Communitas : Origine et destin de la communauté 2130501745

Précédé de Conloquium de Jean-Luc Nancy. Traduit de l'italien par Nadine Le Lirzin.

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French Pages 168 Year 2000

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Communitas : Origine et destin de la communauté
 2130501745

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Roberto

Esposito

Communitas Origine et destin de la communauté Traduit de l'italien par Nadine Le Lirzin

précédé de

Conloquium Jean-Luc Nancy

PRESSES UNIVERSITAlRES DE FRANCE

ISBN

Dépôt légal -

2 13 050174 5 1" édition : 20()(), avril

© Presses Universitaires de France, 2000 108, boulevard Saint-Germain, 75006 Paris

Sommaire

Conloquium

- ]ean-Luc Nancy

Communitas

- Roberto Esposito

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Introduction - Rien en commun

13

Chapitre

I - LA peur

35

Chapitre

II - LA faute

59

3

Chapitre III - LA loi

83

Chapitre IV - L'extase

111

Chapitre

141

V - L'expérience

JEAN-LU C NANCY

Conloquium

Conloquium

Au titre de ce livre je réponds par un autre titre latin : c'est apres tout la langue la plus commune entre un Italien et un Français - et nous nous tenons ici ensemble dans l' espace du commun. C' est aussi le choix de cette langue qui pennet à Roberto Esposito de s'écarter principiellement du mot de « communauté» (ou de « comunità »), et de tenir ainsi à l'écart les tentations de facilité de pensée ou les risques de mésinterprétation que ce mot répand insidieusement autour de lui, comme on a pu s'en instruire depuis un certain temps. Je réponds par ce mot de conloquium, dont je choisis la fonne la plus classique, celle de César ou de Cicéron (conloquia amicorum absentium : tels sont tous les écrits) 1, pour éviter la résonance acadérnique et affairiste du mot « colloque » et dans le dessein d'indiquer que si je tiens ici la place du préfacier, ce n'est pas pour introduire un livre, ou à un livre, qui comme tout livre de bon aloi ne se présente que de lui-même, mais c'est pour continuer, avec Esposito et à travers lui avec quelques autres, un échange (une communicatio, un commercium, un commentarium2) déjà ancien mais pas pour autant vieilli, et auquel nous sommes nécessairement intéressés - j'entends ces mots en leurs sens les plus forts, puisqu'il ne s'agit pas d'autre chose que de nous (tous) et de ce qu'il en est entre nous. Communitas déploie le mouvement d'un travail en cours depuis au moins une quinzaine d' années : je parle non seulement du propre travail 1. In Marcum Antonium orationesPhilippicae, 2, 7. 2. Une mise en commun, un échange de biens, une concentration de pensée(s) ...

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de Roberto Esposito, dont les étapes, marquées par plusieurs autres livres' , jalonnent une même voie jusqu'à aujourd'hui, mais de tout un travai! commun (nommons-Ie ainsi, tres vite et par provision) consacré d'abord en Europe (singuliêrement en Italie et en France), puis ailleurs de par le monde (et sur le « monde» ...) à la question dite de la « communauté » (ou bien encore, et comme ces travaux ont incité à le dire plus souvent, de l' « être-en-commun » ou de l' « être-ensemble »). Si je dis que Roberto Esposito déploie ce travail, ce n'est certes pas pour signifier qu'ill'accomplit et qu'ill'acheve. Bien loin de là, il va contribuer à le relancer à nouveaux frais. Mais il fait voir, par I'ampleur des rérerences que son livre mobilise, toute I'amplitude d'une tâche de pensée qui s'est en somme imposée à nous (tous) dans les dernieres décennies. Il s'est agi, simultanément, de relire autrement certains moments décisifs de notre tradition (entre autres, Rousseau, Hegel, Marx, Husserl, Heidegger, Arendt, Bataille, que I'on va tous retrouver ici) et de s'engager sur des modes divers, concordants et discordants, dans la pensée de ce que devient notre existence en commun (autant dire notre existence tout court). Ce travai! de pensée s'est imposé par un motifterrible, que I'histoire de notre siecle (puisque c'est le nótre) ne cesse de nous tendre, au point que son rappel est aussi lassant qu'il est inévitable : au nom de la communauté, l'humanité - mais tout d'abord en Europe - a fait la preuve d'une capacité insoupçonnée à se détruire. Elle a donné cette preuve simultanément dans l' ordre de la quantité - mais à un degré ou les tertnes d' « extermínation » ou de « destruction de masse » convertissent les nombres en absolus ou en infinis -, et dans l' ordre de I'idée ou de la valeur - puisque c' est de l' « homme » lui-même qu' elle a déchiré la nervure fragile, apres tout si récente et dont le prix tenait aussi à la fragilité. De fait, la communauté des hommes s'était livrée à elle-même, se déliant du lien religieux qui lui avait donné d' ailleurs sa consistance (híérarchique, híératique et transie de peur) et s'ouvrant une hístoire de l'autoproduction, nécessairement commune, de I'humanité tant générique que singulíere. Mais tout s'est passé comme si I'hístoire ne pouvait s'attendre elle-même, comme si elle ne pouvait différer la production de la figure à venir et se hâtait d'en frapper la médaille, comme celle d'un prototype déjà donné, d'un symbole disponible pour fixer la commune mesure.

1. Tout particulierement, Cate,li0rie deI/' lmpolitieo, 11Mulino, 1988.

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Que l' reuvre de mort - dérobant en fait la mort elle-même, sa dignité, dans 1'anéantissement - se soit faite au nom de la communauté - ici celle d'un peuple ou d'une race autoconstitué(e), là celle d'une humanité autotravaillée1 -, c'est bien ce qui a mis fin à toute possibilité de se reposer sur quelque donné que ce soit de 1'être commun (sang, substance, filiation, essence, origine, nature, consécration, élection, identité organique ou mystique). C'est même, en vérité, ce qui a mis fin à la possibilité de penser un étre commun selon quelque modêle que ce soit d'un « être » en général. L'être-en-commun par-delà 1'être pensé comme identité, comme état et comme sujet, 1'être-en-commun affectant 1'être même au plus profond de sa texture ontologique, telle fut la tâche mise au jour. Comme nous ne le savons que trop, le recours effrayant au donné d'une communauté ne cesse pas de déchainer des massacres qui semblent comme organisés à 1'intérieur d'un ordre mondial dont les effets de droit, lorsqu'ils ne sont pas simplement impuissants, peuvent valoir à juste titre comme les effets pervers d'une domination sans figure qui joue les unes contre les autres les supposées identités. Ce que révêle ainsi une actualité accablante - Bosnie, Kosovo, Congo, Timor, Tchétchénie, Pakistan, Mghanistan, Irlande, Corse, violences intercommunautaires en Inde, Indonésie, Afrique, etc. - c'est que nous avons été incapables de démanteler ou de décourager les recours aux essences communautaires, et que nous les avons plutôt exacerbés: les intensités communautaires qui avaient leurs régimes et leurs distinctions, nous les avons portées à 1'incandescence par 1'effet d'indistinction d'un processus mondial ou la généralité infinie semble emporter toute coexistence définie. Ce qui signifie que nous n'avons pas encore pu saisir ou inventer, de 1'être-en-commun, une constitution et une articulation décidément autres. C' est l' exigence ainsi créée qui a mis en branle le travail dont je parle, travail commun, assurément, c'est-à-dire en rien collectif (encore que les interactions, les échanges aient été nombreux depuis des années, comme 1. 11 ne faut pourtant pas non plus cesser de souligner la dissymétrie entre les fascismes, qui procedent d'une affinnation sur l'essence de la communauté, et les communismes, qui prononcent la communauté comme praxis et non comme substance : cela fait une différence qu'aucune mauvaise foi ne peut supprimer - ce qui n'est pas une raisonpour oublier les chiffres des victimes ... (ni les propositions substantialistes, communautaristes et racistes, dissimulées ici et là dans le communisme dit «réel »).

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on peut le suivre à travers le réseau dense des renvois que fait ici Esposito, et auquel on pourrait encore ajouter), mais travail imposé à nous tous ensemble (sans que nous sachions au juste ce qu'est l' ~ ensemble » pensant d'une « époque ») d'avoir à nous soucier de la possibilité d'être, précisément, ensemble et de dire ~ nous », au moment ou cette possibilité parait s'évanouir tantôt dans un ~ on », tantôt dans un ~je» aussi anonymes et monstrueux 1'un que 1'autre, et en vérité completement intriqués 1'un dans 1'autre. Comment dire ~ nous» autrement que comme un «on» (= tous et personne) et autrement que comme un ~je » (= une seule personne, ce qui est encore personne ...) Comment donc être en commun sans faire ce que toute la tradition (mais apres tout récente, c' est-à-dire tributaire de 1'Occident qui s'acheve en se répandant) appelle une communauté (un corps d'identité, une intensité de propriété, une intimité de nature) ? 11est évident que nous sommes ensemble (faute de quoi il n'y aurait personne pour lire ceci, qui ne serait pas non plus écrit, encore moins publié et ainsi communíqué). 11est évident que nous existons indissociables de notre société, si l' on entend par là non pas nos organisations ni nos institutions, mais notre socíatíon, qui est bien plus et surtout bien autre chose qu'une association (un contrat, une convention, un groupement, un collectif ou une collection), mais une condition coexistante qui nous est coessentielle. n est même évident que lorsque je dis : ~ nous existons indissociables de notre société» -, cette proposition est encore en cela tres insuffisante, parce qu'elle dissocie en fait ~ nous» d'un côté (ou chacun s'entend à part) et la ~ société » de l'autre côté, alors qu'il s'agit précisément d'énoncer que 1'un ne va pas sans 1'autre, en aucune fàçon. est donc évident qu'il y a pour nous une profonde hésitation sémantique et pragmatique dans l'énonciation d'un « nous » (instantanément atomisé ou au contraire agglutiné ...). Et pourtant, il n'en reste pas moins, sous-jacente, plus ou moins latente et sourde, une évidence de notre être-ensemble, une évidence nôtre et qui précede toute autre évidence autant que l' existence sociale de Descartes précede logiquement et chronologiquement la possibilité de l' énonciation d'ego sum -lequel, en s'énonçant, s'énonce d'ailleurs au moins à un autre (au moins à un autre en lui que lui-même ...), et si bien, peut-on dire, que tout ego sum est un ego cum (ou mecum, ou nobíscum). Cela est évident et cela nous est évident.

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Mais peut-être cette évidence n'est-elle jamais aussi présente ni aussi bien connue que lorsque nous n'y pensons pas, ainsi que pour Descartes c'était le cas de 1'union de 1'âme et du corps, que nous connaissons parfaitement par 1'existence quotidienne et sans avoir à la montrer, encore moins, bien sur, à la démontrer. Nous sommes ensemble et c'est là seulement, ou ainsi, que nous pouvons dire « je » : je ne dirais pas « je » si j' étais seul (autre version : nous ne dirions pas « je » si nous étions seul(s) ... ), car si j'étais seul je n'aurais rien dont il y aurait lieu de me distinguer. Si je me distingue - si nous nous distinguons - c'est que nous sommes à plusieurs : par quoi il fàudrait entendre « être à plusieurs » avec valeur distributive et en même temps avec la même valeur que dans « être au monde ». Si je me distingue, c'est d'avec les autresl. D'avec est en français une expression remarquable : on se sépare de ou d'avec quelqu'un, comme on disceme le bien d'avec le mal, c'est-à-dire qu'on s'écarte d'une proximité mais que cet écart suppose la proximité dans laquelle, en définitive, l' écartement ou la distinction a encore lieu. n y a une proximité de la proximité et de 1'écartement. Avec, de maniere générale, se prête à marquer toutes sortes de proximités2 complexes, mobiles, et loin de se réduire à la seule juxtaposition (qui par elle-même n'est sans doute déjà pas indifrerente) : causer avec, se marier avec, divorcer avec, se fâcher avec, comparer avec, s'identifier avec, jouer avec (qui a plus d'un seul sens), d1ner avec (et 1'on peut diner avec quelqu'un tout en dinant avec un risotto ...), se lever avec 1'aube, oublier avec le temps. C'est toujours une proximité, non seulement de côtoiement mais d'action réciproque, d'échange, de rapport ou tout au moins d'exposition mutuelle. Ce n'est pas pure concomitance : si je dis « avec la tombée du jour viennent d'autres pensées », ce n' est pas la même chose que si je dis « à la tombée du jour viennent d'autres pensées ». L'allemand mit et 1'anglais with, bien que d'autre provenance, ont des caractéristiques semblables et qui appartenaient déjà en grande partie au latin cum3• 1. Les autres ne sont d' ailleurs pas seulement les autres hommes, mais les autres écants en général. 11y a une philosophie de la nature - si on peut encore la nommer ainsi - qui reste à faire, de fond en comble, conm1e une philosophie de la coexistence. Certains y pensent (par exemple, Marianne Thomat travai1le un doctorat dans ce sens). 2. Le mot vient de apud hoc, pres de cela, et ses premiêres formes étaient avoec, avaic, avuec. 3. On les retrouve dans une partie des valeurs du grec meIa (d' ou on dérive parfois le mil allemand, et dont le premier sens est plutôt , au milieu ., « entre» - « entre nous " est encore une

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Le cum est ce qui lie (si c'est un lien) ou ce quijoint (si c'est unjoint, un joug, un attelage) le munus du communis dont Esposito a si bien repéré et développé la logique ou la charge sémantique (c'est le ressort de tout le livre) : le partage d'une charge, d'un devoir ou d'une tâche, et non la communauté d'une substance. L' être-en-commun est défini et constitué par une charge, et en derniere analyse il n'est en charge de rien d'autre que du cum lui-même. Nous sommes en charge de notre avec, c'est-à-dire de nous. Cela ne signifie pas qu'il faut se presser d'y entendre quelque chose comme « responsabilité de la communauté» (ou « cité », ou « peuple », etc.): cela signifie que nous avons à charge, à tâche - mais autant dire « à vivre » et « à être» - l' avec - ou l' entre - dans lequel nous avons notre existence, c' est-à-dire à la fois notre lieu ou notre milieu et cela à quoi et par quoi nous existons au sens fort, c' est-à-dire nous sommes exposés. Cum est un exposant : il nous met les uns devant les autres, il nous livre les uns aux autres, il nous risque les uns contre les autres et tous ensemble il nous livre à ce qu'Esposito Oe bien nommé) nomme pour fioir « l'expérience » : laquelle n'est autre que celle d'être avec ... Cum met ensemble ou fait ensemble, mais ce n'est oi un mélangeur, oi un assembleur, oi un accordeur, oi un collecteur. C'est un égard, comme cela se marque lorsque « avec» signifie aussi « à l' égard de»: « être bien/mal avec quelqu'un », « être/ne pas être en paix avec soi-même ». Cet égard (qui peut être aussi un envers - « disposé envers quelqu'un » - un être-tourné-vers) est une prise en compte, une observation, une considération (mais en un sens qui n'est pas nécessairement de déférence), c'est un regard d'attention ou d'intérêt, de surveillance aussi, voire de méfiance ou de circonspection, ou encore d'inspection, mais il peut être aussi de simple

expression qui donne à penser -, tandis que d'autres valeurs se retrouvent dans sun, lequel perrnet précisément xuó, toucher (frouer, racler, gratter) - et dans I' « avec» il y a du contact ou, du moins, une proximité ou une virtualité de contact (mais le contact lui-même est déjà de I' ordre du proche/écarté, de I'écartement qui reste au creur du proche). Quant à koinos (, in Kam-ForschutlJlerz, Hambaurg, vaI. 1Il, 1991, p. 38 (trad. franç., Remarques toucham les observaliotls sur le senlímenl du beau et du sublime, Paris, 1994). 3. E. Kant, Was heísst : Sich ím Denken orientieren ?, in Gesammelte Schriften, Berlin-Leipzig, val. VIIl, 1900 sq. (trad. franç., Qu'esl-ce que s'orienler dans la pePIsée ?, in CEuvres phílosophiques, Paris, vaI. li, 1985, p. 542).

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l'objet de la pensée, sa racine même : nous appartenons au monde avant de nous appartenir à nous-mêmes. C'est là le présupposé implicite de Rousseau que Kant amene à une pleine conscience théorique: le caractere constitutivement communautaire de la pensée. La communauté - dans son sens le plus large de relation entre les hommes - n'est pas l'un des contenus possibles de la philosophie parrni d'autres, ni non plus l'un de ses problemes. Elle est sa forme même, des lors que la pensée, voire dans sa modalité la plus « singuliere », ne prend un sens qu'à partir de l'horizon commun sur lequel, de toute façon, elle se situe: « Mais exigez-vous donc qu'une connaissance qui regarde tous les hommes surpasse I'entendement commun et ne puisse vous être révélée que par les philosophes ? [...] la plus haute philosophie, par rapport aux fins essentielles de la nature humaine, ne peut pas conduire plus loin que ne le fait la direction qu'elle a rerníse à l' entendement commun. » 1 Mais si le probleme de la communauté constitue le cadre thématique ou entrent en contact et ou se confrontent les deux philosophes, par quel intermédiaire conceptuel ce probleme se déterrnine-t-il? Quelle est la catégorie qui l'introduit et le définit ? Une prerníere réponse à cette question nous vient de Hegel: il s'agit du formalisme de la volonté, ou encore de l'inconditionnalité de la « volonté libre qui veut la volonté libre ),2. Sans nous attarder maintenant sur la critique qu'en tire Hegel à l'égard de Kant - l' abstraction, mais également l'hétéronorníe par rapport au donné, dans lesquelles tomberait la prétendue autonorníe de la morale kantienne -, voyons plutôt l' effet herméneutique que produit cette définition sur le rapport entre Kant et Rousseau. Si c'est le primat de la volonté qui lie les deux philosophes - bien que décliné par chacun d'eux de maniere différente -, Kant s'insere completement dans le cadre sémantique de Rousseau et, dans ce cas, l'impératif catégorique n'est rien d'autre que l'intériorisation du principe rousseauiste de la liberté du vouloir. A cette prerníere interprétation, pour ainsi dire philo-rousseauiste, s'oppose une lecture différente, explicitement néo-kantienne, qui renverse littéralement 1. E. Kant, Kritik der reinen Vernunjt, in Cesammelte Schriften. op. cit., vol. IV (crad. franç., Critique de la raison pure, in CEuvres philosophiques, op. cit., vol. I, p. 1384). 2. G. W. F. Hegel. Crundlitlien der Philosophie des Rechts, Hambourg, 1955 (trad. tranç., Príncipes de la philosophie du Droit. Paris, 1992, p. 76). Sur les critiques de Kant par Hegel, on peuc se reporter uti1ement au texte collectif intitulé Hegel irlterprete di Kant, V. Verra (dir.), Nap1es, 1981, et plus particuliérement à l'essai de R. Badei, • » Tenerezza per le cose del mondo. : sublime, sproporzione e contraddizione in Kant e Hegel " p. 179-218.

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I'ordre de priorité entre les deux auteurs. Selon Cassirer - qui en est I'un des représentants les plus importants - ee rapport ne passe plus par la préérninenee de la volonté, mais par eelle de la loi : « La morale de Rousseau n' est pas une éthique du sentiment, elle est la forme la plus radieale de la pure éthique de la loi qu'on ait élaborée avant Kant. »1 Dans ee eas, ee n'est plus Kant qui eolle à I'reuvre de Rousseau, mais Rousseau qui se projette dans l' reuvre de Kant. Cette opération se légitime-t-elle ? Ou bien ne risque-t-elle pas de perdre ee qu' elle entend justement trouver, c' est-à-dire la ligne frontiere entre les positions respeetives des deux philosophes ? Cassirer insiste naturellement sur les passages qui, ehez Rousseau, sont eonsaerés à I'exaltation de la loi eomme eondition néeessaire à la vie en soeiété, en eommençant par eelui, bien eonnu, du Contrat social ou Rousseau réclame « la liberté morale, qui seule rend I'homme vraiment maitre de lui ; ear I'impulsion du seul appétit est esclavage, et l' obéissanee à la loi qu'on s'est preserite est liberté »2. Cette eonnexion entre loi et liberté revient avee insistanee dans le diseours de Rousseau sur l' Économie politique, ou il est dit que « c' est à la loi seule que les hommes doivent la justiee et la liberté »3. Toutefois, dans ee texte, 1'inclusion typiquement kantienne de la liberté dans la sphere de la loi se trouve eontrebalaneée - et en un eertain sens eontredite - par I'inclusion eorrespondante de la loi elle-même dans la sphere de la volonté générale à laquelle non seulement elle doit être eonformée de maniere externe par le législateur, mais à laquelle elle doit aussi être ramenée eomme à sa « souree » même4• La question n'est absolument pas sans importanee, car e'est préeisément elle qui définit - identifie et délirnite - le rapport entre Kant et Rousseau. T ous deux lient la loi et la volonté en un nreud qui dépasse toute eoneeption psyehologiste et utilitariste de la morale. Et tous deux le font au travers et au moyen de la liberté. Mais Rousseau fait déeouler la loi d'une volonté libre de tout eonditionnement extérieur à son plein épanouissement, alors que Kant fait dépendre la volonté d'une loi qui en quelque sorte exprime sa liberté même. Mais alors à qui eette derniere appartient-elle ? A la volonté ou à la loi ? Qui en est - ou quel en est - le

1. E. Cassirer, Das Problem j.-j. ROIlSSeau, Archiv jür Geschichte der Philosophie, 1912 (trad. franç., Le probleme jean-jacques Rousseau, Paris, 1990. p. 81-82). 2. J-J Rousseau, Ou contrat social. op. cit., p. 365. 3. J-J Rousseau, Économie politique, op. cit., p. 248. 4. lbid., p. 250.

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sujet ? Et que signifie être sujet de liberté ? Ce sont là toutes interrogations qui, comme nous le verrons plus avant, tiennent profondément à la maniere de penser la communauté. Disons pour 1'instant que là ou Rousseau assigne le rôle de sujet à la volonté - c' est la volonté qui, dans sa dimension collective, « fait » la loi -, Kant voit dans la loi le cadre transcendental au sein duquel se constitue la volonté'. La conséquence prerniere de ce déplacement logique est qu'ilse creuse un écart dans la sphêre de la volonté. Chez Kant, à la différence de ce qui est dit chez Rousseau, la volonté ne coincide plus avec elle-même - elle n' est plus absolue - au sens ou elle dépend, d'une maniere transcendentale, de quelque chose qui la précede et en même temps la dépasse, la coupant comme le fil d'une lame. C'est précisément cette différence interne introduite par Kant dans la sphere de la volonté qui soustrait la communauté à la menace de retomber dans le mythe - ou, comme nous l'avons également dit, qui réintegre ce qu'elle a d'impensé dans le cadre de la pensée. N'était-ce pas justement 1'auto-identification de la volonté avec son objet - et l'identification de tous les sujets à l'intérieur d'un vouloir unique - qui poussait la communauté de Rousseau vers un circuit mythologique dont il n' était possible de sortir qu'au prix d'une abusive contradiction? Et n'était-ce pas un exces d'immanence - ou de transparence - qui l'acherninait vers la déclinaison « totalitaire » à laquelle toute une lignée d'intetpretes d'inspiration libérale n'ont pas manqué de se référer avec un fort esprit critique? La sémantique kantienne de la loi intervient contre cette déclinaison, ou inclinaison. C'est la loi - non la volonté - qui est à l'origine de la communauté. Au point que 1'0n pourrait dire que la communauté et la loi ne font qu'un : loi de la communauté, au double sens du génitif La loi prescrit la communauté qui, à son tour, constitue le domaine de compétence de la loi. La loi est l'ordre des choses au sens ou elle est le nexus, le logos, I'Uiform, qui les maintient ensemble. Elle est l'archi-donation du monde comme « lieu commun » des hommes ; l'Es gibt, le (~se donner » originaire ou le « divers » entre et se maintient en relation avec l' « autre que soi »2. Mais à ce stade une question prélirninaire s'impose. Qu' est-ce qui « se 1. Sur le rapport, dans son ensemble, entre Kant et Rousseau, cf. P. Pasqualucci, RmlSSeau e Kant, MiJan, 1974, en particulier le premier volume; mais aussi K. Tenenbaum, • li pensiero politico di I. Kant e I'influsso di J-J Rousseau', Cio",ale Critico deUa Filosofia Italiana, vol. V, année UH, s.d., p. 344-392. 2. Pour cette lecture de la loi, voir l'important ouvrage de J Rogozinski, Kanlen, Paris, 1996, p. 136.

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donne» exactement? Quelle est la « maUere» de la relation? Quel contenu partagent les « divers » ? 11faut se garder d'une lecture trop « optimiste » du texte kantien, liée soit à son antécédent rousseauiste, soit à sa prétendue 6liation idéaliste. De sorte que, contre les deux tendances, il convient dês à présent d' analyser la réponse de Kant dans sa modalité la plus dure: Es gibt Bose. Ce qui se donne, c' est avant tout le mal. 11est pour les « divers » le moyen le plus « commun » de se mettre en rapport. On peut même dire plus encore : le fait qu'il y ait le mal entre les hommes et que les hommes entrent en relation les uns avec les autres dans sa langue constitue la raison premiêre de la nécessité de la loi. De même que sans la loi il n'y aurait pas même de perception du mal, sans la possibilité du mal il ne serait nul besoin de la loi. 11s'agit là d'un tournant radical, que ce soit par rapport à la relation du droit naturel de Hobbes, basée sur la possibilité de tuer et d'être tué, ou par rapport à la non-relation de l'état de nature de Rousseau. Pour Kant, la relation est inséparable de la possibilité du mal. Mais cela n'empêche pas la présence de la loi; au contraire, cela l'implique. Lorsque Kant emploie la célêbre métaphore du « bois tordu» - que la loi doit et en même temps ne peut jamais complêtement redresser -, il fait référence à cette dialectique. D'un côté, la « faute » nous est donnée tout d' abord, sans que nous puissions la refuser car elle est inextricablement liée à notre nature; de l'autre, cette donnée destinale ne devient visible que par contraste avec la loi. Là est la ligne décisive qui sépare Kant de Rousseau. La loi ne prescrit pas le retour à la nature parce que la nature humaine contient en germe le contraire exact de la loi. C'est pourquoi la communauté n' est jamais pensée par Kant en termes, hégéliens ou marxiens, de réappropriation par l'homme de son essence propre, car cette essence se présente dês le début comme une dette, un manque, un negativum que l'histoire n'a pas produit ni ne peut guérir; qu'elle ne peut pas même saisir dans la mesure ou, depuis toujours, elle en est précédée. En ce sens, on ne peut pas dire que l'origine -la nature humaine soit tombée en décadence dans l'histoire, mais plutôt que l'histoire est tombée, s'est même précipitée dans la fissure de l'origine. La question est posée dans les Conjectures sur le commencement de I'histoire humaine, ou, semblant suivre dans toutes ses étapes la généalogie de Rousseau, Kant fait finalement volte-face. Le point de départ commun entre les deux philosophes à l' égard de l' ancienne théodicée réside dans le transfert à l'homme de la responsabilité du mal que celle-ci attribuait à Dieu. Mais à la différence que Rousseau se heurte à la difficulté logique de conjuguer

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cette attribution avec son propre présupposé de la bonté originelle de la nature humaine. 11ne me semble pas que le problême puisse être résolu, comme le voudrait Cassirer, grâce à la distinction entre I'homme, individu singulier, - innocent - et la société dans son ensemble, à l'inverse coupable1• Car ce qui, du point de vue de Kant, se révêle problématique - voire aporétique -, c'est précisément cette distinction. Existe-t-il un homme avant la société? Et quel est-il? Il s'agit encore une fois de la question de l' origine et de l' écorce mythique dans laquelle Rousseau tend à l' envelopper. Il est vrai - admet Kant - que, contrairement à ce que voudrait la Vulgate, le philosophe français tient pour impossible le retour à l'état d'innocence originelle. Mais cette impossibilité doit être déduite non seulement de la considération générale que l' on ne peut remonter le cours de l'histoire, mais aussi, et surtout, de celle, plus intrinsêque, qu'une semblable origine n' existe pas en tant que telle. Voilà le nouveau front sur lequel se situe Kant, en continuité - mais aussi en opposition - avec Rousseau. Lorsqu'il écrit que I'homme n'a pas le droit de « mettre sa propre faute sur le compte d'un crime originel, perpétré par ses ancêtres [...] mais qu'il doit assumer leur acte comme ayant été accompli de plein droit par lui-même, et ainsi faire retomber entiêrement sur lui-même la responsabilité de tous les maux qui résultent du mauvais usage de sa raison, étant donné qu'il peut fort bien se rendre compte qu'il se serait conduit exactement de la même maniêre dans les mêmes circonstances »2,il bouleverse, de fait, le récit de Rousseau sur la « chute» succédant, et s'opposant, à l'innocence originelle. A l'origine de I'homme - et c'est cette pensée de Rousseau que Kant « pense» au-delà de Rousseau -, est la liberté qui porte déjà en elle la possibilité du mal : « L'histoire de la nature commence donc par le Bien, car elle est l'reuvre de Dieu ; I'histoire de la liberté commence par le Mal, car elle est l'reuvre de l'homme. ».\ 2. Toutefois, cette « antériorité » du mal n'est rien moins que simple. Elle ne cOIncide en aucune maniêre avec une forme de prédétermination. Le mal marque la nature humaine dês l'origine, uniquement parce qu'il est

1. E. Cassirer, Le problême Jean:flU"Jues Rousseau, op. cit. 2. E. Kam, Mutmasslicher Anfang der Menschengeschichte, in Gesammelte Schriften, op. cit., vaI. VlII (trad. franç., Conjectllres sur le commencement de I'histoire humaine, in CEuvres philosophiqtles, op. cit., vaI. 11, p. 519-520). 3. Ibid., p. 511.

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inextricablement lié à notre liberté. Mais s'il est vrai que nous sommes, nécessairement, portés au mal, qu' en est-il alors de la liberté el1e-même ? En quel sens pouvons-nous continuer à nous déclarer libres ? Comment cette liberté est-elle conciliable avec la naturalité du mal? Kant aborde cette question de front dans LA Religion dans les limites de la simple raison, suivant une modalité logique qui pousse à ses extrêmes limites la déconstruction du mythe rousseauiste de l'origine. Il part d'une définition, qui est en même temps une distinction, par laquel1e il n'est pas loin de signifier que l'origine ne peut être définie que par l' altérité qui la sépare d' elle-même. « L' origine (premiere) [...] peut être considérée soit comme origine rationne/le, soit comme origine tempore/le. Dans le premier sens on considere simplement l' existence de l' effet ; dans le second on considere son aaomplíssement, et on regarde l'effet en tant que donné en le rapportant à sa cause dans le temps. »1 Ce dédoublement différentiel permet à Kant de rendre compatibles le principe de la naturalité du mal et celui de l'absolue liberté. Ils sont compossibles parce qu'ils sont co-originaires. Il est vrai que, étant inné, le mal existe avant l'action qui le concrétise. Pourtant, cette préexistence doit être interprétée d' apres un critere rationnel, non pas temporel. Pour ne pas entrer en contradiction avec le príncipe de liberté - avec la liberté en tant qu'origine -, il est nécessaire de penser aussi le principe du mal, plutôt que comme une inclination naturelle déterrninante, comme une maxime - mauvaise, en ce sens que le libre arbitre se donne à lui-même. De cette maniere, le libre arbitre - la liberté - devient le príncipe même de ce dont il tire aussi en même temps son origine. L'origine de son origine. C'est-à-dire une origine in-originaire - elle-même originée par ce qu'el1e origine: « Mais puisque le premier fondement de l'adhésion que nous dormons à nos maximes doit toujours à la fin reposer sur le libre arbitre, et ne peut done être un fàit, qui pourrait être donné dans l'expérienee, le bien ou le mal dans l'homme (eomme fondement subjeetif premier de l'adhésion de telle ou telle maxime par rapport à la loi morale) ne peuvent done être dits qu'innés, mais dans ee seul sens qu'ils sont, avant tout usage de la liberté dans l'expérienee (depuis la prime jeunesse en revenant en arriêre jusqu'à la naissanee), situés au fondement et qu' on se les représente eomme existant dans l'homme dês la naissanee, sans pourtant que la naissanee en soit la cause. »2

1. E. Kant, Die Religion illIlerha/b der Cren