Cinéma et colonialisme: naissance et développement du septième art au Sri Lanka (1896–1928) 2296561764, 9782296561762

Débutant par une analyse de sa période primitive et croisant les liens entre colonisation britannique, ethnicité et déve

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Cinéma et colonialisme: naissance et développement du septième art au Sri Lanka (1896–1928)
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Champs visuels Collection dirigée par Pierre-Jean Benghozi, Raphaëlle Moine, Bruno Péquignot et Guillaume Soulez Une collection d'ouvrages qui traitent de façon interdisciplinaire des images, peinture, photographie, B.D., télévision, cinéma (acteurs, auteurs, marché, metteurs en scène, thèmes, techniques, publics etc.). Cette collection est ouverte à toutes les démarches théoriques et méthodologiques appliquées aux questions spécifiques des usages esthétiques et sociaux des techniques de l'image fixe ou animée, sans craindre la confrontation des idées, mais aussi sans dogmatisme.

Dernières parutions Joseph BELLETANTE, Séries et politique. Quand la fiction contribue à l’opinion, 2011. Sussan SHAMS, Le cinéma d’Abbas Kiarostami. Un voyage vers l’Orient mystique, 2011. Louis-Albert SERRUT, Jean-Luc Godard, cinéaste acousticien. Des emplois et usages de la matière sonore dans ses œuvres cinématographiques, 2011. Sarah LEPERCHEY, L’Esthétique de la maladresse au cinéma, 2011. Marguerite CHABROL, Alain KLEINBERGER, Le Cercle rouge : lectures croisées, 2011. Frank LAFOND, Cauchemars italiens. Le cinéma fantastique, volume 1, 2011. Frank LAFOND, Cauchemars italiens. Le cinéma horrifique, volume 2, 2011. Laurent DESBOIS, La renaissance du cinéma brésilien (1970-2000), La complainte du phoenix, 2010. Laurent DESBOIS, L’odyssée du cinéma brésilien (1940-1970), Les rêves d’Icare, 2010. Guy GAUTHIER, Géographie sentimentale du documentaire, 2010. Stéphanie VARELA, La peinture animée. Essai sur Emile Reynaud (1844-1918), 2010. Eric SCHMULEVITCH, Ivan le Terrible de S. M. Eisenstein. Chronique d'un tournage (1941-1946), 2010. David BUXTON, Les séries de télévision : forme, idéologie et mode de production, 2010. Corinne VUILLAUME, Sorciers et sorcières à l'écran, 2010. Eric BONNEFILLE, Raymond Bernard, fresques et miniatures, 2010.

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Collection « Champs Visuels »

Maquette : Marie-Pierre RIVIÈRE, Sabine TANGAPRIGANIN Bureau Transversal des Colloques, de la Recherche et des Publications

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La loi du 11 mars 1957 interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute reproduction, intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants cause, est illicite. ISBN : 978-2-296-56176-2 EAN : 9782296561762

À mon père Robin Tampoe, cinéaste sri lankais…

    Je voudrais tout d’abord remercier mes parents pour m’avoir fait découvrir le monde du cinéma, plus particulièrement ma mère qui y a facilité mon entrée grâce aux innombrables contacts qu’elle a gardés dans le milieu du cinéma sri lankais. Sans son aide, ce travail aurait sans doute été beaucoup plus long et ardu. Ma gratitude s’adresse au Professeur Jacques Tual pour avoir accepté de diriger ce travail, pour son soutien efficace et infaillible. Ce travail a pu être mené à son terme grâce à mon centre de recherche le CRLHOI dont l’efficace politique de soutien aux doctorants travaillant sur l’océan Indien a porté ses fruits. Enfin, je remercie ma famille pour la patience et la compréhension dont elle a fait preuve durant toutes ces années de recherche et de rédaction.

 1   L’intérêt d’une étude consacrée au cinéma sri lankais réside dans la richesse d’un sujet encore peu exploré par la recherche française. S’il est vrai que l’Inde jouit d’une place reconnue dans nos études en sciences humaines et sociales, le Sri Lanka (autrefois Ceylan) en demeure encore largement absent1. Aussi, une réflexion sur la culture et la société contemporaine du Sri Lanka nous a-t-elle semblé légitime d’autant que son histoire et sa géographie le relient à celles du grand voisin indien. Le choix du septième art comme thématique principale s’explique par la place privilégiée qu’occupe ce domaine dans l’approche de l’histoire culturelle et littéraire des sociétés contemporaines. Si le cinéma indien suscite actuellement un intérêt accru chez les chercheurs, celui du Sri Lanka, tout en ayant ses origines dans le souscontinent, est demeuré dans l’ombre de son grand voisin. Cependant, l’historiographie occidentale du cinéma commence à prendre conscience de l’importance du cinéma sri lankais et de son caractère resté jusqu’ici confidentiel, comme l’attestent les travaux d’Ian Conrich2. Aucun travail universitaire n’avait encore été entrepris en France sur ce sujet et encore moins sur son rapport à l’ethnicité, lacune liée entre autres au conflit armé qui a déchiré le Sri Lanka pendant plus de 25 ans. De 2004 à 2009, des alertes à la bombe, le couvre-feu, les risques d’émeutes et la fermeture de l'accès aux artères principales ont entravé le fonctionnement des bibliothèques et des archives 1 2

Eric Meyer, professeur d’histoire à l’Inalco et auteur de nombreux ouvrages sur le Sri Lanka, fait exception. Le Dr. I. Conrich et N. Gillet (éds), « Cinema in Sri Lanka : A Symposium », Asian Cinema, Vol. 19, n°2, Fall/Winter, Philadelphie : Asian Cinema Studies Society, 2008.

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nationales ; sans compter les dégâts occasionnés à l’infrastructure et au patrimoine cinématographiques. Les sources primaires sur l’art et l’industrie cinématographiques indispensables à notre recherche, sont très dispersées et nécessitaient d’être collectées et répertoriées. La disparition des supports papiers et audio-visuels s’explique aussi par le fait que beaucoup de films ont péri dans des incendies en raison du support inflammable des pellicules. Les pages qui suivent analysent l’implication du cinéma dans les conflits ethniques traversés par l’île, le prisme du cinéma permettant de mieux saisir l’importance de la revendication identitaire qui s’est emparée des Cinghalais. Malgré le manque d’autorité scientifique attribué à la presse écrite, cette dernière s’est pourtant avérée une source de documentation précieuse et accessible, permettant de relever une importante quantité de données concernant l’évolution du cinéma entre 1896 et 1966, période circonscrite par notre étude. L’existence de nombreux travaux de spécialistes sri lankais sur le cinéma cinghalais a nourri notre réflexion en apportant de nouveaux éclairages sur le sujet traité. Les efforts faits pour la conservation de ce patrimoine fragile au Sri Lanka se sont surtout heurtés à l’instabilité politique engendrée par la guerre mais aussi aux coûts élevés des moyens de conservation, au climat tropical, et à une certaine attitude à l’égard du concept même de conservation. De plus, l’ethno-centrisme cinghalais – l’un de nos sujets de réflexion – n’est guère favorable à l’idée qu’il faille conserver des documents évoquant la contribution des Indiens au cinéma sri lankais. L’une des salles les plus prestigieuses de Colombo, l’Elphinstone Theatre, construite par l’Indo-parsi J.F. Madan n’a gardé aucune trace de ses origines indiennes, hormis un buste ornant discrètement le sommet de sa façade… Il faut en outre déplorer la disparition de la première salle de cinéma de l'île, l’Empire Theatre édifié au

        

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cœur de la capitale en 1917, remplacée dans les années 1990 par des appartements de luxe. Notre travail de recensement des salles de cinéma de Colombo construites entre 1920 et 1960 nous a révélé l’étendue des dégâts et de la gravité des dysfonctionnements occasionnés par la guerre ethnique. Plusieurs des bâtiments typiques des années 1920 ou 1930, il est vrai, vétustes et hors normes ont été détruits, rebaptisés ou remplacés par des multiplexes. Les propriétaires de salles, inconscients de leur valeur culturelle, s’empressent de les transformer en salles plus modernes, mieux adaptées aux besoins d’aujourd’hui. Dans un environnement où l’héritage cinématographique est menacé, et les tensions sont palpables, nous avons mesuré l’importance d’avancer rapidement, nous efforçant d’appuyer notre réflexion par des informations de première main. La connaissance des langues cinghalaise et tamoule s’est avérée indispensable, certains de nos interlocuteurs ne maîtrisant pas l’anglais. Le fait d’être originaire du pays et d’appartenir à une famille de cinéastes sri lankais a été un apport majeur pour notre travail. La publication de cet ouvrage en langue française devrait donc permettre aux lecteurs francophones de découvrir le cinéma sri lankais. Notre étude se divise en deux parties : la première intitulé Cinéma et Colonialisme : Naissance et Développement du septième art au Sri Lanka (1896-1928) est consacrée à l’implantation du cinéma au Sri Lanka dans un contexte colonial ainsi que la consolidation de cette industrie au cours du premier quart du 20e siècle. Un deuxième volume intitulé Cinéma et Conflits ethniques au Sri Lanka : vers un cinéma cinghalais « indigène » (1928 à nos jours) examine la manière dont le septième art a évolué vers une production en langue cinghalaise, soutenue par un discours idéologique nationaliste pro-cinghalais. Le discours nationaliste sur le cinéma « indigène», débat essentiel de notre problématique, atteint son paro-

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xysme dans la décennie 1956-1966, ces dates correspondant à l’anniversaire des vingt ans d’existence du cinéma cinghalais. Notre travail qui relie la naissance du cinéma cinghalais à la domination de cette industrie par des étrangers et des minorités non-cinghalaises s’est donc avéré un sujet délicat. Mais c’est bien cette rivalité identitaire, favorable à une dérive xénophobe, qui est au cœur de notre réflexion. Enfin, notre problématique étant à la croisée de plusieurs axes, il était indispensable d’adopter une approche historique et socio-culturelle et de travailler dans la durée pour faire apparaître les diverses périodes d’influences étrangères qui se succèdent au 20e siècle, et conduisent vers l’émergence d’un cinéma cinghalais, dit « indigène ».

INTRODUCTION Le cinéma sri lankais n’est pas une exception à la règle selon laquelle tout cinéma porte en lui l’empreinte de la société, de la culture et du contexte historique dans lesquels il naît1. Dans une île où les appartenances ethniques, religieuses et linguistiques ont déterminé le cours de son histoire, le cinéma y a joué un rôle fondamental2. Nous pouvons faire remonter les origines du septième art au Sri Lanka à une période proche de la date communément attribuée à la naissance du cinéma mondial, c’est-àdire au 28 décembre 18953. Depuis lors, tout en s’insérant dans le canevas d’une société multi-culturelle, le cinéma a suivi les méandres socio-politiques du pays, laissant pressentir les tensions et conflits qui vont surgir au cours du 20e siècle. Les efforts individuels ou collectifs en faveur du développement des trois secteurs de l’industrie – la production, la diffusion en salle et la distribution – ont donc été influencés par l’ethnicité caractéristique de cette société, la conscience d’appartenir à un groupe ethnique l’emportant sur l’envie d’œuvrer de concert. Notre travail prend comme point de départ le développement de l’industrie cinématographique sri lankaise par 1

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D’emblée, une précision s’impose : l’appellation « Ceylan », héritée de la période coloniale, fut remplacée en 1972 par (le) « Sri Lanka ». Notre recherche englobant la période allant de 1896 à 1966, ces deux noms ont été utilisés selon l’époque à laquelle nous nous référons – « Ceylan » et « ceylanais » pour la période correspondant à la colonisation anglaise ainsi qu’aux premières décennies qui suivent l’indépendance du pays, et le « Sri Lanka » et « sri lankais » pour désigner le pays à partir de 1972 à nos jours ainsi que pour les références d’ordre général. Le Sri Lanka compte plusieurs communautés se distinguant par des critères marqueurs d’identité, dont la langue et la religion : une majorité cinghalaise bouddhiste, des minorités tamoule et musulmane auxquelles viennent s’ajouter des métis luso-cinghalais. Date à laquelle se déroula la projection des Frères Lumière à Paris.

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des personnes extérieures à la majorité cinghalaise. De 1896 à 1928, le contrôle des trois secteurs du cinéma par des Britanniques et des Indiens est un des points saillants de l’histoire du septième art au Sri Lanka. Les premiers exploitants, appartenant pour la plupart à la bourgeoisie coloniale, ont édifié des salles de cinéma, établi les circuits de distribution et inscrit la colonie ceylanaise dans les réseaux naissants du cinéma du début du 20e siècle. Le rachat de ces mêmes sociétés cinématographiques « étrangères » par des Tamouls et des Musulmans autochtones à partir de 1928 marque le début d’une seconde période. Enfin, l’entrée en scène tardive, après 1947, d’autochtones cinghalais dans l’industrie ouvre une troisième phase durant laquelle sont réalisés les premiers films en langue cinghalaise. Dès les années 1940, l’industrie du cinéma à Ceylan attire à elle de nombreux talents en même temps que des foules de spectateurs, mais le marché est alors contrôlé par les producteurs indiens auxquels on doit d’ailleurs une bonne partie de l’infrastructure régionale. La présence de metteurs en scène, de techniciens et de maquilleurs indiens sur les plateaux de tournage ceylanais fera des premières cinématographies cinghalaises de véritables répliques du cinéma indien populaire. Le développement au cours du 20e siècle du cinéma par des exploitants étrangers a été perçu comme menaçant pour la culture cinghalaise, introduisant l’idée que le cinéma n’était ni plus ni moins qu’un outil de propagande pour répandre des cultures étrangères. Que les minorités tamoule et musulmane ceylanaises aient pris la relève des Indiens et des Européens n’a pas pour autant apaisé le mécontentement des Cinghalais. Il en a résulté une mortification pour la fierté identitaire des Cinghalais qui n’ont vu dans ce transfert qu’une prolongation du monopole des étrangers sur un cinéma dont demeurait exclue la majorité cinghalaise. C’est à partir des années 1950 que le nationalisme cinghalais

        

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qui sévit dans d’autres domaines touche l’industrie cinématographique. Les résistances à l’influence étrangère proviennent alors d’une partie de la population cinghalaise conservatrice : l’intelligentsia cinghalophone (le Sinhala literati), les critiques cinématographiques et les journalistes engagés cinghalais, mais aussi de l’État sri lankais. Ainsi, les origines non-cinghalaises des fondateurs de l’industrie ont-elles été l’élément clé dans la construction d’un discours xénophobe à Ceylan, exigeant des cinématographies cinghalaises plus « authentiques ». Le processus de « cinghalisation » (sinhalization) de l’art cinématographique prend une ampleur considérable à partir de 1954 lorsqu’advient le 2500e anniversaire du Bouddha. Il faut s’attarder sur la fierté cinghalaise résultant du rôle de gardien du bouddhisme que le peuple cinghalais s’est octroyé historiquement. Parmi les mythes fondateurs qui nourrissent la conscience cinghalaise figure la fuite du bouddhisme chassé de sa terre natale par l’hindouisme et qui trouve refuge à Ceylan. Les querelles ancestrales qui opposent l’Inde au Sri Lanka finissent ainsi par trouver leur expression dans le cinéma. C’est pourquoi on ne saurait négliger le rôle joué par les mythes et phantasmes hérités par les Cinghalais de leur histoire pré-coloniale. Le cinéma « national » cinghalais s’est fixé également pour objectif de se démarquer de la période coloniale par une cinématographie qui prendrait le contre-pied des films occidentaux dominant jusqu’alors les écrans. L’instrumentalisation par le régime colonial de l’invention cinématographique pour projeter la grandeur impériale britannique a sans doute contribué à exacerber ce sentiment, en renforçant l’image de l’homme blanc et sa domination de l’autochtone. En réalité, la présence britannique dans la région de l’océan Indien a permis une convergence extraordinaire entre l’art cinématographique, l’élite dirigeante, la bourgeoisie anglophone et les castes marchandes de l’Inde et du Sri Lanka. Le

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réseau des colonies anglaises a constitué un marché naturel pour transformer le cinéma en un commerce hautement rentable. Mais, si l’activité commerciale et créative du cinéma a favorisé une collaboration entre colon et colonisé, elle en a également éloigné une grande partie de la population sri lankaise, privée d’une éducation « à l’occidentale » lui permettant d’y participer. Nuançons ceci en soulignant que, contrairement à l’Inde, le Sri Lanka jouit d’un niveau élevé d’alphabétisme et qu’une grande partie de la population y suit attentivement la politique locale et internationale1. La relation étroite qu’entretiennent les Sri Lankais avec leur contexte politique explique les passions ethno-politiques qui ont secoué ce pays durant plusieurs décennies. Il faut également évoquer la concomitance entre la date de la sortie du premier film en langue cinghalaise Broken Promise, le 21 janvier 1947, et celle de l’indépendance du Sri Lanka, le 4 février 1948. Ce parallèle entre la construction d’une jeune nation et celle d’un cinéma national constitue alors tout un symbole et l’industrie du cinéma figurera désormais parmi les institutions bientôt baptisées « nationales »2. Notre étude a tenu compte de ce type de coïncidences au cours du 20e siècle entre le cinéma et la reconquête de l’identité « nationale », entre les phases constructrices du cinéma et la décolonisation durant lesquelles de nouvelles nations ont vu le jour. La nation devient alors « l’axe central en fonction duquel les films sont régulés, produits, consommés et canonisés »3. Si l’on suit la définition de la « nation » comme représentant une entité culturelle et ethnique, alors

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E. Meyer, Sri Lanka entre particularismes et mondialisation, Paris : La Documentation Française, 2001. W. Dissanayake et A. Ratnavibushana, Profiling Sri Lankan Cinema, Colombo : Asian Film Centre, 2000, p. 14. P. Jaikumar, Cinema At the End of Empire : A politics of transition in Britain and India, Durham/Londres, Duke University Press, 2006, p. 3.

        

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l’existence de plusieurs « nations » à Ceylan a rendu plus complexe ce processus. Disons aussi que le cinéma à Ceylan n’a pas tant servi d’instrument d’agitation anti-coloniale qu’il n’a été un moyen de valoriser la culture cinghalaise par rapport aux autres groupes ethniques. Des mouvements anti-coloniaux d’une ampleur comparable à ceux du continent indien ont été largement absents du territoire ceylanais. Bien au contraire, le processus de décolonisation s’est déroulé relativement paisiblement, les Britanniques se servant habilement de la bourgeoisie locale anglophone, formée en Angleterre, pour assurer cette transition. Sans doute ce passage sans heurts à l’indépendance est-il attribuable aux leçons apprises des turbulences qui caractérisèrent, quelques années auparavant, l’obtention par les Indiens de leur autonomie. Toutefois, c’est précisément la prise du pouvoir dès l’indépendance par les Ceylanais anglicisés et pro-occidentaux, bien que transitoire, qui va exacerber la tonalité agressive des revendications nationalistes cinghalais, nonanglophones. Ces derniers constatent alors que les Pukka Sahibs1 ont été remplacés par des compatriotes issus du même moule, autrement dit, des « maîtres à peau brune » ou Brown Sahibs. L’abîme de violence dans lequel l’île est plongée en 1958 est aussi tragique que le passage à l’indépendance avait été pacifique, la majorité cinghalophone rurale ayant refusé d’être dirigée par des compatriotes occidentalisés. Notre étude ne peut donc contourner l’analyse de la période coloniale, ni les troubles politiques qui ont marqué la période post-indépendance, l’industrie du cinéma traduisant une fois encore ces réalités par des parallèles intéressants. Ainsi de la sortie en 1956 de Rekawa, premier film dit « authentique » et le renversement du gouvernement pro1

Expression argotique, Pukka sahib dérive de l’hindi et signifie « maître ».

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occidental par un parti nationaliste deux ans plus tard. Les tensions au sein de l’industrie cinématographique sont en réalité l’écho des grands mouvements nationalistes antitamouls et anti-musulmans et, à un moindre degré, anticoloniaux, dont les premiers contours se dessinent dès 1948. La structuration d’un cinéma épuré des influences indiennes et occidentales – ce que les nationalistes cinghalais appellent un « home-grown » cinéma – a alimenté les controverses politiques des années 1950, mais s’est heurtée à la question fondamentale de savoir quelle langue et quelle culture celui-ci allait porter à l’écran, surtout, qui en seraient les financiers. Pour les patriotes cinghalais, la réponse ne fit aucun doute : le cinéma cinghalais devait symboliser la légitimité du peuple cinghalais et sa suprématie par rapport aux autres communautés du pays. De plus, en l’absence de mécènes cinghalais en nombre suffisant, ce cinéma devait obtenir le soutien financier et moral de l’État et être reconnu par la communauté internationale1. Dès les années 1960, on va donc envisager la mise en place d’un cinéma reflétant davantage les réalités socio-culturelles du pays, dénommé deshya sinamava et jathika sinamava, traduisibles en anglais par indigenous cinema et national cinéma, synonymes pour beaucoup de Ceylanais de « cinéma cinghalais ». Les cinéastes patriotes cinghalais, tout en manifestant le plus grand dédain pour la culture occidentale, se serviront pourtant d’une invention occidentale pour redécouvrir leur identité, ce que Wimal Dissanayake dénomme « une contradiction profonde » dans la construction du cinéma cinghalais « indigène »2. Les partisans de l’idéologie pro-cinghalaise 1

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Dans le contexte multi-culturel du Sri Lanka où sévissent des nationalismes rivalités ethniques, il est difficile de parler d’un cinéma « national » aussi facilement que d’évoquer un cinéma « national » français, britannique, japonais ou coréen. W. Dissanayake et A. Ratnavibhushana, Profiling Sri Lankan Cinema, Colombo : Asian Film Centre, 2000, p. 11.

        

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venaient d’un milieu bouddhiste rural et s’attaquaient aux fondateurs du cinéma issus, eux, de la bourgeoisie anglophone ou des castes marchandes tamoule ou musulmane, ces catégories se recoupant souvent entre elles. L’affranchissement du cinéma de l’emprise non-cinghalaise va donc prendre l’allure d’une lutte sociale, mais aussi économique, dirigée contre les minorités tamoules et musulmanes de tradition marchande contrôlant cette industrie. Cette corrélation entre origine ethnique et pouvoir économique amène à s’interroger sur l’aspect financier du cinéma et sa domination par des classes aisées. Pour reprendre la définition du cinéma formulée par l’UNESCO, le cinéma est classé comme un phénomène appartenant à la rubrique des industries commerciales, lié à l’un des : secteurs qui conjuguent la création, la production et la commercialisation de biens et des services dont la particularité réside dans l’intangibilité de leurs contenus à caractère culturel, généralement protégés par le droit d’auteur1.

Les raisons de l’investissement des classes moyennes dans l’industrie du cinéma en tant qu’art et en tant que commerce, résident donc dans son caractère complexe et onéreux. Le mercantilisme qui caractérise le cinéma peut bien évidemment s’expliquer par la massification de ce secteur survenue au cours du 20e siècle, à mesure qu’apparaissent de nouvelles activités liées à la création cinématographique. Cette dynamique confère ainsi au cinéma un aspect commercial qui rend incontournable la recherche de profits2.

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Définition des industries culturelles fournie par l’UNESCO : http://www/unesco/org. En 2006, la production mondiale de films par an s'élevait à 3 500 films de fiction : Screen Digest, in D.B. Nihalsingha Public Enterprise in Film Development : Success and Failure in Sri Lanka, Londres : Trafford, 2006, p. 8.

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Nous notons en effet la rapidité avec laquelle les castes prospères indiennes repèrent le goût du public pour le grand spectacle dans ce qui est alors l’Inde sous occupation britannique. De la même manière au Sri Lanka, le cinéma attire à lui des individus disposant de capitaux et d’un flair pour les affaires, capables d’assurer toute la chaîne de fabrication d’un film. La dichotomie art/commerce va aussi se superposer à celle économique et ethnique. Cette étude abordera ainsi les querelles génériques, notamment le clivage entre un cinéma commercial voué au pur divertissement et un cinéma d’auteur privilégiant l’expression personnelle. Dans les années 1950, nous verrons apparaître la détermination des cinéastes cinghalais de résister au film à formule commerciale « tourné à l’indienne », et leur volonté de revenir vers un cinéma artisanal de qualité (cottage industry). Si la double nature du cinéma, à la fois expression artistique en même temps qu’activité commerciale, met en évidence les différences économiques entre Cinghalais et « les autres », de telles généralisations incitent à la prudence, car il existe des contre-exemples que nous aurons l’occasion d’analyser. Des financiers cinghalais n’ont pas été totalement absents de l’industrie, de même que des cinéastes tamouls disposant de peu de moyens. Mais le discours nationaliste pro-cinghalais soulignera que beaucoup d’artistes, de cinéastes, et d’hommes de lettres cinghalais ont, malgré leur renommée, mené des vies très simples, loin du glamour du monde du cinéma. Les influences européenne et indienne qui dominent l’industrie du cinéma sri lankais demeurent donc un point sensible. On constate que le cinéma est un art issu tout autant de la culture orientale qu’occidentale, mais que cette symbiose ou double paternité provoque le ressentiment durable des nationalistes cinghalais. Notre discussion de la relation entre la contribution des minorités non-cinghalaises et la naissance du cinéma

        

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cinghalais « indigène » nous conduit à proposer une analyse en deux parties. On commencera par élucider la manière dont le cinéma des premiers temps s’est introduit dans la société coloniale dès la fin du 19e siècle alors que celle-ci traverse une période de bouleversements profonds. On y abordera la question des avancées technologiques et génériques qui se sont produites en Europe et aux États-Unis. L’esprit innovateur des pionniers anglo-saxons et européens et leur souci de partager cette invention avec le monde entier débouchent presque immédiatement sur la découverte de l’image animée par le public ceylanais. L’essor du cinéma durant le premier quart du 20e siècle conduit également à lui imposer une législation conçue par la Grande-Bretagne qu’il nous faudra discuter, l’Inde et Ceylan en subissant directement les effets. De même, l’implication du cinéma dans la politique coloniale est un volet important de la naissance du cinéma à Ceylan, notamment la façon dont la culture européenne s’est diffusée dans les colonies à travers le mouvement documentaire britannique ou les Empire Films. Notre thèse étant que l’empreinte britannique ainsi que la domination commerciale indienne du marché ceylanais ont été favorables à la naissance d’un cinéma cinghalais national, nous nous interrogerons dans ce volume sur le rôle joué par l’Inde, l’autre source majeure du cinéma ceylanais. En cela, la contribution du théâtre parsi au cinéma cinghalais apparaît essentielle. Le soutien apporté par le régime colonial et par les castes marchandes indiennes au théâtre parsi, et par extension, au cinéma naissant en Inde et à Ceylan suggère l’existence d’une collusion non seulement entre cinéma et théâtre, mais aussi entre colons et colonisés. Ainsi, l’infrastructure cinématographique de la colonie ceylanaise et ses premières cinématographies ont, d’évidence, puisé leurs sources dans le fonds commercial et culturel indien.

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Enfin, nous terminerons par l’examen du déclin des sociétés de production indiennes durant les années 1930 et le transfert de leurs activités cinématographiques vers la communauté tamoule de Ceylan. L’essentiel de notre discussion aboutissant à définir le lien existant entre l’œuvre fondatrice des Européens et des Indiens, et la naissance d’un cinéma cinghalais « national et autochtone ».

  #+$+('$2&*$% +7:@A>1:A;@8 Les premières formes cinématographiques apparaissent à Ceylan à partir de 1895 dans un contexte de bouleversements profonds au sein de la société coloniale. Dans ce chapitre nous esquisserons les grandes lignes de ces changements socio-économiques et politiques induits par la présence coloniale britannique dans les dernières décennies du 19e siècle et qui coïncident avec la naissance du cinéma. Nouvelle forme d’expression artistique et nouvelle source de gains financiers, le cinéma, à peine arrivé, va participer à ces transformations, perçu à la fois comme le symbole du progrès occidental et le véhicule spectaculaire de cultures étrangères. L’année 1802 marque à Ceylan le début de la colonisation britannique1. Impliqués jusqu’alors dans les conflits entre Portugais et Hollandais, les habitants de l’île sont soumis à un nouveau conquérant européen2. Près d’un siècle et demi de présence britannique à Ceylan laissera des empreintes profondes dans le domaine politique et économique, mais aussi, au tournant du 20e siècle, sur le plan artistique et intellectuel. L’essor économique lié aux plantations de thé, de café et d’hévéas, les lois fondées sur le libéralisme qui inspirent alors l’Angleterre sont aussi des éléments importants pour notre discussion. 1 2

Le royaume de Kandy résista jusqu’en 1848, par deux soulèvements armés, à l’avancée des Britanniques. Ceylan a été sous l’autorité de la Compagnie anglaise des Indes jusqu’à la prise de pouvoir par la Couronne Britannique à partir de 1802 passant alors par une période où les deux administrations coexistaient (dual control).

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C’est à partir de 1830 que le véritable tournant de l’histoire ceylanaise intervient avec l’arrivée dans l’île de Sir William M.G. Colebrooke et de Charles H. Cameron1. Ces deux chargés de mission parlementaires libéraux proposent de nombreuses mesures qui vont toucher à la gouvernance de la colonie, transformer la structure traditionnelle des communautés habitant l’île et accentuer le processus d’occidentalisation de Ceylan2. La suppression dès le milieu du 19e siècle de la corvée féodale encourage la mobilité des populations auparavant fixées en des lieux d’habitation déterminés par la caste3. L’essor économique s’accompagne d’une croissance démographique, d’une forte urbanisation et de l’abandon des campagnes. Il nous faut insister sur le phénomène de la transformation de l’espace urbain à la période coloniale car l’implantation des premières salles de cinéma y est liée. Dès la fin du 19e siècle, le déplacement des populations des aires rurales vers les centres urbains encourage le développement de formes de loisirs divers – cirques, opérettes de rue, spectacles de ventriloques, des chorales, des marionnettes, le théâtre parsi – auxquels vient s’ajouter l’image animée. L’affranchissement de la population ceylanaise du carcan traditionnel va beaucoup modifier la fréquentation de ces spectacles et permettre l’édification d’infrastructures de loisirs dans les grandes villes, comme les salles de spectacles. Dès 1890, l’île est dotée d’un réseau électrique urbain, indispensable au développement de l’industrie de l’image animée. Les autres progrès technologiques des 19e et 20e 1 2 3

K.M. de Silva, History of Sri Lanka, Colombo : Vijitha Yapa Publications, 2003, p. 262-263. N. Wickramasinghe, Sri Lanka in the Modern Age : A History of Contested Identities, Londres : C. Hurst & Co. 2006, p. 40. Le bouddhisme par sa philosophie de tolérance a, depuis son adoption par des rois cinghalais, atténué les distinctions de caste.

        

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siècles – l’automobile et les télécommunications – donnent également une impulsion supplémentaire au septième art, tout en le rendant totalement dépendant d’eux. Ces nouveautés apportent à la population urbaine une plus grande mobilité et un plus grand confort, comme l’installation de ventilateurs électriques dans les salles où sont projetés les films1. Colombo, capitale et siège du gouvernement colonial, prend l’allure d’une petite métropole avec ses larges avenues bordées de banyans et de ficus, ses quartiers élégants réservés aux demeures officielles, ses églises, ses bâtiments administratifs et ses musées, jalonnés d’horloges publiques et d’une statuaire évoquant la grandeur impériale. De nombreuses rues de la capitale sont baptisées de manière à honorer les membres de la famille royale ou des hommes politiques anglais. La construction d’un port à Colombo près du Fort débouche sur une activité économique intense, expliquant l’existence sur son pourtour de nombreux hôtels coloniaux et d’immeubles de style victorien. Lieu de départ du cinéma, ce quartier reste aujourd’hui encore le cœur financier et commercial de Colombo. Les bâtiments coloniaux, affichant leur empreinte anglaise et leur contrôle sur le paysage, sont rejoints par les salles de cinéma, dont l’architecture s’inspire de l’occidentale. Le cinéma est aussi rendu accessible aux habitants des régions les plus éloignées de l’île, et ce, malgré l’inconfort des séances en plein air. Les réformateurs anglais se préoccupent d’associer à la gestion du pays une partie très réduite de la population en leur octroyant une éducation en langue anglaise. Les structures éducatives seront modelées sur les institutions métropolitaines. L’intégration au système colonial de cadres subalternes autochtones va alors bouleverser les mœurs d’une 1

Le Ceylon Observer du mois d’août 1907 contient une publicité vantant ce type de confort moderne.

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partie des Ceylanais qui se familiarisent avec les nouvelles formes de gouvernement et les loisirs modernes, favorisant la naissance d’une classe moyenne, imprégnée des idées progressistes et libératrices de l’Europe1. Parallèlement à la modernisation de la colonie naît le concept d’identités ethniques, résultat de la classification raciale de la population autochtone par l’État colonial. Reprenant une tradition amorcée par la colonisation portugaise et hollandaise, les habitants sont répertoriés selon leurs « origines » linguistiques, religieuses et ethniques. Ceci devait faciliter le recensement de la population dont le premier se déroule en 18712. L’engouement pour l’Orient, le souci ethnographique et la volonté de fabriquer une vision romantique de la société ceylanaise viennent renforcer cette tendance. En vérité, cette stratification arbitraire aboutit à une société divisée où chacun doit se reconnaître par rapport à un groupe ethnique pré-déterminé. Tout en mettant les Ceylanais sur la voie de l’occidentalisation, de la liberté individuelle, du suffrage universel et de l’égalité des droits, ces distinctions inventées par le régime colonial ont pour effet de creuser les différences entre eux. On aperçoit ainsi la volonté des Britanniques de contrôler les autochtones en les divisant en groupes distincts3. La découverte de « familles » de langues par les philologues du 19e siècle a renforcé cette tendance. L’idée s’est cristallisée selon laquelle les Cinghalais, locuteurs d’une langue indo-aryenne, appartiennent à la « race » aryenne, à distinguer des locuteurs du tamoul, langue dravidienne, 1 2

3

G.C. Mendis, Ceylon Today and Yesterday, Colombo : Lake House Publishers, 1977, p. 78. D. Rajasingham-Senanayake, « Identity on the Borderline : Modernity, New Ethnicities, and the Unmaking of Multiculturalism in Sri Lanka », N. de Silva (éd.) The Hybrid Island : Culture crossings and the invention of identity in Sri Lanka, Colombo : Social Scientists’ Association, 2003, p. 53-55. « An imperial project of control », voir N. Wickramasinghe, Ethnic Politics in Colonial Sri Lanka Vikas Publishing, 1995, p. 13.

        

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désormais qualifiés de « dravidiens ». Ce qui constituait au départ un concept développé essentiellement en vue d’une classification linguistique s’est « racialisé » vers le milieu du 19e siècle. Ainsi, des composantes réellement multiculturelles et hybrides souvent aux frontières de plusieurs cultures, se transforment-elles en blocs monolithiques, les intellectuels autochtones s’en inspirant pour fonder leurs propres théories et idéologies nationalistes1. Les découvertes ethnolinguistiques du 19e siècle vont donc modeler le sentiment identitaire au cours du 20e siècle et nourrir les conflits qui vont éclater au sein de l’industrie du cinéma. C’est également à la fin du 19e siècle qu’est introduit comme critère classificatoire prédominant, la notion de nombre. Les classements qualitatifs s’accompagnent de classements quantitatifs et conduisent à la création d’une communauté définie comme la « majorité cinghalaise », et d’autres définies comme des « minorités »2. La colonisation britannique aura ainsi été, comme l’indique N. Wickramasinghe, une « interpénétration totale » laissant son empreinte tant sur l’économie que sur la société ceylanaise, les habitants s’efforçant de choisir – à l’intérieur d’un régime autoritaire – ce qui leur semble utile, interprétant la culture et l’idéologie britanniques à leur manière3. À partir de cette classification ethnique s’installent une hiérarchie et une échelle de valeurs, nourries par des visions coloniales. Certaines communautés seront favorisées par le colonisateur par rapport à d’autres selon les périodes ou les tendances politiques de la gouvernance de la colonie. Conservant leur culture d’origine pour des raisons géographiques d’enclavement, les Cinghalais bouddhistes du massif central de la région de Kandy, fiers héritiers du 1 2 3

A. Gunaratne, «What’s in a Name ? Aryans and Dravidians in the Making of Sri Lankan Identities », in Hybrid Island, op. cit., p. 22-24. Eric Meyer, Particularisme et mondialisation, op. cit., p. 34 N. Wickramasinghe, Sri Lanka in the Modern Age, op. cit., p. 44-72.

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dernier royaume cinghalais, sont protégés par le discours colonial. Avoir orchestré une résistance efficace aux Britanniques au cours du 19e siècle conforte ces derniers dans leur imaginaire à considérer leur groupe comme étant « pur et non-souillé »1. Plus tard, le cinéma « indigène » y puisera ses futures thématiques : l’environnement rural, le temple et le village, choix antithétique au grand spectacle mélodramatique. La majorité bouddhiste, locutrice du cinghalais, vernaculaire dominant, devient alors au cours du 20e siècle, le redoutable adversaire de la bourgeoisie anglophone, s’opposant à leurs compatriotes ayant, à leurs yeux, « succombé », face à l’évangélisation chrétienne et à l’idéologie occidentale. Les efforts des théosophes Henry Steel Olcott et Helena Blavatsky qui séjournent à Ceylan en 1882, vont cependant redorer l’image du bouddhisme, donnant aux fidèles une fierté utile à la structuration de leur identité2. La mutation la plus significative qui résulte des réformes politiques et économiques durant la période précinématographique, c’est-à-dire avant 1895, est la naissance précisément d’une « culture coloniale ». Malgré les rapports, souvent ambigus, entre les autochtones et les colonisateurs, l’adhésion des premiers à la culture occidentale s’est avérée totale. Cette culture a également répandu l’attrait pour le cinéma européen durant les années 1930, avec pour conséquence d’attiser, vingt ans plus tard, le patriotisme cinghalais. On retiendra aussi l’adoption des vêtements, des produits de beauté et d’alimentation, des loisirs, et des nouvelles machines importées d’Europe, telles la machine à coudre, l’imprimerie, le phonographe, l’appareil photographique, et bien sûr l’équipement cinématographique. Une 1 2

N. Wickramasinghe, « From Hybridity to Authenticity : the Biography of a few Kandyan Things », in Hybrid Island, op. cit., p. 71-92. K.M. de Silva, A History of Sri Lanka, op. cit., p. 344-345.

        

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réclame, parue dans le Ceylon Observer du 24 juin 1928, est même consacrée à un projecteur avec une caméra intégrée. Le « Baby-ciné », importé par la société anglaise, Colombo Apothecaries Ltd, permet aux amateurs de tourner des films à domicile et de projeter leurs images sur un écran1. Toutefois, étant donné le coût élevé de ces appareils, la création cinématographique familiale demeure encore un loisir réservé aux plus fortunés. L’engouement pour les objets coloniaux s’explique aussi par l’essor économique suscité par la réussite du thé, breuvage devenu populaire parmi les Anglais, et symbole majeur de la puissance économique impériale. Si une partie de la bourgeoisie ceylanaise adopte la tenue de soirée, la cravate, le chapeau et les chaussures typiquement anglais, une autre partie de cette même bourgeoisie manifestera ses sentiments anti-coloniaux en arborant le costume « traditionnel ». Cependant, la panoplie d’accessoires proposée par les vedettes de Hollywood est adoptée par la plupart des exploitants commerciaux du cinéma ceylanais. On assiste ici à « l’invention de la tradition » – selon laquelle les colons imposent un code vestimentaire correspondant à l’image qu’ils se sont faite de leurs colonisés, ces derniers se percevant, en définitive, à travers le regard du colonisateur2. Nous retrouverons cette réinvention de la tradition dans l’œuvre des documentaristes européens à Ceylan ; leur vision orientaliste inspirera les cinéastes autochtones à exercer un nouveau regard sur leur propre culture. Ce sont aussi les fonctionnaires du Ceylon Civil Service, administrateurs de Ceylan de 1802 à 1931 qui finissent par influencer durablement les mentalités de ceux qu’ils gouvernent. Demeurés relativement imperméables aux 1 2

Ceylon Observer, 24 juin 1928. N. Wickramasinghe, Dressing the Colonised Body : Politics, Clothing and Identity in Colonial Sri Lanka, New Delhi : Orient Longman, 2003, p. 8-9 et p. 15-16.

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influences libérales qui se répandent alors en GrandeBretagne au 19e siècle, ces représentants coloniaux constituent pour les colonisés les icônes ultimes de la grandeur impériale1. L’un de ses membres est Leonard Woolf (18801969, futur époux de l’écrivain Virginia, nommé à Ceylan en 1904. L’unique roman de Leonard Woolf, Village in the Jungle (1913), est inspiré de son Journal Officiel, rédigé alors qu’il était en charge du district de Hambantota, dans la partie méridionale de l’île où il vécut deux ans2. Woolf contribue ainsi au nombre restreint d’œuvres littéraires de source britannique sur Ceylan. Son œuvre sera portée à l’écran en 1981 par Lester James Peries, devenu aujourd’hui doyen des cinéastes sri lankais. Alors que Woolf se distingue par ses compétences d’administrateur et son bilinguisme cinghalais-tamoul, nombre de Ceylanais ont épousé la manière de vivre britannique, au point où leur enthousiasme pour les choses anglaises frôle parfois le ridicule3. C’est au cours du 20e siècle que le regroupement de personnes provenant d’ethnies, de castes et de religions différentes se fait sous l’égide de cette idéologie d’importation. Tournée vers le modernisme, elle a pour effet une sorte de gentrification de la société coloniale ceylanaise. Bien qu’occupant les rangs inférieurs de la bourgeoisie coloniale, les Ceylanais christianisés et anglicisés domineront la vie politique du pays, excluant les Bouddhistes4. On 1

2

3 4

« Ceylon’s sole ruler » : M. de Silva, L. Woolf, Diaries in Ceylon 1908-1911 : Records of a Colonial Administrator, The Ceylon Historical Journal, Vol IX-July 1959 to April 1960, nos. 1-4, Colombo : Tisara Prakasakayo (rééd : 1983), xxi. Depuis le mandat du Gouverneur Thomas Maitland (1759-1824) qui débuta en 1808, tous les administrateurs coloniaux durent tenir un journal officiel de leurs activités quotidiennes. K. Jayawardena, Nobodies to Somebodies : The rise of the colonial Bourgeoisie in Sri Lanka, New Delhi : LeftWord, 2001, xvii. K. Jayawardena, Ethnic and Class Conflict in Sri Lanka : The emergence of SinhalaBuddhiste consciousness (1883-1983), Colombo : Sanjiva Books, p. 6.

        

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observe alors le succès dans la mise en application par l’administration britannique de l’idéologie inspirée de la vision de Lord Macaulay1. On assiste ainsi au développement parallèle et conflictuel d’une société répartie entre une population cinghalaise provinciale et conservatrice, d’une part, une bourgeoisie urbaine tournée vers l’Occident de l’autre. Le désir d’adopter les modes de vie européens aliénera cette bourgeoisie de la majorité cinghalaise, créant ainsi un véritable fossé socio-culturel dans les années 1950. Cependant, il importe de signaler que cette bourgeoise s’est enrichie dès le début du 20e siècle grâce aux couches populaires urbaines qui, dès les années 1890, s’installent à Colombo. Bien qu’exclues des avantages culturels occidentaux, les classes populaires de toutes origines ethniques (Cinghalais, Tamouls, Indo-Tamouls, Malayali, Musulman, Malais, Métis) offrent un contrepoids à la classe moyenne. Ainsi, le capitalisme ceylanais généré par le système des plantations fait naître, dès la fin du 19e siècle, la conscience d’appartenir à une catégorie autre qu’ethnique2. Les ouvriers constituent aussi les futurs auditoires du cinéma. En l’absence de cinématographies cinghalaises jusqu’en 1925, ils fréquentent le cinéma étranger – occidental et indien. Ces nouvelles lignes de démarcations socio-ethniques vont apparaître dans le cinéma naissant. Parmi ceux qui fondent les premières exploitations cinématographiques on retrouve cette bourgeoisie émergente, composée d’expatriés anglais et d’autochtones anglophones alors que le public est composé de Ceylanais appartenant à des catégories sociales inférieures. Les écarts économiques entre les communautés impliquées dans l’exploitation du cinéma et ceux qui « reçoivent » l’image commencent à se dessiner. La cherté de 1 2

La politique de Macaulay était fondée sur la supériorité de la culture européenne par rapport à la culture orientale. E. Meyer, Ceylan, Sri Lanka, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 1977, p. 107.

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ce nouveau divertissement empêche à son tour une bonne partie de la population ceylanaise de s’y investir sur le plan de la création et de la commercialisation. Ceci permettra à une intelligentsia cinghalaise, et plus tard, à des étudiants marxistes, dont beaucoup sont issus de ces couches sociales populaires, de nourrir une hostilité envers la nouvelle bourgeoisie et ses spectacles occidentalisés. Cela dit, malgré une vision exaltant la communauté villageoise, condamnant les grandes villes occidentalisées et leurs loisirs sophistiqués, peu après l’indépendance, les nationalistes cinghalais vont entreprendre de récupérer l’art cinématographique et son commerce. La société coloniale dans laquelle l’invention cinématographique s’insère est donc loin d’être simple ; en son sein, prévaut la conscience d’appartenir à un groupe ethnique ou « racial » et à une hiérarchie, catégories arbitrairement inventées par le colonisateur. Ce sentiment de repli sur soi-même est essentiel à notre discussion, tout comme sa forme extrême, la xénophobie cinghalaise, car ils deviennent le moteur du mouvement qui promeut un cinéma cinghalais. LA PRESSE COLONIALE ET L’IMPERIALISME BRITANNIQUE

La colonie ceylanaise a bénéficié des progrès technologiques et de la vogue pour la presse écrite qui sévit en Angleterre dès le 19e siècle. Lorsque le cinéma fait son apparition à Ceylan, l’Angleterre victorienne est déjà un pays extraordinairement riche en revues, quotidiens et hebdomadaires. Dès les années 1850, lorsque la valeur ajoutée de l’iconographie est découverte par l’État colonial, dessins, gravures, photographies et photogravures sont mis au service des journalistes, afin que leurs reportages puissent illustrer la puissance impériale. La topographie, l’histoire naturelle, la morphologie des « indigènes », l’architecture, les monuments et prouesses techniques, enfin, la vie quoti-

        

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dienne dans les colonies, le sport et la chasse font alors la une des journaux. Les visites officielles aux colonies par des membres de la famille royale anglaise, autre domaine de prédilection de cette presse, préfigurent l’image animée : les cérémonies d’investiture royale, le décès de la reine Victoria et l’accession au trône d’Édouard VII deviendront les premières thématiques du cinéma naissant. Mais pour l’heure, ces reportages illustrés sont repris par les journaux des colonies, publiés en anglais, en cinghalais et en tamoul, diffusés auprès d’un public facile à fidéliser, constitué de l’élite coloniale et de la bourgeoisie ceylanaise. Parmi les ouvrages qui représentent la colonie sous un angle esthétique et romantique figure Souvenirs of Ceylon, ouvrage paru en 1868, qui contient « cent vingt illustrations des paysages du littoral, des fleuves et montagnes » d’une île perçue alors comme le paradis de l’Orient1. Les habitants des colonies eux-mêmes sont en retour informés des événements qui se produisent en Europe2. À partir de la deuxième moitié du 19e siècle, l’invention du télégraphe permet aux informations d’être diffusées à travers l’Empire par l’agence Reuters. Si le cinéma s’introduit dans l’île vers les années 1890, la première maison de presse et d’édition a été fondée à Colombo en 18143, imitée par de nombreuses autres entreprises d’édition dont le premier quotidien ceylanais, le Colombo Journal, établi par le gouvernement colonial en 1832. Dans le premier quart du 19e siècle, la traduction de la Version Autorisée de la Bible en cinghalais et en tamoul ainsi que des œuvres littéraires, représentent une étape supplé1 2 3

A.M. Ferguson (éd.), Souvenirs of Ceylon : a series of One Hundred and Twenty Illustrations, Londres : A. M. Ferguson, 1868 (rep : 2001). R.K. de Silva, 19th Century Newspaper Engravings of Ceylon – Sri Lanka, Londres, Serendib Publications, 1998, p. 27 et p. 174. T. Kularatne, History of Printing and Publishing in Ceylon (1736-1912) Colombo : Sridevi, 2006, p. 64-65.

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mentaire de l’expansion de l’imprimerie, renforçant au passage les nationalismes religieux. La colonie ceylanaise, en passe de devenir une société de consommation, est aussi soumise à la promotion commerciale et à la marchandisation. L’on trouve une quantité d’encarts et de réclames dans les hebdomadaires et quotidiens ceylanais dès le début du 20e siècle, certains annonçant que des premiers courts-métrages sont projetés dans les hôtels de Colombo. Doté de sa capacité à fabriquer plusieurs copies d’un film et à les diffuser simultanément, le cinéma fait aussi d’emblée entrer les Ceylanais dans le monde de la standardisation. Le triomphe remporté par le journalisme illustré concernant les pays exotiques va en même temps assurer la popularité du cinéma primitif. Ce succès témoigne du monopole qu’exercent les classes aisées sur l’art photographique, l’efflorescence iconographique favorisant leur entrée dans le monde de l’image animée. Lorsque le cinéma est introduit à Ceylan en 1901, la presse écrite en trois langues – anglais, cinghalais et tamoul – est donc largement représentée dans l’île, sa lecture quotidienne étant répandue parmi la population. Elle se développe encore plus rapidement de 1931 à 1936, sous le mandat du gouverneur Robert Horton. L’essor de la presse coloniale mènera vers l'alphabétisation des populations, tant rurales qu'urbaines, les progrès économiques et les réformes politiques faisant le reste. Tandis que les nouveaux procédés iconographiques et photographiques soulignent la grandeur d’un Empire sur lequel le soleil ne se couche jamais, une élite d’origine cinghalaise y répond en glorifiant les hauts faits héroïques des rois cinghalais ainsi que les victoires remportées contre les invasions étrangères. La vision occidentale propagée par la presse anglophone suscite le mécontentement de la population bouddhiste, enracinée dans l’anti-occidentalisme et

        

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l’anti-christianisme. Les quotidiens cinghalais et tamouls qui paraissent entre 1860 et 1886 vont procurer aux nonanglophones de nouvelles possibilités d’expression littéraire et politique, et conduire à leur épanouissement intellectuel, mais aussi spirituel. Dramaturges, écrivains et polémistes non anglophones vont débattre de questions chères au peuple cinghalais bouddhiste confrontant leurs idées à celles du groupe hétérogène anglophone et des minorités placé en position de force entre le régime colonial et eux-mêmes1. À ces courants d’idées politiques et culturelles vient s’ajouter un corollaire économique sous la forme d’une « éthique protestante du travail » qui dynamise la société coloniale à l’orée du 20e siècle. Fondé sur une idéologie antiurbaine, un bouddhisme protestataire, dont les racines plongent dans la ruralité, influence les Cinghalais jusque dans les années 1940 et 19502. L’agitation bouddhiste prend la forme d’invectives contre les Cinghalais chrétiens exprimées dans la presse et dans des libelles blasphématoires. Ces textes évoquent un sentiment de révolte dirigé contre les minorités autochtones, conduisant aux émeutes de mars 1883 durant lesquelles Bouddhistes et Chrétiens s’affrontent. Un siècle plus tard, en juillet 1983, c’est un autre conflit sanglant qui opposera Cinghalais et Tamouls. Par ailleurs, le dynamisme économique des communautés musulmanes, indiennes (Chettyars) et tamoules de Ceylan – futurs exploitants du cinéma –, devient la cible de cette littérature polémique cinghalaise. Des patriotes cinghalais, dont Anagarika Dharmapala, se servent des 1

2

Le journal le Sinhala Jathiya (trad. : « Le Peuple Cinghalais ») ainsi que le Lakmina et le Dinamina condamneront les minorités commerçantes, qualifiant les Musulmans d’« ennemis invétérés ». K. Jaywardena, Ethnic and Class Conflict in Sri Lanka, op. cit., p. 14. Le sujet du bouddhisme « protestant », expression surprenante, a été traité dans de nombreuses études dont celle d’Elizabeth Harris, Theravada Buddhism and the British Encounter, Religious, Missionary and Colonial Experience in 19th century Sri Lanka, Routledge, Oxon, 2006.

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nouveaux moyens de communication pour dénoncer les affairistes « étrangers » et demandent aux Cinghalais de boycotter leurs commerces1. Les « pogroms » de 19152 – car c’est ainsi qu’on se réfère aux actes criminels perpétrés par les Cinghalais cette fois-ci contre les Musulmans ceylanais – marqueront une autre étape dans le développement de l’ethnocentrisme cinghalais. Enfin, les nationalistes accusent les colons britanniques d’exploiter les ressources de l’île à leur seul avantage. Durant les premières décennies du 20e siècle, l’expression littéraire et théâtrale cinghalaise entre dans une nouvelle phase, soutenue d'une part, par le savoir-faire occidental sur le plan de l'édition, et, nourrie de l’autre, par le rejet d’une culture européenne envahissante3. Imprégnée de nationalisme – proche du chauvinisme –, la renaissance littéraire cinghalaise conforte l’identité du groupe cinghalais bouddhiste et fournit matière à l’élaboration du futur cinéma national. Mouvement qui nous intéresse dans la mesure où de nombreux Ceylanais d’origine tamoule et musulmane se retrouveront aux côtés de la bourgeoisie anglophone et chrétienne pour développer le cinéma et monopoliser son exploitation commerciale. Dès les années 1930 naît une presse spécialisée dans le cinéma, indiquant que le public s’intéresse déjà au septième art, et ce malgré l’absence d’une production cinématographique nationale. Cette presse axée sur la critique cinématographique adoptera également un ton dénonciateur vis-à-vis du cinéma « étranger ». Si l’essor de la culture cinghalaise se confirme dans un contexte d’anglicisation de la population, on assiste également à la minorisation de la langue tamoule renforçant le monolinguisme cinghalais ou tamoul, l’anglais jouant le rôle 1 2 3

K. Jayawardena, Ethnic and Class Conflict in Sri, op. cit., p. 13. Les émeutes durèrent du 28 mai au 5 juin 1915. Voir « The 1915 Riots in Ceylon : a Symposium », JAS XXIX (2), 1970, p. 66. R. Savarimutthu, op. cit., p. 11.

        

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de langue véhiculaire entre les communautés ethniques. On peut ainsi avancer l’hypothèse que la presse tout en contribuant à accroître le taux d’alphabétisation et à affiner l’esprit critique, a éveillé la conscience politique, ethnique et sociale d'une grande partie de la population ceylanaise1. LA PHOTOGRAPHIE COMME TREMPLIN DE L’IMAGE ANIMÉE De toute évidence, l’invention qui nous rapproche le plus du cinéma est la photographie qui voit le jour dans les années 1840 et succède au daguerréotype. Que se soit, à travers la presse anglophone ou en langues vernaculaires, l’engouement pour l’iconographie va céder la place à la photographie, puis à l’image animée. Née durant la période de l’entre-deux siècles, à l’apogée de l’impérialisme britannique, la photographie connaît une popularité considérable surtout auprès des populations urbanisées anglophones des colonies. Ce sont alors les photographes installés en Europe, aux États-Unis, en Inde et à Ceylan, qui font découvrir au public l’image animée en important des appareils et leurs supports dans les colonies. Dès 1896 – l’année de la découverte du cinéma par l’Inde – la Photographic Society of Madras fait déjà la publicité de « photographies animées » importées. D’autres firmes, comme le Bourne and Shepherd studio de Calcutta (1868), le Madras Photographic Stores et le Clifton and Company de Bombay2, ajoutent à leurs activités le tournage de réceptions, de messages publicitaires et de pièces de théâtre. En outre, la photographie est devenue un passetemps en vogue parmi l’aristocratie indienne, comme en témoigne la passion pour cet art du Maharaja Ram Singh II de Jaipur3. 1 2 3

À ce sujet voir E. Meyer, Sri Lanka, Entre particularisme et mondialisation, op. cit., p. 57. A. Radhyaksha et P. Willemen, L’Encyclopaedia of Indian Cinema, New Delhi, BFI/OUP, 1994, p. 17. Y. Thoraval, The Cinemas of India, New Delhi : Macmillan, 2000, p. 2.

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Dans la colonie ceylanaise, l’activité photographique apparaît à travers des ouvrages illustrés comme Twentieth Century Impressions of Ceylon, publié en 1907, offrant un panorama riche et intéressant de la société coloniale au tournant des deux siècles. Une information illustrée parue dans l’Illustrated London News du 9 juin 1900 concerne plus particulièrement notre étude. Elle annonce que quelques milliers de prisonniers boers seraient bientôt amenés à Ceylan et incarcérés dans un camp entouré de barbelés. Ces mêmes prisonniers sud-africains assisteront, du reste, à la première projection de cinéma à Ceylan. Les pionniers de l’image animée à Ceylan furent des photographes d’origine anglaise ou métisse, de passage ou résidant dans l’île, et membres de la bourgeoisie locale. J. Parting, qui semble avoir été le premier à s’établir dans l’île vers 1850, ouvre un studio de daguerréotypes en 1854, mais quitte Ceylan dans les années 1860 sans laisser trace de ses travaux1. W.H. Skeen, dont le père était imprimeur auprès du gouvernement colonial à Ceylan, acquiert le commerce de Parting pour son fils dans les années 1870. De même, Joseph Lawton arrivé en 1860, s’installe à Kandy, tandis que Charles T. Scowen exerce dans la colonie entre 1870 et 1876. Un autre photographe anglais, A.W.A Plâté, arrive à Ceylan en 1889, accompagné de son épouse, Clara. Ils se lancent dans la photographie commerciale et ouvrent un studio de photographie dans l’hôtel Bristol au cœur de Colombo, lieu de la première projection cinématographique, et un deuxième dans le Queen’s Hotel à Kandy. Leurs studios font partie des plus belles installations d’Asie2. En 1900, Plâté est déjà l’auteur d’un demi-million de cartes postales et de photographies de personnages célèbres dont celles de la 1 2

R.K. de Silva, op. cit., p. 19-21. A. Wright (éd.), Twentieth Century Impressions of Ceylon : its History, People, Commerce, Industries, Resources, New Delhi : Asian Education Services, 1999 (première édition, Colombo : 1907), p. 468-470.

        

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famille royale anglaise. S’il n’est pas certain que ce photographe anglais se soit orienté vers l’image animée, sa production prolifique a sans aucun doute fait prendre conscience au public ceylanais de l’intérêt de la photographie. Avantagés par leur formation occidentale et par le statut social privilégié dont ils jouissent dans la société coloniale, certains métis ceylanais profitent aussi de leurs relations avec le colonisateur pour faire de la photographie leur métier. C’est le cas d’Adolphus W. Andrée et de S.K. Lawton qui fonde sa société à Jaffna en 1876. Proche des administrateurs coloniaux, Andrée avait exposé régulièrement ses travaux en Europe, récompensé d’ailleurs à Paris en 1900, et à l’occasion de l’Exposition Mondiale de 1904. Voyant son talent reconnu, ce photographe autochtone n’attendit guère avant de faire ses preuves dans le domaine de l’image animée qu’il commercialisa à travers sa société, la Coric Bioscope, que nous évoquerons plus loin. Pourtant, ces nouveaux métiers vont contribuer à creuser encore plus le fossé entre les diverses communautés. Le coût élevé du matériel et le savoir-faire technique venu d’Europe et des États-Unis excluent nécessairement la majorité rurale, résidant loin des centres urbains et de ses échanges commerciaux. La présence au sein d’industries naissantes de Ceylanais anglophones exacerbe les ressentiments de leurs compatriotes qui ne maîtrisent pas la langue du colonisateur. L’essor de l’art photographique met aussi un terme aux travaux d’illustration provenant d’artistes et de graveurs européens comme Andrew Nicholls, Hippolyte Silvaf ou Van Dorf qui, installés alors à Ceylan, s’étaient distingués par leur talent1.

1

Ces illustrations sont réunies dans un ouvrage rare, An Atlas of Illustrations of Clinical Medecine, Surgery and Pathology compiled (chiefly from original sources) for the New Sydenham Society. Ouvrage cité par R.K. de Silva, op. cit., p. 14.

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LE CINÉMA, ENFIN… EN OCCIDENT ET DANS LES COLONIES

Dès 1880 commence une période de vive concurrence parmi les inventeurs anglo-saxons et français du cinéma qui entament une véritable course contre la montre à travers le monde, afin de démontrer l’efficacité de leurs appareils. Cependant, les tout débuts du cinéma en Europe se font en vérité très discrets : la première projection cinématographique organisée en Angleterre par les Frères Lumière ne bénéficie d’aucune attention particulière, si ce n’est une annonce publiée en 1896 dans le Times de Londres informant le public qu’un spectacle d’images animées aurait lieu au Polytechnic de Regent Street. Pendant les huit années qui suivent, on ne trouve plus aucune mention dans la presse de cette nouvelle forme de divertissement1. En Inde et à Ceylan, il faut plusieurs mois avant que les premières projections des Lumière suscitent un intérêt durable. Mais l’esprit d’entreprise et de commerce qui anime le cinéma des premiers temps finit par atteindre la colonie ceylanaise. Malgré le retard dans l’appréciation de cette nouveauté, lorsqu’il prend son envol, le cinéma récupère un terrain bien préparé par la photographie, l’expansion coloniale et les expositions universelles, deux phénomènes de l’époque, lui fournissant les thématiques et des supports de distribution importants2. S’il est vrai que le cinéma a débuté assez modestement à Lyon où se trouve l’usine des Frères Lumière, filmer l’espace exotique que représentent les colonies devient vite un objectif pour les inventeurs du cinéma. Il se conjugue à la volonté d’exhiber le phénomène du cinéma aux peuples de l’Empire, lesquels accueillent avec enthousiasme ce spectacle 1 2

M. Chanan, The Dream That Kicks : the prehistory and early years of cinema in Britain, op .cit., p. 25. J.L. Leutrat, Cinéma en Perspective : Une Histoire, Collection Cinéma 128, 1996, p. 56.

        

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révolutionnaire venu d’Europe. L’Inde découvre l’appareil à animer les images six mois seulement après la projection parisienne, puis en 1901, ce sera le tour de Ceylan. D’autres sociétés anglo-saxonnes dépêchent leurs opérateurs aux quatre coins du monde afin de faire connaître leurs inventions. C’est bien une compagnie anglaise la Bradford Cinematograph Company, qui organise la première projection d’images animées à Dhaka, au Bengale oriental, le 17 avril 18981. L’arrivée du cinéma en Inde va permettre la création d’un réseau de distribution indo-océanique et les territoires de l’Empire Britannique sont en passe de devenir un marché gigantesque. Thomas Edison et Charles Urban tournent les premiers courts métrages sur l’Inde et Ceylan. Urban, inventeur anglo-américain, nous intéresse plus particulièrement. À travers sa société cinématographique, Urban aura été l’une des figures fondatrices du cinéma des premiers temps à posséder une dimension internationale, s’étant déplacé à New Delhi en 1911 pour filmer le Grand Durbar, celui du roi George V. Accompagné de cinq opérateurs de sa société, Urban saisit l’occasion pour expérimenter en secret un nouveau procédé en couleurs dont il entend conserver le brevet2. Parmi les nombreuses bandes d’images animées réalisées par la société d’Urban, la Warwick Trading Company, fondée à la fin du 19e siècle, figurent quelques minutes consacrées à Ceylan. Réalisé vers 1904, The Ramble Through Ceylon représente aujourd’hui la première archive cinématographique portant sur Ceylan. L’île de Ceylan est intégré dans d’autres visions coloniales intitulées Curious Scenes from India, cette fois-çi proposées par la société concurrente, Edison Light Company. 1

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Z. Hossain Raju, « Bangladesh : A Defiant Survivor », A. Vasudev, L. Padgaonkar, R. Doraiswamy (dir.), Being and Becoming. The Cinemas of Asia, New Delhi : Macmillan, 2002, p. 3. M. Bose, op. cit., p. 47 : il s’agit du kinemacolor.

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Urban est également conforté par la popularité croissante de ses courts métrages dont celui de l’accession au trône d’Édouard VII, tournage pour lequel il avait recruté son homologue français Georges Méliès1. Joseph Rosenthal et John Bennett-Stanford, recrutés par Urban, partent en Afrique du Sud pour tourner sur les lieux mêmes de la Guerre des Boers (1899-1902). Projetés dans les colonies, y compris Ceylan, leurs films font partie des premières bandes d’images réalisées en direct d’un conflit armé. Les années 1890 président à la naissance de ce qui allait devenir une industrie mondiale et dont l’un des objectifs est politique, la vocation de propagande dévolue à la photographie étant élargie au cinéma. S’alliant à la photographie, le cinéma célèbre les gloires et les bienfaits de la colonisation : les premières boîtes à images (bioscope boxes) montrent aux spectateurs ceylanais des clichés animés du… Palais de Buckingham2. Quelques années plus tard, en 1901, les courts métrages sur l’intronisation d’Édouard VII et sur la victoire anglaise dans la guerre d’Afrique du Sud sont diffusés à Ceylan. L’amalgame entre l’invention et la patrie de ses inventeurs a souvent conféré au cinéma une image ambiguë. Pris en otage entre les discours impérialistes, d’une part, et celui des nationalistes autochtones, d’autre part, l’outil cinématographique a traduit la puissance technologique et coloniale de son époque mais aussi les courants nationalistes qui apparaissent durant la période de décolonisation.

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Méliès est l’auteur d’une série d’images sur la cérémonie du couronnement tournées en différé dans son studio de Montreuil préalablement à l’événement. La sortie officielle du film dût être retardée lorsque le souverain fut atteint d’une crise d’appendicite. Les projections auraient été réalisées grâce à l’appareil d’Edison, le kinétoscope. M.R. Mendis, Genesis of the Sinhala Cinema, Colombo : Chatura Publishers, 2003 (trad. S. Wijesuriya).

        

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Mais, si les années 1895 correspondent au début de l’innovation cinématographique, elles accompagnent également le début du déclin de l’Empire britannique et la phase de décolonisation. L’accès au statut de « dominion » des plus grandes colonies anglaises, Australie, Nouvelle-Zélande et Canada, et la décolonisation en cours de nombreuses autres colonies mènent à l’interrogation suivante : la fin programmée de l’Empire alimente-t-elle le désir de projeter, par cette nouvelle technologie, « une image » – au sens propre et figuré – ultime et glorieuse de l’Empire Britannique ? Cette instrumentalisation du cinéma par l’impérialisme présage-telle la naissance du cinéma local et indigène ? Pour l’heure, l’image fixe et animée reste encore au service de la politique impériale, celle-ci conservant, tout au moins en Afrique, en Asie et en Océanie, toute sa vitalité.

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