Chroniques du travail aliéné 979-10-94346-07-5

La psychologue du travail retranscrit des témoignages de personnes en souffrance professionnelle et qui confient leurs

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Chroniques du travail aliéné
 979-10-94346-07-5

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Lise

GAIGNARD

Chroniques du travail aliéné

d ' Éditions d'une Paris

Préface par Pascale Molinier

— « Je me sens sous le bureau », dit l'une. — « C'est simple, dit une banquière, les objectifs, c'est cinq rendez-vous par jour avec trois ventes de produits par client. C'est infaisable ! » — « En ce moment, je recherche un bébé, dit une assistante sociale, je ne sais pas où il est, sa mère est repartie au Mali sans lui, on me dit qu'il est confié à une amie, mais je ne trouve pas laquelle ». Ou bien le récit se teinte d'un humour noir, quand tel qui commence par : « Le week-end, je faisais de la course à pied pour décompresser », termine en disant : « Et puis j'ai tellement couru que j'ai de l'arthrose de hanche : je suis en bout de course »...

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Ce livre parle de notre voisin de palier, de la femme au comptoir ou derrière le guichet ; il parle de nous, de notre monde ordinaire, avec nos mots, ceux de tous les jours. Des mots qui ne prennent pas de gants, directs sur ce monde banal et cruel. Rien de spectaculaire, rien que l'ordinaire. Mais des drames, des gens qui craquent ou qui meurent, sans que ralentisse le cirque infernal, comme si de rien. Ceux qui parlent, d'ailleurs, étaient à fond dans le circuit, jusqu'au pépin. Stress, angoisse, malaise cardiaque, burn out, idées noires, pétage de plombs, cancer, rejet, relégation, licenciement... Quelque chose est arrivé qui les a mis hors course, les yeux dessillés. C'est ce moment de la prise de conscience, quand ils envisagent leur compromission dans le système néolibéral à s'en rendre malade, que Lise Gaignard saisit ici sur le vif. Dans un entretien intitulé Praxis, en 1981, la psychanalyste Marie Langer, juive autrichienne et marxiste, doublement exilée en Argentine puis au Mexique, disait : « À l'homme de classe moyenne ou haute, il peut être utile d'acquérir la conscience du malaise que lui provoque de participer de façon aussi directe à l'exploitation1 ». Travailler à la prise de conscience d'un positionnement subjectif éprouvant et qui s'ignore comme positionnement politique, c'est ce que fait Lise Gaignard avec des gens 1. Marie Langer, Jaime del Palacio, Enrique Guinsberg, Memoria, Historia y Dialogo psicoanalîtico, Mexico, Folios Ediciones, 1981, p. 175 (traduction personnelle).

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qui viennent consulter parce qu'ils n'en peuvent plus du travail. Ils y retourneront, pourtant, « aptes » pour la plupart d'entre eux, et moins zélés, sans doute. Comment fait-elle ? Ce petit livre ne nous en donne pas les clés et c'est tant mieux. Ici, pas de recettes thérapeutiques, c'est d'une éthique dont il s'agit. Où le savoir toujours est du côté des patients. Du côté des lecteurs, aussi. Quiconque lira ce livre y reconnaîtra une parcelle de son expérience et saura non seulement que le monde est cruel - qui ne le sait déjà ? - , mais qu'il vaut mieux s'y regarder dedans et en face. Ou, en d'autres termes, il semble qu'il faille endurer une certaine souffrance - un certain malaise - dans la confrontation au réel, afin de parvenir à se dégager des ravages de la dite « souffrance au travail ». Cette souffrance ne proviendrait pas tant de ce que l'on nous fait, comme le laisse supposer le paradigme du harcèlement moral, mais de ce que l'on accepte de faire. Une découverte qui implique de la thérapeute une écoute attentive et sans complaisance - rien de compassionnel - , nourrie par un savoir immense sur la psyché bien sûr, mais aussi sur les situations de travail et leurs constantes évolutions contemporaines. « Quelle sottise que d'imaginer une psychogenèse indépendante des déterminations contextuelles, écrivait Félix Guattari. C'est pourtant ce que font les psychologues, les psychanalystes1 »... 1. Félix Guattari, Les Années d'hiver 1980-1985, Paris, Les Prairies ordinaires, 2009, p. 120.

mais pas Lise Gaignard. Parvenir à écouter la subjectivité « manufacturée » par le travail, c'est l'histoire d'un itinéraire par définition singulier, qui croise l'engagement politique et le féminisme dès la première heure (avec le Mouvement pour la liberté de l'avortement et de la contraception en particulier), la psychothérapie institutionnelle, la psychodynamique du travail et la psychanalyse lacanienne dans un agencement incomparable. Lise Gaignard a travaillé à la clinique de La Chesnaie et à La Borde. Elle a été liée à Jean Oury, jusqu'à la mort de ce dernier, par plusieurs décennies de travail et de discussions, parfois de mémorables fâcheries. Dans les années 1980, elle a commencé à formaliser et théoriser son expérience de la psychothérapie institutionnelle à l'École des hautes études en sciences sociales, dans le séminaire de Claude Veil dont nous avons été toutes deux les étudiantes. Quelques années plus tard, après une expérience marquante de psychologue dans la pénitentiaire, Lise Gaignard a entrepris une thèse avec Christophe Dejours. Nous nous sommes retrouvées à nouveau dans le laboratoire de psychologie du travail et de l'action du Conservatoire national des arts et métiers, qu'il dirigeait à l'époque. La contribution de Lise Gaignard à la psychodynamique du travail est considérable - elle en a exercé toutes les dimensions : l'enseignement, notamment aux médecins du travail, la formation et la super10

vision auprès de travailleuses sociales et d'équipes de psychiatrie, la recherche-action ou « enquête » en psychodynamique du travail, les supervisions d'enquêtes, la psychothérapie individuelle pour des demandes relevant de la psychopathologie du travail, comme elle l'explique ici en introduction. Lise Gaignard a aussi travaillé avec Didier Fassin et Richard Rechtman sur les discriminations raciales, et elle a été la première à poser le problème du racisme dans le champ de la santé au travail1. Certaines chroniques sont signées Fabienne Bardot, médecin du travail, une autre plume acérée de la psychodynamique du travail sur le versant de la clinique médicale. À elles deux, elles ont inventé un genre, la chronique de la souffrance au travail. Leur capacité commune à donner hospitalité et à restituer la parole des personnes en difficulté donne une épaisseur inusitée au « drame vécu » du travail. — « À force de leur expliquer qu'il fallait être "forces de propositions", certains avaient fini par marcher! », dit une directrice eczémateuse. Certains lecteurs seront surpris sans doute d'apprendre qu'il n'est pas bon faire des saloperies, cela nuit à la santé. Et qui n'en fait pas aujourd'hui ? Le zèle, 1. Lise Gaignard, « Racisme et travail », Travailler n°16, 2006/2, p. 7-14 ; « Le vécu du racisme. Une étude de psychodynamique du travail auprès d'élèves aides-soignantes », dans Didier Fassin, Les Nouvelles Frontières de la société française, Paris, La Découverte, 2010.

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lui non plus, ne conduit à aucun bénéfice. C'est l'impression la plus étrange qui ressort de cette lecture : tous ces efforts investis pour finir en crise de tétanie ou en troubles musculo-squelettiques... — « On est pressés comme des citrons, c'est toujours plus », constate quelqu'un. Et nous n'y sommes pas pour rien : nous sommes la subjectivité qui s'offre en pâture pour nourrir le capitalisme avancé. « C'est sûr, on ne peut pas les arnaquer toute la journée, et faire qu'en plus, ils soient contents! » Ce livre n'offre pas la position la plus confortable que serait la position critique totalisante ; ici pas d'effets de manches ou d'extériorité en surplomb, rendus impossibles par la superposition de narrations singulières. Le dépouillement du style, « au pied du mur de l'opacité d'autrui » - comme le répétait Oury à longueur de temps1 - , laisse toute la place à ce concert de voix. Toutefois, ce portrait de groupe est si saisissant qu'on ne peut s'empêcher de se demander si dans d'autres contrées, on se tourmente autant ou de la même façon à propos du travail. Christophe Dejours avait titré celui de ses livres qui a connu le plus grand succès Souffrance en France2. Peut-être y a-t-il là, en effet, un trait spécifique de notre société « malade du travail ». 1. Pascale Molinier et Lise Gaignard, « Jean Oury, un trajet herméneutique hors de toute illusion », dans Psychologie clinique n°38, 2014, p. 209-215. 2. Christophe Dejours, Souffrance en France, Paris, Seuil, 1998.

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Quoi qu'il en soit, le dernier texte du livre, mis dans la bouche d'une certaine Marie-Louise, psychologue du travail, est sans appel : « Le changement dans le monde du travail le plus frappant à mes yeux depuis trente ans en France, ce n'est pas la transformation - pourtant importante - des modes de management, ni les catastrophiques techniques d'évaluation pipées, ni la mondialisation. Pour moi, la différence majeure c'est qu'en France, quand on est victime d'une injustice épouvantable au travail... on demande à aller chez le psy! [...] Comment en sommes-nous arrivés là? », demande-t-elle. Le dernier message ne délivre donc ni apocalypse, ni rédemption, ni utopie. Marie-Louise y invite ses pairs à faire ce que font les travailleurs en souffrance tout au long : prendre conscience de ce qu'ils font, réfléchir à leur propre participation et responsabilité en tant que psychologues. Penser politiquement son travail ne conduit qu'à une seule garantie : celles et ceux qui liront ce livre n'en sortiront pas tranquilles. Pascale Molinier, professeure de psychologie sociale à l'Université Paris-13 Sorbonne Paris Cité

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Avant-propos : « Que faire? » par Lise Gaignard

Peut-on parler du travail en général ? Ou bien, peut-on seulement parler des formes diverses de travail, chaque fois définies concrètement? (...) Vouloir saisir le concept général ou abstrait du travail ne pourrait nous conduire qu'à des impasses, sans aucune prise avec l'expérience humaine et ses aléas, la pensée y piétine et ça dérape partout. François Tosquelles, « Le travail des jours qui passent »

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es textes rassemblés ici ont d'abord été rédigés entre 2007 et 2014 pour le journal Alternative libertaire qui m'avait commandé une chronique mensuelle sur la question du travail : je ne savais pas, au fond, comment écrire dans un journal militant autrement qu'en donnant l'accès à des entretiens avec des personnes qu'on avait adressées à mon cabinet pour « souffrance au travail ». Je les avais alors publiés sous un pseudonyme, sans aucun commentaire ; après tout, chacun pourrait y réfléchir au cours de sa lecture. Le comité de rédaction a eu du mal au début : « On ne sait plus qui plaindre ! », me dit-on... On ne pouvait pas me faire meilleur compliment. Ces chroniques n'ont effectivement pas pour but de faire plaindre qui que ce soit : ce serait, dans ma pratique, une erreur technique grave. Elles ne prétendent pas non plus rendre la justice sous le chêne de l'expertise en psychologie. Mon métier consiste à offrir un certain type de lieu qui ordonne le discours d'une manière qui permet une mutation des chaînes de représentations; un cadre de dégagement des évidences fallacieuses - dès lors qu'elles sont arrivées au bout de leurs fonctions de masquages et de justifications, ce dont témoigne l'état de délabrement dans lequel arrivent les patients.

L

Il y a plusieurs conditions nécessaires à un tel lieu. La première est l'abstinence : il est crucial que le narrateur sache qu'aucune de ses paroles n'entraînera d'action de ma part, que ma place ne soit pour lui que dans ce petit bureau de ville d'un vieux quar16

tier de Tours, nulle part ailleurs. Je l'avertis pour commencer notre échange que je ne serai jamais le porte-voix ni la certificatrice de sa détresse, fûtelle dramatique. Le dégagement attendu ne pourra venir que de la parole qu'il s'entendra émettre, et de l'échange qui en résultera entre nous1. J'ai reçu ainsi, en plus de mes analysants habituels, des personnes en entretien « souffrance au travail ». J'ai toujours eu du mal à nommer ces rencontres : entretiens en psychopathologie du travail, en psychodynamique du travail, analyse des situations de travail? Les factures que j'envoyais aux services de santé au travail portaient des noms différents - aucun ne m'a convenu. Des médecins du travail au début, puis des généralistes, des psychologues, des psychiatres, des syndicalistes, m'ont adressé des patients pour cette recherche que nous allions mener ensemble à propos de la dégradation de leur état mental, généralement catastrophique. Il est indispensable de préciser que j'ai vu une majorité de cadres, de professions intermédiaires, et très peu d'ouvriers. Aucun précaire, jamais d'esclaves du travail illégal2. 1. Nous passons ainsi à un autre régime de discours que celui de la demande d'aide extérieure qui a prévalu dans leurs échanges avec les personnes qui me les ont adressés. 2. Une grande partie de la recherche sur la « souffrance au travail » est biaisée par le fait que les travailleurs qu'on a reçus ont été recrutés sur l'émotion d'un médecin ou d'un syndicaliste. De la même manière que les entreprises des enquêtes en psychodynamique du travail sont majoritairement de grandes entreprises, publiques ou quasi, aux Comités d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail puissants. Il faut citer néanmoins

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Créer un cadre de

dégagement

J'ai rapidement mis au point une temporalité précise pour ces entretiens : un premier entretien assez long, d'environ deux heures, suivi le plus souvent d'un deuxième entretien distancé d'au moins un mois, parfois plus, dont le plus souvent je ne donnais pas la date à l'issue du premier mais au cours d'une nouvelle demande par téléphone ; ils avaient à rappeler quand ils en sentiraient le besoin. Le rythme est très important. Il y a « l'instant de voir » : le mien, celui des patients au cours de cette première rencontre. Puis « le temps pour comprendre » dans des discussions avec les proches, avec les collègues. Le temps d'expérimenter un nouvel angle de vue qui entraînait des décalages inattendus, parfois infimes, de pratiques, mais qui pouvaient avoir des effets importants en cascades. Et pour finir, un deuxième entretien à distance du premier, pour que ce temps du « pas de côté » ait cette particularité d'être suspendu à un nouveau temps d'élaboration : « le moment de conclure »'. Je n'ai que très exceptionnellement dû accepter un ou plusieurs entretiens supplémentaires. quelques travaux sur l'engagement subjectif dans le travail très précaire ou illégal : Pascale Molinier et Maria Fernanda Cepeda, « "Comme un chien à carreau". Des employées domestiques colombiennes entre care et justice », Travailler n°28, p. 33-56, 2012. « Des féministes et leurs femmes de ménage : entre réciprocité du care et souhait de personnalisation », Multitudes n°37-38, p. 113-121, 2009. 1. On reconnaît là les trois temps logiques de Jacques Lacan ; voir « Le temps logique » (1945), dans Écrits, Paris, Seuil, 1966.

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Et qu'est-ce que vous faites, comme travail ? Le moment technique le plus important est le premier rendez-vous, qui dure environ deux heures. Pendant la première heure, je laisse d'abord venir la description du désespoir en cours, puis je recentre sur le travail en demandant : « Qu'est-ce que vous faites comme travail? ». Cette question apparaît toujours comme décevante par opposition à l'exaltation de la narration du malheur, des relations violentes, voire cruelles avec les supérieurs ou les collègues. Il faut revenir au trivial, aux détails et parler du lien organique qui rassemble l'ensemble des protagonistes : la tâche commune et les difficultés à résoudre. Passé un petit moment toujours perceptible de « redescente sur terre », une nouvelle narration commence. Et là, je dois comprendre ce qu'ils sont censés faire ensemble, mais aussi ce qu'ils font vraiment, comment ils s'y prennent, quelles sont les difficultés et ce que cela leur fait de les résoudre comme ils le font. Un moment important est d'essayer de comprendre aussi la position des collègues par rapport à ces difficultés de réalisation du travail, à leurs intérêts de toutes sortes, de statuts mais aussi et surtout techniques. Nous en arrivons alors à essayer de comprendre ensemble, longuement, la logique des arbitrages de travail, en particulier ceux qui ne paraissent évidents qu'au patient et pas du tout à mes yeux extérieurs, ou encore ceux qui paraissent incompréhensibles au patient lui-même : « Ils (les 19

décideurs) sont fous ». En nous abstenant avec de plus en plus d'aisance au cours de l'entretien de la description des cruautés interpersonnelles. Pour terminer sur un décentrement, des décalages, des changements d'angles, le paysage n'étant plus le même, moins douloureux, souvent moins exaltant, ouvrant sur des possibilités de réaménagement dont je n'avais pas la moindre idée. Eux si. C'est le principe même de la psychothérapie analytique : l'analyste n'est qu'un instrument loué par le patient qui s'en va, n'a aucun compte à vous rendre, et fait bien ce qu'il veut - ou ce qu'il ne veut pas ! - de ce qui a pu se passer dans le cadre des entretiens. Comme le dit Jean Oury, le plus important, ce n'est pas ce qui se dit sur le divan, mais ce qui se passe entre les séances. C'est pourquoi j'en proposais deux : pour qu'il y ait un intervalle dont on ne connaîtrait pas la durée à l'avance. J'ai rencontré des travailleurs dans des états mentaux catastrophiques. Ils ont tous pu sortir de la position de victime de la cruauté « du système » ou de leurs collègues pour entrer dans un questionnement sur les modalités de leur engagement à servir les uns et les autres : les usagers, ou les statistiques ? On fait marcher l'hôpital, ou on soigne les malades ? Les clients « qui nous prennent pour des assistantes sociales », ou les actionnaires « qui ont pris vingtsix pour cent l'année dernière » ? Se demander pour qui on roule est une question fondamentale, qu'il faut apprendre à se poser tous les matins en se 20

réveillant, comme Oury dit qu'il faut se demander « Qu'est-ce que je fous là ? » - le plus souvent possible : une petite réduction phénoménologique peut rapporter gros. Pour écrire ces chroniques, j'ai repris les notes que j'ai toujours prises abondamment au début du premier entretien, puis je les ai coupées et ordonnées pour qu'elles offrent une possibilité de compréhension au lecteur. Aucune parole ou quasi n'est ajoutée : les termes sont ceux des patients. Les prénoms ont été modifiés. La deuxième partie des entretiens, celle des échanges, y est manquante : quand je parle, je n'écris plus. Mais il est très probable que la compréhension que j'ai cru avoir de la situation ait organisé le choix des phrases retranscrites par la suite - compréhension validée ou non, très souvent amendée, au cours du deuxième entretien. Ces textes reflètent donc, probablement, ce que j'ai compris pour moi-même de ce que j'ai entendu. Il n'est pas possible de faire autrement, je crois, puisque que de toute façon, ces paroles m'étaient adressées. La vérité du discours n'est jamais pleine, celle du témoignage encore moins. Et j'espère que celle des lecteurs n'en finira pas de faire des siennes.

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Chroniques de Lise Gaignard, psychologue du travail

Stéphanie, opératrice téléphonique 'ai été victime de maltraitance : j'ai eu un gros problème avec une cliente. J'ai même dû en parler avec mon superviseur. Elle voulait un étalement de paiement, et ce n'est pas possible. Ils veulent tout... Elle avait cinq cents euros à payer... C'est de l'incivilité, j'en ai marre d'être victime des clients au téléphone, de leur violence. Elle n'avait pas reçu ses factures : on les avait envoyées à son ancienne adresse, si bien qu'elle a tout reçu à la fois, quand elle a signalé qu'elle ne recevait plus rien. D'accord, c'est la boîte qui est en faute, mais je ne peux pas lui étaler ses paiements, vu qu'elle refuse la mensualisation.

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Évidemment, la mensualisation, c'est une arnaque, c'est un prêt à taux zéro pour nous : on les fait surpayer à l'avance, et on les rembourse en fin d'année : ça nous fait de la trésorerie. En fait, j'ai fini par lui accorder l'étalement des paiements, mais j'ai dû en parler au superviseur, et c'est mauvais pour ma notation. Ils nous ont mis un panier de basket dans la salle de repos; à chaque fois qu'on vend un produit, il faut mettre une petite balle de ping-pong de couleur dans le filet. Rose pour un prélèvement automatique, verte pour une mensualisation, jaune pour un diagnostic... Enfin bref : ils veulent une couleur 25

dominante, et en ce moment, c'est le vert. Si on remplit le panier, on a des bonbons. C'est un peu enfantin, mais bon, on rigole... Et celui qui en met le plus gagne une cravate à Carrefour ou un DVD, c'est sympa. Une fois, on avait fait un concours entre les plateaux téléphoniques de toute la France : plus on vendait de produits, plus on avait de points. Les meilleurs ont gagné un voyage à Eurodisney tous ensemble - un dimanche, quand même, on ne peut pas tout avoir ! En ce moment, on a un peu peur qu'ils délocalisent les plateaux on ne sait pas trop où, dans la Creuse ou au Sénégal. Personne n'en saurait rien, de toute façon. C'est comme les installateurs ou la maintenance : on ne les voit plus, c'est sous-traité. Alors évidemment, il y a des bugs. Les clients se plaignent souvent des erreurs, des malfaçons - de toute manière, les gens sont de plus en plus difficiles : ils s'énervent vite, le ton monte... Heureusement, j'ai fait un stage de gestion des agressions; ça aide, on apprend à les manipuler; mais il y en a qui sont de plus en plus violents. C'est dur, comme boulot, mais quand on a du travail, il faut déjà être contente.

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Chantai, cheffe d'une agence bancaire e suis cheffe d'agence mais ils veulent me faire changer de poste, avec baisse de responsabilité. Ils veulent me mettre attachée commerciale « pour me rapprocher de chez moi » ! J'ai reçu ça comme une gifle. Tout ça au téléphone. C'est une vraie perte de responsabilité! En tant que directrice d'agence, vous avez affaire à des chiffres et des tableaux, et un peu de management. Ça fait trente ans que je suis dans la boîte. Je reçois aussi des clients parfois, mais ça va, je ne prends que les clients aisés, qui ont des soucis de patrimoine : je sais ce que je vais leur vendre, ils ont un bon taux de rentabilité pour la boîte.

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Tandis qu'attachée commerciale, c'est dur. Avant, le client, on pouvait le voir plusieurs fois pour un prêt, par exemple; maintenant c'est une fois. C'est simple, les objectifs, c'est cinq rendez-vous par jour avec trois ventes de produits par client. C'est infaisable! Déjà humainement parlant... Les crédits revolving, les assurances-vie... En deux ans, ils sont ratatinés, signalés à la Banque de France... Et puis, il faut déjà les obtenir, les rendez-vous ! Il faut faire du phoning : regarder le fichier clients, et repérer qui vaut le coup, et qui se laissera faire. Et se faire envoyer balader. À vingt heures, on cueille les gens chez eux : il y en a qui n'apprécient pas.

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D'ailleurs je n'ai pas de chance, comme cheffe d'agence : je n'arrive pas à avoir des attachés commerciaux qui tiennent le coup. Ils n'ont jamais pu me faire leur chiffre ! J'en ai un qui a même fait un infarctus devant tout le monde, il faut voir! Un autre, il subissait les clients - des yeux sinistres, il arrivait déjà en sueur le matin... Évidemment, il ne vendait rien, alors il achetait lui-même les produits pour faire son chiffre. Il y en a beaucoup qui font ça. On ferme les yeux parce que, au fond, c'est vendu quand même! Et puis après tout, il y a des aides pour le surendettement... Personne ne tient ses objectifs : ils veulent me dégrader à cause de ça ; mais ce n'est pas de ma faute, s'ils ne m'envoient que des branques ! Comment ils veulent que je remplisse les objectifs de la banque avec ces abrutis - toujours cinquante-deux, cinquante-quatre ans : ils n'ont pas de punch !

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Raymond, gestionnaire de stocks 'ai des migraines, je ne dors plus, ou très mal, j'ai des nausées. Mon médecin m'a fait passer une IRM, des dopplers, mais je n'ai rien : je suis épuisé. Je travaille dans un bureau devant un ordinateur sans lumière du jour. On est entassés. On doit déménager depuis longtemps, mais l'entreprise n'est pas très en forme; il y a des tiraillements. Début juin, le médecin du travail m'a dit de m'arrêter. Je ne m'étais jamais arrêté : à mon poste, c'est trop délicat. À mon retour, ma responsable a changé de comportement. Elle m'envoie des mails sans arrêt avec ma « charte de travail » en pièce jointe; elle est tout le temps de mauvaise humeur; elle parle n'importe comment.

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Mon médecin du travail m'a envoyé voir un expert en harcèlement moral : il m'a dit qu'il fallait que je supporte tant que je pouvais. Je suis revenu à mon travail, j'ai continué à composer, mais il y a des moments où je m'enfonce. Il y a quelques années, j'allais volontiers au travail; aujourd'hui, je ne suis plus du tout convaincu. J'essaie de réagir, mais parfois je suis à bout. J'ai cinquante-deux ans, je suis dans une entreprise théoriquement sur le point d'être vendue... Ça fait des mois que ça dure. On baisse les effectifs, on embauche des intérimaires, on fait partir en préretraite. Moi, pour l'instant, on ne m'a rien demandé. Je travaille à l'ap29

provisionnement. Un matin, ma responsable me dit : « L'usine est bloquée, il n'y a plus telle pièce » ; ils ne connaissaient pas le problème jusque-là... Deux semaines avant, je les avais informés que je n'arriverais pas à faire ce travail, vu l'augmentation de la charge : ils avaient tout modifié pour réduire les stocks; il y avait eu en plus l'absence d'un collègue, alors que la production a été multipliée par deux en un an. J'ai quand même arrangé ça, il n'y a pas eu de cata. Ça ne les a pas empêchés de m'envoyer des mails disant que je n'avais pas fait mon travail, et tout ça. J'ai rédigé une réponse circonstanciée, et puis je ne l'ai pas envoyée. Ici, les licenciements n'ont pas cessé depuis dix ans, sauf pendant cinq ans où on a eu un directeur qui connaissait le métier. Autrement, on a des directeurs de passage. Actuellement, je pare au plus pressé, je ne fais pas tout. Mais j'ai de plus en plus de travail pour ajuster les stocks à la semaine : les commerciaux vendent et promettent des délais très courts, et moi, derrière, je maltraite les fournisseurs - on les mène par le bout du nez. Il y a trois semaines, la responsable du magasin a fait une tentative de suicide dans son bureau. C'est sûr, on a réduit les délais de fabrication de moitié : c'est impossible pour elle. À côté de ça, une armoire a flambé chez un client parce qu'on avait monté la batterie à l'envers ! Les intérimaires sont de plus en plus jeunes, on ne les connaît pas. Ils ont même réduit les effectifs chez les contremaîtres... On va dans le mur. 30

Rémi, directeur de production 'étais fier d'avoir du travail juste après mon BTS. J'ai quinze personnes sous mes ordres... Et puis voilà, je suis arrêté depuis trois semaines. Depuis que j'en ai parlé à ma mère et à ma femme, je suis allé chez le médecin : je prends des anxiolytiques pour me calme^ des antidépresseurs pour me réveiller, et un somnifère le soir, pour m'endormir. Ça ne va pas : j'ai peur de tout.

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Mon travail en lui-même, ça allait jusqu'ici; mais c'est une sale période. On sort de deux semaines de chômage technique. Après, comme d'habitude, on court comme des malades, on travaille comme des fous; je trouve ça... pas très justifié. Et quand je demande du personnel en plus, évidemment, on m'envoie bouler. Je suis anxieux : je ne comprends pas tout. Je me suis rendu compte qu'un de mes gars ne foutait rien, mais ce qui s'appelle rien ! Je lui ai fait mettre un avertissement - le gars m'a coincé dans mon bureau : « De toute façon, je vais te crever, ta vie est finie ». Vous vous rendez compte ? Le patron l'a quand même licencié. Pour violence. Les autres s'en plaignaient de toute façon : il était allergique à tout : le chrome, le caoutchouc, même le plastique à la fin ! En plus, pas de station debout plus de quatre heures ! 31

Mais depuis, c'est pas franc; ils me regardent par en-dessous. Ces gens-là, qui sont là depuis plus de vingt-cinq ans... Évidemment, c'est toxique, comme boulot, c'est sûr : le chrome, les éthers de glycol... L'aspect « produits », on l'inhibe - autrement on ne ferait plus rien! J'ai un bac chimie, je m'y connais. Mais je suis amoureux de mon boulot. Le cuiç c'est noble. J'aime les chaussures. J'ai eu ma première voiture intérieur cuir : ça change tout. On travaille pour le luxe. C'est sûr, le chrome, ça va peut-être nous faire fermer. Il faudrait, d'après la DRIRE 1 , une station de déchromatation. Mais c'est dans mon atelier qu'on se sert du chrome ; c'est moi qui fais les dilutions, et l'endroit de la balance est sans aspiration. Ce n'est pas grave : je suis tout seul. Les teintures aussi, c'est très toxique, je m'y connais. Les résines, il y en a partout, de toute façon. Il y en a un qui a un cancer de la vessie : il va dire que c'est nous, mais en fait, il est fumeur. Le tannage, c'est secret, on a des trucs de fabrication ! De toute façon, je dois être solidaire de la direction, je suis cadre. Si on ferme, ça sera pour délocaliser à l'Est. Là-bas, ils sont moins stricts, mais je ne sais pas si ma femme va suivre...

1. Direction régionale de l'industrie, de la recherche et de l'environnement.

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Marie-Rose, vendeuse de prestations intellectuelles 'ai un fort sentiment d'injustice. C'est une structure dans laquelle je suis entrée il y a quatre ans, je me suis investie +++. Et puis il y a eu des transformations, des licenciements comme des tsunamis. J'ai été sélectionnée pour rester. Il s'agit d'une société de service informatique. Nous vendons de la prestation intellectuelle informatique. Je fais l'interface entre les clients et du personnelétablissement, mais aussi des indépendants ou des sous-traitants. Il faut que je leur vende un type, un pioupiou qui fait du développement informatique deux cents jours par an. On fait de la régie : je vends une personne qui restera un an ou deux.

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Moi, avant, je montais des projets, on faisait des réunions, des suivis. En réalité, c'est devenu du management de bétail, de la boucherie en gros. Nous sommes des vendeurs de viande : celui-là nous coûte tant, il faut qu'il nous ramène tant, sinon je le vire. Collaborateurs et consultants, j'en fais le commerce pour les clients. Je me suis investie à fond : ça faisait partie du jeu ; mais il y a eu des transformations, des fusions, des licenciements. C'est devenu un métier de bouchers. Tous les gens qui m'ont embauchée ont disparu. Sur dix-huit commerciaux, je fais figure de vieille. 33

La boîte ne ressemble plus à ce qu'elle était. Il y a eu plusieurs entités en compétition; tout le monde a fusionné, mais brutalement, il y a eu vingt départs en deux ans! Une armée mexicaine a morpionné la structure. Pendant trois mois, c'étaient des fantômes : ils ne se présentaient pas, on les rencontrait dans les couloirs. En fait, il y avait le packaging complet : l'un d'eux est devenu directeur commercial, deux autres, chefs de communication, et une, assistante. Ils sont venus pour tout dévaster : « On va vous mettre au pas, vous montrer comment il faut bosser ». Tout le « nettoyage » a été fait ; ils sont arrivés par le siège. Le nouveau directeur général a fait place nette : on travaille en méfiance. Il traite les gens comme des juniors, et tout ça avec le sourire ! Il nous a transformés en petits robots monotâches; notre emploi s'est amenuisé. Je sais faire des animations formations, mais je n'en fais plus : je place des gens, c'est tout. Avant, j'avais des moyens que je n'ai plus. Je faisais des visites dans les boîtes : on déjeunait, c'était un suivi humain, professionnel et commercial; on « sentait » l'entreprise. Il a fallu arrêter. Quand j'ai été sélectionnée pour intégrer la nouvelle structure, j'ai progressé dans mon chiffre d'affaire - je l'ai multiplié par deux. Ils avaient intégré mes primes dans mon salaire : c'était a priori positif pour moi. Mais en fait, je n'ai jamais eu mon véhicule de fonction : il n'y avait rien d'écrit...

Il y a eu transformation du mode de travail, du ton aussi. Ils m'ont déménagée dans d'autres locaux, tout petits. L'armée mexicaine, elle, a eu de beaux bureaux. Ils ont placé leurs gens... Mes moyens n'étaient plus les mêmes ; je me suis désengagée, mes chiffres ont baissé. Je « tire le chiffre d'affaire vers le bas ». Maintenant, ils m'envoient des propositions de départ : je vais me faire virer, comme les autres. Ils nous ont laminés, broyés, ils nous prennent pour des merdes... Il y en a qui ne s'en sont jamais remis !

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Des fois, on laisse passer, on se dit : « Pourvu que ça tienne »... On bidouille, tous.

Yacine, calculateur en charpentes métalliques a fait cinq ans que je travaille là, et ça se dégrade de jour en jour. Je fais des études de projets industriels - je suis une pièce importante de la société : je fais le prédimensionnement, je réponds aux avants-projets, je fais les détails d'assemblage, je donne une note complète aux dessinateurs, etc. La première année, ça allait; c'est l'année dernière, le pire... Je suis le seul calculateur. Tout passe par moi : si ça ne fournit pas de mon côté, ça coince. Il faut travailler rapidement et bien, mais on ne peut pas tout faire : répondre aux architectes, suivre les dessinateurs... C'est un peu la folie, je suis débordé ; moralement, c'est dur. J'ai poussé une crise : j'ai engueulé le fils du patron. C'est venu d'un seul coup... Ça fait peur...

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Les charpentes métalliques, c'est une grosse responsabilité. Les années 1990 sont les pires en matière de construction métallique : on a eu des concurrents, il a fallu réduire les prix sur les salaires des ouvriers, des dessinateurs. On essaie encore de gratter au maximum sur les profilés : il faut qu'ils travaillent au maximum des contraintes. Mais ça peut devenir grave, c'est des gens qui viennent dedans ! On pense à la passerelle du Queen Mary, au nombre de morts, à l'effondrement du terminal de Roissy... Le soir, même la nuit, quand on dort, on vérifie dans notre 37

tête. On est soucieux. On ne communique plus avec les enfants et la femme. À longueur d'année. Dans les années 1970, c'était différent : il y avait du travail, et moins de concurrents... En plus, je ne vois pas la fabrication. Il paraît qu'il y a des malfaçons, des attaches fissurées - les monteurs se posent la question : « Comment ça va tenir ? » - mais ils les posent, quand même. De force. C'est grave pour le métier. Des fois, on récupère la situation, et des fois, on laisse passer, on se dit : « Pourvu que ça tienne »... On bidouille, tous. Les contrôleurs doivent passer - ils ne passent pas toujours depuis les normes NF. Ça ne me rassure pas, quand ils passent : ce sont des jeunes, ils ne connaissent pas grand-chose. Ils ont peur, eux aussi. Le pire dans tout ça, c'est que les patrons ne respectent pas les gens. Ils veulent faire de l'argent par tous les moyens. Pour moi, ils n'ont pas le choix : ils doivent me garder; même pendant un arrêt de travail, ils m'appellent au téléphone. Des fois - j'ai honte - ils achètent de la ferraille. C'est pas beau à voir... On a trois secrétaires qui sont passées. Elles démissionnent régulièrement, d'ailleurs tout le monde démissionne. Partout, dans tous les ateliers, les dessinateurs... Moi, je reste à cause de la famille. J'ai des enfants petits, ma femme est enceinte, on a peur qu'elle accouche trop tôt, comme pour les autres. Je ne dors 38

plus. Avant, elle était femme de ménage dans un hôtel. Elle a arrêté; elle ne veut pas que je démissionne. Le pire, c'est leur manière de se comporter avec les ouvriers et les dessinateurs : ils essaient de mettre la pression ! Par ici, toutes les sociétés ont coulé : l'acier a augmenté depuis un an. Un dessinateur était parti à la concurrence, mais comme ils ont coulé... Il faut travailler continuellement à fond, on est sur quatre ou cinq projets à la fois. Les dossiers s'accumulent; il y a les dates, et ils ne veulent rien savoir. Ils ont déposé une annonce à l'agence pour l'emploi pour me faire seconder, mais quand je vois le salaire qu'ils proposent... Travailler chez nous, c'est honteux. C'est les patrons qui s'enrichissent! Ils ne travaillent pas; des belles voitures, des belles maisons sur le dos de la société... On a envie d'arrêter. Ils comptent tout, même les mines de crayons ; les monteurs n'ont pas le matériel. Le nouveau chargé d'affaires est arrivé il y a quatre mois, et il est déjà en arrêt maladie. Le chef d'atelier va partir : ils se sont engueulés plusieurs fois. Il est sous pression, il voit vraiment, lui. Il faut leur « sortir du bâtiment ». On en rigole entre nous, on se dit : « On s'apportera des oranges », quand on laisse passer des trucs. Parce qu'on se dit qu'on va finir en taule. Les gens qui ont des crédits ne veulent pas parler... Il y a deux postes de dessinateurs vacants : ils sont partis. On a peur quand il y a du vent ou de la neige sur nos constructions. On va souvent au tribunal.

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Je m'entends bien avec les dessinateurs, mais ils attendent après moi : ils ont besoin de ces notes pour commencer leurs dessins. Je leur donne plus vite, mais c'est moins bien fait; et après, je suis tout le temps dérangé parce que mes notes ne sont pas complètes... Ça fait huit ans que je suis dans cette boîte. Là où j'étais avant, c'était planifié, on était trois ou quatre, mais le patron nous a licenciés à la suite d'une tempête qui a fait effondrer un bâtiment industriel - l'eau a stagné, et tout le monde a pris : le monteur, nous, l'architecte; il n'y a pas eu de mort, c'était la nuit... Le patron, en fait, il a dû tout récupérer, et puis nous, dehors! Là, c'est pire, comment ils prennent les gens de haut... J'ai peur de devenir carrément violent, surtout contre le fils du patron, ça risque de mal finir. Je vois trop de trucs : ça risquerait de faire boum. Ou alors je vais partir du jour au lendemain. C'est de la rancœur : je suis déçu, surtout de leur manière de se comporter avec les autres. Ça me dégoûte. J'ai peur de m'engueuler avec le fils, de me laisser emporter... J'encaisse, et puis ça fait cocotte minute : ça lâche... Ils profitent des gens, de leur gentillesse, de leur faiblesse. Ils voient les employés comme plus bas, ils ont le pouvoir. Et voir, comme ça, des anciens qui ne répondent pas...

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François, ingénieur concepteur e suis suivi. Je vois un psychothérapeute toutes les semaines, contre une dépression qui dure depuis un an. Je prends des médicaments assez forts, mais je voudrais arrêter, comprendre ce qui m'arrive. Ça a commencé l'année dernière. Je suis devenu incohérent, irrationnel. Je ne sais pas pourquoi. Ça a commencé quand mon supérieur m'a demandé de partir dans l'usine d'un client en Chine, faire une certaine manip' que je ne savais pas faire. Je n'avais jamais fait ça : ce n'est pas pareil sur le papier et devant le moteur... Je me suis dit que je n'y arriverais pas. Il fallait que je prenne des pièces et que je les remplace par d'autres sans que le client s'en aperçoive. Je leur ai dit que je n'étais jamais allé là-bas, tout seul en plus, que c'était risqué, qu'on allait se faire prendre : intervertir des pièces en douce, c'est grave. Ça peut se voir. Et puis ça change les degrés d'usure. J'étais écroulé, en larmes. Ils n'ont rien voulu entendre.

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Ils m'avaient déjà obligé à mentir dans un autre domaine : une pièce qui se fissurait, on m'avait demandé de masquer ça aussi, de gagner du temps, de minimiser... J'avais rendu un rapport qui disait tout et son contraire, très difficile à comprendre. Si le client le lisait en détail, il pouvait se rendre compte. Du coup, si on avait une expertise, on était couverts. Il n'y a pas eu de problème : le client a marché, il a cru qu'on n'y était pour rien. J'avais 41

réussi, à ce moment-là, parce que je n'avais pas été obligé d'aller sur place. Je suis foncièrement hon. nête. Je n'avais pas menti moi-même : j'avais présenté les choses d'une certaine façon ; sinon c'en l'engrenage, il faut couvrir des mensonges énormei et ça finit comment ? On est découvert... Mais poi| la Chine, j'ai pété un câble : j'ai refusé. En pluJ j'ai tout balancé au client pour les pièces fissurée! Mon psychiatre dit que j'ai fait une « bouffée dél| rante » : j'ai imaginé des tas de trucs pendant ung journée. Depuis, je suis au placard. Ça fait des mois que ça dure. Je les rencontre au restaurant de |g boîte, ils me disent bonjour gentiment. J'avoue que je ne comprends pas pourquoi ils ne m'ont pas carrément viré. Je suis prêt à payer un certain prix pour avoir mis en difficulté l'entreprise et transgressé une demande du management, mais là... C'est trop long. Je fais deux heures de travail par jour, en plus ça ne sert à rien. Je suis tout seul dans un bureau à regarder l'heure. Je me demande quand ils vont me pardonner et me réintégrer. J'avais tissé des relations privilégiées avec mes deux supérieurs : des gens formidables ! Je travaillais onze heures par jour. Je suis loyal. Ma femme me dit qu'il faut que je postule plus haut : j'ai trente-cinq ans, et si je veux monter, c'est maintenant. Je suis prêt à desserrer les tolérances. Si on est habile, on ne se fait pas prendre. Et si on se fait prendre, ça ne va pas loin, parce que tout le monde fait ça... Mais là, il faut qu'ils arrêtent, je n'en peux plus. Je suis prêt à tout42

Agnès, cadre bancaire au service contentieux e me suis effondrée dans son bureau en pleurant. Il avait repris tout un tas de détails sur mon rapport hebdomadaire : je m'étais trompée de cases une ou deux fois... Il est cassant, froid, je n'en peux plus. Je suis sortie de là, et il a fallu plusieurs heures pour que je m'en remette. Il dit qu'il n'a pas besoin d'une cadre qui pleure, il veut du personnel solide. Depuis que je suis dans ce service, c'est comme ça. C'est mon chef, on est deux sous-cheffes, et il y a les vingt employés de bureau : dix chacune. Je suis cadre depuis six mois. C'est dur. Je ne peux pas leur demander ce qu'il exige : c'est impossible à réaliser, les objectifs sont invraisemblables.

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Et puis ils changent de méthode tous les deux ou trois mois. Il suffit qu'il y en ait un qui fasse le malin en réunion devant le grand chef et qui affirme d'un air suffisant qu'une nouvelle méthode serait « bien plus efficace », et on lui demande de « faire ses preuves » : le chef est mis sur la touche avant de disparaître quelques mois plus tard. J'en ai déjà vu défiler quatre depuis trois ans que je suis dans ce service ! Comment voulez-vous exiger des efforts des salariés dans un cirque pareil? Alors moi, je reste aux méthodes qui marchent. Le nouveau chef n'aime pas ça, pourtant il aime bien les résultats du service : ils sont bons. 43

L'autre sous-cheffe est pénible, elle me cherche des noises sans arrêt, il faut aussi supporter ça. Il faut dire qu'on vit une « politique du -1 ». En gros, ça vem dire qu'on licencie trois mille personnes d'ici trois ans. Une seule cheffe suffirait, on le sait bien; alors elle me met des bâtons dans les roues. En plus, elle, elle a couché avec lui et elle l'a plaqué, alors elle n'amène pas large. Notre chef, il a plus de cinquante ans aussi, et il pourrait bien se trouver viré avant la retraite. Du coup, tout le monde fait du zèle pour conserver sa place. Et puis le boulot est dur. C'est un service de contentieux, toute la journée on n'a affaire qu'à des Rmistes, des paumés... Toute la journée, on voit défiler toute la misère du monde. Quelques escrocs aussi, mais c'est rare. On ne les reçoit plus dans un bureau - il y avait trop de violence, ils cassaient tout. Maintenant, on ne risque plus rien : on appelle avec un numéro masqué, et on donne un faux prénom pour qu'ils ne puissent pas nous retrouver. On les essore, en fait : au guichet, ils leur vendent n'importe quoi, ils placent des trucs dans la conversation, ils les font signer en sortant et hop! Ils se retrouvent avec une assurance-vie, un crédit consommation, une autorisation de découvert énorme ou n'importe quoi, et après, c'est nous qui devons gérer leur colère. Mon fils lui-même a fait faillite il y a deux ans, et sa banque l'a harcelé : c'est le pot de terre contre le pot de fer. Heureusement, ce n'était pas la banque où je travaille. Malgré tout, il m'en veut un peu, depuis. Mais ça va. On fait aller. 44

Alexandre, ingénieur géomètre 'ai honte de ce qui se passe. Il va peut-être même y avoir un procès. À propos d'un échangeur routier... Ils ne peuvent rien construire de solide à partir des données que j'ai fournies. Ma boîte n'a donné au maître d'ouvrage qu'un plan provisoire avec cinquante points approximatifs, en attendant que je fasse les repérages complémentaires sur le terrain. Les clients ont refusé de payer, sous prétexte que cinquante points, c'était trop : ça allait leur faire trop de dépenses. Mais sur un chantier de huit kilomètres, donner seulement trente points, comme ils le demandaient, c'est un non-sens! C'est pourtant évident, que calculer des points qui doivent être intervisibles, ça dépend du terrain, et pas de ce qui les arrange financièrement !

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Du coup, la situation est bloquée, et le maître d'ouvrage a entamé les travaux sur la base du plan approximatif. Au passage, heureusement qu'ils n'ont pas demandé les « vrais » points, parce qu'ils étaient peut-être moins faux, mais pas très justes non plus. Mon patron n'a pas voulu que j'utilise un tachéomètre - c'est un appareil qui mesure les distances - parce que c'est trop long et que nous n'aurions pas été dans les temps. Mais tout est toujours urgent! On n'a pas le temps de travailler, alors on bâcle...Alors j'ai utilisé un GPS. Ça aurait pu être bien aussi, remarquez, mais là ce n'était pas le cas, 45

parce qu'on n'avait pas le bon logiciel pour calcul^ les points après avoir pris les mesures. C'est un logj. ciel génial, il calcule au centimètre, mais il est très cher, et on n'a pas les moyens d'investir. ? I On fait tout au flan, en fait. Pour se couvrir ^ document est marqué « mesures approximatives », C'est marqué qu'on ne peut pas, qu'on ne doit pat s'y fier. Enfin, qu'on ne devrait pas. Je sais qu'ils n'ont pas payé. Ils n'ont donc pas eu accès auj autres mesures, tout de même moins fausses. Le chantier a commencé un peu partout... Je serre les fesses : j'attends les accidents de chantier, les morceaux d'autoroute qui ne seront pas en face les uns des autres au dernier moment... Trente centimètres, ça n'a l'air de rien sur un échangeur, mais quand ça ne colle pas, ça ne colle pas... Je me demande où on va. Mais c'est pareil chez tout le monde : on sait que dans l'aéronautique, à ce tarif, ils n'arrivent plus à rabouter les morceaux d'avion entre eux ! J'en ai assez. Je vais démissionner de cette boîte pourrie. Mais franchement, je crains qu'il y ait un procès un de ces quatre. Et ils vont essayer de me mouiller...

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Marie-Ange, employée chez un courtier en assurances e travaille là depuis sept ans. On était deux dans ce bureau-là : la fille du patron, et moi. Les autres sont dans un bureau à l'autre bout de la ville. Je suis très travailleuse. J'arrive tous les jours une demi-heure avant l'heure pour faire le ménage, pour faire des économies de femme de ménage. Et je reste entre midi et deux, pour tenir le téléphone. Oh, il n'y a pas grand-chose, mais on ne sait jamais, il ne faudrait pas perdre un client. Et en plus, ça me permet de manger ma gamelle sur place : avec ce que je gagne, je n'ai pas les moyens d'aller au restaurant, et les sandwiches, c'est assez cher. Je n'ai jamais rien demandé. Alors, quand la fille du patron a pris un congé longue durée et que je me suis retrouvée seule, j'ai été débordée. Les collègues de l'autre bureau me disaient : « Barre-toi de là ! » - parce qu'elles voyaient bien que je n'y arrivais pas. J'étais coulée. Une fois, le patron est venu, il a vu que rien n'était à jour et que je n'avais rien dit. Il m'a balancé : « Tu ne fous rien de tes journées ! » - parce qu'il me tutoie. Moi, je le vouvoie, mais lui, il me fait la bise, il m'appelle par mon prénom... Il fait ça avec tout le monde. On en a marre. Les jeunes commerciales, elles ne restent pas. Il y en a une qui est partie dès le premier jour, toute rouge, énervée quand elle est sortie de la salle des archives avec lui ! C'est 47

sûr qu'il est collant. Les jeunes, elles peuvent se per mettre de partir. Moi, il me dit qu'il va me faire de « massages sur les reins » pour me soulager - par^ que je reste assise toute la journée. Des trucs comm( ça... On esquive, mais ce n'est pas facile. Je chercht du travail ailleurs, mais j'ai cinquante-cinq ans.. On a beaucoup développé le cabinet, il devrait êtr( content pourtant! Il faut voir tout ce qu'il gagne... Et je ne veux pas retourner d'où je viens Les nouvelles méthodes des grands groupes les méthodes « coups de poing » pour vendr des produits dont les gens n'ont pas besoin, ça, jt ne peux plus. À la fin je n'y arrivais plus; ça mt dégoûtait tellement que mes chiffres baissaient.. C'est pour ça que j'avais choisi un petit assureur Seulement voilà, le management des années 1960, je ne supporte pas non plus. Mon mari est en retraite Il était maçon, il a une petite pension, et mes enfants font leurs études. Il faut que je tienne.

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Yvonne, dame de cantine l y a eu liquidation judiciaire du restaurant scolaire. C'était une association de parents qui le gérait, et ça ne marchait plus du tout. Une grosse société de restauration collective l'a repris. J'avais un poste fixe, maintenant je vadrouille. J'étais responsable de la cuisine, je me retrouve polyvalente, plongeuse ou je ne sais quoi. Je ne m'y suis pas encore habituée.

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La cantine, ça se dégradait, il y avait de plus en plus d'enfants. Le village s'est agrandi, et en même temps il y a eu moins de recettes : ils avaient arrêté le bal des ménages et le loto, la kermesse; avec le nouveau bureau de l'association, ce n'était plus la même ambiance. Il a fallu aménager une cuisine toute neuve, beaucoup plus grande, et on était seulement deux... L'ancien aménagement était plus pratique ; là, tout est plus éloigné. C'est plus de ménage, plus d'enfants à faire manger, plus de travail, plus de vaisselle, plus de tout... Il aurait fallu plus de personnel, en fait. On est passés de cent vingt enfants en moyenne à cent soixante-dix, en quelques années. Il y avait un père qui venait tous les jours, qui nous harcelait. Il agrafait au mur des documents sur l'éducation qu'il trouvait sur Internet. Il nous harcelait parce qu'on apprenait aux enfants à manger des légumes! Mais moi, ça faisait vingt-et-un an que je travaillais là. Mon mari est agriculteur. 49

J'ai commencé à avoir mal partout, à l'épaule, j'jjl eu un fibrome aussi. Rien n'allait, j'ai commencé à prendre des arrêts-maladie. Ça s'est mal termit^ avec les parents. Le président a claqué la porté alors qu'il me devait encore vingt heures. Je les M eues aux Prud'hommes, il y a deux mois, mais a cancane toujours dans le village. Je suis mal à l'aùl quand je vais chercher le pain. J'ai les institutrice^ avec moi et le conseil municipal, mais pendant moi arrêt de travail, je n'osais pas trop sortir... $ Quand la nouvelle société a repris, la mairie avait demandé qu'on garde le même statut, le même salaire. Résultat : j'ai baissé de trois cents euros, ma collègue de six cents. Il paraît que c'est légal... On se renseigne. Elle est restée là-bas, avec un nouveau chef. Elle en bave. Ils ne sont toujours que deux. Moi, comme je me suis fait opérer de l'épaule, je suis restée un an en arrêt-maladie. Je demandais de retourner à mon poste avec de l'aide. Mais ils m'ont humiliée, ils m'envoient n'importe où. Je ne dors plus, j'ai des angoisses. Le médecin m'a dit de ne pas forcer. Avec une prothèse, si je force, c'est tant pis, je n'ai plus d'épaule... Mais comment voulez-vous ne pas vous servir de l'épaule droite à la plonge des gamelles ou en épluchant cinquante kilos de pommes de terre ? J'agace tout le monde, à aller trop lentement, alors qu'il y a une montagne de travail. Je n'ai que cinquante-cinq ans, et je n'en peux plus. 50

Éric, learning manager dans le customer development 'ai de gros problèmes avec mon N + l . Déjà, j'étais sur la touche quand je suis revenu d'arrêt de travail pour mon infarctus : rien n'était prévu pour moi, jamais de réponse à mes e-mails. Au bout d'un moment, j'ai menacé d'aller aux Prud'hommes, et ça s'est débloqué. J'ai enfin réussi à me vendre sur un projet : une fusion de trois sociétés, trois forces de vente différentes. Je me suis placé pour faire les audits des trois, pour accoucher d'une « One Society » ; il s'agissait de construire des modules de formation, des séminaires. On m'a dit : « Banco, Éric! », j'étais très heureux.

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Mais voilà. Mon N + l est plus jeune et moins bien payé que moi. J'ai trente ans de boîte. Il a un work level inférieur, avec une voiture de société plus petite. Il ne supporte pas. Tout à fait charmant au départ - en fait c'était un mythomane, tous les matins une histoire nouvelle ! Il ne me donne pas assez de marge de manœuvre, il prend des décisions et puis change d'avis. Il y a des jours où il est euphorique, d'autres où il est sinistre. Parfois il arrive avec des croissants et il faut rigoler toute la journée, le lendemain il fait la gueule, on ne doit pas bouger... Moi, je télétravaille une partie du temps. Je prends les permanences chez moi, et il me soup51

çonne sans arrêt. À Paris, on est en open space il surveille tout le monde. Un jour, il m'envoie un e-mail : « Tu me prends pour un con avec ta réponse ! ». J'ai hurlé : « Tu nous fais chier ! On en a ras-le-bol de faire le tri entre le vrai et le faux ! » Sur le coup, je pars à l'infirmerie, je pleure toute la matinée... J'avais 19/12 de tension... Ensuite, je suis reçu par le N+2. Il me dit qu'il ne veut rien savoir, que je dois m'adapter. Et puis c'est lettre recommandée, avertissement... J'ai fait une lettre circonstanciée de harcèlement moral à la DRH. Ce que je me demande, c'est pourquoi ils tiennent tant à ce sale type. C'est sûr, il est au courant de tout, mais alors de toutes les magouilles, il est au carrefour de toutes les informations, et quand je dis toutes, c'est même de tout ce qui avorte... Le médecin du travail m'a envoyé voir une boîte d'outplacement pour voir ce que je pourrais devenir si je voulais partir. C'est là que le type m'a dit que ma boîte licenciait le tiers du personnel. Bon. J'avais bien lu ça dans les journaux, mais je pensais que nous, au siège, on n'était pas concernés... Ei en fait, si : on va tous à l'Est. Le seul truc mai& rant, c'est que la DRH qui m'a mis l'avertissemerl est virée. C'est le type de Youtplacement qui me l'i dit. Même le médecin du travail. Mais elles parti® ront en dernier : elles doivent virer tout le mondJ avant... Mais moi, je l'aime, ma mission! Je suis bien, comme learning manager ! Je veux rester faire du training dans le customer development... 52

Victorine, infirmière en cancérologie ans mon service, il ne faut pas que les malades restent plus que deux nuits - sinon, ça encombre. Mais il ne faut pas non plus qu'ils ne restent qu'une seule nuit - sinon, ce n'est pas assez rentable. Du coup, ils arrivent tous à quatorze heures, et on est censés démarrer direct sur la greffe de moelle ou la chimio. Sauf que ça bogue. Entre le planning des entrées et celui des femmes de ménage, ils attendent souvent des heures assis sur des chaises dans le couloir. On rase les murs pour ne pas trop les entendre se plaindre, vu qu'ils ont raison, et qu'on n'y peut rien.

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Au niveau médical, ils sont bien traités, mais alors l'accueil, c'est la honte. Le service est crade. Les dames étrangères qui font le ménage en soustraitance, elles n'ont pas le temps de tout faire, et puis elles n'y connaissent rien : nos pousseseringues sont pleins de poussière. Il y en a parfois deux millimètres - et on installe ça dans une chambre soi-disant stérile. Les malades le remarquent, on est gênées : « Alors, vous nous faites tout un cinéma à nous laver avec des savons spéciaux, à nous faire bouffer des trucs archi-cuits, à désinfecter tout ce qui rentre par nos familles, et vous mettez nos médicaments sur des merdes pareilles? ». Ils ont raison. On leur dit de se plaindre plus fort, mais en fait ils sont trop gentils, et puis ils sont affaiblis... Moi, je 53

suis assez tendue parce que, par rapport au service où j'étais avant, il y a un niveau de vérification en moins. Là-bas, c'était la pharmacie centrale qui préparait les chimio, et nous, on vérifiait. Ici, on prépare tout en une seule fois. Si on fait une erreur, c'est grave. Ça vous plombe la journée, d'avoir peur de se tromper comme ça... Sans compter la cadre qui vient nous rappeler régulièrement, pendant qu'on prépare les perf', le prix des flacons de médicaments « pour ne pas qu'on gaspille ». « Ça, c'est trois cents euros, vous savez! », comme si c'était le problème. Moi, mon problème, c'est de tenir le coup, dans ce cirque. Le matin, ce sont les « infirmières de fer », blindées, expérimentées, qui sont toujours en nombre. L'après-midi, on nous appelle « l'équipe de garde » - comme si nous gardions quelque chose. Que des nouvelles, jamais remplacées quand il en manque une... C'est plus pratique de travailler le matin. D'accord, on se lève tôt, mais on voit ses mômes et son mec. Le mien, il ne va pas tenir longtemps à m'attendre pour dîner à vingt-deux heures trente, alors qu'il se lève à six heures pour aller bosser... Alors évidemment, les anciennes sont du matin, les bizutes d'après-midi. Du coup, ça fait des clivages; on ne peut pas se blairer. Et l'après-midi, on se tape la cadre dingue dont personne ne veut parce que, justement, c'est moins « grave » de mettre une dingue l'après-midi !

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André, chef cuisinier dans un hôpital de banlieue 'ai un euro quatre-vingt-dix par jour et par personne : qu'est-ce que vous voulez faire avec ça ? Cette année, à Pâques, je n'ai même pas pu mettre le petit œuf en chocolat sur l'assiette. Pourtant, les vieux, ça leur faisait plaisir... Y'a pas de miracle possible : les entremets avec moins de sucre et pas de lait?! les crèmes au chocolat avec de la poudre et de l'eau?! Heureusement, il y a des familles qui apportent des compléments; mais pour ceux et celles qui n'ont pas de famille, c'est tant pis. Moi, j'ai honte. J'ai honte ! Il y a encore cinq ou six ans, il y avait le potager de l'hôpital. C'était économique et c'était bon, vraiment agréable de faire la cuisine. Mais deux jardiniers sont partis en retraite, et celui qui reste tond les pelouses et vide les poubelles : ça doit le changer... Pourtant, il savait tailler les arbres, il faisait venir les légumes et les fruits comme personne : des produits magnifiques, en espaliers, tout un paysage. Mais bon, tout cela, ça n'est plus autorisé par les services vétérinaires. Les œufs des poules non plus, depuis encore plus longtemps. On entendait le coq, à une époque! Alors, à la cuisine, on bricole avec des boîtes, des sacs, des poudres... C'est « l'hygiène », paraît-il. Ça c'est sûi; ça ne fait pas beaucoup de miettes, ni beaucoup de travail ! 55

Ça tombe bien, ils ne remplacent pas les départs. Et il ne faut pas qu'on se plaigne, parce que sinon, i]s vont nous faire passer en sous-traitance. Nous serions rachetés par une grosse boîte, et je me demande bien ce qu'ils pourraient nous faire mettre de mieux dans l'assiette, à ce prix-là. À moins qu'ils ne commandent carrément des plateaux repas à un prestataire extérieur. Alors, on se la boucle, mais franchement, servir ce qu'on sert... Personne ne souhaiterait le manger: c'est pas bon, et il n'y a pas assez. Ma femme est aide-soignante, et c'est un peu la même misère : elle a douze minutes pour lever un vieillard, l'emmener aux toilettes, le laver, rhabiller, refaire son lit et nettoyer sa chambre... Je ne sais pas qui fait les comptes, là-dedans, mais c'est plus que juste ! Et quand les familles se plaignent, ça nous retombe dessus : c'est la faute au personnel qui serait « maltraitant ». Je ne sais pas qui est maltraitant dans cet établissement, mais un euro quatre-vingtdix par jour et par personne, c'est pas possible, il y en a qui doivent crever de faim...

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Christiane, directeur adjoint d'un établissement de service ( 1 / 2 ) 'ancien directeur est mort le jour de l'inspection par les services centraux. Il ne se sentait pas bien depuis quelques jours... Je n'ai rien vu venir. On a tous insisté pour qu'il soit là, malgré ses maux de tête. Il a fait un accident vasculaire cérébral au milieu de la visite de l'établissement par le responsable national. On a dû appeler le SAMU, mais il n'y avait rien à faire : il était mort.

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Pourtant, tout se passait bien. Le délégué national était satisfait : on lui avait montré comment, en un an, on avait repris les choses en main, calmé les esprits, refait fonctionner la baraque. On était fiers de nous... mais on travaillait soixante heures par semaine. La médecin du travail dit qu'il est mort de ce que les Japonais appellent un karoshi, qu'on traduit par « mort subite au travail ». Évidemment, cette restructuration, ça avait été des mois de travail acharné. Le suicide de la directrice précédente avait dégradé l'ambiance de la production. Je ne m'étais pas sentie particulièrement à l'aise à l'époque, parce que c'est moi qui avais découvert les malversations qu'elle faisait depuis des années. Des centaines de milliers d'euros. Mais je ne pensais pas la trouver pendue dans son bureau en arrivant un matin.

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En fait, beaucoup de gens le savaient. J'avais en la puce à l'oreille : j'ai demandé un audit sur les comptes, et elle s'était trouvée coincée. Je ne pensais pas qu'elle se suiciderait. C'est à ce moment-là qnt Paris avait nommé le nouveau directeur, très sympa, honnête, qui n'avait pas peur du boulot. Ensemble on s'entendait bien, on a fait le ménage, viré les complices, recruté des gens de confiance. C'était dur. on a ramé pendant un an. Ça allait mieux, beau coup mieux, même s'il y a toujours des mécontents : le médecin du travail, par exemple, qui trouve tou jours que ce n'est pas assez pour les travailleurs... Si on l'écoutait, on ne ferait plus rien ! Là, je me pose des questions. Je suis toujours directrice adjointe - je fais l'intérim depuis deux mois - , mais ils veulent que je remplace le directeur. Ça fait un peu peur : j'ai déjà pris quinze kilos pendant la restructuration, je fais de l'hypertension... Je me demande si je dois accepter, surtout qu'ils disent qu'ils ne me mettront pas d'adjoint parce que je connais bien la boîte : si l'autre est mort de surcharge quand on était deux, je ne sais pas ce que je vais devenir toute seule ?

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Christiane, directeur adjoint d'un établissement de service ( 1 / 2 ) 'ai toujours été très impliquée affectivement dans mon travail. J'y ai mis toute mon énergie. Je me sentais investie d'une mission symbolique : relever les établissements, tout remettre d'équerre après la crise que nous avions vécue1.

J

J'ai commencé à m'épuiser, et puis j'ai eu des soucis familiaux. Mais au début de l'année dernière, une fatigue extrême : je suis allée chez le médecin, j'avais un cancer du sein. Pris un peu tard. Il fallait que je m'arrête. J'ai informé ma direction générale, je suis restée deux jours pour plier mes affaires. Ensemble, on a dégagé du monde pour faire mon travail pendant mon absence. Et puis je l'ai annoncé à certains collègues, certains partenaires, et j'ai eu des messages de soutien. Mais je n'ai jamais rien reçu de ceux qui me remplaçaient, ni de la direction, rien, rien, rien. Au bout de six mois, j'ai envisagé de reprendre mon travail à mi-temps. J'ai envoyé un mail à la direction nationale pour envisager mes modalités de reprise; pas de réponse. J'ai rencontré la médecin du travail qui m'a dit : « Mais vous n'allez pas retourner dans la cage aux lions ! Vous ne serez pas 1. II s'agit de la même personne, trois ans plus tard.

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capable de résister! Je vous mets en inaptitude... » Ça m'a fait peur. J'ai prolongé mon arrêt de travail : je n'étais pas d'accord pour l'inaptitude. Alors j'ai reçu une lettre de licenciement pour faute grave : ils ont relevé une multitude de faits, tout au long de mes six mois d'absence. J'ai pris une avocate. J'ai perdu pied, je partais en live, je suis devenue complètement irrationnelle. J'ai informé mes collègues directeurs, qui m'ont dit : « Oh mais moi aussi, on pourrait me reprocher ça et ça... ». Je ne suis pas allée à l'entretien préalable de licenciement : je sentais leur détermination à jeter la bête malade, c'était une mascarade. Je n'étais même pas convoquée au siège, mais dans l'établissement, devant tous mes salariés... Quelle humiliation! J'ai attendu ma lettre en pétant des câbles chez moi. Ils se sont servis de moi. J'aurais pu me douter que c'était trop dur de remplacer le directeur précédent. J'étais son adjointe, il est mort en plein milieu d'une inspection par la direction du siège (accident vasculaire cérébral devant tout le monde). Je l'ai remplacé, mais sans adjointe, puisque l'adjointe, c'était moi. Ça faisait trop. Moi, la maladie a fait que je me suis arrêtée avant qu'il ne soit trop tard : je suis en procès, mais je vis, je revis.

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Choura, employée dans les télécommunications 'ai été envoyée à une formation sur le changement il y a dix ans : j'ai compris que ça sentait déjà le brûlé... J'ai demandé ma mutation en province, c'était toujours cinq ans de gagné, le temps que les fameux « changements » arrivent jusqu'ici. Et puis il y a eu les grèves, une super mobilisation ; on s'est tous engagés. On m'a vue en piquet de grève avec les tracts à la porte : on s'y croyait - au final, on n'a rien gagné du tout. Mais dans mon service, je suis devenue la bête à abattre. J'étais entrée dans l'œil du cyclone : syndicaliste allumée, plus de cinquante ans, dans une entreprise « en restructuration », comme ils disent... Les collègues du syndicat, tout ça, ça ne les choquait pas pareil que moi : ils étaient plus jeunes, ils avaient peur. J'ai commencé à me sentir vraiment mal.

J

Au bureau, on ne me passait plus rien, les chefs étaient sur mon dos tout le temps; j'ai même été contrôlée pendant un arrêt maladie. Je ne supportais plus. Un joui; j'ai pété les plombs dans le bureau du DRH, ils ont appelé le SAMU : hosto... Personne ne m'a appelée à la maison pendant un an, ni mes chefs, ni mes collègues, ni les potes du syndicat. Je leur en ai voulu longtemps; j'attendais, rien ne venait... J'avais demandé à être expertisée par un psychiatre, pour prouver que mes troubles étaient « imputables 61

au service » : même ça, ça a raté... Et pourtant, des troubles, j'en avais, j'en ai encore, je m'en rends bien compte. Je voulais prouver que c'était la boîte qui m'avait rendu dingue; j'ai juste réussi à prouver que j'étais dingue. Ils ont appelé ça des « troubles relationnels », alors en plus, pour mon « employabilité », comme ils disent, c'était pas top. J'ai fini par reprendre, au bout d'un an, dans un autre service. J'ai obtenu de changer de responsable, de secteur. Quatre mois après ma reprise, cancer du sein... Je ne suis revenue au boulot que depuis quelques mois. Enfin, quand je dis « au boulot »... Je suis plutôt au placard. Ils m'ont enlevé presque tout mon travail, je m'ennuie. J'ai un e-mail par semaine, deux ou trois coups de fil. Ce que je fais, je le fais bien, c'est sûr, j'ai le temps ! Je commence mes journées par calculer mes frais : ça dure une demiheure, je fais traîner. Après, j'attends, je lis le journal, je me fais des tisanes. C'est long. Ce qui m'a le plus déçue, c'est quand mes collègues m'ont dit : « Va voir un psy ! ». C'est vrai que je suis très mal, mais est-ce que c'est « psy » de n'avoir pas voulu céder sur les acquis sociaux ni sur les manières de travailler ? Ils disaient que j'étais trop rigide, qu'il faut savoir « reprendre » le travail après une lutte. Ils se sont fait plumer, avec ce qu'ils ont signé pour les trente-cinq heures, ensuite avec les accords de restructuration, et ce n'est pas fini. Je suis sur la touche, à part, toute seule en fait. Même à l'asso62

dation professionnelle, ils me regardent en coin. Je sois larguée, j'aurais dû céder bien avant, mais je n ' a i pas pu. Je ne comprends pas comment font les autres. Ça me dégoûte. Je me rends compte que c'est disproportionné, ma réaction, mais je ne peux plus voir les choses autrement. J'attends la retraite, je ne milite même plus, les collègues du syndicat sont gênés quand on se croise, ils regardent ailleurs. Moi aussi. Je suis coupée de tout.

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À chaque changement de majorité, on essaie de me coller n'importe qui.

Suzanne, cheffe de service d a n s la fonction publique ( 1 / 2 ) l m'arrive ce qui arrive à beaucoup de gens : du jour au lendemain, j'ai été invitée à aller voir ailleurs. Je suis directeur d'un service depuis trente ans. Quand je suis revenue de vacances, le directeur général m'a dit qu'il ne souhaitait pas me maintenir dans mon poste : il me dégrade, il me nomme cheffe de service ailleurs.

I

J'ai « déplu » : il assure que je n'ai rien à me reprocher professionnellement, mais que j'ai « des relations difficiles avec certains élus ». La vice-présidente s'était retrouvée dans l'opposition après les présidentielles; elle a été mutée avant, et m'avait dit en partant : « Prends garde à toi, ils t'ont dans le collimateur »... J'avais critiqué l'embauche du poulain d'un élu sur un poste clé - il n'était pas compétent. Le président a insisté : c'était une embauche stratégique, quelqu'un de son parti, en vue des futures élections. Pour limiter les dégâts, j'ai dû me débarrasser d'un agent de base pour le remplacer par quelqu'un qui connaissait bien le poste, très technique, afin qu'il pallie les carences du nouveau chef. C'était dur, pour moi, de virer un agent qui n'y était pour rien. Au final, le poulain n'est jamais venu... À chaque changement de majorité, on essaie de me coller n'importe qui. C'est la première fois que je suis confrontée à un 65

revers, c'est assez violent. « Le président travail avec les collaborateurs qu'il se choisit », m'a c le directeur général. Il est payé pour le savoir : ] directeurs généraux sont sur des postes « fonctio nels » : en gros, ils sont mutés à chaque élection, est à deux ans de la retraite et il est arrivé juste apr les élections. Je le connais bien : j'ai déjà travai sous ses ordres dans un autre département il y a pl de vingt ans, je l'avais vu pleurer tellement il avj peur du préfet à l'époque... Ce qui ne l'avait p empêché de me dire : « Ou vous filez doux, ou vous briserai » ! J'avais demandé ma mutation. Ce qui m'affecte le plus, c'est la réaction des syr dicats : il y a eu beaucoup de gens virés en mêm temps que moi, mais par un heureux hasard, ceu qui sont dans le nouveau syndicat des cadres son tous maintenus ou promus, alors... Il y en a qui Et me disent même plus bonjour, je suis pestiférée. L nouvelle DRH vient du privé, elle nous a collé ur « plan management » sous la houlette d'une boîte de consultants : c'est l'obéissance aux ordres qu compte, pas les priorités du terrain; je suis à cinq ans de la retraite ; il y a des jours où je pense au suicide.

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Suzanne, cheffe de service d a n s la fonction publique ( 1 / 2 ) 'est de plus en plus dur1. Les objectifs sont inatteignables avec les moyens qu'on a. On doit falsifier nos chiffres en permanence pour « faire nos objectifs » : je trafique mes résultats à moi, mais aussi ceux de mon service. En réunion, en bilan, je ne parle que de cette réalité que j'invente avec des phrases toutes faites. Ça prend un temps fou, et pendant ce temps-là, je ne fais pas ce que j'ai à faire, évidemment. Mais c'est une habitude à prendre, c'est devenu une deuxième nature : je parle en « novlangue ».

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Ce qui me met le moral à zéro aujourd'hui, c'est que je dois repartir en formation lundi. Ce sera la deuxième session de « développement personnel » pour cette année. On va faire des jeux de rôles, des groupes de parole pour nous « motiver ». Il faut « jouer » : faire les clowns, faire semblant, parler à moitié en anglais tout le temps, pour parler pour ne rien dire; on fait des « meetings » pour devenir des « drivers à fort potentiel » et analyser les « feedbacks » positifs. Tout ça, pour « une pleine réussite de notre mission »... Je rêve ! On fait ça tous les deux ou trois ans; j'ai appris à ne pas m'investir, me tenir à l'écart, mais sans exagération, sinon la for1- Il s'agit de la même personne, six mois plus tard.

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matrice noterait que je ne suis pas « impliquée ». I plus dur, c'est d'assister au déboutonnage des collé, gues : il y en a qui s'y croient, ils se donnent à fond Des gens ordinaires, plutôt coincés, qui balancent tout : leur vie de couple, leur chien... On a droit à leur intimité! Ils se mettent à pleurer ou à crijjj n'importe quoi. C'est très gênant. Ils arrivent dans leur petit costume, comme tous les matins, et une heure après on les retrouve en train de chialer sut leur enfance. Avant, on se retrouvait dans des formations avec des gens qu'on ne connaissait pas, qu'on ne reverrait jamais; maintenant, c'est tous les cadres sup' de l'établissement en même temps - on se connaît, on bosse ensemble toute l'année ! C'est très gênant, d'en savoir autant. Surtout qu'à la fin de la session, une fois qu'ils se sont tous bien lâchés, on les fait parler des collègues : « Analyse de situation confidentielle, qu'ils disent, on peut tout dire ». Tu parles! Évidemment, comme tout le monde connaît tout le monde, ça remonte. Et puis chacun sait que la formatrice est très, très proche des hautes sphères... Tout est faux, tout le monde fait semblant, c'est de la délation organisée. Une seule chose est vraie : j'ai envie de vomir.

Martine, professeur dans un lycée e suis prof d'histoire-géographie en lycée et je suis fatiguée. J'ai quarante-cinq ans, il me reste encore dix ans à faire, je ne voudrais pas finir en traînant les pieds. Je perds le goût d'enseigner, je suis allée de déception en déception au fur et à mesure je ma carrière. J'ai toujours bien aimé l'école, pourtant; j'ai même fini mes études par un CAPES à vingt-deux ans. Mais depuis deux ans, je prends |a tangente : je prépare mes cours sur le coin d'une table, comme une « fuite ».

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Jusqu'à il y a cinq ans, j'enseignais en collège. J'en ai eu marre du manque de curiosité des élèves; les parents râlaient tout le temps. Je croyais le travail en collège plus usant que le travail en lycée. Mais je n'avais pas compris l'évolution des programmes : j'ai été déçue par les programmes du lycée, j'en ai pleuré. C'est plus du « prépa-bac » que l'enseignement de l'histoire. Et en géographie, c'est encore pire : on doit enseigner la gestion de risques plutôt que la géographie de la Terre proprement dite; on nous demande de faire du journalisme plutôt que de faire acquérir des savoirs. Ça ne m'intéresse pas. On demande plus de connaissances au bac, mais on note plus cool : ça n'a pas de sens. Avec mes collègues, on ne se parle jamais de ce qu'on fait. On parle des mauvais comportements des 69

élèves en salle des profs, on dit du mal des parents, e puis c'est tout. Je ne sais pas ce qu'ils pensent, à par des phrases toutes faites contre le ministre. Ça m, déprime, je finis par éviter les discussions. Certain jeunes profs sont passionnés, c'est vrai, mais ce nt sont pas les plus nombreux. Les autres sont plutô des répétiteurs : leurs cours sont des sortes d'Anna bac. Certains sont complètement coulés, alcoolique ou médicamentés - surtout les profs de lettres clas siques : ils n'ont plus d'élèves ! Ils avaient choisi ce métier pour enseigner les humanités à une élite, ils se retrouvent profs de français en STT... Les profs d'es pagnol aussi en bavent : ils rêvent de faire connaître la littérature espagnole, et se retrouvent à faire ls discipline dans des classes « rebut » - les meilleurs font de l'allemand ou de l'anglais... Je ne me reconnais plus là-dedans et je sens que je coule aussi. Mon fils est ingénieur dans l'industrie, je découvre par lui un monde que je ne connaissais pas. On est dans notre bulle, on ne connaît plus le monde : pour un prof de géographie, c'est fort !

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Sabrina, assistante sociale de secteur •f'ai une grosse baisse de moral, je perds mes cheI veux... c'est le stress. Je suis assistante sociale du I conseil général depuis trois ans. On m'a « stagiaijsée », comme ils disent; il ne faut pas trop l'ouvrir, j 0 n veut être titularisé. Je ne le dis à personne, mais t me marie à Noël pour faire un rapprochement de onjoints dès ma titularisation : je n'en peux plus |e ce service. Sinon je ne me serais pas mariée, je uis plutôt pour l'union libre ou le PACS, mais ça [e marche pas pour le boulot de mon compagnon. Jn peu comme un mariage blanc, enfin... en blanc! Une situation a merdé la semaine dernière. Une naman a menacé de me tuer. Ça a duré une semaine : lie criait dans le service. Auprès de ma chef, j'étais nal. J'avais peur qu'elle ne m'attende au coin d'une ue... Maintenant, ça va mieux. Elle a un petit garçon le trois ans : elle lui hurle dessus, elle le menace et le onfie de moins en moins à la crèche. C'est quand je ai ai dit qu'il était triste qu'elle a explosé. Je ne sais plus quoi faire. J'ai une collègue qui est lavement malade d'un cancer, une qui a fait une lécompensation psychiatrique... Elle vit dans la ue, dans l'ancien quartier où elle travaillait : c'est ênant, pour l'image du service. J'en ai encore une utre, super crevée. C'est difficile, le secteur. Toute ia famille bosse dans le privé. Ça les fait marrer, 71

que je sois fatiguée à rester assise à un bureau avt dix semaines de vacances par an. Pourtant je n'ei peux plus. Je ne dors plus. En ce moment, je recherche un bébé : je ne sais pas où il est, sa mère est repartie au Mali sans lui, oj me dit qu'il est confié à une amie, mais je ne trouve pas laquelle. Une collègue a vu un bébé noir dans une famille qu'elle suit pour maltraitance, j'espère que ce n'est pas ce bébé-là. Comment voulez-vous le deviner? Une collègue me dit qu'il est peut-être avec son père : ça ne m'était pas venu à l'idée... On n'y pense quasiment jamais, aux pères... Mais en plus... Je suis responsable de la sécurité des enfants, et je ne sais pas du tout comment faire avec les mères africaines. C'est sûr que si c'était un bébé blanc, je ne m'in quiéterais pas. Pourtant je n'ai pas l'impressioi d'être raciste. En plus, il ne faut pas faire trop de signalements quand on est stagiaire, ça fait mauvais effet. Alors j'ai peur, et je ne pense qu'à partir.

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Jean-Luc, directeur logistique ( 1 / 2 ) e suis arrivé dans cette usine il y a six ans. À l'époque, on venait d'être rachetés et ils nous avaient mis un industriel formé aux USA comme directeur général. Pendant deux ans, ça a été une pression énorme, « marche ou crève ». On était classés en bourse de New York. Il y a trois classements : les bonnes, les moyennes et les mauvaises. On était dans les moyennes, heureusement, parce que les mauvaises, c'est juste avant la porte. Je travaillais de huit heures à vingt heures tous les jours. Le weekend je faisais de la course à pied pour décompresser.

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Il a fait un tri dans le personnel, le ménage : j'ai beaucoup appris. Il fallait se séparer de collaborateurs qui sont des freins à la productivité. Au bout de trois ans, on était devenus une référence au sein du groupe d'Europe, montrés en exemple. On était les garants des bonnes pratiques. Je suis très collaboratif, c'est mon défaut en même temps... J'ai pris la place de mon chef. Il y avait une vraie reconnaissance humaine. Et puis ils nous ont revendus. Il a fallu fermer une usine. J'ai piloté le projet : j'étais habitué, ça s'est très bien passé. Il a fallu assurer tout le transfert industriel sans problème auprès de nos clients. Mais c'est dur maintenant.

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Mon chef et moi, on n'est pas toujours en phase Je l'ai beaucoup challengé pour qu'il monte au créneau auprès du General Manager, mais il est plutôt pour les compromis, il répand son stress. Moi, ^ production, je m'en occupe comme si c'était mon enfant. Je challenge fort : quand on peut faire mieu^ il faut faire mieux - ça crée des combats avec ceux qui gèrent leur ligne et qui font leurs petites affaires. Mais à un moment donné, je challenge contre des moulins à vent. Et puis mon bras droit me tire vers le bas; pas dans le match, sans expérience... Ça désorganise, je n'aime pas ça. Moi, je m'implique à fond. Mais depuis quelques semaines, j'ai des douleurs dans le bras gauche, avec des spasmes, ça me serre dans la cage thoracique. Je ne sais pas ce que j'ai. Mon directeur (c'est le seul qui restait de l'équipe formée par les Américains) a eu un infarctus il y a trois mois. Il vient de démissionner. On ne supporte pas les autres, ils sont trop mous. Même ma compagne, je suis dur avec elle. La nuit, je grince des dents et j'ai des tachycardies. Je n'en peux plus. Et puis j'ai tellement couru que j'ai de l'arthrose de hanche : je suis en bout de course. /

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Jean-Luc, directeur logistique ( 1 / 2 ) e matin, dans ma voiture, je sentais que ça n'irait pas1. Je ne savais pas trop pourquoi, je me sentais lourd : envie de dormir, le cerveau embrumé. Je me suis dit que c'était peut-être à cause du meeting que mon directeur organisait à dix heures avec tout le personnel. Je n'avais pas tort : ça a été lamentable. Il a été nul, en communication, en tout... Il a mal vendu le truc, il faisait une tête de dix pieds de long... En cinq minutes c'était plié. Une heure après, ils étaient tous en grève...

L

Il faut dire qu'il a annoncé la suspension des augmentations qui avaient été promises il y a trois mois. Il est revenu sur tous les engagements qui avaient été donnés; c'est n'importe quoi, de faire ça. C'est un guignol : on s'engage et on revient... Ça tombe de la grande direction; à sa place, j'aurais mis mon poste en jeu. Alors, évidemment, la CGT a mis tout le monde en grève. Ils font une heure de grève en fin de poste : ça minimise les retraits d'heures de salaire et ça maximise les dégâts pour l'entreprise. On met deux heures à remettre les machines en route ; au fur et à mesure, on ne pourra plus travailler du tout. Toutes les commandes seront en retard, et ils garderont leur 1- Il s ' a g i t de la même personne, un mois après.

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salaire, ou quasiment. Ils peuvent tenir longtemps comme ça... Le directeur a mauvaise mine, on ne le reconnaît plus. Il paraît qu'il arrive au bureau à sept heurts et qu'il reste très tard, il part en dernier. Ce n'efc qu'un pion... Il ne peut plus y avoir de confiance dans les dirigeants. Je me demande qui décide ça; si on voulait fermer l'usine, on ne s'y prendrait pas autrement. Le plus bizarre, c'est que je me retrouve du côté de la CGT : on n'a pas le droit de retirer ce qu'on a promis, surtout en ce moment, c'est chaud. Des usines, j'en ai fermé deux, mais c'est différent : c'était en Angleterre, c'était franc de collier... Enfin, je voyais ça de mon point de vue, à l'époque... Être du côté des grévistes, c'est la première fois que ça m'arrive! C'est déroutant, j'ai du mal à m'en remettre. Je n'ai plus qu'à faire comme mes amis - ils me racontent: ils sont complètement désengagés, ils en font le minimum, ils attendent le parachute final. Jamais je n'aurais cru en arriver là.

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Sébastien, ouvrier hautement qualifié e suis rentré de vacances le 1er septembre, j'ai été convoqué chez le directeur; il y avait tout le monde, RH, l'ingénieur de production, le PDG... J'ai bien compris que ce n'était pas pour me réciter des compliments. Le médecin du travail m'avait mis en inaptitude pendant que je n'étais pas là. Sans m'en parler. Je n'ai jamais réintégré mon poste : elle avait marqué « dangereux pour lui et pour les autres ». Je l'ai rencontrée le lendemain : elle disait que c'était pour mon bien, parce que je m'étais « amouraché » de mon travail et qu'il fallait m'en éloigner... Elle était gênée, je voyais bien. Ils m'ont recyclé magasinier sur un autre site : je prépare des cartons. Mais je sais que ce n'était pas moi qui étais dangereux, mais le poste de travail ! Au cœur du process, on travaille à très haute température, en hypervigilance. Tout peut arriver : des défauts de production en série derrière, évidemment, mais aussi des accidents graves pour nous et pour tout le bâtiment. Alors, évidemment, ça chauffe aussi entre nous. On ne cède pas, on s'engueule.

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Avec mon ancien chef, c'était devenu invivable depuis qu'on l'avait promu, mais aussi qu'on m'avait mis à sa place. « Moi, j'ai mis vingt ans pour arriver où je suis, c'est pas un trou du cul comme toi qui va dire ce qu'il faut faire! ». Il passait derrière moi dire le contraire des consignes que je venais de 77

donner aux ouvriers. Il restait planté dans mon dos pendant plus de vingt minutes à me regarder faire, et s'en allait sans rien dire. Je n'en pouvais plus. Même la nouvelle ingénieure, il la traite comme sa secrétaire... Il dit que ce n'est pas sur les ordinateurs qu'on travaille des matières aussi dangereuses, c'est à l'œil. C'est sûr, mais quand même. En tout cas, c'est moi qu'ils ont éloigné. L'infirmière me l'a dit en douce : « Vous savez, ce n'est pas vous, le problème, tout le monde le sait, la médecin fait ce qu'on lui dit... ». En attendant, moi, je suis allé voir un psychiatre comme elle me l'avait demandé. Il a fait un certificat qui dit que je n'ai jamais pété les plombs et que l'ambiance violente est due aux conditions de travail. On était appelés, mon chef ou moi, dans la nuit, le dimanche, n'importe quand, même pendant les vacances. J'ai mille heures d'avance, c'est pour dire... Mon chef en a encore plus. Ça, c'est depuis qu'ils ont « dégraissé les effectifs », comme ils disent, pour nous revendre. C'est fait, on est revendus, mais pas question de remettre du monde... Ils ont enlevé aussi les ingénieurs experts qui venaient des quatre coins du monde à chaque fois qu'on était dans la merde, des types hyper brillants qui comprenaient tout, tout de suite. Maintenant, on est tout seuls, avec la jeune ingénieure qui sort de l'école... Pas étonnant qu'on s'engueule. Finalement, je suis pas si mal dans mes cartons ! Sauf qu'ils ont baissé mon salaire. 78

Michel, formateur 'ai eu des crises d'angoisse devant les stagiaires : ma tête a tourné, mon cœur s'est emballé, impossible de respirer.... D'habitude, c'est au volant de ma voiture : je fais soixante-dix kilomètres aller, soixante-dix retour tous les jours. Je n'en peux plus. Je suis fatigué nerveusement depuis un petit moment... C'est en dents de scie; là ça ne va plus du tout. C'était le jour de la rentrée en plus. J'ai déjà eu ça il y a trois ans : j'avais participé à une étude nationale sur la qualité; je bossais beaucoup, ça m'avait rattrapé.

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On est de moins en moins pour faire de plus en plus de travail, on n'a plus de secrétaire vraiment, juste une standardiste ; on doit tout préparer, approvisionner, faire l'administratif... Il faut « produire ». C'est une mutation difficile. Les CDD ne sont pas renouvelés, on ne sait pas si certains formateurs aussi ne seront pas virés. On était vingt, on se retrouve à trois. On est laissés à l'abandon. Là-haut, ils changent d'avis tout le temps : on ferme, ou on ne ferme pas le centre... C'est dommage, on est très bons, tout le monde nous le dit, j'ai même reçu un mail pour me dire que j'étais un excellent élément après ma dernière évaluation ! Ils ont peur que je parte ailleurs. Ce n'est pas l'envie qui m'en manque. Mais pour aller où ? Itinérant ? 79

Jamais chez moi, des grosses primes, mais pendant ce temps-là... On est en concurrence avec d'autres associations de formation. C'est sévère, maintenant, on n'appelle plus ça des formations, mais des « produits ». C'est tout un vocabulaire : on en prend, ou en laisse... Il faut se mettre à fond sur une technique à enseigner, et du jour au lendemain, elle rapporte moins, hop ! c'est terminé, et que ça donne des bons résultats ou pas, c'est pareil. Heureusement, il y a les stagiaires. Au moins ça c'est intéressant, leurs progrès, les voir y arriver, apprendre. Mais j'ai peur de l'avenir, surtout en ce moment. Je ne crois pas que je tiendrai à travailler autant d'heures et en pensant à tout à la fois. J'ai ramé, ramé, ramé... Ça ne sert à rien de s'investir comme ça, je serai catapulté à l'autre bout de la France tout pareil que les autres. Ma femme ne suivra pas. J'ai des crises d'angoisse terribles, même à la maison, des crises de tétanie, je ne peux plus rentrer dans un magasin sans transpirer et étouffer. Le médecin m'a remis sous antidépresseur. En trois ans, je me suis arrêté six mois, sans compter mes deux opérations du canal carpien et mes deux traitements pour épicondylite. Le médecin dit que les troubles musculosquelettiques sont liés au stress. Ça n'en finit pas.

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Armand, responsable financier epuis vingt ans, on a déménagé sans cesse. Ma femme en avait par-dessus la tête de changer de ville tous les trois ans : elle ne pouvait jamais travailler. On vivait dans ses meubles d'étudiante; ça ne valait pas le coup de s'installer. Mais elle admirait mon ambition. J'avais la niaque. Je me suis fait tout seul : mon père était ouvrier, ma mère faisait des ménages. Arriver directeur de service financier, c'était la réussite. Aujourd'hui j'ai un peu plus de cinquante ans, et quand je me retourne, je vois que j'ai bossé comme un con.

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Ma valeur principale, je disais, c'était « la surqualité du travail ». Je rentrais vers vingt heures ou vingt-et-une heures. Ma femme ne me reprochait rien. On vivait pour la banque. J'étais dans mon sketch. Et puis je suis passé de numéro un à numéro deux quand on s'est fait racheter : je n'étais pas payé en retour de mon investissement. Maintenant, je suis en surnombre. J'ai un peu peur de l'avenir. J'avais un logement de fonction, mais ils ont perdu quinze milliards de dollars avec la crise, alors ils les vendent. Je me retrouve dehors. Notre établissement change beaucoup, surtout depuis qu'on s'était faits racheter par un grand groupe étranger. On perd notre temps à réparer ce qu'on a fait, corriger des anomalies. Ils nous mettent 81

une pression folle. Le process administratif est trè^ très lourd : il faut se justifier de tout... On bricole Un jour, on fout un gros client dehors, le lendft. main, on va le rechercher à genoux. Ça se décide^ Londres ; on passe pour quoi, après ça ?

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Mon meilleur ami était un collègue de vingt à la banque. Il est mort d'un cancer cette annéé. Sale coup... Lui qui avait un mental d'enfer. J'^j changé. Je ferai moins dans la qualité - de toute manière, on ne peut plus. Je ne trouve plus d'intérêt à ce travail. On est là pour tondre le client... Alois qu'on annonce qu'il est au centre, bien entendu, fl paraît qu'il faut continuer... Mais pour quoi faire? La valeur de l'action a triplé dans les trois derniers mois. Ça ne repose sur rien, c'est sur du vent; ils n'ont pas encore compris malgré la crise. Encore douze ou treize ans à tirer avant... Avant quoi, d'ailleurs ? Plus rien ne m'intéresse.

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Irène, secrétaire dans un office public n trois mois, j'ai eu un zona, on m'a découvert une maladie de Crohn, je ne peux pas me débarrasser de mes mycoses... C'est depuis que j'ai des problèmes au travail. Je suis secrétaire dans un office public de location d'appartements. On est sept, ça a commencé quand elles ont toutes eu leurs points et pas moi à la fin de l'année. Le chef n'a pas su me dire pourquoi. En plus, ça fait quatre ans que je n'ai pas eu d'augmentation, j'ai écrit au directeur, il n'a pas répondu; ça m'a achevée. Mon médecin généraliste m'a fait un arrêt de travail. Je n'y suis jamais retournée.

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Ça fait seize ans que je travaille là-bas. Je n'ai jamais eu de reproches pour mon travail, j'aime bien ce que je fais : les permis de construire, les suivis de chantier, toute la partie administrative, c'est moi qui m'en occupe. Quand je suis arrivée là, j'étais dans la misère après une faillite : on avait un commerce, mais tout d'un coup les hypermarchés ont vendu les produits au public moins cher que ce que nous, on les achetait au distributeur... On a été ruinés, plus de maison, plus rien. On était hébergés chez des amis, on faisait des petits boulots et puis j'ai trouvé ça, j'étais contente. Mais depuis, le chef dit qu'il m'a ramassée dans le caniveau et qu'il faut que je m'estime heureuse. Des fois, il rigole : « Tiens, la stagiaire, elle a mis un string! », et puis tout d'un 83

coup, il passe un savon à la première qui passe, et tout le monde est tétanisé pendant une semaine. U couche avec sa secrétaire. Il s'immisce dans la vie privée, il dit : « Il fait froid, elles ont les seins qui pointent »... C'est usant. Il est responsable du droit des marchés publics : ça doit lui monter à la tête. De toute manière, l'argent que l'office place en banque rapporte plus que les loyers qu'on touche, et pourtant on a presque trente mille logements... Et à moi, on me refuse dix points. Le jeune directeur qui a été parachuté par la nouvelle présidente, il est pire que l'autre. C'est magouille et compagnie. Et la cheffe du personnel, ce n'est même pas la peine d'en parler, on dirait qu'elle est folle. C'est simple, pour la première fois depuis quarante ans, le personnel a fait grève. Cinquante sur quatre cents ! Et en plus ils sont allés au défilé, pas moi non, j'étais en arrêt de travail. J'avais une collègue qui avait fait une dépression. On a eu la consigne de ne pas l'appeler : ça a dû être dur pour elle. C'est sans doute pour ça que je n'ai pas de coup de fil du bureau non plus depuis trois mois; pourtant, j'aurais cru qu'elles m'auraient appelée. J'ai l'impression d'être réduite en poussièrel Si on me disait de retourner au travail, ce serait comme si on me demandait de me jeter d'un pont.

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Anita, distributrice de colis 'ai mal au dos, c'est séances de kiné sur séances de kiné. L'autre matin, mon chef me dit : « C'est ton tour de vidage de container »... Avant, c'était l'encadrement qui en faisait une partie, et une moitié du groupe, l'autre partie; maintenant, vous n'êtes que deux à tout vider quand c'est votre tour. C'est très dur, on en ressort cassé. Je réclame un diable aussi pour transporter les paquets. Ça ne vient pas. On me répond : « Avant, on faisait sans ». On charge les paquets qui rapportent le plus dans les voitures, on les distribue, on revient, on emporte les sacs des facteurs dans les dépôts, et après on trie les containers, on charge et on distribue nos paquets comme on peut. Le tarif prévu c'est vingt-trois paquets à l'heure ; des fois ça va, ça dépend des quartiers, ça dépend de la densité de la circulation. Mais on peut se trouver derrière des camions de poubelles ou de livraison, dans des embouteillages... Pour aller plus vite on laisse les colis n'importe où : chez les voisins, dans les magasins à côté, même les recommandés, c'est mieux pour nos résultats. Mais une collègue va passer en conseil de discipline : elle a laissé une lettre recommandée chez la voisine sans autorisation, et la personne ne l'aurait pas prise en fait : c'était sa lettre de licenciement. Et comme elle est contractuelle, elle a peur d'être virée. Pourtant, elle, elle faisait ses chiffres ! 85

La ville est partagée en deux équipes. On est eq concurrence : c'est à ceux qui en distribuent le plgj par mois. Si on gagne, on a vingt euros de plus sut notre paie - il y en a que ça fait cavaler, tout juste s'ils s'arrêtent aux feux rouges ! Ils hurlent après conducteurs « trop lents », ils se garent n'importg où, ils marchent au café toute la journée, et aux somnifères, le soir. Il y a de plus en plus de crises de nerf; les accidents du travail augmentent. Dans les bureaux de poste, c'est la guéguerre avec les nouveaux services de banque : ils ont monté des murs au milieu de certains bureaux et fermé à clé les placards de papier toilette ! On avait fait une journée de grève, le directeur du centre a envoyé un huissier pour constater qu'il y avait entrave au travail. Un collègue s'est mis à hurler : « Il va falloir qu'il y en ait un qui se suicide pour que vous compreniez ? ». Ils nous disent qu'on risque le chômage technique, que le trafic baisse parce que c'est la crise... Mais nous, notre travail augmente parce qu'ils suppriment des tournées, il faut aller de plus en plus vite. On ne pourra pas tenir. On est à la limite de se taper dessus, même entre nous. Il y en a qui sont d'accord de trier, de laisser les colis à tarif économique, et tant pis pour ceux qui attendent. Moi, je préfère finir, tout distribua; mais ça me fait des heures en plus, je ne peux pas me les faire payer. Je m'énerve, je ne supporte plus les conducteurs qui respectent le code de la route. 86

J'en suis là. Je ne tiens plus debout. Le directeur est eI) burn out - il est arrêté depuis un moment maintenant. Le second vient de faire un infarctus... Ça ne 0e console pas, mais quand même, là-haut non plus, ça ne tourne pas rond... Ils vont nous envoyer des psychologues de gestion du stress. Il faudra qu'ils fassent gaffe à ne pas se faire foutre dehors. Et puis, il paraît qu'on postule pour la palme de bronze de la santé au travail !

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On a fermé plus de la moitié des lits de psychiatrie : les malades sont en prison, ou dans la rue.

Pierrette, infirmière en psychiatrie n a viré tous les chroniques, maintenant on reçoit les « subaigus ». Personne ne sait ce que ça veut dire exactement, mais en gros, 0n accueille les patients qu'il faut sortir de l'hôpital psychiatrique parce que ça pousse au portillon. Guéris ou pas, stabilisés ou pas, maintenant ils se retrouvent dehors. C'est pour ça qu'ils disent « subaigus » : c'est juste en-dessous d'aigu, si l'hôpital a besoin de place pour de nouveaux aigus. Et comme les malades sortent trop tôt, ils re-rentrent souvent juste après : alors il faut pousser quelqu'un d'autre dehors, et ça recommence.

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Nous, on les accueille à la sortie. On leur propose des activités pendant la journée et un repas le midi, il y en a pour lesquels c'est le seul. Pour ceux qui ont une famille qui les accepte, c'est plus facile, pour les autres, il faut faire le 115 pour le soir, ils se retrouvent en foyer d'urgence. C'est nous qui les mettons à la rue directement : c'est ça, la nouvelle psychiatrie. Quand on ne les retrouve pas en taule... On a fermé plus de la moitié des lits de psychiatrie : les malades sont en prison, ou dans la rue. Qu'est-ce que vous voulez faire pour des gens qui ne savent pas où ils devront dormir le soir ? Ils iront dans des dortoirs surchargés, avec des gens agités qui hurlent et qui puent. Comment voulez-vous qu'ils 89

arrêtent de délirer? Le médecin a demandé qu'0 ferme la porte du service à clé. C'est la première fo, de notre existence, il fallait que ça arrive... Et il fau qu'on leur fasse un « projet ». Les trois quarts dL temps, de fait, c'est « trouver un logement » ; c'est de la psychiatrie, ça? À peine sortis des chambres d'isolement, ils arrivent là. Il y a un va-et-vient sans arrêt, on est dans le rien... C'est un entonnoir. Ils disent qu'on est des vieilles infirmières, râleuses, « résistantes au changement » et tout le bastringue... Parce qu'on ne sait pas faire les « projets » pour les malades ? Tu parles, les projets, c'est du social presque toujours, on préférerait faire delà psychiatrie, s'occuper des gens, quoi, avec ce qu'on sait faire, mais on ne parle plus la même langue que les administrateurs. On croyait travailler dans un hôpital de jour, on fait de la garderie sans hébergement, on temporise, le temps que les subaigus redeviennent aigus pour mériter leur place à l'hôpital. Tant pis.

Grégory, manager en informatique e suis responsable d'une équipe de maintenance informatique à distance. Ils sont quatorze, dispersés sur plusieurs sites. Certains, je ne les ai pas vus depuis deux ans. J'en ai deux qui ont fait une dépression. Moi, je dépends de cinq managers : un Allemand, que je n'ai jamais vu, un administratif, avec qui j'ai très peu d'échanges, un qui s'occupe de moi tous les jours, un responsable des comptes celui-là, je le vois ! Et un « productivité » : celui-là, on sait que ce qu'il demande, on ne pourra pas le faire. Ils sont tous avec leurs objectifs : un c'est financier, l'autre qualité, etc. Je surprotège mon équipe, je sais qu'il y a des défaillances, et je ne le mets pas en avant, c'est tout. Les réunions, ce n'est pas des réunions, c'est du théâtre : tout le monde est content ! Ça me fait rire, le cirque qu'on fait avec les traders, alors que tout le monde travaille comme ça.

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Le matin, avant de partir, je me fais des petits joints ; le soir je prends un comprimé d'anxiolytique, et ç a va; enfin... je prends aussi de l'homéopathie, et puis du magnésium, pour tenir. Le soir, je rentre, je regarde la télé. Ça m'embête pour ma femme. Surtout qu'on vient d'avoir un petit garçon : elle voudrait que je lui donne à manger, mais ça dure au moins quinze minutes, ça m'impatiente. Je n'y arrive pas. Je reste sur le canapé, je vois bien que ça ne peut pas durer.

Je suis un ancien technicien d'une des usinjj pour lesquelles on travaille. En 2000, je suis passj de technicien à manager. Sous-traitant, puis sou*, traitant de sous-traitant. On a changé quatre f$g de boîte. J'avais accepté, parce que les autres ava| moi n'avaient été bons qu'à dégraisser. Si j'étljj resté technicien, je gagnerais plus et je travaille, rais beaucoup moins. C'est idiot. Mes collègues se désengagent, ils attendent la retraite ou une forma, tion plus qualifiante; moi, comme un imbécile, je suis content de satisfaire mes cinq objectifs ! On a vu beaucoup de gens disparaître : les retraites, les licenciements... Avant, l'informatique, ça rapportait ; maintenant c'est un « centre de coût ». Et pourquoi ils continueraient à embaucher des Français ? Le best-shore : un Indien, c'est quatre-vingt euros par mois; moi, je coûte deux cent quatre-vingt euros par jour... Je pète les plombs avant les autres, mais il y en a une palanquée derrière moi qui va tomber.

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Monique, gestionnaire de sinistres n vit dans une ambiance de hargne et de contrôle permanent. Surveillées sans cesse. Le moindre retard est pointé, on a intérêt 3 se farcir le repas de Noël de la boîte, sinon on en entend parler pendant des mois. Toutes nos communications sont épluchées, notre ordinateur affiche nos scores pas à pas. C'est simple : moins on propose de remboursement au client pour son sinistre, mieux c'est. On ne travaille qu'au téléphone : les gens ont pris une assurance, ils veulent être indemnisés quand ils leur arrive quelque chose pour laquelle ils ont acheté une garantie. Jusque-là, tout va bien. Mais ce n'est pas si simple : pour faire les meilleurs chiffres, il faut utiliser la technique du « one shot », c'est-àdire du « tir isolé » pour leur proposer un forfait, le plus petit possible, en une seule communication, la plus rapide possible. On leur fait croire qu'il n'y aura pas de recours derrière, comme ça, ils ne rappelleront pas. C'est l'idéal, mais pas si facile : les mutualistes s'attendent à mieux, évidemment.

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Et on n'a pas intérêt à trop discuter, parce que les appels sont nombreux, et on est évalués aussi sur le nombre d'appels répondus - il ne faut pas qu'ils sonnent dans le vide. Comme on n'est pas assez nombreuses, il faut faire vite. Des fois, on peut se permettre de travailler avec le double écran : on finit de remplir le formulaire d'un client pendant qu'on en 93

prend un deuxième en ligne. Le temps qu'ils trouve^ leur numéro de sociétaire... Mais bon, des fois, çj fait des mélanges, et puis on ne sait plus où on a la tête. Quand on vient juste de se faire engueuler p^ la cheffe, ça aide : on prend le téléphone qui sonne et on se dit : « Celui-là, il va gicler ». Il ne faut pas se faire déborder par le client, ni être trop sensible. Parce qu'évidemment, ils n'appellent que quand ça ne va pas et qu'ils veulent de l'aide. On n'est pas des assistantes sociales, quand même. On est comme les médecins, on se blinde. Il n'y a que les plus hargneuses qui tiennent; âmes sensibles s'abstenir ! On donne des fois plus, des fois moins, ça dépend comment on est lunées : quand on est de mauvais poil, ou quand le client nous prend de haut, il « mange ». Quand les sinistres sont plus importants, c'est différent, il y a des experts, tout ça, c'est facile, ça ne dure pas longtemps : on oriente. C'est avec les malheurs ordinaires qu'on se fait notre chiffre : on était les meilleures de France depuis un bon petit moment. Mais cette année, on est énervées : notre plateau n'est pas bien classé en « satisfaction clientèle ». C'est sûr, on ne peut pas les arnaquer toute la journée, et faire qu'en plus ils soient contents! Ils leur donnent des QQ (sic) des « questionnaires qualité » à remplir, alors, c'est sûr, ils disent ce qu'ils pensent. Et nous, on a rapporté le plus de fric, et on a une baisse de la prime de fin d'année. C'est dur.

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Radine, assistante sociale de secteur uand je ne parle pas du boulot, ça va. Sinon je me mets à pleurer. J'ai eu des problèmes avec ma responsable : c'est quelqu'un qui „e veut que des soumis. Ou plutôt des soumises, 0n n'est plus que des femmes : les deux hommes avec qui on travaillait sont morts l'année dernière. Infarctus. On avait réussi à faire virer la responsable précédente, on était contentes ; mais quand on a vu arriver celle-là, on a déchanté.

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Elle a commencé par arrêter notre groupe d'analyse des pratiques en disant : « Moi j'ai un coach personnel, ça devrait suffire! ». Et depuis, c'est l'enfer. Elle demande aux gens, droit dans les yeux, de « manger moins pendant quelques jours » quand ils viennent demander une aide d'urgence. Le barème des allocations familiales n'a pas été réévalué depuis vingt ans, et il faut bien que les familles tiennent; elle dit que « le principal c'est de les écouter » ! Moi aussi, je fais mes courses dans les magasins, et heureusement que je gagne plus qu'il y a vingt ans. Et puis, certains pâtés de maisons se retrouvent avec des factures d'eau ahurissantes depuis que la gestion a été confiée à des sociétés privées. Alors, on leur coupe l'alimentation en eau - ils ont des enfants, c'est intenable. Il faut aller sans arrêt aussi « accompagner » les expulsions des HLM. On les harcèle 95

en fin de procédure, ils ne veulent pas ouvrir, on 1^1 entend derrière la porte. Je les comprends... et pjj fois ils ouvrent la porte pour nous casser lafigure.J faut dire qu'on a plein de malades mentaux violent dans certains immeubles. Notre cadre sup' nous dij. « Si vous avez peur, changez de métier! ». Avaj^ les cheffes faisaient un peu de secteur, maintenant elles sont totalement « off ». Les collègues se désengagent, on parle de tout et de rien ensemble, surtout pas du boulot. J'ai craqué quand j'ai eu sur mon secteur une jeune Africaine qui sortait juste de la maternité avec un bébé qu'elle allaitait. Elle demandait une aide d'urgence. Elle n'avait pas de papiers, pas de revenus: il fallait que je lui dise de me confier son bébé pour le mettre en famille d'accueil et qu'elle, elle n'aurait rien. Les yeux qu'elle a fait... Je ne veux plus jamais me retrouver à faire ça. C'est ce jour-là, il y a six mois, que j'ai pris un arrêt de travail. Ça montait depuis quelques mois. Avant, je m'étais désensibilisée pour ne pas voir l'état dans lequel j'étais. Et puis dans l'entretien avec cette femme, ça a lâché.

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Marie-Lou, assistante du président e sortais de mon bureau, je venais de préparer un salarié à son entretien de licenciement et j'ai eu un pet à la tête, j'ai senti une grande fatigue, j'ai perdu toute mon énergie, j'ai réussi à me diriger vers l'infirmerie. Mon cerveau ne voulait plus fonctionner, je ne savais plus lire l'heure ni compter. Ça a duré plusieurs heures, j'ai pensé que je démarrais un Alzheimer ou une tumeur au cerveau, j'ai eu très peur. Trois semaines d'arrêt de travail et des examens compliqués : rien. Et puis c'est revenu petit à petit; mais c'est là que j'ai réalisé : « En fait, ils sont en train de nous virer les uns après les autres ». Je suis élue du personnel, dans la boîte depuis vingt ans. Je croyais que je connaissais bien toutes les facettes parce que je suis aussi l'assistanteinterprète du président du groupe France; on fait partie d'une multinationale. Mais en fait, depuis six mois, ils n'avaient plus « besoin » de moi au conseil d'administration : on me donnait de moins en moins de travail... J'ai mis longtemps à comprendre ce que j'ai saisi ce jour-là, d'un seul coup, en sortant du bureau avec le cadre qui avait son entretien préalable le lendemain.

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C'est une histoire incroyable : depuis plusieurs mois, ils ont demandé aux « improductifs », aux « indirects », c'est-à-dire à tout le « tertiaire », de faire une semaine d'emballage en bout de produc97

tion, régulièrement. On y va tous. Il faut les voir, cadres, pleurer debout au-dessus des cartons ; même le directeur dit que ça lui fait mal aux épaules, l^j qui trouvait que les ouvriers en rajoutaient quand ils avaient mal partout! Par-dessus le marché, on prouve nous-mêmes qu'on est inutiles, parce que fo boîte continue à fonctionner malgré tout ! Sauf pont ce cadre, qui avait reçu un ordre urgent par Internet, il était à la chaîne, il n'a pas répondu : faute grave... Ça fait peur à tout le monde. Ça marche bien, les techniques d'intimidation. De toute façon, depuis, ils ont annoncé un plan social début janvier. Quand j'ai entendu qu'on était tous convoqués en assemblée générale, je me suis dit : « C'est soit la galette des rois, soit un plan i social ». Ça n'a pas raté. On a fait un mouvement| de protestation avec juste un brassard « En grève », chacun à son poste et au boulot, pendant plusieurs jours. Avec une vraie grève, on avait peur de couler la boîte. Ça leur a juste fait peur à eux : ils ont compris que les salariés ne se laisseraient pas faire. Ils sont gonflés! Je sais toutes les magouilles, quand on expatrie les millions « excédentaires » pour pouvoir déclarer qu'on n'a pas de fric pour payer les gens. C'est sans doute ça qui m'a fait péter un câble l'autre jour : c'est le grand écart permanent à ma place - à la fois interprète en CA et élue du personnel. Tout savoir et rien penser; ça finit par être explosif. 98

Mariette, responsable des plannings dans une usine e fais une dépression liée au travail, c'est mon psychiatre qui le dit. Ça a craqué un jour, je me souviens très bien, j'étais sur le planning de production. Il y avait beaucoup de travail, et le patron n'arrêtait pas de venir derrière moi, voir si j'avais fini. Mais je ne pouvais pas, parce que c'était impossible à faire. Lui, évidemment, il s'inquiétait parce que le coût des matières premières était en train d'augmenter : il voulait acheter le plus vite possible. Je suis rentrée chez moi en plein milieu de la journée, j'avais mal à la tête, au cou, aux épaules, je me suis mise à pleurer quand une copine a appelé. Elle est venue, et là j'ai craqué complètement en lui racontant tout ça. C'était la première fois que j'en parlais avec quelqu'un. Je n'y suis jamais retournée, et ça fait six mois. Depuis, je suis sous neuroleptiques, antidépresseurs et somnifères. Un vrai zombie.

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J'ai quarante-sept ans, je travaille depuis que j'ai seize ans. Jusqu'à il y a deux ans, tout allait bien. C'est alors que l'entreprise a été vendue à un ancien commercial qui ne comprend rien à la production, qui ne voit que les prix. Il achète tout au moins cher, et ça nous ralentit quand les matières premières ne sont pas bonnes; ça met les machines en panne. En plus, il a mis le responsable d'atelier au tour numérique qu'il vient d'acheter pour ne pas embaucher

de spécialiste. Mais du coup, on n'a plus eu de responsable d'atelier : c'est moi qui ai pris ça, en pJUs des plannings. Le responsable logistique étant part, depuis un an, on se partageait aussi la logistique avec le responsable des méthodes... Deux au li^ de quatre. La comptable est morte d'un cancer il y a quelques mois, la responsable des achats a porté plainte pour harcèlement - elle a gagné, mais elle n'a plus de boulot. Évidemment. On ne peut pas faire le travail parce que ce n'est pas possible, c'est tout. Le patron a essayé de me remplacer au début, paraît-il, il a tenu quinze jours! Depuis, c'est le responsable méthode qui se tape tout. Il faudra que j'y retourne pourtant, mon mari travaille dans une boîte de vente par correspondance qui en est à son troisième plan social, comme ils disent, au lieu de dire : plan de licenciements. On dirait que ça va fermer. Je ne pourrai pas faire autrement, il faudra bien un salaire qui rentre.

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Marilyne, logisticienne de transports routiers e suis arrêtée, en dépression depuis deux mois. Je n'en peux plus. Le nouveau directeur m'a complètement cassée. Il est arrivé depuis dix-huit mois, et tout s'est dégradé depuis.

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Je suis responsable de sept personnes. On gère de A à Z les contrats de transports du commerce international : ça va du devis aux documents de douanes et aux contacts avec les sous-traitants. On manie des sommes importantes; on a toujours été rentables. On croyait que ça irait comme ça toujours. Mais il a commencé à faire courir le bruit que dans mon service, il y avait deux personnes de trop. Ça n'a pas traîné... Un jour, il y en a deux qui se sont disputées de manière très violente, je les ai prises dans mon bureau pour les apaiser. Il m'a engueulée en me disant que j'aurais dû les laisser se battre : « Ça nous aurait permis d'en virer deux » ! C'est comme s'il voulait se débarrasser du service. Lui, il a plutôt une carrière dans le transport national, il ne connaît rien à l'international : ça l'encombre. En plus, il est misogyne, et on est cinq femmes à des postes à responsabilité... On est toutes logées à la même enseigne. Je n'arrive plus à faire mon travail : il prend les gens de mon équipe à part et gère derrière mon dos. Je ne sais pas ce qui se 101

dit. Si je vais le voir, lui, pour demander son arbitrage pour les gros contrats, il me fait perdre mes moyens. Dès qu'il me voit arriver devant sa porte, il soupire en levant les yeux au ciel - ça me déstabilise complètement. Rien que l'idée de le revoir si je retourne au travail me rend malade. L'ancien patron, il était très dur, exigeant, mais on comprenait ce qu'il voulait. C'est lui qui m'avait fait monter là où je suis arrivée. Je n'arrive pas à savoir si c'est ce nouveau qui veut fermer le service, ou si c'est ce qu'on lui a demandé d'en haut, quand on l'a muté là. Si on lui fait faire le « sale boulot », ou si c'est lui qui fait du zèle. L'agence gagne de l'argent pour l'instant; le reste, les gens, de toute façon, ils s'en foutent. Il s'est déjà débarrassé de beaucoup de personnel, il a même fermé un service entier. Il sait déplacer les gens pour qu'ils partent. Mais moi, je ne peux pas démissionner : mon mari travaille en usine, il a eu un syndrome de Ménière en janvier, des pertes d'équilibre dues au stress quand ils l'avaient changé de poste. Ça fait vingt-cinq ans qu'il est là. Ils ont beaucoup licencié et sous-traité, là-bas aussi... Ils restructurent, ils baissent les effectifs, cette année les primes sautent, il va gagner beaucoup moins parce qu'on les a prévenus : ils auront zéro euro de participation - mais ça ne les a pas empêchés de donner vingt-six pour cent aux actionnaires en 2009. On a quarante-cinq ans, on va faire comment si on se fait jeter ? Je n'en reviens pas. 102

Solange, hôtesse d'accueil dans une agence pour l'emploi u début, ce n'était pas facile, toute seule à l'accueil. Avant, elles étaient deux. Il y en a deux autres derrière qui peuvent recevoir, mais une seule personne à la fois. Au début, je ne comprenais même pas les questions qu'on me posait, je me disais : « Tu ne vas jamais y arriver ». Mais je me suis adaptée, il y a une bonne ambiance. Je ne suis qu'à mi-temps, mais très contente de travailler.

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C'est sûr, il y a des « pas gentils ». Il ne faut pas être trop souriante avec les gens parce qu'après il n'y a plus de limite, hein... Il faut attendre que ça passe, des fois, parce qu'il y en a qui arrivent et qui veulent tout casser. Il y a tous les cas. Au fond, ils cherchent du boulot, oui, mais ils ont la liberté. Et puis, la plupart, vous savez, c'est pour les indemnités, ce n'est pas pour trouver du travail. C'est pour leur dossier. J'ai seulement un contrat de six mois, mais je ne veux pas trop penser à la suite. Mon mari est fier, il dit : « Ma femme travaille ! ». Il essaie d'en faire un peu à la maison, c'est nouveau. Mais c'est bien, c'est un métier de contact, on n'est pas enfermée dans un bureau, il faut s'habiller, se faire belle le matin. Je me dis : « Tu vas toucher un salaire ! ». C'est important. Ma mère, quand je suis née, elle s'est arrêtée de travailler. Tout le monde lui disait : « Tu devrais être 103

contente ! », et elle, elle a fait une dépression. Avant, elle était indépendante, pas soumise au salaire de son mari. Ça l'a enfermée, elle ne sortait plus Juste faire les courses et revenir. En plus, elle avait pris sa retraite de fonctionnaire, elle n'a jamais pg reprendre. C'était dur pour elle. Rester à la maison, c'est un emprisonnement.

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Patrick, vendeur-livreur 'ai craqué un soir en rentrant à la maison. Ma femme l'a vu tout de suite à la tête que je faisais. Elle m'a emmené aux urgences : quinze jours d'arrêt de travail. Ça s'est passé au cours d'une réunion, nion responsable de dépôt avait fait la remarque devant tout le monde : « Regardez Patrick, ça fait vingt ans qu'il est là, il n'a même pas fait cinquante factures aujourd'hui! ». C'était la honte. En sortant, les collègues m'ont dit : « Tu as vu comment il t'a parlé? ».

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La médecin du travail m'a dit que c'était normal que je sois comme ça, que j'avais eu raison de craquer. Maintenant c'est oublié, mais on a toujours ces fameux briefs avec des petites piques. C'est le responsable régional qui lui met la pression, ils savent qu'il y a la crise, mais il faut quand même faire plus que l'année dernière, même si le gazole a augmenté, et les produits aussi. Les gens sont moroses à cause de la crise. On fait deux jours de livraison et le reste en paperasses et prospection au téléphone. Je préférais le porte-à-porte, mais c'est quand même moins fatigant. Les journées de vente, c'est dur. On fait du camion et on porte des cartons à domicile. J'ai un tassement de vertèbres à force : on marche dans un trou, la douleur se réveille, il y en a pour la journée, 105

ou plus. Et des fois, quand les clients ne sont pas là, on retourne avec les cartons jusqu'au camion et il faut revenir après la tournée, on finit plus tard et ça fait du gazole en plus, ça baisse les objectifs. On a un portable avec nous : ça fait terminal de carte bleue et en même temps GPS, ça nous permet de nous repérer. Mais aussi, c'est pour nous surveiller. En ce moment, ça fait trois semaines que le système de carte bleue marche une fois sur deux. On est au bord de la crise de nerfs quand c'est comme ça. En plus, cette semaine, j'ai eu une panne d'allumage sur mon camion, en pleine campagne. On loue à une société... Le temps qu'ils arrivent, bon, j'attends. Ils me changent le camion, mais il n'y a jamais d'essence dans ce qu'ils nous donnent, il faut en mettre. Eh bien ils avaient oublié de me mettre la clé du réservoir sur le trousseau. Là, j'ai dit : « J'en ai marre, je veux bien être gentil mais il y a des limites »... Le samedi, ça va, je suis bien toute la journée, mais le dimanche, à partir de quinze heures, il ne faut plus faire de bruit ni rien, je ne supporte plus personne. J'ai besoin d'être seul. Ce n'est pas une vie pour la famille. Je commence à sept heures, je livre jusqu'à quinze heures trente et je vais manger à la maison; à midi c'est juste un sandwich, et je m'écroule un quart d'heure dans le camion. Tout le monde fait comme ça. On n'en peut plus. Avant, on ne supportait pas, avec ma femme : on ne pouvait pas se voir parce qu'elle travaille à l'hôpital, et quand elle est d'après-midi, on ne se voit pas. Alors 106

n se donnait rendez-vous sur un parking dans ] a zone commerciale pour se parler cinq minutes avant qu'elle embauche. Maintenant on vieillit, on s e fait juste coucou quand on se croise sur l'autoroute, on se guette. Les vacances, je prends trois semaines en été : la première je décompresse, la troisième je me remets la pression, il n'y en a qu'une de bonne. Ils nous mettent en concurrence entre les dépôts. Quand on gagne, on a le droit d'aller visiter l'usine et de manger au resto avec le responsable : tu parles... 0

Et maintenant le problème des retraites... Je ne me vois pas continuer à livrer mes cartons quand je serai vieux. Les collègues me disent que je suis trop consciencieux, ils ont peut-être raison.

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On nous a inculqué qu'on faisait tous partie d'une grande famille.

Emma, cadre commerciale a n'allait pas depuis le début du plan social, il y a six mois. Enfin, quand je dis plan social, c'est un plan de licenciements. Ce n'est pas pour faire ça qu'on se fait élire au comité d'entreprise, au départ ! J'ai la boule au ventre en arrivant le matin, et le soir, je fais des colères après mes enfants ou mon mari. Ce sont eux qui prennent.

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Ça va durer jusqu'à la fin de l'année. Ce qui me fait drôle c'est d'être encore là. Il y en a beaucoup qui ont déjà été licenciés, je les rencontre en ville; on entend parler de nous à la télé. Je crois que j'aurais moins souffert de partir en premier... Il faut qu'on trouve des solutions, ils disent que c'est inéluctable. On a négocié le plus de confort possible, les meilleures primes de départ. Avec mon mari, on n'a pas été dans la charrette. On avait un projet de reconversion, et puis on a su qu'on n'était pas sur la liste. Ça fait drôle. Je suis fatiguée, irritable, j'oublie que lui aussi, il est dans la même situation. On nous a inculqué qu'on faisait tous partie d'une grande famille soudée, internationale, et puis d'un seul coup... On a un bon salaire, un cadre de travail idéal à côté des tennis, des horaires flexibles. Je suis arrivée il y a dix-huit ans comme opératrice de production - enfin ouvrière, quoi. J'ai saisi toutes les opportunités, je suis fière 109

de mon parcours : je suis cadre commerciale maintenant. Mais le travail, je n'en peux plus, il faudrait que je fasse une nouvelle formation pour évoluer. Mon mari a changé de métier - évidemment, sa ligne