Chroniques achriennes [1 ed.] 2867440173, 9782867440175

"Tony Duparc et moi avons concocté le mot achrien, il y a quelques années, pour remplacer éventuellement, dans cert

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French Pages 248 [245] Year 1984

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Chroniques achriennes [1 ed.]
 2867440173, 9782867440175

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RENAUD CAMUS

CHRONIQUES ACHRJENN5 -\

ÉGLOGUES I. Renaud Camus, Passage, Éditions Flammarion, collection « Textes», 1975. II. Denis Duparc, Échange, Éditions Flammarion, collection « Textes », 1976. III. ~ Renaud Camus & Tony Duparc, Travers, Editions Hachette!P. 0.L, 1978. 2_,]ean-Renaud Camus & Denis Duvert, Été (Travers II), Editions Hachette!P. 0.L, 1982.

Autres livres de Renaud Camus : Chroniques autobiographiques : Tricks, Éditions Mazarine, 1979. Nouvelle édition complétée, Persona, 1982. Journal d'un Voyage en France, Éditions Hachette/ P. 0.L, 1981. Roman: Roman Roi, Editions P. O.L, 1983. MISCELLANÉES I. Buena Vista Park, Éditions Hachette!P.O.L, 1980. Il. Notes achriennes, Éditions Hachette/P. 0.L, 1982.

Renaud Camus

Chroniques achriennes

P.O.L 26, rue Jacob, Paris 6e

© P.O.L éditeur, 1984. ISBN : 2-86744-017-3

A Denis Smadja

je dois bien ces chroniques,

puisqu'à ces chroniques je le dois.

La valse des étiquettes

Gai Pied me propose de tenir entre ses pages une chronique. L'idée me séduit. J'aime le genre« chronique », variation, en somme, de la forme « journal », et la libené parfaite que, sous couven de soumission à l'aléa quotidien, mensuel en l'occurrence, ils autorisent l'un et l'autre. Loin de la commande, exempts des contraintes d'un préalable sujet, ils procèdent tous les deux, par excellence, d'une écriture du désir et d'un désir en baguenaudage, musant, vinuellement sensible à tout ce qui passe et choisissant pour s'y poner, selon son humeur, le grave peut-être ou bien le presque insignifiant. Ici s'émeut hélas un léger embarras. Une chronique dans Gai Pied devra nécessairement, et plutôt prou que peu, parler d'homosexualité. Or (si l'on me pardonne d'y faire allusion, déjà), je viens de publier un recueil de notes 1 où j'ai tenté, non cenes d'épuiser le sujet - il est inépuisable, puisqu'il s'écrit avec nous, tous les jours -, mais de relever à peu près exhaustivement ce que je croyais pouvoir, et vouloir, en dire. Cenes, le livre à peine en librairie, je regrettais de n'avoir pas parlé de ceci ou de cela, de n'avoir pas 1. Notes achn·ennes, Hachette P.O.L, 1982.

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suffisamment insisté sur tel ou tel point, et j'avais envie d'affiner telle ou telle affirmation, de la corriger, voire de la contredire, mais tout cela plutôt de l'ordre de la retouche, du rajout. Ces rajouts, voilà qu'il m'est offen de les soumettre aux lecteurs, plus vite et plus directement que je l'avais imaginé. Seulement les lecteurs de Gai Pied ne sont pas forcément, tant s'en faut, les lecteurs de mes Notes achriennes, et je ne peux évidemment pas les prier de se reponer d'abord, avant de me lire ici, à ce livre-là. En revanche, je ne peux pas non plus faire tout à fait comme si je ne l'avais pas écrit, le répéter dans ces colonnes ou reprendre ad liminem chaque point que je viendrais à aborder. A ce dilemme, point d'autre issue que de revendiquer, encore une fois, non sans excuses proférées, le droit à l'autocitation, à l'auto-allusion, au renvoi. Accordé? Premier exemple, je me permettrai d'utiliser, à l'occasion, pour signifier homosexuel, pédéraste, pédérastique ou le cher « comme ça >, etc., le mot achn"en que Tony Duparc et moi avons naguère concocté parce que les précédents ne nous convenaient pas entièrement, nous paraissant ridicules, inexacts ou ambigus. Mais qu'il soit bien entendu que ce mot-là, totalement arbitraire quant à son origine, je ne prétends nullement l'imposer, ni à moimême : un mot de plus, qui ne souhaite en chasser aucun. Et puisque cette première Chronique achn"enne s'est ouvene sur ce trop long préalable, restons-en à la question des mots, entre toutes morale. Je voudrais que les miens ne pèsent pas. Et j'assumerais volontiers, dans cet espoir, l'appellation d'écrivain «léger». Je n'ai aucun discours à tenir, ici ni nulle pan, qui voudrait s'imposer à quiconque ; aucune vérité à offrir une fois pour toutes, aucun dernier mot sur rien ni sur personne. Et je voudrais n'être ferme de propos, quand il le faudra, qu'à titre défensif, pour me protéger, et les autres, contre tous ces discours alentour qui ne cessent de nous donner des coups de coude dans les côtes, de nous passer devant et de nous marcher sur les pieds sans une excuse ni un sourire, et de nous expliquer ce que nous sommes. 10

Ces discours et ces mots qui pèsent et qui nous enserrent, ce n'est pas nécessairement d'ennemis qu'ils nous viennent, et c'est souvent sans mauvaise intention qu'ils nous sont adressés. Ainsi Guy Hocquenghem, un ami, présente un reponage publié dans ce magazine même, en juillet dernier, sur le pèlerinage à la Vierge du Rocio, près de Séville. Et il en dit : « J'y fus pour vous, ô froides folles du Nord, lecteurs de Gai Pied». Eh bien je proteste. Je ne vois pas pourquoi moi, par le seul fait que je sois lecteur de Gai Pied, je devrais être appelé une « froide folle du Nord». Je ne me reconn~s pas dans cette étiquette, et même si d'autres m'y recoJ1naissaient, je ne leur reconnaîtrais pas le droit de me la coller, de me définir, de me dire qu'elle est, en somme, ma « vraie nature >. Je n'ai rien contre les folles, je suis prêt à défendre stylographe en main leur droit à la « folie >, mais je n'admets pas qu'on nous les présente, et elle, comme la vérité ultime, la seule sincérité, l'honnêteté de l'homosexualité. On me dira que « ô froides folles du Nord», c'est de l'humour. Et j'avouerai n'avoir pas un goût très marqué pour l'humour homosexuel (traditionnel, en tout cas, et justement« folle>, tel qu'il s'entend, ne varietur à travers les années, dans les couloirs de saunas et les anti-chambres de salles d'orgie, commentant par exemple les jouissances bruyantes par de rituels « Oh la la, elle en peut plus, la chérie ... ! > (ce qui assimile, de façon caractéristique, la jouissance à une faiblesse, à un extrême amenuisement de la défense); en revanche je trouve très drôle la plupan des dessins, qui ont été repris en recueil, de Christopher Street) : il est tout empoissé de masochisme et, semble-til, ne cesse d'en remettre sur la caricature haineuse et grotesque depuis toujours brossée par l'oppresseur.

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A propos de masochisme achrien, avec ce pèlerinage du Rocio et les fantasmes qu'il suscite en Europe depuis cenain délirant paragraphe du guide Spartacus (« where dance and music often alternate with wild orgies»), on y est en plein. Oh la la, que la troisième nuit, complètement ivres, « des mecs qui ne sont pas du tout pédés, tu vois, pas du tout » te laissent leur sucer la queue entre deux tentes, quel rêve ! « De vrais mecs, rien à voir avec les folles de par ici ... ». Car on y revient : élargir la « folie » à toute 1'homosexualité va de pair avec l'éternelle exaltation de l'hétérosexualité vénérée, par le bon masochiste gay, des vrais hommes qui daignent lui accorder quelque bout de faveur. J'ai quelquefois l'impression d'être le seul pédé à aimer les pédés, et pour qui, en soi, l'hétérosexualité, serait-elle d'un amant éventuel, soit absolument sans prestige. Un hétérosexuel plus ou moins libéral, aventureux, frustré ou aviné qui me « laisserait » lui faire ceci ou cela ne me dit rien du tout. Je n'ai aucune envie qu'on m' « accorde » quoi que ce soit, comme dans la vieille hétérosexualité, justement, dont nous ferions bien d'observer (plutôt que de déplorer à n'en plus finir la prétendue, et prétendument fondamentale, déglingue des nôtres), à quel point les rappons, aujourd'hui, y sont fréquemment difficiles, maladifs, hostiles. Ah, donnez-moi plutôt un bon achrien content de l'être et qui sache ce qu'il veut, et s'il advient qu'il me veuille moi autant que je le veux lui, notre première course sera à qui dira, si dans quelque jardin, boîte ou café, « Tu veux pas qu'on aille ailleurs ? ». Virilité pour virilité, s'il est loisible d'avoir recours encore à ce concept compromis et glissant, j'en vois autrement plus dans ces bons accords vigoureux et gais que dans les tergiversations, les « bontés », les hypocrisies, les oublis et les subséquents mépris des prétendus« vrais mecs». Je me reproche toujours de ne pas dire assez, bien que je dise sans cesse, quelle joie, quelle affection, quelle reconnaissance, quelle estime mutuelle je trouve dans un échange sexuel réussi, c'est-à-dire qui soit échange de plaisirs et de désirs de faire, par tous les moyens, plaisir, que ce soit en un quan-d'heure dans une fuck-room ou

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en trois jours dans une ville étrangère, loin en tout cas des pingreries petit-bourgeoises du quant-à-soi, des regards calculés, des baisers volés et du foutre épargné. Comme sur ce sujet j'aurais tendance à devenir tout à fait lyrique, je m'en remettrai à Whitman qui a exprimé le plus puissamment, sans doute, cet enthousiasme émerveillé, « To tell the secret of my nights and days, !To celebrate the need of comrades » (Calamus). C'est un des grands succès de l'hétérocratie, et nécessaire absolument à son règne sur nous, que d'être parvenue à instiller aux achriens le mépris d'eux-mêmes et de leurs pairs, presque inconscient parfois, masqué souvent par le fameux« humour», éternellement récurrènt en tout cas. *

** Beau dimanche d'été. Je me promène le long de la Seine, en direction de cette section des quais que la communauté gaie parisienne, avec un typique empressement à reprendre ou même à devancer les mots des autres pourvu qu'ils soient bien méprisants, a surnommé Tata Beach (Homolulu, appellation rivale, est déjà d'inspiration moins frelatée). Rencontre, sur les marches, d'un ami : - Qu'est-ce que tu vas faire là-bas, c'est plein de folles ! Il ne m'a pas dissuadé si facilement, heureusement. Car si quelques folles stncto sensu il y avait bien, regroupées et bruyantes à leur accoutumée, et qui laissaient fon tranquille ma libido, ce qui me paraissait sunout remarquable, à moi, c'était l'abondance, à mes yeux, de beaux garçons, de corps dorés, de jolis pectoraux et de ces estomacs dits « en tablette de chocolat ». Pour s'en tenir à la seule image physique, je doute qu'un groupe équivalent d'hétérosexuels aurait pu présenter un nombre comparable de purs objets de désir.

Écrit sur le sable

Ceci, que j'écris sur la plage, alors qu'est à peine dépassé le cœur de l'été, ne paraîtra qu'en octobre. Tant pis. Je ne me sens pas suffisamment couturier pour adapter mes travaux du jour aux saisons à venir, et je n'ai aucune envie de me plonger dans un état d'esprit de rentrée. Je préfère parler du Ponugal, où je suis. J'ai dit ailleurs tout le bien que j'en pensais, et de Lisbonne, et des Ponugais ; de ceux-ci, par exemple, qu'ils étaient peut-être, pour moi, le peuple où se rencontraient, à tous les coins de rues, et sur le bord des fontaines (oh, celle de Viana do Castelo, dans le nord, où ils s'asseoient tous, en fin d'après-midi, entre les géraniums ... ), le plus grand nombre de beaux garçons, et les plus désirables, les plus gentils, les plus « faciles ». Sur cette opinion je ne reviens pas. J'aimerais seulement l'affiner un peu, en contradiction, et tâcher d'examiner pourquoi mes chers Ponugais, malgré leurs immenses mérites, et sans doute à cause d'eux, peuvent être aussi, à l'occasion, tout à fait exaspérants. Mais leurs qualités leur sont paniculières, tandis que leurs défauts sont généraux. C'est d'ailleurs pourquoi, de ces derniers, je me permets de faire état ici. Ils ne sont que prétextes à l'énumération de quelques miens agacements. On rencontre les mêmes en France, en Italie, et bien

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entendu en Espagne. S'ils sont ici plus accusés et plus visibles, c'est sans doute que l'oppression a été dans ce pays, jusqu'à une date récente, plus générale, plus farouche, plus pesante, plus officielle et plus « naturalisée » que presque partout ailleurs. Isolés par la géographie, par l'histoire, par un demi-siècle de dictature, les Portugais, dans le domaine sexuel, manquent d'information, et partant d'innocence. L'innocence a cessé depuis longtemps, si elle l'a jamais été, d'être du côté de la nature, et elle n'a rien à voir, cettes, avec le prétendu « naturel » que sait si bien imposer la tyrannie dans les mœurs, fût-elle celle de Salazar ou celle de nos voisins à Guéret. L'innocence est du côté de la culture. Elle s'apprend ; par les livres et par les~films, les « bons », et plus encore par les voyages et les échanges de toute sotte. Interruption ici : passage rituel des deux quotidiens policiers qui forcent tout le monde alentour à s' emmailloter. Ils ont la loi de leur côté. Elle a rarement été, dans ses manifestations, d'une plus crasse imbécillité, ni plus ouvenement oppressive, puisque ses deux représentants, à eux seuls, dérangent et contraignent, ici, cinq cents hommes et cinquante femmes, à peu près, qui ne font à personne le moindre ton, étant tous, à la ronde, en parfait accord pour la nudité. J'ai profité de l'épisode pour faire un tour dans les dunes de l'arrière : aussi bon terrain qu'un autre pour observer, avec leurs beautés, les petites faiblesses à mes yeux des Portugais. Par exemple, ils ont du funif un goût immodéré. Peut-être, d'avoir joui d'abord dans un contexte répressif, y ont-ils acquis un inconscient désir de la répression : elle est devenue, dirait-on, nécessaire à leur jouissance, et ils se plaisent à en mimer les effets quand elle a cessé de s'exercer directement. Ainsi, au carrefour de sable le plus fréquenté de la dune, entre les fourrés, nous sommes trois étrangers à nous livrer, parce que nous nous sommes rencontrés là et qu'il ne nous a pas paru nécessaire d'aller nous cacher plus avant, à de joyeuses enculades en petit train. Que d'autres dragueurs de buissons passent près de nous ne nous gêne

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en rien, non plus qu'il ne nous gênerait, éventuellement, que celui-ci ou celui-là se joigne à nous. Mais les Ponugais ne veulent pas de ces facilités. Le spectacle apparemment les intéresse, mais ils croient devoir le mériter en ne l'observant que de la manière la plus inconfonable possible, avec des ruses et des approches rampantes de Sioux. Tel se branle accroupi au plus profond d'un fourré, tandis qu'un autre s'avance sur le ventre et les coudes : l'ensemble d'ailleurs plutôt comique. · Même inspiration, le beau Manuel (detto Manuel II), qui fait l'amour successivement avec tous les membres de notre petit groupe (sauf avec moi, hélas) conjure chacun, d'un air tragique, de ne rien dire aux autres, qui bien entendu sont parfaitement indifférents à ce qu'il est seul à considérer comme des infidélités. Les Ponugais, en général, font d'ailleurs de redoutables adeptes de la drague tragique. Qu'ils jettent sur vous leur dévolu ne signifie nullement qu'ils vont vous sourire. Un regard lourd et sombre, de leur pan, est alors plutôt plus probable, et qui pourrait facilement paraître hostile. Catastrophe, tu me plais. Il est presque heureux que le boulevard Saint-Germain, Metz, Toul ou Verdun aient préparé le voyageur à interpréter un peu subtilement ces coups d'œil détournés, et qu'on pourrait sans mal juger décourageants. A cette exégèse il arrive néanmoins qu'il échoue, et qu'il apprenne stupéfait, à l'extrême fin de son séjour, que ce garçon très beau auquel il croyait être parfaitement indifférent, ou dont il se pensait détesté, en fait l'avait, dès le premier jour, favorablement remarqué, ou même était, comme on dit volontiers dans ces parages, amoureux de lui. J'ai noté un peu vite, plus haut, que les Ponugais étaient « faciles >, quand je voulais dire seulement qu'une sexualité heureuse était favorisée, ici, pour le nouveau venu, par le nouveau visage et le nouveau corps qu'il offrait à une communauté achrienne somme toute assez réduite, et par la faveur dont jouissent en ces lieux les étrangers, paniculièrement, semble-t-il, les Français. Mais, pris individuellement, les Ponugais ne sont pas, au fond, si faciles que cela. Ils ont tendance à exiger, de qui

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voudrait les séduire, une cenaine ms1stance. Ils aiment à être counisés. Et paradoxalement, c'est leur idée de la virilité, d'une cenaine raideur virile, qui les pousse à tenir l'emploi de la femme dans le schéma le plus fastidieux et maladif de l'hétérosexualité classique : il faut qu'elle résiste, parce que si elle ne résiste pas elle est déconsidérée ; l'homme insiste pour obtenir, et dès qu'il obtient il méprise. Pouah ! Gardons-nous de cela comme de la peste. Pour en revenir aux buissons des dunes, il s'y observe une autre pratique exaspérante, celle de ces garçons qui dès qu'on s'approche d'eux mettent les mains sur les hanches, pour bien signifier qu'eux n'ont aucune intentioQ de vous toucher, ni de faire quoi que ce soit pour vous, mais qu'ils daigneraient consentir, éventuellement, -à ce que vous leur suçassiez le sexe. Plus d'hypocrite mépris se conçoit mal. Heureusement qu'il est ridicule. Rions, et panons. Toutes ces attitudes qui me semblent bizarres, et qui m'irritent passablement, procèdent sans doute du même phénomène, qui m'irrite bien autrement, et qui dépasse de loin le Ponugal : la déconsidération où gît ce qu'il faut bien appeler, quoique le terme ait vraiment beaucoup servi dernièrement, oui, le désir. Désirer et montrer qu'on désire, ici et panout, mais ici peut-être un peu plus qu'ailleurs, vous diminue. L'esprit petit-bourgeois gay, qui règne sur la plage de Caparica et au Bric-a-Bar de nos nuits, désapprouve qu'on drague dans les dunes, et voudrait qu'on prétendît ne souhaiter rien d'autre, dans les boîtes, qu'un verre, danser, ou de longues conversations d'amis. Ce qui est exalté, flatteur, noble, c'est bien sûr d'être objet de désir, mais aussi, à défaut, ou en plus, d'en éprouver peu, et d'en exprimer moins encore. Tout une chrétiennerie séculaire, bien sûr, soutient ce quant-àsoi de chat et cette économie pingre. Mais la vie est mon alliée pour honorer et récompenser, plutôt que ces avares transis, celui qui désire. Quand on lui demandait s'il envisageait de ne plus écrire, Barthes répondait à peu près : «J'écris parce que je désire, et je n'en finis pas de désirer ». Et de fait, plus je désire, plus je vis : les garçons, les plages, les routes, un village entre les vignes, les palais 17

baroques de Braga, les cloîtres de Tomar, lire Rudolph, de Marian Pankowski (je ne saurais trop vous y inciter) 1 Les Trophées de Hérédia ou le Palimpseste de Genette, écouter en voiture le quintette de Schuben ou seulement les Goyescas, et faire encore un détour pour voir une petite église de l' Alentejo : après tout il n'est que neuf heures du soir, nous est promise encore une bonne demi-heure de lumière. Le groupe Roxy Music se produit à Lisbonne. J'avoue que je n'ai pas paniculièrement envie d'assister à son concen. Mais de ce défaut de désir j'ai plutôt honte que fiené, et en tout cas je le regrette. Il n'est d'ailleurs pas définitif, peut-être. Le désir aussi s'apprend. Les tergiversateurs de bars ou de plages, drapés sans fin dans leur absence réelle ou prétendue de désir, m'inspirent le même ennui que feraient ces compagnons de voyage qui ne s'intéressent à rien, ou à presque rien, dégonflent vos exaltations de leur indifférence, et n'ont d'autre souci, dès cinq heures de l'après-midi, que de gagner l'étape.

*

** Flatters, à Pono, propose des poppers à un ami de rencontre et s'entend répondre, plus ou moins en espagnol: - No, jo, jo, natural ! Après trois ou quatre semblables expériences, il soupire un soir profondément, dans une rue de Lisbonne, l'œil sur le Tage et l'océan : - Oh la la, j'ai une de ces envies d'amour chimique!. .. *

** Les Ponugais sont encore plus obnubilés par le couple 1. Éd. L' Âge d'homme.

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que les Italiens. Ils ne peuvent pas vous voir trois fois avec le même garçon sans vous considérer, malgré toutes vos dénégations, comme étant en ménage. Cela ne les empêche pas de se prétendre « les derniers amants romantiques ». Moi, leur obsession conjugale, je la trouverais plutôt boniche, si le mot n'était insultant pour les bonnes, et en tout cas elle ne me semble pas du tout romantique. Mais eux ne trouvent probablement pas du tout romantiques les grandes errances sous la lune, entre les pissotières de Cais de Sodré et le pauvre sauna du Lys, en passant par la radiante et glauque station de métro Pombal. Tout n'est jamais qu'une question de mots. Il m'arrive de me senti~ un peu seul dans les miens. Mais cela aussi c'est très romantique.

Querelle de famille « Les homosexuels se laissent modeler par l'idée que les autres se font d'eux. Nous nous voyons comme « ils » nous voient. Pire : nous devenons comme ils nous voient» 1

La scène, c'est le cas de le dire, est dans un hôtel, chaudement recommandé par le guide Spartacus, et proche d'une petite ville du Midi. Un ami et moi, retour d'Espagne, nous y arrêtons pour la nuit. Nous nous présentons dans la salle à manger pour dîner. Tuile : il n'est d'autre dîner qu'un« dîner-spectacle:.. Pas le choix. Le spectacle, je l'avais déjà vu il y a deux ou trois ans, et vous aussi, là ou ailleurs, car il était d'une espèce connue : show de travestis, petite robe noire ou fourreap de lamé, gros seins, perruques blondes, on imite Edith Piaf, Mae West ou Dalida et l'on se prend les jambes dans le fil du microphone. Mais il a beaucoup évolué. Sans doute le maître des lieux a-t-il dû s'adapter à son public, que compose essentiellement la petite bourgeoisie hétérosexuelle et commerçante de la sous-préfecture voisine. J'avais déjà remarqué, à mon premier passage, qu'il n'y avait parmi les spectateurs que très peu d'achriens. Il n'y en a maintenant, à deux ou trois exceptions près, plus du 1. Jean-Louis Bory, Comment nous appelez-vous déjà ?, cité par Jean Le Bitoux, Gai Pied, septembre 1982, p. 5.

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tout. Mais les hinarces - si je peux user, pour dire hétérosexuel, de ce mot qui n'est qu'à moi, et encore à peine - mais les hinarces, donc, non contents d'avoir colonisé la salle, ont maintenant, sur la scène même, une fameuse tête de pont. Car l'hôte - y a-t-il été contraint pour sauver son spectacle, ou son entreprise même, je n'en sais rien - a engagé, comme meneur de jeu, un hinarce grand teint, et qui pète le feu. Oh, les familles libérales et modernes de X peuvent venir désormais en toute sécurité, et amener belle-maman et les enfants. Elles ne s'en privent pas. Avec un peu de chance, le gentil animateur invitera le petit à monter sur les planches., l'interrogera gentiment, lui demandera s'il a déjà, à l'école; une petite amie, et s'assurera qu'il a bien remarqué à-quel point les travestis sont drôles et ridicules. C'est excellent pour une éducation. Pascal ou Philippe, qui va sur ses huit ans, pourra voir que les pédés, au fond, il n'y a pas de quoi en avoir peur, ni même en être trop dégoûté pourvu qu'ils ne vous touchent pas : non, ils sont seulement grotesques et ils le savent, et ça leur fait plaisir qu'on vienne se les montrer du doigt en riant. C'est même bien de les avoir, parce qu'à X, comme distractions ... Tout cela n'est encore rien. Au meneur de jeu, plutôt « bel homme», comme auraient dit nos grand-mères, et très content de lui, quoique fon menacé d'empâtement, sont réservés les plus brillants costumes, les plus constellés, les plus coûteux. Il s'y pavane. « C'est notre coq», dit tendrement le patron. Il a une bonne tête de plus que ses camarades (mais je ne sais pas si ce terme ne lui répugnerait pas). Il parle d'eux au féminin. Eux s'esclaffent, ils trouvent cela tout naturel, et d'ailleurs ils font la même chose. Mais il ne s'agirait pas de mettre en cause, si peu que ce soit, la « virilité » du dynamique animateur. Une fille, dans le public, néanmoins s'y est risquée. Elle s'attire cette réplique cinglante : - Ah non, hein, faudrait pas mélanger les serviettes et les torchons ! Mauvais esprit, elle s'obstine : - Qui c'est les serviettes et qui c'est les torchons ? Inévitable réponse : 21

- Venez me voir après le spectacle, ma p 'tite demoiselle, je vous montrerai la différence. Les hinarces sont pliés en deux, mais les achriens, c'est-à-dire les travestis, sur la scène, le sont aussi. Tout est dans l'ordre. Je n'ai pas le courage de protester et de jouer les cafards : tout le monde s'amuse si bien ... *

** Rentré à Paris, le premier film que je vais voir, brave petit achrien que je suis, c'est Querelle. Décidément, je ne m'en sors pas. Et on ne s'en son pas. Et l'homosexualité ne s'en son pas : paillettes ou cuir, nous ne sommes jamais que du théâtre, un show de cabaret, du music-hall, un numéro de Châtelet. J'ai écrit ailleurs que je trouvais fâcheuse l'image de l'homosexualité que donnaient les livres de Genet. C'était à peine une critique, un petit regret tout au plus, et encore même pas. Si Genet avait besoin, pour construire son œuvre, son monde, de cette image-là, de cette homosexualité criminelle, il a bien fait de ne pas s'en priver. L'éclatante beauté de ses romans et de ses poèmes, il impone assez peu qu'elle jaillisse de considérations mystico-psychologiques auxquelles je ne crois pas plus qu'à leur contraire, non plus que leur auteur, peut-être. La langue transcende tout. C'est une des plus belles de la littérature française au x:xe siècle. Malheureusement, dans le film de Fassbinder, de la langue il ne reste rien. Un Allemand s'inspire d'un chefd'œuvre des lettres françaises, et le filin qui en résulte est en anglais. Nos pauvres petits dialectes coloniaux n'offrent plus suffisamment de marché, je suppose : mais ceci est un autre problème, pas trop gai non plus. A ce manque près, essentiel, la langue, le film pèche plutôt par excès, par redondance, par pléonasme, saturation. Tous les sens et toute la symbolique du récit, ce que du moins le cinéaste en a retenu, sont impitoyablement montrés. Querelle de Brest, c'était un

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fantasme, sans doute, une longue rêverie masturbatoire, peut-être. Mais précisément, à l'imagination sexuelle il faut du réalisme : tout y est plus gros, plus rapproché, improbablement dense et bourré de coïncidences, c'est vrai ; et cependant il faut que le rêveur, le branleur, puisse y croire. Comme la pornographie, c'est un jeu avec la réalité, que l'érotisme, toujours puritain, évacue ou tient à distance. Fassbinder, ici, fait tout verser dans l'érotisme, dans l'esthétisme, dans une esthétique de boîte de travelos. Milorad avait bien raison de souhaiter que dans Querelle de Brest on vît Brest : « Pour son aspect « roman d'atmosphère », écrit-il, Querelle de Brest n'a n'en à envie,:, à Simenon » 1 • Moi j'aurais aimé voir un Brest de fOJilall réaliste, c'est-à-dire évidemment mythique, mais vraisemblable, avec des marins qui aient cet air de marins que les marins n'ont plus. Au lieu de quoi tous les personnages du film semblent échappés d'une soirée un peu morne dans un bar cuir ; à l'exception de mon cher Franco Nero, l'officier de marine du roman, à qui l'on a donné, Dieu sait pourquoi, la touche d'un Danilo de Transylvanie ou de Caronie dans une opérette viennoise : il ne se débarrassera pas de moi aussi facilement. Je ne dirai rien de Jeanne Moreau, ne pouvant me coltiner avec deux monstres sacrés en même temps. Fassbinder est encore plus grand mon que vivant, et ceux qui se risquent à critiquer les films mineurs ou même ratés des grands cinéastes sont à peu près assurés d'être ridicules vingt ans après. Il paraît que Fassbinder est un grand cinéaste. Je n'aurais pas découven cela tout seul, mais personne ne m'a demandé mon avis. De toute façon, maintenant il est lié à l'époque, et elle non plus n'est pas près de se débarrasser de lui. Je nous entends déjà, ou ce qui restera de nous, circa 2002 : « Oh, très années soixantedix ... •·

1. Milorad, «Querelle> au cinéma. Masques, automne 1982,

p. 74.

Du grand amour ... à Gérard et Daniel

Donc, nous aurions deux catégories bien tranchées : d'un côté les champions du couple fermé, les passionnés du grand amour pour toujours et à jamais, les maîtres du « ghetto s'abstenir» ; et de l'autre les bêtes de sexe, les permanents du rut, ex-stakhanovistes de pissotière, écumeurs de jardins publics, aujourd'hui piliers de salles d'orgie. Néanmoins, amené par la haute mission que m'impartissent ces colonnes à pratiquer, d'aventure, les dites salles d'orgie (fuck-rooms, back-rooms, en français moderne), un doute me prend : et si une bonne partie, la majeure peut-être, des membres de la seconde catégorie, qu'on rencontre là, donc, appartenaient, en fait, à la première ? Ils ne seraient dans les caves du BH, à Paris, ou dans la pièce noire du Phébus, à Montpellier, que faute de mieux, à corps défendant, à corps exigeant, plutôt, mais à regret, et s'en voulant de leur faiblesse. Et du coup ils en veulent aux autres, et les méprisent parce qu'ils se méprisent. De là les agressivités singulières et persistantes quis' observent dans l'ombre : tel vous repousse d'un geste violent quand vous ne songiez à rien moins qu'à le toucher, et celui-ci, aussitôt favori pour le grand prix de grossièreté à la mode, vous allume sans prévenir

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un briquet sous le nez, pour voir de quoi vous avez l'air : d'une chauve-souris terrorisée, évidemment ; mais quoi que la petite flamme lui ait appris sur vous, elle vous a suffisamment appris sur lui pour que vous le laissiez tomber, j'espère : ne vous en privez pas, c'est très satisfaisant pour l'esprit. Perle du samedi soir au Manhattan : un mec qu'un ami de rencontre veut embrasser du bout des lèvres lui déclare : « Ah non, moi, jamais sur place ! » Et, d'une plus belle eau, au BH, une autre nuit : deux inconnus s'envoient en l'air, comme on dit joliment, avec un bel entrain et, à en juger par la bande-son, beaucoup de, plaisir ; mais aussitôt après, et d'une voix nouvelle, l\10 à l'autre : « C'est vraiment sinistre, ici, hein ? » Étrange comme les gens sinistres trouvent toujours tout sinistre, et les aigris partout matière à plus d'aigreur. Tout le monde fuit comme la peste ceux qui estiment qu'il n'y a, où qu'on se tourne, que des salauds et qui, d'être ainsi régulièrement délaissés, se voient implacablement confonés dans leurs idées noires de l'humanité : jusqu'à ce qu'ils rencontrent aussi misanthropes qu'eux, et forment aussitôt, sur cette noble base, le mépris de tous Ifs pédés sauf eux-mêmes (voire ... ), un charmant petit couple de plus. « Pendant ce temps, à des lieues de là ... » Pendant ce temps, nuit d'octobre, je rencontre au BH un p'tit mec d'ailleurs pas si p'tit que ça, et crac, l'enthousiasme. D'abord il est rudement bien foutu. J'en conclus (hâtivement) qu'il doit être provincial, parce que ses petits camarades culturistes parisiens, ai-je cru observer (superficiellement), ont tendance à rester entre eux, et que, donc, s'il n'était de Toulouse, il ne tomberait pas entre mes biceps peu culturés : il est de Bordeaux (mettons), mais je ne le saurai que plus tard. Pour l'instant nous ne parlons pas. Ça ne m'empêche pas de me faire la plus haute opinion de ses qualités morales : il embrasse comme un demi-dieu (des baisers des dieux je me méfie), il caresse comme un héros, il vous suce la queue avant même que vous suciez la sienne (ou juste après, peu impone, je ne me souviens plus), et vous

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embrasse de nouveau. Évidemment, d'aucuns alentour se joindraient volontiers à notre association improvisée, et des mains inconnues s'égarent vite entre nous, plutôt de son côté bien sûr. Nous ne souhaitons pas d'élargissement : il suffit tout à fait à mes désirs, et moi, apparemment (la lumière est basse), aux siens. Mais, pour décliner les offres d'interventions extérieures, nulle agressivité de sa part (ni, j'espère, de la mienne) ; nulle hystérie : nous ne faisons que nous serrer un peu plus fon l'un contre l'autre. Quoi que Khadafi, Begin, Leonid Reagan et Pluton nous préparent pour la suite des temps, il faudra se souvenir, tout de même, qu'il y a eu de fameux bons moments. Il jouit dans ma bouche et moi sur son ventre, dix secondes plus tard. Nous prenons un verre au rez-de-chaussée. De la foule surgit un autre p'tit mec encore moins petit, et tout aussi décoratif. Son amant ? Et si cette séduisante armoire à glace décidait de me tomber dessus ? Ou au moins de me faire la gueule ? Pas le genre. Il (c'était une armoire à glace vraiment peu féminine) semble avoir passé, lui aussi, une excellente demi-heure parmi les ombres souterraines. Tout sourire, et même plutôt flin. Ils sont bien de Bordeaux, comme je l'ai déjà noté, et à Paris pour huit jours. Et ils ont l'air très amoureux l'un de l'autre. Dunque (c'est le retournement que laborieusement je nous préparais) : les sectaires du couple à tout prix feraient (avec quelques autres) les pénibles de salles d'orgie, donneurs de coups de coudes dans les côtes, vinuoses du regard fuyant et bloqués du grand zygomatique ; tandis que les embrasseurs heureux, les suceurs souriants (bon, d'accord, les suceurs contents), les caresseurs impénitents, seraient à l'occasion, ou pour longtemps, ou pour toujours, d'idéaux amants de cœur. Rassurons-nous, donc, pas de gouffre entre nous : une seule grande famille aimante. Et jouons avec les mots, puisque nous sommes là pour ça : je propose d'appeler « petit amour » celui qui ferme au monde, celui des yeux dans les pantoufles en pavillon de banlieue réel ou supposé : « N'oublie pas d'aller promener le chien ». Et « grand amour» celui qui vous fait « aimer des yeux dans Burlington Arcade », traîner des heures de

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nuit près de l'escalier d'Auch, lécher des pectoraux dans un recoin du Sling, relire Cavafy, vous pencher sur des lèvres dans les jardins du Generalife, à Grenade (ou dans le square du coin), serrer un corps contre une pone cochère, à Uzès, est-ce que je rêve ? rire au pied des jets d'eau et, pourquoi pas, vous mettre en ménage à Béconles-Bruyères.

Hic et nunc

Un «Apostrophes» d'octobre. Tiens voilà un invité qui sans ciller se déclare homosexuel : bien calmement, sans tourner autour du pot et sans en faire toute une histoire. Tant mieux : plus le grand public sera fréquemment confronté à cette tranquillité nouvelle, mieux seront brouillés ses clichés, ébranlés ses préjugés, sapées ses cenitudes. Cet homosexuel-là est en plus tout à fait présentable, et il ne correspond en rien, physiquement, à la caricature si chère à l' hétérocratie, et pour elle si rassurante. J'aime déjà moins le titre de son livre : Le journal de grossesse d'un père célibataire. Là, le bon hinarce antiachrien de Limoges ou de Bar-le-Duc, un moment désarçonné, devant son récepteur, de ses images favorites, se retrouve bien en selle sur ses convictions les plus torves : « Curieux, il en avait pas l'air ; mais il est bien comme tous les autres : au fond c't'une bonne femme, i rêve que d'être enceinte». Voilà caressée encore une idée que l'on adore dans les familles : les homosexuels sont des femmes, ou rêvent de l'être ; et les homosexuelles, bien sûr, sont des hommes. Monsieur le Maire de Strasbourg, Pierre Pflimlin, dans un discours de banquet de foire, exprime cela à merveille, avec dans l'humour une légèreté de 28

choucroute alsacienne : « La nouvelle loi sur les élections municipales oblige à intégrer 2 5 % de femmes sur les listes. Faut-il ranger les homosexuels dans les 25 ou les 75 % ? En ce qui me concerne, je ferai preuve de la plus extrême prudence, car c'est déjà bien assez que notre évêque soit traduit en correctionnelle ». L'interrogation centrale, dans ces propos que rapponait Gai Pied de novembre, est de pure prudence, le facétieux orateur le déclare lui-même. Donc je goûtais peu le titre de Pierre Leenhardt, l'invité d' « Apostrophes », qui au lieu d'être provocateur, comme sans doute il souhaitait l'être, ne faisait que flatter, la Doxa, l'idée moyenne, majoritaire, installée, la banalité régnante, oppressante, d'opinion. Pierre Leenhardt parle, plutôt bien. Je n'ai rien à dire de l'ensemble de ses propos. Il est travaillé par le désir de paternité, c'est bien son droit et il n'est pas le seul. Cependant, soudain, catastrophe. Il laisse tomber ceci, bien clairement : « L'homosexualité, c'est la mon». Bien entendu, ce qui entoure cette petite phrase retentissante l'explique et, objectivement, en diminue la ponée. Tout ce que voulait regretter notre auteur, et qu'il a cru bon de résumer par cette formule percutante, c'est l'infécondité génétique des rappons homosexuels. Que votre amant et vous, Cher Lecteur, votre amante et vous, Chère Lectrice, ne puissiez ensemble fabriquer un enfant, libre à vous de le déplorer, comme libre à d'autres de se réjouir, c'est peut-être plus fréquent, de n'être pas exposés à cette éventualité, et d'être dispensés des complexes « précautions » que doivent observer nos amis hétérosexuels et qui sont encore responsables, en grande panie, sans doute, de l'espèce de lourdeur, du défaut d'improvisation, de libené, de leur pratique. Pierre Leenhardt ne souhaitait exprimer, je pense, qu'une constatation jusqu'à présent indiscutable. Ce n'est pas tant sa pensée que ses mots qui m'indignent. Il faut se souvenir, d'abord, qu'un téléspectateur moyen ne perçoit véritablement que quinze ou vingt pour cent de ce qu'il entend au cours d'une émission : la proponion est à peu près la même, je suppose, s'agissant d'une chronique journalistique. La

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situation culturelle, le recul de fait de l'instruction générale, la maladie de l'attention dont est responsable, avec la décadence de l'éducation, la glauque surabondance de signes, de mots, d'images, que la télévision, la radio, la presse déversent sur les foules, tout cela fait le succès des trop fameuses « petites phrases », qui sont tout ce que consent à retenir le lecteur ou l'auditeur harassé, paresseux, inculte ou distrait : ne coupez pas les cheveux en quatre, pas de longues démonstrations, sunout pas de subtilités et gare à la nuance ! L'idéal, c'est la formule publicitaire. A cet égard, « l'homosexualité c'est la mon», peu impone ce qu'a voulu dire, au fond, celui qui l'a prononcée, voilà exactement le genre de phrase qui va frapper le public. Et c'est pourquoi, dans la bouche d'un homosexuel reçu à « Apostrophes », elle me semble à peu près criminelle. J'entends déjà l'argument que ne manqueront pas d'en tirer Dieu sait combien de parents policiers : « Même les gens comme vous ils le reconnaissent : la Mon, la Mon, la Mon!» D'ailleurs j'ai ton de ne critiquer ici, et farouchement, que l'expression. L'idée elle-même est révoltante. L'homosexualité, ce serait la mon parce qu'elle ne permet pas la paternité, ou la maternité, lesquels dès lors seraient la vie. Pendant des siècles le christianisme a voulu nous faire croire que la vraie vie commençait après la mon, que c'était l'autre monde. Maintenant, version laïque de ce catéchisme, la vraie vie ce serait les enfants ? Faudra-t-il donc qu'elle soit toujours ailleurs, toujours après ? Non, justement, l'homosexualité est là pour répondre, et même pour exiger, avec notre lider bien-aimé1 : ici et maintenant ! Vivez, si m'en croyez. Souriez à votre voisin, s'il vous plaît, au lieu de bâiller s'il vous regarde, ou mettezlui la main à la braguette. Ironie de l'histoire, c'est la reproduction, si l'on n'y met bon ordre, qui risque fon d'être la mon. L'expansion démographique débridée a déjà assuré qu'il n'y ait à peu près pas un seul coin de nos campagnes qui ne soit touché par la lèpre pavillonnaire, et par la même laideur qui 1. François Mitterrand, Ici et Maintenant, Fayard, 1981.

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fait des abords de nos villes des dépôts d'immondices architecturaux. Elle fait mourir de faim, en y mettant le temps qu'il faudra, le quart de l'humanité. Et elle pourrait bien nous préparer une jolie petite guerre, qui cette foisci serait enfin, sans rire, « la der des der ». Si vous voulez élever des enfants sous ce ciel-là, bon courage. Mais ne vous en remettez pas à eux de vivre votre vie.

Figures de ballets

Soirée de ballets au théâtre des Champs-Élysées. Une fois de plus, quant à la danse, deux choses me frappent. Qu'on me permette d'en parler dans le vocabulaire désuet de ma jeunesse, c'est-à-dire en termes de signifiant et de signifié, pris ici métaphoriquement, bien sûr, et, selon la grande tradition des années soixante-dix, fon approximativement. M'étonne de constater à quel point, aujourd'hui encore, et s'agissant même de chorégraphies « d'avantgarde », le signifiant de la danse (sa matière, le pas, le geste, le mouvement, le pon, les traits du visage), ce signifiant est « folle ». La danse, pas grand monde n'en ignore, est depuis plusieurs siècles, de tous les ans, le plus achrien. Parmi ceux qui l'exercent, les achriens sont cenainement, à dire le moins, majoritaires. Encore s'agitil d'un type d'achrien assez bien défini, et, si j'ose l'insinuer, sans doute un peu démodé. Son influence, cependant, en ce domaine, perdure. J'en observe la trace, sunout, dans la façon de traiter le danseur, dans la façon d'être du danseur. Paradoxalement, les achriens ont désexualisé, à mes yeux en tous cas, le danseur, ils l'ont dévirilisé. En cela ils se sont conformés aux canons implicites de l'esthétique «folle», qui n'en finit pas de nommer le

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sexe, de tourner autour de lui, en farce, en dérision, mais semble-t-il, pour mieux l'éviter. Le danseur, objet pounant, de leur pan, d'un culte si fidèle, les achriens paraissent l'avoir voulu aussi proche que possible, éternellement, d'un automate de menuet ou d'un petit marquis. Ils exigent de lui l'athlétisme, mais un athlétisme à mouches, fardé, maquillé, et des entrechats de cours rococo, de bonbonnière de Saxe. Et cela jusque dans les domaines de la danse qu'on nous donne pour les plus avancés. Me surprend d'observer, symétriquement, et m'attriste, combien le signifié, lui, est obstinément, exclusivement, hinarce. Enfin, voilà un ballet dont le chorégraphe,, le compositeur, le décorateur et sans doute bon nombre des danseurs sont achriens, et pounant ces gens-là, apparemment, ne peuvent pas une seule fois concevoir le couple sous d'autres espèces que celles d'un homme et d'une femme. L'homosexualité, qui règne là dans ses goûts les plus précieux et les plus archaïques, et y impose ses images les plus datées, est incapable de s'y représenter elle-même, et sunout dans sa réalité moderne. *

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Mes amis du magazine Magazine, pour un numéro paniculièrement orienté de ce côté-là, me demandent un texte pornographique. Je l'écris volontiers, encore que la pornographie, que j'aime bien, ne soit pas exactement, des façons possibles de parler du sexe, celle que je préfère. L'érotisme, avec sa répression sournoise, son puritanisme obstiné, ses rappons suspects à la culpabilité, à la transgression, au péché, sa façon d'écrire toujours autre chose que ce qu'il veut dire, comme s'il panageait la stupide conviction petite-bourgeoise que le désir et le plaisir sont « vulgaires », et comme si son idéal était de rendre le sexe, précisément, « distingué», admissible à force d'an à ceux-là même qu'il dégoûte ou qui répugnent à son expression directe, l'érotisme m'ennuie. L'an a autre 33

chose à faire qu'à rendre le sexe présentable aux dames en chapeau mauve qui vont voir les expositions de Bellmer. La pornographie, elle, m'excite souvent. Néanmoins, outre ses compromissions commerciales, un peu déplaisantes - mais nous y reviendrons-, elle me gêne par son irréalisme obstiné, à quoi se plie d'ailleurs, fidèle aux lois du genre, mon texte pour Magazine : elle ignore superbement le ratage, le cafouillage, l'approximation ; ce faisant, elle s'affiche exagérément comme fiction et, de mon point de vue du moins, elle perd de son pouvoir, comment dirais-je, bandant. La troisième catégorie, à laquelle va ma prédilection, serait, tout simplement, le sexuel. Son procédé, comme l'a fait très justement remarquer Eric Marty 1, serait l'hypotypose, figure de style minimale et quasiment antifigure. Le sexuel ne revendiquerait pour lui-même aucun statut particulier de discours, aucune indépendance. Il se nierait comme catégorie, se promettrait à la destruction. Il rejetterait le ghetto et voudrait paraître partout. Si je puis me permettre, pour la clané de l'exposé, de faire référence à mes propres livres, Tricks relèverait du sexuel, en tant que distinct de l'érotique et du pornographique, mais imparfaitement, par un paradoxal excès, car il en relèverait tout entier. C'est d'ailleurs pour cette raison que, ne regrettant pas de l'avoir écrit, je ne l'écrirais plus aujourd'hui. L'étape du ghetto est indispensable, encore faut-il en sonir. Le sexuel trouve, à mon sens, mieux sa place, plus« moderne», dans lejournal d'un voyage en France : une parmi d'autres, à proponion, à peu près, de l'importance du sexe dans une vie. Je voulais parler des mésaventures de mes amis de Magazine ; j'ai digressé, la place va me manquer. Ceci seulement, donc : leur imprimeur, après le numéro qui va sonir, ne veut plus d'eux. Les filles qui travaillent à la photo-composition ont été, prétend-il, choquées, humiliées, blessées. Et lui-même se dit très déçu. Il avait cru avoir affaire à des jeunes gens sérieux, il estime maintenant 1. Un voyage intime, Critique n° 420, mai 1982.

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n'avoir en face de lui que des épiciers du journalisme, qui veulent gagner de l'argent grâce au sexe. Nous touchons là à une erreur très répandue dans le public, qui croit que le sexuel, en littérature, au cinéma, rapporte de l'argent. Or c'est profondément faux, dans la plupart des cas. Sans doute la pornographie est-elle rémunératrice quand elle se présente là où on l'attend, dans des salles crasseuses ou sous des couvertures criardes. Mais dès que pointe trop avant le sexuel hors du ghetto miteux qui lui est imparti, dès qu'il prétend se faire une place dans des collections prestigieuses, dans des cinémas non spécialisés, dans des magazines élégamment édités, il se heurte à tous les barrages : imprimeurs, producteurs', diffuseurs, libraires, organisateurs d'émissions littéraires à la radio ou à la télévision, tous sont d'accord pour ne pas vouloir de lui. Le public ne suivrait pas, disent-ils. En quoi ils n'ont pas tort. Taxi zum Klo était projeté dans des salles à peu près vides. Ça n'empêche pas les gens d'imaginer que Ripploh a fait fortune, que je vis, grâce à Tn"cks, dans un somptueux appartement du faubourg Saint-Germain, et que l'équipe de Magazine se vautre dans une opulence babylonienne. Grave malentendu : car ce qui rend riche, c'est Love Story.

Meurtre du père

[Tandis que j'aurais dû écrire ma chronique hebdomadaire pour Gai Pied, j'étais iJ Strasbourg afin d'y témoigner au procès de l'évêque. Ce procès, comme on sait, n'a pas eu lieu. Mes co-témoins et moi n'avons donc pas pris la parole, non plus que les plaignants. Comme je n'ai pas, cette fois-ci, d'autre copie iJ présenter, voici (iJ peu près) ce que j'avais l'intention de dire là-bas.] On voudra bien m'excuser, je l'espère, de prendre les choses d'un peu loin : il ne me faudra que deux ou trois minutes pour les ramener au débat d'aujourd'hui. Les homosexuels, depuis le début du siècle, dès avant Gide lui-même et son Corydon, ont consacré beaucoup d'énergie à savoir ce que Dante, par exemple, avait pensé de l'homosexualité, comment il l'avait jugée et quelle place il avait réservé, dans l'autre monde, aux sodomites, comme il disait. Savoir cela, apparemment, c'était, pour les homosexuels, très imponant. Ils en attendaient des lumières nouvelles sur l'homosexualité et sur ce qu'il convient d'en penser. Eh bien ils avaient tout à fait ton. L'homosexualité n'est pas plus ou moins innocente selon ce que Dante a bien pu en écrire. J'aimerais le dire bien nettement : ce n'est pas Dante qui juge l'homosexualité, c'est l'homo-

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sexualité qui juge Dante. Ce n'est pas Jules Verne ou, pour prendre un cas plus extrême, Céline, qui jugent les Juifs, ce sont les Juifs, et c'est nous, qui avons le droit de demander à Jules Verne ou à Céline des comptes de leur antisémitisme. L'opinion de Dante ne change rien à la fondamentale innocence de l'homosexualité, mais Dante est un peu plus ou un peu moins grand, moralement, selon qu'il était, ou non, entaché de ce que nous appelons aujourd'hui - le terme est fautif, il faudra en trouver un autre, mais le concept est essentiel, j'aimerais y revenir l'homophobie 1 • Seulement, juger Dante sur ce point, hors de tou{ contexte, ce serait absurde : si l'on trouvait chez lui des traces d'homophobie - elles sont en fait relativeinent faibles, c'est l'un de ses mérites-, elles seraient dues à son époque. Il y a des époques où il est impossible, pour un individu singulier, de ne pas haïr l'homosexualité, tant cette haine est partout. Les homosexuels mêmes l'éprouvent, ils haïssent l'homosexualité en eux-mêmes et ils se haïssent eux-mêmes, puisque, jusqu'à une date récente, ils n'ont eu, pour envisager leur propre condition, que les mots des autres, c'est-à-dire leurs insultes et leur mépris, que les idées des autres, et la répugnante image que les autres leur présentaient d'eux-mêmes, en les persuadant qu'elle était la seule vraie. Lucien Febvre, ici même, à Strasbourg, si je ne me trompe, a montré, par ses travaux, qu'il était impossible, en Occident, à l'époque de Rabelais, d'être athée : personne, pas même un génie, n'avait à sa disposition, dans le contexte culturel et religieux de ce temps-là, les éléments et les moyens d'une telle pensée, l' athêisme. Il y a eu des époques, des milieux, où il était impossible, tellement l'antisémitisme était consubstantiel 1. On comprend comment je ne sais qui est arrivé à ce terme-là, par cavalière abréviation de quelque chose comme homosexualitéphobie, phobie de l'homosexualité. Mais le mot homophobie, tel qu'il se présente, signifierait plutôt haine du même, alors qu'il s'agirait au contraire de haine de l'autre, de celui qui est différent de soi. Je n'ose proposer hétérophobie, qui prêterait à d'autres confusions, ni achriannophobie, « dur> ...

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à· 1a société et perçu comme naturel, comme évident, comme allant-de-soi, de n'être pas antisémite, si moralement inattaquable qu'on puisse être par ailleurs ; des époques où nous ne pouvons pas trouver, sur ce point, un seul juste. Aujourd'hui, il est très possible, culturellement, intellectuellement, d'être athée, il est très possible, heureusement, de n'être pas antisémite, et il est très possible, enfin, de n'être pas homophobe (encore qu'il faille à beaucoup un immense effon pour échapper à un sentiment qu'on leur a donné comme allant de soi, la haine et le mépris des homosexuels). Les choses ont changé. Les homosexuels trouvent autour d'eux beaucoup de gens, une minorité encore, peut-être, mais une minorité déjà nombreuse, pour reconnaître avec eux l'absolue, la radicale innocence de leurs préférences et de leurs pratiques sexuelles (lorsqu'elles sont effectivement innocentes, bien entendu, lorsqu'elles ne font de ton à personne, c'est-àdire dans la quasi-totalité des cas : il y en a quelques autres, l'homosexualité a ses égoïstes, ses profiteurs, ses violeurs même; mais ces derniers nettement moins nombreux, je pense, que dans l'hétérosexualité). Seulement, les libéraux d'aujourd'hui, nos amis hétérosexuels, ceux qui sont persuadés avec nous que l'homosexualité n'est en rien coupable, ils ne sont pas forcément supérieurs, moralement, individuellement, aux farouches homophobes d'hier. Ils ne sont pas arrivés à leur conviction, hélas, par un objectif examen, mais seulement par faiblesse, par esprit d'imitation, de conformisme, parce qu'ils voyaient que l'homophobie, autour d'eux, reculait et perdait de ses prestiges, de son insolente évidence. Ils ont la chance de vivre dans un climat culturel et moral différent, qui leur laisse la libené de n'être pas homophobes, cette libené que n'avaient pas leurs parents ou grand-parents. Les jugements moraux, et les attitudes pratiques qui en découlent, ne naissent pas dans l'abstrait, dans un vacuum culturel qui permettrait à chacun, comme ce serait souhaitable, de se faire, sur tel ou tel acte, une opinion qui soit vraiment la sienne. Ils procèdent d'un climat, d'un contexte général auquel il est nécessaire de veiller constamment, 38

avec une vigilance dont témoigne heureusement l'action des plaignants dans le procès d'aujourd'hui. Que les propos de l'évêque de Strasbourg soient homophobes, c'est l'évidence. Les homosexuels ne sont pas des infirmes : j'espère qu'on ne nous imposera plus l'humiliation d'avoir à le prouver. Mais ce que de telles paroles n'ont pas de vérité, elles le créent : car elles, et tout l'appareil idéologique, religieux, scolaire qui est derrière elles, fabriquent, tous les jours, des infirmes, rendent infirmes des homosexuels, tous ceux pour qui les mots d'un évêque comptent encore un peu, tous ceux qui vivent dans un milieu où les mots d'un évêque ont unç quelconque ponée. Je peux témoigner que le lende!Ilain du jour où elles ont été prononcées, on me les a, dans ma propre famille, citées comme des vérités d'évangile. Le comble est que, dans cenains esprits, elles passent pour modernes, libérales, éclairées : les homosexuels ne sont plus des monstres criminels qu'il faut châtier, ce sont de pauvres infirmes qu'il faut soigner. C'est à l'aune du malheur qu'engendre une phrase pareille qu'il convient de la juger ; selon tout ce qu'elle fait naître de honte, d'humiliation, de mépris des autres et de soi-même, et, plus précisément, d'infirmité, au sens étymologique de ce terme, défaut de fermeté, incapacité, qui fait que les handicapés physiques, très légitimement, le rejettent. On a là, dans sa perfection, le mécanisme rigoureux de tous les racismes, qui veulent toujours faire passer leurs conséquences pour leurs causes, et qui condamnent, dans un groupe donné, les caractères dont ils sont eux-mêmes responsables. Tout le malheur, toute la culpabilité, tous les ridicules, toutes les infériorités qu'on prête aux homosexuels, ils ne viennent pas, quand ils existent, de leur homosexualité, ils viennent de l'homophobie. Les homosexuels ne sont pas des infirmes, mais l'homophobie en a rendu infirmes, et continue d'en rendre infirmes, des millions. Ce qui me paraît imponant ici, c'est que, pour la première fois, ce n'est pas l'homosexualité qui est sur le banc des accusés, c'est l'homophobie. L'homosexualité, depuis un demi-siècle, s'est beaucoup défendue. Aujour-

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d'hui, elle a persuadé beaucoup de gens et elle s'est persuadée elle-même, enfin, de son innocence absolue, que reconnaît, à quelques fâcheuses exceptions près, la loi même. L'homosexualité accuse, comme elle en a le droit et comme elle en a le devoir. Elle peut reprendre presque terme à terme, mais légitimement, les accusations de ses anciens accusateurs. Elle combat une tare morale qui souille une société, l'homophobie. Elle interroge sur les origines de cette tare, comme on a pu s'interroger sur les origines de l'antisémistisme ou de la violence. Elle les reconnaît dans la paresse intellectuelle, dans la lâcheté à remettre en cause des préjugés venus du fond des âges, dans la misère psychologique, dans les pulsions d'agression, dans la volonté de puissance, dans la haine de la différence ; dans les mauvais livres, dans les sales journaux, dans les propos des mauvais maîtres, dans les sermons des mauvais pasteurs. Elle relève dans les paroles de cenains prêtres, d'un prélat, des germes de contamination, des instruments de propagation du fléau. Elle les dénonce en public, elle les dénonce juridiquement ; et ce faisant elle étonne, parce que les Français, aujourd'hui encore, sont habitués à voir dans l'Église une instance morale qui se prononce sur la moralité de tel ou tel acte, et non, dans la pa~ole d'un des représentants les plus insignes de cette Eglise, le possible objet d'un jugement moral, et aujourd'hui d'un jugement juridique. Nous avons trop été habitués à soumettre nos actes, par paresse, par lâcheté, par incenitude de nous-mêmes, par excès de modestie, ~u jugement d'instances formidables, Dante, la Bible, l'Eglise, Dieu, toutes les figures d'un Père absolu dont nous attendions la fulgurante révélation de notre innocence ou de notre culpabilité. L'homosexualité a enfin le courage de s'examiner elle-même, et elle se trouve innocente absolument. Ce qu'elle désire voir juger maintenant, c'est l'homophobie.

Éloge moral du fétiche

Vous vous souvenez probablement d'un reponage intitulé Miroir cuir, et paru dans le premier numéro hebdomadaire de Gai Pied, à la fin du mois de novembre. L'auteur y racontait comment il avait passé « un vrai weekend de clone>, en s'affublant d'une fausse moustache acquise chez un perruquier de théâtre. A l'égard des moustachus et passionnés amateurs de moustaches, il semblait gentiment ironique. L'article m'a fait comprendre à quel point j'encourrais moi-même cette ironie très répandue. Le texte, en effet, était accompagné de photographies qui représentaient le courageux explorateur avant et pendant son exploration, donc sans, puis avec, sa factice moustache. Je me savais passablement fétichiste, dans ce domaine, mais tout de même pas au degré que révélait la confrontation des images. Car si notre apprenti « clone >, plutôt joli garçon, je suppose, me laissait, dans sa version glabre, sexuellement fon indifférent, je le trouvai, aussitôt moustachu, parfaitement séduisant. Il me semble même avoir tenté de lui signifier, au cours de son odyssée, ce sentiment-là. Absolument en vain, rassurez-vous ; il ne m'a pas poné la moindre attention. Mais j'ai dû suivre, pendant les heures

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qu'il relate, les mêmes pistes que lui, parce qu'il me paraît très familier. Est-ce que je le confonds avec quelqu'un d'autre ? Probablement m'en soupçonnerait-il. Il trouve que tous les moustachus se ressemblent. Lui-même, s'apercevant pour la première fois avec son postiche sur les lèvres, a eu « l'impression bizarre de s'être vu un millier de fois!!! ». Mais les moustachus ne sont tous pareils qu'aux yeux indifférents, comme les Chinois sont notoirement impossibles à distinguer pour les Bédariciens. Vivez parmi eux (les moustachus chinois), regardez-les, admirez-les, aimezles, caressez-les, embrassez-les, vous verrez aussitôt mille subtiles nuances, et précieuses, les singulariser tous. Les moustaches seules, d'ailleurs ! Voulez-vous une tirade des moustaches ? Les minces, les épaisses, les touchantes, les débutantes, les fournies, les blondes, les cendrées, les Clark Gabliennes, les Kitcheneriennes, les Sarfatesques, les Walesiennes, les postiches (ça ne me gêne pas, je suis un vrai fétichiste, ouven à l'anifice), les mousquetairiennes, les hitlériennes revues Sparks, les à-la-gauloise, les à-laphoque, les à-la-phoque-gaulois, les ... Moi je les reconnais admirablement. Try me ... Qu'est-ce que je voulais dire ? Vous n'auriez pas dû me mettre sur un sujet aussi passionnant. D'autant que j'écris ceci à Clermont-Ferrand (je ne vais pas vous raconter ma vie), et que l'on se réchauffe comme on peut. Non, mais j'aimerais insister, contrairement à tous mes principes, sur un point qui me semble imponant. J'ai bien l'impression qu'on essaie de nous persuader, ici ou là, que le fétichisme (j'étire un peu le terme) serait coupable ou, insinuation plus moderne, qu'il serait bête. Sa mauvaise réputation n'est d'ailleurs plus à faire. C'est pour cette raison qu'il est tellement refoulé, et sunout dans les sexualités les plus opprimées, comme la sexualité féminine. Le couple s'en accommode mal, à moins qu'il ne soit construit sur lui, ce qui est pour le moins périlleux, car le fétiche est baladeur et s'incarne éternellement ailleurs. Le grand amour (au sens traditionnel) lui est assez antithétique et tend, au moins, à le tourner ; mais le fétiche le lui rend bien. Tout cela fait

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qu'il a beaucoup de monde contre lui. Moi-même j'avais d'abord été un peu choqué, je l'avoue, lorsqu'un petit gitan de mes amis, auquel je montrais, par exception, et souci d'objectivité, un garçon très glabre que je trouvai beau, m'avait répondu: - Oh, moi, les mecs sans moustache, je les vois même pas ... Bon, il exagérait peut-être un peu. Du moins avait-il le courage de ses opinions. Je pourrais à peu près reprendre sa phrase à mon compte. Je n'ai rien contre les garçons sans moustache, mais les poils m'excitent, et mon désir s'obstine après les moustaches. Je ne vois pas pourquoi op. m'en ferait honte. · Le fétiche, c'est le désir même. Le refouler, - c'est étouffer son désir. Il ne faut pas l'envisager pour ce qu'il exclut, il n'est pas une phobie, ce n'est pas lui qui dicte les « ceci ou cela s' abst. >, mais positivement, pour ce qu'il recherche. Il ne faut pas non plus le considérer au niveau individuel, chez chacun d'entre nous séparément, mais globalement, chez l'ensemble des acteurs de la vie sexuelle. Frappe alors son extrême diversité, semblable à celle des goûts, dont il n'est qu'une variante un peu plus têtue. Ainsi j'aurais un fétiche de la moustache, ou du poil, ou de la petite taille, mais d'autres ont un fétiche des énormes sexes, des yeux bleus, des yeux vens, des tatouages, de la corpulence, de l'âge mûr, du grand âge, des tempes argentées, de la calvitie. Rien apparemment qui ne puisse faire l'objet d'un goût fétichiste. Comme le charme, comme la séduction, comme l'intelligence, comme l'affection, comme la tendresse, le fétiche sape la morne dictature sexuelle de la beauté, la fastidieuse tyrannie de la jeunesse. Grâce à eux, grâce à lui, elles ne sont plus seules à susciter le désir. Vous trouvez ce type affreux, moi il me met en rut. Il n'est presque personne qui n'ait à offrir pâture à un fétiche quelconque. 86 ans ? - Le pied ! 9 ans et demi? - Moi, moi! Monté comme un cheval? - Je craque ! Comme un caniche ? - Ça me rappelle mes touche-pipi chez les bons pères, j'achète ! Des poils sur les épaules ? - Houba houba ! Le pubis glabre ? -

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Génial ! 210 kilos ? - Ça commence à devenir intéressant ... On voit ses côtes, un fakir? - Tout ce que j'aime ! Bossu ? - Mon rêve ! Le nez cassé, chauve, pas de cou, la vraie bête ? - Arrête, j'vais jouir ! Rien, pas la moindre panicularité ? - Mais c'est justement ça qui me touche, chez lui, et qui me fait bander ... Et puis bien sûr il y a les vrais fétichismes, dans l'acception plus traditionnelle du mot, le cuir, le caoutchouc, les « costumes trois-pièces », les slips Petit-Bateau, les baskets sales, les pardessus en loden, les uniformes de CRS, de pompier, de député socialiste, de Maire de Paris, les jarretelles noires, les lunettes, et de quoi déjà a-t-il été récemment question dans un «Reflet» de Gai Pied, la bambinette ? Voyez comme, grâce au fétiche, chacun a sa chance, et comme il moque, narquois, l'autorité, qu'on avait crue irréversible, de la nature. Ce garçon ne vous dit rien ? Peut-être vous émouvrait-il un peu davantage dans sa tenue de gardien de la paix ? Not your trip ? Mais ce ne sont pas les seules panicularités physiques, ou les « accessoires », qui peuvent s'ériger en fétiches, des pratiques aussi bien. Tel aime qu'on lui masse les doigts de pied, ou les baisers dans le cou, ou les lavements, ou pisser sur ses petits camarades. Songeons encore aux possibles lieux d'action : fétichisme de l'ascenseur, du sexe de masse dans les cabines téléphoniques, de !'enculage sur motocyclette à deux cents à l'heure le long d'une autoroute (soyez prudents), du phare isolé sur son rocher. Je ne prêche pas pour ma paroisse. J'ai mes petits fétiches, j'en ai déjà fait état, ils sont plutôt banals. Non, je ne souhaite défendre le fétiche, tant calomnié, qu'en général, d'un point de vue moral, comme d'habitude, et pratique à la fois ; souligner sa contribution à l'abondance, à la diversité, à l'heureuse circulation des échanges sexuels ; rappeler qu'il tend à adoucir les effets de la rigoureuse hiérarchie, et cruelle, de la beauté ; et suggérer qu'instillant du culturel reconnu dans du naturel prétendu, il libère bien plus qu'il n'asservit. Mais de quel bord lui vient aujourd'hui la critique, ou l'ironie ? Revenons au récit qui m'a servi de point de dépan, Miroir cuir. L'une de ses phrases, où j'ai cru déceler quelque légère moquerie, se

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lit ainsi : « Putain au lit, rêveuse au salon, ainsi m'apparaît le bonheur d'être ( ... ) un bon achrien ». Beurk ! Pas à moi ! Rêveuse, dite-vous ? Mais qu'est-ce que c'est que ce langage ? Et putain ? En voilà un vocabulaire moralisateur, et qui place bizarrement la morale ! Non, non, le « bon achn"en » peut bien faire ce qu'il veut dans son lit et dans celui des autres, et aussi souvent qu'il le veut, et avec autant d'autres qu'il le peut, il se réjouira sans doute de ses heureuses dispositions, et du bon temps qu'il leur doit, mais il ne lui viendra pas à l'esprit de se considérer, ni ses semblables, comme une « putain ». Ça, ce sont les mots de l'ennemi.

Au bois sacré

Savez-vous qu'il est des endroits au monde d'où Clermont-Ferrand est perçue comme une métropole des plaisirs, le lieu des plus délicieuses perditions, une capitale de la sophistication et du stupre ? Ce n'est d'ailleurs pas chose nouvelle. Cette peste de moine de Montaudon, au début du XIII• siècle, dit de son rival Peirol, autre troubadour auvergnat :

qu 'anc pus si fon enbaguassatz a Clarmon no fetz chan va/en. Se faire enbaguasser à Clermont ? Jacques Roubaud traduit : « Depuis qu'il s'est mis en débauche à Clermont ( ... ) il n'a pas fait un seul bon chant> 1 • Se mettre en débauche à Clermont ? Essayez voir, comme on dit justement de ce côté-là. Vous aurez peut-être plus de chance que moi. Toujours est-il, pour parler comme ma grand-mère, que ce jour-là je n'étais même pas à Clermont mais dans l'une des lointaines campagnes où c'est sous les espèces, à 1. Les Troubadours, anthologie bilingue, Seghers, 1971, nouv. impression, 1980, p. 297.

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peu près, d'une nouvelle Byzance, qu'apparaît cette capitale doublement auguste (Augusto n'aimait Tom, hélas, que pour son argent. Mais, avant sa consécration impériale, Augustonemetum (Bois sacré d' Auguste) se nommait Nemheïd, dont je renonce, rassurez-vous, à tirer quoi que ce soit). Il y avait là cinq ou six discoureurs, tous fon achriens, et d'autant plus gais que coulait à flots cenain petit vin de Corent rosé gris transparent, d'une rare élégance au palais, désinvolte et dont je ne vous dis que ça. Et force calembours de fuser : je n'ai cité que le plus fin. J'étais, dans ce groupe, d'assez loin, le cadet. On a beau vivre une grande panie de l'année dans les environs de Lavoûte-Chilhac (par exemple), on-n'en coun pas moins le monde pour autant. J'en ai appris de belles sur la sexualité Quatrième République dans le SudOuest. Deux causeurs sexagénaires, et bien virils d'aspect, revenaient d'Albi : dans la cathédrale ils avaient rencontré « deux autres folles». Des féminins affleuraient ailleurs. Trop tard : je ne me ferai jamais à cette langue. Il a été question de Gai Pied. Ces messieurs en avaient préféré les premiers numéros,« quand y s'prenaient moins au sérieux. Maintenant y sont trop militants». On évoque aussi l'affaire de Strasbourg. L'opinion dominante, c'est qu'il n'y avait pas lieu d'attaquer l'évêque en justice : « Ça nous fait de la mauvaise publicité». Voilà qui ne me serait pas venu à l'esprit. De manière générale, les panicipants à cette conversation ne voyaient pas très bien, d'ailleurs, de quoi les homosexuels pouvaient bien avoir à se plaindre : « Moi, au travail, j'ai aucun problème, personne est au courant, ça les regarde pas, c'est ma vie privée ... » J'allais écrire : « Cette génération-là ... etc. ». Ce serait généraliser très abusivement. Tous les discours achriens actuels sont représentés dans toutes les générations, et cenainement dans toutes les régions : tant mieux. Cenains néanmoins dominent nettement parmi tel groupe d'âge, telle zone géographique. De celui de mes compagnons de la Haute-Auvergne je me sens, malgré ma sympathie pour eux, très éloigné, au point de le comprendre mal. Eux me trouvent probablement coincé.

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L'oppression ne trouve son comble, et n'atteint à sa perfection, que lorsqu'elle est imperceptible aux opprimés, qui n'ont à leur disposition que les mots de leurs oppresseurs. Aux États-Unis, avant la guerre de Sécession, et même après, nostalgiquement, des esclaves du Sud profond ont dit et chanté leur attachement à leurs bons maîtres, si généreux, et qui réglaient pour eux tous les détails et les problèmes de l'existence. Les Iraniens prennent l'asservissement religieux où ils gisent pour la marque et l'instrument de leur indépendance. Le pire est qu'ils n'ont pas entièrement ton. Mutatis mutandis, et c'est beaucoup, je le reconnais, on pourrait en dire presque autant des Israéliens. Les femmes sont innombrables, et peut-être encore majoritaires, qui soutiennent que la répanition traditionnelle des rôles sociaux, entre les sexes, leur convient parfaitement, parce qu'elle est «naturelle». Les femmes lesbiennes, qui ont à supponer le poids combiné de deux oppressions.me semblent victimes, en plus grand nombre même que les homosexuels masculins, et plus profondément, de cette aliénation qui les réunit toutes - parler sans le savoir la langue des maîtres.

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** Le puritanisme lesbien paraît parfois redoubler le puritanisme des femmes en général. J'ai exprimé ailleurs 1 ce soupçon : le discours des femmes sur leur propre sexualité refléterait bien davantage, la plupan du temps, les siècles d'oppression masculine qu'une quelconque véritable spécificité « naturelle ». Dans cette sexualité feutrée, repliée, précautionneuse, conjugaliste, enrobée et médiatisée au possible que tant de femmes revendiquent comme étant de leur essence même, je crois reconnaître le fantasme pervers de l'hétérosexuel masculin à travers les âges. A l'exception de la putain, qu'il met à pan pour sa commodité, il veut la femme venueuse, et qu'elle se refuse l. Notes Achriennes, Hachette P.O.L, 1982, pp. 101 sq.

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à tous sauf à lui. Encore faut-il qu'elle lui résiste d'abord, prouvant ainsi qu'elle résiste toujours et qu'elle sera donc une possession flatteuse, à la fois, et sûre. Songeons à tous ces dragueurs imponuns qui fuient comme des péteux sitôt qu'une femme s'avise de les prendre au mot, et son ainsi de la règle maladive du jeu hétérosexuel dominant ! Ils sont indignés. La femme ne doit pas proclamer tout net, d'emblée, qu'elle a envie de rappons sexuels et qu'elle en attend un plaisir immédiat. Ce serait trop affreux : cela impliquerait que ma mère elle-même peut jouir, et qu'elle se serait donnée à d'autres qu'à moi par plaisir et non pas par contrainte. L'hétérosexuel ne pe4t pas croire une chose pareille. · L'homosexuel non plus, à vrai dire, mais ses solutions sont plus radicales, et elles ont au moins le mérite de laisser les femmes tranquilles. L'hétérosexuel, lui, construit selon ses souhaits et selon ses hantises une femme imaginaire, qui ne peut jouir que dans le mariage, dans le couple, dans le sentiment de son appanenance - et encore pas trop, ce serait suspect - et, comme il a tous les pouvoirs, comme il est le maître de l'histoire, cette femme devient la femme réelle, cette Galatée se fait chair. Elle confond ce qu'on a fait d'elle avec sa «nature», et elle prend le petit désir rabougri qu'on lui a laissé, cette libido excisée, pour l'expression même, unique, de sa vérité et de sa libené. Les lesbiennes changent la direction de ce désir, mais, par goût de la femme, et parce qu'elles le croient typiquement, fondamentalement féminin, elles en respectent et en renforcent les caractéristiques, dont la principale me semble être - mais ce ne serait évidemment pas leur mot - l'impureté: je veux dire qu'il n'est pas purement sexuel, mais complexe, mélangé de désir de sécurité, de chaleur, de communion sentimentale, et coloré par le charme, la séduction, les affinités électives ; habillé, comme s'il était obscène. Cette forme prétendument féminine du désir, les lesbiennes y sont d'autant plus attachées qu'elle s'oppose à celle, « grossière », du désir masculin, qui est la même chez les hétéro- et les homosexuels (quoique plus directe encore d'expression, peut-être, chez ces derniers,

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puisqu'ils n'ont pas à s'accommoder de la« distanciation• du désir féminin). Seulement ce « désir féminin > supposé n'est féminin qu'à titre historique, et nullement par nature. Or l'histoire continue, elle bouge, de nouvelles donnes se présentent, le patriarcat se fendille et le désir dépouille ses oripeaux. Voilà qu'on entend des lesbiennes, Claude Oloron dans Masques l'année dernière 1, Catherine Lanérès ici même récemment 2 , souhaiter la possibilité de rappons sexuels plus faciles, entre les femmes, plus directs, moins investis, tels qu'en offrent les boîtes de garçons. Je crois comprendre qu'elles ne sont guère approuvées de leurs semblables. Je me demande pourquoi. Les libenés nouvelles ne sont pas des menaces aux anciennes, à moins que celles-ci ne soient fausses.

1. Rencontres au quotidien, par Alain Sanzio, Masques n° 12, hiver 1981-1982. 2. Non lieux, Gai-Pied n° 47, 11 déc. 1982.

Critique de la folie

Allons bon ! (Mais quelqu'un m'a dit : « Allons-bon, comme vous diriez », ce qui semblerait impliquer que j'abuse d'« Allons bon! » comme d'« emphatique» ou de « frénétiquement» (mêmes réflexions). Que penseriezvous de « Savez-vous quoi ? » ou « Vous savez quoi ? », gentiment désuets, me semble-t-il, ou bien, à l'autre extrémité, de « Voilà autre chose ! », dont la version de référence est évidemment « V'là aut'chose ! » ?). Quoi qu'il en soit (je me suis trompé la semaine dernière, l'expression qu'aimait ma grand-mère, ce n'était pas « Toujours est-il que ... », c'était « Quoi qu'il en soit ... » gui représentait déjà, dans son esprit, bien sûr, une citation. Etait sous-entendu là : « comme disent les gens ... ». Mais je crains que ma grand-mère ne vous fascine pas. Et les folles ? Car voici : il paraîtrait que je suis « ami-folle ». Examen d'urgence.) D'emblée, qui j'espère va de soi, je reconnais à quiconque le droit d'être folle. Et« reconnaître» est encore trop dire, sinon à prendre le verbe au sens premier. Car je n'ai pas à juger de ce droit. Il me préexiste absolument. Je le constate. Et je suis prêt à le défendre. Alors ? Parlons de la « folie » plutôt que des folles, car il ne s'agit ici de personne en particulier. La « folie »

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opprimée a toute ma sympathie ; triomphante, elle me pèse. Car elle peut être à la fois, évidemment, comme n'importe quoi et n'importe qui, comme les Juifs, comme les Arabes, comme les loulous de banlieue, opprimée et oppressive, ou au moins, dans son cas, oppressante. A Clermont-Ferrand, au début des années soixante, la « folie » était représentée, à mes yeux et à beaucoup d'autres, par un homme âgé, manucuré à mort, maquillé, aux cheveux teints, qui apparaissait à de réguliers interyalles à la défunte brasserie de Strasbourg, avenue des EtatsUnis. Celle de ses particularités qui n\e frappait le plus, c'est qu'il portait des souliers rouges, vaguement néo-Louis XV, assez proches, peut-être, de ceux de la duchesse de Guermantes. Cet homme me touchait. J'admirais son courage, et qu'il fît face, sans la moindre concession, et avec une bonne dose de provocation, à toutes les humiliations, les moqueries, les fureurs et probablement la violence qu'il avait à subir. Mais je dois bien reconnaître qu'il me faisait horreur, ou plutôt qu'il me terrorisait, ou plutôt que me terrorisait, en lui, l'homosexualité. Celle-ci n'avait pas, pour moi, d'autre visage que le sien ; et je m'imaginais que, à peine me serais-je abandonné à mes désirs, je deviendrais semblable à lui. Or je n'avais, et n'ai toujours, aucune vocation au martyre. A vrai dire je ne tardai pas à découvrir une autre façon de vivre l'homosexualité, tout à fait symétrique à celle-là : c'était justement de ne pas la vivre, ou cinq minutes par semaine, ou trois minutes par nuit dans une pissotière, et en tout cas de ne pas l'assumer ; de s'en cacher, quitte à hurler avec les loups, et à se moquer du pauvre Talons-Rouges. Celle-ci me dégoûtait encore plus que la première. Or il n'y avait, croyais-je, par d'autre choix. Le drame, c'est que beaucoup de petits jeunes gens, et ils ne sont pas les seuls, croient encore cela. La « folie » fait aussi peur à des milliers d 'achriens timides qu'elle rassure les hinarces en leur donnant de l'homosexualité la conventionnelle image qu'ils attendent. On frémit de penser à tous les bonheurs qui se perdent parce que ceux qui pourraient les vivre craignent de devenir, s'y

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abandonneraient-ils, semblables au Talons-Rouges de leur ville ou de leur quanier : cela ou rien. Ce que je réprouve en la « folie », c'est justement sa prétention impérialiste à représenter, fors la honte, toute l'homosexualité. Elle en serait, à l'en croire, la seule vérité, la sincérité, l'honnêteté, la nature. Oc je suis persuadé que, bien loin d'en être la nature, elle n'en est qu'un avatar historique, et marqué d'un trait éminemment fâcheux : avoir été inventée par l'ennemi, par la dictature hétérosexuelle, par l'hétérocratie, par la répression, l'homophobie. Je disais, la semaine dernière, entendre, dans le discours des femmes sur leur propre sexualité, la voix dç l'oppression antiféministe à travers les siècles. De la II}ême façon, dans le discours de la «folie», j'entends bien nettement, intériorisée, assumée, appropriée par ses victimes, la voix de l'homophobie. D'ailleurs, ces deux discours, celui du puritanisme féminin et celui de la « folie », charrient en commun, comme le souhaitait l'oppression, le dégoût plus ou moins déguisé du sexe en tant que tel, et la volonté de le tenir à distance, ou de le différer indéfiniment. Les bruyantes interventions de folles dans les salles d'orgie ont toujours le même effet littéralement débandant. Et qu'elles s'écrient alors si volontiers, cherchant une de leurs copines, « Mais où c'est qu'elle est encore passée, cette salope ? J' te parie qu'elle se fait baiser au milieu de tout ça, la putain ! », montre bien à quel point elles sont victimes, conformément aux vœux des maîtres, de l'association du plaisir avec la saleté, la culpabilité, la honte. Qu'elles expriment ce lien sur le mode de la plaisanterie n'y change rien, bien entendu, puisque cette plaisanterie est rituelle, instituée, implacable ; et, dirais-je, particulièrement pénible, pour moi en tout cas qui ne sache rien de plus propre, justement, qu'un échange sexuel heureux, à sept, à cent-trente-trois ou à deux, au Sling ou sur un balcon en forêt. La folie des fous passe pour très inventive en fait de langue et d'imagination. C'est peut-être vrai s'agissant de quelques fous de génie, en qui l'emponait le génie. Mais tous ceux qui ont eu affaire à de vrais fous savent bien, hélas, qu'il n'est aucun langage, en fait, plus chargé de

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stéréotypes, plus encombré de clichés, plus buté, plus insistant que le leur. Or la folie des folles me semble présenter le même caractère exactement. Elle s'exprime dans une langue de bois qui le dispute en raideur à celle des communistes albanais. Oh, je ne nie pas qu'elle ait ses trouvailles, et même ses grands artistes. Est-ce mes propres démêlés avec les lettres qui m'ont fait trouver si drôle, une nuit, dans le jardin Wilson, à Perpignan, d'être prévenu, par une folle affolée mais ne renonçant pas pour autant à ses féminins inexorables, que nous allions être « attaqués par des voyelles » ? Je ne sais. Mais enfin, dans l'ensemble, j'avoue que l'humour folle me laisse de marbre. Ses voies sont trop connues, ses tics trop appuyés, ses procédés trop réguliers. La folie n'est d'abord, sans doute, dans un discours, dans une vie, qu'une citation. Celui qui y fait ses débuts dit implicitement : « Si j'étais folle, je dirais ceci comme cela ... ». Mais la citation l'envahit, les imitations auxquelles il se livre se convenissent en sa réalité, et il devient cette chose un peu ennuyeuse, parce que exagérément cohérente et trop prévisible, un« personnage». La folle de répenoire est un « emploi » trop stable, trop codé, trop rigoureux ; et fastidieux, à mes oreilles du moins, son répenoire variant à peine selon les âges, les couches culturelles et sociales, du pauvre Louis II à l'infonunée Marilyn1, du travestissement (qui n'a de ponée transgressive, ou comique, que si l'on attache beaucoup d'imponance aux identités sexuelles, ce qui n'est pas mon cas ; et dont le rappon à l'homosexualité m'a toujours échappé) à la fameuse et générale « dérision > ( qui perd toute efficace dès qu'elle est générale, précisément, systématique, et toute force subversive dès qu'elle est instituée). Crier à grand tapage, à Strasbourg, dans la salle d'audience, le jour où devait être examinée l'affaire de l'évêque, « C'est pas un procès historique, c'est un procès 1. Quand j'aurai mis une ou deux frontières entre nous, je vous dirai peut-être un jour mon sentiment véritable - qui n'est pas dépourvu de commisération - sur Marilyn Monroe, ou ce que je pense vraiment du talent dramatique de Maria Callas ...

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hystérique », et monopoliser par ses gloussements l'attention des journalistes, ce n'était guère, autant que j'en puisse juger, faire avancer la cause. Il se trouve que les folles, de tous les homosexuels, sont, par définition, les plus visibles. Ce qui est regrettable c'est qu'ils sont encore, trop souvent, les seuls visibles, concentrent tous les regards et paraissent occuper tout le champ. Mais, très lentement, les choses bougent. Et les folles, perdant leur abusive hégémonie sur le monde achrien, y trouvent la place qui leur est due, et que je serais le dernier à leur contester : une parmi d'autres. *

** Post-scriptum terminologique : le mot lui-même, « folle », comme la plupan, est trop grossier, et recouvre des réalités, et des personnes, trop différentes. L'appellation est trop large qui désigne à la fois les Carmen Miranda de dîners en ville et le clerc de notaire un peu jeune fille qui semble légèrement emprunté à cause de sa crainte, justement, de ressembler aux flamboyantes de la ville ...

Un gentil voisin

Lorsque paraîtra cette chronique, trois semaines auront passé depuis la mon d'Aragon. Bah ! tant pis : sa gloire tiendra bien jusque-là. Georges Marchais a déclaré qu' Aragon était, « pour nous les communistes », le plus grand poète du XX• siècle ; puis, pris d'un remord il a ajouté « et pas seulement pour nous, bien sûr». Bon. Georges Marchais et moi n'avons pas la même idée de la poésie : j'en avais toujours eu le vague soupçon. Je trouve Le Paysan de Paris un livre admirable. Mais Aragon n'aimait pas qu'on l'aimât pour Le Paysan de Paris. D'un autre côté, si Les Cloches de Bâle est un chefd'œuvre, ce que je n'exclus pas tout à fait, hélas, je ne suis plus si sûr que la vie vaille la peine d'être vécue, ni les livres d'être écrits, ni lus. De toute façon, Aragon était bien trop assuré de son génie pour se soucier de l'opinion qu'on pouvait avoir de son œuvre. J'avais peu de relations, à dire le moins, avec la famille littéraire, ou les familles littéraires auxquelles il appanenait de près ou de loin. Et, pour être tout à fait franc, la ligne politique à laquelle il s'était tenu, beaucoup de ses prises de position et plus encore de ses agissements, pour ce qu'on en sait et pour ce qu'on en soupçonne,

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m'inspiraient, et m'inspirent, une sotte d'horreur. De ceci et de cela, il se fichait également, en grand seigneur. De tels détails ne nous ont pas empêché d'avoir, plusieurs années durant, assez superficiels mais très chaleureux, les meilleurs rapports de voisinage et d'amitié. Un de mes plus proches amis, G., un peintre italien, passait beaucoup de son temps, vers 1975 ou 76, je crois, chez Aragon. G. me servait alors de confident pendant le cours incroyablement accidenté d'une histoire d'amour, mon histoire d'amour, celle dont je n'en finis pas de sonir, ou de ne pas sonir : passons. Un soir de crise particulièrement bien montée, comme j'en ai connu dix mille, mais chacune pire que toutes les autres, j'avais besoin d'une épaule où pleurer, et la cherchais de tous les côtés, jusque chez Aragon. G. n'y était pas, mais Aragon perçut à ma voix que j'étais en piteux état. Il me dit avoir la plus grande expérience de ces désastres-là et m'invita, puisque j'étais à deux pas, à venir le voir. Voilà qui me changerait peut-être les idées, ai-je pensé. J'acceptai. Aragon ce soir-là ne m'a pas consolé, je ne le suis toujours pas, mais il m'a saoulé d'histoires sinistres et nobles, confuses et un peu drôles, comme celle de son suicide pour Nancy Cunard, qui accrochaient mes chagrins dans une interminable galerie historique et littéraire, et ainsi leur donnaient un peu meilleur air, et plus relatif. Je l'écoutai pendant des heures et j'ai couché chez lui, dans une chambre qu'il appelait celle de Rostropovitch, parce qu'elle avait été le premier refuge, expliquait-il, du violoncelliste exilé. Il m'a bordé d'un peu près, mais vraiment je n'avais pas la tête à cela, qui n'enlève pas grand chose à son immense gentillesse en cette occasion. Il y en eut beaucoup d'autres. Je dirai quelque jour nos soirées aux Halles, où je n'allais jamais avant lui, nos longs repas, nos poutargues, ses monologues et nos errances nocturnes. Quel prodigieux marcheur il était, presque jusqu'à la fin ! Et si seul, aurait-on dit, dans ces annéeslà. Il appelait vers neuf heures du soir, suppliant presque qu'on dîne avec lui. Souvenir en vignette : il est venu me soigner dans ma soupente, trois ou quatre jours de suite, quand j'avais je ne sais quelle angine ; il m' apponait des 57

médicaments et des plats préparés chez lui, et il m'offrait des éditions anciennes de ses œuvres qu'il ornait, à mes côtés, de dédicaces de deux ou trois pages. Autre : chez Andy Warhol, qui n'était pas là, il danse un tango dans les bras de Danièle Sallenave, le jour de la mon de Malraux. Ça ne l'empêchera pas de me reprocher, le lendemain, de m'être étonné, dans un anicle du Monde, qu'on me demande mon sentiment sur la pene d'un écrivain qui n'avait jamais tenu beaucoup de place dans mon esprit. La surprise était pounant bien innocente, de ma pan, comparée à tous les crachats qu' Aragon lui-même à déversé sur tant de tombes, à commencer, bien sûr, par celle du pauvre France. Mais cette hypocrisie est la moindre des siennes. Vous trouvez ce mot-là trop dur ? Vous avez peut-être raison. Il eut ses sincérités, successives, et c'est toujours par fidélité qu'il fut infidèle à ce qu'il aurait dû être. L'incontestable est qu'il n'était « pas net•· Pourquoi ? Il offre au psychanalyste amateur un sujet trop facile. Il est le fils naturel d'une tenancière nécessiteuse de pension de famille, qui se fera passer pour sa sœur, et de cette figure de père caricaturalement emphatique, redoublée, un Préfet de Police. Est-ce à cette combinaison qu'il devra sa relation originale à la société ? Il maintient pendant plus d'un demi-siècle son allégeance au « grand pani de la classe ouvrière », mais dès qu'il a les moyens de choisir vraiment sa résidence, c'est au symbole le plus surchargé de l'aristocratie triomphante et du prestige social qu'il s'arrête, un hôtel paniculier du XVIII• siècle, entre cour et jardin, au cœur du faubourg Saint-Germain. Je ne le lui reproche pas. Désirer voir s'améliorer le son des plus déshérités n'implique pas qu'on doive vivre comme eux, et qu'il faille renoncer à ses plaisirs pour que tout le monde ait droit aux siens. C'est la contradiction dans les signes qui m'intrigue. Cet homme était avide de père, de famille, d'ordre, d'autorité. Le Surréalisme l'a sans doute plus attiré pour sa parodie de pensionnat que pour ses subversions prétendues qui, de toutes les modernités du siècle, seraient les plus facilement récupérables, les plus aimables, pour 58

toutes les cultures en place. Il n'a quitté la férule de Breton, ce pape fils de gendarme, et les querelles de gamins où se complaisaient ses camarades, comme tous les petits groupes, que pour entrer au Patti. Mais Staline et Thorez étaient encore trop doux, il fallait Elsa par làdessus. Toujours quelque chose ou quelqu'un tiendra Aragon en laisse, et le ramènera en arrière. Il écrit après Mallarmé et Rimbaud comme Jean Richepin, après Proust et Joyce comme Georges Duhamel, après lui-même comme Roger Manin du Gard ou comme Jacques Préven. Après les procès de Moscou et après les grandes purges, auxquelles il assiste des premières loges, sans rien dire, et même après Budapest il continue de penser, plus ou moins, comme Henri Barbusse. Gidé non plus ne lui a rien appris. Je n'ai jamais été l'amant d'Aragon, mais le coup est passé près, et plusieurs de mes amis l'ont été. Qu'il ait eu, dans les dix ou douze dernières années de sa vie, des pratiques homosexuelles, ce n'est un secret pour personne. Cela n'établit pas absolument que l'homosexualité ait été depuis toujours sa vérité, ou la vérité de sa sexualité. J'ai pounant tendance à penser qu'elle l'a bien été, et qu'elle se fût manifestée comme telle si notre homme avait eu vingt ans en 1970 et non en 1917. On pourra trouver comique ou lamentable, selon les humeurs, que le chantre le plus écouté et le plus célébré par notre époque, sinon le plus hautement inspiré, des « amours dans le rang », comme dit Verlaine, les ait quittées fringant à la première opponunité, dès qu'il a pu le faire sans danger. Cette ambiguïté-là, auprès des autres, paraîtra secondaire, peutêtre. Je crois plutôt qu'elle leur est centrale.

Le flip de Paris

Un lecteur proteste contre ma chronique Figures de ballet. Visiblement, d'après sa longue lettre, il est beaucoup plus compétent et éclairé que je ne le suis dans le domaine chorégraphique. J'aurais volontiers débattu avec lui de ses arguments, et peut-être m'aurait-il conveni à ses vues, encore que l'un des spectacles qu'il me conseille de voir, pour changer mon opinion, soit précisément celui qui l'avait façonnée, ou renforcée, et que je n'avais pas nommé parce que tous ses anisans étaient de mes amis. N' impone : un fructueux échange d'idées - fructueux pour moi, en tc_ms_ cas - aurait pu s'opérer. Mais la lettre s'achève ainsi :

« Je crois que vous avez ton de tenir cette chronique hebdo dans GP. Duven s'y est + ou - cassé les dents et a abandonné ... On ne peut, d'autre pan, chaque semaine, vous voir parler de Tncks ou du Voyage en France, ou de votre« pauvreté> sans avoir des accès d'exaspération ... Tu ne crois pas, Renaud ? > Crac ! Trions. Que Duven se soit « cassé les dents >, ce n'est pas mon impression, je ne sais pas ce qu'est la sienne. Je ne le connais pas. Je ne l'ai jamais rencontré. Mes seules relations avec lui se réduisent à une menace de procès, de sa pan, parce que le nom « Denis Duven >

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figurait au-dessus du titre d' Été et parce qu'un cnuque imbécile, qui n'avait lu ni l'un ni l'autre, probablement, avait cru pouvoir confondre Denis et Tony. D'autre part mon éditeur et moi avons dû verser une petite fortune à l'auteur de L'Enfant au masculin, parce que les citations de ce livre, dans mes Notes Achri'ennes, dépassaient en longueur les quinze lignes autorisées par la loi. Ces citations étaient fon guillemetées, très clairement attribuées, et accompagnées de commentaires soulignant nettement leur caractère d'admiratif hommage. Il est cettes sans précédent qu'un écrivain cité dans de telles conditions par un confrère en exige rémunération, et quelle, mais s'il le fait il est dans son droit. Rien à dire. Ce n'est d'ailleurs pas ce dç,nt je voulais parler. De Tricks ou du Voyage en France non plus, vraiment, ni de ma« pauvreté». Je ne l'ai d'ailleurs jamais fait, sauf, priant qu'on m'en excuse, dans la chronique incriminée. Qu'est-ce alors que cette histoire de « chaque semaine » ? C'est cette chose très simple et très répandue : de l'agressivité pure. Elle interdit, en ce qui me concerne, tout échange, même si le correspondant a peut-être raison quant au fond (je suis mal placé pour en juger). Quant à l'abrupt tutoiement final, venant par là-dessus, il est à peu près aussi chaleureux que celui de l'agent de la force qui vous pousse vers un fourgon cellulaire ou qui vous interroge au poste de police. *

* *

Attendez, ce n'est encore rien : au Sling je rencontre un garçon, un homme plutôt, qui physiquement me plaît tout à fait : excellent moment. ]'aimerais bien l'emmener chez moi, mais il s'excuse sur une vaseuse histoire de compagnons de voyage à retrouver, provinciaux comme lui. Bon, il ment probablement, mais ça c'est plutôt gentil. L'est déjà moins, me semble-t-il, que, me tripotant sans aménité aux abords de la ceinture, il me fasse une remarque sur mon goût supposé de la bonne chère. D'abord, je ne

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suis tout de même pas si gros que ça - et le serais-je que me le rappeler serait encore plus déplacé - ensuite n'impone qui peut faire une réflexion désagréable à n'impone qui. Est-ce que je lui ai parlé de sa calvitie, moi ? Il est vrai que je la trouve plutôt sexy. Mais voilà où le petit roman se gâte tout à fait. Il me dit qu'il va m'appeler le lendemain, un dimanche. A cause de cela je resterai toute la journée chez moi, mais de lui, pas le moindre signe. La nuit revient, je tombe à nouveau sur lui, au même endroit : un bonjour, mais pas un mot d'explication, ou d'excuse, ou de regret. Il rencontre quelqu'un d'autre, moi aussi, nous nous activons, avec assez d'entrain, en la compagnie de nos respectifs panenaires. Puis nous nous retrouvons. Mais lui (admirez au passage l'élégance de la formule) : - Tu as déjà servi. J'aime pas passer après les autres ... Sur quoi je craque, évidemment, et non sans quelque exagération : - Tu es vraiment le mec le plus mufle que j'ai rencontré de ma vie. L'intrigue, et mes autres malheurs, reflètent d'abord, sans doute, mes incapacités de séduction. Mais si ce n'était que cela je ne vous les exposerais pas, ou bien je devrais vous en exposer dix mille. Qu'on ne veuille pas de moi, c'est la moindre des choses. Mais convenez qu'il y a la manière. Celle-là n'était pas la plus counoise. Le coupable en est à peu près convenu, qui m'a fait parvenir, depuis lors, une lettre constituée d'une seule longue citation d'un texte du XVIII• siècle sur le caractère difficile des Berrichons (ou des Francs-Comtois, peu impone ). Mais quel échange possible, entre ce voyageur et moi ? Nos valeurs morales sont trop éloignées. Il s'indigne, ou prétend s'indigner, quoiqu'il fasse la même chose exactement, qu'on passe d'un corps à un autre, d'un garçon à un autre, dans une salle d'orgie. Moi je trouve parfaitement innocent qu'on se fasse couvrir de foutre par cent-vingt-deux branleurs à la fois si l'on en a

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l'occasion, mais minable au dernier degré de ne pas téléphoner à quelqu'un quand on a dit qu'on le ferait. Je l'ai déjà noté : nombre des gens, hélas, qui s'aventurent dans les plus expéditifs des lieux de plaisir le font avec un vague sentiment de culpabilité. Plus ou moins consciemment, ils se blâment d'être là et, beaucoup plus consciemment, ils méprisent qui ils y trouvent. Pas étonnant que dans ces conditions ils se component en malotrus. J'aurais bien d'autres histoires de flip à vous raconter. Trop tard. J'évoquerai seulement, pour m'en débarrasser, celle du joli Stéphanois qui m'a dit que la seule chose qui' n'allait pas chez moi, c'était la voix, trop «détachée». Effectivement, comme il était plutôt intense, je m'étais efforcé d'être léger ; silencieux, bavard. Enfin à celui-là c'était ma voix qui n'allait pas et il fallait absolument qu'il me le signalât aussitôt après un petit feu d'anifice privé exquisément minuté. Il m'a pris dans un mauvais jour, ou dans un bon, un de ceux où je décide, périodiquement, de répliquer aux agresseurs. Je lui ai rappelé, comme à vous il y a un instant, que rien n'était plus facile que de dire quelque chose de désagréable à tout le monde. Ah oui, et à lui quoi, par exemple, a-t-il voulu savoir ? Eh bien à lui, par exemple, que pour quelqu'un qui, selon une de ses réponses, faisait vaguement dans la psychiatrie, il était peu curieux de l'autre, des autres, peu ouven au monde, qu'il lui avait fallu trois quans d'heure pour me demander mon prénom après que je lui avais demandé le sien, que j'avais dû faire en traversant la ville à peu près tous les frais de la conversation, et qu'il ne semblait rien voir de ce qui se passait à sa gauche ou à sa droite. Je ne lui ai pas dit que je trouvais déprimant que lui, un Français pour une semaine à Paris, ne sache pas où était le Louvre ni, apparemment, ce que c'était, ni ne jette un seul coup d'œil à la Colonnade illuminée, en passant, non plus qu'au Pont-Neuf ou à l'Institut. Ça ne me regardait pas. Résultat, le lendemain matin, à huit heures, encore un dimanche, lorsque je lui ai demandé s'il voulait mon

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numéro de téléphone, il m'a répondu, en toute simplicité : «Non». Ce sont de telles répliques, ou la peur de telles répliques, ou de tout ce qui repousse sans douceur, mains ou paroles, qui enraient l'échange généralisé du désir ou du plaisir. Crainte d'agression dans la réponse, ou d'ironie, on propose cent fois moins. Ainsi est laissée à son statut d'utopie la ville d'amants de mes rêves, le monde des camerados de Whitman, où tous les amis ne sont pas offerts, certes, mais où nul, du moins, n'use de brutalité dans ses refus. J'en reviens presque à ma vague idée de jadis, l'institution d'un insigne, mettons une rosette blanche et verte (la rosette achrienne ?) qui, pour ceux qui la porteraient, serait un engagement d'examiner avec bienveillance toute proposition qui pourrait leur être faite, et de ne la décliner, éventuellement, qu'avec la plus grande gentillesse 1 • Au fond, je ne peux rien comprendre vraiment aux sado-masochistes. Le plaisir et l'agression, bien loin de se renforcer mutuellement, sont pour moi impossibles à combiner, l'eau et le feu. Je ne sache pas de relation humaine plus chaleureuse, plus étroite, plus merveilleusement intense qu'un rapport sexuel réussi. Aurais-je un amant par jour, ou cinq par nuit, je n'en aimerais chacun que davantage. « Oh, mes bien-aimés ! ».

1. Travers (avec Tony Duparc), Hachette P.O.L, 1978, p. 141.

Tel quel

Il paraît qu'un retour de manivelle devait fatalement se produire, que tout cela était trop beau, que ça ne pouvait pas durer, cette homosexualité panout étalée, tant d'impudence, tant de licence, que les maîtres allaient se lasser, sévir, châtier. Moi je ne pensais pas que la situation fût tellement brillante, ni l'homosexualité si libérée, ni donc la réaction si imminente. Eh bien, sur le dernier point en tout cas je me trompais, car la réaction la voilà, à moins que ce ne soit, évidemment, que la même vieille action de toujours, la même vieille haine mal tapie, mais là n'est pas la question. Ce qui est sûr, c'est que je ne m'attendais pas à ce que, action ou réaction, elle vînt de là, quoique, maintenant qu'elle est arrivée, je me rends compte, sans trop d'effons, que c'était parfaitement prévisible. Lisez, lisez, écoutez bien : « Aujourd'hui, toutes les valeurs du passé sont devenues clandestines. J'en fais le catalogue : être catholique, par exemple ; ou encore être hétérosexuel. C'est un renversement extraordinairement comique >. D'où tiré-je cela ? De la gazette diocésaine de Quimper-Corentin ? Du P.B. C. C. (Petit Bleu des Chiraquiens de Choc) ? Vous êtes vraiment loin du mille : d'une interview dans Art Press, magazine mensuel des 65

avant-gardes plastiques, ou du post-modemisme, de Philippe Sollers, ex-pape des avant-gardes textualosémiotiques, récemment reconveni dans L 'Infini (veuillez bien tout noter au passage : c'est le titre des nouveaux Tel Quel, revue et collection, qui seront publiés chez Denoël). Pauvre hétérosexualité : clandestine, carrément. Alors ne vous étonnez pas de la suite. Voici maintenant un extrait de Femmes, roman à paraître imminemment du même puissant penseur, et que Art Press nous donne loyalement comme la « véritable divine comédie de notre temps». Il s'agit d'un cenain Wenh : « Il ne vivait pas du tout son homosexualité comme le font la plupan, désormais, de façon triomphante, agressive, militante, dure, prononcée ... l'obscénité en vitrine». A hétérosexualité clandestine, homosexualité triomphante, c'est fatal. Nous sommes ici dans un roman et là dans une interview, mais les deux thèmes complémentaires relèvent du même fantasme, du même délire. Il ne peut pas ne pas vous rappeler quelque chose ; on ne peut pas éviter le rapprochement, éculé cettes, imparfait sans doute, mais justifié, mais affolant, mais éclairant entre tous : le nazisme, l'antisémitisme. Pour le nazi et ceux qui le suivent, les Juifs ne sont nullement une minorité opprimée, menacée, rescapée de mille pogroms. Pas du tout, ils sont tout-puissants, ils sont panout, agressifs, triomphants. Si ça continue, on n'aura même plus le droit d'être aryen, il faudra se cacher, passer à la clandestinité. L'hétérosexualité selon Sollers en est déjà là. Mais ça ne va pas se passer comme ça. L'essentiel, pour réagir, c'est de bien reconnaître l'homosexuel. Continuez de vous souvenir, de remonter dans vos mémoires ou dans vos livres d'histoire : l'important, c'est de bien reconnaître le Juif (on organise des expositions : voici ses caractéristiques). J'en reviens, moi, à Femmes : « Tous les homosexuels m'ont donné, à un moment ou à un autre, la même impression étrange, celle d'être comme mangés de l'intérieur, comme si une improbable force conicale, venébrale, les amenait peu à peu à l'état de fantômes prématurés ... D'apparitions contorsionnées, obliques ... D'assèchement pétrificateur ... Statues de sel en cours ... C'était sensible chez Wenh dans

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les derniers temps ... Quelque chose de plus en plus friable, diaphane, gris-blanc ... D'exsangue ... Une sone de fureur rentrée, sourde ; de fausse gaieté ... Envie, jalousie ... Feu lourd, hépatique ... >etc.Ce style vous rappelle-t-il quelque chose ? Mais si, voyons, tous ces points de suspension ... Vous y êtes, vous avez gagné, Céline, Bagatelles pour un massacre, par exemple. Pas de phrases, qui impliquent une cenaine responsabilité et sont la pone ouvene à l'argumentation, à l'interrogation, à la nuance. Non, pure giclée de mots, la pulsion, le sens comme il vient. Comme il vient quand on est très cultivé, cenes, brillant, fascinant, et qu'on l'a cherché panout. Avez-vou~ remarqué combien Sollers était éblouissant, à « Apo§trophes >, récemment ? Non, bien sûr, j'oubliais, vous ne regardez pas « Apostrophes ». Vous avez peut-être ton, c'est rarement génial, mais ça aide à comprendre l'époque, et la bêtise est autrement puissante, et influente sur le cours du monde, que l'intelligence. Sollers, lui, n'est pas bête du tout, son Dieu le sait, mais il emprunte à la bêtise ses voies et moyens : il est comme elle - multiple, insaisissable, omniprésent. Vous croyez l'attraper, il n'est plus là, mais d'où qu'il parle il est toujours aussi péremptoire, et dégoulinant de mépris. Si vous n'êtes pas farouchement maoïste au moment où il l'est, vous êtes nécessairement débile, et tout aussi débile si vous êtes maoïste quand il ne l'est plus ; ou formaliste, ou freudien, ou lacanien, ou para-communiste, ou néo-chrétien demain. Peu impone, l'imponant est de penser comme lui, et pas plus. Ce qui doit lui plaire avant tout dans la Bible, c'est la Révélation fulgurante qu'elle est supposée représenter, cette parole toujours fulminée, que les peuples reçoivent à genoux. Toute une dangereuse valetaille s'affaire autour de lui à recueillir la sienne et à la diffuser, et s'exerce à négocier sans rire les retournements de doctrine les plus abrupts. C'est ça ou l'exclusion, l'horreu~ d'être retiré de ce soleil. Breton et sa petite classe ont fonctionné selon le même modèle. Il serait plus juste de parler de chapelle. Que dis-je, de chapelle ? D'Eglise, bien sûr, de religion. Sollers est obsédé par la papauté, celle de Breton justement ou celle de Jean-Paul II. Il ne parle jamais qu' ex cathedra.

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Plus ce qu'il dit est incompréhensible, plus vous aurez de mérite à y croire, comme aux mystères du dogme. « Le monde appartient aux femmes, c'est-à-dire à la mon, làdessus tout le monde ment». (Femmes, cité par Art Press). « L'homosexuel est aux femmes ce que le chignon est à la chevelure, le genou à la cuisse, la volute ou la torsade au suppon de toile ou de bois». (Id). « ... Et c'est là, précisément, que la dictature féminine plus ou moins cachée les attend». (Id. Tiens tiens, la femme intérieure 1 , on dirait. Long time no see.) « J'accuse les pédérastes de proposer à la tolérance humaine un déficit mental et moral ... etc. » Là c'est Breton, mais ça ne change rien, ça pourrait être Anita Bryant alph~bétisée, Hitler, Staline ou les Pères de n'impone quelle Eglise. Ce qui compte est de vous écrabouiller avec un sens bien raide. Et de vous exclure car, comme toujours de ce côté-là, beaucoup d'appelés, peu d'élus : « .. .l'homme, ça ne coun pas les rues. Et ça ne coun pas les rues précisément parce que les femmes, ça ne coun pas les rues non plus». On se demande de quelle sous-humanité sont encombrées nos villes ... Cettes, dans Femmes, il y a un narrateur, qui n'est pas exactement Sollers. Comme c'est commode! Et Wenh, dont la mon nous est offene en « bonnes feuilles » par Art Press, ce n'est pas exactement Barthes (ni Benhe, ni Benh, ni Wenher qu'il évoquait si volontiers au temps des Fragments d'un discours amoureux). Ce ne l'est même pas du tout, à la vérité, c'en est, sans trace d'amitié ou d'émotion, une répugnante et sinistre caricature, mais tout le monde identifiera le modèle : « Je revois Wenh, à la fin de sa vie, juste avant son accident ... Sa mère était motte deux ans auparavant, son grand amour ... Le seul. .. Il se laissait glisser, de plus en plus, dans des complications de garçons, c'était sa pente, elle s'était brusquement accélérée. . . Il ne pensait plus qu'à ça. . . ( ... ) Wenh n'en pouvait plus... Tout l'ennuyait, le fatiguait de plus en plus, le dégoûtait ... ( ... ) La seule chose qui avait toujours 1. Notes achriennes, Hachette P.O.L, 1982,

etc.

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p. 27, 119, 162,

fait peur à Werth, c'est que sa mère apprît ses goûts par la presse. . . Qu'il y eût comme ça un scandale mettant en cause sa situation, d'ailleurs péniblement acquise de grand professeur ... »Etc.J'ai beaucoup fréquenté Roland Barthes, dans les dernières années de sa vie. Je n'ai respecté et admiré personne autant que lui. Que sa mère ait été son grand amour, tous ceux qui l'ont connu le savent, et beaucoup de ses lecteurs. Qu'il ait vécu parmi les rivalités de disciples, les caprices et les querelles de garçons, que d'aucuns aient jugé spirituel de le surnommer« Mamie », comme l'assure Sollers, ce n'est pas impossible, je n'en sais rien, il ne mélangeait pas ses amis. Mais sa tristesse n'était pas due, j'en jurerais, au peu d'homosexualité~qu'il a pu s'accorder sur le tard, après les prudences de toute une vie : l'amour filial suffit à expliquer l'une et les autres. Je crois au contraire qu'à s'être laissé glisser un peu plus ouvertement« à sa pente », comme dit Sollers, il a dû les rares consolations de ses derniers mois. Souvenezvous du R.B. : « Le pouvoir de jouissance d'une perversion (en l'occurrence celle des deux H : homosexualité et haschisch) est toujours sous-estimé. La loi, la Doxa, la Science ne veulent pas comprendre que la perversion, tout simplement, rend heureux » 1 • Mais je crois surtout que l'homosexualité telle qu'il la concevait {utopiquement ?) comme « vacance des agressions » l'a libéré de ce que sa première manière pouvait avoir d'agressif, dans le ton et, parfois, d'un peu sollersiennement péremptoire, en plus fin. Elle est pour beaucoup, j'en suis persuadé, dans la suprême subtilité qui, aux yeux de tellement d'entre nous, fait des derniers livres de Barthes les plus précieux, et qui a donné tant de joie, jusqu'à l'extrême fin, aux auditeurs du séminaire : car lui qui « n'en pouvait plus » pouvait énormément pour les autres. A la très relative, et trop longuement différée, libération de l'homme par rapport aux pressions sociales, est largement due, je le pense, dans 1. Roland Barthes par Roland Barthes, « Écrivains de toujours », Seuil, 1975, p. 68. Encore faut-il s'entendre sur le mot « perversion », pris ici dans son sens « savant», analytique, et nullement dans son sens traditionnel, moral.

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la relation de l' écrivain avec le sens, les sens, l'écriture, le monde, cette qualité que le vieux Bergotte, s'agissant du style, mettait plus haut que tout, la « douceur». Mais on peut difficilement espérer de Sollers qu'il apprécie cela.

Tir groupé

Ou bien je suis complètement fou, ou bien nous faisons l'objet d'un tir groupé. Or nous faisons l'objet d'un tir groupé. Ses rafales nous viennent d'un côté d'autant plus dangereux que nous l'avions cru tranquille, et que nous n'avions guère songé à le défendre. Céderait-il, cependant, que tous les assaillants pourraient s'y engouffrer, derrière les premiers tireurs, qui sont de longue date habitués à servir d'avant-garde. Philippe Sollers 1 et Marguerite Duras, est-ce le même front ? A regarder les choses de près, pas précisément. Mais si on les considère de là où nous sommes placés, du point de vue de la cible, pour ainsi dire, oui, on peut bien les rapprocher un moment, par exemple sous la grossière appellation d '« intellectuels avancés > ( très grossière vraiment). Joignons-y, pour faire bon poids, un beaucoup plus petit seigneur, et nettement moins avancé, notre ami Pierre Leenhardt, l'auteur très monel de la phrase un peu fameuse: « L'homosexualité, c'est la mon » 2 • 1. Cf. « Chronique achrienne >, Tel quel, Gai Pied n° 54, 29 janvier 1983. 2. Cf. « Chronique achrienne >, Hic et nunc, Gai Pied n° 46, 4 décembre 1982.

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Marguerite Duras ne s'avance pas ainsi à découven. Son livre s'appelle La Maladie de la mort, et l'homosexualité n'y est jamais nommée ; jamais nommée autrement que par le titre, du moins, puisque la maladie de la mon, c'est-elle. Oh, je sais : beaucoup de lecteurs n'ont pas vu cette équivalence, et les deux critiques dont j'ai lu les anicles n'en parlent pas. La maladie de la mon, ce serait l'incapacité à aimer. Très bien. Mais cette incapacité, qui affecte-t-elle ? Jugez-en par ce dialogue : « Elle demande : Vous n'avez jamais désiré une femme ? Vous dites que non, jamais. Elle demande : Pas une seule fois, pas un instant ? Vous dites que non, jamais. Elle dit : Jamais ? Jamais ? Vous répétez : Jamais. Elle sourit, elle dit : c'est curieux, un mon. » (p. 3435) Les achriens mâles qui n'ont jamais désiré une femme ne sont pas rarissimes, ils sont peut-être même la majorité. Eh bien, ce sont des mons. Quelqu'un devrait les prévenir. Je me suis trompé, un autre mot, dans le livre, désigne l'homosexualité, c'est celui de différence : presque classique en cette acception, désormais, et, à mon oreille, très agaçant, car, comme par hasard, c'est toujours nous qui sommes différents, jamais les autres. De toute façon, la différence et la mon, c'est la même chose, les deux termes sont interchangeables : « Vous fermez les yeux pour vous retrouver dans votre différence, dans votre mon ». (p. 36) « Vous n'aimez rien, personne, même cette différence que vous croyez vivre, vous ne l'aimez pas. Vous ne connaissez que la grâce du corps des mons, celle de vos semblables ». (p. 37). Pauvre évêque de Strasbourg 1 ! Son thème favori est cettes repris (« Vous lui dites que vous ne pouvez pas savoir pourquoi, que vous n'avez pas l'intelligence de votre maladie » (p. 47), mais il est fameusement dépassé : « Elle sourit, elle dit que c'est la première fois, qu'elle ne 1. Cf. « Chronique Achrienne n° 48, 18 décembre 1982.

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»,

Meurtre du Père, Gai Pied

savait pas avant de vous rencontrer que la mon pouvait se vivre. » (p. 48) Ce n'est pas précisément l'auteur qui parle, c'est un de ses personnages, une prostituée, mais cette prostituée c'est ici la Femme, la femme absolue, et cette femme absolue, il n'y a que Duras qui sache la faire parler, dans cette langue toujours si inquiétante, si dangereuse, d'où qu'elle vienne, dont elle est la maîtresse et qu'elle lui attribue, celle de l'indicible : « ... et de cette maladie dont elle dit que vous êtes atteint. Elle ne sait pas ellemême. Elle ne saurait pas vous le dire, vous ne pourriez rien en apprendre d'elle. » (p. 19-20). Cela n'empêche pas la prostituée d'être très disene : « Elle vous demande de le lui dire clairement. Vous le lui dites : Je n'aime pas. Elle dit : Jamais ? Vous dites : Jamais. Elle dit : L'envie d'être au bord de tuer un amant, de le garder pour vous, pour vous seul, de le prendre, de le voler contre toutes les lois, contre tous les empires de la morale, vous ne la connaissez pas, vous ne l'avez jamais connue? Vous dites : Jamais. Elle vous regarde, elle répète : C'est curieux un mon. » (p. 44-45) L'interlocuteur de la femme est bien un achrien, puisque c'est un homme et qu'elle lui attribue « un amant». Admirez au passage la définition en creux, de l'amour : le désir de meunre, la possession, le vol de l'autre, le défi à la morale. Au fond, si telle est sa conception, Duras a raison de s'inquiéter. C'est vrai : cet amour-là n'est pas proprement achrien, même si des millions d'achriens l'ont connu, et le connaîtront encore. Les autres inventent en riant, aujourd'hui, cette nuit, dans des jardins, dans des arrière-salles, sur des lits qui grincent, à Amben, à Casalpusterlengo, rue du Roi-de-Sicile, un autre amour, qui moque et qui subvenit celui-là, et qui panicipe d'autant mieux de l'essence véritable de l'amour que le désir de meunre lui est incompréhensible, que la possession lui répugne, et que les« empires de la morale » 73

sont les provinces heureuses de ses plaisirs, éclatants d'innocence. Duras, que Chose-Machin appelait jadis « l'Édith Piaf du Nouveau Roman>, est comme Piaf une idole de la culture gay, quoique les desservants des deux cultes ne soient pas forcément les mêmes. Les homosexuels abondent autour d'elle. Est-ce de ne pas obtenir d'eux l'amour qu'elle voudrait, qui l'a persuadée qu'ils étaient incapables d'amour ? Mauvais raisonnement. De toute façon, son échantillon d'observation, j'en ai bien peur, n'est sans doute pas parfaitement représentatif. Car on deviendrait facilement un tout petit peu malade à devoir subir, jour après jour, les prélèvements massifs de vénération circonstanciée qu'elle exige de sa petite cour ; à moins qu'il ne faille l'être un peu, d'emblée, pour s'offrir à sa folie particulière, très localisée, cettes, sur son œuvre, mais farouche. A l'époque où je la voyais quelquefois, mes compliments étaient sincères, sur cenains de ses livres, cenes, et ils le seraient encore, mais, à ses yeux, toujours insuffisants. Elle me faisait immanquablement penser à l'histoire fameuse de la bonne femme qui offre deux cravates à son mari, ou à son fils. Il en met une aussitôt, et elle s'écrie, furieuse : «J'en étais sûre ! Tu n'aimes pas l'autre ! >. Mon pour mon, puisque tout le monde semble tenir, ces temps-ci, à convoquer la camarde, je l'apercevrais plus distinctement, moi, dans cette rare incapacité à s'intéresser aux autres et à parler d'autre chose que de soi-même. Ou bien, pour s'en tenir à l'œuvre, je la vois plus nettement, cette ombre fatale, et plus douloureusement, car j'ai beaucoup aimé et admiré, je le répète, une des périodes durasiennes, dans cette langue qui aujourd'hui se fige sur ses tics, se durçit en pastiche de ce qu'elle fut, et se révèle ainsi l'ancêtre, hélas, de ce qu'il y a de plus laid dans le charabia du jour. La passion systématique du double sujet, chez Eve Ruggieri, la femme de France qui parle le plus mal (« Elle était furieuse, Mata-Hari. Il lui en a beaucoup voulu de ça, à Toscanini, Verdi>, fallait-il qu'elle vînt, par quels détours spécieux, de Duras (« Elle ne s'arrêtera pas Aurélia Steiner >) ? Et l'implacable emploi intransitif

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des verbes transitifs, pire scie d'une saison qui n'en finit pas(« Tu connais, toi ? Ah ouais, moi j'adore ... »), fallaitil qu'il pût l'appeler Maman : « Vous dites : Oui. Je ne connais pas encore, je voudrais pénétrer là aussi. > (pp. 9 10).

A propos de pénétration, le premier paragraphe de La Maladie de la mort offre ceci, très sérieusement : « ... ,

au hasard de ton sexe dressé dans la nuit qui appelle où se mettre, où se débarrasser des pleurs qui le remplissent. » Espérons que ce sexe rempli de pleurs, au moins, ne fera pas de petits.

Hombrecitos

j'aime : le désir camarade ; les relations à statut original ; les moustaches ; les « p 'tits mecs » ; les sourires ; les yeux vens ; les rencontres de rues ; les jardiniers ; être léché ; la statue du sergent Triaire devant l'hôtel de ville du Vigan ; Cavafy ; la pornographie américaine ; la voix de Nicolas Silberg ; la voix d'Yves A. ; les quadrillages stomacaux ; les dragues flottantes dans les musées ; la grande tirade de Phèdre à Hippolyte ; les périnées ; Christian Lopez ; les poils ; les pectoraux bien marqués ; le blond cendré ; les salles d'orgie ; la douceur ; le roi Hussein de Jordanie ; qu'à une ville étrangère soit lié un garçon ; les accords immédiats ; Roben Redford dans Butch Cassidy & the Kid ; les yeux noirs ; les biceps ; les architectes ; le p'tit mec qu'on voit photographié par Mistigris aux pages 94 et 95 de Magazine numéro 314 (si les petits garçons avaient des moustaches, je serais assez pédophile, au fond) ; le prénom Pie"e ; les voix très graves ; les gros avant-bras poilus ; les poppers ; les trous dans le mur entre deux chiottes ; les descriptions de garçons dans les Contes de La Fontaine ; l'histoire des Lunettes ; les « bons gars » ; le boucher de la rue de Buci (mais ne lui dites pas) ; Tom of Finland et les albums Kake ; le garçon qui incarne une espèce de Robin des Bois

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(je crois) dans la publicité Océanie à la télévision ; faire l'amour dans des endroits d'où l'on a une vue très vaste et très belle, comme aux environs de San Miniato, à Florence, ou dans Griffith Park, à Los Angeles ; les marins ; le somptueux dîner de deux gigolos dans un grand restaurant, au milieu d'un romand' Alexandre Kalda dont j'ai oublié le titre 1 ; l'acteur algérien qui jouait dans Élise ou la vraie vie ; un poème de lecteur (Charles Adam) dans Gai Pied n° 51 ; l'inceste dans les récits pornographiques ; faire l'amour avec deux frères ou mieux encore avec deux jumeaux ; W alt Whitman ; les grosses couilles ; les culs très poilus ; qu'un cul très poilu pèse sur mon visage ; un acteur japonais assez âgé, dont le nom m'échappe, et qùi joue dans les films d'Ozu (il est le père dans Le Goût du Saké: j'aimerais avoir sa tête à son âge, mais je n'en ai aucune chance ... ) ; la tête de Dashiell Hammet à la fin de sa vie ; celle de Jarry ; les muscles ; les garçons râblés ; les Toulousains ; les uniformes ; le souvenir d'un agent de police se branlant allègrement, son képi rejeté en arrière, dans une pissotière de la gare des Invalides ; avoir été plusieurs fois surpris par le jour dans les bosquets du Quai Branly au printemps 1967 ; « le vœu des regards» ; la légèreté dans la drague ; la moustache presque blanche d'un garçon blond sur une publicité qui a été plusieurs fois en regard de ces chroniques (The Men of Venice Beach) ; un marin de Battipaglia, en Lucanie, rencontré sur la riva dei Schiavoni, à Venise, à la fin de l'été 1966 et qui m'a emmené en vaporetto jusqu'à un terrain vague au fond d'une île très vague (j'avais vingt ans) ; l'homosexualité comme bonheur ; avoir été dragué à l'aéropon de Los Angeles par un employé Henz, moustachu et blond, qui m'a laissé avoir une gigantesque Chevrolet pour le prix d'une Toyota ; avoir entendu dans cette voiture, entre Venice Beach et Griffith Park, un quatuor de jeunesse de Richard Strauss jamais réentendu depuis lors ; la drague en automobile dans Griffith Park et les garçons torse nu qui sonent des buissons dans les virages ; Numbers, de John Rechy ; Les clones ; un p'tit clone 1. Le Désir.

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qu'on voit dans Gai Pied n° 49, p. 31 (celui de droite) ; l'expression « s'envoyer en l'air » ; le profil et le long nez droit du garçon de Mac' s dans Turned on (le film qui passe ces temps-ci au Club Vidéo Gay de la rue du Dragon ; lui s'appelle Sky (Sky !) Dawson et il est sur la couvenure de Honcho ce mois-ci) ; être dragué ; le rire d'enthousiasme pendant l'amour, ou juste après l'orgasme ; les embrasseurs passionnés ; l'amour face à face ; lécher un torse plein de poils après avoir pris des poppers ; un branlage réciproque avec un étudiant cubain sous le vaste bureau de Roland Banhes pendant un cours au Collège de France ; trois jours de barbe ; être agenouillé au milieu d'un cercle de bite bandées ; enculer un garçon en lui tenant les jambes relevées, les revers de mes coudes contre les revers de ses genoux, mes mains sous ses omoplates, et en l'embrassant, ou en lui léchant les pectoraux ; Hombres ; le mot espagnol Hombrecito ; deux ou trois Hombrecitos que je connais ; le mot espagnol et ponugais querido ; le prénom Giordano ; les prénoms italiens ; Franco Nero ; une constante disponibilité sexuelle ; la gentillesse ; Patrick Sarfati comme idéal social ; un sourire par-dessus cinquante têtes, ou entre elles, dans un bar ou une boîte ; les garçons petits ; le Manhattan ; le Central ; le Sling ; les bouffées de tendresse au milieu d'ébats improvisés ; la pipe que m'a faite, il y a dix ans, dans le train de Bâle désen, un jeune contrôleur des chemins de fer ; les caresses ; les compliments ; l'homosexualité comme éclat de rire au nez et à là barbe des gens qui trouvent la vie ennuyeuse ; rester en relation avec mes amants ; Lisbonne ; les lettres d'un jardinier normand inconnu qui veille seul sur un grand parc et me parle des saisons ; marcher la nuit le long de l' Arno, ou du Tage, ou du Verdanson, un bras sur l'épaule d'un amant, et réciproquement, et nos rires alors ; que la vie sexuelle, dans cenaines poches de libené, soit désormais plus facile, plus riche et plus libre pour les achriens que pour les hinarces ; les amis qui s'intéressent beaucoup à la vie sexuelle et trouvent le plaisir délicieux ; Patrick Dewaëre ; les Journaux de Gabriel Matzneff; la politesse ; les p'tits mecs râblés ; les poignets très velus ; les Ponugais ; le type 78

physique des Siciliens ; des Libanais ; des Iraniens ; la tête de cenains Japonais moustachus ; le mélange de sueur, de foutre et de salive dans cenaines situations de sexe de masse ; Nocturnes for the King of Naples 1 ; enculer un garçon étendu sur le côté (gauche, de préférence), une jambe relevée (droite, de préférence), et tournant vers moi son torse et son visage ; les éjaculations simultanées ; les chroniques de Frédéric Loiseau ; « crois-moi que ... » ; l'amour sans pénétration ; un extrême sentimentalisme du trick ; Ransom Wilson ; la permanente possibilité dans la rue, à la banque, dans le métro, d'aventures amoureuses entre garçons ; etc.

Je n'aime pas ; l'agressivité ; la «sincérité» quand elle consiste à dire des choses désagréables sans rigoureuse nécessité ; les coups ; être mordu ; les suceurs qui serrent trop les lèvres ; les longues bites minces ; l'expression « BCBG » ; les ronfleurs ; les pardessus ; les longues conversations préliminaires ; que les Alain et les Daniel signent leurs canes postales de leur seul prénom ; les diverses imperfections de la fente du cul ; les mecs qui viennent vous voir à l'improviste et restent plus d'un quan d'heure sans en être instamment priés ; l'odeur de la bière ; le type physique des Hollandais, ou des Finlandais ; enculer un mec qui est étendu sur le ventre ; les barbes taillées ; les barbes sans moustache ; la compagnie exclusive et prolongée des hétérosexuels ; les types qui veulent qu'on les encule sans préliminaires ; ceux qui vous mettent la main sur la bouche quand vous jouissez ; ceux qui ne vous disent pas trois mots quand vous marchez vers chez eux, ou vers chez vous ; ceux qui ont l'air furieux, ou de ne pas y tenir autrement ; la douleur ; les excès d'une socialité de petits groupes ou d'habitués dans les bars achriens ; les cris de folles dans les salles d'orgies ; ne pas arriver à bander dans une fuck-room à cause de la chaleur, ou de la fatigue, ou parce que je tiens trop au succès d'une 1. D'Edmund White ; une traduction française due à Gilles Barbedette est parue, publiée par les Éditions Mazarine.

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entreprise ; la bouche d'Helmut Berger; Helmut Berger; l'excès d'intensité dans les conversations ; les efforts de séduction ; les types qui donnent des instructions sexuelles ou qui vous appuient sur les épaules pour que vous leur suciez le sexe ; ceux qui vous ayant mis la main à la braguette, vous laissent tomber aussitôt si à ce moment-là vous ne bandez pas ; les tricks qui ne vous disent pas bonjour trois jours après (et moins encore ceux qui se remettent à vous dire bonjour longtemps après quand vous avez acquis un vague seizième de notoriété qui vous rend, apparemment, digne d'eux); m'emmerder la queue ; les homosexuels homophobes ; la virilité glauque ; la mythomanie ; l'esprit Vuitton ; « moi j'suis un type qui ... » ; qu'après l'amour on ait l'air honteux, ou malheureux ; les effets de la répression ; le sans-gêne ; le cynisme ; les gens qui tiennent absolument à vous informer qu'ils ont rencontré votre amant au sauna, ou votre examant avec un garçon très beau à Venise, et qu'ils avaient l'air très heureux ; qu'un garçon qui vous plaît vous regarde longuement et à vingt reprises pendant une demiheure de prétendu lèche-vitrine le long du boulevard SaintMichel, le 19 janvier 1983, mais que vous ne puissiez pas le rencontrer parce qu'il est avec sa fiancée ; penser à tout ce foutre qui se perd à ne pas se répandre ; les malentendus ; les occasions de plaisir perdues à cause des divergences dans les codes de drague ; avoir eu une adolescence à peu près chaste ; qu'un type avec qui vous vous envoyez en l'air très agréablement au Sling vous dise, aussitôt vos ébats terminés, « on se sent vraiment con, après, non ? » ; l'indignation, le mépris ou l'agressivité des beaux hinarces qui s'aperçoivent de votre admiration ; l'homosexualité comme vocation au martyre ; la jalousie ; les cachotteries ; le mensonge ; l'isolement de la sexualité par rappon à la vie sociale ; la fumée et les fumeurs ; le masochisme achrien ; l'excès de respect des achriens pour les sentiments des hinarces à leur égard ; la sexualité considérée comme terrain d'immoralisme ; que l'on considère ses propres plaisirs comme « vicieux » quand ils ne font de ton à 80

personne ; qu'on traite de « putains > les garçons qui aiment beaucoup faire l'amour et ne s'en cachent pas ; etc.

Trois petites proses d'absence (plus un sonnet carrément mélancoleux)

I

Un amour se conçoit-il qui ne soit pas de la présence (ou du désir de la présence) mais une plate étendue de morne cruauté et de douleur, tranquille tragédie d'éternelle absence ? Les fleuves, les collines, les champs, les plaines immenses, l'océan, les désens, les routes droites et leurs ombres [exactes, les boulevards écrasés des abords des villes, tant de laideur, un jardin, le temps, l'après-midi, les livres, les saisons, cette musique, les nuits, mes nuits sans sommeil et sans toi, de tout ce qui l'empêcherait il serait fait : sans autre matière que les signes de son inexistence.

juin 1982 82

II Tristesse d'hiver Le silence habitait ton visage de terre

Et d'absence. Mes lèvres déchiffraient Dans l'air abandonné du lieu Le présage (ou bien déjà le signe ?) De la mon étalée sur la table des mois. Rien n'arrivait. La lumière Sans âge ne se maquillait plus. Aux fleurs des murs les heures me guettaient Sans la moindre curiosité. Elles ni moi ne bougions. Le temps ne passait pas. Dehors

Il ne fit jamais vraiment jour. J'étais invisible et très lourd. Je ponais chacun de mes pas. Plus rien même n'était laid.

Strasbourg, l" décembre 1982

III J'ai eu ton de m'obstiner à fuir Le château noir de ton absence. C'était en vain. Ses ombres grises Ont forcé mes chambres secrètes. Elles sourient de mes matins blêmes Aux lits qui ne sont pas le nôtre Et les fenêtres ne proclament Que la fausseté des villes neutres.

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Je renonce. J'habiterai désormais Sous les murailles de plomb et de silence. J'ordonnerai vers elles le paysage et moi Et le temps, à douloureux loisir. Je ferai de leurs douves un jardin désolé Où m'étendre et nommer la fatale innocence De l'air que ton visage a traversé Naguère mais j'ai déjà tout oublié. 29 décembre 1982

Sonnet XI Immuable ferveur cruelle de mes nuits Couteau du souvenir qu'acère l'espérance Te lasseras-tu pas de l'absurde insistance Niaise que tu mets à forcer mes réduits ? Tais-toi. Je sais trop bien les mots que tu traduis En la fadeur menteuse avec sa fulgurance Soudaine où l'insomnie s'affûte et la souffrance Par les détails tranchés d'anciens bonheurs détruits. Je cours dans la forêt des draps de solitude Et des heures sans plis du rêve qui m'élude A ne pointer jamais que le même regard. J'ai peur. J'entends des pas. Personne. Je m'épuise A conjurer le lit des années où s'aiguise La nostalgie crispée d'un sourire en poignard. Bernicot, 25 juillet 1982

Paris/ Province

Les achriens de Paris ont souvent de mauvais souvenirs de la province, et cenaines inquiétudes quant à la vie de province, mais, me semble-t-il, peu d'agressivité à l'égard des achriens de province ; ou du moins cette agressivité, si tant est qu'elle existe, ce dont je ne suis pas sûr, est-elle fon discrète, mal assumée et comme honteuse : elle n'ose pas dire son nom. Tandis que beaucoup d'achriens de province, eux, ne se croient tenus à aucune mesure quand il s'agit d'insulter les Parisiens et leurs caractéristiques supposées. Je laisse de côté l'injure du bon Duven (Tony) qui, entre autres gracieusetés de la lettre qu'on a dû vous servir récemment, me traite de « nu/lasse bien parisienne>. Le premier terme est ici, sans doute, plus intéressant que les suivants. Le féminin fait tellement horreur à Duven qu'il lui vient naturellement sous la plume quand il s'agit de salir à tous vents. Mais, comme tout son texte, ces motslà, par le choix qu'il a fait d'eux, parlent plus de luimême, et de son état mental actuel, que de moi et de la réalité. Reste que l'accusation de« parisianisme > est censée faire mouche à tout coup. S'adressant à moi, elle fait plutôt rire mes amis, qui savent bien que je ne fréquente pas d'autre salon littéraire

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que le premier étage du Sling. Je ne suis d'ailleurs pas cenain qu'il en existe à pan celui-là, et je commence à soupçonner que les salons littéraires « bien parisiens > sont un fantasme qui ne sévit plus qu'à Villefranche-deRouergue. Mais le premier étage du Sling, justement, suscite couramment l'ire des provinciaux, qui ne se privent pour autant d'y accourir dès leur première soirée parisienne. Il n'est pas le seul. Voyez le courrier de Gai Pied. On n'y compte plus les lettres débordant d'une animosité violente envers les mœurs parisiennes : généralement au nom du bon sens, de la simplicité, de l'authenticité, toutes valeurs néo-poujadistes plutôt suspectes ; ou bien c'est du haut de son bonheur agressivement proclamé que s'exprime le correspondant, dont dès lors sont peu compréhensibles les aigreurs 1 • L'autre soir, parmi les fastes un peu guindés du Central, se déchaînait un voyageur, fon beu,ré, j'imagine, ou camé, et d'autant plus sincère. Il prenait bruyamment à témoin un camarade à lui, qui n'en pouvait mais : « Regarde-les, mais regarde-les, les Parisiennes (cf supra). Toutes pareilles, rien que la frime, la frime, la frime ... > Je ne suis parisien que d'épisodique adoption, j'ai vécu la vie de province et pratique avec plaisir, à l'occasion, les dépanements. Eh bien je me demande si les provinciaux sont tout à fait fondés à émettre d'aussi tumultueux reproches. D'abord, des Parisiens, il y en a de toutes les espèces, comme de vies parisiennes, et chacun est à peu près libre de vivre à Paris comme à Vesoul ou à La Roche-sur-Yon, si tel est son idéal. Nul n'a jamais été contraint, que je sache, à passer ses après-midi à l'Aquatic Men's Club, ses dimanches au Palace ou ses nuits au BH. On peut aussi bien vivre en couple aux Buttes-Chaumont qu'à Vierzon, dans les Halles qu'à Montélimar, et beaucoup ne s'en privent pas. C'est même, par bien des côtés, plus facile : les voisins s'en soucient comme d'une guigne, et les 1. Voir à ce propos, bien qu'elle ne concerne pas précisément le rapport Paris - province, la dernière lettre (Heureux/) de Gai Pied n° 55, 5 février 1983.

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familles ne sont pas si proches. Mais le couple, dit-on, est plus menacé à Paris qu'en province. C'est probablement vrai, mais s'il ne perdure, à Béziers, que faute d'alternative offene à chacun de ses membres, ce n'est guère flatteur pour eux ni pour lui. « Mon minou j'me l'garde, parce que crois-moi qu'à Aubusson j'suis pas prêt d'm'en trouver un autre. . . » Comme dit très justement Françoise d'Eaubonne au sujet de Françoise d'Olto : « Beurk ... ». Un ami toulousain (c'est presque un pléonasme, tellement les Toulousains ont mon cœur), un ami toulousain me disait, dans les débuts de son séjour à Paris, que les mecs n'y étaient « pas simples ». C'est une opinioi;i. très répandue. Elle me surprend toujours, parce qu'~nfin les rappons achriens, et en tout cas les rencontres, m'ont l'air beaucoup moins simples à Limoges, à Dunkerque, à Rennes ou même à Toulouse qu'à Paris. Mes pires souvenirs de regards en coin, de tergiversations cafouilleuses, de temps perdu, de faux prénoms, de fausses adresses et d'oubli total des épisodes de la nuit, et de mon existence même, lors de croisements fonuits le lendemain, ce n'est pas Saint-Germain-des-Prés qu'ils me montrent ni la rue Sainte-Croix-de-la-Bretonnerie. En fait de pseudo-élégances para-caniérisées, le Phébus de Montpellier, exemple entre cinquante, a tout de même quelques longueurs d'avance sur le Manhattan. Et puisque nous en sommes aux boîtes, celles de province, où tout le monde se connaît, où de petits groupes se complaisent à d'hebdomadaires sessions, ne me paraissent pas, dans l'ensemble, particulièrement accueillantes à l'inconnu de passage. Il y a d'heureuses exceptions. Mais, sans doute, ce qui semble n'être « pas simple », c'est ce qui est simplement différent. La revendication volontiers amère de la « simplicité » de l'autre, elle, est trop souvent une des formes de cette exigence abusive, qu'il soit pareil à vous, qu'il n'ait pas d'autres goûts que les vôtres, d'autres façons d'agir, d'autres pratiques sexuelles, d'autres mots. Les achriens de province sont un peu ingrats. Car c'est de Paris que leur est venue, malgré tout, en majeure partie, la simplification croissante, et cenes insuffisante

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encore, dont bénéficie leur vie sentimentale et sexuelle par rappon à l'autorité hinarce, à l'opinion publique, aux familles. Vous qui faites deux cents kilomètres tous les samedis pour ne pas draguer dans votre propre ville, crainte d'y être reconnus, ne vous jugez pas si vite si supérieurs aux Parisiens. Ils ont témoigné souvent de plus de libené d'attitude et de pensée, de plus de dignité dans l'affirmation de ce qu'ils sont, de plus d'obstination à être « eux-mêmes», selon une expression qui vous est chère (et qui mériterait une chronique à soi seule), de plus de franchise que vous. Nul ne saurait, bien sûr, vous reprocher la discrétion où vous êtes contraints. Mais il ne faudrait pas, non plus, l'ériger en modèle. On peut s'en plaindre, il n'y a pas de quoi s'en vanter. Les achriens de Paris ont sans doute moins de mérite à leur courage que les autres. Du moins ont-ils eu, souvent, le courage de venir à Paris. Des correspondants de province me demandent sans cesse si, à mon avis, ils doivent abandonner Roanne, quitter Tulle, oublier Privas. Je n'ai pas d'avis, et en aurais-je que je ne le donnerais pas. Ces responsabilités-là ne se prennent pas pour les autres. Il n'y a pas de raison de laisser l'hinarcie triomphante et sa terreur gluante régner sur les villes moyennes, sur les sous-préfectures, sur les bourgs et sur les campagnes. Il faut mettre fin à son empire glauque. Mais combien de temps cela prendra-t-il ? Et en attendant, combien de vies gichées, dans la honte, la tristesse, la solitude, le mensonge permanent et les plaisirs grappillés ? Je ne peux rien en dire, sinon que Clermont-Ferrand n'est pas près de me revoir pour plus d'une semaine, et consentant ... *

** Il me reste un peu d'espace, si mes calculs sont exacts (ils le sont rarement). Ces chroniques paraissent avec trois semaines de décalage et je ne sais ce qui se sera produit sur ce front d'ici à la fin du mois, mais j'aimerais dire un 88

mot, parce que la chose me pèse, sur l'affaire Barbie. La femme de Jean Moulin (la femme de Jean Moulin!) espère qu'il se trouvera un assez bon Français pour assassiner le prisonnier. Bon : Jean Moulin avait divorcé d'elle dès 1928, paraît-il. Mais le sénateur Caillavet, notre cher Caillavet, qui a tant fait pour nous et pour tant de bonnes causes, le sénateur Caillavet souhaite que la peine de mon soit rétablie pour le seul Barbie ! Quelle déception ! Ceux qui devraient être le plus farouchement du côté du droit poussent au meunre ou bien veulent des lois fabriquées pour un unique accusé, quand déjà il est arrêté ! Oh, mes bien-aimés, méfiez-vous de cette hystérie, gardez-vous de cette immonde unanimité, où les complices par lâcheté ~t par silence hier crient à la mon autant et plus- que les vraies victimes 1 • Ces passions-là, même quand elles paraissent justifiées, comme aujourd'hui, ne leur donnons jamais cours. Elles accableront demain les amoureux de petits garçons, il y a cinq siècles elles nous faisaient brûler sur des bûchers, elles nous égorgent en Iran, et qui sait ... ? (Ayez la gentillesse de ne pas résumer ces lignes ainsi : « Il trouve Barbie plutôt sympathique » ).

1. Simone Veil, parfaite.

Monsieur Ouin à Châteaudouble

Appelons-le monsieur Ouin, si vous voulez (mais il n'a rien à voir avec mon ami Joao, le Ponugais). Mettons qu'il ait trente-cinq ans, qu'il ne soit ni beau ni laid, qu'il ait été fréquemment déclaré « pas mal », et quelquefois «superbe», évidemment, comme tout le monde, par tel ou tel exalté. On lui dit volontiers qu'il a de beaux yeux, mais il soupçonne que c'est là une expression codée pour lui signifier aimablement qu'il n'a rien d'extraordinaire. Il n'aime pas se voir dans les miroirs et se trouve horrible sur les photographies. Il n'a pas trop de mal, néanmoins, à se trouver des amis et des amants. Nous lui attribuerons, n'est-ce pas, quelques autres caractéristiques, par la suite, si besoin est. Ce jour-là, donc, monsieur Ouin, qui a tellement de travail à abattre qu'il n'a pas le courage de commencer, feuillette les pages de petites annonces de Gai Pied. Les petites annonces l'intéressent ; elles l'amusent, il n'a jamais trouvé que leurs auteurs allassent« trop loin», ni qu'elles fussent « vulgaires ». Le « sexuel » n'a rien à voir pour lui avec le « vulgaire », dont relèveraient plutôt, à ses yeux, la pudibonderie verbeuse et, bien qu'il soit fon sentimental, l'excès d'expression en matière de sentiments. Il faudra que je vous parle un jour de ses opinions sur la vulgarité,

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encore que ce ne soit pas un mot à lui. Il n'aime pas le trouver dans les annonces, justement. Il n'aime pas, en général, les mentions « s' abst. », mais, parmi celles-ci, « vulgaires s'abst. », si elle ne lui semble pas la plus regrettable, lui paraît l'une des plus absurdes. Il imagine mal des lecteurs qui se considéreraient eux-mêmes comme « vulgaires ». Symétriquement, il trouve ridicule qu'on se définisse soi-même comme« BCBG ». D'abord l'expression est trop à la mode pour lui, et relève exagérément, selon son opinion (au même titre mais à un autre niveau que « disons », « mettons », « tu vois », « au niveau de ... »1 « assez génial >, « assez délirant », « poser problème », « quelque part >, « poser problème quelque part», et autre « moi en tant que femme ... »), d'une langue de bois du jour dont il déplore les ravages. Ensuite il est trop baudelairien pour ne pas sentir que rien n'est plus vulgaire que le « chic », sauf peut-être le chic affiché, autoproclamé, réduit, comme en un sac Vuitton ou une montre Cartier, à l'auto-déclaration de son existence. L'élégance, croit-il, en quelque domaine que ce soit, est perceptible partout à qui sait l'apprécier, et jusque dans les vingt ou trente mots d'une petite annonce, mais elle se nie absolument à se désigner elle-même. Monsieur Ouin est très respectueux des désirs exprimés. Si excitants que lui paraissent les annonceurs, il ne lui viendrait pas à l'idée de leur répondre si leur annonce est destinée à des adolescents, bien sûr, et même il aurait quelque scrupule s'adresserait-elle à des hommes « de 18 à 35 ans ». Voit-il réclamer des gens de grande taille, il s'abstient, quoiqu'il ne soit pas petit, et s'abstient de même si sont exigés d'énormes sexes. Comme il n'a nul désir de se mettre en ménage, il ne s'arrête pas aux recherches de« vie commune». Néanmoins l'emphatique mention « pour baise uniquement» lui paraît, en sens inverse, trop limitative. Tel « petit cul poilu » de 33 ans l'aurait facilement retenu, mais il aime peu cette précision : « Ce jour-là, cultures et sentiments resteront au placard ». La sexualité facile et affectueuse dont il a le goût est aussi éloignée de cette préalable

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et systématique impersonnalisation que des contrats de définitive exclusivité : ou plutôt elle s'ébroue gaiement entre ces deux extrêmes. D'ailleurs « les 2 mecs sympas » qui cherchent des mecs « pour baise uniquement > les veulent « vicieux » et Ouin ne se sent pas du tout vicieux : il a trop souffen de ce sentiment-là quand il avait seize ou dix-sept ans pour le cultiver aujourd'hui. Il passe. Il prêterait volontiers son braque Loti à cet homme qui veut « se faire baiser par un chien » ; mais il s'avise que ce serait vexant pour Loti car son panenaire éventuel envisage l'expérience comme« dégradante». « Grand >, « pour relation stable et vie commune ». Pas pour moi, se dit-il. « Imberbe et très vicieux ». Ttt ttt. « Pour les pires dégueulasseries ... » Beurk. « Région lyonnaise ». Il a téléphoné une fois à un Marseillais, mais ils se sont perdus de fil. Ouin ne lit d'ailleurs pas les petites annonces dans le seul souci de faire des rencontres. Tout ce qui touche au désir l'intéresse, et le fait rêver. « Militaires, Gendarmes, CRS, Policiers>. Hmm.' Enfin, plus ou moins : « Objectif nylon » ne lui dit pas grand chose. Et, plus bas, « cul de femme, croupe accueillante» lui est carrément une douche froide. S'il n'aime pas les « s'abst. >, il les préfère encore aux « acceptés » : « Homme marié, arabe, noir, sudaméricain acceptés ». Il croit se souvenir avoir lu une semaine « acceptés à la rigueur». Il espère que ceux qui faisaient l'objet d'une si magnanime faveur ont eu la dignité de ne pas en profiter. Lui semblent d'emblée peu sympathiques, d'ailleurs, et peu attirants, les annonceurs qui se posent en juges, en examinateurs, en sélectionneurs : «Je n'accepterai que les garçons correspondant à l'annonce>. C'est bien naturel, pense Ouin, mais c'est désagréablement tourné. D'ailleurs le même texte se poursuit ainsi : « Je n'ai pas une seconde à perdre>. Brr ... Variante, de la pan d'un couple : « Ne nous faites pas perdre notre temps». Ouin préfère encore : « Ne perdez pas votre temps ». Oh, il peut être lui-même très expéditif. Il n'a par exemple aucune envie de « dresser une salope », et donc ne s'attarde pas à cette proposition. Il se méfie de

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qui ne trouve à se reprocher que des traits généralement fon approuvés du public : « Mes grands défauts : aimer, être trop franc ». Trop de sûreté de soi l'inquiète : « Vous ne serez pas déçus ». Et il déteste qu'on fasse passer des petites annonces en précisant qu'on les méprise, et ceux qui les lisent, et ceux qui les écrivent : « Je déteste Rézo, mais une fois n'est pas coutume ... ». De même, tout ce qui témoigne d'amenume, ou a foniori d'aigreur, et s'y drape, lui semble là déplacé, et l'incite à accélérer son survol : « Si pour toi le verbe aimer a encore une signification ... ». Mais il craint plus encore l'expression « poétique » de tels sentiments : « ... las d'une solitude de plus en plus pesante, impatient de voir briller d_ans tes yeux la flamme du bonheur ... etc». Le lyrisme ne lui plaît que lorsqu'il débouche, volontairement ou non, sur le cocasse : « Je boirais à la source de ton mâle pal ». Ou bien lorsqu'il éclate sans apprêts, marginalement, comme en sus : « Draguignan, trans, les arcs, figanières, callas, bargemon, claviers, seillans, fayence, ampus, tour-tour, flayosc, !orgues, ... RDV de tous les "ne pas s'abstenir" au château à Châteaudouble, les samedis soirs. Amitiés ». Cette annonce-là enchante monsieur Ouin, et flatte, « quelque pan», son érotique profondément française. Elle l'intrigue aussi. Ce défaut de capitales aux noms de pays est-il un pani délibéré de l'auteur, en guise d'hommage à Cummings, par exemple, ou bien une fantaisie de l'illustre claviste ? Toujours est-il que les samedis soirs de Châteaudouble (et ce nom !) le font autant rêver que les nuits d' Aquila, cette ville perdue de Apennins qui mérite, contre toute vraisemblance, dans son vieil (et trompeur) Spartacus, ce bouleversant commentaire : « Outside Cruising. Around the Old Fortress (Castello) - very busy with beautiful boys (RYC) ». Chantez mon cœur ! Ouin, dans sa rêverie, fantasme encore sur les désirs des autres : « + de 25 ans, brun, pilosité, style proche-oriental, etc ... ». Ouais ! Et refile-les-me-les si t'en as de trop ! Il imagine de petits romans et sympathise grandement, par lusophilie passionnée, avec ce JH de 18 ans si désireux de trouver un Ponugais qu'il publie dans cet espoir deux annonces dans le même numéro. Apparemment, ce garçon d'Arnouville-

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lès-Gonesse veut rencontrer un Portugais parce qu'il en a déjà aimé un « qui s'est envolé>. Ouin, bien sûr, a suffisamment d'expérience de la vie pour juger probable que le prochain amour de ce Thierry ne sera pas Ponugais. N'empêche. Il se demande, avec une inquiète sollicitude si Thierry a remarqué une autre annonce, œuvre celle-ci d'un Ponugais qui donne rendez-vous à ses compatriotes, les samedis et dimanches vers 15 h, « devant la Grille Royale de St-Germain-en-Laye >. Ces jardins français, la terrasse, les statues, leurs yeux noirs ... J'y pense : mon ami Ouin, l'autre, le Ponugais, celui que je n'arrive pas à appeler Joao ? Mais je crois qu'il est déjà casé. Ah ah : « Très joli petit Espagnol tout poilu de Perpignan ... ». Manque de bol, il veut une femme pour un mariage blanc ...

Calamus à Elsa de Dreu,

où disparue ?

Walt Whitman a trop souffert jadis des traducteurs abusifs qui voulaient« l'améliorer» du point de vue de la « morale», et qui traduisaient lover par ami et friend par amie pour que je me donne le ridicule, aujourd'hui, de vouloir« l'améliorer» du point de vue de «l'art». Il fout lui laisser, je crois, ces redondances rhétoriques un peu naïves qui font de lui, parfois, une sorte de formidable douanier Rousseau de la poésie, de la démocratie et de l'amour des hommes. j'ai souhaité respecter ses étrangetés, et lorsqu 'tl écrit the liquid pour désigner la mer, je n'ai pas voulu mettre les flots. L'autodidacte Whitman, le barde des grands chemins, des eTTances sous la lune et des enthousiastes camerados, n'a rien à gagner à être transformé en co1Tect poète de salon. Les poèmes qui suivent sont extraits de Calamus, une section des Feuilles d'herbe qu'un préfacier américain a le front de juger « ésotérique ». L'hétérosexualité doit vraiment se donner beaucoup de mal pour trouver ces textes obscurs ...

When I heard at the close of the day When I heard at the close of the day how my name had been recei'v 'd with plaudits in the capitol, still it was nota happy night for me that follow'd, And else when I carous 'd, or when my plans were accomplish'd, still I was not happy, But the day when I rose at dawn /rom the bed of perfect health, refresh 'd, singing, inhaling the npe breath of autumn, When I saw the full moon in the west grow pale and disappear in the morning light, When I wander'd a/one over the beach, and undressing bathed, laughi'ng with the cool waters, and saw the sun nse, And when I thought how my dear fnend my lover was on his way coming, 0 then I was happy, 0 then each breath tasted sweeter, and al/ that day my

food nounsh'd me more, and the beautzful day pass'd well, And the next came with equal joy, and with the next at evem'ng came my friend, And that night white al/ was still I heard the waters roll slow/y continuai/y up the shores, I heard the hissing rustle of the liquid and sands as directed to me whispen·ng to congratulate me, For the one I love most lay sleeping by me under the same cover in the cool night, In the stillness in the autumn moonbeams his face was inclined toward me,

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Quand j'ai appris à la tombée du jour... Quand j'ai appris à la tombée du jour que mon nom avait été accueilli par des applaudissements au Capitole, ce ne fut pas pour autant une nuit heureuse qui suivit pour moi, Et de même quand j'ai fait la fête, ou lorsque mes plans se sont réalisés, je n'étais pas heureux pour autant, Mais le jour où je me suis levé à l'aube du lit de la santé parfaite, reposé, chantant, aspirant le souffle mûr d~ l'automne, · Quand j'ai vu la pleine lune pâlir à l'ouest et disparaître dans la lumière du matin, Quand j'ai erré seul sur la plage et me déshabillant me suis baigné, riant avec les eaux fraîches, et que j'ai vu le soleil se lever, Et quand j'ai pensé que mon cher ami mon amant était en chemin vers moi, oh alors j'étais heureux, Oh alors chaque bouffée d'air avait un goût plus doux, et toute la journée les aliments m'ont mieux nourri, et la belle journée s'est heureusement passée, Et la suivante est arrivée avec une joie égale, et avec le soir de la suivante est arrivé mon ami, Et cette nuit-là tandis que tout était calme j'ai entendu les eaux rouler lentement et sans interruption le long du rivage,

J'ai entendu le bruissement sifflant de l'élément liquide et du sable comme s'il s'adressait à moi en murmurant pour me féliciter, Car celui que j'aime plus que tout dormait étendu à mes côtés sous la même couvenure dans la nuit fraîche, Dans le calme des rayons de lune d'automne son visage était incliné vers moi,

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And his arm lay lightly around my breast and that night I was happy. (1860)

This moment yearning and thoughtful This moment yearning and thoughtful sitti'ng a/one, It seems to me there are other men in other lands yearning and thoughtful, It seems to me I can look over and behold them in Germany, Italy, France, Spain, Or far, far away, in China, or t'n Russia or Japan, ta/king other dialects, And it seems to me if I could know those men I should become attached to them as I do to men t'n my own lands, 0 I know we should be brethren and lovers, I know I should be happy wi'th them. (1860)

I dream 'd in a dream I dream 'd in a dream I saw a city invincible to the attacks of the whole of the rest of the earth, I dream'd that was the new city of Fnends, Nothing was greater there than the quality of robust love, i't led the rest, It was seen every hour in the actions of the men of that ci'ty, And in al/ their looks and words. (1860)

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Et son bras reposait légèrement autour de ma poitrine - et cette nuit-là j'étais heureux.

En ce moment, plein de désir et songeur ... En ce moment, plein de désir et songeur, assis seul, , Il me semble qu'il y a d'autres hommes en d'autres contrées qui sont pleins de désir et songeurs, Il me semble que je peux les chercher et les atteindre du regard en Allemagne, en Italie, en France, en Espagne, Ou loin, très loin, en Chine, ou en Russie ou au Japon, parlant d'autres dialectes, Et il me semble que si je pouvais connaître ces hommes je m'attacherais à eux comme je fais aux hommes de mes propres contrées, Oh je sais que nous serions des frères et des amants, Je sais que je serais heureux avec eux.

J'ai rêvé en un rêve ... J'ai rêvé en un rêve que je voyais une cité invincible aux attaques de tout le reste du monde, ]'ai rêvé que c'était la nouvelle cité des Amis, Rien n'y était plus grand que la qualité du robuste amour, tout procédait de lui, Il était visible à chaque heure dans les actes des hommes de cette cité, Et dans tous leurs regards et leurs mots.

Grandes laudes, à Marguerite Duras

Ah, j'oublie tout : la petite guerre larvée (si larvée que je suis seul à connaître son existence, peut-être) qui m'oppose depuis des mois à Dieu sait quel fantôme de l'opéra de Gai Pied, mes pitoyables angoisses, chaque samedi, au moment de découvrir ses facéties de la semaine, quelle illustration il aura mise, à la place de celle que j'avais demandée, pour accompagner cette chronique, plus récemment quelle légende de son cru, ou quelle légère modification de la mienne, si légère qu'à s'en plaindre on passe pour le pire des paranoïdes et le roi des emmerdoïaques, mais d'autant plus exaspérante ; oubliées, oubliées ! Pounant, ce jour-là, j'étais dans une humeur paniculièrement rageuse à l'égard du fantôme. Il avait imprimé, sous le ponrait reproduit, « L 'Inconnu, par Augustin Quesnel, Musée Crozatier, Le Puy. >, comme si L 'Inconnu était le titre du tableau, et il se trouverait cenainement quelque érudit vellave pour me faire remarquer que ce n'est pas le cas ; or j'avais écrit, moi « L'inconnu du musée Crozatier, au Puy ». Mais allez vous plaindre d'une chose pareille ! Quel chercheur de petites bêtes vous faites ! Et puis, en note, Simone Veil, tout coun, ce qui dans le contexte de l'affaire Barbie était plutôt ambigu : on ne savait plus dans quel camp je la mettais, alors que j'avais écrit 100

Simone Veil, parfaite>. Le pire c'est que quelquefois, le fantôme intervient à juste titre : je crois bien que j'avais écrit, en fait, Simone Weil, et, dans une chronique antérieure, que j'aimais les périnés, au lieu des périnées, comme il avait très justement corrigé. Pour équilibrer il m'avait fait dire que je n'aimais pas les corps (ça m'a fichu un coup). Oh, mes bien-aimés (je persiste et signe) et non pas ô, mes bien-aimés : c'est déjà assez difficile à placer sans que 1' interjection soit préalablement vocative. Enfin, tout cela pour vous dire que j'étais d'une humeur de chien. Eh bien, j'ai tout oublié. Vive Gai Pied, vive le fantôme ! Quant à Marguerite Duras, j'embrasse la trace; de ses pas. Mais je sens (comme disait mon yieux maître Henry de Montherlant (je suis vraiment d'excellente humeur), mais je sens (donc) qu'il vaut mieux commencer d'une autre façon mon récit. (Ce que j'admire le plus chez Montherlant (non, non, je ne l'ai jamais rencontré, mais quand je suis un peu pompette j'ai tendance à me prendre pour Gabriel Matzneff), c'est le premier paragraphe de La Petite Infante de Castille : « Barcelone est une ville de six cent mille deux cents âmes, et elle n'a qu'un urinoir. On devine si à cenaines heures il a charge d'âmes. Mais je sens qu'il vaut mieux commencer d'une autre façon mon récit>). (Néanmoins je suis sûr que Genet, dans Journal du Voleur, fait état de plusieurs urinoirs à Barcelone. A quoi l'on peut juger de la futilité de la littérature dès qu'elle touche à l'essentiel. D'ailleurs Walter Benjamin ... Mais arrêtez de détourner la conversation). Flûte (comme disait (peut-être) ma vieille maîtresse Gérard d'Houville) il (le récit : vous êtes vraiment distraits aujourd'hui) commence au Sling : vous allez finir par croire que j'y fais panic des meubles. Primo je n'y vais qu'une fois par semaine, et encore pas toutes les semaines (quand le fantôme de l'opéra de G.P. m'a rendu vraiment fou-furieux je vais au... (non, rien) où personne ne remarque que je fais la gueule, puisque tout le monde la fait. Deuxio, au Sling il n'y a pas de meubles. Sauf, dans la seconde salle de l'étage noble (ma favorite), un tonneau. Or c'est précisément contre ce tonneau qu'il était appuyé «

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(pas le récit ; enfin, si, le récit aussi, puisque c'est là qu'il commence). Donc (réveillez-vous ! La dernière fois que je suis allé à Clermont-Ferrand, j'ai rencontré un type qui à mon précédent passage m'avait tué d'ennui en me parlant d'opéra, sur le modèle« et pi y a Wagner aussi qu'est pas mal ... >, comme s'il voulait brosser pour moi un tableau exhaustif de ses connaissances dans ce domaine. Devant la pone du Suffren, il m'a dit : «Je lis quelquefois tes chroniques : toujours aussi chiantes> (his wortl)) donc, j'arrive (dans le salon noir du Sling) et je distingue ce garçon merveilleux (je ne sais pas s'il serait merveilleux pour vous, vous avez parfois des goûts qui me surprennent un peu, mais il y a dix ans que moi je le trouve merveilleux), appuyé sur le tonneau central, qui apparemment me regarde, et même, rêvjoudorje, me sourit. Impossible : il y a dix ans qu'il ne me sourit pas. Il doit sourire dans le vague, aux anges ses semblables. Je tâche de l'oublier. Je m'écane. Je m'enfonce plus avant dans l'ombre. Ici le récit connaît un pudique black-out de dix minutes à peu près, d'où le narrateur émerge un peu diminué, fatigué mais content, comme on dit à peu près dans les relations de vacances-de-neige achriennes. Retour au tonneau. Sourire renouvelé, et même accru. Ayons-en Le Cœur net (titre idéal pour un roman de ... (non, non, rien)). Eh bien, ô toi, mon lecteur de Bourg-en-Bresse (Bourgue-en-Bresse, comme dit Patrick Poivre d' Arvor)1, dernier fidèle, sache ceci, et ne me dis pas que tu t'en fous, que peu t'en chaut, qu't' en as rien à cirer (il y a un cenain temps que je n'ai mis les pieds à Bourg-en-Bresse (pounant, les tombeaux de Brou ... ) et je ne sais plus très bien comment on y parle) : il me souriait bien et même il m'a parlé (l'émotion me mène droit à l'alexandrin, toujours). Même qu'il (comme dit ... bon d'accord, j'laisse tomber) était resté près de son tonneau pour me parler. L'endroit se prêtait mal à la conversation (ce qui est un alexandrin ou non selon que, synérèse ou diérèse, vous 1. Vénfication faite, à assez juste titre, je crois bien. Mais il (ou donc son frère) dit aussi Metsse, et Bruksselles, et Riome.

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prononcez sion ou sillon). Le bas n'offrait non plus beaucoup de discrétion. Nous sortîmes. Nous marchâmes. L'ombre était bleue (alexandrin hugolien, coupé 4/4/4). Les souffles de la nuit flottaient sur Galgala. Des lions tranquilles, en blouson de cuir, rue Vieille-du-Temple, allaient et venaient derrière leurs grosses moustaches blondes. Moi qui aime tant les lions, je les regardais à peine. Nous avancions vers des caps : pointe de l'île SaintLouis, promontoire du Vert-Galant, non sans une station quai de la Corse. Il chantonnait un air de La Traviata. J'ai dit plus tard (Le Chœur : - Car il y eut un plus tard ? Le Protagoniste : - Shut up !), j'ai dit plus tard ài Diogène (appelons ainsi l'homme au tonneau. Mais ce nom ne lui va pas du tout. Il ressemblait plutôt, hypothétique fidèle lecteur, à cet Inca de Florence, dont peut-être il vous souvient, comme à mon cœur: mais moins masque, plus expressif, plus souriant. Et ses yeux. Et ses cheveux. Il menace d'aller chez le coiffeur), j'ai dit plus tard à D., donc (si vous n'arrêtez pas de m'interrompre, cette chronique sera encore plus longue, et donc imprimée dans les caractères les plus minuscules que le bon fantôme pourra trouver ... Songez à vos yeux. Je pense encore aux siens.) que ce moment avait été pour moi, enfin, tu vois, euh, oui, on peut le dire, j'sais pas, mais c'est vrai, ce n'est pas moi qui ai introduit l'adjectif, mais je l'assume, « important». Je crois qu'il ne m'a pas cru, ou bien il a craint que je ne tombe sur lui, et sur sa vie, et ses bonheurs, comme une tonne de briques enamourée (il m'a parlé deux ou trois fois, très affectueusement, de son « copain »). Je ne parlais que de ce moment-là, qui fut long, et très lent, et pour moi très beau. Il faudrait inventer un mot, un substantif, qui fût à bonheur ce que érotique est à sexualité (par exemple dans : « Les matrones de Fellini ne tiennent pas une très grande place dans mon érotique personnelle ») ; un mot qui signifiât le rapport de chacun au bonheur, sa façon de gérer la recherche du bonheur : l' eudémonique ? Mais ce démon central est fâcheux. Un terme qui vînt d' eutykhia, le bonheur comme aventure plutôt que comme état, aurait l'avantage de rendre un peu de fraîcheur, et de la poésie

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qui fut sienne, à cette expression compromise, la bonne fortune. On pourrait forger un mot-valise, tel qu' euthyque, qui suggérerait une morale du bonheur autant que son économie. Et je dirais alors que peu de choses sont aussi précieuses, et importantes, oui, dans mon euthyque personnelle, qu'une telle dérive nocturne, le long des parapets des îles de la Seine (ça recommence !), avec un garçon dont le visage depuis dix ans me fascinait en vain, comme une énigme de bonheur, justement, et qui pour la première fois me souriait. La lune était pleine - and that night I was happy. Or voulez-vous savoir pourquoi il m'avait souri, et il m'avait parlé ? Parce qu'il avait lu La Maladie de la mort, parce qu'il était tombé, par hasard, sur la chronique indignée que j'avais consacrée à ce livre, parce qu'il partageait mon sentiment, sur ce sujet, et qu'il avait voulu me le dire. Oh, Marguerite des Marguerite, barrage contre le Pacifique, viaduc de la Seine-et-Oise, femme du Gange, soleil jaune, petit cheval, camion qui passe et navire de la nuit, j'irai poser une palme de bronze au pied de ton monument blanc, là-bas, entre les palmes, à Lahore. POST-SCRIPTIJM. « D'une autre façon, j'étais content d'avoir publié (endossant la niaiserie apparente de la remarque) que« l'on écrit pour être aimé> ; on me rappone que M.[arguerite] D.[uras] a trouvé cette phrase idiote : elle n'est en effet supponable que si on la consomme au troisième degré: conscient de ce qu'elle a été d'abord touchante, et ensuite imbécile, vous avez enfin la libené de la trouver peut-être juste (M.D. n'a P,as su aller jusque-là). > (Roland Barthes par Roland Barthes, « Ecrivains de toujours >, Seuil, 1975, pp. 107-108).

La société sans grâce

Monsieur Ouin est invité à une soirée d'anniversaire. Il se souvient que, dans ses provinces de jeunesse, signaler la date de son propre anniversaire, sunout quand elle était proche, ne se faisait pas : c'était, jugeait-on, contraindre abusivement l'entourage à se mettre en frais. Le sien tombant en été, une fois qu'il eut dépassé l'âge où ses vacances se déroulaient en famille, il connut, adolescent, des anniversaires secrets, car, séjournant chez des amis ou relations, ou bien voyageant avec des camarades, il aurait estimé déplacé, formaliste comme il l'est resté, de révéler que tel jour il avait dix-sept ans, ou dix-huit. Il se souvient aussi que, par la suite, longuement impécunieux, il était terrorisé par les invitations, lancées par les intéressés eux-mêmes, à ces soirées ou dîners d'anniversaire qui proliféraient. Quand il possédait à peine trois sous pour s'acheter un ticket de restaurant universitaire, il ne se souciait pas d'avoir à faire des cadeaux en dehors du cercle de ses plus intimes amis. Et lui qui prétend ne mentir jamais, il mentait alors pour échapper poliment à ces petites fêtes. Mais enfin, bon, qu'on reçoive chez soi à l'occasion de l'anniversaire de sa propre naissance, et qu'on précise aux invités la raison de l'invitation, il semble que ce soit

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désormais entré dans les mœurs. Ouin n'est pas sûr de se féliciter de ce changement d'usage, non plus que de quelques autres, et d'y voir un progrès de la civilisation. Cela dit, ni vous ni moi ne sommes tenus de partager ses opinions quand à la vie sociale : il arrive qu'elles soient conservatrices au point de friser le réactionnaire. Neverthe-

less ... Au soir dit, voici dont Ouin en marche. Il se présente chez le héros du jour : étroit studio, où sont déjà dix ou douze personnes. L'hôte l'a très gentiment accueilli, mais il est fon occupé. Et Ouin ne connaît là que lui. Ce qui s'appelle vraiment connaître, du moins, car deux garçons bavardent ensemble qu'il connaît de vue depuis des années. L'un est même l'objet, de sa part, d'une fidèle admiration. Il le trouve très joli. Il lui a été présenté deux ou trois fois, mais toujours sans le moindre effet. Il n'est jamais parvenu à se faire reconnaître par lui, saluer, sourire. Jusque là, il en a pris son parti : nous avons vu qu'il n'offrait guère, physiquement, de traits particuliers. L'interlocuteur du bel indifférent, Ouin, reconnaissons-le, ne le pone pas dans son cœur. Il l'a entendu, quelques jours plus tôt, rue des Anglais, au coin du bar, en bas, exposer à un ami qu'il en avait assez de son amant, et qu'il ne lui restait plus qu'à trouver un motif de rupture. L'amant dansait à deux mètres de là, inconscient de ce qui se tramait contre lui. Qui sait, peutêtre avait-il ses tons ... Foin de flash-back : la scène se situe dans un studio de douze mètres carrés, donc, un soir d'anniversaire. L'hôte s'affaire à l'office, ou ce qui en tient lieu. Et Ouin, propulsé côté jardin, vers la fenêtre et la rue, ne sait trop quelle contenance adopter. Les deux causeurs, dont l'un, s'il a bien compris, est ici en semi-résidence, ne lui adressent pas un mot et paraissent ne le voir même pas. Ils ne lui serreront finalement la main, à peu près contraints et forcés, que sur les instances du maître de maison, et ils oublieront aussitôt son existence. Et Ouin solitaire de méditer sur ce qui fait l'objet de cette chronique (car je lui prête ma plume compatissante) : la société sans grâce. Comment les Français, qui ont passé 106

pendant des siècles pour le peuple le plus policé de la terre, modèles en art de vivre, maîtres en counoisie, arbitres en urbanité, ont-il pu devenir le contraire de cela, et l'exemple le plus fréq~emment cité, à travers le monde, du défaut de civilité ? Evidemment les achriens français ne sont pas plus à blâmer que l'ensemble de leurs compatriotes. C'est toute une société qui, devrait-on en croire Monsieur Ouin, serait malade de grossièreté, de manque d'usage, de goujaterie généralisée, à peine masquée. Mais doit-on en croire Monsieur Ouin ? Lui-même n'est pas précisément un phénix en fait de grâces sociales1 Il n'est pas activement grossier, cettes, ou bien par .pure maladresse, mais il n'est activement rien du tout, dans ce domaine là, et fon dépourvu d'initiative. Après tout, lors de cette fameuse petite soirée, il aurait pu parler à d'autres invités, dont tel ou telle ne paraissait pas moins isolé qu'il ne l'était. Se serait-il même introduit dans la conversation des deux amis, aurait-il été rejeté ? Malgré ce qu'il rappone d'eux, c'est peu probable. Mais à mon objection il rétorque que lui est nécessaire, pour sonir de sa réserve, à défaut d'un sourire ou d'un mot, l'encouragement, du moins, d'un bref regard. Et c'est peu dire qu'on n'en était, à son endroit, nullement prodigue. D'ailleurs, que les siennes ne soient pas parfaites - il le reconnaît - ne suffit pas à lui interdire - il le soutient - de déplorer l'état des manières, sinon celui des mœurs. Moi-même - il me le rappelle-, je ne me gêne pas pour fustiger, en général, cenains traits regrettables et quelques pratiques fâcheuses dont je ne suis pas parfaitement innocent. Et il a beau jeu de me faire souvenir qu'ayant écrit, ici, ne pas aimer « les tricks qui ne vous disent pas bonjour trois jours après >, j'ai promptement reçu, en réponse, une lettre de cenain mien vieux trick qui me reprochait précisément cela. La paille et la rose, la poutre et le grain, ou je ne sais quoi. Du moins, ne pas l'avoir salué, celui-là, n'était-ce nullement parti délibéré de ma part, ni consciente négligence. Que mon cas en soit ou non aggravé, la simple vérité c'est que je ne le reconnaissais pas. Depuis ce désagréable incident 107

je passe mon temps, à tout hasard, à sourire d'un air de reconpaissance heureuse à des garçons que je ne connais ni d'Eve ni d'Adam. De toute façon, la morale est une chose trop importante pour qu'on l'abandonne aux saints, et l'urbanité aux mondains. Inspirez-vous, si cela vous chante, de ce que j'écris tant bien que mal, et non pas de ce que je fais comme je peux. La chair est faible, Dieu merci. Celle de Monsieur Ouin l'ayant mené, suivant sa pente, dans je ne sais plus quel Manhattan céleste, il y rencontra, trois jours après l'anniversaire, les deux causeurs si distants ; lesquels, bien qu'ils eussent passé en sa compagnie, si l'on peut ainsi s'exprimer, trois heures dans un mouchoir de poche, se firent un plaisir, évidemment - ou peut-être même pas-, de ne pas le reconnaître. Il en conçut quelque amenume et, pour se consoler, tomba dans les premiers bras qui se présentèrent. C'était ceux d'un jeune homme très jeune et très mince, débordant de bonne volonté, mais dont l'érotique un peu brouillonne, à la fois, et très appliquée, comment dire ?, s'accordait mal à la sienne : subséquents cafouillages, très affectueux. Ouin s'en dégagea doucement. Une main le retint, assez littéralement par la peau des fesses. C'était le jeune homme mince, tout modeste sourire, et qui voulait savoir : - Mais c'était sympa, quand même ? - Rudement sympa, répondit Ouin. Ce qu'il trouvait le plus« sympa», à vrai dire, c'était la question même. Il rentra chez lui, très rasséréné, réconcilié avec l'existence, l'époque, la France, et les jeunes gens minces. C'est un garçon extrêmement sensible que Monsieur Ouin : un mot gentil fait son bonheur.

Éloge de la forme (et des formes)

Quelques-uns d'entre vous se souviennent peut-être d'une récente chronique achn"enne (à l'heure où j'écris ceci, elle n'est même pas parue) intitulée Grandes laudes à Marguerite Duras. Le narrateur y faisait la rencontre, longuement différée et pour lui, alors, inespérée, d'un garçon qui le troublait beaucoup et lui inspirait une légère ivresse, dont se ressentait d'ailleurs sa narration, passablement pintée je crois bien. L'épisode a une suite, un rien dessaoulante, mais, peut-être, selon l'expression consacrée, « riche d'enseignements> : c'est ce que nous allons voir. Trois jours ont passé. Une lettre arrive. Elle commence ainsi : « Renaud >. Le destinataire trouve en général ce type d'ouvenure un peu sec, mais ces exergues minimaux gagnent du terrain, semble-t-il, ces temps-ci, et se remarquent aussi sous la plume de correspondants autrement affectueux. C'est l'esprit du jour. Rien à dire. Ou plutôt si : on s'y essaie, sans grand espoir. Quant à l'autre bout de la missive, une proposition de discussion sur l'affaire Barbie. Pas de formule de politesse, évidemment : son nom suffit à la condamner aujourd'hui. On peut souhaiter, on souhaitait, un mot gentil qui l'eût remplacée avantageusement. Mais rien de tel. 109

Entre cette entrée et cette sottie en coup de vent, le corps du texte : une critique assez peu amène d'une autre chronique achn'enne, Paris/Province. Le sujet, paraît-il, n'avait pas beaucoup d'intérêt, ou d'imponance. C'est peut-être vrai ; ou bien le chroniqueur avait-il échoué à en faire ressonir l'intérêt et l'imponance. Tout cela possible objet de discussion, cettes, comme l'affaire Barbie. Encore que sur ce dernier point je (disons je, une fois de plus, toujours pour simplifier, et malgré l'ambiguïté du terme) je sois en total désaccord avec (mais comment l'appeler, lui ? Marc, par exemple ? Oui, Marc, il est si joli) Marc, donc. Il se situe « parmi les abolitionnistes acharnés en ce qui concerne la peine de mon >, mais il « pense très calmement que l'individu Barbie doit être supprimé>. C'est-à-dire qu'il récuse, en l'occurrence, le Droit, les principes élémentaires du Droit, la non-rétroactivité des peines, l'impossibilité d'en instituer pour un seul accusé, etc, en somme les formes du Droit. Et ce faisant il est peu ou prou contaminé - à force d'obsession horrifiée que je comprends très bien - par tout ce que représente Barbie, justement, la violence pure, le mépris des conventions, de la loi, des formes. Je soupçonne, hélas, que Marc et moi ne pourrons jamais nous entendre 1 • Nous n'avons pas les mêmes idées de ce qui est imponant. Déjà il s'était étonné, lors de notre première rencontre, s'il vous en souvient, que je trouvasse « imponant > un moment qui pour moi était heureux. Il estime que je m'intéresse ici à des choses « sans imponance >. Très bien. J'assume. Il a raison. Paraphrasons Pessoa et Claudel mélangés : « Je suis l'arpenteur de toutes choses futiles>. Nous nous sommes à nouveau rencontrés, par relatif hasard, l'autre nuit. Il a voulu savoir pourquoi je n'avais pas répondu à sa lettre. Parce qu'elle m'avait paru glaciale, et que j'avais préféré l'oublier: plutôt celle d'un professeur par correspondance, qui renvoit une copie corrigée, que celle d'un ami. 1. Voilà ce que l'on poum,it appeler une antiphrase optative: l'étonnant est que ça a marché.

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« Mais nous ne sommes pas des amis, nous ne nous sommes parlés qu'une fois ! > Moi (in petto) : « Oulala. . . durasse ! > Lui (plus tard) : « Tu évites soigneusement de parler du fond. > Ah, oui, exactement. La vieille distinction scolaire du fond et de la forme, si décriée, est ici parfaitement opératoire. Thèse (superficielle) : que nous vivons dans une civilisation du fond, qui n'attache d'importance qu'à lui, c'est-à-dire au sens. Or le sens, c'est toujours l'idéologie, le prétendu naturel, les certitudes, l'agressivité, la violence, le coup de poing sur la table, la fameu;e « franchise > et tout ce qui circule en contrebande sôus ce joli nom. - Qu'est-ce que tu veux, dit Marc, de la complaisance? Je serai plus franc avec vous qu'avec lui : non, mais de la gentillesse, de la douceur, de la politesse, des formes. Hypothèse : que les civilisations heureuses ont été des civilisations de la forme, de la convention, de la courtoisie, de la médiatisation du sens, des figures de style, de la concordance des temps, de l'ironie, du double-entendre, de tout ce qui diffère et tient à distance la pulsion d'agression, la fureur de l'expression, le démon de la sincérité. La Loi est dans le même sac que la Morale : parce que beaucoup de lois et la plupart des moralismes qu'on a voulu nous imposer pendant des siècles étaient imbéciles, ou criminels, nous sommes tentés de jeter par-dessus bord leur principe même. Je me suis efforcé ailleurs, dans la mesure de mes moyens, de défendre la Morale, assez mal vue dans nos milieux. La Loi l'est encore plus, et non sans quelques raisons. Le meilleur argument en sa faveur, c'est de prier qu'on imagine une société dont elle serait absente. Elle a trop protégé les intérêts des puissants, c'est vrai, mais c'était à cause d'un abusif détournement de son essence, qui est, justement, de protéger. )'aime encore mieux savoir un pédophile placé en sa garde qu' abandonné à une camarilla de mères de famille. Et si monstrueusement

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ignoble que me semble un criminel, je tiens fon à ce qu'il soit jugé et puni dans les formes, et non pas assassiné, comme le voudrait l'ex-madame Jean Moulin, ou « supprimé », comme le souhaite le beau Marc. Duquel m'écanant à regret l'autre soir, je fus abordé par un inconnu. Il m'invita à dîner avec un de ses amis qui, disait-il, voulait me connaître et qui était, selon sa définition, « assez drôle pour un pédé ». Cet inconnu me téléphone à l'instant, pour que nous convenions d'un jour. Mais son expression, et l'agacement qu'elle m'a causé, ont fait depuis lors leur chemin en moi, et je renonce au projet, et décline l'invitation, sans y mettre trop de formes : « Je ne crois pas que ce soit une bonne idée, finalement. » C'est à croire que le monde et moi sommes incompatibles. L'un de nous deux va devoir s'adapter. Si je répugne à faire le premier pas, c'est que je trouve autour d~ moi, tout de même, rassurez-vous, venus de Bastia, d'Epinal, de Tulle, de Compiègne, de Sao Paulo ou d'ailleurs, ou bien rencontrés d'un sourire au coin de la rue, dans le printemps qui commence, des pairs, des frères et des sœurs. « Tant de douceur au cœur de l'homme, se peut-il qu'elle faille à trouver sa mesure ? ». Non, non, Utopia a déjà ses habitants, ses longues soirées, ses conversations tranquilles, ses lettres charmeuses, ses canes postales, ses clins d'œil, ses élans d'affection, ses souvenirs, ses retrouvailles, ses étreintes, ses fous rires et même ses bonheurs.

Une conscience et un cœur

C'est quand il s'exprime depuis le lieu le plus proche que le racisme anti-achrien est le plus pénible. Chez Jean Cau ou dans Minute, il est évidemment répugnant, et dangereux, mais enfin on s'attend à lui, il ne vous surprend pas, il n'est pas plus étonnant que des ordures dans une poubelle, où de toute façon nous ne serions guère tentés d'aller fourrer le nez. Chez Sollers ou chez Duras, galaxies moins lointaines, qui ont leurs charmes et leurs mérites, et qu'on aurait pu croire amies, il nous fait déjà plus mal. De la part des achriens eux-mêmes, il est désespérant. Flip de la semaine : avoir entendu, dans un bar gai, un garçon qui disait très fon, à un ami, au sujet de leur entourage du moment : « tu t'en vas six mois, tu reviens, et qu'estce que· tu trouves, toujours les mêmes crevures ... > On n'est pas plus gracieux. Ce qu'il y a de fastidieux entre tout dans les bars achriens, c'est cette animosité persistante d'un au moins de leurs hôtes, toujours, à l'égard de tous les autres, et ce besoin caractéristique qu'il éprouve - sans savoir qu'il parle d'abord de lui-même, probablement d'exprimer sa hargne, son mépris et sa rancœur suffisamment fon pour être clairement entendu à la ronde. A force de se rapprocher, on en arrive à scruter son propre cœur, sa conscience, ou ses chroniques hebdomadai-

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res. Je ne trouve ici ni là, pour ma part, rien, certes, contre les achriens, auxquels je dois tous les bonheurs de ma vie. Mais je ne suis peut-être pas très objectif dans mon observation. Sans aller tout à fait aussi près, quid de Gai Pied, par exemple ? Rassurez-vous, pas grand chose. Mais enfin de petites alertes, de temps en temps. Puis-je me permettre de me désolidariser, à ce propos, d'une publicité en faveur de l'abonnement à notre cher magazine, ainsi tournée : « Affronter le regard du kiosque quand vous demandez Gai Pied Hebdo vous est trop dur toutes les semaines ? Abonnez-vous ! » L'argument ne relève certes pas du racisme, mais témoigne d'une singulière résignation à son égard. Si Gai Pied ne sert pas, entre autres choses, à encourager ses lecteurs à défier« le regard du kiosque », on se demande quelle est sa fonction. Que ça ne vous empêche pas de vous abonner. Le 12 mars, autre secousse, autrement plus violente : l'article de «Julien Jules> intitulé Grandeur et servitudes des homosexuels cubains. Voilà examinée, et dénoncée, l'immonde homophobie castriste : on ne saurait trop. Parfait. Hélas, selon une démarche désagréablement classique, notre Jules, tout occupé à combattre un racisme, se sent tout à fait libre, du coup, d'en étaler un autre, ou une facette du même. « A la Havane, un gai n'est pas d'abord un sexe mais une conscience et un cœur, contrairement à ce qui se passe chez les pantins ''poppersisés" de New York ou des deux rives de la Seine> Les pantins, hein ? Si Chirac s'exprimait en ces termes, l'Hôtelde-Ville brûlerait une deuxième fois, j'espère. L'avantage d'être juif, c'est qu'on peut en toute impunité faire des plaisanteries antisémites. Mieux vaut cependant ne pas aller trop loin, et puis ici il ne s'agit pas du tout de plaisanteries. Seconde mouture : « A La Havane les garçons qui aiment les garçons ou les hommes sont des êtres poignants et sobres, à la fois virils et doux, pathétiques, investis d'une indéniable grandeur morale. Auprès d'eux les rôdeurs d'Amsterdam, de Los Angeles, des Tuileries ne sont, pour la plupart, que des loques» (c'est moi qui souligne).

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Jules est un pseudonyme. Que l'auteur ait dû en choisir un, c'est très explicable. Ses raisons de choisir celuici, si fonement connoté, si emphatiquement viril, il pourrait être amusant de les examiner. Mais ce n'est pas sur sa personne que je m'interroge, c'est sur son idéologie. Non pas son idéologie politique : on nous le donne comme proche du pani socialiste ; peu impone. Quelle famille g'esprit s'exprime à travers lui, et à travers ce texte ? Ecoutons. Voici où elle se révèle : « Faire l'amour dans ces conditions relève de la bravade, de la ruse, du grand an. Y parvenir - et on y parvient - confère une sensation d'or, un sentiment d'accomplissement royal, quasi démiur, gigue parce que victorieux de toutes les ténèbres. A Çuba les caresses ont une intensité que l'Occident capitaliste ne connaît plus depuis cinquante ans >. La libené, quelle horreur : bonne pour les pantins et les loques. Ce qu'il nous faut, pour jouir intensément, c'est de l'interdit, Bon Dieu ! Or justement, Celui-là, ou bien Il est mon, ou bien c'est à croire, hélas, que mes petits plaisirs ne Le rendent même pas furieux, ni ne font pleurer à Son Fils des larmes de sang. Du coup ce ne sont plus des plaisirs. Même l'homosexualité, noire trahison, voyez, sous nos climats, comme elle est désormais presque admissible, admise. Voyez les pantins gais des rives de la Seine. Ils n'ont même plus honte. Heureusement nous avons Cuba, l'Argentine, l'Iran, la Chine, !'U.R.S.S., le sandjak de Novi-Pazac, la Ruthénie sub-carpathique, tous ces pays où jouir c'est jouir, c'est-à-dire transgresser. L'interdit n'est plus que laïque, politique, policier ? Peu impone, c'est mieux que rien, et ça devra faire l'affaire. Ô incomparable douceur des caresses en régime totalitaire ! Je reconnais ce discours-là panout, même dans ses versions les plus vulgarisées, parce qu'il est pour moi l'ennemi. Sa figure emblématique, la plus haute, la plus brillante, c'est celle de Georges Bataille, l'homme qui lui a donné son expression la plus parfaite. Que Bataille ait été un ancien séminariste, je ne le lui reproche pas, mais je ne puis voir là un détail biographique indifférent. L'érotique de la transgression est une érotique de la mon de Dieu ; dont il se trouve que je me fiche royalement. 115

Sale tour que joue l'homosexualité aux maniaques de la transgression : elle s'obstine, butée, à être innocente. « Mais enfin, le mal ? ! », trépignent-ils. Elle les éclabousse de foutre en riant, droit dans l' œil. J'ai toujours soupçonné que ces gens-là n'aimaient pas vraiment le plaisir. Ils ont toujours peur de s'en lasser. On pourrait multiplier là-dessus les citations. Contentonsnous de la formule concentrée de Bataille, à propos de « l'érotisme admettant la condamnation sans laquelle il serait fade» 1 • So,ry, j'appartiens à l'autre camp. Je ne suis pas assez religieux pour avoir le goût du sacrilège. L'oppression et la peur me font horreur. J'ai toujours trouvé leurs effets désastreux sur les rappons sociaux et les relations amoureuses : l'hypocrisie, le mensonge, la méfiance, la tristesse, l'intériorisation du mépris. En tout cas ils ne me font pas bander. Je serais plutôt, sur ce point, semblable à « tel jeune homme » que notre Julien Jules, bizarrement, souhaite que nous appellions Julio, et qui est son double inversé. Les expériences de Julio sont contradictoires à celles de Jules, semble-t-il, mais très complémentaires : « Ce climat d'inquisition empêche le garçon de m'emmener chez lui. Quelquefois il passe outre, lorsque son invité est un compatriote, mais alors il fait l'amour dans la terreur ou il ne fait rien tant l'angoisse le bloque». Pauvre Julio ! Pas d'accomplissement royal pour lui. Mais peut-être son échec à y parvenir ,autorise-t-il, - du point de vue de Sirius, ou du Père Eternel, bien sûr, car il ne s'agit pas ici de la psychologie d'un sujet -, la sensation d'or du pseudo Jules ; qu'interdiraient, en revanche, les loques des Tuileries, ces pantins « poppersisés » qui ont en plus, parfois, le front de s'amuser.

1. La Littérature et le Mal, Gallimard, 1957, «Idées• N.R.F., 1967, p. 159. Pour une postérité d'actualité, dûment néo-paracatholique, comme il convient cette saison, on pourrait consulter La Peinture et le Mal, de Jacques Henric, Grasset. « Figures >, 1983.

Patatras

Vous connaissez ces rencontres tardives, inespérées. On rentre chez soi aux petites heures, après avoir perdu un temps fou à des conversations molles, des attouchements inaboutis, des regards glissants, ignorés, démentis : ainsi notre ami Ouin, cette nuit-là. Il ne songeait plus qu'à son lit, dont il n'était pas loin, deux ou trois pâtés de maisons. Mais voici qu'il va croiser, sur le boulevard désert, un garçon dont le frappe, d'abord, la pesanteur soldatesque, dans la démarche : grosses bottes ferrées, à courroie de cuir et anneau d'acier. Pour le reste, tout en jeans, pantalon et blouson. Cheveux noirs, assez longs, lisses, mèche sur les yeux, moustache (où l'on perd la moitié de ses lecteurs ?), larges épaules. J'imagine que Flatters, l'un des maîtres à penser de Monsieur Ouin comme des miens, eût laissé tomber, sur ce nocturne promeneur, son commentaire parmi les plus flatteurs : « Ouhla, la bête. . . » (ne pas oublier de faire très vivement sonner le b et d'étirer au maximum le ê: la Bêêête). Mais d'jà la bête à visage humain, tu vois, et quel joli cul, pensa Ouin, qui comme de bien entendu, croisement opéré, s'était retourné. Divine surprise (ceci se passait juste en face de l'église Saint-Thomas d'Aquin et peut être mis, sans nul doute, au crédit vacillant du doctor angelicus), l'autre aussi (j'ai 117

beau avoir de l'affection pour Ouin, ses succès faciles m'agacent un peu). Cinq ou six secondes de station et d'observation réciproques, puis chacun revient sur ses pas, vous connaissez aussi ce rituel, qui cette fois se déroule très simplement et très vite, à la grande satisfaction de Ouin, paresseux dragueur. On se rapproche, on se parle, on se découvre voisins, on s'étonne de ne s'être pas rencontrés plus tôt. Ou plutôt Ouin s'étonne, car l'autre n'exprime pas grand sentiment et, pour tout dire, est un peu glauque. On passe devant sa maison, qu'il signale, sans assonir l'information d'invitation. On atteint celle de Ouin, dans ces cas-là très inviteur, lui. Scène II, l'appanement de Monsieur Ouin. Conversation (tentative de). Le visiteur s'est calé, carré, dans un fauteuil. Ouin est à demi étendu sur un divan, pose propice, croit-il, à assurer une transition sans heun vers la scène III qu'il médite. En quoi il s'abuse. On ne le rejoint nullement sur le divan, ni n'en fait-on mine. On consent à indiquer son prénom, mais du bout des lèvres, et l'on n'interroge pas Ouin sur le sien. Ouin pose d'autres questions, qui trouvent des réponses dix fois plus counes qu'elles. En désespoir de cause, Ouin en arrive à parler même des grosses bottes noires, mais elles ne le mènent pas loin. D'évidence, les détails vestimentaires, si bruyants soient-ils, ne sauraient faire un sujet d'échange. Ouin se demande ce qui pourrait bien en offrir un. Ouf, une initiative en face : - Mais pourquoi tu m'as invité chez toi ? - Chais pas, dit Ouin, comme ça, aucune idée très arrêtée, parce qu'on serait mieux pour bavarder ... - C'est tout ? - Non, pas forcément, mais enfin pas non plus pour me jeter sur toi dès qu'on aurait passé la pone. - Ah bon, dit l'autre, dommage ... Ce qu'entendant Ouin évidemment se jette, oui, mais sans trop de conviction : tout cela manque un peu de flirt à son gré. Follows néanmoins la scène III : chambre à coucher de Ouin. Pas désagréable, mais en fin pas de quoi non plus écrire à la maison. Le visiteur est très, justement, 118

en visite •• extérieur à la chose, se prêtant à tout, mais plutôt en observateur qu'en participant actif, ou seulement activement passif. On penserait qu'il veut vérifier une fois de plus ce que font au lit « les pédés », comme il dirait probablement, ou plutôt « les homosexuels », comme il dit effectivement, car, scène IV, il est pris d'une intense logorrhée post-coïtale. Plus moyen de l'arrêter. Voici (j'abrège) : Il avait d'abord trouvé Ouin très froid, parce que Ouin restait là à essayer de bavarder au lieu de faire des trucs et que d'habitude, quand il allait chez des homosexuels, eux se jetaient sur lui immédiatement, mais en fait il trouvait ça bien, de la part de Ouin, il trçuvait que Ouin était différent des autres, les autres homosexuels qu'il avait connus, qui pensaient qu'à baiser, tout de suite, dans ces cas-là (ça lui arrivait pas souvent, notez bien), mais quand ça le prenait, comme ce soir (c'était pour ça qu'il traînait sur le boulevard), eh bien quand ça le prenait il pensait qu'à baiser, lui aussi, vite fait, et ensuite à partir, et il ne voulait jamais revoir les mecs, mais là c'était différent, ouais, il aurait bien aimé revoir Ouin, savoir comment il vivait, si Ouin couchait souvent avec des mecs, comme ça, mais ça lui posait pas des problèmes, à Ouin ? parce qu'à lui si, jamais par exemple il inviterait un mec chez lui, enfin peut-être que les homosexuels qu'il avait rencontrés ils étaient pas sympas, qu'il avait pas eu de chance, enfin dans l'ensemble question qualité ça volait pas haut, jamais il avait voulu passer la nuit avec un gars, tandis que cette fois-ci, oui, il trouvait Ouin sympa, et puis sunout Ouin avait l'air normal, etc. Ouin lui demande donc, à la première pose, et puisqu'il veut coucher là, à quelle heure il doit se lever, et s'il travaille loin ? - Écoute me demande pas où je travaille, ni ce que je fais, tu penses bien que je te le dirai pas ... Patatras ! Comprendrez-vous (comme je fais) que Ouin désinvestisse (comme dirait Flatters) complètement cette histoire à cet instant-là, remarque soudain que le visiteur sent tout de même trop la bière, se persuade qu'il va ronfler et ne songe plus qu'à aller coucher à côté, sur «

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le divan ? Beurk, un pseudo-hinarce à moitié ivre, qui déteste les achriens, se plaint de leur froideur mais répond à peine quand ils essaient de lui parler et qui ne pense, justement parce qu'il est saoul, probablement, et de bière, encore, qu'à tirer un coup en vitesse, à quoi il participe à peine, d'ailleurs, et plutôt mal, comme s'il était là sans y être, et en plus, le comble, se méfie de vous, alors que Ouin n'en avait rien à branler, vraiment, de savoir où ce mec pouvait bien travailler, et ne lui avait posé la question que par gentillesse, dans l'espoir qu'il n'aurait pas trop de chemin à faire le lendemain, et que le métro serait direct ! Oh, mes chers petits achriens, mes beaux amants, mes bons enfants, hombrecitos, mes camarades, qu'est-ce que je fous ici, se demande Ouin, qui oublie qu'il est chez lui ? Un autre de mes amis se plaint à moi de son amant. Je m'étais gardé de le prévenir : mais que ledit amant eût refusé de lui révéler son âge (46 ans) et en eût fait toute une histoire, un gros secret, ne m'avait pas paru de très heureux augure. Je connais un bel Italien qui entoura longtemps d'un tel mystère ses occupations professionnelles (il était diplomate, mais ce n'est pas une excuse, au contraire : il aurait dû savoir reconnaître, du premier coup d'œil, un bon gars et un gentilhomme d'un maîtrechanteur) que tout le monde, autour de moi, le prenait pour un espion. Dormir dans les bras d'un garçon qui se méfie de vous ? Ouin et moi ne savons rien de plus contraire à l'amour, bien sûr, mais aussi à notre idée du bonheur des rencontres, du plaisir, de l'homosexualité, que ces soupçons, ces prudences, ces cachotteries, cet isolement maniaque de la vie sexuelle par rapport à la vie tout court, ni que tous ces mensonges qui leur font cortège, faux prénoms, fausses adresses, fausses personnalités. Ceux qui en usent sont d'abord des victimes, évidemment, d'une société qui les opprime ; mais en s'y résignant ils s'interdisent l'accès à une autre, où peut-être ils seraient heureux, et nous avec eux.

Gigognes

On ne peut pas être dans deux cultures à la fois, ni en même temps à l'intérieur et à l'extérieur d'une seule. Sans doute déplorons-nous la progressive et rapide unification culturelle de la planète, la disparition, insensible ou précipitée, de centaines de cultures millénaires et précieuses au seul profit d'une version abâtardie de l'occidentale, le désastreux triomphe de l'Europe effondrée tel que l'exposent aux Thaïs, aux Zanzibarois et aux Bochimans des hommes d'affaires américains à grosses cravates. Sans doute nous lamentons-nous de voir chaque ville du monde ne s'ingénier plus qu'à ressembler à toutes les autres ou à la banlieue de Des Moines, les Chinois s'habiller comme les Albanais et les Zimbabwéiens comme des Chinois, tandis que de gracieuses petites Coréennes défilent dans les rues de Popsongo en tenue de majorettes nébraskaises pour la plus grande gloire de l'équipe locale de base-ball. Et sans doute encore sommes-nous saisis d'une sournoise mélancolie à observer le dépérissement des coiffes paimpolaises, le succès du réfrigérateur dans le Territoire de Baffin, et que le Coca-cola en vient à faire passer, aux Yokohaméens, le goût du saké. Sans doute, sans doute, sans doute ... 121

N'empêche que personnellement j'ai tendance à préférer le Coco-cola au saké, la démocratie parlementaire au régime de la chefferie tribale, le M.L.F. à l'infibulation, un hôpital de Boston à une officine de médecine vaudou à Pon-au-Prince, et faire en riant l'amour à Paris plutôt que de battre, honteux et transi, un pavé pluvieux et désolé face à l'unique pissotière de Paimpol. On ne peut pas prendre les grands masques dogons et les bobines sénoufos et manifester contre l'excision en Afrique occidentale, souhaiter le maintien de la pêche à l'arc chez les Tupikarawaks et remplacer leur système de désignation des leaders selon la taille du membre viril par des élections à la proportionnelle intégrale panachée, exiger des cigognes et des coiffes alsaciennes en Alsace et réclamer la destitution de l'évêque de Colmar sous prétexte qu'il aurait refusé la conversion en fuck-room de la salle paroissialle de Ribeauvillé. Les civilisations sont structurées comme des inconscients, Lévy-Lacan nous l'a assez répété. Tout s'y tient. La moindre modification d'un côté entraîne à l'autre bout les conséquences les moins prévisibles. Vous supprimez les tchadors et pof, vous êtes obligés de constater que les tapis d'Ispahan se mettent à ressembler à des moquettes SaintMaclou. Que faire ? En dernière instance, dès que l'essentiel est en jeu, vous obéissez toujours à ce que vous dicte votre culture à vous. Votre amant a une crise d'appendicite aux environs de Bobo-Dioulasso, vous le traînez comme vous pouvez jusqu'à la plus proche clinique plutôt que dans la case du sorcier local. Et vous continuez de manifester contre l'excision, j'espère. Les racismes sont des tables gigognes. Ils s'emboîtent les uns dans les autres. Être victime de celui-ci n'implique nullement, hélas, qu'on soit innocent de celui-là. Tous les martyrs ne sont pas des saints. Voyez les Juifs, victimes entre les victimes, Dieu sait. Ça ne les empêche pas d'avoir leurs torts. Je sais qu'on a pu lire, dans ce magazine même, une apologie de l'armée d'Israël, quelques semaines après son invasion du Liban 1 : les Israéliens, nous assurait l'auteur, ne 1. Stéphane Kaplan, Tsahal, une armée libérale, Gai Pied n° 47, 11 décembre 1982.

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serviraient dans ses rangs qu' « à seule fin de défendre les leurs». A ce compte, la Grande Armée était à Moscou pour protéger Vendôme et Castelsarrasin. Quant à « la liberté dont fouissent les homosexuels israéliens au sein de /'Armée » (même source), j'ai sur elle les doutes les plus graves. On me cite plusieurs exemples de soldats renvoyés, à cause de leur homosexualité, sans« décharge honorable », et qui ne pouvaient par la suite, pour cette raison, trouver de travail Israël est une société religieuse. Supprimez la religion, il n'y aurait plus d'Israël, disent cenains juifs. Ils ont peut-être raison, malheureusement. Tournons-nous vers les Arabes. Comme victimes de racisme, aujourd'hui, parmi nous, on ne saurait trouver plus exemplaires. Sauf peut-être les homosexuels. Imaginons ce que doivent avoir à subir les homosexuels arabes ; de notre société, d'abord, mais aussi de la leur, où leur son est sans doute encore pire ; et il faudrait parler du cas des Arabes transplantés depuis une ou deux générations, qui ne peuvent se sentir chez eux ni en France ni en Afrique du Nord ; ou évoquer celui des Kabyles, qui est encore plus compliqué et témoigne de racismes encore plus stratifiés. Les homosexuels maghrébins se plaignent des idées fausses qu'auraient à leur sujet les Français, ou les Européens. Le pire, c'est que ces idées-là ne sont pas, statistiquement, tout à fait fausses. Nous connaissons tous, en tout cas moi j'en connais, des Kabyles adorables et des Tunisiens exquis avec lesquels nous avons panagé les plaisirs et les joies les plus mémorables. Mais nous en avons rencontré d'autres, en tout cas moi j'en ai rencontré d'autres, plutôt plus nombreux, hélas, qui détestaient l'homosexualité assumée, nous méprisaient de les désirer, tenaient à la plus rigoureuse et définitive répanition des rôles sexuels et estimaient nous faire un grand honneur en jouissant dans nos culs après trente secondes de coups de reins inconsidérés. Des uns et des autres, lesquels sont les plus à plaindre ? Ceux qui ont à pâtir d'une image de leur race dans laquelle ils ne se reconnaissent pas, ou bien ceux qui ne savent même pas qu'ils en pâtissent, l'assument, la confonent par leur componement et croient s'y reconnaître ? Les seconds souffrent du racisme le plus 123

cruel, celui qu'une culture fait passer pour naturel afin de l'intérioriser plus sûrement en chacune de ses victimes, qui dès lors en sont aussi les propagateurs. Tous les achriens du monde connaissent ce schéma lamentable, pour s'en être échappés ou pour s'y débattre encore. Je reconnaîtrai, pour ma part, ceci, non sans courir au passage quelques risques, et, plus que jamais, celui d'être mal lu : la sexualité arabe, ou maghrébine, ou méditerranéenne, telle qu'elle est non pas générale, non pas observable, cettes, en tous les individus et en chacune de leurs pratiques, mais telle qu'elle est dominante, sur les corps et sur les esprits, cette sexualité-là ne m'inspire ni désir ni sympathie. Je ne crois pas le son de l'homosexualité satisfaisant en Algérie, non plus que le son des femmes en Tunisie, en Iran ou en Sicile. L'esclavage était-il indispensable à la cité grecque ? Les philosophes athéniens le croyaient. Les historiens contemporains s'en persuadent. Nous ne pouvons donc que souhaiter, dans ces conditions, ne jamais revivre le miracle hellénique. Le prix à payer est trop élevé. Ce n'était pas l'opinion des Anciens. L'esclavage pour eux allait de soi. Ils jugeaient leur culture de l'intérieur. Est-ce que la libené et l'égalité des femmes, telles que nous les concevons, entraîneraient l'effondrement, ou le supposeraient, de ce qui reste d'unique, et que nous aimons, dans la civilisation islamique ? Je n'en sais rien, mais ç~ ne m'étonnerait qu'à moitié. Je ne le souhaite pas moms. Une homosexualité heureuse, heureuse pour nous, avec ses lieux de rencontre, son évidence, l'égalité dans ses rappons, ses libenés, ses journaux, ses livres, ses films, ses pignons sur rues, est-ce qu'elle impliquerait forcément qu'Alger, Tripoli ou Noto ressemblassent de plus en plus à Paris, à Montpellier ou à Amsterdam, qui ressembleraient de plus en plus à New York ou à San Diego ? C'est malheureusement probable, mais ce n'est pas tout à fait sûr. Si ce l'était, je ne saurais vraiment pas ce qu'il conviendrait d'espérer. Seule consolation, ce ne serait pas à nous de prendre une décision, mais aux Algériens, aux Lybiens, aux Iraniens, aux Siciliens. Ils ne pourraient pas 124

s'offrir à la fois, sur place, les Frères musulmans, Khadafi, Khomeiny, la Mamma et le Palace le dimanche aprèsmidi. Ou bien ce seraient d'autres frères, d'auues prophètes, d'autres mammas, d'autres palais ; d'autres eux, d'autres nous : l'issue la plus vraisemblable.

De l'obscène

Peut-on encore employer ce mot : obscène et, si c'est le cas, à quel propos ? C'est ce que je me demande. Son sens traditionnel, presque exclusivement lié, en pratique, au domaine sexuel, est en train, me semble-t-il, de tomber en désuétude. Obscène : « Qui blesse ouvenement la pudeur», dit le Grand Larousse. Pudeur: « Sentiment de honte, de gêne causé par l'appréhension de ce qui peut blesser la décence ». Décence : « Respect extérieur des bonnes mœurs ». Mœurs : « Habitudes relatives à la pratique du bien et du mal ». Les mots se renvoient indéfiniment les uns aux autres et viennent buter, comme toujours au fond, sur la question morale : laquelle, heureusement, s'est passablement déplacée. Les exemples sont un peu plus éclairants, peut-être, que les définitions : « Un auteur obscène. La pie"euse qui attire, par des gestes obscènes, un passant (A. France)>. Oh, la pierreuse ! Ce terme-là, dans l'acception où. il est pris ici, ne figure même pas dans le dictionnaire. Il donne en tout cas idée de la modernité de la réflexion sur l'obscénité. Obscénité: « Caractère de ce qui est obscène : L'obscénité de certaines gravures I Action, parole, image qui blesse la pudeur : Il y fut dit des obscénités à foire rougir non seulement un cuirassier[... ], mais encore une

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Parisienne (A. France)>. France semble décidément le grand expen en la matière. Mais ses cuirassiers et ses pierreuses sont plus pittoresques qu'illuminants. On reste dans le champ de la pure appréciation. Or justement la mienne, et celle de beaucoup d'entre nous, n'ont plus rien à voir avec celle de la France de France, ou d' OuestFrance, ou de France-Soir. Jugez-en par cette petite annonce : « Très joli petit cul rond tout poilu à fossettes, 24 ans, bien moulé dans jeans délavés, pas de slip, recherche super queue circoncise 20 cm minim. pour défonces répétées et sympas avec poppers. Etc. •C'est précis, encore qu'on puisse éventuelle-, ment souhaiter d'autres détails sur le poneur dudit petit· cul, ça ne me concerne pas au premier chef, é' est raisonnablement suggestif et vraiment, à mes yeux, pas du tout obscène. Ou bien : « Scato région Cannes. Je recherche jeunes garçons très vicieux avec beau cul pour qu'il me chie dessus et que je lui lèche le cul. Etc. >Je ne suis pas précisément « un jeune garçon » et, quoi qu'il en soit, thank you but no thank you. Néanmoins, je ne trouve toujours pas ça, à proprement parler, si je puis dire, obscène. Chacun son trip. Mais alors qu'est-ce qui est obscène ? L'étymologie n'est pas d'un grand secours : lat. obscenus, de mauvais augure. Le chiffre 13 passe pour obscène. Qu'un annonceur de Pau ou de VilleneuveLoubet, qui à cela près vous conviendrait exquisément, ne puisse se déplacer, c'est bien sûr obscène, pour vos relations, si vous habitez Maubeuge ou Ploërmel, mais la communication risquerait d'être de toute façon difficile, avec lui et avec le monde, si vous prenez le pani de parler et d'écrire dans ce style-là. Cenains déplacements de sens du mot obscène sont à peu près consacrés, désormais, par un usage trop insistant. Ainsi le premier pornographe venu, traîné devant les tribunaux, dira-t-il couramment, ou son avocat : « Un couple qui fait l'amour me semble moins obscène que la faim des petits Biafrais (que les massacres du Cambodge, que les macoutes de Baby Doc, voire même que les tremblements de terre au Yémen ou, grand classique, que

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les films de violence que les enfants peuvent voir tous les jours à la télévision) >. Faites l'amour, pas la guerre, and that sort of things. L'argument n'est pas idiot, il n'est pas faux, et il est de bonne guerre, justement ; mais, justement, un peu trop polémique, et banalement tel : facile, usé, compromis. Une autre approche possible serait toute pragmatique. Qu'est-ce qui vous donne un sentiment d'obscénité ? Qu'est-ce qui blesse ouvenement votre pudeur ? L'inconvénient de cette méthode d'investigation, c'est son extrême subjectivité. Votre pudeur n'est pas forcément la mienne. Je ne puis qu'exprimer des impressions personnelles ; et, ce faisant, je retombe dans mon vieux travers ; mais il est aussi un pani pris et il dégage, un peu, mes responsabilités. Eh bien je peux faire état d'un exemple à mes oreilles parfait d'obscénité. Samedi soir, à la télévision, dans l'émission de Frédéric Mitterrand, Paul Vecchiali demandait à Danièle Darrieux si son trac, avant de chanter dans un filin, était dû à des inquiétudes techniques ou bien à la pudeur. Réponse : « Oh, tu sais, chez moi, il y a toujours la pudeur avant tout ... > Cette phrase, et que l'on parle, en général, de sa propre pudeur, me semble le comble de l'obscène. Je ne saurais trop expliquer pourquoi et ne peux qu'en appeler à ceux qui, l'entendant ou la lisant, éprouveraient la même réaction. Mais nous en étions aux petites annonces. Celle-ci : « S'il te plaît, dessine moi un ami. Petit Prince, 20 ans, etc. > passe tout près de l'obscénité, selon mon point de vue, mais finalement elle est plutôt touchante. Avec « ]' aime la beauté, l'intelligence, la sensibilité, le courage. Je déteste la laideur, la médiocrité, la lâcheté, l'hypocrisie>, nous nous rapprochons sérieusement de la chose, mâtinée ici d'agressivité gratuite : « . . . espère encore rencontrer un homme, s'il s'en trouve un parmi les lecteurs de G.P. >. Mais voici un exemple plus net, tiré lui du courrier des lecteurs : « Mes défauts ? Je n'aime pas la superficialité et je suis assez exigeant >. Celui-ci suggère un début d'éclaircissement. Il relève admirablement de ce que j'ai appelé ailleurs la figure

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Belle 1 ; c'était par référence à une chanson de Marie-Paule Belle qui s'intitule peut-être La Parisienne et dont le texte est tout entier construit suivant le modèle « J' suis pas à la mode, j'suis pas lesbienne, etc» (Imaginez ma stupéfaction à constater que Marie-Paule Belle, lesbienne ou pas, mais qui présente l'homosexualité féminine comme une mode, je crois bien, une affectation, en somme, était l'invitée d'honneur d'un gala gai à la Mututalité, l'année dernière !). La figure Belle« est celle qui consiste à prétendre s'excuser d'un trait qu'on présente comme fâcheux, mais qui jouit en fait de toute la sympathie du public ». Ainsi, « ne pas aimer la superficialité », caractéristique dont le correspondant ne s'excuse pas, cettes, mais qu'il donn~ tout de même comme le premier de ses défauts~ est largement considéré à la ronde comme une remarquable qualité. « Mon grand défaut, c'est d'être trop franc». Le grand défaut de ma définition corrigée, c'est d'être peu opératoire, sans doute, ou généralisable. Serait obscène, selon elle, ce qui s'appuie exagérément sur la Doxa, sur l'opinion majoritaire, sur le sentiment dominant, sur le bon sens moyen (qu'ils aient raison ou ton, peu impone ; une proposition obscène n'est pas fatalement fausse, loin de là ; elle peut n'être, au contraire, que trop vraie). Plus simplement, l'obscène, c'est le stéréotype ; ou bien, encore une fois, le culturel qui essaie de se faire passer pour naturel. Chirac est obscène lorsque, pour toute réponse à une question sur les revendications homosexuelles à Paris, il se contente de rire, sachant bien que la salle rirait avec lui, et la France. Notre espoir est qu'un jour il se trompe sur ce point. Mais pour le moment, dans le grand public, l'homosexualité est encore naturellement comique (ou tragique, les deux images se complètent). Je trouve obscènes les ministres, hommes ou femmes, qui parlent des « mamans » au lieu de parler des mères 2 1. Buena Vista Park, Hachette P.O.L, 1980, p. 78,79. 2. Ayant à peine achevé cette chronique, j'entends, au Panorama de France-Culture une journaliste parler sans rire de livres pour enfants « qui peuvent être lus aussi par les papas et les mamans. >

Grrr...

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et, plus généralement, les arguments-massues du type « l'enfance, pour moi, c'est sacré> (sous-entendu : « Et

pour vous, salopard ?... >). L'obscène est racoleur, démagogue, et implique toujours, sourdement, une menace. Il rompt la discussion, il refuse le débat en faisant étalage de sa force, de sa plus grande force : le banal. L'obscène, c'est Poujade, c'est l'anti-intellectualisme dans la société en général, c'est l'intellectualisme à l'encontre d'un naïf dans une assemblée d'intellectuels, c'est la naïveté présentée comme valeur, dans un colloque, sous prétexte qu'elle est partagée, à l'extérieur, « par des milliers de gens simples qui ne comprennent rien à vos discussions>. C'est la majorité comme cynisme ; comme aigreur, comme insolence, comme défi.

Onze mille verges 1

Étonnant comme l' An, à travers les siècles, a peu représenté, quoi qu'on en dise, l'activité et le plaisir sexuels, et comme il a chattement tourné, clignant de l' œil et sournois, faisant des grâces et s'énervant vainement, par soudains accès, autour de ce pot délicieux qui l'affolait. Toujours la même fastidieuse alternative, dont j'ai déjà beaucoup parlé, pour déplorer l'étreinte où elle nous serre : ou bien la pornographie, à quoi je garde une vieille tendresse reconnaissante, mais dont me gênent, tout de même, l'irréalisme racoleur, les compromissions commerciales et, dans la plupan des cas, la très médiocre qualité technique ; ou bien l'érotisme, de quoi m'éloigne une ancienne méfiance renaissante et dont m'agacent, tout ensemble, l'irréalisme cauteleux, la doxale popularité, le goût chrétien de la transgression, la fascination obstinée pour le péché, le Mal, le Crime et le Châtiment, la Mon. J'écrivais la semaine dernière de l'obscène. Exemple parfait, et panant trop souvent mobilisé par moi, d'obscé1. Ce texte est une version modifiée d'une préface, intitulée Le

Cavalier Marquèsque, et destinée au catalogue de l'exposition des

œuvres de Jean-Paul Marcheschi. Cette exposition a pu être vue les 7, 13 et 14, 20 et 21 mai 1983, à Avant-Première, 6 rue SaintNicolas, Paris XII•.

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nité à mes oreilles, la phrase fameuse dont on nous les rebat : « Moi je déteste la pornographie, mais j'adore l'érotisme. > C'est la dernière fois ; promis. Jean-Paul Marcheschi est peintre ou, plus précisément, dessinateur ; encore que ses dessins fassent volontiers appel à la plupart des techniques de la peinture ; mais leur suppon habituel est le papier, et presque tous sont reliés en volumes : ce qui me semble une particularité de première imponance du projet dans lequel ils s'inscrivent ; nous y reviendrons ; mais plus tard ; ce que je voulais dire c'est que ... L'œuvre de Jean-Paul Marcheschi est aussi éloignée de la pornographie - bien qu'elle soit très excitante, et pas seulement pour l'esprit - que de l'érotisme - bien qu'elle donne aux rappons érotiques une place immense, et même, je crois, sans précédent. Elle est, tout simplement, sexuelle, et, en l'occurrence, homosexuelle, bien sûr. Ce dernier point n'est sans doute pas une coïncidence. Le discours moral tenu par l'hétérosexualité - c'est-à-dire le discours moral tout coun, quoiqu'il fût fon immoral, mais il n'y en avait pas d'autre - a placé la sexualité tout entière, à travers les âges, sous l'instance sinistre du péché, de l'interdit, de la transgression. Il ne pouvait guère en être autrement puisque l'hétérosexualité était fatalement liée, jusqu'à ces dernières années, à la question de la reproduction, et donc à celle de l'origine, métaphysique entre toutes, et à celle de la propriété : du nom, des biens, des filles, des épouses. Les moindres ébats qui ne fussent pas dûment autorisés par contrat faisaient trembler tout cela. On conçoit qu'il ait fallu réglementer à outrance. L'homosexualité aurait pu échapper aux règlements puisque, heureusement inféconde, elle ne remettait pas en cause l'héritage ou la race. C'est d'ailleurs ce qui se passe, ou s'est passé, dans cenaines sociétés qui ne se soucient pas d'elle, et où les rappons entre les garçons, ou plus rarement entre les filles, bénéficient d'une libené, ou d'une indifférence, dont ne jouissent pas les relations mixtes. Dès qu'elle est cop.taminée par la sexualité dominante, dès qu'elle en est réduite à la singer, l'homosexualité s'embarrasse de toutes ses caractéristiques : le couple gardé, le sentiment de la propriété, la propriété des sentiments, 132

des corps, la répanition des rôles sexuels ; il lui faudra, pour bien imiter son modèle, de pseudo-femmes, qui seront les « folles », et de pseudo-mâles, qui seront les plus viriles des lesbiennes ; et bien entendu le péché ou la faute s'abattront sur elle, redoublés. En revanche, aussitôt qu'elle s'autonomise, elle prend conscience de ses libettés propres, et dès qu'elle est envisagée, enfin, par les homosexuels eux-mêmes, avec leurs mots à eux, ou leurs traits à eux, son innocence éclate. « Innocence » est encore trop dire, d'ailleurs, puisque le mot suppose le péché et le mal, et leur imminence. Pardonnez cette digression, et cette histoire du mondç en quatre-vingts secondes. Je vous en raconterai une _?.Utre demain, et ne voulais aboutir, pour l'heure, qu'à ceci : l'homosexualité, telle que la montrent les dessins de Marcheschi, n'est même pas innocente ; elle est, en toute sérénité. Elle ne confesse pas, elle ne transgresse rien, elle ne rend pas à des interdits qu'elle ne reconnaît pas l'hommage futtivement dévôt d'un sacrilège. Quiconque serait choqué par elle n'aurait à s'en prendre qu'à soimême, et à des valeurs qu'elle néglige de défier. Provoquer est le cadet de ses soucis. Elle n'est nullement un problème éthique, elle est le lieu privilégié de ce que j'ai cru pouvoir appeler, récemment, une euthyque 1 : le champ d'un bonheur. Elle me paraît en effet, sur ces feuillets, toujours heureuse : liée à l'affection, à l'estime, à la camaraderie, au voyage, au rire ; à égale distance, et grande, du petit ménage des casés et de l'entre chien et loup anonyme des traqués. Rien ne serait plus absurde que de parler d'obsession, ou même d'insistance, de la sexualité, s'agissant d'un an aussi cavalier et d'un trait qui ne fait que passer, à bride abattue. Au plaisir sont alloués ici beaucoup d'espace et beaucoup de temps, cettes ; mais ni plus ni moins que ne lui en consacre une vie qui l'aime : sa représentation lui est en quelque sotte isométrique. L'espace et le temps 1. Cf. Grandes Laudes à Marguerite Duras, in Gai Pied n° 61, 19 mars 1983.

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eux-mêmes, par une hypotypose résolue, font d'ailleurs l'objet d'une pareille adhérence, où nous sommes tentés de lire une adhésion. « Je ne vois bien que ce que j'ai dessiné», dit à peu près Gœthe. Ainsi de Marcheschi, dirait-on. Et comme il veut beaucoup voir et beaucoup vivre, il dessine sans cesse. La quantité, cette valeur mal aimée de l'histoire de l'art, trouve enfin, dans son œuvre, à jouer un rôle essentiel, central. Il est de l'essence de chacun de ses dessins qu'il soit un parmi des milliers, parmi onze mille, par exemple, puisque l'auteur attache de l'importance à ce nombre, en hommage aux Onze mille verges d'Apollinaire plus encore, probablement, qu'aux onze mille vierges de Sainte-Ursule et de la tradition picturale. La Mimésis précipitée tend virtuellement, ici, à recouvrir le lieu qu'elle représente : ainsi cette plage portugaise dont les images hâtives, tombant une à une de la main de l'artiste et mises autour de lui à sécher, dissimulaient progressivement, à la ronde, tandis que le soleil déclinait, de croissantes étendues de sable doré. Quant au passage des heures, la mine, la plume et le pinceau n'éprouvent pas, à son endroit, une émulation moindre. Chaque dessin porte l'indication d'un lieu ; mais il est aussi daté, au quart d'heure ou à la minute près. L'enchaînement apparemment infini des feuillets désigne ainsi le rêve d'un temps plein, pleinement rendu par le travail de l'artiste, et donc pleinement conservé. Utopie ? Sans doute, mais de moins en moins. J'ai joué naguère avec le fantasme d'un journal intime qui, par une activité frénétique, ligne après ligne, cahier après cahier, finirait par se substituer à l'existence. Il en viendrait vite à ne plus relater que lui-même, hélas, car l'écriture et la vie sont rivales pour les faveurs mesurées du temps. Plus j'écris, moins j'ai de choses à noter, puisqu'il ne m'arrive plus rien, faute de temps. Or notre dessinateur, lui, trouve le moyen de tourner cette difficulté. Il dessine en automobile, il dessine en train, il dessine en marchant et il dessine encore, perturbable mais imperturbé, tandis qu'un ami lui suce la verge, et même au beau milieu d'allègres enculages. Et bien entendu ce qu'il dessine dans ces situations acrobatiques, c'est l'automobile, c'est le 134

train, ce sont ses compagnons de voyage, la vitre, le paysage qui défile comme il le représente, à toute allure, sa verge, une bouche, un visage ou un cul. Je doute qu'on soit jamais allé plus littéralement « sur le motif». Paraphrasant encore un coup Mallarmé, on pourrait dire que tout, chez Marcheschi, existe pour aboutir à un dessin. Mais il n'est même pas besoin de paraphraser. Car le mythe fondateur et final, étrangement de la part d'un peintre (qui convoque, il est vrai, tous les styles et toutes les traditions, comme tous les moyens d'expression, de l'encre de Chine à la merde, du foutre à l'or) c'est ici, au-delà du dessin, le Livre. Chaque dessin, chaque chosç vue, chaque minute vécue n'est jamais, dans cette c:eµvre, qu'une page d'un livre à venir : un de ces beaux livres reliés de rouge vif, couleur du sang qui bat, où nous serons un jour, et le bonheur ; où nous sommes déjà, puisque toute leur alchimie, ludique et obstinée, vise à combler la béance qui nous sépare d'eux, et les signes du monde.

Trampolino

Ouin se morfond au fond d'un hôtel de la Gueldre : soirs de mars. Il feuillette distraitement, qui traînait, un vieux journal d' Arnheim. Photographie : un bambin joufflu, hilare, fait des cabrioles sur une toile tendue. Une femme âgée, aux cheveux blancs ondulés, suit de l'œil, derrière des lunettes aux fines montures, ces évolutions qui lui inspirent, semble-t-il, un amusement mêlé de peur : saisissement devant une culbute particulièrement réussie, sans doute, elle vient de poner une de ses mains devant sa bouche, grande ouvene. Ouin s'efforce de déchiffrer, tellement quellement, la légende. Il y est question, dirait-on, de l'inquiétude de la princesse Juliana, l'ex-reine des Pays-Bas, à observer son petit-fils, le prince Guillaume-Alexandre, s'exercer au trampolino lors d'une fête de village, peut-être. Trampolino ? Topolino ? se répète Ouin, qui distingue alors, sur la photographie, un troisième personnage. C'est un jeune homme aux cheveux assez couns, au nez un peu camus, à la fine moustache. Il se tient les jambes écartées, les bras croisés, au bord du tremplin qui fait bondir et rebondir le petit prince. Il sourit. Il est vêtu d'un T-shin blanc serré qui laisse voir, malgré le flou de la photographie de presse, de jolis biceps gonflés. A moins que de ceux-ci Ouin ne

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fasse que se souvenir. Car il connaît ce garçon, il l'a connu, il ne sait plus où. Trampolino, trampolino ... Oui, c'était bien son sourire, sa coiffure, et sa fiené gentiment crâne d'être si adroit à ce jeu, à ce spon, dont Ouin, avant lui, je crois bien, ne connaissait même pas le nom, et qui était, apparemment, toute sa vie. Comment les Italiens appellent-ils Mickey Mouse ? C'est aussi quelque chose comme cela. Raison de plus pour que Trampolino, à l'oreille de Ouin, et dans sa mémoire, bien davantage que les envolées virevoltantes elles-mêmes et leur socle élastique, ce soit le petit moustachu souriant et râblé qui y était tellement expen. Champion de Gascogne ? Champion d'Aquitaine ? Impossible de se le rappeler. Vague impression que la rencontre avait eu lieu quelque pan dans le Sud-Ouest. Mais ce n'était pas lui, Trampolino, qui faisait de l'autostop à la sottie de Lavelanet. Il a pounant fait du chemin, et très littéralement. Une fête à Nieuw-Milligen ? Une foire à s'Molenaarsbuun ! Et l'héritier des Orange cul par-dessus tête sous son regard malicieux, goguenard. Quoi donc en témoigne ? Une feuille de choux d' Apeldoorn, oubliée depuis des mois sur le plateau inférieur d'une table ronde, en rotin et en verre, dans la pension de famille 't Witte Hoes, au bord d'un village plat sur le chemin de la forêt. Hafiz cependant pour Ouin n'est pas plus émouvant, ni Toulet :

Ah ! que j'aimais la Nava"e Et l'amour, et le vin frais. 1 Mais Cavafy ne l'est pas moins : « Août ... Cette soirée ! (Était-ce en août ?) Je me souviens à peine des yeux. Ils étaient bleus, je crois... Ah oui, bleus : d'un bleu de saphir » 2 • L' Alexandrin a bien raison : « Une 1. Paul-Jean Toulet, Chansons, VI, in Contrerimes, Émile-Paul

éd., P. 97. 2. Constantin Cavafy, Très loin, in Marguerite Yourcenar, Présentation cntique de Constantin Cava/y, Gallimard, 1958, p. 118.

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image subsiste » 1 • Où poussera+elle son cri ? Partout. « La flamme d'une bougie suffit » 2 , ou un vieux journal que nous avions une chance sur dix millions de parcourir jamais ; la coïncidence d'un prénom, un numéro de téléphone sur le billet d'entrée d'un musée, dans un livre oublié, une saveur en-allée qui revient tisonner, pour un feu de joie, au cours d'une soirée solitaire, un bonheur sous la cendre. « Joie et parfum de ma vie : cette mémoire des heures durant lesquelles j'ai trouvé et obtenu la volupté, telle que je la cherchais. Joie et parfum de ma vie : cet éloignement de tout amour, de toute jouissance routinière » 3• Trampolino, encore un saut ! Mais ne faudrait-il pas « routiniers », et que s'accordât l'adjectif à l'amour aussi bien ? Amis, ne blamez pas Hafiz, ni ses poursuites, ni son vin. « Toi, l'invité à ce banquet, ne prétends pas à l'impossible, à la durée de la ·rencontre. Bois deux ou trois coupes et va-t'en ! / Réjouis-toi dans le moment. » 4 Éloignement de tout amour ? De tout amour qui s'empêtre, soit. Car pour les autres, pour l'autre, que chercherions-nous le long des nuits et des chemins, Trampolino ? Toi tu t'envoles un matin sur la terrasse de Lectoure, ou près d'un gave perdu, et tu rebondis sur mon papier, avec un clin d'œil. En passant par Moulins l'autre jour j'ai vu, sur une affiche craquelée par les intempéries, que s'était tenu là, cet hiver, le championnat d'Europe de ta spécialité. Y as-tu participé ? Sans doute. Et quelque gentil Ouin bourbonnais t'aura rencontré sur les rives de l'Allier, et se souvient de toi. A moins que tu ne mélanges pas le travail et le plaisir ; moi je ne fais que ça. De toute façon, tu es panout. Dans une petite annonce récente, tu t'appelles Daniel. D'ailleurs dans ma vie, tu t'es souvent appelé Daniel. C'est un prénom que je n'aimais pas paniculièrement, de prime abord, je peux 1. Ibid, E· 167. 2. Ibid, Evocation, p. 176. 3. Ibid, Volupté, p. 151. 4. Hafiz, Le livre d'or du Divân, Robert Laffont, 1980, p. 86.

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bien le reconnaître maintenant, mais j'ai fini par m'y attacher, à force de gratitude. Remember Daniel. « Ton copain Jean-Louis. Vous étiez de Limoges. Nous avons dansé un slow, au Macao de Doué, et passé une nuit chaude. Depuis j'ai gardé ton empreinte en moi. Si tu reviens au Macao, je veux te revoir ... »Situ reviens danser chez Temporel... A moins que tu ne sois L 'Inconnu de Félix-Faure, « qui prend le métro à Concorde et descend à Félix-Faure le lundi entre 13H30 et 14H. » Trampolino, Topolino, Amitié du Prince : « J'ai pris connaissance de ton message. Et l'amitié est agréée, comme un présent de feuilles odorantes : mon cceur s'en trouve rafraîchi ... ~ 1 Reviens au Macao, je t'en supplie. Car tu es tq_ut ie romanesque de notre vie, et ce que je serais tenté d'appeler plus crûment, si personne ne m'entendait, sa poésie. J'aime ta façon de surgir inopinément, comme si c'était la chose du monde la plus naturelle, un soir de l'hiver qui s'attarde, dans le salon frileux d'une auberge hollandaise. Tu règnes narquoisement sur l'improbable, l'homonymie approximative, la géographie sentimentale, les voyages, les cartes postales mystérieuses. Tout, grâce à toi, résonne, se lie, et ne me plaît, de la terre, que ce que tu en as aimé. Je sais te reconnaître aussi dans les récits des autres. Mon ami Jean a déserré vingt-quatre heures, en mai 40, juste avant la débâcle, pour te rejoindre dans un petit hôtel voisin de Saint-Sulpice. Du printemps 39 il se rappelle que sur Paris flottait une odeur de catastrophe imminente et de lilas, que le lilas était partout, débordait des boutiques de fleuristes et des carrioles des marchands ambulants, et que de petits livreurs à casquette en apponaient sans cesse davantage, par grandes brassées, depuis de lointaines banlieues, à bicyclette : je suis sûr que tu étais l'un de ces gamins. Claude a été allongé toute une nuit à tes côtés, près d'un feu de bois, sur une plage de la Californie du nord ; vous veniez de vous rencontrer, dans un groupe d'étudiants qui campaient, et tu me donnes des insomnies. Claude lui-même, d'ailleurs, 1. Saint-John Perse, Amitié du Prince, in Éloges, Poésie/Gallimard, 1967, p. 86.

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où est-il passé ? Tu m'a souri dans une rue très encombrée d'Auxerre, il y a deux ans. J'étais avec ma mère, et n'ai osé la planter là. Plus tard, j'ai arpenté précipitamment la ville en tous sens à ta recherche, vainement. Cenains, qui ont passé deux heures avec toi, une semaine, dans un café de Fougères, dans un train, sur les rempans d' Aquila, au Central, dans un sauna d'Atlanta, dans un H.L.M. des faubourgs de Redon, essaient désespérément de te retrouver, passent de petites annonces, implorent des répondeurs automatiques, reviennent sur les lieux.« Il va régulièrement à la taverne où ils se sont rencontrés le mois passé. Il s'est informé, mais on n'a rien pu lui apprendre ... » 1 Je te connais : tu es déjà loin. « Il s'obstine durant trois semaines ; l'ardent amour altère sa raison. Le désir supplicie sa chair ; le souvenir des baisers l'obsède ; il ne peut oublier le contact de ce corps. Il le veut de nouveau. » 2 Il l'aura ; mais quand il ne l'espèrera plus, « à l'heure où les lèvres et la peau se souviennent » 3 • Car tu reviens toujours, Trampolino. Et tes visites font mal, autant le reconnaître. Et pounant toi seul, et tes bonds, comme entrevus un instant, à leur acmé, dans l'encadrement d'une fenêtre, savez retenir un peu de la vie et lui donner une forme, une saveur, et ton sourire. Je t'aime. Mais je ne t'en dis pas plus, car je dois sonir : il m'a semblé t'apercevoir hier, à peu près à cette heure-ci. Un feu brusquement rouge m'a empêché de te rejoindre, ou bien une lettre s'est perdue, tu auras sans doute mal noté mon numéro de téléphone, les escaliers mécaniques nous emponaient dans des directions opposées, tu étais avec ta fiancée, tout cela est un malentendu. Je t'attends.

1. Constantin Cavafy, Dans sa vingt-cinquième année, in op.

cit., p. 209. 2. Id. 3. Ibid, Reviens et prends-moi, p. 112.

Sonnets d'été

Ces sonnets académiques sont des exercices archaïsants et des amusements de l'été dernier. Le premier n'a pas besoin d'explication, encore qu'il doive beaucoup ii Matisse, et plus encore ii son dédicataire. On pou"a songer, ii propos du second, au quai de la Seine sous les Tuileries, pendant les beaux jours, et au jardin lui-même. Le troisième est une rêverie ii peine éveillée, biza"ement histonque et militaire, où passent peut-être les silhouettes de compagnons d'Alexandre, d'Hannibal ou de Pompée, ou bien de ces guemers distraits au milieu des combats qu'on voit dans Uccello ou chez Piero della Francesca. Le quatnème est un projet d'ornement pour un tombeau de Roland Barthes : le fleuve est l'Adour, les barthes sont les n"ves qu'il submerge régultèrement. Le cinquième (XIII) fait partie d'une série portugaise.

I à R.].F.

Fenêtres vous portez la lettre favorable, La dicible présence où s'ingénie l'amant. J'enserre à vos carreaux le bonheur savamment Qu'annoncent les palmiers au matin mémorable. Marges du souvenir ! C'est ici qu 'ardemment S'érige de reflets le signe formidable. La transparence offerte au devant de la table Inaugure d'azur la phrase qui ne ment. La balustrade sait de quel prénom l'aurore Fomente cette joie où mon cœur se répand. Elle transmue dans le jour le plaisir qu'arbore Mon corps au tien lié dans la nuit qui s'épand. Fenêtres, si la vue nous envahit encore Vous êtes le miroir dont le jeu m'élabore. Juan-Les Pins, le 1•r juin 1982.

II Sije désire une eau d'Europe ...

Les dimanches d'été s'alanguissent aux bords Du fleuve capital et jaune de mémoire Et lent comme le temps sur la plage notoire De pierre et du désir somnolent nu des corps. Terrasse, et les années ! De précaires accords Se cherchent oublieux des marches de l'histoire 142

Où pourtant se déplient à l'instar d'une moire Les noms que leurs ajours instaurent en décors. L'Orangerie déplore un envol de yoile Vers l'infime récif que l'arc de !'Etoile Cite avec les stupeurs de tristesse d'enfants Morts. Mais le grand jet d'eau et son chant de sirène Promettent la fraîcheur aux soupirs qu'égrène Le passage du jour sous les mots triomphants.

Paris, 27 juin .J.982.

III Transperce le matin armé de sa lumière La chambre suspendue dont le jeune soleil S'empare avec ses ors obliques : le sommeil Et ses rêves il fait valser dans la poussière. L'air m'habite. La joie dégourdit sa crinière. Quelle antique folie claironne le réveil D'une force guerrière au tumulte vermeil Du sang ? Un grand bonheur agite sa bannière. Je t'aime. Tu es mort. Tu es tombé casqué A mes côtés, là-bas, et c'est encore masqué Que l'ombre d'aujourd'hui dessine ton visage : Comme aux matins lointains et clairs de nos combats Quand je tremblais d'espoir au branle que tu bats 143

Ici dans le soleil avec son paysage.

Paris, 30 juin 1982.

IV Tu aimais disais-tu le tournant de ce fleuve Et tu aimais aussi qu'il ne révélât rien Non plus qu'en son milieu le pêcheur et son chien Sur la barque attendant que le courant l'émeuve. L'image, ton regard. Le moment est sa preuve. La phrase, pur objet de ce désir ancien, Les barthes, ses rivages et le soir aérien Lui sont l'inflexion que tu veux pour épreuve. La vue connaît la faille où le désir prend vol Vers la cursive noire aux carreaux du bristol Qui répète à jamais l'innommable béance De l'amour et des mots. Quel ultime déport Sauras-tu nous dicter pour tourner l'échéance Au sens écrit enfin du signe de la mort ?

Paris, 2-3 juillet 1982.

XIII Fichés comme à l'extrême occident du désir Nous y narguons de sel les falaises de l'âge Pour offrir à nos corps conjugués par la plage L'écume et le jeu blanc des saisons à loisir. De ces confins des jours de sable, que saisir Sinon précisément l'échange et le passage De l'heure et de la vague où se brise l'hommage De l'éternité chaste à l'instant de plaisir.

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Un peu d'air et plongeons à l'appel de la dune : Les buissons sont garants d'une heureuse lacune Entre les mots bronzés que l'été met à sac. Qu'on s'y perde. Il suffit que la rive s'allonge Avec le soir au pied des pins touffus du songe Pour que nous flatte encore un espoir de ressac. Bella-Vista (Caparica), 10-13 août 1982.

Regards de femmes

La seule chose que je n'aime pas chez les femmes, c'est ce que les hommes ont fait d'elles. Elles me paraissent toujours prendre pour leurs traits spécifiques, naturels, pour la féminité même, des caractères qui leur ont été imposés par l'histoire, c'est-à-dire par les hommes et bien sûr, dans leur cas, par l'oppression. Je pense par exemple au puritanisme sexuel, mélange de passivité, de réserve, de résignation, d'indifférence proclamée ou suggérée, d'intérêt différé, enveloppé, mélangé, et de méfiance, dont témoignent tellement d'entre elles ; et, plus spécifiquement, à la récente campagne des féministes contre ce qu'elles nomment l'exploitation de la femme par la publicité. Exploitation il y a sans doute, puisqu'on se sen de la femme et de ses charmes pour faire vendre ; je ne vois pas très clairement, néanmoins, quel ton elle fait à l'exploitée, qui dès lors ne l'est plus guère, sur ce point ; sauf dans les cas, qui malheureusement ne sont pas rares, et que nous réserverons, de pratiques sadico-misogynes affichées, dont les effets sur la conscience et l'inconscient du public sont cenainement désastreux, oui. Mais s'il ne s'agit que de jolies filles nues, quand bien même elles ne serviraient qu'à répandre dans les populations l'envie 146

d'acheter des poulets de Bresse, des feuilles de papier carbone ou des vacances de rêve à Charleville-Mézières ? Bu ... Si vraiment ça dérange nos amies, qu'on mette à leur place des garçons, ce n'est pas moi qui viendrait me plaindre (Robin des Bois Océanie, mon amour, qu'es-tu devenu ? J'ai dû me rabattre sur le Colombien Nescafé, à l'arôme velouté et fon, mais il est vraiment trop gominé, on s'en met panout et il ne me regarde jamais droit dans les yeux). Non, j'avoue que le problème m'échappe. Cela dit, que les femmes se méfient un peu de tout ce qui est sexuel - en quoi elles ont ton - on ne peut pas le leur reprocher, puisque le sexe leur est constamment impos~. ou agressivement présenté, ou fastidieusement, par la_force physique, par les plaidoyers baratineurs, par les nécessités de toutes sottes, par les institutions mêmes. Si vous ne parlez pas exactement comme les mouvements féministes, ils vous rejettent automatiquement sur leur droite, et vous êtes anti-féministe. Ma prétention est bien grande : j'ai le sentiment d'être; à maints égards, sur la gauche des féministes au contraire, et plus féministe qu'elles. En tout,cas ce n'est pas moi qui )eur barrerai jamais l'accès à l'Elysée, aux Académies, à l'Etat-Major ou aux cabines de pilotage des avions de ligne. S'agissant du Sling ou du BH, je serais peut-être plus hésitant, mais enfin je ne prétends nullement m'introduire au Katmandou et puis, je le reconnais, cenaines spécialisations me trouveraient aisément favorable, qui rêve par exemple d'une boîte achrienne réservée aux non-fumeurs. Les femmes déplorent d'être traitées en objets de désir. Peut-être se trompent-elles en cela, car ce n'est pas désagréable, pour autant que j'aie eu loisir d'en juger. Encore faut-il pouvoir être sujet de désir aussi bien. Et c'est plutôt sur ce point qu'elles auraient à se plaindre, à mon avis. On a par tous les moyens comprimé leur désir, en les persuadant qu'il n'était pas féminin, et le peu qu'elles en ont gardé, on s'est efforcé de leur en interdire l'expression. On y a presque parfaitement réussi. Je trouve stupéfiant qu'elles désirent si peu, ou semblent désirer si peu. On leur a volé leur désir, comme on leur a volé leur regard : c'est d'ailleurs à peu près la même chose. Un

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manuel de savoir vivre de 1981 recommande encore aux femmes de ne regarder les hommes que très brièvement, et de ne jamais soutenir leur regard à eux. Elles sont condamnées, dans les lieux publics, aux paupières baissées. Pas étonnant que leurs yeux soient aussi fuyants, souvent, que ceux d'un malheureux achrien honteux de Périgueux ou d'Alès. Mais il paraît que j'ai de la femme une vision tout à fait dépassée ; qu'il est faux désormais que, à l'orée de rapports hinarces, elle soit toujours en situation de défense, de résistance, d'objet à conquérir tandis qu'à l'homme reviendrait toutes les initiatives, la responsabilité de l'attaque, l'entreprise de séduction. On m'assure qu'il n'en est plus ainsi. Quoique je ne sois plus très directement concerné, je m'en réjouis, car je trouvais ces figures absurdes. On m'assure même qu'il n'en a jamais été ainsi, et que les femmes, de tout temps, n'ont jamais fait que prétendre laisser aux hommes le soin de les conquérir. Mais qu'elles aient eu à prétendre, c'était un aveu de faiblesse, et c'était encore trop. Elles ne prétendent plus, me dit-on. Tant mieux. On en voit manifester très ouvertement leur désir, après qu'elles en ont trouvé l'objet. Très bien. Seulement celles-là ne sont pas la majorité, c'est certain, et infiniment moins visibles que leur sceurs tout occupées, à travers les journées et les villes, à dire non. Les femmes ont bien raison de dire non si c'est ce que leur dictent leur cceur, et leur corps. Mais c'est vraiment un spectacle lassant que celui auquel on est soumis nolens volens aussitôt que l'on met le pied dans la rue, en cette saison, ou qu'on dépasse une terrasse de café : les deux sexes éternellement affrontés, celui qui veut et celui qui ne veut pas ; celui qui importune, poursuit, bafouille, baragouine, presse, colle et s'emmêle, celui qui presse le pas, repousse, s'enfuit, rase les murs, appelle à l'aide, menace de griffer ou finit par céder. Ou bien Dieu est encore plus pervers qu'on ne peut le soupçonner, ou bien les hinarces ont organisé leur hinarchie de façon plus cafouilleuse encore qu'on ne le peut rêver. Les deux, probablement. 148

J'ai l'impression de vouloir plus pour les femmes que les femmes elles-mêmes. Quant à savoir ce qu'elles veulent, ça ne regarde qu'elles. Elles peuvent vouloir des femmes, par exemple. Mais même dans ce cas, leur désir, qui exige alors, pour s'exprimer, particulièrement de courage, a tendance à demeurer chiche, étroit, prudent, et il a le plus grand mal à se libérer tout à fait des contraintes imbéciles que lui a imposées, d'un millénaire à l'autre, la mâle hétérocratie triomphante. Parler de ces choses n'est pas facile, surtout pour un homme, qui s'avance entre les gouffres de préjugés divers, contradictoires, également dangereux. Mais aux lesbienn~s elles-mêmes, dans leurs réflexions ou dans leur existence quotidienne, n'est pas offert un parcours plus aisé. Je n'en suis plus à vous cacher quoi que ce soit, et peut-être le problème n'est-il qu'en moi : l'un des masques lesbiens me fait peur. Il n'est pas extrêmement répandu chez les lesbiennes, mais enfin il n'est pas non plus, parmi elles, tout à fait rare. Celles qui le portent ne le reconnaissent pas forcément pour ce qu'il est et le prennent peut-être, en toute bonne foi, pour leur vrai visage. Mais que savons-nous de nos vrais visages ? C'est d'abord un masque viril. Bon, je n'ai rien contre la virilité, d'autant que je ne saurais pas trop la définir. Mais c'est aussi un masque très dur, fermé, volontiers agressif, défiant, qui proclame la force avec tous les moyens dont la force n'a pas besoin. Il me semble refléter deux stéréotypes emboîtés : celui selon lequel les lesbiennes, peu ou prou, seraient des hommes, ou devraient ressembler à des hommes ; et celui qui voudrait que la virilité fût la dureté. Je n'aime pas la dureté chez les machos, ou prétendus tels, je ne vois pas pourquoi je devrais l'apprécier chez les lesbiennes. Cet aveu formulé, mille précautions s'imposent. J'énonce une réserve têtue, mais personnelle, et je ne conteste à quiconque, bien sûr, le droit de gérer à sa convenance son visage et sa vie. Que certaines lesbiennes aient naturellement des allures viriles, c'est vraisemblable, et c'est très bien puisque c'est précisément ce que certaines autres trouveront, chez elles, séduisant ; que d'autres

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encore imitent ces manières, ces expressions, ce style et les adoptent délibérément, les choisissent parce qu'ils leur plaisent ou parce qu'ils les rendent, jugent-elles, mieux aptes à plaire, rien à redire à cela, évidemment. Le fâcheux commence au malentendu, et lorsque se déguise en image de la libené un vieux cliché élaboré par ses pires ennemis. Je m'efforce d'être moi-même, je crois être moi-même, mais ce moi auquel je tends n'est que l'ombre, s'agitant à l'endroit exactement prévu par eux, d'un pantin caricatural dont tirent les ficelles des gens qui me détestent. La dureté dont font parade quelques lesbiennes n'est pas liée à leur homosexualité et aux luttes qu'elle implique, puisque les « folles », qui occupent parmi les hommes une situation symétrique à la leur, n'en font pas, apparemment, un comparable étalage (je ne parle que d'images). Elle est liée peut-être à leur féminité, à leur condition de femmes, et aux combats qu'elle exige. Le mouvement féministe a suscité chez d'aucunes, par nécessité, une cenaine allure agressive dont les retombées commerciales les plus ridicules s'observent aujourd'hui dans les magazines de mode, sunout les plus glacés, où la moitié des modèles paraissent toujours vouloir vous mordre. Les militants noirs américains, à la grande époque des campagnes pour les droits civiques, souvent n'avaient pas non plus l'air trop tendre. Les injustices, subies, une fois qu'elles sont perçues par leurs victimes, entraînent chez elles, avec la volonté d'y mettre fin, une cenaine tension agressive aussi lourde que l'exigence, supplémentaire injustice, du militantisme. Militons pour n'avoir plus à militer, et pour pouvoir sourire gentiment à l'évêque de Strasbourg ; mais un autre, de préférence.

Pompiers

Aube d'un jour de fête. Coups de poings sur la porte, énergiques, insistants. Oh, la barbe, huit heures du matin, un dimanche, vous allez voir que ce sera Tony Ouvert qui vient me casser la gueule comme promis, je n'y suis pas. Redoublés : bang, bang, bang, et des conversations dans l'escalier. Mais qu'est-ce qui peut bien se passer ? Ou bien s'il s'agissait d'un incendie ? Bon, il faut se résoudre à se réveiller, à se lever, à faire face. On ouvre, aux trois-quarts nu, les paupières lourdes. Ce n'est pas le feu, mais ce sont les pompiers, en grand harnachement. Leurs casques et leurs cuirs étincellent sur le palier, même pour des yeux battus. Il paraît qu'il y a dans l'immeuble une formidable fuite. Ça ne viendrait pas de chez vous ? Non, je ne crois pas, je vais aller voir, mais vraiment je ne crois pas. Non, non, aucun signe de fuite, vous pouvez vérifier vousmêmes ... Ils n'ont pas attendu ma permission, ils sont entrés. Mon compagnon de lit, une main dans les cheveux, les regarde avec son air le plus « v'là aut'chose ! », et avec des yeux aussi plissés que les miens l'instant d'avant. Eux en ont vu d'autres. Non, c'est vrai, vous avez raison, ça ne vient pas de chez vous. Mais alors ça vient de chez vos voisins, et ils ne sont pas chez eux. Ils ont dû partir pour

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le pont ». Il faut quand même qu'on entre dans leur appartement et pour ça, le seul moyen, c'est de traverser le vôtre, et de passer par le balcon. En voilà d'autres, armés de haches, envahissants mais bien polis. Va-et-vient, échelles, claquements d'ordres, bruits de bottes. Tandis qu'ils vaquent à leurs affaires de tuyaux enthousiastes, mon petit camarade et moi nous vêtons tant bien que mal. Reflux : des eaux d'abord, je suppose, puis des troupes. Restent deux combattants du feu. Papiers à signer, « comme quoi » ceci et cela. Bien volontiers, mon capitaine. Nous nous approchons de ma table de travail. Justement je viens de récupérer, des bureaux de Gai Pied, quelques-unes des illustrations des chroniques achnennes passées. Elles s'étalent à la ronde. La plus en évidence, cependant, représente une splendide pipe, ou bien oserai-je dire un pompier ? On ne sait ce qu'il convient d'en admirer davantage, de la noblesse du sujet ou de l'élégance de la composition. L'assurance tranquille de son être-là, le flegme de son cadrage, me l'avaient fait choisir pour accompagner, naguère, un texte intitulé Tel quel, réponse aux débordements de Philippe Sollers 1 • En bas, à gauche, un visage de garçon, en profil perdu. La bouche est à peine visible, mais on voit nettement s'y enfoncer, d'ailleurs assez peu à cet instant précis, un beau sexe tendu, gonflé, luisant, ceint à sa base, ainsi que les couilles, d'un anneau d'acier. Deux mains sont posées de part et d'autre, de l'aine jusqu'aux hanches, bien à plat. Plus haut, le corps s'élève en oblique, légèrement rejeté en arrière, sans doute : un ventre plat, quadrillé de muscles réguliers, symétriques, saillants, et parcouru de poils noirs jusqu'aux pectoraux très velus, rebondis. La tête se situe hors du champ, on ne distingue que son ombre. Qu'auriez-vous fait à ma place ? Tâcher d'enlever prestement l'image, nonchalamment la recouvrir ? Elle avait déjà été remarquée. La faire disparaître, n'était-ce pas une sotte d'aveu de culpabilité ? Je peux être aussi dogmatique qu'un autre, à l'occasion. D'ailleurs ces «

1. Gai Pied n° 54, 29 janvier 1983.

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pompiers, ce n'était pas moi qui étais allé les chercher, n'est-ce pas ? Ils avaient voulu entrer, sans s'annoncer, au petit matin, chez moi qui ne fuyais de nulle part ni ne brûlais, ils auraient été mal venus à se plaindre de ce qu'ils y trouvaient. Je dois dire qu'ils n'en firent pas mine. Le plus âgé avait ses papiers à remplir, et s'y plongea : les écritures, manifestement, n'étaient pas son champ de bataille favori. Le plus jeune, quant à lui, ne savait qu'observer qui ne fût pas le pompier figuré : son regard tournait désespérément autour de lui mais y revenait toujours. Ce malheureux, je crois bien, n'avait jamais rien vu de pareil. C'était son tour de plisser les yeux, sans qu'.j.l s'en rendît compte, pour se pénétrer mieux de chaque détail. Loin de moi de vouloir insinuer que ce filt par quelque sournoise concupiscence ; non, simple curiosité, sans doute ; mais troublée, très troublée, nous allions bientôt en avoir la preuve. Les hommes en cuir et casqués se retirent. Hilarité chez moi. Un rien nous amuse, a foniori la coïncidence signifiante entre les visiteurs et le sujet de la belle photographie qui traînait sur mon bureau. Mais nous ne rions pas longtemps : nouveaux coups sur la pone, cette fois-ci moins impérieux, il est vrai. C'est le plus jeune des pompiers, passablement penaud. Il a oublié quelque chose. De saisissement, sans doute, il avait posé à côté de l'image qui le fascinait sa lampe-torche professionnelle, long cylindre renflé du bout, dont il s'est emparé vivement, non sans un dernier regard à la troublante fellation, avant de disparaître à nouveau, bredouillant. Nous de rire de plus belle, enchantés, quoique de conserver la séduisante lampe-torche (Corps des Pompiers de la Ville de Paris) ne m'eût pas déplu. Ce n'est pas de cela que je voulais parler ; mais de mon stupide embarras, plus tôt, à craindre celui des deux pompiers, et leurs éventuelles subséquentes agressivité, ou moqueries (qui d'ailleurs ne se manifestaient nullement, en tout cas pas en notre présence). Je ne cesse de m'étonner de notre respect obstiné pour des sentiments, des préjugés, des pudeurs qui d'ordinaire ne nous respectent nullement, ni les nôtres. J'ai eu peur un instant, vraiment, que cette

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photographie ingénument exposée ne dérangeât ces gens, qui faisaient irruption chez moi, impromptu. Cet été, trois ou quatre cents baigneurs nus devaient remettre leurs maillots, dès qu'apparaissait la police, sous prétexte qu'un promeneur égaré, ou une petite famille, ou un voyeur à jumelles, auraient pu les apercevoir. La conviction que le sexe, dans tous les sens du mot, doit faire l'objet d'une discrétion particulière, doit être caché, tenu à distance, enrobé de périphrases, cette conviction-là ne nous semble, à beaucoup d'autres et à moi, qu'une longue et pénible maladie de civilisation. Et pounant, ceux qui continuent à en être atteints, nous nous componons à leur égard comme si c'étaient nous les malades et comme si nous leur devions, par pudeur, de leur cacher les traces de nos maux. De fait leurs sales idées, leurs valeurs pervenies, la gangrène de leurs blêmes aigreurs nous ont contaminés, peut-être à jamais : il n'est pas jusqu'à l'homophobie, parmi elles, qui n'infecte encore les homosexuels euxmêmes. Nous avons beau nous être débarrassés d'elles, intellectuellement, elles nous reviennent et remontent en nous à la première occasion, par surprise, en vieux réflexes, et nous ne songeons pas à les chasser alors qu'elles n'ont jamais songé, depuis toujours, qu'à nous gâcher la vie. Dix jeunes gens nus se baignent dans un étang reculé. Que vienne à passer par là une quelconque mademoiselle Olombec (vous êtes trop jeunes ... ), qui cherchait des pâquerettes pour l'autel de la Vierge, il faudrait qu'ils se ruassent sur leurs maillots de bain ? Ah non, ils sont trop beaux, ils seraient trop bons ! Elle a la loi pour elle ? Changeons la loi, ce ne sera pas la première fois. Si les prudes veulent garder leur pruderie, grand bien leur fasse. Mais qu'ils la pratiquent chez eux, entre adultes consentants.

Représentations

Je ferais mieux de renoncer une bonne fois à paniciper à des débats publics. D'abord je ne suis vraiment pas doué pour cet exercice. Je ne sais d'ailleurs pas ce qui a pu convaincre tant de gens que les écrivains devraient nécessairement s'y livrer, avec de bonnes chances de s'y montrer compétents. D'aucuns cettes y excellent, mais c'est largement par une heureuse coïncidence de talents, rien moins qu'assurée. Pour d'autres, et je me rangerais volontiers parmi ceux-là, s'ils en sont venus à écrire, c'est précisément qu'ils avaient du mal à parler. Cela dit, je vous entends bien : qu'on ait l'élocution de Pierre Reppe (ou d'Henri Krasucki, ou de Darry Cowl, ou d'Huguette Bouchardeau) n'implique nullement qu'on aura par écrit le style d'Abel Hermant (ou de Roger Peyrefitte, ou de Charles-Albert Cingria, ou de Jean Paulhan). Justement, j'ai perdu mon fil.. . Ah non, les débats publics. Ou bien vous interrompez sans cesse vos compagnons de tribune (de studio, de radeau, de table ronde) ; ou bien vous tâchez de vous faire donner la parole en regardant désespérément « l'animateur» tout en vous touchant le nez, ou les cheveux, en souvenir inachevé, timide, nostalgique, des doigts levés de salles de classe ; ou bien vous vous résignez à ne placer un

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mot que dans les moments où l'offre vous en est faite : hélas, par une loi singulière et constante, on ne sollicite votre avis que sur les points où vous n'en avez aucun, et d'ailleurs très rarement. Donc vous n'ouvrez pas la bouche, le public se demande ce que vous faites là et vous juge débile ou, dans le pire des cas, affreusement prétentieux. Et puis l'on doute si les débats sont bien utiles, si les échanges verbaux collectifs servent à quelque chose, s'ils font progresser la science, la conscience, les lumières. La masse de malentendus qui s'y profile effraie. Les mots pour chacun ont des sens différents, les références varient, tels se disputent comme des chiffonniers qui sont en fait profondément d'accord, et l'inverse. On me dit que des savants du plus haut niveau, spécialistes des mêmes questions, ont coutume désormais de consacrer le premier jour de leurs colloques à préciser, par convention, ce que sera, entre eux, la signification des termes les plus fréquents. Encore est-ce limiter d'emblée, peut-être, les chances de fécondité de la discussion : laquelle ne progresse, souvent, que par légers déplacements de concepts, détournements de points de vue, retournements d' acception. Plus subtile votre pensée, bien sûr, plus menacée. Raffinez un peu, on vous interrompt. Puis l'interrupteur est interrompu. Sans compter l'ivrogne de service, dans la salle, l'ininvité amer, et l'immanquable naïf professionnel, celui qui dit toujours, prêt à mordre : « Je suis cenainement très bête, mais j'aimerais bien que vous m'expliquiez une chose ... » Pauvre auditoire : va jouer avec cette poussière. Oh, my kingdom for un cours magistral ! Peut-être n'y a-t-il, à mon scepticisme, d'autres raisons que mes insuffisances personnelles ; et le souvenir de cenain récent débat, dont j'ai oublié le thème, un peu vaguement flou, peut-être, mais pas qu'il y fut question d'un sujet qui m'a toujours intéressé, quoique je me sente, à son propos, très isolé : les représentations culturelles de l'homosexualité, et en paniculier celles du cinéma. Elles me semblent peu satisfaisantes, et ressonir, très grosso modo, à deux types seulement, l'un et l'autre éminemment primitifs : la comédie et la tragédie. La 156

comédie, en l'occurrence, c'est la farce ; la tragédie c'est la malédiction. On dirait que les pauvres achriens n'y peuvent échapper. Je ne sache pas que la comédie, sur le sujet, ait donné de chefs-d'œuvre. De la tragédie, en revanche, relèvent des films imponants. Je ne les critique pas en tant qu'œuvres d'an. En fait, je ne les critique pas du tout. Je suis content qu'ils existent. Ils expriment la sensibilité d'anistes de premier plan, que ce soient Visconti, Fassbinder ou Chéreau, et sans doute reflètent-ils aussi, à leur manière, cenaines réalités. Je regrette seulement qu'ils existent seuls, me semble-t-il, et n'exposent, de l'homo-i sexualité, que les réalités les plus sombres. Exemple entre dix ou douze, La Mort à Venise. Il suffit qu'un compositeur d'âge mûr, dont la vie semble avoir été jusqu'alors très équilibrée, ou du moins fructueusement déséquilibrée, s'éprenne passionnément d'un joli gamin pour qu'il se transforme sous nos yeux en une lamentable vieille poupée peinte, dégoulinante de fards et de rimmel ; et qu'il meure, bien sûr. Hugo Marsan me fait très justement remarquer deux choses : que les représentations de l'amour, qu'il soit homo- ou hétérosexuel, ne sont généralement pas très gaies ; et, sur La Mort à Venise plus précisément, que le malencontreux recours d' Aschenbach à la teinture et la peinture n'est pas l'effet de sa soudaine passion, mais de la peur, qu'elle fait éclater chez lui, du vieillissement et de la mon. Tadzio n'est qu'un révélateur, c'est vrai. Mais s'il ne s'agissait que de montrer la prise de conscience affolée, par un amoureux vieillissant, de sa décrépitude face à l'être rayonnant qu'il aime et qu'il désire, une belle jeune fille ou jeune femme aurait pu servir à la démonstration aussi bien. On ne peut pas évacuer l'homosexualité de ce film, ni en faire un simple ornement. Aschenbach poursuivant une adolescente se serait peut-être fait recolorer les cheveux et vaille que vaille retendre le visage, je gage qu'il ne serait pas devenu ce qu'il devient là, et qui n'est que l'image repoussoir éculée et sinistre de l'homosexuel, condamné à la solitude, au ridicule et à la mon. 157

Le malheur achrien existe. Il ne s'agit pas de le gommer. Mais il nous est toujours présenté sous les espèces trompeuses d'une fatalité quasiment métaphysique, ou d'une justice immanente, comme si homosexualité et malheur avaient à jamais partie liée dans le ciel. Le malheur achrien, c'est la société hinarce qui en est responsable, et sa morale pourrie, et ses chiens de garde, parents ou loubards, confesseurs ou policiers ; ce ne sont pas les dieux et leurs lois révélées, comme elle essaie de nous le faire croire et comme elle en a convaincu trop de créateurs achriens. Exit la tragédie, nous en sommes au drame. C'est déjà un progrès. Je ne parle pas du point de vue de l'art. Encore que ce soit lui, sans doute, et les nécessités du récit, qui exigent des crises, et leur éventuel dénouement. Je ne vois guère - mais je n'ai pas tout vu, loin de là - que Taxi zum klo pour échapper à la malédiction. L'image est à peine un peu crasseuse pour mon goût, et je n'aime pas trop la scène où le narrateur-auteur se déguise en femme, tombant ainsi dans l'un des clichés dont il est si heureusement exempt partout ailleurs : il y a bien entendu des homosexuels qui aiment se déguiser en femme, et c'est le moindre de leurs droits ; mais on les a déjà beaucoup vus. Taxi zum klo, à force d'éviter la tragédie rituelle, s'approche ici de la farce codée qui lui fait face et la soutient en grande stéréotypie. Le reste du temps il suit son chemin, et l'invente. Je ne souhaite pas d'embellissements de la réalité, ni ne crois qu'ils l'entraîneraient à leur suite, la forçant à se faire plus douce. Rien ne serait plus imbécile que de prétendre imposer telle ou telle image supposée « positive », et d'interdire ou rejeter les autres. Mais les maîtres de la manière noire me paraissent en retard sur la vie. L'homosexualité a ses bonheurs, je ne les ai tout de même pas rêvés. Pourquoi les voit-on si peu au cinéma ? « Montre les toi-même, fais ton propre film, puisque ceux des autres ne te suffisent pas », me disent mes amis, lassés par mes doléances. Chiche ! Mais j'aurais besoin d'un fameux conseiller technique.

Chronique sur les chroniques

Eh bien, ça crépite : tacatacatacatac ! Si l'idée d'apercevoir chaque semaine une de ces chroniques vous rend malade, consolez-vous : moi je dois faire face, dans le courrier, à des gracieusetés mitrailleuses diverses, dont la régularité d'apparition n'est pas moindre. Tous les gens raisonnables sont d'accord : à ces choseslà il ne faut pas répliquer, sans quoi l'on tombe dans la pire paranoïa. Mais la paranoïa j'y suis déjà, et au fond je ne m'y trouve pas trop mal. C'est un joli pays. Je vous enverrai des cartes postales. Il faut y aller de temps en temps, rien n'est plus sain : si vous n'allez à elle elle vient à vous, et ça, ça l'est déjà beaucoup moins. Et puis cenaines de ces lettres, à défaut d'être tendres, sont intéressantes, instructives, et quelquefois très justes. Prenons la dernière (au moment où j'écris (Dieu sait ce qui va encore me tomber dessus)) : Errat'homme (GP n° 71/28 mai 1983). Elle pose des questions qui méritent bien une réponse ; non sans les faire précéder, sur un sujet assez mince - mais je n'ai rien contre les sujets minces, c'est ce que je vais tâcher d'expliquer-, mes pauvres errata, de remarques très peninentes. Par exemple : « Je suis convaincu qu'en écrivant votre chronique, vous ne 159

pensez pas écrire pour un journal, mais faire acte d'Écriture ». Au risque de me mettre encore dans un mauvais cas (il semble que je n'aie plus rien à perdre), je dirai trouver cette phrase tout à fait juste ; à une nuance près, cee,endant, mais bien marquée : la majuscgle en tête d'Ecriture. L'auteur en met une aussi à Ecnvain, en m'interrogeant d'une façon qui nous aidera, je l'espère, à lever le malentendu entre nous, quitte à en faire naître dix autres, comme d'habitude : « Que signifie pour vous le terme d'Écrivain ? » Il répond pour moi aussitôt : « Quelqu'un qui écrit, rien de plus sans doute. » Eh bien oui, quelqu'un qui écrit, mais quelqu'un qui écrit des livres, c'est-à-dire qui produit des objets destinés, matériellement et mythiquement, fantasmatiquement, à durer un tout petit peu plutôt qu'à être jetés le lendemain de leur publication. Il faudrait bien entendu, mais ce n'est pas le lieu, affiner infiniment. Certains journalistes sont de grands écrivains, l'auteur de votre manuel de gymnastique matinale (longtemps je me suis levé tard) n'est peut-être pas un écrivain. Mais s'il se considère comme tel, ce n'est pas moi qui lui contesterai ce titre, ou plutôt cette appellation. Oui, c'est là que nous divergeons. « Écrivain », ce n'est pas pour moi un titre de gloire. D'ailleurs, ce ne l'est que dans une acception très moderne et, précisément, journalistique ; dans la langue de ces critiques littéraires de la grande presse qui s'acharnent à déclarer, toutes les semaines, que tel ou tel « est un véritable écrivain », « est un authentique écrivain (quelque part) », « est maintenant un écrivain à part entière». Je ne comprends pas du tout pourquoi« écrivain », depuis une quinzaine d'années, dans le charabia qu'on parle au Monde ou à VSD, est devenu synonyme de « bon écrivain » ou de « grand écrivain », et a pris ce côté pompeux qui pousse notre ami Olivier de Lille à lui donner une majuscule et m'incite à répondre, quand on me demande ce que je fais, «j'écris», plutôt que « je suis écrivain », expression devenue, du fait de ce malencontreux glissement sémantique, presque obscène, presque aussi obscène que « je suis poète ». Les peintres n'ont pas ce problème, le terme qui les désigne continuant 160

de couvrir honnêtement, sans distinction, les barbouilleurs de Pierrots larmoyants qui sévissent le long de SaintGermain-des-Prés et Cy Twombly. Donc (vous êtes toujours là ?) « faire un acte d'Écriture », et en l'occurrence plutôt d'écriture, ce n'est pas se livrer à une tâche particulièrement exaltée, quoiqu'elle puisse être exaltante, c'est tout simplement intervenir, serait-ce dans un journal, sur un plan qui n'est pas à proprement parler journalistique, qui échappe aux contraintes du journalisme et du journalier, au devoir d'informer, à l'exigence du militantisme. Je suis militant à ma façon, encore que ce ne soit pas ma pente ; mai~ buissonièrement, à force de détours et, si je puis être un peu plus théorique, de distance. ~ Olivier de Lille peut bien avoir raison quant à mes errata. Il discerne en eux « une préoccupation, voire un geste quasi-obsessionnel » et il me dit, à leur propos, « vous manquez d'humour », « vous ne savez pas oublier », vous avez « la conscience vague d'avoir mal agi », etc. Dans ce domaine en somme psychologique, je suis mal placé pour juger. Dans un autre, culturel, il est bien vrai que me fait peur ce que Mallarmé appelait « l'universel reponage », et qui a fait depuis son temps les terribles progrès que l'on sait : qu'impone après tout, suggèrent ses propagateurs, ce que l'on écrit et que l'on publie, puisque le journal aura vécu demain. Sous ce prétexte, tout devrait-il passer, et la phrase être encore humiliée, et celui qui l'écrit, et celui qui la lit ? Non, le fantôme du Gai Pied, que j'imaginais naguère non pas comme une personne mais comme la divinité terrible et facétieuse de la coquille, alors qu'il est en fait, apparemment, un être de chair et de sang, que je n'ai jamais rencontré, cettes, mais qui écrit des lettres charmantes et se montre extrêmement complaisant à tenter de réparer mes bévues et celles du hasard, le fantôme du Gai Pied et moi nous protestons, nous luttons, nous corrigeons. Nul lecteur n'est tenu d'aller chercher l'erreur deux ou trois numéros en amont. Mais les deux ou trois lecteurs, si précieux, qui l'auraient remarquée, qui l'auraient prise pour une marque d'insouciance à leur égard et qui s'en 161

souviendraient, ceux-là méritent un mot d'excuse. Comme méritent un erratum, à mes yeux, les mânes d'un certain Léopold, énigmatique personnage, Allemand de la Légion étrangère, qui dessinait au Maroc, avec un certain succès local, dans les années trente. Je publie un dessin de lui, portrait de jeune homme à la casquette. Ma chronique est trop courte, sans doute, cette semaine-là, et le maquettiste, faisant son métier, pour boucher un blanc donne du dessin une version dédoublée, tête-bêche. Cette version-là est peut-être plus intéressante que l'original, mais elle n'est pas ce qu'a voulu l'artiste, qui est mort depuis quarante ans, peut-être, et dont ce dessin est probablement le premier qui soit reproduit : erratum. Autre genre de pataquès, plus cocasse. Samouraï nous interviewe, Dominique Fernandez et moi, puis inverse nos déclarations, m'attribuant la sienne et vice-versa. Comme je suis un interviewé de quinzième ordre et qu'il faut compter, là encore, avec « l'universel reportage», je ne dis à peu près que des sottises, et notablement que les hétérosexuels m'ennuient, ce qui dépasse un peu ma pensée (pas tous) : le tout est allègrement attribué au pauvre Fernandez. Il me semble naturel de m'excuser auprès de lui (ceci fera l'affaire, j'espère), malgré mon innocence, comme auprès de ce lecteur anonyme qui se plaint de l'abondance des fautes de frappe et des négligences de présentation dans la seconde édition de Tricks, et qui m'en fait reproche comme d'une grossièreté, à moi qui me prétends, dit-il, « si attaché à la politesse » : il ne sait pas combien je suis de son avis. Mais j'en reviens à l'écriture, aux écrivains et aux lecteurs. « Pourquoi écrivez-vous que vous répugnez à taper à la machine ? », demande encore Olivier de Lille, qui ajoute ceci, que je connais bien et que je trouve terrible : « Les lecteurs n'en ont rien à faire. » Qui peut se prononcer pour les lecteurs en général, et surtout sur ce point si mystérieux, ce qu'ils peuvent avoir, ou non, « à faire » de quoi que ce soit ? Le journaliste doit s'en soucier, sans doute, le militant aussi, pas !'écrivain. Si j'assume cette opinion un rien provocante, ce n'est pas en tant qu'écrivain, c'est en tant que lecteur. Barthes déplorait grandement 162

certaine édition élaguée du journal d' Amiel, dont le préfacier se flattait d'avoir retiré, pour faire de la place, tout ce qui concernait le temps qu'il faisait : « Mais moi ça m'intéresse, justement, disait Barthes, de savoir comment était le ciel sur la campagne de Genève, dans l'après-midi du 17 avril 18 S7 ! » Moi aussi, et mille choses minuscules dont un autre n'aurait cure, si un écrivain écrit à la plume ou à la machine, quel est son dictionnaire favori, comment Denis Duparc plisse les yeux tel un Chinois quand il sourit (tremblez, mon cœur !), quelle chanson chantaient les sirènes, quel nom Achille avait bien pu prendre lorsqu'il se cachait parmi les femmes, la forme d'un nuage pâle derrière le fort Palamède, à Nauplie; lorsqu'Othon de Bavière y débarqua pour prendre possession de son trône grec, et si les flots peuvent brûler, and whether pigs have wings : tout ce qui dépasse le sens ou qui le tourne ou le diffère ou le dilue et qui fait la saveur du monde, ou sa littérature. Songez à Cavafy, cher Olivier : « Grandement m'émeut un détail du couronnement dans Blachernes de Jean Cantacuzène et d'Irène, fille d' Andronic Assan». N'en acquérerez-vous pas« la notion du relatif», comme vous dites, sur ce qui peut, ou ne peut pas, émouvoir ou intéresser quiconque ? Et soyez bon garçon : ne me dites pas que je me prends pour Cavafy, ou pour Barthes, ou pour Amiel ; c'est un coup qu'on m'a fait cent fois, je saurais le parer les yeux bandés dans la fuckroom du tunnel sous le Mont-Blanc une nuit sans lune de panne du central électrique, et d'ailleurs la littérature est faite pour qu'on« se prenne» pour ses héros. En revanche vous pouvez me reprocher jusqu'à plus soif de« manquer d'identité» : rien n'est plus juste, j'espère.

Cravate commune

à jean P.

L'hinarcie et son règne écrasant ont étouffé pendant des siècles, presque complètement, dans le domaine de la poésie comme ailleurs, l'expression de nos sentiments, de nos désirs, de nos plaisirs. Pas tout à fait cependant. Une poésie achrienne s'est maintenue tout au long, d'autant plus précieuse d'être plus rare, et qu'il faudra recenser un jour. Mais aussi, au sein même de la poésie officiellement hinarce se laisse entendre parfois une voix aux résonnances singulièrement achriennes, soit que le poète ne soit pas parvenu à la couvrir en lui-même et en ses vers, soit que le lecteur puisse détourner, par un abus bien légitime où l'invite d'ailleurs la polysémie propre à toute poésie, le sens ou les implications de ce qu'il lit. C'est de cet achrianisme d'heureuse contrebande, en poésie, que je voudrais réunir ici quelques exemples. Quoi de plus achrien avant la lettre, pour commencer, et en dépit d'elle, que les deux premières strophes de La Chanson du mal aimé:

Un soir de demi-brume à Londres Un voyou qui ressemblait à Mon amour vint à ma rencontre 164

Et le regard qu'il me jeta Me fit baisser les yeux de honte. Je suivis ce mauvais garçon Qui sifflotait mains dans les poches Nous semblions entre les maisons Onde ouverte de la mer Rouge Lui les Hébreux moi Pharaon.

Marie Laurencin, qui était bien placée pour avoir une opinion, prétendait qu'Apollinaire se cachait à lui-même des tendances sexuelles fon hétérodoxes. Insinuation dépitée de maîtresse blessée, peut-être. Je ne sache pas .qu'on en ait jamais avancé de telles quant à mon cher Toulet, exquisément amoureux des femmes, et qui sans doute n'a pas prévu tout ce que j'ose entendre dans ce superbe quatrain des Copies (XV) : Boy, une pipe encore. Douce m'en soit l'aubaine Et l'or aérien où s'étouffent les pas Du sommeil. Mais non, reste, ô boy, n'entends-tu pas Le dieu muet qui heurte à la porte d'ébène?

A quoi l'on pourrait joindre, ambigument onhodoxe, du même Toulet la pièce LX des mêmes Copies, Sur un tableau de Vinci : Ah, mon frère aux beaux yeux, ce n'est pas sans [douceur, Ce n'est pas sans péril, que tu serais ma sœur. Le magnifique sonnet Poisson perdu est généralement attribué aujourd'hui à Germain Nouveau, quoiqu'on l'ait

longtemps cru de Rimbaud. Julien Gracq pense qu'il a pu être « rapetassé » par Verlaine : Des nuits du blond et de la brune Pas un souvenir n'est resté Pas une dentelle d'été, Pas une cravate commune ;

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Cette « cravate commune > est troublante, après un départ tellement hinarce {et si beau). Est-ce l'effet d'une distraction du poète, ou de l'éventuel « rapetassage > verlainien ? Éléments au dossier, qui est vaste : Nouveau et Rimbaud ont vécu ensemble à Londres pendant l'année 1874. Richepin parle à leur propos d'un « drôle de ménage». Verlaine surnommait Rimbaud« la petite chatte blonde », tandis que Forain était« la petite chatte brune ».. Valéry, bizarrement, abonde en baisers à voler :

Tu penches, grand Platane, et te proposes nu, Blanc comme un jeune Scythe, Mais ta candeur est prise, et ton pied retenu Par la force du site. Ici la métaphore est trop efficace, ou séduisante. Je ne vois plus que le jeune Scythe, nécessairement blond à cause de l'exposition L'Or des Scythes: c'est lui qui se propose nu, et le platane, en ce qui me concerne, peut bien pencher jusqu'à choir. Narcisse, dans les Fragments du Narcisse, parle de sa passion en des termes qui en suggèrent une autre : Là, d'un reste du jour, se forme un fiancé,

Nu, sur la place pâle où m'attire l'eau triste, Délicieux démon désirable et glacé! Un avenissement est donné à son sujet :

Mais ne vous flattez pas de le changer d'empire. D'ailleurs, dans la Cantate du Narcisse, il vous offre une réplique parfaite pour vos scènes, familiales ou autres, de sonie du placard :

Amour est ce qu'on veut... Qu'avez-vous ii blâmer? j'aime comme il me plaît ce qu'il me plaît d'aimer. Racine a développé, dans Phèdre, le personnage d' Aricie, parce qu'il craignait qu'Hippolyte (« Il a pour 166

tout le sexe une haine fatale ») ne passât auprès du public pour un sodomite. Des amphibologies demeurent : Mais il en a les yeux, s'il n'en a le langage. En tous cas le ténébreux dresseur de chevaux, ce fils del' Amazone (Scythe, nous y revoilà) est, comme Bajazet, au sens classique et plein du terme, aimable : Mais fidèle, mais fier, et même un peu farouche Charmant, jeune, traînant tous les cœurs après soi Tel qu'on dépeint nos Dieux, et tel que je vous_ vois. Il avait votre port, vos yeux, votre langage Cette noble pudeur colorait son visage Lorsque de notre Crète il traversa les flots Digne sujet des vœux des filles de Minos. Comment ne pas soupirer ici, avec Mme Thésée : Que de soins m'eût coûtés cette tête charmante ! Que les textes soient illustres ne nous empêche pas, on le voit, d'y trouver pâture. Je ne sais pas si l'on peut ranger dans le corpus de la poésie involontairement achrienne La Complainte Rutebeuf: Que sont mes amis devenus Que j'avais de si près tenus Et tant aimés ? L'investissement sensuel peut ne poner que sur un vers: Et l'effort fait saillir ses muscles de métal lit-on dans Hé!édia, auquel_ e~t dédié le poème de Charles Guérin qm commence a1ns1 : Être le jeune Adam, grâce et force première, Dont les yeux lourds encore s'ouvrent à la lumière. 167

Il s'étonne, se tait, regarde autour de lui, Marche avec les lenteurs d'un enfant ébloui, Se voit nu, se caresse et s'admire, et soudain, Enivré par l'odeur des sèves de /'Eden, Gravit d'un ja"et prompt les collines bleuâtres Parmi l'herbe mouillée et les troupeaux sans pâtres. Qui parle, dans le Nocturne de Charles Cros ? Une femme, cenainement, mais l'on peut facilement l'oublier :

Mes regards étaient pleins d'aveux. Il me pnt dans ses bras nerveux Et me baisa près des cheveux. ]'en eus un grand frémissement Et puis, je ne sais plus comment Il est devenu mon amant Et, bien qu'il me fût inconnu Je l'ai pressé sur mon sein nu Quand dans ma chambre il est venu. C'est là qu'on rencontre aussi :

Je ne dormais bien qu'en ses bras. Barthes aimait ces mots de la mélodie de Duparc, Chanson triste, dont les paroles sont de Jean Lahor, alias le docteur Cazalis, grand ami de Mallarmé :

Dans le calme aimant de tes bras 1• Du Nocturne de Cros je rapproche aussi, sans y penser, Les Cloches d'Apollinaire :

i!fon beau tzigane mon amant Ecoute les cloches qui sonnent 1. Fragments d'un discours amoureux, collection « Tel quel>, éditions du Seuil, 1977, p. 121 : « Dans le calme aimant de tes bras>.

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Nous nous aimions éperdument Croyant n'être vus de personne.

Nous voilà revenus où nous étions panis. Il conviendrait d'ajouter quelques éléments comiques : Les folles en riant entraînèrent les sages dit Victor Hugo à la fin de La Fête chez Thérèse, et Meilhac et Halévy font s'exclamer au chœur, dans La Belle Hélène : Évohé que ces déesses Ont de drôles de façons Pour enjôler, pour enjôler Les garçons.

Quant à la Marguerite du Faust de Gounod, ou de Barbier et Carré, entre deux couplets de la Ballade du roi de Thulé elle rêve ainsi : j'aimerais bien savoir quel était ce jeune homme, Si c'est un grand seigneur et comment il se nomme.

Cependant, presque au même moment, Baudelaire, très mauriacien : C'était l'heure où l'essaim des rêves malfaisants Tord sur leurs oreillers les bruns adolescents...

Plus mauriacien en tout cas que Mauriac : Une ligne de sable, un renflement de dune, Une frange d'écume et de varech: la mer... Le doux trait des sourcils sur ta paupière brune Et l'obscure forêt au bord du front désert: J;on visage éclairé du feu de deux prunelles, Etoiles de ma nuit dont les flammes jumelles Quand tu dors vont brûler sur un autre univers, Atys, je confonds tout dans un unique songe, Enfant qui me dévaste, océan qui me ronge. 169

Il n'est d'autre limite à ce petit jeu, on le voit, pour aujourd'hui, que l'extrémité de cette page.

Fontaine des Innocents

Je n'en finis pas de monter et de remonter au même créneau de la même tour. C'est parce que je n'en finis pas d'y affronter un adversaire insaisissable auquel m'oppose, non pas un conflit véritable, mais, bien plus pernicieux, un proliférant malentendu, qui brouille les mots, les convictions et les sentiments, et qui s'ingénie à dissocier le semblable tout en confondant l'irréductible. Une lettre publiée dans le courrier d'un récent Gai Pied (n° 72, 4 juin 1983) m'incite à me précipiter une fois de plus dans l'escalier du donjon, quoique j'ai de longue date abandonné tout espoir de voir s'achever jamais cette guerre imaginaire et d'autant plus épuisante, et bien que ne m'anime nul désir, cettes, d'y vaincre. Plus que pour elle-même précisément, cette lettre est intéressante parce qu'elle reflète, exprime, résume toute une façon de penser, ou peut-être plutôt de sentir, qui est très présente dans notre vie, très repérable, indéfiniment récurrente dans le courrier du journal, dans ses petites annonces, dans les conversations. Cette lettre est intitulée Suis-je le seul ? et elle commence ainsi : « Suis-je vraiment le seul à ne pas accepter la drague, les amours (?) à la sauvette, à ne pas craindre de reproduire « les schémas hétéros », si l'occasion s'en présente, à vouloir construire, 171

échanger, exister par l'autre / pour l'autre, aimer enfin, à refuser de me brader ? ». Vous y êtes, n'est-ce pas, vous connaissez cette voix, vous la reconnaissez, on l'entend beaucoup. Elle s'arroge généralement deux caractéristiques contradictoires, ici un peu naïvement rapprochées de sone que l'abus est par trop visible. Elle se donne volontiers, d'une pan, pour une voix solitaire, mélancoliquement issue des dignes retraites romantiques des cœurs pudiques, tels que les blessent sans cesse la vulgarité du monde, les passions effrénées de la chair et la décadence de l'amour : « suis-je le seul ? », « suis-je vraiment le seul ? », « n'y at-il vraiment plus un seul garçon honnête et simple, strictement hors ghetto, pour qui le mot amour ait encore un sens ? », « dois-je renoncer à tout espoir de rencontrer un jour dans les Deux-Sèvres ... etc. ? ». Mais en même temps elle insinue avec insistance qu'elle est majoritaire, non sans la vague nuance de menace plus ou moins voilée qu'implique toujours cette prétention. Ainsi, dans la lettre déjà citée : « D'ailleurs, et les PA du Gai Pied en témoignent, nombreux sinon majoritaires sont ceux qui pensent comme moi». Mais que pensent-ils, ceux-là ? Avec « Pierre », l'auteur de la lettre, ceci : « Au fond, il n'y aurait que deux catégories d'êtres : ceux qui cèdent à la facilité - et au mépris de soi - sous prétexte qu'il n'est pas aisé d'aimer (sunout pour l'homo) ; ceux qui persistent à croire que les rencontres vraies - pour rares qu'elles soient - se vivent dans la lumière. » Vous n'ignorez pas cette plaisanterie fatiguée : « Au fond il n'y aurait que deux catégories d'êtres : ceux qui croient qu'il n'y aurait que deux catégories d'êtres, et les autres». En ce qui me concerne, j'appaniens résolument au deuxième groupe. Et je crois que« Pierre » et ceux qui pensent comme lui, qu'ils soient ou non majoritaires, raisonnent et vivent selon un système d'antinomies parfaitement imaginaires, ou qui du moins n'ont de réalité que culturelle, historique, et donc corrigible : une réalité qui se trouve dans les faits parce qu'elle se trouve dans les esprits, et non l'inverse. De ces antinomies la plus factice à mon sens, et celle qui les représente toutes, oppose, comme l'ombre à la lumière, 172

les amours (?) à la sauvette » (je cite toujours « Pierre ») aux « aspirations profondes de l'homme à la confiance, à la rencontre vraie, au don mutuel (qui n'a pas trop d'une vie pour se réaliser), à l'amour (qui a besoin de temps pour se construire), au respect, à la "verticalité" (au sens où l'emploie Barjavel) ». Ceux qui séparent ainsi rigoureusement « l'amour » et « les amours (?) », dans leur culte du premier et dans leur recherche de « la rencontre unique » se refusent les secondes et « la multiplicité des rencontres », ou bien ils ne les vivent qu' « à la sauvette », dans « le mépris de soi » et de l'autre : « On tente de se rassurer, écrit « Pierre », on cherche des complices, unç consolation, voilà tout ». Leurs expériences de ce cq_té-là ne peuvent que les confirmer dans leurs convictions, car on imagine mal que, vécues selon de telles prémisses, perçues d'emblée comme dégradantes, honteuses, des pisaller, elles puissent être bien heureuses. Mais me frappe surtout ceci, dès que j'essaie de me placer, ce qui ne m'est pas facile tellement elle m'est étrangère, à l'intérieur de cette dichotomie si répandue : refusant les rencontres par obsession de la rencontre, les amours par manie de l'amour, nos rigoureux s'enlèvent, j'en ai peur, les moyens de leur fin ; non point tant de façon pratique, parce qu'à s'interdire la drague et les lieux qui lui sont plus ou moins officiellement impartis ils diminuent singulièrement leurs chances d'être mis jamais en la présence si désirée ; mais, plus profondément, parce que rien ne nous paraît moins séduisant, à moi, ce qui n'est pas grave, et à des milliers d'autres, que l'attitude de refus où ils s'arc-boutent à l'égard du monde et de la réalité, que la prudence timorée et rentière de leur économie des relations humaines, que leur avaricieuse idée du bonheur, tout enrobée d'amertume, de désapprobation aigrie, de sombres avertissements (« Pourquoi choisir d'aboutir au drame ? »). Ils ne veulent rien donner qui puisse être en pure perte, leurs sourires comptés sont des investissements à terme, ils thésaurisent indéfiniment, pour le grand jour du grand amour, leurs caresses, leurs baisers et leurs rires. Ils remettent d'aimer sous prétexte de mieux aimer quand viendra l'heure, ils remettent de vivre pour vivre «

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davantage aux calendes belges, mais pire encore, on dirait qu'ils remettent d'être. Significative encore sur ce point, la lettre de « Pierre ». Citons, c'est moi qui souligne : « ... et je veux céder à l'envie qui m'étreint ( ... ) de construire un couple qui justifie ma vie, mes choix, qui donne existence à ce que je pense, souhaite, fais, qui donne un objet à mon regard, à mon besoin de donner, de partager, qui donne un sens - et presque une direction - à ce corps tout tourné vers l'autre, ... ». Troublant aveu, effrayante modestie. Ainsi, avant qu'arrive l'Autre, cet Autre auquel sont sacrifiés tous les autres et peut-être vous-même, point de justification à votre vie, nulle existence à ce que vous pensez, pas d'objet à votre regard, aucun sens à votre corps ? N'est-il pas à craindre, en de pareilles conditions, qu'il ne soit guère attiré, et qu'il ne tarde encore à paraître ? Ici trouverait son explication le malencontreux paradoxe, si constamment observable : tel qui se calfeutre dans l'attente de l'Ami et qui tient bien au chaud, pour lui, son amour, l'attend toujours, tandis que celui-ci qui sourit à la ronde, s'amuse, rend précieuse sa liberté, s'entiche d'un regard à la fontaine des Innocents, rebrousse chemin et rentre, à cause d'une moustache blonde parmi la file d'attente, dans un cinéma dont il vient de sortir, fait sa joie des chemises qui s'entrouvrent à la chaleur de juin, chavire sous un clignement d'œil (mais si c'était un tic ?) à l'exposition des Napolitains, s'affole au BH pour un provincial 1 qu'il entraîne, après trois heures d'étreintes passionnées mêlées de sueur, de salive et de sperme, dans la première lumière d'un matin de printemps entre les guichets du Louvre (l'arc du Carrousel mauve à cinq heures du matin a l'air de l'embarrassant cadeau offert en bénédiction amusée par un dieu complice), et ne présente au bonheur, en toutes choses, qu'une disponibilité enjouée, celui-ci est gentiment assailli de propositions conjugales : dont il se pourrait bien qu'il en accepte une, qui sait ? 1. Cf. la très jolie lettre Backroom : baise ou tendresse d'un Bruno de Nancy dans Gai Pied n° 71, 28 mai 1983. « Richard, n'oublie pas !! »

Comment dire ? ' Qu 'a foict l'action genitale aux hommes, si naturelle, si nécessaire -et si juste, pour n'en oser parler sans vergongne et pour l'exclurre des propos serù:ux et reglez ? Nous prononçons hardiment : tuer, desrober, trahir ; et cela, nous n 'osenons qu'entre les dents? Montaigne, Essais. Liv. III, chap. V. Un jeune homme fon achrien, et qui tient un rôle assez imponant dans cenaine institution qui ne l'est pas moins, commentait favorablement, le mois dernier, le texte que j'avais écrit pour le catalogue des dessins de Jean-Paul Marcheschi, et dont j'ai publié ici une version un peu modifiée. On me pardonnera de citer le compliment, qui n'est pas essentiel à mon propos, mais qui n'en est pas dissociable non plus : « Ah oui, c'est très bien ; c'est même tellement bien qu'on regrette un peu qu'il y soit question de sexe, tout d'un coup, de façon aussi nette. Ce n'était peut-être pas indispensable et ça ... comment dire. . . » Comment dire, en effet ? L'exposition des œuvres de Marcheschi et ses retombées diverses, que j'ai suivies amicalement d'assez près, nous ont offen, à lui et à moi, des dizaines d'occasions de nous souvenir de ce que nous avions tous les deux tendance à oublier, le statut paniculier de discours où demeure,

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malgré toutes les évolutions tant signalées, le sexuel. Pourquoi, dans notre société, et en dépit des apparences superficielles, la sexualité reste-t-elle le champ d'une hystérie à peine contrôlée, ou pas du tout, le domaine d'une résistante irrationalité, le lieu par excellence des bredouillages, des bégaiements, des lapsus, des subites précipitations, des périphrases, des rougeurs, des aveuglements provisoires ou bien, symétriques et complémentaires, des complaisances grasses, des grossièretés, des complicités égrillardes ? Rien à faire : sitôt qu'apparaît sans voile le sexuel, aucun comportement qui ne s'emberlificote. Montrez un album de deux cents dessins reliés, dont quarante, supposons-le, aient un caractère très ouvertement sexuel, et les autres pas du tout. Observez qui feuillette le livre. On dirait que ne sont possibles, à peu d'exceptions près, que deux types de réactions : ou bien les quarante dessins sexuels sont comme frappés d'inexistence, la main tourne plus vite les pages qui les présentent, le regard s' embue de distraction, le commentaire se suspend ; ou bien ces dessins-là, au contraire, dévorent tous les autres : il n'est plus question que d'eux, et le reste du volume est renvoyé dans les limbes d'un vague avant-dire, d'un prétexte, d'un remplissage. Que l'activité et le plaisir érotiques puissent constituer un sujet tout simplement comme un autre, comme les couchers de soleil sur la mer, comme les paysages d'Italie, occasions de bon ou de mauvais travail esthétique, c'est ce que personne ne paraît envisager. « Provocation », radote celui-ci. « Affronter ses démons ... », psalmodie celui-là. Et fostidiosa caetera. De quoi parlent-ils ? J'ai déjà évoqué ce mythe, si répandu, selon lequel le sexuel, en art, serait éminemment rémunérateur. Quelques cas le confirment. Mille autres quotidiennement le démentent : c'est en vain. Une galerie d'art ne veut rien d'érotique en vitrine, ni même dans sa première salle ; à moins qu'il ne s'agisse d'une galerie d'art érotique. Pas d'échappatoire, nous connaissons tous le dilemme : le placard ou le ghetto. Pompiers au fusain, enculades à la mine de plomb, bandaisons à la gouache, comparées à 176

des vues d'Ile-de-France ou d'Andalousie, se vendent difficilement : « Vous comprenez, chez moi, je ne saurais pas où les mettre, dit l'éventuel acheteur : on ne sait jamais qui peut arriver à l'improviste ... ». Tel musée organiserait bien une exposition, mais il faudrait que l'artiste édulcorât sérieusement son inspiration : « Qu'estce que vous voulez, à Nantes ... ».]'écris Nantes au hasard : on dirait Paris aussi bien. Et si d'aventure notre peintre sollicite une bourse officielle, est candidat à quelque concours national, à quels élagages ne devra-t-il pas consentir ! Tout cela m'ébahit, mais ma stupéfaction stupéfie. Que notre civilisation ne soit toujours pas capable de regarder en face « l'action génitale », comme dit Montaigne, sauf en des arrière-salles, ni d'en parler sans des moues de rombières, des gloussements de tendrons postpré-pubères, des salaceries de carabins et des cuistreries d'archiatre, tout le monde y semble résigné, ou même le trouver bon. Et chacun de s'évertuer à l'envi pour étaler le poncif, selon lequel la sexualité, en fait si comprimée, serait partout. Quant à l'homosexualité, le paradoxe est encore bien plus grand. C'est bien simple, on ne verrait plus qu'elle. Les homosexuels eux-mêmes poussent à la roue : nous serions « à la mode ». Voilà un sujet dont des siècles durant il n'a pour ainsi dire pas été sérieusement question et qui, à l'échelle de l'histoire, commence à peine à être abordé, avec, quantitativement, une discrétion qui n'a aucun rapport de proportion à son importance réelle : eh bien, on dirait que c'est encore trop, ou déjà trop. En soixante-dix ans, pas un film homosexuel digne de ce nom ; et puis, dernièrement, trois ou quatre, chaque saison, qui peuvent y prétendre. L'hétérosexualité, cependant, en a deux ou trois cents par Pariscope. N'importe, elle n'y songe pas. Que serait un « film hétérosexuel », à ses yeux ? Ces mots-là n'ont pas de sens. Elle repère la petite poignée de longs métrages qui évoquent nos amours, et de préférence nos malheurs, puis, condescendante et pincée, elle nous proclame « à la mode au cinéma». Et, comme d'habitude, nous la croyons. Nous reprenons 177

l'expression dans nos propres journaux. Parmi des millions de silencieux par contrainte, d'invisibles par force, quelques-uns commencent à se montrer et à s'exprimer, ils écrivent des livres, ils peignent, ils font des films, on les voit cinq minutes par mois à la télévision : et quels commentaires suscitent-ils, eux et les leurs ? « L'homosexualité est à la mode>. Pour peu qu'on tende légèrement l'oreille, on distinguera nettement le sous-entendu de la formule : « Ça va passer>. Réalité, représentation : elles luttent, elles se contredisent, elles feintent, elles se dérobent l'une à l'autre, mais elles se façonnent aussi et ne se peuvent opposer. Non plus le sexe et l'amour. Vérité du moment : l'interdit ne ponerait plus sur le premier, mais sur le second. Soit : ce n'est pas mon expérience, ni mon observation, mais sans doute est-ce affaire de lunettes. « Voulez-vous essayer celles-ci, ou encore celles-là ? > me suggère Proust, je ne sais vraiment plus où. Volontiers, et déplacer le point de vue, pour que les deux termes dépouillent leur arbitraire antagonisme. Plus de sexe moins d'amour, et vice-versa, croit-on comprendre au babil ambiant, comme si tout cela se mesurait en quantités mathématiques. Non, non, plus de sexe plus d'amour, et réciproquement ! Et plus de tout ce qui les lie, plus de regards, plus de sourires, plus de caresses, de rencontres, de voyages, de camaraderie, de gentillesse, d'amitié, de bonheur. N'apprécier pas trop le mensonge, la tromperie, la possession, les jalousies mesquines, la réciproque répression sexuelle, le vaudeville, le petit couple à la française, en somme, tel que nous n'avons qu'à le transposer, si peu, de Labiche, de Feydeau, ou des caleçonnades de boulevard, ne nous dites pas que c'est proscrire l'amour, ou même l'amour à deux. Le dépan n'est pas entre le sexe et l'amour, mais entre l'amour à bandeau, celui qui isole et qui ferme au monde, et l'autre amour, le grand, celui des camarades de Whitman, encore une fois, qui offre la terre, au contraire, et ses plages, et ses nuits, et ses attentes, et ses cafés, et ses bras dans le dos, et les rues de ses villes . « U'ai fait ce songe, dans l'estime ... ) > Les amants sont deux, ils sont trois, ils sont dix, ils sont à nouveau deux, les mêmes ou 178

bien deux autres. N'impone : ils ne se perdent pas, ils se cherchent toujours. Aimer les fait aimer plus, pas moins. Ils se retrouveront, parce qu'ils n'ont pas failli. «je parle d'une estime ... »

Bern feito !

Je suis bien de votre avis, ces chroniques et moi manquons d'air. Il nous faudrait un peu d'espace, des routes, des voyages, un peu de ciel entre les phrases, d'autres rivages. Hélas, je suis épinglé à mon pauvre bureau, pour quelques semaines encore. Puis ce sera le plein été. J'espère qu'il m'offrira de vous offrir, à la rentrée, et pour terminer la série, quelques églogues marines, ou pastorales, provinciales en tout cas, dictées par le hasard des rencontres, des chemins et des jours. Je n'ai pour nourrir ces pages, en attendant, dans ma retraite actuelle, que les conversations d'amis et la lecture de Gai Pied: le courrier et les petites annonces, par exemple, sont une source constante de réflexions, ou de rêveries. En fait de rêveries : « Rencontres types. JH 28 ans, cheveux couns, brun, moustaches, poilu, lm74 pour 63 kgs, actif et passif, bien monté recherche mecs sympas 25/ 35 ans pour bonne baise à 2 ou plus, sentiments non exclus si affinités, uniquement moustachus, et/ ou barbes counes, actifs/passifs, et bien montés. Sur Yvelines ou Paris. Contacter Jacques au ... » Tout cela m'a l'air rudement bien. Malheureusement j'ai 36 ans, et puis où commence« bien monté» ? Ne risquons pas de rebuffades. De toute façon je n'ai pas une minute à moi et il faut 180

que j'écrive cette chronique, comme disait notre ami le mystérieux Loiseau. Quant à la réflexion, on pourrait partir de ce superbe exemple de « figure Belle » 1 : « 3574. 15 / 20 ans sur Nice et région.J'ai 23 ans, brun, yeux bleus, bien physiquement, sympa et très affectueux. Seulement voilà : je n'ai jamais fréquenté le milieu gay (et je ne souhaite pas le fréquenter un jour) ; je ne suis ni cuir, ni SM, ni vicieux ... etc. ; je suis naturel, et pas du tout efféminé ; la couleur de la peau et le milieu social n'ont pas d'importance pour moi ; je cherche aussi une amitié, et pas seulement du sexe ; je ne m'exhibe pas, et personne dans mon entourage n~ connaît ma situation. Malgré tous ces handicaps, j'aimerais rencontrer ... etc. ». L'énumération, dans les annonces, produit facilement un effet d'équivalence, entre chacun de ses termes, qui a de grandes chances d'exaspérer les intéressés : « barbus, moustachus, SM, vulgaires, folles, etc., s'abst. » Parfois la formule s'aggrave d'un « et autres ... » particulièrement infuriating, type « gnangnan, gnangnangnan et autres gnangnan s'abst. » Récemment remarquée, cette belle tautologie : « ... , vieux, gros, barbus, moustachus et les habituels s'abst., s'abst. ». NDC s'est légitimement révolté, il y a peu, au nom de tous les moustachus de la francophonie gaie, contre « ... cradingues, moustachus, etc. » : la coupe était pleine. Donc, à propos d'éléments que leur juxtaposition pose insolemment comme à peu près synonymes, ces deux : « je ne m'exhibe pas» et « personne dans mon entourage ne connaît ma situation ». S'agissant de l'homosexualité, il est rare que se montre aussi abusif qu'ici l'emploi, qui pourtant l'est presque toujours, par l'hétérocratie et par les « collaborateurs » de son règne, les achriens du placard, 1. Pour mémoire : la « figure Belle > consiste à présenter comme fâcheux, ou comme un « handicap >, tel trait dont on sait bien, ou dont on espère, qu'il sera très favorablement perçu par le public. Ex. : «Je suis pas à la mode: je suis pas lesbienne>, «J'ai un grand défaut : je suis trop franc >, « J'ai certainement aucune chance : je suis pas snob, pas raciste, et pour moi le mot aimer veut encore dire quelque chose >. Etc. Cf. Buena Vista Park, Hachette P.O.L, p. 78.

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de ces mots-là : s'exhiber, exhibitionnisme, provoquer, provocation. Les variantes abondent. « Olivier de Lille », auquel j'ai tenté de répondre dans ces colonnes mêmes, dernièrement, m'écrivait aussi, par voie de Courrier des Lecteurs : « La question relève d'ailleurs d'un problème plus grave, puisque le fait de vouloir s'affirmer, je dirai dans votre cas : de s'afficher éperdument, signe déjà un échec, ... etc. ». Je ne doute pas qu'en Iran et ailleurs on dise des femmes qui souhaitent retirer leur tchador : elles s'affichent, elles s'exhibent, elles provoquent. Trop d'homosexuels encore, dirait-on, ne croient vraiment, profondément, ni à leur innocence ni à leur bon droit. Ou bien ils voient ceux qui les oppriment, ceux qui les insultent et les humilient, ceux qui les empêchent d'être, comme de petites natures sensibles, fragiles, auxquelles il ne faudrait causer aucune peine, même légère. Se cachant ils confirment l'idée qu'ils ont quelque chose à cacher, qui ne peut être que honteux. Ils ont pris leur parti d'être des citoyens de deuxième classe, aux droits réduits. Leur humilité alimente le mépris où ils sont tenus. Et cependant ils semblent incapables d'échapper à ces alternatives oppressantes, le placard ou l'exhibition, le secret ou la provocation, la honte ou le défi. C'est sans doute qu'ils sont victimes, comme toute une civilisation l'a voulu, de ce que nous pourrions appeler, puisque nous n'en sommes pas à un barbarisme près, un hétérocentrisme. Ils ne peuvent s'envisager, et leurs valeurs, et leur vie, que dans l'œil et dans l'esprit de cet autre si lourdement omniprésent, l'hétérosexuel : ils pensent avec ses mots à lui, ils ne se voient que dans le miroir dévastateur qu'il leur tend, ils ne vivent que dans le cagibi qu'il leur alloue. Une heure du matin, en voiture, une rue sombre et plutôt retirée. Non, non, n'attendez pas d'affriolantes acrobaties. Il ne s'agit ici que d'un petit baiser, et dans le cou, à tel qui l'a bien mérité : j'en ai pour lui d'autres en réserve. Mais celui-là l'inquiète : long regard alentour. « Si quelqu'un nous voyait ? - D'abord il n'y a personne, et puis même ... ?» 182

Je vous épargne les détails, jusqu'à (c'est lui qui parle, évidemment) : « Au fond, si tu veux m'embrasser, c'est seulement parce qu'on est dans la rue. . . » Alors que ... Oh, la mauvaise foi des gens qu'on aime! Et la chance du petit Jésus de pouvoir placer ses paraboles sans qu'on lui demande éternellement : « Mais quel rapport ? » Cherchez un peu, pour une fois. Toujours est-il qu'une portière a claqué, au premier feu rouge. Plus de métro, et pas d'argent pour un taxi. Bem feito ! comme on dit à peu près à Setubal (prononcez Chtoubal : le, portugais ressemble à l'auvergnat) ou à Viana do Alençejo. Tout s'est exquisément arrangé depuis, don 't you worry. Mais cet épisode m'a troublé : je ne sais plus du tout ce que j'essayais de prouver. Ah si : qu'il ne faut rien prouver. Nous n'avons rien à prouver. Nulle honte à paraître, certes, ce que nulle honte à être. Il n'y a pas deux vies, celle de la maison et celle de la rue, celle du samedi soir et celle de toute la semaine, celle des amants et celle des amis. Foin de dissimulation ; mais de démonstration aussi bien : ce serait ne se définir encore que par rapport aux autres. Si j'ai envie de t'embrasser un instant, quand nous marchons à travers la ville, ou de poser la main sur ton épaule, ce n'est pas à cause d'eux, cher idiot, ce n'est même pas malgré eux. Je ne dis pas que je ne sois pas exagérément conscient, alors, peut-être, de leurs regards ; ils me feront, au pire, prolonger mon geste d'une seconde : ainsi est-on contraint, malgré qu'on en ait, au militantisme ; mais de moins en moins, heureusement. Exister suffit, si c'est pleinement. Celui-ci qui se moque de l'activisme de ses pairs («exhibitionnisme», dit-il, «provocation»), qui déplore de leur part, dans leur affirmation de soi, un volontarisme qui lui semble forcé, il en profitera demain. Lui n'aura plus qu'à vivre. Ni placard, ni vitrine. Le naturel est une laborieuse conquête.

Calamus II

Comme ceux que j'ai déjà publiés ici, les poèmes de Walt Whitman qui suivent, et que j'ai traduits, appartiennent au recueil Calamus. Ils ont été écrits en 1860.

In paths untrodden In paths untrodden, In the growths by margins ofpond-waters, Escaped from the lift that exhzbits i'tself, From al/ the standards hitherto publish 'd, from the pleasures, profits, conformities, Which too long I was offering to feed my soul, Clear to me now standards not yet publish 'd, clear to me that my soul, That the soul of the man I speak for rejoices in comrades, Here by myself away from the clank of the world, Tallying and talk'd to here by tongues aromatic, No longer abash 'd, (for in this secluded spot I can respond as I would not dare elsewhere,) Strong upon me the ltfe that does not exhzbit itself, yet contains al/ the rest, Resolv'd to sing no songs to-day but those of man/y attachment, Projecting them along that substantial lift, Bequeathing hence types of athletic love, Aftemoon this delù:ious Ninth-month in my forty-first year, I proceed for al/ who are or have been young men, To tell the secret of my nights and days, To celebrate the need of comrades. (1860)

What think you I take my pen in hand? What think you I take my pen in hand to record? The battle-ship, perfect-model'd, majectic, that I saw pass the offing to-day under full sait? The splendors of the past day ? or the splendor of the night that envelops me ? 186

Dans des sentiers non frayés Dans des sentiers non frayés, Parmi les buissons sur les bords des étangs, Échappé de la vie qui s'exhibe, De toutes les valeurs jusqu'ici proclamées, des plaisirs, des profits, des conformités, Que trop longtemps j'ai offens à mon âme pour nourriture, Claires sont pour moi maintenant des valeurs non encore proclamées, il est clair pour moi que mon âme, Que l'âme de l'homme au nom duquel je parle se réjouit des camarades, Seul ici loin du cliquetis du monde, En accord ici avec des plantes aromatiques qui me parlent, Sans plus de confusion (car en ce lieu reculé je peux répondre comme je n'oserais le faire ailleurs), Soumis à la vie qui ne s'exhibe pas mais contient tout le reste, Résolu à ne chanter d'autres chants aujourd'hui que ceux du viril attachement, Les projetant le long de cette vie abondante, Léguant à panir d'ici des types d'amour athlétique, En cet après-midi du délicieux neuvième mois de ma quarante-et-unième année, J'entreprends pour tous ceux qui ont été de jeunes hommes, De dire le secret de mes nuits et de mes jours, De célébrer le besoin de camarades.

Pourquoi croyez-vous que je prenne la plume ? Pourquoi croyez-vous que je prenne la plume ? Pour garder trace du majestueux navire de guerre, parfaitement modelé, que j'ai vu passer au large aujourd'hui, à pleines voiles ? Des splendeurs du jour écoulé ? ou de la splendeur de la nuit qui m'enveloppe ?

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Or the vaunted glory and growth of the great city spread around me ? - no ; But merely of two simple men I saw to-day on the pier in the midst of the crowd, parti'ng the parting of dear friends, The one to remain hung on the other's neck and passionately kiss 'd him, White the one to depart tightly prest the one to remain in his arms. (1860)

These I singing in spring {extrait) Far, far in the forest, or saunten·ng later in summer, be/ore I think where I go, Solitary, smelling the earthy smell, stopping now and then in the silence, A/one I had thought, yet soon a troop gathers around me, Some walk by my side and some behind, and some embrace my arms or neck, They the spirits of dear fa"ends dead or a/ive, thicker they come, a great crowd, and I in the middle, {1860)

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Ou de la gloire et de l'essor tant vantés de la grande cité qui s'étend autour de moi ? - non ; Mais seulement de deux hommes simples que j'ai vus aujourd'hui sur la jetée au milieu de la foule, se séparant à la manière de chers amis ; Celui qui restait se pendait au cou de l'autre et l'embrassait pass10nnément, Tandis que celui qui partait serrait étroitement dans ses bras celui qui restait.

Chantant ces choses au printemps (extrait)~ ... Loin, loin dans la forêt, ou bien flânant plus tard pendant l'été, avant de me demander où je vais, Solitaire, sentant la senteur de la terre, m'arrêtant ici et là dans le silence, Seul, avais-je pensé, pourtant bientôt une troupe s'assemble autour de moi, Quelques-uns marchent à mes côtés et d'autres derrière moi et quelques-uns m'embrassent les bras et le cou, Ce sont les esprits d'amis chers, vivants ou morts, leurs rangs s'épaississent, une grande foule, et moi en son milieu ...

Été

Posée sur le bureau devant l'homme qui écrit, la photographie montre une fenêtre assez haute, ouvene sur la mer. Au-delà de l'appui, où des figures de fer forgé s'inscrivent dans un jeu symétrique de doubles diagonales et de cercles, la mer apparaît seule, debout. L' œil en est séparé par un voilage très léger dont la moitié droite ondule un peu, sous l'effet du vent d'été. Le soleil n'est pas visible, mais sa position est facile à déterminer. Il est à gauche de l'homme qui écrit, très haut dans le ciel à en juger par l'ombre ponée de la balustrade, que compliquent à loisir, très bas, sur la droite, les plis frémissants du voile transparent. En deçà de la fenêtre, on distingue à peine les détails de la chambre, très sombre par contraste avec la lumineuse et maritime trouée centrale. Les lourds rideaux bruns viennent d'être écanés. C'est le matin. Un fauteuil, large et profond, est posé en oblique par rappon à la fenêtre. Si je m'y asseyais, je ne pourrais voir l'océan qu'en tournant très sensiblement la tête vers la gauche, mais je regarderais droit dans les yeux l'homme qui écrit ceci, en ce moment, dans une autre chambre, à Paris. Ou bien j'aurais en face de moi un lit défait, d'où sonirait le torse nu, relevé contre l'oreiller, d'un garçon très bronzé, 190

moustachu, aux yeux vens. Il a serré autour de ses hanches le drap supérieur, très blanc, alors que les couvenures ont depuis longtemps été repoussées jusqu'au tapis. Le plateau argenté d'un petit déjeuner pour deux personnes est posé dans un équilibre précaire entre la jambe droite du garçon, à demi relevée, facile à distinguer sous le drap en désordre, et l'extrême bord du lit. On entend le bruit d'une baignoire qui se remplit. On entend aussi, luttant victorieusement avec lui, la voix d'un homme jeune, sans doute, qui chante à tue-tête la troisième mélodie des Nuits d'Été: Ah, sans amour s'en aller sur la mer! La phrase, panie de la note haute de l'exclamation initiale, descend avec un amusement sans doute voluptueux1 pour le chanteur jusqu'à l'extrême gravité de la mer, où elle s'attarde plus qu'il ne serait tout à fait nécessaire. « Sans amour my foot!» écrit l'homme qui écrit. « La mélodie de la mer», écrit Marguerite Duras. « Bravo ! » s'écrie le garçon aux yeux vens, en imitant l'accent d'un Américain de la Caroline du Sud, qui luimême imiterait l'accent d'un Italien de Falconara Albanese, enthousiasmé par la représentation, trois fois interrompue par l'orage, de La Force du destin aux arènes de Vérone. L'Italien, qui ne s'appelle pas du tout Roméo mais Omero, applaudit plusieurs minutes durant, d'un geste étrangement large, assez lent, qui fait jouer ses biceps et, nettement perceptibles sous sa chemise plus ou moins militaire, les muscles ronds de ses épaules. C'est ce qu'observe à la dérobée, sans trop s'en rendre compte, perdu qu'il est dans sa rêverie parmi les milliers de spectateurs à l'autre extrémité de l'amphithéâtre, un Troyen ou Sparnonien de dix-sept ans, pas paniculièrement beau, qui voyage avec ses parents et sa sœur. La nuit dernière, à Venise, il est soni subrepticement de l'hôtel et il a marché seul à travers la ville, d'un rio à l'autre, jusqu'à un large pont de pierre blanche couven d'échoppes, enjambant le Grand Canal, et dont le nom lui échappe, parce qu'on veut trop lui en apprendre. Un Vénitien d'une trentaine d'années, barbu, mais après tout il n'était peut-être pas Vénitien, l'a suivi et même, sur une grande place désene et sans forme, ornée d'une statue blanche, 191

s'est approché de lui comme pour lui parler. Mais l'adolescent champenois s'est enfui. Maintenant, il essaie d'inventer un prétexte pour retourner à Venise, afin d'y chercher l'inconnu. Dans l'après-midi du même jour, à Clermont-Ferrand, un homme en chapeau et chaussures de toile ajourée, qui est né sous la présidence de Félix Faure aux Martres-deVeyre, quitte le café-tabac Le Rialto. Il tient en laisse son petit chien blanc, Hector. Tous les deux s'avancent lentement sur le large trottoir écrasé de soleil du boulevard Gergovia, et le vieil homme se demande pourquoi lui est revenue en rêve, cette nuit, et plusieurs fois récemment, l'image d'un ouvrier agricole torse nu qui faisait avec lui les foins, pendant l'été 14, quelques jours à peine avant la mobilisation. Du pantalon de velours marron, à grosses côtes, très serré à la taille, jaillit le haut d'un corps musclé par le travail de la faux, glabre et très blanc. Mais les avant-bras, le visage et le cou sont d'un rouge soutenu, tirant vers le cuivre. La grange est vide. C'est l'heure de la sieste. Un geste inexplicable : était-ce une invite ? Je t'aime et tu ne le sauras jamais. Ou bien si les grandes avenues ravagées de poussière et de chaleur du bord des villes de province ont toujours tout su, tout connu ? A quinze ans tu étais fou d'un camarade alsacien, fils d'un colonel ; et que s'approche la fin des classes te désespérait. L'institutrice de l'Orne avait bien raison de craindre, elle aussi, les vacances, qui la sépareraient de son amie. L'autre est partie pour la Grèce. Deux cartes postales, sibyllines. Le souci de la discrétion, bien sûr, peut expliquer tant de réserve, mais alors pourquoi ne pas envoyer une lettre, sous enveloppe ? Il y a aussi que le courrier se perd. Lui n'a trouvé cette place que depuis quatre mois, il n'a pratiquement pas droit à un seul jour de congé. Il pourrait sans doute s'absenter une semaine, ou même deux, mais il ne serait pas payé et il n'a pas un sou. Plutôt que d'aller s'enterrer chez ses parents à Chalon-sur-Saône, il aime encore mieux rester ici, même en travaillant. Hier soir, sur l'avenue de Suffren, il a rencontré un Norvégien. Il l'a amené dans sa chambre. Ils ont oublié de dîner et à quatre heures du matin ils ont

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panagé le contenu d'un bocal envoyé par une tante de Castelnaudary. Si la pauvre femme savait dans quelles orgies intimes a figuré son cassoulet... Et tu l'as laissé dormir chez toi, ton Finlandais, quand tu es soni ce matin ? Bien sûr. S'il fallait se méfier de tout le monde ! D'ailleurs il m'a appelé son petit ours, et il m'a donné son adresse pour le jour où je passerai par Copenhague. Malheureusement il devait prendre un train pour Florac, il va descendre en canoë les gorges du Tarn. Il va faire du trekking en Indonésie. Il est moniteur de ski nautique dans un club en Yougoslavie. Elles font de la spéléologie dans le Lot. Contadin, 40 ans, solide gaillard, bien monté,, moustachu, très poilu, ch. citadin sympathique, même· genre, pour panager les travaux et loisirs de la ferme (juinseptembre). Le poème, qu'il trouve à son retour dans sa boîte aux lettres, commence ainsi : « Seul sur mon nuage rose avec mon petit Corse, j'entame à belles dents, du bonheur, l'écorce». Ils se croisent, ou plutôt ils ne se croisent pas, dans les escaliers de la tour de la cathédrale, à Coutances. Et pounant, quand je suis parti pour l'université d'été, à Marseille, je n'imaginais pas du tout que j'allais y rencontrer l'amour. Il lui fait une pipe sous l'eau, à cent mètres à peine du rivage et de trois mille baigneurs. Surtout ne me dis pas qu'à Barcelone tu es tombé sur un autre psychanalyste argentin ! Ils se sont rencontrés dans la pissotière qui est devant Sainte-Clotilde, le 11 août 1933, et ils ne s'étaient jamais quittés depuis. Ma femme et mes enfants ne sont pas là, tu veux venir prendre un verre chez moi ? La baie vitrée qui donne sur le jardin est grande ouverte : le jour surprend les corps emmêlés des deux femmes, que le sommeil semble avoir saisies dans la position même de leur plaisir. Près d'Agde, le petit garçon hollandais se cache dans l'escalier de la maison en ruine, aux murs couverts de graffiti, et il observe, fasciné, les ébats divers qui tout l'après-midi s'y succèdent. Reviens, reviens, mon bien aimé ! ]'ai 18 ans, j'habite à Valenciennes et je vous écris cette lettre parce que je n'en peux plus de solitude et de tristesse. Give love a chance. A deux heures et demie du matin, un garçon paralysé des deux jambes, assis sur un banc, suce 193

le sexe d'un touriste allemand dans le jardin public de la ville de Léon, près de la Gloriette de Guzman le Bon, le long du rio Bernesga. Cela dit, crois-moi que question boîte, Noirmoutier, c'est pas encore vraiment au point. Routiers, rugbymen, CRS, policiers, parachutistes et toutes professions viriles, si vous passez par Privas un mec vraiment motivé qui vous comprend et qui vous admire est à votre disposition et peut vous recevoir. Il est allé avec ses deux frères faire du camping au Lavandou. Malgré ses principes le barman du Berlioz, à Grenoble, finit par sourire au client timide qui lui demande tous les jours un Chambéryfraise depuis le 14 juillet. Dans les buissons nous restons les derniers, et même il commence à faire un peu froid. Sur la plage ne demeurent plus que les deux Suisses de Zürich, qui se ressemblent tellement et ne se quittent jamais. De part et d'autre du fil de volley-ball, devant l'hôtel, les traces des pieds nus des joueurs, dans le sable, sont la seule preuve qui demeure de leurs corps, et de leur voix. Sur la terrasse, un commis en chemise blanche à manches courtes, et nœud papillon noir, repiie des chaises longues. Aujourd'hui, il a enfin trouvé une minute pour envoyer une carte postale à son grand-père, à Clermont-Ferrand : le casino, la plage, le phare, la jetéepromenade. Il lance un regard rapide à la fenêtre de la chambre 103. Je me demande ce qu'ils sont en train de faire, ces deux-là. En tout cas ils ne doivent pas s'embêter. Entre l' œil de l'homme qui écrit et les figures symétriques de l'appui, le voilage semble avoir encore un peu bougé, mais à peine.

Une crise apparemment grave a divisé cet été les rédacteurs de Gai Pied, dont plusieurs, et non des moindres, ont décidé de remettre leur démission. Quant au fond de l'affaire je ne suis pas sûr de comprendre grand chose, ni n'ai le désir de prendre parti. Je n'appartenais pas au comité de rédaction du journal, j'en connaissais à peine les responsables, je n'avais mis les pieds dans ses locaux qu'à l'occasion d'une ou deux petites fêtes. Néanmoins, ceux des administrateurs qui m'avaient invité, un an plus tôt, lorsque la publication était encore mensuelle, à collaborer à Gai Pied, et notablement le fondateur du magazine, Jean Le Bitoux, figurant tous parmi les démissionnaires, il m'est apparu convenable de me retirer avec eux. La série des Chroniques achriennes fut donc inteTTompue un peu plus tôt qu'elle ne l'eût été selon mes intentions initiales, qui étaient d'atteindre le chiffre de cinquante-deux. Le lecteur, à la suite des trente-neuf chroniques qu'il vient de parcourir, trouvera ici quelques notes, de longueurs très diverses, qui complèteront ce que je puis avoir à dire, aujourd'hui, autour d'un sujet par lui-même infini.

Homosexualité pure

S'il était bien entendu que je ne lui alloue, de ce fait, aucune espèce de supériorité, je pourrais dire que la pratique sexuelle qui, when al/ is said and done, a ma préférence, celle qui m'est le plus naturelle en tout cas, est aussi la seule qui soit vraiment, purement, rigoureusement homosexuelle, au sens absolument plein du terme. Prenez !'enculage, ou la fellation : les deux partenaires peuvent bien être du même sexe, du même type physique, de semblable psychologie, ils peuvent bien alterner les rôles, ils n'en sont pas moins, dans l'action même et tant qu'elle dure, différents. Entre l'amant « actif> et l'amant «passif> se reconstituent, serait-ce pour quelques minutes, une structure, une figure de rapports, qui sont pareilles à celles de l'hétérosexualité ; tandis qu'entre deux corps semblables pressés côte à côte, les sexes serrés l'un contre l'autre, toute répartition différentielle des rôles est abolie.

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Extases immobiles

D'après le rappon Kinsey cité dans Gai Pied n° 95 (26 novembre 1983), à la question « Quelle est votre activité sexuelle préférée ? », seulement 3 % des hommes homosexuels blancs et 2 % des hommes homosexuels noirs répondent « le frottement des corps ». C'est peu. Je me demande si les résultats de l'enquête seraient les mêmes en France. Je me demande aussi ce que je choisirais, moi, comme réponse à la question. Est-ce bien au « frottement » que vont mes préférences, plutôt, par exemple, qu'à « l'accomplissement d'un rappon anal » ? Ce n'est pas absolument sûr, et puis, Dieu merci, les deux pratiques ne sont pas exclusives l'une de l'autre. D'autre pan, ce terme de « frottement » n'est pas entièrement satisfaisant pour définir ce qu'il tente de désigner et dont, en ce qui me concerne du moins, le mouvement mécanique est loin d'être l'unique composante : le réduire au minimum, c'est à quoi semblent tendre, à l'inverse, les situations érotiques qui m'ont paru délicieuses entre toutes. Expliquons-nous. Il est des cas où la jouissance suprême s'obtient à l'issue d'une très longue progression, grâce à une détermination inflexiblement maintenue, de laborieux effons, beaucoup d'agitatfon. 198

Il en est d'autres - et je ne pense pas ici - faut-il le dire ? - aux éjaculations précoces - où elle ne survient enfin qu'après avoir été le plus longtemps possible différée. Jouissance conquise de haute lutte, jouissance offene presque d'emblée, au contraire, toujours disponible, indéfiniment remise à plus tard. Essayer de jouir, essayer de ne pas jouir : ceci m'a toujours semblé incomparablement plus agréable que cela. L'idéal en ce domaine, si je puis me permettre d'en proposer un modèle, est atteint lorsque les deux amants sont ensemble à l'extrême bord d'un orgasme simultané, et parviennent à s'y maintenir. Le moindre mouvement, dès lors, une pression accrue de l~urs membres, un infime glissement de la peau contre l;i. peau, des poils contre les poils, des lèvres contre les lèvres, un accord plus exquisément précis des torses, des ventres, des hanches, des aines, des cuisses, les précipiteraient dans le plaisir encore plus grand qui mettrait fin à ce plaisir adorable. Pas de frottement, sunout pas de frottement, ce n'est plus de cela qu'il s'agit, mais d'un nirvâna, d'une épiphanie miraculeusement prolongée, ou d'une communion totale. Et sans doute n'est-il pas entièrement dû au hasard métaphorique qu'apparaissent ici, soudain, des termes religieux ou mystiques : car de tels moments sont pour beaucoup d'entre nous ceux qui peuvent le mieux nous faire concevoir l'éblouissement de la grâce et l'adoration pure.

La Petite Différence

« Pour Montherlant, l'enfant est génial, et d'autre

pan « la pédérastie a peu d'importance puisqu'elle est l'amour sensuel pour les enfants et adolescents (... ), c'està-dire l'amour de la féminité qu'il y a en eux, c'est-à-dire qu'elle est l'hétérosexualité à la petite différence près. » Henry de Montherlant, correspondance avec Roger Peyrefitte, cité par Hugo Marsan, Gai Pied n° 97, 10 décembre 1983.

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Soliman le mélancolique

Strasbourg, froide nuit d'automne sur le quai Finkmatt, le long du canal des Faux-Rempans : de frileuses dragues s'étirent chichement entre une pissotière blafarde, près d'un pont, et telle vilaine église wilhelminienne dont je ne saurai jamais le nom, lourdement voisine du lourd palais de Justice. Je dispose d'une chambre à deux grands lits dans un joli petit hôtel du centre où les gardiens de nuit ne sont pas répressifs, on m'en a donné l'assurance, non plus d'ailleurs que les gardiens de jour. Est-ce qu'il ne serait pas trop bête, dans ces conditions, de rentrer sans un compagnon qui réchaufferait mon cœur et mes draps ? L'heure passe, et elle est bien la seule. Plus tôt, il y eut un peu d'animation, quelques émois, quelques engouements, et plusieurs de ces épisodes que Barthes appelait volontiers des contre-tricks : pur tropismes du désir, mouvements inaboutis, rapprochements sans suite, entreprises sans conviction, mols échanges, branlages interrompus, conversations qui s'enrouent, soumission flasque à l'aléa, prises de brumeux rendez-vous. Un funif fils de famille, dûment estudiantin d'allure, m'a prévenu que nous ne pouvions aller chez lui - je l'aurais juré - , et il avait l'air trop triste, méfiant, traqué, trop éloigné de 201

l'idée même du sourire, pour que je lui dise un mot de mon accueillant hôtel. Maintenant plus un pas ne résonne mais, glas de mes espérances, deux coups au prochain clocher. Ah, dernière chance ? Dans une voiture garée le long du quai, une vieille petite Peugeot beige passablement décatie, quelqu'un est assis à la place du mon, comme on dit, depuis combien de temps ? Pommettes saillantes, nez aquilin, épaisses moustaches noires et tombantes, il ressemble, turban en moins, à cenain ponrait de Soliman II qu'on voit beaucoup ces jours-ci, dans les librairies, tel que le reproduit la couvenure de cenaine biographie. Je m'arrête à hauteur de la vitre, pas trop près. L'homme mange, un sandwich qu'il dégage à mesure d'un papier transparent. Il paraît ne poner aucune attention à moi qui le regarde et pounant, si je fais mine de m'éloigner, il me semble qu'il vérifie, du coin de l'œil et par une très légère et brève torsion du cou, la direction où je m'engage. Que peut-il bien faire dans cette voiture, à une heure pareille ? On dirait un détective en faction, n'était que son allure ne corrobore en rien cette hypothèse romanesque. Qu'est-ce qu'il attend, ou bien qui ? Le chauffeur ? Et cet emplacement de la 204 a-t-il quelque chose à voir avec les activités réduites, apparemment, notoires néanmoins, du quai Finkmatt ? Coïncidence ? Comment savoir ? Tiens, la ponière s'ouvre. L'homme son. Il ne me jette pas un coup d'œil, il s'éloigne. Il pone un anorak épais, matelassé, beige, à capuchon, et il garde les mains dans les poches. Finalement, il n'a pas grand chose de sultanesque, vraiment. Au contraire : cette façon de marcher les yeux à terre, le cou comme rentré dans les épaules, ce pani-pris de ne regarder ni à droite ni à gauche, jusqu'à paraître ne pas voir, dirait-on, dans une rue de traverse, un vieux vigile, peut-être, qui pousse une bicyclette, tout cela suggère une modestie imposée, une humilité forcée, une résignation à n'être pas vu, à n'exister pas pour qui l'on croise, à n'appanenir jamais à l'espace qu'on parcoun. Cet homme n'est pas turc, malgré sa moustache de janissaire : nord-africain, plus vraisemblablement, algérien 202

sans doute. Ou bien est-ce de m'être persuadé de son origine maghrébine qui me le fait voir si solitairement transi dans Strasbourg glacial ? Qu'il s'est retourné, c'est trop dire. Mais enfin il m'a bien semblé qu'il s'arrangeait pour traverser les rues de telle façon qu'il pût subrepticement observer, au passage, ma position. Je le suivais, mais de loin, plus intrigué par son cas que vraiment tiré par le désir que j'aurais eu de lui. Son itinéraire était singulier. Il est entré dans une maison banale où s'éclaira pour une minute, derrière la porte de fer forgé à la glace dépolie, un couloir nu, étroit et jaune. Puis le noir. J'ai regagné le quai Finkmatt et de là, un peu plùs tard - mais c'était, me disais-je, un dernier détour-avant de rejoindre mon hôtel et mon lit -, les alentours de l'église. Ses flancs et son abside sont ceints de buissons, successivement, d'un grillage peu élevé, d'une façon de promenade arrondie, enfin, plantée d'arbres que perçait une bruine froide, à peine un peu dorée autour des lampadaires. Or qui vois-je croiser, ou dériver, dans ces parages abandonnés, sinon le pauvre Soliman, le cou toujours enfoncé dans son capuchon rabattu. Ne l'auraisje pas observé plus tôt, n'aurais-je pas remarqué ses étranges chemins, je l'aurais pris pour un riverain lassé réintégrant tardivement son logis, ou bien le quittant pour quelque labeur d'avant l'aube. Il ne témoignait d'aucune visible curiosité, ni à mon égard ni quant à ces lieux bien connus, je crois, pour les alliances diverses qui s'y nouent : qu'il y fût si peu que ce soit intéressé, l'insinuaient seulement, mais avec une croissante insistance, ses régulières réapparitions. Je me suis finalement arrangé pour franchir juste sous ses yeux, lors d'un de ses passages si fortuits chacun d'apparence, mais si récurrents, la grille basse qui sépare le large trottoir des maigres buissons tapis entre les chapelles absidiales. Or, à peine étais-je posté dans la boue parmi les arbustes, voilà Soliman. Il s'approche de moi mais, bizarrement, c'est toujours comme s'il ne me voyait pas. Il est à un mètre de moi, il est à trente centimètres, mais son regard ne croise pas le mien. Sa main se porte à sa 203

braguette, qu'il déboutonne. Il sort devant moi son sexe, complètement mou, dont je me saisis et que je commence à branler, d'une main, tout en m'efforçant de découvrir et de caresser, de l'autre, un corps qui m'est de toutes les façons refusé, dérobé, par le lourd anorak à peine entrouvert vers le bas, par des couches de gros pullovers et de tricots, par une attitude de totale indifférence. Soliman ne fait rien, il ne bouge pas, il n'appuie pas sur mes épaules pour que je me penche et lui suce le sexe, il ne dit rien, il n'offre rien, il ne prétend à rien, il ne repousse même pas mes caresses qui bientôt se découragent d'elles mêmes : c'est comme si je n'existais pas. Que faire, sinon, après deux minutes, m'éloigner ? Ainsi faudrait-il que les plus démunis aient la sexualité la plus avare, les plus isolés les rapports érotiques les moins chaleureux, les plus humiliés le plus d'exigences amoureuses, les moins aimés le moins d'amour à donner, les plus exploités le moins de générosité ?

Autres sons de hautbois

Celui-là, je ne l'ai pas pris pour un Turc, à première vue, mais plutôt pour un Libanais, un Syrien, ou bien encore un Iranien ; et je ne l'ai pas rencontré dans de nocturnes faubourgs alsaciens, mais dans un bar parisien, on ne saurait plus achrien. Il me plaît, je le regarde, il me semble qu'il me regarde un peu, je m'approche de lui. Malheureusement je suis très pressé, je ne suis entré dans ce café que pour chercher quelqu'un qui d'ailleurs ne s'y trouve pas, des amis m'attendent dans la rue. Drague-éclair, donc : j'offre mon numéro de téléphone, accepté. Lui s'appelle Tahir. Deux jours se passent. Très gentil appel de sa part. Bien sûr, tu penses, je me souviens très bien. Non il n'est pas du tout Syrien, il est Algérien, étudiant en sciences. Il parle avec un très léger accent un français de puriste, un peu appliqué, plutôt archaïque, que je trouve très séduisant, autant que son exquise politesse. Mais je dois alors partir en voyage pour quelques jours, nous ne pourrons nous voir qu'à mon retour. A ce moment-là ce sera lui qui devra quitter Paris, pour rendre visite à ses parents, installés à Montpellier. Autres coups de téléphone, rendezvous pris pour dîner chez moi, presque un mois après notre première et brève rencontre. 205

Entre temps, j'ai parlé de Tahir, en passant, à un de ses compatriotes, un de mes amis, Salah, étudiant comme lui, qui le connaît un peu par des amis communs et qui me dit qu'il vit avec une fille et qu'il se défend d'être gai. « Mais alors », se demande Salah, et à moi, « pourquoi est-il constamment fourré dans les bars gais ? » Good question. « En tout cas, poursuit mon informateur, un peu contradictoire, tu peux être sûr qu'il est complètement actif... » Bon : vague inquiétude de ma part, mais nous pourrons toujours panager un repas, et bavarder. Jour dit, heure dite : Tahir, toujours aussi souriant, la gentillesse même. Nous dînons en tête-à-tête et nous parlons, lui sunout, de choses et d'autres : de ses études, de la faculté, de Paris où il habite depuis deux ans et dont il est fatigué, si tant est que la vie d'ici lui ait jamais plu. Son intention arrêtée est de retourner un jour en Algérie, définitivement. Le gouvernement algérien lui a d'ailleurs proposé de le rapatrier, il y a deux ans, quand il a obtenu sa licence à Montpellier, et sans doute aurait-il tiré d'une acceptation, alors, de très nombreux avantages. Mais à cette époque il voulait connaître Paris, voir ce qu'était l'existence ici. Il l'a vu, bien assez vu. Tant qu'à faire, il préfère encore Montpellier, où il a passé de nombreuses années. Tous les ans, il fait un séjour de plusieurs semaines dans la région d'origine de sa famille, aux environs de Biskra. Ce dont il parle le plus volontiers, ce sont les villages de là-bas, les aïeules, leurs récits, la cuisine, la musique sunout. L'instrument qu'il préfère est à peu près l'équivalent du hautbois européen, mais du hautbois ancien, celui de la Renaissance et d'avant. Malheureusement, je n'ai pas grand chose à lui faire entendre qui s'approche de cela, sauf de petites sonates en trio de Loeillet où figure, dans certaines, oui, un hautbois. Il s~mble y retrouver un écho lointain de la sonorité qu'il aune. Moi aussi j'ai un cenain goût pour le hautbois, mais mon instrument favori, c'est plutôt la clarinette : sonates de Brahms, op. 120. 206

La nuit n'est plus tout à fait si jeune. Il y a longtemps que nous avons fini de dîner. Disque sur disque. Est-ce que je n'aurais rien qui ne soit pas classique ? A vrai dire, pas grand chose. Une anthologie de la musique zazou : « Ton destin, Swing Troubadour, / C'est de chanter le bonheur / Même si ton p'tit cœur / Est bien lourd». Ou bien Geneviève Waite : « No transi'ent fnends / Spending the night, / I sleep a/one / But it's ail right / With me ... » Tu parles ! Je ferais bien de renouveler mon stock. Nous sommes allongés sur le tapis. J'ai posé une ou deux fois ma nuque sur sa hanche, ou sur sa cuisse, ma main a pris son poignet : aucune réaction. Ça n'a,pas d'imponance, je me souviens de ce que m'a dit Salah, ce n'est pas moi qui tenterait de faire changer de goùt à qui que ce soit, et puis cette soirée n'a pas été désagréable du tout, je n'ai aucun mal à m'en contenter. Cependant il se fait tard, j'ai peu dormi la nuit précédente, j'ai s~mmeil. Tahir semble n'avoir aucune intention de panir. Etrange. En tout cas, qu'il ne compte pas sur moi pour précipiter la situation dans un sens ou dans l'autre. J'ai fait suffisamment d'ouvenures, elles ont été ignorées, je n'ai pas l'intention d'en faire d'autres. Les dragues trop longtemps unilatérales ne sont pas mon fait. Nous revenons vers le hautbois : Cimarosa, Marcello. Au moins ces concenos-là ne sont-ils pas trop longs. Il est deux heures du matin, j'ai mal aux yeux, j'aimerais m'étendre sur mon lit, je m'étends sur mon lit. Tahir est debout à côté de moi, la conversation languit un peu. Je la laisse dépérir avec un vague plaisir un peu sadique. Ce garçon par lui-même est très sympathique, mais vraiment la majorité des Arabes auxquels j'ai pu avoir affaire dans ce genre de situations m'agacent passablement. Qu'est-ce qu'ils attendent ? Qu'on les supplie ? Qu'on se mette à genoux devant eux ? Qu'on joue jusqu'au bout le rôle parfaitement méprisable à leurs yeux du « pédé » européen qui va les harceler pour l'immense honneur de leurs faveurs, eux les vrais mâles bien sûr « actifs », et de toute façon hétéros ? Non merci. Néanmoins : - Je peux te faire un peu de place sur le lit, si tu veux. 207

- Ah oui, d'accord. C'est vrai, je peux coucher ici ? - Oui, bien sûr, ce n'est pas à cela que je pensais, je voulais simplement te proposer de t'asseoir, mais si tu veux coucher ici, bien sûr, c'est très possible. Tu peux partager ce grand lit avec moi, ou bien si tu préfères tu peux coucher dans un autre, plus petit, dans la pièce d'à côté, aucun problème. - Non, non, ce n'est pas la peine de défaire l'autre lit, je peux coucher dans celui-ci, si ça ne te dérange pas. - Ça ne me dérange pas du tout. D'ailleurs on pourrait peut-être se coucher, je commence à être un peu fatigué. - Oui, moi aussi. - Je dois avoir une brosse à dents à te prêter, si tu veux. - Oui, je veux bien. Et puis tu aurais pas un ... , attends, comment on dit, un ... , quelque chose à mettre, quoi ... ? - Un peignoir ? - Oui, un peignoir, un truc comme ça ... J'ai pensé qu'il désirait un peignoir pour aller dans la salle de bains et lui en ai tendu un. A ma relative surprise il l'a passé sur son pull-over et sur son pantalon avant d'aller faire sa toilette. Quand il est revenu, je me suis absenté à mon tour, en l'invitant à se coucher. Il était effectivement dans le lit quand je m'y suis glissé moimême, cinq minutes plus tard. A mon étonnement nettement accru, et bien qu'il ne fît pas particulièrement froid, il était toujours drapé dans le peignoir que je lui avais présenté. Je me suis étendu à ses côtés, sans le toucher, sinon, le bras tendu, de ma main posée sur son torse. J'ai ainsi pu constater qu'il avait gardé, sous la robe de chambre, son pull-over et sans doute sa chemise. Peutêtre même portait-il encore son pantalon, je n'en sais rien ; en tout cas il n'avait pas retiré ses chaussettes. Tout cela, malgré tant d'exotisme, ne m'a pas paru très encourageant, et d'autant moins que mon compagnon de lit ne prenait aucune initiative dans ma direction. Je n'avais pas l'intention d'en prendre d'autres dans la sienne. J'étais fatigué. Je me suis endormi. 208

Il m'a réveillé une ou deux heures plus tard. Il était en train de retirer enfin le peignoir dans lequel sans doute il avait trop chaud. Dans son mouvement pour s'en débarrasser et le rejeter hors du lit, il s'est rapproché de moi et nous nous sommes retrouvés plus ou moins dans les bras l'un de l'autre. Il ponait toujours un pull-over, si ce n'est deux, et un slip. Détail de meilleur augure, il bandait. Trop prévisiblement, hélas, la seule chose qui semblait l'intéresser chez moi, c'était mon cul. De « frottage >, de baisers, de caresses, pas question : tous ses effons tendent à me retourner. Ils aboutissent, d'ailleurs, mais lui n'en sera pas plus avancé. Son slip se tend contre mes fesses, est-ce qu'il faudrait en plus que je le lui.enlève moi-même ? Plus souvent ! Notre hinarce s'agite un peu dans mon dos, mais ma force d'inenie refroidit progressivement ses ardeurs, d'ailleurs très modérées. Je dors déjà, de nouveau. Un autre réveil, encore un peu plus tard, coïncide avec un mien excès de chaleur, j'enlève un t-shin et me retrouve tout à fait nu. Tahir apparemment ne don pas. Nous nous rapprochons, et cette fois il enlève enfin son pull-over, mais toujours pas son slip. Ce n'est pas moi qui l'en débarrasserai, et d'autant moins que si mes mains, le caressant, glissent vers son cul, il les écane aussitôt ; tandis que lui ne se gêne pas pour malaxer mes fesses : c'est même la seule chose qu'il fasse. Décidément, rien à faire. Dormons, dormons. Lorsque je me réveille pour de bon, vers dix ou onze heures du matin, je me lève aussitôt. Tahir, lui, est alors en plein sommeil. Il ne son du lit que vers midi, et quand il quitte la chambre à coucher pour me rejoindre, il est déjà tout habillé. D'évidence, dans son esprit, toute nudité sera châtiée. Je lui offre du thé, ou du café, des biscuits. Il prend un bain mais il ne se dévêt et ne se vêt que toutes pones fermées. D'autre pan, il s'attarde, et ne manifeste, malgré l'heure et la tradition, aucune intention de s'en aller. Je lui propose donc de panager mon déjeuner. Il n'a pas faim, mais sur mon insistance il accepte de s'asseoir à ma table. Nous bavardons. Lorsqu'est fini notre sommaire

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repas, lorsque nous avons bu du café, j'ose dire que je vais devoir me mettre au travail. Le résultat immédiat de cette déclaration feutrée, c'est que mon hôte se décide enfin à me faire quelques avances. Il s'approche de moi, il me serre dans ses bras. Nous restons un moment enlacés, l'un contre l'autre, nous caressant un peu maladroitement. C'est lui qui m'attire vers ma chambre et mon lit. Après un petit quart d'heure, nous sommes enfin dévêtus l'un et l'autre en même temps. Il ne perd pas son idée dominante, qui est de m'enculer, mais comme je suis bien décidé à ne pas lui faciliter les choses en ce sens, je m'efforce de promouvoir entre nous quelques pratiques de substitution. Elles ne paraissent, d'ailleurs, pas lui déplaire. Son sexe est parfaitement dur. Je le branle, il halète de plaisir. Il est étendu sur le dos, et moi sur le côté, à sa droite. Son corps m'excite, et plus encore son excitation. Il va jouir. Il jouit. Le foutre jaillit sur son ventre assez musclé, brun, plutôt poilu, et y laisse une longue traînée blanche. Je pourrais jouir moi-même presque à ce moment-là, dix secondes me suffiraient, quinze peut-être, et qu'il me laisse m'allonger sur lui, ou seulement contre lui, mon sexe à côté du sien dans la moiteur de sa semence étalée. Mais justement, il ne me laisse pas. Il se détourne, il s'écarte, ou bien il remonte les jambes emre nous. Je renonce à mon projet, à mon envie, elle me reprend, je fais un nouvel essai, je pourrais lâcher mon foutre en moins de temps qu'il n'en faut pour l'écrire, mais non, décidément, Tahir ne veut pas que je me serre contre lui. Ce n'est pas précisément qu'il me repousse, mais il s'obstine à disposer son corps de telle façon que le mien ne puisse y adhérer. Shit, no way. Il faut abandonner la panie, à moins de me branler moi-même, car il ne faut pas compter sur l'aide de ce garçon pour qui mon sexe ne semble pas exister : il ne l'a pas une seule fois touché. Non, en ce qui me concerne, mieux vaut ne rien faire du tout. Je ris, mais je ris jaune. Est-ce que je dois renoncer une fois pour toutes à tenter de faire l'amour, quand l'occasion s'en présente, avec des Nord-Africains ? Dans la grande majorité des cas - il y a eu deux ou trois 210

splendides exceptions - nos sexualités, à eux et à moi, sont rigoureusement incompatibles. Et ce n'est vraiment pas de ma faute. Et personne ne me fera croire que cette sexualité-là, la sienne, la leur, est une sexualité heureuse, ou souhaitable : elle est pauvre, elle est avare, elle est égoïste, elle est insupponablement vaniteuse, étriquée, machiste, expéditive, fruste. Elle est aux antipodes de tout ce que je peux aimer, de tout ce qui est aimable. Et les femmes, d'après ce que je comprends, ne sont pas, avec ces amants-là, bien mieux loties. J'en suis là de mes ronchonnements intérieurs lorsqu' une main se pose sur mon épaule : Excuse-moi ... Oh, je suppose que c'est une question de civilisation ... Oui, oui, exactement, c'est ... atavique. Quand même je trouve que tu n'es pas très accomodant. Tu aurais pu me donner une demi-minute ... - Oui, je sais, pardon. Il a vraiment l'air désolé. Je ne peux pas lui en vouloir. Rien de ce que je déplore de son componement ne peut lui être personnellement reproché, bien sûr. Ce code absurde, il en est la victime bien davantage que je ne le suis, puisqu'il le respecte. Ces lois stupides auxquelles il se plie, nul doute qu'elles soient, de son point de vue, respectables. Mais je ne puis, moi, du mien, les respecter. Je ne peux pas respecter dans sa culture ce qui ressemble, en pire, peut-être, à ce que j'ai détesté dans la mienne. L'horreur qu'inspire à si juste titre le racisme peut servir, malheureusement, à faire de l'accusation de racisme, inconsidérément proférée, une arme absolue de langage qui interdit ou qui paralyse toutes sones de discours en fait parfaitement innocents du moindre racisme ; tandis que c'est faire preuve d'un racisme bien réel, lui, de prétendre incriticables, sur quelques points que ce soit, à cause des injustices qu'ont subi d'autre pan la race ou le milieu qui les ont élaborées, telle culture ou telle civilisation. - Mais je n'arrive pas à comprendre, tout de même, dis-je plus tard à Flatters, comment une grande civilisation 211

comme la civilisation arabe, aussi brillante, aussi raffinée, aussi sophistiquée, peut n'offrir qu'une sexualité aussi primitive, aussi grossière ... - Remarque, la civilisation arabe, ou même la civilisation musulmane dans son ensemble, aujourd'hui, ce n'est pas particulièrement éblouissant ... Leurs caractéristiques les plus évidentes, ces temps-ci, on dirait, c'est le retour massif du religieux, le durcissement de la foi, le fanatisme : rien de très séduisant. On ne peut pas dire que ce soit eux qui ouvrent des chemins nouveaux à l'humanité ; ou bien, si c'est eux, ce qui après tout est bien possible, ce n'est pas très rassurant.

La femme imaginaire

Dans une interview accordée jadis à Gai Pied, et qu'a reproduite Le Monde dans son médiocre dossier d'avril 1982 sur l'homosexualité, Sartre déclarait ceci : « Mallarmé en tout cas a une féminité d'un genre différent. Disons plutôt qu'il n'a pas du tout ce machisme de l'homme. Quant à Flauben et Baudelaire, il est possible et même très probable qu'ils aient eu des expériences homosexuelles. Ça paraît cenain pour Baudelaire, et on peut dire que pendant de longues années Flauben a été amoureux de son ami Maxime. Il y a donc eu quelque chose de féminin chez l'un comme chez l'autre. » C'est moi qui souligne la dernière phrase, et son donc qui me semble le comble de la suffisante insolence. Il est étrange que personne ne paraisse vouloir prendre le mot homosexualité à son sens plein, lequel bien entendu s'effondrerait si c'était « quelque chose de féminin », chez un homme, qui le poussait à être amoureux d'un autre homme, ou à le désirer. Ce sont de pareilles assomptions, imposées comme vérités d'évangile, pendant des siècles, aux homosexuels masculins, qui ont contraint tellement d'entre eux à de ridicules parodies de la féminité. Nous ne pouvons, je ne puis, protester ici qu'à partir de l'expérience : ce n'est nullement une quelconque féminité, 213

en moi, qui me fait aimer les garçons, et ce n'est cenes pas une quelconque féminité, en eux, qui me les rend aimables, ou désirables. Sanre, d'après cet extrait, semble n'avoir, de ces concepts si vagues, il est vrai, si terriblement « auberges espagnoles », de féminité et de masculinité, que les idées les plus conventionnelles (je ne serais pas étonné d'ailleurs, qu'il n'y en ait pas d'autres possibles ; encore faut-il en être conscient). Significativement, la féminité supposée de Mallarmé n'est pour lui qu'un défaut de machisme (terme si parfaitement historique qu'il est, en cet emploi, d'un anachronisme patent). Bien sûr, si la féminité n'était qu'un ensemble de qualités morales, la douceur, la sensibilité, la modestie, que sais-je ? il ne nous viendrait pas à l'idée de la renier en nous. Mais cette définition est absurde. Tout ce que nous voulons exprimer, c'est que notre désir pour l'homme ne nous fait nullement nous sentir féminins. Je dirais au contraire qu'en la présence d'un garçon que je désire je me sens plus masculin, puisque j'ai davantage conscience de mon corps. Dans le texte rapponé par Le Monde, on peut lire aussi le paragraphe suivant : « Pourquoi a-t-il écrit que l'homosexuel passif était "une femme imaginaire qui prend son plaisir dans l'absence de plaisir" ? A cette question, l' écrivain répond : « Lisez Genet : c'est lui qui donne cette impression. C'est lui qui dit qu'il n'a pas de plaisir ; il le recherche, mais il ne le trouve pas. Et quand il passe à ce rôle anificiel de l'homosexuel actif, il méprise un peu les homosexuels passifs quoiqu'il considère cependant l'homosexualité passive comme la véritable homosexualité. Il pense que c'est elle qui compte : l'autre, c'est une homosexualité devenue, où on devient homosexuel actif après avoir été réellement homosexuel passif. » Peut-on imaginer une assurance plus grande dans le n'impone quoi ? Une fois de plus des homosexuels, en l'occurrence les intervieweurs mandatés par Gai-Pied, je suppose, semblent trouver tout naturel d'interroger un hétérosexuel illustre pour apprendre de lui ce qu'ils sont et ce qu'ils éprouvent. L'autorité consultée, pour le 214

prononcé de son oracle, s'autorise d'une autre, celle d'un homosexuel, cettes, et fameux, mais l'unique témoignage de Genet, évidemment marqué par une psychologie bien particulière, une sexualité spécifique, un contexte historique et moral révolus, paraît suffire à Sanre pour faire tranquillement état, comme tant d'autres avant lui, de quelques idées claires et définitives, où tel homosexuel, vous, moi, ne retrouvera rien, si peu que ce soit, de ce qu'il a pu ressentir ou ressent ; à moins qu'il ne se laisse influencer, c'est arrivé des milliers de fois, jusqu'à devenir ce qu'on lui dit qu'il est, jusqu'à éprouver ce qu'on le persuade qu'il éprouve.

Les bijoux trop discrets

Mon ami Benoît Peeters, l'auteur d'Omnibus et de La Bibliothèque de Villers, m'envoie, très gentiment, le

livre qu'il vient de publier chez Casterman et qui s'intitule

Le Monde d'Hergé: épais volume, abondamment illustré bien sûr, riche en aperçus originaux et pénétrants sur Tintin, sur son univers et sur les autres domaines de travail d'Hergé. Néanmoins, je ne puis m'empêcher de me rappeler avoir entendu Benoît Peeters faire preuve, en privé, dans sa lecture et son exégèse des Bijoux de la Castafiore, par exemple, d'une ingéniosité à la fois méthodique et fulgurante, très convaincante, dont je ne retrouve pas ici toutes les traces. C'est que dans un album destiné à un large public, et qui ferait un idéal cadeau de Noël, trop d'intellectualité, de l'avis de l'éditeur, sans doute, n'aurait pas convenu ; mais trop d'attention ponée aux questions sexuelles, ou seulement un peu, d'ailleurs, non plus. De ce non-dit essentiel de la petite société et des aventures tintiniennes, le sexe, des cocasses retours, signifiants ou diégétiques, de ce refoulé majeur, de tout ce champ d'investigations psychologiques, analytiques, scripturales, sociales, dont Benoît Peeters et d'autres, Michel Serres par exemple, ont beaucoup dit, et d'excellentes choses, ici plus un mot. Un chapitre est consacré aux 216

divers pastiches et parodies, mais les parodies pornographiques, qui comptent pourtant parmi les plus connues, n'y sont pas représentées. Le Monde d'Hergé n'est pourtant pas, d'évidence, destiné, au premier chef, à des enfants. Son ton est nettement réflexif, marqué par un certain souci d' exhaustivité. Il n'empêche : no sex. Y pensez-vous, un livre d' étrennes ! J'ignore si Benoît Peeters s'est vu signifier par son éditeur d'expresses recommandations, voire de précis interdits. Peu importe. Ce n'est, la plupart du temps, même pas nécessaire, tant la pression et la répression sont eQ, ce domaine enveloppantes, omniprésentes, diffuses, et vont de soi. J'avais envisagé, pour la couverture du livre que vous avez entre les mains, la reproduction d'une de ces images de garçons nus qui accompagnaient souvent, dans Gai Pied, mes chroniques hebdomadaires. P.O.L, sans s'y opposer le moins du monde, ce n'est pas son genre, m'a toutefois signalé que le premier résultat d'une telle couverture, ce serait que la majorité des libraires refuserait de mettre le livre dans leurs vitrines, et beaucoup dans leurs librairies. Un libraire de province m'a bien félicité, récemment, de Roman Roi, en me disant son plaisir d'avoir contribué à sa diffusion, et en ajoutant : « C'est la première fois, en ce qui vous concerne. Vous comprenez, vos autres livres, je ne pouvais pas ... » Tout cela valant à ces pagesci de paraître sous le sourire et la moustache du beau jeune Delacroix, aussi peu achrien néanmoins, pour ce que l'on en sait - et l'on en sait pas mal -, que le jeune Bernin qui orna naguère la couverture de mes Notes ... Pas de regret. Je devrais y être habitué mais pareilles niaiseries, et qu'une société continue de ne pas vouloir regarder en face sa propre sexualité, sinon dans des lieux réservés, avec mille précautions, comme un monde à part, sulfureux, délétère, n'en finit pas de me surprendre ; et en finit d'autant moins, bien sûr, que dans le même temps chacun semble d'accord pour voir la sexualité partout, abusive, envahissante, pléthorique.

Seconde acquisition

« Or, la pene, toute cruelle qu'elle soit, ne peut rien contre la possession, elle la termine si vous voulez ; elle l'affirme ; au fond ce n'est qu'une seconde acquisition, toute intérieure cette fois et autrement intense. >

Rilke, à propos de Balthus, cité dans Pariscope, 23 nov. 1983.

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Opéra

Tu étais sur le parvis de l'Opéra de Paris, avec des bagages, le 1"' décembre 1983, vers midi. Tu es de taille moyenne, tu pourrais avoir entre vingt-cinq et trente ans, tu es très brun, tu as les cheveux couns et une grosse moustache en guidon de bicyclette. Je ne serais pas étonné que tu sois Italien, ou Brésilien, étranger en tout cas, mais après tout je n'en sais rien. Nous nous sommes beaucoup regardés, et tu m'as souri. J'étais avec ma mère, nous sonions d'une exposition sur Wagner et la France, je n'ai pas pu venir te parler. Tu as fait un geste des deux bras, qui semblait exprimer des regrets, et qui augmente encore les miens.

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L'amour absolu

On sent revenir partout, jusques et surtout, peutêtre, dans les milieux achriens, une sorte de puritanisme mou qui clapote avec insistance parmi les ondes de Fréquence Gaie, entre les colonnes de Samouraï~ dans le courrier des lecteurs et même les pages rédactionnelles de Gai Pied, dans mille conversations privées. On croirait entendre les survivants d'un gigantesque raz-de-marée de stupre qui se féliciteraient, sur la plage, après la tempête, de pouvoir reprendre une petite vie régulière, exempte de tous les remous du sexe, et de ses lames de fond. L'allure dominante de la jeunesse, à mes yeux en tout cas, est résolument anti-sexuelle, ou du moins anti-sexy. Les manteaux et pardessus ont fait depuis quelques années un retour en force, ce ne sont cet hiver que pantalons flous, grosses vestes, épais pull-overs. C'est qu'il ne s'agirait pas de laisser transparaître les corps ! Ne parlons pas des sexes. Je n'ai malheureusement pas sous les yeux, et ne puis donc citer exactement, sauf à faire des recherches bien disproportionnées à cet objet, un numéro assez récent de Samouraï où l'auteur d'une « revue de la presse gay internationale » félicite tel magazine allemand, je crois, ou suédois, peut-être, d'avoir renoncé à ses pages de 220

photographies sexuelles : « Un bon point », conclut magistralement le chroniqueur. Un critique de Gai Pied n'avait pas hésité à le conseiller déjà, presque un an plus tôt : « N'ayons pas peur de paraître réactionnaire : difficile aujourd'hui de prétendre échapper à la représentation quasi-permanente du sexe (masculin s'entend, pour rester dans le sujet). La publicité, les ans plastiques, le cinéma, de peur de rater le dernier métro, nous abusent d'images prétendument libérées qui nous imposent la vision de corps masculins dans toutes les dimensions. » C'est moi qui souligne. « Ici même, à Gai Pied, chaque nouveau numéro nous donpe notre ration indispensable de publicités et autres téll}oignages artistiques dont le goût, il faut bien l'écrire, n'est pas toujours très sûr. » 1 C'est vrai, mais j'aurais plutôt tendance à regretter, quant à l'iconographie de Gai Pied, et la plupart des couvenures, qu'elles soient aussi peu bandantes que possible, soit que les modèles choisis, jeunes gens un peu flasques de préférence, pas trop virils et en tout cas bien glabres, correspondent à des goûts sexuels qui vraiment ne sont pas les miens, soit qu'on se soit ingénié à les surprendre, dirait-on, dans ce qui semble le moment le plus creux d'une soirée ratée. Je me dis, à feuilleter les magazines homosexuels français pour regarder leurs illustrations, que je dois être bien peu homosexuel, pour me sentir si peu concerné, comme on disait il y a vingt ou trente ans, et puisqu'elles m 'interpellent si peu, pour user d'une langue de bois un peu moins vermoulue. Rien là qui flatte mon désir, la plupan du temps, ou parle à mon œil de ce qu'il aime. Les revues américaines, y compris celles qui sont intellectuellement les plus respectables, me paraissent, de ce point de vue, autrement exaltantes. Mais rendons la parole à notre critique photographique : « Aussi quel ne fut pas mon plaisir de recevoir en ce mois de décembre un album de photographies où le corps de l'homme n'était pas le prétexte d'un voyeurisme 1. Hommes au masculin, Gai Pied N° 48 / 18 décembre 1982, p. 29.

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sexuel ringard mais plutôt celui d'une recherche artistique placée sous le signe de la beauté et de l'intelligence. « Il est de bon ton de nos jours, pour paraître branché, comme ils disent, de dénigrer cette valeur essentielle à mes yeux : la pudeur. Christian Coigny, photographe suisse, n'hésite pas pour sa pan, à la revendiquer bien haut. » Il n'est rien d'aussi parfaitement impudique, bien entendu, que la pudeur revendiquée bien haut. Mais passons : « Les nus masculins de Christian Coigny n'offrent pas le spectacle assez affligeant d'une galerie de sexes en tous genres, mais sont la glorification du corps de l'homme, avec ce qu'il pone de charge esthétique, émotionnelle. » On l'aura compris, il s'agit du compte-rendu d'un recueil de photographies de Christian Coigny, qui est intitulé Ohmes. ]'ai eu la curiosité d'aller y voir. Oh, beaucoup de compétence technique, cenes, du métier, du savoir faire. De beaux corps nus : il y en a même un qui me plaît beaucoup. De sexes, pour ainsi dire aucun ? Ça ne me manque pas, je n'ai pas une érotique obsessivement génitale, mais enfin montrer des corps nus en s'obstinant à cacher le sexe, c'est en faire le grand absent et le désigner de la façon la plus marquée. Toujours et panout le même principe : faire du sexe et de la sexualité quelque chose d'à pan, de séparé du corps et de la société, de réservé, de caché, au lieu de leur ménager la simple présence, ni plus ni moins, qui naturellement est la leur. Quant à paner un jugement esthétique, s'il le fallait, j'avancerais que cet art de fausses colonnes grecques sur fond de précieux cumulonimbus est à peu près du même niveau de distinction que les plus enthousiastes salles de bains de nos folles de luxe ; tandis que je ne trouve rien de vulgaire, pour ma part, le mot ne me viendrait pas à l'esprit, entre les pages les plus réussies de Honcho ou de Torso. Les néo-puritains semblent associer toujours, dans leurs discours, la sexualité facile et abondante à la froideur, à l'égoïsme, à l'indifférence quant à la personne de l'autre. L'ennui, c'est que beaucoup des pratiquants de cette sexualité-là paraissent être, hélas, dans la même conviction, et que par leurs discours à eux, et leurs pratiques, ils la

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confonent chez leurs plus violents et leurs plus amers détracteurs. Au hasard d'entretiens publiés dans Gai Pied: - Tes amants, tu les emmènes chez toi ? - Jamais. Matériellement, ce serait possible, mais je prétends que ma logeuse me l'interdit. Chez moi, c'est un autre domaine. Il n'y a plus de place pour le sexe. Ou bien: - Que fais-tu quand tu rencontres des mecs que tu as connus en backrooms ? - Je passe ! Je ne vais quand même pas leur courir après et leur sauter au cou en pleine rue ! L'amour c'est une chose, la rue, c'en est une autre ! - Et si tu rencontres dans une backroom un typt que tu connais du boulot ? - La honte ! J'ose pas imaginer. Ça ne m'est jamais arrivé, mais je crois que je m'enfuierais ! 1 Les uns donnent raison aux autres, les forniqueurs anonymes aux abstentionnistes compassés, les funifs aux conjugalistes, les stakhanovistes mécaniciens à leurs vertueux censeurs, au point qu'on se demande si les uns et les autres ne sont pas, dans bien des cas, les mêmes. En tout état de cause, j'ai autant de mal à les comprendre tous, qui suis à l'opposé de tout cela. L'amour n'est pas divisible. Le mot a le même sens dans « vivre un grand amour > et dans « faire l'amour >, sa signification est semblable, même, dans « l'amour du prochain> et dans« l'amour des garçons> (ou des femmes, cettes). Qu'il se retrouve ici et là n'est nullement une coïncidence, une survivance, un malentendu. Voilà tout ce que je voulais dire, au fond, et qu'une vaine discrétion m'a empêché d'exprimer plus simplement et plus tôt. De cette indivisibilité de l'amour, les uns, parmi ceux qui la reconnaissent, concluent qu'il ne faut faire l'amour que si l'on est amoureux, et ils méprisent, ou ils rejettent, les ébats faciles, les étreintes improvisées, les plaisirs de rencontre. Des mêmes prémisses, Ouin tire sans y penser la conclusion inverse. Un échange sexuel réussi lui inspire 1. Les Voies du plaisir, Gai Pied N° 94 / 19 novembre 1983, pp. 21 et 27.

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d'emblée un sentiment amoureux. D. avait bien raison de dire de lui qu'il est un sentimental du trick. Deux corps qui s'abandonnent généreusement, complètement, l'un à l'autre, serait-ce dix minutes après le premier regard échangé, dix secondes après le premier attouchement, voilà qui participe aussitôt, pour lui, de l'essence même de l'amour. Admettra-t-on qu'il ne sache rien de plus «moral» que ces bonheurs-là, et qu'il n'éprouve jamais plus fortement que parmi eux ce que peut être - puisque décidément nous n'avons plus peur des mots - la bonté ? Et que dès lors lui semblent incompréhensibles, comme la chose du monde la plus étrangère, la plus exotique, mais sans charme aucun, le goût des coups, des insultes, le désir des humiliations infligées ou subies, tout le vocabulaire de la grossièreté, de la saleté, du péché et de la faute. Un tel veut se faire traiter de « salope », ou se définit lui-même comme tel, Sollers se félicite qu'une femme soit« vicieuse » et lui dise à l'oreille « des saloperies », celui-ci cherche à travers les petites annonces quelqu'un qui veuille faire avec lui « les pires dégueulasseries ». Ouin ne sait pas de quoi ils parlent.

Les grands sentiments

Les néo-puritains trouvent en la menace du S.I.D.A., ces temps-ci, le plus précieux des alliés. «Je vous l'avais bien dit », triomphent-ils, souvent en ces termes mêmes. Tout cela était allé trop loin, toute cette licence, tous ces débordements, la promiscuité avait pris des proportions trop vastes, il fallait bien que la nature y mît le hola, d'une façon ou d'une autre. En ce sens, le S.I.D.A. est presque une bénédiction, un avenissement du ciel aux pauvres pécheurs. D'ailleurs, de la nature à Dieu, il n'y a qu'un espace infini ou deux. Et quelle meilleure preuve de l'existence divine qu'un bon petit chancre ? Ces façons de voir s'accordent parfaitement avec le mouvement actuel, qu'elles confortent par la bande, si j'ose dire, dans le grand public, de retour au sentiment religieux, de redécouvene enthousiaste des venus du monothêisme, de fascination à l'égard du Pape, tels qu'ils s'observent chez les rescapés sollersiens du maoïsme, chez les petits tailleurs en chambre du post-mauriceclavelisme, parmi les épaves de l'ex-nouvelle philosophie ou, descendons toujours, chez le pauvre Hallier. D'autre pan, si l'hostilité à l'égard des lieux de drague immédiate et facile, par exemple, peut s'appuyer sur des motifs sanitaires très légitimes, peut-être, et sérieux, 225

on voit se regrouper, sous le très respectable drapeau de la santé, tous les champions aigris de la prétendue morale la plus frelatée, qui profitent allègrement des circonstances pour donner des back-rooms, puisque c'est d'elles qu'il s'agit au premier chef, des images qui le plus souvent ne reflètent que leurs propres idées et attitudes : « La backroom, c'est ça. Risques de maladies, contagions diverses, pani-pris de ne pas voir son partenaire, et d'être ensuite surpris, voire dégoûté : "Il est vieux, il est folle, j'aime pas sa bouche, t'as vu ses fringues ... " etc. ». Ou encore : « Alors qu'un récent sondage du Broad, la boîte topniveau de la capitale, donne 75 % de la clientèle contre la back-room, la nouvelle joie de vivre des gays se cristallise autour de l'amour. Les gays de la 3• génération sont amoureux et le crient tout fon. C'est le retour des grands sentiments ; une redistribution des canes de drague. Out les« boys in the back-room », .n'en déplaise à Marlène. »

Partages

J'ai déjà parlé quelque pan de cenaine petite soirée adolescente, de type« surprise pany » où, après que j'avais décidé de sonir bien nettement de mon placard décidément inconfonable, une fille avait choisi de faire entendre du Tchaïkovsky, pour me faire plaisir, disait-elle, et sous prétexte que « lui aussi ». Un autre souvenir me revient de la même réunion. Mes révélations ayant entraîné une de ces petites discussions théorico-morales que vous connaissez tous, un des panicipants au débat déclara que lui, en tout cas, ne pourrait jamais avoir pour ami un homosexuel. Chacun de ces bons libéraux éclairés de se récrier. Et pourquoi, voulait-on savoir ? Eh bien parce qu'il aimait parler des filles qui lui plaisaient avec quelqu'un qui les appréciait autant que lui, parce qu'il voulait pouvoir panager sa passion pour elles avec un ami qui l'éprouvait au même degré, parce qu'elles étaient son sujet de conversation préféré, et qu'un compagnon qui ne s'intéresserait pas à elles aurait vite fait de l'ennuyer lui. Je dois dire qu'avec les années je comprends de mieux en mieux ce garçon, qui ce soir-là ne m'avait pas paru très sympathique. D'ailleurs les hommes qui aiment passionnément les femmes me sont plus proches que ceux qui aiment mollement les garçons. L'enthousiasme est le 227

même. Et il est bien vrai qu'il y a, à le partager, une très grande satisfaction. Après le plaisir d'être avec qui l'on aime, le plus grand est sans doute de pouvoir en parler. Les gens me lassent vite à qui je ne puis, dans la rue ou ailleurs, désigner un garçon que je trouve beau ou séduisant, ou qui n'ont aucune curiosité à ce sujet, ou pas d'opinion, ou toujours défavorable. Savoir qui désirait qui m'a toujours semblé du plus haut intérêt, et dire, ou montrer, qui je désirais, moi, m'a toujours paru l'une des choses les plus profondes, les plus révélatrices et les plus vraies que je puisse exprimer de moi-même. C'est pourquoi j'aimais beaucoup, l'année dernière, choisir chaque semaine, pour illustrer mes chroniques de Gai Pied, l'image d'un garçon qui pour une raison ou pour une autre m'avait retenu, comme on dit ; et tout ce qui nous a retenu, de fait, nous retient un peu, tout ce que nous avons aimé nous constitue, tout ce que nous désirons nous crée.

Enfers de papier

Télérama commente en ces termes le « Ludwig » de Visconti, qui est diffusé en plusieurs épisodes, à la télévision, pour les fêtes de fin d'année : « (Louis II) C'est aussi l'esthète que l'ivresse des sens conduit à l'abîme, l' aniste platonique foudroyé par la tentation homosexuelle comme le sera le musicien de « Mon à Venise. » « Luchino Visconti a toujours été le cinéaste de la passion interdite ( ... ) Bientôt ses films ne seront plus hantés que par ses démons intérieurs. « C'est donc cette homosexualité longtemps refoulée, ici étalée dans toute sa malédiction, qui rend pathétique ce ponrait de Louis II de Bavière en qui nous reconnaissons sans peine l'auteur du film. Ce n'est pas la richesse décorative, le cérémonial majestueux des opéras de Wagner que transcende Visconti, mais cette quête effrénée de la nuit, refuge des rêves interdits et des amours illicites, et de l'eau, miroir glauque d'où surgit le désir (apparition du page se baignant nu) et où l'entraîne la mon (noyade dans le lac de Berg).« Ludwig» est une symphonie funèbre où le roi maudit met lui-même en scène sa déchéance avec une maniaquerie maladive. » Inutile de souligner, j'imagine, les passages et les mots les plus caractéristiques de ce texte d'un obscur Jean229

Luc Douin. C'est encore dans ce style apocalyptique que s'expriment aujourd'hui, lorsqu'ils ont l'occasion de parler de l'homosexualité, la plupan des journalistes français. Voilà ce qui se lit, semaine après semaine, autour de nous. C'est dans ces « miroirs glauques » que nous nous reflétons quotidiennement. Comment s'étonner dès lors que l'homosexualité paraisse encore « maudite » à tellement de gens, et que presque personne ne semble s'aviser que la «malédiction» de Louis II ce n'était pas son homosexualité, mais la répression dont elle faisait panout l'objet en son temps, et d'abord en lui-même : ses« démons intérieurs», c'était d'abord la morale chrétienne, qui le menaçait sans cesse, pour rien, de ses fourches et de son enfer, comme en témoigne le journal qu'il tenait régulièrement, mais qui ne lui reprochait guère apparemment, de se soucier si peu de ses sujets et des devoirs de son état. On ne peut d'ailleurs pas dire que Visconti lui-même ait eu vraiment à cœur, ici non plus qu'ailleurs, de lever ces ambiguïtés, si complaisantes aux images les plus éculées et sulfureuses de l'amour des hommes. Plus d'un de mes amis préféreraient voir, sur la couvenure de ce livre, plutôt que le petit autoponrait de Delacroix, que légitime seul en cette position le goût que j'ai pour lui, la reproduction du Caron passant les ombres de Pierre Subleyras, qui a illustré dans Gai Pied la chronique consacrée à La Maladie de la mort. Et cenes il s'agit d'un superbe tableau qui serait sans doute, visuellement, du plus bel effet. Mais le sens aurait tôt fait de s'emparer de sa relation au présent volume. Un jeune homme nu vu de dos, son cul au beau milieu de la composition ? N'y verrait-on pas affirmée malgré moi l'analité essentielle de l'homosexualité, à laquelle je ne crois nullement ? Et il y aurait bien plus grave : Caron et ses ombres, ce serait encore la mon et l'enfer, c'est à dire très précisément le contraire de ce que sont pour moi, pour nous, n'en déplaise à tous les petits Douin de la terre, l'homosexualité et ses bonheurs.

Obsession

S'il s'agissait d'expliquer ce qu'est mon rappon aux garçons et au plaisir achrien, je serais bien obligé, avec la plupan des gens, pour me faire comprendre, de me servir du terme d'obsession. L'idée du bonheur érotique, chez moi, par son insistance, par sa constance, a bien quelque chose d'obsessionnel : aucune autre ne peut rivaliser avec elle d'intérêt et de séduction. On pourrait parler aussi d'érotomanie. L'inconvénient de ces termes, c'est qu'ils sont évidemment péjoratifs, et que leurs connotations pathologiques sont aussi fâcheuses que, dans mon cas, j'espère, déplacées. Mon obsession n'est pas une maladie. Non seulement elle ne m'empêche pas de vaquer à peu près normalement à mes occupations quotidiennes, à mes devoirs, à mes travaux, mais, plus positivement, je lui dois toutes les joies de mon existence. C'est elle qui donne leur saveur à toutes les autres émotions, à la musique, à la lecture, à la page blanche, au spectacle du monde. La terre, ses villes, ses campagnes, ses provinces, ses jardins, ses palais, ses musées n'ont de charmes et d'éclat que liés à elle, qu'ils exaltent à leur tour, dans un échange où devient impossible d'attribuer à ceci plutôt qu'à cela, à un prénom plutôt qu'à un ciel, à un corps plutôt qu'à un

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tableau, à un paysage plutôt qu'à un regard, l'origine de la jouissance. Les situations complètement dépourvues de la moindre trace d'érotisme, serait-ce dans la conversation, se perdent pour moi dans la grisaille des heures, me dépriment, me fatiguent. Se prolongent-elles mon corps me pèse, j'ai mal aux yeux, je ne comprends plus ce qu'on me dit, je peux à peine y répondre. La vie perd toute sa réalité avec son intérêt. Et soudain, que sortant d'un vague colloque dont je ne retiendrai rien je croise un garçon qui me plaît, ou l'aperçoive seulement à un arrêt d'autobus, dans une cabine téléphonique, sur un banc, branle-bas général, trompettes de la vérité, déferlement de la preuve : l'air aussitôt a un volume, celui qui me sépare de ce visage, le boulevard a un sens, la ville a un plan, le pays a une histoire où j'ai ma place, le moment s'écrit, tout est clair, le jour existe.

Passion

Si j'étais hétérosexuel, je passerais tout mon temps avec les femmes. Les affaires m'ennuieraient, les clubs et les cercles me feraient horreur, je fuierais comme la peste les mondanités chastes, je serais le plus paresseux des militants, la camaraderie virile ne tiendrait presque aucune place dans mon existence, et je ·consacrerais tous mes moments de libené, comme je fais, à mes amours.

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Ratages

D. a un ami américain, dont il me parle quelquefois, et que nous appellerons Jim. Jim, rappone D., est depuis deux ou trois mois à Paris mais se plaint sans cesse de la difficulté de s'y faire des relations, d'y rencontrer des amis et des amants « intéressants ». Puis voilà qu'un beau jour Jim, D. et moi déjeunons ensemble. Révélation : cet Américain, je ne connais que lui, ou du moins je l'ai vu dix fois, ici ou là. Je le trouvais très beau. J'aurais aimé le connaître et j'ai fait ce que j'ai pu, au Manhattan ou ailleurs, pour le lui faire savoir : sans aucun résultat. Bon, je ne lui plaisais pas, pensaisje ; rien de plus normal. Or, quand je revois D. après notre déjeuner à trois, il m'apprend - pardonnez-moi de faire état de cette bizarrerie, c'est pour le bien de ma démonstration - que Jim m'a trouvé « très sympathique », et même « pas mal du tout », et même que ... , ce qui a évidemment le don de me rendre furieux, et d'autant plus que ce Jim retourne dans son pays, tenez-vous bien, le lendemain ! Dans un second temps j'ai au moins la consolation de trouver, dans l'épisode, la confirmation d'un vieux soupçon : tous ces garçons qui se plaignent continuellement, et amèrement, de la difficulté de se faire des amis 234

qui leur conviennent, ne se rendent pas compte que la difficulté est d'abord en eux, et dans leur amenume, et dans leur conscience exagérée de la difficulté. Que ne donnent-ils leur chance à ceux qui la sollicitent, au lieu de les disqualifier d'emblée parce qu'étant moins amers qu'eux-mêmes, moins réservés, plus ouverts, plus gais, ils leur paraissent moins intéressants ? Jim, informé qu'au Manhattan je m'étais beaucoup intéressé à lui, ne s'en souvient pas du tout, mais il a cette phrase parfaite : « Oh, dans ces endroits-là, je ne vois personne. » Et il demande à D. : « Mais pourquoi il n'est pas venu me parler ? Dans mon pays les gens se parlent. » Je ne serais évidemment pas allé lui parler saris le moindre petit encouragement, ne serait-ce que du regard. La parole seule, pour beaucoup, sait établir l'éventuel intérêt d'un ami ou d'un amant possible, mais ils ne veulent pas voir, ou bien ils rejettent, tout ce qui peut y mener, les yeux, les mains, les sourires. Et ils attendent passivement qu'on vienne les tirer du rêve morne où ils se sont eux-mêmes enfermés, et où ils ne sont pas heureux.

Pudeurs

Je trouve très impudique, bien sûr, qu'on parle à tout bout de champ de sa pudeur, mais enfin j'ai bien le droit après tout, de faire état de la mienne, une fois de temps en temps. Seulement j'ai du mal à la définir, et ne saurais la cerner qu'à force d'exemples. Je pourrais faire une liste, à ce propos, de ce qui attente à ma pudeur, et de ce qui ne la gêne en rien. Le sexuel tout entier, dès lors, à quelques exceptions près dans les expressions, peutêtre, se rangerait sans aucun doute dans la seconde catégorie. Mais ressonirait emphatiquement à la première cette phrase d'un ami, d'une relation assez superficielle plutôt, qui terminait ainsi, à l'instant, au téléphone, je ne sais quelle description de la vie retirée dont il rêve : « ... parce qu'il y a une chose qui pour moi est plus imponante que tout, tu vois, c'est l'amitié. > A quoi, invisiblement rougissant, je n'ai su que répondre. Il est vrai que l'amitié, comme matière à emphase, m'a toujours paru un peu suspecte ; et je suis depuis des années agacé par ce groupe d'écrivains, aujourd'hui sexagénaires, je suppose, tous plus ou moins liés à la chanson, à la bouteille, à l'argot et à la délinquance sympathique, qui font profession, de livres en entretiens, 236

de la célébrer sans cesse, non sans quelque mépris à peine implicite, parfois, à l'égard des achriens et des femmes. L'obscène ne va pas forcément contre la vérité, bien au contraire ; il fait exagérément appel, souvent, à des vérités trop admises, trop installées, trop populaires, trop respectées de toutes parts dans les discours, et qu'il est abusif, pour cette raison, de convoquer encore. Dans un autre ordre d'idée je ne suis pas sûr que ne soit pas menacé d'impudeur, justement, le dernier texte de ce livre.

1984

Une revue de photographie me demande de lui envoyer, pour un numéro spécial sur ce thème, une photographie de mon choix qui soit liée pour moi à 1984, quitte à ce que j'explique, de quelques lignes, le rappon, dans mon esprit, entre l'image et le thème proposé. Tandis que je parle au téléphone avec le journaliste qui me fait pan de ce projet, j'ai sous les yeux, posée contre ma lampe sur mon bureau, une photographie que m'a envoyée, quelques jours plus tôt, Patrick Sarfati. Pensant, à juste titre, qu'elle me ferait plaisir, il l'a découpée à la hâte dans un magazine de mode masculine américain, déjà ancien, probablement. Elle montre le visage et le haut du torse d'un garçon qui effectivement m'émeut autant qu'il est possible, brun, moustachu, très élégant à la fois et très désirable, et aussi, en ce qui me concerne, extraordinairement« touchant ». Il a l'air d'une gentillesse sans pareille, à peine guillemetée d'ironique humour. 1984, en revanche ne me dit rien, et ne convoque en moi, pour l'instant, aucune association iconographique précise. Mais si nous laissions parler le hasard, pour une fois ? On me demande une photographie, j'en ai une à ponée de la main qui tient une grande place, en ce moment, dans mes rêveries. Envoyons-là. Et pour satisfaire 238

tant bien que mal le sens, en respectant son horreur du vide, je dirai, qui sera la vérité pure, ceci : que je ne sache rien de plus contraire à tout ce qu'évoque 1984, de violence, de destruction, de tyrannie, de menace, que ce visage inconnu et ce qu'il m'inspire d'affectueux désir.

Le gardien du désir

D. et moi déambulons de Bonnard en Kandinsky, de Schwitters en Léger, de Nolde en Mondrian à travers les salles, superbes, du Kunstmuseum de Bâle, décidément l'un de mes musées favoris à travers le monde. Mais je sens D. un peu irrité, ou gêné. Qu'est-ce qu'il y a ? Ce vieux bonhomme, là, le gardien ... Et bien ? Il n'arrête pas de me draguer, il ne me quitte pas des yeux, il nous suit partout, tu n'as pas remarqué ? - Et alors ? - Et alors il m'énerve, c'est exaspérant. - Bof... A vrai dire je trouve le vieux gardien plutôt sympathique, et qu'il trouve, lui, D. à son goût, ce n'est pas moi qui pourrait le lui reprocher. Et puis il n'est pas bien imponun, il me semble. C'est vrai qu'il nous suit, mais de loin, et surtout du regard. D'évidence, il est totalement sous le charme. Quel mal à cela ? Je finirai même, du côté des Twombly, en amont des Rothko, par échanger avec lui, dans le dos de D., un demi sourire complice. D. ne m'en voudra pas. Non seulement il est le modèle de toute séduction, pour le vieux gardien, pour moi et pour 240

pas mal d'autres, je suppose, mais on n'est pas meilleur garçon. Il en viendra d'ailleurs à me dire, lorsque nous serons restitués à l'air libre, et marcherons parmi les maisons rocaille à fronton qui se regardent aux alentours de la cathédrale : « Tu as raison, il était touchant, ce gardien. Je suis idiot, je ne sais pas du tout de quoi je lui en voulais. » Laissons de côté les fâcheux, les crampons, ceux qui insistent et se rendent insupponables, beaucoup plus fréquents, d'ailleurs, parmi les hommes hétérosexuels. A ces notables exceptions près, je suis, en ce qui me concerne, du côté de ceux qui désirent. Sans doute parce que rien n'est pour moi plus bienveillant que le désir, plus doux, moins agressif, ils me sont d'emblée sympathiques, fraternels. Je suis dans leur camp. Ce sont les autres qui m'agacent, ceux du désir pauvre, rare, chichement aménagé, ceux qui vous découvrent au bout de trois heures, dans une boîte, ou de trois ans, dans votre quanier, et qui vous déclarent alors que vraiment vous leur plaisez beaucoup : s'ils ne vous ont pas vu plus tôt c'est qu'ils dansaient, ou qu'ils étaient avec des amis, ou qu'ils ne voient personne.

0 bstinations

Il y a une présence, une disponibilité, une générosité du regard qui les impliquent toutes, dirait-on ; et, à l'inverse, une prudence, une pingrerie où sont toutes les pingreries et toutes les prudences. Celui-ci qu'il vous a fallu si longtemps pour draguer, parce qu'il n'était occupé que de lui-même ou de rien, ou bien parce qu'il trouvait, dit-il, vos yeux trop insistants, votre intérêt pour lui trop marqué, est-ce un hasard si dans le plaisir il est si réservé, si mesuré, s'il se donne si mal et si peu ? Une certaine avarice à l'égard de la vie, chez d'aucuns, mélange d'amenume, de cautèle, de promptitude à désapprouver, de frilosité d'esprit, la combat-on sur un point, et même avec succès, elle s'esquive, mais elle reparaît ailleurs, à la première occasion. En voilà un qui traite volontiers de « putain », et méprise en conséquence, les habitués de salles d'orgie, les explorateurs du « ghetto », comme il dit, ou les gens qui font l'amour avec des inconnus qui leur plaisent, à peine les ont-ils rencontrés. Vous lui expliquez qu'il est peut-être un peu hâtif dans ses jugements, et brutal dans leur expression, que chacun arrange sa vie comme il lui convient, qu'une différence de mœurs n'implique pas forcément d'inégalité morale et la supériorité des siennes, qu'à chacun ses goûts, etc ... Et 242

il paraît se rendre à votre avis. Mais le même débat entre vous s'émeut trois jours après, ou trois mois, à propos de poppers, d'amour à trois, d'enculage, de cocaïne, de fétichisme, de sado-masochisme, de n'impone quoi. Refusons d'abord, on verra après ; et d'ailleurs, c'est tout vu. A quoi s'oppose une générosité tranquille où tous les désirs, même ceux qui vous sont les plus étrangers, sont accueillis ou envisagés, du moins, avec la même sereine égalité d'humeur, la même ouvenure, le même humour.

Le bonheur Melzi It's closing time in the gardens of the West.

Bellagio se love, pour ainsi dire, à l'extrémité septentrionale de la haute presqu'île que dessine le lac de Côme, lorsqu'il se divise, grand Y renversé, en deux branches à peu près égales. Le village, néanmoins, n'est pas tourné vers le nord, mais vers l'ouest, comme il convient à mon bonheur. Fin d'après-midi du dernier jour d'octobre, fin miraculeusement tardive de l'été : nous marchons tous les deux dans les jardins de la villa Melzi, le long du lac. Parmi les pelouses et les cyprès des allées, un kiosque blanc et ven à dôme de plomb, timidement indien ou abusivement turc, ogives ouvenes à toutes les vues, s'achève en un balcon de planches au-dessus des galets de la grève, où battent, à peine, des vaguelettes régulières, transparentes, tranquilles. Les toits roses du pon, à droite, vers le cap, font socle pour le clocher élancé de l'église, sous les feuillages étagés d'une colline ultime, arrondie. En face de nous, la villa Carlotta, sur l'autre rive, est déjà dans l'ombre. Le lac, à gauche, s'enfonce entre les montagnes, en direction de Côme, qu'on ne voit pas. Des pentes abruptes de ses bords ne sont plus sensibles que les masses, les brusques rebonds, les failles, les découpures théâtrales. Les détails, à distance, se perdent dans une lumière allongée, brumeuse à la fois et dorée, pâle, qui étend vers

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nous, du sud-ouest, sur le long couloir d'eau, étroit et profond, des traînées miroitantes où nous lisons, un peu graves, solennels, tendus, le cœur trop plein, l'offre et l'avenissement d'une heure capitale. Pas un nuage. Le soleil est un disque parfait, qu'on voit bouger tant sa chute est rapide. Nous avançons vers la villa elle-même, néo-classique, assez grande, très simple. Tous ses volets sont fermés. Des statues blanches et des lions de pierre, couchés, désignent un escalier à balustres et à double volée. Un ponton, en contrebas, se propose à des embarquements surannés, à des voix éteintes, à des plaisirs diaphanes, fantomatiques., Un vice-président de la République italienne, plus tard grand-chancelier du royaume, a fait construire éette maison et aménagé ce parc, dans les premières années du siècle dernier. Il est enterré dans la chapelle, près du ponail des communs, avec plusieurs de ses descendants : pompeuses inscriptions latines, lettres d'or, urnes voilées, femmes en larmes sur leurs beaux bras repliés, leurs coudes relevés contre des colonnes tronquées et des tombeaux : la Gloire, la Venu, la Charité inconsolable, l'Italie accablée par la pene d'un fils chéri. De Francesco Melzi, le grand homme, on voit bien, d'après le médaillon ovale qui le représente, perruque à nœud et jabot de dentelles, expression « éclairée » sunout, souriante et vaguement ironique, que déjà il n'appanenait plus tout à fait à l'époque de ses grandeurs napoléoniennes, de ses titres superbes, et de l'établissement de ce domaine : ami des philosophes, prudent propagateur des Lumières, libéral sceptique, il n'était plus vers 1805, sans doute, que le survivant trop heureux d'un monde effondré. Qui nous dit que le nôtre ne l'est pas tout autant ? Que se passe-t-il, maintenant, à cette minute même, audelà de ces montagnes simplifiées, réduites à leurs silhouettes formidables, décor sublime d'une pièce incompréhensible, bouleversante, sans paroles et presque sans mouvements ? Est-ce que la vraie vie se poursuit, là-bas, derrière ces ombres dressées, découpées, dans la banalité et l'horreur et la banalité de l'horreur ? Nous traversons l'orangerie claire où Melzi consciencieux a rangé ses antiques, sous les

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ponraits gravés des précaires souverains du moment : Napoléon-le-Grand, Empereur des Français et Roi d'Italie, Joseph Jer, Roi de toutes les Espagnes, S.A.I.R. Elisa, princesse de Lucques et de Piombino, grande-duchesse de Toscane, Jérôme, Joachim, et même le prince de Neuchâtel. .. Le jour baisse. Nous gravissons la pente de la colline, pour gagner la partie la plus élevée du jardin. La basse continue du malheur, ici, est presque imperceptible. Aimez bien vos amours; aimez l'amour qui rêve ... Vers une autre villa des bords du lac, plus mozartienne celle-ci, comme soustraite, s'avance en rampant, diffus, un torse rouleau de brume. Le soleil tombe aux cîmes où le ciel a blanchi. Qui pose sa main sur l'épaule de l'autre, le revers du pouce et son ongle contre la nuque découvene, peutêtre ? Mais la nuit ne volera pas cet instant-là, ni l'hiver, ni la mon, ni l'oubli.

Paris, 21 décembre 1983.

Achevé d'imprimer en mars 1984 sur les presses de la Société des Imprimeries Maury 21, rue du Pont-de-Fer, 12102 Millau Dépôt légal : mai 1984 N° d'éditeur : 1023 N• d'imprimeur: C84/9019

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