés avec T’, risquent alors de dé­ couvrir que T leur est absolument étrangère tant qu’ils ne se métamorphosent pas en historiens et interprètes, réapprenant T à partir de zéro. La dissociation Le temps qui passe ou une suite de changements radicaux peuvent rendre inintelligibles au public scien­ tifique les travaux d’autrefois. Ici, il importe d’opérer une distinction. Une ancienne théorie peut être oubliée mais encore intelligible au lecteur moderne prêt à consacrer le temps nécessaire à son apprentissage.

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D’autres théories, par contre, ont subi un changement si radical qu’un simple apprentissage ne suffit pas. Deux exemples permettront de comprendre la différence existant entre ces deux cas. Laplace écrivit vers 1800 un grand livre de physique newtonienne en cinq volumes, la Mécanique céleste. L’étudiant moderne en mathématiques appliquées peut comprendre ce livre. Et cela est vrai même à la fin de l’ouvrage quand Laplace parle du calorique. Le calori­ que est une substance, la substance de ta chaleur dont on supposait qu'elle se composait de petites particules ayant une force répulsive et qui se désintègrent très rapidement avec la distance. Laplace est fier de résou­ dre certains problèmes importants avec son modèle calorique. Il est capable de fournir la première dériva­ tion de la vitesse du son dans l’air. Il obtient à peu près la vitesse observée alors que les dérivations de Newton donnaient une réponse assez éloignée de la vérité. Aujourd’hui, nous ne croyons plus en l’existence d’une substance telle que le calorique et nous avons entière­ ment remplacé la théorie de la chaleur de Laplace. Mais, au moins, pouvons-nous étudier et comprendre cette théorie. Examinons maintenant l’œuvre de Paracelse, mort en 1541. Cet auteur est la parfaite illustration de cette tradition de la Renaissance de l’Europe du Nord où l’intérêt se portait sur toutes sortes de sciences herméti­ ques : médecine, physiologie, alchimie, remèdes galéni­ ques, astrologie, divination... Tout cela faisait naturel­ lement partie, pour lui, comme pour la majorité des « docteurs » de l’époque, d’un seul et même art. L’historien peut trouver chez Paracelse des passages qui sont dans le droit fil de la chimie et de la médecine à venir. L’herboriste peut aussi trouver chez lui certains secrets oubliés. Mais, si vous tentez de le lire, vous découvrirez quelqu’un de très différent de nous. Non que nous ne puissions comprendre les mots qu’il

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emploie, les uns après les autres. 11 écrivait en un mélange de latin de cuisine et de proto-allemand, mais ce n’est pas vraiment le problème. H est maintenant traduit en allemand moderne et quelques-uns de ses livres sont disponibles en anglais. Le ton général de son œuvre apparaît clairement dans certains passages tels que celui-ci : « Le travail de la nature s’effectue par d’autres voies, les images, les pierres, les herbes, les mots ou bien la création de comètes, de mirages, de halos et autres produits des deux qui ne sont pas naturels. » C’est la mise en ordre de la pensée qui ici nous échappe, car elle se fonde sur tout un système de catégories qui nous est à peine intelligible. Nous som­ mes dans le brouillard, même si les mots sont parfaite­ ment clairs. De nombreux écrivains de la Renaissance, d’un sérieux et d’une intelligence remarquables, font les déclarations les plus extraordinaires quant à l’origine des canards, des oies ou des cygnes. Les oies sont engendrées par des troncs flottants pourrissant dans la baie de Naples. Les canards par des bernacles. Les gens d’alors connaissaient tous des canards et des oies : ils en avaient dans leur basse-cour. Les cygnes étaient main­ tenus en semi-liberté par les classes dirigeantes. Quel pouvoir peuvent bien avoir ces déclarations absurdes à propos des bernacles et des troncs ? Ce ne sont pour­ tant pas les phrases expliquant ces propositions qui font défaut. Des définitions de mots, par exemple, telles que celle-ci que l’on trouve dans le Dictionnaire de Johnson (1755) comme dans le Oxford English Dictionary : « Anatife : produisant des canards ou des oies, i.e. produisant des bernacles, dont on croyait naguère qu’elles poussaient sur les arbres et se laissaient tomber dans l’eau pour se transformer en oies arboricoles. » La définition est assez claire, mais où veut-on en venir ? Paracelse n’est pas totalement incompréhensible. On peut apprendre à le lire. On peut même l’imiter. Nombreux furent ceux qui, à son époque, s’y essayè-

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5

3 "»« tat

rent. On les connaît aujourd’hui sous le nom collectif de Pseudo-Paracelse. On peut envisager de pénétrer suffi­ samment loin dans le mode de pensée de l’époque pour fabriquer un autre volume de Pseudo-Paracelse. Mais pour ce faire, il faudrait recréer un monde qui nous est étranger, dont la mémoire nous pai-vient à peine, et ce dans un domaine aussi restreint que la médecine homéopathique, par exemple. Le problème n’est pas tant que Paracelse ait fait fausse route, mais plutôt que l’on ne puisse relier ni vérité ni erreur à grand nombre de ses propositions. Son mode de raisonnement nous est étranger. La syphilis doit être traitée par application d’un onguent au mercure et par administration interne du même métal parce que le métal « mercure » est le signe de la planète Mercure qui, à son tour, symbolise la place du marché et la syphilis se contractant sur la place du marché... Comprendre cette proposition et comprendre la théorie du calorique de Laplace sont deux exercices qui diffèrent totalement. Le discours de Paracelse est incommensurable au nôtre parce qu’il est impossible de trouver un dénomi­ nateur commun entre son discours et le nôtre. Nous pouvons le traduire en anglais, mais nous ne pouvons ni approuver ni refuser ce qu’il dit. Le mieux serait, si l’on voulait parler comme lui, de pouvoir se dissocier totalement de la pensée de notre temps. Aussi dirai-je que la différence entre nous et Paracelse est de l’ordre de la dissociation. Nous n’exagérerons pas en disant que Paracelse vivait dans un autre monde que le nôtre. La dissociation s’accompagne de deux importants corollaires linguisti­ ques. Le premier étant que les nombreuses déclarations paracelsiennes ne sont pas candidates à l’épreuve du vrai-et-du-faux. Le second que des styles oubliés de raisonnement sont au centre de sa pensée. Je soutiens ailleurs que ces deux aspects sont étroitement reliés. Une proposition intéressante n’est en général vraie-ou-

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fausse que dans la mesure où elle propose un mode de raisonnement permettant d’établir sa vraie valeur (1). Quine, notamment, parlait de « schémas conceptuels », par quoi il entendait un ensemble de phrases tenues pour vraies. C’est, à mon avis, une caractérisation erronée, lin schéma conceptuel est un réseau de possibilités dont la formulation linguistique est une catégorie de phrases prête à subir l’épreuve du vrai et du faux. Pour Paracelse, le monde était pris dans un réseau de possibilités, imbriqué dans des modes de raisonnement différents des nôtres, c’est pour cela que nous sommes dissociés de lui. Même si, dans Contre la méthode (Against method), Paul Feyerabend évoque souvent l’incommensurabilité, c’est à ce que j’appelle la dissociation qu’il a réservé ses plus intéressantes réflexions. Son terrain de prédilection est la période transitoire entre la Grèce archaïque et la Grèce classique. S’appuyant principalement sur la poésie épique et les urnes peintes, il prétend que les Grecs d’Homère voyaient, littéralement, les choses différemment des Athéniens. Qu’elle soit exacte ou pas, cette déclaration paraît beaucoup moins surprenante que celle qui consiste à dire, par exemple, que les physiciens ne sont pas d’accord sur l’électron parce qu’ils parlent, en fait, de choses différentes. On pourrait trouver de nombreux exemples entre ces deux pôles extrêmes que sont Laplace et Paracelse. L’historien découvre vite que les textes anciens nous cachent constamment à quel point ils sont dissociés de nos modes de pensée. Kuhn explique, par exemple, que la physique d’Aristote repose sur une conception du mouvement qui est dissociée de la nôtre, on ne peut le comprendre qu’en entreprenant l’exploration du réseau l. Voir I. Hacking, « Language, truth and reason », dans M. Hollis et S. Lukes, Rationality and Relativism, Oxford, 1982, pp. 48-66.

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de mots qu’il met en œuvre. Kuhn est un de ces nombreux historiens qui préconisent que les travaux de nos prédécesseurs soient réévalués en se servant, pour les étudier, de leurs propres termes et non des nôtres. L ’incommensurabilité de sens La troisième sorte d’incommensurabilité n’est pas historique mais philosophique. Elle commence dès que l’on se préoccupe du sens des termes qui désignent les entités théoriques, inobservables. D’où le nom d’une entité théorique tire-t-il sa signification ? On peut penser qu’un enfant comprend l’usage de mots comme « main », « triste » ou « horrible » parce qu’on lui a montré les choses auxquelles s’appliquent ces mots (y compris ses propres mains, sa propre tristesse). Quelle que soit notre théorie de l’acquisition du langage, la présence ou l’absence manifeste des mains ou de la tristesse doit aider à comprendre ce que ces mots signifient. Mais les termes théoriques se rapportent, presque par définition, à ce qui ne peut être observé. Comment peut-on alors leur assigner un sens ? Certains sens peuvent être donnés par définition. Mais dans le cas d’une théorie fondamentale, la défini­ tion elle-même implique d’autres termes théoriques. D’où l’idée, ancienne, que le sens des termes est donné par un chapelet de mots provenant de la théorie elle-même. Le sens d’un terme particulier de la théorie est indiqué par sa position à l’intérieur de la structure de la théorie tout entière. De ces considérations sur le sens, on pourrait déduire que la « masse » de la théorie newtonienne n’a pas le même sens que la « masse » de la mécanique relativiste. Ou qu’une « planète » riest pas la même chose pour Copernic et pour Ptolémée et, de fait, le soleil est une planète pour Ptolémée mais pas pour Copernic. De telles conclusions ne sont pas nécessairement probléma-

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tiques. Le soleil lui-même n’en est-il pas venu à prendre une signification différente après que Copernic l’eut placé au centre de notre système de planètes ? Quelle importance que « planète » ou « masse » acquièrent des sens différents au fur et à mesure que se développe la réflexion à leur propos ? Pourquoi faire tant d’histoi­ res sur le changement de sens ? Partie que cela semble avoir de l’importance dès que l’on commence à compa­ rer les théories. Admettons que s soit une phrase, concernant la masse, admise par la mécanique quantique et refusée par la mécanique newtonienne. Si l’on admet que le mot « masse » n’a de sens qu’en fonction de la place qu’il occupe dans la théorie, alors il signifiera quelque chose de différent selon qu’il est utilisé par l’une ou l’autre mécanique. Donc la phrase s admise par Einstein doit avoir un sens différent de la phrase s refusée par Newton. Admettons maintenant que r soit une autre phrase utilisant le mot « masse » mais qui, contraire­ ment à s, soit acceptée à la fois par Newton et par Einstein. On ne pourra dire alors que la phrase r, acceptée par la théorie newtonienne, est subsumée par la théorie relativiste. Car le mot « masse » n’aura pas le même sens selon qu’il est employé dans l’un ou l’autre contexte. Ainsi n’y aura-t-il pas une seule proposition, pas une seule acception de r qui sera partagée à la fois par Newton et par Einstein. Voilà de l’incommensurabilité, s’il en est. Il n’y a pas de commune mesure entre deux théories utilisant des termes théoriques car, par principe, elles ne peuvent jamais débattre des mêmes questions. Une théorie ne peut partager aucune proposition théorique avec la théorie qui lui suceède. La doctrine de la subsumation de Nagel devient alors logiquement impossible, sim­ plement parce que ce qu’affirme T ne peut être ni affirmé ni réfuté par T*. Telles sont les remarquables conséquences de l’incommensurabilité de sens. On

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peut, d’ailleurs, commencer à se demander s’il est possible de mener une expérience vraiment décisive. Si une expérience doit permettre de trancher entre deux théories, ne faudrait-il pas que l’on dispose d’une phrase confirmant ce que prévoit une théorie au détriment de l’autre ? Une telle phrase est-elle possible ? La doctrine de l’incommensurabilité de sens provo­ qua un immense tollé. L’idée même fut déclarée inco­ hérente. Personne, par exemple, ne songerait à nier qu’astronomie et génétique sont incommensurables. Elles ne traitent pas des mêmes domaines. Mais la doctrine de l’incommensurabilité de sens prétend que même les théories qui se concurrencent ou se succèdent sont incommensurables. Comment alors peut-on dire qu’elles se concurrencent ou se succèdent si l’on ne reconnaît pas qu’elles concernent le même sujet, si l’on n’établit pas, en somme, des comparaisons entre elles ? L’incommensurabilité de sens a suscité ainsi bon nom­ bre de réfutations superficielles. Mais quelques-unes aussi qui ne manquent pas de profondeur. La meilleure est, sans doute, celle de Donald Davidson. L’idée d’incommensurabilité, soutient Davidson, n’a pas de sens parce qu’elle implique qu’existent des schémas conceptuels différents et incomparables. Or, ajoute-t-il, l’idée même d’un « schéma conceptuel » est incohé­ rente (2). De manière plus directe, Dudley Shapere s’est exercé à montrer qu’il y a une suffisante identité de sens entre deux théories qui se succèdent pour que l’on puisse établir une comparaison entre elles (3). Shapere fait 2. D. Davidson, « On the very idea of a conceptual scheme »,

Proceedings and Addresses o f the American Philosophical Associa­ tion 57 (1974), pp. 5-20. 3. D. Shapere, « Meaning and scientific change », in R. Colodny, M ind and Cosmos : Essays in Contemporary Science and Philosophy, Pittsburgh, 1966, pp. 41-85.

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partie de ceux qui considèrent, comme Feyerabend aujourd’hui, qu’il vaut mieux, pour débattre de tels problèmes, ne pas introduire du tout la question du sens. Je suis d’accord. Mais n’oublions pas qu’à l’origine de l’incommensurabilité de sens se trouve une interro­ gation sur la façon dont les termes désignant des entités théoriques obtiennent leur sens. Ce qui implique que l’on ait une conception du sens, aussi sommaire soitelle. La question ayant été soulevée et ayant provoqué la tempête que l’on sait, nous nous trouvons maintenant dans l’obligation de produire une meilleure définition du sens. Hilary Putnam a, pour sa part, honoré cette obligation et nous allons maintenant étudier sa théorie de la référence qui nous permettra, plus ou moins, d’échapper aux débats sur l’incommensurabilité de sens.

6. LA RÉFÉRENCE

Nous n’aurions pas besoin de doctrine de l’incom­ mensurabilité de sens (meaning incommensurability) si seulement les philosophes des sciences avaient bien voulu ne jamais se préoccuper du sens (meaning). Mais, en l’état actuel des choses, nous avons besoin d’une définition du sens qui autorise les théories nouvelles à parler de la même chose que les théories qu’elles visent à remplacer ou à concurrencer. La définition la plus pertinente est celle que propose Hilary Putnam (1). Elle était à l’origine destinée à soutenir sa version du réalisme scientifique. Depuis, Putnam est devenu de plus en plus anti-réaliste, mais c’est une histoire que je réserve pour le chapitre suivant. Pour l’instant, contentons-nous d’examiner le sens qu il donne au mot « sens ».

1, Dans ce chapitre, toutes les proviennent de « The meaning of réédités dans le volume 2 de ses Language and Reality, Cambridge,

références à Hilary Putnam “meaning” » et autres essais

Philosophical Papers. Mind, 1979.

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Sens (sense)* et référence Le mot « sens » (meaning) a de nombreux emplois dont plusieurs suggèrent plus qu’ils ne précisent. Même si nous nous en tenons au sens commun des mots, en excluant leur sens poétique, il existe au moins deux sortes de sens. Ils ont été distingués par Gottlob Frege dans son célèbre article de 1892, « Sens et réfé­ rence »**. Considérons deux sortes de réponses diffé­ rentes à la question : « Quel est le sens de vos paro­ les ? » Admettons, par exemple, que je viens de vous dire que te glyptodon amené par Richard Owen de Buenos Aires est maintenant restauré. La plupart des gens ne connaissent pas le sens (meaning) du mot « glyptodon » et peuvent donc demander : « Que voulez-vous dire ? » Si l’on se trouve dans le musée qui l’abrite, je peux simplement montrer du doigt un grand squelette à la forme incongrue. C’est cela que désigne le mot « glyp­ todon ». Selon Frege, ce squelette est la référence de mon énoncé, « Le glyptodon apporté par Richard Owen de Buenos Aires ». Par ailleurs, étant donné que vous ne savez proba­ blement pas ce qu’est un glyptodon, je peux vous dire qu’un glyptodon est un énorme mammifère sud-améri­ * Il serait tentant, ici, de distinguer sense et meaning en parlant, par exemple, de « sens » et de « signification », respectivement. Mais, s’il nous est imposé de traduire sense par « sens », meaning ne correspond pas, en général et dans ce paragraphe en particulier, à la notion de « signification », mais bien, aussi, à celle de « sens ». Toute autre solution étant exclue, nous nous sommes résigné à indiquer le mot anglais entre parenthèses chaque fois que le texte passe du sense au meaning et réciproquement. (N.d.T.) ** Sinn und Bedeutung, que l’anglais traduit par : On sense and reference et qu’il est d’usage de traduire en français par Sens et dénotation. Nous conservons cependant le mot de « référence » par souci du contexte (la référence de Putnam et la dénotation de J.S. Mill). (N.d.T.)

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cain, aujourd’hui disparu, de la même famille que le tatou, mais avec des dents cannelées. Avec cette défini­ tion, j’indique ce que Frege aurait appelé le sens (sense) du mot « glyptodon ». Il est naturel de penser qu’une phrase a un sens. Elle doit nous permettre de comprendre quelque chose, de trouver la référence «pii convient, s’il en existe une. Connaissant la définition du mot « glyptodon », je peux me rendre à un musée pour y voir un squelette, s’il y en a un, et le découvrir par moi-même sans avoir à consulter l’étiquette explicative au pied du spécimen. Frege pensait qu’un mot a un sens standard et que c’est ce sens qui rend possible une tradition scientifique. Le sens est ce que partagent tous les locuteurs d’une même langue et qui peut être transmis d’une génération d’étudiants à une autre. Sens frégéen (sense) et incommensurabilité de sens (meaning) Frege aurait tenu l’incommensurabilité de sens en piètre estime, mais sa façon de considérer les choses a contribué à nous faire tomber dans le piège. Il ensei­ gnait qu’une expression doit avoir un sens (sense) fixe et précis, «pie l’on puisse appréhender et qui nous permette de trouver la référence qui convient. Ajoutons maintenant à cela l’idée, non frégéenne, que le sens d’un terme théorique ne peut être saisi que si l’on tient compte de la place de ce terme dans le réseau des propositions théoriques auxquelles il appartient. Il devrait normalement s’ensuivre que le sens d’un tel terme doit changer au fur et à mesure que la théorie change elle-même. Mais nous pouvons échapper à cette conclusion de plusieurs manières. L'une consiste à éviter de réduire le sens (meaning) à deux seuls éléments, le sens frégéen (sense) et la référence, tout le travail étant d’ailleurs

effectué par le sens frégéen, abstrait et objectif. Après tout, la notion de sens (meaning) ne nous est pas livrée par la nature sous forme de deux paquets bien emballés, étiquetés : « sens frégéen » (sense) et « référence ». Triage et emballage sont le travail des logiciens et des linguistes. J.S. Mill opère une distinction quelque peu différente (connotation et dénotation). Les grammai­ riens scolastiques aussi (compréhension et extension). Les auteurs français, à la suite du linguiste Ferdinand de Saussure, procèdent à une différenciation qui se dé­ marque sensiblement des autres (signifiant et signifié). Dénouons donc les ficelles frégéennes et recomposons les paquets. Nous avons, pour ce faire, de nombreuses possibilités. Hilary Putnam nous est particulièrement utile en ce que, contrairement aux autres, sa conception du « sens » (meaning) ne se limite pas à deux éléments. Le sens du mot « sens » selon Putnam Les dictionnaires sont de vraies mines d'information. Ils ne se contentent pas de nous donner le sens abstrait, frégéen, d’un mot en omettant tous les faits empiriques, non linguistiques. Ouvrez un dictionnaire au hasard et vous apprendrez, disons, que le louis d’or, une pièce de monnaie française, commença à être produit en 1640 et avait encore cours sous la Révolution. Vous apprendrez qu’un Iis d’eau, le lotus, est souvent représenté dans les anciens arts religieux de l’Inde et de l’Égypte et que le fruit du mythique lotus est censé provoquer une douce euphorie. Un article de dictionnaire commence par la prononciation et un peu de grammaire, viennent ensuite l’étymologie et un certain nombre d’informations puis, en conclusion, quelques exemples des divers emplois du mot. A l’article « ça », mon dictionnaire abrégé conclut par l’exemple suivant : « Ça, c’est un travail pénible, mettre de la viande en boîte. » C’est à partir d’un ensemble analogue de composants

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que Putnam constitue sa propre version du sens. A croire qu’il s’est mis à la tête d’un mouvement-pour-leretour-au-dictionnaire. Prenons, comme exemples, deux mots. Un mot choisi par Putnam lui-même, le mot « eau » et l’autre, notre mot, « glyptodon ». Le premier élément de sens proposé par Putnam est grammatical. Il l’appelle un repère syntaxique. « Glyp­ todon » est un nom qui inaugure une série numérique alors que « eau » désigne une masse. C’est important pour la formation des pluriels, par exemple. Nous disons qu’il y a de l’eau dans le puits, mais pour glyptodon, c’est l’un ou l’autre, il y a soit un glyptodon dans le puits, soit des glyptodons dans le puits. La grammaire varie d’un mot à un autre. Les repères syntaxiques devraient indiquer aussi, selon Putnam, que les deux mots sont concrets (et non abstraits). Le second élément proposé par Putnam est le repère sémantique. En ce qui concerne nos exemples, il indiquera à quelles catégories de choses s’appliquent les mots choisis. Les mots « eau » et « glyptodon » sont l’un et l’autre des noms de choses que l’on trouve dans la nature. Le repère sémantique, pour ces deux mots, sera alors : « Terme désignant un objet naturel. » Ensuite, pour « eau », Putnam indique : « liquide », et pour « glyptodon » il mettrait : « mammifère ». Stéréotypes Le troisième élément, le stéréotype, est la contribu­ tion la plus originale de Putnam. Le stéréotype, c’est l’idée conventionnelle, peut-être inexacte, traditionnel­ lement associée au mot. Pour reprendre l’exemple de Putnam, comprendre le mot « tigre », dans notre com­ munauté, c’est savoir que l’on considère généralement que les tigres sont rayés. Les illustrations des livres d’enfants mettent en évidence les rayures du tigre, c’est important pour que l’on comprenne qu’il s’agit bien de

l’image d’un tigre. Même si l’on considère que pour un tigre, être rayé est en quelque sorte accidentel et que, s’adaptant rapidement à la destruction de son environ­ nement forestier, il deviendra bientôt d’une couleur uniforme, plus adaptée au désert, il n’en reste pas moins vrai que nos tigres sont rayés. Disposer de ces informa­ tions est nécessaire pour parler un tant soit peu du tigre. Noter, cependant, qu’il n’est pas contradictoire de parler d’un tigre qui aurait perdu ses raies. On connaît l’existence d’au moins un tigre entièrement blanc. De même, selon le stéréotype, un chien doit avoir quatre pattes, même si mon chien Bear n’én a que trois. Comme éléments du stéréotype de l’eau, Putnam nous indique : sans couleur, transparent, sans saveur, étanchant la soif, etc. Pour « glyptodon », nous pour­ rions avoir : énorme, disparu, sud-américain, de la famille du tatou, possédant des dents cannelées. Remarquez que certains de ces éléments peuvent être erronés. Le mot « glyptodon » signifie, selon son étymologie grecque, « dent cannelée ». Il fut « in­ venté » par Richard Owen, le paléontologue qui, le premier, découvrit les restes d’un glyptodon en 1839. Mais, peut-être, les dents cannelées éponymes ne caractérisent-elles que certains glyptodons. Chacun des éléments de la définition peut ainsi être remis en cause. Peut-être découvrirons-nous de petits glyptodons. Ou bien qu’il y avait aussi des glyptodons en Amérique du Nord. Peut-être l’espèce n’est-elle pas éteinte mais survit, au cœur de l’Amazone ou des Andes. Peut-être Owen s’est-il trompé sur la généalogie et notre animal n’a-t-il rien à voir avec le tatou. Il est également possible d’enrichir le stéréotype. Le glyptodon vivait à l’ère pléistocène. Sa queue ressem­ blait à une masse d’arme, hérissée de pointes avec des protubérances en son extrémité. Il mangeait tout ce qui tombait sous sa dent cannelée. J’ai remarqué qu’il y a soixante-dix ans, les livres qui parlaient du glyptodon 138

faisaient valoir des traits caractéristiques qui nous paraissent aujourd’hui secondaires. La division du travail linguistique Les éléments des stéréotypes de Putnam ne peuvent être considérés comme des critères permettant de décider de manière permanente de l’emploi d’un mot. On peut connaître le sens d’un mot, savoir comment l’utiliser dans de nombreuses situations, sans savoir pour autant quel est le critère qui convient pour sa présente application. Il se peut que je reconnaisse un squelette de glyptodon quand j’en vois un, sans pour autant être au courant du critère en vigueur chez les paléontologues. Putnam parle de la division du travail linguistique. Nous faisons confiance aux experts pour déterminer le meilleur critère et savoir comment l’ap­ pliquer. C’est la connaissance du monde, et non celle du sens, qui supporte une telle expertise. Putnam suggère qu’il y a quelque chose de hiérarchique dans notre processus de compréhension. Leibniz fait une proposi­ tion semblable dans ses Méditations sur la connais­ sance, la vérité et les idées (1684). Au pis, il se peut que l’on ne sache simplement pas ce que signifie un mot. Ainsi, dans un de ses textes, Putnam soutient que « bruyère » est synonyme d’« ajonc ». Innocent lapsus qui illustre de manière charmante les distinctions que Putnam a lui-même établies. Ajonc et bruyère sont deux plantes qui pous­ sent, notamment en Ecosse, mais l’ajonc est un grand arbrisseau épineux, aux fleurs jaune vif, alors que la bruyère est basse, sans épines, avec de petites fleurs violettes en forme de cloche. Putnam a oublié ou ignore jusqu’aux stéréotypes de ces arbrisseaux. Mais le lapsus reste : il aurait dû dire que « landier » (furze) est synonyme d’« ajonc » (gorse). Fowler, dans son livre, Modem English Usage, dit que ces deux mots consti139

tuent la plus rare des paires i des synonymes parfaits, utilisés indifféremment dans les memes régions, par les mêmes locuteurs, sans l’ombre d’une différence de sens. Ensuite, on peut connaître le sens d’un mot sans savoir pour autant comment l’appliquer correctement. Putnam, continuant sa candide confession botanique, nous avoue qu'il est incapable de distinguer un hêtre d’un orme. Leibniz dirait qu’il a une idée obscure du hêtre. Ce par quoi il entendait : « L’idée vague que j’ai d’une plante ou d’un animal que je n’ai vu qu’une seule fois et que je ne saurai reconnaître. » Ensuite, il se peut que l’on puisse distinguer un hêtre d’un orme, de l’or fin d’une quelconque imitation sans pour autant connaître les critères en vigueur ou com­ ment les appliquer. C’est ce que Leibniz appelle une idée claire. Et l’on a une idée distincte lorsqu’on connaît les critères et que l’on sait comment les appliquer. Putnam se sert du même exemple que Leibniz : Un essayeur est un expert qui connaît l’or et sait comment l’authentifier. L’essayeur a une idée distincte de l’or. Seuls quelques experts ont des idées distinctes, connaissent les critères qui conviennent à un domaine précis. Mais, en général, nous connaissons tous le sens de mots comme « or » ou « hêtre » même si les critères précis nous échappent. Mais ces mots n’auraient sans doute pas toute leur valeur si les experts n’étaient pas là. Putnam soutient que la division du travail linguisti­ que joue un rôle important dans toute communauté linguistique. Noter aussi que les critères d’expertise peuvent changer. Les techniques des essayeurs ont changé depuis Leibniz. Il est habituel aussi que la première tentative de définition d’une espèce se solde par un échec. Les stéréotypes ont été reconnus, mais on n'en sait pas assez sur la chose pour distinguer ceux qui importent vraiment. Qu’y a-t-il alors de constant dans le sens ? Putnam axe tout sur la référence et l’extension. 140

Référence et extension La référence d!un terme désignant une espèce natu­ relle est cette espèce elle-même. La référence du mot « eau » est une certaine espèce de chose, à savoir H20 . L’extension d’un terme est l’ensemble des énoncés exacts le concernant. Ainsi, l’extension du mot « glyptodon » est l’ensemble de tous les glyptodons, passés, présents et à venir. Que se passerait-il s’il s’avérait que le mot « glyptodon » ne désigne pas une espèce natu­ relle ? Imaginons que les paléontologues ont fait une terrible erreur et que la dent cannelée n’appartient pas au même animal que la carapace, semblable à celle d’un tatou. Il n’y a jamais eu de glyptodon. « Glyptodon » n’est pas alors un terme désignant une espèce naturelle et la question de son extension ne se pose plus. Si jamais elle devait se poser, alors son extension serait l’ensemble vide. Le compte rendu putnamien du sens diffère des précédents en ce qu’il considère l’extension, la réfé­ rence ou les deux comme partie intégrante du sens. C’est cela, et non le « sens » frégéen, qui est tenu pour constant de génération en génération. Le sens du mot s sens » Quel est le sens du mot « glyptodon » ? Putnam donne sa réponse sous forme d’un vecteur à quatre composantes : repère syntaxique, repère sémantique, stéréotype et extension. En pratique, alors, nous de­ vrions avoir : « Glyptodon : (Nom énumératif concret). (Désigne une espèce naturelle, un mammifère). (Dis­ paru, se trouvait surtout en Amérique du Sud, énorme, apparenté au tatou, doté d’une gigantesque et solide carapace qui mesurait près d’un mètre soixante-dix de long sans aucun anneau ou partie mobile, vivait au pléistocène, omnivore). (...). Mis à part le dernier élément, les parenthèses qui ne

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peuvent être remplies, nous n’avons rien obtenu d’au­ tre, ici, qu’une entrée de dictionnaire enlaidie. Il n’est pas possible de faire tenir tous les glyptodons dans une page de dictionnaire. Pas plus que ne pourrait y figurer l’espèce naturelle. Les dictionnaires illustrés font de leur mieux lorsqu’ils proposent une photo d’un vrai squelette de glyptodon ou un dessin reproduisant le glyptodon tel qu’il devait être. Appelons la dernière entrée, (...), les points d ’extension. Référence et incommensurabilité Les stéréotypes changent au fur et à mesure que l’on fait un certain nombre de découvertes sur certaines choses ou substances. Mais, même si les stéréotypes, les opinions concernant l’espèce changent, la référence du terme, elle, ne changera pas si l’on dispose d’un terme désignant une véritable espèce naturelle. Ainsi, le principe fondamental d ’identité d ’un terme passe du sens frégéen à la référence putnamienne. Putnam s’est toujours opposé à l’incommensurabilité de sens. Soutenir l’incommensurabilité de sens c’est affirmer, contre toute vraisemblance, que nous cessons de parler de la même chose dès qu’une théorie change. Avec réalisme, Putnam soutient que cette thèse est absurde. Bien sûr, d’une théorie à l’autre, c’est toujours de la même chose que l’on parle, à savoir l’extension stable du terme. Putnam était encore partisan du réalisme scientifique quand il développa sa théorie de la référence. L’in­ commensurabilité de sens est mauvaise pour le réalisme scientifique, aussi incombait-il à Putnam de développer une théorie du sens qui évite les pièges de l’incommen­ surabilité. Mais à ce résultat négatif s’ajoute un élément positif. Van Fraassen est, par exemple, un anti-réaliste qui pense, comme je le pense moi-même, que la philosophie des sciences ne devrait accorder qu’une

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place très réduite à la théorie du sens. Cependant, il taquine le réaliste qui est sûr que les électrons existent : « Quel électron Millikan a-t-il observé, celui de Lorentz, de Rutherford, de Bohr, de Schrôdinger ? » ( The Scientific Image, p. 214). Avec la référence, Putnam offre au réaliste une réponse évidente : Millikan a mesuré la charge de l’électron. Lorentz, Rutherford, Bohr, Schrôdinger et Millikan parlaient tous de l’élec­ tron. Ils avaient des théories différentes sur l’électron. Divers stéréotypes d’électron ont été en vogue, mais c’est la référence qui garantit l’identité de ce dont on parle. Ces dernières considérations nous font franchir un seuil dangereux. « Eau » et « glyptodon » peuvent être facilement reliés au monde. Au moins pouvons-nous montrer du doigt un peu de cette matière, l’eau, montrer une photo ou une reconstitution du squelette d’un membre de l’espèce glyptodon. On ne peut montrer un électron. R nous reste à expliquer comment la théorie de Putnam peut fonctionner pour les entités théoriques. Je décris dans les pages suivantes quelques cas réels de dénomination. Les plus extraordinaires récits de science-fiction paraissent plats et dénués d’imagination par rapport aux bizarreries qui peuplent la science. C’est un défaut des essais de Putnam qu’ils favorisent la fiction au détriment des faits. Les faits révèlent quelques imperfections dans le trop sommaire sens du mot « sens » de Putnam. Reconnaissons-lui quand même le mérite de nous avoir soulagé du pseudo-problème de l’incommensurabilité de sens. Nous n’avons besoin d’aucune théorie sur la dénomination pour pouvoir donner un nom à l’électron. J’ai, d’ailleurs, en tant que philosophe, la conviction que, par principe, il ne peut y avoir aucune théorie complète et générale du sens ou de la dénomination. Tout ce dont nous avons besoin, c’est d’être assuré qu’une théorie évidemment fausse ne sera pas la seule possible. Putnam nous garantit au

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moins cela. Il faut aussi se méfier de quelques appendi­ ces optionnels qui sont parfois reliés à la théorie de Putnam. Les idées de Putnam commencèrent à évoluer au moment où, de son côté, Saul Kripke donnait une remarquable série de conférences, maintenant publiées sous le titre de Naming and Necessity*. Dans ces textes, Kripke soutient que, quand on parvient à nommer uue espèce naturelle, une chose de cette espèce doit, de par sa nature, de par son essence même, la représenter tout entière. Cette conception est assez proche de l’essentia­ lisme aristotélicien. Selon Kripke, si l’eau est en fait H20 , alors l’eau est nécessairement 11,0, il ne peut en être autrement de par nécessité métaphysique. Bien sûr, nos connaissances étant limitées, cela pourrait être quelque chose d’autre, mais c’est là question d’épisté­ mologie. Cet essentialisme n’est qu’accidentellement relié à la théorie du sens du mot « sens » de Putnam. Il n’est pas nécessaire que les « références » qu’il propose soient des « essences ». D.H. Mellor a fourni de sobdes arguments pour que cette éventualité ne soit pas rete­ nue, tout du moins dans le domaine de la philosophie des sciences (2). En dépit du grand intérêt qu’elles présentent pour l’étudiant en logique, les idées de Kripke ne viendront pas ici compléter ma version des thèses de Putnam (elles sont en fait un autre exemple de la nécessité qu’il y a pour les philosophes des sciences à être avare de théories du sens). Le baptême de l’électron La découverte de nouveaux objets, tels que l’élec­ tron, est souvent le résultat de spéculations initiales qui

* ,Warning a n d N e c e s s ity ( 1980), trad, française : L a L o g iq u e d e s n o m s p ro p res. Paris, 1982, Éd. de Minuit. 2. D.H. Mellor, « Natural kinds », B ritish J o u rn a l f o r th e P h ilo s o p h y o f S c ien ce 28 (1977), pp. 299-312.

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progressent graduellement sous forme de théories et d’expériences. Putnam affirme qu’il n’est pas nécessaire de désigner un représentant d’une espèce naturelle pour avoir le droit de le choisir et de le nommer en tant que tel. Plus encore, désigner ne suffit jamais. On connaît cette remarque, souvent attribuée à Wittgenstein, selon la­ quelle on peut bien montrer du doigt le représentant d’une espèce et l’appeler une pomme, il y aura toujours, après, de nombreuses, un nombre indéfini de façons d’appliquer le mot « pomme ». On peut bien donner toutes les définitions que l’on veut du mot « pomme », rien n’empêchera que la règle d’application de ce mot bourgeonne par la suite dans d’innombrables directions et ce, même si l’on ne tient pas compte des expressions métaphoriques ies plus inattendues, comme cette partie du cou de l'homme que l’on appelle la « pomme d’Adam » ou comme la pomme de chêne, une grosse boule dure qui sert de nid à un parasite du chêne californien. Peu importent nos sentiments à l’égard de cette doctrine prétendument wittgensteinienne, au moins est-il clair que désigner ne suffit jamais. Désigner est utile en ce que cela nous permet d’établir une relation historique et causale entre notre mot « pomme » et un certain fruit que l’on appelle pomme. Mais il existe d’autres moyens d’établir cette relation, comme le prouve le développement des théories et des expériences autour du mot « électron ». Putnam nous parle de Bohr et de l’électron. Bohr, selon Putnam, avait une théorie de l’électron. Pas une théorie vraiment juste, mais, au moins, avait-elle le mérite d’attirer notre attention sur cette espèce natu­ relle. Nous devrions, ajoute Putnam, avoir recours à ce que l’on appelle le « principe de charité », et accorder à Bohr le bénéfice du doute ou, comme il ajoute plaisamment, le bénéfice du parrainage. Il se peut que nous éprouvions des doutes quant à ce que Bohr faisait

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mais, étant donné la place qu’il occupe dans l’histoire des sciences, admettons qu’il parlait vraiment des électrons, même si c’était dans le cadre d’une théorie inadéquate. Mais, c’est une habitude, je préfère toujours la vérité à la science-fiction. Bohr, loin d’inventer le mot « élec­ tron », n’a fait que reprendre l’usage en vigueur. Il a seulement émis de nouvelles hypothèses sur une parti­ cule déjà bien connue. En ce qui concerne cette histoire, la vérité est que le mot « électron » fut suggéré en 1891 pour désigner l’unité naturelle de charge électrique. C’est Johnstone Stoney qui, étudiant une telle particule depuis 1874, la nomma « électron » en 1891. En 1897, J.J. Thomson montra que les rayons cathodiques se composent de ce qu’on appelait à l’épo­ que des « particules ultra-atomiques » portant une charge négative très réduite. Ces particules furent long­ temps appelées des « corpuscules » par Thomson qui pensait, à juste titre, avoir découvert là un des compo­ sants ultimes. H détermina leur masse. Au même moment, Lorentz échafaudait une théorie portant sur l’existence d’une particule à charge minimum qu’il appela rapidement « électron ». Vers 1908, Millikan mesura cette charge. La théorie de Lorentz, notam­ ment, s’avéra être en accord avec les expériences menées. A mon avis, Johnstone Stoney ne parlait de l’unité minimum de la charge électrique qu’à titre d’hypothèse. Laissons-lui le bénéfice du doute ou, plutôt, du parrai­ nage car c’est lui qui a baptisé l’électron. Je vous accorde, si vous y tenez, qu’il parlait lui aussi de l’électron (est-ce vraiment important ?). Je n ’ai aucun doute, en revanche, en ce qui concerne Thomson et Millikan. En déterminant expérimentalement la masse et la charge de ces particules ultra-atomiques, ils étaient très près de donner la preuve qui manquait. Certes Thomson avait de l’atome une image fausse, il se le

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représentait un peu comme un pudding. Selon lui, l’atome contenait des électrons comme un pudding contient des raisins secs. Mais, même pour un partisan de l’incommensurabilité, cela n’aurait aucun sens de dire que Thomson a mesuré la masse d’autre chose que l’électron, notre électron, l’électron de Millikan ou de Bohr. L’électron fournit une heureuse illustration des thè­ ses de Putnam sur la référence. Nous en savons déjà beaucoup plus que Thomson sur les électrons. Nous avons régulièrement refait la preuve que, dans le cas des électrons, théorie et expérience s’accordaient bien. Au début des années vingt, une expérience menée par O. Stem et W, Gerlach suggéra que les électrons ont un moment magnétique et, peu après, en 1925, S.A. Goudsmil et G.E. UhJenbeck découvrirent le spin de l’électron. Plus personne ne doute aujourd’hui que l’électron soit un objet de la plus grande importance. Mais on doute de plus en plus, en revanche, qu’il soit doté de la charge électrique minimum. Les quarks ont une charge hypothétique équivalente à 1/3 e, mais cela n’enlève rien à l’authenticité ou à la réalité des élec­ trons. C’est seulement le signe qu’une partie de l’ancien stéréotype doit être révisée. Acides : les espèces bifurquantes L’un des premiers exemples donnés par Putnam concerne les acides. Le mot « acide » ne désigne pas une entité théorique mais une espèce naturelle, comme le mot « eau ». Un partisan de l’incommensurabilité soutiendrait que le mot acide n’a plus pour nous, aujourd’hui, le sens qu’il avait pour Lavoisier ou Dalton autour de 1800. Putnam, lui, nous dit que, même si la théorie de l’acide a considérablement évolué, nous n’en continuons pas moins à parler de la même chose que ces pionniers de la nouvelle chimie.

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Putnam a-t-il raison ? Il est vrai que, pour les acides, le stéréotype professionnel forme un essaim dense de propriétés : les acides sont des substances qui, dans une solution d”eau, ont une saveur aigre et qui changent la couleur des indicateurs, comme le papier tournesol. Ils réagissent avec de nombreux métaux pour former de l’hydrogène et sur des bases pour donner des sels. Lavoisier et Dalton seraient entièrement d’accord avec ce stéréotype. 11 se trouve que la théorie de Lavoisier à propos de ces substances était fausse car il pensait que chaque acide comprenait de l’oxygène. Davy, en 1810, réfuta cette thèse en montrant que l’acide muriatique est seulement du H C l, ou de l’acide chlorhydrique, comme on dit maintenant. Mais on ne peut douter que Lavoisier et Davy parlaient de la même chose. Putnam ne choisit pas très judicieusement ses exem­ ples car les acides ne relèvent pas de la même histoire à succès que les électrons. Tout alla bien jusqu’en 1923. Cette année-là, J.N. Bronsted en Norvège et T.M. Lo­ wry en Angleterre fournirent une définition identique et nouvelle du mot « acide », au moment où G.N. Lewis, aux États-Unis, en donnait une autre. Aujourd’hui cohabitent deux espèces naturelles : les acides de Bronsted-Lowry et les acides de Lewis. Naturellement, ces deux espèces incluent l’une et l’autre tous les acides standards, mais certaines substances ne sont des acides que dans une seule des deux espèces. L’acide Bronsted-Lowry a tendance à perdre un proton (alors que les bases ont tendance à en gagner un). Un acide Lewis peut, lui, accepter une paire d’électrons d’une base et établir une liaison chimique avec cette base. Les deux définitions s’accordent sur les bases mais pas sur les acides, les acides de Lewis ne comprennent pas de proton alors que pour BronstedLowry un acide doit, par définition, comprendre des protons. J’ai cru comprendre que beaucoup de chimis-

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tes préfèrent, dans la plupart des cas, la thèse de Bronsted-Lowry parce que de nombreux aspects de l’acidité y trouvent une plus juste place. Mais la théorie de Lewis est parfois utile, conçue qu’elle était pour rendre compte des anciennes caractéristiques phéno­ ménales des acides. Une autorité en la matière écrit : « Les mérites relatifs des définitions de Bronsted-Lowry et de Lewis concernant les acides et les bases ont fait l’objet de nombreux et âpres débats. Mais, pour l’essen­ tiel, il ne s’agit que d’une différence de nomenclature ayant peu de contenu scientifique. » Mais le philosophe doit se demander si les acides de Lavoisier étaient ceux de Bransted-Lowry ou ceux de Lewis. A l’évidence, il ne s’agit ni des uns ni des autres. Est-il alors nécessaire de choisir ? Non ou seulement dans le cadre de recher­ ches particulières. Je pense que cet exemple est assez conforme à l’approche du sens proposée par Putnam. Il faudrait cependant se garder de prendre trop littérale­ ment cet exemple. Car il faudrait alors considérer que les points d’extension que comportait la définition du mot « acide » en 1920 sont remplis en 1923. Par Bransted et Lowry ? Ou par Lewis ? Ces deux écoles cherchant l’une et l’autre à accroître la portée de la théorie des acides, nous pourrions essayer : « Toutes les choses que l’on considérait comme étant des acides jusqu’en 1920, avant que la théorie ne gagne en portée. » Mais il ne s’agit certainement pas alors d’une espèce naturelle : nous pourrions essayer l’intersection des deux définitions, mais je doute, là aussi, que nous ayons affaire à une espèce naturelle. Cet exemple nous rappelle que la notion de sens est de peu d’intérêt en philosophie des sciences. Plutôt que les multiples manifestations du sens, ce sont les diverses espèces d’acides qui devraient nous occuper.

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Une non-entité, le calorique Le phlogistique est souvent donné comme exempte d’une substance naturelle qui n ’existe pas. Mais le calorique est plus intéressant. Lavoisier ayant réfuté la théorie du phlogistique, il lui incombait de trouver une nouvelle explication de la chaleur. C’est la tâche qu’il assigna au calorique. De même que pour le mot « électron », nous savons exactement quand le nom de « calorique » fut attribué pour la première fois. Le hasard n’y est pour rien. En 1785, une commission française spécialement constituée décida de l’attribution d’un certain nombre de noms dans le domaine de la chimie. Des termes que nous connaissons aujourd’hui, nombreux sont ceux qui datent de cette époque. « Calorique » est l’un d’entre eux. Son rôle devait être d’une part de remplacer l’une des acceptions précises du mot « chaleur » et* d’autre part, de désigner la chaleur dans son ensemble. Le calorique était censé ne pas avoir de masse (ou une masse impondérable). Tout le monde n’accepta pas la définition française officielle. Les scientifiques anglais parlèrent avec ironie de ce que : « Les Français persistent à appeler le calorique alors qu’il y a déjà un mot qui fait parfaitement l’affaire : le feu ». Pour certains, le calorique et ses équivalents ne sont que de simples inepties. Ils se trompent. Comme je l’ai fait remarquer au chapitre 5, cette notion joue un grand rôle, qui n’est pas celui du feu, dans le dernier volume du Traité de mécanique céleste, le grand livre de Laplace. Laplace était un grand newtonien et, dans Y Optique, Newton avait émis l’hypothèse que l’univers se composait, à son niveau le plus subtil, de particules dotées de forces d’attraction et de répulsion. Les vitesses de décroissance de ces forces étaient censées varier d’un cas à l’autre (la vitesse de décroissance de la force gravitationnelle est en raison du carré de la distance). Laplace postula diverses vitesses de décrois-

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sance pour l’attraction et pour la répulsion du calorique dirigé vers d’autres particules. De là, il entreprit de résoudre l’un des problèmes les plus importants de son époque. La physique newtonienne s’était jusqu’alors avérée incapable d’expliquer la vitesse de propagation du son dans l’air. A partir de ses hypothèses sur le calorique, Laplace obtint des chiffres très corrects, très proches des déterminations expérimentales disponibles. Laplace était, à bon droit, fier de son succès. Cepen­ dant, avant même qu’il ne publie ses résultats, Rumford commençait à convaincre certains que le calorique n’existait pas. Le calorique ne pose, à première vue, aucun pro­ blème pour la théorie du sens du mot « sens » de Putnam. 11 s’agit même de l’une de ces rares occasions où les points d’extension peuvent être remplis. L’exten­ sion est l’ensemble vide. Mais c’est trop facile. Rappe­ lons que Putnam essaye d’expliquer comment Lavoisier et nous-mêmes pouvons parler d’acides. La réponse se trouve en grande partie dans les points d’extension. Qu’en est-il du calorique ? Dans la communauté scien­ tifique française de la période révolutionnaire, des hommes comme Berthollet, Lavoisier, Biot ou Laplace avaient tous leur théorie à propos du calorique. Cepen­ dant, ils n’en demeuraient pas moins capables de communiquer et ce, me semble-t-il, pour parler de la même chose. Certes, ironisera-t-on, de la même chose, c’est-à-dire de rien. Mais ces quatre remarquables savants ne parlaient pas de la même chose que leurs prédécesseurs qui eux parlaient du phlogistique, égale­ ment d’extension zéro. Ils étaient très heureux de savoir que le calorique n’est pas le phlogistique. La théorie de Putnam ne permet pas d’expliquer comment le mot « calorique » pouvait avoir le même sens pour tous ces gens : un sens qui n’est pas celui du phlogistique. Les stéréotypes qu’ils associaient au calorique n’étaient certes pas ceux du phlogistique, mais pas tant que ça. 151

Et, d'ailleurs, selon la théorie de Putnam, ce ne sont pas les stéréotypes qui fixent le sens. La leçon que nous pouvons en tirer est, je pense, que le jeu de langage qui consiste à nommer des entités hypothétiques peut, à l’occasion, fort bien marcher sans que rien de réel ne soit pourtant nommé. Mésons et muons : comment les théories volent des noms expérimentaux Les exemples anciens sont les plus faciles à manier parce qu’ils font partie des connaissances acquises par tous, mais la philosophie des sciences perd de sa richesse én s’en tenant au passé, Aussi, en guise de conclusion, prendrai-je un exemple un peu plus récent et, par conséquent, plus difficile à comprendre. Il est destiné à illustrer une thèse en elle-même fort simple. Vous pouvez baptiser x d’un nouveau nom N puis décider que des choses complètement différentes, y, sont N. Il vous faudra trouver un autre nom pour x. Les noms n adhèrent pas aux objets et peuvent donc être volés. Quiconque pense que la référence fonctionne en établissant une relation causale et historique avec la chose nommée devrait réfléchir un peu à l’exemple suivant. Un méson est une particule de poids moyen, plus lourde qu’un électron, plus légère qu’un proton. Il existe de nombreuses sortes de méson. Le muon, lui, ressemble plutôt à l’électron mais il est 207 fois plus lourd. Les mésons sont très instables. Ils se désintègrent en mésons et muons plus légers puis en électrons, neutrinos et photons. Les muons se désintègrent en électrons et en deux types de neutrinos. La plupart des muons proviennent de la désintégration des mésons. Les muons doivent perdre leur charge en se désinté­ grant. C’est ce qu’ils font par un processus d’ionisation, c’est-à-dire en expulsant les électrons de l’atome. La

dépense d’énergie étant très réduite, les muons ont un très fort pouvoir de pénétration. Associés aux rayons cosmiques, ils peuvent pénétrer des kilomètres à l’inté­ rieur de la terre, on les détecte dans les puits de mine les plus profonds. A propos de ces deux espèces d’entités, le fait important concerne les forces et interactions. II existe dans l’univers quatre forces fondamentales : l’électromagnétisme, la gravitation, la force « faible » et la force « forte ». Ces deux dernières forces font l’objet de plus amples explications au chapitre 16. Prenons-les, pour l’instant, comme des noms simplement évocateurs. La force « forte » maintient protons et électrons dans l’atome, la force « faible » se manifeste dans la radioac­ tivité. Les mésons sont associés à la force forte car on pensait, à l’origine, qu’ils expliquaient comment l’atome reste entier. Ils entrent en jeu dans les interactions fortes. Les muons, eux, sont associés aux interactions faibles. Üe l’application de la mécanique quantique à l’électrodynamique naquit, autour des années trente, l’électrodynamique quantique. Cette théorie s’avéra être la meilleure que l’on ait jamais conçue à propos de l’uni­ vers car elle rend compte de plus de phénomènes et d’entités qu’aucune autre (peut-être est-elle l’accomplis­ sement du rêve de Newton tel qu’il l’exprime dans Y Optique). Au début, comme toujours en physique, on commence par émettre des hypothèses simplifiantes, que l’électron, par exemple, occupe un point. On se doutait que certaines des équations présenteraient des singularités (c’est-à-dire des quantités infinies, rendant impossible tout calcul) sans qu’aucun vrai problème ne soit résolu et que l’on remédierait à cela en ayant recours à diverses approximations ad hoc, en ajoutant, par exemple, un terme supplémentaire à une équation. On pensa d’abord que l’électrodynamique quantique ne pourrait s’appliquer aux plus pénétrantes particules des

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rayons cosmiques. On pensait que ces particules étaient certainement des électrons à très grande énergie et que de tels électrons ne manqueraient pas de produire une singularité dans les équations. Personne ne s’en souciait vraiment car l’une des tâches principales de la physique consiste justement à procéder à ce que l’on appelle la « renormalisation » des équations. En 1934, H.A. Bethe et W.H. Heitler découvrirent une conséquence importante de l’électrodynamique quantique. C’est ce que l’on appelle la théorie des gerbes cascades, elle s’applique aux électrons. En 1936, deux groupes de chercheurs (C.D. Anderson et S.H. Neddermeyer, J.C. Street et E.C. Stevenson) étudiant le rayonnement cosmique dans une chambre de Wilson, parvinrent à montrer que la composante dure du rayonnement cosmique n’obéit pas à la théorie des gerbes cascades de Bethe-Heitler. Mais malgré tout, contrairement à l’attente, cela ne fit que renforcer l’électrodynamique quantique. Car les équations étaient correctes mais il y avait une nouvelle particule jus­ qu’alors totalement ignorée. On l’appela le mésotron, parce que sa masse se situait entre celles de l’électron et du proton. Ce nom fut bientôt abrégé en méson. Parallèlement, en 1935, H. Yukawa avait émis des hypothèses quant à la force garantissant l’intégrité de l’atome. Il postula qu’il devait exister une nouvelle espèce d’objets, de masse intermédiaire entre l’électron et le proton. A l’évidence le problème qui l’occupait n’avait rien à voir avec le rayonnement cosmique et, de même, rien ne nous permet de penser qu’Anderson, Neddermeyer, Street ou Stevenson avaient la moindre connaissance des problèmes de force forte. Hypothèse et expérience furent rapidement associées par des gens comme Niels Bohr et l’on supposa que la théorie de Yukawa s’appliquait aux mésons découverts par les expérimentateurs. Nous savons exactement quand et comment eut lieu

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le baptême de la particule expérimentale. Millikan écrivit à ce propos à la Physical Review (3) : « Le professeur Bohr a suggéré, dans une adresse qu’il fit en septembre dernier à l’Association britannique, que le nom “yucon” soit adopté pour désigner la particule nouvellement découverte. Après avoir lu ce texte, je lui écrivis, mentionnant incidemment le fait qu’Anderson et Neddermeyer avaient fait savoir que le nom de "mesotron” lui semblait le plus approprié. Je viens de recevoir la réponse de Bohr à cette lettre, il dit : “J’ai le plaisir de vous annoncer qu’à Copenhague lors d’une petite conférence sur les rayons cosmiques à laquelle assistaient Auger, Blackett, Fermi, Heisenberg, Rossi et moi-même, nous nous trouvâmes en parfait accord avec la proposition d’Anderson d’utiliser le nom de mésotron pour désigner les particules les plus pénétrantes du rayonnement cosmique.” Robert A. Millikan California Institute of Technology Pasadena, California, 7 décembre 1938. » Noter que Bohr avait suggéré le nom « yucon » en l’honneur de Yukawa mais que le nom choisi par les expérimentateurs l’emporta à l’unanimité. En fait, on s’aperçut très vite que la particule de 1936 ne correspondait pas à celle de Yukawa, il y avait une différence très importante entre les vies moyennes calculée et réelle. Bien plus tard, en 1947, on découvrit une nouvelle particule dans le rayonnement cosmique, au moment où les accélérateurs nouvellement implantés commençaient à confirmer l’existence de toute une gamme de particules de même famille. Ce genre d’objet convenait mieux aux hypothèses de Yukawa, l’on en vint à les appeler des mésons JT. La particule de 1936 devint le méson |_t. Assez vite, on comprit qu’il s’agissait 3. p. 105.

Cette lettre fut publiée dans The Physical Review 5 5 (1 9 3 9 ),

de deux choses totalement différentes, le méson n et le méson (J. étant aussi différents que deux entités naturel­ les peuvent l’être. Le nom « méson » resta associé à la particule de 1947 alors que la particule de 1936 devint un « muon ». Les histoires que l’on écrit maintenant sur le sujet laissent entendre qu’Anderson et al. cherchaient un objet qui confirmât les prévisions de Yukawa alors qu’ils n’en avaient jamais entendu parler ! Je reviendrai plus loin sur cette question : de la théorie et de l’expérience, laquelle vient en premier ? Au chapitre 9, je donne d’autres exemples de la façon dont certains historiens obsédés par la théorie travestis­ sent l’exploration expérimentale en investigation théo­ rique alors que les expérimentateurs ignoraient tout de cette dernière (4). Intéressons-nous, pour l’instant, à la référence. L’histoire du méson et du muon s’adapte mal à la théorie du sens du mot « sens » de Putnam. Ce dernier voulait faire de la référence l’élément clé du sens. Un nom s’applique à une entité lorsqu’elle a reçu ce nom au cours d’une circonstance historique particu­ lière, lors d’un baptême si l’on peut dire. Dans le cas qui nous occupe, un tel baptême a bien eu lieu en 1938. Cependant, le nom même de « mésotron » ou « mé­ son » en vint à signifier pour le théoricien : « tout ce qui remplit les conditions de l’hypothèse de Yukawa ». Le nom acquit en somme une sorte de sens frégéen. Et c’est ce sens qui fut adopté, baptême ou pas. Lorsqu’on réalisa que ce sens ne convenait pas à l’objet, le baptême fut annulé et l’objet reçut un autre nom.

4. Dans une lettre à C.W.F. Everitt sur notre projet commun : s De la théorie ou de l’expérience, qui vient en premier ? », le prix Nobel de physique E. Purcell donne de nombreux exemples de la manière qu’ont les théories pour réécrire l’histoire des expériences.

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« Natural kinds and biological taxa », T h e P h ilo so p h ica l 90 (1981), pp. 66-90.

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Sens La théorie du sens de Putnam marche bien pour les histoires à succès, comme celle de l’électron. Mais elle ne convient guère aux autres. Elle ne peut nous satis­ faire dans le cas des concepts bifurquants, comme l’acidité. Elle ne parvient pas à expliquer comment des gens ayant des théories différentes à propos d’une non-entité, comme le calorique, peuvent communiquer entre eux tout aussi bien que des gens ayant des théories différentes à propos d’entités réelles, comme l’électron par exemple. La théorie de Putnam repose en partie sur les dénominations historiques, le bénéfice du parrai­ nage et une chaîne causale allant du premier baptême à l’emploi actuel d’un nom. Une communauté de chercheurs peut fort bien ne tenir aucun compte d’un baptême. Désormais, ceux qui voudront échafauder une théorie du sens qui convienne aux termes scientifi­ ques devront hiire mieux que Putnam, fis veilleront aussi à bien faire la différence entre la vraie histoire des sciences et celle que Putnam raconte. On doit à John Dupré une bonne évaluation de cette différence (5). Reste une exhortation : Lorsque les philosophes se tournent vers ce domaine, qu’à partir de maintenant on ne les laisse plus mettre la main sur les dénominations, les baptêmes et ce qui s’ensuit. Laissons-les chercher, comme Dupré, des exemples de taxinomie. Ne parlons pas dans l’abstrait mais retraçons plutôt les événements qui aboutirent à l’attribution de noms tels que « glyptodon », « calorique », « électron » et « méson ». A cha­ cun de ces cas correspond une histoire vraie. Il existe une vraie lettre écrite par Millikan. Des Français se sont vraiment réunis pour attribuer des noms à certaines substances, y compris le calorique. Même Johnstone Stoney a vraiment existé. Les vérités concernant ces

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événements sont de loin supérieures à toute fiction philosophique. Mon objectif n’est pas, ici, de proposer une théorie philosophique du sens. Mon seul propos est de définir « par l’absurde » une théorie du sens qui puisse s’appli­ quer à une gamme étendue de pratiques linguistiques et qui ne provoque pas immédiatement un débat sur rincommensurabilité. Seule une théorie de ce genre peut satisfaire le réaliste scientifique à propos des entités. Elle devrait présenter un attrait tout particulier pour eelui que le réalisme à propos des théories laisse plutôt froid. Car si l’on ne demande pas à nos théories d’être strictement vraies, on ne leur demandera pas non plus de définir des entités de manière permanente. Ce qu’il nous faut, plutôt, c’est une notion de la référence où le référent ne soit pas trop strictement associé à une théorie particulière. Mais il est vrai que le compte rendu putnamien de la référence ne contraint personne à être réaliste. Il nous faut maintenant comprendre pourquoi Putnam n’est plus partisan d’un réalisme absolu.

7. LE RÉALISME INTERNE

Ce chapitre a sans doute peu de rapport avec le réalisme scientifique, on peut donc passer au suivant sans perdre le fil de l’exposé. Il traite de l’important et nouveau « réalisme interne » de Putnam, une sorte d’idéalisme, semble-t-il (1). On pourrait croire que notre débat nécessite le passage du réalisme à l’idéa­ lisme, ce n’est pas le cas. Putnam n ’est plus engagé dans le débat entre réalistes scientifiques et anti-réalistes à propos de la science. Ce débat établit une distinction précise entre entités théoriques et entités observables. Tout ce que dit maintenant Putnam ignore cette distinc­ tion. Tout du moins, ainsi devrait-il en être. Sa philoso­ phie se fonde sur des réflexions concernant le langage et aucune philosophie de ce type ne peut enseigner quoi que ce soit de positif sur les sciences exactes. Omettre les développements de Putnam serait ce­ pendant nous priver de la connaissance de thèses qui sont à l’ordre du jour. Le fait qu’il trouve un prédéces­ seur en Kant nous autorise, par ailleurs, à faire interve1. Dans ce chapitre, toutes les citations de Hilary Putnam sont extraites de son livre, Raison, vérité et histoire. Éditions de Minuit, Paris, 1984.

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nir les conceptions de ce dernier sur le réalisme et l’idéalisme. Kant est un utile faire-valoir pour Putnam. Si l’on prétend, pour simplifier, que Kant aussi est un réaliste interne (ou que Putnam est un « idéaliste transcendantal »), il est également possible d’imaginer un Kant qui, contrairement à Putnam, fait la différence entre entités observées et entités inférées. Il semble que Putnam soit réaliste scientifique à l’intérieur de son réalisme interne, tandis qu’il est possible d’inventer un Kant qui soit, dans un cadre semblable, anti-réaliste à propos des entités théoriques. Réalisme interne et réalisme externe Putnam distingue deux points de vue philosophi­ ques. Le premier est le « réalisme métaphysique », doté d’une « perspective extemalisie » sur les entités et la vérité : « Le monde est constitué d’un ensemble fixe d’objets indépendants de l’esprit. Il n ’existe qu'une seule description vraie de “comment est fait le monde”. La vérité est une sorte de relation de corres­ pondance entre des mots ou des symboles de pensée et des choses ou des ensembles de choses extérieures » (P- 61). Putnam propose plutôt une « perspective interna­ itste » soutenant que la question : i « r t s

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Peut-être y a-t-il des sots qui pensent que la découverte des isotopes ne contribue pas à la croissance du savoir réel. Lakatos ne cherche pas à les contredire. Il pré­ sume que ces gens n’ont probablement jamais lu les textes, ne se sont jamais mêlés des résultats expérimen­ taux qui marquent cette croissance. Inutile de débattre avec de tels ignorants. Quand ils auront appris comment utiliser les isotopes ou simplement comment lire les textes, ils découvriront alors qu’il y a bien croissance du savoir. Cette dernière remarque nous mène au troisième point. La croissance du savoir scientifique, pourvu quelle soit intelligemment analysée, pourrait fournir le critère de distinction entre activités rationnelles et irrationnelles. C’est ainsi que Lakatos exprime les choses, mais il mélange un peu tout. Rien ne s’est accru avec plus de persistance, année après année, que les commentaires sur le Talmud. S ’agit-il là d’une activité rationnelle ? Mais nous voyons tout de suite à quel point le mot « rationnel » est creux quand il est utilisé pour fournir une évaluation positive. De tous les grands ensembles de textes que nous connaissons, les com­ mentaires du Talmud sont, sans nul doute, les plus raisonnés, beaucoup plus en tout cas que la littérature scientifique. Les philosophes posent souvent la fasti­ dieuse question de savoir pourquoi l’astrologie occiden­ tale du XXe siècle n’est pas considérée comme une science. Mais ce n’est pas à ce niveau que se pose le vrai problème de la distinction. Popper voit plus juste lorsqu’il conteste le droit de la psychanalyse ou de l’historiographie marxiste à se prétendre « science ». La lourde machine des programmes de recherche, des noyaux et des ceintures de protection, du progrès et de la dégénérescence doit, si elle a quelque valeur, effec­ tuer une distinction non pas entre le rationnel et le raisonnement d’une part et l’irrationnel et le non-rai­ sonnement d’autre part, mais plutôt entre ces raisonne-

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ments qui mènent à ce que Popper et Lakatos appellent le savoir objectif et ceux qui poursuivent d’autres objectifs et suivent d’autres démarches intellectuelles. Évaluation des théories scientifiques Ainsi Lakatos n’a-t-il aucune perspective à offrir aux théories scientifiques qui se font maintenant concur­ rence. Avec les critères qu’il nous donne, on peut au mieux regarder en arrière et dire pourquoi tel pro­ gramme de recherche a progressé et tel autre a dégé­ néré. En ce qui concerne le futur, la « méthodologie » de Lakatos ne nous fournit que fort peu de points de repère. Il nous conseille de n’accorder qu’une foi modérée dans nos propres projets parce qu’il se pour­ rait fort bien que les programmes rivaux aient le dernier mot. L’entêtement n’est autorisé que dans les moments où le programme que l’on défend est dans une mauvaise passe. Les devises devraient être : prolifération des théories, prudence dans l’évaluation, suivi honnête des résultats pour savoir quel programme est fécond et se montre à la hauteur des nouveaux défis. Plutôt que d’une vraie méthodologie, il s’agit là d’une liste des prétendues « valeurs » de la science supposée libre de toute idéologie. Si l’évaluation des théories était la principale occupation de Lakatos, alors il me faudrait être d’accord avec son plus pittoresque critique, Paul Feyerabend. Le plus rude des coups qu’il porte, sou­ vent avec discernement, à Lakatos, c’est de montrer (dans le chapitre 17 de Contre la méthode) que la méthodologie proposée par ce dernier n’est pas de bon conseil pour les travaux scientifiques d’aujourd’hui. Certes, mais ce n’est pas l’objectif de Lakatos qui est, à mon avis, plus radical. Lakatos avait la langue bien aiguisée, de solides opinions et beaucoup d’assurance. Il faisait de très distrayantes remarques sur tel ou tel projet de recherche, mais ces aspects de son personnage

sont secondaires et indépendants de la philosophie que je lui attribue. Est-ce un défaut de la méthodologie de Lakatos qu’elle soit seulement rétroactive ? je ne crois pas. Il n'existe aucune loi générale permettant de dire ce qui, dans un présent domaine de recherche, est de bon présage pour l’avenir. Ce domaine est, par excellence, celui du truisme. Un groupe de chercheurs qui vient d’avoir une bonne idée peut souvent l’appliquer fruc­ tueusement pendant quelques années. De tels groupes obtiennent, comme il se doit, d’importantes sommes d’argent provenant des entreprises privées, du gouver­ nement ou d’une quelconque fondation. D’autres conséquences sociologiques mineures peuvent être in­ duites, ainsi, lorsqu’un groupe est de plus en plus occupé à se défendre contre les critiques, au point qu’il n’ose plus s’aventurer sur un autre terrain, il est rare alors que les nouvelles recherches qu’il entreprend soient intéressantes. Le principal problème pratique est peut-être assez peu connu des philosophes de la rationa­ lité. Comment s’y prendre pour cesser de supporter un programme que l’on soutient financièrement depuis cinq, dix ou quinze ans — un programme auquel de nombreux jeunes chercheurs ont dédié leur carrière et qui s’avère très peu productif ? Cette crise, grandeur nature, concerne peu la philosophie. Une mode, que Lakatos aurait pu appeler le « nou­ veau justificationnisme », prévaut, actuellement chez certains philosophes des scienees. Il s’agit de prouver, par volumes entiers, qu’un système d’évaluation des théories peut être créé par la seule méthode empirique. On suggère même que le gouvernement devrait financer certains travaux de philosophie des scienees destinés à lui apprendre comment financer des projets scientifi­ ques. 11 ne faudrait pas confondre ces produits pure­ ment bureaucratiques avec les tentatives de Lakatos pour analyser le jugement objectif.

Histoires interne et externe Pour comprendre l’objectivité, Lakatos se donne comme outil quelque chose qu’il appelle l’histoire. Les historiens des sciences, même ceux que les envols de l’imagination spéculative n’effrayent pas, ne trouvent chez Lakatos qu’une « parodie de l’histoire dont la lecture fait se dresser les cheveux sur la tête », selon les termes de Gerald Holton dans son livre, The Scientific Imagination*. Nombre de ses collègues sont d’accord. Lakatos commence par une nouvelle démarcation non orthodoxe entre histoire « interne » et histoire « externe » (L, p. 102), mais on ne comprend pas vraiment ce qui est en jeu. L’histoire « externe » traite communément des facteurs économiques, sociaux et technologiques qui n’ont pas directement trait au contenu de la science, mais que l’on considère comme influençant ou expliquant certains événements de l’his­ toire du savoir. L’histoire externe peut inclure des événements, comme la mise en orbite du premier satellite soviétique — Spoutnik — et l’investissement immédiat d’importantes sommes d’argent dans l’éduca­ tion scientifique qui s’ensuivit aux États-Unis. L’histoire interne est habituellement l’histoire des idées se rappor­ tant à ta science, elle concerne les motivations des chercheurs, leurs modes de communication et leur filiation intellectuelle, qui a appris quoi de qui. L’histoire interne de Lakatos se trouve à une extré­ mité de ce spectre. Elle exclut tout ce qui concerne le domaine subjectif ou personnel. Ce que les gens croient est sans importance : cette histoire est celle d’une certaine sorte d’abstraction. L’histoire, en somme, d’un savoir aliéné, hégélien, l’histoire de programmes de recherche anonymes et autonomes. Cette conception de la croissance du savoir comme * The Scientific Imagination (1978), Trad. : l'Imagination scientifique, Éditions Gallimard, Paris, 1981,

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quelque chose de non humain, d’objectif, était déjà en germe dans le premier ouvrage important de Imre Lakatos, Preuves et réfutations*. A la page 187 de ce merveilleux dialogue sur la nature des mathématiques, on trouve ceci : « L’activité mathématique est une activité humaine. Certains de ses aspects, comme de toute activité humaine, peuvent être étudiés par la psychologie, d’autres par l’histoire. L’heuristique initia­ lement ne s’intéresse pas à ces aspects, mais l’activité mathématique produit des mathématiques et les ma­ thématiques, ce produit de l’activité humaine, “s’aliè­ nent” l’activité humaine qui les a produites ; elles développent leurs propres lois de croissance, leur propre dialectique. » Tels sont les ferments de la redéfinition de F« histoire interne » proposée par Lakatos, la doctrine qui soustend ses « reconstructions rationnelles ». Une des le­ çons de Preuves et réfutations est que les mathémati­ ques peuvent être à la fois dépendantes de l’activité humaine et autonomes, avec leurs propres critères internes d’objectivité. Objectivité qui peut être analysée en fonction de la croissance même du savoir mathéma­ tique. Popper avait suggéré qu’un tel savoir objectif pourrait être un « troisième monde » de réalité et Lakatos a joué avec cette idée. La métaphore de Popper sur le troisième monde est une énigme. Selon la définition de Lakatos : « Le “premier monde” est le monde physique, le “deuxième monde” est le monde de la conscience, les divers états du mental et, plus particulièrement, des croyances. Le “troisième monde” est le monde platonicien de l’esprit objectif, le monde des idées » ( 1 1, p. 108). Je préfère, quant à moi, ces textes de Popper où il dit que le troisième monde est un monde de livres et de rapports * Proofs and Refutations (197 6), Trad. : Preuves et réfutations, Éditions Hermann, Paris, 1984.

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stockés dans des bibliothèques, un monde de diagram­ mes, de tables et de mémoires d’ordinateur. Ces choses extra-humaines, ces phrases émises sont bien plus réelles que tous les discours de Platon ne pourraient le suggérer. Sous forme d’énumération, cet exposé sur les trois mondes est assez énigmatique. Il l’est beaucoup moins si l’on considère qu’il s’agit de trois sortes d’entités émergeant chacune à son tour avec ses propres lois. Il y eut d’abord le monde physique. Puis, quand de ce monde physique émergèrent des êtres doués de sensibi­ lité et de raison, apparut un second monde dont la description ne peut être en aucune manière réduite à une description du monde physique. Le troisième monde de Popper est plus hypothétique. 11 existe, selon lui, un domaine du savoir humain (phrases, épreuves, bandes magnétiques) qui ne peut être décrit que selon ses propres termes et lois et qui n’est pas plus réductible aux événements du second monde (type par type) que les événements du second monde ne le sont à ceux du premier. Lakatos persiste à exprimer métaphorique­ ment cette idée : « Les produits du savoir humain ; les propositions, les théories, les systèmes de théories, les problèmes, les changements de problèmes, les pro­ grammes de recherche vivent et grandissent dans le troisième monde. Les producteurs du savoir vivent dans le premier et le deuxième monde » (II., p. 108). Il n’est pas utile d’être aussi métaphorique. Plus diffi­ cile, mais plus direct, serait de se demander s’il existe un corps de description authentique et cohérent du savoir humain autonome et « aliéné » qui ne puisse être réduit à des histoires et des psychologies relevant de la croyance subjective. Une version concentrée de la théorie du troisième monde fournit le domaine qui convient précisément au contenu des mathématiques. Il y est admis que les mathématiques sont un produit de l’esprit humain qui est, en même temps, indépendant de

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toute psychologie. La conception de Lakatos d’une histoire interne « non psychologique. » est une exten­ sion de ce thème. Il faudra que l’histoire interne soit une reconstruction rationnelle de ce qui s’est vraiment passé où l’on explique pourquoi ce qui s’est passé dans les épisodes les plus notables de l’histoire des sciences est digne d’être considéré comme « rationnel » ou « objectif ». Lakatos a une maxime qui sonne bien, une parodie d’une des phrases si noblement tournées de Kant : « Sans histoire des sciences, la philosophie des sciences est vide. Sans philosophie des sciences, l’histoire des sciences est aveugle. » Certes, mais Kant parlait de quelque chose d’autre. Tout ce qu’il est nécessaire de dire sur le caractère irréfléchi de l’histoire des sciences a été dit, sans détour, par Kant lui-même dans sa Logûpie : « Livrée à elle-même, l’histoire est érudition de cyclope. Il lui manque un œil, l’œil de la philoso­ phie. » Lakatos veut réécrire l’histoire des sciences de manière que ses « meilleurs » épisodes soient conçus comme des exemples de programmes de recherche progressifs. Reconstruction rationnelle Lakatos veut caractériser la croissance du savoir selon des critères internes, en analysant des exemples de croissance. Une hypothèse nous invite à considérer que le programme de recherche (défini comme noyau dur, ceinture de protection, heuristique) est l’unité de croissance, que ces programmes de recherche progres­ sent ou dégénèrent et que, finalement, la croissance du savoir dépend du triomphe des programmes progressifs sur ceux qui dégénèrent Pour vérifier cette hypothèse, il nous faut trouver un exemple de découverte scientifi­ que qui soit reconnue par les scientifiques ou ceux qui réfléchissent sur le domaine concerné. Non que nous

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nous inclinions devant l’orthodoxie, mais il faut recon­ naître que les spécialistes sont toujours mieux placés pour évaluer leur domaine. Feyerabend considère que cette attitude est élitiste. Est-ce vraiment le cas ? Lakatos nous demande ensuite de lire tous les textes sur lesquels nous pouvons mettre la main, portant sur l’ensemble de l’époque marquée par le programme de recherche et comprenant tous les chercheurs impliqués. C’est bien ici de l’élitisme car peu nombreux sont ceux qui peuvent consacrer le temps nécessaire à une si vaste lecture. Mais cette requête s’accompagne d’une pré­ misse intellectuelle non élitiste (par opposition à une prémisse économique élitiste), à savoir que, dans la mesure où les textes sont disponibles, tout le monde peut les lire. De ces lectures, nous devons extraire la classe de phrases qui exprime le mieux ce que les chercheurs du programme étudié essayaient de découvrir et comment ils s’y prenaient pour le faire. Il faudra par contre considérer comme négligeable ce que les gens en pensaient, leurs moments d’inspiration et même leurs motivations et leurs idéaux. Une fois que l’on a ainsi fait le point sur la composante « interne » des données, on peut tenter d’en organiser les résultats en une histoire des programmes de recherche au sens où l’entend Lakatos. Comme dans la plupart des enquêtes, on ne peut s’attendre à ce qu’il y ait immédiatement cohérence entre l’hypothèse de départ et les données disponibles. Trois sortes de révision peuvent renforcer le lien entre l'hypothèse et les données. On peut d’abord revoir l’analyse des données, puis ensuite réviser l’hypothèse pour, enfin, si toutes ces tentatives échouent, en venir à la conclusion que le cas type choisi n’est pas un exemple de croissance du savoir. Etudions dans l’ordre ces trois types de révision possibles. Quand je parle de revoir l’analyse des données, je ne

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veux pas dire qu’il faut mentir. Dans son texte sur la « falsification », Lakatos fait une blague un peu dou­ teuse. Il donne un fait comme historique dans le corps du texte puis se rétracte dans la note en bas de page, nous incitant à ne considérer ce fait qu’avec la plus grande prudence (I, p. 55). Le lecteur intéressé par l’histoire est tout à fait irrité que l’on se moque ainsi de lui sans la moindre raison. Car la petite plaisanterie de Lakatos ne sert à rien, elle ne vient même pas servir une reconstruction rationnelle, quoi qu’en dise Lakatos. 11 n’y a aucun mal à tenter de réanalyser les données, toute enquête le fait. Mais cela ne signifie pas qu’il faut mentir. Simplement, peut-être, qu’il faut reconsidérer les faits, les choisir ou les arranger différemment, ou bien encore que le moment est venu d’imposer un nouveau programme de recherche pour décrypter les faits historiques connus. Si données et hypothèse semblent irréconciliables, il ne reste que deux options. Le cas étudié peut d’abord être considéré comme étranger à la croissance du savoir. Une telle manœuvre pourrait bien être un barrage efficace contre les aberrations, mais c’est alors que nous rencontrons les contraintes de l’histoire. Lakatos peut toujours prétendre qu’un épisode particu­ lier de l’histoire des sciences ne correspond pas à son modèle parce qu’il est « irrationnel », mais il lui faut alors en apporter les preuves. Les éléments irrationnels peuvent être de diverses natures : pression politique, corruption des valeurs ou même simple stupidité. Les histoires de Lakatos sont normatives en ce qu’il s’auto­ rise à conclure qu’un élément donné de la recherche « n’aurait pas dû » prendre la direction qu’il a prise, et qu’il ne l’a prise que par interférence avec des facteurs extérieurs non reliés au programme. Conclure qu’un cas choisi n’est pas rationnel permet d’aller contre le cou­ rant de ce qui est actuellement admis en science. Lakatos en est capable, mais il se sent quand même

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obligé de tenir compte du respect général qu’inspirent les travaux des scientifiques. Il m’est difficile de conce­ voir que Lakatos puisse volontairement soutenir qu"Einstein, Bohr, Lavoisier ou même Copernic parti­ cipaient à un programme irrationnel. « C’est une partie trop importante de l’histoire des sciences » qui devien­ drait alors « irrationnelle » (I, p. 172). Dans le pro­ gramme de Lakatos, nous ne pouvons faire appel à aucune norme autre que l’histoire du savoir en son présent état. Déclarer qu’elle est globalement irration­ nelle revient à abandonner la rationalité. Nous compre­ nons mieux pourquoi Feyerabend parlait d’élitisme à propos de Lakatos. La rationalité doit être simplement définie par ce qu’une présente communauté considère comme positif et rien ne peut contrebalancer le poids considérable d’un Einstein. C’est alors le caractère progressif d’un programme de recherche qui permet à Lakatos de définir l’objectivité et la rationalité. Un événement de l’histoire des sciences est rationne] et objectif si son histoire interne peut être écrite sous forme d’une succession évolutive de chan­ gements de problèmes. Cataclysmes dans le raisonnement Peirce définit la vérité comme l’objectif idéal que se donné l’enquête scientifique. Il pense que la méthodo­ logie doit avoir pour tâche de caractériser les principes de l’enquête. Reste un problème évident : Que se passe-t-il si l’enquête converge sur rien ? Peirce n’ignore pas le thème de la révolution scientifique et il est persuadé que les « cataclysmes » (comme il dit) ne se renouvelleront plus dans le domaine de la connais­ sance et qu’ils sont preuve de la capacité de l’étude scientifique à se corriger elle-même. Le point de vue de Lakatos est comparable à celui de Peirce. Il est déter­ miné à réfuter la doctrine, qu’il attribue à Kuhn, selon

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laquelle le savoir change par « conversions » irration­ nelles d’un paradigme à un autre. Comme je l’ai dit dans l’introduetion, je ne pense pas qu’à lire correctement Kuhn, on ait cette impression apocalyptique de relativisme culturel que Lakatos y trouve. Mais l’antipathie de Lakatos pour les travaux de Kuhn cache un profond souci qu’il ne faudrait pas prendre à la légère. Ce souci n’est pas sans rapport avec une importante remarque de Feyerabend : La version de la rationalité scientifique fournie par Lakatos convient, au mieux, aux principales réalisations de ces « deux cents dernières années ». Un corps de savoir peut rompre avec le passé de deux manières distinctes. Nous sommes tous, mainte­ nant, familiarisés avec l’idée que de nouvelles théories peuvent complètement remplacer l’organisation concep­ tuelle mise en place par les théories précédentes. L’histoire de Lakatos sur les programmes en progrès et en dégénérescence lui permet d’éviter la question de savoir quand de tels remplacements sont « rationnels ». Mais tout le raisonnement de Lakatos prend appui sur ce qu’on pourrait appeler le modèle hypothético-déductif de raisonnement. En dépit de toutes les révisions qu’il a apportées à Popper, il continue à tenir pour acquis que les hypothèses sont effectuées et vérifiées dans le cadre de problèmes choisis par la ceinture de protection. Mais la rupture qui intervient dans le savoir lorsqu’un nouveau style de raisonnement apparaît est beaucoup plus radicale. La force du mot de Feyerabend sur ces « deux cents dernières années » provient de ce que l’analyse de Lakatos ne s’applique ni à la raison en général ni au savoir en général mais à un savoir particulier produit par un style de raisonnement particu­ lier. Ce savoir et ce style ont une origine distincte.'On peut alors reformuler la crainte peircéienne du cata­ clysme ; n’y aurait-il pas d’autres types de raisonnement qui pourraient produire d’autres types de savoir ? Le 212

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succédané de vérité proposé par Lakatos n’est-il pas un phénomène local et récent ? C’est plutôt un souci qu’un argument dont je fais ici état. Feyerabend fait des déclarations aussi sensation­ nelles que difficiles à admettre sur la différence des modes de raisonnement et même de vision des temps archaïques. De manière plus sobre, dans mon livre, The Emergence o f Probability (1975), je soutiens qu’une partie de notre présente conception de la preuve induc­ tive date seulement de la fin de la Renaissance. Dans son livre, Styles o f Scientific Thinking in the European Tradition (1983), l’historien A.C. Crombie, à qui j’ai emprunté le mot « style », distingue six styles différents. J’ai déjà évoqué la thèse de Crombie dans un autre ouvrage. Il ne s’ensuit pas, pour autant, que l’émergence d’un nouveau style soit un cataclysme. De fait, nous pouvons ajouter style après style sans qu’il n’y ait autre chose qu’un corps cumulatif d’outils conceptuels. C’est précisément ce qu’enseigne Crombie. Il est clair que Putnam et Laudan s’attendaient aussi à ce résultat. Mais ces questions n’ont été que récemment abordées et sont encore très mal comprises. Cela devrait nous rendre méfiant à l’égard de toute conception de la réalité et de l’objectivité s’intéressant d’abord à la croissance du savoir car l’on s’aperçoit que cette croissance concerne avant tout un certain type de savoir, acquis par un certain type de raisonnement. Plus encore, je soupçonne qu’un style de raisonne­ ment détermine la nature même du savoir qu’il produit. La méthode postulationnelle des Grecs a donné une géométrie qui leur a longtemps servi de modèle de savoir. Lakatos nous met en garde contre la domination du modèle euclidien. Quel futur Lakatos opposera au mode hypothético-déductif et à la théorie des program­ mes de recherche qui en est issue ? L’une des plus notables caractéristiques de ce mode est qu’il postule l’existence d’entités théoriques qui, tout en se manifes-

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tant dans les lois les plus générales, ont cependant des conséquences expérimentales. Cette caractéristique de la science à succès ne devint endémique qu’à la fin du XVIIIe siècle. Est-il seulement possible que les questions sur l’objectivité, posées par Kant à notre temps, soient précisément celles que ce nouveau savoir pose ? S’il en est ainsi, alors il est tout à fait normal que Lakatos tente d’y répondre selon les termes du savoir de ces deux cents dernières années. Mais nous aurions tort de croire que nous pouvons passer de ce type particulier de croissance à une théorie de la vérité et de la réalité. Prendre au sérieux le titre du livre que Lakatos s’apprê­ tait à écrire avant de mourir, « la changeante logique des découvertes scientifiques », c’est prendre au sérieux la possibilité que Lakatos ait, comme les Grecs, fait dépendre les vérités étemelles d’un simple épisode de l’histoire du savoir humain. Mais cette préoccupation peut aussi se traduire de manière plus optimiste. Lakatos essaye de caractériser certaines valeurs objectives de la science occidentale sans avoir recours aux théories de la vérité comme copie. Ces valeurs objectives sont peut-être suffisam­ ment récentes pour que la limite de deux ou trois siècles décidée par Lakatos soit exactement justifiée. Nous n’avons pas le moindre outil qui nous permette d’éva­ luer nos propres traditions de l’extérieur, mais aussi pourquoi nous en faudrait-il ?

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INTERMÈDE

RÉELS ET REPRÉSENTATIONS

Incommensurabilité, nominalisme transcendantal, succédané de vérité et styles de raisonnement, autant d’expressions qui relèvent du jargon philosophique. Elles surgissent de la contemplation du lien existant entre la théorie et le monde. Elles mènent toutes à un cul-de-sac idéaliste. Aucune n’invite à une conception saine de la réalité. A vrai dire, une grande partie de la philosophie des sciences contemporaine est comparable à l’épistémologie du xvif siècle. Étant donné que dans le savoir c’est surtout la représentation de la nature qui nous préoccupe, on se demande quand nous pourrons jamais échapper aux représentations pour avoir enfin prise sur le monde. Cette impasse idéaliste, dont Berkeley est le porte-parole, John Dewey l’évoque avec ironie lorsqu’il parle de la théorie du savoir comme spectacle, obsession de la philosophie occidentale. Si nous ne sommes que des spectateurs au théâtre de la vie, comment distinguerons-nous jamais, en fonction des critères propres à ce mouvant spectacle, ce qui appartient à la représentation donnée par les acteurs de ce qui est réel ? Si seulement existait une distinction précise entre théorie et observation alors peut-être pourrions-nous, en confiance, tenir pour réel ce qui est 217

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observé et pour idéal ce qui est simplement représenté par la théorie. Mais quand les philosophes commencent à enseigner que toute observation est imprégnée de théorie, il semble alors que nous soyons complètement enfermés dans la représentation et donc dans l’idéa­ lisme, sous une quelconque de ses formes. Voyez, par exemple, ce pauvre Hilary Putnam. Tout d’abord le plus réaliste des philosophes, il tente ensuite de s’extraire de la représentation en plaçant la « réfé­ rence » à la fin de la liste des éléments qui constituent le sens d’un mot. Tout se passe comme si la référence était un puissant harpon descendu du ciel pour permet­ tre à notre langage de s’approprier un morceau du matériau même auquel il se réfère. Dépassant cette position. Putnam n’en échoua pas moins sur l’écueil du « réalisme interne », hanté par le doute transcendantal et prêchant quelque forme d’idéalisme ou de nomina­ lisme. Je suis d’accord avec Dewey, surtout quand il rejette la fausse dichotomie entre action et pensée, source de l’idéalisme. Toutes les philosophies de la science ici décrites pourraient sans doute être comprises dans le cadre d’une grande théorie du savoir comme spectacle. Je ne pense pas, cependant, que la conception du savoir comme représentation du monde soit en elle-même la source du mal. Les dégâts proviennent plutôt d’une obsession monomaniaque pour la représentation, la pensée et la théorie aux dépens de l’intervention, de l’action et de l’expérience. C’est pourquoi, dans la partie suivante de ce livre, j’étudie la science expérimentale pour trouver en elle la base assurée d’un réalisme sans équivoque. Mais avant d’abandonner la théorie au profit de l’expérience, réfléchissons encore un peu aux notions de représentation et de réalité.

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L ’origine des idées Quelle est l’origine de ces deux idées, la représenta­ tion et la réalité ? Locke aurait posé cette question dans le cadre d’une enquête psychologique, cherchant à montrer comment l’esprit humain forme, articule ou constitue ses idées. Il existe une science, tout à fait légitime, qui étudie les processus de maturation des capacités intellectuelles de l’homme, mais examiner l’origine des idées est pour les philosophes un jeu fort différent. Ils racontent des fables sous prétexte de donner des leçons de philosophie. Locke lui-même usait d’une parabole lorsqu’il prétendait pratiquer une histoire naturelle de l’esprit. En dépit des nombreux dispositifs expérimentaux qu’elles déploient, nos psy­ chologies modernes ont appris à moins s’illusionner. Cependant, la distance qui les sépare des fabulations lockiennes est moins grande qu’elles ne le croient. En tant que philosophes, nous nous devons d’accueillir favorablement les produits de l’imagination. Il se pour­ rait bien que dans les fables il y ait a priori plus de vérité sur l’esprit humain que dans les observations et les modèles mathématiques prétendument désintéressés de la science cognitive. Anthropologie philosophique Imaginons un texte philosophique écrit autour de 1850 : « La réalité est une création anthropomorphique au même titre que Dieu. » Phrase qu’il faut se garder d’énoncer solennellement comme si l’on disait : « Dieu est mort et la réalité avec. » Non, cette déclaration est plus pratique et plus spécifique : La réalité n ’est qu’un sous-produit d ’un fa it anthropologique. Plus modeste­ ment, le concept de réalité est le sous-produit d’un fait concernant l’être humain. Par « anthropologie » je ne veux pas dire ethnogra­ phie ou ethnologie, les études pratiquées aujourd’hui

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dans les départements d’anthropologie et qui compren­ nent un important travail de terrain. Par « anthropolo­ gie », j’entends évoquer cette prétendue science de l’« homme » du XIXe siècle. A un moment, Kant posait trois questions philosophiques. Que pouvons-nous sa­ voir ? Que devrions-nous faire ? Que nous est-il permis d’espérer ? Plus tard, vers la fin de sa vie, il ajouta une quatrième question : Q u’est-ce que l ’homme ? Ainsi inaugura-t-il la (philosophische) Anthropologie et il écrivit même un livre auquel il donna le nom à’Anthro­ pologie. Le réalisme ne doit pas être considéré comme faisant partie de la raison pure, pas plus que du juge­ ment, de la métaphysique morale ou même de la métaphysique des sciences de la nature. Si nous devions classer le réalisme en fonction des catégories que les titres des livres de Kant nous indiquent, il faudrait alors, sans nul doute, l’intégrer à son Anthropologie. Une Science Pure de l’Être Humain présente des risques certains. Lorsque Aristote proposa de considé­ rer l’Homme comme un animal qui vit dans les Cités et que la polis fait donc partie intégrante de sa nature, son élève Alexandre trouva bon de le contredire en réinven­ tant l’Empire. De l’homme on nous dit tour à tour qu’il est producteur d’outils, qu’il se tient droit ou qu’il est doté d’un pouce. Mais on nous dit aussi que ces traits sont fortuits et qu’il est par conséquent difficile de les considérer comme définissant, l’espèce humaine. Dans un cas comme dans l’autre, on a souvent du mal à comprendre sur quoi se fondent de telles déclarations. Si l’on définit l’être humain comme rationnel d’une part et comme producteur d’outil d’autre part, qu’est-ce qui nous prouve que ces deux définitions sont coextensi­ ves ? Les spéculations sur la nature essentielle de l’homme sont prétexte à nombre de propos du même genre. Le fait que les humains soient doués de parole fascine les philosophes depuis Descartes. On a fait remarquer que,

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de par nature, la rationalité suppose le langage, ainsi les humains en tant qu’animaux rationnels sont-ils coexten­ sifs des humains en tant que locuteurs. Voilà un théorème fondamental qui est de nature à satisfaire les faibles exigences d’une anthropologie de fantaisie. Cependant, en dépit de la profondeur mani­ feste de cette conclusion, une conclusion qui a alimenté de puissants ouvrages, je me permets de proposer une autre fable. Les êtres humains sont des représentateurs. Non pas homo faber, dis-je, mais homo depictor. Les humains produisent des représentations. Limiter la métaphore Les humains créent des simulacres. Ils peignent des tableaux, imitent le caquetage de la poule, modèlent l’argile, sculptent la pierre et façonnent le cuivre. Telles sont quelques-unes des représentations qui, dès l’ori­ gine, caractérisent les êtres humains. Le mot « représentation » a un lourd passé philoso­ phique. On s’en est servi pour traduire le Vorstellung kantien, une chose que l’on place devant l’esprit, un mot qui désigne à la fois des images et des pensées abstrai­ tes. Kant avait besoin d’un terme pour remplacer la notion d’« idée » des empiristes anglais et français. Ce que j’entends par « représentation » est exactement l’inrerse de l’acception kantienne. Tout ce que j’appelle une représentation est public. On ne peut pas toucher une idée lockienne, mais seul un gardien de musée peut nous empêcher de toucher quelques-unes des premiè­ res représentations produites par nos ancêtres. Je ne prétends pas que toutes les représentations peuvent être touchées, mais, au moins, toutes sont publiques. Selon Kant, un jugement est fa représentation d’une représen­ tation, la mise devant l’esprit d’une mise devant l’esprit, doublement privé. C’est donc doublement ce que je n’appelle pas une représentation. Mais, pour moi, sont 221

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