Choses en soi : Métaphysique du réalisme 9782130798279, 2130798276, 9782130816454, 2130816452

La scène philosophique connaît depuis quelques années une ruée vers le réel, dont témoigne un retour massif à certaines

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Choses en soi : Métaphysique du réalisme
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Choses en soi

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MétaphysiqueS collection dirigée par Élie During, Tristan Garcia, Patrice Maniglier, Quentin Meillassoux et David Rabouin

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Sous la direction de

Emmanuel Alloa et Élie During

Choses en soi Métaphysique du réalisme

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ISBN 978-2-13-079827-9 ISSN 2104-6387 Dépôt légal – 1re édition : 2018, octobre © Presses Universitaires de France / Humensis, 2018 170 bis, boulevard du Montparnasse, 75014 Paris

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INTRODUCTION

« Soyez réalistes, demandez l’impossible ! » Emmanuel ALLOA et Élie DURING

Dorénavant le fait que Monsieur Palomar regarde les choses du dehors et non du dedans, ne suffit plus : il les regardera avec un regard qui vienne du dehors, et non du dedans de lui. Il essaie d’en faire aussitôt l’expérience : ce n’est pas lui qui regarde maintenant, mais le monde du dehors qui regarde au-dehors 1.

Le paysage de la philosophie début-de-siècle s’étend heureusement bien au-delà des confins du quartier Latin, et il ne laisse aucun doute sur un point. Les remous de l’époque, loin de conduire à l’abandon de toute ambition métaphysique au profit de tâches plus urgentes ou plus immédiates, conduisent plutôt à donner à cette ambition une orientation réaliste – et donc à réclamer, pour elle aussi, l’impossible. En métaphysique, cet impossible a un nom : c’est, depuis Kant, la chose en soi. Par un glissement insensible de l’en-soi au nouménal, « chose en soi » en est venu à nommer l’impossibilité même d’une connaissance qui, oubliant sa propre finitude, prétendrait s’affranchir des conditions de possibilité de l’expérience et atteindre quelque chose au-delà des phénomènes. Reste que Kant avait bien nommé cet au-delà, et il avait choisi le mot 1. Italo Calvino, Monsieur Palomar, trad. J.-P. Manganaro, Paris, Seuil, 1985, p. 113.

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« chose » (Ding) : cette désignation même paraissait aussitôt transgresser l’interdit qu’elle voulait signaler, bien que ladite chose, soustraite à toute détermination positive, se trouvât dans un dénuement complet. À peine introduite, sa notion devait connaître un discrédit durable. Curieuse idée en effet que celle d’une réalité reconnue comme inconnaissable sans être pour cela impensable (la preuve, nous en parlons) ; d’une réalité posée pour elle-même, en ellemême, indépendamment de notre relation à elle, soustraite par principe au champ des phénomènes et à toute objectivation possible, et cependant définie comme fondement, sinon comme cause, de nos représentations sensibles. C’est d’ailleurs à peu près là tout ce qu’on peut en dire. « Fâcheuse chose en soi », écrivait Fichte 1, avant que Hegel, Nietzsche et bien d’autres ne lui règlent son compte à leur tour, tantôt en la trivialisant – Kant ouvrait la voie par une formule facile : s’il y a de l’apparaître, il faut bien que quelque chose apparaisse –, tantôt en y dénonçant une scorie dogmatique indigne d’une philosophie rigoureuse. On comprend que l’idéalisme spéculatif ait fait sa bête noire de cette pauvre version de l’absolu. Les néokantiens de Marbourg feront de leur mieux pour exorciser ce spectre. Plus tard, lorsque la phénoménologie de Husserl promit un retour aux « choses mêmes », c’est semble-t-il encore pour nous guérir de la funeste passion de l’ensoi. Mal contrôlée, celle-ci menace en effet de faire basculer toute visée sincèrement réaliste dans un mauvais idéalisme qui projette abusivement dans le réel ses propres exigences rationnelles – ce qui arrive lorsqu’on suppose un contenu en-soi de la chose qui nous serait refusé (principe de finitude) mais qui pourrait en droit être saisi sans distance, dans une intuition simple ou une perception adéquate, de sorte qu’il n’aurait même plus à apparaître 2. Sur ce point, les phénoménologues d’inclination idéaliste pouvaient tomber d’accord avec les réalistes les plus résolus pour accueillir avec méfiance – sinon d’un « rire homérique », comme 1. Dans le texte de la seconde introduction à la Doctrine de la science (1797/ 1798) : « das leidige Ding an sich ». 2. Husserl voyait là une « erreur de principe » (Idées directrices pour une phénoménologie, § 43). Même Dieu, expliquait-il, ne peut atteindre de cette manière une chose. Si cela était possible, ce ne serait justement plus une chose.

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le suggérait Nietzsche – cet embarrassant cadeau de la doctrine transcendantale à la communauté des philosophes. Et pourtant, la chose en soi paraît increvable. Elle insiste en sourdine et reparaît chaque fois que quelqu’un affirme, d’une manière ou d’une autre, la possibilité de parler d’un réel qui ne soit pas d’emblée conditionné par les formes de notre accès à lui. Ces formes de l’accès peuvent être elles-mêmes envisagées de bien des façons : structures intentionnelles de la conscience, cadres transcendantaux, (neuro-)cognitifs ou linguistiques, schèmes conceptuels, formes symboliques, épistémè historiques, institutions et constructions sociales, etc. Elles ont en commun de définir un réel pour-nous. Une position réaliste en métaphysique se distinguera alors a minima par le fait de poser que, d’une manière ou d’une autre, ce réel pour-nous n’épuise pas la signification du réel tout court. On ne s’étonnera donc pas que la chose en soi ne cesse de revenir sous diverses dénominations : « inconstructible », « indéconstructible », « résistance », « facticité », « événement », « matière », ou tout simplement « Chose ». C’est ainsi que Heidegger parlait de « la Chose » (das Ding) – la cruche par exemple, qui n’est pas un objet auquel nous ferions face, ou que nous nous représenterions en pensée –, la chose envisagée dans sa choséité, dans son autonomie ou son automaintien (Selbstand), mais aussi selon le mouvement par lequel elle se retire en soi, dans son intimité compacte, comme indifférente à nos avances 1. Lorsque, dans un autre registre, Lacan reprend à Freud l’idée de « la Chose », c’est encore pour souligner ce qui la distingue comme absente ou étrangère en soi : échappant à l’ordre du jugement et de la signification comme à celui de l’imagination, elle n’est pas exactement rien, et pourtant il faut dire qu’elle n’est littéralement que sur le mode du n’être-pas 2. Et certes ni la « Chose » ni le « Réel » ne sont simplement superposables à la « chose en soi » de la première Critique, point focal ou point aveugle de l’imagination métaphysique. Mais on y entend résonner un thème 1. Martin Heidegger, « L’origine de l’œuvre d’art » [1936], Chemins qui ne mènent nulle part, trad. W. Brokmeier, Paris, Gallimard, 1962, p. 22-23 et passim. 2. Jacques Lacan, « Das Ding », in L’Éthique de la psychanalyse. Le Séminaire, VII, Paris, Seuil, 1986.

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commun, celui d’un inapparaissant qui échapperait ou se soustrairait au champ de la phénoménalisation, d’un inobjectivable qui déjouerait nos catégories et nos grammaires d’usage. Sous d’autres formes encore, ce thème général s’invite dans les débats qui ont lieu, du côté de la philosophie comme des sciences de la nature ou de l’anthropologie, au sujet de la portée ontologique des entités inobservables ou des structures décrites par la physique, du statut du donné et de la réserve d’en-soi que comporte peutêtre toute donation, de l’identité fuyante des objets définis à travers leur mise en variation, de la différence entre perspectivisme et relativisme, ou bien encore de la pertinence des approches transcendantales et des exigences idéalistes dans un contexte globalement dominé par le naturalisme scientifique. Se trouve-t-il aujourd’hui des philosophes assez audacieux pour reprendre à leur compte, telle quelle, cette notion de chose en soi ? Quasiment aucun, à vrai dire, surtout si par principe leur orientation réaliste paraît les placer aux antipodes de l’idéalisme transcendantal. Certes, personne n’est assez naïf pour penser que la chose en soi est une chose au sens où la table est un élément de mobilier, ou pour soutenir que la table en soi est simplement une autre table que celle dont nous parlons déjà, une substance occulte irréductible à ses qualités changeantes mais qui serait néanmoins en elle-même une table. Pourquoi en effet une telle entité serait-elle alors une table, plutôt que quoi que ce soit d’autre ? Ce point mérite d’être discuté. Il est difficile de concevoir un en-soi déterminé (telle chose en soi), ou tout simplement multiple (les choses en soi), sans l’assimiler aussitôt au concept de substance si vivement critiqué par l’empirisme. C’est pourquoi on hésite à récupérer tel quel le syntagme « chose en soi », bien qu’il soit une manière commode de dire l’orientation vers un réel qui ne serait pas d’emblée pour-nous. Qu’il y ait en effet un donné excédant toute visée, voire une extériorité radicale opposant à la pensée une sorte de point de butée – un « point de réel » –, n’est-ce pas ce que tout réalisme métaphysique conséquent devrait commencer par poser, quitte à nous expliquer ensuite que cette extériorité, son caractère d’en-soi irréductible, n’empêche pas mais rend possible au contraire la donnée phénoménale, la référence à des objets, et tout ce dont nous avons besoin pour connaître la réalité telle qu’elle est ? À cet égard au moins, Kant

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donnait l’exemple, qui voyait dans la chose en soi le plus efficace des garde-fous contre les emportements idéalistes. Il n’y a peutêtre jamais eu qu’une seule chose en soi en ce sens, la même pour tous : la chose en soi… Mais la vérité est qu’on ne gagne pas beaucoup à trivialiser ainsi ce concept. Car s’il ne s’agissait que de poser un réel en général, indépendant de la pensée, tout le monde ou presque pourrait tomber d’accord, et le problème s’évanouirait. Ou plutôt, il se déplacerait vers d’autres questions : celle de savoir par exemple comment parler d’un tel réel. Sans être réductible à aucune visée en particulier, il pourrait encore être défini de manière différentielle, comme une espèce de point d’embrayage ou d’échangeur entre une multiplicité de perspectives ou interprétations concurrentes. Par ailleurs, on ne comprendrait pas que certains philosophes se mettent en tête de réclamer pour la pensée un accès privilégié au « dehors », au-delà de la réconfortante assurance qu’ « il y a » de l’être hors pensée. On ne comprendrait pas davantage que le reproche adressé à la « chose en soi » ait fini par changer de sens, comme si son principal défaut était désormais de ne pas nous en dire assez sur ce réel en soi, comme si « chose » était encore une détermination trop pauvre ou trop vague pour exprimer son caractère inépuisable. Signe des temps : si la problématique de l’en-soi se perpétue au cœur de la métaphysique contemporaine, c’est de préférence au pluriel. Il est question, non pas simplement de la « chose en soi », mais d’une multitude de « choses en soi » peuplant un paysage inédit, dont toute description est par définition problématique mais qu’on pressent incomparablement plus riche et divers que les domaines d’objectivité sur lesquels philosophes et scientifiques ont jusqu’ici concentré leurs efforts. Les formes de ce pluriel sont multiples, mais elles prennent un tour particulièrement spectaculaire dans la prolifération des ontologies « plates », dont le point commun est de donner à l’enquête métaphysique une ouverture de champ maximale en s’interdisant de soumettre les « choses » à un quelconque principe de hiérarchisation ontologique, en les déliant d’emblée des formes de la représentation habituellement attachées à la position d’un sujet, transcendantal ou autre. C’est pourquoi l’en-soi change de sens : il n’est plus défini exclusivement par rapport au sujet et à sa finitude, comme

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ce qui excéderait le plan des phénomènes, mais par rapport à tout le reste, tous les objets réels ou simplement possibles, phénoménaux ou non phénoménaux, pour autant qu’ils présentent les uns pour les autres une opacité relative. La critique de la connaissance est ainsi relayée par des « ontographies » de toutes sortes qui entendent dresser le paysage vaguement inquiétant des choses en soi, ou plutôt des choses entre elles, à l’état sauvage : scènes de la vie des choses et de leur commerce obscur, tableaux d’un monde sans nous, d’avant ou d’après l’homme, grouillant d’événements insoupçonnés… Les ontologies plates ont substitué à l’intersubjectivité des philosophies sociales une vie sociale des objets, une « inter-objectivité » qui se passe de l’humain comme grand maître de cérémonie, échappant ainsi à « l’infime manège » où, selon Francis Ponge, tournent depuis des siècles « les paroles, l’esprit, enfin la réalité de l’homme 1 ». Avec ce nouveau « parti pris des choses », le geste copernicien semble accompli, et jusqu’à son terme. Le sujet de la connaissance autour duquel devait graviter l’objet est enfin remis à sa place : une place périphérique, relative à un Umwelt particulier au sein de l’« indifférente nature ». Les choses ne sont plus ses objets ; elles ne sont peutêtre déjà plus du tout des objets. Dans un style plus âpre encore, et suivant une conception plus sèche, plus désertique, de l’en-soi, le réalisme ou le matérialisme « spéculatifs » revendiquent pour leur part une ouverture sur le réel qui court-circuite pour de bon le dispositif de la « corrélation », ce « cercle corrélationnel » qui nous condamnerait, selon un présupposé commun à tous les idéalismes, à ne jamais avoir affaire qu’à un réel déjà transformé par les conditions qui nous y donnent accès. On s’attaque alors au cœur du dispositif, que Nietzsche avait déjà bien identifié derrière la chose en soi et tout l’appareillage transcendantal, à savoir le présupposé d’un ordre des choses nécessaire, dont l’idée d’une nature réglée par des lois offrirait une projection symbolique (un « tableau » statique) sur le plan de la connaissance 2. La contingence, mais une contingence nécessaire, sera donc l’autre nom de l’absolu, sous les 1. Francis Ponge, Le Parti pris des choses, suivi de Proêmes, Paris, Gallimard, 1967, p. 173. 2. Friedrich Nietzsche, « Apparence et chose en soi », in Humain trop humain, I, 16.

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figures de l’événement ou de la prolifération non totalisable des possibles. À cet égard, la faiblesse de la chose en soi inconnaissable, bien qu’elle paraisse à première vue offrir une voie de sortie « réaliste » au corrélationisme, tient à ce qu’on la tient d’emblée, non seulement pour non contradictoire et donc pensable en soi, mais encore pour nécessaire, sans se donner les moyens de justifier rigoureusement une telle prétention. Le fait qu’elle ait partie liée, dans sa provenance historique, avec la pétition de principe corrélationiste, n’arrange évidemment pas les choses. L’extériorité radicale, le « grand dehors », devront donc être gagnés par d’autres chemins. La chose, au singulier ou au pluriel, s’avérera finalement tout autre chose qu’une chose – et, a fortiori, qu’un objet ; elle se confondra peut-être avec le mouvement même par lequel la pensée cherche à rompre le cercle de la corrélation. C’est dire cependant qu’on n’a pas fini de s’expliquer avec Kant et ses épigones. Car sous peine de basculer en pleine fantasmagorie, le discours de l’en-soi reconduit nécessairement à la situation première d’une pensée confrontée à la tâche de dire ce qui est depuis son lieu propre. Il se peut que ce lieu n’ait pas la transparence du site transcendantal imaginé par la philosophie critique – le corps, le cerveau, la langue ou la culture, sont d’autres candidats plausibles –, mais il ne fait pas de doute qu’il existe. Toute la question est de savoir à quoi il engage, et ce qu’il interdit. Or quelle que soit la manière dont on l’entende, cette situation semble offrir un coup d’avance au corrélationiste. En détournant la remarque célèbre de Wittgenstein, on affirmerait volontiers : si la chose en soi pouvait parler, nous ne comprendrions rien à ce qu’elle nous dit. Nulle « ontologie orientée-objet » ne peut ignorer cet effet de situation, ou de perspective, qui condamne à ne recueillir du réel que des paroles étranges. Aussi le mieux que l’on puisse faire est peut-être d’écrire des prosopopées de la Chose, à la manière d’un Italo Calvino. Il n’est pas certain d’ailleurs qu’on y parvienne : en prêtant ainsi une voix aux choses, c’est le ventriloquisme qui guette, et souvent le soliloque 1. Sublime ou grandiloquent, il n’est peut-être qu’une autre 1. « Spéculatif », « spéculation », font encore entendre cela : livrée à ellemême, la pensée exécute ses gestes au miroir (speculum) ; ses avances de fonds théoriques sont gagées sur l’espoir de gains faramineux dans le futur (spéculation).

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manière de ne pas s’affranchir de ses propres hallucinations verbales. Le métaphysicien prend néanmoins ce risque, il s’efforce de mettre en pratique, selon des modalités rigoureuses, l’impossible demande de Monsieur Palomar : dire le dehors depuis le dehors, faire en sorte que ce soit de la chose regardée que parte la trajectoire qui la relie à ce qui la regarde 1. Quels que soient les efforts consentis, il n’a pourtant pas d’autre choix que de tenter cela depuis le plan d’existence qu’il occupe en tant que sujet d’une telle pensée. Les mouvements de balancier entre idéalisme et réalisme traduisent la difficulté à décrire cette situation étrangement nouée, et à déterminer la portée exacte qu’il convient de donner à l’ancrage de la pensée dans le réel, qui nous rend ce dernier à la fois si proche (puisque nous en sommes) et si lointain (puisque ce qu’il est en-soi demeure irrémédiablement soustrait à notre prise). Nous ne communiquons pas de plain-pied avec la réalité, et pourtant nous pouvons penser la distance qui nous sépare d’elle, et même nous convaincre que nous l’atteignons bien d’une certaine manière malgré cette distance, voire grâce à elle : c’est le « problème de l’accès », dont témoignent par exemple les discussions autour du « réalisme direct » dans le domaine de la philosophie de la perception. Ce premier tour d’horizon fait déjà entrevoir les raisons pour lesquelles les voies du réalisme en philosophie recoupent immanquablement celles de la métaphysique. Peu importe au fond qu’on fasse explicitement référence à la chose en soi, et même à l’ensoi tout court, ou qu’on leur préfère des substituts moins encombrants. Pour éclatée qu’elle soit, la pensée contemporaine est traversée par un puissant désir réaliste ; mais c’est précisément ce désir réaliste qui s’accompagne d’un retour à certaines figures de pensée associées à la tradition métaphysique. Et si être réaliste, c’est poser que l’être d’une chose ne coïncide pas avec la manière dont celle-ci se donne, qu’on le veuille ou non, cela revient à conférer un statut bien précis à la chose : un statut qui la rapproche de l’idée tant décriée d’absolu. Par là, on ne veut pas désigner un objet superlatif, un être existant en soi et par soi – on ne voit d’ailleurs pas en quel sens un tel être existerait –, mais 1. I. Calvino, Monsieur Palomar, op. cit., p. 113.

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plutôt le fait que l’être en général ne dépend en rien de la capacité d’un sujet à entrer en rapport avec lui, à le manipuler, à le connaître, et plus généralement à lui donner sens. Et qu’il y ait de l’être hors pensée ne signifie pas, encore une fois, qu’on puisse viser cet être depuis une position « hors sol » ni que cet être soit homogène. Mais déjà cela mérite examen et discussion, de sorte que le point d’entente minimale qui semblait devoir rassembler les réalistes se prolonge tout naturellement en une interrogation de type métaphysique où des notions comme celles d’objet, d’existence, d’identité, de relation, de perspective, devront être précisées et clarifiées. C’est qu’il n’est pas si facile de se soustraire à la métaphysique. La critique de la métaphysique, qu’il s’agisse de l’empirisme logique ou d’une tradition herméneutique courant de Heidegger à la déconstruction, a indéniablement marqué de son sceau la pensée contemporaine. Mais il ne suffit pas de décréter un « interdit de métaphysique » (Hans Blumenberg) pour s’affranchir comme par magie de toute métaphysique. D’où le sous-titre, volontairement ouvert, de ce volume. En un premier sens, il suggère la question suivante : quelles sont les métaphysiques, explicites ou implicites, sur lesquelles viennent s’étayer les différents projets réalistes ? Tandis que certains revendiquent ouvertement cette étiquette métaphysique, d’autres la récusent, mais cela ne change rien au fait que toute thèse réaliste est – tout autant que l’idéaliste – sommée de donner ses raisons. Car d’un point de vue strictement empirique, le réalisme apparaît immédiatement comme un chèque en bois : les « faits » à eux seuls ne permettent pas de recouvrir l’avance qui est faite. C’est pourquoi les antimétaphysiciens les plus conséquents ont tâché de définir une position de neutralité logique par rapport aux débats entre réalisme et idéalisme. À l’inverse, on peut vouloir embrasser la cause réaliste en assumant tout l’engagement métaphysique qu’elle implique. Être réaliste, tout en demandant l’impossible. Demander l’impossible, parce qu’on est résolument réaliste : ceux qui se reconnaissent dans une telle stratégie n’hésitent pas à réhabiliter la notion d’absolu, par exemple sous la forme d’un au-delà de la relation qui permettra de défendre un primat de l’éthique (ce sera notamment la stratégie de Levinas, revendiquant la notion de « méta-physique » comme rapport à l’absoluité de l’Autre, à

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l’au-delà du donné, contre l’« ontologie » dont le propre serait de ramener inlassablement l’Autre au Même), ou bien en proposant une réélaboration critique du vitalisme qui passe au contraire par une absolutisation de la relation, une promotion de la relation comme absolu, ce qui montre que ce dernier n’est pas nécessairement dé-corrélé à tous égards, bien qu’il marque une indifférence de principe par rapport aux formes partielles et unilatérales de notre relation à l’être. L’absolu n’est pas homogène ; il ne faut pas davantage préjuger de son caractère d’unité. Il peut s’avérer multiple, ce que laisse déjà pressentir la possibilité de vérités absolues. Ici le pluriel incite à examiner de plus près la différence qu’introduit la notion de vérité (ou encore celle d’universel) dans une réflexion sur l’absolu qui ne l’assimilerait pas d’emblée à un être préalablement donné (ou subsistant en soi), mais qui y reconnaîtrait une dimension normative irréductible à la simple factualité. Si le vocable des « choses en soi » pouvait être réhabilité dans une telle perspective, ce serait donc selon une acception tout à fait nouvelle, en quelque sorte dé-chosifiée. Elle n’aurait peutêtre plus grand-chose à voir avec l’usage, encore courant aujourd’hui, qui fait de « chose en soi » un synonyme de « substance » ; elle aurait à se défaire d’une épistémologie réaliste décidément trop rustique, fondée sur une idée de la vérité comme simple correspondance à des états de choses ou à des faits dont on s’étonnerait alors qu’ils puissent être visés tels qu’ils sont en euxmêmes, précisément lorsque nous ne les visons pas. Une fois de plus se confirme ce qu’à vrai dire nous aurions dû soupçonner dès le début en lisant Kant, à savoir que la chose en soi ne peut revenir en grâce qu’à partir du moment où la Chose devient tout autre chose qu’une chose, qu’une ombre ou qu’un double spectral de l’objet de la connaissance. Peut-être échappet-elle même par principe à tout discours référentiel, nommant plutôt le lieu d’un problème, voire un nœud de problèmes, que chacun est libre alors de formuler pour son compte sans jamais se référer à elle. Mais comme on le comprendra en lisant les pages de cet épais volume, un tel constat peut servir d’appui à des stratégies anticorrélationistes aussi bien qu’à des tentatives de sauvetage du corrélationisme, et c’est ce qui rend passionnantes les

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querelles qui se jouent aujourd’hui autour du réalisme métaphysique. En tout état de cause, quels que soient finalement les choix terminologiques ou doctrinaux, il est remarquable que nul ou presque n’ose se dire « idéaliste ». Les défenseurs du corrélationisme, et même les relativistes les plus convaincus parmi eux, se défendent explicitement de l’être. Du constructivisme ou du perspectivisme, il faut comprendre qu’ils sont eux aussi des variétés du réalisme. Sans doute leur inflation dans le champ théorique produit, localement, des effets de relativisation qui semblent à première vue faire vaciller les normes rationnelles attachées aux idées de vérité ou d’objectivité. Mais il est remarquable que, poussée jusqu’à son terme, la relativisation d’un transcendantal à un contexte épistémique ou à un écosystème particulier, tout comme la pluralisation qui en résulte, revient à remettre en jeu sur le plan d’une nature élargie les formes mêmes de notre accès à l’être. Le geste a donc une portée clairement réaliste, ce dont témoigne l’alliance tactique avec le réalisme scientifique, voire avec certains programmes de naturalisation dure. Il incombera un jour aux historiens des idées de relever les raisons historiques de cette conjoncture particulière, et de la confronter, le cas échéant, à d’autres époques philosophiques. Car après tout, n’est-ce pas le propre de toute philosophie, même la plus idéaliste en apparence, de se considérer réaliste à certains égards, ou à un certain niveau, ne serait-ce que parce qu’elle prétend à la vérité ou à l’universel, jusque dans l’affirmation du relatif ? Le paradoxe s’ébauche chez Platon, dont nous avons tous appris qu’il défendait un réalisme des Idées. La surenchère réaliste ne date pas d’hier. Kant déjà voulait nous convaincre que sa doctrine était « tout le contraire » d’un idéalisme à la Berkeley 1. En 1800, Jacobi clamait à son tour : « Je suis réaliste comme aucun homme ne l’a été avant moi 2. » En 1934, enfin, Husserl surenchérissait : « Aucun “réaliste” consacré n’a jamais 1. Emmanuel Kant, Prolégomènes à toute métaphysique future qui pourra se présenter comme science, § 13, remarque 2. 2. Lettre à Jean Paul du 16 mars 1800. Et d’ajouter : « Il n’y a aucun système intermédiaire raisonnable entre l’idéalisme total et le réalisme total. »

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été aussi réaliste et concret que moi, l’“idéaliste” phénoménologique 1. » Pas de doute, ce credo est de toute époque. En attendant, à défaut de disposer du recul nécessaire pour dire avec certitude en quoi le réalisme si hautement revendiqué de nos jours serait vraiment « nouveau » – ou ferait « retour », ce qui reste également à démontrer –, un premier état des lieux permettra de relever une certaine convergence de vues au niveau strictement programmatique. Le tableau ne peut être brossé ici qu’à grands traits ; les essais de cartographie réunis dans la première partie de l’ouvrage permettront de se faire une idée plus complète du paysage. Derrière les positions fort hétérogènes que recouvrent les figures contemporaines du réalisme métaphysique, on trouve d’abord un certain nombre de refus communs. Quelques-uns de ces thèmes d’époque ont déjà été évoqués. L’interprétationnisme d’abord, qui veut qu’une chose ne soit réellement pas séparable de la représentation qu’on en forme, et donc des contextes épistémiques ou des perspectives dans lesquelles elle se trouve appréhendée et pensée ; le relativisme ensuite, qui finit par ne plus tenir pour réelles que les perspectives elles-mêmes, ou du moins leur variation, l’espace ouvert de leurs transformations, au risque – croit-on – de faire le lit de l’irrationalisme ou du fidéisme. On verra dans ce volume que cette crainte n’est pas réellement justifiée, et qu’elle tend à éclipser des problèmes autrement plus intéressants. Selon une histoire souvent racontée, Nietzsche et ses héritiers postmodernes, convaincus qu’il n’y a pas de « hors texte », auraient accusé le trait en poussant ces deux tendances jusqu’à leurs conséquences les plus extravagantes. Contre cette fâcheuse dérive, le réalisme aurait restauré la croyance au réel ; il nous redonnerait l’assurance que nous parlons bien de quelque chose. Qu’il y ait là au fond un malentendu, on peut déjà le supposer en relevant cette conséquence amusante : en donnant crédit à l’idée selon laquelle les dérives irrationalistes de la pensée contemporaine exigeaient une « défense » du réalisme, des partisans du plus robuste sens commun réaliste – qu’ils soient scientifiques ou philosophes – finissent par se retrouver, à leur corps défendant, aux côtés des héritiers de la philosophie spéculative ; 1. Lettre du 26 mai 1934 adressée à l’abbé Émile Baudin.

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des pourfendeurs du constructivisme social que rien ne prédisposait à s’intéresser à la métaphysique, deviennent les alliés objectifs de penseurs occupés à reformuler une philosophie de la nature à la Schelling, ou à pousser le naturalisme scientifique jusqu’à ses dernières extrémités nihilistes. Il faut pourtant bien reconnaître que le regain de réalisme observé dans les rangs des métaphysiciens aura au moins eu pour effet de rapprocher des traditions philosophiques qui jusqu’ici n’ont pas toujours volontiers dialogué entre elles. Il aura permis de mettre en évidence des airs de famille et des liens de continuité parfois méconnus. À vrai dire, ces rapprochements n’attendaient peut-être que les circonstances favorables qui les révéleraient en pleine lumière. Il faut en effet se rappeler que si la réaffirmation d’une position fortement réaliste peut apparaître comme une nouveauté au regard d’un héritage idéaliste qui court jusqu’à Husserl, d’un empirisme redéfini à l’aune des formes logiques du discours, ou encore d’une interprétation dominante de la pragmatique des « jeux de langage », elle est déjà beaucoup moins originale dans le cadre d’une philosophie analytique qui, à l’instar de Frege, Russell ou Moore, s’est généralement reconnue dans une orientation résolument réaliste – et nullement dans un quelconque idéalisme logico-linguistique –, en invoquant notamment la présomption référentielle impliquée par tout énoncé vrai du discours. La nouveauté, s’il en est une, tient sans doute davantage à la tonalité ouvertement métaphysique du regain de réalisme observé aujourd’hui, en rupture avec une orientation épistémologique commune qui avait prévalu jusqu’alors dans les productions analytique, continentale et française. Les discours de l’en-soi ont en commun le refus de lier d’emblée la question de l’être à celle de son sens. Sur ce point également, ils rencontrent certains enjeux du tournant ontologique amorcé depuis près d’un demi-siècle par la philosophie analytique. Celle-ci n’a en effet cessé, dans sa période post-quinienne, de contourner les prescriptions antimétaphysiques du positivisme logique en refusant d’assimiler la théorie de la vérité aux différentes variantes du vérificationnisme, ou de réduire l’enquête ontologique à une affaire de cadres linguistiques ou de schèmes conceptuels. Parallèlement, et sans revenir pour autant à un réalisme métaphysique, le réalisme direct ou encore le réalisme interne continuent de

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gagner du terrain contre l’orientation antiréaliste de la première philosophie analytique. Sur le versant continental ou français, la revendication du réalisme témoigne elle aussi de la continuité d’une tradition originale et d’une insistance de la métaphysique qui dément les clichés usés du « postmodernisme » et d’une French Thought vouée à un travail de déconstruction sans fin. Cette tradition s’est d’ailleurs développée dans une relation tendue avec la phénoménologie, en la contaminant parfois de l’intérieur, et plus souvent en détournant ou en retournant certains de ses thèmes favoris : la pensée de Ruyer, qu’on redécouvre ces derniers temps, en offre une bonne illustration, mais c’est toute la lignée bergsonienne, poursuivie jusqu’à Deleuze, qui mériterait d’être réexaminée dans cette perspective, en prenant la mesure de l’inflexion apportée par la réinterprétation ontologique des idéalités mathématiques. Une dernière caractéristique vaut d’être soulignée. Face aux différentes variétés du réductionnisme, les approches réalistes contemporaines sont volontiers pluralistes. On touche ici au noyau dialectique du réalisme des choses en soi, et peut-être à l’une de ses principales apories. Loin d’offrir au discours, ou au champ de la représentation, une base référentielle claire et univoque, tout se passe comme si le fait que la réalité des choses ne se résume pas à leurs modes d’appréhension autorisait au contraire une démultiplication indéfinie de ces modes, bien au-delà du contexte de l’activité humaine ou même animale. Tandis que certains s’efforcent de théoriser l’« inter-objectivité » des choses entre elles ou de frayer la voie d’une cosmologie des « plurivers », d’autres, encouragés par le « tournant ontologique » en anthropologie, vont puiser des ressources dans les théories du perspectivisme « multinaturaliste ». C’est dire qu’un réalisme conséquent, prévenu contre le réalisme « naïf », n’est pas condamné à emboîter le pas du naturalisme scientifique, ni à adopter telle quelle son ontologie de base, si toutefois il en existe une. Cette situation a pourtant de quoi laisser perplexe. Car à se revendiquer ainsi d’un perspectivisme bien compris, le réalisme ne se rapproche-t-il pas à nouveau dangereusement de l’interprétationnisme dont il tentait précisément de se démarquer ? N’est-ce pas ce dont témoigne dans la pensée critique contemporaine, l’usage un peu inflationniste du terme même

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d’« ontologie » ? Au pluriel, comme il se doit ; car on parle plus volontiers aujourd’hui d’« ontologies », et même de « mondes », comme on parlait naguère de « visions du monde ». Mais comment ce pluralisme tendanciel se conjugue-t-il avec le monisme ou l’univocité de l’« en-soi » dont témoigne de manière axiomatique la décision des ontologies « plates » de traiter égalitairement tout ce qui est, et même ce qui n’est pas ? Ces questions appellent une clarification des points de méthode susceptibles d’orienter une enquête métaphysique sur le réalisme. Car c’est bien de cela qu’il s’agit au fond, une fois admis qu’il n’y a pas réellement à choisir entre l’idéalisme et le réalisme comme entre deux partis exclusifs, en fonction de ses affinités. Si le réalisme fait figure de position par défaut, si nul ne souhaite au fond être autre chose que réaliste, il reste à produire, non pas une métaphysique réaliste – ce n’est pas cela qui manque –, mais une métaphysique du réalisme. Celle-ci pourra prendre la forme d’une réflexion de nature métaphysique sur ce qui rend possible en général la position, par la pensée, d’un réel en-soi. De manière plus locale, elle pourra produire une analyse des présupposés métaphysiques sous-tendant telle ou telle des variantes du réalisme, même la moins ouvertement métaphysique en apparence. Répétons-le, il ne suffit pas d’avoir banni de son vocabulaire le mot de métaphysique pour être quitte de tels présupposés. Il s’agira du même coup de rendre compte des couplages paradoxaux qui font voisiner, dans un même espace d’interlocution, des anthropologues et des historiens de la philosophie, des spécialistes de la physique quantique et de la religion, des bâtisseurs de systèmes et des esprits analytiques, des partisans du style axiomatique ou spéculatif et des adeptes de l’enquête empirique. Une métaphysique du réalisme doit pouvoir rendre compte de cette conjoncture pour le coup inhabituelle, dont l’hétérogénéité même suscite nécessairement de nouvelles questions. On se demandera ainsi quels rapports une approche spéculative du réel entretient avec les régimes ontologiques habituellement adoptés par le discours métaphysique, jusque dans ses variantes analytiques : théorie de l’objet, doctrine des catégories, enquête sur les modes d’existence, etc. Toujours au chapitre de la méthode, et dans une confrontation avec l’héritage du kantisme et de la phénoménologie : de quoi peut-on s’autoriser lorsqu’on

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s’aventure au-delà de l’évidence obscure qu’« il y a » des choses, des choses qui ne sont pas encore des objets ? Dans quel espace et dans quel temps cette multiplicité sans visage peut-elle être du moins préfigurée, tout en évitant de retomber dans les ornières d’un réalisme « dogmatique » qui multiplierait les constructions sans garde-fous ? Une telle multiplicité est-elle totalisable ? Peut-elle être visée comme totalité ? Suffit-il de dire que « le Monde n’existe pas » pour prétendre avoir réglé le problème de la coexistence des choses ? De tels problèmes se posent tôt ou tard à ceux qui n’ont pas renoncé à l’ambition cosmologique de la philosophie. Ils en appellent d’autres : par exemple, y a-t-il une place pour l’imagination métaphysique, voire pour une esthétique de la pensée ? Il est question, par ailleurs, du transcendantal et de sa « naturalisation ». Mais quelle fonction exacte remplit la référence à la nature dès lors que les formes transcendantales sont envisagées dans un espace de variation qui rend pensable une pluralité de natures possibles – et en un certain sens coexistantes ? Que peut signifier à cet égard une nature « absolue » ? Par-delà l’alternative de l’idéalisme et du réalisme, certains suggèrent aujourd’hui que l’attitude réaliste relève d’une capacité spécifiquement anthropologique, issue d’un processus à la fois onto- et psychogénétique : en bref, on ne naît pas réaliste, on le devient. Le fait même de s’intéresser aux perspectives et aux modes d’existence non-humains indiquerait la sortie d’un idéalisme premier, voire animal, si bien qu’en posant un « dehors » qui ne s’épuise pas dans ce qui est donné à l’humain, on confirmerait une fois de plus une attitude profondément humaine. Et si l’attitude réaliste témoigne elle-même d’une capacité anthropologique du sujet humain à se rapporter à un « dehors » qui ne soit pas le simple prolongement de sa sphère d’activité vitale, la question se pose du statut des domaines d’objectivité scientifique (psychologie cognitive, éthologie, biologie…) mobilisés pour témoigner d’une telle capacité. Ce qui conduit une fois de plus à s’interroger sur la possibilité même du réalisme scientifique. Tels sont quelques-uns des problèmes que les auteurs des contributions rassemblées dans ce volume se donnent pour tâche d’élucider, en revenant à ce qui peut motiver, en philosophie ou ailleurs, l’adoption d’une position réaliste, mais aussi aux raisons

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qui font que ce réalisme prendra ou non, à la fin, un tour franchement métaphysique – tantôt sous la bannière d’une discipline philosophique constituée, avec son histoire et ses codes propres, ses objets petits et grands (le Monde, Dieu, l’Absolu, la Vérité, mais aussi pourquoi pas la Terre et même la « table en soi »…), tantôt de façon plus ponctuelle ou intermittente, selon un régime de pensée transversal à toute activité théorique, et dont la métaphysique déclarée des philosophes n’est en définitive qu’une expression plus visible et systématique 1.

1. Ces textes sont issus du colloque Choses en soi. Métaphysique et réalisme aujourd’hui organisé à Paris (université Paris-Nanterre/École normale supérieure/Columbia Global Center Paris) les 16, 17, 18 et 19 novembre 2016 dans le cadre du programme international « Analytic and French Philosophy in the 20th Century » (université Paris-Nanterre/Purdue University, avec le soutien du PUF – Partner University Fund).

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PREMIÈRE PARTIE

Le moment réaliste : état des lieux

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La ruée vers le réel Isabelle THOMAS-FOGIEL

La ruée vers le réel, telle pourrait être l’image résumant l’activité de la philosophie de ces trente dernières années. Et de fait, qu’il faille être réaliste, et non plus relativiste comme dans les années 1960, ne semble plus faire de doute pour nombre de philosophes aujourd’hui. C’est ainsi que chacun des penseurs contemporains s’attache, à l’intérieur de ce grand genre commun qu’est devenu le réalisme, à décliner une différence spécifique, qui particularisera son type de réalisme : ordinaire (Putnam, Cavell, Hacker, Diamond, Bouveresse), contextualiste pragmatique (Travis, Benoist), phénoménologique (Romano), spéculatif (Harman, Brassier, Meillassoux, Grant), scientifique (Tiercelin), ou tout simplement « nouveau » (Ferraris, Gabriel). Face à ce phénomène de masse, deux réactions sont possibles. Soit l’on prétend, à l’instar de quelques interventions récentes 1, que nous avons affaire ici à une volée d’étourneaux qui, pour la majorité d’entre eux, revendiquent à tort le terme de « réalisme ». Soit, à l’inverse, et c’est ce que j’ai tenté de faire en tant qu’analyste de la philosophie, dont le but est de comprendre les actes que font les philosophes pour nous dire ce qui est, vaut ou fait sens, l’on pose que nous sommes en présence de ce que D. Henrich nomme une « constellation conceptuelle », c’est-à-dire un moment intellectuel, en lequel différents auteurs adoptent des principes structurels identiques, des gestes cognitifs analogues qui se 1. Voir par exemple l’article (en ligne) de Pascal Engel, « Le réalisme Kitsch » (https://zilsel.hypotheses.org/2103).

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cristallisent, à un instant T, autour d’une catégorie centrale, qui pour notre début de XXIe siècle est celle de « réalisme 1 ». Ce constat d’un « moment réaliste » de la philosophie (qui bouleverse de précédents clivages, tels celui entre analytique et continental) suscite trois questions : tout d’abord, que signifie, pour ceux qui le revendiquent aujourd’hui, le terme « réalisme », ou, pour le dire autrement, quels sont les traits communs qui donnent quelque consistance à l’appellation affichée ? Peut-on, ensuite, en repérer les apories, ou pour le dire de manière moins négative, dessiner les interrogations que suscite cette actuelle configuration du réalisme, interrogations qui peuvent être conçues comme autant de pistes de recherches ? Enfin, ces interrogations ne nous conduisent-elles pas à assigner une autre finalité aux philosophes que celle de converger en nombre, quoiqu’à partir de points de départs différents, vers ce nouvel eldorado qu’est devenu « le réel » ou la « réalité » 2 ?

I. LES GESTES STRUCTURAUX IDENTIQUES

Avant toute décomposition des grands principes qui scandent l’actuelle chanson de geste réaliste, il convient de souligner une évidence, à savoir que « ce qui est réel » n’est pas déterminé de 1. Les troits traits principaux d’une constellation conceptuelle sont : 1) un problème commun. L’analyste de la philosophie étudie donc un problème, non un auteur ; 2) ce problème se cristallise autour d’une catégorie fédératrice. Pour le dire d’un exemple, soit la séquence : Descartes/Spinoza/Leibniz, nous pouvons déterminer quelque problème commun (tel que la relation âme/corps) mais pas de catégorie fédératrice. En revanche, la séquence : Fichte/Hegel/ Schelling s’est fédérée autour de la revendication d’une même catégorie : l’idéalisme. Ce qui signifie, qu’à une époque donnée (environ une génération), il n’est guère envisageable de s’inscrire hors de cette catégorie ; 3) la constellation ne se limite pas aux grands auteurs mais envisage les minores, sans considération de hiérarchie. 2. Dans le corpus réaliste actuel, aucune distinction n’est faite entre réel et réalité. La distinction était plutôt la marque des penseurs des années 1970. On la trouve notamment chez Lyotard, voir notre « Critique de la raison et mystique du réel : le réalisme tragique de J.-F. Lyotard face au réalisme spéculatif », Dialogue. Revue canadienne de philosophie, 3, printemps 2017.

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manière univoque dans les différentes philosophies qui se veulent réalistes. Les uns, comme les actuels phénoménologues, parleront du donné, les autres, comme les wittgensteiniens, des pratiques ordinaires ou formes de vie dont nous héritons, d’autres encore, comme certains métaphysiciens analytiques, s’en tiendront à la chose matérielle ou aux états de faits physiques, alors que des réalistes plus accueillants diront « réel » tout ce qui est d’une manière ou d’une autre (les artefacts, les objets sociaux, voire ceux de l’imagination, etc.). À en rester à ce premier niveau, on retrouverait la multiplicité rencontrée dans toute l’histoire de la philosophie, relativement à la détermination « de ce qui est véritablement » (la matière, Dieu, l’esprit ?). Le réalisme ne se résume donc pas à dire que quelque chose = x est réel ni à élire ce qui peut l’être. En revanche, ce qu’est le réel reçoit une acception plus univoque qui explique cette contemporaine revendication de « réalisme ». Élucidons les 5 gestes structurants qui se retrouvent, soit en totalité soit en majorité, au sein de la chatoyante diversité de ceux qui aujourd’hui se veulent « réalistes ». 1) En premier lieu, bon nombre de réalistes poseront qu’est réel tout ce qui est indépendant 1. Cette indépendance, qui signifie simplement « ce qui est sans relation », sera précisée par la notion d’extériorité. C’est ce que les métaphysiciens analytiques ont appelé « externality », par laquelle ils définissent le « réalisme ontologique ». Cette extériorité dit un peu plus que la seule indépendance puisqu’elle suppose une relation à un lieu qu’elle n’est pas. Le réel devient donc ce qui est hors de moi (de mes représentations, de mes visées, de mes schèmes cognitifs). Cette extériorité va elle-même se spécifier le plus souvent à partir d’une autre notion : celle d’antérieur et de postérieur, à moi ou l’espèce humaine. Donnons deux exemples rapides : ce que Bimbenet nomme « le réalisme externe » trouve son illustration dans la notation suivante : « moi, mort, ou l’espèce humaine éteinte, le réel sera encore et définitivement ce qu’il est 2 ». De même Meillassoux mettra en lumière ces dimensions d’un monde en soi et d’un temps cosmologique indépendant 1. Comme l’écrit Tiercelin, dans Le Ciment des choses (Paris, Ithaque, 2011, p. 189) le réaliste postule que « nos jugements sont vrais en vertu de l’indépendance et de l’existence d’un monde indépendant de notre connaissance ». Ce que dit aussi l’expression de Meillassoux : « le grand dehors », d’abord déterminé par son indépendance. 2. Étienne Bimbenet, L’Invention du réalisme, Paris, Cerf, 2015, p. 20.

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Isabelle Thomas-Fogiel parce qu’antérieur et postérieur à l’espèce humaine. Est donc réel ce qui est indépendant, externe et antérieur à moi. 2) Le deuxième trait consiste à postuler que cet x indépendant est connaissable. En effet, face au premier postulat selon lequel il y a un x indépendant de nos schèmes cognitifs, on pourrait conclure, et c’est ce qu’ont fait tous les sceptiques et relativistes, que nous n’y avons pas accès. Pour les réalistes, au contraire, l’homme est en mesure de connaître cette chose indépendante. Et donc : 3) Puisqu’il y a une relation entre l’être extérieur et la connaissance, on postule que cette relation est une relation de subordination au sens où la connaissance se soumet à la chose. Cette notion de soumission est une notion centrale du réalisme, présente dans bon nombre de réalismes dans l’histoire de la philosophie. Il s’agit du réalisme épistémologique, pour lequel la connaissance aura à se calquer sur un x ordonné de lui-même ; x qui sera, selon les différentes figures du réalisme actuel, le donné phénoménal, les usages ordinaires, la chose physique, les objets sociaux, le grand dehors, etc. Cette notion de soumission du logos à un x antécédent a pris, dans la longue histoire du réalisme, différentes formes, telle celle, classique, selon laquelle nos énoncés sont copie, saisie ou tableau des choses, ou encore la forme de la causalité, selon laquelle mes propositions sont effets de la chose ; mais quoi qu’il en soit, dans toutes les formes de réalisme épistémologique, mon énoncé individuel reflète une structure pré-ordonnée, laquelle lui confère sa vérité ou sa correction 1. Les catégories propres au réalisme épistémologique sont donc celles de subordination et de monstration. Ma proposition montre ce qui est, apparaît ou se donne = x, et la vérité de mon discours sera conformité à cette entité préalable. Si ce réalisme épistémologique se retrouve dans bon nombre de réalismes dans l’histoire de la philosophie, il n’en est pas de même des deux autres

1. On pourrait penser, dans un premier temps, que Wittgenstein, ne sortant pas des limites du langage, ne peut guère postuler un x extérieur, garant de nos énoncés. Plus encore, parce que les pratiques ordinaires sont conventionnelles, certains ont conclu au relativisme. Mais les wittgensteiniens « réalistes » le contestent et l’exorcisent par leur réalisme épistémologique. En effet, il s’agit toujours pour eux d’exhiber nos pratiques ordinaires, de montrer la grammaire de nos mots quotidiens, pour dénoncer le caractère incorrect d’une proposition, qui sera, dès lors, rejetée comme non-sens. La forme de vie ou pratique ordinaire nous délivre d’elle-même et par elle-même (sponte sua) une grammaire, qui est le « fait dur » (structure déjà disponible sans notre intervention), qui nous permet de différencier les énoncés corrects de ceux dénués de sens.

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traits qui me semblent plus caractéristiques du réalisme actuel, raison pour laquelle, peut-être, certains le disent « nouveau ». 4) Le réel est infini. Le monde, aujourd’hui, n’étant plus posé en cosmos limité comme il l’était chez les Grecs, la réalité devient ce qui est sans limite. 5) La disparition de la problématique de l’accès.

Dans la philosophie traditionnelle, le sujet vise une chose qui peut ne pas y correspondre. Ce qui donne naissance à la problématique de l’accès pour parvenir à la chose, du chemin à suivre (l’hodos de methodos). Or, beaucoup de réalistes de ces trente dernières années critiquent avec véhémence cette problématique de l’accès, comme vieux reste de la relation sujet/objet. Nous n’avons plus à définir un chemin pour rejoindre le réel, c’est-àdire à trouver des critères de vérité ou des raisons externes nous permettant de justifier la conformité de nos propositions à leur référent. Mais, dès lors, comment savons-nous que nos pensées correspondent au réel hors d’elles ? Pour beaucoup la question n’a plus de sens puisque le problème de l’accès est récusé. Nous le savons, diront-ils, soit parce que le phénomène se montre de lui-même (« se donne par soi », disent les phénoménologues), soit, en termes plus wittgensteiniens (qui sont, par exemple, ceux de Travis), parce que le réel est toujours ce que nous avons ; d’autres encore, tels Putnam, invoqueront une « seconde naïveté », par laquelle j’ai accès directement aux choses, sans voile ni interface entre elles et moi ; certains enfin mobiliseront une « intuition », voire, comme Harman, des pratiques artistiques. Le réel vaut du fait de sa simple occurrence qu’il suffit d’exhiber. Dire vrai c’est montrer le réel et rien d’autre. L’ostension d’une réalité = x, première et garante de mes descriptions, a entièrement absorbé la notion de vérité.

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Ces traits communs relevés 1, passons au point II, à savoir :

II. LES APORIES OU INTERROGATIONS QUE SUSCITE CETTE ACTUELLE CONSTELLATION RÉALISTE

Tout d’abord, le réalisme ontologique fait problème dans la mesure où la thèse de l’indépendance est définie à partir de notions spatio-temporelles et relationnelles (extériorité, antériorité), qui supposent intrinsèquement un cadre de référence (ce qui est extérieur à mes pensées, ce qui est antérieur à moi ou à l’espèce humaine). On peut donc douter que l’indépendance du réel puisse être posée absolument et hors de toute corrélation, comme le veut, par exemple, le réalisme spéculatif. Or, si la thèse de l’absolue indépendance ne peut être prouvée et si seules demeurent pertinentes, pour qualifier le réel, les notions d’un x extérieur et antérieur/postérieur à moi, la thèse du réalisme externe a une drôle de particularité. Elle n’a pas de contraire connu dans l’histoire de la philosophie. Personne n’a jamais nié qu’il y avait bien un x extérieur à moi ou à l’espèce humaine et non relatif au fait que nous nous le représentions à un moment ponctuel. La piste de recherche ici serait pour les réalistes contemporains de déterminer quels sont, dans l’histoire de la philosophie, les exacts contraires de certaines de leurs positions prodigalement étiquetées comme « réalistes ». Cette recherche, qui consisterait à demander systématiquement : « qui a jamais 1. Chaque auteur se voulant réaliste performe au moins trois traits. Soit, de manière immédiate : Tiercelin (1, 2, 3), Meillassoux (1, 2, 5), Gabriel (1, 2, 4), Romano (2, 3, 4), Putnam (2,3,5), Benoist (2, 3, 5), etc. Que nous ne donnions ici que 3 traits ne signifie pas qu’il n’y en ait pas plus, mais que les autres sont moins immédiats. Par exemple, chez Romano, le monde comme phénomène est-il indépendant ? Il semble, parfois, professer un réalisme ontologique (voir notre livre Le Lieu de l’universel) mais dans un cadre husserlien, cela n’est pas immédiatement limpide. De même, pour les wittgensteiniens, les formes de vie, dont nous héritons, sont bien un x indépendant et antérieur, car déjà institué. En fait, tous présupposent le 1, mais le démontrer concrètement supposerait plus de place.

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dit l’inverse ou voulu démontrer le contraire » ? pourrait, à mon sens, ménager quelques surprises 1. Ensuite, si les philosophes sont définis comme ceux qui doivent avoir pour terrain d’investigation le réel, que font les autres disciplines ? La physique, l’anthropologie, etc. sont aussi censées décrire la réalité. Dans le même sens, beaucoup de réalistes contemporains souhaitent, avec raison, voir revivre la métaphysique en se situant à la fois contre certains interdits analytiques, qui entendaient ne s’en tenir qu’à l’enquête épistémologique, et contre le perspectivisme nietzschéen, source de tous les relativismes. Néanmoins, si la métaphysique s’interroge sur « ce qui est » et « si ce qui est » est le réel indépendant, alias la chose en soi, que font, encore une fois, les autres sciences ? Pour le dire d’une notation historique, Aristote ne liait pas la définition de la métaphysique à la réalité de son objet, mais à sa généralité. Généralité et réalité ne sont pas des termes synonymes et faire des philosophes de simples montreurs de réalité pose, à terme, la question de la spécificité de la philosophie ou de la métaphysique. À ce titre, ce n’est sans doute pas un hasard si certaines métaphysiques physicalistes semblent se dissoudre dans la physique, quand des approches plus wittgensteiniennes paraissent se confondre avec la sociologie, tandis que la phénoménologie prend parfois des allures d’anthropologie. Mais, le temps manquant, je n’insisterai pas sur la multitude de questions posées par les thèses 1, 2 et 3 et me concentrerai plutôt sur les thèses 4 (le réel est infini) et 5 (la vérité consiste seulement à montrer le réel = x) qui sont les thèses fétiches du réalisme contemporain. 4) Si le réel est infini et si la tâche de la philosophie ne consiste qu’à le décrire, alors cette philosophie ne s’expose-t-elle pas au risque de devenir la description vaine d’événements illimités ? En fait, tout se passe aujourd’hui comme si, après une course pluriséculaire où les philosophes ont diversement déterminé ce qui est, vaut ou fait sens, comme idée ou substance, Dieu ou nature, pensée ou matière, volonté de puissance ou histoire, Autre 1. Sur ce point, voir notre article « L’opposition entre idéalisme et réalisme ? Genèse et structure d’un contresens », Revue de métaphysique et de morale, 3, 2017.

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ou chair, etc., nous étions parvenus à cet énoncé : ce qui est c’est l’inépuisable réalité. Ce que l’on peut résumer d’une parménidienne tautologie « ce qui est ce qui est ». Néanmoins, parce que chez beaucoup « ce qui est » est infini, le philosophe semble se transformer en simple vidéaste de situations potentiellement illimitées. Dès lors, il faudra bien, si l’on ne veut pas participer à ce que certains ont appelé « l’actuel carnaval ontologique 1 », introduire un principe de limitation, comme, entre autres, l’économie des entités ou l’élégance des hypothèses. D’où vient ce principe ? Du réel indépendant ou de la pensée humaine ? Cette question nous permet d’aborder le point 5, relatif au problème du recouvrement de la notion de vérité par la seule ostension de la réalité de la chose = x, qui est, à mon sens, un geste nodal des réalistes contemporains. En effet, si l’on affirme que le principe d’économie, ou n’importe quel autre principe organisateur de diversité, vient du réel indépendant et non de notre pensée, il faudra, à un moment, justifier la validité de cette assertion générale. Mais comment la prouver ? Par le réel indépendant qui, pour tout réaliste, décide de la vérité de nos assertions ? Dira-t-on que la proposition « le réel agit par économie de moyens est vraie parce que le réel agit par économie de moyens » ? Mais, pourquoi, dans ce cas, ne pas dire « Dieu est bon, cette proposition est vraie parce que Dieu est bon » ? À ne plus vouloir poser la question, certes strictement épistémologique, du critère de la vérité, à vouloir évacuer la question de sa reconnaissance et à ne s’en tenir qu’à la simple formule : « dire la vérité = montrer ce qui est ou apparaît », on s’expose à bien des dogmatismes ou alors, en dernière instance, à un relativisme débridé. En effet si « ce qu’est le réel » (extérieur et garant de nos énoncés) ne nous permet plus de discriminer « ce qui est réel » (le fait empirique, les inobservables, les idées, Dieu, etc. ?), nous nous rapprochons d’un monde en lequel n’importe quelle description vaudra. Rétorquera-t-on, pour éviter tout risque d’enrégimentement du réel par nos principes cognitifs (telle l’économie des entités), que nous devons laisser le « réel » se déployer sans le discipliner ni le soumettre à nos attentes conceptuelles ? 1. Pascal Engel, « Le réalisme kitsch », art. cit.

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Dans ce cadre (dont on pourrait montrer qu’il est commun à bien des réalismes actuels 1) le réel devient ce qui est inanticipable, simple événement contingent, pur surgissement sans cause ni raison. Mais à nouveau se posera la question du sens d’une métaphysique devenue la paraphrase d’un monde en lequel n’importe quoi devient possible. Nous retrouvons ici la précédente interrogation quant à la spécificité du philosophique ou du métaphysique, si on ne les définit plus qu’à partir de la seule notion de réalité, de ce qui est, de ce qu’il y a. En résumé, les pistes de recherche ou interrogations suscitées par l’actuelle constellation conceptuelle du réalisme sont les suivantes : tout d’abord, quels sont les exacts contraires de certaines positions affichées aujourd’hui comme « réalistes » ? Y a-t-il jamais eu un philosophe, dans l’histoire, pour nier qu’il y ait quelque chose et non pas rien, ou même pour contester que quelque chose soit extérieur à moi 2 ? Ensuite, peut-on, sans les perdre, définir la métaphysique ou la philosophie à partir du seul objet que serait « la réalité » ? De surcroît, l’infinité postulée du réel ne frappe-t-elle pas d’inanité toutes nos descriptions ? Enfin, et c’est là, à mon sens, le trait le plus problématique du réalisme de ces trente dernières années, peut-on si aisément opérer un recouvrement total de la notion de vérité par celle de la monstration de la réalité = x 3. En effet, on peut peut-être douter que 1. Deux exemples : les partisans de l’ontologie plate (DeLanda, Gabriel, Garcia, etc.) qui, refusant de soumettre le réel au rasoir d’Ockham, se veulent accueillants à tout ce qui est (aussi bien la licorne que le chien) ; les phénoménologues, comme Romano, qui insistent sur l’accueil du phénomène qui ne doit pas être soumis aux visées ou principes d’un sujet souverain. 2. Exprimons-le par un biais plus historique : pour Berkeley (considéré comme le père de l’idéalisme alors qu’il n’a jamais revendiqué le terme), il y a quelque chose d’extérieur et d’antérieur à mon esprit c’est l’esprit de Dieu. Kant est un réaliste ontologique. Hegel parle de ce qui est extérieur à moi comme fait du monde contingent, par exemple le « ceci », là devant moi, la feuille blanche sur ma table à midi. C’est ce qu’il appelle le contingent et il écrit « le contingent qui a bien sûr une existence ». Ce contingent existe bien, mais n’est pas susceptible de proposition vraie ou fausse. 3. Si, comme les réalistes actuels, on évacue la question du critère, pour ne plus s’en tenir qu’à la définition canonique de la vérité, on se trouve face à un cercle. En effet, la seule définition de la vérité comme correspondance à un fait = x suppose que, pour confronter avec succès notre proposition à la réalité ou aux faits, l’on doive dire au préalable en quoi consiste la réalité ou les

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vérité et réalité soient des notions interchangeables ou qu’elles soient à ce point liées que définir la première (la vérité), consisterait, en toutes circonstances, à référer à la seconde (la réalité).

III. LES PHILOSOPHES SONT-ILS DES MONTREURS DE RÉEL OU DES POSTULANTS DE L’UNIVERSEL ?

Partons d’un exemple concret : en mathématiques, certains diront que leurs objets (nombres, etc.) sont choses réelles, existant dans un règne indépendant, d’autres le nieront. Néanmoins, ils s’accorderont pour affirmer que les démonstrations des mathématiques sont vraies. D’où vient cette vérité qui peut se passer de la détermination préalable de son objet comme réel et en soi ? Sans doute procède-t-elle de ce que, dans la résolution d’un problème x, j’accomplirai, en 2016, les mêmes actes que le petit esclave grec au IVe siècle avant Jésus-Christ. La vérité ici ne s’associe pas à la seule notion de « réel » mais plutôt à celle d’universel, qui se définit comme ce qui est valide en tout lieu et en tout temps. On constate, dès lors, un décrochage entre montrer le réel, comme ce qui est là sans nous, hors de nous, et dire l’universel. Or, le réalisme actuel semble altérer la notion de vérité, en ce qu’il la réduit à un seul de ses visages possibles : la conformité à un x préalable, déjà là, tout fait, auquel le discours doit se soumettre. Mais l’un des visages de la vérité peut être aussi celui de l’universalité. L’universalité n’est pas ce qui est là, donné, premier, originaire, hors de nous et sans nous. L’universalité comme ce qui est, en droit, valide pour tous doit être conquise, démontrée faits. Il nous faut donc déterminer le fait avant toute définition de la vérité. Néanmoins définir ce qu’est le fait ou la réalité suppose qu’on le fasse de manière vraie, mais pour le faire de manière vraie, etc. Cette circularité se retrouve chez tous les réalistes contemporains puisque par un premier acte, ils élisent ou postulent le fait dur qui sera le garant de la vérité de mes énoncés (le phénomène qui se donne par soi, les usages ordinaires dont nous héritons, la chose physique, etc.) ; par un second geste, ils définissent la vérité comme conformité à ce fait préalablement choisi.

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au terme d’un processus rationnel ou d’une dynamique argumentative. La vérité comme universalité est une norme et non un fait ou un état de choses. Ainsi, si l’on peut, certes, comprendre le problème auquel les philosophes des trente dernières années ont été confrontés, à savoir : sortir du choix entre ce qu’on a appelé le « point de vue de nulle part », celui d’un sujet cartésien ou kantien hors du monde et le catégorisant, et le point de vue de « l’ici », en lequel toute chose se réduit à ma perspective individuelle, il n’en demeure pas moins que l’on peut douter que la notion de « réel » ou de « réalité » puisse être, à elle seule, la nouvelle terre promise, terme de l’exode de la philosophie. Le telos de celle-ci n’est-il pas également la vérité comme universalité, et n’est-ce pas là le lieu visé par toute philosophie, lieu qui n’est ni le point de vue de « nulle part », ni le point de vue de « l’ici », mais le lieu de « l’autre part », qui n’est ni donné, ni existant sans nous, et qui pourtant vectorise nos recherches et nos énoncés ? Pour le dire concrètement, il faut, certes, partir d’un « ici », car il n’est pas douteux que l’homme s’y trouve, aussi bien dans l’espace que dans le temps. Il est bien englobé dans le monde et non face à lui. Mais pour pouvoir se penser comme « ici » et non « là », il doit projeter un ailleurs, d’autres places, qui ne sont pas les siennes ; pour ce faire, il doit effectuer un dépassement de son « ici », de son sol, de son contexte, pour viser un monde commun, habitable par tous, en un mot pour créer le lieu de l’universel. C’est pourquoi, même si prétendre à l’universalité ne signifie évidemment pas y parvenir, l’universalité doit, à mon sens, rester le telos ou la visée de la philosophie, car même le relativiste le plus décidé prétend à l’universalité de son relativisme et ne peut dénier cette prétention. Il en est de même des réalistes contemporains. Certes, le contenu ou thème de leur discours est de postuler que dire vrai c’est uniquement présenter le réel tel qu’il est. Néanmoins, leurs livres visent bel et bien l’universalité de cette définition qu’ils proposent. Cette universalité visée, il leur faut la justifier, la démontrer d’une manière ou d’une autre, s’ils ne veulent pas se contenter de la vaine description de tout le mobilier de l’univers, sans autre ressource que la morne tautologie : « ce qui est est ce qui est », ni autre méthode que le doigt de

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Cratyle. On peut donc démontrer que cet acte de visée de l’universel et le recours à des procédures argumentatives (qui dépassent de beaucoup la simple monstration de la chose en soi) est à l’œuvre dans tous les textes des réalistes actuels, y compris quand ils entendent en finir avec toute notion de visée ou d’universalité. Or cet universel que tous les philosophes, à mon sens, visent comme telos requiert un processus cognitif ou acte de l’esprit que l’on peut appeler de « pluralisation perspective » et d’« infinitisation du fini ». Ce processus consiste à envisager d’autres points de vue, à intégrer d’autres lieux, à anticiper d’autres regards. Cette pluralisation perspective n’a rien de mystérieux et peut être montrée à même nos opérations les plus communes. Ainsi pour faire une bonne démonstration, il faut anticiper les objections, se mettre à la place d’autres regards possibles sur le problème, multiplier les dispositifs de preuves et, par-là, projeter idéalement un lieu qui totaliserait l’ensemble des objections ou positions possibles. Bref, il faut viser l’universalité. Dans ces processus de recherche de la vérité comme universalité, ce qui apparaît est la pluralisation à réaliser et non la soumission à une entité préalable. Ce qui apparaît est le processus rationnel d’infinitisation du fini et non le reflet d’un en soi déjà là. Or, ce processus d’illimitation de la limite est cela même qui remplit la visée d’universalité et en atteste ou en infirme l’accomplissement. En effet, un processus d’universalisation peut être dit plus ou moins bien réalisé. La visée de l’universel n’est pas un simple idéal inaccessible qui ne nous donnerait rien, ou l’assurance d’un ratage, mais elle nous délivre, en retour, une règle méthodique précise : déterminer le degré d’universalité d’une théorie et la juger à cette aune. Si la théorie exclut plus qu’elle n’intègre, si elle suppose, sans cesse, pour s’édifier un « autre » qu’elle n’est pas et le relègue dans le néant, la théorie manquera d’universalité et pourra être disqualifiée. En ce sens, les théories philosophiques peuvent être ordonnées selon la vérité, c’est-àdire selon leur plus ou moins grand degré d’universalité, soit selon leur capacité à englober, accueillir et non à rejeter, exclure. La vérité ici est le résultat d’un processus de pluralisation et d’infinitisation et non la transcription passive d’un en soi déjà là.

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Cet acte que la philosophie peut et doit encore accomplir, peut se concevoir comme un acte d’inachever, qui se définirait à la fois comme élargissement ou illimitation constante des limites et comme démultiplication des perspectives, pluralisation des « ici », intégration des autres points de vue dans un ensemble toujours plus grand, qui n’est pas donné en soi, mais à réaliser sans cesse. Cette proposition d’un philosophe ou métaphysicien comme architecte de l’universel plutôt que montreur de réalité est une proposition qui tente d’aller au-delà de l’impossible point de vue de nulle part, sans sombrer, pour autant, dans un perspectivisme ou un contextualisme sans fin, qui toujours, autocontradictoirement, dénonce, en même temps qu’il l’accomplit, la prétention à la vérité comme universalité. C’est également une proposition qui maintient une notion forte de vérité, mais ne l’arrime pas uniquement à un supposé réel, figé, fixé hors de nous, sans nous, dont on peut détailler les figures contemporaines et problématiques : le donné, l’événement, l’originaire, les usages ordinaires, la chose concrète, le grand dehors, la nature, le sensible, etc. C’est, enfin, une proposition qui permet une vision unifiée de l’activité philosophique, dans la diversité de ses expressions, sans hypothéquer l’idée d’un devenir de la philosophie, qui n’est jamais achevée mais toujours « inachève » le savoir et la raison.

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Une boussole conceptuelle Orientation épistémique et orientation épistémologique des réalismes contemporains Tristan GARCIA

Je propose ici de dresser une brève cartographie de la situation des réalismes contemporains en philosophie. Pour ce faire, je souhaite moins dessiner une vague carte de la situation que fabriquer une sorte de boussole conceptuelle afin de nous repérer dans le champ ouvert des réalismes d’aujourd’hui. En chemin, je tâcherai de montrer qu’il est probable que le réalisme contemporain, au sens le plus large, est sans véritable adversaire : si l’on prend chacun d’entre eux au mot, peut-être l’ensemble des réalismes n’a-t-il aucun dehors, puisque toutes les pensées, même les plus idéalistes, semblent invoquer à un moment à un autre une forme de réalisme. Leurs ennemis, par opposition auxquels ils se définissent, ne sont souvent que des fantasmes ou des hommes de pailles, des semblants d’idéalistes ou d’antiréalistes, certes opposés à un certain sens robuste du réalisme, mais jamais à tous les sens possibles de ce terme. Afin de ne pas rendre ce champ sans dehors inconsistant, je défendrai qu’il n’est pas structuré par son opposition illusoire à « ce qui n’est pas réaliste » mais bien plutôt par une tension interne : quoique sans véritable contraire, il se trouve traversé par une puissante contradiction intérieure. C’est cette contradiction que je m’efforcerai de faire surgir afin qu’elle nous indique à travers toutes sortes de pensées actuelles

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une ligne imaginaire par rapport à laquelle nous situer, nous orienter et nous décider. Évidemment, une telle opération suppose qu’il n’existe pas un simple effet d’homonymie entre tous les usages récents du terme en philosophie. Sous les multiples significations variables du mot, on devra d’abord admettre, par hypothèse, qu’il subsiste bien quelque chose qui n’est pas tout à fait un concept commun, mais au moins une idée ou un idéal qui les régule tous et les oriente – d’où l’image de la boussole. Or cette boussole a ceci de particulier qu’elle possède deux nords ou, si on choisit de s’en tenir à l’image de l’orientation, qu’elle suscite deux orients différents. Commençons par le plus évident des deux, que nous qualifierons d’« épistémique ».

I. ORIENTATION ÉPISTÉMIQUE

Nous voilà livrés à tous les discours qui en appellent à la connaissance ou la reconnaissance du « réel ». Dans le champ qui s’ouvre à nous surgit un premier massif qui est celui d’une phénoménologie française tardive où ce « réel » s’offre à la conscience comme un nom qui est celui du « donné » ou, par exemple chez Jean-Luc Marion, du « phénomène saturé », sous la forme de la donation d’un événement d’une idole, de la chair ou d’une icône 1. On y accède par une intuition qui représente à la visée intentionnelle quelque chose qui excédera toujours, qui débordera les attentes de cette visée intentionnelle. Voilà donc un réel donné en bloc, qui s’offre à la conscience intentionnelle comme un « surcroît » irréductible. Mais, méfiant à l’égard de l’invocation métaphysique de ce type de « réel » extérieur et en bloc, un deuxième massif relève d’une sorte de réalisme réformé qu’on retrouve chez plusieurs 1. Jean-Luc Marion, De surcroît. Étude sur les phénomènes saturés, Paris, Puf, 2010, p. 7 : « Il s’agit ici du surcroît – de l’excès de l’intuition sur le concept, du phénomène saturé et de sa donation hors norme […]. »

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disciples de Quine 1, par exemple Putnam dans sa première période. Ainsi, à la fin des années 1970, Putnam défend encore entre le réalisme métaphysique et l’antiréalisme du positivisme logique la formulation d’un « réalisme interne », qui ne prétend pas élucider la nature des rapports entre nos théories et la réalité, mais atteste seulement de la cohérence et de la vérité approximative de nos meilleures explications scientifiques de la réalité 2. Le réel n’est pas tant alors un objet de la connaissance qu’une qualité et un prédicat possible de représentations suffisamment solidaires. Ce réel-là n’est plus l’ensemble fixe des objets indépendants de notre esprit, mais la cohérence idéale de nos représentations entre elles et avec nos expériences, dans une théorie, parmi d’autres, approximativement « vraie » du monde. Et puis, au gré d’une méfiance grandissante à l’égard de ce qui subsistait de métaphysique dans des réalismes aussi réformés soient-ils, un troisième massif a fait son apparition sous l’influence conjointe du second Wittgenstein et du « réalisme direct » de William James, pour qualifier des attitudes, des pratiques ou des expériences. On substitue au réel comme donné à la connaissance ou comme qualité de nos connaissances le réalisme en tant qu’attitude de celui qui connaît. Ainsi dérive-t-on insensiblement d’un réalisme nominal à un réalisme adverbial, d’un réalisme de contenu à un réalisme de manière. On voit clairement au terme de ce glissement se constituer un nouveau réalisme de l’expérience ordinaire, attaché au rappel à ce que Wittgenstein appelait « le sol raboteux » de la langue réelle 3, auquel Cora Diamond 4 s’est efforcée de reconduire la pensée. 1. Quine prône une attitude réaliste qui consiste, pour trancher entre les prétentions à la réalité de différentes théories, à faire preuve de « tolérance assortie d’un esprit expérimental », dans Du point de vue logique [1953], Paris, Vrin, 2003, p. 47. 2. « L’internaliste voit en la vérité une sorte d’acceptabilité rationnelle (idéalisée) – une sorte de cohérence idéale de nos croyances entre elles et avec nos expériences telles qu’elles sont représentées dans notre système de croyances – et non une correspondance avec des “états de choses” indépendants de l’esprit ou du discours », Hilary Putnam, Raison, Vérité et Histoire [1981], Paris, Minuit, 1984, p. 61. Putnam commence déjà à substituer au réel la vérité. 3. « Retournons au sol raboteux. », Ludwig Wittgenstein, Investigations philosophiques (1953), Paris, Gallimard, 2005, §107. 4. Cora Diamond, L’Esprit réaliste [1991], Paris, Puf, 2004.

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Là, le « réel » devient un sol contre lequel il faut savoir retomber et qui vient racler les exigences idéalistes et métaphysiques, quelles qu’elles soient. Or, à part de ces massifs qui forment une chaîne des différents sens attribués au réel épistémique, on distingue deux réalismes beaucoup plus difficiles à situer : d’une part le « réalisme modal » de David Lewis 1 ; d’autre part le « réalisme spéculatif » de Quentin Meillassoux 2. À cette étape de notre exploration, si nous voulons commencer à fabriquer la boussole conceptuelle qui nous permettra de pointer vers un premier orient, une distinction utile consisterait à faire d’abord la part du réalisme nominal, du réalisme adjectival et du réalisme adverbial, puis à considérer ce qui reste. Par réalisme nominal, entendons tout type d’orientation de la pensée philosophique par une recherche du « réel » en général, qui est le nom attribué à ce qui s’impose à la pensée, à ce qu’elle n’est jamais libre de déterminer elle-même mais qui lui vient du dehors : le réel est alors un nom. Par réalisme adjectival, comprenons l’orientation de la pensée non plus par un réel extérieur en bloc, mais par la recherche de critères de soumission de nos connaissances à autre chose que leur propre caprice, permettant d’attester du caractère plus moins réel de nos représentations et de nos expériences : le réel est ici une qualité. Enfin, par réalisme adverbial, figurons-nous des attitudes, des manières réalistes, de sorte que le réalisme devient affaire de façons de connaître : c’est le réalisme du « réellement » plutôt que du réel. Si on veut bien découper de cette manière le champ philosophique contemporain, on se trouve avec des massifs certes grossiers, mais qui permettent de comprendre en première 1. Les mondes possibles sont tous réels. Du moins chaque monde possible est-il pour lui-même réel, de sorte que le réel devient un simple index : il désigne ce que tout monde possible est pour lui-même. David Lewis, De la pluralité des mondes [1986], Paris, L’Éclat, 2007. 2. Lui-même n’a jamais revendiqué ce terme, préférant parler au moment de la publication d’Après la finitude, Paris, Seuil, 2006, de « matérialisme spéculatif ».

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approximation un malentendu tenace entre traditions philosophiques, puisqu’il semble que la tradition wittgensteinienne et pragmatiste tienne à des formes réalistes essentiellement adverbiales (mais pas seulement), que les disciples de Quine envisagent un réel plus volontiers adjectival (mais pas exclusivement) et que la phénoménologie tardive se réfère à un réel nominal (mais pas toujours). Chacune de ces traditions est aussi traversée par cette tripartition, de sorte qu’on trouve un sens plus ou moins nominal, adjectival ou adverbial du réel au sein de chaque école. Quant aux deux massifs à part, qui ne se laissent pas définir de cette manière, ils appellent la conception d’un quatrième terme. Remarquons que l’un et l’autre nous désorientent particulièrement, en ce qu’ils semblent retenir du réalisme une façon de connaître pour mieux l’appliquer à la figure opposée au réel : le possible. On dirait en effet qu’ils défendent d’étranges manières réalistes de penser et de connaître ce qui n’est pas réel. Poussant plus loin l’idée, nous pourrions nous figurer une sorte de gémellité inversée entre l’un et l’autre : le projet de David Lewis 1 consisterait à essayer de connaître le possible comme réel, tandis que celui des théoriciens du réalisme spéculatif reviendrait plutôt à connaître le réel comme possible. Dans le premier cas, cela implique pour Lewis, après avoir emprunté à Leibniz l’idée de mondes possibles, de défendre que, chaque monde possible étant actuel pour lui-même, il y a toujours une forme d’actualité du possible. Celle-ci est d’ordre indexical. Le philosophe peut donc adopter une attitude réaliste quant à n’importe quel monde possible, à condition de considérer qu’il y a toujours au moins un monde dans lequel est là-bas réel ce qui est ici possible. Par contraste, le meilleur moyen de définir la nébuleuse contemporaine du « réalisme spéculatif », au sens que lui a attribué Graham Harman en lisant Quentin Meillassoux 2, consiste peut-être à inverser les termes de ce rapport : s’efforcer 1. David Lewis, De la pluralité des mondes, op. cit. 2. Même si la paternité du terme revient à Ray Brassier. Graham Harman, Bells and Whistles. More Speculative Realism, Zero Books, 2013, « A brief SR/ OOO Tutorial », p. 4-8.

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de connaître la réalité comme si elle demeurait absolument possible. Ce qui est réel reste possible, et même mieux : ce qui est peut être ou non, donc est contingent. Ainsi, l’effort spéculatif incite-t-il à reconfigurer comme un « peut-être » ce qui paraissait figé dans l’être nécessaire soumis à des lois et à l’autorité de « la réalité ». Dans un cas comme dans l’autre, nous voyons se dessiner un geste radical de la pensée qui applique le réel au possible ou le possible au réel, et c’est en ce sens que nous les qualifierons volontiers tous deux de réalismes paradoxaux. À ce point de notre exploration, une contradiction interne commence déjà à sourdre : les réalismes n’ont peut-être pas de contraire, puisque tout le monde se prétend réaliste à sa façon, mais le réalisme a laissé s’introduire dans son camp le cheval de Troie du possible. Avant de mesurer les conséquences de cette infiltration de ce qui n’est pas réel dans le champ réaliste, il nous reste tout de même à finir de synthétiser le concept commun aux divers réalismes épistémiques qui lui résistent. D’un rapide coup d’œil, il nous apparaît que ce qui oriente toujours un réaliste nominal, adjectival, adverbial aussi bien que paradoxal, c’est l’énoncé d’un principe de soumission de nos connaissances à leur objet, ou du moins de contrainte portée par cet objet sur la subjectivité. Or, cette contrainte qui permet de repérer tout ce qui est réel est aujourd’hui motivée par une sorte d’indifférence : l’indifférence de l’objet au sujet, de ce qui est connu à ce qui le connaît. Si pour l’éclaircir, on accepte de rendre cette indifférence métaphorique, elle ressemble presque à cette ancienne figure de la vérité qu’on trouve dans les théories du « pur amour » : le véritable amour est l’amour sans retour. La connaissance doit en quelque manière tomber amoureuse sans espoir d’être aimée en retour par un objet qui demeure indifférent au rapport qu’elle entretient avec lui : le séparé, l’absolu, la Nature ou l’objectivité. Cette sorte de pur amour transposé dans le champ de la connaissance vise un objet éminemment idéalisé, nimbé de son indifférence radicale à notre entrée en relation avec lui. Mais cette indifférence magnifiée, il ne faut surtout pas l’inverser, car elle n’est pas symétrique. Ce qui explique la fortune

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contemporaine de l’indifférence réaliste, c’est en effet la passion paradoxale du sujet pour son objet délié de lui. La subjectivité semble devenue particulièrement intéressée par ce qui se révèle indifférent à son existence. Au détour de ce trop bref diagnostic d’époque, on mesure un changement majeur quand on se souvient de l’intérêt considérable de la philosophie au XXe siècle pour les sciences humaines, qui manifestait la fascination de la subjectivité à l’égard de ses produits, tels que le langage, la conscience ou les mythes, si on veut bien le comparer au relatif désintérêt de pans entiers de la subjectivité contemporaine pour ses propres œuvres, par lassitude à l’égard de ce qui apparaît comme une sorte de narcissisme philosophique, une trop grande importance accordée à l’homme par l’homme, et beaucoup plus largement à la subjectivité par les structures de la subjectivité ; le sujet pensant préfère être captivé par ce qui ne s’intéresse pas à lui, ce qui ne dépend pas de lui, ce qui hors de lui se révèle d’une indifférence souveraine à son existence. Voilà sans doute ce que c’est que le réel pour la plupart des épistémès réalistes actuelles. On devine en effet, dans certaines réflexions issues de l’écologie profonde 1 ou dans l’attrait contemporain pour une écologie sombre 2, une conception de la nature détachée du concept anthropocentré d’environnement et émerveillée par les innombrables phénomènes naturels inaccessibles à notre connaissance (le fond des océans ou certains hyperobjets théorisés par Timothy Morton 3), qui la précèdent (l’expérience de pensée de l’archifossile chez Quentin Meillassoux 4) ou qui lui succéderont (la 1. Charles Ruelle et Frédéric Neyrat, « Le mouvement d’écologie superficielle et le mouvement d’écologie profonde de longue portée. Une présentation », in Hicham-Stéphane Afeissa (dir.), Éthique de l’environnement. Nature, valeur, respect, Paris, Vrin, 2007, p. 51-60. 2. Je pense à The World without Us, St. Martin’s Thomas Dunne Books, 2007, d’Alan Weisman ou à The Earth After Us, Oxford, Oxford University Press, 2009, de Jan Zalasiewics. 3. Timothy Morton, Hyperobjects : Philosophy and Ecology after the End of the World, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2013. 4. Quentin Meillassoux, Après la finitude, Paris, Seuil, 2006.

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spéculation postapocalyptique sur l’effondrement voire l’anéantissement de toute subjectivité, dans Le Néant déchaîné de Ray Brassier 1). On sent un désir comparable de sortie de soi dans l’antispécisme, qui conteste les privilèges indus que l’espèce humaine s’accorderait. Et on comprend tout l’intérêt, pour les politiques et les pratiques qui cherchent à décentrer le sujet humain, de se présenter comme supérieurement réalistes, et de prendre pour horizon des théories de la connaissance qui entendent le réel au plus large comme un opérateur d’indifférenciation de la subjectivité humaine à l’égard de la subjectivité humaine, une subjectivité qui refuserait de se remplir d’ellemême, de s’enfermer dans sa propre prison, d’être le contenant et le contenu de toutes les significations, qui deviendrait curieuse de tout ce qui ne procède et ne dépend pas d’elle. Il y a là un intérêt et un plaisir de la pensée certains : l’indifférence n’est pas symétrique, puisque la subjectivité en général se montre très soucieuse de ce qui ne se soucie pas d’elle, qu’elle qualifie désormais de « réel ». Voilà peut-être un concept commun qui signale le « premier orient » des réalismes contemporains, ceux du moins qui entendent par « réalisme » une opération de la connaissance : l’orientation du connaître par la visée idéalisée de ce qui semble radicalement indifférent aux structures mêmes du connaître. Mais cela ne suffit pas. Ce concept-là du réel, qui autorise à discriminer entre ce qui réel et ce qui ne l’est pas, ne rend pas compte de l’effet de contamination dans certains réalismes contemporains, par lequel ne nous apparaît pas seulement comme réel ce qui s’oppose avec indifférence à nous, mais tout ce qui est, qui a toujours quelque chose de réel. Cet « être réel » qui se diffuse dans de nombreuses philosophies, qui atteint les représentations, les objets virtuels, fictifs ou imaginaires, ne procède plus d’un principe de discrimination par la connaissance, mais d’une reconnaissance de ce qu’il y a de réel dans tout ce qui ne se trouve pas d’abord qualifié comme tel. Le meilleur indice de cette contamination par un autre réel, inclusif et empathique plutôt qu’exclusif et indifférent, c’est 1. Ray Brassier, Le Néant déchaîné, Paris, Puf, 2017.

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l’application de ce que nous avons qualifié de « réalismes paradoxaux » à une sorte de connaissance réaliste du possible : le réalisme ne permet plus de distinguer ce qui est en réalité, mais comprend tout ce qui peut être, au risque d’affoler l’aiguille mentale de tout réaliste et de faire perdre le nord à notre boussole. Cette désorientation suscite en effet une inversion des pôles, par laquelle nous devons désormais comprendre d’une autre façon ce que nous avions qualifié jusqu’alors intuitivement de « réel », en portant notre attention vers des réalismes non plus épistémiques, mais ontologiques.

II. ORIENTATION ONTOLOGIQUE

Pour entendre ce que des ontologies contemporaines en apparence intéressées par des objets possibles et impossibles ont de réaliste, puisque cela semble moins évident, peut-être faut-il proposer un changement d’accentuation typiquement leibnizien. À la manière de Leibniz basculant de la détermination de ce qui est un être à celle de ce qui est un être, nous voudrions faire entendre qu’il importe moins, dans la position que nous allons adopter maintenant, de penser à ce qui est réel plutôt qu’à ce qui est réel. Un tel changement d’accentuation signale tout un courant hétérodoxe de la pensée moderne et contemporaine, dès la fin du XIXe siècle, à partir notamment de l’œuvre d’Alexius Meinong 1, par lequel il apparaît qu’on peut être réellement un être non réel. La contrainte du réel ne porte plus seulement sur ce qu’on est, mais sur l’être lui-même. Comment penser qu’il y ait réellement des êtres réels, mais tout aussi réellement des êtres qui ne le sont pas ? Des êtres imaginaires, fictifs, voire contradictoires. Le changement d’accentuation à la fois force et inverse le réalisme adverbial : on entend ici par réalisme une manière qui, au lieu de porter sur des modes de connaissance du sujet, se déporte sur les modes d’être des objets eux-mêmes. Il ne s’agit évidemment plus 1. Alexius Meinong, Théorie de l’objet [1904], Paris, Vrin, 1999.

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d’un réalisme de contenu, dans la mesure où « réel » ne désigne pas quelque chose que l’on pourrait invoquer, nommer ou prédiquer des choses. Il ne s’agit plus non plus d’une attitude subjective, mais d’une sorte d’attitude de l’objectivité. Meinong et les néomeinongiens tels que Edward Zalta 1 ou Richard Sylvan 2 ont donc prétendu concevoir des tinologies originales, c’est-à-dire des discours fondamentaux portant sur les objets plutôt que sur l’être, et notamment sur des objets non existants, de façon à montrer que la catégorie d’objet était plus faible, moins déterminée mais aussi plus large que celle d’existence : il y a plus d’objets qu’il n’y a d’objets existants. En conséquence, il doit se trouver des manières de penser ces objets non existants, de les qualifier et de déterminer comment est ce qui est inexistant, voire impossible ou contradictoire. Ces objets abstraits, parfois incomplets, ces objets « absistants » que Meinong a commencé à classer, sont réellement sans être réels : ils ont chacun une manière bien réelle d’être complets, incomplets, possibles, impossibles, concrets, abstraits, réels ou irréels. Même si elles n’ont guère dialogué avec cette tradition-là, on peut reconnaître en philosophie continentale des sortes d’entreprises-sœurs de la libéralité meinongienne dans les ontologies du multiple, au sens hétérogène de Deleuze 3 ou homogène de Badiou 4. Par la suite, les « ontologies plates », héritées de Deleuze et ainsi baptisées par Manuel DeLanda 5, ont incarné le projet libéral par excellence de rendre compte de toutes entités avec une égale dignité ontologique. 1. Edward N. Zalta, Abstracts Objects. An Introduction to Axiomatic Metaphysics, Dordrecht, D. Reidel Publishing Company, 1983. 2. Sous le nom de Richard Routley, « Some Things Do Not Exist », Notre Dame Journal of Formal Logic, 7, p. 251-276. 3. Gilles Deleuze, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 1991. 4. « Pour ma part, je maintiens que la multiplicité est axiomatiquement homogène », Alain Badiou, Court traité d’ontologie transitoire, Paris, Seuil, 1998, p. 112. 5. Ian Bogost parle d’« ontologie plate » à propos de Manuel DeLanda qui « oppose à des ontologies hiérarchisées (par genre, par espèce, par classe) une ontologie plate d’entités purement singulières, de parties interagissates et de totalités émergentes » (Alien Phenomenology or What is It Like to be a Thing, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2012, p. 31).

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À ces ontologies du multiple non hiérarchiques ou structurées de manière ensembliste, il faut ajouter celles qui au lieu de quantifier l’être le qualifient : ce sont les théories des « modes d’être », réactivées par Étienne Souriau 1, qui ont tant intéressé Bruno Latour 2, Philippe Descola 3 ou Isabelle Stengers 4. Non seulement l’être se dit en plusieurs sens, mais l’être est en plusieurs sens : les divers modes d’êtres, des entités singulières ou collectives, des entités matérielles ou des objets de croyance, des représentations demeurent résolument irréductibles les uns aux autres et ne correspondent pas aux qualités différentes d’un être identique, mais aux qualifications diverses du divers. De telles ontologies pourraient paraître antiréalistes, pourtant Latour apparie son souci des modes d’être et des appels réguliers à un « bon sens réaliste 5 », qui manifeste le scrupule de rester au plus près des objets qui nous apparaissent, de ne jamais les réduire à autre chose que ce qu’ils sont et de comprendre comment ils fonctionnent. Voilà un indice net de ce que la libéralité ontologique se présente toujours comme un réalisme, aussi contre-intuitif que cela puisse sembler à des esprits réalistes plus classiques. On ne peut comprendre cette alliance apparemment paradoxale entre une ontologie qui refuse de réduire tout ce qui existe à ce qui est réel et un « sens réaliste » qu’à la condition d’entendre que les modes d’être expriment toujours une croyance en ce qui, réel ou non, l’est réellement : ce qui est réellement imaginaire ne doit pas être réduit à quelque chose qui serait réellement réel, sous peine de perdre sa façon d’être. Et en ontologie le seul réel qui importe est celui qui porte sur cette façon. L’œuvre de Graham Harman 6 et les « ontologies orientéesobjet » découlent au fond de ce même souci irréductionniste, qui conduit à refuser d’« ensevelir » les objets ou de les « démolir », 1. Étienne Souriau, Les Différents Modes d’existence [1943], Paris, Puf, 2009. 2. Bruno Latour et Isabelle Stengers, « Le sphinx de l’œuvre », présentation de Étienne Souriau, Les Différents Modes d’existence, op. cit., p. 5-79. 3. Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005. 4. B. Latour et I. Stengers, « Le sphinx de l’œuvre », art. cit. 5. « A return to the realist attitude », Bruno Latour, « Why Has Critique Run Out of Steam ? », Critical Inquiry, 30, 2004, p. 232. 6. G. Harman, L’Objet quadruple, Paris, Puf, 2010.

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c’est-à-dire de les identifier à plus général ou plus idéal qu’eux, ou à plus singulier et plus réels. Considérant toutes sortes d’objets, Harman n’affirme jamais qu’ils sont tous réels, mais qu’ils sont tous réellement. Pourtant, ces réalismes ontologiques contemporains, on le comprend bien, se trouvent à tête renversée avec les réalismes épistémiques de notre première partie. « Réel » est en effet entendu par les réalismes épistémiques comme une caractérisation de ce qu’il y a d’objectif à connaître pour une subjectivité, alors que « réel » se trouve conçu par les réalismes ontologiques comme le trait commun à ce qui connaît et ce qui est connu, à tout ce qui est objectif et subjectif. Alors que le réel sert épistémiquement de discrimen entre ce qui se donne à des subjectivités et ce qu’elles en font, le réel sert ontologiquement de res communis à ce qui est sujet et ce qui est objet de la connaissance. Au réaliste ontologique, le réaliste épistémique reprochera toujours son absence de critère, de contrainte et de condition épistémique : pour qui et comment l’être réel se donne-t-il ou est-il donné ? Au réaliste épistémique, le réaliste ontologique reprochera au contraire de faire du réel le signe ou le critère de ce qui s’impose à la subjectivité, de sorte que la subjectivité se trouve exclue par principe du réel, devient transcendantale, demeure absolue ou est vouée à être naturalisée, donc réduite à de l’objectivité réelle, au prix de perdre sa spécificité même de subjectivité. Le changement d’inflexion rend fatale cette opposition entre deux pôles contraires du réalisme : des réalismes épistémiques qui tendent à distinguer ce qui est réel de ce qui ne l’est pas ; des réalismes ontologiques qui ont pour vocation de comprendre et d’envelopper le plus de réel possible. Avant d’organiser leur conflit, il nous faut finir, sur le modèle de notre première partie, de décrire notre « second orient », qui dirige ces divers réalismes ontologiques. Il semble qu’il tienne aussi au concept d’indifférence, mais dont nous découvrons maintenant avec étonnement qu’il a pris un autre tour : il n’est plus question ici comme dans les réalismes épistémiques de l’indifférence de l’objet de la connaissance à l’égard de la subjectivité, mais d’une indifférence entre objets et sujets. Ce qui dirige toute ontologie libérale contemporaine, c’est

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la recherche par principe d’une indifférence fondamentale entre entités subjectives et objectives, qui sont des entités différentes, mais qui ne sont pas différemment. Le sens de la libéralité en ontologie consiste donc à égaliser les objets et les figures de la subjectivité, esprit, âme, ego transcendantal, conscience intentionnelle, sujet humain, sujet non humain, qui se trouvent traités comme des objets comme les autres. Bien entendu, l’objet n’est pas ici le Gegenstand, l’objet qui viendrait s’opposer à la subjectivité, mais plutôt l’Etwas, ou l’ancienne figure de l’aliquid, de n’importe quelle chose, qui soustend les ontologies libérales en tant qu’elles sont effectivement des réalismes, mais des réalismes du « quelque chose », de l’« objet quelconque » 1. Par conséquent, l’orient des ontologies libérales est tout simplement la chose. C’est cet opérateur d’indifférenciation entre toutes les entités (n’importe quoi étant également quelque chose) qui autorise la pensée à tout traiter comme du multiple, des êtres, des étants, des entités, des objets, des choses. Comme c’était le cas pour les réalismes épistémiques, l’erreur à ne pas commettre serait de penser que cette indifférence est symétrique ou réversible. Elle ne l’est pas. Elle n’est jamais qu’un point de départ, pas une destination. Dans l’œuvre d’Alain Badiou elle permet de prétendre, par la restauration du concept de vérité, reconstruire le concept de sujet. Au fil du « tournant ontologique de l’anthropologie contemporaine 2 », chez Philippe Descola ou Eduardo Viveiros de Castro 3, elle a autorisé une redistribution de la subjectivité parmi les êtres. La fin n’est pas d’annuler la subjectivité, mais de produire des ontologies réalistes dans leur libéralité, afin de rebâtir ce qu’on considère comme un ou des sujets, de sorte que l’indifférenciation réaliste entre objectivité et subjectivité est en fait la condition nécessaire pour la reformation de subjectivités qui ne seraient plus présupposées et acceptées tacitement, suivant les règles de notre 1. Frédéric Nef, L’Objet quelconque. Recherches sur l’ontologie de l’objet, Paris, Vrin, 1999. 2. Pierre Charbonnier, Gildas Salmon et Peter Skafish (dir.), Comparative Metaphysics : Ontology After Anthropology, Londres, Rowman & Littlefield International, 2016. 3. Eduardo Viveiros de Castro, Métaphysiques cannibales, Paris, Puf, 2009.

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langage, de notre culture, de notre temps. On espère plutôt disposer sur un même plan de réalité subjectivité et objectivité, afin de mieux réaliser la possibilité d’autres formes de subjectivité. Avec une clarté déchirante, on voit désormais la situation tragique qui dispose tête-bêche deux orients de la pensée : une orientation épistémique par un réel imposé à la subjectivité, qui permet de ne pas étaler partout la subjectivité, de lui reconnaître un dehors (c’est le premier sens du réalisme : il y a autre chose que de la subjectivité, à quoi elle peut accéder), et une orientation ontologique par un réel qui enveloppe d’indifférence objectivité et subjectivité, afin de permettre sur ce plan de redistribuer la subjectivité. Le premier réalisme a pour vocation de circonscrire la subjectivité, au risque du conformisme et d’hériter d’une subjectivité donnée qu’il est incapable de faire varier. Au contraire, le second réalisme a pour vocation de faire varier et de transformer la subjectivité, au risque de devenir incapable de la circonscrire et de bientôt l’étendre sans limite. Le premier réaliste peut toujours être accusé par le second de trahir le sens profond du réalisme, parce qu’il ne réalise pas les possibilités de la subjectivité, alors que le second se verra reprocher par le premier de trahir le sens intuitif du réalisme, parce qu’il se révèle incapable d’opposer quoi que ce soit aux variations possibles de la subjectivité : il ne subsiste plus guère de réel qui s’imposerait du dehors aux réalisations subjectives. Voilà la grande contradiction qui traverse les réalismes d’aujourd’hui. Nous devinons d’une part une orientation par laquelle le réel s’impose au sujet, d’autre part un réel qui dispose à égalité objectivité et subjectivité et qui les redistribue (parmi tous les êtres vivants et sensibles, humains, animaux ou végétaux). Ces deux réels marquent les deux orients qui, comme des pôles opposés, structurent notre champ. Le premier correspond à un réalisme en tant que principe de connaissance, de contrainte et de discrimination : un réalisme qui tranche ; le second s’apparente plutôt à un réalisme comme principe de reconnaissance, de libéralité et d’égalisation : un réalisme qui enveloppe.

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Or il y a un prix à payer pour dépendre ainsi de deux orients contradictoires : l’aiguille de la pensée oscille et la boussole devient folle. D’un sens à l’autre, le réel dont se réclament toutes ces philosophies menace de devenir inconsistant. Comment, sans neutraliser la guerre entre deux sens contradictoires du réel, puisque le champ du réalisme est comme toujours en métaphysique un champ de bataille, maintenir en état de marche l’outil qui devrait nous permettre de s’y repérer ? C’est toute la question. Comment admettre l’existence de projets de pensée radicalement opposés, sans juger par une confusion d’ordre les uns par rapport au critère de réalité des autres ? Et comment, malgré tout, faire transparaître dans cet affrontement une idée du réel qui nous tiendrait encore ensemble ? Même si nous n’avons pas ici la place de la développer, cette idée simple est peut-être celle-ci : penser, c’est réaliser. Par cette proposition, on défendra une idée commune qui relèverait cette fois d’un réalisme verbal : ce qui est visé ne tient plus à un nom (« le réel »), un adjectif (quelque chose de « réel »), un adverbe (« réellement »), un paradoxe (« le réel du possible », « le possible du réel »), mais à une action, un acte de pensée. Réaliser, c’est à la fois se rendre compte, rendre compte du réel et rendre réel ; c’est restituer le caractère réel de la réalité et constituer le caractère réel de ce qui ne l’est pas – le possible. Le premier réaliste voudrait faire la différence entre ce qu’il y a vraiment et ce que nous en faisons, rendre compte du réel qui nous vient pour y soumettre notre pensée, le second réaliste préférerait qualifier de réel le caractère commun à tout ce qu’il y a et tout ce que nous en faisons. Le premier use du réel pour distinguer le réel, le second pour embrasser le réel ; mais l’un et l’autre cherchent bien en définitive à réaliser. Scindé entre deux concepts qui l’orientent en sens contraire, le réalisme fragile ne peut jamais être tenu que par cette idée de rendre le réel ou de rendre réel, et nous croyons que c’est cette idée qui fait toujours son unité. Armés d’une telle idée directrice comme d’une boussole, dont nous pouvons inverser le nord, parfois épistémique, parfois ontologique, parfois contraignant et parfois libéral, orientant à certaines occasions la connaissance et à d’autres la reconnaissance de ce qui est, incitant quelques fois à faire la différence

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entre ce qui est donné à une subjectivité et ce qu’elle rend, d’autres fois à envelopper tout ce qui vient à une subjectivité et tout ce qui en provient, nous pouvons aller sans crainte de commettre de contresens. Au moins pour un temps, avant de nous décider, nous pouvons arpenter librement tous les discours qui prétendent au réalisme. Nous chercherons d’abord de quel réalisme il s’agit vraiment, puis nous évaluerons leur angle, leur degré de rapprochement ou d’éloignement du réel (sous la forme d’un nom, d’un adjectif, d’un adverbe, d’un paradoxe) auquel ils aspirent. Enfin nous tâcherons d’apprécier ce que ces discours nous auront permis de réaliser, ce qui avant eux n’était pas ou ne semblait pas réel et qui l’est devenu. Car c’est à l’aune de ce qu’elle rend réel que toute pensée qui prétend être réaliste, en dernière instance, doit être jugée. Voilà bien l’unique critère des réalismes philosophes, la seule idée qu’ils partagent, leur mesure et leur compas.

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Après l’infinitude Jocelyn BENOIST

Il devrait, normalement, y avoir lieu de se réjouir du retour effectué récemment par le motif réaliste sur la scène philosophique dite « continentale ». Parce que l’idée de « réalisme » est nécessaire, certainement, dans sa fonction critique : elle constitue un correctif salubre aux errements d’une philosophie infatuée d’elle-même et ne se posant plus la question de ce dont elle parle ni d’où elle parle. Le réalisme tel que je le conçois est un principe critique en philosophie. Il consiste, suivant l’adage marxiste, à remettre la pensée, en tout cas la pensée philosophique 1, sur ses pieds, là où elle n’a que trop tendance à marcher sur la tête. Le retour d’une telle exigence ne peut paraître que souhaitable dans une tradition de pensée « continentale » qui s’est souvent caractérisée par sa culture du paradoxe gratuit 2 et de la galipette spéculative, en dehors de toute référence à la réalité. Après les excès de l’idéalisme ou du constructivisme, un peu, beaucoup de réalisme fera du bien. En même temps, il faut dire que, sans aucun procès d’intention, ce n’est pas sans un certain soupçon qu’on entend, depuis 1. Il n’est pas dit qu’il ne puisse pas être parfois intéressant ou nécessaire, pour la pensée, de marcher sur la tête. Cette aventure paraît cependant peu compatible avec l’exercice philosophique, qui est celui de l’analyse – essayer de mieux comprendre ce que l’on pense – et d’une pensée dégrisée. La philosophie, cependant, évidemment, n’est pas le tout de la pensée. 2. Le défaut résidant alors dans la gratuité, et non dans le paradoxe. Il y a des paradoxes réels, ou en tout cas révélateurs de réel. Le paradoxe pourrait bien même avoir éminemment cette fonction. Encore faut-il qu’il soit motivé, et il n’y a rien à gagner à le cultiver pour lui-même.

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quelques années, et toujours plus, le mot « réalisme » dans la bouche de philosophes de formation et de style résolument « continentaux ». Non pas, assurément, parce que le réalisme serait le monopole de qui que ce soit – il y aurait beaucoup à dire, de ce point de vue, sur les ambiguïtés du motif réaliste tel qu’il est endémique dans la philosophie de type « analytique » – mais parce que, pour des raisons qui tiennent tant à son rapport à sa propre histoire qu’à son régime d’écriture, il y a des raisons de douter de la capacité d’une philosophie demeurant de style « continental », à jamais être réellement « réaliste » – c’est-à-dire à l’être autrement que par jeu, par pose, par mode (ou antimode, ce qui est une autre forme de la mode), en d’autres termes : irréalistement. Un jugement portant sur le simple style d’une philosophie, à l’heure des conflits irréconciliables de styles philosophiques, peut susciter une certaine impression d’arbitraire. La considération des contenus et doctrines avancés, cependant, ne peut que renforcer le soupçon. En effet, qu’est-ce donc qu’un réalisme qui prend prioritairement pour modèle de ce qu’il affirme l’objet impossible (Tristan Garcia), ce qui n’existe pas (Markus Gabriel), ou un réel « absolu » posé constitutivement inaccessible (Quentin Meillassoux) ? L’effet de ces attitudes du reste variées et reposant sur des principes différents est que, réversiblement : ce que nous rejetons usuellement dans l’irréel, par définition, serait « réel », et ce que nous réputons réel, au point que la référence y constitue une partie même du concept de « réel », évidemment, ne le serait pas. On ne peut se déprendre du sentiment que le philosophe continental ne peut devenir « réaliste » qu’au prix de rendre le réalisme baroque, le plus paradoxal et contre-intuitif possible. Au point que, souvent, dans le contenu si ce n’est dans le principe, son réalisme n’est pas très différent de son idéalisme ou de son constructivisme précédent. Car, par exemple, à quoi sert la référence à la notion de réel, qui ne peut guère avoir de valeur que discriminante (entre ce qui est réel et ce qui ne l’est pas), s’il est loisible au penseur de faire tourner en roue libre la planche à billets du réel et d’avaliser autant d’entités qu’il le souhaite ? À cet égard, on aurait envie dans de nombreux cas de dire des « néoréalistes » proclamés : encore une fois, ils ont acheté l’idéalisme avec la monnaie du réalisme. La notion de « réalisme » est,

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souvent, utilisée de façon si sous-déterminée qu’il n’est pas rare que, finalement, elle mène à son contraire. Évidemment, on ne peut sous-estimer, au-delà de cette tendance au baroquisme 1 affiché par une certaine philosophie contemporaine, d’ailleurs tant continentale que, parfois, analytique 2, l’importance d’une possible réalité : après tout, il est possible qu’il y ait une évolution de la réalité contemporaine vers le baroque, dans au moins d’assez larges pans. Cette intuition, qui me paraît être au centre des intéressants travaux de Tristan Garcia, probablement a une part de vérité et je ne la discuterai pas. Elle me semble constituer un des axes de recherche stimulants ouverts par certaines tendances au moins de ce qui, aujourd’hui, s’appelle néoréalisme – de même que, par exemple, l’enquête engagée par Maurizio Ferraris sur les nouvelles formes de réalité produites par la « documédialité ». Bien sûr, le réel ne répond pas toujours au modèle de la chose perçue – pour autant qu’il y ait un modèle de ladite « chose ». Des formes de réel s’inventent sans arrêt – même si cela ne vient pas tout seul et il y a un coût (réel) à les inventer – et il est probable que, dans la conjoncture à laquelle l’humanité est rendue, certaines de ces formes mettent passablement à mal notre concept de réel et brouillent les lignes de partage entre le réel et l’irréel. Il ne me semble pas pour autant que cette évolution, qu’il faut interroger et qu’il faut rendre grâce à ces penseurs de nous aider à penser, justifie quelque transmutation magique que ce soit du concept de réel, en vertu de laquelle deviendrait prioritairement et paradigmatiquement « réel » ce que nous tenions auparavant pour « irréel » ou réciproquement. On comprendra que ma réserve, dans l’appellation « néoréalisme » aille en fait au « néo- ». Je pense que, en règle générale, il faut, en philosophie comme chez Molière, se garder de ceux qui vous annoncent : « nous avons changé tout cela ». Non pas que la réalité ne soit pas, éminemment, ce qu’il faut changer – elle est, en règle générale, tout à fait inacceptable ; mais le concept 1. Et qu’il soit précisé que j’aime le baroque, mais là où son jeu est défini : en art. 2. On pensera ici à la popularité de l’interprétation d’Everett de la mécanique quantique, et autres gadgets, dans le contexte de ce qu’on appelle « métaphysique analytique », dans lequel le baroquisme est la règle.

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de la réalité pourrait bien être une autre affaire 1. On n’en change pas comme de chemise et il y a tout de même lieu de se méfier de celui qui se proclame réaliste et qui vous brandit, comme modèle du « nouveau » réel, les choses les plus extravagantes ramassées dans la poubelle de l’irréel. Si le « nouveau » réalisme était cela, il ne serait que la dernière ruse, assez vite éventée, de l’antiréalisme. Ce n’est cependant pas sur cet aspect du problème, mais sur un autre, en partie – mais seulement en partie – connexe, que je voudrais ici me concentrer. Il semble que l’exigence réaliste, en général, puisse revêtir deux significations diamétralement opposées en philosophie et que l’on retrouve cette dualité à l’œuvre également dans le présent retour du motif « réaliste ». En effet, le désir d’une philosophie réaliste peut, suivant les cas, s’identifier ou au contraire s’opposer à celui d’une « métaphysique ». Suivant les cas, être « réaliste », c’est soit exercer une vigilance critique par rapport aux prétentions spéculatives de la philosophie, en essayant tant bien que mal, toujours, de ramener ses constructions à la réalité et de les mesurer à la norme de celle-ci, soit au contraire revendiquer pour la philosophie la liberté de faire sauter toute limitation ou précaution critique pour spéculer sur « la réalité telle qu’elle est en soi » – c’est-à-dire, peut-être, au-delà des normes que nous lui appliquons pour la cerner. Le XXe siècle a été, dans une très large mesure, un siècle critique. Il a poursuivi, en philosophie et ailleurs, une exploration systématique des normes que nous appliquons à la réalité et des différents problèmes qu’elles soulèvent, nous permettant par là même d’être mieux, voire, dans certains cas, d’être enfin réalistes. Il semblerait que, à l’orée du XXIe siècle, une telle revue et discussion des normes qui permettent de déterminer le réel soit devenue insupportable à toute une partie au moins d’une génération philosophique. Contre ce qui était apparemment perçu comme des limitations, par définition intolérables, mises à l’empire de la philosophie, on a voulu retrouver la joie de l’orgie spéculative et « jouir sans entraves ». On trouverait certainement là un puissant 1. En fait, la possibilité de changer la réalité suppose la robustesse même du concept de réalité.

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ressort d’intelligibilité d’une certaine forme au moins d’ambition « réaliste », celle que l’on qualifiera, en reprenant sa propre terminologie, de « spéculative ». Je suis évidemment très loin d’une telle perspective. Je ne crois pas qu’on se rapproche de la réalité en prétendant passer pardessus les normes qui nous permettent d’exercer une prise réglée sur elle – pas plus d’ailleurs qu’en ressassant notre supposée incapacité à dépasser ces normes, posant ainsi l’Absolu contre elles sur un mode apophatique. Je crois que si, du point de vue logique, une réalité ne se confond jamais avec la norme qui la détermine, le véritable réalisme tient précisément non dans la mise en suspens des normes, comme s’il était une autre connaissance ou détermination de la réalité en général que celle qui passe par celles-ci, mais dans la claire conscience de cette différence logique qu’il y a entre les normes et la réalité et des conditions réelles, pourtant, sous lesquelles celles-ci peuvent seulement s’appliquer à celle-là. Certains appelleraient peut-être cela de la « corrélation », mais je ne crois pas, pour ma part, que la notion soit vraiment pertinente : le fait qu’on utilise une certaine norme pour cerner une réalité donnée ne nous éloigne en rien de cette réalité (de la réalité elle-même, conçue comme indépendante de cette norme), pour peu que la norme en question soit pertinente ; une norme se fabrique et s’ajuste au réel et, précisément, cette condition de pertinence suppose que le réel ne soit pas simplement « en face » de la norme – et encore moins son simple reflet : ce que la norme qualifierait comme « réel » – mais en amont aussi bien : toujours déjà là, comme la condition pour qu’il y ait de la norme tout autant que ce sur quoi il y a de la norme. Le réel est en amont comme en aval, et il n’y a pas de corrélation, mais plutôt, dans la réalité, le problème d’appliquer une norme. Il semble cependant qu’une grande impatience ait gagné de larges pans du paysage intellectuel contemporain eu égard à cette nécessité d’un examen critique des normes, interrogées dans leur inscription dans la réalité, et que nombreux sont ceux qui, aujourd’hui, ne sont plus prêts à s’en contenter, c’est-à-dire aussi et d’abord à s’y astreindre. Au titre du réalisme, on revendique souvent plutôt la mise en suspens de toute norme, et le saut dans l’Inconnu, c’est-à-dire au fond le n’importe quoi – érigé paradoxalement en norme : en contre-norme.

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Mon propos ne sera cependant pas de m’attarder ici sur les failles d’une problématique qui paraît massivement relever du faux problème : celle de la « corrélation », dénoncée aujourd’hui comme l’erreur de perspective propre à la pensée moderne, mais dans les termes de la nécessité (et/ou de l’impossibilité) de la dépasser, ce qui veut dire qu’on y croit tout de même. Le problème étant, en un mot, que le point de départ de la supposée corrélation : « le sujet », qu’il faudrait dépasser, en tant que sujet de la représentation, pourrait bien être une construction théorique dépourvue de consistance. De ce point de vue, les « réalistes spéculatifs » sont bien les enfants de la modernité philosophique et, plus que des baroques, des néoclassiques 1 : Descartes continué par d’autres moyens, au-delà de la limite où son ticket est valable – encore que, en ce qui concerne Descartes, ce n’est même pas sûr : sans doute, et c’est logique, trouve-t-on déjà chez lui des traces de dépassement « spéculatif ». Le problème est simplement qu’il n’aurait pas fallu commencer avec Descartes. Il y a quelques années encore j’aurais dressé cette opposition dans ces termes simples : le réalisme avec la métaphysique (c’est-à-dire comme métaphysique) ou le réalisme sans la métaphysique (c’est-à-dire contre la métaphysique). J’éviterai peutêtre maintenant de poser l’alternative dans ces termes parce que je crois que la notion de « métaphysique » recèle quelque chose d’essentiel – pour ne pas dire une exigence essentielle, puisqu’elle se présente d’abord à nous comme le nom d’une exigence. Je n’en conserverai pas moins tous mes soupçons à l’égard de l’idée de « la métaphysique » comme science et Savoir auquel aspire « le philosophe », dans ses prétentions spéculatives. Sans doute faut-il libérer la métaphysique de la fiction de la métaphysique, mais c’est une autre histoire. Le point plus précis sur lequel je voudrais me concentrer ici, qui bien sûr constitue une formulation parmi d’autres – à vrai dire centrale, dans la perspective des « réalistes spéculatifs » – de ce problème est le pathos du dépassement de la finitude qui paraît 1. En tout cas les réalistes spéculatifs français. Il y a, ici comme ailleurs, beaucoup de raisons de s’arracher les cheveux quand on considère la French Theory adaptée à la sauce anglophone.

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caractéristique d’au moins toute une aile du « nouveau réalisme » contemporain, dans son désir légitime, mais je crois en règle générale, mal investi, de rompre avec Kant. À tout seigneur, tout honneur : ce motif vient d’Alain Badiou, qu’il y aurait de multiples de raison de tenir pour le père, ou le grand-père, dudit « réalisme spéculatif ». Il l’énonce sous la figure du slogan dans son Court traité d’ontologie transitoire : « en finir avec le motif de la finitude et son escorte herméneutique 1 ». Formulé ainsi, c’est-à-dire négativement, et avec dans la ligne de mire la rupture de tout cercle herméneutique, je dois avouer que le slogan a toute ma sympathie. Les difficultés commencent lorsqu’un tel slogan est renversé en thèse positive d’infinitude et, comme dans le « réalisme spéculatif » de Quentin Meillassoux, revendication de la saisie d’un absolu, fût-il réduit à la figure exsangue d’un réel dépourvu (c’est-à-dire privé) de sens fait objet d’un signe mathématique lui-même entendu à la mode lacanienne comme « signifiant sans signifié 2 ». Au fond, le problème est toujours le même : la pensée moderne, sous la figure de Kant, semble s’être autolimitée, et cette (auto)limitation a pesé de tout son poids sur les deux siècles de pensée qui ont suivi. Alors, aujourd’hui, la métaphysique aimerait reprendre ses droits, les platonistes 3 de tout poil piaffent et s’exprime un terrible désir de l’Infini. Or, ce qui me gêne dans un tel désir, que rien, dans sa formule intrinsèque, ne condamne a priori – il y a de multiples raisons de désirer l’infini, et de multiples sens dans lesquels on peut le désirer – c’est qu’évidemment, tel qu’il vient au jour, il n’est que l’envers de la clause de limitation des Modernes, et ne vaut donc par définition que ce que vaut une telle limitation. L’infinitude 1. Alain Badiou, Court traité d’ontologie transitoire, Paris, Seuil, 1998, p. 21. 2. Ce qui revient, bien sûr, à oublier que les signes mathématiques s’utilisent et que la mathématique constitue par excellence le paradigme d’un usage, ou d’ailleurs plutôt d’usages variés. En règle générale, la figure du non-sens, dans la pensée française contemporaine, est adossée à une conception beaucoup trop limitative – et en toute rigueur naïve – du sens, hypostasiant le sens (et donc, symétriquement, le non-sens) et oubliant qu’il n’y a de sens que là où on en produit selon une norme et partout là où on en produit selon une norme. 3. Mais pas platoniciens : la visée, essentiellement dialectique, donc adressée, de Platon a peu à voir avec quelque détention monologique que ce soit de « l’Absolu ». Elle en articule même, en toute rigueur, le contraire.

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recherchée n’est que l’envers de la finitude des Modernes et, en un certain sens, en suppose la validité. En fait, l’idée fait système avec le motif, usé et abusé, du « corrélationisme » : on suppose la validité de l’équation kantienne, pour mieux prétendre la dépasser. Cependant un tel dépassement n’est-il pas imaginaire à la mesure du caractère imaginaire du dispositif même qu’il prétend dépasser ? En fait, on ne peut pas ne pas être frappé par une forme de répétition historique. Lorsque le motif de la « finitude » est introduit dans la pensée moderne, comme en passant, et pour ainsi dire en fraude, à la faveur d’une addition de la deuxième édition de la Critique de la raison pure au dernier paragraphe de l’Esthétique transcendantale, sous la figure universaliste – et dont il est essentiel qu’elle le soit – de « alles endliche denkende Wesen » (B 72), c’est évidemment contre une figure précédente de l’être pensant infini et par contraste par rapport à lui. La finitude des Modernes est essentiellement négation – privation – de l’infini. À ce titre, j’ai pu la soupçonner ailleurs 1 de n’être que l’envers, et le pur produit, de la structure métaphysique par rapport à laquelle elle prétend construire une posture critique, ce qui ne constituerait pas en soi une réfutation si en même temps elle ne représentait un usage déviant de cette structure, fondé sur l’occultation et la dénégation de ce qui la rend possible. L’entendement fini n’existe que du point de vue de l’entendement infini et le transcendantal, pour se constituer, est adossé au métaphysique ; mais il ne veut pas le savoir – ou il fait de cet infini une idole, une « illusion transcendantale ». Ainsi la pensée se ratatine-t-elle sur le sujet depuis un au-delà du sujet. Il pourrait sembler que, par certains côtés, l’actualité philosophique de la fin du XXe et du début du XXIe siècle donne l’exemple d’un mouvement (et d’une aporie) symétrique. Elle entretient le culte de l’infini, de « l’absolu », mais le sens de cet infini, cette fois, s’adosse à la finitude kantienne, dont il n’est que l’image inversée. La pensée qui « veut dépasser le sujet » est profondément, de part en part, une pensée du sujet. C’est-à-dire 1. Voir Jocelyn Benoist, Logique du phénomène, Paris, Hermann, 2016, en particulier le chap. IV, sur Kant : « Platon sans les mains ».

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qu’elle part de cette idée, somme toute étrange, suivant laquelle la pensée serait, a priori, ce qui enfermerait les choses dans le point de vue du sujet et les mettrait à sa mesure. Or, si la pensée est bien toujours tentative de construire une mesure, cette mesure est autant mesure pour le sujet que pour les choses et, s’il veut penser, il faut qu’il s’y astreigne. Il n’y a pas de pensée sans norme, et jouer le jeu des normes – apprendre à les utiliser, dans leur objectivité – c’est aussi se rendre capable de gérer le fait que nous soyons dans la réalité et les diverses façons que nous avons d’y être, pour autant que cela soit possible 1. Pour le sujet, adopter une mesure, c’est précisément reconnaître qu’il est dépassé par la réalité : de quoi pourrait-il prendre la mesure, si ce n’est de ce qui le dépasse précisément ? Et ce n’est que par un tel acte de mesure, qui met en jeu une norme et des dispositifs qui n’ont rien de « subjectif », aussi bien, que le point de vue du sujet prend lui-même seulement sens de « point de vue ». La couleur et autres « qualités secondes » dont la modernité et aujourd’hui la postpostmodernité se targuent d’avoir découvert la « subjectivité » ne deviennent des qualités phénoménales que selon une norme qui mesure ces réalités – car c’en sont là : elles ont la puissance logique de la réalité qui est de n’être jamais que ce qu’elle est : facticité – à un autre concept de réalité, c’est-à-dire qui leur pose une question qui n’est pas faite pour elles, et à laquelle elles ne peuvent pas répondre. Il faut faire droit à la diversité de dimensions logiques d’abords de la réalité et arrêter de penser comme défaut ou clôture ce qui n’est que l’ouverture de l’une de ces dimensions. Finalement, les réalistes spéculatifs ont bien raison : il faut en finir avec la finitude ; mais la question est de savoir s’ils le font vraiment. De quel enfermement supposé – fondé sur l’hypostase d’une certaine norme qui, en elle-même, n’a rien de réaliste 2 – 1. Il est probable que cela ne soit pas toujours le cas, mais on ne saurait faire de cette éventualité une « épreuve de réalité » au sens épistémique ou métaphysique du terme. La réalité est partout : là où nous arrivons à faire avec elle comme là où nous n’y arrivons pas. 2. L’attitude réaliste en philosophie, encore une fois, consisterait au contraire à réapprendre, par l’exercice, à voir les normes comme normes et à les appréhender comme ce qu’elles sont, à savoir des moyens de faire droit à la réalité – ce qui veut dire aussi : constituer, tant bien que mal, des droits sur elle.

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la rhétorique de l’absolu est-elle l’envers ? Il semblerait que, victimes du syndrome de la finitude, certains « nouveaux » réalistes aient placé le réel si infiniment loin de nous – ce qui est aussi une façon de se placer en dehors du réel – qu’ils ne puissent jamais le retrouver.

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Trois variations sur le réalisme Jean-Michel SALANSKIS

Selon toute apparence, le réalisme est aujourd’hui beaucoup plus souvent revendiqué que l’idéalisme. Il importe d’autant plus de distinguer entre différentes façons de le revendiquer, ainsi qu’entre les enjeux auxquels ces revendications se rattachent. On propose dans ce qui suit trois « variations sur le réalisme », témoignant d’une hétérogénéité forte entre ces façons et ces enjeux.

VARIATION 1 : LA DÉ-CORRÉLATION KANTIENNE

La philosophie de la connaissance critique et transcendantale de Kant correspond à une manière du réalisme. Pour elle, le réel est originairement déterminé comme étranger : c’est le sens de la célèbre notion de chose en soi. Cette dernière ne nous est pas originairement accordée, elle n’est pas d’emblée comprise comme tournée vers nous (comme pour nous). Le réel auquel nous adresse la science n’a aucune raison de nous montrer la moindre docilité. La dé-corrélation kantienne, pour être plus précis, décrète un abîme entre l’instance du connaître et celle de l’à connaître 1. L’à connaître est compris comme être étranger, et l’instance du 1. Ce faisant, on prend à rebours un usage devenu courant du terme « corrélation », qui l’associe à la figure du transcendantal exposée par Kant (N.d.E.).

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connaître est décrite, en un sens, comme « en plus » de l’être : tout ce que nous estampillons comme étant est validé comme tel depuis une instance devant laquelle cette chose a dû comparaître pour recevoir une telle validation. L’instance du connaître, en tant qu’elle remplit la fonction du portier de la validation par rapport à la totalité de l’être, est donc elle-même hors jeu. Dans Partages du sens j’ai décrit ce face-à-face de l’hors-être de l’instance du connaître et de l’être étranger comme « commandé » par la tradition de la vérité 1 : la haute ambition de la connaissance scientifique, notamment, doit en passer par là. Car cette schize du connaître et de l’à connaître nous est imposée, si l’on y réfléchit bien, par la forme même de la vérité-correspondance. Cela veut dire, notamment, que je ne peux connaître le réel qu’à partir de ses phénomènes, lesquels ne sont pas envisagés comme des pièces et des moments d’un dispositif ontologique englobant, m’associant à l’être environnant, mais plutôt comme des informations transmises depuis l’étranger, des traces. Je présuppose une capacité d’accueil de ces traces : chez Kant, elle s’exprime par leur intégration a priori à une structure mathématique valant comme dictionnaire des formes de la présentation phénoménale (puisque tel est l’enseignement de l’esthétique transcendantale). Que le langage de la mathématique ne soit pas le langage ordinaire dans lequel se disent mes motivations, mes attentes, mes besoins, que tout en étant notre œuvre il manifeste une extériorité interne, explique que le réel se trouve surhaussé dans son étrangeté par une telle accommodation mathématicotranscendantale. Que j’aie à comprendre, en physique quantique, les particules dans les termes de représentations irréductibles du groupe de Poincaré dans l’espace des états, pourra être ainsi une formulation nouvelle et intense de l’étrangeté du réel. Si telle est la dé-corrélation, en quoi consiste la corrélation à laquelle elle s’oppose ? Clairement, la corrélation est établie par le point de vue de l’absolu, celui qui « comprend » avant toute science le réel et le sujet dans le langage d’une métaphysique, d’une théorie générale de tout étant. Pour de telles approches, l’abîme ne se creuse jamais : nous apercevons toujours sujet et 1. Voir Jean-Michel Salanskis, Partages du sens, Paris, Presses universitaires de Paris-Nanterre, 2014, p. 130-138.

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objet, si l’on veut, depuis l’intelligence synthétique d’une métaphysique. Faut-il appeler « finitude » la dé-corrélation kantienne ? Heidegger le fait, dans son Kantbuch, en définissant la finitude comme la structure selon laquelle l’à connaître s’annonce à l’humain du dehors, au lieu de se présenter à lui comme son œuvre/sa création. Cette compréhension paraît concorder avec la motivation de la distinction kantienne entre intellectus archetypus (entendement divin connaissant toute chose de manière intuitive et holiste en tant que sa création) et intellectus ectypus (entendement connaissant toute chose à travers sa présentation sensible) 1. Connaître comme intellectus ectypus, ce serait le mode propre à l’entité non divine, c’est-à-dire finie. Mais justement, cette compréhension de la finitude est théologique, ce qui veut dire qu’elle n’entend pas le sens juste de la transcendance. Disjoignant l’infini et la totalité, Levinas observe au contraire que « sans la séparation, il n’y aurait pas eu de vérité, il n’y aurait eu que de l’être 2 ». Ce qui est un rappel inspiré du rôle fondateur de la dé-corrélation kantienne pour l’entreprise de la vérité. Or chez Levinas, l’infini prend en général la figure de ce qui défie un sujet séparé en ne s’offrant pas a priori à sa prise. Levinas décrit même plus précisément la façon dont le mouvement du sujet séparé vers l’être étranger à connaître n’est pas symétrique de la séparation, n’est pas cautérisation et recouvrement de la décorrélation. En telle sorte qu’il se réalise à vrai dire comme poursuite infinie de l’étranger (au fil de l’aventure infinitaire de la connaissance scientifique). Kant, dans son langage, explique dans les Premiers principes métaphysiques de la nature que la connaissance dans sa caractérisation transcendantale explore le réel dans le cadre intuitif où elle l’a capté, et le déploie par suite de manière infinitaire (l’infinité en cause étant celle du contenu mathématique comme tel 3). La dé-corrélation nous recrute donc 1. Voir Emmanuel Kant, Ak. V, 407-408 ; Kant, Œuvres philosophiques, t. II, éd. sous la dir. de F. Alquié, trad. F. de Gandt, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1985, p. 371. 2. Voir Emmanuel Levinas, Totalité et Infini, La Haye, Martinus Nijhoff, 1961, p. 31-32. 3. Voir E. Kant, Ak. IV, 473 ; Kant, Œuvres philosophiques, t. II, op. cit., p. 1205-1207.

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au service de l’infini, nous engage sur ses chemins : soit en nous invitant à comprendre la position étrangère du réel comme figure de l’infini, soit en nous vouant à l’infinitisation mathématique et à sa série épistémologique elle-même infinitaire.

VARIATION 2 : TRAITEMENT ANALYTIQUE DU MODAL

Il est frappant de constater que la philosophie analytique, en annexant à son style et son mode de discussion les divers champs de spécialité de la philosophie, les uns après les autres, les a généralement réorganisés autour d’une discussion centrale dont l’enjeu est le réalisme. Ce n’est pas que l’école analytique nous force à conclure en faveur du réalisme dans toutes les matières : c’est plutôt qu’elle nous invite à regarder un débat sur le réalisme comme l’accès royal à ce dont il s’agit dans chaque champ. Selon les domaines, cette opération est plus ou moins périlleuse ou paradoxale. Dans le cas de la philosophie morale, la philosophie analytique a inventé un nouveau débat, le débat de la méta-éthique, qui porte sur la possibilité de poser une réalité des relations morales : on peut dire qu’il dégage un enjeu jusqu’ici insuffisamment aperçu. Dans le cas de la philosophie des mathématiques, la volonté d’un réalisme conduit tout droit, selon toute apparence, à endosser ce qu’on appelle le « platonisme mathématique », lequel semble bien appartenir à la tradition idéaliste : le paradoxe est violent (il est au fond ce qu’expose le fameux « dilemme de Benacerraf »). La situation est assez similaire à propos des modalités. Le désir de professer en la matière un réalisme suggère assez naturellement de déclarer effectifs et réels les mondes parallèles auxquels notre pensée modale paraît se référer : lorsque nous disons « Il est possible que P », ne voulons-nous pas dire « P est vrai dans au moins un monde parallèle » ? Si tel est le cas, il suffira, pour comprendre nos énoncés modaux de manière réaliste, de regarder les mondes parallèles comme des mondes existant normalement. Cette option est celle qu’a prise David Lewis dans sa réflexion célèbre sur les modalités : on l’appelle « réalisme modal », en

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l’associant souvent au nom de Lewis, qui l’a en effet affirmé avec force, en déclarant notamment qu’un simple souci de justice « démocratique » nous interdisait d’accorder à notre monde un degré de réalité supérieur par rapport aux autres. En même temps, il est clair que les mondes parallèles que nous évoquons sont souvent des fictions : ils répondent à des imaginations et des spéculations nôtres. Je peux imaginer un monde parallèle où toutes les femmes sont amoureuses de moi, comme il arrive dans cet épisode de Buffy la tueuse de vampire, lorsqu’un sortilège plonge tous les personnages féminins alentour dans le désir passionné d’Alex, le personnage joué par Nicholas Brendon : n’y a-t-il pas quelque chose de suspect à donner de la réalité à un tel monde ? Le réalisme modal n’équivaut-il pas à la thèse que toute projection par nous d’un monde correspond à une réalité parallèle ? N’est-ce pas là accorder à notre pensée – à travers le langage éventuellement – le genre de toute-puissance que le réalisme est supposé lui refuser ? L’inspiration réaliste, il est vrai, suggère une autre voie, radicalement opposée, qui serait plutôt celle de David Armstrong. Dans sa vision « combinatoire » des modalités, celui-ci part au contraire de l’idée que seul notre monde est réel, qu’il n’y a pas d’autre monde. Les réputés « mondes parallèles » correspondent seulement à des recombinaisons fictives du monde réel. C’est pourquoi nous devons discipliner l’évocation de ces recombinaisons fictives, ne pas nous autoriser à une mise en scène trop libre des alternatives modales. La règle du jeu définie par Armstrong veut que nous construisions ces fictions pour l’essentiel et fondamentalement à partir des noms disponibles d’individus de notre réalité, et des constantes relationnelles mises en jeu par la peinture de ce monde réel : une recombinaison fictive est obtenue en modifiant l’extension de chacune de ces relations, c’est-à-dire en assignant un ensemble modifié de n-uplets de noms à chaque constante à n places. La recombinaison, on le voit, est purement positive, ayant seulement pour contenu un réarrangement des extensions. Armstrong introduit ainsi un soupçon philosophique vis-à-vis de toute opération qui consisterait à déterminer notre monde fictif au moyen d’une clause négative ou d’une clause quantifiée.

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Cette fois, il semble qu’on ait fait ce qu’il fallait pour protéger la pensée modale de toute allégresse idéalisante dans la position de mondes parallèles. Mais a-t-on pour autant récupéré une authentique pensée modale ? Ce qui permet d’en douter est, notamment, la position adoptée par Armstrong à l’égard des mathématiques. Dès le début de son livre, il évoque l’intervention des mathématiques dans notre description de la nature : il se demande s’il n’est pas tout de même possible de justifier une pensée modale prenant en considération les mondes parallèles – qui ne sont pourtant que des ficta –, par la fonction que remplit la mathématique en liaison avec notre « science du réel » la plus efficace et la plus spectaculaire, à savoir la physique. Ainsi les mondes parallèles seraient des adjuvants fictifs aussi indispensables et utiles que les objets mathématiques eux-mêmes. On notera au passage que les mathématiques apparaissent, une fois de plus, comme la mauvaise conscience du réalisme analytique : à force d’insister sur l’idée que la connaissance doit être la connaissance de quelque chose, et que ce quelque chose ne saurait être qu’un réel, le réalisme analytique ne nous a-t-il pas totalement interdit de comprendre la connaissance mathématique, en même temps que la fonction qu’elle remplit auprès de la physique ? Question qui revient à se souvenir, dans l’après coup, de ce qui avait motivé Kant. Mais revenons aux mathématiques selon Armstrong. Ce dernier déclare, sans ambages, qu’il entend reconnaître aux mathématiques le statut qu’on leur accorde le plus spontanément : celui de connaissance a priori. Armstrong l’énonce et l’argumente : il se refuse, par exemple, à être fictionnaliste au sujet des mathématiques (ce qui revient à refuser tout simplement l’idée d’une connaissance mathématique au sens propre du terme). Conjuguant cette position sur les mathématiques avec sa pensée modale, il propose l’idée que les mathématiques sont la description vraie des possibles. Elles ne traitent pas simplement de ce qui est, mais plus généralement de ce qui pourrait être. Observons qu’une telle position place Armstrong assez près de Kant et de Husserl (chez ce dernier, la mathématique est davantage doctrine du sens que doctrine du possible, mais ces deux options ne sont pas absolument hétérogènes).

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Seulement, le problème est que si le discours mathématique campe les possibles, force est de reconnaître qu’il ne le fait pas conformément aux principes restrictifs dégagés par Armstrong au sujet des mondes parallèles. En substance, les possibles de la mathématique contemporaine correspondent plutôt aux modèles de la théorie des modèles : tout système de formules de la logique du premier ordre auquel nous pouvons associer une structure ensembliste dans laquelle les formules en cause se laissent interpréter comme satisfaites est à nos yeux la déclinaison d’un possible entendu au sens de la mathématique. L’horizon du possible dessiné par la mathématique est donc beaucoup moins « réaliste » que celui dessiné par Armstrong dans son effort pour ne pas se laisser griser par ce qu’il ressent comme l’irréalisme modal.

VARIATION 3 : LE POSSIBLE GARANTI PAR L’ÊTRE (APPROCHE FRANÇAISE)

Si l’on souhaite entendre le pluralisme de la philosophie contemporaine, il convient de s’intéresser également à la pensée modale développée par les philosophes de l’Hexagone au cours du XXe siècle. D’une manière qui pourrait surprendre, eux aussi ont cherché à se rapprocher du réel, et donc à comprendre le possible d’une manière « réaliste ». Ils l’ont fait, néanmoins, tout autrement. Tout d’abord, leur préoccupation fondamentale n’était pas la même. L’important, pour eux, était de penser le possible d’une manière qui fît droit à la « nouveauté du monde ». Qui fût tolérante et ouverte à l’égard de la perspective d’un changement radical, à tout instant. Clairement, au moins à partir des années trente du XXe siècle, l’illustration majeure de cette orientation est la notion du « possible révolutionnaire ». Une doctrine du possible se doit de donner un bon statut à ce possible qui paraît le plus précieux et le plus crucial : celui de la révolution sociale. L’ontologie, en l’espèce, possède directement une motivation politique.

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La philosophie française contemporaine, traitant du possible, s’attache à replacer ce possible dans le réel, sans pour autant sacrifier la richesse, l’imprédictibilité, la puissance de l’hétérogène qu’on lui prête. C’est bien sûr chez Bergson que l’on trouve d’abord les choses dites de cette façon : il définit le possible, non pas comme une fictionnalité préalable dont le réel surgirait par sélection, mais comme une composante du réel, lui-même envisagé comme superposition dense des hétérogènes. La composante qu’est le possible est seulement interprétée a posteriori comme l’annonce de ce qui sera venu. Deleuze poursuit dans une veine similaire, en substituant à la catégorie classique du possible celle du virtuel : ce dernier, de nouveau, est une partie du réel, celle du « travail problématique » enfantant constamment l’actuel (à saisir à même les plans de l’expérience vérifiable). Chez Lyotard, le possible est cette dimension imprenable et irréductible du réel qui fait que, dans notre langage, de nouveaux individus et de nouvelles propriétés surviennent constamment : nous devons demeurer ouverts sur l’ouverture principielle de la donne ontologique, exprimée par le « Arrive-t-il ? ». Par suite, c’est comme fonction référentielle de notre langage que le réel se montre ouvert sur un possible non maîtrisable. Cette attitude de la philosophie française apparaît en fin de compte liée à l’anti-utopisme (au moins selon le sens ordinaire du mot utopie) qui caractérise la tradition marxiste. On le sait, Marx dit que le communisme n’est pas une formule spéculative sur laquelle aligner le monde, mais plutôt « le mouvement réel qui abolit l’état actuel ». Ernst Bloch précise l’idée en décrivant le possible éminent de la révolution comme un possible enraciné dans le réel : le possible chez lui correspond au « front d’avenir » du réel. En espérant le socialisme, nous ne sommes pas utopistes au sens usuel : nous pourrions dire, commentant notre engagement, que « Becoming is on our side ». Ce qui est une manière de dire que le réel est de notre côté. Cette philosophie française, par conséquent, s’attache à rapprocher le possible du réel, à l’y rapatrier, comme Lewis ou Armstrong bien que selon de tout autres voies. La proximité entre possible et réel est en l’occurrence celle de la dérivée ou de l’espace tangent par rapport à l’espace ambiant lui-même, plutôt que celle du statut ontologique partagé avec le réel (Lewis), ou

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Trois variations sur le réalisme

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celle de la recombinaison positive par rapport à la combinaison représentative de référence (Armstrong). Reste que l’on peut se demander si cette présentation de l’horizon révolutionnaire est bien conforme à son concept : le socialisme et le communisme ne sont-ils pas aussi, et irréductiblement, la projection « axiomatique » d’un monde obéissant à des lois de justice ? Un monde parallèle à la Kripke, ou un monde rêvé par la mathématique, autrement dit le modèle d’une théorie utopique ? L’ontologie des modalités adoptée par la philosophie française contemporaine paraît ainsi avoir masqué une aspiration normative non réaliste qui appartenait pourtant très essentiellement à l’élan de la gauche radicale.

CONCLUSION

Nous pouvons à présent conclure dans la lignée du questionnement qui précède. Cette conclusion était à vrai dire préparée par mes trois variations. Depuis fort longtemps maintenant, la philosophie se met en scène comme faisant événement par une réaffirmation du réalisme. Les auteurs français des années 19601970, ceux que j’appelle les auteurs de la French Thought, arrivaient avec une prétention de cet ordre. Russell, plein de l’exaltation procurée par le sentiment qu’il allait fonder une nouvelle philosophie, pensait lui aussi accomplir une telle rupture. Et la réaffirmation du réalisme se présente, à chaque fois, comme renversement de ce que l’on feint de décrire, à chaque épisode, comme jusqu’ici dominant : le kantisme – ou sa prolongation transcendantale dans la philosophie de Husserl. À vrai dire, on pouvait déjà lire la philosophie hégélienne comme une restauration du réalisme après Kant, et la philosophie heideggérienne comme la redécouverte du mystère transcendant de l’être après Husserl. L’impensé de ces versions successives d’un geste similaire est l’idéalisme lui-même, ou plutôt sa vertu, sa raison d’être. Elle est double. D’un côté, l’idéalisme sait traiter de manière plus satisfaisante d’un certain nombre de sujets (les modalités, la morale, les

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mathématiques…) ; de l’autre, dans sa version kantienne, tout au moins, il surpasse les réalismes sur leur terrain de prédilection : il accorde mieux au réel sa position. Le présent auteur, sans se faire beaucoup d’illusions sur la popularité d’une telle entreprise, voudrait contribuer à une relance idéaliste. Celle-ci impliquerait, pour commencer, de distinguer entre deux idéalismes : celui de la « théorie de l’idée », transmis par Platon, et celui de la réduction de l’objet au sujet, pour lequel on peut par commodité choisir pour étendard le nom de Berkeley. Délivrons pour finir deux éléments en partie énigmatiques à propos de chacun de ces idéalismes. Ils sont de nature à donner une idée de mon projet 1. 1) L’idéalisme « platonicien » doit être reformulé de manière « anontologique ». Ce qui veut dire que la pensée a besoin de l’antique notion d’idée ; il y a des pans entiers de notre expérience que nous ne savons pas dire ni comprendre sans elle. Cela ne signifie pourtant pas qu’il faille intégrer à l’architecture générale de la réalité des entités extraordinaires et superlatives. On peut faire intervenir les idées comme les noms de commandements de portée infinie, noms qui, il est vrai, prennent plus ou moins inévitablement une position substantive dans nos discours. Mais il ne faut pas se laisser leurrer par ce dernier point, et concevoir plutôt résolument l’idée hors être. 2) Derrière la critique de l’idéalisme « berkeleyien », on retrouve souvent le refus de prendre au sérieux le fait de la physique mathématique : le fait que le discours nous procurant le meilleur contrôle opérationnel sur le réel est à chaque fois installé dans une anticipation mathématique du monde et de sa structure, anticipation qui a tous les traits d’une « projection subjective ». Les corrections réalistes voudraient plutôt que la science fût une description fondée sur un langage référentiel fondamental, organisant ex post les faits et les choses avec des outils dont le rôle est simplement combinatoire et syntaxique. En dépit de l’antisubjectivisme dominant et de la conviction raisonnable que le monde n’est pas notre rêve, nous devons affronter le fait étrange et merveilleux de la physique mathématique. 1. Voir mon ouvrage à paraître, L’Orientation idéaliste.

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DEUXIÈME PARTIE

Les avatars de l’en-soi

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Le réalisme réel : l’objet ou la chose Jean-Luc MARION

I. LA CHOSE ET LA RES

La chose en soi – non seulement cette notion n’a rien de contradictoire ni d’inutile, mais elle ne cesse de resurgir dans la métaphysique moderne (en fait dans la seule métaphysique au sens strict, tant historiquement que conceptuellement). La chose en soi constituerait plutôt la nostalgie de la philosophie moderne, plus encore de la philosophie postmoderne. Mais le titre et la formulation de « réalisme », qu’on lui assigne trop vite, ne lui rendent pas justice. Car le concept de « réalisme » ne recouvre pas ce que la crise de la chose en soi recèle de décisif : il reste lui-même profondément indéterminé, inconstant et, dans cette mesure même, porte la marque de la difficulté indiquée par la question de la chose en soi, loin d’y apporter quelque réponse que ce soit. Le « réalisme » vaut en effet, à la rigueur, comme une question, mais pas comme une réponse. Car, à l’évidence, le réalisme dépend de ce que res peut vouloir dire, et de ce dont elle diffère. Une première constatation devrait déjà susciter quelque doute : réalisme définissait d’abord le caractère réel, le caractère de chose précisément des concepts : contre le nominalisme, on prétendait concevoir des universaux ou bien ante res (subsistants en Dieu), ou bien in rebus (subsistants comme des essences secondes, espèces et genres dans des individus, substances premières), ou

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enfin post res (comme des concepts a posteriori dans l’entendement). D’emblée, le réel du « réalisme » pouvait donc se situer aussi bien hors que dans l’entendement ; cela suffit à interdire d’opposer le réel interne et entendu à un réel externe, absolument différent de l’entendu, mais demanderait au contraire de les articuler l’un à l’autre. À l’autre extrémité de l’histoire de la philosophie, cette ambivalence se confirme avec le couple entre real et reel, consacré par Husserl et que le regretté J. English résumait ainsi : « Real qualifie tout ce qui implique une transcendance propre à la chose, tandis que reel concerne l’effectivement vécu, le contenu de conscience dans son immanence. Cette différence ne peut être conservée en français que par des périphrases explicatives 1. » En bref, le caractère de res, donc le « réalisme » portent aussi bien sur ce qui peut se penser (et le plus clairement et distinctement) que sur ce qui définit la chose comme extérieure (transcendante) à la pensée. – En fait, rien ne devrait ici nous surprendre, pourvu que nous considérions les « entis significationes tres » que Clauberg distingue au début et au fondement de ce qui va devenir l’ontologia, autrement dit la metaphysica generalis du « système de la métaphysique ». À savoir, que, si l’ens peut s’entendre comme res, comme le réel au sens de ce qui subsiste hors de la pensée, cela ne se peut qu’avec une restriction ; car, équivalent à une substance (ousia prôtê), l’ens laisse hors de son champ tous les accidents, donc une partie des choses, du réel. Le « réalisme » exige donc d’admettre un ens étendu au-delà de la substance, à savoir tout aliquid quelconque (le grec ti), accidentel aussi bien que substantiel. Mais ce « quelque chose quelconque » laisse encore échapper la considération du nihil, dont il faut pourtant aussi parler (puisqu’on peut en parler et en distinguer les acceptions, donc de fait le concevoir). Il reste donc à admettre aussi au nombre des entia tout ce qui peut se penser, « omne quod cogitari potest, intelligibile », à quoi rien ne s’oppose, ni ne fait exception 2. On retrouve ainsi la première détermination 1. Note dans « La traduction de quelques termes », in Edmund Husserl, Recherches logiques 2. Recherches pour la phénoménologie et la théorie de la connaissance, II, trad. H. Elie, A. L. Kelekel et R. Scherer, Paris, Puf, 1962, p. 384. 2. Johann Clauberg, Metaphysica de Ente, quae rectius Ontosophia (1647), § 4.

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déjà assignée à l’ontologia naissante par ses inventeurs (Lorhadus, Goclenius, Timpler, etc.) : le cogitabile. Le réel relève ainsi d’emblée et à la fois de ce qui s’excepte de la pensée et de ce qui tombe sous la pensée et y demeure. D’où s’ensuit une inévitable conséquence : non seulement pour être tout doit être pensé, mais aussi bien même ce qui n’est pas peut et doit se penser – ainsi le néant. Aussi, en corollaire, le concept de néant ne se distingue pas du concept d’étant, justement parce que ce dernier doit son universalité à son abstraction parfaite, donc à son absence totale de déterminations, qui le confond avec le concept de néant (Hegel). À supposer que nous puissions jamais accéder aux choses mêmes, nous ne le pourrons que sous l’angle du concept d’étant, donc du concept en général, donc de la cogitatio, quelle qu’elle soit (intellectuelle, sensible, intuitive, etc.). Les choses (res) ne pourront jamais s’instaurer dans leur « réalisme » qu’en tant que pensées. Une première conclusion s’impose déjà : la question du « réalisme » ne consiste donc pas, littéralement, à opposer la chose à ce qui n’est pas, mais à distinguer ce qui est, la chose en tant que telle, et cette même chose qui est encore, mais cette fois en tant que connue. Ou, pour le dire avec Descartes : « aliter spectandas esse res singulas in ordine ad cognitionem nostram, quam si de iisdem loquamur [je souligne] prout revera existunt 1 ». La réalité se découvre d’abord dans la cogitatio et par elle (non pas contre elle) dans la realitas objectiva 2. Ou, pour le dire avec Kant : « la critique ne s’est pas trompée en enseignant à prendre l’objet en une double signification, à savoir comme phénomène ou comme chose en soi ; […] alors aussi le principe de causalité ne se rapporte qu’aux choses prises dans le premier sens, en tant qu’elles sont objets de l’expérience, tandis que ces mêmes choses [je souligne] 1. René Descartes, Regulae ad directionem ingeni, AT X, 418, 1-3. 2. Mais Descartes définit en fait les deux niveaux de la realitas par la représentation. Évidemment, la realitas objectiva se définit par la représentation comme telle : « Per realitatem objectivam ideae intelligo entitatem rei repraesentatae per ideam, quatenus est in idea. » Mais la realitas formalis reste aussi une validation d’une représentation redoublée et ne prétend pas s’en émanciper : « Eadem [je souligne] dicitur esse formaliter in idearum objectis, quando talia sunt in ipsis qualia illa percipiuntur » (AT VII, 161, 4-12).

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selon la seconde signification, ne lui sont pas soumises 1… ». La réalité nous reste décidément tout à fait accessible, mais en tant que nous la pensons : « La réalité (Realität) est, dans un concept pur de l’entendement, ce qui correspond en général à une sensation » ; autrement dit, « Le réel (das Reale) des phénomènes extérieurs [je souligne] n’est ainsi effectif (wirklich) que dans la perception et ne peut être effectif d’aucune autre manière 2 ». Le « réalisme » du réel ne peut que s’ouvrir à la pensée, avec cette conséquence que l’ego qui la pense doit devenir aussi neutre, abstrait et objectif que ce « réalisme » même, autrement dit un sujet transcendantal. Pour le dire enfin comme Wittgenstein : « On voit ici que le solipsisme, mené rigoureusement à son terme, aboutit à un pur réalisme. Le je du solipsisme se réduit à un point sans étendue, et il ne reste que la réalité qui lui est coordonnée 3 ». Concluons que le réel, tel que veut le privilégier le « réalisme », ne se trouve pas face et hors de la cogitatio, ni ne lui résiste, puisque celle-ci constitue l’une de ses figures.

II. RÉALISME ET MATÉRIALISME

On peut certes récuser une telle conclusion, voire s’en indigner et soutenir, comme l’a tenté Lénine, qu’« il ne peut y avoir aucune différence de principe entre le phénomène et la chose en soi ». Ou, avec encore moins de précautions, postuler que « le “réalisme naïf ” de tout homme sain d’esprit, qui ne sort pas d’un asile d’aliénés ou de l’école des philosophes idéalistes, consiste à admettre l’existence des choses, du milieu, du monde indépendamment de notre sensation, de notre conscience, de notre Moi et de l’homme en général 4 ». Cette postulation, qui radicalise la 1. E. Kant, Kritik der reinen Vernunft, B XXVII. 2. E. Kant, Kritik der reinen Vernunft, respectivement A 142 & A 376. Et encore : « Sensatio [est] realitas phaenomenon » (A 146 / B 186). 3. Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, 5.64. 4. Lénine, Matérialisme et Empiriocriticisme. Notes critiques sur une philosophie réactionnaire [1908], Paris, Éditons sociales/Éditions de Moscou, 1973 (nous dépendons de cette seule traduction), respectivement p. 92 et 57. La première citation se poursuit : « Il n’y a de différence qu’entre ce qui est connu

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prétention à atteindre en soi les choses et leur réalité indépendamment de toute intervention de l’ego, conduit à radicaliser à son tour le « réalisme » en « matérialisme ». Mais ce passage aux extrêmes provoque plus de difficulté qu’il n’en surmonte, car Lénine doit affronter les effets induits, dans la pensée de tradition marxiste 1, des doctrines développées, entre autres, par E. Mach et R. Avenarius, sur la crise de la physique fondamentale : elles aboutissaient toutes à mettre en question la possibilité de définir la matière de manière stable et univoque, sinon par une dénomination équivoque recouvrant des forces, des ondes, des atomes, etc., restés hétérogènes entre eux. Face au diagnostic que « la matière disparaît 2 », comment maintenir rigoureusement un matérialisme quelconque ? On connaît la réponse de Lénine : il n’est nul besoin de rétablir un concept précis et unifié de matière, parce que le matérialisme peut se déployer sans concept de matière, dès lors que « le concept de matière ne signifie, comme nous l’avons déjà dit, en théorie de la connaissance, que ceci : la réalité objective existant indépendamment de la conscience de l’homme qui la réfléchit 3 ». Le matérialisme dialectique, au contraire du « matérialisme métaphysique », se dispense de toute définition fixée de la matière, pour admettre sans réticence le « caractère approximatif, relatif de toute proposition scientifique concernant la structure de la matière et ses propriétés 4 ». Le matérialisme survit à la défaillance du concept de matière, parce et ce qui ne l’est pas encore » – ce qui concède déjà l’argument de Descartes, Kant et Wittgenstein : il ne s’agit donc jamais que de ce qui se trouve connu ; mais par qui et comment, sinon par un ego et par intuition, concept, représentation, perception, etc., qui gouvernent donc le supposé réel. 1. Il s’agit d’un ouvrage collectif, Essais sur la philosophie marxiste, SaintPetersbourg, 1908 réunissant V. A. Bazarov, A. Bogdanov [pseudonyme de Malinovski], A. Vassilievitch Lounatcharski, M. Bermann, O. I. Hellfond, P. Iouchkévitch et Souvorov ; ainsi que P. Iouchkévitch, Matérialisme et réalisme critique, M. Bermann, La Dialectique à la lumière de la théorie contemporaine de la connaissance, et, enfin, N. Valentinov, Les Constructions philosophiques du marxisme. 2. Lénine, Matérialisme et Empiriocriticisme, op. cit., p.252. 3. Ibid., p. 255. Et aussi : « L’unique propriété de la matière que reconnaît le matérialisme philosophique, est celle d’être une réalité objective, d’exister hors de la conscience » (ibid.). 4. Ibid. (nous soulignons). Autrement dit, « l’“essence” des choses ou la “substance” sont aussi relatives » (ibid., p. 256).

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qu’il ne porte absolument pas sur la matière, mais énonce une thèse de théorie de la connaissance sur la possibilité d’atteindre la chose « indépendamment » de la conscience qui connaît. La matière n’est plus qu’une manière de dire – une position épistémologique –, non une res physique. Mais, ce faisant, le matérialisme radicalise la difficulté, sinon la contradiction de toute prétention au « réalisme » : connaître une chose sans que cette connaissance de chose dépende essentiellement de ce qui l’opère. L’essentiel ne se trouve pourtant pas dans cette contradiction. Elle ne se trouve même pas dans la doctrine de la double matière que Lénine a imposée à la théorie marxiste subséquente : la matière de la science (éventuellement « bourgeoise ») contre la matière du matérialisme dialectique 1. Pour l’essentiel en effet, Lénine retrouve d’abord la position fondamentale d’Aristote : la hulê reste, comme telle, radicalement indéterminée et contraire à toute saisie par le concept, « en soi inconnue », « agnostos kath’autên » 2 ; et, comme Aristote encore, il ne peut déterminer sa position épistémologique (« matérialisme », en fait un réalisme radicalisé) qu’en dédoublant la hulê en une materia prima, indicible et indéfinissable, et une materia signata, toujours déjà déterminée par une forme 3. Surtout, il retrouve aussi (pour l’opposer au matérialisme sans concept de matière) la position de Kant, qui définissait cette matière « relative » comme « simplement un phénomène extérieur [bloß äußere Erscheinung] », comme « le phénomène extérieur que nous nommons matière », autrement dit « la matière (qui n’est pas chose en soi, mais seulement la manière de représentation qui se trouve en nous) » 4. On doit donc conclure que le matérialisme, tel que défini par Lénine, juxtapose, évidemment en vain et en toute incohérence, une détermination kantienne (correcte) de la matière comme simple phénomène, donc comme forme de l’intuition, avec une autre détermination elle aussi kantienne (mais incorrecte et réfutée) 1. Sur cette dualité, puis sa critique officielle à partir de 1951, voire les indications de Guy Planty-Bonjour, Les Catégories du matérialisme dialectique. L’ontologie soviétique contemporaine, Paris, Puf, 1965, p. 90 s. 2. Aristote, Métaphysique, Z, 10, 1036a9. 3. Ainsi évoque-t-il parfois des « nouvelles formes de la matière » (Matérialisme et Empiriocriticisme, op. cit., p. 309). 4. E. Kant, Kritik der reinen Vernunft, respectivement A 259, A 391 et A 360.

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d’un « réalisme transcendantal », qui « tombe nécessairement dans un grand embarras, et se trouve forcé de faire une place à l’idéalisme empirique, parce qu’il prend les objets des sens extérieurs pour quelque chose de distinct des sens mêmes, et de simples phénomènes pour des étants [Wesen] indépendants, qui se trouvent hors de nous 1 ». Où se trouve donc le point essentiel, s’il en est un ici, pour une enquête sur le réalisme ? Dans deux et en fait trois déterminations, que Lénine juxtapose sans plus les examiner, ni bien sûr les concilier, dans sa définition, si indéfinie, de la matière du matérialisme : « la matière est une réalité objective, qui nous est donnée dans les sensations » ; ou encore : « Le concept de matière n’exprime que la réalité objective, qui nous est donnée dans la sensation » 2. La thèse fondamentale, mais restée ininterrogée, tient à la compatibilité, voire à la synonymie de la réalité (celle des res, des choses éventuellement en soi) et de l’objectivité, c’est-à-dire du mode d’être de ces phénomènes qu’on nomme des objets, l’objectité (Gegenständlichkeit). Or – et la contradiction foncière de la thèse de Lénine en 1908 n’en constitue qu’un symptôme, d’autant remarquable qu’il reste fruste – la question du supposé « réalisme », qui nous occupe aujourd’hui, se résume à cette interrogation : l’objet peut-il atteindre et assurer la réalité, autrement dit nous donner accès à la chose ? Il y a plus : la compatibilité problématique des deux notions d’objet et de chose, se trouve compliquée par l’intervention d’une troisième, elle aussi mentionnée comme en passant par Lénine : le donné, la donation : « réalité objective, qui nous est donnée dans la sensation 3 ». Quel rôle le donné joue-t-il ici, quelle donation la rend-elle possible, comment redéfinit-elle le rapport entre l’objet et la chose (éventuellement en soi) ? À la question qui demande 1. Ibid., A 371. 2. Lénine, Matérialisme et Empiriocriticisme, op. cit., p. 97 et 261. Voir : « Le matérialisme admet d’une façon générale que l’être réel objectif (la matière) est indépendant de la conscience, de l’expérience humaine » (op. cit., p. 322). 3. Voir : « La différence entre le matérialisme et le “machisme” se réduit […] à ce qui suit : le matérialisme, en plein accord avec les sciences de la nature, considère la matière comme la donnée première, et la conscience, la pensée, la sensation comme la donnée seconde » (Lénine, Matérialisme et Empiriocriticisme, op.cit., p. 33, nous soulignons).

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si l’objecti(vi)té peut atteindre la réalité, s’en ajoute donc une seconde : cette atteinte doit-elle quoi que ce soit à la donation ? Lénine s’avère donc avoir été, sans l’avoir voulu et sans que nous l’ayons prévu, un bon guide.

III. L’IMMATÉRIALITÉ DE L’OBJET

Soit la formule décisive de Kant : « les conditions a priori d’une expérience possible en général sont du même coup [zugleich] les conditions de possibilité des objets de l’expérience ». Elle signifie en dernière instance que l’expérience possible en ce sens – au sens de la dépendance du connu non pas tant envers son essence, mais plus radicalement envers les conditions auxquelles seulement notre esprit peut en faire l’expérience – ne définit que les objets, parce qu’elle ne porte que sur des objets. Implicitement, nous obtenons la définition fondamentale de l’objet : ce qui n’est pas connu à partir de soi-même, mais se trouve aliéné à sa propre essence, précisément pour satisfaire aux conditions de notre connaissance. Considérons d’ailleurs la finitude, telle qu’elle nous ouvre l’accès aux objets, autrement dit aux objets des sciences. Ces sciences, selon un usage sans doute simplificateur mais d’autant mieux établi, se divisent en sciences exactes et non exactes. D’une part, les sciences exactes (dites « dures ») obtiennent des énoncés falsifiables, donc aussi vérifiables, soit par l’évidence d’une déduction formelle, soit par production répétable des procédures réglées d’une expérimentation empirique, l’une et l’autre voie aboutissant à d’indiscutables évidences. D’autre part, les sciences autrefois dites « humaines », désormais « sociales », et qui prétendent parfois au rang supposé plus honorable de « cognitives » : elles ne portent en effet pas sur des objets productibles, donc aussi reproductibles à l’identique, sur des objets en ce sens disponibles à volonté et donc quasi permanents, mais en fin de compte sur des états transitoires de choses contingentes, des ensembles peu stables, provisoires et toujours en cours d’évaluation. La distinction entre ces deux types de sciences (à supposer

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d’ailleurs que l’on maintienne l’univocité du terme, après tout discutable dans ces deux emplois fort distants) ne tient pas à l’exactitude des procédures, ni aux méthodes de démonstration, mais plus radicalement à la différence essentielle des temporalités : les sciences « dures » réussissent à neutraliser la contingence dans leurs objets en les reproduisant à l’identique (en principe, au moins tangentiellement), précisément parce qu’elles parviennent à les produire exhaustivement, tandis que les autres sciences doivent composer avec des états de choses jamais identiques entre eux, ni d’abord à eux-mêmes : les data qui les supportent interviennent non seulement en nombres incommensurables, mais aussi et surtout en des circonstances toujours évoluant et changeantes, en sorte qu’on ne peut y assumer l’identité de l’objet que provisoirement. Une temporalité quasi historique reste toujours à l’œuvre, qui interdit de clore la connaissance par une objectivation. Cette différence entre deux conceptions de la science (si, encore une fois, l’univocité du terme se justifie) trouve son origine dans la difficulté propre aux savoirs de la contingence, telle qu’Aristote l’avait décrite ; il en avait conclu à l’impossibilité d’une science formellement rigoureuse de la phusis (qu’on ne confondra donc pas, précisément pour cette raison, avec notre physique), au point de lui dénier le titre de « philosophie première ». En effet, l’étant de nature (phusei on) se présente toujours en changement, en transition, de passage, sans cesse modifié et donc indéterminé, parce qu’il ne cesse de subir l’indétermination dont l’affecte son matériau (hulê) ; au-delà même de la régularité approximative de l’accident (au sens strict ou au sens de l’accident par soi), ce matériau impose à l’étant de nature de se différencier de lui-même, comme le bois, qui « travaille », fait « jouer » la pièce et la rend incapable de remplir la fonction que lui avait assignée, au début, l’artisan 1. Inégal à soi, sans cesse mutant, l’étant de nature (phusei) n’atteint par définition jamais la permanence d’un objet correspondant aux exigences d’un savoir certain. Cette difficulté a retenu pendant des siècles toute tentative d’interpréter les changements locaux (les mouvements 1. Aristote, Métaphysique E, 2, 1027 b13-14.

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des corps physiques) en termes mathématiques, et a même interdit la quantification de la nature matérielle en général, puisque le privilège des mathématiques – connaître des idéalités stables, productibles et reproductibles – se payait du prix de leur irréalité physique, et que leur application aux étants changeants de la phusis aurait contredit précisément leur caractère à la fois physique et donc indéterminable, dû à la hulê. Il fallut, comme on sait, rien de moins qu’un recours à la théologie chrétienne de la création pour contourner, sinon annuler, cette difficulté principielle, coup de force, assumé comme tel par Kepler et Galilée : attribuer la géométrisation du monde physique à Dieu lui-même, créateur géométrisant : ho theos aei geômetrei 1, autrement dit, selon Leibniz, « Cum Deus calculat et cogitationem exercet, fit mundus 2 ». Soucieux d’une solution plus économique et élégante, Descartes commença par récuser cette confusion des genres, en refusant que les vérités mathématiques définissent aussi la pensée de Dieu. Ce qui lui permit de déployer, au lieu de ce coup de force théologique, un coup de force strictement épistémologique : assumer que connaître signifie, par définition, connaître avec certitude, donc suivant le paradigme des mathématiques. Ce qui signifie que, dans quelque domaine de l’étant que l’on tente de connaître, il faut y procéder comme elles, qui ne supposent dans leurs objets rien que l’expérience ait rendu incertain. En un mot, il faut éliminer ce qui cause de la contingence, la hulê ; il faut procéder selon une « méthode » qui, n’étant « point assujettie à aucune matière particulière », permet de « concevoir plus nettement et plus distinctement ses objets » 3. Autrement dit, il s’agit toujours, même et surtout dans le 1. Kepler reprend cette formule de Plutarque, qui l’attribue à Platon (Quaestiones Conviviales VIII, 2) dans le Mysterium Cosmographicum, II et dans l’Harmonice Mundi, V, 3 (voir Gesammelte Werke, Munich, M. Caspar, 1939 s., respectivement Bd. I, p. 26 et Bd. VI, p. 299). 2. Note manuscrite au Dialogus de connexione inter res et verba et veritatis realitate, in Philosophischen Scriften, éd. Gerhardt, t. 7, p. 199. Sur tout ceci, voir Sur la théologie blanche de Descartes. Analogie, création des vérités éternelles et fondement, Paris, Puf, 1981, 2e éd. 1991, § 8-11. 3. Respectivement Regulae ad directionem ingenii, II, AT X, 365 et Discours de la méthode, AT VI, p. 22.

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domaine du changement physique, de supprimer autant que possible l’indétermination de la hulê, en élaborant un mode de connaissance qui fasse, autant que possible, abstraction de la matière elle-même et donc élimine ou du moins atténue autant que possible l’indétermination qu’elle provoque. Bref, de dématérialiser la chose en un objet, qui sera certain en proportion inverse de la matière en lui. Car, contrairement à ce que l’on répète, il ne s’agit pas, pour Descartes de promouvoir une mathématisation de la nature, mais son objectivation, donc son immatérialisation. En termes cartésiens, deux critères décident de ce qu’on doit retenir de la chose pour en constituer l’objet : l’ordo et mensura. La mathesis universalis ne se réduit pas à une généralisation des mathématiques, mais promeut une science universalisant les deux critères de la certitude, qui permettent de produire des objets par dématérialisation des étants de nature. Par mensura, il ne faut pas seulement entendre ce qui se mesure réellement, mais tout ce qui pourra finalement se réduire à une mesure par analogie, transposition, transcription, imagination, ou toute autre codification : aussi bien ce qui n’est pas en soi spatial, comme le temps, la vitesse, l’accélération, mais encore la pesanteur, la masse, comme toutes les qualités en tant qu’elles s’étalonnent sur une échelle, etc. La mensura se décline en dimensiones : Descartes nomme ainsi ces mesures du non-spatial, au nombre desquels nous avons aujourd’hui appris à ajouter tous les paramètres pensables, y compris et surtout ceux qui mesurent des facteurs non matériels (comme dans la psychologie, la sociologie, l’économie et l’économétrie, les sciences commerciales et financières, toutes les sciences statistiques, etc.). Quant à l’ordo, il ne faut pas y entendre l’ordre naturel (ou supposé tel) des choses mêmes, mais la mise en ordre des paramètres et des dimensions d’un objet, de telle sorte qu’ils s’organisent avec la plus grande évidence possible pour nous et se constituent ainsi suivant la logique de leur mise en évidence ; il s’agit donc de ce que nous nommons aujourd’hui des modèles d’un objet (ou, selon une juste formulation, du « concept » d’un produit technologique et commercial). On peut suggérer que Kant reprendra ce dispositif, en se bornant à le transformer : les paramètres (mensura, dimensiones cartésiens) renvoient désormais à l’espace (et donc au temps, sens interne)

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et mettent en œuvre les catégories de la qualité et, plus encore, celles de quantité ; tandis que le modèle (ordo) suppose, lui, surtout le temps (et la méthode du schème) pour organiser la constitution des paramètres dans un ensemble (synthèse) ; il met donc en œuvre avant tout les catégories de la quantité, de la relation et de la modalité – celles précisément qui organisent les rapports entre objets ou le report de l’objet à l’esprit qui les constitue. Et, par Kant, la décision prise par Descartes sur les conditions de l’objectivation s’étend à une large région de la pensée contemporaine : la phénoménologie transcendantale de Husserl vise l’objet dans le noème ; le noème, en tant que noyau, élabore une abstraction du sens total de l’objet, ou plutôt, constitue l’objet à partir de son centre constant et par soustraction des variations de la matière phénoménale (hylétique). Peutêtre faudrait-il même déjà entendre la réduction du phénomène à son donné indubitable et de ce donné à son sens intentionnel, comme une abstraction du flux hylétique de la chose même. En sorte que, même avec Husserl, surtout lorsqu’il revendique le projet de la mathesis universalis, des équivalents du modèle et des paramètres de Descartes définiraient par avance et a priori ce qui, dans l’expérience de la chose, pourra satisfaire à l’exigence de certitude et finira par passer dans l’objet.

IV. LA CRISE DE L’OBJECTITÉ

L’interprétation des étants privilégiés de la metaphysica specialis (l’ego, le monde et Dieu) comme des objets soumis à dévaluation et donc devenus leurs propres contradictions (l’inconscient, le déchet et l’idole morale) atteste assez clairement des limites de l’objectité. Mais on pressent qu’il y a plus : il ne s’agit pas seulement d’une crise parmi certains objets par excellence de la connaissance, mais d’une crise de la connaissance tout entière. Dès lors, la résistance à l’objectivation s’étend à tout ce que l’ontologie de la métaphysique (et il ne se trouve d’ontologia que dans la metaphysica generalis) réduit à l’objectité – à toutes

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les choses. Ce que l’on a thématisé comme la « fin de la métaphysique » ne consiste pas, on le sait ou devrait le savoir, dans l’échec de son entreprise – l’objectivation, la traduction des étants en autant d’objets –, mais dans la réussite si complète de sa technologie, qu’elle provoque en retour la résistance des choses elles-mêmes à l’objectivation. Le « retour aux choses mêmes » pourrait en effet n’indiquer que cette résistance du soi des choses à leur aliénation dans l’objet. Mais comment penser et connaître rigoureusement sans nécessairement « calculer » (ordo et mensura, berechnen) – sinon peut-être en admettant l’hypothèse envisagée bel et bien par Husserl, que « le domaine du logique est beaucoup plus grand [viel größer] que ce celui dont la logique traditionnelle s’est jusqu’ici occupé » ? Ce « concept compréhensif [umfassender] du logique et du logos 1 » fait écho, toute différence étant entendue, à l’appel de Nietzsche pour une raison plus large : « Tu dis “Je” et tu es fier de ce mot. Mais plus grand est ce que tu ne veux pas croire – ta chair et sa grande raison [dein Leib und seine große Vernunft], qui ne dit pas “Je”, mais qui le fait 2 ». Reste une crainte : que cet élargissement s’expose à l’avertissement autoritaire de Kant : la colombe croit qu’elle volerait mieux sans la résistance de l’être, alors qu’en fait elle ne volerait pas du tout. L’élargissement de la phénoménalité au-delà de l’objectité peut-il ne pas simplement sombrer dans l’illusion ? Reste aussi que nous appartiendrons toujours à la troupe de ceux que Hölderlin nommait des « barbares qui soumettent tout au calcul 3 », aussi longtemps que nous ne prendrons pas au sérieux la très simple question posée par Heidegger : « Objectivation [Vergegenständlichung] veut dire : faire de quelque chose un objet. Ne peut devenir objet que ce qui se trouve déjà être [was 1. E. Husserl, Expérience et jugement, § 1 [Prague, 1939], éd. L. Landgrebe, Hambourg, 1964, p. 3. 2. Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, I, 4, « De ceux qui méprisent la chair ». 3. Friedrich Hölderlin : « Je te le dis : il n’y a rien de saint que ce peuple [sc. les Allemands] n’ait profané, rabaissé au niveau d’un misérable expédient ; et ce qui, même chez les sauvages, se maintient dans sa pureté divine, ces barbares qui soumettent tout au calcul [diese allberechnenden Barbaren], s’en occupent comme d’un métier » (Hyperion, II, 2, in Sämtliche Werke, éd. F. Beißner, Francfort-sur-le-Main, Insel, 1965, p. 637 ; trad. P. Jaccottet in Œuvres, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1967, p. 268).

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vordem schon ist]. Mais l’étant, pour être ce qu’il est et comme il est, n’a pourtant nul besoin ni nécessité de devenir un objet. “L’étant devient objet”, cela ne veut pas dire qu’il vient pour la première fois à son être, mais que, en tant que l’étant qu’il est déjà de part en part, il doit se tenir comme ce dont parle l’interrogation qui veut connaître 1. » La chose apparaît avec la prétention d’être un étant avant que, « au regard de notre entendement [respectu intellectus nostri] », elle ne se trouve constituée comme un objet par le processus de la dématérialisation que lui impose la Mathesis universalis. Or, nous l’avons vu, la formulation kantienne de ce processus – la règle fondamentale que « les conditions a priori de l’expérience possible en général [überhaupt] sont aussi-et-du-même-coup les conditions de possibilité des objets de l’expérience 2 » – aboutit à une double conclusion : d’une part et évidemment, les objets sont déterminés par les conditions subjectives de l’expérience et ne manifestent que ce qui peut se phénoménaliser pour nous, c’est-à-dire par nous ; mais aussi, indissolublement, ces mêmes conditions subjectives de l’expérience ne concernent que des objets, cela seul qu’elles réglementent. En fait, la règle tient sa validité de sa forme tautologique : l’objectité conditionne la possibilité des seuls objets. Ce que Kant admet explicitement en instituant la distinction radicale entre les objets, ou phénomènes sous condition (aliénés aux conditions de possibilité de l’expérience pour et par nous) et les choses en soi (donc des phénomènes en soi, mais inaccessible pour nous). De cette distinction, Kant infère une dichotomie entre ce que nous pouvons expérimenter (des objets) et ce que nous ne pouvons pas expérimenter (l’en-soi des choses, inapparent à notre esprit). Cette distinction devrait conduire à poser précisément la question suggérée par Heidegger : celle de la possibilité d’une phénoménalisation en soi des choses, par opposition à leur phénoménalisation dans la condition d’objets. 1. Martin Heidegger, Interprétation phénoménologique de la Critique de la raison pure de Kant, § 2, G 25, p. 27, trad. E. Martineau, Paris, Gallimard, 1982, p. 46 (modifiée). 2. Respectivement Descartes, Regulae…, XII, AT X, p. 418 et Kant, Kritik der reinen Vernunft, B 25.

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Et de fait, Kant lui-même décrira des phénomènes non-objectivés, qu’il contiendra pourtant toujours hors de la raison théorique pure : le respect de la loi morale (dans la raison pratique), le sublime (dans la faculté de juger). Pourquoi ne pas admettre tout simplement deux régions de la phénoménalité et ne déclarer accessible que la région des phénomènes constitués aussi et après coup en objets ? La réponse à cette interrogation se trouve dans les pages finales de l’Analytique transcendantale, où Kant corrige la détermination, par la metaphysica, du « concept le plus haut » identifié dans « la division entre le possible et l’impossible » ; ces deux termes relatifs présupposent en effet un autre concept, lui unique, dont ils opèrent la division ; il faut ainsi reconnaître que « doit être donné un concept plus haut, lequel est le concept d’un objet en général [Gegenstand überhaupt] 1 ». La distinction des objets entre phénomènes et noumènes se trouve en quelque manière annulée, ou du moins subordonnée : la question de savoir si ne peut apparaître que ce qui se soumet aux conditions a priori de l’expérience possible, ou si certaines manifestations pourraient se soustraire à ces conditions, se trouve interdite, car l’hégémonie universelle du concept d’objet clôt la seconde hypothèse, en établissant non seulement l’impossibilité de phénomènes non-objectivés, mais surtout la dépendance des noumènes (phénoménalités d’une chose en soi, non objectivée) encore et toujours envers l’objectité ; car les noumènes gardent encore le statut d’objets, mais d’objets dégradés, simplement déclarés impossibles à connaître, objets contradictoires ou par défaut. Ainsi, non seulement tout ce qui se pense doit se connaître dans l’horizon de l’objectivation, mais ce qui y contredirait éventuellement doit encore se penser dans l’horizon de l’objectité, qui, précisément ne peut qu’en constater l’impossibilité. La décision porte ici non seulement sur la disqualification d’une figure de la phénoménalité (celle qui ne s’objectiverait pas), mais surtout sur l’hégémonie de l’horizon de l’objectité. Pour contester l’autorité ultime reconnue au concept d’objet, il faudrait le soumettant à une autre distinction, dominée par la question même que Kant écartait : tout phénomène doit-il 1. E. Kant, Critique de la raison pure, A 290/B 346.

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devenir un objet pour apparaître ? Cette autre distinction fondamentale ne divise plus tous les objets entre phénomènes et noumènes, mais tous les phénomènes entre objets et non-objets. Disposons-nous d’arguments pour passer d’une distinction à l’autre et dépasser la primauté même de l’objet ? Il faudrait à tout le moins renverser leur rapport et entendre le possible en un sens radical et donc non-métaphysique d’un possible qui ne

V. APPARAÎTRE EN SOI 1

L’élargissement de la rationalité dépend d’abord de l’horizon que nous assignons à la phénoménalité, ou plutôt qu’elle s’assigne à elle-même. Or, en fait d’horizon, ce qui apparaît ne résulte pas toujours de sa constitution transcendantale comme un objet ; elle peut aussi surgir comme un étant, se montrant comme tel et à partir de lui-même. Cette possibilité ne se décrira pas à l’intérieur du couple métaphysique des catégories du possible et de l’impossible, puisque celui-ci s’inscrit encore sous le régime de l’objet, mais aussi parce qu’une telle possibilité dépend des conditions de notre expérience. Elle se décrira, si cela se peut, à partir de l’apparition en soi du phénomène, en suspendant les conditions qui lui imposaient de se laisser constituer comme objet. Ces conditions découlent toutes, on l’a vu, d’une exigence primordiale : éliminer autant que faire se peut toute incertitude, donc toute hulê de l’expérience de la chose. À quoi tient la hulê elle-même ? À l’indétermination bien sûr ; mais comment se produit cette indétermination ? Aristote livre une indication capitale, en pointant une indétermination minimale, celle qu’il concède à la géométrie (et par conséquent à l’astronomie, qui s’y subordonne, mais concerne déjà la nature des choses, et même des choses divines), et qu’il 1. Pour un développement plus détaillé, on se rapportera aux développements du chap. IV de Reprise du donné, Paris, Puf, 2016.

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nomme la « matière mobile, locale 1 ». Il s’agit en effet de la variation, donc de la perturbation la moindre dans l’expérience : en ne changeant que de lieu et de place dans l’espace indéterminé, la chose garde presque sa forme et se trouve donc presque identique à elle-même, au lieu de changer, comme dans d’autres variations, selon la qualité, la quantité et même l’essence. Mais, pour Aristote, cette moindre variation en constitue pourtant encore une, et c’est pourquoi le dernier moteur devra se concevoir comme immobile, sans même la hulê kinêtê. Mais, du point de vue de Descartes et de la constitution de l’objet (par dématérialisation), on en infère que ce qui s’oppose, en dernière instance, le moins à une expérience absolument déterminée, consiste dans le changement spatial, le mouvement local donc ; et c’est pourquoi ce domaine fut le premier essai de la Mathesis universalis : définir les lois du mouvement, et d’abord du mouvement de la lumière. Mais, encore une fois, d’où vient la perturbation résiduelle de l’expérience certaine jusque dans le mouvement local ? À l’évidence du temps, qui opère le seul changement repérable dans ce transport spatial : le temps introduit encore un changement, même quand l’espace laisse la figure identique à elle-même. La dématérialisation, donc la réduction du phénomène à l’objet, s’arrête à une limite – le temps. Car si le changement dans l’espace peut s’annuler, puisque l’espace reste homogène et réversible, le changement dans le temps, lui, ne peut pas s’annuler, parce que le temps ne reste pas homogène, mais précisément irréversible. La flèche du temps implique un changement irréversible, même à une pure figure inscrite dans l’espace géométrique. Pour constituer l’objet, pour le produire selon les seuls critères de son modèle et de ses paramètres (la Mathesis universalis), il faut pouvoir le re-produire à l’identique dans les conditions du laboratoire ; une expérience scientifique tient sa validité de la possibilité toujours offerte de la reproduire. Or cette reproduction ne peut jamais éliminer tout changement, toute variation, toute incertitude donc, puisque demeurent au moins la variation et le changement du temps. Et ce d’autant plus que cette reproduction s’accomplit avec succès : 1. Aristote, Métaphysique, Z10, 1036a10 ; H1, 1042b6 ; H4, 1044b7, Q2, 1050b15 s.

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le procès-verbal d’une expérience de laboratoire (ne fût-ce que celui des résultats d’une analyse médicale) n’a de sens que daté, et se confirme que si le même résultat se reproduit à d’autres dates, c’est-à-dire par d’autres résultats concordant en tout sauf la date, sauf le temps. En ce sens, il ne se trouve jamais deux objets identiques : même si (ou plutôt d’autant plus que) leurs composants et leurs matériaux restent les mêmes (même définition physique, même composition chimique, etc.), ils n’en diffèrent pas moins par leurs dates de production, c’est-à-dire de re-production. Consommer une canette de soda, puis reprendre « la même », cela ne fera que redoubler l’une par l’autre dans le temps, mais pas avaler une second fois la même chose liquide : elles diffèrent au moins par la date de mise en canette, donc de production (de reproduction), d’ailleurs imprimée à la base de l’emballage. La banalité de l’objet identique ne suffit jamais à annuler l’advenue irrépétable, irréversible et inamissible du phénomène, en lui toujours active et déterminante, même si la répétition l’offusque au premier regard. Sous l’apparence de la régularité de la production répétée sans fin, l’objet produit et aliéné ne cesse pourtant de se produire – au sens où il s’avance et surgit comme un événement à nul autre pareil. Le plus commun des objets, même dans sa banalité phénoménale, finit par apparaître aussi et d’abord comme un événement de chose, qui intervient à partir de lui-même 1. À supposer qu’un phénomène reste identique à lui-même (ce qui n’a sans doute aucun sens), il le devrait encore à sa répétition temporelle, c’est-à-dire à son événement redoublé, et non point à son objectivation. Car la défaite de l’objectivation et le dégagement libératoire de l’événementialité des phénomènes résultent directement de leur temporalité. Et, comme cette temporalité ne peut se retourner, comme elle se déploie dans une seule direction irréversible, elle ne met en scène les phénomènes intrinsèquement changeants (non objectifs) que sur le mode de leur advenue, leur arrivage une fois pour toutes. Cette événementialité ne définit 1. Sur ce point, voir nos analyses dans De surcroît. Études sur les phénomènes saturés [2001], Paris, Puf, rééd. 2010, chap. II, « L’événement ou le phénomène advenant », et Le Visible et le Révélé [1991], Paris, Puf, 1996 (2e éd.), chap. VI, « La banalité de la saturation ».

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d’ailleurs pas seulement un type parmi d’autres de phénomènes (les événements de l’histoire, collective et individuelle), ni les seuls phénomènes saturés (selon la topique de l’événement, de l’idole, de ma chair et de la face d’autrui) ; elle caractérise essentiellement la propriété des phénomènes d’apparaître toujours, quoiqu’à des degrés différents, à leur propre initiative. En se révélant à terme comme des événements, les phénomènes de choses s’assignent à un ici que détermine au fond et d’abord un maintenant, dans lesquels ils peuvent advenir. Se donner en soi – cette formulation peut surprendre et deux fois. D’où vient un soi au phénomène ? En quoi un tel soi a-t-il partie liée à un donné ? Considérons, pour la première question, la déclaration décisive de Heidegger, qui définit le phénomène comme « ce qui se montre [soi-même] en soi-même, le manifeste [das Sich-an-ihm-selbst-zeigende, das Offenbare] 1 ». Heidegger postule donc qu’à l’encontre de l’objet (kantien) le phénomène peut apparaître en pleine possession du même soi que celui de la chose en soi. Aussi entreprendra-t-il de vérifier sa définition sur des phénomènes qui ne sont décidément pas sur le mode de l’objet, et d’abord le Dasein, avec ses existentiaux inobjectivables (existence, In-der-Welt-sein, temporalité extatique, tonalités affectives, angoisse, résolution anticipatrice, etc.). Cette constellation phénoménologique ne se conçoit elle-même que parce que l’analytique du Dasein ne le décrit plus, à l’encontre précisément de l’interprétation métaphysique de l’ens comme un cogitabile, comme le maître des objets à titre d’ego cogito, mais comme celui qui se décide devant des étants qui lui adviennent (selon son êtrevers-la-mort). Ce renversement suppose en effet que ce qui se montre se montre bien à partir de son soi, au lieu de s’aliéner à une constitution venue d’ailleurs (de l’ego) : car comment un phénomène pourrait-il disposer de soi, s’il ne disposait aussi en lui-même d’aucun soi ? Mais la question alors se redouble : 1. M. Heidegger, Sein und Zeit, § 7, p. 28. F. Vezin traduit « le se montrant en soi-même, le manifeste » (Être et Temps, Paris, Gallimard, 1986, p. 55) et E. Martineau « …ce-qui-se-montre-en-lui-même, le manifeste » (Être et temps, op. cit., p. 43) ; dans les deux cas, on affaiblit la portée du an ihm selbst, qui, nous semble-t-il, porte à la fois sur les deux termes qui l’encadrent zeigen et sich, au sens de « se montrer par soi-même en soi-même », parce qu’on se montre précisément plus par un autre, mais par soi seul.

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comment concevoir le soi d’un phénomène, qui ne soit pas déjà un ego (Leibniz n’avait pas cru pouvoir échapper à leur identification) ? À cette question, on ne peut répondre qu’en quittant non seulement l’horizon de l’objet, mais aussi l’horizon de l’être, pour passer à celui de l’événement : un phénomène ne peut apparaître en soi (comme soi, comme une chose en soi), que s’il vient au visible à partir de soi (comme un événement). Seul l’impact d’un tel soi surgissant de son fonds propre peut en effet briser la condition d’objet imposée par un ego (cogito cogitabile), contrevenir aux conditions a priori de notre expérience, bref régler de fait la question du droit à se montrer. L’événement a précisément cette puissance : il ne naît que de lui-même, sans cause identifiable ni production, sans prévision ni préparation. On pourra même dire que l’événement précède la connaissance que nous finirons par éventuellement en prendre et, en ce sens, conserve le caractère essentiel de la chose en soi, de rester inconnue. Mais cette inconnaissance ne doit pas se confondre avec une simple ignorance. D’abord parce qu’elle admet parfaitement une certaine connaissance, voire une connaissance toujours en progrès à force d’herméneutique rétrospective. Ensuite parce que connaître une chose (par opposition à un objet) implique précisément l’impossibilité d’en construire le concept exhaustif ou d’en constituer une vision sans reste. Ce que remarque Husserl : « “La” chose elle-même est proprement ce que personne n’a jamais eu comme effectivement vue, puisqu’elle est plutôt continuellement en mouvement, qu’elle est continuellement, pour tout un chacun, l’unité à la mesure de la conscience d’une diversité ouverte infinie d’expériences et de choses expérimentées changeantes, tant propres qu’étrangères 1. » Cette inconnaissance paraît donc d’une espèce très particulière : provisoire parce qu’on ne cesse de la rectifier, elle reste pourtant insurmontable, parce que la chose suppose une multiplicité de points de vue, tant pour moi qu’aussi pour d’autres consciences, multiplicité d’autant plus ouverte à l’indéfini, qu’elle se déploie sans cesse (immerfort) dans le temps. Une chose advient intrinsèquement, comme un événement continu, qui ne cesse de se déployer indéfiniment. Une 1. E. Husserl, La Crise des sciences européenne et la phénoménologie, § 47, Hua. VI, p. 167 (trad. p. 187, modifiée).

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Le réalisme réel : l’objet ou la chose

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chose, par définition toujours en soi, aucun noème n’en fera jamais le tour ; et aucun noème vu par aucun entendement, même archétypique, n’en verra plus que des esquisses. L’advenue d’un événement impose d’ailleurs son anonymat, son arrivage pour ainsi dire impersonnel : « Cela arrive, c’est parti, le voilà, ça y est » – l’advenue fait surgir l’événement avant, voire sans que je puisse l’identifier, sinon par un neutre anonyme, dans une phrase impersonnelle. Cette inconnaissance ne doit pas s’entendre comme un simple défaut subjectif de connaissance, mais comme un caractère positif de l’événement – l’accès de son soi irréductible à sa phénoménalité, où il se déploie sans se soumettre aux conditions de notre expérience. Il s’avance manifestement, mais en se refusant à nos objectivations. Le soi du phénomène apparaît parce que la chose sauvegarde son quant à soi. Si l’on tient à parler de « réalisme », il ne peut s’accomplir que dans l’en-soi des choses, res, jamais dans la « réalité objective », des objets aliénés à la cogitatio. Même en esquisse, cette première réponse, permet d’aborder la seconde question (involontairement indiquée par Lénine) : en quoi un tel soi a-t-il partie liée à un donné ? Les phénomènes, tous sans exception, avant de s’objecter à un je, adviennent à partir d’eux-mêmes en se donnant, autant dire comme des événements advenant à partir de leur soi. En effet, l’irréductibilité du soi d’un phénomène suppose qu’il se rende irréductible à l’objectivation. Or l’objectivation ne conçoit l’objet de sa certitude que comme l’identité à soi d’un invariant. Elle conçoit donc la certitude de l’expérience comme une persistance de l’objet dans l’état de son être. Le phénomène en soi, pris au contraire dans son événement, survient : non seulement il précède la connaissance que j’en prendrai peut-être ensuite, mais surtout il se précède luimême ; il ne se pose pas comme un état de fait accompli une fois pour toutes, mais se déploie comme un processus qui n’en finit jamais de se manifester ; il apparaît en tant qu’il devient ce qu’il n’était pas d’emblée, poursuit ses virtualités et s’avance jusqu’à son terme, terme peut-être d’ailleurs inassignable. L’advenue constante, qui met le phénomène en avance sur lui-même, qui le précipite en déséquilibre avant (praeceps), définit sa temporalité par l’avenir – ou plus exactement, cet avenir lui vient de son advenue. Une telle advenue, qui met en déséquilibre avant et fait

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que le soi du phénomène anticipe sur lui-même, définit et implique une donation. Aucun phénomène ne peut advenir en soi, se montrer, s’il n’anticipe sur soi en se donnant ; il se penche en avant du présent vers ce qui lui advient – comme d’un balcon l’on se penche, hors du clos de la maison, vers l’ouvert à visiter. Ou plutôt, l’événement se penche vers ce qui advient au-delà du présent, et que l’on n’éprouve qu’en le recevant par l’avant. L’objet et l’événement opposent deux phénoménalités en tant qu’ils s’opposent aussi selon leurs deux temporalisations. La phénoménalité de l’objet définit le cas d’une manifestation qui montre aussi peu de soi, qu’elle ne donne de soi ; l’objet se montre d’autant moins dans le présent qu’il s’y donne peu ; et il ne s’y donne peu, que parce qu’il en reçoit peu. La phénoménalité de l’événement montre autant de soi qu’elle parvient à donner de soi ; l’événement se montre d’autant plus dans le présent qu’il s’y donne à ce qui arrive ; et il s’y donne d’autant plus qu’il s’y expose. La donation s’accomplit toujours de surcroît. Une donation sans surcroît se contredirait autant qu’une advenue sans avance sur soi.

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Kant, fossoyeur du « réalisme transcendantal » ? Paul CLAVIER

L’histoire de la philosophie n’est pas un long fleuve tranquille. Nulle doctrine n’y est à l’abri d’une révolution de palais. Œdipe et Brutus ne dépareraient pas dans la corporation des philosophes : les parricides, volontaires ou non, n’y sont pas rares. Ils constituent même un moyen de promotion courant. L’exemple vient de haut, puisque Platon assume le parricide de Parménide. Aristote, en termes plus amicaux, perpètre ce même geste contre Platon, et depuis, il n’est pas de disciple en philosophie qui, pour exister, ne doive penser à dénoncer la filiation avec son maître. Il arrive aussi qu’un philosophe s’en prenne, non à son prédécesseur, mais à une idée, un système, voire à un -isme. Il arrive encore que l’-isme en question n’entre dans le lexique qu’à compter de sa dénonciation.

NI FLEURS NI COURONNES

Il en est ainsi du « réalisme transcendantal » dont Kant s’honore d’avoir purgé la philosophie. Le terme est inventé pour être aussitôt liquidé. Comme un épouvantail créé pour une brève apparition. Pourtant, sur la scène philosophique comme sur la scène théâtrale, certains cadavres peuvent devenir encombrants, et font leur réapparition comme spectres venant menacer votre

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entreprise, ou comme statues vous conviant à leur festin. En termes plus contemporains, on dira qu’ils sont recyclables. Bien sûr, il ne s’agit pas de contester l’engagement pris par Kant contre l’ontologie du « réalisme transcendantal », ennemi qu’il aurait défait avant de le porter en terre. Pour promouvoir l’idéalisme transcendantal, Kant ne doit-il pas être le fossoyeur du réalisme ? Sans doute, mais il importe de souligner qu’il est avant tout, dans une démarche proprement critique, le fossoyeur de l’ontologie, comme le rappelle un avis de départ et de remplacement de l’Analytique transcendantale : « Le nom orgueilleux d’une ontologie, qui se fait fort, à propos des choses prises absolument, de fournir, dans une doctrine systématique, des connaissances synthétiques a priori (par exemple, le principe de la causalité) doit faire place au nom modeste d’une simple analytique de l’entendement pur 1. » L’enseignement scolaire répercute sentencieusement cette victoire : « Kant nous a appris que nous n’avons pas affaire à la réalité en soi, mais seulement à son phénomène… Désormais nous savons que ce n’est pas notre connaissance qui se règle sur les objets, mais ce sont les objets, comme objets des sens, qui se règlent sur les formes a priori de la sensibilité, et que les phénomènes, i.e. les représentations sensibles ainsi obtenues doivent se régler, pour devenir objets de l’expérience, sur les formes a priori de l’entendement, les catégories. » On oublie un peu vite que cette doctrine de l’idéalité du phénomène est proposée dans le cadre d’une Théorie transcendantale des éléments de la connaissance. L’idéalisme transcendantal 1. Ak. III, 207, 12-22. Il arrive même à Kant de définir l’ontologie comme « la doctrine élémentaire de tous les concepts que mon entendement ne peut avoir qu’a priori. » Ainsi redéfinie, l’ontologie se préoccupe seulement de déterminer « comment sont possibles des connaissances a priori », ce qui ressemble franchement à une définition de la philosophie transcendantale (Vorlesungen über die Metaphysik, Ak. XXVIII, 542). Dans l’Architectonique de la raison pure, Kant semble réconcilié avec l’ontologie, promue au rang de première partie du système de la métaphysique, et bizarrement définie comme considération portant « seulement sur l’entendement et sur la raison dans un système de tous les concepts et principes qui se rapportent en général à des entités (Gegenstände), sans que soient admis les objets (Objekte) qui seraient donnés » (B 873). Voir aussi Les Progrès de la métaphysique depuis l’époque de Leibniz et de Wolff (Ak. XX, 260).

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répond à un cahier des charges simple : quelle théorie (et non quelle ontologie) donne la meilleure explication de la possibilité de connaissances synthétiques a priori ? Mais, en renonçant à l’ontologie, Kant se prive du même coup de toute supériorité sur l’adversaire qu’est le « réalisme transcendantal ». Autrement dit, s’il n’est plus question de statuer sur « les choses prises absolument », mais simplement d’explorer le pouvoir de connaître a priori, les catégories de réalisme ou d’idéalisme perdent leur antagonisme.

MONTAGE D’UN FLAGRANT DÉLIT D’IDÉALISME

Or voici que ce même Kant qui rabat l’orgueil de l’ontologie, se met à jouer les indignés. Songeons par exemple, à la dénégation spectaculaire des Prolégomènes, paragraphe 13, remarque II. Kant met en scène une auto-accusation d’idéalisme. Les phénomènes étant de « simples représentations de la sensibilité » (Ak. IV, 288, l. 29), ne doit-on pas conclure (et Kant place entre guillemets cet aveu compromettant) que « tous les corps ainsi que l’espace, dans lequel ils se trouvent, doivent être tenus pour de simples représentations en nous et n’existent nulle part ailleurs que dans nos pensées » (Ak. IV, 288, l. 30-32) 1 ? Kant pose alors la question du flagrant délit : « N’est-ce pas là de l’idéalisme à découvert ? [Ist dieses nun nicht der offenbare Idealismus] ? » (Ak. IV, 288, l. 32-33). Or voici que, tel un assassin surpris en train d’enterrer sa victime, Kant prétend qu’il est au contraire en train d’exhumer le réalisme. C’est la fameuse dénégation : « Franchement, peut-on appeler ça de l’idéalisme ? Mais 1. C’était pourtant langage de l’Esthétique transcendantale. Voulant préciser la signification qu’il donne à « phénomène », par contraste avec l’emploi répandu selon lequel, par exemple, l’arc en ciel est un phénomène, produit par des réalités en soi que sont les gouttes d’eau vaporisées et les rayons du soleil, Kant stipulait « non seulement ces gouttes sont de simples phénomènes, mais même leur forme ronde, ou encore l’espace dans lequel elles tombent, ne sont rien en eux-mêmes, mais uniquement des modifications ou des assises (Grundlagen) de notre intuition sensible » (B62-63).

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c’en est l’exact contraire ! [Kann man dieses wohl Idealismus nennen ? Es ist ja gerade das Gegentheil davon] » (Ak. IV, 289, l. 12-14).

LE GRIEF D’IDÉALISME

Reprécisons d’abord avec Kant ce grief d’idéalisme : « l’idéalisme consiste dans l’affirmation qu’il n’y a pas d’autres êtres que les êtres pensants ; le reste des choses que nous croyons percevoir dans l’intuition, ne seraient que des représentations dans ces êtres pensants, auxquelles en réalité ne correspondrait aucun objet en dehors d’elles [kein ausserhalb diesen befindlicher Gegenstand] » (Ak. IV, 288, l. 34-35 à 289, l. 1-3). Kant a beau jeu alors de s’indigner et d’affirmer au contraire (« Ich sage dagegen ») « que nous sont données des choses comme objets de nos sens situés hors de nous [es sind uns Dinge als ausser uns befindliche Gegenstände unserer Sinne gegeben], mais dont nous ignorons ce qu’ils peuvent être en eux-mêmes, dont nous ne connaissons que les phénomènes, c’est-à-dire les représentations qu’ils provoquent en nous, en affectant nos sens » (Ak. IV, 289, l. 3-7). L’ambivalence de cette contre-déclaration est savoureuse. Scénarisons-la : « Je respecte tellement la réalité hors de moi, que je ne puis que m’effacer modestement devant ces objets situés hors de nous qui m’affectent, devant me contenter humblement des représentations qu’ils provoquent en nous ». C’est évidemment ce même geste d’humilité intéressée qui occupe l’Esthétique transcendantale.

LES PRÉCÉDENTS DE L’ESTHÉTIQUE

Repartons des questions et des définitions inaugurales de l’Esthétique transcendantale. Comment notre connaissance se

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rapporte-t-elle à des objets ? Comment les objets nous sont-ils donnés ? Kant commençait par ébaucher le cadre d’une théorie causale de la perception : « l’objet (er = der Gegenstand) affecte l’esprit d’une certaine manière » (Ak. III, 49, l. 11-12). Puis il définissait la sensibilité en termes de capacité à recevoir des représentations : « L’aptitude (réceptivité) à recevoir des représentations à travers la façon dont nous sommes affectés par les objets [durch die Art, wie wir von Gegenständen afficirt werden], s’appelle la sensibilité » (Ak. III, 49, l. 12-13). Pourquoi répéter que nous recevons des représentations à travers la façon dont nous sommes affectés par les objets ? L’astuce (ou la méthode) de Kant consiste à introduire (ou à découvrir) dans la réceptivité un élément formel a priori, par opposition à l’élément matériel qui correspond à l’impression. L’affection de l’esprit par l’objet ne contient pas tout le processus de représentation sensible. La représentation sensible ou phénomène n’est pas, à elle seule, l’effet de l’objet sur notre sensibilité, mais un mixte de « représentation pure » (Ak. III, 50, l. 15) et d’impression. « Une intuition externe qui précède les objets mêmes » (Ak. III, 54 l. 21-22) ne peut se produire que si l’intuition a son siège dans le sujet, « au titre de propriété formelle du sujet d’être affecté par des objets et par là, d’en recevoir une représentation immédiate, c’est-à-dire une intuition » (Ak. III, 54, l. 24-26). Pour garantir la pureté de l’intuition a priori, il faut qu’elle puisse être indépendante de ce qui est donné dans la sensation. Il faut qu’on puisse non seulement abstraire (abgesondert, absondern : Ak. III, 50, l. 13-14 et 23), mais encore établir en dehors du processus de l’impression sensible, ces formes a priori de la sensibilité : « Celles-ci [l’étendue et la forme] relèvent de l’intuition pure [gehören zur reinen Anschauung] qui réside a priori dans l’esprit au titre de pure forme de la sensibilité, même en l’absence d’objet réel des sens ou de l’impression [auch ohne wirklichen Gegenstand der Sinne oder Empfindung] » (Ak. III, 50, l. 25-27). Il doit donc être possible de séparer (abtrennen) ou d’isoler les formes pures de l’intuition, de tout ce qui relève du mécanisme de l’intuition empirique, de l’impression (Empfindung) dans laquelle, rappelons-le, un objet en soi affecte réellement la capacité de représentation propre à notre esprit.

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106 ALORS À QUOI AVONS-NOUS AFFAIRE ?

Dans les remarques générales du paragraphe 8 de l’Esthétique transcendantale, Kant martèle une formule qui semble clore la question de savoir avec quoi, en définitive, nous avons vraiment affaire : « Nous ne connaissons rien que notre manière de percevoir [les objets], manière qui nous est propre, qui d’ailleurs ne convient pas nécessairement à chaque être, alors qu’elle convient à chaque homme. C’est uniquement avec elle que nous avons à faire [Mit dieser haben wir es ledglich zu tun] » (Ak. III, 65, l. 1922, voir également l. 31-32). Que peut bien signifier « n’avoir à faire qu’avec la manière dont nous percevons » ? La manière dont je perçois peut-elle être séparée des objets qui affectent ma sensibilité ? Puis-je percevoir le goût du vin sans boire de vin ? Kant insiste : « toute la caractéristique, tous les rapports des objets dans l’espace et le temps, et même l’espace et le temps eux-mêmes, considérés comme phénomènes, ne peuvent exister en eux-mêmes, mais seulement en nous » (Ak. III, 65, l. 14-16). Certes, défini comme représentation sensible, le phénomène n’existe qu’en nous. Mais, même comme phénomène, il n’existe pas par nous : la représentation procède de l’affection de l’esprit par une chose en soi. Le phénomène n’est pas une forme d’autosuggestion. Si aucun objet n’affectait notre capacité de représentation, il n’y aurait pas de phénomène, sinon par abstraction. D’ailleurs, si nous n’avions affaire qu’à la manière dont les choses nous apparaissent, nous n’aurions pas affaire à des choses, nous ne pourrions rien dire de ces choses, même pas que la manière dont elles nous apparaissent ne dépend que de nous, n’a rien à voir avec ce qu’elles sont en soi. On pourrait même envisager une régression indéfinie de cette substitution de « la manière dont l’objet nous affecte » à « l’objet qui nous affecte ». Nous n’aurions affaire qu’à la manière dont nous affecte la manière dont l’objet nous affecte, et ainsi de suite. De même, dire que « nous n’avons affaire qu’à nos représentations » (Ak. III, 168, l. 22-23) signifie en réalité : nous ne connaissons les choses qui affectent notre sensibilité qu’à travers les représentations que nous en produisons. Car si vraiment nous n’avions affaire qu’à nos représentations, nous ne serions pas en

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mesure de les décrire comme produits d’une affection des choses en elles-mêmes sur notre sensibilité. Comme ironise gentiment Rae Langton, « Kant’s story makes itself untellable 1 » : « le scénario kantien se coupe lui-même ».

LE PLAN VIGI-DESCARTES

Ayant donc tout fait pour aggraver son cas, on comprend que Kant mette en place une batterie de dénégations, d’arguments de rétorsion. Je propose d’inspecter quelques éléments de ce dispositif anti-idéaliste (ou du plan vigi-Descartes) déployé par Kant. Je vais tout d’abord revenir sur la stratégie du quatrième paralogisme, avant de passer en trombe devant la réfutation de l’idéalisme, pour donner enfin quelques indices du caractère sectoriel de l’idéalisme professé par Kant. Les paralogismes de la raison pure entendent dénoncer la prétention de la psychologie rationnelle entendue comme doctrine transcendantale de l’âme (Ak. III, 265) : la conscience qui accompagne toutes les représentations ne nous donne pas d’accès à un moi en soi. Le défi que doit alors relever Kant, c’est de montrer qu’en déposant la substantialité de l’âme, ou du sujet pensant, il n’est pas en déficit de réalisme. Kant en vient à examiner un quatrième paralogisme, dit de « l’idéalité (du rapport extérieur) » : Ce à l’existence [Dasein] de quoi on ne peut conclure que comme à celle d’une cause de perceptions données, n’a qu’une existence douteuse [nur zweifelhafte Existenz]. Or, tous les phénomènes extérieurs [äussere Erscheinungen] sont tels, que leur existence ne peut être perçue immédiatement, mais qu’on ne peut conclure à eux que comme à la cause de perceptions données. Donc l’existence [Dasein] de tous les objets des sens externes est douteuse (Ak. IV, 230, l. 31-35 et 231, l. 1).

Kant se voit dans la nécessité de s’exonérer du reproche d’idéalisme. Il va montrer qu’il est le mieux-disant réaliste. 1. Rae Langton, Kantian Humility. Our Ignorance of Things in Themselves, Oxford, Clarendon Press, 1998, p. 7-8.

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LE CHIASME DES PERSONNAGES CONCEPTUELS DU QUATRIÈME PARALOGISME

Pour ce faire, il va recourir à un « double idéalisme » (Ak. IV, 232) : transcendantal et empirique. Kant décrit ensuite diachroniquement ces deux attitudes théoriques, selon un scénario en deux temps. Selon Kant le réaliste transcendantal est condamné à « jouer ensuite le rôle de l’idéaliste empirique » (Ak. IV, 232), tandis que l’idéaliste transcendantal retombe sur ses pieds de réaliste empirique. Ce double renversement de rôles est assurément une des mises en scène les plus captivantes de la Critique. Comment Kant s’y prend-il ? D’après lui, le réaliste transcendantal « considère le temps et l’espace comme quelque chose en soi (indépendant de notre sensibilité) », « il se représente donc les phénomènes extérieurs comme des choses en soi (Ak. IV, 232) existant indépendamment de nous et de notre sensibilité ». Or cette indépendance va se retourner contre son « réalisme ». Car selon Kant, « ayant supposé, à mauvais escient, que pour être des objets extérieurs, les objets des sens devraient aussi avoir leur existence en eux-mêmes, et donc sans les sens, il [le réaliste transcendantal] trouve, de ce point de vue, que toutes nos représentations des sens sont insuffisantes pour nous assurer de la réalité de ces objets » (Ak. IV, 232). Il faut noter que Kant confond ici (sans doute à dessein) le point de vue épistémique et le point de vue ontologique. Car rien n’empêche en effet de considérer que ce qui existe sans le sens soit objet des sens ! Affirmer le contraire, c’est suivre Berkeley, qui juge contradictoire d’affirmer l’existence d’un objet non perçu. Essayons de formaliser le procédé kantien : (1) l’objet des sens n’est un objet extérieur que s’il existe en soi ; (2) un objet n’existe en soi que s’il existe sans les sens ; (3) si un objet existe sans les sens, les sens ne peuvent s’assurer de sa réalité.

Ainsi la position réaliste s’autodétruirait.

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On peut objecter à ce procédé que l’objet supposé exister en soi n’a plus besoin de voir son existence assurée par nos représentations sensibles. Le commencement de l’Esthétique transcendantale ne se faisait pas faute d’affirmer l’existence « d’objets en euxmêmes 1 », existant en dehors de notre sensibilité, et qui affectent notre sensibilité. Le fait que nous ne connaissions que la manière dont nous sommes affectés par eux, moyennant nos représentations sensibles, ne rendait pas leur existence douteuse. Cette existence demeurait une condition nécessaire pour décrire les éléments de la connaissance. Seulement, ayant en vue une théorie du jugement synthétique a priori, Kant allait systématiquement minorer, voire « shunter » cette contribution des « objets » au déclenchement de la connaissance pour souligner l’autonomie formelle a priori du sujet. La chose en soi est comme un cousin gênant qu’on ferait semblant de ne plus reconnaître…

LE « BON » IDÉALISME

Venons en maintenant au « bon » idéalisme, celui qui, apparemment mal parti, opère un rétablissement : « L’idéaliste transcendantal peut au contraire être un réaliste empirique, et par conséquent, comme on l’appelle, un dualiste » (Ak. IV, 232). Comment ? Il n’a pour ce faire qu’à « admettre [littéralement intégrer : einräumen] l’existence de la matière sans sortir de la simple conscience de soi, ni accepter quelque chose de plus que la certitude des représentations en moi, par conséquent que le cogito ergo sum » (ibid.). Kant concède toute l’existence aux objets extérieurs, à la matière, qu’on voudra demander, du moment qu’on ne sort pas du phénomène. « Les objets extérieurs (les corps) ne sont que des phénomènes : par conséquent ils ne sont rien d’autre qu’une espèce de mes représentations, dont les objets ne sont quelque chose qu’à travers ces représentations, mais ne sont rien abstraction faite de celles-ci » ; « L’idéaliste transcendantal est donc un réaliste empirique et reconnaît à la 1. L’expression se retrouve en Ak. III, 239, l. 17-20.

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matière comme phénomène une réalité », ou encore : « en revanche dans notre système, ces réalités extérieures, à savoir la matière, ne sont dans toutes leurs configurations et modifications rien que de purs phénomènes, c’est-à-dire des représentations en nous, de la réalité desquelles nous devenons immédiatement conscients » (Ak. IV, 233). Cette triple insistance sur le caractère intra-représentationnel de la « réalité » fait de l’idéalisme transcendantal un réalisme empirique qui flirte avec Berkeley, comme le suggère Strawson. Ainsi Kant écrit : « car en fait, lorsque l’on considère les phénomènes extérieurs comme des représentations, qui sont effectuées en nous par leurs objets qui sont des réalités en soi se trouvant hors de nous, alors on ne voit pas comment cette existence qui est la leur peut être connue autrement que par une inférence de l’effet à la cause, auquel cas on reste forcément dans le doute quant à l’existence de cette cause en nous ou hors de nous » (Ak. IV, 234). Texte évidemment très provocateur, puisque c’est justement à cette inférence que Kant recourt pour s’exonérer du scandale de l’idéalisme, étant absurde d’admettre une Erscheinung sans un etwas, was da erscheint, un phénomène sans rien qui se phénoménalise, selon la fameuse et cinglante boutade causale de la seconde Préface (Ak. III, 17). Dans la première édition des Paralogismes, l’idéalisme transcendantal, en incorporant à la représentation un indice d’extériorité, fait comme si ce problème de traçabilité était réglé.

PRAETER NOS / EXTRA NOS

Le fond de l’affaire, dont Kant ne fait pas mystère, c’est « l’équivoque inévitable » du syntagme « hors de nous [ausser uns] » (Ak. IV, 234). Kant distingue en effet une extériorité empirique et une extériorité transcendantale. L’extériorité empirique (interne aux représentations) désigne « ce qui appartient seulement au phénomène externe ». C’est l’extériorité des « objets empiriques extérieurs » (Ak. 234, souligné par Kant). Pour l’extériorité transcendantale, extérieur signifie au contraire « ce qui en

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tant que chose en soi existe séparément de nous ». L’extériorité empirique que défend Kant est celle des objets « qui se rencontrent dans l’espace » (Ak. IV, 234, souligné par Kant). Mais précisément, cette rencontre n’a pas lieu dans un espace réel : elle a lieu dans le sens externe ! L’extériorité transcendantale est praeter nos, l’extériorité phénoménale est extra nos. Kant a beau jeu de marteler que « toute perception externe prouve immédiatement quelque chose de réel dans l’espace » (Ak. IV, 235), c’est là un effet d’annonce qu’il ne faut pas isoler du contexte très explicite : « Premièrement la perception est la représentation d’une réalité… Deuxièmement cette réalité est représentée par le sens externe, c’est-à-dire dans l’espace. Troisièmement l’espace lui-même n’est rien d’autre que pure représentation » (ibid.). Où l’on voit que le statut de réalité externe dépend du statut cognitif, i.e. de l’activité de représentation. C’est pourquoi les protestations de réalisme empirique rendent un son étrangement berkeleyen : être une réalité extérieure, c’est être représenté dans la forme a priori de l’espace. Mais la réalité causalement antécédente du phénomène extérieur, elle, n’est PAS dans l’espace. C’est au prix de ce paradoxe, relevé par Strawson 1, que Kant peut démasquer le réaliste transcendantal comme idéaliste empirique, et transfigurer l’idéaliste transcendantal en réaliste empirique. Attitude équivoque de Kant, véritable Don Juan valsant de Donna Anna la réaliste à Donna Elvira l’éthérée : « N’écoutez pas cette folle idéaliste : je suis réaliste, sinon il y aurait des phénomènes sans rien qui affecte notre sensibilité ! » « Ne prêtez pas attention à ce que dit cette réaliste : je ne suis pas assez orgueilleux pour prétendre parler des choses mêmes ! »

1. Les objets qui affectent notre esprit, et que nous nous représentons dans l’espace et le temps, ne sont ni spatiaux ni temporels, alors où et quand nous affectent-ils ? que signifie « affecter » dans ces conditions ? Peter F. Strawson, The Bounds of Sense : An Essay on Kant’s Critique of Pure Reason, Londres, Methuen & Co, 1966, p. 40 et 41.

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Paul Clavier CHRONIQUE D’UNE RÉFUTATION EMPÊCHÉE

Venons-en, plus rapidement, à la fameuse réfutation de l’idéalisme 1. Nombre de commentateurs se sont demandé comment Kant allait parvenir à démontrer, sur la base de seuls phénomènes, et en l’absence de toute inférence causale extra-phénoménale, l’existence d’un monde extra-représentationnel. Dans un montage qui est une véritable opération de communication, Kant souligne, dans la préface de la seconde édition de la Critique de la raison pure, le renouveau dans sa méthode de réfutation de l’idéalisme, dénoncé comme le scandale de la philosophie. On peut conjecturer que les dénégations des Prolégomènes n’ont pas suffi, et que Kant, au moment de rendre le manuscrit de la deuxième édition, doit faire face in extremis à la recrudescence d’imputations d’idéalisme… Il annonce donc en fanfare une nouvelle réfutation (déplacée des Paralogismes aux Postulats de la pensée empirique). Mais voici qu’il tempère l’enthousiasme publicitaire par un aveu d’obscurité. Noble procédé : la publicité n’est donc pas mensongère. Pour pallier cette obscurité, rien de tel qu’une note fleuve (une quarantaine de lignes, tout à fait incongrues pour une Préface) censée apporter les éclaircissements nécessaires. Et voici le bouquet final : la note s’achève sur un point déclaré non élucidable. Kant avoue « qu’il est impossible d’expliquer » comment nous pouvons nous rapporter à « quelque chose de permanent […] qui doit être une chose distincte de toutes mes représentations et extérieure à moi ». La récriture présentée comme décisive s’achève ainsi en pantalonnade ! Il s’agit là, au bas mot, d’une des plus grandes parades philosophiques jamais organisées. Pour ma part, je suis tenté de suivre Norman Kemp Smith et d’attribuer ces rebondissements surprenants à une double orientation kantienne : subjectiviste (ou représentationniste) d’un 1. Pour le détail de l’argumentation, voir Domenicucci, Jacopo « Kant’s Self-Defeating Refutation of Idealism », Logical Analysis & History of Philosophy.Philosophiegeschichte und Logische Analyse, 18, 2015, p. 199-209.

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côté, phénoméniste (causaliste) de l’autre 1. D’ailleurs, si Kant traite l’idéalisme de Berkeley d’adversaire inoffensif, c’est peutêtre parce qu’il s’agit en réalité d’un allié encombrant.

QUATRE POST-SCRIPTUM

Quatre déclarations tirées de l’Opus postumum peuvent corroborer cette présentation aporétique de la réfutation de l’idéalisme. Les deux premières vont dans le sens d’un pur représentationnalisme : c’est la doctrine de l’Esthétique transcendantale dans toute sa rigueur (celle que Norman Kemp Smith qualifie de subjectiviste) : 1) « Le Tout des choses est en moi et également hors de moi [extra, pas praeter] […] Le monde, la conscience des êtres dans l’espace et le temps, c’est-à-dire [des êtres] hors de moi et en moi, lesquels [espace et temps] sont deux formes de l’intuition qui ne dépendent que du sujet et ne sont rien hors lui [außer demselben nichts sind]… » (Ak., XXI, 66). 2) « Qu’il puisse encore exister quelque chose en dehors de moi voilà qui est un produit de moi-même [Dass noch etwas ausser mir sey ist ein Produkt von mir selbst]…. Nous faisons tout nous-mêmes [wir machen alles selbst] » (Ak. XXII, 82 : Fichte n’est pas loin). Il ne s’agit pas de considérations exclusivement posthumes, puisqu’une Reflexion contemporaine de la rédaction de la Critique va dans le même sens : « idéalisme des phénomènes : nous sommes en partie leurs créateurs [Schöpfer], à partir du point de vue que nous adoptons ». « Poètes [Dichter] », ajoute même Kant 2.

1. Norman Kemp Smith, Commentary to Kant’s Critique of Pure Reason, Londres, MacMillan 1918, p. 82-84, 270, 276, 279, 282, 313, 406-407. 2. Reflexionen, Nr. 254, Ak. XV, Bd. II, Erste Hälfte, Reflexionen zur Anthropologie (« Erlaüterungen zur Psychologia Empirica in Baumgartens Metaphysica »), p. 95, 21-22. Bien plus loin, on trouve une Reflexion (Nr. 5653) intitulée « Gegen den materialen Idealism ».

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Les deux pensées suivantes suggèrent des accommodements avec le réalisme… une NEP ontologique en quelque sorte, un retour sectoriel à la théorie causale de la perception : 3) « Les objets de sensation considérés métaphysiquement, sont des phénomènes, mais pour la physique, ce sont les choses en soi qui affectent nos sens » (Ak. XXII, 320). On retrouve ici la boutade causale de la Préface à la seconde édition, bien plus efficace que les impossibles contorsions de la Réfutation de l’idéalisme et de ses avatars. 4) « Une totalité d’objets des sens simultanément existant est donnée (à condition de ne pas, adopter l’idéalisme, dont l’affirmation appartient à un autre domaine [Fach] de la Philosophie) » (Ak. XXI, 552).

En d’autres termes, il n’y a pas que la Théorie transcendantale des éléments dans la vie. Il y a d’autres matières, d’autres disciplines, d’autres investigations, dans lesquelles nous n’avons plus à fournir une théorie du jugement synthétique a priori, et où nous avons affaire, non seulement à des éléments extra nos au sens subjectiviste du mode de représentation externe, mais à des éléments existant praeter nos. On croirait entendre Descartes rappelant qu’on n’est pas métaphysicien à temps plein, mais quelques heures par an, et que pour le reste, quand on s’adonne à la physique, on épouse l’attitude naturelle du réaliste transcendantal. Ou Marx et Engels appelant de leurs vœux la société où l’on peut faire de l’idéalisme au petit-déjeuner, du réalisme le matin, du matérialisme l’après-midi et de la critique critique le soir.

BONUS : LICHTENBERG

Lichtenberg, fin lecteur de la Critique, a longuement médité sur la question de l’idéalité du monde extérieur. Voici comment il décrit l’extériorité comme forme de la sensibilité : Hors de nous. Il est certainement très difficile de dire comment nous parvenons à ce concept, car à proprement parler nous ressentons seulement en nous. Ressentir quelque chose hors de soi est une contradiction, nous ne ressentons qu’en nous, ce que nous ressentons n’est

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qu’une modification de nous-mêmes, donc en nous. Et comme ces modifications ne dépendent pas de nous, nous assignons ce [processus] à d’autres choses qui sont hors de nous, et nous disons qu’il y a des choses, on devrait dire praeter nos, mais au praeter nous substituons la préposition extra, ce qui est tout différent, ce qui veut dire que nous nous représentons ces choses dans l’espace hors de nous, manifestement ce n’est plus de la sensation, mais cela a l’air d’être intimement tissé avec la nature de notre pouvoir sensible de connaître, c’est la forme sous laquelle nous est donnée cette représentation du praeter nos. Forme de la sensibilité 1.

Lichtenberg opère un rapprochement entre idéalisme et égoïsme pathologique, avant de suggérer une sortie de l’idéalisme : Qu’il y ait des êtres praeter nos, seuls l’égoïste et l’idéaliste en doutent. Que nous transformions le praeter en extra, et que nous tenions les êtres praeter nos pour extra nos, et les considérions distinctement dans l’espace, cela ressemble à une forme de la sensibilité. Mais le praeter ne pourrait-il également être une forme de la faculté de sentir 2 ?

Pour éviter le fossoyage et l’exhumation partielle du réalisme, il suffisait d’admettre que nous avons un accès cognitif à ce qui existe sans nous. J’ai essayé de montrer que Kant n’était pas rétif à ce réalisme sectoriel…

1. Georg Christoph Lichtenberg, Sudelbücher, éd. Franz H. Mautner, Francfort-sur-le-Main, Insel, 1984, p. 444. 2. Ibid., J 623, p. 396.

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Ce qui caractérise en premier lieu le réalisme est une thèse ontologique : les choses et le monde existent indépendamment de nous et de notre pensée. Bien sûr, certaines formes de dépendance à l’égard de la pensée, comme celle des produits de la culture humaine, ne constituent que des contre-exemples triviaux à cette thèse d’indépendance : ils naissent de l’esprit humain, mais n’en possèdent pas moins, une fois engendrés, une forme d’indépendance à l’égard de notre esprit. Cette thèse d’indépendance ontologique s’assortit le plus souvent d’une thèse épistémologique : cette réalité qui existe indépendamment de nous, nous pouvons la connaître. Toutefois, cette seconde affirmation paraît relativement extrinsèque à la formulation d’un réalisme : après tout, il est parfaitement possible d’admettre que des pans entiers de la réalité échappent à notre connaissance (par exemple, la matière noire dont la théorie astrophysique est obligée de postuler l’existence pour expliquer la masse des galaxies mais qui reste, en dépit de nombreux efforts, indétectable) et de rester néanmoins réaliste. Il semble cependant difficile d’être réaliste et de soutenir que la réalité indépendante de nous échappe totalement à notre connaissance, car on retombe alors dans la supposition d’une « chose en soi » inconnaissable, c’est-à-dire dans une version de l’idéalisme. C’est pourquoi, même si nous ne connaissons pas tout de cette réalité indépendante, il semble qu’au moins un certain degré de connaissance de cette réalité soit impliqué par la thèse réaliste.

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Le réalisme se subdivise en deux grandes variétés : un réalisme à propos des réalités ordinaires telles qu’elles peuplent le « monde de la vie » (arbres, ponts, rivières) et un réalisme à propos des réalités qui interviennent dans les théories scientifiques (atomes, quarks, électrons, espace-temps). Il en découle quatre positions possibles, selon qu’on est réaliste à propos des objets ordinaires et des objets de la science, ou réaliste seulement pour l’un de ces deux domaines, ou antiréaliste à propos des deux. À nouveau, il convient de remarquer que celui qui se dit réaliste à propos des objets scientifiques mais antiréaliste à propos du monde de la vie risque fort de retomber dans une forme lavée d’idéalisme : car le monde phénoménal se ramène alors pour lui à une production de notre esprit, voire à une illusion pure et simple. Pour ce qui concerne le présent article, nous laisserons de côté la question du réalisme scientifique, et nous nous consacrerons uniquement à celle du réalisme ordinaire, celui qui porte sur les choses qui peuplent notre monde et auxquelles nous avons affaire dans notre vie préscientifique. Toutefois, cette brève typologie laisse de côté ce qui nous paraît être la ligne de faille la plus intéressante et la plus décisive du point de vue philosophique. En effet, il existe un premier type de réalisme qui est motivé en premier lieu par une critique du modèle « représentatif » ou « spéculaire » de l’esprit hérité de Descartes et de ses successeurs, et par la mise en question des grandes dichotomies qui gouvernent ce modèle : intérieur/extérieur, qualités premières/qualités secondes, phénomènes/choses en soi, qualités intrinsèques des choses/simple projections anthropomorphiques, etc. Les auteurs qui souscrivent à ce type d’approche ont tendance à considérer que l’antiréalisme – et plus spécifiquement l’idéalisme – ne peut s’en prendre à ce qui constitue un élément central de notre conception du monde naïve et préphilosophique, à savoir l’existence indépendante de nous des choses qui nous entourent, que parce qu’ils se nourrissent d’une série de préjugés qui demandent à être patiemment déconstruits et mis en question, nous permettant ainsi de retrouver progressivement – cette fois du point de vue philosophique – une appréhension du monde proche de celle qui est la nôtre dans notre existence ingénue et quotidienne. On peut classer dans cette première catégorie des auteurs appartenant à des courants très

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différents, et qui n’ont pas nécessairement revendiqué l’étiquette de « réalistes » : James, Wittgenstein, Austin, Heidegger, Merleau-Ponty ou Putnam. La seconde branche du réalisme part au contraire du modèle représentatif de l’esprit, et donc d’une dichotomie tranchée entre intériorité et extériorité, qualités premières et qualités secondes, etc., et, tout en maintenant cette conception de l’esprit en place, elle pense avoir découvert une voie permettant de sauter par-dessus le gouffre instauré par ces dichotomies héritées de la philosophie moderne de l’esprit, pour atteindre ainsi l’absolu ou « l’en-soi » par-delà toutes nos représentations. Ce chemin diffère d’un auteur à l’autre. Pour les uns, il consiste en une « inférence à la meilleure explication 1 » permettant de conclure que la raison la plus plausible pour laquelle les choses paraissent être telles ou telles est simplement qu’elles sont telles ou telles. Pour d’autres, il s’agira de développer une argumentation plus complexe, reposant par exemple sur l’axiome selon lequel les mathématiques nous donnent accès à quelque chose comme la réalité en soi, enfin découverte et éclaircie, parce que cette réalité est de nature mathématique, renouant ainsi avec une espèce de pythagorisme. On assiste alors à une variation sur le scénario hégélien de la critique de la chose en soi et du saut dans la philosophie spéculative. La première stratégie suit une voie que l’on pourrait qualifier de « kantienne ». Elle procède de manière à la fois critique et dialectique (au sens de la « dialectique transcendantale »), puisqu’elle vise à déconstruire des dichotomies qu’elle tient pour insuffisantes. Elle rejette toute métaphysique substantielle. Sous ce rapport, il est clair que cette variété de réalisme conserve une certaine proximité avec l’idéalisme transcendantal, tout au moins dans sa démarche, et notamment avec l’idée d’une finitude de nos pouvoirs cognitifs. Cette finitude n’implique d’ailleurs pas nécessairement, contrairement à ce que pensait Kant, que nous ne puissions pas du tout connaître la réalité « en soi », c’est-àdire la réalité abstraction faite de tout prédicat humain (valeurs, significations vitales et historiques), mais plutôt que nous ne pouvons la connaître que par un affranchissement progressif à 1. Michael Devitt, Realism and Truth, Princeton, Princeton University Press, 1997, p. 73-75.

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l’égard des limitations de notre intuition « naturelle » et naïve – affranchissement qui constitue l’enjeu même de la connaissance scientifique, mais qui demeure toujours tendanciel et asymptotique. Il n’y a rien d’impossible alors, semble-t-il, à soutenir à la fois l’autonomie du monde de la vie par rapport à l’univers de la physique – puisque le premier se distingue du second par des traits qui ne sauraient être attribués à l’univers physique sans absurdité, telles les significations ou les « valeurs » – et néanmoins, une certaine forme d’indépendance de ce monde de la vie par rapport à notre pensée, qui interdit d’assimiler ce monde à une simple « représentation en nous ». La seconde tendance du réalisme, en revanche, rejette résolument la voie d’une critique interne pour adopter une perspective plus constructive : elle entend dire positivement comment est cette réalité dans son indépendance à tous nos prédicats humains et elle est généralement partisane d’un retour à une métaphysique entendue en un sens « robuste » (comme aiment à dire les auteurs analytiques), ou « spéculative » (comme aiment à le dire certains « continentaux »). Cette troisième ligne de partage nous paraît de loin la plus significative et nous voudrions, dans les réflexions qui suivent, nous situer dans le sillage du premier type d’approche en développant une argumentation que l’on pourrait qualifier de phénoménologique. Notre tentative n’aura pas pour ambition de fournir un argument général en faveur du réalisme ; elle s’efforcera d’atteindre une position réaliste au terme d’une critique interne des présupposés idéalistes. Elle ne cherchera pas non plus à réfuter directement les arguments sceptiques qui servent de toile de fond à l’idéalisme et lui fournissent ses principaux motifs, mais plutôt à montrer que le doute généralisé du sceptique est « vide », inconsistant, et ne saurait pour cette raison nous séduire. Le réalisme constructif ou métaphysique procède différemment. Il a tendance à faire appel à quelque chose comme un fait brut, par exemple un fait brut de causalité, pour nous permettre de sortir de l’espace de nos représentations : il avance généralement une conception à la fois représentative et causale de la perception. Ces deux affirmations sont d’ailleurs étroitement solidaires : il est difficile de soutenir une conception représentative de la perception sans soutenir que nos représentations

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doivent être causées (de manière appropriée, c’est-à-dire non déviante) par le monde physique ; il est probablement impossible de soutenir que notre relation au monde physique est de nature causale sans supposer une dualité entre la cause et l’effet, et donc sans souscrire implicitement à une conception représentative de la perception. Or c’est justement cette relation à la fois représentative et causale au monde qui suscite un certain nombre d’embarras et de perplexités exploitées par le sceptique. Si, pour établir l’adéquation ou la correspondance entre nos représentations et la réalité, nous devons supposer l’existence d’un lien causal entre la réalité et nos représentations, de quelle base disposons-nous pour fonder une telle inférence ? Cette inférence ne peut pas être a priori ; et elle ne peut pas non plus être fondée sur l’expérience puisque, par hypothèse, notre expérience se déroule tout entière sur le plan de la représentation. Cette difficulté soulevée par Berkeley et Hume 1 est loin d’être anodine. En outre, ce « fait brut de causalité » postulé par le réaliste constructif semble supposer que la causalité puisse être considérée comme un facteur explicatif indépendant de toute théorie particulière, une sorte d’accroche immédiate entre la conscience et le monde que l’on pourrait invoquer sans souscrire à une explication complète du genre de causalité ici à l’œuvre. Or le moins que l’on puisse dire est que l’idée d’une causalité du monde sur l’esprit est loin d’aller de soi, comme on l’a fait valoir de Berkeley à Putnam 2. Inversement, le rejet de ce qu’on pourrait appeler « le causalisme + représentationnalisme » ne nous force évidemment pas à nier qu’il y ait quelque chose comme un soubassement causal de la perception (dont aucun philosophe sérieux, et pas même Berkeley, n’a jamais nié la réalité) ; il conduit uniquement à refuser que la conjonction causalité + représentation fournisse une explication suffisante (et même un modèle réellement intelligible) du fait perceptif. Pour tenter d’indiquer comment un réalisme d’inspiration phénoménologique – et antimétaphysique – pourrait se formuler, 1. George Berkeley, Traité des principes de la nature humaine, I, §19 ; Hume, Enquête sur l’entendement humain, XII, 11-12. 2. G. Berkeley, Principes, I, §19 ; Hilary Putnam, The Many Faces of Realism, Chicago/La Salle, Open Court, 1995, p. 7-8.

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nous voudrions nous limiter ici à la question de la perception. Le réalisme que nous entendons défendre étant avant tout un réalisme au sujet des « choses » qui peuplent notre monde quotidien, c’est la perception qui fournit le terrain d’élection où se bâtit un tel réalisme. Nous centrerons nos remarques autour de trois thèses dont l’ordre suit une progression dans l’approfondissement de l’exigence réaliste : 1) la thèse du primat de la manifestation sur la représentation ; 2) une conception disjonctive de la perception qui rejette tout élément commun à la perception et illusion ; 3) un holisme de la perception.

1. LE PRIMAT DE LA MANIFESTATION SUR LA REPRÉSENTATION

La première thèse énonce que notre relation primordiale au monde est d’ordre perceptif et que la perception doit être conçue comme une manifestation des choses dans la plénitude de leur présence, comme une présentation « en personne » de ces choses, et en aucun cas comme une représentation. Le propre de la perception est qu’elle nous manifeste/nous rend présentes les choses qui nous entourent sans représentation d’aucune sorte. Dans la mesure où notre relation perceptive au monde n’est pas d’ordre représentatif, elle n’est pas non plus de nature causale. Il y a certes un soubassement causal de la perception, que la science peut soumettre à une investigation empirique ; mais percevoir quelque chose ce n’est absolument pas inférer, y compris inférer une relation de causalité entre un état de choses et l’apparence qui en résulte. La perception est une « prise » directe et corporelle sur le monde, comme le souligne Merleau-Ponty, et elle n’inclut ordinairement ni jugement ni inférence sur les fondements causaux de l’adéquation supposée entre une représentation et l’état de choses qui l’engendre. On répondra que même si l’expérience perceptive « naïve » ne fait aucunement intervenir une référence à l’idée de causalité, le concept de perception, lui, l’implique nécessairement, puisqu’il ne suffit pas qu’une représentation corresponde à des faits qui sont présents dans l’environnement immédiat du sujet percevant

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pour que cette représentation soit une perception de ces faits ; il faut encore que cette représentation entretienne avec les faits en question une relation causale appropriée (non déviante). Mais cette manière de formuler le problème repose largement sur une pétition de principe. Elle présuppose la pertinence de l’analyse de la perception en termes représentatifs. Bien sûr, si l’on pose au départ qu’une perception est une représentation d’une certaine sorte (et non une manifestation ou une présentation) de la réalité, la seule manière d’arrimer cette représentation à la réalité est de supposer qu’elle représente adéquatement cette réalité parce qu’elle est engendrée causalement par elle. Toutefois, si nous partons de l’idée que la manifestation du monde précède en droit toute représentation, il en résulte que la perception doit être conçue comme une saisie directe de la chose et nullement comme un redoublement par procuration de celle-ci dans l’esprit, et le lien de causalité, qui fournit son point de départ à une explication scientifique de la perception (si celle-ci peut être donnée un jour), ne définit plus essentiellement ce que c’est que percevoir. En d’autres termes, comme dirait Heidegger, notre accès primordial au monde est de l’ordre du dévoilement et nullement de la représentation. Et bien sûr, un tel dévoilement ou une telle manifestation ne se produisent continuellement que parce que nous sommes nous-mêmes situés corporellement dans ce même monde qui se dévoile à nous. Non que nous ayons à nouveau à inférer la nécessité de notre présence corporelle de la nécessité pour la lumière, par exemple, d’être captée par des récepteurs sensoriels. En réalité, notre présence en tant que corps dans le monde constitue le pôle subjectif de cet événement fondamental de l’apparaître dont le monde constitue le pôle objectif. Le primat de la manifestation sur la représentation – ou comme on pourrait dire dans un idiome heideggérien d’une vérité-dévoilement sur une vérité-adéquation – ressort de manière particulièrement nette si l’on examine le cas des croyances. On peut considérer en effet à bon droit les croyances comme des représentations, non parce qu’elles constitueraient des espèces d’items mentaux – elles sont souvent plus proches de dispositions – mais en vertu du fait que leur contenu (qui est d’ordre propositionnel) est par nature distinct de l’état de choses qui les vérifie, lequel appartient à la réalité. Or, tandis que le contenu d’une croyance

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est distinct de l’état de choses qui le vérifie, en sorte qu’il est possible ici de parler d’« adéquation », le contenu d’une perception n’est pas réellement distinct de l’état de choses perçu, dans la mesure où une perception est la manifestation de cet état de choses. Il y a ici prise directe sur le monde en l’absence de tout intermédiaire mental. Et nous ne pouvons nous représenter le monde (à travers des croyances, par exemple) que parce que celui-ci nous est dévoilé ou présenté en personne perceptivement. C’est pourquoi, la perception diffère par essence de toutes nos pensées, croyances, jugements, et la qualifier elle-même de « pensée », comme nous y invite une tradition bien établie depuis Descartes – et l’équivalence qu’il formule entre pensée et expérience consciente 1 –, a quelque chose d’inadéquat. Percevoir, c’est prendre part à la manifestation de quelque chose qui, dans cette manifestation même, transcende cette manifestation, c’est-à-dire existe indépendamment d’elle. Mais cette indépendance n’entraîne aucun gouffre à combler entre la perception et l’état de choses perçu. L’indépendance ontologique du perçu est ici attestée au sein de la perception elle-même (en tant que saisie directe, non-médiée) par un ensemble d’invariants structurels qui régissent ce perçu et sont ce qu’ils sont « en soi », indépendamment de notre pensée ou de nos représentations, c’est-à-dire indépendamment du fait d’être appréhendés ou non par quelqu’un. Ces légalités qui structurent le perçu sont ce que Husserl a appelé des « a priori matériels » (et qu’on pourrait aussi appeler des a priori phénoménologiques) : par exemple le fait pour un objet spatial de ne pouvoir se présenter que sous une multiplicité d’aspects ou de profils.

2. UNE CONCEPTION DISJONCTIVE DE LA PERCEPTION

Si nous prenons au sérieux cette idée selon laquelle tout rapport représentatif au monde repose sur un rapport non représentatif, et tout accord de notre pensée avec le monde sur un 1. René Descartes, Principes de la philosophie, I, art. 9.

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dévoilement de celui-ci, nous pouvons aussi comprendre la faiblesse de l’argument qui revient sans cesse comme caution à l’idéalisme, à savoir l’argument de l’illusion. Cet argument infère de la possibilité de l’illusion la nécessité de conférer un « format » représentatif à toute manifestation perceptive. On pourrait le présenter de la manière suivante : (1) des illusions ou des hallucinations ont lieu, qui conduisent à de faux jugements ou à de fausses observations (« Cette tour est ronde », « Ceci est un éléphant rose ») ; (2) quiconque est victime d’une hallucination ou d’une illusion a néanmoins une représentation (indubitable) de quelque chose : il a une représentation indubitable d’un objet ou d’un état de choses qui, en fait, n’existent pas ou sont autres qu’ils n’apparaissent (on peut remplacer ici « représentation » par « phénomène » au sens du phénoménisme, « sense data », « expérience » en tant que vécu privé, etc.) ; (3) une illusion ou une hallucination sont qualitativement indiscernables d’une perception au moment où elles se produisent.

Donc la perception, elle aussi, est une représentation indubitable d’un objet qui, cette fois, existe et nous apparaît tel qu’il est. Les prémisses (2) et (3) doivent être rejetées, et par conséquent la conclusion. En effet, il n’est tout simplement pas vrai que l’hallucination soit la représentation de quelque chose, d’un objet, qui se trouverait être de surcroît inexistant. Une hallucination n’est la représentation de rien, elle n’a pas du tout d’objet dans un sens analogue ou même comparable à celui dans lequel la perception en possède un. Si quelque chose ici « apparaît », c’est en un sens radicalement différent d’« apparaître » de celui dans lequel la chose perçue devant moi m’apparaît, c’est-à-dire m’est donnée en personne dans son indéfectible présence. Car seule une chose réellement existante peut m’être donnée – apparaître – de cette manière. L’argument de l’illusion repose donc sur une confusion entre deux sens radicalement distincts d’« apparaître » : l’apparition en personne, c’est-à-dire la présentation d’une chose (nécessairement existante), et la pure apparence dans laquelle aucune chose ne m’est donnée. En outre, l’idée selon laquelle l’illusion serait qualitativement indiscernable de la perception au moment où elle est vécue [la prémisse (3)] ne fait pas sens. Le bâton tordu dans l’eau ne m’apparaît pas tordu

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de la même manière qu’un bâton hors de l’eau, même si, bien sûr, je peux me laisser abuser par son apparence. L’hallucination n’est absolument pas indiscernable d’une perception : elle est un phénomène instable, volatile, éphémère, dans lequel rien ne correspond au parcours réglé des apparences se complétant et s’enrichissant continuellement qui constitue le critère de la perception. Même les schizophrènes qui « entendent des voix » font aussitôt la différence si quelqu’un s’avise de tenter de les reproduire 1. Seule une phénoménologie sommaire peut nous faire croire à cette prétendue indiscernabilité qualitative. En réalité, la supposition de cette indiscernabilité dérive d’une idée complètement fausse, celle d’après laquelle, pour pouvoir prendre à tort une pure apparence pour une apparition en personne, il faudrait que ces deux « phénomènes » (en deux sens tout à fait différents) soient indiscernables. Mais pourquoi faudrait-il supposer que nous soyons des créatures à ce point infaillibles que nous ne puissions nous tromper que là où il nous serait positivement impossible d’éviter l’erreur ? Pourtant, même des auteurs qui se sont approchés de très près d’une analyse de ce type, par exemple Husserl, lorsqu’il définit la perception comme une leibhaftige Gegenwärtigung, une présentation en chair et en os, ou Merleau-Ponty lorsqu’il affirme que « la perception et le perçu ont nécessairement la même modalité existentielle, puisqu’on ne saurait séparer de la perception la conscience qu’elle a ou plutôt qu’elle est d’atteindre la chose même 2 », n’ont pas été fidèles jusqu’au bout à leur propre découverte et sont retombés dans une philosophie de la représentation. Ils ont adopté le concept d’Abschattung, d’esquisse ou de profil, qui n’est au fond qu’un succédané du « phénomène » des phénoménistes ou des sense data des empiristes. En effet, le propre d’une Abschattung est d’être un élément neutre vis-à-vis de la distinction perception / illusion, et par conséquent commun aux deux, puisque, lorsque les Abschattungen s’enchaînent de 1. Voir les remarques d’Erwin Straus, Vom Sinn der Sinne, trad. G. Thinès et J.-P. Legrand, Du sens des sens, Grenoble, J. Millon, 1989, p. 574. Voir également Au cœur de la raison, la phénoménologie, Paris, Gallimard, 2010, p. 557 s. 2. Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, rééd. coll. « Tel », p. 429.

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manière concordante, elles donnent lieu à une perception véridique, tandis que dès qu’elles entrent en conflit les unes avec les autres, l’objet « éclate » et révèle illusoire. En d’autres termes, les esquisses restent des vécus immanents indubitables, distincts de l’objet transcendant, qui, parce que transcendant, demeure sujet au doute. Il en résulte chez Husserl le paradoxe intenable selon lequel un vécu pourrait être une perception, c’est-à-dire une présentation en chair et en os de la chose elle-même, et pour autant, laisser ouverte la possibilité d’une inexistence de cette chose 1. C’est la conséquence inévitable d’une philosophie qui reste « bloquée dans l’immanence », comme dira Heidegger, ou qui demeure, malgré qu’elle en ait, une philosophie de la représentation. Et la raison pour laquelle Husserl est retombé dans cette ornière est qu’il continue, à l’image de Descartes, à vouloir répondre au scepticisme par le recours à une vérité indubitable, à la certitude absolue de la cogitatio. Ce qui entraîne la nécessité de diviser la perception en deux éléments distincts, un élément immanent, évident (et commun avec l’illusion), l’Abschattung, et un élément vulnérable au doute : l’objet transcendant réellement existant. Le deuxième aspect du réalisme descriptif auquel nous souscrivons est donc une conception disjonctive de la perception qui définit cette dernière comme la présentation de la chose ellemême (ce qui implique : de la chose réellement existante) sans intermédiaires mentaux d’aucune sorte – y compris ces succédanés des sense data que constituent les Abschattungen. Il est tout simplement faux de croire que la perception et l’illusion possèdent une base commune : il n’y a aucun sens neutre d’« apparaître » ou de « phénomène » qui serait commun à la perception 1. « La caractéristique [appelée Leibhaftigkeit], écrit Husserl, n’est pas à comprendre comme si à l’essence de chaque perception comme telle appartenait l’existence de l’objet perçu, l’existence de ce qui se tient là en elle sur le monde de la présence en chair et en os. Dans ce cas, parler d’une perception dont l’objet n’existe pas serait un contresens, des perceptions illusoires seraient impensables » (Husserl, Ding und Raum, in Husserliana, XVI, p. 15 ; trad. J.-F. Lavigne, Chose et Espace. Leçons de 1907, Paris, Puf, 1989, p. 36). Or, pour Husserl, des perceptions illusoires sont possibles, et donc on doit pouvoir séparer la présentation perceptive de la chose de son existence. Voir sur ce point nos analyses dans Au cœur de la raison, op. cit., p. 546-556.

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et à l’illusion, aucun vécu immanent indubitable qui interviendrait dans les deux cas. Il s’ensuit que la perception n’est en aucun cas une illusion cohérente, ni l’illusion une perception conflictuelle.

3. UN HOLISME DE LA PERCEPTION

Un réalisme descriptif ou phénoménologique a pour visée de regagner le monde dans son sens ingénu et naïf, et donc comme monde existant indépendamment de l’esprit, mais de regagner ce monde d’une façon fort différente de celle qui a prévalu dans l’épistémologie cartésienne, car ce réalisme refuse de souscrire à un « moment sceptique » et, par suite à l’argument de l’illusion. L’idée ici est que seule une démarche interne constitue une réponse efficace à ce qui trouble le sceptique (et l’idéaliste qui lui emboîte le pas) : car ce qui trouble le sceptique c’est l’idée même d’un format « médiationnel » que devrait nécessairement revêtir la connaissance (en l’espèce, la perception) et qui l’empêcherait de s’étendre jusqu’à la chose elle-même, de sorte qu’il resterait toujours un résidu – et ce résidu serait dès lors suffisant pour remettre en branle toute la machinerie du doute. Le passage en force que propose le réaliste « constructif » ne peut pas convaincre le sceptique – car comment le sceptique pourrait-il être persuadé par le dogmatisme d’une connaissance absolue de l’en-soi, de type mathématique ou autre, ou par la présumée infaillibilité d’un « savoir absolu » posé comme point de départ d’une philosophie spéculative ? Cependant, la démonstration selon laquelle il n’y a pas d’incompatibilité entre l’affirmation selon laquelle une expérience est une perception et l’affirmation selon laquelle cette expérience est une présentation de la chose même, une manifestation de cette chose, ne suffit pas encore pour comprendre ce qui fait de la perception une prise corporelle sur le monde dans son indépendance à nous-mêmes. Il faut donc consentir à faire un pas de plus et compléter la conception disjonctive de la perception par ce que nous désignerons comme un holisme de la perception.

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Aussi longtemps, en effet, que l’on considère les perceptions comme des états mentaux isolés ou en droit isolables, le soupçon demeure que ces vécus instantanés seraient impossibles à distinguer d’une illusion, et que la seule manière de les arrimer au monde serait une conception causale de la perception. Les phénomènes restent alors compris comme des interfaces entre le monde et nous. Mais en vérité, la perception est un phénomène holistique : une expérience est une expérience perceptive si et seulement si elle s’intègre sans hiatus au tout de l’expérience perceptive, donc si elle présente une cohésion structurelle avec le système de l’expérience perceptive en totalité. Et ce qui vaut ici de l’expérience perceptive vaut aussi de ce dont elle est l’expérience : le monde. On peut donc formuler le même principe a parte objecti : la propriété d’être perçu dépend de la cohésion du perçu avec le monde, et cette cohésion est d’abord une propriété du tout avant d’être une propriété de la partie ; seul un tout pourvu de cohésion structurelle (un monde) peut être perçu, et seul ce qui s’intègre sans hiatus à un monde peut recevoir à son tour, et par dérivation, la caractéristique d’être un objet de perception. Cette cohésion dont nous parlons est un ensemble de légalités aprioriques immuables. Ces légalités a priori sont matérielles (au sens de Husserl) : elles appartiennent à la fois aux objets de l’expérience et à l’expérience de ces objets, puisque celle-ci ne désigne rien d’autre que le mode d’apparaître de ceux-là. En d’autres termes, il n’y a pas, et il ne peut y avoir par essence de perception isolée, c’est-à-dire de perception qui ne porte déjà sur un monde, sur un tout pourvu de cohésion structurelle. La perception est un dévoilement du monde parce que toute perception n’est telle qu’en s’intégrant au tout de la perception, et donc parce qu’en toute perception le tout est co-donné, ne serait-ce que de manière latente ou implicite 1. Il est intéressant de remarquer qu’en dépit du fait que bon nombre de holismes (celui de Quine ou celui de Davidson, par exemple) se sont intéressés exclusivement aux croyances, la perception peut être tenue pour un phénomène plus fortement holistique que la croyance. En effet, une croyance peut entrer 1. Pour un exposé plus développé du holisme de la perception, voir Au cœur de la raison, op. cit., chap. XVII et XVIII.

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en conflit avec d’autres croyances à l’intérieur d’un système de croyances tout en demeurant, malgré tout, une croyance ; mais une perception ne peut pas entrer en conflit avec d’autres perceptions et demeurer, malgré cela, une perception. C’est cela que Husserl – pourtant l’inventeur de la notion même de légalités a priori matérielles – a étrangement méconnu en déclarant qu’une expérience n’est une perception que sous réserve (de se trouver constamment confirmée et corroborée), et donc que l’objet perçu n’est qu’un pôle idéal toujours susceptible de s’effondrer dans le néant. La cohésion devient alors un trait contingent de la perception, puisque, pour aucune perception donnée, on ne peut être absolument assuré qu’elle est bien une perception à moins de parcourir le flux infini des esquisses et de constater leur concordance – entreprise évidemment impossible. Il en résulte que l’objet perçu demeure toujours en suspens au bord du non-être, et que le monde lui-même est toujours susceptible de s’effondrer en un chaos ou une illusion généralisée, selon l’hypothèse du paragraphe 49 des Ideen… I. Mais précisément, cette idée d’illusion généralisée ne fait pas sens, parce que la cohésion est une détermination intrinsèque de toute perception en tant que telle. Si une illusion ponctuelle reste toujours possible, une illusion généralisée ne l’est pas, puisqu’une illusion ne peut par essence se déclarer que sur fond d’un monde pourvu de cohésion structurelle, c’est-à-dire sur fond de monde perçu, et elle ne se dénonce après coup comme illusion que par contraste avec un tel monde. La perception n’ouvre donc pas accidentellement sur un monde, à la condition qu’elle se confirme continuellement ; son contact avec le monde (et donc sa cohésion inviolable) est ce qui définit par essence la perception, en sorte que ce contact a été déjà noué depuis toujours. Si l’on accepte cette thèse du caractère essentiellement holistique de la perception, l’idée d’une illusion généralisée apparaît alors comme une absurdité pure et simple sur le plan descriptif, puisqu’une telle « illusion » devrait à la fois être une illusion, c’est-à-dire entrer en conflit avec un monde pourvu de cohésion structurelle (et donc constituer une infraction à l’ordre qui régit ce monde), et être généralisée, c’est-à-dire ne laisser hors de soi aucun reliquat de monde : deux exigences qui se contredisent.

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Il ressort donc du caractère holistique de la perception que l’idée d’illusion généralisée est inconséquente sur le plan descriptif, car un monde se tient nécessairement à l’arrière-plan de toute illusion (toujours ponctuelle). Nous retrouvons ainsi par une autre voie ce que nous déclarions tout à l’heure : la préséance de la manifestation sur toute représentation. En effet, c’est parce que la perception est un phénomène plus fortement holistique que la croyance que la manifestation du monde précède en droit toutes les représentations de celui-ci, et la vérité-dévoilement, la vérité-adéquation. On pourrait faire remarquer que la stratégie consistant à invoquer la cohésion structurelle entre perceptions, et corrélativement, la cohésion du monde perçu, rappelle fortement la stratégie classique des idéalismes : Berkeley n’invoque-t-il pas, lui aussi, l’ordre et la régularité entre idées comme indice de leur réalité 1 ? Kant ne définit-il pas la réalité d’un objet de l’expérience comme l’enchaînement de ses représentations sous une loi 2 ? Husserl n’en fait-il pas autant en recourant à la notion d’a priori matériels – sans aucunement renoncer à son idéalisme transcendantal ? Qu’est-ce qui distingue notre propre suggestion de la leur ? Il faut répondre ici en deux temps. En premier lieu, il est vrai que la démarche que nous proposons pour parvenir au réalisme est interne, opérant par un rejet des fausses alternatives, et qu’elle peut rappeler, sous ce rapport, la démarche kantienne. Elle prend la forme d’un argument transcendantal. En second lieu, il est faux que cette solution ne soit pas authentiquement réaliste, car elle aboutit, en vérité, à une conclusion très différente de celles des auteurs cités. Chez Berkeley, l’ordre entre les idées est un mystère qui ne peut être élucidé que par une référence à Dieu. Chez Kant, c’est l’entendement humain qui impose ses règles à l’enchaînement des phénomènes, lesquels restent des « représentations en nous » ; non seulement le modèle représentatif de l’esprit demeure en place, mais les règles que l’entendement impose à un 1. G. Berkeley, Traité des principes de la connaissance humaine, I, § 30. 2. Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, A 376, in Œuvres philosophiques, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1980, p. 1449 : « Ce qui s’accorde avec une perception selon des lois empiriques est effectivement réel. »

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divers sensible au moyen de ses principes restent anthropologiquement conditionnées : c’est ce que Husserl a dénoncé à juste titre sous le nom d’« anthropologisme ». En d’autres termes, les nécessités que l’esprit est censé instiller dans l’expérience restent en fait contingentes, puisque suspendues au fait de l’existence de l’esprit humain lui-même. Chez Husserl, la situation est plus contrastée : d’un côté, Husserl dispose pour la première fois d’un moyen de penser des nécessités qui ne sont pas de pensée, mais d’être, et qui sont donc ce qu’elles sont indépendamment du fait d’être pensées ou non, connues ou non 1 : ces nécessités sont celles des a priori matériels, et elles sont de nature à fournir une base solide à un authentique réalisme, comme n’ont pas manqué de le relever ses disciples du Cercle de Göttingen. Mais d’un autre côté, parce qu’il cherche encore à fournir une réponse au scepticisme dans le cadre d’une épistémologie cartésienne, c’est-à-dire fondationnaliste, parce qu’il tient à isoler, à l’instar de Descartes, un domaine d’évidences absolues, celui de nos cogitationes, par contraste avec un domaine où le doute peut légitiment s’exercer, celui de la réalité extérieure, Husserl retombe inévitablement dans une conception représentative de l’esprit, il est obligé de réintroduire des interfaces entre l’esprit et le monde, les Abschattungen, et de tenir leur enchaînement réglé pour seulement contingent, et donc le monde lui-même pour inexorablement voué au doute, c’est-à-dire susceptible de s’effondrer dans l’illusion. Et c’est cette possibilité d’une illusion généralisée qui justifie son axiome idéaliste : le monde n’a qu’un être relatif, c’est-à-dire dépendant de l’existence de l’esprit, alors que seul l’esprit possède un être absolu, il ne dépend de rien d’autre pour exister. C’est cet axiome qui fait que Husserl s’arrête au seuil d’un holisme de la perception et de son corollaire, un réalisme descriptif ou phénoménologique. Pour un tel réalisme, l’existence du monde est aussi certaine que la mienne. En esquissant cette voie vers le réalisme, nous ne prétendons aucunement avoir fourni quelque chose comme un argument décisif contre le scepticisme (ni contre cet être infiniment impressionnable par le scepticisme qu’est l’idéaliste). Ce que nous avons 1. On pourra se reporter sur ce point à notre article « Pour une réalisme du monde de la vie », Revue de métaphysique et de morale, 2, 2016, p. 269-284.

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prétendu faire, c’est ébaucher à grands traits une description de la perception qui nous paraît cohérente et déjoue les antithèses dont ne cesse de se nourrir la tentation idéaliste. Nous avons donc procédé de manière interne pour exhiber les conditions de possibilité de ce qu’on pourrait appeler un « réalisme non problématique », corollaire de la soi-disant « attitude naturelle » (laquelle n’est qu’une invention de l’idéaliste) et situé au niveau de la Lebenswelt elle-même. Le réalisme dont nous avons esquissé les contours n’exige pas de la pensée qu’elle saute par-dessus son ombre en prétendant disposer d’une révélation supérieure sur « l’en-soi » des choses, ni qu’elle abdique toute prise en compte de la finitude de la connaissance humaine. Il n’est pas non plus le corrélat d’un geste autoritaire de restauration d’une métaphysique « robuste », pardelà les grandes critiques de la métaphysique qui se sont succédé de Kant à Heidegger et à Wittgenstein. Loin d’être l’opposé d’un « corrélationisme » pernicieux, qui nous voilerait notre accès à l’absolu, le véritable réalisme consiste au contraire à tirer toutes les conséquences de la corrélation fondamentale de l’esprit incarné et du monde, et à la pousser jusqu’à son terme, celui où la certitude du monde apparaît indissociable de l’existence de la conscience. Il consiste en un retour au monde naïf et non problématique qui forme le berceau de nos vies, pardelà les grandes dichotomies qui sous-tendent le réalisme et l’idéalisme classiques.

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La perception et l’en-soi Fabrice COLONNA

Une phénoménologie de la perception est-elle irrémédiablement idéaliste ? Si l’on fait l’hypothèse que la situation n’est pas sans remède, on se demandera plus précisément : quelle dose de réalisme une phénoménologie de la perception peut-elle supporter ? La question ne se pose pas lorsque l’on s’en tient à la phénoménologie de l’imaginaire ou des actes signifiants, qui sont des produits de la spontanéité de la conscience. En revanche, une phénoménologie de la perception se heurte à ce problème, du fait que l’acte de percevoir ne relève pas de la pure spontanéité. La difficulté s’est rapidement manifestée dans l’histoire du mouvement phénoménologique, comme en témoigne par exemple la controverse qui a opposé Roman Ingarden à Husserl – « Idealismusstreit » dans lequel il semble que les raisons d’Ingarden ne soient pas parvenues à s’imposer. Or on sait que la phénoménologie a toujours reconduit des décisions idéalistes en matière de perception pour des raisons de principe, qui sont des raisons de méthode. Deux gestes essentiels sont ici à rappeler. Tout d’abord, la phénoménologie convertit les êtres en leur propre sens. Dans sa présentation de la pensée de Husserl, Gaston Berger disait de la phénoménologie qu’elle ne cherche pas à opposer ses raisons à celles du réalisme, mais qu’elle nous demande avant tout d’adopter une attitude nouvelle : « on ne perd pas l’être en s’attachant exclusivement aux significations, parce que le champ de la signification est plus vaste que celui de l’être 1 ». Il y a dans 1. Gaston Berger, Le Cogito dans la philosophie de Husserl, Paris, AubierMontaigne, 1941, p. 97.

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l’adoption de cette attitude quelque chose d’un saut, dont les raisons sont explicitement soustraites à la discussion. Autre geste fondateur, évidemment corrélatif du premier : le refus de la chose en soi. Dans son cours sur la théorie générale de la connaissance de 1902-1903, Husserl dit que la chose en soi, en tant que placée par principe au-delà de toute appréhension sensible, est un pur non-sens : « ein Nonsens 1 ». Il ajoute que ce n’est non seulement un concept vide, mais aussi un concept absurde. En effet d’un point de vue phénoménologique, la chose en soi n’est pas donnée comme telle, elle apparaît au contraire comme une construction arbitraire. Mais les critiques de Husserl sont-elles décisives ? La même question va se poser à propos d’autres notions vertement rejetées par la phénoménologie, comme celle de sensation. Remarquons en outre que c’était précisément l’affirmation de la chose en soi qui faisait que l’idéalisme kantien ne se confondait pas avec un idéalisme « visionnaire » à la Berkeley : il ne concernait pas l’existence des choses mais seulement leur représentation 2. La phénoménologie paraît ainsi s’est bâtie sur un idéalisme de principe, très tôt formulé, et jamais remis en question, dont la justification essentielle fut une exigence de pureté méthodologique. C’est ce motif qu’il convient donc de questionner dans la perspective de l’élaboration d’une phénoménologie de la perception. Les directions indiquées ici seront directement inspirées de Raymond Ruyer et de Roger Chambon.

1. L’INCAPACITÉ HISTORIQUE DE LA PHÉNOMÉNOLOGIE À INTÉGRER L’EN-SOI

Une fois les choses converties en leur sens et la chose en soi rejetée, la phénoménologie n’a pas ménagé ses efforts pour compenser les effets de cet idéalisme inaugural. Un rapide survol conduit à constater une série de basculements ainsi que 1. Edmund Husserl, Allgemeine Erkenntnistheorie. Vorlesung 1902.1903, éd. E. Schumann, Dordrecht, Springer, 2001, p. 171. 2. Voir Emmanuel Kant, Prolégomènes à toute métaphysique future (1783), trad. L. Guillermit, Paris, Vrin, 1993, § 13, Remarque III.

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d’impasses inévitables. Chez Husserl tout d’abord, on trouve une composante réaliste rémanente : il s’agit de la notion de hylé. Celle-ci aurait pu servir de point de départ à une réintégration de la chose en soi, et avant cela à une « phénoménologie hylétique » dont Husserl signalait l’existence au paragraphe 85 des Ideen. Or ce ne fut pas le cas. Tout d’abord la hylé possède des aspects multiples, et apparaît à cet égard comme relativement peu unifiée : Husserl mentionne la sensation, mais aussi l’affectivité et les impulsions. D’autre part, il apparaît que la hylé n’est que la face vécue de la passivité, sans que cette expérience motive un renvoi à sa cause effective. La phénoménologie ne s’avise pas que la passivité est précédée par du réel en soi non-manifeste qui lui préexiste. La doctrine des données hylétiques et de l’immanence du vécu, qui constituait un précieux germe de réalisme – défini d’abord comme reconnaissance de la chose en soi extérieure à la conscience –, a été oubliée et recouverte. La phénoménologie husserlienne avait ainsi indiqué une voie vers la naturalité du sujet, tout en s’interdisant simultanément de l’explorer ellemême. À partir de là, les phénoménologues, du moins ceux qui se sont préoccupés de la perception, ont proposé des tentatives dans plusieurs directions. Ces différentes possibilités ont consisté soit à faire sortir la conscience d’elle-même pour qu’elle aille chercher les choses là où elles se trouvent, soit à considérer que la conscience est toujours déjà sortie d’elle-même et qu’en ce sens la perception n’est que la cristallisation d’une visibilité éparse. Ces deux voies ont été explorées respectivement par Sartre et par Merleau-Ponty. Sartre a décrit notre perception d’un arbre sur la route comme se faisant là même où se trouve l’arbre. Or cette théorie ne résiste pas à l’examen. On peut se référer ici brièvement à la critique qu’en fait Roger Chambon, dont toute l’entreprise, inspirée par Raymond Ruyer et sur laquelle nous nous appuyons constamment ici, vise à rétablir les droits de l’en-soi dans une philosophie de la perception. La théorie d’une conscience-regard qui effectuerait une sortie effective hors d’elle-même n’est pas recevable. Comment penser, demande Chambon, un tel « éclatementvers… », une authentique « expansion psychique dans le milieu

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physique » 1 ? Dire que je perçois les choses là-bas correspond sans doute à un certain sentiment lié au résultat même de la perception. Le mouvement de la vision me donne en effet l’impression de posséder la distance – notre corps va jusqu’aux étoiles, disait Bergson. Mais cela ne peut être qu’une façon de parler, un certain tour descriptif. Car rien ne prouve en réalité qu’il y ait une telle « expansion dynamique » de la conscience. Que la notion de sensation soit incontestablement problématique ne suffit pas à justifier une telle thèse expansionniste de la conscience. Il restait à Merleau-Ponty à déployer des efforts particulièrement raffinés pour échapper à l’idéalisme, sans jamais toutefois aller jusqu’à accepter une position reconnaissant le caractère incontournable de l’en-soi, constamment dilué dans une visibilité générale. Merleau-Ponty met en place ce qu’on peut appeler un dispositif d’idéalisme renversé, qui consiste à dire que la perception a déjà eu lieu du côté du monde sous forme virtuelle, et que la subjectivité percevante n’a plus qu’à venir l’actualiser. C’est le thème merleau-pontyen de la « visibilité éparse ». La conscience n’a plus à sortir de soi comme chez Sartre, elle est en fait déjà sortie, la perception ayant lieu « là-bas » sans même qu’un mouvement de la conscience soit nécessaire. Le corps propre est l’occasion des cristallisations perceptives, de ce recueil de la visibilité éparse. C’est en ce sens une thèse d’inspiration occasionnaliste. Or cette conception rencontre deux écueils. Le premier est que rien absolument, ni phénoménologiquement ni scientifiquement, n’atteste que la perception ait lieu à l’endroit de l’objet perçu ou soit « éparse ». On peut soupçonner ici ce que Raymond Ruyer appelle « une impardonnable envie de subtilité 2 ». D’autre part Merleau-Ponty, en parlant seulement de corps propre subjectivement descriptible, dissout la réalité de celui-ci. Comme l’écrit encore Chambon, par référence à la Phénoménologie de la perception : « développée exclusivement en termes de “corps propre” et de “corps objectif ”, la problématique ne permet pas 1. Roger Chambon, Le Monde comme perception et réalité, Paris, Vrin, 1974, p. 164. 2. Raymond Ruyer, Les Paradoxes de la conscience, Paris, Albin Michel, 1966, p. 77.

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de comprendre vraiment le rôle du corps dans la perception. Il faut aller jusqu’au “corps réel” ou “corps en soi” qui n’est en luimême ni “propre” ni “objectif ”, mais qui, d’une part se présente objectivement dans l’extériorité du monde et se prête par là à l’étude scientifique, d’autre part s’exprime subjectivement en tant que base concrète du vécu et noyau du moi 1 ». Dans cette perspective, la chair du monde en tant que visibilité éparse apparaît comme une fuite devant ce qui était l’impasse idéaliste du corps propre. Elle contraint même Merleau-Ponty à prévenir des risques de confusion avec une forme d’hylozoïsme. À prendre une vue d’ensemble sommaire sur les phénoménologues qui ont proposé, d’une façon ou d’une autre, une phénoménologie de la perception, on s’aperçoit que le préjugé idéaliste n’est jamais remis en cause. Or cela a deux conséquences : 1) on ne sait pas comment ni pourquoi des perceptions ont lieu ; 2) on ne sait pas où la perception a lieu, ce qui peut se dire aussi : l’homme n’a pas de cerveau, la conscience est insituable. C’est donc sur une étrange dénégation que s’est construite la phénoménologie : elle peut parler de corps propre, d’affect, de pulsion, d’être-au-monde, mais jamais elle ne mentionnera le cerveau. Ce que Henry Ey appelait une approche « anencéphale » de la conscience 2. Car, nous le verrons, le corps propre n’est autre qu’une région du cerveau, qu’on peut même perturber directement de façon ciblée. Il est étonnant que Merleau-Ponty et d’autres phénoménologues aient tant parlé du corps propre sans jamais considérer que sa réalité et son unité sont en fait celle d’une zone du cortex sur laquelle il est projeté. Les analyses sur le cas Schneider sont pourtant bien celles d’un blessé du cerveau. C’est le choix pour l’idéalisme qui a commandé la phénoménologie en ses différentes tentatives. Chambon résume la situation en une formule : « La phénoménologie, à l’origine, n’a pas distingué l’être du phénomène. Cette non-distinction originelle s’est transmise comme une tache indélébile à sa descendance 3. » Le premier pas à faire est dès lors de sortir de l’idéalisme radical de la 1. R. Chambon, Le Monde comme perception et réalité, op. cit., p. 434. 2. Henry Ey, article « Conscience » de l’Encyclopaedia universalis. 3. R. Chambon, Le Monde comme perception et réalité, op. cit., p. 45.

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phénoménologie, en attestant un en-soi du réel perçu, avant de pouvoir retrouver un en-soi cérébral pour la conscience.

2. LA RÉCEPTIVITÉ SENSORIELLE

On doit considérer la réceptivité sensorielle comme un fait indiscutable et surtout inéliminable. Comme l’écrit très bien Chambon, « toute théorie de la perception qui ne tient pas compte de ce fait majeur est bâtie sur le sable. La phénoménologie a trop souvent tenu à le dissimuler ou à le mettre hors jeu. […] ce qui est illégitime, c’est la prétention à l’exclusivité élevée par le point de vue descriptif. Les parenthèses requises ne peuvent être indéfiniment maintenues 1 ». Chambon plaide la cause de la réceptivité sensorielle au paragraphe 3 du chapitre 2 du Monde comme perception et réalité, dont on reprendra ciaprès quelques-unes des conclusions, sans pouvoir les exposer toutes en détail. Le fait de la réceptivité sensorielle est étayé de plusieurs façons qui, pour hétérogènes qu’elles soient, sont toute convergentes. Deux ensembles d’indices se dégagent nettement : ce qui est de l’ordre du descriptif, donc encore de l’ordre d’une phénoménologie ; et ce qui est de l’ordre des observations scientifiques, lesquelles demeurent, comme y insiste Chambon, des perceptions soigneuses et recoupées. Descriptivement, les indices de réception dans l’expérience perceptive sont nombreux. On peut, avec Chambon, en distinguer trois catégories. Il y a tout d’abord les indices qui ont trait à la constitution même de l’expérience visuelle. On peut penser notamment au cas des effets de perspective qui modifient la perception des formes. Par exemple le cercle vu comme ellipse, ou le rectangle comme trapèze : ceux-ci résultent nécessairement d’une projection sur une surface plane située là où nous sommes, à savoir la rétine. C’est ici également qu’il faudrait faire un sort aux esquisses, constamment et légitimement invoquées par la 1. Ibid., p. 163.

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phénoménologie. Linke avait fait remarquer que les esquisses s’inscrivaient sur une plaque photographique, donc en extériorité. Cela signifie que l’esquisse suppose justement une étendue consciente 1. La notion même d’esquisse, analysée dans toutes ses implications, est un chemin vers le réalisme. Il y a ensuite les indices « qui témoignent d’une apparente influence à distance exercée par des états du corps sur les aspects sensibles des choses 2 ». Il suffit d’une rotation sur soi ou d’une pression sur l’œil pour constater des modifications de la perception. Enfin certains indices rendent manifeste un décalage temporel entre des expériences sensorielles qui devraient pourtant simultanément vécues. Il s’agit par exemple du décalage entre le tonnerre et l’éclair, ou entre le contact et la brûlure : de tels phénomènes ne se produiraient pas si la conscience était d’emblée auprès des choses, sans moment de réceptivité. Mais il existe aussi une masse de données scientifiques qui plaident en faveur d’une réceptivité sensorielle, donc de l’idée d’une chose en-soi affectant une subjectivité consciente. D’abord, un certain nombre d’organes sont manifestement destinés à la réception. Pour reprendre l’un des exemples de Chambon, doit-on considérer que l’agencement de l’œil, avec son système neuro-moteur qui module la quantité de lumière entrante et avec son organisation rétinienne 3, n’a au fond aucun lien avec la vision telle qu’elle se fait ? Autrement dit, que la vision existerait de la même manière avec un tout autre organe récepteur, voire que la vision pourrait se greffer sur n’importe quel dispositif organique ? Mais la réception au niveau des organes sensoriels n’est qu’une première étape, le processus s’achevant dans les aires corticales. Comme Ruyer l’a toujours rappelé, c’est le cerveau qui fait la sensation : ce n’est évidemment pas dans le corps que naît l’expérience perceptive. On sait que des lésions cérébrales peuvent perturber la perception du corps propre, ce qui montre que le corps propre est cortical, tout autant que la main du violoniste qui joue : si ce dernier joue bien avec sa main physique, c’est bien sa main corticale qui dirige les mouvements. Contester 1. Ibid., p. 109-110. 2. Ibid., p. 164. 3. Ibid., p. 169.

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la réceptivité sensorielle, c’est se mettre en contradiction avec des faits scientifiques bien établis, ce qu’une philosophie ne devrait jamais accepter de faire. C’est pourquoi Raymond Ruyer demandait aux phénoménologues « subtils » d’accepter de passer ce « pont-aux-ânes » qui consiste à admettre que nos sensations ont lieu dans notre tête 1. Rappelons aussi, à l’appui de cette vérité, les expériences célèbres de Wilder Penfield, qui consistaient à éveiller des sensations lumineuses et des réminiscences par stimulation directe du cortex grâce à des courants électriques. Au total, Chambon peut écrire que la question de la réceptivité sensorielle « est devenue le delenda est Carthago des auteurs inspirés par la phénoménologie. […] La perception, quant à elle, inexplicable par quoi que ce soit la précédant dans l’être, prend figure de commencement absolu 2 ». Or une théorie de la perception doit justement refuser cette destruction et cette absolutisation, pour faire droit en son sein à la présence de l’en-soi, dont il convient maintenant de préciser les déterminations ultérieures.

3. MÉTAPHYSIQUE DE LA SENSATION

Il apparaît qu’une phénoménologie de la perception ne peut faire l’économie d’une métaphysique de la sensation. Le concept de sensation suscite assurément de nombreuses objections. Roger Chambon, à la suite de Ruyer, a formulé cette thèse avec force. La sensation est souvent reconnue comme étant une abstraction, une vue de l’esprit, et une situation limite pratiquement impossible à obtenir. En ce sens, elle ne serait pas phénoménologiquement attestable. On sait que la Gestalttheorie y a vu à son tour une notion imaginaire dans la mesure où le perçu témoigne toujours d’une mise en forme en amont de laquelle il est aberrant de s’installer. Toutefois, malgré ces légitimes critiques, la sensation, en tant que vécu répondant à la présence d’une chose extérieure au sujet et distincte de lui, ne saurait être éliminée. La 1. R. Ruyer, Les Paradoxes de la conscience, op. cit., p. 77. 2. R. Chambon, Le Monde comme perception et réalité, op. cit., p. 178-179.

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difficulté à en donner une définition pleinement opératoire n’est pas un motif suffisant pour procéder à son abandon pur et simple. La notion de sensation permet de rappeler qu’une épreuve sensible a lieu, « couplée » à une extériorité, comme le dit Chambon. Or, une fois ce couplage admis, celui-ci ne va être explicable en-soi. C’est le pas décisif qui reste à opérer. L’en-soi n’est plus seulement celui de la chose, mais celui, aussi, de la sensation ellemême, et c’est sur cette base que s’établira la relation entre les deux. Il convient donc d’étudier cette reconnaissance de la sensation comme en soi, qui vient compléter, à côté de la chose en elle-même, le domaine général de l’en-soi et en donner une vision unifiée. Une objection classique consiste à dire qu’on ne voit pas comment une chose pourrait affecter une conscience pour produire une sensation. L’argument est valable si l’on fait de la sensation une entité inétendue, ce qui est habituellement le cas. Alors en effet il n’y a plus de rapport concevable entre la conscience et son autre, si ce n’est des rapports magiques du type de ceux qu’on a rencontrés dans la phénoménologie. Or ici, la seule voie offerte à un réalisme conséquent est de considérer la sensation comme étant elle-même étendue. Cela implique donc d’admettre l’idée d’une étendue consciente, c’est-à-dire d’un morceau d’espace capable d’unifier ses propres parties, de devenir unitas multiplex. On reconnaît là le geste décisif de Raymond Ruyer, qui fait apparaître la perception comme une aire cérébrale qui s’autopossède et s’autosurvole. Une conscience, c’est une certaine portion de matière dotée de propriétés singulières d’unification. De l’extérieur, je ne vois qu’un objet de matière vivante. Mais si je suis ce cerveau, alors ce mode d’existence autopossessif donne lieu à l’expérience même de mon champ de conscience. Autrement dit, cerveau visible et conscience vécue ne sont que les deux faces d’une même réalité en soi. Comme l’écrit Ruyer, « le réalisme consiste bien en effet à soutenir que derrière le cerveau-objet il y a le cerveau-être. Mais qu’est-ce qui empêche le réaliste d’identifier ce cerveau ou cette partie du cerveau réel x, avec la sensation subjective de lumière 1 ? ». Nous avons un cerveau, mais 1. R. Ruyer, La Conscience et le Corps, Paris, Puf, 1937, p. 6.

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celui-ci, loin de n’être qu’un ensemble de mécanismes chimiques, est tout aussi bien un champ de conscience. Un cerveau vécu de l’intérieur, un cerveau en soi donc, c’est un champ de conscience, autrement dit une sensation. Et inversement, la conscience, c’est un en-soi connu. L’on comprend mieux alors comment la chose en soi peut affecter une conscience puisqu’elle est elle-même l’une de ces choses en soi, avec ceci de particulier qu’elle peut être vécue « de l’intérieur » par une subjectivité – ce qui est tout simplement une sensation. La conscience ne flotte pas dans un monde à part, sans aucun ancrage naturel, elle n’est en réalité qu’un cerveau vécu, et le cerveau une conscience vue de l’extérieur, par « interperception ». On a ainsi, pour Ruyer, d’un côté le phénomène et la chose en soi, de l’autre le cerveau phénoménal observable par le biologiste et le cerveau en soi qui est le champ de conscience. Or ces deux entités à double face sont en continuité ontologique. Rien n’empêche la première d’affecter la seconde. Et c’est pourquoi « les sensations sont dans notre tête », comme le dit constamment Ruyer. La théorie ruyérienne de la perception rétablit une homogénéité ontologique entre le cerveau-conscience et les choses en soi. Il ressort de cette approche que la reconnaissance de la chose en soi comme source de la perception est inséparable d’une assignation d’un en soi à la conscience. Ainsi au total, si l’on prend l’exemple d’une perception, il faut affirmer qu’en bon langage réaliste, comme le dit Ruyer, on a quatre termes : l’onde lumineuse réelle (chose en soi), l’onde lumineuse étudiée par le physicien, la sensation subjective de lumière (chose en soi, vécue de l’intérieur) et l’aire cérébrale vue de l’extérieur. La sensation de lumière est à l’aire cérébrale ce que les ondes en soi du réalisme sont aux ondes objectives étudiées parle physicien. La chose en soi se voit accorder toute la place qui lui revient, à un double titre. Il s’agit là d’une thèse métaphysique sur l’esprit et le corps, mais qui possède la vertu de fournir une théorie particulièrement économique. Elle permet en effet de rendre compte à la fois des données phénoménales et de leur ancrage naturel. Elle est donc en mesure d’intégrer les descriptions de la phénoménologie tout en court-circuitant son idéalisme qui, comme on le sait, finit toujours par se révéler insoutenable. Il s’agit en somme d’un réalisme

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non matérialiste, qui peut servir de métaphysique sous-jacente à des descriptions phénoménologiques. C’est, pour le désigner encore autrement, un naturalisme, qui apparaît comme la condition première d’un réalisme conséquent. Le seul moyen de penser l’expérience phénoménale comme irréductible, d’intégrer le fait fondamental de la réceptivité, et de répondre aux objections antiréalistes de la phénoménologie sur la chose en soi, est donc de considérer que conscience et cerveau sont les deux faces d’une même réalité. Cette thèse est, on le sait, inspirée de Schopenhauer – et l’on retrouve par ailleurs un écho direct de l’auteur du Monde comme volonté et représentation dans le titre de l’ouvrage de Chambon. Cela signifie que l’affirmation de la chose en soi ici défendue, et la forme de réalisme, circonscrite, qui l’accompagne, si elles peuvent passer dans un premier temps pour un rappel kantien face aux élans idéalistes de la phénoménologie, trouve en vérité sa signification ultime dans la pensée de Schopenhauer, dans la mesure où ce dernier ne se contente pas de poser la chose en soi mais tente de la déterminer plus avant, dans un geste métaphysique assumé. Une pensée de la chose en soi aurait ainsi intérêt à renouer avec une inspiration qui passe par Schopenhauer, Ruyer, et Chambon. Il est vrai qu’une telle conception de l’en-soi s’expose à deux objections, qui ne seront ici que brièvement résumées. La première conteste l’application de la catégorie de causalité aux rapports entre choses en soi (ici objet réel et cerveau-conscience), l’idée de causalité étant issue de l’expérience strictement phénoménale. Mais cette difficulté bien réelle, si elle affaiblit la thèse avancée, ne l’invalide pas complètement. Que la relation soit pensable par nous seulement sur le mode de la causalité, c’est-à-dire par emprunt au phénoménal, est une marque de notre limitation cognitive, non la preuve qu’il n’y aurait aucune relation. Le point essentiel est que l’existence d’une telle relation, quelle qu’en soit l’essence, soit intégrée à la théorie de la perception. Que la relation entre les choses en soi nous échappe dans sa nature ultime est une chose ; cependant les prétextes de purisme méthodologique ne doivent pas conduire à occulter ce dont la sensation témoigne obscurément, mais sûrement.

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La seconde objection consiste à faire remarquer que tout domaine qui possède une capacité auto-unificatrice, ce que Ruyer appelle « domaine absolu », n’est pas nécessairement conscient. N’importe quelle cellule vivante ne donne pas lieu à une conscience réflexive, et il semble que le cerveau même ne soit pas dans son intégralité le siège de la conscience. Autrement dit, lorsque Ruyer, à la façon Schopenhauer, dit que nous avons accès à l’en-soi du cerveau tout simplement parce que nous le sommes, ce n’est pas tout à fait vrai. Car nous n’y avons accès qu’en tant que conscience seconde ou réflexive, l’activité de nos neurones en l’occurrence nous demeurant inaccessible. L’accès à l’en-soi est donc plus problématique que ne le laisse supposer le schéma quadripartite de Ruyer exposé ci-dessus, avec ses deux en-soi et leurs versants phénoménaux respectifs. Le dédoublement de la conscience primaire et de la conscience seconde, lesquelles sont de fait, comme l’a bien remarqué Chambon, en situation de coexistence dans les cas où la seconde est présente puisque nos cellules corticales vivent déjà leur vie biologique, invite à ne voir dans la conscience seconde qu’un modèle permettant de penser la conscience primaire et de s’en donner une idée indirecte. Entre l’incognoscibilité kantienne de la chose en soi et la cognoscibilité complète schopenhauerienne se dessine ainsi un mode intermédiaire, ruyérien, qui reconnaît la dimension en partie fictive du point de vue sur l’en-soi, mais en le préférant aux impasses idéalistes de la phénoménologie traditionnelle. Et c’est bien sur cette base que peut ultérieurement se redéployer une phénoménologie de la perception qu’on appellera « expérimentale » au sens que lui ont donné certains gestaltistes. Une phénoménologie de la perception ne peut aller sans une métaphysique de la sensation. Sans doute une telle métaphysique de la sensation ne résout-elle pas entièrement le problème de la parution phénoménale. Mais on exigera du moins d’une phénoménologie de la perception qu’elle ne fasse pas comme si le réalisme de la réceptivité sensorielle et celui, corrélatif, de l’en-soi cérébral, pouvaient être contournés. Sans doute plusieurs métaphysiques sont-elles possibles pour accompagner une phénoménologie de la perception, mais l’erreur est de n’en vouloir aucune par souci de pureté. La perception est un lieu métaphysique, en ceci qu’elle implique la relation du corps et de la conscience. La

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phénoménologie de la perception gagnera à assumer son impureté, prise comme elle l’est entre une psychologie de la perception et une métaphysique de la sensation, mais en se débarrassant de sa lourde hypothèque idéaliste.

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Réaliser Pourquoi le perspectivisme n’est pas un relativisme Emmanuel ALLOA

Le grand retour du réalisme a eu un effet collatéral : le perspectivisme n’est plus en odeur de sainteté. Invoquer la différence des points de vue est associé confusément à une époque de la « postvérité » ; insister sur la pluralité des perspectives, ce serait déjà cautionner l’enfermement dans le particularisme et dans l’« entre soi ». On reproche ainsi au perspectivisme de pousser au relativisme cognitif et moral, quand on ne l’incrimine pas directement d’avoir poussé à se détourner d’une connaissance des choses telles qu’elles sont réellement et d’avoir transformé le monde en un grand cabinet des glaces, où chacun se cantonne à se mirer dans ses propres reflets, déformés par le prisme de ses déterminations respectives. Il est vrai que, de façon sournoise, l’argument perspectiviste a été détourné par des forces qui n’ont cure des idéaux émancipatoires des Lumières, mais qui sollicitent l’argument de la tolérance pour conforter un particularisme régressif : les alternatives semblent aujourd’hui déclinées dans autant de formes qui signalent un doute profond quant à la possibilité même d’une connaissance véritable (ce sont les alternative facts, mais aussi l’alternative truth propagée par les théories du complot). Face à ces menaces contre l’intelligence, on constate la résurgence d’une sorte de réalisme qui consiste en fait en un néofactualisme : défendre la robustesse des faits contre la déliquescence interprétative (« c’est un fait que le monde n’a pas été créé en sept jours »,

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« c’est un fait que la Terre n’est pas plate », « c’est un fait que le changement climatique a lieu »). Loin de se déployer sur un terrain politique, afin de contrer la mise en place de l’enseignement du créationnisme à l’école ou encore les discours négationnistes qui se présentent sous les bannières des « récits alternatifs », ce néofactualisme s’accompagne souvent d’un règlement de comptes avec des traditions de pensées qui auraient fait le lit de ce relativisme à tout va, au choix : le postmodernisme, la philosophie des jeux de langage, la déconstruction ou encore le constructivisme social. Et en amont, on incrimine Nietzsche, le père de tous les relativismes. Lorsque celui-ci affirmait qu’il n’y a plus que des faits, mais seulement des interprétations, il aurait préparé le terrain sur lequel fleurira l’anything goes contemporain. Un exemple permet de mesurer le raidissement des positions néofactualistes : les circonstances de la mort du pharaon Ramsès II, survenue en 1213 avant J.-C. Un article désormais ancien de Bruno Latour 1 demande si Ramsès II a pu mourir de tuberculose, dès lors que le bacille n’était pas connu des Égyptiens et n’a été découvert qu’en 1882 par Robert Koch. Dans La Peur du savoir, Paul Boghossian fait de cet exemple l’emblème de tous les maux du constructivisme et du relativisme : le bacille n’a pas attendu son découvreur pour exister 2. Cet échange de coups illustre le grand retour des discussions ontologiques, avec les quantificateurs d’existence par exemple, au sujet desquels les précautions épistémologiques ne semblent plus être de mise. Mais quid si le propos de Latour ne portait pas sur une enquête concernant les causes du décès de Ramsès, mais sur les catégories du savoir et de l’histoire de ses conditions de vérité ? Car après tout, pas plus que le concept de chien n’aboie, le concept de bacille n’est responsable de la mort du pharaon. Et d’ailleurs, que signifie qu’un bacille « existe » ? Voici venu le moment où certains philosophes considèrent qu’il faut faire une distinction entre les faits (inaltérables par définition) et les interprétations 1. Bruno Latour, « Ramsès II est-il mort de la turberculose ? », La Recherche, 307, mars 1998, p. 84-88. 2. Paul Boghossian, La Peur du savoir. Sur le relativisme et le constructivisme de la connaissance, Paris, Agone, 2009, Annexe I : « Bruno Latour et Ramsès II ».

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(toujours sujets des conventions sociales). Cette séparation a notamment été proposée par John Searle, et elle a depuis été reprise par nombre de positions liées au nouveau réalisme 1. Pour Searle, il va falloir débrancher l’ontologie de l’épistémologie : là où l’épistémologie a affaire à la connaissance d’un fait, l’ontologie a affaire à son existence. La pointe de l’Everest est couverte de neige même si personne n’en a la moindre connaissance, si bien qu’on doit en conclure que l’ontologie précède l’épistémologie. En outre, il va falloir distinguer des faits ontologiques et des affirmations à leur sujet. Pour reprendre l’exemple de Searle : on peut être en désaccord sur la question de savoir si Rembrandt est le plus grand peintre de l’histoire, mais il n’y a pas de raison objective pour contester le fait que Rembrandt est bien né en 1606. La chose semble entendue. Pourtant, il faut s’interroger sur le lieu à partir duquel on procède à la distinction entre épistémologie et ontologie. Quelle est cette position permettant de produire un discours sur le réel qui serait immunisé contre toute préoccupation épistémologique ? Hilary Lawson l’a rappelé : l’objectivité ontologique que réclame une proposition du type « Rembrandt est né en 1606 » repose sur un réseau serré de références sociales, et donc sur toutes ces conventions que Searle veut séparer des « faits bruts 2 ». Selon le calendrier (chinois, grégorien, julien, hébreu, islamique), la naissance de Rembrandt sera à chaque fois différente (de même qu’il serait absurde d’affirmer que la révolution d’Octobre a « objectivement » eu lieu en Novembre, ce qui est pourtant le cas, selon le calendrier grégorien). Même la proposition « Rembrandt est né » est loin d’être univoque, puisqu’un historien de l’art pourrait très bien rétorquer que si l’individu qui deviendra Rembrandt était bien né en 1606, le grand artiste connu sous ce nom ne naîtra véritablement que dans les années 1630. Dans la même veine, on pourrait même imaginer un paléoanthropologue qui commencerait sa conférence en soutenant que « Rembrandt est né avec les premières peintures rupestres il y a quelque 35 000 ans ». Bref, plusieurs 1. John Searle, La Construction de la réalité sociale, Paris, Gallimard, 1998. 2. Voir Hilary Lawson, After the End of Truth, 2015 (https://bit.ly/2HXiPiQ, accédé en novembre 2016).

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dates peuvent prétendre au titre de vérité, de sorte qu’un factualiste devra alors procéder à une ultérieure distinction entre vérités littérales et métaphoriques, afin d’exclure les candidats alternatifs, et ne garder que des faits « bruts ». Or cette distinction ellemême entre des vérités brutes et des vérités dérivées résulte de certaines pratiques sociales, qui fixent le statut de ce qui sera considéré comme un fait (à ce titre, Barbara Cassin avait raison quand elle disait que les faits résultent d’une « fixion »), et le point de vue extérieur à laquelle aspire le mouvement réaliste se trouve une fois de plus compliqué. Bref, le retour à une position prékantienne, où l’ontologie précéderait l’épistémologie, est loin d’être un geste innocent.

NIETZSCHE : LA RÉALISATION DE LA PERSPECTIVE

Dans son Manifeste du nouveau réalisme 1, Maurizio Ferraris ne se contente pas de reprendre à son compte la distinction proposée par Searle, en considérant que l’ontologie précède l’épistémologie, mais procède en outre à un démontage de la philosophie perspectiviste, en jouant sur un double tableau : logique et politique. Quand Nietzsche affirme « Il n’y a pas de faits, il n’y a que des interprétations 2 », il commet non seulement une erreur logique, soutient Ferrais, mais il inaugure une tradition de pensée aux conséquences politiques funestes : celle qui associe savoir et pouvoir. L’erreur logique est manifeste, et elle s’applique à toutes les positions relativistes : s’il n’y a que des interprétations, il n’y a plus rien d’interprétable, en d’autres termes, l’interprétation n’est l’interprétation de rien (de même que l’affirmation « il n’y a pas de vérité » était une assertion qui s’annule elle-même, puisque si le relativisme n’est qu’une option 1. Maurizio Ferraris, Manifeste du nouveau réalisme, Paris, Hermann, 2014. 2. Friedrich Nietzsche, FP [= Fragments posthumes], in Œuvres philosophiques complètes [OC], s.l.d., éd. Gilles Deleuze et Maurice de Gandillac, Paris, Gallimard, 1968 s., vol. XII, 7 [60], p. 305. ; KSA [=Kritische Studienausgabe], éd. Giorgio Colli et Mazzino Montinari, Berlin/New York, De Gruyter, 1980, 15 vol., vol. 12, p. 315).

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parmi d’autres, il n’y a aucune raison de la retenir plutôt que sa négation). L’argument logique est connu, et il n’est pas véritablement nouveau. L’argument politique est plus surprenant, puisqu’il vise à priver une certaine tradition de pensée, qui reconnaît sa dette vis-à-vis de Nietzsche, de sa portée émancipatrice. Quand Michel Foucault se réfère à Nietzsche pour établir sa célèbre équation entre savoir et pouvoir (« ce sont nos besoins qui interprètent le monde, nos instincts, leur pour et leur contre 1 »), il aurait non seulement initié un mouvement qui, loin de se doter d’instruments analytiques permettant de dénoncer l’oppression, aurait au contraire privé la critique de tout critère rigoureux qui délimiterait les puissants à imposer leur loi. Si la connaissance dépend exclusivement des intérêts du pouvoir, le mot vérité se vide de tout sens (« quand l’Église reconnaît que Galilée avait raison, est-ce l’expression du savoir ou du pouvoir » ?). Puisque certains font porter le bonnet à Nietzsche pour de nombreux maux contemporains, il n’est pas superflu de revenir au texte, afin d’établir si son perspectivisme équivaut effectivement à un relativisme. La position qui s’apparente le plus à un relativisme épistémologique radical est celle qu’on trouve dans Vérité et mensonge en un sens extra-moral. Dans ce petit essai de 1873 qui prend les formes d’une généalogie historique de la vérité, Nietzsche récuse toute possibilité d’une connaissance qui serait indépendante de l’acte de connaissance, puisque toute opération de sens n’est jamais que le résultat d’une retraduction, depuis une excitation nerveuse initiale en passant par l’image et un son articulé 2. Outre cette conception pour ainsi dire « transitionnelle » de la vérité (celle-ci est comparée à une « armée mouvante de métaphores 3 »), c’est l’idée même d’une chose absolue, confortée dans son retranchement, qui est démontée, pour faire place à une conception relationnelle de ce qui est (dans un fragment postérieur, Nietzsche écrira d’ailleurs qu’il « n’y a pas d’“être en soi”, ce sont les relations qui constituent des êtres 4 »). 1. F. Nietzsche, FP XII, 7 [60], p. 305 ; KSA 12, p. 315. 2. F. Nietzsche, Vérité et mensonge en un sens extra-moral, 1 ; OC I.2, p. 280 ; KSA 1, p. 880. 3. Ibid. (trad. modifiée). 4. F. Nietzsche, FP XIV, 14 [122] ; KSA 13, p. 303.

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Dans Vérité et mensonge, l’historicisation de la vérité a tout d’abord une visée critique : il s’agit de saper définitivement toute prétention à une connaissance des choses en soi (plus tard, il écrira que « la chose en soi est “digne d’un rire homérique” » et qu’elle est « proprement vide, notamment vide de sens 1 »). En vidant la chose en soi de sa substance, Nietzsche est d’ailleurs étrangement kantien, comme de nombreux commentateurs n’ont pas manqué de le souligner, même s’il pousse encore bien plus loin, lorsqu’il subsume la connaissance sous le registre général de l’erreur ; la vérité constitue dorénavant un genre parmi d’autres du mensonge. Le Nietzsche de cette première phase met au jour une conception du perspectivisme qui est celle d’une déréalisation. Toute généralité, tout concept, tout ce à quoi on se réfère communément découle d’un processus d’abstraction et de subsomption du divers sous un ordonnancement unique. Dire « fleur », c’est ne plus dire cette fleur, et les concepts sont comme ces monnaies qui à force d’avoir trop circulé de main en main auraient perdu leur image. Simple bout de métal, elles manquent de relief, puisque leur contact avec ce qu’elles représentent a été rompu. On entrevoit facilement dans quelle impasse s’engage une telle version du perspectivisme. De deux choses l’une. Soit on affirme que l’idée même de vérité doit être abandonnée (« la seule vérité, c’est qu’il n’y a pas de “vérité” »), mais alors cette affirmation est elle-même dépourvue de vérité, et on risque l’autocontradiction. Soit on affirme que la conceptualisation éloigne du réel, mais alors on suppose encore qu’il y a quelque part un point d’appui archimédien, un endroit authentique et non déformé. Nietzsche serait donc un penseur inconsistant, plus intéressé par ses effets rhétoriques que par une théorie de la connaissance cohérente ? Le développement de son œuvre mérite un jugement plus nuancé. Car de fait, la notion de « perspective » connaît plusieurs reconfigurations, au fil du temps. À rebours d’une conception de la perspective comme déréalisation, Nietzsche en arrive à une conception de la perspective comme facteur de réalisation. Au lieu de faire sonner, avec le constat d’une irréductibilité des perspectives, le glas de toute prétention à la connaissance (« Il y a de 1. F. Nietzsche, Humain trop humain, I, 16 ; OC III.1 ; KSA 2, p. 38.

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nombreux yeux […] et donc il y a plusieurs “vérités” et donc il n’y a pas de vérité 1 »), c’est la notion même de vérité qui s’étoffe. Il faut distinguer plusieurs usages du terme. Lorsque Nietzsche parle de « perspectivisme », c’est souvent un « mauvais perspectivisme » qui est fustigé, celui qui consiste à projeter sur le monde extérieur ce qui relève d’une psycho-géographie intérieure (dans cette vision, chaque être individuel existerait, entouré de son « petit univers » créé en projetant en dehors de soi ses forces, ses désirs, ses expériences habituelles pour en faire un monde extérieur qui n’est toujours pourtant que son monde extérieur 2). Mais outre ce « mauvais perspectivisme », il y a indéniablement aussi un usage affirmatif du terme. En retournant le titre de l’ouvrage de Gustav Teichmüller, Die wirkliche und die scheinbare Welt (« Le monde réel et le monde apparent ») de 1882, où le terme de perspective est associé au monde des apparences, par opposition au monde réel, la perspective devient désormais pour Nietzsche le nom d’une vérité première et incorruptible, qui est opposée, entre autres, au causalisme métaphysique (la « vieille idée » de la cause comme fondement des choses). Ce constat est cependant assorti d’une mise en garde : il faut éviter de faire de ce perspectivisme une nouvelle métaphysique dont la tâche consisterait précisément à expliquer le rapport qu’entretiennent les différentes perspectives entre elles. Nous ne pouvons regarder au-delà de notre angle […] nous sommes aujourd’hui éloignés tout au moins de cette ridicule immodestie de décréter à partir de notre angle que seraient valables les perspectives à partir de cet angle. Le monde au contraire nous est devenu « infini » une fois de plus 3.

Cet infini n’est plus « mauvais » au sens hégélien du terme, mais recèle au contraire des possibilités inédites, notamment pour des connaissances d’un type nouveau. Avec ses ruptures, ses incises, ses changements de rythmes et de format, l’écriture nietzschéenne elle-même témoigne d’un tel pluralisme inhérent et il faut manifestement y voir une stratégie délibérée pour provoquer des changements de point de vue. 1. F. Nietzsche, FP XI, 34 [230] ; KSA 11, p. 498. 2. F. Nietzsche, FP XI, 34 [247] ; KSA 11, p. 503. 3. F. Nietzsche, Le Gai Savoir, V, § 374 ; OC V, p. 283-84 ; KSA 3, p. 626 s.

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En outre, dans une philosophie de la perspective dont il hérite (celle de Leibniz notamment), Nietzsche injecte une dose de dynamisme, puisqu’il s’agit désormais de tenir compte des forces, des intérêts et des désirs en jeu. Pas d’interprétation effective qui ne soit d’entrée de jeu une interprétation affective, ce qui requiert du sujet de s’appuyer, pour tout acte cognitif, sur « la diversité même des perspectives et des interprétations d’ordre affectif 1 ». C’est précisément parce qu’il y a des affects – et donc des forces – que le perspectivisme n’est pas un simple relativisme, et qu’il est impossible de faire de Nietzsche un prophète du « tout se vaut ». Les interprétations sont en conflit, et les perspectives ne sont pas en reste, puisqu’elles empiètent les unes sur les autres, se chevauchent et s’annulent, elles-mêmes tributaires d’un jeu de forces des instincts (« Chaque instinct est un certain besoin de domination, chacun possède sa perspective qu’il voudrait imposer comme norme à tous les autres instincts 2 »). Parmi les plus fécondes méditations de Nietzsche, il y a celle où il critique les impasses d’une pensée libérale, qui se contente d’imaginer une coexistence placide des points de vue. Si cette conception est rejetée, c’est non seulement parce qu’elle est trop naïve et trop confortable, mais parce qu’elle ne sert souvent qu’à justifier une situation qui est, de fait, des plus coercitives. Car une fois que l’on a constaté que chacun a des façons radicalement singulières de voir le monde, il faut encore régler la coexistence des points de vue, et l’individualisme épistémologique bascule en un autoritarisme social : pour Nietzsche, le Léviathan de Hobbes constitue l’épure d’une telle doctrine, où au nom d’un respect des perspectives individuelles, on procède à l’imposition de « conventions fixes ». Or une telle réglementation des rapports entre des positions établies par un contrat (ou plutôt, une fiction de contrat), on empêche précisément que l’on change de position. Dans la Généalogie de la morale, cette mobilité foncière est défendue comme préalable d’une connaissance plus robuste. « Tout compte fait, nous, chercheurs de la connaissance, ne devons pas 1. F. Nietzsche, La Généalogie de la morale, III, 12 ; OC VII, p. 309 ; KSA 5, p. 364. 2. F. Nietzsche, FP XII, 7 [60], p. 305 ; KSA 12, p. 315.

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manquer de gratitude envers de tels renversements de toutes les perspectives et de toutes les évaluations habituelles. 1 » Le renversement de perspectives n’est pas seulement une affaire de développement personnel, mais la première étape vers une appréhension plus juste des choses, et Nietzsche n’hésite d’ailleurs pas à employer le terme d’« objectivité » (même s’il figure avec des guillemets, ce qui indique que le terme reçoit un infléchissement tout particulier) : voir ainsi une fois autrement, vouloir-voir-autrement n’est pas une moindre discipline et préparation de l’intellect à sa future « objectivité », – cette dernière comprise non pas comme « une manière de voir désintéressée » (ce qui est un inconcevable non-sens), mais comme ce qui permet de tenir en son pouvoir son pour et son contre et de les combiner de différentes manières : de sorte que l’on soit capable de faire servir à la connaissance la diversité même des perspectives et des interprétations d’ordre affectif 2.

Or quand il réclame de la gratitude à la faveur de tout « renversement des perspectives et des valeurs habituelles », et qu’il voit dans cette expérience une éducation et une préparation de l’intellect à son « objectivité » – cet aspect n’a pas encore été souligné autant qu’il le mérite – Nietzsche adresse cette demande à un « nous ». Nous autres, « chercheurs de la connaissance ». Comme dira plus tard William James, l’objet n’a pas de nature en soi, mais constitue plutôt un « objet conjonctif », façonné par un raccordement continu de tous ses profils, qui advient déjà dans un contexte de rapports intersubjectifs. Une chose est certaine : en épistémologie, Nietzsche n’est pas un nihiliste, et on ferait bien de contraster les passages un peu trop souvent cités de la première phase avec cette remarque, dans L’Antéchrist, où il est dit que « l’art de bien lire » c’est « savoir déchiffrer des faits sans les fausser par son interprétation, sans, par exigence de comprendre à tout prix, perdre toute prudence, toute patience, toute finesse » 3. Nietzsche n’est certainement pas individualiste non plus en épistémologie, en tout cas, pas au sens commun du terme. Son perspectivisme n’exclut en rien la possibilité d’un 1. F. Nietzsche, La Généalogie de la morale, op. cit., p. 308-309 ; KSA 5, p. 364. 2. Ibid., p. 309 ; KSA 5, p. 364. 3. F. Nietzsche, L’Antéchrist, § 52 ; OC VIII, p. 217 ; KSA 6, p. 233.

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croisement des regards, au contraire, la confrontation des points de vue est même érigée en norme, en raison de sa conception dynamique et agonale du perspectivisme. Autant de façons de se départir d’une conception intellectualisante du sujet : Gardons-nous des tentacules des concepts contradictoires tels que « raison pure », « spiritualité absolue », « connaissance en soi » : – on nous demande toujours là de penser un œil […] dans lequel les énergies actives et interprétatives doivent se trouver paralysées, faire défaut, alors qu’elles seules permettent à la vision d’être vision de quelque chose […]. Il n’y a de vison que perspective, il n’y a de « connaissance » que perspective ; et plus nous laissons de sentiments entrer en jeu à propos d’une chose, plus nous savons engager d’yeux, d’yeux différents pour cette chose, plus notre « concept » de cette chose, notre « objectivité » sera complète 1.

En invoquant l’image d’une pluralisation des yeux, Nietzsche n’en appelle pas à une sorte de sujet omnivoyant – cela va sans dire – mais bien à une vision partagée, et il n’est pas interdit de penser que celle-ci soit répartie sur plusieurs sujets. En résumé, un examen plus approfondi du corpus défend de faire du perspectivisme nietzschéen la caricature qu’on retrouve trop souvent sous cette étiquette, et contraint à repenser à nouveaux frais ce que le terme de « partage des perspectives » veut dire, en tenant mieux compte cette fois des indications que fournit Nietzsche sur la nature conflictuelle de toute objectivation. Bachelard avait raison quand il soulignait que la réalité n’est jamais donnée en tant que telle, mais résulte d’un processus qu’il qualifiait, fort à propos, d’un processus de « réalisation 2 ». Les perspectives ne font pas seulement obstacle au réel, elles constituent le préalable à ce que des acteurs (tels que des sujets par exemple) le réalisent. Bref, la réalisation l’emporte sur la réalité.

1. Généalogie de la morale, op. cit., p. 309 ; KSA 5, p. 364-365. 2. Gaston Bachelard, La Philosophie du non. Essai d’une philosophie du nouvel esprit scientifique, Paris, Puf, 1940, p. 36.

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159 LE RÉALISME PERSPECTIF

De quoi la perspective est-elle une perspective ? Insister sur l’importance des perspectives, ce n’est pas forcément faire le jeu du relativisme, au contraire : le relativiste ne l’est pas encore, puisqu’il limite la relativité du phénomène à une relativité-pourmoi, alors que le phénomène renvoie également à un objet dont il est l’expression. Un relativisme consistant doit prendre en compte que la relativité est au moins double : relativité dans l’adresse à quelqu’un, mais aussi relativité d’un référent auquel il se mesure et qui ne s’épuise pas dans ses modes d’accès. Outre le relatif-pour il y a donc un relatif-à. Tant qu’il insiste sur cette seconde relativité – la relativité par rapport à un référent – le perspectivisme peut prétendre au titre de réalisme, si l’on entend par réalisme le postulat que l’être des choses ne s’épuise pas dans la façon dont celles-ci se donnent à nous. L’exemple de la perception permet de bien saisir cet enjeu : l’objet sensible visé dans l’acte perceptif, sans avoir de sens indépendamment de cet acte, qui lui confère précisément sa dimension sensible, ne sera jamais absorbé intégralement par celui-ci, mais excède en quelque sorte toujours la visée. La perspective est donc toujours invariablement la perspective d’autre chose qu’elle-même, ce qui n’est pas une négation mais au contraire la possibilité d’un perspectivisme robuste : dire que l’objet perçu est construit à chaque fois par la perspective singulière, cela revient à dire qu’il y a non pas un, mais de multiples objets perçus qui n’entretiennent aucun rapport entre eux, alors qu’en posant un objet qui n’est pas réductible à une perspective, on invite au contraire à la pluralisation des accès. Mais la considération d’une chose en elle-même, sub specie aeternitate, est-elle conciliable avec une perspective humaine limitée et située ? Peut-on concilier la figure du sage détaché du monde, tel que le dépeint le stoïcisme par exemple, avec une connaissance pratique ? Ce sera la question qui occupera une bonne partie de la pensée moderne, en passant par Hume, Smith, Rousseau ou Kant, jusqu’à l’époque contemporaine. Dans Le Point de vue de nulle part, Thomas Nagel faisait apparaître les contradictions de ce débat : pouvons-nous réellement prétendre

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adopter la position d’un œil divin, sans attribuer à cette position nombre de caractéristiques qui sont en réalité les nôtres 1 ? N’est-on pas face au même problème que l’on rencontre quand on essaie – ce sera la proposition de Nagel – de s’imaginer « l’effet que cela fait » d’être une chauve-souris (what it is like to be a bat) ? Décrire objectivement l’expérience que font les spécimens d’une autre espèce n’est accessible en réalité qu’à quelqu’un dont les structures expérientielles seraient déjà suffisamment proches de celles de l’individu en question. Or comme dans le cas de tout ce qui relève de l’expérience, ce qui définit objectivement une certaine expérience, c’est précisément le fait d’en faire l’expérience depuis le point de vue duquel un sujet l’appréhende. Le caractère expérientiel (subjectif, et donc partiel) s’oppose à la dimension de généralisation (et donc d’impartialité) qu’implique au contraire l’exigence d’objectivité. Pourtant, nous aurons autant de difficulté à décrire de manière satisfaisante notre propre expérience lorsque nous l’envisageons du point de vue d’autrui que nous aurons du mal à comprendre l’expérience d’une autre espèce quand nous l’envisageons depuis le nôtre. Pas plus qu’on ne pourrait dire à quoi cela ressemble en général que d’être une chauve-souris, on ne pourrait dire à quoi ressemble en général un monde vu depuis un point de vue divin. Il n’y a pas de « spectateur impartial » ni de « point de vue » de nulle part, si l’on ne veut pas ôter à la vision toute épaisseur. Merleau-Ponty avait proposé une distinction utile qui permet de clarifier ce débat. Il y a deux façons de concevoir un point de vue désintéressé, expliquait-il dans Sens et non-sens : le point de vue divin et le point de vue de Sirius 2. Dans le contexte d’une compréhension de l’histoire naturelle du monde, cela donne deux résultats qui sont aux antipodes. Le point de vue divin serait celui auquel adhère Bossuet, et il implique l’œil divin de la Providence pour laquelle l’élément le plus infime du monde possède un sens, même si celui-ci échappe encore aux acteurs. Le point de vue de Sirius s’en démarque, puisqu’il n’est pas divin, mais seulement très éloigné. C’est la perspective de Micromégas de 1. Thomas Nagel, Le Point de vue de nulle part, trad. Sonia Kronlund, Paris, L’Éclat, 1993. 2. Maurice Merleau-Ponty, Sens et Non-sens, Paris, Gallimard, 1995, p. 111.

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Voltaire, par exemple, auquel on attribue parfois l’invention de l’expression « point de vue de Sirius ». Pour Merleau-Ponty, c’est surtout la perspective de Charles Seignobos, l’historien positiviste, dont l’idéal serait un regard qui relèverait tout, même l’élément le plus insignifiant. Or il y a là pourtant un paradoxe constitutif, qui est le paradoxe de toute vision totalisante, puisqu’à force de se faire un regard auquel plus rien ne doit échapper, tout finit par se dérober : tout voir, c’est ne rien voir en particulier, puisque le relief fait défaut. Percevoir, c’est toujours percevoir quelque chose. En ce sens, percevoir quelque chose, c’est précisément ne pas tout percevoir, mais bien quelque chose : toute perception implique une sélection, une opération de soustraction, ce qui veut dire laisser de côté certaines choses pour mieux en saisir d’autres. Mais d’autre part, la perception procède également à un travail d’intensification, puisque dans la mesure où elle prélève, elle met en avant, de sorte qu’on pourrait dire que le percipere est une forme d’ex-cipere, toute vision une « ex-ception », dès lors qu’elle fait ressortir quelque chose sur un fond de possibles. Percevoir c’est alors effectivement toujours percevoir quelque chose, mais aussi percevoir ce quelque chose d’une certaine façon, ce qui veut dire également que toute perception s’ouvre toujours déjà sur de l’autre, sur une alternative : si ma perception implique que c’est toujours d’une certaine façon que je perçois, je dois faire place d’emblée à la possibilité de voir autrement. La possibilité de faire varier – de faire jouer les différences – s’avère alors un atout majeur dans l’obtention d’un progrès dans la connaissance, mais aussi dans l’organisation d’un monde commun. C’est à cette condition que, d’un garant du particularisme subjectif, le mot de « perspective » peut acquérir une force agrégative (pour reprendre les termes de Deleuze : la perspective n’est pas « une variation de la vérité d’après le sujet, mais la condition sous laquelle apparaît au sujet la vérité d’une variation 1 »). Cette capacité de faire varier le donné opère comme un multiplicateur des modes d’accès aux choses, afin d’éviter de n’être que dans la consolidation du même et dans le prolongement d’un état donné, et d’imaginer au contraire à partir d’options 1. Gilles Deleuze, Le Pli. Leibniz et le baroque, Paris, Minuit, 1988, p. 27.

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alternatives les pointillés du futur. En l’espèce, cela signifie que la convergence des points de vue n’a pas forcément un caractère coercitif voire réducteur – comme dans la mise au pas organisée dans les régimes autoritaires –, mais permet d’amplifier les forces sur des enjeux précis. La convergence équivaut alors à agréger des points de vue pour les recroiser sur des enjeux circonscrits et sectoriels, ce qui suppose à chaque fois de maintenir ouverte la possibilité d’une ré-vision, le fait que toute vue doit donc permettre, en droit, l’option d’être revisitée par une manière alternative, par une vision renouvelée et différente.

PETITE MORPHOLOGIE DE LA PERSPECTIVE

Tentons brièvement de systématiser quelques-uns des constats que nous avons pu faire, sous la forme d’une petite morphologie de la perspective, en commençant par ces trois concepts : point de vue, aspect et perspective : (i) Point de vue : la notion de point de vue se définit par rapport au sujet, et elle définit le rôle joué par la situation à partir de laquelle quelque chose est appréhendé par un (ou plusieurs) spectateur(s). (ii) Aspect : la notion d’aspect se définit par rapport à l’objet, et elle définit la manière dont quelque chose se donne à voir, selon un certain profil, à un (ou plusieurs) spectateur(s). (iii) Perspective : la notion de perspective ne se réduit ni à ce qui est visé ni au sujet de cette visée, mais nomme au contraire un certain rapport structural.

Sur cette base, on peut étendre cette description, et signaler d’autres paramètres qui informent la perspectivité, avec son caractère d’adresse, antireprésentationnel, objectif et pluriel. (a) Adresse : toute perspective est toujours une perspective pour quelqu’un, elle est orientée, et possède donc une structure d’adresse. Dire qu’une certaine façon de voir est l’aspect sous lequel quelque chose se présente pour un spectateur, c’est insister sur ce caractère orienté des apparitions. (b) Anti-représentationalité : la perspective n’est pas une représentation. Et tant que telle, la perspective n’est pas un intermédiaire

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(une représentation ou un intercesseur quelconque), mais un vecteur de sens. Le sens est une affaire de sens, puisqu’il est impensable sans un champ. (c) Objectivité : toute perspective est toujours une perspective de quelque chose, c’est un point de vue sur un objet, elle est à son propos. Toute objectivité présuppose non pas l’absence de perspective, mais plutôt une sorte de trans-perspectivité. Loin de relativiser les choses, c’est grâce à la perspective qu’elles accèdent à une consistance véritable. Loin d’être un vecteur qui relativise, la perspective est au contraire quelque chose qui fait réaliser. (d) Pluralité : une perspective qui s’arrogerait le droit d’être la seule perspective légitime cesserait d’être perspectiviste, car elle nie la possibilité des positions alternatives. Là où il n’y a pas d’alternatives, il n’y a pas de perspective. Concéder que les choses sont une affaire de perspective, c’est déjà concéder qu’il y a toujours (du moins potentiellement) d’autres perspectives possibles. Le perspectivisme impose la possibilité d’une ré-vision.

Pas plus qu’il n’y a d’arrière-monde, il n’y a d’arrière-perspective. Réalistes de tous les pays, encore un petit effort…

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Le fantôme (spinoziste) dans la machine (à différences) : sur les « ontologies plates » David RABOUIN

J’ai été cordialement invité à faire partie du réalisme viscéral. Évidemment, j’ai accepté. Il n’y a pas eu de cérémonie d’initiation. C’est mieux comme ça 1.

Parmi les nombreuses variantes qui émaillent le tournant réaliste de la philosophie dite « continentale », la figure de l’« ontologie plate » tient une place de premier plan. Comme le rappellent les éditeurs du volume The Speculative Turn lorsqu’ils entreprennent de retracer la généalogie de cette tendance, 2002 fut à cet égard une année décisive, avec la publication par Manuel DeLanda de Intensive Science and Virtual Philosophy et par Graham Harman de Tool-Being : « Tous les deux proclamaient leur réalisme et c’était peut-être la première fois que cela était fait de manière sérieuse dans la tradition continentale récente 2 » – et tous deux, ajouterons-nous, sous l’égide de la platitude (mot d’ordre lancé à cette occasion par DeLanda, tandis que Harman préfère parler d’ontologie « orientée objet », ou « OOO »). 1. Roberto Bolaño, Les Détectives sauvages, Paris, Christian Bourgois, 2006, p. 13. 2. Levi R. Bryant, Nick Srnicek et Graham Harman (dir.), The Speculative Turn, Melbourne, re.press, 2011, p. 2.

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Quelques années plus tard, les lecteurs français découvraient l’Objet quadruple de Graham Harman, suivi par Forme et Objet de Tristan Garcia 1. À la même époque, Levi Bryant publiait, dans une collection dirigée par Harman et Latour, sa Démocratie des objets 2. La version « plate » se singularise dans le « tournant réaliste » demande-t-il au début de son livre s’il fait vraiment « œuvre de réalisme, en pensant les choses plutôt que notre accès à ces choses ». À quoi il répond que son approche ne peut pas être qualifiée de réaliste au sens où elle distinguerait une classe de choses « réelles » qu’il s’agirait d’opposer à d’autres « choses » – par exemple aux constructions, parfois folles et insensées, que notre esprit peut faire et qui, elles, ne seraient pas indépendantes de notre accès à elles. Il s’agit plutôt de laisser être toutes ces choses, à égalité. Dans le rejet des « philosophies de l’accès », Garcia pointe alors vers les « métaphysiques orientées objets 3 ». « Réalisme bizarre », comme dit Harman, où il s’agit de donner droit égal à des choses aussi diverses qu’un passeport américain périmé, Dioclétien, les gnostiques, un cône, une intégrale, des chevaux ailés, des Hobbits ou le quartier de Zamalek au Caire 4. Le but de ce texte est d’esquisser un rapprochement entre ces ontologies et celle proposée par Spinoza dans son Éthique. Cette confrontation peut surprendre. Car si l’on excepte la version « deleuzienne » formulée par DeLanda, dont je ne traiterai pour cette raison qu’indirectement, les autres formes d’ontologies plates ne se réfèrent pas positivement à Spinoza. À vrai dire, elles s’y opposent même plutôt frontalement 5. De fait, si la philosophie 1. Tous les deux parus dans la collection « MétaphysiqueS » aux Puf, en 2010 et 2011 respectivement. 2. L. R. Bryant, The Democracy of Objects, Ann Arbor, Open Humanities Press, 2011. 3. L’autre référence citée dans ce passage est, sans surprise, Manuel DeLanda. 4. G. Harman, L’Objet quadruple, Paris, Puf, 2010, p. 13. Même catalogue à la Borges chez Garcia, Forme et Objet, Paris, Puf, 2011, p. 10-11. 5. Harman distingue deux orientations opposées des ontologies plates, l’une issue de Spinoza et qui conduit au « pré-indivualisme », l’autre issue de Leibniz et qui conduit aux philosophies « orientées-objet » (The Speculative Turn, op. cit., p. 36). Même idée chez L. R. Bryant, The Democracy of Objects, op. cit., p. 95 s. Garcia voit en Spinoza le modèle le plus pur de la dissolution des

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spinoziste partage bien des traits avec ce programme, à commencer par le souhait de redéployer – comme y avait insisté Deleuze –, une conception univoque de l’être, elle ne s’en sépare pas moins – comme l’avait également bien vu Deleuze – d’être irréductiblement feuilletée : Ce n’est pas l’immanence qui se rapporte à la substance et aux modes spinozistes, c’est le contraire, ce sont les concepts spinozistes de substance et de mode qui se rapportent au plan d’immanence comme à leur présupposé. Ce plan nous tend ses deux faces, l’étendue et la pensée, ou plus exactement ses deux puissances, puissance d’être et puissance de penser. Spinoza, c’est le vertige de l’immanence auquel tant de philosophes tentent en vain d’échapper. Serons-nous jamais mûrs pour une inspiration spinoziste 1 ?

D’un côté, l’invocation d’une ontologie « plate » dans l’héritage « deleuziano-spinoziste » me semble relever du pur et simple malentendu ; de l’autre, le fait que les versions non spinozistes partagent néanmoins, comme je vais essayer de le montrer, un cadre ontologique étrangement similaire à celui qu’a élaboré Spinoza, invite à questionner dans son fond leur revendication à la « platitude ». Faute de place, il ne me sera pas possible d’entrer dans le détail des différentes versions de l’ontologie plate et je me contenterai, de manière un peu injuste, de les prendre comme un programme unifié. Ma seule excuse sera de suivre en cela la description d’un de ses acteurs, Levi Bryant, qui a proposé quatre thèses distinctives et principielles que je rappellerai pour commencer et sous lesquelles je me placerai. Mais il y a également une raison plus profonde : quelles que soient les nuances (nombreuses) qui les séparent, les auteurs que je vais suivre ici (Garcia, Harman et Bryant) partagent bien une conception commune de l’ontologie qui se manifeste par le fait que leurs systèmes sont largement compatibles. Il suffit en effet de coller bord à bord ces ontologies choses dans une « plus que chose », op. cit., p. 31-32. À vrai dire, la version de DeLanda ne comprend pratiquement aucune référence à Spinoza. Au moins ne s’y oppose-t-elle pas et en récupère-t-elle plusieurs éléments via Deleuze. 1. Gilles Deleuze et Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 1991, p. 50. Sur le caractère « feuilleté » de toute ontologie qui découle de cette position d’immanence, voir ibid., p. 51.

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pour obtenir un tableau complet, comme si chacun avait entrepris d’en caractériser un aspect particulier. Pour l’annoncer d’un mot, Garcia s’intéresse plutôt à élaborer une ontologie formelle, à montrer en quoi elle peut soutenir un projet encyclopédique aujourd’hui, mais se désintéresse des aspects phénoménologiques ou épistémologiques pris pour eux-mêmes. Graham Harman prend son départ, à l’inverse, dans une approche phénoménologique et tend à remonter vers des conditions formelles où l’intentionnalité ne serait plus au cœur de la relation aux choses. Bryant, enfin, s’intéresse aux questions épistémologiques soulevées par la question du réalisme scientifique et complète (explicitement) l’approche de Harman d’une pensée du « virtuel propre » des choses, conçues comme « machine à différences » (difference engines). Je voudrais montrer dans ce qui suit qu’en regroupant ces différentes approches, on récupère un système comparable à celui qu’a dessiné Spinoza et qui se reconnaît à certaines étrangetés caractéristiques.

QU’EST-CE QU’UNE ONTOLOGIE PLATE ?

Dans The Democracy of Objects, Levi Bryant propose la caractérisation suivante : Une ontologie plate rejette toute ontologie de la transcendance ou de la présence qui privilégierait une sorte d’entité comme origine de toutes les autres et comme pleinement présente à elle-même. Il n’y a pas de super-objet qui rassemble tous les objets dans une unité simple et harmonieuse. Une ontologie plate refuse de privilégier la relation sujet-objet, ou humain-monde, en y voyant une forme de relation métaphysique différente en nature des autres relations entre objets. Une ontologie plate défend le fait que toutes les entités sont sur un pied d’égalité et qu’aucune entité, qu’elle soit artificielle ou naturelle, symbolique ou physique, ne possède une dignité ontologique plus grande que d’autres 1. 1. Je paraphrase L. R. Bryant, The Democracy of Objects, op. cit., p. 246.

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Comme on le voit, l’ontologie plate prend son départ dans un thème bien connu, qui a déjà derrière lui une longue histoire philosophique, celui de « l’univocité de l’être ». Mais cet héritage est vaste et diversifié. En particulier, la ligne qui court de Duns Scot à Deleuze en passant par Spinoza et Whitehead ne semble pas devoir être confondue avec celle qui passe par Brentano et Meinong et qui a nourri tant de débats dans la tradition analytique et phénoménologique. Pour fixer les idées, j’en proposerai le schéma simplifié suivant (en indiquant une « place » flottante, qui doit être prise cum grano salis, et où pourraient se situer nos différents auteurs) 1 : Ens ut exprimabile ?

Deleuze (Whitehead)

Spinoza Duns Scot Heidegger (Grégoire de Rimini)

Ens ut cogitabile ?

Manuel DeLanda Levi R. Bryant Graham Harman

Husserl, Twardowski

(Brentano)

Tristan Garcia

Meinong Russell Ens ut significabile ?

Quine

(Alain Badiou)

Ces différentes lignées, et leurs oppositions, apparaissent très clairement chez les auteurs qui vont m’intéresser (Garcia, Harman et Bryant). Tous trois se distancient de la ligne spinoziste au motif qu’elle tomberait dans un monisme de la substance où tous les objets se perdraient dans un fond indifférencié de 1. J’ajoute à ce schéma le nom d’Alain Badiou qui, bien que ne pouvant être rangé parmi les ontologies plates, pour plusieurs raisons sur lesquelles je ne peux m’attarder, partage bien des affinités avec ce programme et s’y trouve régulièrement convoqué.

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l’être 1. Harman identifie ce monisme comme une version « préindividualiste » du réalisme contemporain, tandis que Bryant y voit le principal danger menaçant la pensée du virtuel deleuzien (qu’il tire largement, en fait, de DeLanda). La manière dont ils se placent, par contraste, dans un héritage meinongien, se marque dans leur insistance à faire valoir toutes sortes d’entités tance : êtres contradictoires, fictions, entités symboliques, etc. En cela, ils se séparent de tout projet centré sur une forme ou une autre de naturalisme et en particulier de l’idée que l’ontologie doit se reconfigurer sous la forme d’une « philosophie de la nature » (un danger que courent assurément certaines versions « deleuziennes » de l’ontologie et que l’on tend trop souvent à confondre avec l’original). Mais force est de remarquer que ce premier point de démarcation est, en fait, un point de rencontre. La première question n’est pas, en effet, celle du naturalisme, mais celle du statut de la négativité qui se trouve engagée dès qu’on cherche à exclure certaines entités du régime commun de l’être. La question n’est pas de savoir quelle place on entend donner à la « Nature », aux choses « naturelles » ou « réelles », mais, comme le rappelle Garcia, de savoir si ces choses sont censées se distinguer d’autres « choses ». Quel statut ontologique va-t-on réserver à ce négatif de la chose « réelle », à ces choses qui ne sont pas de vraies choses ? Or c’est précisément le propre du spinozisme de s’être écarté de toutes les autres formes de naturalisme classique en déployant une ontologie intégralement positive, c’est-à-dire dans laquelle toute négation se ressaisit comme affirmation et dans laquelle il n’y a justement pas d’autre du réel. Il en résulte notamment que toutes les productions de l’esprit, aussi folles, contradictoires, absurdes, fictives qu’elles paraissent, enveloppent autant de réalité que n’importe quoi d’autre 2. 1. On reconnaît là la vieille accusation d’acosmisme lancée contre Spinoza et dont Hegel a donné la version la plus comique dans ses Leçons sur l’histoire de la philosophie : « Il mourut le 21 février 1677, dans sa 44e année, atteint de phtisie, dont il souffrait depuis longtemps – en accord avec son système dans lequel toute particularité et toute unicité disparaissent dans la substance unique » (art. « Spinoza »). 2. Voyez par exemple le scolie de la proposition 17 de la deuxième partie, où Spinoza avance que les « imaginations de l’esprit » ne sont ni plus ni moins

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À quoi notre ontologue plat se récrira certainement qu’il ne s’agit nullement pour lui de donner droit de cité à des fictions de l’esprit, à côté des choses physiques. Il s’agit, si on le suit, d’aller bien plus loin, en accordant aux fictions elles-mêmes un être indépendant de l’esprit. Mais c’est précisément la position qui découle immédiatement du fameux « parallélisme » spinoziste. Car si « l’ordre et la connexion des idées est le même que l’ordre et la connexion des choses », comme l’affirme avec éclat la célèbre proposition 7 de la seconde partie de l’Éthique, il en découle immédiatement que toute entité pensée correspond à quelque chose de réel (une « chose »), que l’esprit certes exprime, mais qu’il ne saurait produire (en quoi la corrélation spinoziste n’a rien à voir avec ce que le réalisme spéculatif appelle « corrélationisme 1 »). « Que nous concevions la Nature sous l’attribut de l’Étendue ou sous l’attribut de la Pensée ou sous un autre quelconque, commente Spinoza, nous trouverons un seul et même ordre ou une seule et même connexion » (Éthique II, 7 sc.). Ce qui veut bien dire que tout ce qui se pense sous l’attribut pensée peut également se penser sous un autre attribut, sans perte. Il est tout à fait remarquable qu’au-delà de la communauté des thèses, la construction de Garcia repose sur un argument similaire quand il s’agit de défendre la réalité, voire la « matérialité » des entités inexistantes : Le problème, c’est qu’il nous est impossible d’établir une différence définitive entre ce qui serait une chose matérielle et ce qui ne le serait pas. Toute chose possède en effet quelque chose de matériel : si je dis qu’une licorne n’existe pas matériellement, je comprends bien que l’expression linguistique « une licorne » existe matériellement – c’est un son ou un agencement de signes. […]

Il est vain de se demander si une chose est ou non « matérielle » – car pour toute chose on trouvera quelque chose de matériel et quelque chose qui ne l’est pas. Le problème n’est pas en effet de pouvoir désigner les choses qui seraient matérielles – ce qu’on a le loisir de tenir sous la main, ce qui est concret, ce qui n’est pas réelles que les autres idées et qu’il faut simplement considérer qu’on peut leur adjoindre ou non l’idée de l’inexistence de leurs objets. 1. Précisons également que l’attribut pensée n’a aucune raison d’être lié uniquement à un esprit humain.

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fantaisiste… Le problème est plutôt de trouver ce qui est matériel dans une chose, et ce qui ne l’est pas 1. Le fait que pour toute chose, on puisse trouver « quelque chose de matériel et quelque chose qui ne l’est pas » est une autre thèse aux échos spinozistes indéniables, dont on s’étonne qu’elle ne soit pas thématisée comme telle dans le système – d’autant que c’est une telle perspective qui faisait dire à Deleuze qu’une ontologie univoque n’est jamais plate, qu’elle advient nécessairement à l’articulation des différentes faces d’un plan d’immanence 2. Mais je voudrais surtout indiquer ici que le geste qui préside à ce feuilletage est inséparable de la nécessaire positivité de l’être (c’est-à-dire au fait que l’être doit internaliser la différence ontologique). Les passages que Garcia consacre au « rien », et qui ont précisément pour but de rappeler qu’il n’y a pas d’autre que l’être, sont saisissants à cet égard. Ils reproduisent presque mot pour mot la thèse spinoziste selon laquelle le négatif n’est jamais que l’idée positive (d’une absence, d’une inexistence) que l’on ajoute 3. Gardons en pour le moment le soupçon que la ligne de démarcation entre un héritage spinoziste et un héritage meinongien n’est pas aussi claire qu’il y paraît – dès lors, tout du moins, qu’on se permet de l’interroger à partir de certaines questions qu’elle a omis de poser.

VERSIONS DE L’EN-SOI

Un des problèmes majeurs de toute ontologique plate est de parvenir à redonner consistance aux « choses », et donc de les sortir du réseau de relations où elles entrent et risquent toujours de se dissoudre, sans pour autant retomber dans une vieille conception de la substance qu’il paraît difficile de défendre face 1. Tristan Garcia, Forme et Objet, op. cit., p. 53. 2. Même recours aux faces de l’objet chez Harman : « Chaque entité a deux faces. Plutôt que d’une théorie des deux mondes, nous devrions parler d’une théorie des deux faces, une philosophie née sous la figure proverbiale de Janus » (G. Harman, L’Objet quadruple, op. cit., p. 126). 3. T. Garcia, Forme et Objet, op. cit., p. 55-58.

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aux modes de connaissance scientifique actuels 1. Garcia distingue ainsi deux manières de perdre les choses (deux « circuits de l’être ») selon qu’on les écrase dans des « plus que choses », substance ou constituants élémentaires, ou dans des « moins que choses », les réduisant à n’être que les effets superficiels de vecteurs qui les traversent et les dépassent. Harman fait une distinction comparable au travers de ce qu’il nomme la démolition (overmining) et l’ensevelissement (undermining) des choses. De manière remarquable, l’un et l’autre aboutissent alors, quelles que soient leurs divergences par ailleurs, à une même solution (reprise à son tour par Bryant). Elle consiste d’abord à séparer deux types de relations : celles qui entrent dans la chose (les relations « domestiques » chez Harman, rebaptisées « endo-relations » par Bryant) et celles qui sortent de la chose (les « relations étrangères », rebaptisées « exo-relations »). De manière non moins intéressante, ils parviennent à la même proposition : la chose est conçue comme ce qui advient dans l’écart entre ces systèmes de relations. Il revient à Garcia d’avoir posé le problème au niveau le plus général d’une ontologie formelle et il est remarquable qu’il ait alors retrouvé le même opérateur fondamental que Spinoza, l’« être dans ». De fait, les choses se donnent d’abord à nous en tant qu’elles entrent dans des relations de conditionnements diverses qui en font des « objets », ce que Spinoza appellerait des « modes » (qui sont toujours « dans autre chose »). C’est le régime général de ce qui entre dans une chose et de ce dans quoi elle entre. On objectera qu’il y a néanmoins une première différence fondamentale liée au fait que pour les ontologies plates, l’autre catégorie d’entités ouvertes par l’« être dans », l’in se, que Spinoza appelle « substance » et dans laquelle se trouvent les « modes », ne saurait avoir droit de cité. Il ne saurait y avoir, on l’a vu (thèse 2) de « super-objet qui rassemble tous les objets dans une unité simple et harmonieuse », pas plus qu’il n’y a « d’entité origine de toutes les autres et pleinement présente à elle-même » (thèse 1). C’est bien là le sens des critiques à l’égard 1. Il y a peu à ajouter, de ce point de vue, au diagnostic que livrait déjà Cassirer sur l’évolution du savoir scientifique dans son ouvrage de 1910, Substance et Fonction.

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du « monisme » de la substance. Mais cette lecture de la substance spinoziste comme « archi-objet », origine des autres êtres où ils se dissoudraient, est de loin la plus pauvre et la moins charitable que l’on puisse produire. Elle fait fi, en effet, de la position d’immanence de la substance à ses modes que pose la proposition 18 de la première partie et qui faisait dire à Deleuze dans le passage cité plus haut que Spinoza était le « prince des philosophes », celui qui avait poussé au plus loin l’exigence d’immanence. Spinoza lui-même en a donné la paraphrase suivante : « la puissance universelle de la Nature tout entière n’est rien en dehors de la puissance de tous les individus pris ensemble 1 ». Autrement dit, il n’y a pas, chez Spinoza, un super-objet qui viendrait rassembler les objets/modes en leur apportant quelque chose de plus. Plus précisément, de tels super-objets existent assurément, comme existe chez Garcia et Harman ce qu’ils appellent « univers 2 », mais ils sont justement des (super-)objets : ce sont, chez Spinoza, les fameux « modes infinis » médiats et immédiats. « Dieu ou la Nature », pour sa part, n’est pas un super-mode. Il n’est rien en dehors de l’ensemble des rapports de puissance entre les individus. On est donc loin d’une vision « pré-individualiste » de l’être ! « Dieu ou la Nature » est ce que toute pensée de l’univocité doit poser à son horizon dès lors qu’elle proclame à la fois qu’il n’y a qu’un seul sens de l’être et que les choses ne doivent pas être réduites à leurs rapports de conditionnements. Or c’est exactement ce qu’avance immédiatement l’ontologie plate formelle : « Toute chose a deux aspects : elle est un objet en tant qu’elle est comprise dans d’autres choses, elle est une chose 3 en tant qu’elle est comprise dans autre chose qu’une chose 4. » Cette « autre chose qu’une chose » est ce que Garcia appelle « monde », 1. Spinoza, Tractatus Theologico-politicus, chap. XVI. 2. De manière intéressante, Harman qualifie cet univers par l’enveloppement des objets les uns dans les autres : « We have a universe made up of objects wrapped in objects wrapped in objects wrapped in objects », Guerrilla Metaphysics : Phenomenology and the Carpentry of Things, Chicago, Open Court, 2005, p. 85. 3. Harman parlerait plutôt, pour sa part, d’objet « réel ». 4. T. Garcia, Forme et Objet, op. cit., p. 57.

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par différence avec « l’univers » des objets, et sa définition correspond remarquablement à celle de la Nature spinoziste : « Le monde n’est pas une réalité qui préexiste aux choses dont on pourrait dire qu’il est tel ou tel : il n’est rien d’autre que ce dans quoi toute chose entre également, et qui n’entre en rien 1. » L’ontologue plat objectera peut-être que le problème n’est pas tant ici la position d’un « autre chose qu’une chose », sur laquelle repose la distinction entre la totalisation objective des choses (l’univers, la facies totius universi) et le royaume des choses ellesmêmes. Le problème posé par le « monisme de la substance » est plutôt qu’il dissout la réalité des choses en les privant de l’autonomie qui est au cœur de toute ontologie « orientée objet ». Mais il s’agit là, à nouveau, d’une lecture bien pauvre et peu charitable. De fait, tout lecteur attentif de l’Éthique sait que Spinoza ne s’en est pas tenu au couple mode/substance, in alio/ in se, et a été amené à introduire une autonomie de la chose – la chose quantum in se est –, qualifiée par sa puissance propre ou conatus (Éthique III, 6 et 7). Ceci est une étape décisive pour une pensée des « choses singulières » (res singulares), un concept central de l’Éthique qui devrait suffire à lui seul à écarter les accusations aveugles d’acosmisme et de monisme indifférencié 2. On retrouve un dispositif similaire chez Garcia (et Harman et Bryant) avec la thèse selon laquelle la chose a une forme d’autonomie qui ne se résorbe ni dans ce qui entre en elle, ni dans ce dans quoi elle entre (c’est-à-dire les relations modales ou « objectives »), mais advient dans l’écart ou la différence entre ces deux systèmes de relations qui la singularisent dans cette « autre chose qu’une chose 3 » qu’est « le monde ». Cette théorie de l’écart n’est pas facile à comprendre au niveau formel et s’éclairera mieux dans le cadre de l’approche plus phénoménologique que nous aborderons dans la section suivante. On verra notamment que Bryant est amené (pour échapper à 1. Ibid., p. 65. 2. En regard de l’affirmation selon laquelle la Nature n’est rien d’autre que la puissance des individus pris ensemble, on doit ici rappeler son symétrique : « plus nous comprenons les choses singulières, plus nous comprenons Dieu » (Éthique, V, 24) – un énoncé qui n’a évidemment aucun sens si les choses singulières ne sont pas réellement distinguées. 3. T. Garcia, Forme et Objet, op. cit., p. 19.

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certaines apories que j’expliciterai) à la qualifier justement comme puissance ou « virtuel propre ». Néanmoins, il est remarquable que Garcia en donne déjà un exemple séminal qui n’est pas sans évoquer « l’effort pour persévérer dans l’être » spinoziste : elle lui sert en effet à décrire la vie comme résistance 1.

DU VIDE À LA PUISSANCE

L’inconvénient de l’approche « formelle » (qui correspond grosso modo à celle que Spinoza suit dans la première partie de l’Éthique) est qu’elle reste très éloignée des questions de théorie de la connaissance et qu’en conséquence, le lien qu’elle entretient avec notre rapport aux choses qui nous entourent n’est pas toujours très clair. La stratégie de Garcia consiste à lui juxtaposer une approche encyclopédique. Mais cette stratégie a quelque chose de déstabilisant dans sa manière de ne jamais prendre à bras-le-corps, fût-ce pour la critiquer et la destituer, la question traditionnelle du rapport entre connaissance et choses. Il n’en va pas de même des approches de Harman et Bryant, dont je vais me servir dans cette section pour compléter notre tableau. Le point de départ de la philosophie « orientée objet » de Harman est la théorie heidegerrienne de l’ustensilité, conçu comme machine de guerre contre la réduction de l’objet à sa seule donation pour une conscience (sous la double forme des esquisses perceptives, qui le constituent en objet sensuel perçu, et des variations eidétiques, qui le constituent comme objet sensuel connu). On se rappelle l’analyse de l’outil cassé d’Être et Temps qui permet à Heidegger d’indiquer cette résistance de la chose dès lors qu’elle échappe à son ustensilité, son être « sous la main ». Harman en tire une manière de compléter le schéma husserlien en réintroduisant un objet réel, qui subsiste là même où sa prise 1. « Une cellule eucaryote, déjà, marque une différence accentuée entre ce qui est en elle et ce dans quoi elle est, une certaine résistance énergétique de cette différence » (ibid., p. 209).

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dans l’intentionnalité dysfonctionne, c’est-à-dire qui se donne précisément lorsqu’il se retire de la prise 1. Cette approche correspond, au niveau thématique, à ce qu’on peut trouver dans la seconde partie de l’Éthique où il s’agit de compléter une ontologie formelle par des questions de théorie de la connaissance. Or elle retrouve surtout l’idée qu’il y a fondamentalement trois genres de connaissance : la connaissance perceptive, plus généralement l’imagination, qui nous donne un accès irréductiblement partiel à un objet imaginé ; la connaissance rationnelle qui correspond à la manière dont l’objet se trouve pensé dans des rapports de composition (ce que Spinoza appelle « notions communes ») ; et un troisième genre, entrevu dans le retrait de la chose, et qu’il nous faut maintenant élucider. De fait, aux premiers schémas, où l’autonomie de l’objet-chose ne s’indique encore que dans le dysfonctionnement, Harman adjoint deux types de considérations, par où il entend poursuivre au-delà de Heidegger. D’abord, il lui importe de pouvoir ménager un lien authentique de l’objet réel à ses qualités réelles. Ici, sa référence va à la conception de la monade leibnizienne. Or il ne fait pas de doute qu’une telle connaissance serait pour Leibniz de type métaphysique. Elle correspond donc à l’introduction d’un troisième genre de connaissance (qui caractérise le discours du philosophe, en l’occurrence la description de Harman lui-même) dans laquelle la chose singulière peut être pensée dans son autonomie 2. Par ailleurs, il convient également d’extraire ce schéma de son origine phénoménologique, humaine trop humaine. Pour cela Harman s’appuie sur la relation de préhension thématisée par Whitehead, qui lui permet d’intégrer le rapport de la conscience au monde à un schéma plus général de relation entre objets. Comme je l’ai indiqué précédemment, cette thématisation de la relation sujet-objet comme forme de relation objet-objet s’obtient gratuitement dans le cadre du parallélisme spinoziste. 1. G. Harman, L’Objet quadruple, op. cit., p. 42 et 58. Voir, dans ce volume, le texte intitulé « La troisième table » (N.d.E.). 2. Spinoza dirait pour sa part que le troisième genre procède de l’idée adéquate des attributs à la connaissance adéquate de l’essence des choses singulières (Éthique, II, 40 sc. 2).

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Bryant s’en rend d’ailleurs bien compte en proposant de substituer au concept whiteheadien le concept spinoziste d’affect 1. Il est un autre point, cependant, où Harman aurait dû se détacher de son origine phénoménologique, c’est la nature même des objets que la phénoménologie pose à son horizon et qui sont, le plus souvent, des objets mésoscopiques perçus. La question se pose notamment de savoir ce qu’il advient des objets construits par les savoir scientifiques (souvent ni mésoscopiques, ni perçus). Or en ce point, Harman recule de manière spectaculaire. Alors qu’il avait annoncé une ontologie où tous les êtres seraient traités à parts égales, il déclare maintenant : « il n’y a rien de moins indépendant que les objets tels que les définissent les sciences naturelles. Heidegger nous répète constamment que de tels objets sont des abstractions : ils réduisent les choses du monde à un ensemble de traits sous-la-main qui échouent à capturer la réalité cryptique et retirée des choses 2 ». De fait, les objets décrits par les sciences ont ceci de singulier qu’ils ne s’écartent pas de leur ustensilité, ni ne semblent pouvoir dysfonctionner. Ils s’épuisent dans leur description fonctionelle et éidétique. C’est ici que l’approche de Bryant s’avère un complément nécessaire (elle se présente d’ailleurs comme telle, même si elle apporte également beaucoup de choses nouvelles). De fait, elle est la seule à prendre à bras-le-corps la question du réalisme et de l’autonomie des objets à partir du discours scientifique. Maintenant que nous avons établi la nécessaire autonomie de la chose d’un point de vue formel (comme écart entre endo- et exorelations) et d’un point de vue phénoménologique (à travers le dysfonctionnement où la « chose » se donne en se retirant), encore faut-il s’assurer que cette approche peut s’étendre aux objets des sciences. Or ce dernier passage, on l’a vu, ne va nullement de soi. Les sciences, en effet, ont tendance à réduire les choses à des conditions objectives, où ils sont donc tout entiers capturés dans des relations. C’est précisément l’écueil auquel se heurte Harman. Garcia est lui aussi particulièrement flottant sur 1. Sur les avantages de cette substitution, voir L. R. Bryant, The Democracy of Objects, op. cit., p. 116. C’est le seul renvoi positif à Spinoza que j’ai pu trouver chez ces auteurs et il me semble hautement significatif. Remarquons que le concept d’affectio aurait peut-être été plus parlant ici. 2. T. Garcia, Forme et Objet, op. cit., p. 63.

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ces questions. Il caractérise les sciences comme « établissement des caractéristiques spécifiques au mode de compréhension d’objets par un objet supérieur » ; une science, écrit-il encore, « n’est rien d’autre que l’effectuation, soit globale soit locale soit scalaire, de ce procès qui ouvre l’univers vers le plus gros et vers le plus petit 1 ». Ce qui semble signifier que la science n’a affaire qu’à des objets, et que l’écart entre ce qui entre dans la chose et ce qui en sort y est par conséquent ineffectif. La force de Bryant est d’avoir en ce point introduit la problématique du réalisme scientifique, dans la version qu’en propose Roy Bhaskar. L’idée de Bhaskar, simple et profonde, est de mettre en avant le processus d’acquisition de connaissance propre aux sciences expérimentales et qui présuppose, dans son principe même, que l’objet ne soit pas donné en transparence dans son expérience immédiate, et mieux, qu’il ne le soit en fait dans aucune expérience 2. C’est ce que Bhaskar appelle le caractère « intransitif » de l’objet et dont il montre qu’il est une condition (ontologique) de la science expérimentale dès lors qu’elle suppose un système d’objets ouvert 3. C’est la pièce qui nous manquait. Or il est remarquable que la prise en compte de cet aspect conduise Bryant à requalifier ce que Harman ne pouvait thématiser que comme « retrait » ou « vide » de la chose 4 (et Garcia comme pure différence). Le principe même de la démarche expérimentale est, en effet, que certains événements puissent être ou non actualisés (sans quoi l’expérience serait immédiatement transparente aux objets), ce qui veut dire que la condition d’autonomie de la chose se précise non seulement comme « machine à différences » (comme chez Garcia), mais surtout comme « virtuel 1. Ibid., p. 174. 2. Roy Bhaskar, A Realist Theory of Science, New York, Routledge, 2008. On doit regretter ici que Bryant n’ait pas étendu son interrogation aux objets des sciences mathématiques qui restent, au bout du compte, le grand point aveugle de ces ontologies 3. Bryant s’écarte néanmoins de Bhaskar en valorisant cette ouverture des situations objectives. Voir L. R. Bryant, The Democracy of Objects, op. cit., p. 121. 4. « L’objet est un cristal obscur retiré dans un vide qui n’appartient qu’à lui : irréductible à ses propres composants, et également irréductible aux relations extérieures qu’il entretient avec les autres choses », G. Harman, L’Objet quadruple, op. cit., p. 57.

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propre », structuré et actif (mais pas nécessairement actuel). Au bout du chemin, l’autonomie de la chose se retrouve donc selon une modalité qui concorde remarquablement avec la catégorie de conatus, par quoi l’essence des « choses singulières » se donne comme activité structurante propre.

CONCLUSION

Faute de place, j’arrêterai là une comparaison qu’on pourrait pousser bien plus loin. Mais quel est l’intérêt d’un tel constat ? S’agit-il simplement d’indiquer qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil et que nos jeunes « réalistes spéculatifs » et autres « onticologues » feraient mieux d’aller réviser leurs classiques plutôt que de croire qu’ils sont en train de réinventer la métaphysique ? Ce serait bien vain. L’enjeu me paraît plus vaste. Car la philosophie de Spinoza est, on l’a rappelé, une ontologie irréductiblement feuilletée. Elle ne reconnaît pas un, mais deux opérateurs ontologiques fondamentaux : in et sub. Dans son fond, elle pose, comme l’avait bien vu Deleuze, que l’univocité de l’être va nécessairement de pair avec une théorie de l’expression qui internalise les différences ontologiques et au premier chef, la différence de la pensée et de l’étendue. Or ce constat est intéressant pour deux raisons que je voudrais évoquer pour finir : tout d’abord, il invite à questionner le passage aussi dangereux que répandu chez nos modernes « réalistes » d’une critique des « philosophies de l’accès » à une oblitération pure et simple de la question des rapports entre pensée et étendue – questions qui finissent immanquablement par resurgir en sous-main et fragilise les bases des systèmes proposés 1. Cela touche notamment à la question des différentes « faces » de la chose, une image qu’on retrouve aussi bien chez 1. Voir à ce sujet Ray Brassier, « Delevelling : Against “Flat Ontologies” », in Channa van Dijk et al. (dir.), Under Influence : Philosophical Festival Drift (2014), Amsterdam, Omnia, 2015, p. 64-80.

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Harman que chez Garcia et dont la justification, comme l’insistance, reste bien mystérieuse. Ensuite, elle invite à poser la question de la norme du discours philosophique. Il est bien connu que Spinoza a posé, d’une manière particulièrement hautaine et « non plate », que tous les régimes de vérités ne se valaient pas et que les mathématiques avaient fourni aux hommes une « norme de vérité » sans laquelle ils seraient restés définitivement dans l’ignorance et la superstition. Or cette antienne, qui fleure bon sa naïveté rationaliste, a précisément un fondement ontologique dans le fait que la pensée n’est qu’une face de l’être, tout ce qu’on en dit se produisant également sur l’autre face, l’étendue. La logique, pour Spinoza, a un répondant spatial (qui, dans le vocabulaire de l’époque, peut être appelé « ordre géométrique »). Or les nombreux schémas dont Garcia et Harman émaillent leurs traités, que sont-ils, sinon des formes maladroites et rudimentaire de cette « logique » à laquelle ils ne veulent pas s’inféoder ? La « topologie » qui forme la structure interne de l’objet clivé de Bryant 1, qu’indique-t-elle sinon cette expression spatiale de l’être ? À ne pas vouloir penser le couplage de la pensée et de l’étendue, ne se trouve-t-on pas immanquablement amené à rejeter le feuilletage de l’être dans la forme de sa présentation ? Mais en quoi cela fait-il une ontologie « plate » ?

1. L. R. Bryant, The Democracy of Objects, op. cit., p. 91 s.

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TROISIÈME PARTIE

Idéalisme.Réalisme

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De l’inévitabilité rationnelle de l’idéalisme à la nécessité logique du réalisme Francis WOLFF

RAISON ET LOGOS

On a souvent déploré l’ambiguïté du mot grec logos. Qu’il puisse désigner (entre autres sens puisqu’il signifie aussi « rapport », « proposition », « formule », « définition ») à la fois la « raison » et le « langage », la rationalité et la discursivité, rend certains textes grecs opaques et leur traduction difficile. L’équivocité du mot est regrettable, mais plus encore la confusion des choses, l’assimilation de la faculté de raisonner et de l’aptitude à parler. En effet, la langue naturelle, avec ses équivocités, son imprécision syntaxique et sémantique, est très souvent un obstacle à la clarté et à la rigueur du raisonnement. C’est ce que tous les logiciens, d’Aristote à Frege, ont souligné, et c’est pourquoi ils ont tenu à substituer aux langues naturelles la langue formelle du calcul qui garantit la validité des inférences auxquelles la langue ne se prête guère. En effet, une machine ou un dieu peuvent raisonner sans langage. Une machine calcule. Un dieu pense. Ni l’un ni l’autre n’ont besoin de parler. La raison de la machine ou du dieu semble ainsi doublement libérée des contraintes pesant sur la langue ordinaire : elle est affranchie à la fois de la nécessité de parler de quelque chose (la logique traite de l’objet quelconque) et de la nécessité de parler à quelqu’un. Ainsi purifiée, la raison gagne en pertinence, en fiabilité et en rigueur.

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Mais, ne peut-on inversement, déplorer la perte par la ratio de tout rapport à la langue ? À se couper du langage et de la parole, la raison philosophique ne court-elle pas un autre risque, plus grave, celui de se nier elle-même en devenant pathologiquement déraisonnable ? Il se pourrait en effet que l’ambiguïté contingente du terme grec logos recèle une vérité nécessaire : il n’y a pas de raison sans parole – autrement dit, à un certain degré d’abstraction, parole et raison ne font qu’un. La faculté rationnelle, sans les conditions de la langue naturelle (si une telle chose était possible) ne serait plus elle-même. Loin d’être libérée d’une sorte de poids qui l’attache à la matière, elle qui rêverait de s’évader vers les cimes du raisonnement pur sans être tenue par les obligations de la communication humaine, la raison sans parole (celle d’un dieu ou une machine) déraisonne lorsqu’elle est incarnée dans un être vivant. Elle rencontre forcément le spectre de l’idéalisme et s’épuise vainement à le réfuter. Elle devient « folle » au sens classique du terme. Métaphysiquement folle. Insensée. Un être vivant parfaitement rationnel qui ne disposerait pas du langage serait comme un fou pour qui le monde même est un songe. Inversement, remise sur les rails du langage, la raison-langage s’épuiserait vainement à poser l’idéalisme qui n’aurait pas même de sens pour elle. Sans langage, la raison gagne en rigueur, mais elle perd bien plus : elle perd d’un coup le monde et elle-même. Si l’homme était un « animal rationnel » et non un « vivant doté de logos », il perdrait le monde et se perdrait lui-même.

LA RAISON ET LA PERTE DU MONDE

L’argumentation « idéaliste » de Berkeley prête généralement à sourire, tant son propos semble insensé. Il faut cependant la prendre au sérieux parce qu’elle semble irréfutable. Et c’est cette insupportable irréfutabilité qui en fait le spécimen de la raison philosophique moderne. Quand nous faisons de notre mieux pour concevoir l’existence des corps extérieurs, nous ne faisons pendant tout ce temps-là

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De l’inévitabilité rationnelle de l’idéalisme…

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que contempler nos propres idées. Or l’esprit, ne faisant aucune attention à lui-même, a l’illusion de croire qu’il peut concevoir des corps – et qu’il le fait en effet – qui existent sans qu’ils soient pensées, ou qui existent hors de lui ; mais, dans le même temps, ces corps sont appréhendés par l’esprit et existent en lui. Il suffit d’un peu d’attention pour que quiconque découvre la vérité et l’évidence de ce que nous disons ici, et pour rendre inutile toute insistance sur de nouvelles preuves contre l’existence de la substance matérielle 1. On peut résumer l’argument de la façon suivante : il est impossible que soit conçu quelque chose de non conçu, parce que le fait de le concevoir contredit immédiatement ce qui est conçu. Il y a une contradiction (dite pragmatique) entre l’acte de concevoir et son objet supposé (le non-conçu), le fait qu’on le conçoive contredisant immédiatement qu’il soit non conçu. Une difficulté concerne la manière dont il faut interpréter la majeure implicite du raisonnement : ce qui est inconcevable ne peut pas être 2. Si l’on accepte cette prémisse, on a la version forte de l’argument. On devra en conclure (comme Berkeley) : tout ce qui est est conçu. Autrement dit, il n’y a rien hors de la pensée : aucun corps, aucun espace. C’est l’idéalisme proprement dit. Si l’on juge la prémisse excessive, on a la version faible de l’argument : comme nous ne pouvons pas concevoir ce qui n’est pas conçu, il est possible qu’il n’y ait rien que ce qui est conçu. C’est la possibilité de l’idéalisme. Autrement dit, selon la version forte, l’idéalisme est prouvé ; selon la version faible, il est impossible de prouver le réalisme. La version faible de l’argument paraît irréfutable : il est impossible de savoir s’il existe quelque chose hors de la pensée. La 1. George Berkeley, Principes, I, § 22-23, trad. M. Phillips, in G. Berkeley, Œuvres, I, Paris, Puf, sous la dir. de Geneviève Brykman, 1997, p. 329-330. Voir aussi Berkeley, Dialogues, I, 200. 2. L’argument semble présenter une autre difficulté : le passage (illégitime ?) entre « concevoir quelque chose » et « concevoir que [quelque chose est le cas] ». Bien qu’il soit indéniablement impossible de concevoir quelque chose de non conçu, il se pourrait qu’on ne puisse pas en inférer qu’il soit impossible de concevoir qu’il y ait quelque chose qui soit non conçu. Nous ne traiterons pas ici de cette difficulté.

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raison ne pourra jamais prouver le réalisme. Le monde est une hypothèse inutile à la pensée rationnelle 1. Cet argument (dans sa version faible) peut être utilisé par la raison à quatre niveaux différents qui la mettent de plus en plus en péril : le niveau de la connaissance humaine des choses, de leur essence, de leur existence ; le niveau de l’existence des autres ; le niveau de l’existence du passé.

IDÉALISME TRANSCENDANTAL

À un premier niveau, l’argument permet de fixer des limites à ce qui est connaissable. On dira : que pouvons-nous connaître des choses hors de nous sinon ce qui nous en apparaît. Évidemment rien. C’est l’idéalisme transcendantal « à la Kant ». Par définition, nous ne pouvons pas connaître ce qui échappe à nos moyens de connaissance. Sous cette forme appauvrie, l’argument idéaliste semble d’autant plus irréfutable qu’il paraît tautologique : nous ne pouvons connaître que ce que nous pouvons connaître. Nous ne pouvons donc pas savoir comment sont les choses en elles-mêmes, c’est-à-dire indépendamment de la manière dont elles sont pour nous. La connaissance humaine en général n’a accès qu’à des « phénomènes », jamais aux « choses en soi ». Ce n’est pas une limitation de la connaissance, c’est sa définition. On ne peut prétendre connaître une chose indépendamment de la connaissance qu’on en a. Autant allumer la lumière pour voir comment sont les choses dans l’obscurité. Autant s’imaginer mort : quand je m’imagine mort, je me vois voyant le monde sans moi, mais le fait que je le vois contredit le fait que je me suppose ne plus y être : le voir, c’est y être, y être, c’est pouvoir le voir. Va voir là-bas si j’y suis, dit le monde – et il y est si et seulement si nous y sommes. 1. Nous précisons « rationnelle » pour deux raisons : parce qu’il s’agit du résultat d’une inférence (puisque, etc.) qui en outre inclut des modalités (impossible/nécessaire).

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C’est une interprétation bénigne de l’argument idéaliste. Il n’est pas sans une contrepartie positive : il ouvre à la possibilité même de la connaissance scientifique. Il nous laisse libres de connaître rigoureusement, scientifiquement la réalité empirique, dans la mesure des moyens humains de connaissance : nos concepts, nos modes d’intuition, nos modes d’inférence. La raison perd certes la certitude d’atteindre les choses en soi, mais c’est sans gravité puisqu’elle peut connaître la réalité telle qu’elle s’offre à elle. Mieux : les efforts permanents des sciences pour dépasser les apparences et atteindre une réalité qui se dérobe sans cesse ont pour corrélat la nécessité du progrès indéfini. Au contraire de l’épistémè des Anciens, qui est un savoir, l’idée moderne de « science » suppose l’inachèvement constitutif de la connaissance. Les sciences modernes, dans leur histoire, sont la réalisation concrète du doute fondamental dont l’idéalisme transcendantal est porteur. Ou plutôt : celui-ci ne fait que traduire métaphysiquement l’essence des sciences physiques. Le fait que la « réalité en soi » ne peut jamais nous être donnée est, pour les sciences depuis les Temps modernes, le moteur interne du perfectionnement permanent de leurs dispositifs expérimentaux, du redécoupage incessant de leurs frontières, de l’arborescence instable des disciplines, de la redéfinition de leurs objets et de la réfutabilité de leurs théories. Les sciences nous disent à leur manière ce qu’affirme l’idéalisme transcendantal : il n’y a pas de savoir des choses en soi, il n’y a que des connaissances phénoménales. Le problème, c’est que, dès que la raison a mis le doigt dans l’engrenage idéaliste, elle va y passer tout entière. L’idéalisme bénin va nécessairement se révéler malin. Et de plus en plus malin. Le piège se referme. Dès lors que l’argument est admis, même dans sa version faible, il est sans limite : et on n’a aucune raison de le refuser puisqu’il se présente comme une inoffensive tautologie : on ne connaît que ce qui est connaissable. Plus la raison croit s’élever grâce à cet argument, plus il en précipite la chute. Plus il s’approfondit, plus elle s’affaiblit. Inévitablement.

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190 IMMATÉRIALISME

Selon la première interprétation de l’argument, nous ne pouvons pas atteindre ce que sont les choses en elles-mêmes. Mais nous pouvons aller plus loin et mettre en doute qu’elles sont. L’argument qui vaut pour l’essence des choses vaut aussi pour leur existence. Non seulement nous ne pouvons pas savoir ce que sont les choses indépendamment de nous, mais si elles existent hors de nous. L’objectivité du monde devient hors de portée. C’est ce que vise Berkeley. Tout ce que nous pouvons savoir de l’objectivité, c’est ce en quoi et par quoi elle est subjective. Certes, nous voyons les choses hors de nous, nous sentons leur résistance, mais c’est la preuve que nous les sentons, qu’elles nous résistent, non qu’elles existent. Il n’y a rien que des sensations, et une sensation non sentie par un être sentant est une contradiction dans les termes. La matière hors de nous, hors de l’esprit, est une hypothèse inutile. Elle est sans doute une illusion – peut-être utile à notre survie – mais sans fondement épistémologique ou ontologique. La raison doit pouvoir s’en passer. Revoilà l’argument : plus nous sentons qu’il y a un monde hors de nous, plus c’est la preuve que nous le sentons, et donc que nous sommes, et non qu’il est. Plus il nous paraît que les choses sont, plus il est certain que nous sommes. Esse est percipi aut percipere. L’idéalisme transcendantal est devenu immatérialiste. Tout est en nous, il n’y a rien dehors. Sous cette forme, l’argument est la réciproque du cogito. Il m’est impossible de penser que je n’existe pas, parce que je pense que je ne suis pas est immédiatement contredit par le fait que je le pense. Réciproquement, il n’est pas nécessaire que quoi que ce soit existe hors de ma pensée puisque tout ce que je pense exister hors de moi existe pour ma pensée. C’est le recto et le verso d’un même constat : plus je m’efforce de penser que je ne suis pas, plus je suis convaincu que je pense ; plus je m’efforce de penser que quelque chose existe hors de moi, plus je suis derechef convaincu que j’existe parce que je le pense et moins je suis convaincu que quelque chose d’autre existe. Le Cogito c’est bien, à condition d’en sortir. Par exemple, chez Descartes, par un deus ex machina, ou plutôt par un deus in

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cogitatione. Malheureusement, on ne sort pas si facilement de sa réciproque : l’argument idéaliste. On ne peut que s’y enfoncer.

SOLIPSISME

Mais alors, où s’arrêter ? Car, selon le même argument, nous pouvons, nous devons même, non seulement mettre en doute que le monde existe, mais que nous existons. « Nous », c’est-à-dire vous et moi. Car par quelle raison devrais-je admettre que ce que je sens, ce que je vois, ce que je touche, vous le sentez, vous le voyez aussi, vous le touchez aussi ? Aucune. Pourquoi devrais-je supposer que mes moyens de connaissance sont les mêmes que les vôtres ou ceux de tous les hommes. De ce que je sens ou pense, je ne puis inférer ce que vous pensez ou sentez ; cela me demeure à jamais opaque puisque je ne le connais qu’à travers mes moyens de connaissance (sensation, pensée, etc.). Je ne pourrai jamais savoir ce que ça fait d’être un autre, d’être vous par exemple. Mais il y a plus. Car, selon le même processus rationnel que précédemment, je peux passer de l’impossibilité de connaître l’essence des autres à l’impossibilité même de connaître leur existence. Comment saurais-je qu’ils existent – que vous existez – si ce n’est que vous existez pour moi. Par la même raison que nous n’avons d’autre moyen de savoir que le monde existe que par l’effet qu’il a sur notre esprit, je n’ai pas d’autre moyen de savoir que vous existez que par l’effet que vous avez sur mon esprit. Quelle raison aurais-je de penser qu’il y a d’autres esprits qui pensent ? Je n’accède jamais à votre conscience, à votre esprit, je ne peux jamais sortir du mien. La possibilité de l’inexistence du monde mène à la nécessité de l’existence de l’esprit, mais seulement du mien. Les autres esprits me demeurent résolument aussi opaques que le monde extérieur, et par conséquent que la chose en soi. Revoilà l’argument : plus je pense, plus je crois, plus je sens qu’il y a d’autres esprits qui pensent, qui croient, qui sentent, plus c’est la preuve que je le pense, que je le crois ou que je le sens.

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Tout est en moi, il n’y a rien dehors. Je suis seul au monde. L’idéalisme est devenu solipsiste. Me voilà comme une machine ou un dieu. Une machine calcule d’autant mieux qu’elle ne pense à rien. Un dieu se pense d’autant plus lui-même qu’il n’y a rien ni personne qui soit digne de sa pensée 1.

PRÉSENTISME

Mais où s’arrêter ? Car, selon le même argument, quelle preuve ai-je que ce qui apparaît présentement à mon esprit et qui me prouve en effet, et indubitablement, que j’existe (seul au monde, certes), ne vient pas d’y apparaître justement, et que je ne viens pas de naître au monde à l’instant ? Tout ce que je sais, c’est que j’existe maintenant, non que j’existais il y a vingt ans ou il y a une seconde. En fait, d’une manière générale, et même si j’admettais que je ne suis pas le seul esprit, que d’autres esprits existent hors de moi, vous, nous, et même qu’un monde existe hors de nous, quelle preuve avons-nous que ce monde n’a pas commencé il y a un jour, une minute, un instant ? Car tout ce que nous savons du passé, nous ne le savons qu’au présent. Au présent, nous sentons, certes, mais c’est aussi au présent que nous nous souvenons. Et nous ne pouvons savoir que quelque chose est passé que si cet être passé est, d’une manière ou d’une autre, présent pour nous. Le passé n’est jamais accessible en soi mais seulement pour nous au présent. Au fond, il n’y a jamais de passé en soi, c’est-à-dire au passé, mais seulement au présent – ce qu’on appelle sa présentité. Au fond, peut-être que le monde vient d’être créé il y a un instant. Et, qui sait ?, créé pour moi. Certes, si des choses hors de nous existent, elles nous fournissent des marques, des indices de leur existence passée qui les différencie de leur existence présente. Peut-être. Nous avons des preuves objectives de leur ancienneté, du fait qu’elles ont existé 1. Aristote, Métaphysique, XII, 1074b15-1075a10.

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avant maintenant, donc qu’elles changent, qu’elles ne sont plus ce qu’elles étaient, et par conséquent qu’il existe un passé. Mais si, selon les quatre niveaux précédents de l’argument, tout ce qui m’est accessible en toute certitude est mon esprit, et si tout ce qui est dans mon esprit ne m’est accessible qu’au présent, alors c’est mon propre passé et donc tout le passé du monde qui s’évanouissent avec le monde et avec les autres. Tout ce qui m’apparaît comme étant mon propre passé n’est qu’un état actuel, présent, de mon cerveau, si toutefois une telle chose existe. Je suis comme cet ordinateur dont toute la mémoire est actuelle, forcément actuelle ; je suis comme cette partie d’échecs saisie à n’importe quel moment, dont un esprit rationnel sait tout ce qu’il y a à savoir sur la situation et les enjeux, sans avoir besoin de supposer qu’elle a un passé, qu’elle résulte d’une histoire. Tout est donné au présent. On ne voit pas donc pas comment il serait possible d’échapper à ce mouvement délétère, fatal, dans lequel nous entraîne l’argument idéaliste, même dans sa version faible. On ne peut pas connaître les choses en soi. On ne peut même pas savoir, en toute certitude, si elles existent. On ne peut savoir ce que ça fait d’être un autre. On ne peut même pas savoir, en toute certitude, si les autres existent. On ne peut pas savoir ce que je suis, puisque je ne sais pas ce que j’ai été mais seulement ce que j’en sais maintenant, et je ne peux même pas savoir si j’existe hors de maintenant. Il n’y a peutêtre pas de monde. Il n’y a peut-être personne d’autre que moi. Et moi-même, j’existe à peine, peut-être viens-je d’être. Je suis seul au monde ; ou plutôt seul sans monde ; ou même, seul sans moi, parce que, sans passé ni futur, je ne suis que l’éclair d’un instant. Il se peut qu’il n’existe qu’un être, doté d’une existence précaire, instantanée, comme une lueur d’existence. À peine un être : la pensée fugitive d’un instant.

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194 LES VRAIS IDÉALISTES

On le voit : il n’est rien de plus déraisonnable. N’est-ce pas une forme de folie ? La folie pure. Un autre nom de la raison pure – pure parce que sans monde, sans autrui et sans passé. pour parler de ceux qui déraisonnent, ou, pour parler comme Descartes, de ces « insensés, de qui le cerveau est tellement troublé et offusqué par les noires vapeurs de la bile, qu’ils assurent constamment qu’ils sont des rois, lorsqu’ils sont très pauvres ; qu’ils sont vêtus d’or et de pourpre, lorsqu’ils sont tout nus ; ou s’imaginent être des cruches ou avoir un corps de verre. Mais quoi ! ce sont des fous » (Première Méditation). La naissance et le développement de la psychiatrie, et corrélativement le concept de « maladie mentale », ont mis fin à cette opposition. La psychose n’empêche pas les sujets, dans certains cas, de raisonner et même, parfois, d’être scrupuleusement rationnels, la paranoïa étant l’illustration par excellence de ce délire ratiocinant, de cette excroissance pathologique de la rationalité. On reprendra ici cette distinction entre raison et déraison pour montrer les limites de la rationalité, la « déraison » étant définie non pas comme l’absence de raison, ni même comme ses défaillances, mais comme un certain usage illimité de la rationalité qui la rend, pour ainsi dire, folle. Car supposez que quelqu’un croie vraiment, non pas que le monde a commencé maintenant, il y a un instant, mais que ce soit simplement possible, ou, ce qui revient au même, qu’il ne puisse pas faire de différence entre ce qui est présent et ce qui est passé, au nom du fait, indéniable, que nous ne pouvons savoir ce qui est passé qu’au présent. Supposez que quelqu’un croie vraiment, non pas seulement que le monde en soi est inconnaissable (cela paraît raisonnable), mais qu’il en vienne à douter, pour les mêmes raisons, de l’existence même du monde et à penser qu’il est possible qu’il n’y ait rien en dehors de la pensée, la sienne, que le monde matériel n’est qu’une illusion, que la réalité soit une chimère née de l’esprit, du sien, ou que rien, finalement, ne permet de distinguer le monde de la pensée ou la réalité du rêve, ou le passé du présent. Serait-il sage ou insensé ?

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Il peut certes nous arriver de caresser cette idée, pour ainsi dire en nous jouant, pour le plaisir de l’expérience de pensée, pour « faire le philosophe », en quelque sorte. Mais sérieusement ? Devient-on vraiment idéaliste, c’est-à-dire fou ? Il faut en fait rectifier : la folie, ce n’est pas l’idéalisme, c’est sa possibilité. C’est la version faible de l’argument. La folie, c’est la fragilité du réalisme, l’impossibilité vécue de parvenir à s’en assurer – comme la raison elle-même. Pure folie, raison pure. C’est le doute sur la réalité, sur son existence, l’incertitude sur ses limites. La folie, c’est la perte vivante du monde, c’est le flottement indécis entre esprit et réalité, c’est la porosité permanente entre intériorité de la pensée et extériorité du réel. La folie, ou même la psychose, ce n’est pas l’idéalisme lui-même, c’est la précarité du réel, c’est cette angoissante confusion où se trouve celui pour qui le monde vacille, quand la réalité hésite, perd de sa prégnance ou de son unité, que des réalités alternatives tantôt s’imposent et tantôt disparaissent, laissant l’esprit désemparé, inquiet, hors de soi parce que quelque chose du réel, mais quoi ?, est entré en lui ou que quelque chose de soi est sorti de soi pour en couvrir et en assombrir le réel, quand le passé ou l’imaginaire sont vécus au présent, sans distinction possible. La bénigne expérience de pensée du métaphysicien de cabinet, pour qui le monde n’est peut-être qu’un songe, est devenue l’effrayante réalité vécue du psychotique, ballotté entre la réalité et ses représentations. La raison du sage métaphysicien est devenue déraisonnable. Livrée à elle-même, la raison déraisonne. L’argument est rationnel, il est même irréfutable, et pourtant il mène nécessairement à la plus absolue déraison. Et la version forte de l’argument ? Si un idéaliste possible est un fou, qu’est-ce qu’un idéaliste réel ? Supposons un esprit rationnel qui ne se contenterait pas de douter du réalisme, comme l’insensé, mais pour qui, comme pour l’idéaliste, il n’y aurait vraiment, réellement, assurément, d’autre réalité que lui-même, aucun monde ni aucun être, hors de lui, et encore !, un « lui » précaire pour qui tout le passé et même tout le temps serait ramassé dans le présent. Qui croyez-vous que serait cet idéaliste absolu ? Réponse : un dieu. N’est-ce pas une certaine définition de Dieu, cet être absolument rationnel, pour qui l’être même, tout l’être, n’est hors de lui que parce qu’il est aussi, et d’abord,

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en lui, pour qui le temps tout entier est un maintenant, un nunc stans ? Sans corps en lui, et hors de lui, sans sensation ni perception qui ne soit intellectuelle, sans objet pour sa pensée qui soit hors de lui puisque tout ce qui est pensable est en lui, sa raison est pure pensée, « pensée de la pensée », mais une pensée sans extériorité, et donc la pure pensée d’elle-même en acte. L’idéaliste réel se prend pour un dieu sans monde. À moins qu’on ne préfère penser que l’idéaliste, c’est-à-dire la raison pure, soit une machine, calculant et raisonnant mieux que tout être humain, d’une puissance de calcul et d’inférence pratiquement illimitée, mais à qui il ne manque que le monde, autrement dit la réalité extérieure, pour être raisonnable. Car pour une machine, tout est dedans, rien n’est dehors. Tout est présent, rien n’est passé. La rationalité d’un ordinateur est une rationalité sans porte ni fenêtres, pour laquelle il n’existe aucun monde ni aucun autre, et dont toute la mémoire est actuelle. Ce n’est pas qu’il lui manque la conscience de soi pour être une personne, c’est plus gravement qu’il lui manque ce qui manque aussi à Dieu, mais pour des raisons inverses, il lui manque la conscience du monde, c’est-à-dire d’une réalité hors de soi. L’idéaliste réel est une machine sans portes ni fenêtres sur le réel. La machine et Dieu sont les deux seuls vrais idéalistes, le fou n’est qu’un idéaliste incomplet, un idéaliste malheureux parce qu’il est un réaliste incertain et flottant. Ces esprits sont pourvus d’une rationalité que j’appelle ratio. Que manque-t-il donc à ces esprits rationnels, parfaitement rationnels, pour ne pas déraisonner ? Le langage. Non pas un langage formel, dont Dieu ou la machine sont évidemment, suffisamment et même surabondamment pourvus. Mais bien un langage naturel, autrement dit la parole. Comme aux animaux, dont Étienne Bimbenet soutient non sans raison qu’ils sont idéalistes 1. Il leur manque cette raison-langage, qui s’appelle logos et qu’on peut définir par sa double dimension constitutive : parler à et parler de. Parler à quelqu’un d’autre, et parler de quelque chose. Parler à, c’est ce qu’on peut appeler la relation d’interlocutivité. Parler de, c’est ce qu’on peut appeler la relation d’objectivité. Le « à » garantit, a priori, que je ne suis pas seul au monde, 1. Étienne Bimbenet, L’Invention du réalisme, Paris, Cerf, 2015.

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et le « de » garantit a priori, qu’il y a une réalité hors de nous qui ne dépend pas de nous.

LA RECONQUÊTE DU MONDE PAR LE LOGOS

En effet, supposons que cet esprit pur, la simple ratio, dispose du langage. Supposons que, au lieu de se confondre avec le langage formel de la logique, cette raison naturelle (ratio) soit aussi, constitutivement, langage naturel, qu’elle soit donc logos. Alors cet esprit rationnel, en ce nouveau sens, ne peut croire à l’argument idéaliste, ni dans sa version faible, ni dans sa version forte. Le logos ne peut croire ce que lui montre la ratio. Le logos ne peut adhérer aux inférences de la ratio. Le logos ne peut pas être idéaliste. Il est clair qu’aucune raison absolue ne m’oblige à croire que d’autres que moi existent. Il est donc clair que, suivant la seule raison, je peux croire que je suis seul au monde. Cependant, il est aussi clair que si je le crois, je ne peux pas le dire. Je ne peux dire à quelqu’un « moi seul j’existe » parce que le seul fait que je le lui dise contredit ce que je lui dis. Mais la réciproque est vraie : si je ne peux pas dire à quelqu’un qu’il n’existe pas, c’est nécessairement que je crois qu’il existe. Voilà pour l’existence des « autres esprits ». Il y a peut-être des solipsistes, mais nous ne le saurons jamais. Car, pourquoi se confieraient-ils à nous, qui n’existons pas pour eux ? Il faut craindre, hélas, que les vrais solipsistes, ou plutôt les solipsistes version faible, ceux qui doutent de l’existence des autres esprits, de leur existence par eux-mêmes hors de leur propre esprit, soient ces grands mélancoliques muets, au comble de la détresse, qu’on croise parfois dans les couloirs des hôpitaux psychiatriques. Il en va de même de l’existence des choses. Ce que la ratio met en doute, le logos nous l’assure. En effet, il se pourrait que je m’adresse à quelqu’un et que je lui parle de quelque chose qui n’existe en fait que dans mon esprit : c’est ce qui peut nous arriver incidemment, c’est ce qui arrive parfois aux enfants, et souvent hélas aux psychotiques. Cela n’a rien d’impossible. Mais même

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si je parle à mon interlocuteur de quelque chose à quoi il n’a pas accès, si je m’adresse à lui, c’est que je crois que ce dont je lui parle peut exister pour lui, et pas seulement pour moi. L’adresse à autrui ne se fait que sous la supposition réaliste de l’existence de ce dont on parle, de ce dont nous nous parlons et qu’on nomme le « sujet » (dont il est question). Il y a plus. Si mon interlocuteur me répond, s’il me parle de la même chose, de ce même « sujet », là devant nous, et surtout si c’est pour m’en dire autre chose, et par exemple pour me contredire à son propos, c’est bien que, non seulement il est autre que moi, mais que ce dont nous parlons l’un et l’autre est quelque chose du monde, quelque chose qui existe hors de moi comme hors de lui, dans ce tiers-lieu qu’est la réalité hors de nous, dans ce lieu commun qu’est le monde. Le prédicat peut nous distinguer voire nous opposer, le sujet nous est commun. Je dis : « S est P. » Il me répond : « Non, S n’est pas P, mais Q. » S, au moins, est dans le monde hors de nous, ni seulement pour lui, ni seulement pour moi. L’interlocutivité est la pierre de touche de l’objectivité. Le monde ne peut nous être commun que parce qu’il n’est ni en moi ni en lui. Le triangle du langage humain (celui qui parle, celui à qui l’on parle, et ce dont on parle) est en même temps le triangle réaliste : il y a trois êtres distincts, que le logos empêche de confondre, avec chacun leur mode d’existence, aux trois sommets du triangle : le locuteur, l’allocutaire (tout autre esprit parlant) et le monde (tout ce dont nous pouvons nous parler). Il y a un lien consubstantiel qui unit les deux relations constitutives du logos, la relation d’interlocutivité et la relation d’objectivité. Elles n’existent pas l’une sans l’autre. Elles sont données en même temps. Elles ne sont pas non plus surajoutées à la ratio comme notre détour idéaliste pourrait le faire accroire, comme si le logos, c’était la raison plus le langage. Ces deux dimensions sont les données immédiates du logos. Le triangle du langage est insécable. En effet, parler, c’est parler de quelque chose à quelqu’un, c’est parler de quelque chose qui est présupposé être la même chose pour nous, mais dont nous pouvons dire, l’un et l’autre, autre chose. Le sujet dont nous parlons nous est commun ; il est « objectif », indépendant de lui comme de moi. L’objectivité n’est donc possible que sur fond de notre interlocutivité. Les prédicats,

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eux, peuvent toujours être autres pour lui et pour moi. S’il me dit que S est P, je peux lui répondre que S est en effet P, ou bien qu’il n’est pas P, ou bien encore que S est Q. L’altérité des prédicats relève de notre interlocutivité, laquelle n’est possible que sur fond d’objectivité, c’est-à-dire du fait que nous parlons d’une même chose du monde.

L’IMPOSSIBILITÉ DE L’IDÉALISME

Il y a plus. L’argument idéaliste de la ratio mettait en évidence une contradiction pragmatique dans le réalisme : je ne peux penser ce qui est en soi sans, du même coup, le penser pour moi. On en concluait donc qu’il est à tout jamais impossible de démontrer le réalisme. La réalité demeure toujours hors de portée. L’idéalisme est l’attitude naturelle de la ratio. De même, le réalisme est l’attitude naturelle du logos. C’est cette fois l’idéalisme qui paraît hors de portée. L’argument réaliste met en effet en évidence une contradiction pragmatique dans l’idéalisme. Il y aurait même une double contradiction, selon les deux relations du triangle de la parole : dans le fait de dire « interlocutivement » à quelqu’un « moi seul j’existe » (ou « tu n’existes pas »), et dans le fait de lui parler « objectivement » d’une chose dont je supposerais qu’elle n’existe pas. Ce n’est plus la contradiction pragmatique de la ratio entre ce qui est pensé et le fait de le penser, mais c’est la contradiction pragmatique du logos entre ce qui est dit et le fait d’en parler à quelqu’un. Le réalisme est une donnée constitutive du logos comme l’idéalisme est une donnée irréductible de la ratio. C’est donc d’un même acte, l’acte de parole, que nous sortons de l’idéalisme du monde et de l’idéalisme des autres esprits. L’interlocutivité, c’est-à-dire l’existence d’autres esprits, est donnée avec l’objectivité, c’est-à-dire avec l’existence du monde. Dans cette réfutation a priori de toute possibilité de l’idéalisme par le logos, on peut voir l’explication du fait, parfois remarqué et rarement analysé, que la philosophie ancienne, en dépit de l’immense richesse des hypothèses qu’elle examine, parfois les

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plus extravagantes, n’a jamais rencontré sérieusement l’hypothèse idéaliste 1. Ce n’est pas que le logos réfute cette hypothèse, c’est qu’il la rend a priori insensée. Inversement, pour la ratio, l’idéalisme semble toujours une donnée immédiate qu’on pourrait, au mieux, s’efforcer de réfuter, comme si le réalisme n’était finalement qu’un pari, toujours risqué, jamais une position rationnellement établie. Nous ne voulons pas dire, évidemment, que nous autres humains, ne sommes « réalistes » que parce que nous parlons. Le « réalisme humain » s’alimente aussi à des sources empiriques et dépend probablement de mécanismes cognitifs qui ajustent en permanence les données empiriques aux processus linguistiques. On n’a pas attendu les philosophes pour être réaliste ! Là n’est pas la question. Nous voulons seulement dire que, nous autres philosophes, ou métaphysiciens, serons forcément idéalistes tant que nous serons seulement rationnels : nous nous épuiserons toujours à vouloir prouver rationnellement l’existence de quoi que ce soit hors de nous et même hors de moi-maintenant. Mais nous autres philosophes, ou métaphysiciens, serons aussi forcément et tout aussi spontanément réalistes, si nous consentons à penser logiquement, c’est-à-dire « dialogiquement ». Car il n’y a aucune raison « logique » (au sens du logos, raison-langage) qui puisse jamais nous rendre idéalistes.

1. Voir Myles F. Burnyeat, « Idealism and Greek Philosophy : What Descartes Saw and Berkeley Missed », The Philosophical Review, 91 (1), janvier 1982, p. 3-40. Dans un des passages où l’on frôle cette hypothèse (Théétète : un mixte de théorie protagoréenne-héraclitéenne), on montre que cette théorie mènerait à des conséquences totalement absurdes, dont la plus extravagante serait qu’elle rendrait le langage impossible (179c-183c, p. 6).

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Nous voudrions revenir ici sur une opposition cardinale, manifestement fondatrice pour l’ensemble des débats actuels sur le réalisme. Pour qui assume un réalisme « fort », pour qui veut en finir avec toute forme de « corrélation » de l’être et de sa manifestation, alors il a en face de lui un type de philosophe qu’il perçoit comme un adversaire déclaré de son réalisme : l’idéaliste transcendantal. Ce dernier en effet non seulement se maintient dans la corrélation du réel et de la pensée mais même systématise celle-ci, niant qu’ont qu’on puisse penser quoi que ce soit qui excède la pensée, déniant toute légitimité autre qu’heuristique (comme le nom d’un interdit ou d’une illusion) à la chose en soi. « Nouveau réalisme » ou « idéalisme transcendantal », apparemment il faut choisir 1. Si être réaliste, ou l’être vraiment, c’est assumer qu’il puisse y avoir quelque chose indépendamment de son apparaître, ou qu’il puisse y avoir un monde indépendamment de la donation de monde ; si être réaliste c’est assumer l’idée d’un « Grand Dehors 2 » de la pensée ; alors le réaliste doit en finir avec les différentes formes de l’idéalisme transcendantal, qui ont toutes 1. De ce partage des eaux témoigne exemplairement, de Maurizio Ferraris, Goodbye Kant ! Ce qu’il reste aujourd’hui de la Critique de la raison pure, trad. J.-P. Cometti, Paris, L’Éclat, 2009 ; ainsi que son Manifeste du nouveau réalisme, trad. M. Flusin et A. Robert, Paris, Hermann, 2014. Voir également le sort réservé par Quentin Meillassoux à la « catastrophe kantienne » (p. 171), in Après la finitude. Essai sur la nécessité de la contingence, Paris, Seuil, 2006, chap. V. 2. Ibid., p. 21.

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en commun d’abolir cette extériorité du monde à l’égard de la pensée : le Je pense kantien, qui doit pouvoir accompagner toutes mes représentations ; mais aussi l’a priori universel de la corrélation, de Husserl ; enfin l’Ereignis heideggérien, cette co-appartenance de l’Être et de la Pensée. De quelque façon qu’on l’envisage, l’idéalisme transcendantal nous entretiendra toujours d’une pensée qui, aussi subtile soit-elle, se retrouvera toujours elle-même dans les choses. Il n’y a pas de milieu : une goutte de corrélation suffit à nous faire perdre à tout jamais la pureté de la chose en soi. Revenir sur une telle opposition, c’est bien sûr immédiatement s’attirer le soupçon de rouler pour l’idéalisme transcendantal, contre le réalisme. Il en va ici comme avec ces gens qui ne se disent ni de droite ni de gauche, mais qui par là même, comme disait Alain, s’identifient comme étant de droite : vouloir dépasser une opposition, c’est la plupart du temps choisir implicitement l’un des termes de cette opposition au détriment de l’autre. Pour autant, on pourrait avoir préalablement rebattu les cartes un peu usées de ce grand jeu philosophique, de telle sorte que l’idéalisme transcendantal nous apparaisse finalement comme la seule façon crédible de faire droit à un réalisme franchement « dé-corrélationnisé ». L’idéalisme transcendantal s’envisagerait alors comme un corrélationisme poussé à la limite de lui-même, une voie de sortie idéaliste hors de l’idéalisme. Pourquoi néanmoins vouloir suivre une telle voie (la voie transcendantale), quand cette voie semble bien la pire qu’on puisse imaginer au moment de faire droit au réalisme ? Quelles raisons singulières avons-nous de croire à un tel montage philosophique – une sortie idéaliste hors de l’idéalisme, une corrélation pour échapper à la corrélation ? En réalité nous n’avons guère le choix. Car nous ne sommes pas seuls en cette affaire. L’homme n’a jamais été seul avec lui-même, quand bien même une certaine absolutisation de sa vie pourrait lui faire croire l’inverse. Il est accompagné depuis le début par un personnage qui hante toutes ses pensées. Et qui parfois même, comme ce sera le cas ici, s’invite explicitement en elles. Ce démon philosophique qui ne laisse pas tranquille la question du réalisme, c’est l’animal. Nous sommes des animaux ou d’anciens animaux, comme on voudra dire ; or il se trouve que cette origine n’est pas étrangère

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à la question qui nous occupe. Dans la dispute de l’idéalisme et du réalisme l’animal est un personnage conceptuel avec lequel il faut compter. Pourquoi ? Et pourquoi compterait-il au point de nous pousser à d’étranges acrobaties philosophiques, comme de vouloir sortir de l’idéalisme par un autre tour (transcendantal) d’idéalisme ? Comme (anciens) animaux, nous le savons par cœur : vivre, c’est organiser autour de soi un milieu de vie, ce qu’on appelle communément une Umwelt ; c’est déployer un champ d’apparaître relatif à nos besoins et actions possibles ; c’est faire apparaître toute chose depuis soi, l’arbre comme refuge ou obstacle, le fruit comme bon ou mauvais, le congénère comme allié ou rival ; c’est polariser subjectivement ce qui est. En ceci l’animal est un sujet au sens fort du terme, et même au sens le plus fort qu’on puisse imaginer : un être qui subjective tout ce qui lui apparaît, tout ce qui lui arrive, tout ce qui le concerne. Sa capacité d’objectiver le milieu – de varier ses points de vue autour d’un invariant, comme d’aller au même endroit par deux trajets différents, ou de retrouver la même cachette à quelques semaines d’intervalle 1 – est elle-même une fonction pratique, et donc incapable de faire subsister la chose indépendamment du besoin. On ne connaît aucun animal s’intéressant pour elle-même à la composition minéralogique du rocher, se passionnant pour elle-même à la justice rendue, ou célébrant pour elle-même la beauté d’un site. Quelle raison aurait-il de le faire ? Il est trop occupé à vivre, comme nous le sommes nous-mêmes dans les trois-quarts de nos actions, et lorsqu’aucune institution humaine particulière ne nous détourne de l’affairement vital. Ainsi l’animal est en nous la corrélation de l’être et du paraître, la résorption de l’être dans sa manifestation subjective ; l’animal est en nous le grand corrélationniste. Dira-t-on alors, en vertu de cette animalité nôtre, que nous sommes enfermés dans la corrélation ? Dira-t-on, détournant la fameuse formule de Kant, que « nous ne connaissons a priori des choses que ce que nous y mettons nous-mêmes 2 » ? En réalité non. Car ce serait tenir que 1. Voir Tyler Burge, The Origins of Objectivity, Oxford, Oxford University Press, 2010. 2. Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, trad. A. Tremesaygues et B. Pacaud, Paris, Puf, coll. « Quadrige », 1997, p. 19.

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nous sommes des animaux comme les autres, ce qui est tout sauf évident. En réalité le vivant humain ne cesse de suspendre la corrélation ; c’est même là, sans doute, son geste fondamental. Avec lui nous éprouvons que l’intentionalité d’Umwelt, comme intentionalité idéaliste-subjective, n’est pas tout ; qu’elle n’épuise pas tous les aspects de notre rapport au monde et aux autres. Dans ce que Husserl appelle « l’attitude naturelle », tout au contraire, nous croyons que le monde existe indépendamment de nous. Nous sommes spontanément et viscéralement réalistes, voilà ce que Husserl constate à son corps défendant, comme l’origine de nos plus grands errements épistémiques. Mais cette croyance nous constitue, dit-il, elle est le « sol universel » de notre expérience, que présuppose « toute opération de connaissance 1 ». En elle nous oublions les conditions subjectives de l’apparaître au profit du déjà-là du monde. Le point important, c’est que ce réalisme dont nous entretient Husserl n’est pas une thèse philosophique ; c’est une attitude humaine, un mouvement de la vie qui précède toute réflexion philosophique, et dont la philosophie est bien obligée de tenir compte. C’est une « thèse » si l’on veut, mais au sens d’une thèse vitale, la présupposition fondamentale des vivants que nous sommes. L’attitude naturelle ainsi conçue tourne le dos au corrélationisme animal. Elle est l’oubli du corrélationisme, la présomption de toucher l’être sans nous, dévitalisé, exsangue, qu’il y aurait même si toute trace de vie avait disparu de la surface de cette terre. C’est bien sûr une attitude étrange, au regard du fonds animal de notre être. Mais qui interroge en toute sincérité son rapport au monde l’aperçoit partout. L’antécédence de la chose sur l’acte perceptif appartient à la grammaire de notre perception. On peut certes la révoquer en doute, au nom d’un scepticisme ou d’un relativisme ; on peut penser que notre perception méconnaît sa propre idéalité ; mais on devra quoi qu’il arrive tenir compte de cette méconnaissance, comme point de départ obligé de la réflexion. Toute la question, une fois qu’on a introduit l’animal dans la dispute de l’idéalisme et du réalisme, c’est alors de savoir comment le réalisme vient à la vie. Entendons : comment un 1. Edmund Husserl, Expérience et Jugement. Recherches en vue d’une généalogie de la logique, trad. D. Souche-Dagues, Paris, Puf, 1991, p. 34.

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animal, c’est-à-dire un être constituant à partir de lui tout ce qui lui apparaît, peut-il prétendre à ce qui est sans lui ou en soi ? À ce qui est, même s’il était mort ? Comment un animal (un sujet que rien n’aurait désapproprié de soi) peut-il opérer cette révolution copernicienne qui consiste à mettre au centre le monde, à jouer l’absolu du monde contre l’absolu de sa vie ? On voit bien qu’il n’est pas question ici d’interroger le réalisme comme position philosophique (le réalisme comme possibilité d’un réel indépendant de sa manifestation), mais bien comme attitude (le réalisme comme décentrement à l’égard de soi). Or une fois qu’on assume ce déplacement du réalisme comme thèse au réalisme comme croyance, une fois qu’on accepte de prendre au sérieux cette forme (disons phénoménologique) que l’animal impose à la question du réalisme, alors il devient clair 1°) que le corrélationisme est un point de départ obligé, et 2°) qu’on en sort toujours (dans l’attitude naturelle), mais que ce ne peut être alors que par une transformation propre à la corrélation. Sauf à renier notre passé ou notre fonds animal, sauf à occulter les ressources pratiques et affectives que l’animalité représente dans le tout d’une vie humaine, il faut tenir que c’est l’animalité ou la corrélation qui orchestre en nous le décentrement réaliste. Il y a là peut-être un paradoxe, mais en aucune façon une contradiction. Parce que comme vivants nous sommes subjectivement attachés à nousmêmes, on peut sans contradiction décrire phénoménologiquement, ou en termes de visée subjective, une croyance réaliste. On peut décrire les significations subjectivement vécues par le sujet, ses flèches intentionnelles, en les accompagnant jusqu’au monde en soi. On peut s’installer dans la corrélation de la pensée et de l’être pour décrire une pensée prétendant à l’être. Comment un vivant, c’est-à-dire un être corrélé à lui-même, peut-il prétendre à un dehors de la corrélation ? Comme l’idéalisme vital finit-il en réalisme ? À une telle question il semble que la philosophie ait offert, au long de son histoire, deux types de réponse bien différentes. La première pourrait s’appeler la « voie de la mort ». Elle hante la philosophie depuis le premier jour. On la voit courir de Platon à Heidegger, mais aussi de Herder à Gehlen. Chez tous ces penseurs le réalisme est l’effet d’une crise vitale : pour voir en face le réel, pour le voir « comme tel » à partir de lui-même et non depuis nous ou, comme dit Heidegger,

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pour « l’aviser » 1, il faut rompre le circuit de l’affairement pratique et de la préoccupation distraite. C’est une déficience de l’agir qui libère le regard ; c’est une dévitalisation qui accomplit l’accueil de ce qui est. L’idée peut même se généraliser et se hausser à la hauteur d’une véritable anthropologie philosophique : chez Gehlen par exemple l’être humain est précisément caractérisé par une telle vacance fonctionnelle, lisible en particulier dans la déshérence de ses instincts spécifiques. Il est « l’être lacunaire » (Mängelwesen) ou encore « l’orphelin da la nature » 2 ; abandonné par ses instincts, il compense par la culture ce que la nature ne donne plus. Il n’a plus de « milieu », si l’on entend par là un environnement taillé sur mesure de ses besoins et adapté à ses organes spécifiques, mais un « monde », c’est-à-dire un milieu indéfiniment extensible, comprenant tout le perceptible derrière le perçu, et tout l’imperceptible derrière le perceptible 3. Ainsi la pensée viendrait à l’homme toutes affaires cessantes, par l’effet d’une interruption qui nous libère de l’urgence et du besoin. On penserait par détachement : pour penser, il faut apprendre à mourir. Or à ce scénario platonicien, aussi vieux que la philosophie occidentale, on peut faire deux objections. La première est descriptive : elle consiste à remarquer que le déficit de l’agir aurait plutôt tendance à affoler cet agir et à nous y enfermer davantage, qu’à libérer l’esprit. Qui rencontre un problème fait tout pour en sortir, tente précipitamment toutes les solutions possibles, dans l’urgence et la contrariété ; il n’est pas vraiment dans la sérénité du « laisser-être » et dans « l’accueil » de la présence. À lui seul, et s’il n’est pas relayé par des institutions particulières, le dysfonctionnement n’est pas propice à la pensée détachée. La seconde objection est philosophique, et elle nous mène au cœur de notre propos. Croire qu’il suffit au vivant de ne plus rien faire pour aviser le réel, n’est-ce pas présupposer ce qu’il y a à montrer ? N’est-ce pas présupposer qu’une fois levé le voile de la préoccupation pratique, la vie aura d’emblée toutes les ressources pour faire droit au réel, ou que celui-ci sera 1. Martin Heidegger, Être et Temps, trad. E. Martineau, Paris, Authentica, 1985, § 13, p. 66. 2. Les deux expressions sont de Herder, cité par Arnold Gehlen in Essais d’anthropologie philosophique, trad. O. Mannoni, Paris, MSH, 2009, p. 52 et 96. 3. Ibid., p. 24.

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d’emblée fort de toute son autorité ? La question n’est-elle pas justement d’évaluer les ressources du vivant pour faire droit au réel et à son autorité ? C’est la question que nous posions plus haut mais qu’en réalité la voie de la mort élude, elle qui nous situe d’un coup dans un au-delà du vivre où rien n’est concrètement fait par le vivant pour mettre le monde au centre. Tout reste à faire du coup pour monter que la vie (la corrélation vitale) a en elle du mouvement pour aller jusqu’à une croyance réaliste. Que nous dit, inversement, l’idéalisme transcendantal ? Il constate, descriptivement, que le vivant humain par exemple lorsqu’il discute, vise un accord entre les interlocuteurs, mais un accord qui peut toujours se relancer en fonction d’arguments nouveaux ; que ce vivant lorsqu’il discute de manière sincère ambitionne ainsi un accord universel des esprits, un accord de tous les points de vue possible autour de la chose discutée ; que donc ce vivant se lance dans des discussions littéralement infinies, comme le sont en particulier les discussions scientifiques. On retrouve cette étonnante prétention à l’universalité au plan pratique, au sein de nos évaluations morales spontanées : il nous semble que certaines actions sont absolument répréhensibles, comme le mensonge, ou le fait de torturer inutilement un innocent. On peut enfin croiser l’aspiration théorique à une vérité partagée et l’aspiration pratique à une justice en soi en nous référant à la justice judiciaire, celle des tribunaux. Car celle-ci comme on sait « instruit » ses verdicts dans une enquête, qui est une recherche de la vérité : le juge d’instruction, et après lui les jurés, prétendront départager les « vrais » et les « faux » coupables. Un innocent en prison est quelqu’un qui vit « en sa chair », comme un scandale tout à la fois pratique et théorique, la condition qui lui est faite ; c’est quelqu’un qui à aucun moment ne doute de la vraie justice, qui fut bafouée, et de la vérité des faits, qui sera un jour reconnue. Qu’on le veuille ou non son vécu le plus intime, le plus viscéral, s’enfle d’aspirations absolues. Il revient à l’idéalisme transcendantal d’avoir reconnu cette conjonction du vivre et de l’universel, chez les vivants parlants et politiques que nous sommes. Des attentes rationnelles structurent certaines de nos formes de vie (comme ici la science, la morale ou la justice) ; à travers elles la vie humaine, jouant

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pragmatiquement le jeu de l’universel, prétend à davantage qu’à sa satisfaction. En quoi l’universalité du pour tous peut-elle éclairer la sortie hors du cercle vital de la corrélation ? Quel rapport entre les prétentions idéalistes élevées par les vivants humains et leur croyance réaliste en l’existence du monde ? En quoi cette « voie du nombre » (du pour tous ou de l’universel) nous aide-t-elle à répondre à la question du réalisme ? Nous avons à nouveau deux raisons, l’une descriptive l’autre philosophique, de suivre cette voie. On peut, tout d’abord, décrire la croyance réaliste comme une croyance « déictique ». Croire que le monde existe, c’est implicitement le désigner à l’adresse des autres. C’est dire : « Regardez, c’est le monde, c’est le même monde que nous voyons tous ensemble, l’unique monde de tous ». Cette deixis qui déclare l’unicité-universalité « du » monde, commun à tous les vivants possibles, cette deixis est au fond du réalisme sa pointe proprement transcendantale, son hubris proprement rationnelle. Si vraiment je prétends que l’arbre en face de moi existe et n’est pas une apparence privée, alors cela n’a pas d’autre signification que celle-ci : transcendant la vue que j’en ai, il est inépuisable en ses différents aspects, il est gros de tous les regards possibles sur lui. Reposant en soi, il appartient à tous en même temps qu’à moi. Cette dimension intersubjective d’inépuisabilité représente, en quelque sorte, la retombée phénoménale de son autosubsistance, l’indice subjectif de ce qui, en son extériorité, outrepasse toute expérience subjective. Nous allons implicitement au monde existant par la multiplicité perspective et l’universalité du « pour tous ». La seconde raison de croire à la voie transcendantale, c’est qu’à la différence de la voie de la mort elle ne présuppose pas ce qu’il y a à montrer. Elle n’élude pas, mais au contraire thématise les ressources dont le vivant humain peut se prévaloir pour croire que le monde existe. En ceci l’idéalisme transcendantal se présente comme une voie anthropologiquement crédible. Car en tant qu’idéalisme il parie sur des ressources propres au vivant luimême. Il s’en remet à des prétentions, en l’occurrence transcendantales ou universelles, mais en tout cas subjectivement élevées par ce vivant lui-même et à partir de lui-même. C’est toute la différence avec la voie de la mort : ici c’est au vivant qu’on demande d’éclairer la possibilité du décentrement réaliste ; c’est

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à la corrélation vitale qu’on demande ses « titres de créance », comme dirait Kant, justifiant la sortie hors de la corrélation. Ici le réalisme s’éclaire non depuis l’autorité magiquement présupposée du réel, mais depuis les aspirations subjectives des sujets vivants que nous sommes. Quand la voie de la mort est tendanciellement séparante et métaphysique, confiant à l’esprit humain le privilège inexpliqué de voir l’être en face, l’idéalisme transcendantal au contraire prend sobrement en charge les aspirations finies du vivant, pour accompagner leur transformation universalisante chez le vivant humain. L’idéalisme transcendantal pousse l’idéalisme vital poussé à la limite de lui-même, en direction de visées non plus finies mais infinies ; avec lui le corrélationisme justifie à partir de lui-même l’oubli de la corrélation, et ce par une démultiplication perspective du vivre plutôt que par son abandon. Cela signifie que nous ne rencontrons pas simplement le réel. Croire ceci, c’est présupposer le montage anthropologique qui confère au monde l’autorité insigne du déjà-là. C’est croire que le réel suffit à faire le réaliste. Le scénario transcendantal a pour lui au contraire de remettre le réaliste sur ses pieds de vivants, et de répondre à la question de savoir comment un vivant devient réaliste. Nous allons à l’être par la fiction rationnelle d’un monde commun à tous les vivants. Nous allons au réel par le rêve éveillé de l’universel. L’idéalité du « même pour tous » est la grande ressource que le vivant humain s’est donnée pour croire au Grand Dehors du monde. Cela signifie qu’il faut une anticipation infinie pour simplement accueillir le donné ; il faut une visée transcendantale pour simplement recevoir ce qui est. C’est en étant rationnel au sens de la validité universelle, qu’on devient rationnel au sens de l’effectivité. Ou, pour le dire avec Habermas (reprenant une formule de Wilfried Sellars), notre rapport à l’être est « stéréoscopique 1 » : il regarde d’un même mouvement vers la vérité et la réalité. Ainsi lorsque nous discutons c’est en présumant l’accord universel de tous les esprits, mais sur une chose réelle et dont la réalité juge chacun de nos arguments. Nous discutons concurremment en idéalistes et en réalistes, ambitionnant 1. Jürgen Habermas, Vérité et Justification, trad. R. Rochlitz, Paris, Gallimard, 2001, p. 195.

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d’un côté une société ouverte à tous les discutants possibles, mais avec un œil, d’un autre côté, sur la chose ou l’état de choses donnés en fait. La question du réalisme s’est déplacée. Nous l’avons animalisée, c’est-à-dire reformulée depuis le fond subjectif de l’animalité qui est en nous : comment un sujet approprié à soi et constituant activement son milieu de vie, peut-il se désapproprier en direction de choses présumées en soi ? Comment un vivant peut-il croire que le monde existe ? Or on remarquera pour finir que cette subjectivation de la question (ce déplacement du réalisme en croyance réaliste) nous fait sortir d’un certain tout ou rien : soit la corrélation soit le réel ; soit l’idéalisme soit le réalisme. En réalité on peut être plus ou moins réaliste. Tout dépendra des dispositifs empiriques qui dans une vie communautisent notre rapport perceptif, affectif, volitif au monde ; tout dépendra des institutions qui en nous machinent de l’universel. Notre rapport au langage et à l’apprentissage des langues, le partage de nos perceptions et de nos expériences, le commentaire gratuit et sans fin, la patience de nos lectures et de nos contemplations esthétiques, la sincérité de nos dialogues, l’importance accordée à la pédagogie, bref la place faite à autrui et au monde dans nos vies, c’est à chaque fois du commun plus ou moins large, et du coup un réel plus ou moins riche. Nous avons en charge non pas le réel (c’est une autre question), mais plutôt le réalisme, entendu comme ouverture plus ou moins grande sur ce qui est. Nous avons en charge, dans nos différentes institutions, la fiction rationnelle d’un monde commun. C’est une fiction précaire, périssable, à laquelle on peut croire mais aussi ne plus croire, et qu’il vaut la peine de cultiver car s’y attend la profondeur du monde qui nous entoure. Parce que le transcendantal, nous le savons depuis Darwin, c’est plutôt l’empirico-transcendantal ; parce que le transcendantal c’est l’ensemble des prétentions absolues élevées par le vivant humain, mais dans des conditions de vie parfaitement contingentes ; alors la « voie transcendantale » n’est pas seulement un récit philosophique possible pour rendre compte du réalisme humain. C’est également une voie fragile et passible de se perdre. C’est donc une tâche éthique et qui nous incombe, regardant la capacité, jamais acquise, toujours à recommencer, d’élargir notre point de vue sur ce qui est.

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Critique du réalisme apodictique Raphaël MILLIÈRE

LA CHUTE DE L’ÉDEN

Dans son acception la plus générale, le réalisme métaphysique désigne l’hypothèse selon laquelle certaines choses existent en soi, qu’elles soient ou non perçues, imaginées ou conçues par quelque esprit. Le réalisme offre un exemple frappant d’une position à la fois extrêmement consensuelle hors des cénacles universitaires, et âprement débattue dans toute l’histoire de la philosophie moderne et contemporaine. Si l’hypothèse réaliste est philosophiquement controversable, c’est qu’elle est directement menacée par la possibilité que nos jugements concernant le monde extérieur soient erronés. David Chalmers a plaisamment résumé cette situation sous la forme d’une parabole, décrivant un monde édénique dans lequel aucun scénario sceptique ne pourrait menacer l’hypothèse réaliste : Dans le jardin d’Éden […], nous étions en accointance directe avec les objets du monde et leurs propriétés. Les objets nous étaient présentés sans médiation causale, et leurs propriétés nous étaient révélées dans toute leur gloire intrinsèque. Dans l’Éden, quand une pomme nous semblait rouge, elle était glorieusement, parfaitement et primitivement rouge. […] Puis il y eut la Chute 1. 1. David J. Chalmers, « Perception and the Fall From Eden », in Tamar S. Gendler et John Hawthorne (dir.), Perceptual Experience, Oxford, Oxford University Press, 2006, p. 49.

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La chute de l’Éden, poursuit Chalmers, tient à un double péché épistémologique. D’abord, nous goûtâmes du « fruit de l’illusion », qui nous apprit que l’expérience peut nous tromper systématiquement sur la nature des objets que nous percevons. Le bâton plongé dans l’eau nous paraît brisé ; l’oasis que l’on voit dans le désert est un mirage ; les deux segments de MüllerLyer sont de même longueur. Ainsi la possibilité de l’illusion instille un doute insidieux quant à la nature de la relation entre les apparences et la réalité. Puis nous mangeâmes le « fruit de la science » : les données récoltées par les instruments de mesure et les théories scientifiques qui les expliquent suggèrent que les propriétés que nous attribuons aux objets perçus, telles que les couleurs, sont purement tributaires de notre appareil perceptif – traçant un fossé grandissant entre « l’image manifeste » et « l’image scientifique » du monde 1. Non seulement nous pouvons douter que l’expérience nous révèle le monde tel qu’il serait en soi, mais nous pouvons même douter qu’il existe un monde en soi, indépendant de celui que nous percevons. La certitude de l’hypothèse réaliste semble s’effriter au regard de ces considérations. Comme l’écrit Chalmers, l’Éden n’a peut-être jamais existé, au sens où les humains ont toujours eu conscience de la faillibilité de l’expérience perceptive 2. Il est du moins certain que la philosophie moderne est « postédénique » – Descartes ayant peut-être joué le rôle du serpent. Depuis les méditations cartésiennes sur la possibilité d’être trompé par un malin génie, les scénarios sceptiques n’ont cessé de préoccuper les philosophes, faisant planer le spectre de l’idéalisme – et ses déclinaisons relativistes et constructivistes – sur l’histoire moderne de la métaphysique. Cependant, le réalisme métaphysique est loin d’être tombé en désuétude. Non seulement il s’agit de la position dominante en 1. Wilfrid S. Sellars, « Philosophy and the Scientific Image of Man », in R. Colodny (dir.), Science, Perception, and Reality, New York, Humanities Press, 1962, p. 35-78. 2. Le divorce entre « l’image manifeste » et « l’image scientifique » du monde remonte au minimum à l’atomisme démocritéen. Quant à l’hypothèse idéaliste, selon laquelle rien n’existe indépendamment de l’esprit, elle figure déjà dans les premiers sutras formulant les idées caractéristiques de l’école bouddhiste Yogācāra au IIe siècle de notre ère.

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philosophie analytique 1, mais il a également fait son grand retour en philosophie continentale durant les dix dernières années sous les étiquettes de « réalisme spéculatif » et de « nouveau réalisme » 2. C’est dans cette seconde mouvance que le projet de démontrer l’hypothèse réaliste a refait surface. Dans ce chapitre, j’examinerai la possibilité de démontrer le réalisme métaphysique. Je soutiendrai que l’hypothèse réaliste ne peut pas plus prétendre à l’apodicticité que l’hypothèse idéaliste. Cela ne signifie certainement pas que les deux hypothèses se valent : bien que la voie démonstrative ne soit pas accessible dans ce débat, nous avons d’excellentes raisons de tenir l’hypothèse réaliste pour la plus plausible. Je proposerai donc de défendre le réalisme métaphysique non par la preuve, mais par un principe abductif d’inférence à la meilleure explication.

1. LE DILEMME DU FONDATIONALISME

La chute de l’Éden ouvre la voie à un dilemme épistémologique fondamental : comment fonder la connaissance de ce qui est ? Il semble y avoir deux points de départs possibles pour asseoir le socle de toute connaissance. D’un côté, nous pouvons partir d’un fondement subjectif : ce dont je fais directement l’expérience, c’est-à-dire « le monde tel que je l’ai trouvé » 3. C’est la proposition radicale de Descartes : je puis douter de tout sauf du fait que je pense, c’est-à-dire de mon expérience consciente 4. 1. D’après le sondage réalisé en 2009 sur le site philpapers.org par David Bourget et David Chalmers, 81,6 % des répondants se disent « réalistes non sceptiques » à l’égard du monde extérieur (ce consensus est encore plus marqué si l’on restreint les réponses à l’échantillon des métaphysiciens). Pour une analyse des résultats voir Bourget et Chalmers, « What Do Philosophers Believe ? », Philosophical Studies, 170 (3), septembre 2014, p. 465-500. 2. Voir M. Ferraris, Manifeste du nouveau réalisme, Paris, Hermann, 2014 et Paul Gratton, Speculative Realism, Londres/New York, Bloomsbury Academic, 2014. 3. Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, trad. G. GastonGranger, Paris, Gallimard 1993, p. 94. 4. « Par le mot de penser j’entends tout ce qui se fait en nous de telle sorte que nous l’apercevons immédiatement par nous-même ; c’est pourquoi non

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D’un autre côté, la faillibilité putative de l’expérience nous engage à nous en détacher pour rechercher un fondement objectif de la connaissance. Cela consiste à partir du postulat qu’il existe un monde indépendant de l’esprit, et que l’on peut en donner une description objective qui ne dépend pas d’attitudes mentales individuelles. Ces deux voies antagonistes ont été frayées par deux méthodes ou traditions philosophiques : d’une part, la phénoménologie s’interroge sur la structure de mon monde, c’est-àdire de l’expérience subjective, et met en suspens la question de l’existence d’un monde objectif ; d’autre part, l’ontologie s’interroge sur la structure du monde en soi, c’est-à-dire sur ce qui existe objectivement, indépendamment de tout esprit 1. Une conséquence rarement commentée de cette divergence est l’existence de deux types de scepticisme quasi symétriques. D’un côté, le choix d’un fondement subjectif fait émerger un scepticisme familier à l’égard de l’existence du monde extérieur : si l’on part de l’expérience consciente, comment prouver l’existence d’un monde qui en soit indépendant ? Cette question centrale court de Descartes à Husserl en passant par Berkeley. D’un autre côté, le choix d’un fondement objectif fait émerger une autre forme de problème sceptique : comment faire place à l’expérience subjective dans un monde objectif ? Notons que cette question n’est pas strictement équivalente au « problème difficile de la conscience », qui consiste à demander comment un système traitant de l’information, tel que le système nerveux, peut donner naissance à des expériences conscientes. En philosophie de seulement entendre, vouloir, imaginer, mais aussi sentir, est la même chose que penser », Descartes, Principes de la philosophie, AT IX, p. 28. 1. J’emploie ici les termes « phénoménologie » et « ontologie » sous une acception lâche qui ne correspond que très approximativement à leur usage historique. Ainsi, par exemple, il faudrait inclure par anachronisme Descartes parmi les « phénoménologues » au sens ici défini. Dans les termes de Francisco Varela, « l’approche phénoménologique part de la nature irréductible de l’expérience consciente », Francisco Varela, « Neurophenomenology : a Methodological Remedy for the Hard Problem », Journal of Consciousness Studies, 3 (4), avril 1996, p. 334. Par contraste, « l’ontologie vise à constituer une classification définitive et exhaustive des entités de toutes les sphères [objectives] de l’être », Barry Smith, « Ontology », in Luciano Floridi (dir.), Blackwell Guide to the Philosophy of Computing and Information, Blackwell, 2003, p. 155.

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l’esprit, le dualisme s’oppose au physicalisme en postulant l’existence de propriétés mentales irréductibles aux propriétés physiques, dans l’espoir de résoudre le problème difficile. Mais tout comme le physicalisme, le dualisme concerne ce qui existe objectivement. En postulant l’existence de propriétés mentales, il ne fait que prolonger la liste des entités qui existent en soi – le but de l’ontologie étant d’établir cette liste. Plusieurs philosophes ont remarqué avec justesse que le paradigme objectiviste de l’ontologie fait émerger une question résiduelle que l’hypothèse dualiste ne saurait résoudre, à savoir la question de savoir comment l’expérience, qui est par définition subjective, peut trouver une place dans un monde objectif 1. Les deux voies du fondationalisme sont donc menacées par deux formes de scepticisme ; à leur tour, celles-ci peuvent mener à deux conclusions extrêmes. Du côté du fondationalisme subjectif, qui part de l’expérience donnée, la tentation est de conclure à l’idéalisme. Du côté du fondationalisme objectif, qui part du postulat qu’il existe un monde objectif, la tentation est de conclure que tout ce qui existe est objectif, si bien que l’expérience subjective n’existe pas. Ces deux positions extrêmes sont des formes d’éliminativisme qui ont pour avantage de trancher le nœud gordien du dilemme : si nous partons de l’expérience subjective, et si ce point de départ ne nous permet pas de prouver l’existence d’un monde objectif, alors il est tentant de nier qu’un tel monde existe ; à l’inverse, si nous partons du monde objectif, et si ce point de départ ne nous permet pas d’expliquer l’existence de l’expérience subjective, alors il est tentant de nier qu’elle existe réellement 2. Y a-t-il une troisième voie entre le fondement subjectif et le fondement objectif ? Le philosophe polonais Roman Ingarden 1. Voir Thomas Nagel, The View From Nowhere, Oxford, Oxford University Press, 1986 ; John R. Searle, The Rediscovery of the Mind, Cambridge, MIT Press 1992 ; Benj Hellie « Against Egalitarianism », Analysis, 73 (2), avril 2013, p. 304-320. 2. Notons qu’à proprement parler, le physicalisme et le dualisme appartiennent à cette catégorie (que l’on pourrait appeler l’objectivisme éliminativiste) : tout ce qui existe, pour un physicaliste comme pour un dualiste, existe objectivement voir Raphaël Millière, « Subjectivité », L’Encyclopédie philosophique, 2016.

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(1893-1970), un brillant élève de Husserl, a tenté de trouver une solution combinatoire au débat qui oppose le réalisme et l’idéalisme dans son ouvrage monumental La controverse sur l’existence du monde 1. Cependant, son analyse aboutit en fin de compte à une aporie : non seulement Ingarden ne parvient pas à découvrir une solution unique, mais certains de ses postulats s’avèrent contestables 2. L’échec d’Ingarden suggère qu’il n’existe pas de troisième voie possible entre les deux branches du dilemme. Par surcroît, si la philosophie entend s’appuyer sur un fondement réellement indubitable, la voie « objective » n’est pas adéquate, puisqu’elle part du postulat de l’existence d’un monde indépendant de l’esprit. D’où le problème du réalisme : peut-on partir de l’expérience subjective et échapper au scepticisme à l’égard du monde extérieur ? Cette question motive les diverses tentatives de démontrer l’hypothèse réaliste depuis Descartes. Dans le reste de cette section, je présenterai plus en détail les enjeux du problème. Commençons par formuler clairement les hypothèses réaliste (HR) et idéaliste (HI) sous la forme de deux énoncés incompatibles 3 : (HR) Il existe des choses non conçues. ∃x ~Cx (HI) Toutes les choses sont conçues par quelque esprit. ∀x Cx 1. Voir Roman Ingarden, Der Streit um die Existenz der Welt, Tübingen, Max Niemeyer, I (vol. 1-3), 1964 ; II.1 (vol. 1-3), 1965 ; II.2 (vol. 1-3), 1965. Ingarden espérait démontrer ainsi l’hypothèse réaliste. 2. Voir R. Millière, « Ingarden’s Combinatorial Analysis of The RealismIdealism Controversy », in Sébastien Richard et Olivier Malherbe (dir.), Form(s) and Modes of Being : The Ontology of Roman Ingarden, Berne, Peter Lang, 2016, p. 67-98. 3. Afin d’être le plus précis possible, chaque formule est introduite à la fois en langage naturel et en logique formelle. Dans les formules qui suivent, j’utilise un prédicat C tel que Cx signifie « x est conçu par quelque esprit », ainsi que les opérateurs modaux classiques ◊ (« possiblement ») et □ (« nécessairement »). Par la suite j’utilise en outre un opérateur propositionnel C tel que Cφ signifie « la formule φ est conçu par quelque esprit ».

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Avant de se demander si (HR) est démontrable, il faut déjà établir la possibilité de l’hypothèse réaliste (◊HR) : (◊HR) Il est possible qu’il existe des choses non conçues. ◊∃x ~Cx Notons que (◊HR) n’est pas incompatible avec (HI), mais l’est (□HI) Nécessairement, toutes les choses sont conçues par quelque esprit. □∀x Cx S’il était démontrable que l’hypothèse réaliste est métaphysiquement impossible, alors il serait a fortiori démontrable qu’elle est fausse, et que l’hypothèse idéaliste est vraie. Pour déterminer si une hypothèse est métaphysiquement possible ou non, sa concevabilité sert souvent d’indice. En effet, les deux principes les plus débattus en épistémologie des modalités sont le principe de concevabilité (PC) et le principe d’inconcevabilité (PI) : (PC) Ce qui est concevable est possible. ◊Cφ ◊φ (PI) Ce qui est inconcevable est impossible. ~◊Cφ ~◊φ À l’aide du principe de concevabilité (PC), il est facile d’établir la possibilité de l’hypothèse réaliste (◊HR) si l’hypothèse est concevable : Il est concevable qu’il existe une chose non conçue. Or ce qui est concevable est possible (PC). Donc il est possible qu’il existe une chose non conçue (◊TR) 1. 1. (1) ◊C(∃x ~Cx) (2) ◊Cφ ◊φ (3) ◊C(∃x ~Cx) ◊∃x ~Cx (4) ◊∃x ~Cx

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Bien entendu, même si l’on admet le principe de concevabilité, la question demeure de savoir si la première prémisse de cet argument est plausible. C’est précisément ce que Berkeley a mis en question. Dans la section suivante, j’évaluerai le maître argument de Berkeley censé démontrer l’impossibilité de l’hypothèse réaliste en bloquant la première prémisse de l’argument ci-dessus.

2. LE MAÎTRE ARGUMENT DE BERKELEY

Dans deux passages des Principes de la connaissance humaine (1710) et des Trois dialogues entre Hylas et Philonous (1713), Berkeley entend montrer qu’« il y a une contradiction à concevoir une chose qui n’est pas conçue 1 ». Son « maître argument », ainsi qu’il est parfois nommé dans la littérature secondaire 2, procède en deux temps. Dans un premier temps, Berkeley veut montrer qu’il est inconcevable qu’il existe une chose non conçue, afin de bloquer la prémisse de la démonstration de la possibilité du l’hypothèse réaliste (◊HR) introduite dans la section précédente. Dans un second temps, il conclut qu’il est nécessaire que toute chose soit conçue par quelque esprit (□HI). Je tenterai brièvement de montrer que les deux parties de l’argument sont problématiques, et que l’argument est donc insatisfaisant, bien que l’on puisse en donner une reconstruction formellement valide 3. Est-il impossible de concevoir une chose telle qu’elle n’est pas conçue ? L’un des problèmes principaux que pose cette question 1. George Berkeley, Philosophical Writings, New York, Cambridge University Press, 2009, p. 183. 2. L’expression est due à Andre Gallois « Berkeley’s Master Argument », Philosophical Review, 83 (1), 1974, p. 55-69. 3. Voir Graham Priest « The Limits of Thought-And Beyond », Mind, 100 (3), 1991, p. 361-370 ; Graham Priest, Beyond the Limits of Thought, Cambridge, Cambridge University Press, 1995. Notons néanmoins que l’un des schémas de théorème utilisés dans la reconstruction de Graham Priest, le « schéma de conception », est potentiellement problématique (Raphaël Millière et Thibaut Giraud, « Creeping Up On Things From Behind : The Trouble With Absolute Realism », in Kevin Molin et Luca Taddio (dir.), New Perspectives on Realism, Milan, Mimesis International, 2017).

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réside dans la polysémie notoire de la notion de conception, qui peut faire référence à des attitudes mentales très différentes 1. Pour cette raison, on trouve en psychologie davantage de travaux sur la notion afférente d’imagination. En outre, certains philosophes et psychologues tracent une distinction utile entre l’imagination et la supposition 2. Le critère le plus déterminant de cette supposées sans pouvoir être imaginées. On peut par exemple supposer par l’absurde qu’il soit possible de dessiner un cercle carré ou que 1+1=3, sans pouvoir l’imaginer. Ainsi, si l’attitude mentale dont il est question dans le maître argument (« concevoir ») est interprétée comme une supposition, il semble parfaitement possible de concevoir une chose non conçue. Au contraire, si cette attitude est interprétée comme un acte d’imagination, alors il est possible que la première partie de l’argument soit probante. Pourquoi est-il impossible d’imaginer certains contenus ? La recherche en psychologie naïve, notamment sur de jeunes enfants, suggère qu’il existe une similitude fonctionnelle entre l’imagination et la croyance : non seulement les états mentaux imaginatifs et doxastiques paraissent interagir avec les mêmes mécanismes d’inférence, mais en outre ces mécanismes traitent les représentations en provenance des deux systèmes (croyance et imagination) de la même manière. C’est ce que Shaun Nichols et Steven Stich ont appelé l’hypothèse du code unique, d’après laquelle les contenus doxastiques et imaginatifs sont écrits dans le même « code », par analogie avec les sciences de l’information 3. 1. Comme Shaun Nichols, « Imaginative Blocks and Impossibility : An Essay in Modal Psychology », in Shaun Nichols (dir.), The Architecture of the Imagination : New Essays on Pretence, Possibility, and Fiction, Oxford, Clarendon Press, 2006. le fait remarquer, certains philosophes semblent définir la notion de « concevabilité » de façon à maximiser les chances que la concevabilité soit un guide adéquat pour la possibilité – voir par exemple David Chalmers, « Does Conceivability Entail Possibility ? », in Tamar S. Gendler et John Hawthorne (dir.), Conceivability and Possibility, Oxford, Oxford University Press, 2002, p. 145-200 et Stephen Yablo, « Is Conceivability a Guide to Possibility ? », Philosophy and Phenomenological Research, 53 (1), 1993, p. 1-42. 2. Aaron Meskin et Jonathan M. Weinberg, « Puzzling Over the Imagination : Philosophical Problems, Architectural Solutions », in N. Shaun (dir.), The Architecture of the Imagination, p. 175-202. 3. Shaun Nichols et Stich Stephen, « A Cognitive Theory of Pretense », Cognition, 74 (2), 2000, p. 115-147.

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Ainsi, lorsqu’une contradiction est détectée dans un contenu par ces mécanismes d’inférence, celui-ci est mis à jour en conséquence, et donc bloqué. Cela explique qu’il n’est pas davantage possible d’imaginer un contenu qui viole des règles logiques élémentaires (par exemple une contradiction) qu’il n’est possible de croire un tel contenu 1. L’hypothèse du code unique explique élégamment la différence entre l’imagination et la supposition : tandis que les contenus imaginatifs sont mis à jour après avoir été traités par les mêmes mécanismes d’inférence que ceux qui traitent les croyances, assurant ainsi leur cohérence, les contenus supposés ne sont pas mis à jour de cette façon – leur cohérence est pour ainsi dire laissée en suspens. C’est ce qui nous permet de raisonner par l’absurde sans que cela entraîne un blocage cognitif. Ainsi, la première partie du maître argument n’aboutit que si l’opération de conception est interprétée comme un acte d’imagination. Cependant, même à supposer que tel est le cas, la seconde partie de l’argument est problématique. Celle-ci entend conclure de l’inconcevabilité putative de l’hypothèse réaliste à la nécessité de l’hypothèse idéaliste : Il est inconcevable qu’il existe une chose non conçue. Or ce qui est inconcevable est impossible (PI). Donc il est impossible qu’il existe une chose non conçue. Nécessairement, toutes choses sont conçues par quelque esprit (□HI) 2. Ce raisonnement repose crucialement sur le principe d’inconcevabilité (PI). Étant donné que la première prémisse doit être 1. Aaron Meskin et Jonathan M. Weinberg, « Puzzling Over the Imagination », art. cit. Le cas du maître argument est un peu plus complexe, dans la mesure où il n’implique pas de claire contradiction logique, mais plutôt une contradiction pragmatique ; néanmoins le modèle de Meskin et Weinberg peut expliquer le blocage imaginatif par un conflit entre la croyance métacognitive que j’imagine une chose non imaginée et l’acte imaginatif originel. 2. (1) ~◊C(∃x ~Cx) (2) ~◊Cφ ~◊φ (3) ~◊C(∃x ~Cx) ~◊(∃x ~Cx) (4) ~◊(∃x ~Cx) (5) □∀x Cx

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interprétée comme un blocage imaginatif, la question est de savoir si un tel blocage est un indice de l’impossibilité métaphysique. Or il n’y a aucune raison de le penser. Premièrement, il est douteux que notre architecture cognitive ait évolué pour nous permettre de détecter les modalités métaphysiques ; d’un point de vue évolutionnaire, il est plus probable que nous soyons capables de former avec précision des jugements modaux nomologiques sur ce qui est ou non possible selon les lois de la nature dans le monde actuel 1. Ainsi, le comportement d’un animal doit être sensible aux possibilités nomologiques pour assurer sa survie, en évitant par exemple de s’attarder sur une route fréquentée car il est physiquement possible qu’il soit heurté par une voiture. Deuxièmement, il semble y avoir des contre-exemples à (PI). La vérité de certains énoncés de la physique quantique est difficile à concevoir, même pour des physiciens 2 ; mais cela ne signifie guère que ces énoncés sont métaphysiquement impossibles – ils sont d’ailleurs nomologiquement possibles ! Ainsi le bien-fondé du principe d’inconcevabilité est douteux, et par conséquent le « maître argument » de Berkeley manque sa cible : l’hypothèse réaliste demeure intacte.

3. UNE DÉFENSE ABDUCTIVE DE L’HYPOTHÈSE RÉALISTE

Le récent renouveau du réalisme en métaphysique « continentale » a tenté de ressusciter le vieux projet de démonstration de l’hypothèse réaliste. On trouve un exemple influent de cette tentative dans Après la finitude, où Quentin Meillassoux entreprend de démontrer une « vérité absolue » concernant le monde 3. Premièrement, la position qu’il nomme « corrélationisme fort » entend dépasser l’idéalisme absolu de Berkeley en soutenant qu’il est inconcevable que l’inconcevable soit impossible, bloquant 1. Voir Shaun Nichols, « Imaginative Blocks and Impossibility », art. cit. 2. On attribue à Niels Bohr la formule « si vous pensez saisir la mécanique quantique sans être pris de vertige, vous n’avez rien compris ». 3. Quentin Meillassoux, Après la finitude. Essai sur la nécessité de la contingence, Paris, Seuil, 2006.

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ainsi la seconde étape du « maître argument 1 ». Deuxièmement, sa propre position (le « matérialisme spéculatif ») entend dépasser le corrélationisme fort en démontrant une vérité nécessaire, à savoir que « tout est contingent ». Malheureusement, cette démonstration pose plusieurs problèmes, et s’avère invalide 2. Par surcroît, elle repose implicitement sur le principe de concevabilité (PC), pour passer de la concevabilité que n’importe quelle formule soit possible à la possibilité que n’importe quelle formule soit possible. Or ce principe, tout comme le principe d’inconcevabilité mobilisé par Berkeley, prête le flanc à la critique. La concevabilité d’une proposition implique-t-elle sa possibilité métaphysique ? Il existe une littérature abondante sur la question, dont dépend notamment l’usage des expériences de pensée en philosophie 3. Cependant, même à interpréter l’opération de conception comme un acte d’imagination, il semble y avoir des contre-exemples au principe. Ainsi, je puis imaginer qu’un individu remonte le temps pour tuer son propre père ; que l’on me décerne la médaille Fields pour avoir réfuté la conjecture de Goldbach ; ou peut-être même que l’arithmétique soit complète 4. Le principe de concevabilité est donc loin d’être indubitable. Que peut-on réellement conclure de cette réflexion concernant les hypothèses réaliste et idéaliste ? De deux choses l’une : ou bien (PC) n’est pas valable, auquel cas le réalisme et l’idéalisme sont au minimum concevables (supposables sinon imaginables) ; ou bien (PC) est valable, auquel cas les deux hypothèses sont métaphysiquement possibles. Dans tous les cas, il semble impossible de prouver que le réalisme ou l’idéalisme soient impossibles, 1. Notons que cette formule est trop forte : il suffit au corrélationiste fort de soutenir qu’il est concevable que l’inconcevable ne soit pas impossible. Plus exactement, il est concevable que pour quelque formule φ, ~◊Cφ ~◊φ ne soit pas vrai. 2. Il est impossible de rentrer dans le détail de l’argument dans l’espace de ce chapitre. Pour une critique détaillée, voir R. Millière et T. Giraud, « Creeping Up On Things From Behind », art. cit. 3. Voir par exemple S. Yablo, « Is Conceivability a Guide to Possibility ? », art. cit., et D. Chalmers, « Does Conceivability Entail Possibility ? », art. cit. 4. J’emprunte ces exemples à Peter Kung, « Imagining as a Guide to Possibility », Philosophy and Phenomenological Research, 81 (3), novembre 2010, p. 620-663.

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tout comme il est impossible de prouver que l’un ou l’autre soient vrais. Le réalisme doit donc renoncer à l’apodicticité : il n’y a pas de démonstration possible de l’hypothèse réaliste, car il est impossible d’écarter définitivement la possibilité de l’hypothèse idéaliste. Néanmoins, je souhaiterais suggérer qu’il est rationnel d’être réaliste, car il s’agit de l’hypothèse la plus probable. Premièrement, notons que la plupart des scénarios « sceptiques » discutés en philosophie contemporaine, tels que l’argument du cerveau dans une cuve 1 ou l’argument de la simulation 2, reposent sur l’hypothèse métaphysique selon laquelle (a) les processus physiques sont constitués par des processus computationnels, et (b) les processus cognitifs (mentaux) interagissent d’une certaine manière avec ces processus physiques. Or cette hypothèse métaphysique n’est pas réellement une hypothèse sceptique, dans la mesure où l’on admet que (1) la vérité de nos croyances concernant le monde extérieur dépend de la structure causale du monde, (2) la structure causale du monde serait la même si nous étions des cerveaux dans des cuves ou si nous vivions dans une simulation 3. L’hypothèse réaliste n’est donc pas menacée par ces scénarios. Deuxièmement, considérons l’hypothèse idéaliste selon laquelle il n’y a pas de monde extérieur. Selon cette hypothèse, la cohérence et les régularités de l’expérience ne peuvent être qu’une pure coïncidence : elles ne peuvent pas être expliquées par la structure causale stable d’un monde indépendant de l’esprit (que celui-ci soit ou non une simulation). Cependant, cette hypothèse peut être tout simplement écartée par un principe abductif, c’est-à-dire par inférence à la meilleure explication 4. En effet, l’hypothèse idéaliste est chaotique : elle ne fournit aucune explication véritable des régularités observées dans l’expérience, 1. Hilary Putnam, Reason, Truth, and History, Cambridge, Cambridge University Press, 1981. 2. Nick Bostrom, « Are We Living in a Computer Simulation ? », Philosophical Quarterly, 53 (211), 2003, p. 243-255. 3. Pour une défense détaillée de cette réponse structuraliste aux hypothèses sceptiques globales, voir David Chalmers, « The Matrix as Metaphysics », in Christopher Grau, Philosophers Explore the Matrix (dir.), Oxford, Oxford University Press, 2005, p. 132. 4. La réponse abductive au scepticisme a été notamment développée par Bertrand Russell, Our Knowledge of the External World, Londres, Routledge, 1914.

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et repose plutôt sur un postulat brut ; à l’inverse, l’hypothèse réaliste en fournit une explication extrêmement convaincante, qui permet de faire toutes sortes de prédictions. Or l’inférence à la meilleure explication est un principe épistémologique fondamental, au cœur du raisonnement ordinaire, de la méthode scientifique et de l’argumentation philosophique 1. Puisque les voies déductive et inductive semblent condamnées dans le cas de la controverse idéalisme-réalisme, la voie abductive est la seule qu’il soit possible d’emprunter 2. Ce raisonnement abductif ne constitue en aucun cas une réfutation de l’hypothèse idéaliste ; mais il nous donne une excellente raison de considérer que l’hypothèse réaliste est beaucoup plus probable. Peut-être faudrait-il, en guise de conclusion, en appeler à une forme d’humilité en métaphysique : s’il est rarement – sinon jamais – fertile de chercher à démontrer des propositions sur la nature fondamentale de la réalité, il est souvent possible d’argumenter plus modestement en examinant la cohérence et la force explicative des hypothèses concurrentes.

1. Voir Igor Douven « Abduction », in Edward N. Zalta (dir.), The Stanford Encyclopedia of Philosophy, Metaphysics Research Lab, Stanford University, 2017. 2. Notons qu’en un sens, l’abduction fournit une parade au problème humien de l’induction.

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Réalisme scientifique et réalisme métaphysique : les structures existent-elles ? Frédéric NEF

Qu’est-ce que le réalisme métaphysique peut attendre du tournant « structural » observé ces dernières années en philosophie des sciences 1 ? La variété structurale du réalisme scientifique se distingue par l’importance qu’elle accorde à la continuité des formes ou des structures sous-jacentes aux modifications des cadres théoriques. Je me propose de décrire et d’évaluer les structures ontologiques concernées par ce type d’approche, afin de mieux comprendre son incidence sur le problème métaphysique du réalisme.

I. LE RÉALISME SCIENTIFIQUE ET SES PROBLÈMES

Le problème du changement scientifique et l’induction pessimiste Le réalisme scientifique, qui s’oppose au conventionnalisme, à l’empirisme constructif, ou à l’instrumentalisme, bute sur un 1. La littérature sur le « réalisme structural » ou « réalisme scientifique structural » est abondante. L’expression a été popularisée par John Worrall. Voir notamment John Worrall, « Structural Realism : The best of Both Worlds ? », Dialectica, 43, 1989, p. 99-124 (reproduit dans D. Papineau

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problème central : au cours d’un changement de paradigme scientifique, une théorie (par exemple la théorie de la lumière) qui s’occupait d’entités x à t (disons, l’éther luminifère), les abandonne au profit d’entités y à t’ (le champ électromagnétique), mais cela semble incompatible avec le principe général du réalisme scientifique, qui veut qu’une théorie réfère à des entités extérieures à l’esprit. En effet, si nous acceptons un tel principe à t, nous devons nous interdire de déclarer que la théorie réfère effectivement à x, car par induction nous pouvons aussi bien affirmer qu’à t’, la théorie ne réfère pas à x, mais à y. Il est indifférent ici que t’ > t, et que les deux références ne soient donc pas simultanées : nous avons depuis longtemps renoncé à l’idée suivant laquelle le moment présent est le point stable d’accumulation maximale des croyances scientifiques justifiées. L’indétermination de l’objet de la connaissance dans le réalisme scientifique Le réalisme scientifique postule que, d’une manière ou d’une autre, l’objet de la connaissance scientifique a un rapport étroit, voire isomorphe, avec la réalité, et que c’est ce rapport étroit qui fonde sa vérité, plus que les succès empiriques. On connaît par exemple le débat sur la réalité des atomes au début du XXe siècle. Deux positions s’affrontaient : pour certains, les atomes n’étaient que des fictions théoriques, pour d’autres ils constituaient la matière des objets. L’isomorphisme postulé dans ce dernier cas pouvait s’appuyer ultimement sur le principe de Helmholtz suivant lequel il existe une correspondance étroite entre les perceptions et les stimuli physiques (l’inverse n’étant pas vrai). Mais cette correspondance au niveau de notre appareil cognitif n’offre aucune certitude quant à la nature des stimuli associé aux perceptions. Postuler quasiment a priori, ou sur une base empirique insuffisante, une harmonie entre notre appareil cognitif et la nature de la réalité, peut conduire tout droit à l’idéalisme. Rien ne nous garantit que nous connaissions les choses elles-mêmes, [dir.], The Philosophy of Science, Oxford, Oxford University Press, 1996). Je remercie au passage Élie During pour sa patience et les améliorations qu’il a apportées à ce texte.

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les propriétés mêmes des choses, car les stimuli de nos perceptions pourraient être eux-mêmes causés soit par des aspects partiels de ces objets et de ces propriétés, soit par des aspects superficiels s’apparentant à de pures apparences phénoménales. Quel rapport entre réalisme scientifique et réalisme métaphysique ? Tout ceci fait que la nature de la relation entre réalisme scientifique et réalisme métaphysique est problématique. S’il se contente de se calquer sur le réalisme scientifique, le réalisme métaphysique risque soit de verser soit dans l’idéalisme, soit dans la magie concordataire, soit dans le kantisme. Il est certain que la métaphysique ne peut s’émanciper complètement de la science, car toutes deux possèdent des normes communes de désintéressement, d’objectivité et de systématicité. Mais encore faut-il que nous soyons capables de déterminer ce que la science nous donne à connaître. Évidemment, on pourrait rétorquer que ce sont les concepts fondamentaux des théories scientifiques qui peuvent servir de fondement à une connaissance théorique de la réalité et que c’est cette connaissance théorique qu’il faut comparer avec la connaissance scientifique. À cela on peut répondre deux choses. D’une part, la science change et les théories comportent des concepts différents. C’est bien le problème dont nous étions partis. Au début du siècle dernier, si nous avions calé notre connaissance théorique sur l’état de la connaissance scientifique, nous aurions développé une métaphysique de l’éther… D’autre part, comment établir une ligne de démarcation entre les concepts pourvus d’une charge référentielle (comme le temps, ou l’univers) et ceux qui au moins apparemment en sont dépourvus (comme la fonction d’onde, le graviton, la « censure cosmique ») ? On peut évidemment répondre que la métaphysique doit simplement, dans son élaboration conceptuelle et dans ses thèses principales, ne pas contredire la science, ne pas s’affranchir délibérément de ses méthodes et de ses résultats, comme c’est le cas par exemple dans la Naturphilosophie ou dans des systèmes analogiques comme l’astrologie ou l’alchimie. Mais cette conception qui transforme la science en une instance normative, voire

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en un appareil de censure, ne permet pas de répondre à la question de ce qu’elle nous fait connaître. Le réalisme scientifique se trouve donc devant une série de difficultés, et ceci explique que certains philosophes des sciences (Worrall, Psillos, Ladyman, Esfeld) se soient efforcés de le modifier. Il ne s’agit pas ici de remettre en question l’orientation foncière de la science vers le réalisme. L’argument du « miracle 1 » et celui de la corroboration l’attestent suffisamment. Il s’agit plutôt d’insister sur la relative indétermination de l’objet de la connaissance scientifique à travers le changement et sur le risque d’une discontinuité radicale qui détruirait toute possibilité d’une ontologie de la science, comme on peut le voir dans la tradition bachelardienne.

II. LE RÉALISME SCIENTIFIQUE STRUCTURAL

Déplacement de la nature à la structure On peut caractériser le passage du réalisme scientifique (RS) au réalisme scientifique structural (RSS) comme un passage de la nature à la structure (Worrall). Alors que le RS cherche la nature de ce qui est connu (objets, propriétés…), le RSS caractérise ce qui est connu par la science comme relevant de la structure. Il ne s’agit pas de soutenir que la structure est un objet de connaissance au même titre que le photon ou le proton, mais qu’une structure peut être commune à deux théories, à deux paradigmes, pour assurer la continuité de la science, pour éviter que se creuse entre ces paradigmes des fossés infranchissables. L’argument est donc celui du changement : s’il n’y a rien de commun entre deux théories ou paradigmes, comment assurer que, conformément à l’inspiration du RS, la science décrive en effet la réalité ? Worrall a repris l’expression de « réalisme structural » à Grover Maxwell. Il en illustre la portée en donnant 1. Les succès prédictifs d’une théorie auraient quelque chose de miraculeux si l’on n’en donnait pas une lecture réaliste.

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l’exemple suivant, devenu canonique pour le RSS : si nous considérons l’optique de Fresnel, fondée sur l’idée d’éther, et celle de Maxwell, fondée sur l’idée de champ électromagnétique et la nature électromagnétique de la vibration lumineuse, nous observons un changement radical d’une théorie à l’autre, et c’est le concept de structure qui permet de saisir ce qui leur est commun, en l’occurrence la théorie ondulatoire de la lumière et sa forme mathématique. Remarquons en passant que Worrall affirme que Fresnel s’est complètement trompé sur la nature de la lumière, mais que cela n’a pas empêché le pouvoir prédictif de sa théorie parce qu’il avait en vue sa véritable structure 1. Le RSS de Worrall et la réponse à l’objection du changement Le RSS de Worrall est donc une réponse à l’objection du changement (et à l’induction pessimiste qu’on vient d’évoquer) ; il ne se construit pas dans une référence directe au problème de l’indétermination de l’objet de la connaissance scientifique (connaissons-nous le fond des choses, ou seulement les phénomènes ?). Pour bien comprendre ce point, il faut préciser ce qu’on entend par « structure ». Il est remarquable que ce concept ne soit le plus souvent pas défini 2. Certains le considèrent même comme un primitif. C’est aussi le cas en métaphysique : même dans le livre de Theodore Sider, Writing the book of the world, qui pour une large partie défend apparemment une métaphysique de la structure, on cherche en vain une définition précise de ce concept, qui découpe la réalité aux bons endroits, comme les propriétés naturelles de Lewis. Je ferai l’hypothèse suivante : en ce qui concerne la structure, il existe une différence d’approche entre les philosophes des sciences (qui, comme Worrall, s’en tiennent le plus souvent à un RSS épistémique) et les métaphysiciens. Chez les premiers, les structures des théories sont peu ou prou identiques à celles qui 1. J. Worrall, « Structural Realism », art. cit., p. 117. 2. Par exemple chez Stathis Psillos, Scientific Realism : how Science Tracks the Truth, Londres, Routledge, 1999, ou chez James Ladyman et Don Ross, Everything Must Go : Metaphysics Naturalized, Oxford, Oxford University Press, 2007.

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sont utilisées dans ces théories ; chez les seconds, les structures sont relatives à une ontologie, éventuellement formulée en termes de quiddités et d’essences. Dans la métaphysique de la structure, il faut donner une définition de la structure qui soit à la fois valide pour la science en même temps que pour la métaphysique, et ceci pour les raisons qui ont été données plus haut (indétermination de l’objet de la connaissance scientifique, risque de discontinuité radicale). La quasi-définition qu’en donne Sider est la suivante : « Discerner la “structure” signifie discerner des patrons (patterns). Cela signifie dégager les bonnes catégories pour décrire le monde. Cela signifie découper la réalité selon les bonnes articulations [to carve reality at its joints ], pour paraphraser Platon. Cela signifie enfin rechercher comment le monde est fondamentalement, par opposition à la manière dont nous en parlons et dont nous pensons à son propos 1. » Dans cette définition est reformulé le découpage du boucher métaphysicien, au bénéfice d’une affirmation réaliste. On notera qu’il s’agit qu’une quasi-définition puisque le definiendum n’est pas « structure », mais « discerner la structure ». On ne dit pas ce qu’est une structure, mais ce à quoi correspond l’acte qui nous permet de l’identifier. Avec les structures métaphysiques (le terme n’est pas de lui, mais on le trouve utilisé par exemple chez Jonathan Schaffer, et je m’y réfère également), Theodore Sider souhaite aller « plus loin que la théorie des universaux de Armstrong et la théorie des propriétés de Lewis », ce qui indique bien sa perspective. Les structures, de manière plus générale (et ce n’est pas contradictoire avec la conception de Sider), sont des ensembles d’entités et de relations ou opérations. Par exemple, la structure de la famille restreinte est composée de trois entités : le père, la mère, le ou les enfants, et de deux relations, celle de filiation et celle de consanguinité, avec deux opérations d’union et d’engendrement. Une structure physique n’est pas fondamentalement différente. Par exemple, pensons à la structure ultra-simple < a, b, D > où D est une relation de distance sur a et b. La difficulté d’une telle ontologie de la structure est qu’elle ne dit rien, en fait, des termes des relations. D peut être une distance 1. Theodore Sider, Writing the Book of the World, Oxford, Oxford University Press, 2011, p. 1.

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entre des points, mais aussi entre des régions. On peut spécifier s’il s’agit de l’un ou l’autre, mais l’ontologie, ou la métaphysique de l’espace, le découpent probablement de manière différente. C’est ce qu’on voit chez Brentano, avec les frontières et les « pléroses ». Cette indétermination peut conduire – et a quelquefois conduit – à une forme subtile d’antiréalisme : l’antiréalisme structural, qui nie que nous puissions connaître les relata des relations et qui tient que tout ce que nous connaissons des structures se ramène aux relations. Dans la structure, nous ne pouvons rien connaître hors la relation ; nous ne connaissons pas véritablement les termes de la structure (ou plus exactement, les termes des relations qui fondent la structure). Or des relations qui ne font que relier sont au mieux de purs concepts.

III. STRUCTURES ONTOLOGIQUES, I

Le réalisme métaphysique et les structures ontologiques Le réalisme métaphysique, dans un premier temps, s’est tourné à raison vers le réalisme scientifique. Ce dernier ayant abouti à une impasse – dont le RSS pense l’avoir tiré –, la question métaphysique s’est déplacée. Le livre de Sider en offre une bonne illustration. Le véritable problème du réalisme métaphysique actuel est de savoir s’il peut être structural sans hériter du même coup des défauts des métaphysiques qui affirment qu’il n’y a que les structures qui existent. On peut remarquer que ce tournant structural représente à première vue un avantage si l’on songe par exemple aux listes de catégories, ou aux ontologies qui se contentent d’établir ce qui existe sans chercher à savoir « quoi est fondé sur quoi » (pour paraphraser Jonathan Schaffer). En effet une structure, dans le domaine de la métaphysique, doit contenir une relation ou une opération de fondation. Ainsi Schaffer peut formuler la structure aristotélicienne de la manière suivante : < E, F>, avec E pour les entités et F pour la relation de fondation. Il l’oppose à Quine, dont la structure de base est symbolisée par un simple < E >. Un autre exemple historique de

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structure ontologique est celui du « carré ontologique », tel qu’il émerge des Catégories, retravaillé par les commentateurs antiques et réélaboré récemment par E. J. Lowe et L. Schneider. Ce carré, envisagé comme une structure, comporte des classes d’entités et des relations entre ces classes. Il y a aussi dans cette structure une relation de fondation, dans la mesure où, par exemple, les accidents individuels sont fondés sur les substances 1. L’intérêt de ce réalisme structural métaphysique (RSM) est multiple. Tout d’abord, il permet de ne pas identifier les structures ontologiques avec celles du RSS, et donc d’éviter le risque qui serait de tomber dans une forme de scientisme, l’ontologie se contentant alors de décalquer, à un niveau d’abstraction supérieure, les structures formelles exhibées par les théories scientifiques. Ensuite, les structures du RSM ne sont pas identifiées à des structures sémantiques : on évite ainsi la réduction linguistique. Enfin, le RSM permet une comparaison des structures ontologiques associées à différents types d’entités. Par exemple, si les entités considérées sont les objets matériels et les personnes, on peut discuter de la possibilité d’une ontologie matérialiste non objectuelle de la personne. Je me prononce donc ici pour une pluralité des structures ontologiques, sur la base d’un certain nombre de descriptions. On peut illustrer cela par un autre exemple : bien que le temps et la modalité soient très proches, leurs structures ontologiques ne sont pas les mêmes, car la relation d’accessibilité (R) n’a pas les mêmes propriétés que la relation d’antériorité temporelle ( où S est l’ensemble des substrats, P l’ensemble des propriétés, F la relation de fondation. Les propriétés elles-mêmes peuvent être ou bien universelles (dans ce cas on a besoin d’une relation supplémentaire, l’instanciation, et peut-être même de deux si l’on inclut l’exemplification), ou bien individuelles (mais on se gardera alors de confondre ces propriétés individuelles avec des tropes, qui sont eux-mêmes des particuliers…). Dans le dernier cas on est proche d’une solution qui combine tropes et substances. Une structure ontologique de faisceau (bundle 1) comprend des propriétés qui constituent les objets, et une relation de comprésence, de conglomération ou de consubstantiation (selon l’expression de Castañeda), ainsi qu’une relation de similarité entre les tropes. On écrit donc < P, C >, avec P pour les propriétés et C pour la relation de comprésence. Cette distinction entre structure de substrat et structure de faisceau permet de mettre de l’ordre parmi les grandes options qui ont dominé l’histoire de la philosophie en ce qui concerne l’ontologie des particuliers. Ainsi Kit Fine a associé l’haeccéitisme – l’idée qu’il existe une essence individuelle, ou du moins une différence non qualitative attachée à tout particulier, en plus 1. L’expression a été introduite par Hume, qui définissait l’esprit comme un faisceau de perceptions.

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de l’ensemble des qualités qui peuvent le caractériser – à l’ontologie des substrats. L’antihaeccéitisme, à l’inverse, trouverait son expression naturelle dans une ontologie des faisceaux 1. Notons que les propriétés liées dans les faisceaux peuvent être des propriétés universelles (Russell) ou des propriétés individuelles, comme les tropes (Campbell, Mormann, Bacon). La différence entre les propriétés individuelles et les propriétés universelles d’un point de vue structural est que dans le cas des premières on se situe dans le paradigme des métaphysiques du constituant (constituent metaphysics), où un particulier peut-être littéralement constitué d’autres particuliers, alors que dans le cas des secondes on peut se situer dans le cadre de métaphysiques purement relationnelles (relational metaphysics 2) : c’est ce qui arrive lorsqu’on identifie les propriétés universelles à des universaux, sur lesquels on s’engage de manière réaliste. On peut certes tenter d’améliorer cette classification des structures ontologiques. Car d’une part, cette classification est encore grossière, et d’autre part, elle se limite aux positions actuellement défendues de manière représentative en métaphysique analytique. Mais il est important de remarquer au préalable que les structures ontologiques des objets ne sont pas réductibles à des structures mathématiques (quoique Mormann et son équipe aient identifié les tropes à des topologies), ni non plus à des structures physiques. Les problèmes philosophiques essentiels auxquels ces ontologies veulent donner une solution sont, d’une part, de savoir comment les choses tiennent ensemble, non pas matériellement, concrètement, mais métaphysiquement (comment se fait-il, par exemple, qu’il n’y ait pas une migration des qualités d’une chose vers une autre ?), et d’autre part, de savoir comment les choses, aussi emmêlées qu’elles soient, peuvent néanmoins être toutes différentes les unes des autres (la question ici serait : pourquoi la similarité n’est-elle jamais maximale entre deux choses ?). Le premier problème est celui de la « colle » ontologique, le second celui de la diversité maximale. Les structures 1. Voir Kit Fine, « Essence, and Identity », in Modality and Tense : Philosophical Papers, Oxford, Clarendon Press, 2005, p. 31. 2. Nicholas Wolterstorff, On Universals, Chicago, Chicago University Press, 1970.

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tropistes donnent une solution convaincante au second problème, celui de la diversité, mais elles ne permettent que de formuler plus précisément le premier. En effet les tropes peuvent apparaître liés par la relation de comprésence, mais comme l’a montré D. W. Mertz, cette relation de comprésence n’est pas assez forte pour assurer un lien des tropes dans l’objet. Nous nous trouvons donc dans une situation où les structures ontologiques avec substrats et propriétés universelles répondent à la première question, mais pas à la seconde, tandis que les structures ontologiques de faisceaux avec tropes répondent à la seconde, mais pas à la première. Dans ces conditions on a le choix entre deux stratégies. Ou peut combiner tant bien que mal les deux types de structures, ou alors trancher du point d’une évaluation de ce qui est le plus important : la sympathie (je prends à dessein ce vieux terme) ou la diversité. Mais ce choix ne serait nécessaire que si on avait des raisons de penser que l’impossibilité de répondre aux deux questions est inscrite dans les gènes de l’ontologie, pour ainsi dire. Si nous ne sommes pas certains de cela, il est raisonnable d’explorer les combinaisons des deux types de structures : substrats avec tropes, faisceaux avec universels. Types de structures ontologiques de la réalité : la question des simples À côté des structures ontologiques des objets qui explicitent la métaphysique de la constitution, et que l’on pourrait appeler des microstructures ontologiques, il existe des structures ontologiques du monde comme tel, que l’on pourrait appeler des macrostructures ontologiques. En ce qui concerne ces macrostructures, on peut distinguer deux types : d’un côté, des macrostructures causales (à la manière d’Ingarden) et temporelles, qui établissent des régularités sur les relations entre événements (ou tropes) – sans entrer à ce stade dans des considérations modales –, de l’autre, des macrostructures profondes qui correspondent au niveau ultime de la réalité (par exemple les simples, les constituants derniers). On écrit ainsi : < T, C* >, avec T pour les tropes et C* pour la relation de causation. Et < A, M, + >, avec A pour les atomes méréologiques, M pour le monde, + pour

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la relation « être partie de ». Les atomes méréologiques sont les simples. C’est en ce sens que Leibniz a introduit les monades comme les simples de son système. Les simples se distinguent des gunks, qui sont formés à l’infini de parties elles-mêmes divisibles sans fin 1. La question est débattue aujourd’hui de savoir si une telle macrostructure est ou non compatible avec la thèse « nihiliste » qui dénie toute existence réelle aux objets, au-delà des parties propres qui les composent. Si l’on accepte cette classification on est donc en présence de trois types de structures ontologiques : les microstructures ontologiques (substrats vs faisceaux), les macrostructures causales et temporelles (celles de l’ordre du monde), les macrostructures profondes. Une description plus fouillée aboutirait probablement à distinguer d’autres structures ontologiques. Ici nous avons pris comme fil directeur la distinction micro-macro.

V. OBJECTIONS CONTRE LES STRUCTURES ONTOLOGIQUES

Comment connaissons-nous les structures ontologiques ? (Objection épistémologique) Il faut maintenant répondre à une objection épistémologique massive qui a souvent été dirigée contre le type d’enquête ontologique qui vient d’être évoqué : en procédant ainsi, nous projetterions sur la réalité des objets ou celle du monde des structures qui ne seraient que des doubles de nos structures cognitives, celles de la perception et du langage. Cette objection classique ressortit à l’antiréalisme métaphysique. Mais si cette objection était fondée, c’est toute la métaphysique qui serait en fait fortement dépendante de nos facultés cognitives. Cette objection est en un certain sens trop forte, tout comme le seraient des objections d’inspiration constructionniste en général. En l’espèce, ce sont 1. Le terme « gunk » est difficile à traduire en français. Il entend désigner une substance informe qu’on peut se représenter comme une pâte visqueuse, ou à l’inverse comme une matière infiniment friable, en tout cas non composée d’éléments ultimes. (NdE).

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des objections qui ne prouvent rien. Elles font songer à la réponse apportée par Leibniz aux arguments du type « rien ne me garantit que je ne rêve pas » : comme il l’explique, quand bien même je serais en train de rêver, il faudrait rendre raison du caractère ordonné de ce que je perçois. Une objection plus subtile serait de montrer que si nous avons recouru à des structures ontologiques pour dépasser l’incognoscibilité, nous n’avons guère fait de progrès puisque ces structures sont en elles-mêmes inconnaissables. Après tout, la plupart des structures sont connues à travers l’expérience. Par exemple, la structure des trous noirs est connue par le moyen d’observations. Les trous noirs ne peuvent être directement observés en eux-mêmes, mais on établit leur structure d’après ces observations ou des observations complémentaires concernant les effets induits par les trous noirs. C’est ainsi qu’on peut établir que des trous noirs extrêmement différents les uns des autres ont pourtant une similarité de structure. En va-t-il différemment des structures ontologiques ? L’idée de structure semble plus féconde que celle d’universaux, mais se prête-t-elle au type d’enquête qu’on vient d’évoquer ? Observonsnous ou percevons-nous les tropes 1 ? Et les substrats ? Remarquons que cette objection est différente de l’objection linguistique qui consiste à se demander si nous comprenons réellement le sens du mot « entéléchie », par exemple. Elle est en un certain sens plus sérieuse. La difficulté est ici de faire la différence entre connaître et observer. Nous observons les particules élémentaires (ou plus exactement, des événements mettant en cause des particules élémentaires avec des dispositifs très complexes) et ainsi nous pouvons dire que nous les connaissons, c’est-à-dire que nous connaissons leurs propriétés. Mais par ailleurs, nous pouvons connaître des objets mathématiques sans avoir à les observer. Et si je raisonne sur le plus grand nombre (est-il pair ou impair ?), je ne l’observe pas. En ce sens les structures ontologiques sont plus proches des structures mathématiques que des structures physiques. 1. Sur ce point précis, voir Frédéric Nef, « Ontologie de l’objet, théorie des propriétés et théorie des ensembles : quelques problèmes et perspectives », Revue internationale de philosophie, 2, 2006, p. 181-207.

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Le réalisme métaphysique structural ne viole-t-il pas l’humilité épistémique ? Une autre objection, de nature éthique, consiste à suggérer que le RMS violerait un principe d’humilité épistémique (C. Tiercelin). Ce que l’on entend ici par « humilité épistémique » est une vertu intellectuelle qui devrait nous protéger d’une audace démesurée dans l’enquête métaphysique. Cette vertu prend souvent l’allure d’une vertu kantienne. Elle revient à exiger que nous sachions accepter les limites de notre connaissance, et nous garder de nous lancer dans des constructions échevelées.

VI. RÉPONSES AUX OBJECTIONS

Réponse à l’objection épistémologique Tâchons de répondre à la première sorte d’objection. Pour ce faire, il faut simplement rappeler que la métaphysique n’est pas une science : il est douteux qu’elle puisse être formalisée, elle ne possède pas de base empirique solide, elle ne fait pas de prédiction. J’ai présenté ici le chemin qui va du réalisme scientifique au RSM des structures ontologiques, le but étant de voir jusqu’où on peut pousser l’idéal structural en métaphysique, mais il ne s’agissait pas par là de considérer la métaphysique comme une science. Donc, si elle n’est pas une science, l’objection peut être amoindrie : si nous pensions nous situer à l’intérieur d’une science et que nous étions incapables de dire clairement comment nous avons accès aux structures, comment nous les connaissons, il y aurait là à coup sûr une objection sérieuse contre le caractère scientifique du corps de connaissance dans lequel nous évoluons au moment où nous voulons répondre à l’objection. Mais le cas de la métaphysique est différent. On l’a dit, elle est plus proche des mathématiques, en ce qu’elle est non prédictive et non expérimentale. Cette proximité explique l’attrait pour les mathématiques chez les métaphysiciens plus ou moins platonisants, mais elle ne doit pas non plus faire croire que le fossé peut être comblé entre structures ontologiques et structures mathématiques.

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Pour trouver une issue à l’objection épistémologique, il y a deux voies possibles : soit attribuer à la métaphysique une connaissance non basée sur l’observation, soit admettre qu’il existe finalement une base empirique dans la métaphysique. Une connaissance non basée sur l’observation ne saurait être une intuition d’ordre mystique, puisque ce que nous souhaitons est la connaissance des structures, et non une révélation de type intuitif mais non sensible. Quant à la base empirique sur laquelle pourrait s’appuyer la métaphysique, elle se ramène au fond aux expériences que nous pouvons faire de l’ordre, de la constance des objets, du passage du temps… Il est difficile d’imaginer en métaphysique de véritables expériences, au sens où on l’entend dans les sciences expérimentales, avec la possibilité d’une mesure ; les expériences métaphysiques que nous connaissons sont des expériences de pensée. Réponse à l’objection éthique Quant à l’objection de nature éthique, elle semble devoir nous prémunir contre la tentation de construire de grandes synthèses spéculatives : la vertu intellectuelle d’humilité caractériserait au contraire un réalisme modeste et non dogmatique. Mais le RSM est-il si immodeste que cela ? Le fait de poser des structures ontologiques qui sont les analogues des structures physiques et mathématiques – mais sans s’y réduire – n’est pas un geste spéculatif, ni le signe d’une hubris intellectuelle. Quant au dogmatisme, la difficulté même de l’entreprise fait que, s’il existait au début comme une illusion des commencements, il se dissipe rapidement en butant contre les difficultés et les limites de l’enquête. L’objection appelle de toute manière une remarque : l’humilité s’oppose à l’orgueil et à la vanité, tandis que l’audace s’oppose à la pusillanimité ; on peut donc être humble et audacieux.

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La réalité sans le réalisme Penser (avec) l’impensable en physique et en philosophie Arkady PLOTNITSKY 1

Mon point de départ est la discussion entre Bohr et Einstein sur « les problèmes épistémologiques de la physique atomique quantique », conformément au titre que Bohr donne à son compte rendu, au moment où le débat touche à sa fin, en 1949 2. Le contexte est le suivant : la théorie quantique ne satisfait pas l’ambition initiale d’Einstein qui est d’atteindre une théorie physique fondamentale. Par « théorie quantique », on entend ici tout particulièrement la forme que prend la mécanique quantique au moment de son introduction en 1925, forme qui continue à prévaloir dans la physique des basses énergies (les hautes énergies étant prises en charge par la théorie quantique des champs). Or le problème pour Einstein est que ladite théorie ne fournit aucune représentation des objets et des processus quantiques, en particulier des processus quantiques individuels ; pour ceux-là, elle fait seulement des prédictions probabilistes et statistiques, à l’opposé des prédictions exactes qui sont possibles dans la physique classique ou dans la théorie de la relativité (au moins idéalement). Dans la physique classique, le recours aux probabilités et à la statistique devient nécessaire seulement lorsque, pour des raisons 1. Traduit de l’anglais par Olivier Dubouclez. 2. Niels Bohr, Physique atomique et connaissance humaine, trad. E. Bauer et R. Omnès, Paris, Gonthier, 1961, p. 55.

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pratiques, l’on traite de systèmes d’une grande complexité mécanique (c’est le cas dans la physique statistique classique). Einstein assimilait la mécanique quantique à une théorie de ce genre ; Bohr, au contraire, affirmait que c’est le défaut de réalisme intrinsèque de la mécanique quantique qui rend nécessaire le recours aux probabilités ou à la statistique, même dans les cas où l’on n’a affaire qu’à des processus et des événements quantiques indiEinstein affirme que la description en mécanique quantique doit être simplement considérée comme un moyen de décrire le comportement moyen d’un grand nombre de systèmes atomiques ; son attitude face à ceux qui pensent qu’il peut offrir une description exhaustive des phénomènes individuels s’exprime dans la phrase suivante : « Cette croyance est logiquement possible sans contradiction, mais elle est si contraire à mon instinct scientifique que je ne puis abandonner la recherche d’une conception plus complète » [qui consisterait à atteindre pour les processus quantiques individuels une description idéalement exacte] 1.

Ce à quoi Bohr réplique : Même si une telle attitude peut sembler raisonnable en soi, elle implique néanmoins le rejet de toute l’argumentation qui vient d’être exposée celle avancée par Bohr et qui tend à montrer que la mécanique quantique ne suggère pas arbitrairement qu’on renonce à donner une analyse détaillée des phénomènes atomiques, mais qu’on reconnaisse qu’une telle analyse est exclue par principe 2.

Ainsi définie, la différence entre les phénomènes quantiques et les objets quantiques est plus radicale que la différence kantienne entre les phénomènes et les noumènes (les choses en soi) : c’est ce que je me propose de démontrer ici. Ce qui, pour reprendre les termes de Kant, me conduira à parler – à propos de la physique quantique et même au-delà d’elle – de « réalité sans réalisme », de « phénomènes sans noumènes », et, par voie de conséquence, de « probabilité sans causalité ». 1. Ibid., p. 100 (traduction modifiée). Voir aussi Albert Einstein, « Physics and Reality », Journal of the Franklin Institute, 221 (3), 1936, p. 349-382. 2. N. Bohr, Physique atomique…, op. cit., p. 100.

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La réalité sans le réalisme

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RÉALITÉ SANS RÉALISME

Commençons par les notions de réalité et de réalisme. Il y a mille façons d’aborder ces concepts ; si le débat dure depuis les présocratiques, il a connu un net regain au cours des dernières décennies et s’est enrichi de tout un ensemble de perspectives nouvelles 1. À s’en tenir aux définitions proposées ici, on dispose néanmoins de concepts suffisamment généraux pour englober dans un même schéma les notions de réalité et de réalisme. Par « réalité », j’entends, de manière encore très générale, ce qui existe ou est supposé exister, sans se prononcer pour l’instant sur la nature d’une telle existence. L’existence, je la comprends comme la capacité d’avoir des effets sur le monde dont nous faisons l’expérience et dont on peut dire alors qu’il produit des effets sur lui-même. Du point de vue de la physique, c’est la nature ou la matière qui est supposée exister indépendamment de notre interaction avec elle ; on suppose par conséquent qu’elle a existé quand nous n’existions pas encore et qu’elle continuera à exister lorsque nous ne serons plus là : voilà une manière de caractériser l’idée d’existence indépendante. Pareille définition vaut pour les interprétations non réalistes de la mécanique quantique, où la nature de cette existence ne fait justement l’objet d’aucune représentation ni même d’aucune conception. La réalité des objets quantiques se déduit des effets qu’ils produisent sur la technologie expérimentale. S’agissant du réalisme, qu’il soit scientifique ou philosophique, je le définis comme un ensemble déterminé d’affirmations portant sur ce qui existe et, surtout, expliquant comment cela existe au moyen d’une théorie adéquate. Par « théorie », j’entends ici un ensemble organisé de concepts relatifs aux phénomènes ou aux objets considérés. Ce que suggère cette définition, c’est que, quelle que soit sa forme particulière, le réalisme engage plus qu’une simple affirmation concernant l’existence ou la réalité de quelque chose, par exemple des objets physiques. Le réalisme se 1. Je me réfère aux travaux de Thomas Kuhn, Imre Lakatos, Paul Feyerabend et à leurs successeurs dans les approches constructivistes de la science comme Bruno Latour.

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définit avant tout par certaines propositions concernant la nature de cette existence. À partir de là, les théories réalistes se répartissent selon deux types distincts. Le premier type est représentationnel : il comprend les théories réalistes qui proposent des représentations (idéalisées) de la réalité incluant les objets et les processus considérés. Les théories du second type partent du présupposé que la réalité possède une architecture indépendante, mais elles posent en même temps l’impossibilité de se représenter cette architecture (même de façon idéale) à un moment donné, voire peut-être à tout jamais, mais dans tous les cas seulement en raison de limitations d’ordre pratique 1. Selon le premier type de réalisme, une théorie réaliste fournirait donc une représentation des objets pris en vue et de leur comportement – une idéalisation mathématique si l’on est en physique ; ou bien, comme c’est le cas dans le réalisme structural, elle fournirait une représentation, non plus des objets et de leur comportement pris comme tels, mais des structures qui les définissent. Ce qui implique que les propriétés des objets, ainsi idéalisés, et les relations qu’ils entretiennent mutuellement, puissent être définis indépendamment de notre interaction avec eux. En général, le réalisme en physique (ou dans d’autres domaines) est de nature conceptuelle. Einstein considérait que la médiation des concepts mathématiques est inévitable ; à ses yeux, faire de la physique théorique, cela veut dire inventer de nouveaux concepts pour approcher la réalité 2. C’est au moyen, non de faits observables pris absolument, mais de la construction conceptuelle, et de rien d’autre, que l’on peut obtenir une représentation réaliste et durable de la réalité physique : voilà ce qu’il opposait à l’empirisme et, en particulier, à celui de Ernst Mach 3. 1. Parfois le fait de parler de l’existence indépendante de la réalité est vu comme une forme de réalisme, qu’on appelle aussi « réalisme métaphysique ». Mais, même dans ce cas, le terme « réalisme » s’utilise en fait dans le sens que nous venons de définir. 2. Le réalisme mathématique, aussi connu sous le nom de « platonisme mathématique », porte sur la réalité mentale plutôt que physique, et on ne l’abordera pas ici. 3. Albert Einstein, Autobiographical Notes 1949, in P. A. Schilpp (dir.), Albert Einstein, Philosopher-Scientist, La Salle, Open Court, 1991, p. 47.

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La réalité sans le réalisme

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Il est rare que l’on définisse le concept de concept de manière adéquate dans la littérature scientifique ou même philosophique. Ma définition reprend celle de Gilles Deleuze et Félix Guattari, que je l’élargis aux concepts mathématiques et scientifiques. Un concept, ce n’est pas seulement une généralisation à partir de choses particulières ni une simple « idée générale ou abstraite », même si un concept peut en effet contenir de telles idées 1. Un concept est une entité faite de plusieurs composantes : « Il n’y a pas de concept simple. … C’est une multiplicité. … Il n’y a pas de concept à une seule composante 2. » L’organisation relationnelle de ses composantes, voilà ce qui définit un concept. Concrètement, cela veut dire qu’il y a toujours un découpage lorsqu’on délimite un concept : on présuppose en effet que certaines de ses composantes sont des entités primitives dont la structure n’est pas spécifiée en tant que telle. Ces composantes pourraient être spécifiées par des délimitations alternatives, ce qui conduirait à un nouveau concept. L’histoire d’un concept – et tout concept a une histoire – est l’histoire de ses spécifications et changements successifs 3. Le second type de réalisme, quant à lui, présuppose qu’il y ait une architecture réelle et indépendante qui régit le comportement des objets pris en vue, même pour les plus élémentaires. Il est toutefois impossible de se représenter cette architecture à un moment déterminé de l’histoire, voire peut-être à tout jamais. Mais comme on l’a dit, pareille impossibilité n’est alors due qu’à des limitations d’ordre pratique. Dans la première éventualité, on peut, en l’absence d’une théorie réaliste immédiatement disponible, se contenter d’une théorie simplement prédictive, tout en conservant l’espoir qu’une théorie future la supplantera et fournira une théorie réaliste de nature représentationnelle. C’est la position adoptée par Einstein vis-à-vis de la mécanique quantique : il s’attendait à ce qu’elle soit finalement remplacée par une théorie réaliste de ce genre. Même si l’impossibilité est définitive (c’est la seconde éventualité), on considère en général que 1. Gilles Deleuze et Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 1991, p. 16 et 26. 2. Ibid., p. 21. 3. Ibid., p. 17.

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les éléments ultimes qui constituent la nature sont concevables dans le cadre des modèles réalistes de la physique classique, ces derniers pouvant être ajustés à des phénomènes ou à des concepts nouveaux, tels que celui de « champ ». En suivant Berkeley, on pourrait comprendre le non-réalisme comme le déni de l’existence de la réalité extérieure et aussi bien de la matière. Cependant, ce genre de position est rarement adopté tel quel ; on la laissera de côté ici. Ce qui unit les deux conceptions du réalisme que nous avons envisagées jusqu’ici, et définit le réalisme comme position générale, c’est l’hypothèse qu’il existe, non pas seulement une réalité en soi, mais une structure intime de la réalité, indépendante de nos interactions avec elle, ou du moins que le concept de structure s’applique à la réalité, comme on le voit dans le réalisme structural 1. Les interprétations non-réalistes des phénomènes quantiques et de la mécanique quantique, à commencer par celle de Bohr, ne tiennent aucun compte des hypothèses réalistes que nous venons d’envisager, et même les « excluent par principe 2 ». Elles ont beau soutenir que les objets et les processus quantiques sont réels, cette exclusion de principe sépare la réalité de tout réalisme et conduit donc à la définir comme une « réalité sans réalisme » (position que nous désignerons désormais par le sigle RSR). D’un geste antikantien, cette décision sépare du même coup les phénomènes des noumènes. Et, en effet, il y a dans la physique quantique des phénomènes qui se définissent entièrement par ce que l’on observe au moyen des instruments de mesure. Mais, si l’on suppose que la réalité se trouve au-delà de toute conception possible, alors la nature ultime de cette réalité, censée être responsable de l’apparition de ces phénomènes, telle du moins que nous l’envisageons ici (peut-être pas au sens de Bohr), se situe au-delà du concept kantien de noumène. Car si Kant place la réalité ultime (nouménale) au-delà de notre connaissance ou de notre compréhension, toutes deux se rattachant strictement aux phénomènes, il ne la situe pas pour autant au-delà de toute conception ni même, 1. James Ladyman, « Structural Realism », in Edward N. Zalta (dir.), The Stanford Encyclopedia of Philosophy, hiver 2016. URL = https://plato.stanford.edu/archives/win2016/entries/structural-realism/. Voir dans ce volume la contribution de Frédéric Nef. 2. N. Bohr, Physique atomique…, op. cit., p. 100.

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en principe, au-delà de toute représentation, aussi longtemps que la pensée que nous avons à son sujet est de nature logique 1. L’épistémologie de Kant pose qu’une théorie rigoureuse doit avoir un caractère logique, au sens de non contradictoire. Cette exigence le conduit à reconnaître à la nature elle-même, ainsi qu’à l’architecture des noumènes qui la soutient, un caractère également logique, en tant qu’elle est possible et appréhendée par la pensée humaine. C’est un fait : nous sommes capables de penser d’une manière logique et cohérente ce qui se trouve au-delà de notre connaissance, au-delà de ce qui est phénoménalement accessible à notre entendement. Kant reconnaît que notre pensée concernant la nature des noumènes ou des choses en soi peut être fausse, quoiqu’elle puisse valoir d’un point de vue pratique. Mais la manière dont il présente les choses laisse ouverte une autre option : que cette pensée soit vraie, même si sa vérification complète demeure hors de portée. Kant suggère en effet que certaines affirmations de la raison sont vraies de façon déterminée. Je dois mettre de côté cet aspect de la pensée kantienne, car il relève du premier type de réalisme et présente moins d’intérêt pour nous que son versant sceptique, en vertu duquel de telles affirmations pourraient être vraies sans qu’on puisse jamais en acquérir la certitude. Kant fait d’ailleurs valoir que ce genre d’affirmation n’a pas besoin d’être justifié en termes théoriques : une justification pratique, la simple efficacité d’un schème théorique donné, peuvent suffire 2. D’une façon générale, le réalisme en physique moderne, même le plus naïf, n’a de sens que s’il a une justification pratique, en particulier dans le cas d’une théorie produisant des prédictions efficaces, qu’elles soient exactes ou probabilistes. Toutefois, dans la mesure où il reste possible qu’une telle théorie soit vraie au sens fort, cette vision des choses implique au moins la possibilité d’un réalisme, sans aucune garantie quant à sa validité. Il y a cependant encore une autre option : il peut arriver que, pour certains phénomènes, l’on ne dispose d’aucune justification pratique qui valide la représentation ou conception de la réalité 1. BXXVI, note (Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, trad. A. Renaut, Paris, GF-Flammarion, 2006, p. 83). 2. Ibid.

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nouménale correspondante, mais que l’absence d’une telle conception se trouve elle-même justifiée d’un point de vue pratique. C’est ce qui se produit pour les phénomènes quantiques, si l’on suit Bohr et les autres interprétations qui se rattachent à RSR. Les objets quantiques en tant que tels, à commencer par les particules élémentaires, échappent à toute observation expérimentale. Ils sont seulement inférés à partir des traces que certains instruments de mesure portent de leur interaction avec eux. Reformulée en ces termes, l’idée aboutit à la proposition suivante : à partir des phénomènes quantiques et des données d’observations qui leur sont relatives, en particulier les données statistiques ou statistiquement corrélées, on ne peut construire aucune représentation des objets ou des processus quantiques qui ait une justification théorique ou pratique, du moins dans l’état présent des choses et si l’on admet le concept de localité que nous discuterons plus bas. Mais recourir à la mécanique quantique en dépit de l’absence d’une telle représentation afin de prédire, de façon probabiliste ou statistique, les résultats des expériences quantiques, cela équivaut bien à une justification pratique. Il n’empêche, si l’on ne dispose d’aucune représentation des objets et des processus quantiques – ni dans le cadre de la mécanique quantique, ni de façon générale (l’un implique l’autre si la mécanique quantique est une théorie correcte et complète) –, il faut bien admettre la possibilité qu’on ne dispose d’aucune conception desdits objets et desdits processus. C’est la forme la plus forte de RSR, celle que nous défendrons ici, même si Bohr lui-même ne le fait pas. Il reste à envisager une dernière forme de réalisme en relation avec les interprétations fondées sur la conception RSR. Sa définition dépend de l’interprétation de la physique des instruments de mesure grâce auxquels sont enregistrés les résultats des expériences quantiques (c’est-à-dire les effets de l’interaction entre ces instruments et les objets quantiques concernés). On considère que la physique classique fournit une description de ces instruments, ou plutôt de leurs parties observables, alors même qu’elle ne peut pas prédire les effets en question. Certes, puisque l’interaction entre les objets quantiques et les instruments de mesure est quantique, elle ne saurait faire l’objet d’un traitement réaliste. Il reste que dans chaque cas cette interaction laisse une trace,

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une marque, sur un instrument de mesure, à titre d’effet. La mécanique quantique peut alors faire des prédictions en termes probabilistes ou statistiques à propos des données numériques associées à de telles marques. Mais l’origine de ce genre de trace est située au-delà de toute expérience, de toute théorie, voire de toute pensée : les objets et les processus quantiques sont situés qui revient à idéaliser la réalité ultime. Jusqu’ici, on s’est contenté d’envisager des interprétations des phénomènes quantiques et de la mécanique quantique, plutôt que « la vérité de la nature ». Dans le cas des phénomènes quantiques, les « vérités » sont seulement représentées par les données d’observation et les prédictions probabilistes ou statistiquement exactes fournies par la mécanique quantique. Les interprétations basées sur RSR n’en sont pas moins logiquement cohérentes et elles s’accordent pleinement avec les données expérimentales disponibles. On pourrait sans doute contester une telle interprétation sur la base des données actuellement disponibles, et même éventuellement les réfuter à la lumière de données nouvelles. Il est possible que la physique fondamentale cesse d’imposer la conception RSR ou qu’elle cesse de se trouver en tension avec elle. Mais il est également possible que ce point de vue, où l’impensable apparaît comme une composante irréductible de la pensée, continue de nous accompagner encore quelque temps. Il s’agit d’ailleurs d’une conception philosophique qui pourrait bien avoir d’autres applications, indépendamment de la manière dont évolue la physique fondamentale.

PHÉNOMÈNES SANS NOUMÈNES

Vers 1936-1937, Bohr en est venu à introduire le concept de phénomène dans le cadre de son interprétation de la mécanique quantique. Ce concept est à entendre comme un phénomène sans noumène 1. Plutôt qu’une perspective ontologique faisant référence aux situations en elles-mêmes, Bohr adopte une perspective 1. N. Bohr, Physique atomique…, op. cit., p. 103-104 ; trad. modifiée.

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phénoménologique, en rapport avec des « observations ». C’est ce qui explique qu’il choisisse le terme de « phénomène ». Ce choix est en accord avec l’usage que fait Kant du phénomène, quoiqu’il s’affranchisse du concept complémentaire de noumène. Il s’accorde également, dans un horizon historique plus contemporain, avec la phénoménologie husserlienne de la conscience. La conscience joue chez Bohr un rôle crucial, car, sans notre expérience consciente, il n’y aurait pas de phénomènes au sens où il l’entend ; on a également besoin de la conscience pour faire des prédictions et pour être sûr de pouvoir communiquer nos connaissances en se mettant à l’abri de toute ambiguïté. À défaut de cela, la physique et même la science en général seraient impossibles. La physique quantique impose en même temps des limites infranchissables et réduit la portée de notre conscience et de notre pensée en général (et donc aussi bien de notre inconscient). D’un côté, en donnant une description classique des parties du dispositif de mesure effectivement observées, on traite les phénomènes et les instruments de mesure comme s’ils étaient des objets (non quantiques !) de même nature, à l’instar de ce que fait la physique classique. Mais d’un autre côté, l’émergence de ces phénomènes, qui est due à l’interaction entre les instruments de mesure et les objets quantiques, de même que les objets et les processus quantiques eux-mêmes, ne sont plus représentables ni même concevables. Les termes mêmes d’« objet » et de « processus » n’ont qu’un caractère provisoire ; ils sont ultimement aussi peu pertinents que tous les autres concepts. Ce qui rapproche la position RSR de Nietzsche et de quelques-uns de ses disciples au XXe siècle, Derrida par exemple 1.

COMPLÉMENTARITÉ ET PROBABILITÉ SANS CAUSALITÉ

L’absence du concept classique de causalité est une conséquence directe de RSR. Conséquence d’autant plus immédiate si 1. Arkady Plotnitsky, Complementarity : Anti-Epistemology after Bohr and Derrida, Durham, Duke University Press, 1994.

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l’on tient la réalité des objets et des processus quantiques pour inconcevable : la causalité impliquerait en effet que l’on puisse avoir une conception au moins partielle de cette réalité. Cependant, même en adoptant une forme plus faible de RSR, qui poserait seulement que cette réalité est irreprésentable, il resterait difficile de maintenir la notion de causalité dans la mécanique quantique. Pour ce faire, il faudrait disposer d’une représentation analogue à celle qui, dans la physique classique, sert d’objectivation physique au concept classique de causalité. Or comme l’a noté Schrödinger, « si un état classique n’existe à aucun moment, il peut difficilement changer de manière causale 1 ». Dans la physique quantique, où il semble impossible d’avoir des prédictions exactes même lorsqu’il s’agit de processus et d’événements individuels de base, on considère que des objets quantiques identiques, tels que les électrons ou les photons, couplés à des instruments de mesure eux aussi identiques, définissent les conditions initiales d’une expérience répétable. Dans la mesure où les parties observables des instruments sont susceptibles d’une description classique, on peut contrôler qu’ils ont fait l’objet d’une préparation identique, mais on ne le peut pas dans le cas des objets quantiques. C’est ce qui explique qu’en général les expériences quantiques aboutissent à des résultats différents. On peut toutefois interpréter cette situation dans un esprit bayésien : on suppose alors qu’une probabilité pourrait en principe être attribuée à des événements quantiques individuels ; on peut le faire aussi, comme nous choisissons de le faire, dans un esprit fréquentiste : on suppose alors que chaque événement individuel est strictement aléatoire et qu’on ne peut en aucune manière lui assigner une probabilité – ou seulement à travers une série d’expériences identiques où il intervient à chaque fois 2. Ce 1. Erwin Schrödinger, « The Present Situation in Quantum Mechanics » (1935), in J. A. Wheeler et W. H. Zurek (dir.), Quantum Theory and Measurement, Princeton, Princeton University Press, 1983, p. 154. 2. Arkady Plotnitsky, The Principles of Quantum Theory, from Planck’s Quanta to the Higgs Boson. The Nature of Quantum Reality and the Spirit of Copenhagen, New York, Springer/Nature, 2016, p. 173-186 ; Arkady Plotnitsky et Andrei Khrennikov, « Reality without Realism : on the Ontological and Epistemological Architecture of Quantum Mechanics », Foundations of Physics, 45 (10), 2015, p. 1269-1300.

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résumé ne dit rien de certains aspects plus subtils de la probabilité, mais il est suffisant pour le but que je me propose 1. La définition classique du concept de causalité qui a été donnée plus haut est coextensive au principe de causalité dans sa version kantienne. C’est cette dernière que l’on a pris l’habitude d’utiliser depuis lors, alors que l’histoire de ce principe (et du concept de causalité) est beaucoup plus ancienne. Ainsi, à en croire Platon, la « science de la nature » est une « science capable de savoir les causes de chaque réalité, de connaître, concernant chacune, le pourquoi de sa génération, de sa disparition et de son existence 2. » Kant déclare : « Quand nous faisons … l’expérience qu’une chose arrive, nous supposons toujours qu’une chose précède, à quoi la première succède selon une règle 3. » Ce présupposé fait également partie de la définition classique de la causalité (qui va des causes aux effets) ; il découle d’un autre présupposé, à savoir qu’il est possible d’avoir une représentation – ou, à tout le moins, une conception du mécanisme responsable de cette règle –, et donc que le réalisme est possible. Mais les phénomènes quantiques, selon les interprétations ancrées dans RSR, violent un tel principe : de fait, aucun événement ne peut alors être déterminé comme la cause d’un événement donné ; seules les statistiques et les corrélations statistiques (non causales, au sens classique) entre certains événements pourraient être établies avec certitude. Le déterminisme, selon ma définition, est une catégorie épistémologique qui fait partie de notre connaissance de la réalité ou des effets observables de la réalité ; il désigne la capacité que nous avons de prédire (idéalement) l’état d’un système de façon exacte, plutôt que de façon probabiliste, à n’importe quel moment du temps, sitôt que l’on en connaît l’état à un certain moment du temps. La notion de déterminisme est parfois utilisée pour signifier la même chose que la causalité classique. De fait, 1. Voir Alan Háyek, « Interpretation of Probability », in E. N. Zalta (dir.), The Stanford Encyclopedia of Philosophy, hiver 2014. http://plato.stanford.edu/ archives/win2012/entries/probability-interpret/. 2. Platon, Phédon, 96a6-10, trad. M. Dixsaut, Paris, GF-Flammarion, 1991, p. 272. 3. E. Kant, Critique de la raison pure, A195/B240 (trad., p. 262). Voir aussi A188-189/B234-325.

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dans la mécanique classique, qui traite d’objets distincts ou de petits ensembles d’objets, les deux coïncident. Cependant, lorsque les dimensions d’un système excèdent un certain seuil, il faut un pouvoir surhumain pour prédire son comportement de façon exacte ; le démon de Laplace figure un tel pouvoir. Que les théories causales de la physique classique, y compris les théories (idéalement) déterministes, fonctionnent et soient efficaces dans les limites définies par la physique classique, c’est une chose ; mais que les processus responsables des phénomènes classiques soient causaux dans leur nature profonde, c’en est une autre. Il se peut en effet qu’ils ne le soient pas, s’il s’avère par exemple qu’ils sont quantiques en dernière instance. Et réciproquement, le caractère non causal d’un modèle, par exemple celui de la théorie quantique, ne garantit en rien que le comportement quantique soit lui aussi non causal. Il peut en fin de compte s’avérer causal ou susceptible d’un traitement réaliste. En toute rigueur, comme je l’ai expliqué, c’est le fait que des expériences quantiques préparées de façon identique aboutissent en général à des résultats différents qui conduit à exclure le déterminisme des phénomènes quantiques. Seules les statistiques des expériences répétées sont répétables. Et, en effet, il serait difficile de faire de la science si l’on ne pouvait pas au moins reproduire les données statistiques. Mais que le concept classique de causalité fasse défaut dans les interprétations des phénomènes quantiques et de la mécanique quantique, et qu’en conséquence le réalisme n’y ait pas sa place, ce sont là les produits d’une inférence interprétative fondée sur l’examen de la situation et de certaines autres caractéristiques quantiques, telles que les corrélations. Je voudrais à présent dégager une autre conception de la causalité, la « causalité quantique », qui entérine la séparation entre les probabilités (ou les statistiques) et la causalité. Pour cela, il faut d’abord introduire l’idée d’une « causalité relativiste », conformément à la théorie de la relativité restreinte qui contient l’exigence suivante : aucune cause physique ne peut se propager à une vitesse supérieure à c, ce symbole désignant ici la vitesse de la lumière dans le vide. D’un point de vue technique, cette exigence vient seulement restreindre la causalité au sens classique par un postulat d’antécédence de nature relativiste, mais elle ne

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l’exclut pas ; la théorie de la relativité prise en elle-même, restreinte ou générale, est une théorie causale au sens classique, et même une théorie déterministe. Et tandis que la mécanique quantique, dans les interprétations conformes à RSR, ignore la causalité au sens classique, elle respecte pourtant la causalité relativiste en ce qui concerne les prédictions probabilistes ou statistiques : une expérience donnée, déjà réalisée, détermine en termes probabilistes ou statistiques le résultat possible d’une expérience future, sans mobiliser la causalité au sens classique. La causalité relativiste est l’émanation d’un concept plus général, celui de localité (je l’ai déjà mentionné), qui stipule qu’aucune influence physique entre des systèmes physiques séparés dans l’espace n’est possible selon une transmission instantanée (action à distance), ou encore que des systèmes physiques ne peuvent être physiquement influencés que par leur environnement immédiat. Je définis alors la causalité quantique au moyen du concept de complémentarité proposé par Bohr. C’est un concept central dans son interprétation des phénomènes quantiques et de la mécanique quantique. C’est aussi une généralisation de la causalité. La complémentarité se définit par : a) l’exclusion mutuelle de certains phénomènes, entités ou conceptions ; et cependant par b) la possibilité de considérer chacun d’eux séparément et à tout moment, ainsi que par c) le besoin de les considérer dans leur ensemble à des moments différents si l’on veut une explication complète des phénomènes qui, sans exception, relèvent de la physique quantique.

La notion de complémentarité introduit une rupture radicale avec la physique classique comme avec la relativité. Ce qu’elle théorise, c’est le fait que le comportement des objets quantiques de même type, par exemple les électrons, ne soit pas régi par la même « loi physique » dans tous les contextes possibles, et en particulier dans les contextes complémentaires. Étant donné qu’il n’y a pas de loi physique de ce genre dans le contexte RSR, je soutiens que le comportement des objets quantiques donne lieu, dans des contextes complémentaires, à des effets observables mutuellement incompatibles. Incompatibilité qui n’a rien à voir avec celle de la physique classique ou de la relativité. D’autre

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part, la mécanique quantique fait des prédictions probabilistes ou statistiques exactes dans tous les contextes, si l’on suit RSR en disant que les objets quantiques et leur comportement sont irreprésentables et même inconcevables. Il ne s’agit plus, comme c’est le cas dans la physique classique ou dans la théorie de la relativité, de décrire le comportement indépendant de certains systèmes, c’est-à-dire de décrire ce qui se produit en tout état de cause. Nous définissons plutôt ce qui va se produire en fonction de la manière dont nous expérimentons sur la nature, donc au moyen de notre technologie expérimentale, et ce même si nous ne pouvons prédire ce qui va se passer que de manière probabiliste ou statistique. Ainsi, en conférant une signification rigoureuse aux relations d’incertitude, nous pouvons régler notre dispositif de façon à mesurer et, corrélativement, à prédire (encore une fois, de façon probabiliste ou statistique), la position ou la quantité de mouvement d’un objet quantique donné, mais jamais les deux ensemble. Cette détermination probabiliste ou statistique (qui respecte la causalité relativiste) de ce qui peut ou ne peut pas arriver sitôt que nous avons décidé consciemment de l’expérience à mener, voilà ce que j’appelle la « causalité quantique 1 ». Tout événement quantique qui se produit et est enregistré comme tel (nous fournissant ainsi les données initiales) définit un ensemble possible de résultats, prévisibles en termes probabilistes ou statistiques, relatifs à des événements futurs, tout en excluant de façon irrévocable certaines prédictions à propos d’autres événements, en particulier ceux qui sont avec lui dans un rapport de complémentarité. Ce concept permet de mieux cerner l’idée de Bohr selon laquelle la complémentarité est une généralisation de la causalité : il sert en effet à déterminer quelles réalités peuvent ou non être produites quand nous décidons de mener telle ou telle expérience 2. Ainsi les phénomènes quantiques modifient la nature de la physique, en même temps qu’ils introduisent de nouvelles possibilités pour la philosophie.

1. Voir A. Plotnitsky, The Principles of Quantum Theory, op. cit., p. 203-206. 2. N. Bohr, Physique atomique…, op. cit., p. 69.

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QUATRIÈME PARTIE

Le réel, proche et distant

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La troisième table Graham HARMAN 1

Cela fait quelques années que l’on m’associe à un mouvement philosophique nommé « réalisme spéculatif ». Ma version personnelle du réalisme spéculatif, connue sous le nom de « philosophie-orientée-objet » (object-oriented philosophy), remonte en fait à la fin des années 1990. On peut en résumer les grands principes en quelques phrases. En premier lieu, la philosophie doit traiter de tous les genres d’objet, sans restriction, au lieu de privilégier un genre unique : zèbres, lutins, armées, voilà des objets dignes d’examen, au même titre que les atomes et les cerveaux qui occupent tant les philosophes. Second principe : les objets sont plus profonds que ce qui en apparaît à l’esprit humain, mais ils sont plus profonds aussi que les relations qu’ils entretiennent les uns avec les autres ; c’est donc seulement de façon indirecte ou au moyen d’un intermédiaire qu’ils entreront en contact. Troisième principe : la polarisation des objets, leur organisation ontologique, revêt deux aspects. Il y a une distinction qui passe entre les objets et les qualités qui leur sont propres ; une seconde entre les objets réels, radicalement inaccessibles, et les objets sensuels, qui n’existent qu’en relation à un observateur, humain ou non-humain. Enfin, il faut reformuler les problèmes fondamentaux de l’ontologie en mobilisant la structure quadruple qui se dégage de ces deux polarisations présentes au cœur des choses. 1. Traduit de l’anglais par Olivier Dubouclez.

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Graham Harman

Il est impossible de traiter tous ces problèmes de façon adéquate dans le cadre de ce texte. Je me contenterai par conséquent de clarifier la nature de ce que je viens d’appeler des objets réels en relisant d’un œil critique le célèbre texte d’Eddington sur les « deux tables ». Sir Arthur Stanley Eddington était un astrophysicien britannique. On le connaît surtout pour le travail d’observation qu’il réalisa sur une éclipse solaire en 1919 et dont fut tirée une confirmation de la théorie générale de la relativité d’Einstein. Élevé dans une famille de Quakers, Eddington eut une brève carrière de dissident quand, en réaction à l’engagement de la Grande-Bretagne dans la Première Guerre mondiale, il se fit objecteur de conscience. Mais l’apport principal d’Eddington à la philosophie est sa célèbre parabole des deux tables. Dans l’introduction de ses Gifford Lectures, données en 1927 à Édimbourg, il décrit la situation suivante : « J’ai entrepris de rédiger ce cours et j’ai approché mes chaises de mes deux tables. Deux tables ! tous les objets autour de moi ont des doubles : j’ai deux tables, deux chaises, deux stylos 1. » Comme le lecteur peut s’en douter, les deux tables en question sont la table de la vie quotidienne, un objet familier, et cette même table telle que la physique la décrit. Le concept des « deux cultures » fait partie depuis longtemps de notre paysage mental : il a été introduit par C. P. Snow 2 qui distingue les « intellectuels », les « littéraires » comme on dit, et les spécialistes des sciences naturelles. C’est son propre clan, le second, qui a la faveur d’Eddington. Mais il n’est pas question d’éradiquer son concurrent, comme il l’admet lui-même : Je n’ai pas besoin de vous dire que la physique moderne, après des expériences sophistiquées et avec une logique sans restriction, m’a assuré que ma table scientifique est la seule qui se trouve réellement « là », quel que soit l’endroit que cet adverbe représente. Je n’ai pas besoin de vous dire non plus que la physique moderne ne réussira jamais à exorciser ma table familière, étrange composé de nature extérieure, d’images mentales et de 1. Arthur S. Eddington, La Nature du monde physique [1928], trad. G. Cros, Paris, Payot, 1929, p. 11. 2. Charles P. Snow, The Two Cultures [1959], Cambridge, Cambridge University Press, 1993.

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préjugés ancrés de longue date, qui est là visible devant mes yeux et que je puis toucher. Pour le moment, il nous faut lui dire adieu, car nous allons passer du monde familier au monde scientifique qui nous est révélé par la physique ; ce dernier est, ou est destiné à être, un monde totalement extérieur 1. Du côté des humanités, on pourrait avoir la tentation de prendre le contre-pied des conclusions d’Eddington en prétendant que la table de la vie quotidienne est tout aussi réelle, voire encore plus réelle, que la table scientifique. La première table et la première culture s’opposeraient chacune à son double, et l’on aboutirait à cette guerre de tranchée entre les humanités et la science dont nous sommes coutumiers. Ce que je propose est de sortir d’un tel schéma : je crois que les deux camps se trompent l’un autant que l’autre sur la table en question et qu’ils se trompent précisément pour le même motif. En évaluant les mérites respectifs de la table ordinaire et de la table scientifique, nous allons découvrir qu’elles sont irréelles l’une autant que l’autre, à cause d’un réductionnisme dont chacune représente une variante. Le savant réduit la table à d’infimes particules, invisibles à l’œil nu, qui se situent à un niveau ontologique inférieur ; l’humaniste, quant à lui, la réduit à ce qui se trouve au niveau ontologique supérieur, à toute une série d’effets que la table a sur les gens et sur les autres choses. Pour le dire en un mot, les tables d’Eddington sont toutes deux de faux-semblants : on confond à chaque fois la table avec son environnement, interne dans le premier cas, externe dans le second. La table réelle est en fait une troisième entité, située quelque part entre les deux autres. Si Snow a mis à profit l’argument des deux tables d’Eddington pour asseoir sa distinction entre culture savante et culture humaniste, il se peut que notre troisième table nous conduise à envisager une troisième culture qui serait entièrement différente de ces deux-là. Ce qui ne signifie pas, entendons-nous bien, que la troisième culture sera nouvelle du tout au tout : peut-être est-ce le moment de faire place à la culture artistique qui, à première vue, ne réduit pas les tables à des quarks et des électrons, ni à certaines 1. A. S. Eddington, La Nature du monde physique, op. cit., p. 14 ; trad. modifiée.

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propriétés superficielles liées à l’usage qu’en font les êtres humains. En tout cas, ce que nous appelons la troisième table ne saurait être réduite au niveau infra qui est celui de la table scientifique. « La table scientifique est surtout du vide, explique Eddington. Dans de vide sont réparties, de-ci de-là, de nombreuses charges électriques animées d’une grande vitesse ; en les réunissant, on n’atteindrait pas le milliardième de la masse de la table 1. » Dans un tel cas de figure, la table du quotidien se trouve dissoute en charges électriques fusant à toute vitesse et en d’autres éléments infimes. Bien sûr, il faut rendre hommage aux sciences de la nature qui ont découvert toutes ces entités minuscules, mais cela n’implique pas qu’il soit possible d’éliminer purement et simplement la table de tous les jours pour lui substituer de telles particules. Rappelons d’abord que la table, prise comme un tout, a des caractéristiques que les différentes particules qui la composent ne possèdent pas quand on les considère isolément. On qualifie souvent celles-ci de « propriétés émergentes », mais il ne faut pas s’imaginer qu’il y ait là quoi que ce soit de mystique. Passer des quarks et des électrons à la table proprement dite ne relève pas du miracle (la théorie quantique peut aisément expliquer de telles transitions) ; ce que l’on veut dire simplement, c’est que la table a une réalité autonome qui excède ses composantes causales. C’est la même chose avec les personnes humaines : il y a bien plus en elles que ce qui leur vient de leurs parents. Remarquons aussi que nous pouvons remplacer, voire tout simplement supprimer, un certain nombre de composants de cette table sans pour autant la détruire. Je suis prêt à reconnaître que, loin d’être simples et indivisibles, toutes les entités sont le résultat d’une composition et qu’elles sont faites de choses plus petites ; mais cela ne prouve pas du tout que seules les choses les plus petites soient réelles – préjugé qui remonte pourtant à l’époque des présocratiques. On peut bien prétendre que toutes les choses physiques sont faites d’atomes et tous les matchs de basketball faits d’actions individuelles : il reste qu’un objet ne se restreint pas à un ensemble d’atomes, pas plus qu’un match à un ensemble d’actions individuelles ou une nation à un ensemble d’individus. 1. Ibid., p. 12.

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C’est une tragédie quand un Égyptien meurt au combat rue Mohamed Mahmoud, mais cela ne signifie pas pour autant la mort de l’Égypte. C’est même exactement le contraire. Puisque nous avons pris fait et cause pour l’existence des tables, à l’encontre de toute dissolution scientifique, on pourrait s’imaginer que nous défendons les droits de la première table d’Eddington, la table de tous les jours. Voici la description qu’il en donne : « Elle m’est familière depuis longtemps ; c’est un objet banal de cet environnement que j’appelle le monde : comment le décrire ? Il a de l’étendue ; il est relativement durable ; il a une certaine couleur ; par-dessus tout, il est substantiel 1. » Mettons de côté pour l’instant le mot « substantiel » qu’Eddington utilise d’une manière confuse et philosophiquement imprécise. Ce qui importe à présent, c’est l’idée que la table numéro un se confond avec celle de l’usage quotidien : la table que l’on a sous les yeux, autour de laquelle on s’assoit, où nous tapons du poing ou que nous caressons avec amour. Eh bien, cette table-là n’est pas celle que nous cherchons. Et c’est à Martin Heidegger qu’il revient de nous expliquer pourquoi ; cela peut surprendre, bien sûr, car on a de Heidegger l’image d’un défenseur des ustensiles de la vie quotidienne, en lutte contre une science qui « ne pense pas 2 ». Souvenons-nous que, dans la phénoménologie d’Edmund Husserl, ordre est donné de se détourner des théories scientifiques en lien avec la réalité qui n’est pas directement visible ; on nous invite à passer outre la deuxième table, celle qui a la préférence d’Eddington, pour décrire simplement ce qui apparaît à la conscience. Heidegger avance ici une objection : la plupart de nos relations avec les choses ne relèvent pas du tout de l’expérience consciente. Ainsi le sang dans nos veines, le sol sous nos pieds ou les véhicules qui nous transportent : toutes ces choses accomplissent paisiblement leur office, jusqu’au moment où telle ou telle avarie les rappelle à notre attention 3. Si l’on reprend les termes fournis par Eddington, on dira que la table que je vois à présent est dérivée de la table que, sans jamais la voir, j’utilise 1. Ibid., p. 11. 2. Martin Heidegger, Qu’appelle-t-on penser ? [1951/1952], Paris, Puf, 1959, p. 26. 3. M. Heidegger, Être et Temps [1927], trad. E. Martineau, édition numérique hors commerce, 1985.

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tout au long de mes activités quotidiennes. Mais dire cela, ce n’est pas encore aller assez loin. Car même la table qui nous apparaît dans l’usage pratique qu’on en fait n’épuise pas la réalité de la table. La table sur laquelle on a entassé de la paperasse et son repas de midi paraît un support fiable ; pourtant, une seconde plus tard, voici qu’elle s’effondre sur le sol, et tout est en morceaux. Cela montre bien que, pas plus que la table ne s’identifie à la table qu’on voit, la table ne s’identifie à celle qu’on utilise. La vraie table est une réalité authentique, située à un niveau plus profond que toutes nos manières théoriques ou pratiques d’interagir avec elle. Et même des rochers ou d’autres choses pesantes, si elles venaient à fracasser la table, seraient encore incapables d’en épuiser l’intime profondeur. La table est au-delà de toutes les relations dans lesquelles elle peut se trouver impliquée, que ce soit avec des humains ou avec des entités inanimées. Bref, la première table d’Eddington, la table du quotidien, ne vaut pas mieux que la seconde, la table scientifique. S’il est exclu de réduire la table au niveau infra des charges électriques qui fusent à travers l’espace vide, il est également exclu de la réduire au niveau supérieur des effets théoriques, pratiques ou causaux qu’elle a sur des êtres humains ou sur quoi que ce soit d’autre 1. Nous sommes parvenu à localiser la troisième table – la seule qui soit réelle. En identifiant les tables avec leurs effets quotidiens, ceux qu’elles ont sur nous ou sur d’autres personnes, la première table d’Eddington détruit en réalité toutes les tables. Mais la deuxième table d’Eddington fait exactement la même chose : elle les désintègre au profit de minuscules charges électriques ou de légers tremblements de matière. C’est ici pourtant que se trouve la troisième table, entre ces deux autres dont aucune n’est réellement une table. Notre troisième table émerge donc comme quelque chose de distinct de ses propres composants, en même temps qu’elle se retire derrière tous ses effets externes. Notre table est un être intermédiaire que l’on ne trouvera ni dans la physique subatomique ni dans la psychologie humaine, mais 1. Voir sur ce point Graham Harman, L’Objet quadruple, Paris, Puf, 2010, et le texte de D. Rabouin dans ce volume.

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dans une zone autonome où les objets sont constamment et simplement eux-mêmes. Et c’est cela, à mon avis, la signification véritable du mot « substance », qu’Eddington utilise de façon trop vague lorsqu’il se réfère à cet objet de notre expérience qu’est la table numéro un. Dans la tradition aristotélicienne, le terme de « substance » (hypokeimenon) désigne la réalité autonome des choses individuelles. Contrairement à Platon, pour qui il existe une Idée de la table à laquelle « participent » d’innombrables tables, chez Aristote chaque table est à elle-même sa propre forme : c’est là une forme substantielle, et non pas une forme qui n’existerait qu’en relation avec celui qui la perçoit ou avec une autre chose. Se ranger sous la bannière d’Aristote peut paraître étrange : beaucoup le regardent en effet comme un réactionnaire, vieux jeu et rébarbatif, dont les disciples médiévaux ont été défaits par Descartes et les Modernes au cours d’une révolution pour le moins libératrice. Mais ce qui est le plus fascinant dans le concept aristotélicien de substance, c’est de voir tout ce qu’il a en commun avec notre troisième table, pourvu que l’on accepte d’interpréter Aristote de façon suffisamment bizarre (weird). Aristote ne réduit pas les choses individuelles au niveau infra de leurs composants minuscules, c’est un premier point. Ensuite, contrairement à ce que l’on entend tout le temps, il n’y a pas non plus chez lui de réduction au niveau supérieur, au sens où les substances se ramèneraient à ce que les humains peuvent en saisir par la raison. En toute rigueur, une chose est toujours un individu, tandis que la connaissance porte uniquement sur des notions universelles (le vert, le lourd, le carré) qui sont communes à un grand nombre de choses 1. C’est pourquoi la réalité des choses se trouve hors de portée de la connaissance humaine, même pour Aristote. On dira qu’en plaçant la troisième table (encore une fois, la seule qui soit réelle) entre la « table » assimilée à ses particules et la « table » assimilée à ses effets sur les êtres humains, nous avons affaire à une table dont il est radicalement impossible de vérifier l’existence, que ce soit par la science ou par ses effets 1. Aristote, Métaphysique, Z 13, 1038b1-1039a22.

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concrets dans la sphère humaine. Oui, et c’est justement l’essentiel ! Une « philosophie » qui veut réduire les objets aux conditions qui permettent de les connaître ou de les vérifier n’est pas digne du nom. Comme chacun sait, le terme philosophia, peutêtre forgé par Pythagore, ne signifie pas « sagesse » mais « amour de la sagesse ». On ne peut pas connaître le réel, on peut seuleaccès à la table, mais plutôt qu’un tel accès est nécessairement indirect. Le discours érotique fonctionne par allusions, sousentendus et insinuations plutôt que par déclarations explicites et propositions clairement articulées, et il arrive aussi qu’on gâche une blague ou un tour de magie si l’on en explique chaque étape : la pensée, elle non plus, ne pense pas tant qu’elle n’a pas compris que c’est seulement par une voie oblique qu’elle peut s’approcher des objets. Nous refusons d’être réductionnistes, que ce soit à la manière de la science (par le bas) ou de l’humanisme (par le haut). Des chasseurs d’objets, voilà ce que nous devons être, et des chasseurs qui n’ont rien de meurtriers, étant donné qu’on ne peut jamais attraper les objets que l’on chasse. Ce n’est pas d’abord d’électrons ou d’activités humaines que le monde se compose, mais d’objets fantomatiques : à ces objets qui se dérobent à toute saisie humaine ou non humaine et qui exercent sur nous leur attrait mystérieux (allure), on accède seulement par la voie de l’allusion. Peu importe ce que nous avons pris dans nos filets, peu importe que nous nous asseyions à cette table ou que nous la réduisions en morceaux : ce n’est jamais la table réelle. Mais alors, si les deux premières tables sont toutes deux également irréelles, n’est-ce pas que chacune des « deux cultures » évoquées par C. P. Snow nous mène à une impasse ? Sous les espèces du réalisme scientifique ou du constructivisme social, ces deux cultures ont connu chacune de grands succès dans leurs domaines respectifs, et pourtant elles sont l’une et l’autre en échec sur le plan philosophique. C’est un point sur lequel Bruno Latour a très clairement attiré l’attention il y a vingt ans de cela en contestant avec vigueur, comme chacun sait, la division moderne entre nature et culture 1. Mais Latour a tendance à 1. Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes, Paris, La Découverte, 1991.

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conserver la première table d’Eddington (celle de tous les jours) ; il en élargit si bien la signification qu’à la fin les électrons, les personnages de dessins animés, les tables réelles et les tables fictives sont tous mis sur un pied d’égalité. La raison en est la suivante : aux yeux de Latour, un objet (ou un « acteur ») ne se définit que par la manière dont il transforme, modifie, perturbe ou crée un autre acteur, quel qu’il soit. Pour ce philosophe, rien ne se cache dans les profondeurs, tout est entièrement déployé à la faveur des duels et des négociations qui se jouent entre les choses. En revanche, la philosophie que je défends, la Philosophie de la Troisième Table, nous renvoie à des tables qui existent bel et bien, mais à un niveau plus profond que celui où sont susceptibles de se produire de telles transformations, modifications, perturbations ou créations. Je l’ai suggéré un peu plus haut : il n’y a sans doute pas lieu de créer de toutes pièces une « troisième culture » qui serait en rapport avec cette troisième table. Bien que la tentative soit en elle-même intéressante, il ne s’agit pas de faire des scientifiques les représentants de cette troisième culture sous prétexte qu’en se frottant à certains problèmes philosophiques, ils seraient conduits à télescoper les mondes respectifs des deux tables d’Eddington. Cette idée, John Brockman la reprend à son compte quand il déclare, dans une anthologie par ailleurs passionnante, que « la troisième culture est portée par tous ceux qui étudient et qui pensent le monde empirique ; par leur travail et leurs efforts de vulgarisation, ils prennent peu à peu la place de l’intellectuel traditionnel, révélant le sens intime de notre existence pour donner des réponses neuves aux questions touchant ce que nous sommes et qui nous sommes 1. » En réalité, Brockman n’en appelle pas à une véritable troisième culture : il en appelle plutôt à la victoire totale de la seconde, à savoir la culture scientifique, présentée simplement sous des atours plus séduisante et moins nihiliste. Les auteurs qui s’inscrivent dans cette mouvance s’efforcent dans le meilleur de mettre en relation les 1. Voir John Brockman (dir.), The Third Culture : Beyond the Scientific Revolution, New York, Touchstone, 1996. Ce passage, qui se présente comme le résumé d’un chapitre, se trouve dans la table des matières de l’ouvrage.

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deux tables d’Eddington ; aucun ne se met en chasse de l’insaisissable numéro trois, celle qui excède ses propres composants et se dérobe en même temps à tout accès direct. Cette tâche, nous l’avons dit, ce sont peut-être les artistes qui, sans distinction de genres, s’en acquittent le mieux aujourd’hui. L’activité artistique ne consiste évidemment pas à décomposer les baleines blanches, les châteaux, les radeaux, les pommes, les guitares et les moulins à vent, pour les réduire à leurs soubassements atomiques. Il va de soi que les artistes n’ont à nous offrir aucune théorie de la réalité physique, et la deuxième table d’Eddington est bien le cadet de leurs soucis. Mais ce n’est pas non plus la première table qui les intéresse : comme si la tâche de l’art se ramenait à reproduire les objets de la vie quotidienne ou à produire sur nous certains effets ! Au contraire, les artistes essaient d’envisager les objets à un niveau plus profond, au-delà des propriétés qui les rendent manifestes, ou bien encore ils font allusion à des choses qui ne peuvent exactement être rendues présentes. Pendant des siècles, la philosophie a voulu satisfaire les critères d’une science rigoureuse, faisant alliance avec les mathématiques ou la psychologie descriptive en fonction des époques. Et si le contre-projet des quatre siècles à venir était au contraire de faire de la philosophie un art ? En lieu et place de « la philosophie comme science rigoureuse » (Husserl), nous aurions « la philosophie comme art vigoureux ». Transformée de la sorte, de science devenue art, la philosophie renouerait avec la figure primitive d’Éros. Ce modèle érotique est à certains égards la visée fondamentale de la philosophe-orientée-objet : c’est la seule manière, dans le climat philosophique actuel, de rendre justice à un amour de la sagesse qui ne prétende en rien être sagesse accomplie.

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La réalité telle qu’elle est, en soi Paul BOGHOSSIAN 1

Je voudrais aborder ici l’idée de « la réalité telle qu’elle est, en soi ». Il semble que cette notion ait aujourd’hui retrouvé une place dans la pensée européenne, en particulier sous l’étiquette du « Nouveau Réalisme ». Pareil regain d’intérêt pour le réalisme est à mon avis une évolution très positive pour la philosophie continentale. La terminologie de l’« en soi » vient évidemment de Kant qui a vu l’importance fondamentale de la notion, mais qui s’est aussitôt trouvé en difficulté quand il a fallu lui donner un sens. L’idée de la réalité telle qu’elle est en soi, c’est l’idée qu’il y a, dans le monde, des faits entièrement indépendants du langage ou du cadre conceptuel que nous utilisons pour les décrire. C’est là ce que Bernard Williams a appelé la « conception absolue de la réalité 2 ». Et, selon moi, la question de savoir si nous pouvons donner un sens à cette notion est l’une des questions les plus importantes de la métaphysique. Dans la formule que j’ai employée, j’ai utilisé le mot « fait ». Qu’est-ce que je veux dire par là ? Eh bien, dans un premier temps, si l’on s’en tient à une explication neutre, un fait, c’est l’instanciation d’une propriété par un objet. Quand une chose est ronde, cette propriété qu’est la circularité est instanciée par l’objet en question. D’un point de vue plus général, on peut voir le divers spatio-temporel comme un objet et considérer les faits situés dans le monde comme une certaine répartition des propriétés à travers 1. Traduit de l’anglais par Olivier Dubouclez. 2. Bernard Williams, Descartes : The Project of Pure Enquiry, Londres/New York, Routledge, 1978, p. 65.

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l’espace-temps. La question qui se pose alors à nous est la suivante : y a-t-il, en relation avec la façon dont les propriétés sont réparties dans l’espace-temps, un fait qui soit indépendant du schéma conceptuel que nous utilisons pour le décrire ? De nombreux philosophes ont eu des difficultés lorsqu’il s’est agi de donner une réponse positive à cette question. Kant a répondu positivement : il y a une chose en soi qui est indépendante des concepts que nous appliquons à la réalité ; mais on en reste à une notion basique de la chose en soi. Ce qui est sûr, c’est qu’on ne peut rien en connaître et c’est à peine d’ailleurs si l’on peut y faire référence. La seule pensée que l’on puisse avoir à son sujet est la suivante : il doit y avoir quelque chose au fondement des expériences que nous faisons, et dont nous produisons des synthèses au moyen des concepts qui sont les nôtres. Donc, dans le meilleur des cas, ce que l’on peut dire, c’est qu’« il y a quelque chose, mais on ne sait pas quoi ». Mais alors, si ce n’est pas la réalité telle qu’elle est en ellemême, si ce n’est pas ça que nous essayons de dire et de connaître, qu’est-ce que nous cherchons dans le monde la plupart du temps ? Qu’est-ce que nous voulons atteindre ? Selon Kant, cet objet recherché, ce n’est pas le monde nouménal (le monde tel qu’il est en soi), mais le monde phénoménal qui est une construction humaine. C’est une construction faite à partir de concepts que nous introduisons en conformité avec elle. Kant pensait que certaines de ces constructions étaient nécessaires pour tout être conscient (c’est la fameuse déduction transcendantale des catégories). Il pensait par conséquent qu’une certaine forme d’universalité devait s’attacher aux mondes phénoménaux dans lesquels vivent les êtres conscients. Parmi ces concepts qu’il revient à tout être conscient, si l’on suit Kant, d’introduire dans l’expérience, il y a en particulier les concepts de la géométrie euclidienne. Le problème, c’est que peu après que Kant a formulé une telle idée, on a découvert les géométries non euclidiennes. Hegel en tira argument pour dire que Kant avait eu tort de tenir pour universels les concepts avec lesquels les êtres conscients construisent le monde phénoménal ; il faut plutôt penser que ces concepts peuvent changer en fonction de l’époque ou du contexte culturel.

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En donnant à l’idée de Kant un tour relativiste, Hegel a introduit une conception appelée à un grand succès : il est possible que différentes époques, ou différentes communautés appartenant à une même époque, introduisent dans l’expérience différents ensembles de concepts fondamentaux, et que les hommes se retrouvent à vivre dans des mondes différents. Cette idée est au cœur d’un des livres les plus importants du XXe siècle : La Structure des révolutions scientifiques de Thomas Kuhn. Dans ce livre, Kuhn, à la suite de Hegel, prétend que les hommes de science, en fonction de l’époque à laquelle ils appartiennent, avant ou après Newton, vivent dans des « mondes différents ». Mais, si l’on y réfléchit un peu, il faut vraiment que quelque chose ait mal tourné pour qu’on en arrive à dire de deux personnes réunies dans la même pièce qu’elles vivent dans des « mondes différents ». De plus, nous parlons de nombreux faits qui sont antérieurs à l’existence humaine : cela fait, dit-on, quatorze milliards d’années que le monde existe, et les êtres humains ne constituent qu’un développement très récent de cette histoire. Comment se pourrait-il que tous les faits qui concernent l’univers soient les produits de la pensée humaine, alors que, à en croire les explications les plus poussées que nous ayons du monde dans lequel nous vivons, de nombreux faits existaient, dans ce monde, bien avant que les êtres humains n’entrent en scène ? Les constructivistes en particulier, quand leur attention se met à flancher ou bien peut-être parce qu’ils veulent qu’on s’intéresse à eux, disent là-dessus des choses qui sont vraiment dénuées de sens. Des scientifiques français travaillant sur la momie du pharaon Ramsès II, mort en 1213 avant J.-C., ont conclu que Ramsès était probablement mort de la tuberculose. Bruno Latour a alors demandé dans un article célèbre : mais comment Ramsès II aurait-il pu mourir d’un bacille qui fut découvert par Robert Koch en 1882 1 ? Il serait tout aussi anachronique, a observé Latour, de dire qu’il est mort d’une rafale de mitrailleuse que de dire qu’il est mort de la tuberculose. « Avant Koch, insiste-t-il, 1. Bruno Latour, « On the Partial Existence or Existing and Nonexisting Objects », in Lorraine Daston, Biographies of Scientific Objects, Chicago, The University of Chicago Press, 2000, p. 247-269.

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le bacille n’a pas de réelle existence 1. » Et voici la suite de la citation (récemment, je suis retourné voir l’article en question pour vérifier si c’était vraiment ce qui y était dit, et en fait, c’est encore pire que dans mon souvenir) : L’histoire des bacilles de Koch est bien contextualisée, elle commence à Berlin à la fin du XIXe siècle. Que les bacilles se soient propagés aux époques postérieures à 1882 est sans doute envisageable, pour autant qu’on ait accordé à l’hypothèse de Koch le statut d’un fait et qu’on l’ait intégré à la routine de la pratique scientifique, mais ce qui est complètement exclu, c’est que les bacilles aient remonté le temps jusqu’aux années précédentes 2.

Voilà qui est surprenant, car si vous connaissez un peu les bacilles, vous savez qu’ils sont censés avoir existé longtemps avant l’arrivée des êtres humains. Il est donc très possible qu’ils se soient trouvés dans les poumons de Ramsès et qu’ils aient causé sa mort bien avant leur découverte par Koch en 1882. Alors quel est le problème au juste ? Pourquoi Latour avance-t-il de telles énormités ? À première vue, on a l’impression qu’il est tout simplement en train de confondre la question : Y avait-il à cette époque un organisme doté d’un certain impact causal ? avec cette autre question : Quand est-ce que, pour la première fois, le fait de postuler l’existence d’un tel organisme nous a semblé une bonne explication ? Certes, c’est en 1882 qu’on en est venu à accepter de telles explications. Mais ce qui s’est passé alors, c’est que nous avons découvert comment les choses étaient depuis toujours. Donc, nous n’avons pas inventé un fait nouveau en 1882 ; nous avons découvert quelque chose qui se trouvait là de toute façon. À l’évidence, Latour a du mal à admettre l’idée que cette chose se trouvait là de toute façon, avant que les hommes ne soient en possession du concept de bacille ou avant qu’ils ne découvrent ce bacille-là. 1. B. Latour, « Ramsès II est-il mort de la tuberculose ? », La Recherche, 307, 1998, p. 84-85. Repris sous le titre « Jusqu’à faut-il mener l’histoire des découvertes scientifiques ? », in Bruno Latour, Chroniques d’un amateur de sciences, Paris, La Découverte, 2006, p. 51-53. 2. B. Latour, « On the Partial Existence or Existing and Nonexisting Objects », art. cit., p. 249.

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Il est important de souligner que ce genre d’absurdité ne fait pas seulement problème dans le contexte du constructivisme ; c’est un problème qui se pose pour la philosophie dans son ensemble et peut-être même pour les sciences humaines en général. En effet, comme chacun sait, c’est l’agenda des sciences qui, de plus en plus, contrôle l’argent alloué à la recherche dans les universités. C’est du côté de la science que se font toutes les grandes découvertes qui touchent à la technologie et à la médecine, et la science coûte très cher. Aussi toute excuse que trouveront les administrateurs pour gonfler le budget de la science en faisant des économies sur les autres domaines sera-t-elle la bienvenue. Par conséquent, quand les administrateurs en question entendent un philosophe particulièrement célèbre, mondialement reconnu, tenir des propos qui leur semblent parfaitement absurdes, ils se disent : « Ces types sont vraiment tous des imbéciles ; coupons-leur les vivres et employons l’argent à quelque chose d’utile. » Ce genre de position constructiviste est donc très dangereux d’un point de vue sociologique et politique. La question est la suivante : comment des gens brillants (et je considère que Latour en fait partie, de même que Rorty, Putnam et Goodman) en sont-ils venus à trouver cette notion – la conception absolue de la réalité, l’idée selon laquelle il y aurait une réalité constituée de faits qui ne seraient pas des constructions humaines – si problématique ? Contrairement à Latour, Rorty était parfaitement conscient du danger qu’il y a à prétendre que c’est aux êtres humains que les dinosaures doivent d’avoir existé sur terre. Il cherchait à réfuter l’idée selon laquelle il pourrait y avoir des faits indépendants de nos schémas conceptuels. Mais il était aussi parfaitement conscient que la dernière chose à dire, c’est bien celle-ci : que c’est aux êtres humains que les dinosaures doivent d’avoir existé sur terre. Voici ses propres mots : Les gens comme Goodman, Putnam et moi-même – des gens qui pensent qu’il n’y a pas pour le monde une manière de subsister qui soit indépendante des descriptions que l’on en donne, en aucun cas et à aucun point de vue – ont toujours la tentation d’utiliser les métaphores kantiennes de la forme et de la matière. Nous avons tendance à dire qu’il n’y avait pas d’objets avant que le langage ne façonne la matière première (tout un tas de trucs du genre ding-an-sich, pur contenu-zéro

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Paul Boghossian schème). [Rorty avait parfois une drôle de manière de s’exprimer.] Mais dès qu’on nous prend à dire ce genre de choses on nous accuse (non sans raison) de prétendre que c’est l’invention du mot « dinosaure » qui a causé l’apparition des dinosaures – d’être ce que nos adversaires appellent « des idéalistes linguistiques » 1.

Rorty a pourtant souligné lui-même qu’il y a une autre manière, parfaitement légitime qui plus est, de donner du sens à cette idée de constructivisme des faits (comme je l’appellerai). C’est ce qu’il dit dans le passage suivant : Aucun des antireprésentationnalistes que nous sommes n’a jamais douté que la plupart des choses dans l’univers soient indépendantes de nous. Ce que nous remettons en question, c’est qu’elles soient indépendantes de nous sur le plan représentationnel 2.

Il explique alors ce que signifie être indépendant sur le plan représentationnel : Pour que x soit indépendant de nous sur le plan représentationnel, il faut que x ait un caractère intrinsèque … telle qu’il soit mieux décrit par certains de nos termes que par d’autres. Comme nous ne voyons pas comment décider quelle description d’un objet, ressaisit ce qui lui est « intrinsèque », par contraste avec ses caractères extrinsèques, simplement « relationnels » (les caractères qu’il a relativement à des descriptions), nous sommes prêts à rejeter la distinction intrinsèqueextrinsèque, la thèse selon laquelle les croyances représentent quelque chose, et toute la question de la dépendance ou de l’indépendance à l’égard des représentations. Cela signifie que nous rejetons l’idée qu’il y a (pour reprendre l’expression de Bernard Williams) « une façon dont les choses sont de toute façon » indépendamment du fait qu’elles soient décrites et de la manière dont elles le sont 3.

Nous voici au bout de ce passage compliqué. Reprenons-le pas à pas, car les idées s’enchaînent très rapidement. En quel sens les 1. Richard Rorty, « Charles Taylor on Truth », Truth and Progress. Philosophical Papers, 3, Cambridge, Cambridge University Press, 1998, p. 90 (cité dans P. Boghossian, La Peur du savoir. Sur le relativisme et le constructivisme de la connaissance, trad. O. Deroy, Marseille, Agone, 2009, p. 53 ; trad. modifiée). 2. Ibid., p. 86 (cité dans P. Boghossian, La Peur du savoir, op. cit., p. 53-54 ; trad. modifiée). 3. Ibid (cité dans P. Boghossian, La Peur du savoir, op. cit., p. 54 ; trad. modifiée).

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dinosaures dépendent-ils de nous ? Rorty, Dieu merci, veut éviter de dire que les dinosaures sont dépendants de nous d’un point de vue causal. Mais alors en quel sens sont-ils dépendants de nous ? Rorty dit que cette dépendance se situe plutôt sur le plan de la représentation. Qu’une chose soit dépendante de nous sur le plan représentationnel, dit-il, cela signifie qu’elle ne possède pas de caractère intrinsèque qui nous permettrait de dire que, parmi nos descriptions, certaines sont meilleures que d’autres pour la décrire. Et, poursuit Rorty, puisque ne pouvons pas décider lesquels de ses caractères sont intrinsèques et lesquels sont dépendants de nos descriptions, nous sommes prêts à rejeter pareille distinction. Et par conséquent, nous sommes prêts aussi à rejeter la question tout entière de l’indépendance représentationnelle et de sa distinction d’avec la dépendance. Après avoir lu cela, on se dit forcément : « Attendez, qu’estce qui vient de se passer, là ? » On a commencé par dire que l’on doutait de la thèse de l’indépendance représentationnelle. Ce qui donne l’impression qu’on affirme par là la dépendance représentationnelle. Mais Rorty finit par dire qu’il rejette le problème tout entier, problème dont la thèse de la dépendance représentationnelle était une solution possible. Et tout ça tient en un minuscule paragraphe… À strictement parler, il n’y a pas de contradiction. On peut se trouver dans une situation où, contraint de prendre au sérieux une certaine question – par exemple, les dinosaures sont-ils dépendants ou indépendants de nous ? –, la réponse qu’on lui donne, quel que soit son contenu, ne nous convient pas. Par conséquent, on suggère qu’il vaut mieux rejeter la question. Cela peut arriver. Quand, lors de son procès, on a demandé à Oscar Wilde si l’un de sens écrits était blasphématoire, il a répondu : « Le mot blasphème ne fait pas partie de ceux que j’emploie. » La manœuvre de Rorty met en lumière ici un point important : dès que vous prenez au sérieux la question « La réalité telle qu’elle est en soi (indépendamment de nos descriptions) peut-elle exister ? », il n’y a pas d’autre choix que de répondre positivement. Toute autre réponse vous enchevêtrerait dans des absurdités. Pourquoi ? Eh bien, parce que nous ne possédons pas de notion de dépendance un tant soit peu sophistiquée – autre que

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causale, autre que représentationnelle, etc. –, qui nous permette de dire de façon vraisemblable que les faits relatifs aux dinosaures sont dépendants de nous. Cela veut donc dire qu’on ne peut en aucune façon dire qu’ils sont dépendants de nous en un sens ou en un autre. Ce qui implique aussi qu’à partir du moment où l’on ne veut pas s’engager en faveur de l’indépendance, on doit rejeter la question. Le problème auquel Rorty est confronté est le suivant : s’il admet la question, la seule réponse qu’il puisse alors accepter est positive, et cela va à l’encontre de ce qu’il veut dire. Donc, il doit trouver un moyen de rejeter la question. Mais rejeter la question ne va pas sans poser plusieurs problèmes. Premièrement, si vous rejetez la question, comment est-ce qu’à la fin vous parvenez à dire ce que vous vouliez dire, à savoir qu’il n’existe pas de fait indépendant de nos descriptions ? Il faut bien que ce soit là une réponse à la question ! Deuxièmement, il est clair que la question est légitime : il y a des exemples tout à fait saillants de choses qui ne sont pas indépendantes des êtres humains. Par exemple, les objets sociaux et les objets mentaux, dans leur ensemble, ne sont pas indépendants des esprits humains. On comprend donc parfaitement la question. Le problème qui apparaît à présent est de savoir pourquoi, étant donné que la vérité de cet argument saute aux yeux, tant de philosophes brillants sont attirés par le constructivisme des faits. À mon sens, cette question admet plusieurs réponses possibles : les différents philosophes ont probablement différentes motivations. Celle de Kant, on le sait, est qu’il jugeait cette position essentielle pour rendre compte de la connaissance synthétique a priori. Avec Kant, on est très loin de ce qui a pu motiver Rorty. Ce dernier n’aimait pas du tout ce genre de dualisme, que ce soit la distinction analytique-synthétique ou a priori-a posteriori. Ce n’est certainement pas ce qui l’a conduit à un tel constructivisme. Dans le cas de Rorty, et c’est vrai pour beaucoup d’autres, le problème vient du fait qu’il associe la thèse du constructivisme des faits à une autre thèse qui est bien plus plausible – bien qu’à mon sens elle soit finalement dépourvue de vérité. C’est la thèse

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que j’appelle un peu lourdement la relativité sociale des descriptions et de leur utilité. Je vais citer un passage où Rorty parle de cela. La relativité sociale des descriptions, c’est pour l’essentiel la conception pragmatiste de la croyance. Selon elle, pour expliquer pourquoi les gens acceptent certains types de concepts ou de théories, il faut étudier certaines de leurs caractéristiques sociales et biologiques contingentes. Voici ce que dit Rorty à ce propos : Nous décrivons les girafes comme nous le faisons, comme des girafes, à cause de nos besoins et nos intérêts. Nous parlons un langage qui inclut le mot « girafe » parce que cela s’accorde avec nos buts. Il en va de même pour des mots comme « organe », « cellule », « atome », etc., c’est-à-dire pour tous les termes qui désignent ce dont les girafes sont, pour ainsi dire, composées. Toutes les descriptions que nous donnons des choses sont accordées à nos buts. […] La limite entre une girafe et l’air environnant est suffisamment nette si vous êtes un être humain qui voudrait chasser pour se procurer de la viande. Mais si vous êtes une fourmi ou une amibe douée de parole, ou un voyageur de l’espace qui nous observe de tout là-haut, cette limite n’est pas si nette, et il n’est pas si clair que vous ayez besoin, ou disposiez, d’un mot pour « girafe » dans votre langage 1. Je ne crois pas pour ma part que ce soit le bon scénario épistémologique si l’on veut expliquer pourquoi nous acceptons des théories ou des concepts particuliers, bien que nos intérêts, nos besoins et l’échelle à laquelle nous nous plaçons puissent être des critères pertinents pour justifier que nous nous intéressions à certaines questions plutôt qu’à d’autres. Mais le point principal, c’est que la vision constructiviste des faits ne découle nullement de la relativité sociale des descriptions. Rorty n’est pourtant pas d’accord avec cela. À la suite du passage que j’ai cité, il déclare : Plus généralement, il n’est pas clair que, parmi les millions de façons de décrire la portion d’espace-temps occupée par ce que nous appelons une girafe, l’une soit plus proche que l’autre de la façon dont les choses sont en elles-mêmes 2. 1. R. Rorty, Philosophy and Social Hope, Londres, Penguin, 1999, p. XXVI ; Paul Boghossian, La Peur du savoir, op. cit., p. 37-39 ; trad. modifiée. 2. Ibid., p. XXVI ; P. Boghossian, La Peur du savoir, op. cit., p. 39.

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Ce qui est crucial, c’est que le constructivisme des faits n’est en aucun cas une généralisation de la relativité sociale des descriptions que l’on trouvait juste avant. Ce sont, j’y insiste, des thèses complètement indépendantes. Une chose est de dire que nous devons expliquer notre préférence pour certaines descriptions à partir de nos intérêts pratiques plutôt qu’à partir de la correspondance entre celles-ci et la manière dont les choses sont en elles-mêmes et par elles-mêmes ; autre chose de dire qu’être en soi-même et par soi-même, indépendamment des descriptions que nous faisons des choses, ne correspond à rien. Il y a là un saut logique important, et Rorty passe son temps à passer d’un point de vue à l’autre. Les gens font cette confusion parce qu’ils croient que le constructivisme des faits conduit à poser qu’il y a une unique description vraie pour la portion d’espace-temps considérée. Et le fait est que, même d’un point de vue réaliste, une portion donnée d’espace-temps, quelle qu’elle soit, est potentiellement susceptible d’une infinité de descriptions correctes, puisqu’il y a un nombre infini de propriétés relationnelles. Par exemple, pour s’en tenir à un exemple un peu bête : vous pourriez avoir une girafe en train de mâcher des feuilles d’acacia, mais cette girafe pourrait aussi être une créature dans le jardin de Donald Trump (sa fortune est considérable, donc il peut probablement se payer une girafe). À partir de là, dire que quelque chose est un objet dans le jardin de Donald Trump, et dire que c’est une girafe en train de mâcher des feuilles d’acacia, ce sont là deux descriptions parfaitement correctes, et il y en a une infinité d’autres qui sont tout aussi correctes. Dire qu’il y a un fait matériel ne conduit pas à poser qu’une seule chose soit vraie. Cela conduit à poser que, de toutes les choses que l’on pourrait dire à propos de cette portion d’espace-temps, certaines ne sont pas vraies. Par exemple, si, à propos de cette girafe qui se trouve aussi dans le jardin de Donald Trump, je dis que c’est un astéroïde, alors c’est faux. Le réalisme ne conduit pas à poser qu’il y a une seule vraie description ; il conduit à poser que tout n’est pas vrai en même temps d’une portion particulière d’espace-temps. Jusqu’ici j’ai essayé de défendre l’idée qu’il pourrait y avoir, concernant la manière dont les choses sont, des faits qui soient indépendants des êtres humains et de leurs activités mentales.

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Mais, bien sûr, il y a aussi beaucoup de choses qui ne pourraient pas exister sans les humains et leurs activités mentales. Lesquelles peut-on citer ? Eh bien, certains objets sont, comme nous les appelons, des objets sociaux ou des faits sociaux. L’argent, le mariage, les clubs, le restaurant, les chaises, le fait que ce morceau de papier-ci ait une valeur (quelques euros), le fait que cet objetlà soit un meuble ; rien de tout cela n’aurait pu exister sans des esprits. Certaines personnes sont tentées de dire que, d’un point de vue intuitif, on peut tenir les choses qui dépendent de l’esprit comme moins réelles que les dinosaures ou les électrons. Il n’y a vraiment aucune raison de dire ça. Après tout, les esprits sont réels, et ils sont eux aussi dépendants de l’esprit, de façon triviale. Trivialement, les esprits ne pourraient pas exister sans esprit. De sorte que « réel » ne peut pas vouloir dire « indépendant de l’esprit », car alors les esprits seraient irréels, et ce n’est pas une conclusion recevable. Ce qui est réel, c’est ce qui existe ; et ce qui existe peut être soit indépendant soit dépendant de l’esprit. Je ne nie pas pour autant que la question de savoir ce qui existe, et si une chose particulière qui existe est ou non dépendante de l’esprit, ne suscite pas des problèmes et des controverses de première importance. Je veux seulement insister sur le fait que toutes ces notions sont en règle et que rien, parmi nos connaissances, ne peut nous empêcher de prendre au sérieux l’idée qu’il y a bien quelque chose comme la réalité telle qu’elle est en soi.

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L’auto-consistance du cercle épistémologique corrélationnel Énaction et théorie quantique de la cognition Michel BITBOL

Ce que je voudrais montrer est que le système d’auto-consistance entre le contenu des connaissances actuelles, les pratiques qu’elles présupposent, et l’aptitude sous-jacente à éprouver à présent la vérité des unes aussi bien que la pertinence des autres, ne peut pas être satisfait, sauf artifice, dans un cadre de pensée réaliste. Au contraire, le cadre de pensée global d’un corrélationisme garantit cette auto-consistance, en restant constamment ancrée dans le domaine où celle-ci pourra être constatée, à savoir l’acte vécu du constat lui-même. Pour m’acheminer vers cette conclusion, je vais comparer les cercles d’auto-consistance que mettent en œuvre les épistémologies réalistes et corrélationnistes. Mais qu’est-ce au juste qu’un cercle d’auto-consistance épistémologique ? Au sens minimal, il articule une épistémologie normative à une épistémologie naturalisée 1. L’épistémologie normative prescrit a priori des règles d’action ayant pour but d’obtenir une connaissance pouvant prétendre à une forme de vérité. L’épistémologie naturalisée, quant à elle, décrit a posteriori les procédés qui ont effectivement permis aux chercheurs d’élaborer des instruments théoriques dont la validité est attestée dans un certain domaine. Il faut ajouter à cela des stratégies de prévision et de décision qui consistent à mettre en pratique les connaissances 1. Michel Bitbol, De l’intérieur du monde, Paris, Flammarion, 2010, p. 545 s.

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obtenues selon les prescriptions de l’épistémologie normative ou selon les descriptions de l’épistémologie naturalisée. Elles relèvent du faire épistémique, puisqu’elles indiquent comment se comporter sous des hypothèses conformes au fruit théorique des deux genres d’épistémologies. L’accord entre le discours des épistémologies normative et naturalisée d’une part, et les règles de la décision d’autre part, équivaut donc, dans le domaine de la connaissance, à l’accord fichtéen entre le dire et le faire. Entrons à présent dans le détail des deux systèmes de la pensée épistémologique. Le cercle maximal d’auto-consistance épistémologique réaliste comprend en premier lieu une épistémologie normative représentationnaliste, c’est-à-dire une épistémologie prescrivant aux théories scientifiques de chercher à représenter aussi fidèlement que possible une réalité ne dépendant pas du processus de leur élaboration. Cette épistémologie normative vise en d’autres termes, inspirés de Quentin Meillassoux, à prescrire à la pensée de penser ce qu’il y a indépendamment de toute pensée 1. Sa conception idéale de la vérité ne peut être que celle de la correspondance entre les choses et ce qui en est énoncé, de l’adaequatio rei et intellectus. Avec pour conséquence de devoir affronter les vertiges de la redondance, car, de même que c’est toujours dans les termes d’une pensée qu’est appréhendé ce qu’il y a indépendamment de toute pensée, c’est seulement en les énonçant qu’on peut disposer les propriétés des choses face à l’énoncé qu’on veut leur faire correspondre. Comme l’écrit Alfred Tarski, au sens de la véritécorrespondance, la phrase « la neige est blanche » est vraie si et seulement si la neige est blanche. Élaborée sous l’hypothèse que le sujet connaissant peut s’affranchir de sa situation afin de rencontrer par sa connaissance le tout autre d’une réalité indépendante, la conception de la vérité correspondance manifeste ici à son corps défendant l’impossibilité pour le sujet d’ignorer sa situation perceptive, cognitive, et linguistique, dans ses jugements, puisqu’il ne peut qu’y répéter la forme que cette situation impose lorsqu’il essaie de désigner ce qui lui échappe. Le faire 1. Quentin Meillassoux, Après la finitude. Essai sur la nécessité de la contingence, Paris, Seuil, 2006, p. 160.

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de l’épistémologie normative réaliste s’inscrit en faux contre son dire. Supposons provisoirement qu’on ait pu mettre l’épistémologie normative réaliste à l’abri de sa reductio ad absurdum, qui est une variété du cercle corrélationnel. Quel genre d’épistémologie descriptive lui est congruente ? Tout simplement une version revue et corrigée de l’image banale de l’acte de connaître comme recueil de données à propos d’objets naturels pré-existants. La correction apportée par rapport à l’image du sens commun consiste à objectiver les sujets connaissants, afin de les projeter dans la nature qu’ils sont censés étudier. Ce schéma a été assumé et élaboré par le paradigme cognitiviste, qui identifie la connaissance au traitement intra-systémique, symbolique et computationnel, d’une information provenant d’un grand objet extérieur. Le problème est que le véritable sujet, sensible, doté d’intention, et donateur de sens, se trouve repoussé hors du jeu représenté de la cognition, vers la position d’un spectateur neutre (et généralement inaperçu) de la confrontation entre les choses et le pseudosujet réifié. Ici, le seul authentique sujet n’est pas celui de la cognition (qui a été objectivé), mais celui de la cognition de la cognition, c’est-à-dire le méta-sujet cognitiviste qui aperçoit les choses, mais qui ne s’aperçoit pas lui-même. Pire encore, non seulement les traits subjectifs précédemment répertoriés sont refusés au pseudo-sujet réifié, mais la description de celui-ci, en tant que mécanisme de traitement de l’information convertissant les entrées sensorielles en sorties performatives, n’offre aucun point d’ancrage pour que le méta-sujet cognitiviste puisse s’identifier à lui. Car un véritable sujet ne saurait s’identifier qu’à une entité conçue, à son image, comme origine ou lieu d’aboutissement des actes cognitifs, plutôt que comme simple dispositif de transition entre un état entrant et un état sortant. En l’absence de ce genre de structure d’accueil pour le geste d’identification, un artéfact de traitement de l’information ne peut être qualifié de « sujet » qu’au prix d’une contradiction performative affectant le méta-sujet cognitiviste : la contradiction entre la possibilité alléguée de dire que l’artéfact cognitiviste est un sujet, et l’impossibilité pour le méta-sujet de faire la jonction identifiante avec lui. À force de conférer un statut ontologique aux seuls objets représentés par les théories scientifiques, on confine le sujet effectif,

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c’est-à-dire le fait de l’incarnation vécue, dans les marges du monde. Il reste à caractériser la procédure de décision qui correspond à ce système d’épistémologie réaliste, car celle-ci a l’intérêt de recueillir les règles d’un faire orienté par le dire épistémologique en question. Pour commencer, comment caractériser globalement les théories de la décision isomorphes au système des épistémologies réalistes ? On les regroupe sous le nom de « théories classiques de la décision ». Comme toutes les théories de la décision, celles-ci décrivent le processus d’orientation et d’anticipation conformément auquel des agents individuels agissent dans un environnement qu’ils ne connaissent que partiellement 1. Mais les théories « classiques » de la décision se distinguent par des traits restrictifs de plus en plus contestés. Selon elles, l’agent est supposé effectuer ses choix en suivant les règles de la « rationalité », c’est-à-dire en se donnant pour but de s’approcher le plus possible d’un résultat désiré en s’appuyant sur des croyances imparfaitement fondées à propos de son milieu. Notons que, dans ce schéma décisionnel conforme au paradigme réaliste, tous les paramètres sont tenus pour intrinsèquement déterminés, même s’ils sont incomplètement connus. Les propriétés de l’environnement sont considérées comme des déterminations intrinsèques à propos desquelles les agents peuvent être plus ou moins ignorants. Et les propriétés des agents eux-mêmes, telles que leurs croyances et leurs désirs, sont également considérées comme intrinsèquement fixées. Bien que chaque agent ne soit pas forcément conscient de ses propres motivations prédéterminées, celles-ci sont réputées se révéler progressivement au fur et à mesure des décisions qu’il prend. Le moindre écart vis-à-vis du comportement prévu par la théorie classique de la décision est alors considéré comme la manifestation d’attitudes déviantes ou irrationnelles des agents. Des inventaires systématiques de ces déviances possibles vis-à-vis de ce qu’on 1. Philippe Mongin, « La théorie de la décision et la psychologie du sens commun », Cahiers de recherche de l’IHSPT, 2011, hal-00625445 ; James O. Berger, Statistical Decision Theory and Bayesian Analysis, New York, Springer, 1993.

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attend sur la base de leur « rationalité » alléguée, ont dû être dressés 1. Comme dans toutes les sciences, cependant, l’accumulation d’« anomalies », et de correctifs ad hoc ajoutés à une théorie, laisse soupçonner une erreur majeure dans les prémisses de l’enquête. De quelle erreur pourrait-il s’agir ? Celle-ci saute aux yeux, pour qui n’est pas aveuglé par le préjugé réaliste. La théorie classique de la décision est hantée par un écart entre la stricte détermination supposée des propriétés des choses, et l’inachèvement chronique des connaissances des agents à leur propos. L’incomplétude des connaissances est un fait permanent qui justifie l’usage d’un formalisme probabiliste dans la théorie de la décision, mais elle est ravalée au rang d’une circonstance provisoire qu’on déclare surmontable en postulant une détermination intrinsèque des choses. Il y a déjà là une tension, souvent remarquée par les philosophes des probabilités. Mais la contradiction s’approfondit lorsque le théoricien classique de la décision se met lui-même en jeu. En effet, si l’on en croit sa théorie, ce qu’il soutient par elle ne saurait avoir que le statut d’un système conjectural optimisant l’utilité espérée eu égard à ses prémisses incomplètes. À propos de chacun des éléments de son système d’anticipation, y compris à propos de l’affirmation d’une détermination intrinsèque des choses et de lui-même en tant qu’agent rationnel, il devrait donc maintenir l’ouverture qui convient à l’énoncé d’une conjecture. Or cette ouverture signifie qu’il admet pouvoir changer d’avis à propos de son système théorique si le contexte épistémique dans lequel ce système a été jugé acceptable est remis en question. L’ouverture effective de son faire gnoséologique contredit ainsi ouvertement le dire théorique dans lequel il se représente lui-même comme un agent rationnel aux opinions prédéterminées. J’en viens à présent au cercle épistémologique corrélationniste, afin de montrer son aptitude à éviter cette contradiction performative. Son épistémologie normative tout d’abord, est de toute évidence une épistémologie transcendantale. Rappelons en effet que lorsque Kant a élaboré ce type d’épistémologie, c’était pour répondre au constat du caractère purement relationnel des lois de 1. Daniel Kahneman et Amos Tversky, « Subjective Probability : A Judgment of Representativeness », Cognitive Psychology, 3, 1972, p. 430-454.

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la mécanique classique, manifesté par leur formulation en termes d’équations différentielles. La leçon qu’il a tirée de cette mise à l’écart par Newton des explications causales en faveur de connexions légales, est que rien de tel que des déterminations internes, propres, essentielles ou intrinsèques, ne peut être l’objet d’une connaissance empirique 1. Il en résulte selon lui que la « chose en soi » est hors d’accès, et que l’unique objet à portée de notre connaissance est le phénomène, scintillation émergente de la relation épistémique. La seule donnée représentable, récapitule Kant, est « la relation d’un objet au sujet, et non pas la réalité intrinsèque qui appartient à l’objet en soi 2 ». La conception kantienne de la vérité découle de cette analyse du processus de la connaissance. La vérité a beau rester chez Kant un accord entre la pensée et son objet, nominalement analogue au concept de vérité-correspondance, la redéfinition de l’objet dans les termes d’une philosophie transcendantale transfigure le sens d’un tel accord jusqu’à lui donner l’allure d’une généralisation non triviale du concept de vérité-cohérence. Selon Kant, une pensée s’accorde nécessairement à son objet si les conditions de la pensée sont en même temps les conditions de la constitution des objets par liaison des phénomènes 3. Autrement dit, la conformité de la pensée à l’objet prend corps dans la dynamique de l’objectivation des phénomènes par la pensée. Tout y entre simultanément en fusion, pensée, objets, et apparitions jusqu’à atteindre le triple point d’équilibre d’une convenance mutuelle. Pour autant, on le sait, l’épistémologie kantienne tombe aussi sous le coup d’une accusation de contradiction performative. D’un côté, s’étant déclarée relationnelle en un sens presque concret, elle n’a pu éviter de mettre en scène le rapport supposé entre un sujet connaissant et une chose en soi considérée comme indépendante de lui. D’un autre côté, elle conclut que l’impossibilité de s’affranchir d’un tel rapport entraîne la restriction de la connaissance aux connexions des phénomènes qui émergent de 1. Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, B 67, in Kant, Œuvres philosophiques I, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1980. 2. Ibid. 3. E. Kant, Prolégomènes à toute métaphysique future, § 13, remarque III, Paris, Vrin, 1968, p. 55.

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son processus même de mise en relation. Tandis que l’aboutissement de l’épistémologie kantienne est une projection de l’activité de connaître sur le seul plan d’immanence de l’apparaître, sa prémisse revient à tracer à grands traits une image transcendante du processus de cette projection. Bon gré mal gré, l’épistémologie kantienne s’appuie donc sur une épistémologie naturalisée qui lui serait isomorphe. Elle exige une image hypothétique de sa genèse. Heureusement, les épistémologies naturalisées isomorphes à une épistémologie transcendantale ne manquent pas. C’est le cas de l’épistémologie génétique de Piaget, qui vise à étudier l’élaboration des structures d’accueil qu’un sujet connaissant présente par avance aux phénomènes, selon un processus de costabilisation de ses schèmes moteurs et des cibles de son action. Sans récuser le dispositif kantien des formes a priori, Piaget lui impose une ontogenèse s’accomplissant au cours de la temporalité de l’enfance. Selon ses propres termes, « il importe tout à la fois de relativiser l’a priori et de l’assouplir sous la forme d’une construction progressive 1 ». Le problème (qui peut être perçu comme un rebondissement de la contradiction performative kantienne) est que Piaget s’en tient à une conception réaliste du domaine d’objets sur lequel s’exerce l’activité du sujet. Selon l’épistémologie piagétienne, le sujet constitue ses propres schèmes adaptatifs à travers l’histoire de son couplage avec des objets prédéfinis, attendant dans la nature qu’un sujet les utilise. Il n’en va pas de même dans une autre épistémologie naturalisée relationnelle qui descend de celle de Piaget, tout en l’excédant en radicalité : l’épistémologie énactive 2. Au premier degré, la théorie de l’énaction se présente comme une voie moyenne entre une théorie de la connaissance idéaliste, selon laquelle le sujet projette ses structures internes sur un monde, et une théorie de la connaissance réaliste, selon laquelle le monde projette sa structure externe dans la représentation du sujet. Mais cette voie moyenne ne se contente pas d’exhiber une médiation entre le sujet et le monde ; elle fait de son domaine médian l’origine conjointe des deux 1. Jean Piaget (dir.), Logique et connaissance scientifique, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1967, p. 593. 2. Francisco Varela, Evan Thompson et Eleanor Rosch, L’Inscription corporelle de l’esprit, Paris, Seuil, 1999.

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pôles de l’activité de connaître. Tandis que les schèmes d’action sont, au sens de la théorie classique de la connaissance, l’interface entre le sujet et le monde, ils deviennent, au sens de la théorie de l’énaction, l’axe processuel central à partir duquel co-émergent un sujet et son monde. Au sens étroit, le monde propre d’un sujet 1, n’est rien de plus que le réseau des saillances signifiantes qu’il pointe parmi les objets disponibles, afin de s’orienter et de survivre avec des moyens sensori-moteurs limités. Mais au sens large que favorise la théorie énactive de la cognition, les objets et les significations se confondent. Les objets sont eux-mêmes tenus par la théorie énactive pour des saillances phénoménales significatives produites par le couplage avec un environnement dénué de préstructuration. Dès lors, les sujets objectivés, devenus origines de leur geste de donation de sens, se prêtent parfaitement à une opération d’identification de la part du vrai sujet des sciences cognitives. La contradiction précédemment soulignée entre dire qu’un artéfact cognitif est un sujet, et ne pas pouvoir faire la jonction identifiante avec lui, se voit ainsi levée. À vrai dire, le motif même du déchirement dualiste, mimant métaphysiquement la dualité opératoire du sujet et de l’objet dans le processus de la connaissance, est désamorcé par l’approche énactive. Car selon la théorie de l’énaction, tout crédit ontologique doit être refusé non seulement aux objets des théories scientifiques, mais aussi par ricochet au sujet objectivé des sciences cognitives. La charge ontologique ayant ainsi été retirée aux objets scientifiques, on est conduit à se demander sur quoi d’autre elle peut peser. On se trouve alors exposé au dépaysement philosophique, puisque le dépositaire alternatif de la densité d’être n’est spécifiable, par contraste avec la thèse courante, que comme un domaine non objectivable. Ce trait négatif suffit à orienter la quête vers une ontologie phénoménologique 2, de laquelle toute trace dualiste est rétrospectivement effacée. Ainsi, il ne sera plus dit que l’être est regardé « du dehors », mais qu’on se place « dans l’être dont on traite » en assistant « du dedans à sa dehiscence […] qui l’ouvre à lui-même et nous ouvre à lui 3 ». 1. Jakob von Uexküll, Milieu animal, milieu humain, Paris, Rivages, 2010. 2. R. Barbaras, La Vie lacunaire, Paris, Vrin, 2011, p. 114 3. Maurice Merleau-Ponty, Le Visible et l’Invisible, Paris, Gallimard, 1964, p. 157.

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Selon cette « intra-ontologie 1 » phénoménologique, loin d’être la production marginale d’un monde d’étants objectivés, l’expérience vécue incarnée devient l’étalon de ce qui est. Plus qu’une contradiction performative, ce qui se voit ainsi surmonté, c’est la contradiction in vivo d’un être d’expérience se pensant comme un fragment de monde, alors que sa représentation objectivée du monde a commencé par priver ce dernier de tout trait expérientiel. Le « problème difficile » de l’origine de la conscience phénoménale dans le monde physique s’en trouve résolu avant même d’avoir été posé, parce qu’on s’est rendu à l’évidence que le domaine des objets physiques est co-originaire de sa manifestation dans une conscience phénoménale. Il nous reste à indiquer ce que serait une procédure de décision conforme au système d’une épistémologie normative transcendantale et d’une épistémologie naturalisée énactive. Pour cela, nous ne pouvons pas nous contenter de déclarer que les théories de la décision qui répondent à cette condition sont « non-classiques » ; car les théories que nous recherchons ne se bornent pas à compenser les conséquences du postulat de rationalité et de prédétermination des agents face à un ensemble de situations prédéterminées. Les nouvelles théories de la décision changent de postulat, en supposant que ni les préférences des agents ni les objets entre lesquels ils optent ne sont déterminés d’avance ; que les unes et les autres se codéterminent dans la situation de choix. Conformément au paradigme de l’énaction, il n’y a rien de tel ici qu’un processus de décision basé (comme les probabilités classiques) sur la méconnaissance partielle d’un environnement prédéterminé. Mais alors, quelle variété alternative de calcul des probabilités peut traduire les modalités de décision des agents placés en situation de double indétermination (sur eux-mêmes aussi bien que sur leur environnement), ainsi que sa levée dans le moment d’une codétermination ? Cette variété alternative de calcul des probabilités n’est autre que le cœur formel de la théorie quantique. Le calcul quantique des probabilités tient compte d’une double indétermination, qui peut être levée dans le contexte d’un acte de mesure ou d’un acte de choix : l’indétermination du savoir, et l’indétermination de ce 1. R. Barbaras, De l’être du phénomène, Grenoble, Jérôme Millon, 1993.

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sur quoi porte ce savoir. La contradiction relevée dans la théorie classique et déterministe de la décision est ainsi évitée, puisque le nouveau dire théorique de l’indétermination s’accorde immédiatement avec le faire de l’incertitude probabiliste. Dans le formalisme quantique, l’indétermination conjecturée s’exprime à travers l’énoncé de son principe de superposition des états, qui symbolise non pas un manque d’information à propos de propriétés intrinsèquement déterminées, mais l’indétermination fondamentale de « propriétés vaguement intermédiaires entre celles des deux états originaux 1 ». C’est uniquement lors de la mesure ou du choix, au moment où le savoir du sujet et la propriété de l’objet se codéterminent, que cette suspension est tranchée par le procédé de la « réduction des états ». Notons qu’ici la corrélation est inscrite dans la structure même des mathématiques prédictives, au lieu d’être une circonstance marginale servant à compenser le défaut d’information censé peser sur la prédiction 2. Et que cette inscription de la corrélation dans les profondeurs structurales de la théorie a des conséquences non triviales corroborées par l’expérimentation. Dès lors, la théorie quantique pourrait s’appeler à bon droit une « théorie générale de la prévision corrélationnelle », et son succès devrait être lu comme témoignage de la pertinence du cercle épistémologique corrélationniste. Ce succès est depuis longtemps avéré en physique microscopique. À cela s’ajoutent de récents succès spectaculaires dans l’application d’une théorie quantique généralisée aux décisions humaines 3, qui viennent renforcer la signification corrélationniste du paradigme quantique. En effet, l’efficacité de la théorie quantique dans des domaines si différents ne saurait s’expliquer par une communauté de nature entre les électrons et les êtres humains, ni par l’épiphanie d’une couche d’être cachée dont les particules élémentaires et la conscience humaine seraient 1. Paul Adrien Maurice Dirac, The Principles of Quantum Mechanics, Oxford, Oxford University Press, 1981, p. 13. 2. M. Bitbol, Mécanique quantique. Une introduction philosophique, Paris, Flammarion, 1996. 3. Jerome Busemeyer et Peter Bruza, Quantum Models of Cognition and Decision, Cambridge, Cambridge University Press, 2012 ; Hervé Zwirn, « Formalisme quantique et préférences indéterminées en théorie de la décision », in M. Bitbol (dir.), Théorie quantique et sciences humaines, Paris, CNRS, 2009.

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deux aspects tangibles, mais par leur commune absence de détermination autre que corrélationnelle 1. Ce constat me conduit à affirmer que le courant du réalisme spéculatif fait fausse route en ce qui concerne la crédibilité qu’il croit tirer de son compagnonnage avec les sciences de la nature. S’il est vrai qu’une épistémologie réaliste conforte la philosophie spontanée de la plupart des chercheurs scientifiques, en prêtant de la crédibilité à leurs attributions d’existence à des entités ou à des événements passés, elle est un facteur d’incompréhension du sens des théories physiques les plus avancées. Car ce sens n’est autre que celui d’une expansion périodique du domaine d’application des principes de relativité, et du remplacement systématique des entités ou des propriétés d’une phase antérieure, par les invariants trans-relationnels d’une phase ultérieure du développement de la physique 2. C’est seulement en somme dans le cadre d’un cercle épistémologique corrélationniste que le dire philosophique s’accorde pleinement avec un faire scientifique qu’il ne faut surtout pas confondre avec ce qu’en disent les chercheurs.

1. M. Bitbol (dir.), Théorie quantique et sciences humaines, op. cit., Introduction. 2. Ernst Cassirer, La Théorie de la relativité d’Einstein, Cerf, 2000 ; Michel Bitbol, Jean Petitot et Pierre Kerszberg (dir.), Constituting Objectivity : Transcendental Perspectives On Modern Physics, New York, Springer, 2009.

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Corrélationisme, spéculation et principe de présence Pierre CASSOU-NOGUÈS

Nous voudrions revenir ici sur l’opposition mise en place par Quentin Meillassoux, dans son livre Après la finitude, de 2006, entre le « corrélationisme » et une philosophie, un matérialisme en fait, « spéculative ». Cette opposition a été déterminante dans l’émergence d’une série de positions qui se sont reconnues dans l’étiquette de « réalisme spéculatif » (ou l’ont portée malgré elles), bien que le terme de « réalisme » soit alors pris en différents sens. Je voudrais montrer que l’opposition entre corrélationisme et spéculation, telle que la définit Meillassoux, repose sur un postulat qui n’est pas reconnu comme tel dans le livre de 2006, et que j’appellerai le principe de présence. Ce principe de présence affirme que le donné est contemporain de, co-présent à, la donation. Autrement dit, l’objet d’une perception, d’une intuition, d’une pensée, d’une intentionalité, est co-présent à celle-ci. Il revient à nier l’existence d’opérations différantes, pour reprendre le mot de Derrida en en élargissant le sens : des relations qui introduisent une différence temporelle entre l’objet et le sujet qui l’appréhende, des gestes qui font différer leur objet. Le principe de présence joue dans la critique du corrélationisme (paragraphe I), comme dans la sortie hors du corrélationisme (paragraphe II). Or différents exemples suggèrent que le principe de présence n’est pas en général valide. On peut alors distinguer (selon l’extension et l’orientation de la différance) plusieurs sortes d’intuitions différantes, auxquelles résistent plus ou moins

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bien les arguments de Meillassoux (paragraphes III et IV). Pour finir, je suggérerai que la fiction considérée comme un mode d’intuition, permet d’introduire des relations différantes maximales, pour alors résorber l’alternative entre corrélationisme et spéculation, ou rendre possible une théorie spéculative dans un cadre corrélationiste. Évidemment, cette mise en question du dispositif de Meillas-

1. LA CRITIQUE DU CORRÉLATIONISME ET LE PRINCIPE DE PRÉSENCE

Le corrélationalisme, dans la définition de Meillassoux, dépend d’abord de l’idée que la chose, le monde ne me sont jamais donnés qu’en tant qu’objets de mes actes, pensées, perceptions. Je n’aurais pas alors accès à la chose en soi mais à la chose telle que je la perçois, telle que je la pense, de sorte que les caractères propres de ma perception, ou de mon intentionnalité, viennent informer la chose même. La chose, le monde, l’être ne m’apparaîtraient que dans cette corrélation avec mes propres actes. Inversement, je ne me connais moi-même que dans ce rapport au monde et jamais dans une pure présence que ne viendraient pas troubler quelques sensations ou quelques objets de pensée empruntés à l’extérieur. « Par corrélation, nous entendons donc l’idée suivant laquelle nous n’avons accès qu’à la corrélation de la pensée et de l’être, et jamais à l’un de ces termes pris isolément 1 ». Le « corrélationisme » soutient le caractère indépassable de cette corrélation et interdit de considérer la subjectivité et l’objectivité indépendamment l’une de l’autre ; il marquerait, selon Meillassoux, l’essentiel de la philosophie depuis Kant, interdisant tout accès au « Grand dehors, le dehors absolu des penseurs précritiques : ce dehors qui n’était pas relatif à nous, qui se donnait comme indifférent à sa donation pour être ce qu’il 1. Quentin Meillassoux, Après la finitude, Paris, Seuil, 2006, p. 18.

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est, existant tel qu’en lui-même, que nous le pensions ou non 1 ». La « spéculation », une philosophie « spéculative », s’attache précisément à ce « Dehors ». Mais cela l’oblige, dans le schéma de Meillassoux, à rompre avec le corrélationisme. La pierre de touche qui permet d’abord de montrer le défaut du corrélationisme se trouve dans les énoncés que Meillassoux appelle « ancestraux », en ce qu’ils se référent à un événement, une réalité, antérieurs à l’humain. Par exemple : « la Terre s’est formée il y a plus de 4 milliards d’années 2 ». Le corrélationisme semble incapable de donner un sens acceptable aux énoncés ancestraux, ou (pour reprendre les expressions de Meillassoux) de les accepter « à la lettre », en leur sens « littéral », « réaliste », « immédiat », « véritable », c’est-à-dire de la même façon que « les hommes de science ». La particularité de l’énoncé ancestral et le problème qu’il pose au corrélationisme tiennent à l’antériorité de l’événement auquel il fait référence par rapport à la conscience à laquelle, selon le corrélationisme, toute réalité doit être corrélée. Si l’univers ne m’est donné que dans une corrélation à mes – ou à des – actes de pensée, quel statut attribuer à un événement, une réalité, qui précéderait ma pensée et, en fait, toute pensée ? L’univers, en tant que corrélat de la conscience, peut-il avoir une réalité avant la conscience ? D’une façon ou d’une autre, le corrélationisme semble devoir avoir recours à un subterfuge. Dans l’analyse de Meillassoux, le corrélationisme opère une « rétrojection », projetant dans le passé ce qui ne vaut que corrélé à la conscience présente et qui semble donc rester présent. Et cette « rétrojection » rendrait finalement toujours « illusoire » la référence à une réalité, ou à des événements, antérieurs à l’apparition de la conscience 3. 1. Ibid., p. 21. 2. Ibid., p. 24. 3. Ibid., p. 36. L’article « Métaphysique, spéculation, corrélation », in Bernard Mabille (dir.), Ce peu d’espace autour. Six essais sur la métaphysique et ses limites, Chatou, Transparence, 2010, développe le mécanisme de la rétrojection. L’expérience présente (qui seule, d’après le principe de présence, m’est donnée) semble reposer sur, avoir pour cause, faire signe vers, un passé, lequel aussi bien aurait pu faire l’objet d’une expérience et appellera à son tour un passé plus ancien, objet d’une expérience possible. En régressant ainsi selon les perceptions possibles, le corrélationisme parvient à reconstituer un passé

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Le défaut du corrélationisme tient donc d’abord, pour Meillassoux, à son incapacité à accepter les énoncés ancestraux et, par suite, à suivre les sciences modernes ou même le sens commun qui croit avec le savant que la Terre s’est formée avant l’apparition de l’humain ou de la conscience. Le cœur du problème est dans une sorte de co-extension de la réalité et de la conscience que le corrélationisme se verrait contraint d’imposer et qui limiterait l’extension de la réalité à celle de la conscience. Meillassoux met en avant ce qui serait « l’autocontradiction […] d’une donation d’un être antérieur à la donation 1 ». Ou encore, « ce qui nous est donné ce n’est pas quelque chose d’antérieur à la donation 2 ». C’est ce principe, que j’appellerai le principe de présence, qui cause l’incapacité du corrélationisme à intégrer les énoncés ancestraux, et fonde la critique de Meillassoux. Si le donné est contemporain de la donation, alors une philosophie qui admet que l’univers n’est qu’en tant que donné dans une donation, ne peut pas (ou ne peut pas sans subterfuge) admettre un univers antérieur à la donation. Évidemment, la même analyse vaut pour des énoncés relatant des événements qui suivraient la disparition de la conscience humaine, comme la mort du Soleil. Le corrélationisme aurait la même difficulté à les accepter, et cela pour la même raison, mutatis mutandis, à savoir que le donné ne pourrait pas être postérieur à la donation. Le principe de présence se décline au passé et au futur. Ce serait, pour paraphraser une citation précédente : « l’autocontradiction d’une donation d’un être non contemporain à la donation ». Énonçons donc : Principe de présence : ce qui est donné est contemporain de la donation, ou co-présent à la donation. Conclusion (I) : la critique que propose Meillassoux du corrélationisme, dans la première partie de son livre, dépend du principe de présence. C’est sur la base du principe de présence ancestral à partir de l’expérience présente. Meillassoux donne pour exemple un passage de la Critique de la raison pure de Kant (« Antinomie de la raison pure », 6e section). Le défaut de cette rétrojection est qu’elle procède du présent vers le passé, donc à rebours de la temporalité naturelle, qui, comme on le sait, va du passé vers le présent. 1. Q. Meillassoux, Après la finitude, op. cit., p. 32. 2. Ibid., p. 34.

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que Meillassoux montre que le corrélationisme ne peut pas donner un sens acceptable aux énoncés ancestraux. La question sera de savoir si ce principe de présence est valide. Ou bien s’il existe des relations différantes, qui instaurent une différence temporelle entre le donné et la donation et font en quelque sorte différer le donné (dans le passé ou dans le futur). Et si ces relations différantes permettent de fonder un corrélationisme capable d’accepter les énoncés ancestraux et finalement de fonder une perspective spéculative. Restons-en pour l’instant à la version au passé du principe de présence. Pourquoi, finalement, la donation d’un être antérieur à la donation représenterait une contradiction ? Pourquoi un événement, une réalité ne pourraient pas être donnés comme antérieurs à la donation ? Dans la perspective de Bergson, telle qu’il l’expose dans Matière et Mémoire, la mémoire donne bien accès à un événement antérieur à l’expérience mémorielle elle-même. Si je revois aujourd’hui un événement qui s’est produit hier, ce n’est pas que j’aie devant les yeux une photographie, ou une carte postale, au présent, sur laquelle j’écrirais « ceci s’est passé hier ». C’est, pour Bergson, que la mémoire me donne à l’accès à l’événement d’hier à travers cette épaisseur de temps : à cet hier donc qui ne m’est pas donné au présent, comme il l’était hier quand il était présent, mais m’est donné au passé, dans une sorte de distance propre au temps. On peut donc bien, en s’appuyant sur Bergson, considérer sans contradiction apparente la mémoire comme la donation d’un être antérieur à la donation. La donation d’un être antérieur à la donation n’est pas une « autocontradiction » Par conséquent, si la critique que propose Meillassoux du corrélationisme est fondée sur un principe de présence, selon lequel le présent, et seul le présent, peut être immédiatement donné à la pensée, ce principe de présence ne va nullement de soi. Il aurait le défaut en particulier d’engager à une théorie de la mémoire qui semble problématique. Il faut bien accepter que je puisse penser à, ou revoir, un événement de la veille mais, sous l’hypothèse du principe de présence, on ne peut que dire que je me rends alors cet événement présent (puisque le donné n’est pas antérieur à la donation) et que, sur cet événement présent,

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j’indique, d’une façon ou d’une autre, « ceci est du passé ». C’est une théorie de la mémoire comme carte postale. L’exemple du souvenir semble donc mettre en question la validité générale du principe de présence. Le souvenir est une relation différante, bien qu’elle ne suffise pas à rendre acceptables dans un cadre corrélationiste des énoncés ancestraux (dans la mesure où je ne me souviens pas d’événements antérieurs à l’apparition

2. LA SORTIE HORS DU CORRÉLATIONISME ET LE PRINCIPE DE PRÉSENCE

Le principe de présence, dans sa version future, intervient en un second point du dispositif de Meillassoux. La rupture avec corrélationisme, et la position d’un univers absolu, dépendent en effet de la possibilité de penser notre anéantissement possible, c’est-à-dire penser pouvoir soi-même ne pas être. L’idée de Meillassoux est alors que mon anéantissement possible, tel que je peux le penser, ne peut pas être seulement corrélat de ma pensée, de sorte qu’il renvoie à un possible absolu. C’est le premier absolu que découvre Meillassoux, et qui détermine la position d’un univers non corrélé à la subjectivité, pour fonder finalement une philosophie spéculative. Je dois en effet penser comme un possible absolu mon pouvoirne-pas-être : car si je pense ce possible lui-même comme un corrélat de ma pensée, si je soutiens que mon possible non-être n’existe que comme corrélé à l’acte de penser mon possible non-être, alors je ne peux plus penser mon possible non-être. […] Autrement dit, […] je dois admettre que mon anéantissement possible est pensable comme n’étant pas corrélé à la pensée de mon anéantissement 1. Ce passage représente le moment crucial de la rupture avec le corrélationisme, telle que l’envisage Meillassoux. En effet, une fois acquis ce possible absolu (que je peux ne pas être et que 1. Ibid., p. 78.

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cette possibilité est absolue, c’est-à-dire possède une réalité non corrélée à ma pensée), il « suffit » de montrer que ce possible exige un univers dans lequel il prend place, un Chaos dans le matérialisme spéculatif de Meillassoux, et que ce Chaos est mathématisable. Revenons donc de façon plus précise sur le passage qui vient d’être cité. Il faut y distinguer deux thèses : (A) je peux penser pouvoir ne pas être, mon anéantissement possible ; (B) ce pouvoir ne pas être ne peut pas valoir seulement en tant que corrélat d’un acte de pensée et constitue donc une possibilité absolue, rattachée à un univers absolu. Commençons par examiner la thèse (B). Elle est reprise quelques pages plus loin : « mon pouvoir-ne-pas-être devient impensable dès lors que celui-ci est supposé n’être que le corrélat d’un acte de pensée 1 ». Si mon anéantissement possible n’est que le corrélat de ma pensée, alors il faut que je pense (donc que je sois) pour que cet anéantissement possible, ce pouvoir ne pas être, vaille. Et, par conséquent, je ne peux pas ne pas être (puisqu’il faut que je sois). Dans le cadre du corrélationisme, ce pouvoir ne pas être ne vaut pas. C’est le raisonnement de Meillassoux. Mais il admet une limite implicite. En effet, dans ce raisonnement, si mon anéantissement possible n’est que l’objet de ma pensée, il faut, pour que cet anéantissement possible soit une réalité que je sois là pour le penser. Donc je ne peux pas ne pas être. Ou, plus exactement, je ne peux pas ne pas être maintenant que je pense pouvoir ne pas être. Mais pourquoi ne puis-je pas ne pas être dans une heure, ou n’avoir pas été hier ? Je peux me représenter maintenant mon anéantissement dans une heure, ou mon non-être à l’heure précédente. Je peux bien penser maintenant pouvoir ne pas être, ou n’avoir pas été, à tout autre moment qu’à ce moment où je le pense. L’hypothèse que mon anéantissement possible est corrélat de ma pensée, et vaut en tant que tel, exige que je sois maintenant pour le penser mais n’interdit nullement que je puisse en effet ne pas être à tout autre moment. Reprenons la même discussion à partir d’une autre formulation que donne Meillassoux dans un article qui résume les thèses 1. Ibid., p. 81.

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de son livre : « Est-ce que ce possible [notre anéantissement possible] est dépendant de la pensée que nous pouvons en avoir ? Bien sûr que non : car si notre mortalité, notre cessation possible, n’était elle-même possible qu’à la condition que nous existions pour la penser, eh bien nous cesserions d’être mortels, et même d’être capables de nous penser comme mortels 1. » Admettons, j’ai l’évidence de mon anéantissement possible. Pourquoi mon possible non-être ne pourrait-il pas valoir en tant qu’objet d’un acte de penser ? Il n’y a de contradiction que dans la mesure où l’on accepte que le donné (mon possible non-être) est contemporain de la donation (mon acte de penser mon possible non-être). Sous cette hypothèse, il me faudrait, dans le même temps, être pour pouvoir ne pas être. Mais je peux très bien avoir l’évidence aujourd’hui de mon anéantissement un jour. Je sais que « cela » peut s’arrêter. Et que cette évidence ne vaille plus au moment où je ne suis plus n’a aucune importance, puisque je ne serai alors déjà plus. Deux conclusions s’imposent à ce point. Conclusion (II). Contrairement à l’interprétation qu’en donne Meillassoux, nous pouvons en général maintenir l’évidence de notre anéantissement possible dans le cadre de la corrélation. Notre pouvoir ne pas être ne témoigne pas forcément d’un possible absolu. Conclusion (III). Si Meillassoux peut voir dans le pouvoir ne pas être un possible absolu, c’est sur la base du principe de présence, qui exige que le donné soit co-présent à la donation. Sous cette limitation, si, considéré en tant qu’objet d’un acte de pensée, le possible non-être doit être contemporain de l’acte qui le pense, alors il y a contradiction, et le non-être devient impossible, puisque, encore une fois, il faudrait être en même temps qu’on devrait pouvoir ne pas être. Mais la contradiction ne tient qu’à ce « en même temps », qui résulte du principe de présence. C’est donc le principe de présence, implicite dans le raisonnement de Meillassoux, qui sous-tend la rupture avec le corrélationisme et la position de son matérialisme spéculatif. 1. Q. Meillassoux, « Métaphysique, spéculation, corrélation », art. cit.

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3. L’ÉVIDENCE DE NOTRE ANÉANTISSEMENT POSSIBLE

Considérons maintenant la thèse (A), laissée de côté dans le paragraphe précédent, selon laquelle je peux penser mon anéantissement possible. Puis-je, et comment, penser mon anéantissement possible ? Meillassoux n’affirme pas que je peux penser ne pas être mais seulement que je peux penser pouvoir ne pas être. Cette possibilité de penser notre anéantissement possible dépend de « notre absence de raison d’être 1 ». Nous nous apercevons qu’il n’y a aucune nécessité à notre existence. Mais comment nous en apercevons-nous ? Ce passage, dans le livre de Meillassoux, consiste en une sorte de conversation entre des philosophes de différentes obédiences. Nous commençons par suivre un philosophe « agnostique » et celui-ci nous convainc qu’il n’y a pas de nécessité à notre existence. Mais les arguments du philosophe agnostique sont brefs : « Je me pense comme dépourvu de raison d’être […] ; même si je ne puis me penser, par exemple, comme anéanti, je ne puis penser aucune cause qui interdise cette éventualité 2. » La question reste donc entière de savoir comment je connais mon absence de raison d’être. Est-ce une évidence ? Est-ce un acquis de l’histoire de la philosophie ? Ce n’est, à mes yeux, nullement clair. D’autre part, en considérant même cette absence de raison d’être comme une évidence, ou le résultat d’un raisonnement irréfragable, en quel sens suffit-elle à justifier la possibilité de penser mon pouvoir ne pas être ? Si la proposition selon laquelle je peux ne pas être est seulement déduite de ce qu’il n’y a aucune raison nécessaire à mon existence, ne reste-t-elle pas une formule vide ? Comme si je déduisais, de ce qu’il est rond, qu’un carré rond n’est pas ovale. En quel sens alors mon anéantissement possible est-il pensable ? Ne faut-il pas remplir, pour ainsi dire, cette formule vide ? Mais, en réalité, cette formule, ou l’idée de mon anéantissement possible, est toujours déjà remplie par la fiction. Je peux parfaitement imaginer mon non-être, c’est-à-dire me raconter ou 1. Q. Meillassoux, Après la finitude, op. cit., p. 77. 2. Ibid., p. 76.

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lire une histoire, dans laquelle je, ou l’humain en général, ne constitue qu’un épisode, contingent, transitoire, et situé dans un univers et un fil temporel dont l’humain est essentiellement absent. Il existe une multitude de telles histoires. Au début du XXIe siècle, la plus largement répandue, celle à laquelle nous adhérons le plus facilement, ressemble sans doute à « La fable postmoderne » que raconte Lyotard dans l’article éponyme. Elle intègre des éléments de science mais n’est pas elle-même une théorie scientifique. Elle consiste bien en un récit dans lequel ces éléments de science sont inscrits, dans un seul fil narratif, avec d’autres qui ne relèvent pas exactement des sciences. Cette fable coexiste avec d’autres fables, plus marginales et attachées à des auteurs singuliers (les Cosmicomics de Calvino, 2001 : A Space Odyssey, de A. C. Clarke) ou plus anciennes et moins partagées (la genèse biblique, les mythes platoniciens…). Ce qui la différencie de ces dernières, dans l’analyse de Lyotard, et ce qui la rend « postmoderne » tient à ce que l’humain y est plus radicalement mis de côté. À savoir, non seulement la fable postmoderne comporte des épisodes qui précèdent l’apparition de l’humain (comme la genèse biblique) mais elle n’est pas tendue vers l’apparition de l’humain et sa réconciliation avec lui-même et son univers : l’humain n’y figure que comme un épisode parmi d’autres. Ces histoires donnent un contenu à la pensée de mon anéantissement possible. À mes yeux, si le pouvoir ne pas être est véritablement pensable, c’est en vertu de cette possibilité du récit, cette capacité de la fiction (avec le tour « postmoderne » que lui donne par exemple Lyotard) à mettre en scène un univers dans lequel je, ou l’humain, peut s’absenter 1. Il m’est impossible de développer ici plus longuement ce rôle de la fiction. Mais je voudrais tirer de ce que je considère donc comme un exemple pour le remplissement de la pensée de notre anéantissement possible une nouvelle conclusion. Conclusion (IV). La thèse, selon laquelle nous avons l’évidence de notre anéantissement possible – nous savons pouvoir ne pas être – est vraie. Cependant, elle ne montre pas que ce pouvoir de 1. Pierre Cassou-Noguès, « Postmodern Fables, Correlationism and Speculation », in Erika Fülöp et Graham Priest (dir.), Fictionality, Factuality and Reflexivity, Berlin, De Gruyter, coll. « Narratologia », à paraître.

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ne pas être renvoie à un possible absolu. Elle montre au contraire la non-validité du principe de présence. À savoir, cette évidence que nous pouvons ne pas être témoigne de ce que nous avons un accès au futur, un futur que nous pouvons alors considérer, dans le vocabulaire de Meillassoux, comme une donation. L’évidence que nous pouvons ne pas être est la donation d’un futur, ou d’un élément, ou d’un aspect du futur (qui comporte donc mon

4. CRITIQUE DU PRINCIPE DE PRÉSENCE

J’ai tenté de montrer que le dispositif de Meillassoux dépend par deux fois (dans la critique du corrélationisme puis dans la position d’un possible absolu) d’une hypothèse cachée, un principe implicite que j’appelle principe de présence. J’ai mentionné des contre-exemples à ce principe de présence : des relations différantes qui introduisent un écart temporel entre le donné et la donation. C’est le cas notamment de la théorie bergsonienne de la mémoire, qui admet un donné antérieur à la donation. Dans ses premiers textes, de La Voix et le Phénomène jusqu’à De la grammatologie, Derrida n’a cessé de critiquer l’idée de présence pour introduire une différance entre le donné et la donation, différance qui amène Derrida à mettre en question le vocabulaire de la donation plutôt que de parler de donation différante. Quoi qu’il en soit de ce dernier point, la différance de Derrida est infinitésimale et ne modifierait pas la critique du corrélationisme que propose Meillassoux : que le donné ne puisse pas être pensé comme contemporain de la donation ne permet pas en soi de supposer pouvoir être donnés des événements qui précèdent l’apparition de la conscience, ou un univers qui précède, et survit, à la conscience. Ce qui nous intéresse ici, ce sont des différances macroscopiques. Le souvenir bergsonien, ou proustien, introduit une telle différance, puisque je peux avoir accès au passé à partir du présent (les goûters de mon enfance quand je mange une madeleine…). Cependant, à nouveau, cette

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différance ne suffit pas à fonder des énoncés ancestraux, qui font référence à un passé antérieur à la conscience humaine. Je propose donc de distinguer trois sortes de différances, correspondant donc à trois façons, plus ou moins radicales, de rejeter le principe de présence : (1) des différances infinitésimales entre le donné et la donation (à la Derrida) ; (2) des différances proches entre le donné et la donation (comme celle qu’introduit la madeleine de Proust ou celle qui sous-tend l’évidence de mon anéantissement possible) ; (3) des différances lointaines entre le donné et la donation (permettant de fonder les énoncés ancestraux).

Chacune de ces différances peut se conjuguer au passé et au futur. Soulignons que considérer la mémoire comme une différance proche, au sens de (2), ne signifie pas que la mémoire nous fait revivre au présent le passé mais qu’elle nous donne un accès immédiat au passé en tant que tel : le souvenir est un événement passé que je perçois dans une épaisseur de temps, et non au présent comme je l’ai d’abord vécu. En fait, concevoir la mémoire comme différance doit au contraire permettre de ne pas faire du souvenir un présent auquel est apposé un jugement « ceci est du passé ». Dans Matière et mémoire, Bergson semble envisager la mémoire comme engageant non seulement des différences proches mais des différences lointaines, au sens de (3), susceptibles de fonder ce que Meillassoux appellerait des énoncés ancestraux. Il est impossible de s’engager dans cette discussion ici. Laissons de côté cet aspect de la théorie bergsonienne. Pour revenir au dispositif de Meillassoux, la rupture avec le corrélationisme (envisagée au paragraphe II) dépend d’une version forte du principe de présence, affirmant que le donné est strictement contemporain de la donation, sans écart possible, ce qui revient à refuser toute différance, du côté de l’avenir, lointaine, proche ou infinitésimale. Or, précisément, l’évidence de mon anéantissement possible qui ne peut pas avoir lieu strictement à l’instant où je le pense, semble montrer l’existence de telles relations différantes, infinitésimales ou proches. En revanche, la critique du corrélationisme (envisagée au paragraphe I) dépend

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d’une version moins forte du principe de présence, refusant seulement les différances lointaines, au sens de (3). On pourrait en conclure que Meillassoux pointe le défaut du corrélationisme contemporain, lequel ne donne pas un sens acceptable aux énoncés qui font référence à un univers précédant, et survivant à, la conscience humaine, sans pourtant réussir à lui-même sortir du corrélationisme dont il aurait montré le défaut. Nous serions alors devant un problème ouvert. Sans pouvoir m’attacher à discuter du rôle de la fiction (au sens d’une histoire qu’on raconte) et du tour postmoderne, dans une histoire comme la fable de Lyotard 1, je voudrais suggérer que la fiction, conçue comme un mode d’intuition philosophique, permet d’établir une intuition différante, des différances lointaines au sens de (3), donnant accès à un univers dans lequel ni je, ni l’humain, ni la conscience, ne sont encore apparus, ou dans lequel ils ont déjà disparu, ou auraient pu ne pas être. En cela, la fiction semble donner accès à l’univers indifférent à l’humain, au « dehors », de la spéculation, tout en permettant de rester dans un cadre corrélationiste (puisque cet univers d’avant l’humain ou d’après l’humain ou seulement indifférent à l’humain est le donné d’une donation seulement différante). Resterait la question de savoir si ces fictions spéculatives peuvent constituer un réalisme ou, s’il ne vaut pas mieux réserver les termes de réalisme, comme de matérialisme, pour ces autres du corrélationalisme qui se déterminent sous l’hypothèse du principe de présence.

1. P. Cassou-Noguès, « Postmodern Fables, Correlationism and Speculation », art. cit.

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Pratiques et processus À propos du naturalisme Ray BRASSIER 1

LE PROBLÈME DU NIHILISME

Si j’ai été conduit à creuser la question du nihilisme ces dernières années, c’est en fonction de deux autres préoccupations philosophiques apparemment plus « respectables » : la place de l’esprit dans la nature, et la nature du sens. Ces deux problèmes sont directement impliqués dans l’affaire du nihilisme, qui nous place elle-même au cœur de la philosophie continentale postnietzschéenne. Dans Le Néant déchaîné, j’ai cherché à préciser la définition du nihilisme en me demandant si son prétendu « dépassement » nietzschéen était réellement convaincant. Le premier chapitre formulait les enjeux liés à cette question et, pour ce faire, il reprenait l’opposition de Wilfrid Sellars entre l’« image manifeste » et l’« image scientifique » du monde. L’image manifeste est le domaine dans lequel nous nous voyons comme des agents rationnels cherchant à atteindre des objectifs qui ont du sens. L’image scientifique est le domaine de la causalité efficiente régie par la loi où l’explication rationnelle supplante la compréhension comme quête du sens. On peut alors considérer le nihilisme comme un schisme interne à la raison, en vertu duquel l’explication rationnelle tend inéluctablement à discréditer toute 1. Traduit de l’anglais par Olivier Dubouclez.

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quête de sens. J’ai soutenu que les tentatives pour surmonter pareil fossé (et inverser la tendance) ont échoué philosophiquement parce qu’on les indexait sur la possibilité de « remonter le temps », dans l’idée de revenir à une situation prémoderne et, en fin de compte, aristotélicienne : celle de la fusion des raisons et des causes, de la compréhension et de l’explication. Chercher à échapper au nihilisme en réaffirmant l’unité de la raison contre sa fissuration moderne, c’est refuser de reconnaître ce qui, dans ce schisme, est inéluctable du point de vue historique. L’argument était à l’évidence hégélien, bien qu’à l’époque j’aie refusé de le reconnaître. C’est ce qui me conduisait à écarter la solution de Sellars, qui en appelait à la fusion synoptique de l’image manifeste et de l’image scientifique : j’y voyais au fond un compromis kantien, d’inspiration conservatrice. Selon moi, la seule manière de surmonter le nihilisme était de permettre au schisme de la modernité philosophique d’aller au bout de luimême, pour qu’en fin de compte il donne naissance à un type nouveau de conscience de soi – une conscience de soi de nature conceptuelle, encore inenvisageable aujourd’hui 1. L’argumentaire global du Néant déchaîné était donc dialectique, dans la mesure où il cherchait à identifier le moment où l’épuisement du sens se transforme en un gain d’intelligibilité. Il faisait le pari de l’émergence possible d’une figure nouvelle de la subjectivité rationnelle, en même temps que d’une conception nouvelle de ce qui constitue l’expérience.

POURQUOI SELLARS ?

Parmi les motifs qui m’ont conduit à réviser certaines idées de ce livre, il y a l’impression persistante que, parmi tous les penseurs convoqués alors, c’était Sellars qui défendait la conception naturaliste la plus sophistiquée des notions d’esprit et de sens ; 1. J’utilise l’expression « conscience de soi » dans un sens à la fois kantien et hégélien, tel que Robert Brandom l’a réhabilité récemment, et pas du tout au sens de la « conscience phénoménale » que l’on conçoit aujourd’hui dans la philosophie de l’esprit.

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Pratiques et processus

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mais je ne lui avais pas rendu justice et j’avais donc mal compris son idée selon laquelle il fallait procéder à la fusion de l’image manifeste et de l’image scientifique. Cela m’a obligé à reprendre ses écrits. Je me suis plongé dans ce vaste corpus et ce qui m’est apparu alors, c’est un penseur qui était parvenu à concilier les exigences concurrentes du rationalisme et du matérialisme d’une façon que j’ai trouvée plus convaincante et plus cohérente que celle proposée par les penseurs français que j’avais suivis jusquelà. Tout en tenant pour une conséquence inéluctable de la modernité philosophique la scission de la raison en deux actes, la compréhension et l’explication, il refuse de réduire les raisons aux causes et les causes aux raisons. C’est ce qui le distingue aussi bien de ses collègues naturalistes, comme Quine, qui élimine la signification au nom d’un physicalisme austère, que des phénoménologues de son époque, comme Merleau-Ponty, pour qui l’explication scientifique est une falsification du monde de la vie, monde plus vrai que le monde scientifique et fécond, lui, en significations. Wilfrid Sellars évite le double piège de l’objectivisme physicaliste et du subjectivisme phénoménologique, mais pour autant il ne s’en tient pas à un dualisme des raisons et des causes. Son naturalisme l’oblige à rechercher une base ontologique qui leur soit commune. Réinterprétant les raisons comme des règles linguistiques et les causes comme des structures matérielles, Sellars propose de considérer les unes et les autres comme des manifestations de ce qu’il appelle de « purs processus », et qui fournissent donc une base ontologique commune 1. C’est cette position dont je voudrais clarifier ici les enjeux, en revenant à cette intuition centrale, qui consiste à localiser la dimension de l’« en soi » sur le terrain même du donné. Ce faisant, je ne fais qu’approfondir l’enquête entamée avec Le Néant déchaîné. Mon point de départ était la manière dont Nietzsche a condensé l’histoire du nihilisme dans « Comment, 1. L’ontologie sur laquelle débouche Sellars n’est ni un monisme substantiel ni une sorte de dualisme des propriétés (ce qui le distingue du « monisme anomal » de Davidson). La prise de position de Sellars en faveur de l’irréductibilité du normatif, en fin de compte, ne fait qu’une avec sa défense d’un monisme qui ne conçoit pas l’être en termes d’unité substantielle, mais y voit plutôt une multiplicité de « processus » qualitativement hétérogènes.

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pour finir, le monde vrai devint fable » (Crépuscule des idoles). Ce que suggère Nietzsche de façon provocatrice, c’est que l’apogée du nihilisme est aussi son annulation, puisque l’abandon de toute croyance en une réalité intelligible, située au-delà des apparences sensibles, abolit le concept même d’apparence. Être nihiliste, ce n’est pas croire que seules les apparences sont réelles ; bien plutôt, c’est ne pas croire que la réalité apparaisse. C’est une in-croyance en la réalité qui ne saurait donc reconnaître ce qu’elle nie. Cela conduit à l’esthétisation de la métaphysique et à l’abandon de la question de la vérité. Dépasser rationnellement le nihilisme (et répudier l’esthétisme métaphysique) impose, à mon sens, que l’on réhabilite la distinction de l’apparence et de la réalité ou du sensible et de l’intelligible, mais dans un but particulier : rendre compte de la réalité des apparences ou de l’intelligibilité du sensible. Le défi est alors de comprendre comment chaque apparence est faite d’un certain genre de réalité, mais pour autant seulement que cette apparence est dédoublée de l’intérieur du fait de ce que, justement, elle ne révèle pas. « Ce qui n’est pas », c’est l’insubstantialité propre à la forme intelligible du devenir sensible. Tel est le fil rationaliste qui relie Platon et Hegel à Sellars.

LE RÉALISME AU-DELÀ DU CADRE DU DONNÉ

La perspective transcendantale vient bouleverser le cadre dans lequel se pose le problème du réalisme. Si l’on veut définir la philosophie transcendantale, on peut l’opposer, d’une part, au rationalisme dogmatique et, d’autre part, à l’empirisme sceptique. Le rationaliste dogmatique part du principe que l’esprit dispose d’une connaissance a priori du réel, compris comme ce qui est justement indépendant de l’esprit, et il considère aussi que la raison peut en déduire les caractéristiques fondamentales. L’empiriste sceptique, de son côté, martèle que toute connaissance se trouve à la fois enracinée dans l’expérience sensorielle et limitée par elle ; il refuse à la raison la possibilité d’atteindre

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une quelconque connaissance a priori de la réalité en tant qu’elle est indépendante de l’esprit. Le philosophe transcendantal exclut aussi bien le dogmatisme que le scepticisme. Il rejette l’idée du rationaliste selon laquelle l’esprit bénéficierait d’une connaissance a priori de la réalité ; il rejette tout autant la position empiriste qui veut que toute connaissance dérive de l’expérience sensorielle. Le dogmatisme et le scepticisme empiriste restent l’un et l’autre assujettis à ce que Sellars appelle « le cadre du donné » (« the framework of givenness ») : de fait, le dogmatisme considère la corrélation entre la pensée et l’être comme donnée ; du côté du scepticisme, c’est l’intelligibilité de l’expérience sensorielle qui est prise comme donnée. Ce qui caractérise principalement le cadre du donné, c’est le présupposé commun à l’empirisme et au rationalisme selon lequel les états mentaux seraient transparents (self-intimating). En rejetant le cadre du donné, Sellars rejette le principe selon lequel le mental serait transparent à lui-même. Cela signifie que les esprits ne se connaissent pas nécessairement eux-mêmes et qu’il existe une différence fondamentale entre penser et savoir ce que l’on pense. De même, il existe une différence fondamentale entre sentir et savoir ce que l’on sent. La conscience de quelque chose n’est pas la même chose que la conscience de quelque chose comme quelque chose. Dès que l’on rejette le cadre du donné, cette différence s’impose : elle passe entre la pensée (thinking) et ce qui est pensé (thought), ou entre le sentir (sensing) et ce qui est senti (sensed). Sellars remanie ainsi la notion de différence transcendantale pour la faire passer entre la pensée et ce qui est pensé ou entre le sentir et ce qui est senti. La caractéristique fondamentale du cadre du donné, c’est cette prémisse selon laquelle la pensée et ce qui est pensé fusionnent forcément, et qu’il en va de même pour le sentir et ce qui est senti : fusion qui s’accomplit au moyen de l’intuition intellectuelle dans le cas du rationalisme et au moyen de l’intuition sensible dans celui de l’empirisme. Mais cette identité produite dans l’intuition (qu’elle soit intellectuelle ou sensorielle) engendre aussitôt une série de divisions métaphysiques : l’esprit et la nature, l’expérience et la théorie, l’immédiateté et la médiation, etc.

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Ray Brassier REPRÉSENTATION ET TORSION TRANSCENDANTALE

Cependant, en rejetant une telle fusion, on fait aussitôt surgir le spectre du représentationnalisme, puisque l’on sépare la pensée de ce qui est pensé, le sentir de ce qui est senti, comme on sépare ted). La question transcendantale devient alors : quelle est la nature du lien entre la pensée et ce qui est pensé, ou entre le sentir et ce qui est senti ? Plus généralement, comment nous faut-il entendre le lien entre la représentation et le représenté 1 ? Le problème dont il s’agit est celui de la torsion transcendantale entre le « dedans » qui est représenté et le « dehors » qui représente (l’extériorité transcendantale). Cette torsion, c’est le cœur même de la logique transcendantale, où la différence entre l’esprit et la nature, au lieu de faire l’objet d’une réification métaphysique, se trouve bien plutôt suspendue : « La tâche de la “logique transcendantale” est d’expliquer le concept d’un esprit en tant qu’il acquiert la connaissance du monde dont il fait partie. Pour qu’un tel esprit acquière de la connaissance, il faut qu’il soit agi (acted on) ou “affecté” par les objets qu’il connaît 2. » Rejeter le cadre du donné, cela veut donc dire abandonner le présupposé qu’il existe une ressemblance entre les catégories de la pensée, la structure de la représentation et l’ordre de la nature. Notre compréhension de la nature est discursive, pas intuitive : elle représente la nature. Mais notre représentation de la nature, si l’on s’en tient à une définition minimale de celle-ci comme un continuum spatio-temporel, est elle-même conditionnée par la 1. Nous restituons l’opposition entre representing et represented par l’opposition entre « représentation » et « représenté », où représentation doit s’entendre au sens de l’acte représentationnel, de l’acte de se représenter, comme il sera indiqué plus bas. En conséquence nous traduisons « the problem of representation » par « le problème du représentationnalisme » pour insister sur le fait que la représentation désigne ici non pas l’acte représentationnel, mais le dualisme qui sépare la représentation et son objet (NdT). 2. Wilfrid Sellars, « The Role of Imagination in Kant’s Theory of Experience », in Jeffrey F. Sicha (dir.), Kant’s Transcendental Metaphysics, Atascadero, Ridgeview Publishing Company, 2002, p. 271.

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façon dont la nature nous apparaît, à la fois spatialement et temporellement. Puisque l’empirique est coextensif à la phénoménalité spatio-temporelle, la nature est connaissable dans la mesure seulement où elle est empiriquement représentable. Toutefois, « ce n’est pas n’importe quel système d’éléments empiriques représentables qui constitue la nature, mais seulement ce système d’éléments empiriques représentables dont les représentations 1

REPRÉSENTATION ET REPRÉSENTÉ

La logique transcendantale a pour but de dévoiler à la fois ce que cela signifie que d’être un « élément empirique représentable » et ce que c’est que d’être une « vraie représentation ». Comprendre le premier point implique de saisir la manière dont la pensée interagit avec le sentir. Comprendre le second exige de saisir la nature du lien entre la vérité propre à ce qui est conceptuellement représenté et la vérité propre aux représentations non conceptuelles. Une précision s’impose ici. La distinction entre représentation et représenté n’est pas la différence entre deux choses distinctes, mais la distinction formelle entre acte et contenu ; ce qui conduit à la distinction entre réalité objective – immanente au représenté – et réalité en soi, ou réalité non représentée. « Non représenté » ne signifie pas « non représentable ». La distinction entre la réalité objective, ou réalité représentée, et la réalité non représentée, ou réalité en soi, a une portée épistémologique, et en aucun cas métaphysique. La distinction entre représenté et non représenté est contenue dans la distinction immanente entre représentation et représenté. La relation de dépendance analytique entre le représenté et la représentation fait que la réalité objective du contenu représenté est conditionnée par la réalité formelle de l’acte de représentation. Puisque tout représenté implique une représentation, la réalité objective d’un représenté renvoie à la 1. Ibid., p. 269.

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réalité formelle de la représentation à travers laquelle il est représenté.

LA RÉCUPÉRATION ANALOGIQUE DE L’EN-SOI

Nous rencontrons ici une difficulté, car la distinction entre représentation et représenté incite à une forme de scepticisme transcendantal qui ferait valoir la possibilité d’une déconnexion complète entre les contenus représentés et l’en-soi, que l’on pense ce dernier en termes de représentations ou de non-représentations. Pour contrer ce scepticisme transcendantal, deux arguments sont possibles. 1) Nous pouvons interroger la vérité de certaines de nos croyances (de nos représentés) en en tenant d’autres pour vraies, mais nous ne pouvons pas interroger la vérité de toutes nos croyances à la fois. Cela supposerait en effet d’établir la fausseté de tous les représentés, ce qui précisément ne peut être représenté. À moins de faire appel à une strate phénoménale fondamentale, encore non contaminée, où ne s’imposerait encore aucun phénomène déterminé dans un sens ou dans un autre. Mais cela impliquerait une notion de semblance (seeming) encore vierge de l’idée que quelque chose semble, et un représenté qui ne serait pas de quelque chose, ou qui ne serait pas de quelque chose en tant que ce quelque chose. Pareille strate phénoménale n’est même pas concevable. 2) Le second argument est celui de la double affection : l’extériorité transcendantale des choses en soi comme fondements des phénomènes a son pendant dans l’extériorité empirique des objets physiques en tant que causes des sensations. De cette façon, une récupération analogique de l’en-soi est possible : Même si nous attribuions à [Kant] l’idée que les choses en soi ont une structure analogue au monde phénoménal, nul autre que Dieu ne pourrait, selon lui, « garantir » [cash] une telle analogie, comme dans la théologie traditionnelle où Il est le seul à pouvoir garantir les analogies avec lesquelles nous tentons de le concevoir : Dieu aurait une saisie

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non analogique des choses en soi du fait que Ses représentations intuitives ne sont pas passives et qu’elles sont les volitions mêmes par lesquelles les choses en soi sont créées. La thèse que je veux défendre, mais sans l’attribuer à Kant […] est la suivante : bien que le monde que nous nous représentons conceptuellement dans l’expérience n’existe que dans des représentations actuelles et accessibles [obtainable] de celui-ci, nous pouvons dire, d’un point de vue transcendantal, non seulement que l’existence en soi explique cette disponibilité, en vertu d’une certaine analogie avec le monde que nous nous représentons, mais aussi que c’est nous en principe, plutôt que Dieu seul, qui sommes à même de créditer celle-ci. Car, selon moi, l’usage de l’analogie dans les sciences théoriques, à la différence de ce qui se passe en théologie, engendre des concepts nouveaux et bien déterminés. Il ne s’agit pas seulement de spécifier de manière indirecte certains attributs inconnus en recourant à une « analogie de proportion ». Il s’agit de faire en sorte, on peut du moins le présenter comme ceci, que les structures conceptuelles de la science théorique nous donnent de nouvelles manières de schématiser les catégories 1.

Ainsi c’est nous qui fournissons la monnaie conceptuelle qui permettra de construire l’analogie entre les déterminations des phénomènes et les déterminations de l’en-soi. Cette construction est la schématisation analogique par laquelle les non-représentations en soi rendent compte de la disponibilité des représentations conceptuelles. Mais comment pareille schématisation peut-elle s’effectuer ? Les choses en soi ne sont pas les causes des phénomènes au sens où les décharges électrostatiques sont les causes de la foudre. Cela ne tient pas au fait que la catégorie de causalité ne puisse être appliquée aux choses en soi ; elle peut l’être, à condition de garder à l’esprit la distinction entre catégories pures et catégories schématisées. La catégorie de causalité pure ou non schématisée est la relation logique qui lie le fondement et sa conséquence et, en tant que telle, elle peut s’appliquer à la relation entre les phénomènes et les choses en soi, pour autant qu’il soit clair pour nous qu’il s’agit là d’une détermination, non pas cognitive, mais strictement conceptuelle. Dans ce cas, nous pouvons penser les 1. W. Sellars, Science and Metaphysics : Variations on Kantian Themes, Londres, Routledge & Kegan Paul, 1968, p. 49.

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choses en soi comme les fondements des phénomènes, à condition que cette relation fondationnelle soit comprise dans les termes d’une analogie qui renvoie, mutatis mutandis, à la manière dont les phénomènes causent d’autres phénomènes. La modification à apporter est alors la suivante : alors que la catégorie de la causalité, lorsqu’elle est schématisée, implique toujours une relation de conséquenc entre les événements temporels, la relation fondationnelle entre les choses en soi et les phénomènes implique une relation de conséquence qui opère au niveau de la réflexion transcendantale. Le postulat de la chose en soi est un analogue transcendantal et donc purement conceptuel de la relation causale qui passe entre les objets matériels et les sensations. Comme le dit Kant : « Il faut toujours émettre cette réserve … que nous ne pouvons certes pas connaître, mais qu’il nous faut cependant du moins pouvoir penser ces objets [c.-à-d. les phénomènes] aussi comme choses en soi. Car, si tel n’était pas le cas, sinon il s’ensuivrait l’absurde proposition selon laquelle il y aurait un phénomène sans rien qui s’y phénoménalise 1. »

LE DIVERS SENSORIEL

C’est précisément sur l’idée que l’entendement serait conditionné par la sensibilité que Sellars rompt avec Kant et aussi, du même coup, sur la relation qui lie la pensée à la connaissance. Pour Kant, la connaissance conceptuelle est conditionnée par l’intuition sensible : les concepts sans intuition sont vides ; nous pouvons penser les choses en soi, mais ne pouvons pas les connaître. Sellars pense que Kant confond le divers de l’intuition avec le divers sensoriel. À partir du moment où on les distingue, on peut concevoir la relation fondationnelle entre les phénomènes et les choses en soi par analogie avec la relation entre les représentés conceptuels et les représentations non conceptuelles. 1. Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, « Préface de la deuxième édition », B XXVI-XXVII, trad. A. Renaut, Paris, GF-Flammarion, 2006, p. 82-83.

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Le divers sensoriel comprend des complexes de représentations qui sont aussi des représentations de complexes. Mais la représentation de la complexité ne reflète pas simplement la complexité de la représentation : on ne doit pas comprendre la représentation d’un carré vert adjacent à un carré rouge comme comprenant la représentation d’un carré vert, la représentation d’un carré rouge et la représentation de l’adjacence. Tout comme à partir d’« (un) chat » et d’« (un) tapis » nous pouvons former le nom commun complexe « chat-sur-un-tapis », qui apparaît dans la phrase « Ceci est un chat sur un tapis », ainsi, à partir de toutes les expressions « (un) K1 » et « (un) K2 », nous pouvons former le nom commun complexe « un-K1-R-un-K2 ». L’expression « un-K1-R-un-K2 » est une instanciation de cette forme générale qu’illustre aussi l’expression « chat-sur-un-tapis ». Mais comme on retrouve cette forme générale dans l’expression « (un) chat », « un-K1-R-un-K2 » relève elle aussi de la même forme. Ainsi, en dépit des apparences, « un-K1-R-un-K2 » n’est pas une expression propositionnelle de la forme « xRy ». La représentation d’un carré vert n’implique rien en elle de vert ou de carré ; sa structure ne reflète pas la structure de ce qu’elle représente. On peut mettre en évidence cette propriété en parlant de la représentation (d’un-carré-vert)

Ainsi, la représentation d’un carré vert adjacent à un carré rouge peut être exprimée sous la forme d’une représentation (d’un-carré vert-adjacent-à-un-carré-rouge)

ou d’une représentation-d’un-carré-vert-adjacent-à-un-carré-rouge.

En somme, la représentation de la complexité est corrélée ici à une complexité de la représentation qui fait intervenir des relations de contrepartie entre la représentation et le représenté. Notons que cela n’implique nullement qu’il y ait une quelconque ressemblance entre la complexité de la représentation et la représentation de la complexité.

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CORRESPONDANCE SANS RESSEMBLANCE

L’hypothèse de Sellars est que les représentations conceptuelles des propriétés et relations empiriques ont de multiples manières de se ressembler et de différer les unes des autres, et que ces ressemblances et différences correspondent aux manières dont leurs « occasions immédiates et non conceptuelles », c’est-àdire les représentations sensorielles non conceptuelles, peuvent se ressembler et différer les unes des autres. Nous expliquons comment les représentations non conceptuelles contraignent les représentations conceptuelles en postulant une relation de correspondance entre deux systèmes distincts de ressemblances et de différences, l’un conceptuel, l’autre non conceptuel. Sellars appelle ces derniers « impressions sensorielles (sense-impressions) ». Le point essentiel est qu’une telle correspondance n’exige pas de relation de ressemblance terme à terme entre les deux systèmes : la correspondance est un « isomorphisme de second ordre » entre des systèmes non ressemblants de ressemblances et de différences. Il ne s’agit pas non plus d’une relation de ressemblance entre la représentation et le représenté : le système conceptuel ne représente pas le système non conceptuel. Leur correspondance consiste, au sein de ces deux ensembles distincts de relations, en une équivalence structurelle portant sur les propriétés des relations.

FAIRE UNE THÉORIE ANALOGIQUE

De même qu’on ne peut concevoir les caractéristiques des représentations non conceptuelles comme semblables à ce qui est représenté conceptuellement par leur moyen, de même on ne saurait identifier les caractéristiques des impressions sensorielles à celles des causes physiques qui leur sont propres. On doit comprendre ces caractéristiques comme des prédicats théoriques nouveaux qu’on introduit par analogie avec les caractéristiques qui se rapportent à certains éléments observables (et l’analogie

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avouera ici ses limites en faisant état ce qui lui échappe dans la relation entre le modèle et la copie). Bien que calquées sur les propriétés des éléments physiques observables (qui sont représentés), ces propriétés nouvelles ne sont pas des propriétés ou des états physiques. Une fois que l’on a rejeté la thèse qui veut que la représentation de quelque chose consiste à se le représenter comme cette chose qu’il est (c’est le « mythe du donné ») et que l’on a compris que toute représentation de quelque chose comme quelque chose est nécessairement conceptuelle, alors la voie est libre pour considérer que la distinction entre l’observable et l’inobservable (c’est-à-dire le théorique) est de nature méthodologique, et non pas ontologique. Si l’on accepte de poser des entités inobservables (des représentations non conceptuelles) en vue d’expliquer des phénomènes caractérisés conceptuellement (des représentations conceptuelles), une analogie se dessine sur le plan de la réflexion transcendantale entre, d’une part, les éléments observables et les postulats, et d’autre part, les phénomènes et les choses en soi.

ÉVITER L’IDÉALISME

L’intérêt de l’argument de la double affection, assure Sellars, c’est qu’il nous permet d’endosser le rejet kantien du rationalisme dogmatique et de l’empirisme sceptique tout en évitant l’idéalisme qu’il propose : En effet, si Kant distingue le caractère radicalement non conceptuel du sensoriel [sense] et le caractère conceptuel de la synthèse de l’appréhension dans l’intuition […] et s’il distingue, de façon conséquente, la réceptivité du sensoriel et le guidage qui s’impose à l’intuition, alors oui, et seulement dans ce cas, il peut éviter la dialectique qui, à partir de la Phénoménologie de Hegel, conduit tout droit à l’idéalisme du dix-neuvième siècle 1. Ce qui permet d’éviter le saut dialectique de l’idéalisme transcendantal à l’idéalisme spéculatif, c’est la contrainte exercée par 1. Ibid., p. 16.

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les représentations conceptuelles sur les représentations non conceptuelles (c’est-à-dire les impressions sensorielles). Mais pour éviter l’idéalisme transcendantal tout court, il faut postuler des représentations non conceptuelles en soi à titre d’objets théoriques. Ce postulat revient à réinscrire la distinction formelle entre les phénomènes et les choses en soi dans la nature comprise comme un continuum spatio-temporel. C’est le postulat de la logique transcendantale proposée par Sellars, dont la tâche, rappelons-le, est d’expliquer comment l’esprit acquiert la connaissance de la réalité dont il est partie prenante en étant agi (acted on) ou « affecté » par les objets qu’il connaît.

RÉALISME SCIENTIFIQUE

Si l’on veut réconcilier cette logique transcendantale, entendue comme une explication de la manière dont la réalité non conceptuelle conditionne la structure de la représentation conceptuelle qui s’y rapporte, avec le naturalisme, entendu comme la thèse selon laquelle les représentations font partie d’une nature définie a minima comme un continuum spatio-temporel, alors le réalisme scientifique doit s’imposer : Selon moi, écrit Sellars, un réaliste scientifique cohérent doit considérer que le monde de l’expérience quotidienne est un monde phénoménal au sens kantien et que son existence se résume aux contenus des représentations conceptuelles actuelles et accessibles [obtainable]. L’accessibilité de ces dernières relève toutefois d’une autre explication que celle fournie par Kant : elles ne viennent pas de choses en soi connues seulement de Dieu, mais d’objets scientifiques sur lesquels, sauf catastrophe, nous devrions en savoir de plus en plus au fil des années 1.

Ainsi, le naturalisme de Sellars n’est pas aristotélicien (au sens où la nature serait dépositaire des formes substantielles) ; il n’est pas non plus méthodologique (les limites du domaine « naturel » seraient fixées par la science contemporaine avec les ressources 1. Ibid. p. 173.

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explicatives qui sont les siennes) ; et il n’est pas davantage réductionniste (tout phénomène naturel devrait être décomposable en ses composantes microphysiques).

LA CRITIQUE DE SELLARS PAR BRANDOM

Pourtant, Robert Brandom soutient que, malgré son kantisme, le réalisme scientifique de Sellars relève en vérité d’un naturalisme réductionniste que contredisent les implications antiréductionnistes de son expressivisme modal. Ce dernier se définit comme suit : C’est uniquement parce que les expressions utilisées pour décrire les objets situent ces derniers dans un espace d’implications (sont également concernées ici les expressions de base comme les mots employés pour décrire les caractéristiques des objets molaires qui nous sont perceptibles), que de telles expressions décrivent en effet les objets au lieu de simplement leur apposer des étiquettes 1.

L’expressivisme modal soutient que les concepts modaux aléthiques comme la nécessité et la possibilité expriment des relations légales entre des concepts empirico-descriptifs (par exemple « maison », « chat », « opéra », « électron », etc.). Ce qu’ils expriment, ce sont les traits propres à un cadre structurel qui est la condition du déploiement des concepts empirico-descriptifs. Ainsi le vocabulaire modal aléthique nous permet de dire ce que nous sommes en train de faire quand nous utilisons un vocabulaire descriptif. Il explique pourquoi décrire quelque chose comme A implique de le décrire comme B. Les assertions modales fournissent des « permis d’inférer » : on peut alors tirer une caractérisation empirique d’une autre caractérisation empirique. Par exemple, dire que les chiens sont nécessairement des mammifères, c’est dire qu’il est justifié de passer de l’énoncé 1. W. Sellars, « Counterfactuals, Dispositions, and the Causal Modalities », in H. Feigl, M. Scriven et M. Grover (dir.), Minnesota Studies in the Philosophy of Science, vol. II : Concepts, Theories, and the Mind-Body Problem, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1958, § 108, p. 306.

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« Ceci est un chien » à « Ceci est un mammifère ». En somme, le vocabulaire modal explicite des caractéristiques qui sont implicites dans tout usage du vocabulaire ordinaire de la description empirique. L’idée de Sellars est que l’on peut expliquer (en partie) nos descriptions quotidiennes portant sur les chats, les personnes ou les passagers en postulant des complexes de représentations non conceptuels. Cette postulation explicative va au-delà de l’explicitation de l’implicite conceptuel. Or, selon Brandom, une telle explication requiert que l’on identifie les propriétés des contenus conceptuellement représentés avec celles des représentations non conceptuelles. Attendu que pareille identification est impossible en raison même des postulats de l’expressivisme modal, la demande d’explication n’a dans ce cas pas lieu d’être : c’est un symptôme du « naturalisme de l’objet 1 ».

NATURALISME DE L’OBJET ET NATURALISME DU SUJET

Adopter la position du naturalisme objectal par rapport à une certaine région du discours, c’est chercher à localiser les vérifacteurs de nos assertions dans le discours cible au sein d’un monde qualifié selon un vocabulaire naturaliste privilégié, que ce vocabulaire appartienne à la physique fondamentale ou aux sciences particulières (les neurosciences par exemple). Le naturalisme de l’objet est un naturalisme qui porte sur les objets et les propriétés qu’un vocabulaire donné nous permet de penser et d’exprimer en nous représentant le monde objectif comme un ensemble d’êtres. En revanche, le naturalisme du sujet est un naturalisme pragmatique plutôt qu’un naturalisme sémantique représentationnel. Sur la question de savoir si le vocabulaire cible admet une sémantique proprement représentative, le naturaliste du sujet ne fait aucune hypothèse [….] Ce que veut le naturalisme du sujet, c’est une explication naturaliste des pratiques 1. Voir Robert Brandom From Empiricism to Expressivism : Brandom Reads Sellars, Harvard, Harvard University Press, 2015, p. 75.

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discursives où l’on recoure au vocabulaire cible en tant qu’il veut dire ce qu’il veut dire [as meaningful as it is meaningful]. Plutôt qu’un métavocabulaire sémantique naturaliste, le naturaliste du sujet cherche un métavocabulaire pragmatique naturaliste 1.

DIRE ET FAIRE : LA PRIMAUTÉ DE LA PRATIQUE

Soit. Mais qu’est-ce qu’un « métavocabulaire pragmatique naturaliste » ? Comment rend-il compte de l’usage d’un vocabulaire descriptif pris strictement dans ses termes propres, c’est-àdire « qui veut dire ce qu’il veut dire » ? Ici la distinction entre inférence sémantique et inférence pragmatique s’avère précieuse 2. On peut rendre raison de quelque chose par un acte aussi bien que par une déclaration. La ratification pragmatique de la nécessité inférentielle qui lie des assertions n’est pas la même que la ratification conceptuelle des connexions nécessaires qui lient les objets. Ce qui est fait en disant quelque chose n’est pas identique à ce qui est dit : ce qui est impliqué par l’acte de dire (inférence pragmatique) est différent de ce qui est impliqué par ce qui est dit (inférence sémantique). Mais une difficulté demeure : en quoi un vocabulaire qui nous permet de dire ce que nous faisons lorsque l’on utilise un autre vocabulaire est-il réellement explicatif ? En mettant l’accent sur la primauté de la pratique discursive par rapport au contenu représentationnel, le naturalisme du sujet subordonne les inférences sémantiques aux inférences pragmatiques qui sont implicites dans la pratique discursive. Dans cette perspective, les inférences pragmatiques sont la codification pratique de modèles de comportement régis par des règles qui génèrent des concepts. Les concepts sont des genres (kinds) fonctionnels articulés en fonction d’un système complexe de normes sociales. Ce faisant, on soustrait au champ de la recherche empirique les pratiques régies par des règles, ainsi que les normes sociales qui les gouvernent, puisque, insiste-t-on alors, ces pratiques et ces normes 1. Ibid., p. 91. 2. Ibid., 140-141.

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ne peuvent être décrites et expliquées autrement que dans leurs propres termes. Ainsi, pour le naturalisme du sujet et l’expressivisme qui le soutient, la pratique consistant à avancer et exiger des raisons doit être abordée comme un genre d’activité dont la spécification selon différents vocabulaires descriptifs aboutit à des domaines de description et d’explication segmentés, disjoints, sans communication possible les uns avec les autres.

LES LIMITES DE L’EXPRESSIVISME

Pourtant, si la thèse de Sellars (endossée par Brandom) selon laquelle « les ressources descriptives et explicatives du langage progressent de concert » doit valoir pour les pratiques discursives en général (envisagées comme des situations où, précisément, l’on fournit et l’on exige des raisons), alors il n’y a pas lieu de sanctuariser les vocabulaires descriptifs pour les mettre à l’abri d’incursions explicatives issues d’autres vocabulaires. (On peut songer ici à la manière dont certains discours fondamentalistes s’efforcent d’isoler les vocabulaires occultes ou religieux des autres régions du discours, pour les rendre immunes). Dire revient toujours à faire, mais faire ne revient pas toujours à dire. N’en déplaise à Brandom, quand Sellars postule des représentations en soi afin d’expliquer pourquoi les représentations conceptuelles sont en vigueur, ce n’est pas là simplement une illustration du naturalisme de l’objet. On peut le comprendre comme une tentative pour décrire et expliquer les différentes manières de faire qui sont impliquées dans le fait de dire. Expliquer des vocabulaires descriptifs par des métavocabulaires pragmatiques se fait a priori au sens où une telle caractérisation conceptuelle paraît garantie d’avance : elle rend compte du vocabulaire « en tant qu’il veut dire ce qu’il veut dire » parce que c’est à partir de lui qu’elle est élaborée. Par contre, l’explication des représentations conceptuelles par postulation (d’impressions sensorielles et, en fin de compte, de purs processus) articule l’a priori et l’a posteriori. Aussi son succès sur le plan explicatif ne peut-il pas être garanti à l’avance, car rien n’assure qu’il donnera

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lieu à des descriptions empiriquement fructueuses. Description et explication poursuivent leur développement commun sous sa conduite, en prenant pour base l’inférence pragmatique régie par les normes. Mais ce mode d’explication recherche en même temps des corrélations systématiques entre les modèles d’inférence pragmatique et les modèles constitués par les représentations non conceptuelles. La relation entre la représentation (l’acte) et le représenté (le contenu) n’est pas celle qui passe entre l’implicite et l’explicite : les représentations non conceptuelles sont des activités (doings), elles ne sont pas implicites dans les représentations conceptuelles ; les décrire et les expliquer n’est donc pas seulement une question d’explicitation ; il s’agit plutôt de combiner la postulation a priori et la découverte empirique, dans l’idée d’aboutir à une transformation conceptuelle. Comme le dit Sellars, « renoncer à la recherche d’explication, c’est ni plus ni moins renoncer à toute tentative pour améliorer le langage ». Pour dégager un cadre commun à l’image manifeste et l’image scientifique, il n’y a pas d’autre voie que de forger de nouvelles catégories en vue d’établir une correspondance toujours à reprendre entre les représentations conceptuelles et les représentations non conceptuelles. Ainsi les pensées conceptuelles et les sensations (sensings) non conceptuelles peuvent être comprises comme les aspects conjoints d’un « réseau en devenir de processus eux-mêmes en devenir 1 ».

1. W. Sellars, « Foundations for a Metaphysics of Pure Process », The Monist, 64, 1981, p. 57.

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Le nihilisme selon Ray Brassier Quentin MEILLASSOUX

Je voudrais présenter ici très brièvement le livre de Ray Brassier, Nihil Unbound 1, en tentant d’expliquer pourquoi son projet, par-delà la technicité et l’acribie redoutables dont il fait preuve dans le détail de l’argumentation, m’a captivé. S’y lit en effet la réactivation d’un programme de pensée – le nihilisme – paradoxalement recouvert par ce que le XXe siècle a compris sous ce terme à la suite de Nietzsche. Nietzsche fut bien sûr un éminent penseur du nihilisme, et Brassier le traite comme tel, mais l’auteur du Zarathoustra l’a aussi, je crois, altéré par la génialité même de sa ressaisie. Il a ainsi recouvert la logique de la première émergence de ce philosophème, plus simple peut-être, mais aussi plus âpre. Lire Nihil Unbound permet de comprendre d’emblée l’intérêt de Ray Brassier pour Sellars, puisque la première partie de son livre s’intitule : « Détruire l’image manifeste ». L’expression contient en effet une référence évidente à « la philosophie et l’image scientifique de l’homme 2 » et une critique tout aussi nette de la thèse soutenue dans ce texte fameux. Sellars, on le sait, y expose une forme de rivalité entre deux images de l’homme dans le monde. D’une part, l’image manifeste, selon laquelle le monde 1. Ray Brassier, Nihil Unbound. Enlightenment and Extinction, Londres, Palgrave Macmillan, 2007. La traduction française du livre, par Antoine Daures, est parue aux Puf en 2017 sous le titre : Le Néant déchaîné. Lumières et extinction. 2. Paru en français in Denis Fisette et Pierre Poirier (dir.), Philosophie de l’esprit, vol. 1, Paris, Vrin, 2002.

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est un ensemble d’objets pourvus de propriétés sensibles, dont l’homme, lui-même entendu comme personne, se distingue. Cette image n’est pas tant celle d’un sens commun naïf, préthéorique, que la résultante d’une tradition philosophique ayant considérablement raffiné une même trame originaire. Ensuite, l’image scientifique qui paraît, au contraire, conduire à dissoudre l’image de l’homme solidaire de l’image manifeste : tout s’y ramène aux énoncés théoriques des sciences de la nature, formulés en termes de propriétés, de relations et d’interactions entre des particules micro-physiques dépourvues de propriétés sensibles. Mais alors que Sellars entend dégager une intégration « stéréoscopique » de ces deux images, Brassier prend le parti de Paul Churchland, un ancien élève de Sellars, qui rejette intégralement l’image manifeste au profit de l’image scientifique 1. Si Sellars, en effet, somme les philosophes à résister à la tentation de subsumer l’image scientifique sous l’image manifeste – forme de réductionnisme par lequel la science serait dérivable de l’image manifeste – il n’adhère pas davantage au projet de remplacer l’image manifeste par l’image scientifique, dès lors qu’on ne peut la considérer seulement comme une théorie plus fruste de l’homme, mais qu’elle possède aussi une valeur normative. Tout au contraire, le matérialisme « éliminativiste » (adjectif qui m’a toujours paru inquiétant) de Churchland consiste à faire de la psychologie issue du sens commun – la « folk psychology », selon son expression – une véritable théorie, et une théorie insuffisante au regard de ce que propose la neuroscience, ou plus précisément incompatible avec un modèle dit PVA (prototype vector activation 2) dont il défend la vertu explicative. Or, c’est à ce projet que Brassier adhère. Mais il entend aussi se donner les moyens de le penser rigoureusement ce que Churchland, selon lui, ne parvient pas à faire, pour des raisons complexes qui tiennent avant tout à son naturalisme, et à sa métaphysique « appauvrie 3 ». 1. R. Brassier, Le Néant déchaîné, op. cit., chap. I : « L’Apoptose de la croyance ». 2. En français « activation de vecteur prototype » (AVP), ibid., section 4, p. 39. 3. Ibid., p. 58.

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C’est à conquérir ce « réalisme spéculatif » qui manque au modèle PVA que Brassier emploie alors ses forces. Mais le paradoxe est qu’il s’appuie pour cela sur des textes issus pour la plupart d’une tradition philosophique continentale – qu’il mobilise et critique aussi bien – fondamentalement hostiles au projet qu’il développe : Adorno et Horkheimer, mon propre livre (Après la finitude), Badiou, Laruelle, Deleuze, Heidegger, etc. J’avoue qu’il n’y a que Brassier pour me faire trouver, non seulement de l’intérêt, mais du charme, à un projet auquel je n’ai jamais adhéré. C’est qu’il le mène, comme je l’ai dit, non dans l’ignorance de la tradition philosophique, en particulier nonanalytique, mais dans le cadre de son étude approfondie. Or, procédant ainsi – et c’est là, pour moi, le point de l’affaire – l’auteur de Nihil Unbound me paraît renouer en fait avec une version du nihilisme dont nous nous sommes déshabitués : la figure originelle du nihiliste. Cette figure initiale n’est pas celle de sa première nomination « historique » (le terme apparaît d’abord chez Anacharsis Cloots, puis chez Jacobi 1), mais celle qui s’impose décisivement au XIXe siècle, avec le personnage de Bazarov, dans le roman de Tourgueniev, Pères et Fils. Bazarov est un étudiant en médecine qui passe une partie de son temps à faire des expériences anatomiques sur les grenouilles, et qui déclare : « J’aime nier, mon cerveau est ainsi fait, voilà tout 2 ! » Ce n’est plus « l’esprit qui toujours nie », mais le cerveau qui nie, y compris et surtout l’esprit. Ce nihilisme est lié historiquement à ce que Engels appellera péjorativement le « matérialisme vulgaire 3 » (Ludwig Büchner est en effet l’une des lectures de prédilection de Bazarov). Or, ce courant de pensée est, on le sait, largement rejeté par la philosophie du XXe siècle. 1. Sur l’histoire du mot « nihilisme », voir Michèle Cohen-Halimi et JeanPierre Faye, L’Histoire cachée du nihilisme. Jacobi, Dostoïevski, Heidegger, Nietzsche, Paris, La Fabrique, 2008. 2. Pères et fils, trad. de Fr. Flament, Paris, Gallimard, 1987, p. 191 3. Friedrich Engels, Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie, trad. É. Bottigeli, Paris, Éditions sociales, 1979, p. 43. Engels parle, littéralement, de la « forme affadie, vulgarisée, sous laquelle le matérialisme du XVIIIe siècle continue à exister aujourd’hui dans la tête des naturalistes et des médecins et a été colporté au cours de la décennie 1850-1860 par Büchner, Vogt et Moleschott ».

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De fait, Bazarov représente une génération de révolutionnaires russes, celle de 1860, qui ne se nourrissent plus tant, comme leurs « pères » libéraux, des systèmes de l’idéalisme allemand – mais des matérialistes appelés alors « chimiques », lesquels ont instruit, depuis une décennie, une profonde déconsidération de l’hégélianisme, voire de la philosophie elle-même 1. Le marxisme impliquera au contraire une réhabilitation de la dialectique au sein du matérialisme, raison pour laquelle Engels qualifie le matérialisme chimique de « vulgaire » (non-dialectique). Un livre très intéressant de Léo Freuler 2 – sans aborder directement la question – m’a suggéré la raison pour laquelle le nihilisme de Bazarov a pu devenir incompris – c’est-à-dire méprisé – par le XXe siècle. Freuler part du livre bien connu de Karl Löwith, De Hegel à Nietzsche, qui soutient que la seconde moitié du XIXe siècle a été dominée par la récusation de Hegel chez Kierkegaard, Marx et Nietzsche. Or, une telle perspective vient en vérité du XXe siècle. Car le XIXe siècle ne s’est pas périodisé et pensé ainsi, pour la simple raison qu’il ne connaissait pas, ou quasiment pas, ces trois penseurs, qui ne deviendront fameux qu’au siècle suivant. Le XIXe siècle a bien plutôt pensé la crise de la philosophie à partir de sa disqualification par le matérialisme chimique – dont les représentants, eux, furent fabuleusement célèbres en ce siècle. Le simple fait que nous reconstruisions généralement le XIXe siècle à la façon de Löwith suffit à illustrer l’oubli de ce matérialisme – et par conséquent du nihilisme qui en a procédé, fût-ce sous une figure littéraire. Le matérialisme et le nihilisme n’ont été reçus au XXe siècle qu’une fois repensés contre leur figure précédente. La réception de Marx n’a pas signifié, pour les contemporains, une rupture matérialiste avec l’idéalisme hégélien – cette rupture avait eu lieu dès les années 1850 et le matérialisme chimique –, mais bien plutôt la possibilité étonnante de renouer avec la dialectique au sein d’un paradigme matérialiste depuis longtemps victorieux et qui, jusque-là, avait été synonyme de sa disqualification irrémédiable. De façon analogue, Nietzsche n’a pas transmis au XXe siècle le défi du nihilisme, mais la possibilité – tout à fait paradoxale, là encore – de 1. Voir Michèle Cohen-Halimi et Jean-Pierre Faye, L’Histoire cachée du nihilisme, op. cit, p. 79 s. 2. Léo Freuler, La Crise de la philosophie au XIXe siècle, Paris, Vrin, 1997.

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renouer à travers celui-ci avec le vieux thème de la « mort de Dieu » disqualifié lui aussi par la version jusque-là connue du nihilisme. Une fois disqualifié – en même temps que le matérialisme chimique – le nihiliste du type « Bazarov », le nihilisme qui pénètre sous un aspect présentable le XXe siècle, est en effet celui que Nietzsche a intimement associé à une autre tradition, cette fois de protestation fondamentale contre la réduction scientiste de l’homme. Il s’agit d’une lignée de poètes romantiques qui, dès le début du XIXe siècle, déploient le thème de la mort de Dieu : notamment Byron, Novalis, puis la génération des poètes français de 1830 (Nerval, Gautier, Musset). Ce courant est frontalement opposé à celui du déisme et du matérialisme des Lumières, pour lesquels le rationalisme est une conquête et la déchristianisation un combat. Car les poètes de la mort de Dieu se plaignent d’un athéisme non pas choisi, mais subi : une impuissance à croire héritée de l’incrédulité moqueuse d’un siècle voltairien culminant dans la part la plus agressivement irréligieuse de la Révolution française. Se produit alors, avec Nietzsche, une greffe paradoxale entre cette protestation amère – que le philosophe « libère » de sa gangue romantique – et un nihilisme apparu bien plus tard dans le siècle et qui, lui, procède au contraire de la radicalisation scientiste du matérialisme des Lumière et n’a que dédain pour le pathos mélancolique des poètes postrévolutionnaires. Le nihilisme est ainsi reconstruit par Nietzsche comme un sombre diagnostic porté sur le présent historique, et non comme une tranquille revendication d’anéantissement des valeurs traditionnelles au nom du progrès scientifique, même si Nietzsche, Heidegger, et plus encore Vattimo, insistent sur l’importance de l’endurer comme une époque décisive de la pensée. Le paradoxe de cette jonction des deux thèmes tient à ce que la mort de Dieu est un motif originairement chrétien : on en trouve la déclaration explicite chez Luther, et il est au fond inhérent à la célébration de la Sainte-Cène 1. Pour un chrétien, annoncer la mort du Dieuhomme est aussi bien affirmer qu’il a vaincu la mort, et donc promettre son retour. Et de fait, de la même façon, le motif de 1. Saint Paul, première épître aux Corinthiens, 11,26.

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« la mort de Dieu » précède le plus souvent, au XIXe siècle, l’espoir de sa résurrection – de la croyance retrouvée – ou encore la promesse de la surrection d’un dieu nouveau succédant à un siècle perçu comme celui de la critique et de la destruction. Et le nihilisme associé à ce motif du « Dieu mort » le fera pareillement : le Dionysos de Nietzsche, le dernier dieu de Heidegger, le Dieu kénotique de Vattimo 1. Mais comme je l’ai dit, le nihilisme originel, séparé du thème de la mort de Dieu, est, quant à lui, issu non du romantisme mais bien plutôt de la part la plus radicale des Lumières. Ce qu’il y a d’absolument singulier, à mon sens, chez l’auteur de Nihil Unbound, c’est donc qu’il semble être un Bazarov qui, au contraire de l’original, n’aurait pas simplement lu la mauvaise littérature matérialiste de son temps, mais approfondi et maîtrisé la philosophie de son époque, souvent la plus complexe, peutêtre la plus hostile à son projet iconoclaste, et ce en vue de la retourner à son profit. Décanté de la mélancolie du Dieu mort, le nihilisme se trouve ainsi rendu à une pensée dont les intérêts sont également différenciés, avec la plus grande sérénité, de ceux de la vie. C’est une philosophie qui rompt en effet résolument avec toute forme de vitalisme, et fait tout au contraire de la fin du monde, de l’extinction future de notre espèce ou de notre soleil, telles qu’imaginées par le jeune Nietzsche 2 ou par Lyotard 3, comme un transcendantal de la philosophie capable de ressaisir l’organique comme un moment de l’inerte. Et c’est sur la célébration de la pulsion de mort de Freud que se clôt (presque) l’ouvrage, en tant que celle-ci est au fond indissociable de la pulsion de connaître 4. Car ce nihilisme sait qu’il n’y a rien de plus difficile pour la pensée que de penser ce qu’il y a lorsqu’il 1. Sur le lien entre la mort de Dieu et la kénose chez Vattimo, voir Richard Rorty et Gianni Vattimo, L’Avenir de la religion. Solidarité, charité, ironie, trad. par C. Walter, Paris, Bayard, 2006 ; « Introduction » de Santiago Zabala, p. 33 ; « L’ère de l’interprétation » de Gianni Vattimo, p. 72. 2. Friedrich Nietzsche, « Vérité et mensonge au sens extra-moral », in Œuvres philosophiques complètes, I**, Paris, Gallimard, 1975. 3. Jean-François Lyotard, « Si l’on peut penser sans corps », L’Inhumain. Causeries sur le temps, Paris, Galilée, 1988. 4. Ray Brassier, Le Néant déchaîné, op. cit., « Le trauma de la vie : Freud », p. 351 s.

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n’y a plus de pensée – que de penser son propre anéantissement. Ce n’est plus la figure du nihiliste « présentable » qui chante sombrement l’oubli de l’être et la mort de Dieu. C’est la figure du nihiliste imprésentable qui dissèque avec excitation les batraciens. Mais un ami du néant qui, désormais, a conscience que sa volonté de savoir est associée à Thanatos, et se trouve donc séparée d’elle-même par la peur du « Maître absolu » (Hegel), peur que seule la traversée de la philosophie généralement la plus opposée à ce qu’il veut pourra lui permettre d’affronter.

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CINQUIÈME PARTIE

Après Kant :

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Désenkantement Maurizio FERRARIS 1

Quand, au lycée, on nous enseigne que dans le monde, nous connaissons des phénomènes et non des choses en soi, alors une fois passée la première difficulté, ce discours semble évident : la table que j’ai sous les yeux est blanche, mais si j’éteignais la lumière, elle deviendrait noire ; ce que je mange me plaît, mais si j’étais malade, cela ne me plairait plus ; nous ne voyons les choses que comme elles nous apparaissent, et nous n’y avons jamais un accès total et interne. À ce stade, il n’y a que des phénomènes et, comme l’écrivait Schopenhauer en synthétisant le discours en question, si un être rationnel réfléchit un peu, il ne peut que parvenir à une seule conclusion, à savoir justement que le monde est ma représentation. La bonne question est cependant la suivante : ce recours aux phénomènes et aux représentations nous a-t-il véritablement ouvert les yeux, ou bien s’agit-il d’une espèce d’enchantement (ou en l’occurrence, d’enkantement) qui les a voilés d’un sommeil dogmatique, sommeil dont il faudrait un jour ou l’autre se réveiller par un travail de désenkantement ? Dans les pages qui suivent, je chercherai à apporter ma modeste contribution à ce désenkantement ; dans ce but, je partirai justement de ce qui a pendant longtemps et par de nombreux philosophes été tenu pour une évidence, à savoir que nous sommes en contact avec le monde à travers des représentations.

1. Traduit de l’italien par Sabine Plaud.

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Maurizio Ferraris LE MONDE EST-IL MA REPRÉSENTATION ?

Considérons pour l’instant un fait banal mais éclairant. En ouverture du Monde comme volonté et comme représentation, pour appuyer la thèse selon laquelle la première certitude est que le monde qui nous entoure n’existe que comme représentation, Schopenhauer prend pour exemple paradigmatique un œil qui regarde le soleil. Il semble négliger le fait qu’un soleil réellement regardé est différent d’un soleil purement représenté : en particulier, on ne peut le regarder qu’un instant, alors qu’on peut se le représenter à loisir. Une fois clarifié (ce qui est loin d’être aussi simple) que le phénomène n’est pas la représentation dont on se souvient ou que l’on imagine, mais le soleil que nous voyons en cet instant (et en cet instant seulement !), les problèmes n’en finissent plus. Car pendant ce temps, dans le même passage, Schopenhauer parle d’un œil qui regarde le soleil et d’une main qui touche la terre. L’utilisation du singulier n’est pas un hasard, puisque si les yeux et les mains, comme cela se produit en général, sont au nombre de deux, on peut voir surgir un doute : la capacité du soleil et de la terre à fournir la même sensation aux deux yeux et aux deux mains dépendrait-elle du fait que le rapport entre les deux pôles de la représentation, le sujet et l’objet, n’est pas parfaitement équilibré, comme le suggère l’image, mais penche en faveur de l’objet ? Ce doute deviendrait plus fondé encore si l’observateur monoculaire ne se trouve pas seul à disposer de deux yeux, mais est accompagné d’autres observateurs avec lesquels partager ses propres impressions et doutes. Ou encore, si l’observation immobile des objets passe d’une situation statique à une situation dynamique où les objets (sauf le soleil, bien entendu) sont maniables, et mieux, si ces opérations ne visent pas la connaissance mais, comme cela se produit dans l’essentiel de notre vie, s’il s’agit de simples interactions avec l’environnement. En effet, l’appel aux phénomènes et au monde comme représentation, qui fonctionne si bien lorsque nous sommes les observateurs solitaires et immobiles d’objets inanimés, perd une bonne part de sa force de persuasion lorsque nous sommes accompagnés, en mouvement, et surtout lorsque les objets ne sont pas statiques

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ou lorsque nous n’entretenons pas avec eux un rapport purement cognitif. Pour le dire simplement, l’attitude confiante jusqu’à la crédulité par laquelle j’accepte que la feuille que j’ai devant moi soit un phénomène change totalement si, à la place de la feuille en question, il y a un tigre nerveux et affamé ou même, sans aller jusque-là, si la feuille en question est une convocation au tribunal. Le scepticisme et la contemplation cèdent la place à l’action, et la perspective change. Nous découvrons en effet que notre rapport au monde porte avant tout sur une interaction avec des artefacts, des objets sociaux, des personnes, au sujet desquelles la notion de « phénomène » apparaît comme problématique. Un tire-bouchon est-il un phénomène ? Quiconque peut le croire s’il le veut. Une convocation au tribunal est-elle un phénomène ? Nos amis et parents sont-ils des phénomènes ? S’il nous plaît de penser qu’il en va ainsi, nul ne nous l’interdit, mais à condition que nous soyons capables d’expliquer ce qui changerait dans notre attitude et surtout dans notre comportement si, au lieu de phénomènes, il s’agissait de choses en soi. Ce n’est pas la première fois que je traite de ce thème. Il y a plusieurs années, j’ai proposé une analyse détaillée des insuffisances de la notion de phénomène chez Kant 1 ; plus tard, j’ai proposé de considérer ce que Kant nomme phénomènes comme des choses en soi 2 ; en complétant ce parcours, je souhaite à présent développer un projet plus ambitieux, et répondre à une question parfaitement naturelle : si les choses en soi sont justement telles, c’est-à-dire si elles ne sont pas des choses pour nous, comment pouvons-nous entrer en relation avec elles ? Et réciproquement, si nous entrons en relation avec elles, comment pouvons-nous prétendre qu’elles sont des choses en soi et non des phénomènes ?

1. Voir mon ouvrage Goodbye, Kant ! Ce qu’il reste aujourd’hui de la Critique de la raison pure [2004], Paris, L’Éclat, 2009. 2. Voir mon texte « Ding an Sich », in Markus Gabriel, Wolfram Hogrebe et Andreas Speer (dir.), Das neue Bedürfnis nach Metaphysik, Berlin, De Gruyter, 2015.

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Le premier coup pour répondre à cette interrogation consiste à exposer sous sa forme canonique la critique du « mythe du donné » formulée au milieu du siècle dernier 1. Cette critique part de préoccupations épistémologiques et se présente de la façon suivante : si je veux recourir à des données comme base d’une théorie, les données en question ne sont pas indépendantes de la théorie (elles sont justement des phénomènes, pas des choses en soi), et c’est cela qui, pour Kant, est la bonne nouvelle qui met fin au scepticisme, puisqu’elle fonde l’expérience sur la science, et fait des phénomènes la docile ramification des principes certains et a priori de la logique. Si, en revanche, je veux que les données soient des choses en soi indépendantes de la théorie, alors je ne serai jamais en mesure d’utiliser un donné pour valider ou falsifier cette dernière. Le présupposé du mythe du donné est le corrélationisme 2, selon lequel la condition nécessaire (mais non suffisante) de l’existence de x est sa connaissabilité par un sujet. À la base de ce principe, nous trouvons ce qui a été défini 3 comme « le pire argument du monde », et qui se présente de la façon suivante : dans la mesure où, lorsque nous mangeons un plateau d’huîtres, c’est nous qui mangeons un plateau d’huîtres, alors nous ne mangeons jamais d’huîtres en tant que telles, c’est-à-dire telles qu’elles sont en soi. Contre tout bon sens, l’impossibilité pratique de manger des huîtres telles qu’elles sont en soi s’est transformée en l’impossibilité théorique de connaître quoi que ce soit hors de sa relation à nous, puisque (selon le 1. Voir « Empiricism and the Philosophy of Mind », in H. Feigl et M. Scriven (dir.), Minnesota Studies in the Philosophy of Science, I, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1956, p. 253-329. 2. Quentin Meillassoux, Après la finitude. Essai sur la nécessité de la contingence, Paris, Seuil, 2012, mais aussi Nicolai Hartmann, Grundzüge einer Metaphysik der Erkenntnis, Berlin, Vereinigung wissenschaftlicher Verleger, 1921. 3. David Stove, « Idealism : a Victorian Horror Story (Part Two) », in The Plato Cult and Other Philosophical Follies, Oxford, Blackwell, 1991, p. 135178. J’ai simplifié l’argument pour des raisons d’espace. Un excellent exposé du pire argument du monde peut être trouvé dans J. Franklin, « Stove’s Discovery of the Worst Argument in the World », Philosophy, 77, 2002, p. 615-624.

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corrélationisme) si les sujets étaient en effet séparés des objets, nous ne pourrions rien connaître du tout. La tristesse de cette position réside dans le fait que, si grand et merveilleux que soit l’objet, nous n’aurons jamais affaire qu’avec nous-mêmes, dans les meilleures bibliothèques comme dans les meilleurs restaurants. On a dit que le corrélationisme n’est pas capable de rendre compte de l’existence d’une réalité préexistante au sujet, mais un corrélationniste radical pourrait soutenir que Dieu nous a créés il y a quelques secondes avec tous nos souvenirs. Pourtant, si le corrélationniste était dans le vrai, alors nous aurions au moins autant de mondes mentaux qu’il y a de sujets, et il serait impossible d’expliquer le passage d’un monde mental à l’autre. De fait, le monde du corrélationnsime est un sujet qui se représente un objet à l’intérieur de lui-même : il s’agit du monde esquissé par Kant dans sa réfutation de l’idéalisme, preuve du fait que même la perspective kantienne, malgré ses intentions réalistes, est une variété, fût-elle extrêmement sobre, d’idéalisme transcendantal. Du point de vue ontologique, on voit surgir une difficulté cruciale, car la seule façon cohérente de défendre la thèse de la corrélation entre connaissant et connu comme unique forme d’existence est d’embrasser un idéalisme qui voit dans la matière quelque chose qui ne préexiste pas à l’esprit, puisqu’il est évident que la relation a lieu dans l’esprit, et non dans le monde. Esse est concipi, justement. Le principe suprême de tous les jugements synthétiques, c’est-à-dire la thèse selon laquelle le je pense doit pouvoir accompagner mes représentations, peut se traduire en un cogito ergo est ou, mieux encore, en un est quia cogito, il n’y a quelque chose que dans la mesure où je le pense. Il n’en faut pas davantage pour que la réalité s’éclipse, sans que l’on ait seulement eu besoin d’énoncer des thèses ouvertement immatérialistes, sceptiques ou solipsistes. Cependant, cette opération n’est pas aussi exempte du mythe qu’elle ne le prétend. En soutenant que le donné est un mythe, nous introduisons implicitement un mythe encore plus insidieux : si l’on veut qu’une ontologie (un domaine de choses existantes) soit au service d’une épistémologie (un domaine de choses que nous savons), il faut que l’épistémologie (les schèmes conceptuels) informe l’ontologie ; mais une ontologie informée par une épistémologie est une

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épistémologie – un savoir étrange auquel, curieusement, ne correspond aucun être, puisque dans ce cas, être et savoir coïncident.

DU PHÉNOMÉNISME AU RÉALISME

Le mythe du donné est certes facile à alimenter en théorie mais en pratique, il fonctionne cependant beaucoup moins bien. En effet, il n’est guère difficile de remarquer que mes schèmes conceptuels et mes appareils perceptifs, si influents qu’ils soient en apparence, ne parviennent pas à transformer les données, qui restent là, inamendables : si j’ai perdu mes clés, je n’entre pas chez moi et, plus banalement, si la table que j’ai sous les yeux est blanche, je ne peux pas, par la seule force de la pensée ou de mes appareils perceptifs, la voir d’une autre couleur. De plus, l’une des expériences les plus communes est le fait d’interagir avec des êtres dotés de schèmes conceptuels et appareils perceptifs différents des miens (par exemple, lorsque l’on joue avec son chat). Là encore, comment est-ce possible, et qu’est-ce que les amis du mythe de donné peuvent nous répondre à ce sujet ? En général, rien du tout, et c’est là-dessus que se fonde le passage du phénoménisme au réalisme, et des phénomènes aux choses en soi. Inamendabilité et interaction démontrent en effet que l’ontologie n’est pas composée de phénomènes qui existent pour nous, mais bien de choses en soi qui n’ont aucune relation nécessaire avec les sujets connaissants, et qu’en vertu de ce caractère non relationnel, je propose d’appeler « individus 1 ». 1. Comme le veut la métaphysique de Peter F. Strawson, Individuals, Londres, Methuen, 1959. On pourrait cependant objecter ceci : la définition d’« individu » apparaît de prime abord comme relationnelle (d’aucuns diraient qu’elle est corrélationniste), car elle se caractérise par la résistance, opposée à quelqu’un ou à quelque chose. En effet, « résister » ou « être résistant » ne semblent pas être des expressions monadiques, mais relationnelles. Lorsque l’on dit d’un ustensile qu’il est résistant (sans spécifier « résistant à quoi »), on semble sous-entendre la fonction de l’objet en question : « des chaussures de travail résistantes ». Tant il est vrai que lorsqu’il s’agit d’un objet complexe, on tend à préciser : on ne dit pas « un pistolet résistant », mais bien « un pistolet résistant à des températures extrêmes » ou « à l’humidité ». Il vaut

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Les individus peuvent donc, bien qu’ils ne le doivent pas nécessairement, être connus. Dans ce cas, ils deviennent objets d’une épistémologie : des objets pour des sujets, et corrélés à des concepts. Virus de la tuberculose, galaxies, arbres, c’est-à-dire objets naturels, qui existent dans l’espace et dans le temps indépendamment des sujets, et objets idéaux, qui existent en dehors de l’espace et du temps, indépendamment des sujets. Cette ontologie s’enrichit dans un second temps – avec l’apparition des humains – de deux autres classes : les objets sociaux (comme la tuberculose ou les impôts) qui existent dans l’espace et dans le temps, de façon dépendante des sujets, et les artefacts (comme les maisons et les stylos) qui existent dans l’espace et dans le temps, de façon dépendante des sujets quant à leur genèse, mais non quant à leur persistance 1. La différence entre objets et individus ne doit pas être confondue avec la différence entre phénomènes et noumènes. D’une part, le fait que les objets sociaux soient dépendants des sujets à titre constitutif suggère justement qu’ils ne possèdent pas un « en soi », de sorte que leur être véritable coïncide avec leur apparaître, faisant ainsi tomber la distinction entre phénomène et noumène. D’autre part, le fait que les objets idéaux ne soient pas des individus complique la trompeuse symétrie phénomène-objet/ noumène-individu : le nombre 5 n’est certes pas l’apparence d’une essence plus profonde. Enfin, et surtout, pour ce qui concerne les objets naturels et les artefacts, nous avons des preuves de l’interaction (entre eux ainsi qu’avec des objets naturels et avec des artefacts) entre des êtres dotés de schèmes conceptuels et d’appareils perceptifs différents. Que cette interaction puisse avoir lieu suggère que, s’il n’est pas difficile d’imaginer qu’une guêpe et un humain voient différemment une fleur ou une Wiener Schnitzel, cela dépend de caractéristiques essentielles à la cependant la peine de remarquer qu’un pistolet résiste à des températures extrêmes ou à l’humidité même si, en principe, le pistolet en question ne pourra jamais être mis en relation à des températures élevées ou à l’humidité. Voir David Lewis (1997), « Finkish Dispositions », The Philosophical Quarterly, 47, 187, p. 143-158. 1. Pour une présentation analytique de ces typologies d’objets, voir mon ouvrage Documentalità. Perché è necessario lasciar traccie, Rome/Bari, Laterza, 2009 (Documentality, New York, Fordham University Press, 2013).

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fleur ou à la Wiener Schnitzel, en vertu desquelles l’humain et la guêpe peuvent engager une bataille à l’issue incertaine pour la possession de l’une et la consommation de l’autre.

SCHÉMATISME TECHNOLOGIQUE

Mais c’est à présent que surgit la vraie difficulté. Si les individus sont séparés et sans relation, s’ils sont pure ontologie, comment font-ils pour devenir objets d’une épistémologie ? Comment concevoir l’ontologie sans la médiation de l’épistémologie ? Comment parvenons-nous à contourner le mythe apparemment incontournable du donné, l’idée que l’être s’accompagne toujours de la pensée de l’être, puisque le je pense doit accompagner toutes mes représentations ? D’une façon qui n’est guère paradoxale, une réponse peut justement nous venir de Kant, qui avait compris, à juste titre, que pour passer des concepts (épistémologie) aux objets (ontologie), il faut un moyen terme, qu’il nommait quant à lui « schème » et qu’il caractérisait à travers une qualification fortement technologique – Kant parlait en effet du schématisme comme d’une « technique cachée ». Cependant, conditionné par le dualisme et par le conceptualisme (qui en l’occurrence est l’idée d’un a priori à l’égard de l’expérience), Kant avait décrit le schématisme comme un processus allant du haut vers le bas, même s’il n’excluait pas (comme cela est clair dans la déduction de la première édition de la Critique de la raison pure, et davantage encore dans le cas de la Critique de la faculté de juger) un processus allant du bas vers le haut, qui est pour Kant la subsomption sous des catégories des objets de l’expérience. Selon moi, il s’agit au contraire d’assigner une localisation précise à cette faculté « sans patrie ». Je propose donc de partir de là. Le système à deux places (ontologie/épistémologie) qui se résout soit dans une ontologie inaccessible à toute épistémologie, soit dans une ontologie totalement imprégnée d’épistémologie, se révèle insuffisant. En suivant et en développant l’indication de Kant, il convient de lui substituer un système à trois places : l’ontologie (qui se compose d’individus),

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l’épistémologie (qui consiste en objets), et la technologie (qui se compose d’actions donnant vie à des faits). Ce qui, dans la tradition philosophique a été appelé de tant de manières justement comme schématisme et imagination transcendantale, mais aussi comme dialectique ou différance, est ainsi une disposition technologique qui se manifeste depuis les appareils les plus élémentaires pour évoluer ensuite en formations de complexité croissante, à l’instar d’une faculté qui transfère l’ontologie dans l’épistémologie. La technologie n’est ni un être, ni un savoir. C’est un faire qui présuppose le premier et conduit (non nécessairement) au second.

COMPÉTENCE SANS COMPRÉHENSION

Sommes-nous certains que le schématisme et la racine commune de la sensibilité et de l’entendement, comme l’écrit Kant, se cachent dans les profondeurs de l’âme humaine ? Pourquoi justement dedans et non dehors ? Il n’y a rien dans le cerveau qui justifie notre différence à l’égard des animaux non humains. En revanche, il y a beaucoup de choses en dehors du cerveau, dans ce que nous faisons avec nos mains ou lorsque nous nous servons d’instruments. De plus, nous ne comprenons pas en premier lieu en analysant, mais en accomplissant des gestes qui se déroulent à travers la continuité et le changement du temps, et qui se conservent et s’extériorisent à travers les documents. On le voit dans les mathématiques et dans les formes de pensée apparemment plus abstraites : Euler soutenait que toute la force de ses mathématiques se concentrait dans le crayon avec lequel il réalisait ses calculs, et la grande découverte de Turing consiste dans le fait d’avoir compris que pour calculer, il n’est pas nécessaire de savoir ce que sont les mathématiques : il suffit de disposer des compétences techniques qui permettent le calcul 1. Un système de signes est mis en interaction pour des raisons qui 1. Daniel Dennett, From Bacteria To Bach and Back : The Evolution of Minds, Cambridge, Bradford Books/MIT Press, 2017.

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sont en premier lieu pratiques ou rituelles, pour des raisons de comptabilité ou de divination de l’avenir. Mais dans le temps, les signes s’émancipent et se sophistiquent, et surtout, on voit se sophistiquer les actions (opérations) que l’on peut réaliser avec les signes en question. C’est ainsi que parmi les divers produits de la technologie, le plus important, bien que sous-évalué, est la vérité. Ce que le mythe du donné, à partir de son schéma binaire, a reconduit à une fonction conceptuelle doit plutôt être compris comme un acte, qui concerne davantage les opérations que les concepts. Le geste (la compétence sans compréhension) est un élément central de la réflexion pragmatiste, dont on a tout récemment 1 souligné l’affinité avec les jugements synthétiques a priori de Kant, comparaison qui peut sembler tirée par les cheveux, mais qui devient totalement évidente si l’on pense à la pratique artistique, ou encore à l’interaction sociale. L’art est en effet un domaine typique de compétence sans compréhension, tout en constituant une sphère traditionnelle de créativité, c’est-à-dire en conduisant à l’émergence de quelque chose de nouveau, d’une façon analogue aux jugements synthétiques a priori. L’artiste ne sait pas expliquer pourquoi il a réalisé son œuvre de cette manière précise (doctrine du nescio quid chez Leibniz), l’œuvre est conçue – depuis l’invocation à la déesse dans les incipits homériques – comme inspirée, c’est-à-dire provenant de l’extérieur et non dominée par l’auteur ; et le plus souvent, les descriptions du processus de composition font appel à des éléments inconscients, ou à un automatisme qui guide la réalisation (les personnages se meuvent comme s’ils étaient animés d’une vie propre, certains mots – par exemple le Nevermore du Corbeau de Poe – guident l’ensemble de la composition). Voilà pourquoi l’art est technique. C’est cela que Pareyson 2 a appelé « formativité », qui veut que le faire artistique trouve ses propres règles en cours de route. En écrivant le Meister, Goethe n’avait pas, dès le départ, le dessein complet de ce qu’il visait à faire. Pourtant, une 1. Giovanni Maddalena, The Philosophy of Gesture, Montréal/Londres, McGill-Queen’s University Press, 2015. 2. Luigi Pareyson, Estetica. Teoria della formatività, Turin, Ed. di Filosofia, 1950 ; trad. Esthétique. Théorie de la formativité, Paris, Aesthetica, 2006.

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fois l’œuvre achevée, elle a constitué l’archétype du roman de formation, qui a établi de façon dynamique les règles du genre, en revêtant une fonction d’exemplarité et de canonicité. Cela s’applique à la technique en général qui, d’une part, apparaît comme le royaume de l’itérativité, mais qui, d’autre part, se présente comme la sphère d’une inventivité d’autant plus intéressante qu’elle n’est pas animée de la moindre intentionnalité préliminaire. Nul ne peut prévoir dès le départ les usages possibles du levier et de la roue (pour ne rien dire des appareils plus complexes), de sorte que les fonctions que les philosophes assignent souvent à une super-faculté humaine, l’imagination, doivent plutôt être attribuées aux possibilités d’enregistrement, d’extériorisation et d’accumulation qui sont immanentes à la technologie. L’interaction sociale constitue un autre cas exemplaire. Un groupe humain accomplit un certain rite d’initiation qui se rattache à un passé pré-humain. Le rite évolue en formes plus complexes et codifiées (veillée d’armes, consécration, service militaire). Il revêt enfin la forme juridique de la maturité, et crée une série de règles et de lois, déterminant dans ce cas également une sphère de vérité. L’image de l’action humaine comme pratique inconsciente qui ne devient consciente que par un devenir historique (une image qui court de Vico à Hegel et à l’historicisme) rend pleinement compte de nos intuitions. Nous ne connaissons pas nous-mêmes les raisons de nos actions, et nous ne pouvons que rarement nous les expliquer. Réciproquement, savoir les principes de nos actions ne nous rend pas plus efficaces (dans le cas contraire, les professeurs des académies militaires seraient les plus grands stratèges, n’est presque jamais le cas).

COMMENT FAIRE DES MOTS AVEC LES CHOSES

Mais comment fonctionne concrètement la technologie ? En simplifiant plus qu’il n’est permis mais en espérant être clair, nous avons des individus (une chaise telle qu’elle est indépendamment de ma conscience), des objets (« chaise » : l’individu reconnu par un concept) et des faits : le fait qu’il y ait une chaise.

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Je parviens au fait en question avec un schéma interprétatif qui ne consiste pas en concepts, mais bien en procédures : je m’assois, par exemple, et cela sans formuler le moindre concept (comme le prétendrait un kantien, qui fait dépendre mon usage de la chaise de la possession du concept de « chaise »), mais simplement en exploitant les ressources fournies par la rencontre entre la chaise et mon corps (un chat pourrait faire quelque chose de semblable). Je formulerai plus tard le concept de « chaise », qui relève cependant de la sphère du savoir et non du faire, cette dernière étant quant à elle justement prise en charge par la sphère intermédiaire de l’herméneutique. Dans le cas, mettons, de douleurs rhumatismales que je peux éprouver sans le moindre concept de « rhumatisme », j’élaborerai des schèmes interprétatifs qui se traduiront par la prise d’ibuprofène, laquelle produira ses résultats même si je ne possède pas, ni ne posséderai jamais, les concepts de « rhumatisme » et d’« ibuprofène ». Le résultat de cet acte qu’est l’interprétation valide est un fait. La règle constitutive des faits se calque sur celle des objets sociaux, et se présente comme : Fait = Acte enregistré. Un fait est le résultat de l’action d’un agent sur un patient, avec pour caractéristique d’être enregistré. Quant aux faits, ils pourront à leur tour, bien que non nécessairement, devenir des objets, c’est-à-dire des parties de l’ontologie conceptuellement identifiables. Mais sans la médiation du fait et de la technologie, les individus ne pourraient jamais devenir des objets (et, en compensation, les objets sont fidèles aux individus). Supposons que le même match de football soit vu par quelqu’un de compétent et par quelqu’un d’incompétent. Là où celui-ci ne verra qu’un ballon et des personnes qui courent, celui-là verra un match, des buts, des hors-jeu et, bien entendu, un ballon et des personnes qui courent. Le schème interprétatif est un appareil technologique (une sorte de viseur de rayons infrarouges), non épistémologique (comme le pensent les philosophes analytiques, en hypostasiant l’expérience des objets naturels), ni ontologique (comme le pensent les herméneutes, en hypostasiant l’expérience des objets sociaux). En effet, on ne trouve pas de cas où une chose serait vraie dans un schème conceptuel et fausse dans un autre. Simplement, comme dans le cas du match de football, nous

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avons une échelle ascendante d’objets et d’événements capturés par les schèmes interprétatifs. Je ne pense pas affirmer quoi que ce soit de surprenant. Même dans le langage, il peut y avoir une compétence sans compréhension, à partir du moment où je peux identifier correctement un objet à partir de son nom (compétence référentielle) sans pour autant être en mesure de l’inscrire dans un horizon épistémologique même minimal (compétence inférentielle) 1. D’autant plus que même la dimension inférentielle peut être traitée dans les termes d’une « compétence » qui, au moins dans certains cas, semble pouvoir se passer de « compréhension ». C’est en ce sens que le slogan wittgensteinien « la signification, c’est l’usage » semble suggérer que la signification (qu’elle soit inférentielle ou référentielle) est avant tout une question de compétence (usage), plutôt que de compréhension.

LE DONNÉ DU MYTHE

Nous avons donc avant tout un développement technologique qui est une accumulation de compétences sans compréhension : savoir briser un silex sans nécessairement disposer des mots pour décrire ce que l’on fait, ou bien (à l’autre bout de l’histoire) savoir réaliser des calculs extrêmement complexes en les confiant au savoir déposé sur le papier, dans la plume et dans l’encrier, dans l’ordinateur, ou dans cet instrument technique particulièrement complexe qu’est l’esprit humain. Cela aussi constitue un appareil fait de compétence sans compréhension : comme je le rappelais il y a peu, le vrai travail de l’esprit est réalisé par des neurones qui téléchargent sans comprendre quoi que ce soit ; la compréhension, le résultat de la somme de ces téléchargements, vient toujours plus tard, à supposer qu’elle vienne un jour. En ce sens, c’est l’ontologie qui forme l’épistémologie par le biais de la technologie, et le mythe du donné se transforme en donné du mythe. 1. Diego Marconi, Lexical Competence, Cambridge, The MIT Press, 1997.

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Pour conclure, je chercherai à clarifier ce point en faisant appel à l’évolution de l’héritage kantien, et en particulier à la signification de la philosophie de la mythologie de Schelling. Schelling dessine un programme émergentiste, dont le projet est esquissé dans l’une de ses dernières œuvres publiées, l’écrit sur les divinités de Samothrace, des documents qui précèdent l’écriture et toute forme de savoir et qui définissent la structure originaire de l’humanité. Le modèle de l’émergence est fourni par la mythologie, pour la raison évidente qu’il est difficile de concevoir le mythe ou la religion comme une construction individuelle et volontaire, comme un savoir qui précède l’être. Dans le mythe, l’être (du mythe) précède son savoir (sa signification), qui émerge à travers le rite, la composante technologique (par exemple artistique) qui le met en scène. Mais bien entendu, au lieu de mythe, comme chez Schelling, nous pourrions parler de société et d’histoire, comme il le fait souvent. Ou justement de technique, ce qu’il ne fait jamais. Le fait de ne pas avoir pris en compte la technologie peut expliquer la difficulté qu’éprouve Schelling pour expliquer le processus réel qui conduit du mythe au logos – pour Hegel, cela est beaucoup moins compliqué, justement parce que la dialectique comporte une procédure technologique et synthétique. C’est dommage pour un homme qui, au cours de sa vie, avait eu le temps de voir les lampes à gaz, mais de cette limite on peut faire un trésor, et conclure – même à la lumière de la technologie dialectique de Hegel – qu’une bonne clé pour rénover les thèmes de l’idéalisme allemand est de relire l’imagination transcendantale comme technique, comme médiation entre ontologie et épistémologie. Ce que Schelling a traité sous la forme de la « mythologie » est en réalité justement une compétence sans compréhension, le médium qui fait le pont entre l’être et le savoir. Voilà pourquoi on ne doit pas s’étonner du fait qu’au cœur d’un traité de philosophie de la nature, on puisse voir apparaître une référence à la mythologie, ou vice-versa. La mythologie est justement la technologie des anciens, la compétence sans compréhension qui pouvait (bien que non nécessairement) les conduire au logos, à l’épistémologie. Réciproquement, il n’est pas surprenant que la technologie soit la mythologie des modernes.

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Le phénoumène Gabriel CATREN

La philosophie spéculative telle que nous la définirons ici résulte d’une double extension de la philosophie transcendantale. D’après la définition que nous proposons, la philosophie spéculative n’est pas possible en dépit de ou bien contre la philosophie transcendantale, mais plutôt grâce à celle-ci, comme une continuation naturelle de ses orientations fondamentales. Nous soutiendrons que la philosophie transcendantale – comprise comme une forme réflexive de la connaissance portant sur la constitution transcendantale de l’objectivité – exige cette double extension car elle manque de fait (plutôt que de droit) tant d’une réflexion transcendantale diachronique portant sur les processus d’institution, de genèse ou d’émergence des sujets transcendantaux que d’une doctrine spéculative des modes de la pensée (et en particulier de la science) affranchie de toute forme de limitation transcendantale juridique. En d’autres termes, la nécessité d’une telle extension spéculative de la philosophie transcendantale résulte du fait que celle-ci, pour autant qu’elle étudie la relation intentionnelle entre un sujet constituant et des objets constitués, laisse hors de son champ d’exercice tant l’analyse de ce qui se trouverait « en deçà » du sujet transcendantal (à savoir les processus d’institution « immanentale » d’un tel sujet) que l’analyse de ce qui se trouverait « au-delà » de l’objet. Comme on le verra, ces deux extensions du projet transcendantal se présupposent réciproquement.

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354 PERSPECTIVISME ET OBJECTIVITÉ

Commençons par effectuer la conversion performative, l’épokhé, qui nous immergera dans la scène suspendue de la spéculation philosophique, le champ expérientiel. Et prenons comme point de départ une donnée phénoménologique fondamentale, à savoir que toute expérience subjective intentionnelle est toujours associée à une certaine perspective. Ce perspectivisme empirique de l’expérience est une conséquence du fait que toute forme d’expérience (perceptive, affective, conceptuelle, politique, etc.) se déploie dans une certaine extension (par exemple l’espacetemps pour l’expérience perceptive) au sein de laquelle tout sujet empirique se trouve toujours dans un certain état. Nous pouvons donc affirmer que l’expérience d’un sujet empirique est nécessairement « corrélée » à son état. Dans le contexte de la science moderne, la connaissance scientifique vise en particulier à être projectivement universelle, c’est-àdire valable pour n’importe quel sujet empirique indépendamment de son état. Or comment pouvons-nous construire des représentations des phénomènes de la nature qui soient indépendantes de l’état du sujet de l’expérience ? Le protocole pour surmonter le perspectivisme empirique de l’expérience est simple, au moins dans son principe formel. Pour passer des descriptions perspectivistes à une description qui soit indépendante du point de vue, il faut considérer toutes les perspectives possibles à la fois. Par exemple, un sujet peut dépasser (au moins en principe) le perspectivisme empirique de son expérience perceptive en faisant varier – effectivement au moyen de ses facultés techno-motrices ou virtuellement au moyen de ses ressources conceptuelles et formelles – sa localisation et son état de mouvement dans l’espacetemps. Ce faisant, un sujet peut intégrer une multiplicité d’expériences en un objet unique (dont elles contiennent les esquisses) et identifier les propriétés objectives qui le caractérisent en propre, c’est-à-dire les propriétés qui sont invariantes vis-à-vis des variations de l’état du sujet qui donnent accès aux différentes esquisses de l’objet. Grâce à cette méthode des variations nous pouvons effectuer la transition qui rend possible le caractère objectif ou

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intersubjectif de la représentation scientifique, à savoir la transition des « apparences » subjectives (c’est-à-dire les esquisses indexées par les états empiriques du sujet) aux phénomènes objectifs.

LE TRANSCENDANTAL

Cette capacité à dépasser le perspectivisme empirique de l’expérience pourrait nous mener à croire à la possibilité de construire (au moins en principe et de façon projective) des représentations universelles – c’est-à-dire valables pour n’importe quel sujet – des phénomènes naturels. C’est à ce moment de la scansion de la pensée scientifique qu’intervient la thèse centrale de la première critique kantienne, thèse selon laquelle – telle que nous l’interpréterons ici – la méthode des variations empiriques ne suffit pas pour garantir l’universalité de la connaissance scientifique. Pour Kant, l’universalisme scientifique n’est pas suffisamment universel car la science moderne resterait encore trop humaine. Cet écart entre l’objectivité scientifique et une universalité au sens propre du terme résulte selon Kant du fait que la description objective des phénomènes naturels – même si elle est par construction indépendante de l’état empirique du sujet de l’expérience – dépend de ce que Kant appelle les structures transcendantales d’un tel sujet (en l’occurrence l’être humain). Par structure transcendantale nous comprendrons ici, davantage dans l’esprit que dans la lettre du texte kantien, toute structure (physiologique, technologique, psychologique, linguistique, conceptuelle, historique, culturelle, politique, institutionnelle, etc.) jouant un rôle dans la constitution subjective de l’expérience objective et munie d’une certaine stabilité dans un ensemble de sujets empiriques. Un assemblage de structures transcendantales définit à son tour ce que nous appellerons un type transcendantal de subjectivité. Nous résumerons les opérations de constitution de l’expérience en disant qu’un type transcendantal de subjectivité α définit un encadrement particulier du champ expérientiel,

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encadrement qui découpe ce que nous appellerons champ expérientiel α-restreint ou – en reprenant le terme popularisé par von Uexküll – α-Umwelt. Un cadre est une structure qui rend possible une forme d’expérience tout en limitant sa portée : un sujet ne peut avoir des expériences que de ce qui est encadré par son type transcendantal. Dans un langage figuré, nous pourrions dire aussi que tout type transcendantal est caractérisé par un certain « pouvoir de résolution » qui découpe un paysage « visible » ou « patent » sur un fond qui reste « invisible » ou « latent », soustrait à l’expérience des sujets empiriques du type transcendantal correspondant. Tout Umwelt se détache au sein d’un même champ expérientiel « immanental », champ unifié compris comme ce qui est encadré ou découpé différemment par les différents types transcendantaux. Étant donné qu’il n’y a pas d’expérience sans un cadre transcendantal capable de restreindre ou de renormaliser – par des opérations de sélection, d’idéalisation, d’abstraction, de classification, de découpage, d’intégration, d’identification, etc. – l’infinitude plérômatique du champ expérientiel, celui-ci apparaît comme étant toujours en excès, non seulement par rapport à l’expérience effective du sujet empirique, mais plus généralement par rapport au champ expérientiel restreint défini par son type transcendantal. Nous dirons donc que le champ expérientiel en tant que tel – dans sa surabondance immanentale – est inappropriable ou impersonnel. Dans les termes de Benjamin, tout « monde de la révélation » s’ouvre au sein d’une « nuit » qui reste « sauve », partiellement soustraite à ce qu’un tel monde est susceptible d’accueillir dans l’horizon phénoménologique qui est le sien. En particulier, les impasses d’un cadre transcendantal α – par exemple les configurations du champ expérientiel impersonnel qui sont α-invisibles, α-indicibles ou α-indiscernables – peuvent être comprises comme des symptômes du fait que le champ expérientiel impersonnel est en excès par rapport au champ restreint découpé par le cadre α. En adoptant une terminologie lacanienne, nous pourrions dire que les impasses de tout cadre transcendantal sont des symptômes du « réel » trans-objectif encadré par le cadre, des indices du fait que toute « chose » P

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est toujours en excès par rapport à n’importe quel encadrement transcendantal – ou objectivation – de P.

L’ESPACE K DES TYPES TRANSCENDANTAUX

Donnons-nous maintenant la notion d’une carte des types transcendantaux possibles, carte que nous appellerons espace K. Par définition cet espace est tel que chacune de ses régions locales – ou localités – définit un type transcendantal de subjectivité. Nous associons un type transcendantal à une région de l’espace K plutôt qu’à un de ses points afin de pouvoir considérer des relations d’intersection entre différentes localités, et en particulier des relations d’inclusion, dans le cas où l’un des types transcendantaux constitue une extension transcendantale de l’autre 1. En particulier, la localité dans l’espace K habitée par le type humain sera appelée ici – en détournant le terme husserlien – « terre transcendantale ». Tandis qu’un sujet empirique de type transcendantal α occupe une certaine position x dans l’α-Umwelt, son type transcendantal définit une localité (que nous dénoterons aussi α) dans l’espace K. De cette façon tout sujet est localisé deux fois : une première fois dans l’Umwelt dans lequel se déploie son expérience transcendentalement constituée, et une seconde fois dans l’espace K. Ces deux formes de localisation – l’empirique et la transcendantale – comportent deux formes de perspectivisme : un perspectivisme empirique associé à la localisation empirique du sujet et un perspectivisme transcendantal associé à la localité définie par son type dans l’espace K. Un sujet empirique de type transcendantal α peut modifier son état dans l’α-Umwelt (en tournant par exemple autour d’un objet), ce qui lui donne la possibilité de dépasser (au moins partiellement) le perspectivisme empirique de son expérience. Pourtant, ce sujet demeure – tout au long de ces variations empiriques – un cas du type α, ce qui veut dire 1. Au sens où une arithmétique utilisant les nombres réels peut être comprise comme une extension « transcendantale » d’une arithmétique utilisant les nombres rationnels.

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qu’il reste immobile dans l’espace K. Nous pouvons donc dire qu’un sujet de type transcendantal α peut être nomade dans l’α-Umwelt tout en étant sédentaire dans l’espace K. Ce sédentarisme dans l’espace K limite la portée de l’expérience des sujets empiriques de type α à ce qui est susceptible d’apparaître dans l’horizon phénoménologique défini par l’α-Umwelt. En particulier, ce sujet peut tourner autour d’un objet dans l’α-Umwelt afin d’avoir accès à toutes ces esquisses, mais l’objet que ce sujet constituera en intégrant ces esquisses dépend de son type transcendantal. Nous pourrions donc soutenir – dans le sillage du Copernic transcendantal que fut Kant – que la vision du monde construite par la science moderne reste limitée par le perspectivisme transcendantal associé au fait que le sujet de la science perçoit, imagine et pense toujours depuis la terre transcendantale. Il en résulte que les représentations construites par la science moderne ne sont pas vraiment universelles. Tandis que la méthode des variations empiriques rend possible une forme humainement typée d’universalité, une universalité non typée demeure selon Kant hors de portée de la connaissance scientifique. Le réalisme spontané des savants conduisait à un dualisme entre les « apparences » (ou expériences indexées par les états empiriques du sujet) et la « réalité objective » susceptible d’être décrite fidèlement (au moins en principe et de façon projective) par les sciences de la nature. Afin d’entériner les limites imposées au projet scientifique d’universalité par le perspectivisme transcendantal, Kant complexifie ce dualisme précritique en introduisant une triple distinction entre les apparences (subjectives), les phénomènes (objectifs), et les noumènes (trans-objectifs). Nous arrivons ici à la question par excellence qui définit le projet de la philosophie spéculative telle que nous le comprenons ici : est-il possible de dépasser le perspectivisme transcendantal, d’élever l’idée régulatrice de la science – l’idée infinie de vérité – au rang d’une universalité non typée, d’un véritable cosmopolitisme ? La réponse à cette question que nous esquisserons ici est résolument affirmative : de la même façon que nous pouvons dépasser en principe le perspectivisme empirique en effectuant des variations empiriques de l’état du sujet de l’expérience dans l’Umwelt correspondant, nous pouvons dépasser en principe le

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perspectivisme transcendantal en effectuant des variations transcendantales dans l’espace K. Nous soutiendrons donc qu’il est possible de passer projectivement d’une universalité typée (objectivité) à une universalité non typée en élargissant la gamme des variations possibles dès variations effectuées à l’intérieur de l’Umwelt défini par le cadre transcendantal correspondant à des variations du cadre transcendantal lui-même, c’est-à-dire à des variations effectuées dans l’espace K des types transcendantaux possibles.

L’INTERPRÉTATION CLAUSTRALE ET SON DÉPASSEMENT

Un obstacle important au développement de ce programme est posé par ce que nous appellerons l’interprétation claustrophobique de la critique kantienne, interprétation dont le plus illustre tenant fut Kant lui-même. Selon cette interprétation, la réflexion transcendantale permettrait de démontrer que l’expérience humaine est essentiellement et définitivement limitée au champ expérientiel restreint défini par le type transcendantal de l’être humain. Succinctement, l’argument consiste à soutenir que nous ne pouvons pas sauter par-dessus notre propre ombre ; que nous ne pouvons pas par définition avoir une expérience qui ne soit pas déterminée par les conditions transcendantales grâce auxquelles nous pouvons avoir des expériences en général ; que nous ne pouvons pas penser, dire ou faire l’expérience de quoi que ce soit sans le soumettre aux conditions générales de possibilité de la pensée, de la parole ou de l’expérience humaines. Selon cette interprétation, la réflexion transcendantale ne peut jouer qu’un rôle critique dans l’économie générale de la pensée. Sa tâche légitime serait de limiter les extrapolations illégitimes de la pensée (méta)physique précritique : celles d’une métaphysique de ce qui par définition ne peut pas être un objet de l’expérience (comme Dieu, l’âme ou le monde), mais également celles d’une science qui, loin de se limiter à son domaine légitime de compétence (les phénomènes objectifs), prétendrait représenter les choses telles qu’elles sont « en soi ».

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Or cette interprétation claustrophobique de la réflexion transcendantale dépend de la thèse – que nous pourrions nommer humanisme transcendantal – d’après laquelle les êtres humains seraient des cas d’un unique type transcendantal dépourvu de toute possible dynamique, ce qui revient à dire que tous les êtres humains habitent dans la même localité fixe dans l’espace K. Cette localité définirait à son tour une ligne de démarcation invariable entre le champ expérientiel restreint constitué par le « type humain » et un « grand dehors » nouménal qui resterait de droit inaccessible. Pourtant dans l’époque postdarwinienne qui est la nôtre, nous savons que les différents types transcendantaux, loin d’être des « essences » transcendantales immuables, sont toujours le résultat de processus d’institution de subjectivité qui ont lieu au sein du champ expérientiel impersonnel. Autrement dit, tout sujet constituant est à son tour une entité instituée, toute structure a priori de l’expérience subjective est aussi un produit a posteriori, toute constitution transcendantale de l’expérience présuppose une institution immanentale (car immanente au champ expérientiel impersonnel) des structures transcendantales correspondantes. De plus, certains types de subjectivité sont munis de degrés de liberté transcendantaux ou réflexifs, ce qui veut dire que les sujets empiriques correspondants, loin de devoir se limiter à appliquer de façon irréflexive un appareillage transcendantal fixe, ont la capacité de participer au processus de leur institution, ce qui revient à dire qu’ils ont la capacité de modifier leurs propres structures transcendantales. Des processus d’apprentissage, des confrontations réflexives aux impasses « réelles » qui « forcent à penser » autrement, des symbioses avec des sujets qui habitent d’autres types transcendantaux, des interactions entre différentes structures ou facultés d’un même type transcendantal, des avancées biotechnologiques élargissant l’horizon d’expériences possibles (comme des prothèses motrices, sensorielles et informatiques, des opérations de génie génétique, etc.), tous ces processus et opérations sont susceptibles d’induire des mutations du type transcendantal du sujet de l’expérience. Mais comment pouvons-nous modifier les limites du « monde » transcendentalement constitué en utilisant les mêmes ressources transcendantales qui définissent ces mêmes limites ? Afin de traiter cette question dans toute sa complexité, il faut

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distinguer clairement son versant théorique de son versant pratique. D’une part, nous pouvons essayer de comprendre théoriquement les processus (cognitifs, linguistiques, technologiques, etc.) grâce auxquels des sujets munis de degrés de liberté transcendantaux peuvent agir réflexivement sur leurs propres structures transcendantales et les modifier. Pourtant ce type de questionnement théorique est dans une large mesure indépendant de la question pratique : comment pouvons-nous de fait modifier les structures physiologiques, conceptuelles, linguistiques, politiques qui définissent les « limites » de nos « mondes » ? Par exemple, un mathématicien qui effectue de fait une extension transcendantale de ses ressources arithmétiques n’a pas besoin de comprendre les mécanismes cognitifs qui sont à l’œuvre dans une telle extension effective des « limites » de son « monde ». Et c’est un fait que l’être humain est capable d’une telle plasticité transcendantale : aucune structure transcendantale « humaine », qu’elle soit logico-mathématique, conceptuelle, linguistique, physiologique, politique, ou encore celles liée aux structures « existentielles » des êtres humains (naissance, reproduction, mort), n’est soustraite de droit à la possibilité d’être soumise à des variations. Cette possibilité de mettre en variation toute essence transcendantale supposée de l’humain, cette mise en échec spéculative de toute forme d’essentialisation de l’être humain, définit ce que nous appellerons son existentialisation. La thèse d’après laquelle les structures transcendantales sont des structures dynamiques – et donc, dans une certaine mesure, contingentes – comporte le risque de brouiller la ligne de démarcation entre l’empirique et le transcendantal. Nous épouserons ici ce risque jusqu’à son dénouement ultime et assumerons la thèse d’après laquelle toute structure transcendantale est – en dernière instance – une structure empirique instituée par la dynamique (cosmologique, biologique, historique, culturelle, etc.) propre du champ expérientiel, ce qui n’empêche pas qu’une structure donnée (comme un cadre conceptuel « paradigmatique » au sens de Kuhn ou une certaine structure linguistique) puisse jouir localement d’une stabilité telle que nous puissions la considérer comme une structure « transcendantale ».

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362 L’OBJECTION HUSSERLIENNE

Une objection importante à la tentative de « natural(cultural)iser » le sujet transcendantal a été avancée par Husserl. Selon lui, les structures transcendantales ne peuvent aucunement être natural(culturali)sées – c’est-à-dire comprises comme des objets d’étude des sciences de la nature(culture) – car elles sont ellesmêmes la condition de possibilité de ce que nous comprenons par nature(culture) (par commodité, nous dirons par la suite simplement « nature »). Si la réflexion transcendantale étudie les conditions de possibilité subjectives des sciences de la nature, alors nous ne pourrions pas – quitte à tomber dans un cercle vicieux – utiliser ces mêmes sciences pour étudier l’institution immanentale des sujets transcendantaux. En d’autres termes, un sujet transcendantal ne saurait être institué au sein de la nature étudiée par les sciences de la nature – ce qui ferait de lui une entité naturelle – si cette nature est par ailleurs intégralement constituée par ce même sujet transcendantal. Nous pouvons comprendre l’interdiction husserlienne de toute forme de naturalisation de la réflexion transcendantale comme une sorte d’image spéculaire de l’interdiction kantienne de la possibilité de construire une science positive des noumènes : si les sciences de la nature ne peuvent aucunement étudier les noumènes « au-delà » des objets constitués (Kant), elles ne sont pas non plus en mesure de rendre compte de l’institution immanentale des structures transcendantales « en deçà » du sujet constituant (Husserl). Ainsi, tant ce qui demeure « au-delà » que ce qui demeure « en deçà » des deux pôles de la corrélation sujetobjet se trouve soustrait – pour des raisons de droit – au domaine d’exercice légitime des sciences de la nature. Nous soutiendrons ici que l’objection husserlienne au projet de « naturaliser » la philosophie transcendantale peut être surmontée en introduisant une distinction entre les natures objectives corrélées à chaque type transcendantal de subjectivité et la nature absolue – affranchie de toute forme de constitution transcendantale – au sein de laquelle ont lieu les processus d’institution de ces types transcendantaux. Nous pouvons concevoir la nature absolue comme un milieu traversé par des processus naturels d’institution de types

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transcendantaux, types qui induisent à leur tour des encadrements de cette nature absolue. Ces encadrements transcendantaux de la nature absolue définissent un spectre transcendantal de natures objectives possibles. Les différents horizons de transcendance transcendantale – les Umwelten – constitués par les différents types transcendantaux se déploient dans l’immanence de la nature absolue dans laquelle ces types sont institués. Le terme « naturalisation » utilisé dans l’expression « naturalisation du transcendantal » doit donc faire référence à cette nature absolue en tant que telle, et non pas aux diverses natures objectives qui composent son spectre transcendantal.

LE CERCLE VERTUEUX DE LA SPÉCULATION

Cependant, la présupposition d’une unique nature absolue enveloppant le spectre transcendantal de natures objectives ne serait qu’une vaine hypothèse formelle sans conséquences si cette nature ne pouvait pas être le domaine d’application d’une enquête scientifique susceptible de donner un contenu positif au terme « naturalisation ». En d’autres termes, la position spéculative d’une nature absolue ne pourrait pas être utilisée pour justifier le projet de naturaliser la réflexion transcendantale – c’est-àdire le projet d’étudier avec des moyens scientifiques l’institution naturelle des différents types transcendantaux de subjectivité – si la nature absolue était soustraite de jure à toute forme de recherche scientifique. À première vue, le projet d’une science positive de la nature absolue semble être en flagrante contradiction avec l’esprit même de la réflexion transcendantale. La question cruciale est alors la suivante : comment pourrions-nous soutenir le projet de développer une science de la nature absolue soustraite à l’interdiction kantienne tout en restant fidèle à un certain esprit du projet transcendantal, et en évitant de tomber dans un dogmatisme précritique ? La réponse prend ici la forme d’un cercle : la doctrine d’une science spéculative de la nature absolue requiert de présupposer une telle naturalisation, et inversement. En d’autres termes, la naturalisation du transcendantal et l’idée

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d’une science spéculative de la nature absolue se présupposent réciproquement. Ce jeu de présuppositions réciproques, loin de nous faire tomber dans des vices circulaires, est simplement consistant : nous n’avons qu’à entrer, nonchalamment, dans le cercle vertueux de la spéculation. L’idée est que la naturalisation du transcendantal rend possible à son tour une forme spéculative de scientificité. D’après cette hypothèse naturaliste, tout type transcendantal n’est qu’une sorte d’abstraction prélevée sur un processus d’institution immanentale de subjectivité définissant une trajectoire dans l’espace K des types transcendantaux. Il en résulte qu’à strictement parler l’expérience n’a jamais lieu depuis une localité fixe dans l’espace K, c’est-à-dire depuis une archi-terre transcendantale qui ne se meut pas. Le copernicanisme transcendantal propre à la philosophie spéculative est défini par la thèse selon laquelle la terre transcendantale à partir de laquelle se déploie l’expérience humaine – la localité dans l’espace K habitée par les êtres humains – est toujours déjà en mouvement. Nous pourrions dire, à la manière de Pascal, que tout sujet transcendentalement constituant, parce qu’il est en même temps immanentalement institué, est embarqué tout à la fois dans l’extension empirique interne à son Umwelt (Copernicanisme empirique), et dans l’espace K de variation des types transcendantaux (Copernicanisme transcendantal). Mais si le type transcendantal d’un sujet humain est en mouvement dans l’espace K, ce sujet peut essayer de le piloter : loin d’être immobile, la terre transcendantale est un vaisseau K-spatial. Comme nous l’avons déjà affirmé, le fait que l’expérience humaine soit nécessairement encadrée par un système de structures transcendantales (physiologiques, technologiques, conceptuelles, linguistiques, culturelles, politiques, etc.) n’implique pas qu’il ne soit pas possible de modifier, de déformer ou de perturber ces structures. Les différents modes de la pensée et de la praxis humaines tels que les sciences, les arts et la politique ne sont que des organons qui agissent sur les diverses structures transcendantales de l’expérience humaine pour pouvoir ouvrir, déformer et déplacer les portes de la perception, de l’affection, de la compréhension, de l’être-avec. Loin de donner accès de façon immédiate à un « grand dehors » nouménal, ces variations transcendantales sont autant de transgressions différentielles des limites attachées

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aux formes effectives d’expérience, transgressions par lesquelles le sujet délie son expérience de tout cadre transcendantal fixe. S’il n’y a pas d’expérience qui ne soit constituée par aucun cadre transcendantal, nous pouvons néanmoins essayer, patiemment et laborieusement, de modifier le cadre, d’identifier les invariants trans-umweltiques correspondants et d’intégrer en une vision spéculative unique le spectre d’expériences indexées par différents points de vue transcendantaux. Au contraire, si comme le pense Husserl nous ne pouvons pas modifier notre localité dans l’espace K, si la terre transcendantale à partir de laquelle se déploie toute forme d’expérience humaine reste immobile, alors le perspectivisme transcendantal reste indépassable et le corrélat intentionnel des sciences de la nature ne peut être que la nature objective constituée. Il en résulte que la nature dans son absoluité propre demeure hors de portée de toute forme de recherche scientifique susceptible de donner un contenu positif au terme « naturalisation ».

L’EXPÉRIENCE SPÉCULATIVE

La mise en orbite copernicienne de la terre transcendantale – l’activation de degrés de liberté transcendantaux dans l’espace K – et la naturalisation absolue des types transcendantaux – la possibilité de concevoir une science spéculative capable d’étudier l’institution des structures transcendantales au sein de la nature absolue – apparaissent comme les composantes complémentaires d’une unique position spéculative. Nous appellerons donc spéculative toute expérience qui enveloppe des variations du cadre transcendantal, c’est-à-dire toute expérience résultant de l’intégration d’un ensemble d’expériences associées à un mouvement dans l’espace K. Le sujet d’une expérience spéculative – que nous appellerons sujet spéculatif – ne peut pas par définition être compris comme cas d’un type transcendantal fixe. Une expérience spéculative – en enveloppant un spectre d’horizons de transcendance constitués par les types transcendantaux traversés lors de la variation transcendantale en question – a lieu dans un

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horizon spéculatif de transcendance, c’est-à-dire dans un horizon trans-transcendantal ou trans-umweltique. Nous pourrions dire en ce sens qu’un sujet spéculatif est « riche en mondes ». On comprend que la distinction kantienne entre phénomènes et noumènes est inadéquate pour articuler une telle extension spéculative de la réflexion transcendantale. Car la ligne de démarcation kantienne dépend du type transcendantal en question. Mais la thèse transcendentalement copernicienne d’après laquelle le vaisseau K-spatial est en mouvement rend flexible la distinction kantienne entre phénomènes et noumènes : ce qui est nouménalement inaccessible pour le sujet empirique d’un type transcendantal donné peut être phénoménalement accessible pour un sujet d’un autre type transcendantal. Pour bien cerner cette situation, il faut introduire une notion diagonale par rapport à la distinction kantienne : le phénoumène.

LE PHÉNOUMÈNE

Un phénoumène P peut être défini comme une application P : α → Pα qui assigne à chaque localité α dans l’espace K (c’est-à-dire à chaque type transcendantal de subjectivité) un objet Pα et à chaque transformation α → β entre des types transcendantaux une transformation Pβ → Pα entre les objectivations de P définies par les types β et α. Il faut donc distinguer le phénoumène P en tant que tel – considéré dans sa phénouménalisation trans-umweltique – du spectre de ses objectivations possibles (dont chacune correspond à un type transcendantal donné). Afin de bien comprendre cette définition il vaut la peine de souligner qu’il est possible de donner une définition analogue de la notion d’objet : un objet Pα peut être défini comme une application Pα : x → (Pα)x qui assigne à chaque position x dans l’α-Umwelt correspondant (comme par exemple à chaque position spatiotemporelle dans le cas de l’expérience perceptive humaine) le profil de l’objet Pα observé par un sujet de type transcendantal α situé en x. Tandis qu’un unique phénoumène P définit un spectre d’objets (une objectivation Pα de P pour

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chaque localité α dans l’espace K), chaque objet Pα définit un spectre de profils (un profil (Pα)x pour chaque position x dans l’α-Umwelt). Si d’un point de vue phénoménologique un objet n’est que l’ensemble des profils associés à toutes les perspectives empiriques prises sur lui dans l’Umwelt correspondant, un phénoumène est un (pré-)faisceau de tels ensembles, chaque ensemble de profils (chaque objet) étant défini par une localité dans l’espace K, c’est-à-dire par un type transcendantal de subjectivité. Tandis qu’un sujet de type transcendantal α peut faire l’expérience d’un phénoumène P en l’encadrant au moyen des structures transcendantales qui sont les siennes – en constituant de cette façon l’objet Pα –, un sujet spéculatif a accès aux objets Pα, Pβ, Pγ,… constitués par les encadrements de P définis par les types transcendantaux α, β, γ,… que ce sujet peut instancier au moyen des variations transcendantales dont il est capable. Le sujet spéculatif n’est pas seulement capable d’intégrer un ensemble de profils en un objet unique (dont ils sont les esquisses), il peut également intégrer un spectre d’objets en un phénoumène unique (dont ils sont les objectivations). La notion hybride de phénoumène combine une dimension phénoménale et une dimension nouménale. Cette dernière résulte du fait qu’un phénoumène P est toujours en excès par rapport à ses objectivations Pα possibles. Cela dit, tandis que le noumène kantien se tient en retrait par rapport à toute forme de manifestation – il reste « en soi » –, le phénoumène se manifeste – nous dirons plutôt qu’il se phénouménalise –, car par définition il n’est rien d’autre que le (pré-)faisceau de ses objectivations phénoménales définies par rapport à toutes les structures transcendantales possibles. Même si aucune objectivation phénoménale ne peut épuiser la profusion trans-umweltique des phénoumènes, un phénoumène n’est rien d’autre qu’une pure phénouménalisation sans réserve, sans rien qui reste « en soi ». De cette façon, la notion de phénoumène permet de délester la phénoménologie transcendantale – qui devient de la sorte une phénouménologie immanentale – de l’identification catastrophique (car elle se trouve à la source des diverses dérives idéalistes de la phénoménologie) entre l’apparaître en tant que tel (ce que nous avons appelé ici « phénouménalisation ») et l’apparaître pour un sujet

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empirique qua cas d’un type transcendantal donné (phénoménalisation).

CONCLUSION

Les considérations précédentes débouchent sur une conception matérialiste de la rationalité scientifique. Par « matérialisme » nous comprenons une forme particulière de la thèse « réeliste » d’après laquelle le champ expérientiel apparaît comme étant toujours en excès par rapport à tout Umwelt. Une caractérisation matérialiste de la science en tant que telle ne peut aucunement dépendre d’une théorie scientifique de la matière car l’idée régulatrice qui oriente la démarche scientifique, l’idée infinie de vérité comprise comme impératif de ne jamais céder sur le désir de pousser la compréhension rationnelle du « réel » au-delà de toute configuration théorique donnée, marque toute théorie scientifique du sceau de l’hypothétique. En conséquence, loin de comprendre par matérialisme une thèse théorique sur une dernière instance ou infrastructure supposée du « réel », nous mettrons entre parenthèses toute théorie scientifique sur la nature ultime du « réel » afin de proposer une définition purement phéno(u)ménologique de la matière. La matière est ce qui résiste, l’ensemble des points « réels » d’obstruction qui font barrage au déploiement d’une forme transcendantale d’expérience (ainsi les indiscernables, les invisibles, les indicibles, etc.). Afin de relever ces points d’obstructions il faut effectuer des variations dans l’espace K, c’est-à-dire – dans un langage foucaldien – effectuer sur soi-même – c’est-à-dire sur sa propre structure transcendantale – les transformations « spirituelles » nécessaires pour penser, dire ou faire ce qui était censé être impensable, indicible ou infaisable : il faut dire ce dont nous ne pouvons pas parler au prix pour le sujet de devenir autre que lui-même. En somme, est matière ce qui, offrant une résistance « réelle » au déploiement d’une forme transcendantale d’expérience, rend possible l’institution de nouveaux types transcendantaux de subjectivité. D’où cette conception matérialiste du sujet transcendantal : loin d’être

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simplement présupposé (et décrit) comme c’est le cas chez Kant, le sujet transcendantal est graduellement institué à partir de la matière, c’est-à-dire à partir des obstructions matérielles qui font barrage au déploiement de ses percepts, de ses affects, de ses concepts et de ses sociolepts. Un sujet spéculatif se tient dans le mouvement de son institution matérielle, il travaille patiemment à forcer les mutations de son type transcendantal, à activer des nouveaux degrés de liberté dans l’espace K, épousant les lignes serpentines de résistance matérielle qui font barrage au déploiement de son expérience perceptive, affective, conceptuelle, politique. Comme le soutient Fichte, le sujet est fini car il est limité, mais il est infini pour autant qu’il n’y a pas d’obstruction juridique à la médiation infinie de ces limites. Nous pourrions dire que l’existence de limites transcendantales – en rendant possible l’institution de nouvelles formes transcendantales de subjectivité – est la condition même qui rend possible l’infinitisation projective de l’expérience : c’est « du calice de ce royaume des esprits finis » (Schiller) qu’écume, au sein du champ expérientiel absolu, l’infinité pléromatique qui est la sienne. La pensée spéculative ne se déploie pas en s’efforçant de transgresser ces limites de façon aussi immédiate qu’un « coup de pistolet » (Hegel), avec l’espoir de pouvoir s’installer une fois pour toutes dans un « grand dehors » fantasmé ; elle essaie plutôt de médiatiser patiemment ces limites, de sentir sur son épiderme transcendantal la caresse des résistances « réelles », trouvant sa joie dans sa propre (in)finitude.

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Esthétique de la spéculation L’effort sublime de la pensée Anna LONGO

Toute philosophie constitue un effort visant, d’une manière ou d’une autre, à libérer la pensée, afin de lui permettre d’atteindre réellement son objectif ultime. À ce titre, toute philosophie doit à la fois identifier ce qui l’entrave (le monde sensible, les passions, la superstition, l’autorité, l’irraison, l’ignorance, le profit, les dogmes, l’opinion, la bêtise, le spectacle, etc.), et établir une méthode permettant de poursuivre la vérité, c’est-à-dire de réaliser la raison. Or si l’on adopte le point de vue du scepticisme, on le sait, la réponse à ces problèmes est toute trouvée : ce dont il faut se libérer, c’est de l’illusion qu’il soit possible d’atteindre une vérité autre que celle concernant l’impossibilité de toute vérité : toute connaissance est une représentation dont on ne prouvera jamais la correspondance avec la chose telle qu’elle est en soi. Cette position philosophique a l’avantage d’affranchir le sujet de beaucoup de contraintes et de fausses croyances. Mais établit-elle les bonnes conditions pour l’exercice de la pensée ? La position sceptique satisfait-elle vraiment le désir et le besoin de parvenir à une représentation à laquelle on puisse reconnaître une valeur de vérité ? Permet-elle effectivement de poursuivre l’ambition de la raison dans son effort de liberté et d’autodétermination ? Afin de libérer la pensée de sa dépendance d’une réalité transcendante – qui fournirait alors le critère de vérité par correspondance avec les choses en soi – et d’attribuer simultanément une valeur de vérité universellement valable à ses productions, le criticisme

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considère la représentation comme dérivant nécessairement de l’application des concepts a priori. Ainsi, la pensée ne suivrait-elle que ses propres règles : elle avancerait en s’autodéterminant pour construire une réalité phénoménale qui soit consistante du point de vue rationnel. Face à la réponse du criticisme, le sceptique pourrait encore se demander si on ne devrait pas se libérer de la prétention universaliste des a priori rationnels : peut-on effectivement prouver leur nécessité ? Peut-on prouver que les concepts employés pour construire une certaine réalité phénoménale (un monde d’expériences possibles) sont les seuls qu’on doive accepter ? Comme Salomon Maïmon l’a établi sans équivoque, l’introduction des jugements synthétiques a priori permet de se libérer du critère de vérité par correspondance. En revanche, cela ne permet pas de leur substituer un critère fondé sur la pleine autonomie de la raison : la finitude assumée de l’entendement empêche de justifier son pouvoir d’autodétermination. Confrontés à cette limite de la philosophie transcendantale, il semble que l’on ne dispose alors que de deux choix : soit on refuse la contrainte de l’universalisme et l’on affirme, avec la finitude, la liberté d’accepter toute représentation possible 1, soit on refuse la contrainte de la finitude pour pousser la pensée vers ses propres limites, c’est-à-dire là où elle touche à ce qu’elle est en soi. La première alternative conduit au relativisme sceptique selon lequel il n’y a d’autre vérité en dehors de la finitude, et par conséquent, la représentation sera relative à une pluralité de points de vue qu’on n’a pas le droit de classer selon une hiérarchie de valeurs (cela impliquerait l’accès à un paradoxal point de vue sur les points de vue). La seconde alternative conduit quant à elle à une science du relatif qui défie la finitude, puisqu’en assumant un point de vue fini on n’est pas en droit d’affirmer la nécessité de la finitude, ce qui contraint de dépasser la finitude afin d’atteindre les conditions nécessaires à l’institution de tout point de vue comme d’un possible s’inscrivant dans un ensemble 1. Ce qu’implique une classification des réalités admissibles sur la base des conditions qui le rendent possibles a priori, par exemple la description scientifique, celle qui relève d’une culture particulière, d’une fiction, d’un langage spécifique, de certaines capacités cognitives, etc.

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idéal ou totalité virtuelle 1. La première stratégie, qui fait suite aux constats de Schulze et Maïmon concernant l’impossibilité de légitimer non seulement la prétention universaliste de la connaissance, mais encore la nécessité de la relativité de toute vérité, trouve aujourd’hui un écho dans l’attitude qui a été rangée sous le titre de « corrélationisme 2 ». La seconde stratégie, qui fait suite à la philosophie postkantienne de Fichte (et Schelling) pour ce qui concerne l’effort d’accéder au principe qui autorise les connaissances possibles et la vérité du point de vue fini, émerge aujourd’hui comme un nouveau courant spéculatif, qui se veut en même temps réaliste.

LA PENSÉE COMME CHOSE EN SOI

L’opposition au relativisme sceptique n’implique pas pour autant qu’il faille soutenir l’existence d’une seule et unique connaissance absolument vraie. Il en va plutôt d’un effort pour libérer la raison du présupposé dogmatique de la finitude. Car de fait, le relativisme sceptique condamnait la raison à une contradiction insoluble : si toute représentation possède la même valeur que n’importe quelle autre, comment justifier que la finitude qu’on attribue à l’entendement ne soit qu’une manière de le représenter ? Cette impossibilité de fonder les conditions a priori de la connaissance sur un principe d’ordre supérieur conduira donc inévitablement à une frustration dogmatique du désir du 1. Si le « possible » désigne l’expérience dont les conditions a priori sont les concepts de l’entendement, on définit comme « virtuel » le champ organisé par une idée ou un principe légitimant les différentes structures conceptuelles rationnellement admissibles et actualisables dans des expériences concrètes. 2. En suivant la définition de Quentin Meillassoux, on entendra par « corrélationiste » toute philosophie qui, ne pouvant s’assurer de la correspondance entre vérité et chose en soi, n’est pas non plus capable d’accéder au principe légitimant les a priori employés dans la représentation sans les considérer, d’une manière contradictoire, comme des objet empiriques (par exemple en faisant des lois la nature ou de l’histoire des conditions de la connaissance de la nature ou de l’histoire).

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vrai. Ce désir est celui qui caractérise la pensée, laquelle se trouverait ainsi obligée d’accepter tout et n’importe quoi, puisque toutes les descriptions du monde se valent (tout au plus, ces descriptions sont définies dans leur utilité par rapport à des intérêts extra-philosophiques). S’opposer au relativisme sceptique signifie alors tendre vers un principe qui permette d’affirmer de Comme expérience réalisée de ce qui est possible a priori, l’expérience s’avérera donc nécessairement limitée par rapport à l’idée d’un ensemble virtuel infini et inépuisable de possibles, c’est-à-dire par rapport à la perspective d’une connaissance effectivement absolue, capable de saisir les conditions génétiques des différents concepts ou conditions de tout monde rationnellement consistant (et qui ne doit pas nécessairement s’actualiser dans une expérience effective ou réelle). Il s’agit dès lors de s’engager dans la recherche d’un point de vue infini permettant de justifier l’actualisation des points de vue finis comme autant de perspectives auxquelles on peut attribuer une valeur de vérité par leur conformité à la pensée en soi (plutôt qu’aux choses en soi). S’opposant au relativisme sceptique, cet effort spéculatif pourrait se nommer « science du relatif », une connaissance des règles selon lesquelles des points de vue rationnellement consistant peuvent être établis par rapport à un point de vue idéal. Il s’agit d’une science de la connaissance, qui, comme la Doctrine de la science de Fichte, vise à fonder les concepts a priori en montrant le principe non conceptuel de leur genèse, c’est-à-dire ce qui caractérise la pensée en soi dans sa capacité de se déterminer dans un point de vue particulier et fini. Une telle attitude spéculative, à la fois réaliste et antidogmatique, n’est pas sans écho aujourd’hui. On pourrait même considérer que d’une certaine façon, certains courants de la pensée spéculative contemporaine témoignent d’une reprise du projet postkantien face à la menace sceptique qui, sous prétexte de libérer la pensée de l’irrationalité métaphysique, réduit celle-ci à une opération de création de fictions. Parmi ces exemples, on peut citer la philosophie deleuzienne 1 où les concepts, et la représentation qu’ils rendent possible, sont considérés du point de vue 1. Telle qu’elle est présentée dans Différence et Répétition, Paris, Puf, 1968, et dans Logique du sens, Paris, Minuit, 1969.

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de leur genèse comme faisant suite à la rencontre violente avec des intensités réelles dont les différentielles sont accessibles par voie spéculative et constituent l’impensé, moteur idéal de toute pensée (l’irreprésentable, condition de toute représentation). Cet impensé – ce qu’on appelle ici la « pensée en soi » – est le plan d’immanence virtuel où la distribution des singularités détermine l’actualisation des intensités sensibles et, par conséquent, la genèse empirique des concepts, c’est-à-dire de l’expérience possible comme solution valable relativement aux conditions du problème idéal. En tant que réalité actuelle, toute représentation constitue un point de vue exprimant la vérité du relatif par rapport à la perspective spéculative de survol du plan d’immanence. Au sein du plan d’immanence, la distribution des singularités implique une totalité virtuelle de l’expérience dont seul un sousensemble s’actualise à travers des expériences à chaque fois effectives, mettant en jeu des différenciations d’intensités sensibles. La philosophie de Meillassoux illustre d’une autre manière, et en composant un tableau bien différent, cette attitude spéculative antidogmatique. On peut en effet considérer que le « principe de factualité » est atteint chez lui en passant par la nécessité de la contingence. Une telle nécessité caractérise la pensée en soi et, par extension, les mondes qui peuvent se donner à l’expérience comme actualisation d’une totalité virtuelle de possibles – ce que Meillassoux désigne par l’expression d’« hyper-chaos ». En effet, c’est par rapport à l’idée de l’ensemble transfini virtuel des mondes rationnellement admissibles que le monde dont on fait effectivement l’expérience s’actualise comme mathématiquement représentable, c’est-à-dire comme l’objet d’un entendement fini qui ne connaît que ce qui est donné dans la perception. Le monde nous est à chaque fois donné d’une manière contingente ; nous pouvons le connaître comme tel, mais les limites de cette connaissance sont génétiquement établies à partir du principe de factualité. Il faut noter à ce propos que dans le matérialisme spéculatif, la finitude n’est pas transgressée vers la transcendance des choses en soi, c’est-à-dire vers une réalité différente par rapport à celle des phénomènes décrits par la science, mais à travers l’intuition intellectuelle (ou intuition noématique, comme Meillassoux préfère l’appeler) qui donne accès à la contingence de la pensée

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comme chose en soi, ce qui permet de légitimer la représentation scientifique de la réalité qui se donne à l’expérience. Enfin, on pourrait encore mentionner un troisième exemple, venant d’une tout autre tradition encore : la philosophie de Wilfrid Sellars. La pensée de Sellars représente effectivement un effort spéculatif similaire puisqu’elle vise à situer la représentation produite par la physique actuelle par rapport à son accomplissement idéal, qui rendrait possible l’explication scientifique de l’émergence de la science elle-même comme fait naturel. Or cette perspective implique d’accéder à la pensée en soi comme condition d’un processus évolutif susceptible de se conclure par l’autocompréhénsion. Ce genre de spéculation, qui trouve son modèle dans la philosophie postkantienne, est considéré comme réaliste par différence avec le relativisme sceptique auquel elle s’oppose. Pour autant, elle ne cherche pas à rétablir un critère de vérité par correspondance. De ce point de vue, les choses en soi ne sont pas comprises comme une réalité dogmatique et transcendante, mais bien comme la limite positive de la pensée, limite fonctionnelle et nécessaire à son exercice, lequel consiste dans la production d’une représentation nécessairement limitée, d’une connaissance forcément relative par rapport à l’idée d’une perspective absolue. Le réalisme souvent attribué à la spéculation contemporaine ne concerne donc pas l’objet de la représentation – qu’il faudrait alors imiter ou copier –, mais bien la représentation même dont les conditions a priori sont légitimées par la réflexion et justifiées sur la base de leur cohérence avec un certain usage de la raison, avec l’en-soi de la pensée. Plutôt que de soutenir l’équivalence de toute représentation sur la base de l’impossibilité de fonder la structure transcendantale sur une quelconque vérité d’ordre supérieur, la spéculation réaliste, comme science de la connaissance, consiste dans une réflexion qui s’élève au-dessus de la structure transcendantale afin d’établir le principe fondant son unité, le principe génétique qui non seulement justifie l’usage de certains concepts, mais nous assure également de la réalité de l’expérience qu’ils rendent possible (dans la mesure où un monde phénoménal n’est qu’une partie de l’idée de la totalité absolue de l’expérience rationnellement admissible).

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La spéculation, cette activité que les rationalistes contemporains comparent à une activité de « navigation » dans l’espace du réseau conceptuel 1, voire dans l’espace logique des raisons 2, doit être orienté par un sentiment qui concerne la manière dont une certaine forme de l’expérience s’approche de l’idéal de la raison. Or une telle réflexion – et voilà l’argument que nous souhaiterions introduire, afin de montrer à quel point les débats postkantiens sont encore cruciaux aujourd’hui – ne peut pas procéder par jugements déterminants, comme ceux que l’on emploie pour obtenir une description scientifique par exemple (autrement dit, quand un concept déjà donné est employé pour l’appliquer à un cas particulier). Une réflexion réellement libre requiert au contraire des jugements d’un autre type. Une pensée qui ose la spéculation doit apprendre à manier des jugements qui permettent de réunifier le divers de l’expérience sous un universel qui n’est pas (ou pas encore) donné. Ces jugements ont reçu un nom dans la tradition : il s’agit des jugements réfléchissants.

ESTHÉTIQUE DE LA SPÉCULATION

La faculté qui prend pour objet l’activité de représentation même, afin de la fonder, c’est la faculté de juger. Il ne s’agit toutefois pas de faire du transcendantal un objet de connaissance, car 1. La notion de navigation, pour indiquer l’activité du survol du champ conceptuel, est utilisé souvent par Reza Negarestani, voire, par exemple, « What Is Philosophy ? », E-flux journal, #67, novembre 2015 et #69, janvier 2016. 2. « L’espace logique des raisons » est une notion introduite par Wilfrid Sellars dans Empirisme et philosophie de l’esprit, Paris, L’Éclat, 1992, pour indiquer le champ métalinguistique où l’on peut critiquer les concepts employés dans le langage et leur connexions logiques afin de modifier cette la structure transcendantale. « Le point crucial est […] qu’en caractérisant comme connaissance un épisode ou un état, nous n’en offrons pas une description empirique de cet épisode ou état, mais nous le situons dans l’espace logique des raisons, des justifications et des aptitudes à justifier ce que l’on affirme », W. Sellars, Empirisme et philosophie de l’esprit, op. cit., § 37, trad. p. 80.

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cela serait paradoxal. Pour éviter le regressus ad infinitum impliqué par l’autoréférence, sans abandonner pour autant l’exigence systématique de la philosophie, il faut s’élever à ce que Fichte appelle le « point de vue transcendantal », celui à partir duquel le jugement réfléchissant peut rapporter la forme de l’expérience au sentiment subjectif. Comme on lit à ce propos dans l’essai Sur le concept de la doctrine de la science : « il résulte de cela que le philosophe a non moins besoin du sentiment obscur de ce qui est juste ou du génie que le poète ou l’artiste ; cela a seulement lieu sur un autre mode. Le dernier a besoin du sens de la beauté, le premier de celui de la vérité 1 ». Or, en effet, dans la dernière partie de la Doctrine de la science Nova Methodo, une correspondance est établie entre ce point de vue transcendantal, ou point de vue du philosophe, qui sera désormais nommé le « point de vue esthétique ». C’est le point de vue esthétique par lequel on s’élève au point de vue transcendantal ; il en découle que le philosophe devrait avoir un sens esthétique, c’est-à-dire de l’esprit ; il n’est pas pour autant poète, écrivain ou orateur ; mais l’esprit par la formation duquel on s’élève au point de vue esthétique doit également animer le philosophe ; sans cet esprit on ne parviendra jamais à rien en philosophie 2.

Ce point de vue transcendantal qui est donc en même temps un point de vue esthétique permet non seulement de s’élever audessus de la structure conceptuelle, mais encore de s’engager dans la recherche du principe rassemblant le divers sous un universel non donné. Il s’agit là, on l’a dit, de la perspective de la faculté de juger qui vise à accomplir la synthèse entre la faculté théorique (l’intelligence ou activité de représentation) et la faculté pratique, mais il s’agit aussi du point de vue de la philosophie elle-même comme science de la connaissance visant à fonder la perspective limitée du sujet représentant. Quel passage y a-t-il entre les deux points de vue ? C’est la question de la possibilité de la philosophie. Les deux points de vue sont en effet 1. Johan Gottlieb Fichte, « Sur le concept de la doctrine de la science ou ce que l’on appelle philosophie », in Essais philosophiques choisis, Paris, Vrin, 1984, p. 61. 2. J. G. Fichte, La Doctrine de la science Nova Methodo, trad. I Radrizzani, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1989, p. 309.

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directement opposés l’un à l’autre. […] il est cependant factuellement prouvé qu’il existe une philosophie transcendantale ; les deux points de vue ne doivent pas être opposés absolument l’un à l’autre, mais ils doivent être réunis par un certain moyen terme : ce moyen terme est l’esthétique 1.

Le point de vue esthétique est donc celui auquel s’élève la spéculation pour contempler tout savoir, théorique et pratique, afin de réunifier les deux séries et montrer qu’il n’y a pas de contradiction entre la nature décrite comme un mécanisme nécessaire et comme lieu d’expression d’une volonté libre. Après avoir expliqué que la nature comme représentation (non-Moi absolu) et la nature comme puissance d’engendrer des représentations (Moi absolu) se trouvent dans un rapport de détermination réciproque, Fichte remarque que la nécessaire limitation de l’activité libre est ce qui est ressenti par le Moi représentant comme un effet de la causalité d’un Non-Moi indépendant. Par conséquent, la matière de la représentation, c’est-à-dire le donné, correspond au sentiment de la limitation, ou de l’autodétermination, de l’activité absolue. À la différence d’un kantisme littéral, la raison n’est plus conçue à la manière d’une faculté limitée, qui ne saurait s’exercer légitiment au-delà de l’expérience ; elle constitue au contraire la véritable chose en soi. En tant qu’activité absolue à laquelle aspire l’entendement limité, la raison s’autodétermine librement comme conscience et se pose concomitamment comme activité théorique, c’est-à-dire comme sujet représentant. L’expérience constitue donc l’effet nécessairement limité du pouvoir d’autodétermination de l’activité absolue, si bien que l’activité absolue constituera le point limite, l’asymptote inatteignable visée par la connaissance du sujet posé comme fini. Telle est la perspective du philosophe, le point de vue transcendantal à partir duquel la représentation est rapportée à l’idée de l’activité absolument libre et indéterminée à laquelle il aspire : plus il s’en rapproche, plus grand est le plaisir. Dans les lettres adressées à Schiller, Fichte nomme « instinct esthétique » la tendance à rechercher ce plaisir particulier, lequel ne dérive ni de l’adéquation de la représentation à la chose, ce qui satisfait 1. Ibid., p. 308.

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l’instinct théorique, ni de l’adéquation de la chose à la représentation, ce qui satisfait l’instinct pratique. De fait, le plaisir proprement esthétique est engendré par l’adéquation de la représentation à la liberté, à la puissance créatrice autonome, ainsi, du point de vue esthétique, « la représentation est à elle-même son propre but 1 ». Et en effet, Fichte explique que L’imagination […] s’élève bientôt à la totale liberté ; une fois parvenue dans le domaine de l’instinct esthétique elle y demeure même lorsque celui-ci s’écarte de la nature et présente des formes, non pas du tout telles qu’elles sont, mais telles qu’elles devraient être selon l’exigence de cet instinct : ce libre pouvoir de créer se nomme l’esprit. […] le but infini et illimité de notre instinct se nomme Idée, et lorsqu’une part de celui-ci est présentée dans une image sensible, cette image se nomme un idéal. L’esprit est donc le pouvoir des idéaux 2.

En ce sens, le point de vue esthétique, condition de la spéculation philosophique s’il en est, permet d’une part de justifier la limitation de la connaissance, c’est-à-dire de l’expérience possible a priori, et de l’autre d’éviter de frustrer le désir de liberté de la pensée, sans pour autant retomber sur des positions dogmatiques : envisagée comme limite de la pensée, la chose en soi permet de comprendre la raison comme ensemble virtuel infini de toutes ses possibles déterminations finies. Ainsi, ce que l’esthétique appelle le beau concernera toute représentation dont la forme a été produite par un exercice de l’imagination qui s’affranchit, autant que faire se peut, de toute donnée empirique, tandis que le sublime se dit de l’effort même de la pensée qui s’élance vers ses propres limites pour atteindre l’impossible connaissance absolue. Pour revenir alors aux tendances réalistes contemporaines, on peut sans doute apprécier l’effort véritablement sublime visant à dépasser la finitude et à légitimer par cette voie le point de vue limité du sujet de la représentation. Cette légitimation du point de vue fini implique une évaluation esthétique de l’activité théorique dont les bornes nécessaires sont perçues avec plaisir à 1. J. G. Fichte, « Sur l’esprit et la lettre dans la philosophie », in Essais philosophiques choisis, op. cit., p. 91. 2. Ibid., p. 100-101.

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l’instant même où celles-ci s’élargissent, lorsque l’activité nécessairement limitée tend vers l’illimité.

SPÉCULATION ET ART CONTEMPORAIN : UNE ESTHÉTIQUE INDÉPENDANTE DU DONNÉ SENSIBLE

Or si du point de vue ordinaire la nature apparaît comme nécessaire, du point de vue esthétique au contraire, la réalité apparaît comme libre, vivante et active, et c’est ce qui la rend belle. Au sens esthétique, la volonté apparaît comme libre, au sens commun comme produit de la contrainte ; par exemple, toute limitation dans l’espace est résultat de la limitation de la chose par d’autres, car elles sont pressées les unes contre les autres ; mais d’un autre côté, toute extension est également résultat d’un effort interne dans le corps, elle est partout plénitude, liberté. Le premier point de vue est inesthétique, le second est le point de vue esthétique 1.

La beauté de la nature, donc, est un effet de la manière dont elle est représentée par l’imagination qui, opérant ici d’une manière indépendante par rapport aux déterminations de l’entendement, produit une image où se reflète sa propre liberté, la liberté d’une aspiration à une création autonome des formes. La nature apparaît alors comme un tout organique, comme un organisme vivant où les parties s’intègrent harmonieusement comme si, à travers ces formes, la nature pouvait exprimer sa propre liberté, sa propre finalité. Mais pour créer cette représentation, l’imagination agit d’une manière qui tend à s’émanciper du donné sensible afin d’exprimer, dans ces formes finalisées, sa propre liberté : l’image est alors produite comme si elle était effectivement le lieu de révélation de l’activité absolue. Cette image finaliste d’éléments s’harmonisant progressivement pour former un tout, au cours d’un processus d’interaction – ou encore, pour emprunter l’expression chère à Simondon, un processus d’individuation – se trouve au cœur de la production 1. Nova Methodo, op. cit., p. 309.

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artistique contemporaine. Il suffit de penser aux œuvres du Land art, par exemple, qui suggèrent la possibilité d’une collaboration créative entre l’artiste et la nature. La liberté créatrice humaine est montrée comme si elle se plaçait dans une continuité parfaite avec la liberté naturelle, comme si les deux productions pouvaient s’intégrer harmonieusement dans la production des formes. Dans ce cas, il faut le souligner, ce qui est jugé en tant que « beau », ce ne sont pas les œuvres de Land art en tant qu’objets, mais le dégrée de liberté auquel s’élève l’imagination dans son effort de représenter non pas une forme, mais la puissance génératrice de toute forme. Un autre exemple qui va dans ce sens, ce sont les « happenings », où l’interaction non planifiée entre l’artiste et des objets donne lieu à des situations insolites, des formes qui tendent à se définir librement dans des dynamiques imprévisibles : rien ici de sensible n’est beau par soi mais, encore une fois, ce qui est beau est l’effort de l’imagination se libérant de mieux en mieux de la contrainte consistant à former des impressions sensibles particulières. Ces observations sont également valables, nous semble-t-il, pour ce que l’on appelle « art relationnel 1 », où l’accent est mis sur la forme des relations qui se constituent, à l’instar d’un réseau, entre différents acteurs en interaction. Dans ce cas, ce qui est beau, ce n’est pas la sensation engendrée par l’interaction physique (une telle sensation n’est, à la limite, qu’agréable), ni même la forme du réseau lui-même (qui n’est jamais accessible dans sa totalité aux participants, dont le point de vue demeure forcément interne), mais bien le sentiment dérivant de la réflexion de l’imagination sur cette activité – réflexion qui rend vivant, changeant, sensible ce qu’elle produit. Dans l’art relationnel, on apprécie l’idée de faire partie d’un réseau d’éléments animé par une sorte de cause finale que l’on identifie avec notre propre intégration harmonieuse et dynamique dans un tout organique. Ainsi, comme Fichte le rappelait 1. « Art relationnel » se réfère à un ensemble de pratiques artistiques contemporaines dont l’essence repose sur la question très vaste de la relation. Ce concept se distingue de l’esthétique relationnelle, bien que dans l’usage il y ait une confusion entre les deux concepts. En effet, l’art relationnel ne se limite pas à l’esthétique relationnelle qui se réfère à un corpus précis d’œuvres défini par Nicolas Bourriaud dans son ouvrage Esthétique relationnelle, Dijon, Les Presses du réel, 1998.

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Esthétique de la spéculation

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à Schiller dans l’une de ses lettres, l’appréciation esthétique ne concerne pas l’expérience sensible d’un objet mais l’inscription de l’expérience, en tant qu’expérience possible, dans une dynamique créatrice, libre et autonome : [La représentation] ne doit pas sa valeur au fait qu’elle coïnciderait avec l’objet qui n’entre pas ici en considération, mais elle possède sa valeur en elle-même. On ne s’interroge pas sur ce qui est copié, mais sur la libre forme indépendante de l’image elle-même. […] Il est possible qu’une représentation de l’image esthétique dans le monde soit exigée ; mais cela ne s’effectue pas par l’instinct esthétique, dont la tâche est totalement déterminée lorsqu’il y a une image dans l’âme 1.

Une telle esthétique spéculative, au sein de laquelle le donné sensible est effectivement inessentiel, résonne tout particulièrement avec les productions de l’art conceptuel. Prenons comme exemple les « instruction pieces » réalisées par des artistes comme Lawrence Weiner, Sol LeWitt ou Yoko Ono : il s’agit de consignes écrites pour la production d’objets qui ne doivent pas être forcément réalisés, d’œuvres qui ne demandent pas à être évaluées par rapport à une expérience sensible ou physique, mais dont la liste des conditions d’existence s’adresse directement à l’intellect. L’effectuation réelle de l’objet n’est pas nécessaire, de sorte que ce qui est considéré comme « beau », c’est une fois de plus le travail de l’imagination qui produit des formes d’une manière quasiment indépendante par rapport au donné sensible. Dans tous ces exemples, le plaisir esthétique dérive du fait que l’imagination, activité du sujet fini, imite et réfléchit l’activité infinie de la liberté absolue dans sa capacité de poser les conditions de l’expérience possible. De façon générale, c’est l’accès au point de vue transcendantal qui caractérise la spéculation dans son effort pour fonder la finitude nécessaire de notre perspective sur le réel. À l’opposé du relativisme sceptique, cette perspective n’est pas une simple fiction plus ou moins fonctionnelle par rapport à des intérêts extra-philosophiques, mais elle constitue au contraire l’objet véritable de la philosophie.

1. J. G. Fichte, « Sur l’esprit et la lettre dans la philosophie », art. cit., p. 91-92.

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Comment la nature (se) pense-t-elle ? Schelling selon Iain Grant Louis MORELLE

Évoquer sérieusement une philosophie de la nature est de nos jours plus qu’obsolète, quasiment aberrant, tant la dévaluation d’un tel projet semble totale. C’est vrai d’un point de vue théorique aussi bien que pratique : non seulement la nature au sens usuel, avec sa connotation d’extériorité, de règne indépendant de l’humain, semble empiriquement absente, les choses « de » la nature ne s’offrant au regard que comme déjà prises dans un étroit filet de relations (de connaissance, de modification, de protection, d’épuisement des ressources) ; non seulement, en son autre sens, celui d’un ordre des choses harmonieux, elle semble entièrement éteinte, ou du moins durablement altérée par les modes prédateurs de relation construits à son égard (et dont témoigne le phénomène du changement climatique) ; plus profondément encore, c’est l’idée même de nature, la notion même qu’elle ait un jour jamais existé, qui semble caduque. Comment, dans ces conditions, avancer quoi que ce soit sur la nature, qui ne relève ni d’une tautologie vide de sens (ce qui est, le réel), ni d’une projection culturalisée (la nature comme ordre harmonieux ou comme wilderness), ni d’une précondition secondaire pour parler d’autre chose (la nature comme corrélat conditionné de la « culture », ou de la pensée) ? Ne faudrait-il pas plutôt, enfin, passer à autre chose ? C’est justement en sa contemporaine précarité que le concept de nature est ce qui reste le plus profondément impensé, et que

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sa démythologisation ouvre l’espace d’une reconstruction spéculative. À partir de traits initialement négatifs – sa dépendance, son excès par rapport à toute symbolisation, sa fragilité et son indifférence –, la nature peut enfin devenir autre chose qu’un objet de plus, que l’Objet primordial de la métaphysique classique, pour se révéler comme puissance d’autoconstitution illimitée. Une telle perspective, qui se retrouve en bien des projets contemporains, sur des modes d’ailleurs divergents 1, a trouvé une manifestation remarquable, par son originalité autant que par son étrangeté, dans la reprise de Schelling opérée par Iain Hamilton Grant, que je me propose d’introduire brièvement ici. Parmi les quatre participants à la désormais trop fameuse conférence sur le « réalisme spéculatif » de 2007, Iain Grant est sans doute le plus mystérieux. Son approche, en effet, apparaît comme la plus historique et la moins « spéculative » de ses collègues, dans la mesure où elle s’incarne dans une relecture (passablement hétérodoxe) de la philosophie postkantienne, centrée sur la figure de Schelling. Un tel « terrain » herméneutique semble qui plus est mal choisi pour une philosophie se réclamant du réalisme 2, Schelling étant compris généralement comme le penseur d’un idéalisme objectif, lieu de transition entre l’idéalisme subjectif de Fichte et l’idéalisme absolu hégélien dont il n’offrirait qu’une esquisse maladroite, objectivant à mauvais escient les caractéristiques du Sujet transcendantal, et faisant d’une Nature idéalisée le lieu de manifestation de l’Absolu. Posant le diagnostic d’une aphysia constitutive de la pensée moderne 3, Grant entreprend une redéfinition complète de la 1. On peut mentionner, entre autres, Pierre Montebello (L’Autre Métaphysique, Métaphysiques cosmomorphes), John Sallis (The Return of Nature), Frédéric Neyrat (La Part inconstructible de la Terre), Adrian Johnston (Prolegomena to Any Future Materialism), A. P. Smith (A Non-Philosophical Theory of Nature : Ecologies of Thought), Emanuele Coccia (La Vie des plantes), Gabriel Catren (« Elsinore’s Drunkenness »). 2. « Le dispositif schellingien [de Grant] vide de tout sens philosophique l’appellation de “réalisme” », Isabelle Thomas-Fogiel, Le Lieu de l’universel, Paris, Seuil, 2015, p. 364. Le peu de place réservé à Grant par Thomas-Fogiel est surprenant ; il semble que le simple fait de se revendiquer de Schelling vaille comme disqualification. 3. Iain Grant, Philosophies of Nature after Schelling [PNS], Londres, Bloomsbury, 2006, p. VIII, en référence à la phrase célèbre des Recherches

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relation entre physique et métaphysique, qui débouche sur une réorientation radicale de la philosophie dans le sens d’un transcendantalisme naturalisé 1. L’expression de la nature comme inconditionné 2 chez Schelling tient une place centrale dans cette redéfinition : elle permet de penser une ré-articulation systématique, selon une structure sérielle d’autoconstruction dynamique (voir PNS, p. 138-152). Ce que Grant décèle, voire introduit, dans la pensée de Schelling, tient d’un retournement intérieur : c’est une sorte d’involution de l’idéalisme objectif revendiqué par Schelling qui parvient à en extraire un naturalisme intégral. L’erreur kantienne, selon Grant, ne tient pas tant dans la révolution copernicienne, qui permet d’établir les droits de la pensée en tant que transcendantal, mais la réappropriation « éthiciste » et « antiphysique » de celle-ci, présente à l’état inachevé chez Kant, et dont Fichte offre la version paradigmatique 3. Cette déréalisation de la nature, sa réduction à un matériau inerte, à un statut de pur présupposé, à la fois indispensable et subalterne, accomplit l’institution de la pensée comme unique facteur de construction et de réalité, sacrifiant l’ancrage ontologique de la pensée au profit de son autonomie. Le résultat doctrinal d’un tel geste peut bien varier (idéalisme, existentialisme, pragmatisme ou quiétisme métaphysique), dès lors que le naturel (instancié, dans sur l’essence de la liberté humaine, selon laquelle la philosophie moderne se caractériserait par l’absence en elle de la nature. 1. PNS, p. 159, Ben Woodard, « L’échelle de la nature ; mesurer la conceptualisation entre Brassier et Grant », Cahiers critiques de philosophie, 19, 2018. 2. PNS, p. 158 : « Schelling completely reinvents a transcendental philosophy that must reverse through the series of conditions until it discovers either the “unconditioned [das Unbedingte] in nature” (III, 22 ; 2004 : 20) that “cannot be any thing” (III, 11 ; 2004 : 13), or that nature is unconditioned. » 3. PNS, p. 15, et chap. 3.4 p. 102s. Cet « éthicisme » est maintenu, selon Grant, aussi bien au sein du modèle imprimé par le kantisme (et la lignée phénoménologique qui en est issue), que par la pensée pragmatiste. Dans tous les cas, on assiste à la détermination rétroactive du naturel à partir des demandes conceptuelles de l’action, que celles-ci soient envisagées au sein d’une démarche transcendantale, sémiotique (primauté de la notion d’action et de personne comme sujet rationnel chez un Sellars ou un Brandom), ou relationnelle (dans le « pragmatisme spéculatif » se revendiquant de Whitehead). Voir I. Grant, « The Universe in the Universe : German Idealism and the Natural History of Mind », Royal Institute of Philosophy Supplement, 72, 2013, p. 297-316.

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ce contexte, par l’inorganique) se voit destitué comme mode de détermination autonome, échappant à toute finalité intentionnelle, la philosophie reste enfermée dans un espace étouffant, hors sol, fantasmant en vain une capacité de construction illimitée 1. À cette tendance antiphysique, Grant oppose une « physique immanentisée à la hauteur de l’Idée 2 », impliquant une physique de la pensée, soit une causalisation de l’idéel 3. Rejetant les interprétations usuelles de Schelling qui relèguent sa Naturphilosophie comme projet limité et secondaire, soit biocentré (à traverse une priorité donnée à l’être organique), soit logocentré (par son formalisme), Grant le reformule dans les termes d’un « physicalisme ininterrompu menant du réel à l’idéal » (PNS, p. 11), où la transition de l’inorganique à l’organique est assurée via la relativisation du vivant au profit d’une physique de l’organisation (p. 15), qui donne une place éminente au formel comme facteur inhérent à la nature. Il s’agit ici de prendre au sérieux, voire au mot 4, l’appel schellingien de la philosophie à « devenir génétique 5 », c’est-àdire, à localiser tout processus, y compris ceux relevant de l’idéalité au sens trancendantal du terme, au sein d’un continuum naturel. La conscience ne pouvant, par les seuls contenus qu’elle génère réflexivement, rendre compte de sa propre genèse, de sa capacité à engendrer ces contenus en tant que réels 6, il convient 1. Frédéric Neyrat analyse avec vigueur, malgré un certain nombre de simplifications, la continuité entre aphysia idéaliste dans le constructivisme contemporain (qui regroupe pêle-mêle Spinoza, Deleuze, Latour, Naess, et Descartes). 2. « A one-world physics capable of the Idea », PNS, p. IX. Cette nouvelle physique peut être approchée selon un double contraste : platonisante, elle s’accorde avec Badiou sur la réactivation de l’Idée comme facteur ontologique central ; naturaliste, elle se revendique de l’immanence deleuzienne. En ressort une synthèse singulière, qui refuse de choisir entre « Nombre et Animal », faisant de chacun une modification de l’autre. 3. I. Grant, « Prospects for Post-Copernican Dogmatism : the Antinomies of Transcendental Naturalism », Collapse, 5, p. 431. 4. Daniel Whistler, « The New Literalism : Reading after Grant’s Schelling », Symposium, 19 (1), 2015, p. 125-139. 5. Voir PNS, p. 38 et 114 : « The genetic problem at its most basic consists in the attempt to discover the elements from which natural phenomena are assembled ; once discovered, the task is then to plot their recursion and mutation throughout each and every branch of the system of nature. » 6. Schelling écrit dans le Système de l’idéalisme transcendantal : « La conscience de soi est une lanterne qui projette sa lumière vers l’avant, non

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de compléter la construction interne d’une nature idéelle comme « somme des phénomènes » (Kant) par l’autoconstruction antécédente de la nature en tant qu’elle aboutit, en dernière instance, à la production de l’idéalité 1. Cette genèse naturelle de l’idéel instaure la nécessité du passage d’une philosophie transcendantale à une philosophie de la nature. Ce qu’il s’agit d’expliquer, dans une telle orientation, ce ne sont pas les conditions de validité normatives d’une vérité universelle, auxquelles la nature serait soumise en second lieu et comme par accident, mais les conditions de possibilité effectives d’êtres producteurs de vérité au sein de la nature déjà posée 2. Schelling propose pour tâche à la philosophie, d’expliquer, non pas une coïncidence miraculeuse entre un ordre naturel et un domaine livré au contingent et à l’arbitraire, mais bien plutôt la coextension impersonnelle et nécessaire d’un universel généré de manière transcendantale et d’une nature se générant elle-même 3. La genèse de la conscience comme transcendantal exige de réinscrire cette conscience au sein de la nature comme environnement illimité 4 : si l’esprit est le devenir de la nature, réciproquement la nature est l’extériorité nécessaire de l’esprit, sur laquelle ce dernier repose comme son mode primordial d’existence. Là où le philosophe (néo)dogmatique réduit la nature à une accumulation de matière inerte, se rendant par là incapable d’opérer autrement que par un saut vers l’arrière » (Sämtliche Werke [noté SW], éd. Fritz von Schelling, 14 vol., Stuttgart, Cotta, 1855-1861, vol. III, p. 357). 1. « For Schelling, the transcendental should not be a cognitive re-appropriation of nature, but a demonstration of how nature passes through, and determines consciousness », Ben Woodard, Schelling’s Naturalism : Motion, Space, and the Volition of Thought, thèse de doctorat, University of Western Ontario, 2015, p. 44. 2. Ibid., p. 171 s. 3. PNS, p. 2. 4. Ce renversement est présenté avec le plus de force dans l’Introduction à l’Esquisse d’un système : « D’après cette manière d’envisager les choses, puisque la nature n’est que l’organisme visible de notre raison, elle ne peut rien produire que de régulier et de conforme à un but, et elle est forcée de le produire. Mais si la nature ne peut rien produire que de régulier, et si elle le produit nécessairement, il s’ensuit que dans la nature conçue comme indépendante et comme existence réelle, dans le rapport de ses forces, l’origine de tels produits réguliers et conformes à but doit aussi pouvoir se démontrer comme nécessaire ; qu’ainsi l’idéal doit à son tour sortir du réel et s’expliquer par lui » (SW III, 272).

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conceptuel vide la transition entre pensée et réel, là où l’idéaliste n’aperçoit que l’intériorisation de la nature dans la représentation, le philosophe de la nature tente de reconstituer le processus d’involution du naturel dans l’idéel. Ainsi, l’idéalisme poussé à son terme impliquerait un réalisme issu de la nature, une philosophie de la nature, depuis la nature 1. La philosophie de la nature (Naturphilosophie : philosophie par la nature, donc), entendue comme tâche pour la philosophie, consistera à reconstituer le mouvement d’autodéveloppement de la nature réelle, dans ses divers stades empiriques (physique, chimique, organique), de manière à rendre compte d’une identité fondamentale du matériel et de l’idéel, du dynamique et du transcendantal, qui s’élaborerait sur le principe d’une parfaite autonomie, d’une autodétermination propre, de chaque pôle. Ainsi, l’esprit connaissant se trouve en mesure de se comprendre comme naturel en même temps qu’il reconnaît la nature comme pleinement sienne, comme pensée et vécue authentiquement : « c’est dans l’identité absolue de l’esprit en nous et de la nature hors de nous, que le problème de la possibilité d’une nature extérieure doit être résolu [auflösen] 2 ». À l’encontre de tout dogmatisme, il cherche à se rendre capable, par le biais de la méthode génétique, de reconstruire la nature elle-même, et d’y voir dès lors tout autre chose qu’un mécanisme éteint et dénué de puissance : bien plutôt, le lieu de la puissance même, de l’autodétermination en tant que telle. Ce geste, de la part de Schelling, est à comprendre comme réversible et réciproque, et il tend à limiter la portée de sa Naturphilosophie, qu’il envisage comme un « versant » limité du Système ; miroir de la philosophie transcendantale certes, mais miroir second, offrant, en son reflet, une préhistoire de l’esprit, prélude 1. Plus précisément, l’idéalisme et le réalisme se démontrent comme « se supposant réciproquement », et représentent deux directions d’un même système, à cela près que la philosophie de la nature est celle à qui « revient sans aucun doute la priorité, parce qu’elle fait surgir pour la première fois le point de vue de l’idéalisme même » ; la philosophie de la nature est « originaire », quand la philosophie transcendantale est seulement « dérivée » (« Sur le vrai concept de la philosophie de la nature », SW IV, 84 ; voir aussi la « Déduction universelle du procès dynamique », SW IV, 78). C’est sur cette priorité génétique que s’appuie de manière décisive le travail reconstructif de Grant. 2. Schelling, Idées pour une philosophie de la nature, Introduction (SW II, 59).

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indispensable et néanmoins circonscrit à l’élaboration d’une pensée de la liberté et de la création en tant que telles 1. C’est ici que se situe l’intervention centrale de Grant : joindre le caractère originaire de la nature comme perpétuel impensé, à l’ambition, traversant l’ensemble de la carrière intellectuelle de Schelling, de localiser l’inconditionné en un principe. Une fois la nature identifiée comme nom de l’inconditionné, elle devient, non pas un domaine restreint de la philosophie, mais sa clé générale, infusant l’ensemble du système comme son medium universel. Si la nature doit être posée comme autolégiférante, elle renvoie en effet à une productivité infinie 2. L’amont et l’aval, de la nature à l’esprit, de l’esprit à la nature, représente précisément l’institution de la nature comme espace de circulation entre causalité et norme, entre réal et idéal, tous deux participant du même continuum. Avec la philosophie de la nature, en ce sens, Schelling franchit un seuil irréversible, qui altère toute l’architectonique de sa pensée. Ce basculement, qui est le nœud du projet de Grant, requiert un travail textuel, de sélection autant que d’interprétation, considérable. Il est utile ici de signaler que l’ouvrage de Grant gagne largement à être lu, moins comme interprétation que comme reconstruction – de type frankensteinien – de l’œuvre de Schelling. S’opposant, sur des bases argumentatives plus que strictement interprétatives, à la division usuelle de l’œuvre de Schelling en « périodes » étanches, Grant défend à l’inverse l’unité profonde d’une pensée toujours animée par la recherche d’inconditionné ; sous cette lumière Schelling n’a jamais cessé d’être un philosophe de la nature, celle-ci figurant toujours en tant que moins en tant 1. Sur les relations entre philosophie de la nature et philosophie transcendantale, voir Xavier Tilliette, Schelling. Une philosophie en devenir, I, Le Système vivant, Paris, Vrin, 1992, p. 190-195, et 245 s, ainsi que Emmanuel Cattin, Transformations de la métaphysique. Sur la philosophie transcendantale de Schelling. Commentaires sur la philosophie transcendantale de Schelling, Paris, Vrin, 2001. 2. « Puisque la nature se donne à elle-même sa sphère d’activité, aucune puissance étrangère ne peut influer sur elle ; toutes ses lois sont immanentes, la Nature est sa propre législatrice (autonomie de la nature). Tout ce qui arrive au sein de la nature doit pouvoir être expliqué à partir du principe acteur et moteur qui repose en elle, ou, autrement dit, la Nature se suffit à elle-même (autarchie de la nature) », Schelling, Introduction à l’Esquisse d’un système de philosophie de la nature, SW III, 82.

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que point de départ indispensable, fond (Grund) pour le déploiement de toute phénoménalité 1. Au prix d’une trahison indéniable de certains aspects de la pensée schellingienne (notamment son anthropocentrisme avéré), qu’il renverse en tirant parti de son ambiguïté constitutive, Grant offre à Schelling une portée inédite à l’égard de la possibilité de ses déploiements 2. Au-delà de l’acrobatie interprétative, que peut-on tirer de l’entreprise de Grant ? Nous nous sommes concentrés ici sur le geste, central à nos yeux, d’involution de l’idéalisme, qui permet d’apercevoir la spécificité et l’étrangeté du schellingianisme proposé par Grant, par l’intensification qu’il fait subir à la détermination objective de l’idéel, offrant ainsi une proposition qu’il soit possible de légitimement qualifier de réaliste. En localisant chez Schelling et les Naturphilosophen une reformulation de la visée même de la philosophie comme construction de la nature qui, loin d’être une négation ou une « inversion » du kantisme, se présente comme une conséquence (assurément polémique) de la révolution copernicienne, Grant semble parfaitement conscient du fait qu’une réévaluation de la métaphysique ne peut se contenter d’ignorer le tournant kantien ou de simplement le récuser au nom de ses implications ontologiques 3, mais qu’elle doit en tenir compte pour espérer s’en extraire. 1. Grant peut sur ce point se prévaloir de la présence continuée de références à la Naturphilosophie jusque dans les écrits les plus tardifs de Schelling (sur ce point, voir « The Law of the Insuperable Environment : What is exhibited in the Exhibition of the Process of Nature ? », Analecta Hermeneutica, 5, 2013). 2. Paradoxalement, cette démarche reconstructive à partir d’un centre de gravité compris comme l’emportant philosophiquement sur sa dimension strictement historique, aboutit chez Grant à une réévaluation, historiquement bien plus exacte et plus profonde que les gloses traditionnellement présentées, de la Naturphilosophie comme programme de recherche interdisciplinaire, à travers la réévaluation de figures négligées comme Oken, Ritter ou Kielmeyer, qui mettent en avant l’ancrage empirique des édifices systématiques que l’on retient de cet épisode. Parmi les rares travaux français sur cette question, signalons Emmanuel Renault, Philosophie chimique. Hegel et la science dynamiste de son temps, Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, 2002, ainsi que les commentaires de S. Schmitt à l’édition française de l’Âme du Monde. 3. C’est une des critiques que l’on pourrait faire à Pierre Montebello, qui qualifie d’antikantienne la lignée métaphysique qu’il défend : il laisse de côté l’entreprise de la Naturphilosophie au profit d’un « salto mortale » dans l’ontologie des relations qui aboutit à une forme de spiritualisation latente de la nature.

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Plus profondément, c’est dans la redéfinition du partage entre physique et métaphysique que se situe l’élément central de la proposition de Grant. Pour la Naturphilosophie, il ne peut y avoir de philosophie sans physique, c’est-à-dire sans reconstitution spéculative de l’être de la nature ; il s’agit d’accomplir une absolutisation de la physique, soit son interprétation comme déploienaturalisation de la métaphysique. Dans le cas de Schelling relu par Grant, il s’agit de voir comment sa reformulation philosophique à partir des recherches empiriques dans les domaines de la chimie, de l’électricité, et de l’embryologie permettent de mettre au jour des formes génériques de construction de l’êtrematériel, qui peuvent être mobilisées sur plusieurs échelles : ainsi, le mode de division offert par le magnétisme en une dualité de pôles positif et négatif à partir d’un point d’indifférence, permet de concevoir la nature comme série illimitée de bifurcation de forces. Plus largement, Grant se livre à une relecture de la science romantique comme tentative de saisir la nature dans son devenir, aussi bien physique qu’épistémique : par exemple, il réinterprète la théorie de la récapitulation de l’inorganique au sein de l’organique, formulée par Kielmeyer et reprise par Schelling, à partir de l’idée que l’unité de base de la récapitulation est le « procès dynamique lui-même », plutôt qu’une unité de matière individuée, ce qui permet de penser cette récapitulation comme non linéaire (PNS, p. 13). Ainsi se trouve esquissée une philosophie de la nature où « les objets limités sont dépassés des deux côtés par les forces et les actions de la matière et de l’Idée » (p. 191). Se dégage alors l’image d’une nature dont la productivité infinie passe par un inachèvement universel. La nature n’est, dans sa manifestation effective, qu’une série infinie de degrés (Stufenfolge) ; l’individualité n’y est jamais qu’une stabilisation provisoire, une autolimitation locale d’un mouvement différencié. La nature devient alors, non pas un milieu, mais une extériorité perpétuelle où il est impossible de trouver repos : « la Naturphilosophie est positive dans la mesure où, comme son nom le suggère, c’est la nature qui environne la philosophie, plutôt que l’inverse 1. » S’en déduit un fondationnalisme paradoxal, établi par une dé-substantialisation radicale : 1. I. Grant, « Everything is Primal Germ or Nothing Is : the Deep-field Logic of Nature », Symposium, 19 (1), 2015, p. 106-124.

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le fondement se trouve en effet dépendant, pour son être fondationnel, de ce qui émerge hors de lui ; c’est ainsi qu’il peut être déterminé comme principe et s’autodéterminer comme codépendant en tant que principé 1. Le travail schellingien sur le fondement, envisagé dans la perspective d’une philosophie de la nature, conduit donc à une forme d’extériorisation universelle, que Grant signifie par le terme d’extenu 2 : la nature est le domaine de l’extension universelle au sens de non-intériorité, de renvoi perpétuel hors de soi, à l’opposition du substrat qui recueille, contient et enveloppe. « C’est de cette manière, que la nature a pu tomber dans les filets de la raison : non pas parce qu’elle est autosuffisante, contenant tout en elle [self-contained], mais parce qu’elle est auto-exténuante [self-extaining] 3. » Ainsi envisagé, le projet de la Naturphilosophie, qui est d’égaler l’inconditionnalité de la nature, devient une tâche infinie : on devrait alors dire que, si la philosophie sans Naturphilosophie est marquée d’un sceau d’incomplétude qui la voue à l’impossibilité de donner consistance au monde, la philosophie élaborée à partir de la Nature est quant à elle renvoyée, par son infinité, à un inachèvement radical dont l’aspect inchoatif des premiers traités, « idées en vue d’une philosophie de la nature », « Esquisse d’un système », et l’inachèvement proprement dit du projet des Âges du Monde, offrent un symbole particulièrement frappant. Son inachèvement de principe fait de cette philosophie une sorte de palimpseste par anticipation, intégrant sa propre révision rationnelle au gré des découvertes à venir. L’« empirisme inconditionné » de Schelling est une pensée dont le système est à la fois posé comme absolu dans sa forme, et contingent dans son contenu spéculatif et empirique 4. Il est donc pour ainsi dire son propre dépassement, ce dont le titre de l’ouvrage de Grant, Philosophies de la nature après Schelling, se fait aussi l’écho. 1. Sur la logique du principe, voir l’ouvrage de Stanislas Breton, Du Principe, Paris, Cerf, 2011. 2. Terme forgé par Grant en opposition au contenu (extainment.containment), qu’il élabore à partir de sa lecture de Gilles Châtelet (Les Enjeux du mobile. L’enchantement du virtuel, Paris, Seuil, 1993). 3. I. Grant, « How Nature Came to be Thought », Journal of the British Society for Phenomenology, 44 (1), p. 24-43. 4. « This tension manifests itself in that the philosopher is to never complete a final system, a final container for all being and knowing, but to always provisionally create systems which attempt to do justice to the open-ended world », B. Woodard, Schelling’s Naturalism, op. cit.

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Raymond Ruyer : une métaphysique des formes absolues Daniel SMITH 1

Gilles Deleuze avait coutume de dire que la puissance d’une philosophie se mesure aux concepts qu’elle crée et aux nouveaux découpages que ces concepts imposent aux choses et aux actions 2. C’est assurément vrai dans le cas de Raymond Ruyer. En lieu et place de la distinction entre l’organique et l’inorganique, il propose une distinction nouvelle, transversale par rapport à ces deux domaines : d’une part, les formes absolues, d’autre part, les structures molaires 3. Les formes absolues sont des êtres individuels, par exemple des molécules, des virus, des cellules, des embryons et des cerveaux, alors que les structures molaires sont des agrégats statistiques composés à partir de ces formes individuelles, tels que les nuages, les gaz, les foules ou les formations géologiques. Cette distinction apparemment simple entre les formes absolues et les structures molaires conduit en fait à une répartition des sciences tout à fait inédite, en même temps qu’à un renouvellement profond de l’idée de métaphysique. Ruyer suggère que les sciences « primaires » sont celles qui traitent des 1. Texte traduit de l’anglais par Olivier Dubouclez. 2. Gilles Deleuze, Spinoza et le problème de l’expression, Paris, Minuit, 1968, p. 299. 3. Voir G. Deleuze, Le Pli. Leibniz et le baroque, Paris, Minuit, 1988, p. 139 : « La grande différence ne passe donc pas entre l’organique et l’inorganique, mais traverse l’un comme l’autre en distinguant ce qui est être individuel et ce qui est phénomène de masse ou de foule, ce qui est forme absolue et ce qui est figure ou structure massives, molaires. »

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formes absolues, tandis que les sciences qui se contentent d’étudier les individus sous leur aspect molaire ou statistique sont reléguées au second plan. Mais ce qui, à ses yeux, est peut-être le plus important, c’est que la philosophie, comme chez Bergson et Deleuze, a pour rôle de créer une métaphysique qui soit adéquate aux résultats de la science contemporaine, abordés dans un esprit réaliste ; la métaphysique des formes vraies est la réponse à ce défi. Cependant, comme Raymond Ruyer l’a bien souligné, il existe une double tendance qui risque de tuer dans l’œuf tout projet métaphysique de ce genre : nous interprétons la nature des êtres physiques tantôt en y important un modèle inspiré de la perception visuelle, tantôt du point de vue de l’activité humaine, ou de la technique 1. Déclarer que l’on « observe » un objet physique, en effet, c’est une autre façon de dire que la rétine (ou une plaque photographique, ou une autre pièce du matériel de laboratoire) est le lieu d’impact des photons émanant de l’objet. L’observation seule, cependant, ne nous donne pas nécessairement la connaissance de l’objet. Pour le dire en termes simples, je peux bien observer l’aspect circulaire d’une nébuleuse, d’un arc-enciel, d’une sphère métallique solide, d’une bulle de savon ou d’une amibe au repos, il reste que, dans chaque cas, les modes internes de « liaison » sont tout à fait différents. La tâche initiale de la métaphysique est alors de « transformer les observations scientifiques en une connaissance des liaisons 2 ». Ces liaisons sont « toujours inférées, jamais observées », et elles ne se réduisent pas aux connexions dont le type est donné par la causalité par contact, celle qui s’exerce bord à bord, partie par partie et de proche en proche. D’un autre côté, et peut-être d’une façon plus insidieuse, nous avons tendance à interpréter la nature à travers le prisme des artefacts techniques qui nous entourent. Le « mécanisme » du dix-septième siècle interprétait la nature en la comparant au « fonctionnement » des machines mécanisées du genre de l’horloge 3. Aujourd’hui, beaucoup de gens ont recours aux machines d’information (aux ordinateurs) et en font des modèles pour 1. Raymond Ruyer, Néofinalisme (1952), Paris, Puf, 2012, p. 168-169. 2. Ibid., p. 266 (voir aussi p. 123-124). 3. Ibid., p. 173-174.

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l’esprit : le cerveau est la partie matérielle, et l’esprit est le logiciel qui exécute différents programmes au sein de différents modules. La génétique, et avec elle la découverte de l’ADN, est apparue en même temps que les ordinateurs (tous deux relèvent d’un modèle informationnel), et dans l’esprit des gens, dire d’une chose qu’elle est « génétique » implique qu’elle est « préprogrammée ». De façon générale, que ce soit en termes de mécanisme ou d’information, nous avons tendance à faire appel à des « briques constituantes » à partir desquelles le monde serait construit 1. Parce que nous façonnons et composons nos bâtiments au moyen de simples briques, nous supposons que l’univers, aussi complexe soit-il, doit également être construit à partir d’éléments simples et constituants, tels que des atomes ou des particules – c’est l’une des raisons pour lesquelles la physique est parfois présentée aujourd’hui comme la science de base par excellence. « On continue à croire à une primauté mal définie du moléculaire et de l’élémentaire ». Les notions de réduction et d’analyse sont homogènes à ce présupposé 2. On se figure alors que les choses « émergent » d’un rez-de-chaussée (matière, Grund, espace-temps), seul réellement solide, selon une structure à plusieurs niveaux, répartis en étages. Pour Ruyer, pareille vision de l’univers n’est plus tenable 3. Dans un séminaire sur Spinoza, Deleuze soutenait que, s’agissant de l’analyse de la matière, trois possibilités s’offrent pour déterminer ce qui constitue le corps le plus « simple » : le fini, l’indéfini et l’actuellement infini. Le point de vue du fini, qui a inspiré l’atomisme depuis Épicure et Lucrèce, pose que l’analyse de la matière atteint nécessairement une limite et que cette limite, c’est l’atome ou la particule (le bloc de construction). Le point de vue de l’indéfini, au contraire, insiste sur le fait que, aussi loin que l’on pousse l’analyse, le terme auquel on parvient peut toujours être analysé et divisé – autrement dit qu’il n’y a pas de terme final ou ultime (régression indéfinie). Le point de vue de l’infinité actuelle implique quant à lui de lutter sur les deux fronts, contre le fini et contre l’indéfini ; contre l’indéfini : on insiste sur le fait 1. Ibid., p. 166. 2. Ibid., p. 183. 3. Ibid., p. 166.

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qu’il existe effectivement des termes ultimes ou définitifs qui ne peuvent plus être divisés ; mais aussi contre le fini : on insiste sur le fait que ces termes ultimes sont en réalité des multiplicités actuellement infinies qu’on ne saurait diviser davantage sans les faire changer de nature. Pour reprendre le langage spinoziste, on ne peut pas parler d’un corps simple et faire comme s’il s’agissait d’une brique ou d’un bloc de construction ; au contraire, les corps les plus simples qui se trouvent dans la nature sont euxmêmes des multiplicités infinies 1. La métaphysique développée par Ruyer adopte une position similaire. Les termes « les plus simples » de la nature sont en réalité des formes absolues, c’est-à-dire des domaines ou des multiplicités en formation constante, qui possèdent une unité irréductible – une « existence ensemble 2 » – caractérisée par un « survol absolu », un « autosurvol » sans distance et sans surplomb, qui ne suppose aucune dimension supplémentaire 3. Ces formes absolues sont à la fois spatio-temporelles (dans leur effectuation) et trans-spatio-temporelles 4, puisqu’elles renvoient à des thèmes mnémiques trans-spatiaux, autrement dit à une « dimension “métaphysique” » qui est « toute différente des dimensions géométriques d’espace-temps » 5. Ces domaines unitaires se distinguent par des liaisons non localisables qui unifient leurs composantes en opérant non pas bord à bord, mais à travers des zones de recouvrement ou d’indétermination 6. Deleuze considérait Ruyer comme « le plus récent des grands disciples de Leibniz » parce que ses formes absolues sont les descendantes des monades leibniziennes, quoique Ruyer en ait une conception bien différente et que son travail soit rempli d’analyses originales pénétrantes sur les différents types de formes absolues 7. 1. Voir G. Deleuze, séminaire du 10 mars 1981. URL = http://www2.univparis8.fr/deleuze/ 2. R. Ruyer, Néofinalisme, op. cit., p. 126. 3. Ibid., p. 112. 4. Ibid., p. 293. 5. Ibid. 6. Ibid., p. 127. 7. G. Deleuze, Le Pli, op. cit., p. 137. Le chap. VIII de l’ouvrage, « Les deux étages » (surtout p. 137-140) analyse la relation entre Ruyer et Leibniz.

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Considérons, par exemple, une molécule d’eau. Il ne suffit pas de dire que cette eau « consiste » en deux atomes d’hydrogène et un atome d’oxygène. En effet, la molécule se caractérise par une zone de survol absolu dans laquelle les relations internes ou liaisons entre les atomes deviennent non localisables 1 et les éléments du système perdent leur individualité 2. « S’il n’y avait aucune zone de recouvrement, écrit Ruyer, il n’y aurait pas de molécule du tout 3. » Parler d’un domaine de survol absolu, c’est parler d’un domaine fait de liaisons internes 4. Les atomes, au même titre que les molécules plus complexes, sont eux aussi des domaines de survol absolu et d’activité. Ruyer note que la physique quantique avait déjà remplacé l’atome de matière par un quantum d’action 5. « La vieille idée était que, d’abord, un morceau donné de matière est ce qu’il est, puis, parce qu’il possède cette nature permanente et durable, agit dans des occasions diverses de diverses façons. » Mais selon le concept nouveau de l’atome, être ce qu’il est est la même chose que « faire ce qu’il fait 6 ». Dans le langage de Ruyer, un atome est une formation et non un fonctionnement : « Un atome n’est pas une mécanique toute montée, et qui fonctionne. Il est activité incessante ; il “se forme” sans arrêt » dans « un certain rythme prolongé d’activités 7. » Il en va de même de l’être vivant, même le plus simple, qui « n’est jamais “tout monté”, il ne peut jamais se borner à fonctionner, il se forme incessamment 8 ». « Il faut que chaque cellule, note Ruyer, soit en elle-même une forme absolue, avec autosurvol, pour commander d’abord, dans son unité, le début de sa propre division, en diminuant progressivement l’unité du système au profit de l’individualité de ses constituants 9. » Un des 1. R. Ruyer, Néofinalisme, op. cit., p. 183. 2. Ibid., p. 125. 3. Ibid., p. 127. 4. Ruyer note que les individualités atomiques ont des énergies de liaison extraordinaires, raison pour laquelle la désintégration d’un atome est beaucoup plus violente que la désintégration d’un être humain (ibid., p. 122). 5. Ibid., p. 189. 6. Ibid., p. 174. 7. Ibid., p. 173, p. 175. 8. Ibid., p. 173. 9. Ibid., p. 128.

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exemples récurrents de Ruyer sur ce point, ce sont les animaux unicellulaires du genre de l’amibe. Une amibe digère la nourriture, même si elle n’a pas de tube digestif ; elle réagit à son environnement, même si elle est dépourvue d’organes sensoriels ou de système nerveux. En l’absence de tels organes, l’amibe est néanmoins capable d’une conduite « unifiée » – autoconduction, réflexes conditionnés, habitudes, apprentissage, adaptation, habitudes instinctives, et ainsi de suite 1. On pourrait dire que l’amibe a sa propre subjectivité, un « psychisme primaire », ce qui est une autre façon de dire que c’est une forme en soi 2. Dès lors, on comprend que la distinction organique-inorganique ne tienne plus dans la métaphysique de Ruyer. « Il n’y a plus de problème philosophique de l’émergence de la vie, considérée comme mode d’être absolument nouveau. Il n’est plus permis de penser que, d’une molécule chimique à un bacille, l’abîme soit plus grand que d’un bacille à un vertébré 3 ». Ruyer remarque que, contre toute apparence, la théorie de la molécule généralisée avancée par un physicien comme Schrödinger 4 n’est pas si différente de la théorie de l’organisme généralisé de Whitehead, puisque tous deux insistent sur des lignes de continuité entre les formes individuelles 5. Affirmer que les microorganismes sont des molécules, c’est affirmer en même temps que les molécules sont des micro-organismes – ou plutôt que tous deux sont des formes absolues. L’une des analyses les plus pénétrantes de toute l’œuvre de Ruyer se trouve dans le chapitre de Néofinalisme intitulé « Le cerveau et l’embryon 6 ». Ces deux domaines de survol absolu y sont abordés à travers le prisme de la technologie, ce qui est 1. R. Ruyer, Éléments de psycho-biologie, Paris, Puf, 1946, p. 22-23. Voir aussi « Le paradoxe de l’amibe et de la psychologie », Journal de psychologie normale et pathologique, juillet-décembre 1938, p. 472-492, ainsi que « Du vital au psychique » dans le recueil Valeur philosophique de la psychologie, Centre international de synthèse, Paris, Puf, 1951. 2. R. Ruyer, Éléments de psycho-biologie, op. cit., p. 23-24. 3. R. Ruyer, Néofinalisme, op. cit., p. 181. 4. Erwin Schrödinger, Qu’est-ce que la vie ? De la physique à la biologie [1944, trad. L. Keffler, Paris, Seuil, 1993. Pour l’examen de Schrödinger par Ruyer, voir R. Ruyer, Néofinalisme, op. cit., p. 186-191. 5. Ibid., p. 156. 6. Ibid., p. 53-79.

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quelque peu inhabituel. On a fréquemment soutenu – c’est le cas, par exemple, d’André Leroi-Gourhan 1 – que les objets techniques étaient de nature « prothétique », qu’ils étaient donc des extensions du corps ou des « extériorisations » des organes. Un marteau extériorise l’avant-bras et le poing au moyen de bois et de fer ; les vêtements extériorisent la peau ; le biberon extériorise le sein de la mère ; la cuisinière extériorise l’estomac, etc. Les conditions qui, au cours de l’évolution, ont rendu possibles de telles externalisations sont liées à la morphologie du corps humain. En adoptant la position debout (bipédie), deux de nos organes se sont trouvés « déterritorialisés », pour utiliser le langage de Deleuze. Nos pattes avant ont perdu leur faculté de locomotion et elles sont devenues des mains, préhensives et capables de faire beaucoup plus de choses que la simple marche (saisir, marteler, retourner les choses, etc.). En même temps, la bouche a perdu sa capacité propre de préhension, qui a été reprise par la main, mais au cours de ce processus, elle a acquis la capacité de parler. En d’autres termes, dès que la main et la bouche ont été déterritorialisées, elles ont été simultanément re-territorialisées en vue de nouvelles actions, principalement le langage (pour la bouche) et la fabrication d’outils (pour la main). Nos cerveaux volumineux ne sont donc pas la seule explication de notre spécificité humaine : ils auraient beaucoup moins à faire si nos corps n’avaient pas une bouche pour parler ou des mains pour fabriquer. Il est vrai que d’autres espèces animales ont produit des technologies externalisées – les araignées tissent des toiles, les castors édifient des barrages, les oiseaux construisent des nids –, mais leur activité technique semble dériver directement de leur constitution génétique à la manière d’une sorte de « phénotype étendu 2 ». Ce qui paraît spécifique à l’être humain, au contraire, c’est que ses organes externalisés deviennent détachables, qu’on puisse les séparer du corps, de sorte qu’ils jouissent de leur propre histoire évolutive. On peut donc dire que l’évolution bifurque : l’organisme humain a été sculpté pendant des milliers d’années 1. Ibid., p. 24. 2. Voir Richard Dawkins, The Extended Phenotype : The Long Reach of the Gene, Oxford, Oxford University Press, 1982.

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par une évolution extrêmement lente, et ces organismes ont produit à leur tour des artefacts externalisés qui s’agencent pour créer un nouveau corps technologique, évoluant plus rapidement, à un rythme toujours plus soutenu. Ruyer donne une nouvelle orientation à cette thèse. Chez les animaux dits supérieurs, des « fonctions » comme la digestion et la pensée en viennent à être localisées dans des organes spécifiques tels que l’estomac et le cerveau, mais il est clair – comme le montre à un autre niveau l’exemple de l’amibe – que les fonctions ne nécessitent pas ces organes spécialisés 1. Ruyer conclut : « les organes corporels sont eux-mêmes des artefacts techniques » ; ce sont des « outils » spécialisés qui ont été fabriqués par l’organisme au cours de l’évolution. Il faut ainsi distinguer trois niveaux de technicité : les organes corporels en tant que technicité originaire ; les organes externalisés (les toiles, les barrages, les nids) en tant que phénotype étendu ; et les artefacts amovibles qui trouvent place dans un circuit externe au corps. « Formation organique », « circuit externe instinctif » et « circuit externe intelligent » 2. Les conséquences que Ruyer tire de cette analyse sont considérables. Ce qui saute aux yeux, c’est que l’on obtient par là une explication du titre : Néofinalisme. Ruyer n’est pas un « finaliste » traditionnel qui supposerait une téléologie ou un but présent partout dans la nature ou valant pour celle-ci dans son ensemble. Il défend plutôt un néofinalisme. D’abord, personne ne contestera que les humains agissent dans un certain but lorsqu’ils fabriquent des artefacts techniques : nous avons un objectif en un sens finaliste quand nous fabriquons des ustensiles de cuisine qui dépendent de thèmes mnémiques relevant d’une dimension « trans-spatiale 3 ». Mais ce qui est vrai pour un comportement intelligent doit l’être également pour un comportement instinctif. « Il est impossible de reconnaître un sens finaliste dans l’invention des ustensiles de 1. Cet argument s’applique également à la vie végétale. Voir Stefano Mancuso et Allessandra Viola, Brilliant Green : The Surprising History and Science of Plant Intelligence, trad. angl. J. Benham, avant-propos par M. Pollan, Washington, Island Press, 2015 éd. originale : Verde brillante. Sensibilità e intelligenza del mondo vegetale, Florence, Giunti, 2013. 2. R. Ruyer, Néofinalisme, op. cit., p. 38 (voir aussi p. 23). 3. Ibid., p. 148-156.

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cuisine, et de s’y refuser pour les organes de l’ingestion, de la digestion et de l’assimilation 1. » En d’autres termes, ni la conscience, ni le cerveau, ni le système nerveux n’ont le monopole de la mémoire, de l’habitude, de l’invention ou de l’activité signifiante en général 2. Chaque embryon humain sait déjà comment fabriquer un cerveau humain, ainsi qu’un estomac, des poumons, des reins et un système circulatoire. En termes épistémologiques, on pourrait dire qu’un embryon a une connaissance qui dépasse celle du cerveau – un cerveau, qui plus est, que l’embryon a luimême créé. Si Ruyer appelle parfois l’embryon notre « conscience organique primaire », c’est parce que la création du corps et de ses organes est l’activité néofinaliste de l’embryon, tout comme la création d’artefacts techniques est la création néofinaliste du cerveau qui est notre « conscience secondaire ». L’équipotentialité de l’embryon trouve ainsi son prolongement dans la plasticité du cerveau. Or cela revient alors à dire que l’embryon et la conscience, comme les molécules et les cellules, sont des formes absolues, avec toutes les caractéristiques qui en découlent : survol absolu, liaisons non localisables, zones d’indétermination. C’est dans son premier livre, La Conscience et le corps 3, que Ruyer a commencé à analyser la conscience comme une forme en soi. Ces analyses atteignent leur point culminant dans le neuvième chapitre de Néofinalisme consacré aux « domaines absolus de survol 4 ». C’est là, sans conteste, le chapitre crucial du livre. Ruyer y montre que mon champ visuel est « survolé » par la conscience sans jamais avoir à se positionner à distance de celle-ci 5. En d’autres termes, les détails de la perception ne sont pas liés entre eux par des liens causaux, comme les parties d’une machine, mais sont saisis dans l’immédiateté d’un survol temporel et d’un survol spatial absolus, sans surplomb 6. Ce concept de survol absolu, affirme Ruyer, détient « la clé, non seulement du problème de la 1. 2. 3. 4. 5. 6.

Ibid., p. 22. Ibid., p. 43-44. R. Ruyer, La Conscience et le Corps, Paris, Alcan, 1937. R. Ruyer, Néofinalisme, op. cit., p. 107-122. Ibid., p. 115. Ibid., p. 118.

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conscience, mais du problème de la vie 1 ». Il n’est pas exagéré de dire que les pages où Ruyer développe ce concept sont parmi les passages les plus originaux de la philosophie du vingtième siècle et méritent qu’on les étudie de près. Ce n’est pas un hasard si, dans Qu’est-ce que la philosophie ?, Deleuze et Guattari présentent les concepts philosophiques eux-mêmes comme des formes absolues au sens ruyérien, concepts qu’il faut donc placer dans la continuité de toutes les individualités qui peuplent l’univers 2. Avec ce concept de forme absolue, ce sont trois tâches que Ruyer définit pour la métaphysique contemporaine. Tout d’abord, en dénonçant une vision désuète de la science, inspirée d’Auguste Comte, qui présupposait une hiérarchie entre les diverses sciences, avec la physique à sa base et ensuite la chimie, la biologie et les sciences humaines, il ouvre un nouveau programme pour une philosophie de la nature. Dans Éléments de psycho-biologie, il expliquait déjà qu’il revenait aux sciences de faire apparaître, non pas différents niveaux, mais des lignes de continuité entre les formes absolues ou les individus 3. Dans Néofinalisme, il évoque une conception « fibreuse » de l’univers 4 résultant des lignes de continuité entre molécules, virus, organismes et consciences. « Il est devenu simplement impossible de représenter l’univers – l’univers réel des êtres individuels – comme fait d’une série de couches superposées, les plus inférieures portant les autres. L’univers a plutôt une structure fibreuse dans le temps, chaque fibre représentant la ligne continue d’une existence individualisée 5. » Comme le suggère Ruyer, l’immortalité virtuelle des protozoaires exige que la vie d’un protozoaire actuel soit représentée comme une longue « fibre » remontant aux origines de la vie. Les divisions de reproduction 1. Ibid., p. 112. 2. Voir G. Deleuze et F. Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 1991, p. 198, où ils reconnaissent explicitement que leur analyse des concepts (dans le premier chapitre du livre) a exactement le même statut que l’analyse que donne Ruyer du cerveau en tant que forme absolue. 3. R. Ruyer, Éléments de psycho-biologie, op. cit., p. 1. 4. R. Ruyer, Néofinalisme, op. cit., p. 165-180, p. 140-153. 5. Ibid., p. 167, p. 142.

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et les unions symbiotiques peuvent créer des bifurcations ou des entrecroisements de « fibres », mais elles ne gênent en rien leur continuité. Cette conception fibreuse de l’univers implique une nouvelle distribution des sciences basée sur la distinction entre le moléculaire et le molaire. Aux yeux de Ruyer, la ligne de continuité fibreuse qui relie les atomes, les virus, les embryons et les cerveaux est entièrement « moléculaire » (Ruyer, bien sûr, construit un concept nouveau à partir de ce terme) au point qu’il peut dire qu’un éléphant est un être moléculaire, d’essence microscopique, bien plus que, disons, une bulle de savon 1. Une grande partie de la science traditionnelle traite des relations molaires secondaires et statistiques entre les formes absolues. Si nous regardions depuis le ciel une grande foule d’êtres humains traversant une ville au cours d’une manifestation, décrivant une certaine trajectoire le long des rues et en fonction des obstacles, son mouvement serait entièrement explicable par les lois de la mécanique des fluides, mais les propriétés molaires et statistiques de la foule ne diraient rien à propos des sujets individuels, qui sont des formes absolues 2. De même, on peut décrire entièrement une couche sédimentaire calcaire d’un point de vue déterministe, en fonction de ses propriétés physiques et géologiques, mais on ne saurait néanmoins la confondre avec les mollusques individuels dont elle est constituée 3. C’est l’erreur de beaucoup de sciences traditionnelles que de « passer illégitimement des propriétés “molaires” et statistiques à des propriétés individuelles 4 ». La grande innovation de l’œuvre de Ruyer en ce qui regarde la philosophie des sciences aura été de donner la primauté aux sciences capables de faire voir ces lignes de continuité fibreuses entre les formes absolues, telles que la physique quantique (pour les molécules, les atomes et les réalités subatomiques), la biologie et l’embryologie (pour les êtres uni- et multicellulaires), la psychologie (pour la conscience) et la sociologie (pour la culture). Les sciences secondaires, dont certaines ont été jusqu’ici les sciences privilégiées, 1. 2. 3. 4.

Ibid., p. 106. Ibid., p. 100-101. Ibid., p. 169. Ibid.

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sont celles qui se contentent d’étudier les individus du côté molaire ou statistique, telles que la physique classique (par exemple la thermodynamique), la physiologie physico-chimique, la neuropsychologie, la biologie des populations (l’étude mathématique de la lutte pour la vie) et l’économie politique classique (les « phénomènes de foule »). Deuxièmement, l’univers fibreux envisagé par Ruyer pose un problème fondamentalement nouveau pour les sciences, celui de savoir comment différencier les formes absolues au sein de ces lignes de continuité. Ruyer donne en passant des indications sur la façon dont il aurait pu poursuivre ce projet encore à l’état naissant, qui tourne autour du statut de la mémoire. « La principale différence, probablement, entre les êtres physiques et les organismes plus complexes tient, non à l’instantanéité ou à l’absence de mémoire des premiers, mais à un manque de détachement de cette mémoire 1. » On a souvent remarqué que, pour l’espèce humaine, l’invention de la technologie de l’écriture était une externalisation de la mémoire sous une forme matérielle. Par ce moyen, l’information pouvait être stockée dans des documents (et maintenant des fichiers informatiques) plutôt que conservée dans le cerveau 2. De même, dans les organismes supposés « inférieurs », la mémoire est détachée et matérialisée sous la forme de molécules autoréplicatives. « La mémoire organique constitue des potentiels spécifiques, qui peuvent se réincarner en d’innombrables individus 3. » Ruyer suggère que « la première manifestation de cette mémoire “substantialisée” est peut-être le phénomène de reproduction, par auto-imitation, des virus protéines 4 ». À l’inverse, ce qui semble propre aux individualités physiques, c’est qu’elles ne connaissent pas cette semi-substantialisation de l’activité en une forme matérialisée de la mémoire : les atomes ont une « activité ininterrompue » et sont « sans mémoire détachable 5 ». En effet, « ils n’en ont pas besoin parce qu’ils 1. Ibid., p. 175. 2. Voir, par exemple, Walter J. Ong, Orality and Literacy : The Technologizing of the Word, Londres, Methuen, 1982. 3. R. Ruyer, Néofinalisme, op. cit., p. 175. 4. Ibid., n. 2. 5. Ibid., p. 178.

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n’ont jamais à reprendre le fil de leur activité ininterrompue 1 ». Ruyer peut donc dire sans paradoxe que le monde physique est moins substantiel, davantage « pur esprit », que les mondes organique et psychique, dont chacun a détaché de soi sa mémoire devenue forme matérielle, substantialisée. Avec ce thème du détachement de la mémoire, en tant que critère de différenciation entre les formes absolues, ce sont de très riches perspectives qui s’ouvrent pour des recherches futures. Pour finir, les travaux de Ruyer contribuent à modifier le statut de certains problèmes croisés dans le domaine de la « philosophie de l’esprit ». On pourrait être tenté de qualifier sa métaphysique de panpsychiste (tout est conscient) ou de panvitaliste (tout est vivant). Ruyer lui-même recourt parfois à un tel langage, par exemple, lorsqu’il appelle l’embryon une « conscience primaire ». En établissant de tels liens, il est sûr que Ruyer se retrouverait en bonne compagnie. Whitehead, qui a exercé (comme Samuel Butler) une forte influence sur lui, qualifie sa philosophie du procès de « philosophie de l’organisme », et Deleuze s’est approprié la tradition vitaliste en parlant de « vie non organique ». Mais de telles caractérisations font manquer la véritable radicalité de la pensée de Ruyer. D’une part, les structures molaires ne sont pas des formes absolues, et jamais on ne pourrait dire d’un nuage, d’une formation sédimentaire ou d’une bulle de savon qu’ils sont « conscients » ou « vivants ». D’autre part, Ruyer insiste sur le fait qu’il « serait évidemment ridicule de s’imaginer que le mode d’unité d’une molécule est le même que le mode d’unité d’un organisme 2 ». Il est évident qu’il existe de grandes différences entre les deux, en fonction du degré atteint chez l’un et l’autre par le processus de détachement de la mémoire. Mais la revendication plus profonde de Ruyer est que la molécule et le cerveau se rattachent à un problème commun : « le mystère primaire de la forme en soi 3 ». Ils sont en effet tous deux des individualités ou des formes qui persistent et se reconstituent 1. Ibid. 2. Ibid., p. 130. Voir aussi R. Ruyer, Éléments de psycho-biologie, op. cit., p. 2 : « Il serait artificiel de mettre sur le même plan les espèces vivantes et les espèces chimiques. » 3. Ibid., p. 130.

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dans une activité autoformatrice. Ce que nous propose la philosophie de Ruyer, comme il le dit lui-même, ce n’est donc pas « de définir l’atome, la molécule et l’individualité physique, comme des organismes [panvitalisme] ou comme des consciences psychologiques [panpsychisme], mais plutôt de chercher ce qu’il y a de schématiquement commun à la fois à la molécule, à l’organisme et à la conscience. Ce schéma commun, c’est qu’il s’agit, dans tous ces cas, d’un domaine de survol absolu et d’activité 1 ». Cette thèse implique, nous espérons l’avoir montré, une philosophie de la nature entièrement nouvelle.

1. Ibid., p. 191.

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Le temps en soi ou la coexistence des choses Élie DURING

Le résultat auquel Monsieur Palomar est en train de parvenir, peut-être est-il de faire courir les vagues dans le sens opposé, de renverser le temps, d’apercevoir la vraie substance du monde en dehors des habitudes sensorielles et mentales ? Mais non : il parvient à ressentir une légère sensation de vertige, rien de plus 1.

Que peut signifier le temps en soi ? La réponse tient en un mot : coexistence. Le véritable en-soi du temps ne se loge pas dans la profondeur géologique des âges du monde, mais dans l’amplitude sans borne et le creux du « maintenant ». Il concerne la coexistence, et plus précisément le simultané, comme milieu de la séparation.

LE MONDE SANS NOUS

Suivant une tradition inaugurée par Kant, nous envisagerons la coexistence comme une modalité temporelle à part entière, et la simultanéité comme une relation dont le contenu ne se réduit ni au simple fait de la juxtaposition spatiale, ni à la simple 1. Italo Calvino, Monsieur Palomar, trad. J.-P. Manganaro, Paris, Seuil, 1985, p. 15.

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absence de succession. Dans la Dissertation de 1770, il est déjà question de la simultanéité comme de « la plus intéressante des idées dérivées du temps », mais tout indique qu’il n’y a en vérité aucun rapport de priorité entre le schème de la succession et cette dimension latérale du temps qui rassemble dans une même unité les êtres et les événements ayant lieu « en même temps ». Le temps est à la fois, et d’emblée, ligne et cercle, série et domaine, pour reprendre les images de la « première analogie de l’expérience 1 ». Les choses subsistent, se suivent et coexistent dans un même champ temporel. Mais autant le dire tout de suite, la coexistence qui nous intéresse ici n’est pas celle qui s’exprime dans la superposition des rythmes microscopiques ou cosmiques, dans cette diversité innombrable des échelles temporelles qu’il est convenu d’invoquer pour relativiser l’ordre humain du temps et inspirer l’humilité. Ne l’oublions pas, la fantasmagorie romantique du monde sans nous, nourrie par les données fossiles et toutes les traces témoignant d’un monde d’avant ou d’après l’homme, est un vieux tour inventé par les idéalistes. C’est l’histoire qu’ils se racontent pour se faire peur, et pour mieux conjurer le péril. Elle n’impressionne plus aujourd’hui que les apprentis réalistes spéculatifs qui s’imaginent qu’il suffit de méditer sur les espaces et les temps infinis pour sentir le vent du Grand Dehors. Rien de tel qu’une exposition prolongée aux règnes infra- et supra-humains (comme peut-être aux rayons ultraviolets) pour se donner enfin le courage de défaire d’un coup sec ce lien de co-appartenance 1. « Tous les phénomènes sont dans le temps. Celui-ci peut déterminer de deux façons le rapport intervenant dans leur existence, selon qu’ils sont successifs ou simultanés. Du premier point de vue, le temps est considéré comme une série chronologique [Zeitreihe] ; du second, il est considéré comme étendue temporelle [Zeitumfang] », Kant, Critique de la raison pure, A 182, trad. A. Renaut, Paris, Aubier, 1997, p. 253. Piaget poussera encore plus loin cette idée en soutenant que la représentation du temps proprement dit, en tant qu’il est distinct de la simple durée ou de la perception diffuse d’un changement qualitatif éprouvé « sur place », suppose nécessairement de faire intervenir des coordinations entre au moins deux durées simultanées. Mais cette idée est déjà inscrite en filigrane dans la caractérisation que donne Bergson de l’expérience de la durée comme différence entre flux de devenir hétérogènes : le célèbre exemple du verre d’eau sucrée peut être interprété dans ce sens.

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originaire entre monde et sujet, être et conscience, que Husserl nommait l’« a priori universel de la corrélation 1 ». Schopenhauer résume pourtant bien le problème dans le complément au premier chapitre du Monde comme volonté et comme représentation. Il commence par évoquer le spectre d’un « temps sans commencement et sans fin » : le temps de la matière, indiffé2

l’illusion qui soutient une telle représentation imaginaire. En vérité, la matière impassible qui demeure « de millénaire en millénaire, à travers le temps infini 3 », cette matière tout comme le temps qu’elle occupe, « n’existe[nt] que dans ma représentation ». Le temps géologique ou cosmique n’est jamais « qu’une forme de notre intuition, qui par suite n’appartient pas aux choses en soi ». Loin de nous livrer l’en-soi du monde, la possibilité même de se rapporter à une nature précédant l’homme témoigne du fait que l’esprit et la matière « forment un tout, que l’intellect élabore lui-même cet ordre, et qu’il n’existe que pour les choses, tandis qu’elles n’existent, à leur tour, que pour lui. » Sous une forme moins abrupte, et avec la prudence qui le caractérise, Husserl rejoue ce même scénario dans ses textes consacrés aux mondes préhistoriques : il y est question d’une Terre « prise dans un devenir anhistorique », de terribles « coulées de lave », « d’ères glaciaires et d’autres climats où régnait une tout autre vie organique », « où toute vie humaine et toute existence psychophysique étaient impossibles », et encore du « monde spatial astronomique “infini” et “incommensurable” » 4. Cependant, à la fin, comme il fallait s’y attendre, c’est 1. Voir Edmund Husserl, La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale [1935], trad. G. Granel, Paris, Gallimard, 1976, § 46. 2. « Des sphères innombrables qui brillent dans l’espace infini, chacune éclairant une douzaine environ de sphères plus petites tournant autour d’elles, brûlantes à l’intérieur et recouvertes d’une croûte figée et froide sur laquelle une couche de moisissure a engendré des êtres vivants et connaissants – voilà la vérité empirique, le réel, le monde », Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, II, trad. M. Dautrey, C. Sommer et V. Stanek, Paris, Gallimard, coll. « Folio-Essais », 2009, 2 vol., p. 1147. 3. Ibid., p. 1170. 4. E. Husserl, « Monde humain, monde animal, monde préhistorique » [1932], trad. E. Alloa, Philosophie, 131, septembre 2016, p. 23. On consultera également l’éclairant commentaire donné par le traducteur en introduction des textes réunis dans ce numéro.

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bien du monde historique humain que rayonnent tous les liens de « motivation » qui permettent de donner leur signification ultime à cette histoire naturelle du monde, à ce temps minéral ou sidéral qui nous précède et nous déborde, et dont nous sommes pourtant curieusement contemporains 1.

ANTÉRIORITÉ DE L’EN-SOI

L’argument de l’« ancestral » – est-il besoin de le rappeler ? – n’a jamais voulu jouer directement sur ce terrain : la partie y serait perdue d’avance. Lorsque Quentin Meillassoux évoque l’idée d’un temps long qui offrirait une sorte de recul vertigineux sur l’événement de « l’avoir-lieu du transcendantal 2 » – l’apparition du sujet transcendantal et donc de la donation comme telle –, il s’agit seulement de créer une première fissure dans le fortin corrélationiste, et certainement pas de construire une porte dérobée qui donnerait de plain-pied sur le dehors désertique. L’argument a une valeur avant tout propédeutique ; c’est sa puissance d’ébranlement qui est l’essentiel, et non sa force probatoire. Du reste, l’idéaliste a beau jeu de le rappeler : l’événement dont il s’agit n’a pas sa place dans l’ordre des événements empiriques, il ne peut être qu’un événement « hors temps », exactement au sens où l’extériorité de la chose en soi est en vérité « hors espace ». Ce qui n’empêche pas d’ailleurs de prendre les énoncés de la science « littéralement » : Kant ne revendiquait-il pas, au revers de sa profession de foi idéaliste, un solide « réalisme empirique » ? La force de l’argument de l’ancestralité consiste à embrasser tactiquement la perspective du naturalisme scientifique pour, en premier lieu, obliger le corrélationiste à envisager la question que sa position oblitérait – celle de l’apparition du sujet transcendantal –, et, en second lieu, le forcer dans ses derniers retranchements 1. Ces textes préfigurent, sur un mode plus dramatique, la discussion des paradoxes de l’inscription naturelle de l’ego transcendantal et de sa constitution comme être-dans-le-monde dans la Krisis (Husserl, La Crise des sciences européennes…, op. cit., § 53-54). 2. Quentin Meillassoux, Après la finitude, Paris, Seuil, 2012, 2e éd., p. 47.

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en lui faisant admettre que, sous peine de verser dans un idéalisme subjectif ou absolu, le principe d’un réel extérieur à la pensée doit se décliner non seulement de manière spatiale, comme extériorité, mais également de manière temporelle, comme antériorité 1. Car l’événement dont nous parlons, sans être strictement datable, sans s’identifier à l’occurrence empirique, intra-temporelle, de l’émergence de la conscience qui est la condition de tout ordre chronologique, a pourtant bien eu lieu plutôt que pas du tout ; il faut donc qu’il y ait une antériorité qui remplisse une fonction symétrique de celle de l’extériorité attachée à la chose en soi. Cette antériorité est une figure plausible du temps en soi, bien qu’elle se plie difficilement à nos schémas temporels habituels. La chose en soi, admettait Kant, est « hors de nous 2 ». Mais cette extériorité était pensée dans un rapport de coïncidence stricte avec le fait de la donation ; elle était si l’on veut contemporaine de l’événement du monde et en ce sens strictement coextensive au sujet transcendantal. S’il arrivait qu’elle fût désignée par facilité comme « cause » du phénomène, il fallait évidemment l’entendre au sens d’un fondement intemporel. C’est pourquoi elle ne menaçait en rien le dispositif de la corrélation ; tout au contraire, elle en constituait la confirmation sous la forme d’une doublure fantasmatique. L’idée d’une antériorité de la chose en soi, en revanche, introduit dans le tableau d’ensemble un effet de bougé qui fait du même coup entrevoir, sans qu’on sache encore en articuler la forme, un temps en soi qui déborde le sujet, mais qui n’a pas pour autant à être rejeté derrière lui, localisé dans les profondeurs obscures des âges préhistoriques. Bien entendu, l’argument trouvait là son point de départ ; mais la référence à l’ancestral n’était qu’une amorce. Tout l’intérêt de l’argument est d’ouvrir sur l’en-soi du temps une perspective 1. La fonction de l’archi-fossile comme indice d’un « réel ancestral » ne consiste pas simplement à marquer « l’éloignement dans le temps » (ibid., p. 40), mais plus fondamentalement « l’antériorité dans le temps » ; il est non seulement sans témoin, mais « sans donation » (p. 40), pointant vers un événement antérieur absolument à la vie terrestre, « donc à la donation elle-même » (p. 39). 2. E. Kant, Prolégomènes, § 13, remarque 2 ; même expression au § 49, mise en contraste cette fois-ci avec un deuxième sens de l’extériorité : « est empiriquement hors de moi ce qui est intuitionné dans l’espace ». Mais l’aspect temporel de l’affaire (« avant moi ») n’est pas évoqué.

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oblique qui le révèle comme disponible, en droit, à tout moment, justement parce qu’il n’entretient aucune relation chronologique déterminée avec nous. En ce sens l’antériorité de l’en-soi est une dimension du présent.

CO-PRÉSENCE

Cette lecture force-t-elle les choses ? C’est bien possible. Du moins offre-t-elle une première prise – spéculative – sur la notion de coexistence, dont nous avions commencé à dire en quel sens nous ne la prendrions pas. Le moment est venu de préciser cela à l’épreuve d’un autre corpus. La coexistence est généralement confondue avec le sentiment diffus d’une co-présence du sujet aux choses et, par là, des choses les unes aux autres. Ce sentiment est attesté par l’analyse phénoménologique. Reconduit à sa signification première, il acquiert une portée ontologique : les choses entrent dans des relations spatiales et temporelles multiples en vertu de leur co-appartenance à une même sphère d’existence, ou plus généralement à un même monde, une même étoffe sensible. C’est en ce sens que Merleau-Ponty parle d’une « vague temporelle 1 » enveloppant l’ensemble mouvant des choses, aussi obscurs que soient les confins où nous les situons. La simultanéité est donc d’emblée envisagée en durée, comme le recommandait Bergson 2. Elle présente une véritable signification temporelle et se distingue en ce sens de l’espace inerte, forme de l’extériorité ou ordre des coexistants. Cette manière d’envisager la coexistence correspond à une figure du temps qui n’est pas celle du fleuve, ni de la flèche, mais qui hante depuis toujours les discours sur le « temps du monde », le « grand temps » auquel se confronte le fragile temps des hommes : c’est, selon une belle image héritée d’Aristote, le temps 1. Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, p. 381. 2. Voir notamment Henri Bergson, Durée et Simultanéité, Paris, Puf, 2009, p. 51.

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comme enveloppe du devenir 1. Cette enveloppe échappe à la phénoménalisation ; elle doit demeurer voilée comme le revers du visible, et c’est le travail de la métaphysique de la dégager pour elle-même lorsqu’elle s’interroge sur le monde comme totalité, sur l’espace et le temps en soi, au-delà des structures subjectives que désignent habituellement ces termes dans la tradition transOn comprend cependant que la coexistence ainsi définie n’ouvre un accès à l’en-soi que sur le fond d’une connivence première du sujet situé et de son entour. Les faits de coexistence, les variétés de la télé-présence ou de la « télé-vision 2 », révèlent une nervure commune au monde humain et au monde naturel. Pour tenir ensemble et coexister, les choses doivent se serrer dans la profondeur de champ, elles ne s’exhibent qu’à condition de nous tourner partiellement le dos. Mais elles ne vont jamais jusqu’à s’absenter complètement ; occlusion mutuelle ne signifie pas oblitération ni obturation, de sorte qu’il doit toujours être possible, en principe, de relier continûment, au sein de l’être, n’importe quel point à n’importe quel autre. Ainsi les « antipodes », bien qu’étant pour moi beaucoup plus « loin » que la pièce où je me trouve, peuvent tout de même être atteints par recoupement des champs sensibles. Conformément à l’image du champ, la circulation au sein de l’être sensible est gouvernée par un principe d’action locale, de transmission ou de propagation de proche en proche, ce qui n’exclut évidemment pas des dénivelés, des seuils qualitatifs, des transitions de phase et même des déphasages de toutes sortes 3. 1. Voir Paul Ricœur, Temps et Récit, III, Paris, Seuil, 1985, p. 28, 154. 2. M. Merleau-Ponty, Signes, Paris, Gallimard, 1960, p. 24. 3. Même le phénomène de déphasage relativiste des durées illustré par le paradoxe des jumeaux de Langevin (avec l’observation d’une différence dans les temps propres écoulés respectivement dans deux systèmes accélérés, et une dislocation des relations de simultanéité habituelles durant toute la phase de séparation) peut être « dissimulé » pour peu qu’on se donne la possibilité de créer sur cette base une enveloppe de simultanéité interactive par émission continue de signaux d’un observateur à l’autre. Ainsi, la co-présence disloquée (ou distendue) des jumeaux ne les empêche nullement de continuer à communiquer au sein de leur voisinage spatio-temporel. C’est le thème du roman de Robert Heinlein, Time for the Stars. Voir Paul Langevin, Le Paradoxe des jumeaux. Deux conférences sur la relativité, éd. É. During, Nanterre, Presses universitaires de Paris-Nanterre, 2016.

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416 L’EN-SOI DU TEMPS COMME DURÉE

Dans cette perspective, l’en-soi du temps semble devoir être cherché dans une région plus obscure encore que les franges du champ de co-présence : celle qui se laisse deviner au fond du flux temporel, et déjà dans la conscience intime du temps, en sondant le phénomène même du « passage ». Envisagé selon l’axe longitudinal, celui de la durée éprouvée localement depuis le site occupé par une conscience vivante (Bergson), ou bien d’une vague de devenir balayant la nature tout entière (Whitehead), ce temps est volontiers décrit comme plus profond que toute chronologie assignable. En s’interrogeant sur la perception du changement ou l’être du « souvenir pur », on peut formuler l’hypothèse d’un passé survivant « en soi » sous la forme d’une mémoire ontologique immanente au changement, un passé qui n’aurait pas à être d’abord présent – puis à passer – pour se constituer et se conserver comme passé 1. Deleuze parlait à ce sujet de « l’en-soi du temps comme fondement dernier du passage 2 » ; prolongeant les intuitions bergsoniennes, il envisageait avec l’« image cristal » la présentation sensible d’un « temps non-chronologique 3 ». Ce thème cristallin continue de nourrir les projets contemporains d’une philosophie du temps accordée à l’âge digital. Selon d’autres voies, avec le renfort de la (neuro-)psychologie de la conscience intime du temps, on plonge dans l’abîme du présent en explorant les seuils clairs-confus où émerge le sentiment du « moment » : à ces échelles de durée ultra-compactes, évaluées en millisecondes, la métaphore même du « flux » finit par se disloquer et perdre toute pertinence ; l’expérimentation de laboratoire parvient à mettre en évidence le phénomène d’une pure succession sans ordre temporel, ou à tout le moins, d’une perception du non-simultané indépendante de l’ordre linéaire des instants 4. 1. H. Bergson, Le Souvenir du présent et la Fausse Reconnaissance, Paris, Puf, 2012. 2. G. Deleuze, Différence et Répétition, Paris, Puf, 1969, p. 111. 3. G. Deleuze, L’Image-temps, Paris, Minuit, 1985, p. 109. 4. Voir Marc Wittman, « Moments in Time », Frontiers in Integrative Neuroscience, 5, 2011, p. 2.

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Tous ces exemples ont en commun de chercher à atteindre l’ensoi du temps de manière immanente, sur le plan de l’expérience « intégrale », par un élargissement de sa base ou par un effrangement des formes stabilisées dans lesquelles se réfléchit ordinairement la conscience temporelle. On complique l’image du temps, on la déplie selon ses véritables dimensions, de manière à dégager ce qui du temps se soustrayait au sujet – non par principe, mais en fonction d’un certain régime de la subjectivité correspondant, par exemple, à une orientation pratique de la connaissance privilégiant les continuités et l’ordre sériel.

LES ORDRES DU TEMPS

En somme, l’enjeu commun aux bergsoniens et aux matérialistes spéculatifs – pour faire court – est de se servir du temps lui-même pour subvertir un certain ordre du temps, et avec lui une certaine conception de l’expérience, de la nature et du réel. Parmi les structures dont on s’accorde à dire qu’elles médiatisent notre accès au réel, le temps occupe assurément une place de choix, et l’influence de la doctrine kantienne du temps est encore sensible dans toutes les approches (psychologiques, cognitives, linguistiques ou autres) qui voient dans les schèmes temporels et les catégories correspondantes – certes relativisées, pluralisées – une condition subjective ou anthropologique indépassable de notre rapport au monde. La discussion porte le plus souvent sur le niveau auquel il convient de situer la modalité fondamentale du « cadrage » effectué par le sujet transcendantal pour élaborer les formes de l’expérience et de l’objectivité. Pour Kant, comme on sait, c’est la forme du sens interne qui, dès le premier étage de la Critique, inscrit le temps au niveau des structures de la simple réceptivité sensible. Aux étages supérieurs, dans la section des « analogies de l’expérience », cette doctrine du temps se complexifie considérablement. Déployée suivant les catégories de la relation (substance, cause, communauté), elle définit l’« ordre du temps », une trame formelle pour l’enchaînement universel des

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phénomènes sous l’idée d’une nature comme système de règles ou de lois. Dans ce dispositif général, la corrélation dont il a déjà été question est soutenue d’un bout à l’autre par une certaine conception du temps qui en est pour ainsi dire la colonne vertébrale. Or l’idée même d’un temps « en soi » paraît nécessairement incongrue dans une telle perspective ; on ne voit pas quel sens il y aurait à parler d’un temps qui ne serait pas d’emblée corrélé à une conscience, à l’orientation originaire d’une conscience vers le monde. Toutes ces déterminations de la forme du temps configurent un temps pour nous, le temps de notre accès aux choses. Car autrement le temps, en soi, n’est rien en dehors du sujet. Kant ne cesse d’y insister, même lorsqu’il s’attache à définir un ordre objectif du temps. D’où ces grandes stratégies dominantes aujourd’hui, auxquelles correspondent peut-être deux formes de l’orientation réaliste en métaphysique. D’un côté, ceux qui cherchent l’en-soi du temps au bout d’une réflexion toujours plus poussée sur des dimensions d’expérience émancipées des catégories de l’objectivité dont Kant a fixé le thème. Sous différentes dénominations (« durée » ou « procès »), ils visent un temps qui ne soit pas d’emblée compromis avec le projet de contenir la contingence (ou la création de perpétuelle nouveauté) dans les cadres d’une nature ordonnée à un système de lois. De l’autre, ceux qui, dénonçant la collusion des doctrines du temps avec la position même du sujet de l’expérience, introduisent un temps dont on pourrait dire, en suivant une analogie géométrique, qu’il se situe dans une dimension supérieure à celle du temps habituellement thématisé comme forme de l’expérience – peu importe d’ailleurs que cette forme soit a priori ou historiquement constituée. Avec le risque déjà entrevu : confondre purement et simplement le temps en soi avec une version naturaliste de l’ancestral, s’enfoncer dans la description fascinée d’un monde d’avant l’homme, avec la promesse un peu lointaine d’une libération des « choses » qui serait, du même coup, un nouveau départ pour la philosophie.

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LE NEXUS NÉGATIF

Or une autre voie est possible vers l’en-soi du temps, une voie plus directe, mais qui suppose de déplacer son regard de 90 degrés pour s’intéresser, non pas à ce grand temps qui nous précède et nous engloutira, ni aux sphères de co-présence qui nous enveloppent et nous débordent, ni non plus à l’essence non chronologique de la durée, mais à ce qui nous échappe parce que cela a simplement lieu ailleurs-maintenant. Notons qu’en dépit de l’orientation idéaliste de sa doctrine du temps, Kant nous aiguillait dans cette direction dans la troisième Critique en mentionnant, au paragraphe 27 de l’analytique du sublime, la simultanéité, ou plutôt l’effort désespéré, littéralement « régressif », pour renverser le cours du temps et donner une présentation simultanée de la totalité intotalisable d’impressions sensibles assaillant le sujet. L’affect sublime est inséparable de ce sentiment du simultané. Au-delà de l’orientation globale que Kant donne à son analyse, ce sentiment peut être lui-même envisagé de deux manières : ou bien, négativement, comme modalité de l’Idée imprésentable d’une totalité, ou bien, positivement comme modalité de l’Idée esthétique elle-même, autrement dit d’une intuition sans doute inexponible, puisqu’elle n’admet pas de concept adéquat, mais dont l’évidence sensible suggère immanquablement un témoignage du réel en personne – la marque sensible de la présence du Tout à ses parties, l’ombre portée de la totalité ou, plus simplement, la pression exercée sur chaque être par le fait même de sa coexistence avec tous les autres 1. Ce thème cosmologique du totum simul continuera de hanter Kant ; il revient de façon insistante dans l’Opus postumum et les réflexions sur l’omnitudo realitatis. Nous n’avons guère fait qu’entrevoir les raisons pour lesquelles cette dimension de la coexistence touchait à un en-soi du temps au cœur même de l’ordre du temps le mieux établi en apparence : celui qui fait communiquer ma durée vécue avec le temps public 1. Raymond Ruyer définit ainsi le présent comme effet de « conjoncture » émergeant sur une simultanéité d’interactions. Voir R. Ruyer, Éléments de psycho-biologie, Paris, Puf, 1946, p. 11-112, p. 179.

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à travers un système étendu de correspondances, une coordination des durées distribuées dans l’espace. Mais tout est en place à présent pour opérer sur ce point une distinction cruciale. L’idée de coexistence présente en effet deux aspects dont l’un est comme le revers de l’autre : d’une part, la co-présence, une relation dont a vu qu’elle était gouvernée par un principe de connexion locale ou d’action de proche en proche ; d’autre part, la simultanéité proprement dite, lovée au cœur du champ de co-présence, et que nous définirons comme une relation temporelle sui generis ordonnée à l’idée de séparation. Parce qu’elle n’est limitée par rien d’autre que les contraintes générales pesant sur les possibilités de connexion entre les choses (par exemple, une vitesse-limite pour la propagation des influences causales), la relation de co-présence s’étend virtuellement à tout. Tout est co-présent à tout, aux délais près. Ce caractère ubiquitaire s’accorde au thème métaphysique de la communication universelle (le nexus rerum, la connexion des choses) ; il soutient la représentation d’une nature comme plenum où tout conspire malgré les degrés de proximité et d’éloignement, la diversité des rythmes et des échelles temporelles, les durées hétérogènes empiétant les unes sur les autres. Et bien entendu, comme on le voit chez Kant, le bon point de vue sur cette idée totalisante de la communauté doit coïncider avec une réaffirmation de l’idéalisme, sous peine de verser dans la métaphysique dogmatique. Le tota simul n’est à la fin qu’une Idée qui transcende les limites de l’expérience. S’il conserve une portée réaliste, ce ne peut être qu’en vertu d’une position de second ordre 1. La simultanéité proprement dite, en revanche, s’excepte de ce commerce universel, ou plutôt elle lui soustrait d’emblée les êtres auxquels elle s’applique, l’empêchant du même coup de se refermer sur soi comme une totalité close. Cette relation n’est certes pas absolue, elle n’est pas indépendante des conditions générales de la co-présence dont elle constitue à certains égards l’image en creux, une espèce de nexus négatif ; mais elle est bien exclusive, 1. Ainsi, par exemple : « Une totalité d’objets des sens simultanément existants est donnée (à condition de ne pas adopter l’idéalisme, dont l’affirmation appartient à un autre domaine de la Philosophie) » (Ak. XXI, 552). Cette citation est donnée par Paul Clavier dans sa contribution à ce volume.

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car en liant ainsi deux événements ou deux êtres, elle les arrache du même coup à toute autre détermination relationnelle pour nous obliger à les envisager sous le seul point de vue de leur coexistence. Il n’y a donc pas moyen de la déduire du fait de l’interaction, fût-ce par une espèce de passage à la limite (qui supposerait une vitesse de connexion infinie). Le schème de l’action réciproque, qui donne son contenu à la notion de coexistence dans la section de la première Critique consacrée à la « troisième analogie de l’expérience », est encore un mode de la coprésence ; il se soutient intégralement de l’action par contact (éventuellement retardée, car Kant n’ignore évidemment pas les temps de transmission), tandis que l’efficace de la séparation est une espèce d’action à distance – ou peut-être sans distance, si l’on suit la caractérisation que donne Raymond Ruyer des « formes vraies 1 ». Indifférente au degré d’éloignement spatial, elle peut s’insinuer dans le voisinage le plus restreint pour y creuser des abîmes, comme elle peut s’étendre aux confins de l’univers visible, à des échelles sidérales. La théorie de la relativité restreinte, telle du moins que Whitehead a su la comprendre, offre de cette situation de base une sorte de maquette théorique ; la géométrie de Minkowski, en particulier, formalise un nouveau régime des multiplicités de coexistence qui donne toute sa portée à la notion de séparation en requalifiant la distance de manière intensive, en fonction des limites pesant sur les vitesses de propagation. La beauté de la chose est que l’idée de déconnexion semble y émerger, comme par magie, de la seule donnée des connexions locales, comme une conséquence rigoureuse du principe de localité incarné par la vitesse finie de la lumière. Si l’on renonce à la physique des actions à distance pour s’en tenir aux actions locales (par contact), et si la propagation des effets de proche en proche ne peut avoir lieu qu’à vitesse finie, il est clair en effet que toute 1. Voir R. Ruyer, Néofinalisme, Paris, Puf, 2012, chap. IX et X. Les formes vraies se distinguent par leur mode d’unité tota simul. Elles ne sont pas produites partie par partie, suivant des synthèses opérant « bord à bord » à partir d’une multiplicité spatio-temporelle ; ce sont des « domaines absolus » qui se présentent d’une pièce et tiennent leur cohésion de liaisons non locales, ou « trans-spatiales ». Voir É. During, « Survoler le temps : l’espace-temps comme schème, mythe et thème », Revue de métaphysique et de morale, à paraître.

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connexion prend du temps : le principe de localité se prolonge en principe d’action retardée. Mais cela signifie aussi que tout ne peut être connecté à tout. Cette intuition simple débouche sur une transformation sans précédent de la forme du nexus causal. La figure du monde comme plenum lié par l’interaction universelle des substances, où « tout corps se ressent de tout ce qui se fait dans l’univers » (Leibniz), n’est plus qu’une approximation ; elle s’avère en fait trouée de part en part. Chaque événement ou processus, envisagé depuis son situs spatio-temporel, détermine sous sa perspective particulière une partition du monde : d’un côté, tous les événements passés ou futurs susceptibles de l’influencer ou d’être influencés par lui, de l’autre, tous ceux qui, par principe, ne peuvent se connecter avec lui, formant ainsi une zone de déconnexion relative. Whitehead définit comme « contemporains » tous les événements « causalement indépendants », dont la séparation spatio-temporelle est telle qu’aucune connexion causale ne pourrait les mettre en relation. Toute simultanéité d’interaction comporte des angles morts, conférant à l’espacetemps cette texture lacuneuse que Bachelard reprochait aux bergsoniens de n’avoir pas su reconnaître 1.

LA SIMULTANÉITÉ PROPREMENT DITE

La théorie de la relativité restreinte fait donc déjà entrevoir en creux, au sein même du nexus causal, des poches de vide où la déliaison semble passer au premier plan par l’effet d’une espèce de réorganisation globale du type figure/fond. La portée philosophique de cette transformation est considérable, bien qu’elle soit généralement recouverte par l’agitation verbale autour de la relativité de la simultanéité ou de l’inexistence du temps. Elle nous oriente en direction du réalisme, car la séparation dont il est question ici ne se résume pas à la visée intentionnelle de l’absence par une conscience imaginante, mais trouve son fondement dans les 1. Gaston Bachelard, La Dialectique de la durée, Paris, Puf, 2001, 3e éd., passim.

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choses, dans la manière dont les perspectives temporelles s’insèrent objectivement dans l’ordre des connexions et des déconnexions. Cependant, il faut davantage pour convertir les points aveugles de l’interaction en une véritable simultanéité de séparation, de sorte que deux êtres se trouvent coupés et retranchés ensemble du tout des relations dans lequel ils s’inséraient, y compris celles qui les rattachaient le cas échéant à une histoire commune. Sartre fournit le type d’une telle relation dans son analyse de la coexistence des consciences : « la simultanéité suppose la liaison temporelle de deux existants qui ne sont liés par aucun autre rapport 1 ». Tout se passe alors comme si le passé et le futur de leur relation étaient eux-mêmes obturés – du moins pour un temps. Telle serait donc la simultanéité, ramenée à son principe actif : une relation qui ne lie qu’en séparant. La simultanéité est certes dépendante des relations de co-présence : c’est bien à partir d’elles qu’elle opère, en creusant dans l’éther relationnel une espèce de vacuole de négativité, mais la co-présence seule ne permet pas de dériver la simultanéité ; à strictement parler, celle-ci n’en émerge pas. Pour apparaître, la simultanéité exige a minima l’interposition d’une altérité, d’une figure de l’ailleurs qui agisse comme un principe d’incommunicabilité : « Un monde pour un seul pour-soi ne saurait comprendre de simultanéité, mais seulement des coprésences, car le pour-soi se perd hors de lui partout dans le monde et lie tous les êtres par l’unité de sa seule présence 2. » La simultanéité opère ainsi une synthèse disjonctive d’un genre tout à fait nouveau, dont la signification temporelle ne peut s’adosser à aucune garantie matérielle (synchronisation par échange de signaux) ou transcendantale (universalité de la forme temps). Elle court-circuite le schème kantien de l’action réciproque : « Deux existants qui exercent l’un sur l’autre une action réciproque ne sont pas simultanés précisément parce qu’ils 1. Jean-Paul Sartre, L’Être et le Néant, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1976, p. 306. On notera au passage que si le mot simul dit le fait d’être ensemble, en même temps, simultas suggère plutôt la rencontre et l’affrontement de deux rivaux. 2. Ibid.

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appartiennent au même système 1. » Le présent simultané est en ce sens inappropriable : il définit un ailleurs auquel je peux me rapporter sur le mode de la séparation, mais du même coup un dehors de mon présent lui-même, une doublure de néant bordant le présent de co-présence 2. De cette expérience première d’une co-présence évidée et retournée comme un gant, Sartre offre de nombreuses illustrations dans son œuvre. La plus parlante se trouve dans les Carnets de la drôle de guerre : « J’imagine que si on la vivait ici dans toutes ses dimensions, la simultanéité, on passerait sa journée à saigner comme un sacré-cœur, mais bien des choses nous la couvrent 3. » Bien des choses, et notamment la pratique ordinaire du commerce épistolaire, cette action réciproque distendue, rythmée par les délais de livraison postale. « Mais que tout à coup la simultanéité se dévoile, alors la lettre est un coup de poignard : d’abord elle révèle des événements irrémédiables, puisqu’ils sont passés, et ensuite elle laisse échapper l’essentiel, cette vie présente des consciences, qui ont survécu à leurs lettres, qui y ont échappé et qui poursuivent leurs vies par-delà ces messages morts, comme les vivants par-delà les tombes. À ce moment-là, je ne sais comment dire, il semble que c’est moi qui suis passé, impuissant, inefficace. Je ne puis me raccrocher à mon avenir d’ici, il s’engloutit 4. » Le passage entier décrit avec une grande finesse de détail l’extraordinaire siphonage de la temporalité en quoi consiste cette exposition du présent à son dehors, cette extraposition du présent vécu en simultanéité nue qui est la marque la plus évidente, en même temps que la plus discrète – parce qu’elle est généralement recouverte par la rumeur de la co-présence –, d’un temps en soi. Cette notion de la simultanéité comme relation qui sépare soulève naturellement beaucoup d’interrogations, à commencer par celle-ci : s’agit-il bien d’une relation ? Ne conviendrait-il pas de 1. Ibid. 2. « En tant que présent saisi par autrui comme mon présent, ma présence a un dehors… », ibid. 3. J.-P. Sartre, Carnets de la drôle de guerre, in Les Mots et autres écrits autobiographiques, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2010, p. 347. 4. Ibid., p. 347-348.

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Le temps en soi ou la coexistence des choses

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réserver ce concept pour les relations de contiguïté ou d’enveloppement qui sous-tendent la causalité par contact et la composition méréologique des sphères de co-présence 1 ? Ou bien, tout à l’inverse : en postulant un ailleurs ou un contemporain irréductibles à mon présent élargi, a-t-on fait autre chose qu’absolutiser le schème de la corrélation en en donnant une formulation en termes d’intersubjectivité, le temps d’autrui assumant alors toute la fonction de l’en-soi ? Cependant, le propos de ce texte n’était que d’introduire l’idée d’un temps en soi, non d’en déployer tous les tenants et aboutissants. Or on comprend maintenant pourquoi il paraissait nécessaire de se tourner pour cela vers la simultanéité, plutôt que vers les profondeurs du flux temporel en soi et hors de soi : ce degré zéro de la connexion en quoi consiste finalement la simultanéité revient en effet à déposséder le sujet de ses modes de temporalisation habituels pour l’exposer à une dimension du temps bien plus radicalement extérieure que toutes les figures du « temps du monde » qui peuvent peupler son champ de co-présence. On pressent également que ce temps en soi, agissant à distance, porte une autre idée de la nature et des puissances du temps. La manière même dont on l’a décrit l’apparente, par son caractère d’interruption, d’irruption ou d’effraction, à l’événementialité de ce qui arrive. Mais le simultané n’est pas seulement ce qui arrive : c’est ce qui arrive ailleurs, et par là même à un autre, si proche soit-il.

1. Le chapitre X de Néofinalisme propose une théorie de la connexion réelle (irréductible aux simples relations intentionnelles) qu’il est tentant d’étendre aux pseudo-« relations » de simultanéité, bien que Ruyer ne l’envisage que selon l’axe longitudinal de la durée, pour penser l’endo-consistance temporelle exhibée par les véritables activités formatives. Pour une approche contemporaine des connexions, voir Frédéric Nef, L’Anti-Hume. De la logique des relations à la métaphysique des connexions, Paris, Vrin, 2017.

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SIXIÈME PARTIE

Le perspectivisme

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Le fantôme de la Chose en soi L’identité en régime perspectiviste et multinaturaliste Eduardo VIVEIROS

DE

CASTRO

Comme divers ethnologues l’avaient déjà remarqué 1, mais presque toujours en passant, de nombreux peuples (vraisemblablement tous) du Nouveau Monde partagent une conception selon laquelle le monde est composé d’une multiplicité de points de vue : tous les existants sont des centres d’intentionnalité, qui appréhendent les autres existants selon leurs caractéristiques et puissances respectives. Les présupposés et les conséquences de cette idée sont irréductibles au concept courant de relativisme qu’ils semblent, à première vue, évoquer. Ils se disposent, à vrai dire, sur un plan orthogonal à l’opposition entre relativisme et universalisme. Une telle résistance du perspectivisme amérindien aux termes de nos débats épistémologiques met en doute la transportabilité des partitions ontologiques qui les alimentent. C’est la conclusion à laquelle sont arrivés nombre d’anthropologues (quoique pour des raisons différentes) lorsqu’ils font valoir que la distinction entre Nature et Culture – article premier de la Constitution de la discipline, où elle fait acte d’allégeance à la vieille matrice métaphysique occidentale – ne peut être utilisée pour décrire certaines dimensions ou domaines internes des cosmologies non occidentales sans faire d’abord l’objet d’une critique ethnologique rigoureuse. 1. Ce texte reprend partiellement le contenu de deux chapitres de Métaphysiques cannibales. Lignes d’anthropologie post-structurale, trad. O. Bonilla, Paris, Puf, p. 19-42.

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Dans le cas présent, une telle critique imposait la redistribution des prédicats rangés dans les deux séries paradigmatiques de la « Nature » et de la « Culture » : universel et particulier, objectif et subjectif, physique et moral, fait et valeur, donné et institué, nécessité et spontanéité, immanence et transcendance, corps et esprit, animalité et humanité, etc. Cette nouvelle donne des cartes conceptuelles nous a conduits à suggérer l’emploi de l’expression « multinaturalisme » pour désigner un des traits distinctifs de la pensée amérindienne par rapport aux cosmologies « multiculturalistes » modernes : alors que ces dernières s’appuient sur l’implication mutuelle entre l’unicité de la nature et la multiplicité des cultures – la première étant garantie par l’universalité objective des corps et de la substance, la seconde étant engendrée par la particularité subjective des esprits et des signifiés 1 –, la conception amérindienne supposerait au contraire une unité de l’esprit et une diversité des corps. La « culture » ou le sujet représenteraient la forme de l’universel, la « nature » ou l’objet, la forme du particulier. L’ethnographie de l’Amérique indigène est peuplée de ces références à une théorie cosmopolitique qui décrit un univers habité par divers types d’actants ou d’agents subjectifs, humains et nonhumains – les dieux, les animaux, les morts, les plantes, les phénomènes météorologiques, très souvent les objets et les artefacts aussi –, tous munis d’un même ensemble général de dispositions perceptives, appétitives et cognitives, autrement dit, d’une « âme » semblable. Cette ressemblance inclut un même mode, pour ainsi dire performatif, d’aperception : les animaux et les autres non-humains pourvus d’âme « se voient comme des personnes » et donc, ils « sont des personnes », c’est-à-dire : des objets intentionnels ou à deux faces (visible et invisible), constitués par des relations sociales et existant sous le double mode pronominal du « réflexif » et du « réciproque », c’est-à-dire, du collectif. Ce que ces personnes voient, cependant – et donc ce qu’elles sont en tant que personnes –, constitue précisément le problème philosophique posé par et pour la pensée indigène. 1. Voir Tim Ingold, « Becoming Persons : Consciousness and Sociality in Human Evolution », Cultural Dynamics, IV, 3, 199, p. 356.

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La ressemblance des âmes n’implique pas le partage de ce que ces âmes expriment ou perçoivent. La façon dont les humains voient les animaux, les esprits et autres actants cosmiques est profondément différente de la façon dont ces êtres les voient et se voient. Typiquement – cette tautologie est comme un degré zéro du perspectivisme –, les humains, dans des conditions normales, voient les humains comme des humains et les animaux comme des animaux ; quant aux esprits, voir ces êtres habituellement invisibles indique de façon sûre que les « conditions » ne sont pas normales (maladie, transe et autres états seconds). Les animaux prédateurs et les esprits, pour leur part, voient les humains comme des proies, alors que les proies voient les humains comme des esprits ou comme des prédateurs : « L’être humain se voit lui-même comme tel. La lune, le serpent, le jaguar et la Mère de la variole le voient, cependant, comme un tapir ou un pécari, qu’ils tuent », remarque Baer au sujet des Matsiguenga d’Amazonie péruvienne 1. En nous voyant comme des nonhumains, c’est eux-mêmes (leurs congénères respectifs) que les animaux et les esprits voient comme des humains : ils se perçoivent comme (ou deviennent) des êtres anthropomorphes quand ils sont dans leurs maisons ou dans leurs villages, et appréhendent leurs comportements et leurs caractéristiques sous une apparence culturelle – ils perçoivent leur aliment comme un aliment humain (les jaguars voient le sang comme de la bière de maïs, les vautours voient les vers de la viande putréfiée comme du poisson grillé, etc.) ; ils voient leurs attributs corporels (pelage, plume, griffes, becs, etc.) comme des parures ou des instruments culturels ; leur système social est organisé à la manière des institutions humaines (avec des chefs, des chamanes, des moitiés exogames, des rites…). Quelques précisions s’avèrent nécessaires. Le perspectivisme ne s’applique que rarement à tous les animaux (tout en englobant presque toujours d’autres êtres – du moins les morts) ; il semble engager plus fréquemment des espèces telles que les grands prédateurs et charognards, comme le jaguar, l’anaconda, les vautours ou la harpie, ainsi que les proies typiques des humains 1. Gerhard Baer, Cosmología y shamanismo de los Matsiguenga, Quito, Abya-Yala, 1994, p. 224.

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comme les cochons sauvages, les singes, les poissons, les cervidés ou le tapir. En effet, l’une des dimensions fondamentale des inversions perspectivistes concerne les statuts relatifs et relationnels de prédateur et de proie. La métaphysique amazonienne de la prédation est un contexte pragmatique et théorique hautement favorable au perspectivisme. Cela dit, il n’y a guère d’existant qui ne puisse être défini dans les termes de sa position relative sur une échelle de puissance prédatoire. Car, si tous les existants ne sont pas forcément des personnes de facto, le point fondamental est que rien n’empêche (de jure) que toute espèce ou mode d’être le soit. Il ne s’agit pas, en somme, d’un problème de taxinomie, de classification, d’« ethnoscience ». Tous les animaux et autres composantes du cosmos sont intensivement des personnes, virtuellement des personnes, car n’importe lequel d’entre eux peut se révéler être (se transformer en) une personne. Il ne s’agit pas d’une simple possibilité logique, mais d’une potentialité ontologique. La « personnitude » [personhood] et la « perspectivité » – la capacité d’occuper un point de vue – est une question de degré, de contexte et de position, plutôt qu’une propriété distinctive de telle ou telle espèce. Certains non-humains actualisent cette potentialité d’une façon plus complète que d’autres ; certains d’entre eux, d’ailleurs, la manifestent avec une intensité supérieure à celle de notre espèce et, en ce sens, ils sont « plus humains » que les humains 1. De plus, la question possède une qualité a posteriori essentielle. La possibilité selon laquelle un être jusque-là insignifiant se révèle (au rêveur, au malade, au chamane) comme un agent prosopomorphique capable d’affecter les affaires humaines est toujours ouverte ; pour ce qui est de la personnitude des êtres, l’expérience « personnelle » est, justement, plus décisive que n’importe quel dogme cosmologique. Si rien n’empêche qu’un existant quelconque ne soit pensé comme personne – c’est-à-dire, comme aspect d’une multiplicité bio-sociale –, rien n’empêche qu’un autre collectif humain ne le soit pas. Telle est, d’ailleurs, la règle : l’étrange générosité qui 1. Irving Hallowel, « Ojibwa Ontology, Behavior, and World View », in S. Diamond (dir.), Culture in History : Essays in Honor of Paul Radin, New York, Columbia University Press, 1960, p. 69.

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fait que des peuples tels que les Amazoniens voient des humains cachés sous les formes les plus improbables, ou plutôt, affirment que même les êtres les plus improbables sont capables de se voir comme des humains, se double de l’ethnocentrisme bien connu de ces mêmes peuples qui nient l’humanité à leurs congénères, et parfois même (ou surtout) à leurs voisins les plus proches, géographiquement tout comme historiquement. Comme si, face à la maturité courageusement désenchantée des vieux européens, depuis longtemps résignés au solipsisme cosmique de la condition humaine (adouci, il est vrai, par la consolation de l’intersubjectivité intra-spécifique), nos peuples exotiques oscillaient perpétuellement entre deux narcissismes infantiles : celui des petites différences entre congénères parfois trop ressemblants, et celui des grandes ressemblances entre espèces complètement différentes. On voit combien les autres ne peuvent jamais gagner : ethnocentriques et animistes, ils sont toujours du côté de la démesure, par manque ou par excès. Le fait selon lequel la condition de personne (dont la forme aperceptive universelle est la forme humaine) peut être « étendue » aux autres espèces tout comme « récusée » à d’autres collectifs de notre espèce suggère, d’emblée, que le concept de personne – centre d’intentionnalité constituée par une différence de potentiel interne – est antérieur et logiquement supérieur au concept d’humain. L’humanité est la position du congénère, le mode réflexif du collectif, et comme tel, elle est dérivée par rapport aux positions primaires de prédateur ou de proie, qui engagent nécessairement d’autres collectifs, d’autres multiplicités personnelles dans une situation d’altérité perspective 1. La ressemblance ou la congénérité surgissent par suspension délibérée, 1. « Humain » est un terme désignant une relation et non pas d’une substance. Les célèbres autodésignations, à la fois naïves et arrogantes, des peuples primitifs, qui signifieraient « les êtres humains », « les vrais hommes », semblent fonctionner pragmatiquement, si ce n’est syntaxiquement, moins comme des substantifs que comme des pronoms marquant la position « subjective » de l’énonciateur. C’est pour cette raison que les catégories indigènes d’identité collective possèdent cette grande variabilité contextuelle si caractéristique des pronoms, en marquant le contraste depuis la parenté immédiate d’un Ego jusqu’à tous les humains, ou, comme nous l’avons vu, tous les êtres pourvus de conscience ; leur sédimentation comme « ethnonyme » semble être,

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socialement produite, d’une différence prédatoire donnée ; elle ne la précède pas 1. C’est en cela précisément que consiste le processus de la parenté amérindienne : la « reproduction » comme stabilisation intensive de la prédation, son inachèvement délibéré, à la manière du célèbre « plateau continu d’intensité » batesonien (ou balinais) qui a inspiré Deleuze et Guattari. Dans un autre texte de Lévi-Strauss qui traitait, non par hasard, du cannibalisme, cette idée d’une identité par soustraction a reçu une formulation qui sied parfaitement au perspectivisme amérindien : le problème du cannibalisme […] ne consist[e] pas à chercher le pourquoi de la coutume, mais, au contraire, comment s’est dégagée cette limite inférieure de la prédation à quoi se ramène peut-être la vie sociale 2.

Ce qui n’est rien d’autre qu’une application du précepte structuraliste classique, selon laquelle « la ressemblance n’existe pas en soi : elle n’est qu’un cas particulier de la différence, celui où la différence tend vers zéro 3 ». Tout est, bien entendu, dans le verbe : « tendre ». Car, comme l’observe l’auteur, la différence « ne s’annule jamais complètement ». Nous pourrions dire de fait qu’elle ne s’épanouit en toute sa puissance conceptuelle que lorsqu’elle devient aussi petite qu’on le veut : entre jumeaux, par exemple, dirait le philosophe amérindien 4. Le précosmos auquel renvoie la définition profonde du mythe comme « histoire du temps où les hommes et les animaux dans une large mesure, un artefact produit dans le contexte de l’interaction avec l’ethnographe. 1. Anne-Christine Taylor et Eduardo Viveiros de Castro, « Un corps fait de regards », in S. Breton, J.-M. Schaeffer, M. Houseman, A.-C. Taylor et E. Viveiros de Castro (dir.), Qu’est-ce qu’un corps ? (Afrique de l’Ouest.Europe occidentale.Nouvelle-Guinée.Amazonie), Paris, Musée du Quai Branly/Flammarion, 2006, p. 151 ; E. Viveiros de Castro, « GUT Feelings about Amazonia : Potential Affinity and the Construction of Sociality », in L. Rival et N. Whitehead (dir.), Beyond the Visible and the Material : the Amerindianization of Society in the Work of Peter Rivière, Oxford, Oxford University Press, 2002, p. 19-43. 2. Claude Lévi-Strauss, Paroles données, Paris, Plon, 1984, p. 144 ; voir aussi Mythologiques, IV : L’Homme nu, Paris, Plon, 1971, p. 617. 3. Ibid., p. 32. 4. C. Lévi-Strauss, Histoire de Lynx, Paris, Plon, 1991.

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n’étaient pas encore distincts 1 », bien loin d’exhiber une « identification » primordiale entre humains et non-humains, comme on a l’habitude de le décrire, est parcouru par une différence infinie, même si (ou parce que) elle est interne à chaque personnage ou agent, contrairement aux différences finies et externes qui constituent les espèces et les qualités du monde actuel. D’où le régime de multiplicité qualitative propre au mythe : la question de savoir si le jaguar mythique, par exemple, est un bloc d’affects humains sous forme de jaguar ou un bloc d’affects félins sous forme humaine est rigoureusement indécidable, car la « métamorphose » mythique est un événement, c’est-à-dire, un changement sur place : une superposition intensive d’états hétérogènes, plutôt qu’une transposition extensive d’états homogènes. Le mythe n’est pas histoire, car la métamorphose n’est pas processus, « n’était pas encore » processus et « ne sera jamais » processus ; la métamorphose est antérieure et extérieure au processus du processus – elle est une figure (une figuration) du devenir. La ligne générale tracée par le discours mythique décrit, ainsi, le laminage instantané des flux pré-cosmologiques d’indiscernabilité lorsqu’ils entrent dans le processus cosmologique : dorénavant, les dimensions félines et humaines des jaguars (et celles des humains) fonctionneront en alternance comme figure et fond potentiels l’une pour l’autre. La transparence originaire ou complicatio infinie bifurque ou s’explique, à partir d’alors, dans l’invisibilité (des âmes humaines et des esprits animaux) et dans l’opacité (du corps humain et des « vêtements » somatiques animaux 2) qui marquent la constitution de tous les êtres mondains. Cette invisibilité et cette opacité sont, cependant, relatives et réversibles, une fois que le fond de virtualité est indestructible ou inépuisable (les grands rituels indigènes de recréation du monde sont justement les dispositifs de contre-effectuation de ce fond indestructible). 1. Claude Lévi-Strauss et Didier Éribon, De près et de loin, Paris, Odile Jacob, 1988, p. 193. 2. Le motif du perspectivisme est presque toujours associé à l’idée selon laquelle la forme visible de chaque espèce est une simple enveloppe (un « vêtement ») qui cache une forme interne humaine, accessible seulement, comme nous l’avons vu, aux yeux de la même espèce ou de certains commutateurs perspectifs tels que les chamanes.

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Nous disions plus haut que les différences en vigueur dans les mythes sont infinies et internes, contrairement aux différences externes finies entre les espèces. Ce qui définit les agents et les patients des événements mythiques est, en effet, leur capacité intrinsèque à être autre chose ; en ce sens, chaque personnage diffère infiniment de soi-même, étant donné qu’il est posé d’emblée par le discours mythique uniquement pour être remplacé, c’est-à-dire, transformé. Cette « auto- » différence est la propriété caractéristique de la notion d’« esprit », et c’est pourquoi tous les êtres mythiques sont conçus comme des esprits (et comme des chamanes), ainsi que, réciproquement, tout « mode fini » ou existant actuel peut se manifester comme (car il a été) un esprit, une fois que sa raison d’être se trouve relatée dans le mythe. La supposée indifférenciation entre les sujets mythiques est fonction de son irréductibilité constitutive aux essences ou aux identités fixes, qu’elles soient génériques, spécifiques ou même individuelles 1. En somme, le mythe propose un régime ontologique commandé par une différence intensive fluente qui a une incidence sur chacun des points d’un continuum hétérogène, où la transformation est antérieure à la forme, la relation est supérieure aux termes, et l’intervalle est intérieur à l’être. Chaque sujet mythique, en étant pure virtualité, « était déjà auparavant » ce qu’il « serait par la suite », et c’est pour cela qu’il n’est rien d’actuellement déterminé. Par ailleurs, les différences extensives introduites par la spéciation (lato sensu) postmythique – le passage du « continu » au « discret » qui constitue le grand (my)thème de l’anthropologie structurale – se cristallisent en blocs molaires d’identité interne infinie (chaque espèce est intérieurement homogène, ses membres sont également et indifféremment représentatifs de l’espèce en tant que telle). Ces blocs sont séparés par des intervalles externes, quantifiables et mesurables, puisque les différences entre les espèces sont des systèmes finis de corrélation, de proportion et de permutation de caractères, de même ordre et 1. Pensons aux corps détotalisés et « désorganisés » qui vaguent dans les mythes, aux pénis amovibles et aux anus personnifiés, aux têtes qui roulent, aux personnages coupés en morceaux, à l’échange des yeux entre le tamanoir et le jaguar, etc.

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de même nature. Le continuum hétérogène du monde précosmologique cède ainsi sa place à un discret homogène, dans les termes duquel chaque être n’est que ce qu’il est, et ne l’est que parce qu’il n’est pas ce qu’il n’est pas. Mais les esprits sont la preuve que toutes les virtualités n’ont pas forcément été actualisées et que le turbulent flux mythique continue à rugir sourdement sous les discontinuités apparentes entre les types et les espèces. Le perspectivisme amérindien connaît alors dans le mythe un lieu géométrique où la différence entre les points de vue est à la fois annulée et exacerbée. Dans ce discours absolu, chaque sorte d’être apparaît aux autres êtres comme elle apparaît à elle-même comme humaine, alors qu’elle agit déjà en manifestant sa nature distinctive et définitive d’animal, de plante ou d’esprit. Point de fuite universel du perspectivisme, le mythe parle d’un état de l’être où les corps et les noms, les âmes et les actions, le moi et l’autre s’interpénètrent, plongés dans un même milieu pré-subjectif ou pré-objectif. Le dessein de la mythologie c’est précisément de raconter la « fin » de ce « milieu » : autrement dit, de décrire le « passage de la Nature à la Culture », thème auquel Lévi-Strauss attribue un rôle central dans la mythologie amérindienne. Non sans raison, il faut dire, contrairement à ce que d’autres ont suggéré ; il faudrait seulement préciser que la centralité de ce passage n’exclut pas, bien au contraire, sa profonde ambivalence – son double sens (dans plusieurs sens) pour la pensée indigène, comme cela semble évident au fur et à mesure que l’on avance dans la lecture des Mythologiques. Tout comme il aurait été important de souligner que ce qui passe, et ce qui se passe, dans ce passage, n’est pas exactement ce que l’on imagine. Le passage n’est pas un processus de différenciation de l’humain à partir de l’animal, comme dans la vulgate évolutionniste occidentale. La condition commune aux hommes et aux animaux n’est pas l’animalité, mais l’humanité. La grande division mythique montre moins la culture se distinguant de la nature que la nature s’éloignant de la culture : les mythes racontent comment les animaux ont perdu les attributs légués ou conservés par les humains. Les non-humains sont des anciens humains, et non les humains des anciens non-humains. Ainsi, si notre anthropologie populaire voit l’humanité comme étant dressée sur des soubassements animaux, normalement

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occultés par la culture – ayant été jadis « complètement » animaux, nous resterions, « au fond », des animaux –, la pensée indigène, elle, conclut, au contraire, qu’ayant été jadis humains, les animaux et autres existants cosmiques continuent à l’être, même s’ils le sont d’une manière non évidente pour nous. La question plus générale qui se pose alors, est celle de savoir pourquoi l’humanité de chaque espèce d’existant est « subjectivement » évidente (et en même temps hautement problématique) et « objectivement » non évidente (et en même temps obstinément affirmée). Pourquoi les animaux (ou autres) se voient-ils comme des humains ? Précisément, je pense, car nous, les humains, les voyons comme des animaux, en nous voyant nous-mêmes comme humains. Les pécaris ne peuvent pas se voir comme des pécaris (et, qui sait, spéculer sur le fait que les humains et autres êtres sont des pécaris sous leurs vêtements spécifiques) car telle est la façon dont ils sont vus par les humains. Si les humains se voient comme des humains et sont vus comme des non-humains – animaux ou esprits – par les non-humains, alors les animaux doivent nécessairement se voir comme humains. Ce que le perspectivisme affirme, en définitive, ce n’est pas tant l’idée selon laquelle les animaux sont « au fond » semblables aux humains, mais bien l’idée selon laquelle, en tant qu’humains, ils sont autre chose « au fond » : ils ont, finalement, un « fond », un autre « coté » ; ils sont différents d’eux-mêmes. Ni animisme – qui affirmerait une ressemblance substantielle ou analogique entre animaux et humains –, ni totémisme – qui affirmerait une ressemblance formelle ou homologique entre différences intrahumaines et différences intra-animales –, le perspectivisme affirme une différence intensive qui porte la différence humain/non-humain vers l’intérieur de chaque existant. Ainsi, chaque être se trouve comme séparé de soi-même, et devient semblable aux autres uniquement sous la double condition soustractive de cette autoséparation commune et d’une stricte « complémentarité », car si tous les modes de l’existant sont humains pour eux-mêmes, aucun n’est humain pour aucun autre, donc l’humanité est « réciproquement » réflexive (le jaguar est un homme pour le jaguar, le pécari est un homme pour le pécari), mais elle ne peut être mutuelle (au moment où le jaguar est un homme, le pécari

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ne l’est pas et vice versa) 1. Tel est, en dernière analyse, le sens de l’« âme ». Si tous ont une âme, personne ne coïncide avec soimême. Si tout peut être humain, alors rien n’est humain de façon claire et distincte. L’humanité de fond rend problématique l’humanité de forme, ou de figure. Mais finalement, si les non-humains sont des gens, et se voient donc comme des gens, pourquoi ne voient-ils pas toutes les personnes cosmiques comme ils se voient eux-mêmes ? Si le cosmos est saturé d’humanité, pourquoi cet éther métaphysique est-il opaque, ou dans le meilleur des cas, pourquoi est-il comme un miroir sans tain, qui ne renvoie une image de l’humain que par un seul côté ? Ces questions, comme nous l’avions déjà anticipé lors du commentaire sur l’incident des Antilles, nous donnent accès au concept amérindien de « corps ». C’est à travers elles également que l’on peut passer de la notion encore semi-épistémologique du perspectivisme, à la notion véritablement ontologique du multinaturalisme. L’idée d’un monde qui comprend une multiplicité de positions subjectives évoque immédiatement la notion de « relativisme ». Des mentions directes ou indirectes à cette notion sont fréquentes dans les descriptions des cosmologies amérindiennes. Prenons, au hasard, cette conclusion de Kaj Arhem, ethnographe des Makuna. Après avoir décrit minutieusement l’univers perspectif de ce peuple du Nord-Ouest amazonien, Arhem conclut : la notion de multiples points de vue sur la réalité implique que, en ce qui concerne les Makuna, « toute perspective est également valide et vraie », et qu’« une représentation vraie et correcte du monde n’existe pas 2 ». L’auteur a raison, certainement ; mais uniquement dans un certain sens. Car il est hautement probable qu’en ce qui concerne les humains, les Makuna diraient, bien au contraire, qu’il existe 1. On voit ainsi que, si pour nous « l’homme est un loup pour l’homme », pour les Indiens c’est le loup qui peut être un homme pour le loup – mais il reste toujours que l’homme et le loup ne peuvent pas être homme (ou loup) en même temps. 2. Kaj Arhem, « Ecosofia makuna », in F. Correa (dir.), La selva humanizada : ecología alternativa en el trópico húmedo colombiano, Bogotá, Instituto Colombiano de Antropología/Fondo FEN Colombia/Fondo Editorial CEREC, 1993, p. 124.

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bien une représentation véritable et juste du monde. Si un homme se met à voir les vers qui infestent un cadavre comme du poisson grillé, comme le font les vautours, il doit en conclure que quelque chose lui arrive : son âme a été volée par les vautours, il est en train de se transformer en l’un d’entre eux, cessant d’être humain pour ses parents (et vice versa) ; bref, il est gravement malade, voire mort. Ou, ce qui revient pratiquement au même, il est en voie de devenir chamane. Toutes les précautions sont à prendre pour maintenir les perspectives séparées les unes des autres, car elles sont incompatibles. Seuls les chamanes, qui jouissent d’une sorte de double citoyenneté en ce qui concerne l’espèce (et la condition de vivant ou de mort), peuvent les faire communiquer, et cela, sous des conditions spéciales et contrôlées 1. Mais il reste une question plus importante ici. La théorie perspectiviste amérindienne suppose-t-elle, de fait, une pluralité de représentations sur le monde ? Il suffit de considérer ce que disent les ethnographies, pour percevoir que c’est exactement l’inverse qui se passe : tous les êtres voient (« représentent ») le monde de la même façon – ce qui change c’est le monde qu’ils voient. Les animaux utilisent les mêmes « catégories » et « valeurs » que les humains : leurs mondes tournent autour de la chasse et de la pêche, de la cuisine et des boissons fermentées, des cousines croisées et de la guerre, des rites d’initiation, des chamanes, des chefs, des esprits… Si la lune, les serpents et les jaguars voient les humains comme des tapirs ou des pécaris, c’est parce que, comme nous, ils mangent des tapirs et des pécaris, nourritures humaines par excellence. Cela ne pourrait pas être autrement, car, en étant humains « dans leur département », les non-humains voient les choses comme les humains les voient – c’est-à-dire, comme nous, humains les voyons, dans notre département. Mais les choses qu’ils voient, lorsqu’ils les voient comme nous les voyons, sont autres : ce qui pour nous est du sang, est de la bière pour les jaguars ; ce qui pour les âmes des morts est un cadavre pourri, est du manioc fermenté pour nous ; ce que nous voyons comme 1. Pour paraphraser Scott Fitzgerald, nous pourrions dire que le signe d’une intelligence chamanique de première ligne est la capacité à voir simultanément selon deux perspectives incompatibles.

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une mare de boue, est une grande maison cérémonielle pour les tapirs… L’idée, à première vue, paraît légèrement contre-intuitive, semblant se transformer incessamment en son contraire, comme dans le cas des « objets multi-stables » de la psychophysique 1. Gerald Weiss, par exemple, décrit le monde des Ashaninka d’Amazonie péruvienne comme « un monde d’apparences relatives, où différents types d’êtres voient les mêmes choses différemment. Ainsi les yeux humains ne peuvent normalement voir les esprits bénéfiques que sous la forme d’éclairs ou d’oiseaux, tandis qu’ils se voient eux-mêmes sous leur vraie forme humaine, et de même aux yeux des jaguars les humains apparaissent comme des pécaris qu’il faut chasser 2 ». Une fois de plus, c’est vrai, en un certain sens. Mais ce que Weiss « ne voit pas », justement, c’est que le fait que différents types d’être voient les mêmes choses différemment est simplement une conséquence du fait que différents types d’être voient des choses différentes de la même manière. Car qu’est-ce qui compte comme « les mêmes choses » ? Mêmes par rapport à qui, à quelle espèce, à quelle manière ? Le mode d’expression choisi par Weiss est hanté par le fantôme de la Chose en soi. Il en résulte une inversion du problème posé par le perspectivisme – une inversion typique de l’anthropologie. Le relativisme culturel, un « multiculturalisme », suppose une diversité de représentations subjectives et partielles, incidentes sur une nature externe, une et totale, indifférentes à la représentation. Les Amérindiens proposent l’inverse : d’une part, une unité représentative purement pronominale – est humain tout être qui occupera la position de sujet cosmologique ; tout existant peut être pensé comme pensant (ça existe donc ça pense), c’est-à-dire, comme « activé » ou « agencé » par un point de vue 3 ; d’autre 1. Le cube de Necker en serait l’exemple parfait, puisque son ambigüité tourne justement autour d’une oscillation perspective. Dans la mythologie amazonienne, on trouve de nombreux cas de personnages qui, face à un témoin humain, passent rapidement d’une forme à l’autre, humaine (séductrice) à animale (terrifiante). 2. Gerlad Weiss, « Campa cosmology », Ethnology, 11 (2), 1972, p. 170. 3. Le point de vue crée, non pas l’objet, comme dirait Saussure, mais le sujet lui-même. « Tel est le fondement du perspectivisme. Celui-ci ne signifie pas une dépendance à l’égard d’un sujet défini au préalable : au contraire, sera

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part, une diversité radicale réelle ou objective. Le perspectivisme est un multinaturalisme, car une perspective n’est pas une représentation. Une perspective n’est pas une représentation, car les représentations sont des propriétés de l’esprit, alors que le point de vue est dans le corps. Être capable d’occuper un point de vue est sans doute une puissance de l’âme, et les non-humains sont sujets dans la mesure où ils ont (ou ils sont) un esprit ; mais la différence entre les points de vue – et un point de vue n’est rien d’autre qu’une différence – n’est pas dans l’âme. Celle-ci, formellement identique chez toutes les espèces, ne perçoit que la même chose partout ; la différence doit alors être donnée par la spécificité des corps. Les animaux voient de la même façon que nous des choses différentes de ce que nous voyons, car leurs corps sont différents des nôtres. Je ne me réfère pas ici aux différences physiologiques – quant à ça, les Amérindiens reconnaissent une uniformité basique des corps –, mais aux affects qui singularisent chaque espèce de corps, ses puissances et ses faiblesses : ce qu’il mange, sa façon de se mouvoir, de communiquer, où il vit, s’il est grégaire ou solitaire, timide ou fier… La morphologie corporelle est un signe puissant de ces différences, bien qu’elle puisse être trompeuse, car une figure humaine, par exemple, peut cacher une affection-jaguar. Ce que nous appelons ici le « corps », donc, n’est pas une physiologie distinctive ou une anatomie caractéristique ; c’est un ensemble de manières et de modes d’être qui constituent un habitus, un ethos, un éthogramme. Entre la subjectivité formelle des âmes et la matérialité substantielle des organismes, il y a ce plan central qui est le corps comme faisceau d’affects et de capacités, et qui est à l’origine des perspectives. Loin de l’essentialisme spirituel du relativisme, le perspectivisme est un maniérisme corporel. Le multinaturalisme ne suppose donc pas une Chose en soi partiellement appréhendée par les catégories de l’entendement propres à chaque espèce ; n’allez pas croire que les Indiens imaginent qu’il existe un « quelque chose = x », quelque chose sujet ce qui vient au point de vue… », Gilles Deleuze, Le Pli. Leibniz et le baroque, Paris, Minuit, 1988, p. 27.

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que les humains, par exemple, verraient comme du sang et les jaguars comme de la bière. Ce qui existe dans la multinature ce ne sont pas des entités auto-identiques différemment perçues, mais des multiplicités immédiatement relationnelles du type sang bière. Il n’existe que la limite entre le sang et la bière, si l’on veut ; le bord par lequel ces deux substances « affines » communiquent et divergent entre elles 1. Enfin, il n’y a pas un x qui soit du sang pour une espèce et de la bière pour une autre ; il y a, dès le départ, un sang bière qui est l’une des singularités ou des affections caractéristiques de la multiplicité humain jaguar. La ressemblance affirmée entre humains et jaguars, en faisant en sorte que tous deux boivent de la « bière », n’est là que pour que l’on perçoive mieux ce qui fait la différence entre humains et jaguars. « On est dans une langue ou dans l’autre, – il n’y a pas plus d’arrière-langue qu’il n’y a d’arrière-monde 2 ». Effectivement, on est dans le sang ou dans la bière, personne ne boit la boisson-en-soi. Mais toute bière a un arrière-goût de sang, et vice versa. Nous commençons à pouvoir comprendre comment se pose le problème de la traduction pour le perspectivisme amérindien – et donc de percevoir comment se pose le problème de la traduction du perspectivisme dans les termes de l’onto-sémiotique de l’anthropologie occidentale. Ainsi, la possession d’âmes semblables implique la possession de concepts analogues de la part de tous les existants. Ce qui change lorsque l’on passe d’une espèce d’existant à une autre, c’est donc et le corps de ces âmes et la référence de ces concepts : le corps est le site et l’instrument de la disjonction référentielle entre les « discours » (les sémiogrammes) de chaque espèce. Le problème du perspectivisme amérindien n’est donc pas celui de trouver la référence commune (la planète Vénus, disons) à deux représentations différentes (« Étoile du matin » et « Étoile du soir ») mais bien, au contraire, de contourner l’équivoque qui consisterait à imaginer que lorsque le jaguar dit « bière de manioc », il est en train de faire 1. Étymologiquement, l’affin est celui qui est situé ad-finis, celui dont le domaine fait frontière avec le mien. Les affins sont ceux qui communiquent par les bords, qui ont « en commun » uniquement ce qui les sépare. 2. François Jullien, De l’universel, de l’uniforme, du commun et du dialogue entre les cultures, Paris, Fayard, 2008, p. 135.

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référence à la « même chose » que nous, tout simplement parce qu’il « veut dire » la même chose que nous. En d’autres mots, le perspectivisme suppose une épistémologie constante et des ontologies variables ; mêmes représentations, autres objets ; sens unique, références multiples. Le but de la traduction perspectiviste – l’une des principales tâches des chamanes – n’est donc pas de trouver un synonyme (une représentation coréférentielle) dans notre langue conceptuelle humaine pour les représentations que d’autres espèces utilisent pour parler de la même chose out there ; l’objectif, au contraire, est de ne pas perdre de vue la différence cachée à l’intérieur des homonymes trompeurs qui connectent-séparent notre langue à celles des autres espèces. Si l’anthropologie occidentale est fondée sur le principe de la charité interprétative (la bonne volonté du penseur, sa tolérance face à l’humanité fruste de l’autre), qui affirme une synonymie naturelle entre les cultures humaines, l’alter-anthropologie amérindienne affirme, bien au contraire, une homonymie contre-nature entre le discours des espèces vivantes qui est à l’origine de toute sorte d’équivoques fatales (le principe de précaution amérindien : un monde composé entièrement de foyers vivants d’intentionnalité ne peut que contenir une bonne dose de mauvaises intentions). La notion de multinaturalisme n’est pas, en fin de compte, la simple répétition du multiculturalisme anthropologique. Il s’agit de deux modes très distincts de conjugaison du multiple. De la sorte, on peut prendre la multiplicité comme un type de pluralité – la multiplicité des cultures, par exemple : la belle diversité culturelle. Ou, au contraire, prendre la multiplicité dans la culture, la culture en tant que multiplicité. C’est ce deuxième sens qui nous intéresse. La notion de multinaturalisme se révèle utile ici de par son caractère paradoxal : notre macroconcept de « nature » n’admettant pas de véritable pluriel, cela nous mène spontanément à prendre conscience du solécisme ontologique contenu dans l’idée de « (plusieurs) natures », et donc, de réaliser le déplacement correctif qu’elle impose. Pour paraphraser la formule de Deleuze sur le relativisme 1, nous dirions alors que le multinaturalisme amazonien n’affirme pas tant une variété de natures que 1. G. Deleuze, Le Pli, op. cit., p. 30.

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la naturalité de la variation, la variation comme nature. L’inversion de la formule occidentale du multiculturalisme ne porte pas uniquement sur les termes (nature et culture) dans leur détermination respective par les fonctions (unité et diversité) mais également sur les valeurs mêmes de « terme » et de « fonction ». Les lecteurs anthropologues reconnaîtront ici, bien entendu, la « formule canonique » de Lévi-Strauss 1 : le multinaturalisme perspectiviste est une transformation en double torsion du multiculturalisme occidental. Il signale le franchissement d’un seuil sémiotico-historique qui est un seuil de traductibilité et d’équivocité ; un seuil, justement, de transformation perspective.

1. C. Lévi-Strauss, « La structure des mythes », in Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958, p. 252-253.

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L’onto-hétérologie La chose en soi des anthropologues Baptiste GILLE

Le récent tournant ontologique de l’anthropologie est un tournant réaliste à plusieurs égards. Il s’agit d’abord d’un antireprésentationalisme, c’est-à-dire qu’un accès au réel est possible au-delà ou en deçà de la médiation d’une représentation, au sens classique du terme. Le tournant ontologique de l’anthropologie critique ainsi la notion de représentation en rappelant que la dichotomie représentation/chose en soi est le fruit d’un héritage occidental euro-américain, qu’elle possède une histoire, et qu’elle n’est donc ni universalisable, ni indépassable. Elle suppose une division plus primitive, elle-même relative et discutable, entre un sujet (ce qui possède des représentations) et un objet (ce qui se tient au-delà des représentations). Le tournant ontologique de l’anthropologie est encore réaliste au sens où il se propose de nous rendre le réel, non pas directement, mais par un travail critique sur nos schèmes pratiques d’accès. Mais quel est ce réel qui se dévoile sous la pluralité possible des schèmes d’accès que nous pouvons en avoir ? Est-il une nouvelle figure de la chose en soi ? Et quelle méthode faut-il mettre en œuvre pour l’atteindre ? Nous voulons montrer que ce réel, sous-jacent au tournant ontologique de l’anthropologie contemporaine, pourrait être dit « onto-hétéréologique », suivant une expression utilisée par Viveiros de Castro. Il faudrait entendre ici « onto-hétérologie » au sens où il s’agirait de faire une science de ce qui est, dans ses

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variations, à partir de la prise en compte de son absence intrinsèque d’unité 1. Certains anthropologues contemporains proposent plusieurs méthodes pour nous en approcher, qui ont toutes pour point commun de nous aider à déconstruire ou retravailler nos schèmes initiaux d’appréhension du monde (non pas seulement des représentations), afin de les assouplir, et nous permettre d’atteindre ce réel dans la pluralité des manières dans lesquelles il se donne. Quelles sont donc les principales propriétés de cette réalité présupposée par les anthropologues dans leur travail ? Quelle est l’esquisse ontologique qui se profile derrière nos modes d’accès au monde et pourquoi les anthropologues ont-ils besoin de conserver l’hypothèse d’une chose en soi, d’un réel accessible derrière la pluralité des expériences que nous pouvons en faire ? Dans un premier temps, nous présentons ce que certains anthropologues (principalement Viveiros de Castro, Descola, Holbraad et Latour), malgré des divergences importantes, nomment, depuis une quinzaine d’années, une « ontologie » locale, en tant qu’il s’agit de penser un accès direct au réel. Se pose alors le problème de la méta-ontologie, c’est-à-dire que si le réel reste « un » d’une certaine manière, il faut penser une méta-ontologie qui puisse elle-même coordonner la multiplicité des ontologies locales. Enfin, dans un dernier temps, nous pouvons tenter de caractériser de manière plus précise les modalités de cette métaontologie, que nous proposons de concevoir sous les traits d’une onto-hétérologie.

I. LE TOURNANT RÉALISTE DE L’ANTHROPOLOGIE : LA NOTION D’ONTOLOGIE POUR DÉSIGNER UN RÉEL AU-DELÀ DE LA REPRÉSENTATION

Pour les partisans du tournant ontologique de l’anthropologie, ontologie désigne d’abord « une manière de faire monde » (aussi 1. Ce terme apparaît pour la première fois chez Heidegger (Miguel Beistegui, Truth and Genesis. Philosophy as Differential Ontology, Bloomington, Indiana University Press, 2004, p. 106). Une science de l’hétérogène, l’hétérologie, se trouve aussi chez Bataille (« l’hétérologie s’oppose à n’importe quelle représen-

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compris comme « mondiation » ou « worlding ») 1. Il faut entendre ici, un système de classification incorporé, c’est-à-dire une manière autant intuitive que réflexive, de distribuer des propriétés à ce qui est, de ranger l’ensemble des existants dans de grandes classes d’êtres, et d’agir naturellement selon ce découpage, à la fois à un niveau réflexif et préréflexif. Utiliser le mot « ontologie » pour désigner cette structure de classification n’est pas sans lien avec le projet initial d’Aristote. Le mot « ontologie » renvoie habituellement à « la science de l’être en tant qu’être » (ἐπιστήμη τὸ ὂν ἢ ὂν ; Métaphysique, Γ1, 1003a21). Aristote entend proposer une science de la catégorisation des existants, qui se présente comme une entreprise d’organisation et classification de propriétés à partir d’un substrat ou essence (Métaphysique, Z3, 1028b33). Les anthropologues, inscrits aujourd’hui dans ce qui est nommé le « tournant ontologique » de l’anthropologie, utilisent le mot « ontologie » dans un sens proche de cet usage aristotélicien : quelles catégories et propriétés minimales réunissent, pour un collectif, les humains, les animaux, les plantes, les dieux, les esprits, les fantômes, les nuages, etc. et leur permettent d’appartenir au même monde ? Un infléchissement est pourtant donné au projet aristotélicien, et il n’est pas des moindres : il consiste à envisager une pluralité d’ontologies possibles. Ils détournent donc le mot « ontologie », comme catégories fondamentales de l’être, pour lui donner le sens plus faible de « manière de faire monde » ou « processus de mondiation » (worlding). « Faire monde », c’est avant tout stabiliser, par habitude et apprentissage des conjonctions répétées, certains traits récurrents, certaines propriétés, dans l’ensemble des événements que nous percevons : « Ce qui se tient là, indépendamment de nous, n’est pas un monde accompli et autonome, attendant d’être mis en représentation ou expliqué par différents points de vue, mais probablement, un vaste ensemble de qualités et relations qui peuvent être ou n’être pas actualisées par les êtres tation homogène du monde » (Georges Bataille, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1970, vol. 2, p. 62), sans pour autant qu’elle soit thématisée comme ontologie. 1. Philippe Descola, « Cognition, Perception and Worlding », Interdisciplinary Science Reviews, 35 (3-4), 2010, p. 2.

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humains, selon qu’elles répondent à des choix ontologiques de base 1. » Le terme « ontologie » en anthropologie désigne donc un choix particulier dans la manière de partager le réel selon des articulations jugées naturelles, d’accepter certaines propriétés et d’en rejeter d’autres dans un ensemble de combinaisons possibles. Cette actualisation différentielle de qualités du monde se fait souvent à partir d’axiomes inconscients, hérités culturellement, que les anthropologues ont pour tâche de mettre en lumière, et qu’ils nomment « ontologies ». Ainsi se structurent des mondes complets : le présupposé, des partisans du tournant ontologique, clairement corrélationniste au sens qu’en donne Meillassoux 2, est que nous ne pouvons jamais atteindre la « chose en soi », le réel, autrement que via ce découpage sensoriel particulier. Le réel, c’est d’abord ce qui se donne avec toute la force des sens. 1. Critique de l’utilisation faible du terme « ontologie » comme « vision du monde » ou « cosmologie » (worldmaking) Ce découpage intuitif n’est pas de l’ordre de la seule représentation. On reproche aux anthropologues partisans du tournant ontologique d’utiliser le terme « ontologie » dans un sens faible, comme une vision du monde (worldview), ou cosmologie, c’est-àdire des visions cohérentes et raisonnées d’explication du monde. Une ontologie, en ce sens faible, est une représentation qui permet de décrire l’état du monde, et, selon Laidlaw, « la vieille idée familière que des gens différents ont des théories différentes à propos du monde 3 », ou selon les opposants du débat lors du colloque de Manchester, un « synonyme snob et à la mode pour désigner une culture 4 ». En ce sens, l’insertion du vocabulaire 1. Ibid., p. 337. 2. Quentin Meillassoux, Après la finitude. Essai sur la nécessité de la contingence, Paris, Seuil, 2006. 3. James Laidlaw, « Ontologically Challenged », Anthropology of this Century, 4, mai 2012. 4. Michael Carrithers et al., « Ontology is Just Another Word for Culture (Motion Tabled at the 2008 Meeting of the Group for Debates in Anthropological Theory », Critique of Anthropology, 30 (2), 2010, p. 32.

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ontologique ne serait qu’un effet de mode, désignant principalement des théories épistémologiques sur le monde 1, et qui, tout au plus, chercherait à réaffirmer la différence des points de vue sur le monde, qui est au fond le « truc courant de l’ethnographie 2 ». Mais rappelons que les anthropologues du tournant ontologique n’entendent pas « ontologie » dans un sens faible, mais dans un sens fort : il ne s’agit pas seulement d’une vision du monde, mais d’une manière d’agir pré-réflexive. Pour Viveiros de Castro, ce n’est que notre division occidentale entre la nature et la culture, qui nous fait voir les représentations culturelles des autres comme des « visions du monde » : « Je pense que le langage de l’ontologie est important pour une raison spécifique, disons aussi tactique. Il fait contrepoids à un tour déréalisant souvent joué contre la pensée indigène, qui la transforme en une sorte de fantasme soutenu, en la réduisant à la dimension d’une forme de savoir ou représentation, c’est-à-dire en une “épistémologie” ou une “vision du monde” » 3. Pour ceux qui vivent dans ces mondes différents, ce ne sont pas des représentations, ce sont des manières d’être plongés dans leur univers, avec la vivacité de la perception. Il y a ainsi une tendance antireprésentationaliste du tournant ontologique 4 : les ontologies sont autant faites de représentations que de « schèmes de la pratique 5 », des comportements quasi-innés ou naïfs qui sont ressentis comme intuitifs et ne choquent pas. Ainsi, le cannibalisme rituel, la domestication d’animaux, le sacrifice, peuvent apparaître comme des pratiques intuitives, suivant le cours des choses, ce qui est perçu comme propre au mouvement du réel lui-même. 1. Carlo Severi, « Philosophies Without Ontology », HAU : Journal of Ethnographic Theory, 3 (1), 2013, p. 192-196. 2. Webb Keane, « Ontologies, Anthropologists, and Ethical Life », HAU : Journal of Ethnographic Theory, vol. 3, 1, 2013, 186-191, p. 188. 3. Eduardo Viveiros de Castro, « (anthropology) AND (science) – NANSI », Manchester, 2003, http://nansi.abaetenet.net/abaetextos/anthropol ogy-and-science-e-viveiros-de-castro. 4. Martin Paleček et Mark Risjord, « Relativism and the Ontological Turn within Anthropology », Philosophy of the Social Sciences, 43 (1), mars 2013, p. 3-23. 5. Ph. Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005.

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Loin d’être un synonyme snob pour « culture » ou « vision du monde » – une aire ontologique est toujours plus large qu’une aire culturelle, et a fortiori, qu’une cosmologie particulière – la notion d’ontologie permet d’unifier avec force, dans la description ethnographique, les pratiques inconscientes individuelles et la stabilisation de ces pratiques dans des institutions. Il s’agit donc d’un « engagement particulier pour recalibrer le niveau de l’analyse 1 » et montrer comment l’entrelacs des théories et pratiques autour de systèmes cohérents de distributions préréflexives de propriétés minimales. Comme le conçoit Pedersen, c’est « une nouvelle méthode d’analyse à partir de laquelle les questions classiques de l’ethnographie peuvent être posées de manière nouvelle 2 ». Une ontologie est d’abord une construction théorique, permettant de mieux entendre ce que les « autres » considèrent comme le « réel », ce qui se donne, pour eux, avec une certaine invariance, solidité et consistance. 2. Les dispositifs de stabilisation ontologique Une objection est souvent faite à cette conception de l’ontologie comme accès direct à un monde, par cet entrelacs de pratiques et les théories : aucun collectif donné ne souscrit qu’à une seule ontologie, il existe toujours une pluralité de conceptions du monde et de manières d’agir. En occident, nous ne sommes pas tous cartésiens ou naturalistes. De même, les gens ne peuvent-ils pas faire certaines choses (niveau pratique et intuitif) et en revendiquer d’autres (niveau réflexif) dans leurs aspirations critiques ou leurs présentations idéales d’eux-mêmes ? Devant cette objection, il faut restreindre quelque peu la notion d’« ontologie », et préciser que par « ontologie », il faut entendre le découpage « dominant » pour un collectif à un temps donné. Dominant, parce qu’appuyé par des institutions politiques légitimes et des dispositifs de force, structurant la vie, à force de conjonctions constantes, d’une majorité d’individus. L’ontologie 1. Magnus Course, « Of Words and Fog. Linguistic relativity and Amerindian ontology », Anthropological Theory, 10 (3), septembre 2010, p. 248. 2. Morten Axel Pedersen, « Common NonSense : A Review of Certain Recent Reviews of the “Ontological Turn” », Anthropology of this Century, 5, 2012.

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est donc une négociation ponctuelle, une conciliation provisoire de forces sociales par des instances de normalisation. Ainsi, derrière le foisonnement de conceptions du monde, il n’est pas indu de dire que le naturalisme comme ontologie, au sens que Descola donne à ce terme comme partage entre l’ordre de la nature et de la culture, fut longtemps dominant dans le monde euro-amétives de formulation, à l’intérieur du naturalisme, d’axiomes ontologiques alternatifs). Au-dessus donc de la guerre sourde des points de vue hétérogènes, des pratiques hybrides, du foisonnement des types de justifications, il s’agit donc de la tendance spécifique d’un collectif à agir et à penser, à cristalliser des structures de comportements dans des institutions plus ou moins stabilisées. Nous pouvons appeler instances de stabilisation ontologique, tout dispositif social habilité à dire ce qui est (conseil des Anciens chez les Iroquois, Conseil d’État français, etc.) transmettant son découpage du monde via des dispositifs d’autorité. Nous arrivons donc à une définition un peu plus circonscrite de la notion d’ontologie telle qu’elle est utilisée par les anthropologues du tournant ontologique aujourd’hui : une ontologie est une manière de faire monde, c’est-à-dire découper des propriétés et les distribuer aux êtres, qui autorise ou n’autorise pas certaines relations avec des existants. Le corrélationisme semble ici une présupposition des anthropologues : il n’existe pas de choses en soi accessible derrière ces ontologies. Les mondes se donnent comme pleins et saturés. Pourtant, les anthropologues vont bien être obligés de réhabiliter la possibilité même d’une variation ontologique, ce qui apparaît dans la littérature comme le problème de la méta-ontologie.

II. LA MÉTA-ONTOLOGIE COMME PROBLÈME CENTRAL DE L’ANTHROPOLOGIE : L’INDÉPASSABLE POSTULAT DE LA CHOSE EN SOI

On doit bien pouvoir continuer de penser la réalité au-delà de ses dépendances aux multiples expériences possibles. C’est cette

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nécessité qui nous amène à faire un pas vers la chose en soi des anthropologues. Entendons « chose en soi » ici en un sens kantien : il s’agit d’un réel en soi, qui doit être postulé, et qui a pour particularité de se tenir au-delà de toute expérience possible. Il s’agit donc de ce que l’expérience sensible ne peut pas atteindre, mais qu’elle doit pourtant supposer pour fonder les phénomènes. De ce fait, notre connaissance n’est pas l’unique « mode de connaissance possible des choses » (Prolégomènes, § 57). Comment continuer de comparer ces « ontologies », propre du travail des anthropologues, s’il n’existe pas d’étalon de comparaison ? Cet étalon de comparaison ne serait-il pas en définitive le signe d’un unique accès au réel, même a minima, un réel en partage ? Cette objection importante est souvent désignée dans la littérature anthropologique comme le problème de la « métaontologie 1 » : si l’on conçoit un pluralisme ontologique, à partir de quelle méta-ontologie, de quel métalangage, allons-nous construire un terrain pour la comparaison ? Le débat autour du problème de la méta-ontologie est donc celui de la nature de l’étalon de comparaison entre les différentes ontologies. Toute personne faisant de l’ontologie doit pouvoir supposer fermement qu’il n’y a qu’un réel, et des discours mieux adaptés que d’autres pour le dire. Dans son compte rendu de l’ouvrage de Pedersen, Ontologically Challenged, James Laidlaw, souvent réticent au tournant ontologique, s’en prend à l’introduction de la notion d’ontologie en anthropologie en s’attaquant aux contradictions du pluralisme ontologique : « Quel type de méta-ontologie doit-on postuler pour rendre concevable la pensée que le monde est fait de différentes choses à différents endroits 2 ? » L’anthropologue Paolo Heywood mène lui aussi combat contre les contradictions des anthropologues qu’ils considèrent comme des relativistes ontologiques, notamment à partir des arguments de Quine. Il défend ce qu’il nomme un 1. Paolo Heywood, « Anthropology and What There Is : Reflections on “Ontology” », Cambridge Anthropology, 30 (1), mars 2012, p. 143-151 ; J. Laidlaw, « Ontologically Challenged », art. cit. ; M. A. Pedersen, « Common NonSense : A Review of Certain Recent Reviews of The “Ontological Turn” », Anthropology of This Century, London, 5, 2012 [s.p.]. 2. J. Laidlaw, « Ontologically Challenged », art. cit. [s.p.].

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« ascétisme ontologique » : il s’agit d’un plaidoyer pour le paysage ontologique désert proposé par Quine (Quinian « desert landscape »), peuplé d’un minimum d’entités élémentaires (seulement les quantificateurs et les nombres), à l’opposé de l’univers gonflé (bloated universe) indûment accepté, selon lui, par Holbraad et Viveiros de Castro, à partir des cosmologies indigènes 1. Ces arguments reprennent en général la tradition davidsonienne de critique du relativisme ontologique de Kuhn à partir de la critique de la notion de schème conceptuel 2 : soit la traduction d’une théorie dans une autre est impossible (alors il n’y a pas de schème conceptuel autre), soit la traduction est possible (alors il n’y a pas de schème conceptuel autre). Il ne peut donc pas exister plusieurs ontologies possibles, et la notion d’ontologie ne peut pas se décliner au pluriel : soit il existe en effet plusieurs ontologies irréductibles les unes aux autres (alors il n’y a pas d’autres ontologies, car nous ne pourrons jamais les atteindre), soit il y a bien possibilité de parler d’ontologies et de les comparer, de les traduire quelque peu les unes dans les autres (alors il n’y a pas d’ontologies autres, ou d’altérité ontologique radicale puisque cela nécessite un étalon, qui est le lieu propre de l’ontologie). Il n’y a donc pas lieu de débattre entre une et plusieurs ontologies : il ne peut y en avoir qu’une, que nous nommerons ici « métaontologie » et qui possède la même propriété régulatrice que la chose en soi kantienne. La notion d’ontologie semble donc utilisée par les anthropologues dans un sens trop lâche : ils oublient qu’elle contient l’idée qu’il est possible de dire ce qui est, et qu’il ne peut y avoir plusieurs manières irréductibles de dire ce qui est, car il n’y a qu’un seul réel, même si ce dernier est découpé selon des articulations différentes. Il existe donc deux domaines épistémologiques que les anthropologues, prenant le tournant ontologique, pourraient avoir mal repérés : le premier domaine est l’ensemble des outils qui nous permettent de créer des taxinomies (une ontologie – de jure), le 1. P. Heywood, « Anthropology and What There Is », art. cit., p. 148. 2. Donald Davidson, « On the Very Idea of a Conceptual Scheme », Proceedings and Addresses of The American Philosophical Association, 47, 1974, p. 5-20.

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second domaine est celui de ces taxinomies elles-mêmes (des métaphysiques – de facto). Ainsi, afin de ne pas mélanger ces niveaux, plutôt que de parler d’une « ontologie » et des « ontologies » (ontologie animiste, ontologie totémique, etc.), il serait peut-être plus judicieux si l’on veut garder le sens fort du mot « ontologie », de parler par exemple d’une ontologie et de métaphysiques ou d’une pluralité d’engagements métaphysiques. Deux niveaux épistémologiques à distinguer Catégories Combinaison des catégories Une ontologie Des métaphysiques Outils de base pour Combinaisons des outils cartographier le réel ontologiques de base, (propriétés élémentaires, formant des matrices essences, contraintes causales, ontologiques, i.e. des systèmes etc.) de distributions de propriétés De Jure De Facto (de droit, légitime) (de fait) Philosophie Anthropologie C’est donc parce qu’il n’y a une seule ontologie au sens strict, comme détermination de ce qui est fondamental, que nous pouvons entreprendre de comparer les métaphysiques comme ensembles des règles de combinaisons des éléments fondamentaux. Cette ontologie est l’objet d’un travail d’investigation philosophique ancien : celui de la détermination de la chose en soi. Un niveau dégage donc des catégories invariantes (celui de la philosophie), et l’autre niveau esquisse celui des combinaisons de ces mêmes catégories (celui de l’anthropologie). Nous ne pouvons pas entreprendre de comparer les métaphysiques si nous n’avons pas préalablement l’intuition d’un noyau élémentaire de catégories partagées, qui servira de lien entre le comparé et le comparant.

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III. VERS UNE STRUCTURE ONTO-HÉTÉROLOGIQUE

Les anthropologues partisans du tournant ontologique doivent donc reconnaître qu’il leur faut garder le postulat d’une chose en soi, permettant justement d’opérer les variations ontologiques nécessaires au travail anthropologique. Mais si cette chose en soi est posée, quelles sont ses caractéristiques les plus élémentaires ? En affirmant solidement une méta-ontologie, l’anthropologie peut se présenter comme un projet ontologique abouti, qui peut échapper, sur son terrain, à certaines apories d’une philosophie réaliste qui voudrait nous faire atteindre la chose en soi sans médiation : ici, c’est à travers la corrélation même, alors même qu’un accès direct nous est refusé, que nous pouvons faire varier nos accès à la vérité. 1. Sur la spécificité du savoir ontologique des anthropologues Si l’anthropologie a un savoir ontologique particulier, c’est celui de pouvoir appréhender au mieux une structure combinatoire : en effet, une exigence importante du savoir anthropologique est celle de la corrélativité du terme et de la structure dans laquelle il se trouve inscrit. Ainsi, un terme ontologique n’est jamais seul, mais surtout, son sens change selon sa place à côté d’un ensemble d’autres termes. Le problème de la différenciation philosophique trop stricte que nous venons de voir, entre une ontologie (catégories) (de jure) et des métaphysiques (structures combinatoires des catégories) (de facto), réside dans le fait de concevoir les métaphysiques comme des combinaisons qui n’affecteraient pas les termes qui s’y donnent, comme si elles n’étaient que des structures classificatoires extérieures, posées comme une charpente sur des éléments ontologiques pré-existants, détenant une identité en eux-mêmes (propriétés physiques, propriétés mentales, substances, espace, temps, etc.). Ces termes peuvent bien être des invariants, mais ils ne se donnent que dans une certaine couleur structurelle, un « chromatisme généralisé 1 », ou peut-être peut-on dire, comme 1. Gilles Deleuze et Félix Guattari, Capitalisme et Schizophrénie, t. 2 : Mille Plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 123 ; Eduardo Viveiros de Castro, Métaphysiques cannibales, Paris, Puf, 2009, p. 9.

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dans l’illusion optique de Cornsweet, que les termes ontologiques de départ changent la perception de la teinte en fonction de la forme structurelle dans laquelle ils sont inscrits. Ainsi, si l’on admet la pluralité des métaphysiques, il faut pouvoir considérer que les différentes manières de classer, structurer et combiner, affectent les termes ontologiques élémentaires mêmes qu’ils classent, structurent et combinent. Un des savoirs ontologiques assuré des anthropologues est donc que les termes naissent corrélativement à la relation qui les connecte. La question est alors : jusqu’à quel point ces termes ontologiques invariants peuvent-ils varier ? Quel type d’invariance prototypique émerge de leurs variations ? Le discours de la méthode 1 pour atteindre la chose en soi au plus près, est dès lors le suivant. Il s’agit de partir avec les schèmes ontologiques naturalistes de départ et de les plier au contact de l’ethnographie, de les « irréduire 2 » en une courbe complexe. Une bonne anthropologie est celle qui parvient à subvertir ses concepts de départ, voire même tout l’apparatus métaphysique initial 3 afin de mieux rendre compte de cet effacement et ses modalités : « En somme, les concepts anthropologiques sont relatifs parce qu’ils sont relationnels – ils sont relationnels parce que ce sont des relayeurs [relators] 4. » Les concepts de départ sont donc transformés dans l’investigation elle-même au fur et à mesure que cette dernière s’actualise. Ainsi, on peut partir d’un système de croyances (par exemple, l’idée que les rochers n’ont pas d’états mentaux). À ce système de croyances sont corrélés des fondements binaires (physique/ mental, non-humain/humain, etc.). Ce sont moins des axiomes que des catégories élémentaires qui se conditionnent les unes les autres (sujet/objet, nature/culture, etc.). On ne peut pas avoir un terme sans que ce dernier entre dans un rapport, et que 1. Expression proposée dans Patrice Maniglier, « Anthropological Meditations : Discourse on Comparative Method », in P. Charbonnier, G. Salmon, P. Skafish (dir.), Comparative Metaphysics : Ontology After Anthropology, New York, Rowman & Littlefield International, 2016. 2. Bruno Latour, Pasteur. Guerre et paix des microbes, suivi de Irréductions, Paris, La Découverte, 1984 ; E. Viveiros de Castro, Métaphysiques cannibales, op. cit., p. 9. 3. Ibid., p. 54. 4. E. Viveiros de Castro, « (anthropology) AND (science) », art. cité.

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l’ensemble des rapports créent un tout (il s’agit donc moins d’axiomes, mais d’oppositions structurales du type A/B ; B/C ; C/D ; etc. qui se soutiennent entre elles). De ces oppositions élémentaires découlent donc la croyance P (i. e, « les pierres ne pensent pas »). Si l’anthropologue se voit confronté à un discours dans lequel des informateurs lui affirment fermement non-P (i.e. les pierres pensent), il doit entrer dans un processus herméneutique et faire face à non-P, et considérer qu’il est faux que P. Si on révise P, dans cet holisme structuraliste, on doit aussi réviser A/B ; B/C ; etc. En effet, dans ce cadre ontologique, rappelonsle, les propositions ne sont pas seulement reliées entre elles par juxtaposition mais par corrélation, c’est-à-dire que ce sont des couples catégoriels interdépendants. Il s’agit donc d’une véritable logique de groupes de transformation, qui tire de ce processus herméneutique de nouveaux particuliers (A’/B’ ; B’/C’ ; etc.). Il ne s’agit pas forcément de renoncer à A/B (par exemple à la différence entre nature et culture), mais de noter qu’elle connaît de nombreuses variations possibles (A’/B’ ; A’’/B’’ ; etc.). Il s’agit seulement de prendre acte de distorsions ou courbures, tout en conservant une structure primordiale virtuelle (A*/B*) non instanciée et non particularisée. 2. Sur la structure onto-hétérologique Relevons ici une particularité de cette onto-hétérologie, science de variations sans unité, sans étalon unique de comparaison. Si les termes ontologiques minimaux sont toujours définis en relation avec la structure dans laquelle ils évoluent, comment penser cette structure relationnelle elle-même ? On pourrait dire que cette structure est le fruit de négociations et d’équilibres précaires à un niveau local. Elle pourrait être nommée middle ground en référence au concept proposé par White 1. Tentons de mettre en lumière ces caractéristiques à partir de l’étude d’un exemple proprement anthropologique. Lorsque les marchands français, à la recherche de peaux de castors, arrivèrent dans la région des Grands Lacs, au milieu du 1. Richard White, The Middle Ground : Indians, Empires, and Republics in the Great Lakes Region, 1650-1815, New York, Cambridge University Press, 2010.

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siècle, ils nommèrent « pays d’En-Haut », une vaste région peuplée de différents groupes algonquiens, récemment chassés de leurs territoires de l’est, par les Iroquois. White décrit cette période comme une tentative singulière de construire un middle ground, un entre-deux, permettant aux groupes français et algonquiens, non seulement de cohabiter une poignée d’années dans une paix relative, mais encore d’élaborer et cocréer un espace commun inédit, ni proprement français ni proprement algonquins. Les Français étaient loin d’être en position dominante, dépendant grandement de l’économie algonquine entre autres 1, et ne jouaient les médiateurs que dans la mesure où les Algonquins les autorisaient à le faire. Le middle ground décrit ici un espace où des entités nondéfinies préalablement (Français/Algonquins) construisent et négocient une structure qui viendra les définir au fur et à mesure de leurs interactions, créant, de manière immanente, à force de négociations, un champ de similitudes et de différences (une structure). White décrit, par exemple, comment pouvaient se résoudre les conflits autour des meurtres. En 1682 ou 1683, deux Français furent assassinés – et leurs biens dérobés – sur la péninsule de Keweenaw. Les tenants et les aboutissants du procès seraient trop longs à décrire, mais retenons que pour tenter de mettre fin au différend, les Saulteurs présentèrent d’abord le calumet et proposèrent aux Français des esclaves pour « relever » les morts (pratique locale de dédommagement). Les émissaires de Dulhut, gouverneur français, refusèrent les présents, rejetant ainsi le mode de compensation le plus apprécié les Saulteurs et mirent en place un système de mise en accusation individuelle peu familier aux Amérindiens. En effet, une autre différence importante relevée par White était que les Français avaient besoin d’identifier exactement le meurtrier, ses motifs et ses faits, sous une forme procédurale, afin d’être sûr de ne pas faire peser la responsabilité du crime sur un innocent 2. Chez les Algonquiens, cette identification était moins pertinente que l’attribution de la responsabilité au groupe dans son ensemble auquel 1. À ce sujet, voir Richard White, Le Middle Ground. Indiens, empires et républiques dans la région des Grands Lacs : 1650-1815, Toulouse, Anacharsis, 2009, p. 154. 2. Ibid., p. 128.

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appartenait le meurtrier (famille, parenté, village, ou nation) qui devait, le plus souvent, porter la responsabilité de l’acte. Après des séries de négociations, un étrange procès se tint. Selon White 1, il est fort probable que les anciens coopérèrent notamment parce qu’ils pensaient qu’une fois que cet étrange rituel de désignation des coupables serait achevé, les Français accepteraient les compensations préalablement offertes. Le procès fut en outre l’objet de négociations mal interprétées, de gestes jugés humiliants, mais permit d’arriver à une base d’accord commune. Ni les codes français, ni les codes algonquins ne pouvaient donc éclairer cette situation, qui impliquait au contraire « une dose considérable d’improvisation et la création d’un middle ground en un point où les cultures paraissaient se croiser, de manière à ce que les attentes de chaque camp puissent du moins trouver quelque satisfaction […] ; c’est justement l’alliance elle-même qui avait créé la situation à l’origine de ces meurtres et fourni les formes rituelles qui permettaient de les réparer 2 ». Peu importent donc les termes de départ, si onto-hétérologie il y a, dans la manière dont les anthropologues peuvent concevoir la chose en soi, c’est toujours d’abord à partir de l’idée que l’on peut faire de l’ontologie en se concentrant sur les variations structurelles elles-mêmes, sans avoir besoin d’un méta-étalon de comparaison. Les relations sont concomitantes à l’apparition des termes eux-mêmes, émergeant toujours simultanément au moment d’un long processus d’hybridation et de négociations. Les ontologies constituent seulement ce qui en chacune d’elles ne peut pas être réduit à toutes les autres et donc ce qui doit se négocier. C’est ainsi vers ce réel hybride et variant que les anthropologues tentent de nous approcher.

1. Ibid., p. 131. 2. Ibid., p. 134-135.

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La vérité des autres : discours de la méthode comparée Patrice MANIGLIER

Le « tournant spéculatif » a souvent été opposé au « tournant linguistique » (ou sémiotique) qui a affecté la pensée du XXe siècle non seulement en philosophie mais dans bien des disciplines et jusqu’aux mathématiques 1. Cette stratégie polémique a, cependant, plusieurs conséquences malheureuses. La première est de nous faire oublier que les langues en particulier et les signes en général aussi sont des réalités, quoique des réalités d’un certain genre – pas seulement des instruments nous permettant de transmettre des significations 2. Une focalisation trop exclusive sur la question « Qu’est-ce que l’être au-delà des signes ou de l’accès que nous en avons ? » oblitère la question « Qu’est-ce que l’être des signes ? », en nous contraignant à les saisir, très traditionnellement, comme rapports à l’être. Or les signes aussi sont des choses en soi. Le réalisme commence at home. Et il impliquera forcément un réalisme différencié, ou ce qu’on pourrait appeler une ontologie différentielle, qui s’intéressera plus aux différents modes d’existence des realia qu’à une connaissance de l’étant en général, voire à une pensée de l’Être dans sa différence d’avec l’étant – la question de l’Être ne se fondant plus désormais que 1. Voir Levi Bryant, Nick Srnicek et Graham Harman, « Towards a Speculative Philosophy », in The Speculative Turn, Continental Materialism and Realism, Victoria, re.press, 2011. 2. Voir Patrice Maniglier, La Vie énigmatique des signes. Saussure et la naissance du structuralisme, Paris, Léo Scheer, 2006.

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dans l’épreuve de ces variations de modes d’existence et se définissant comme l’horizon d’un exercice comparatif 1. Une deuxième conséquence malheureuse est de couper l’activité spéculative, qu’on peut appeler métaphysique, des savoirs qui s’efforcent d’objectiver ces réalités, autrement dit des sciences positives. À ce titre, elle a l’allure d’un réalisme sans realia. Le paradoxe du « réalisme spéculatif » est de mettre en avant la passion d’un réel excédant toute présentation subjective, mais de faire de l’activité solitaire du penseur mettant à l’épreuve ses cohérences conceptuelles la pierre de touche de ce réel. La véritable pratique réaliste n’est-elle pas inséparable des efforts inlassables que nous faisons pour objectiver les phénomènes au plus près d’eux-mêmes, donc avant tout des sciences 2 ? De plus, le « tournant spéculatif », tout en se présentant comme une rupture à l’égard des courants postmodernes, phénoménologiques ou analytiques, répète le geste constitutif d’une certaine contemporanéité qui consiste à revenir à une conception traditionnelle de la philosophia perennis, par opposition à ce moment d’alliance avec les sciences humaines et sociales, mais aussi avec les sciences de la nature, qui avait caractérisé le moment « structuraliste ». Il s’agit d’un retour du réalisme du même genre que l’existentialisme… Une troisième conséquence malheureuse de cette stratégie est d’opposer le réalisme au relativisme, en empêchant de voir que ce dernier peut (et même doit, s’il veut rester cohérent) être non seulement un mouvement de réserve ou de réticence à l’égard de toute position ontologique, mais aussi une ontologie par ellemême, qui soutient que n’existe que ce qui peut être relativisé, 1. Je me permets de renvoyer sur ce point à mon article : « Manifeste pour un comparatisme supérieur en philosophie », Temps modernes, 682, juillet 2015. 2. Ici encore, je me permets de renvoyer à deux textes : « Post-Metaphysical Meditations. Reflections on Speculative Realism », in New Existentialism, Dijon, Les Presses du réel, 2016, ainsi que « Materialism », in Political Concepts. A Critical Lexicon, à paraître sur https://www.politicalconcepts.org. Notez que l’élégante solution proposée par Tristan Garcia dans Forme et Objet (Paris, Puf, 2011) permet de récupérer cette richesse de realia, mais au prix d’une disjonction du moment spéculatif pur et du moment encyclopédique : la question est donc bien de savoir s’il n’est pas possible d’envisager une pratique spéculative qui s’exerce à même l’activité encyclopédique.

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autrement dit défini par sa position dans un ensemble de transformations possibles – bref ce qu’on pourrait appeler (en mimant Nietzsche) un relativisme actif. La position même de la question ontologique limite donc l’espace des réponses qu’on peut lui donner et exclut a priori une forme particulière de réalisme, qu’on pourrait appeler le pluréalisme. Il est frappant de noter que cette requalification du « tournant linguistique » le réinstalle dans la problématique anthropologique dont il avait déclaré précisément nous donner les moyens de sortir, du moins dans les interprétations qu’en proposèrent par exemple Foucault, Althusser ou même Lévi-Strauss. Mais quoi qu’il en soit de cette proposition datée, il se trouve que la discipline positive qui s’appelle anthropologie a connu des développements récents qui nous permettent précisément d’envisager d’autres relations entre anthropologie et ontologie. Je songe à ce qu’on a appelé le « tournant ontologique en anthropologie 1 ». À condition, cependant, d’en proposer une interprétation qu’on peut dire radicale. En effet, dans certaines versions de ce « tournant ontologique », on soutient que l’anthropologie doit cesser de s’intéresser aux représentations que les êtres humains se font de la réalité, pour s’intéresser aux réalités mêmes qui les entourent et dont ils s’entourent : les cigarettes, les paysages, les âmes… Cependant, dans cette acception, on en vient à entendre par « ontologies » de simples répertoires d’existants admis ou non par telle ou telle instance capable de faire valoir des existants (dans le sens aussi général qu’on voudra). Mais, outre qu’on perd la réflexion sur l’éventuelle pluralité des manières même d’exister de ces êtres, on se trouve rapidement confronté à l’instabilité constitutive de cette pluralisation des ontologies coupée d’une réflexion sur l’Être comme tel. En effet, les ontologies semblent désigner au pire ce qui est considéré comme réel par les uns ou par les autres – et alors il est légitime de se demander si ce mot n’est pas un synonyme à peine amélioré de « culture » –, au 1. Pour des notions générales, voir l’introduction de Amiria J. M. Henare, Martin Holbraad et Sari Wastell, au livre qu’ils ont dirigé, Thinking Through Things : Theorising Artefacts Ethnographically (Londres, Routledge, 2007) et plus récemment Martin Holbraad et Morton Pedersen, The Ontological Turn : An Anthropological Exposition (Cambridge, Cambridge University Press, 2017).

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mieux il tente de saisir ce qui vaut comme existant ici ou là. Mais quel est le statut ontologique de cet « ici » ou de ce « là » ? Quelle est l’ontologie de ces « mondes » divers où pullulent des êtres incompatibles les uns avec les autres ? Comment « coexistent »ils ? Et quelle est l’ontologie de l’anthropologue même qui les repère et les cartographie ? perspective qu’elle offre à la métaphysique contemporaine qu’en admettant de lui-même une interprétation radicale, qui consiste à reconnaître que l’anthropologie touche directement à la métaphysique, au sens où elle prend en charge certaines des tâches de la métaphysique. Pour cela, il se peut que la métaphysique doive, de son côté, se redéfinir comme une discipline comparative 1. Ce sont les lignes de ce geste que je voudrais présenter dans les pages suivantes. On verra que de ces considérations de méthode émerge une proposition ontologique taillée à l’exacte mesure du projet de faire de la métaphysique une connaissance positive.

I. DÉFINITIONS PRÉLIMINAIRES.

1. L’anthropologie et la métaphysique : pratiques du doute radical On aurait tort de définir la métaphysique d’emblée par le saut dans l’ontologie. Celui-ci est plutôt une conséquence du genre de connaissance que la métaphysique propose. La métaphysique est avant tout une procédure d’illimitation du questionnement, qui s’efforce activement de rendre problématique ce qui ne pose pas problème. Cette compréhension était celle d’un auteur incontestablement déterminant pour la métaphysique moderne, nul autre que Descartes, l’auteur des bien nommées Méditations métaphysiques. La métaphysique n’est pour lui rien d’autre que la prolongation du doute au-delà du raisonnable. Le mot est rare sous sa 1. On trouvera dans « Anthropological Meditations : Discourse on Comparative Method », in P. Charbonnier, G. Salmon, P. Skafish (dir.), Anthropology after Metaphysics, Landham, Rowman & Littlefield, 2016 une version plus détaillée de cet argument, dont le présent texte est une traduction raccourcie.

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plume, mais c’est bien lui qu’il utilise pour parler de l’hypothèse du Malin génie comme « une raison de douter bien légère et pour ainsi dire métaphysique 1 ». Les spécialistes de Descartes distinguent le doute méthodique (auquel Descartes se limite dans le Discours de la méthode), du doute métaphysique (qu’il explore dans les Méditations) : celui-ci met en doute ce qui est intrinsèquement indubitable, par exemple les vérités logiques et mathématiques. Il faut pour cela des raisons de douter extrinsèques : c’est l’hypothèse du Malin génie, raison de plus, raison du dehors, raison forcée. La métaphysique se définit donc simplement par le fait de poser des questions qui ne se posent pas d’elles-mêmes. L’anthropologie comparée s’apparente à la métaphysique en ce qu’elle aussi est une pratique du doute et qu’elle aussi a besoin d’introduire des raisons de douter extrinsèques. Au demeurant, le doute cartésien s’ancre de son côté dans une expérience qui est celle-là même dont l’anthropologie fera sa méthode, et qu’on pourrait appeler la variation d’évidences. Ce sont en effet les contradictions entre les livres et l’expérience du voyage qui conduisent le cavalier à faire l’épreuve du doute, qu’il s’agira ensuite de systématiser. Le doute, en effet, ne saurait être à sa racine gratuit ou général : il faut toujours une raison de douter. C’est toujours pour des raisons singulières qu’un doute émerge, du fait de l’expérience positive qu’on fait d’une (bonne) raison de voir la négation de ce dont on ne songeait même pas à douter. Mais de même que le métaphysicien pousse ce procédé à sa limite, pour mettre en doute même ce qui résiste par soi au doute, au moyen d’hypothèses comme celle du Malin génie, l’anthropologue cherche activement à mettre en doute les évidences qu’il partage d’abord, évidences morales, théoriques, sensibles, en tentant d’éprouver l’évidence de manières de penser, de sentir et de faire qui semblent au premier abord inaccessibles chez un semblable. L’expérience de l’altérité, définie comme virtualité d’embrasser des évidences a priori inconcevables, est donc l’équivalent du Malin génie, permettant de mettre en doute ou relativiser des a priori sur lesquels nous n’avons aucune raison intrinsèque de buter. 1. « valde tenuis et, ut ita loquar, Metaphysica dubitandi ratio », René Descartes, Œuvres, AT VII, 36, 24-25.

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2. L’anthropologie, science du sujet de la science Il est vrai que ce rapprochement avec la métaphysique repose lui-même sur une épistémologie particulière de l’anthropologie, qui tient l’anthropologie, non pas comme la discipline qui étudie les sociétés exotiques, mais comme celle qui se définit différentiellement dans le champ des savoirs, par la décision de n’admettre aucun autre instrument de production des connaissances que la capacité du sujet de la science lui-même à embrasser des manières de penser, de sentir et d’agir qui a priori semblent inacceptables à ce sujet. Un fait anthropologique est toujours un point d’altération subjective ou de resubjectivation. Le prestige et même les spécificités épistémologiques de la notion de terrain en anthropologie n’ont pas d’autre fondement. L’altérité n’est donc pas l’objet de l’anthropologie, c’est son instrument. Le véritable objet de l’anthropologie, au sens de ce à propos de quoi elle se déploie, de ce sur quoi elle enquête, c’est l’anthropologue elle-même, ou plus exactement le sujet de la science 1. Notre unique présupposition doit être que l’anthropologue est engagée dans un travail scientifique. L’anthropologie comme science du sujet de la science est fondée sur la capacité à faire varier sa propre expérience au point où il cesse de pouvoir se subjectiver comme science de la science. L’anthropologue doit donc trouver des expériences qui sont incompatibles avec l’objectif même d’accomplir un travail scientifique. Lévy-Bruhl et les anthropologues britanniques de la fin du XIXe siècle avaient parfaitement raison de s’épater qu’il y ait des gens qui ne soient pas d’honnêtes savants victoriens cherchant à expliquer le monde froidement : le point de départ de l’anthropologie n’est pas la variation culturelle en général, mais cette variation singulière qui permet à un sujet de se resubjectiver de telle sorte qu’il ne saurait plus être le sujet de la science. Que signifie « cesser d’être sujet de la science » ? Être sujet d’une expérience, c’est être dans une relation de familiarité immédiate avec le contenu de cette expérience : avoir un rapport non problématique avec ce qu’on fait, ce qu’on ressent, ce qu’on pense – bref vivre cette expérience sur le mode de l’évidence 1. Voir Jacques Lacan, « La science et la vérité », in Écrits, Paris, Seuil, 1966.

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pratique. Des problèmes se posent, certes, mais non pas contre l’évidence pratique, plutôt en elle, de même que la fuite d’un tuyau de salle de bains ne remet pas nécessairement en cause le sens même qu’il y a à avoir des tuyaux dans sa salle de bains. À l’inverse, l’altérité peut être définie comme une étrangeté de second degré, une étrangeté réflexive : est autre cela uniquement avec lequel non seulement je ne peux pas avoir une sympathie immédiate, mais encore avec lequel il m’est impossible de m’imaginer acquérir cette sympathie au prix d’un effort de projection. Il y a beaucoup de choses en effet que je ne comprends pas mais que je peux m’imaginer comprendre assez facilement : par exemple je ne fais pas de surf, mais je peux m’imaginer facilement comment un semblable peut avoir d’envie d’en faire et ce qu’il doit ressentir. En revanche, manger mes parents quand ils meurent non seulement ne me vient pas à l’idée, mais est quelque chose que j’ai du mal à imaginer pouvoir un jour considérer, de manière évidente, comme étant la juste chose à faire. Ces « incompréhensions de second degré » sont très similaires aux raisons métaphysiques de douter de Descartes. L’anthropologie est donc ce point particulier des sciences où celles-ci tentent de faire de la possibilité d’une expérience qui ne soit pas scientifique la ressource exclusive d’une connaissance scientifique, autrement où enquête métaphysique et savoir positif se confondent. Cela est-il possible et comment ? C’est ce qu’il reste à voir.

II. LES RÈGLES DE LA MÉTHODE COMPARÉE

Ce savoir ne doit rien présupposer d’autre que la virtualité de l’altération du sujet de la science. Ne peuvent dès lors valoir comme contenus positifs que deux types d’énoncés : soit ce qui est nécessaire à l’exercice de l’altération subjective, soit ce qui peut être déduit au terme de l’enquête anthropologique. Tout le reste est activement suspendu. Même l’idée qu’il s’agit de faire varier des croyances ne doit pas être présupposée (ou plutôt

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absolutisée), car il peut s’avérer que certaines formes de resubjectivation soient incompatibles avec le rapport à soi comme « ayant des croyances ». Ce qu’on appelle « tournant ontologique en anthropologie » ne peut se comprendre qu’en ce sens : il s’agit d’un progrès de la connaissance anthropologique qui se rend compte que des notions comme culture, représentation, croyance, environnement, contexte, cognition, etc., se heurtent à leur nontraductibilité dans les expériences qu’il s’agit de partager et ne sauraient donc valoir comme métaconcepts de l’anthropologie : ils doivent être soumis à l’exercice comparatif très exactement comme « religion », « État », « monogamie », etc. 1. Première règle : le postulat variationniste La situation de l’anthropologue est extrêmement similaire à celle du métaphyicien cartésien puisqu’il s’agit de systématiser l’épreuve de la variation des évidences. Cependant Descartes cherchait à traverser le doute pour établir une certitude fondationnelle, alors qu’il s’agit pour nous de faire fond sur ces expériences pour produire une connaissance positive. De plus, Descartes tirait de ces expériences la conclusion de devoir désormais ne se fier qu’à son jugement, au « je » qui doute, alors que nous nous tenons à ce qui nous est effectivement donné : l’épreuve de la variation même. Je peux dès lors énoncer ce qu’on pourrait appeler la première règle de la méthode comparative : « ne rien admettre pour vrai sinon qu’il est toujours possible que ce qui se présente évident ici devienne absurde moyennant quelques transformations qui me restent obscures ». Et puisque l’anthropologie est un savoir qui procède des expériences d’altération subjective, je continuerai désormais, comme Descartes, à la première personne. Me voici en effet comme ces voyageurs dont parle la troisième partie du Discours de la méthode, égaré dans une forêt obscure, ou comme ce personnage de Kant, dans son opuscule « Comment s’orienter dans la pensée », perdu dans une ville inconnue la nuit, alors qu’il doit rentrer chez lui. La nuit est absolument noire. La seule chose qui me soit donnée, ce sont des voix. Elles me susurrent des conseils : « Va à droite ! », « À gauche, c’est une impasse », « Choisis une direction arbitraire et tiens-toi à elle ! ».

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Autrement dit, elles me parlent de l’espace que je ne vois pas, elles en proposent des cartes. Ces voix sont les « cultures » ou les évidences pratiques auxquelles je peux adhérer. Et pourtant je ne bouge pas : je me tiens ferme à ma première vérité, à savoir qu’il est toujours possible que l’une d’entre elle finisse par devenir l’autre. Appelons cette décision le postulat variationniste : rien ne m’est donné que la mutabilité des évidences. Puis-je trouver un chemin dans cette forêt de cartes alternatives, autrement dit une méthode ? Une voix bien intentionnée vient me chuchoter une solution apparente. Pourquoi ne pas retenir les énoncés qui reviennent à l’identique dans le propos de chacune de ces voix, autrement dit leur plus petit commun dénominateur ? Ainsi, toutes ces voix sont certes en désaccord sur ce qu’il faut faire de son corps sexuel, mais toutes semblent poser la nécessité de quelque limite, interdit, principe ou norme d’usage de ce corps sexuel. Ne faut-il donc pas admettre au moins cela et dire : la réglementation de la sexualité est une propriété de ton espace (un « universel »), même si les contenus exacts de cette réglementation varient ? Telles seraient les vérités comparatives. Il y a au moins deux raisons pour lesquelles, cependant, je dois rejeter cette suggestion. D’abord, le fait que je n’ai jamais rencontré de voix qui soutiennent autre chose ne prouve pas qu’il n’en existe pas. Mais il est une autre raison, plus profonde. Je ne suis sûr que ce ne soit pas à la faveur d’une cascade de malentendus qu’apparaisse ce plus petit dénominateur commun. Ainsi, on a longtemps pensé que la prohibition de l’inceste, c’est-à-dire l’interdiction de relations sexuelles au sein de la famille, était universelle. Mais la notion de famille est si variable que chez les Trobriandais, par exemple, le père n’est pas un membre de la famille, et la relation qu’il entretient avec ses enfants est appelée « adultère » et non pas « inceste » 1. De plus, la forme de la prohibition est très variée, allant d’une moquerie amusée à l’exécution capitale précédée de torture comme sous l’Inquisition. Et enfin, la catégorie même de « sexualité » est très récente, si l’on en croit 1. Bronislaw Malinowski, The Sexual Life of Savages in North-Western Melanesia, New York, H. Liveright, 1929, p. 447.

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les travaux de Foucault. Bref, cet universel peut fort bien n’être que le résultat d’une série d’équivoques. Ce point montre que non seulement je n’ai pas de critère pour séparer, parmi les évidences, les bonnes des mauvaises, mais je ne suis même pas sûr d’avoir la bonne échelle pour percevoir les différences entre ces évidences elles-mêmes. Ces voix diffèrent non seulement par leurs contenus mais aussi par la manière dont elles évaluent les différences entre elles. Il semble donc que ma nuit soit devenue encore plus obscure. Mais à ce point extrême du désespoir, je fais comme Descartes : je vais me coucher, pour reprendre ma méditation le lendemain. 2. Deuxième règle : l’intuition comparatiste Au réveil, la nuit est toujours aussi impénétrable. Mais ce qui hier semblait en sceller l’obscurité définitive m’apparaît soudain comme la source potentielle d’une lumière nouvelle. Une intuition brusque me traverse. Et si, au lieu de chercher désespérément quelque chose qui annulerait les différences, je me servais de l’équivocité même des concepts (famille, sexualité, personne, etc.) pour recontextualiser chaque énoncé ou concept qui prétend à l’universalité comme une variante particulière d’un ensemble d’autres qu’il tend par nature à oblitérer, mais que le jeu de l’équivoque fait apparaître ? Un exemple permettra de mieux saisir mon intuition. Plutôt que de supposer qu’il existe, à travers la planète, différentes formes de « mariage », alors que la catégorie même de mariage n’est même pas pertinente dans beaucoup de cas 1, je pourrais essayer de m’appuyer sur les expériences où l’équivocité du concept de mariage se réalise pour essayer de comprendre à quel ensemble de variations particulières correspond la catégorie même de mariage qui est la mienne, cette catégorie que je croyais universelle. Et je pourrais faire de même pour tous les concepts comparants : la religion, la culture, la nature, le corps, la vérité, l’être, l’universel, etc. Je me trouve ici en présence de la deuxième règle de la méthode comparative, qui est aussi ma deuxième vérité : « N’accepte 1. Voir sur ce point, Edmund Leach, Rethinking Anthropology, Londres, Athlone, 1971.

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comme vrai que ce qui a pu être redéfini comme une variante précise d’autres évidences possibles. » Une variante est une entité entièrement définie par la manière dont elle pourrait être autre, autrement dit par sa position dans un groupe de transformations, au sens de Claude Lévi-Strauss. Une variante n’est pas une variable. La variable est un substitut graphique pour un parcours de valeurs dont on ne cherche à connaître que la relation à un autre parcours de valeurs (déterminée par une fonction). Ainsi la probabilité d’un cancer du poumon dépend de cette autre valeur qu’est la durée pendant laquelle un individu a fumé. Un phonème à l’inverse est une variante, parce qu’il est rigoureusement défini par sa position dans le jeu des substitutions possibles qui donneraient lieu à d’autres phonèmes. Une variante ne se détermine pas par rapport à un type défini par un certain nombre de traits communs, auxquels s’ajouteraient des traits accidentels. Elle est ce qui permet de relativiser les types. Ainsi il faut non pas poser la notion de famille et comparer les différentes manières de la définir, mais relativiser la notion de famille dans l’espace de ses propres équivoques. Il est vrai que je n’ai pas encore montré que cette hypothèse pouvait effectivement ouvrir à une procédure empirique, autrement dit à un savoir positif. Mais cela ne se déduit pas spéculativement ; cela se montre. Je reporte cela à demain et je m’endors, plus serein. 3. Troisième règle : les étapes de la connaissance anthropologique À mon réveil, je sais à quoi je dois consacrer ma journée : je dois tenter de montrer que mon intuition comparatiste n’est pas seulement un vain rêve, mais qu’elle donne lieu à une pratique de connaissance effective. Si Descartes s’appuyait alors sur l’existence de Dieu, je m’appuierai sur l’existence d’une discipline constituée qui montre qu’en effet l’intuition comparatiste fonctionne. L’anthropologie comparée existe, je l’ai rencontrée. Pour dégager les étapes de la méthode comparative, je prendrai un exemple issu l’anthropologie de la parenté. La première chose dont je dispose, ce sont des ressemblances et dissemblances apparentes entre mes usages et ce que je perçois comme d’autres usages, autrement dit d’autres voix – bref une

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grille catégorielle, ou ce qu’on pourrait appeler avec Badiou un monde 1. Ainsi, je reconnais une ressemblance entre ce que j’appelle « famille » et la manière dont d’autres sélectionnent et traitent un certain nombre de membres de leur environnement. Cependant, parmi ces voix, il en est une qui me semble particulièrement curieuse, la voix Iroquois, car le nom de famille y est donné non par le père mais par la mère. Je crois donc que la différence entre nous porte sur la règle de filiation, paternelle ou maternelle. Premier temps donc, celui de la projection des grilles comparatives. Cependant, me mettant à l’écoute de cette voix plus attentivement, je me rends compte que j’ai mal perçu ces ressemblances et ces dissemblances. En particulier, il apparaît qu’ils ont bien un terme spécial pour désigner ce que j’appelle « mère », mais qu’ils utilisent le même terme pour parler de la sœur de cette femme, autrement dit de ce que j’appellerais une « tante », alors qu’à l’inverse, les sœurs du père sont appelées d’un terme différent. Ils appellent aussi « grand-mère » la sœur de la grand-mère, et donc ses filles (autrement dit ce que moi j’appellerais les « cousines » de la mère) des « mères », et cela aussi loin que vous voudrez en ligne maternelle. Voilà donc mes Iroquois non pas avec une mère, mais avec beaucoup de mères ! Pourtant, il semble qu’il y ait dans mon langage la même absurdité à parler d’une multitude de mères qu’il y en aurait à parler d’une multitude de présidents de la République française – une erreur pour ainsi dire grammaticale. Deuxième temps, donc, celui la réalisation des équivoques. Réfléchissant sur la manière dont je pourrais comprendre cette équivoque, c’est-à-dire sur ce qu’il faudrait que je change dans mon système de catégories pour qu’il m’apparaisse évident qu’un individu a plusieurs « mères », je me rends compte que les Iroquois ne définissent pas la « famille » par le noyau des parents et des enfants, et même qu’il n’y a pas vraiment de « famille » pour eux : il y a des groupes d’individus reliés par des individus du même sexe. Il se trouve que je dispose d’un mot dans l’histoire point trop éloignée de ma langue, un mot écossais, le mot « clan », pour dire quelque chose de similaire. Je dirais donc : la parenté fonctionne soit par famille, soit par clan, et tel est le trait 1. Voir Alain Badiou, Logiques des mondes, Paris, Seuil, 2006.

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comparatif véritable. La différence entre eux et moi ne tient donc pas à la règle de transmission du nom de famille, mais à ce qu’ils fusionnent la ligne directe (père-enfant, mère-enfant) et la ligne latérale (oncle-neveu), alors que je les sépare. Je ne m’étais jamais rendu compte qu’on pouvait caractériser mon système de parenté par ce critère bizarre de la fusion ou de la séparation de la ligne directe ou de la ligne latérale. Le seul jeu de l’équivoque a donc enrichi ma grille conceptuelle. Troisième moment donc, celui de la vérité comparatiste. Enfin, muni de ce nouveau principe de comparaison issu de la rencontre elle-même, je vais voir si je peux redéfinir d’autres voix et d’autres mondes comme des variantes en fonction de principes de différenciation du même genre. Si j’en trouve, cela veut dire que je pourrais me définir comme une variante dans un système de variantes, en détachant chacune de ces voix des expériences locales d’altération qui les font passer l’une dans l’autre, et en les redéfinissant simplement par leur position dans ce groupe de variantes. Je pourrais même continuer et remarquer que ces variations sont corrélées à d’autres : que telle différence entre deux systèmes de parenté vient régulièrement accompagnée de telle différence entre tels régimes économiques, ou politiques, ou religieux, etc. J’approfondirai ainsi la définition de chaque variante. Quatrième et dernier temps, donc, celui de la construction d’un système de variantes. Alors seulement, j’ai une véritable connaissance scientifique, car la variante est définie par ce que Cassirer ou Bachelard auraient appelé une « fonctionnalisation » des expériences. L’anthropologie comparée a donc bien les propriétés d’une science positive : elle définit un format d’empiricité (les comptes rendus d’altérations subjectives), un traitement théorique de ces faits (la procédure de relativisation réciproque des expériences dans un groupe de transformation), des procédures de réfutation et d’intégration dans des dispositifs théoriques dont la puissance par rapport aux autres est « mesurable » (elle permet de plus et mieux relativiser), etc. Ce savoir positif cependant ne fait appel qu’à la mutabilité du savoir lui-même. Pour en apprendre sur la « parenté », je n’ai pas eu besoin de sonder les cœurs, d’ouvrir les cerveaux, de faire des statistiques : juste d’être attentif aux

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variations et en particulier à ce régime très particulier de la variation qu’on appelle l’équivoque. Certes, je n’ai pas encore reconquis la totalité du savoir que j’ai suspendu d’un geste impatient avant-hier, mais je vois du moins désormais le principe d’une telle reconstruction. Comme Descartes donc à la fin de la troisième méditation, je vais désormais me coucher réellement apaisé : un vaste et réjouissant travail

III. REMARQUES CONCLUSIVES : L’ONTOLOGIE PLURÉALISTE

Le but de cette petite fable était uniquement de montrer qu’une connaissance positive peut être construite au lieu même de l’enquête métaphysique. L’anthropologie comparée semble accomplir le rêve de Husserl et de tant d’autres : faire de la métaphysique une science rigoureuse. Cette science ne sera pas cependant formelle, mais positive. Elle répond exactement au projet bergsonien d’une métaphysique positive. Elle implique d’emblée certains engagements ontologiques. 1) Elle suppose quelques concepts méta-métaphysiques, ou primitifs, nécessaires pour que l’exercice comparatiste soit possible : monde, équivoque, variante et structure. Ces concepts ont une valeur universelle (au sens exact où ce terme est employé pour les variétés dans la géométrie de Riemann 1), du moins jusqu’à ce qu’on montre que la procédure comparatiste pourrait être mieux accomplie sans eux, ce qui, dans l’état actuel de l’art, est rigoureusement inconcevable. 2) Elle déduit de l’exercice comparatiste un certain nombre de concepts, de thèses, voire de schématisations formelles qui enrichissent cette ontologie (ainsi la notion d’échange-don). 3) Elle ne sacrifie aucun être : les êtres relativisés sont simplement requalifiés. Il n’y a pas lieu de dire « la famille n’existe pas, seuls existent les structures d’échange-don des femmes » ; la 1. Voir sur ce point David Rabouin, Vivre ici. Spinoza éthique locale, Paris, Puf, 2010.

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famille existe mais comme l’expression interne d’une variante particulière de tel groupe de transformations (qui ne peut fonctionner qu’à la condition de générer ce concept de « famille »). Elle rend ainsi justice à tout en droit, comme le système de Hegel, mais sans avoir à introduire la notion de contradiction et donc la dimension idéaliste. 4) Elle dégage une ontologie riche à plusieurs niveaux (êtres primitifs, êtres découverts, êtres requalifiés), mais cette ontologie est provisoire. Elle est à l’exacte mesure d’une enquête positive (la réalité de l’échange-don ne vaut que tant qu’il n’a pas été relativisé) et ne s’inquiète pas de ce caractère progressif. 5) Elle semble bien cependant donner lieu à une ontologie formelle : tout étant, quel qu’il soit, sera forcément une variante. Être, ça n’est jamais que pouvoir être autre. Cette ontologie formelle n’est pas abstraite : il ne s’agit pas d’affirmer l’existence positive de la contingence ou de l’indéterminé comme tel, par hypostase. La forme exacte de la variance en général est exactement donnée par la figure qu’a, à tel ou tel moment du progrès de la connaissance comparative, le jeu des variantes. Elle ne se soustrait à aucun moment de l’enquête empirique. 6) La position même de la question ontologique se déplace : l’être ne se présente pas dans une sorte de face-à-face plus ou moins fantasmé avec une réalité nue et inqualifiable ; il est exactement coextensif au mouvement même de relativisation du sujet du savoir. L’être n’est pas ce qui m’attend de l’autre côté des apparences, mais bien ce dans quoi je me découvre être une variante précise qui s’ignore. Le saut dans l’ontologie ne se fait pas en prolongeant au-delà de l’expérience la flèche noématique, mais latéralement ou horizontalement comme par englobement. 7) Enfin, cette ontologie ne sépare pas le mouvement critique de relativisation des a priori de la représentation du mouvement positif d’affirmation d’une réalité plus large au sein de laquelle ces a priori sont redéfinis en étant situés. Ce savoir n’est donc pas seulement immédiatement positif et métaphysique ; il est aussi immédiatement critique. La critique ici ne s’oppose ni à la métaphysique, ni à la connaissance positive. La connaissance comparative permet donc de sortir d’un des dilemmes les plus constitutifs de la philosophie moderne.

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Nous espérons avoir ainsi montré qu’une autre voie à la fois réaliste et spéculative est possible, qui ne coupe pas la métaphysique des savoirs positifs, ne récuse pas a priori l’hypothèse relativiste et enfin ne nous oblige pas à accepter implicitement l’opposition des « représentations » et des « réalités », mais intègre ces « représentations » dans une réalité plus large qu’elles. Ce Dehors n’est pas un monde extérieur, mais la virtualité d’altération qui divise selon une ligne incertaine chaque ici et chaque maintenant, par la puissance, qui reste encore curieusement inaperçue par la philosophie, de l’Équivoque. Ce Dehors n’est pas à représenter, mais, comme disait Deleuze, il s’exprime dans chacune des variantes. Être et signifier sont, donc, finalement, le Même.

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Perspectivismes Sur deux usages de la notion de « perspective » dans la philosophie contemporaine Camille CHAMOIS

La notion de « perspective » fait l’objet d’un usage pluriel et peu stabilisé au sein de la philosophie contemporaine. Elle est en effet mobilisée dans un cadre épistémologique pour décrire les degrés d’objectivité avec lesquels on peut connaître le monde : elle désigne alors des modes de compréhension ou des points de vue sur le monde et ouvre à la question métaphysique qui consiste à se demander si l’existence de points de vue sur le monde doit entraîner une redéfinition de la structure même de la réalité pour y intégrer des faits perspectivaux 1. Mais la notion est également mobilisée dans un cadre génétique ou existentiel : elle désigne alors le fait que des corps différents perçoivent des signes sensibles différents, et que cette expérience perceptive joue un rôle génétique dans la constitution du sujet lui-même. On est ainsi amené à la problématique transcendantale de la genèse des conditions de l’expérience : celle-ci peut être reformulée en une analyse de la transformation des perspectives transcendantales via l’expérience vécue 2. Ces deux sens de la notion de perspective ouvrent alors à deux problématiques distinctes concernant le 1. Adrian W. Moore, Points of View, Oxford, Oxford University Press, 1997. 2. François Zourabichvili, « À propos de l’interprétation de la volonté de puissance comme principe plastique », in P. Laborde (dir.), Conséquence, SaintGermain-le-Vieux, 2015, p. 116.

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Camille Chamois

statut de la réalité. Ce qui suit voudrait en préciser les enjeux respectifs.

1. L’INTERPRÉTATION PERSPECTIVISTE DE L’EXPÉRIENCE SUBJECTIVE

L’idée selon laquelle il existe des perspectives ou des points de vue différents depuis lesquels le sujet se rapporte au monde est d’abord une option épistémologique. Celle-ci intervient dans le débat concernant l’interprétation « physicaliste » du monde, en argumentant qu’une telle interprétation objective est incomplète si elle ne parvient pas à rendre compte de ce qui est subjectivement perçu. Dans les termes proposés par Thomas Nagel, une description objective du monde vise un « point de vue de nulle part », c’est-à-dire qu’elle cherche à décrire le monde en se plaçant tendanciellement à l’extérieur du monde lui-même ; mais cette description s’avère limitée lorsqu’il s’agit de décrire les expériences phénoménales des individus, qui semblent irréductiblement liées à la contingence de leur point de vue sur le monde – et par exemple de leur appareil perceptif 1. Nagel en conclut à l’existence de faits subjectifs qu’on ne peut connaître qu’en les liant à un point de vue singulier. L’exemple de l’expérience perceptive d’une chauve-souris intervient dans ce cadre : on ne peut connaître ce à quoi la chauve-souris a accès qu’en l’abordant de son point de vue. Le concept de subjectivité mobilisé désigne alors le point de vue d’un organisme vivant sur le monde : il ne s’agit pas d’une expérience privée, mais d’une expérience dépendante d’un certain type d’organisation corporelle. On a là une première formulation perspectiviste de l’expérience consciente. Cependant, comme l’a récemment souligné Michel Bitbol, l’interprétation perspectiviste de l’expérience subjective peut donner lieu à deux types d’analyse fondamentalement 1. Thomas Nagel, « Subjective and Objective », in Mortal Questions, Cambridge, Cambridge University Press, 1979, p. 207-222.

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différents 1. D’un côté, elle ouvre une problématique épistémique, formulée en termes de « connaissance » et d’« accès » à des « faits » : elle renvoie donc aux procédures mises en place par un sujet connaissant pour accéder à un contenu épistémique plus large. Une des stratégies possibles consiste en effet à adopter virtuellement un autre point de vue que le sien propre – comme lorsqu’on se projette virtuellement à un autre point de l’espace pour tenter d’évaluer ce qu’on percevrait depuis ce point. Le changement de perspective est alors appréhendé comme un moyen pour atteindre une visée référentielle plus riche ; il est en ce sens constitutif de ma visée entendue comme synthèse des perspectives. D’un autre côté, l’interprétation perspectiviste de l’expérience subjective conduit à certaines conclusions formulées, non plus en termes épistémiques, mais existentiels : pour connaître l’effet que cela fait d’être une chauve-souris, il faut être une chauve-souris. Ainsi formulé, l’enjeu n’est plus exactement de connaître le point de vue de la chauve-souris sur le monde mais d’expérimenter ce que c’est que d’être une chauve-souris. La problématique épistémique se trouve alors déplacée puisqu’on ne désigne plus l’accès à un contenu épistémique mais les transformations des coordonnées de l’existence : à l’inverse, l’idée d’une métamorphose ou d’une transformation du sujet, en niant l’unité du sujet connaissant, sape du même coup la légitimité d’une formulation en termes d’accès (voire de connaissance, sauf à redéfinir celle-ci comme une participation). En somme, l’analyse perspectiviste de l’expérience subjective articule deux dimensions : une dimension référentielle au sens de la perspective sur quelque chose – ce qui conduit à évaluer l’objectivité de la perspective en question ; et une dimension expérientielle, au sens de ce que cela fait à quelqu’un de percevoir. 1. Michel Bitbol, La conscience a-t-elle une origine ? Des neurosciences à la pleine conscience, une nouvelle approche de l’esprit, Paris, Flammarion, 2014, p. 386-387 : « Je peux adopter un point de vue différent de celui que j’occupe actuellement dans l’espace tout en restant moi-même, parce qu’il y a une continuité, sur le mode extrinsèque de l’identité comme sur le mode intrinsèque de l’ipséité, entre le “moi” qui occupe le premier point de vue et le “moi” qui occupe le second. En revanche, je ne peux pas être une chauve-souris sans cesser purement et simplement d’être moi, sans rompre toute continuité entre l’avent et l’après de “ma” métamorphose en mammifère volant. »

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On est alors conduit à parler de la perspective de quelqu’un, et à souligner les effets sensibles d’une expérience. Cette précision permet de distinguer deux stratégies dans l’articulation des concepts de perspective et de réalité.

2. L’ATTITUDE RÉALISTE COMME CRITÈRE ANTHROPOLOGIQUE

La dimension référentielle, ou de perspective sur, consiste à affirmer que la perception se rapporte par définition à quelque chose d’extérieur – sans quoi la perception perd son statut de connaissance perceptive. Or, ce qui permet de soutenir une telle attitude réaliste à l’égard de l’objet de la perception, c’est d’abord la capacité à endosser d’autres perspectives sur le même objet. Comme l’a montré Étienne Bimbenet, le motif du « perspectivisme » permet d’abord de complexifier l’opposition désormais commune entre « réalisme » et « idéalisme transcendantal ». En effet, si on entend par « perspectivisme », non pas une théorie mais une attitude, ce terme désigne la capacité à reconnaître l’existence d’autres points de vue sur le monde : or, affirmer que le monde existe pour un autre point de vue que le mien, c’est également affirmer qu’il existe indépendamment de mon point de vue propre. Selon Étienne Bimbenet, c’est cette capacité, propre à l’homme, qui fonde son « attitude réaliste ». Pour défendre cette position, l’auteur s’appuie à la fois sur l’éidétique husserlienne et sur certains travaux de psychologie cognitive 1. Il en conclut que, contrairement à l’animal et au bébé, l’homme se caractérise par sa « perspective multiple », c’est-à-dire sa capacité à prendre en charge simultanément différents points de vue convergents sur une même chose. Ainsi, si on définit l’animal comme un corrélationniste subjectiviste strict, c’est-à-dire comme celui qui ne déploie un champ d’apparaître que pour autant que celui-ci est saturé de significations subjectives, l’homme apparaît symétriquement comme l’être capable de prendre en charge les autres 1. Étienne Bimbenet, « Un motif d’étonnement majeur : le perspectivisme », Alter, 16, 2008, p. 87-108.

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perspectives possibles sur le même objet : la prédication linguistique ainsi que l’attention partagée témoignent de ce caractère immédiatement pluriel de la perception humaine. En effet, l’objet perçu, s’il n’est pas réductible au contenu sensible actuel, peut être redéfini comme la synthèse ou comme la convergence des différentes perspectives possibles 1. Dans cette approche, l’unité et la réalité d’un objet quelconque proviennent de l’unification perceptive qui le constitue. Or cette unification est elle-même le résultat d’une double congruence : d’une part, les perspectives d’une même conscience doivent converger entre elles ; et d’autre part, ces perspectives doivent également converger avec les perspectives virtuelles depuis d’autres points de l’espace, selon le phénomène d’apprésentation qui fait sentir que « si je percevais de là [illinc], j’aurais vu les mêmes choses, mais données au moyen de phénomènes différents 2 ». En ce sens, le perspectivisme humain ainsi défini n’apparaît plus comme l’opposé du réalisme, mais bien comme sa condition – si on désigne par là l’« attitude réaliste », c’est-à-dire la « foi primordiale » qui nous engage auprès d’un monde qui existe au-delà de ce qu’on en perçoit. La charge de réalisme est ainsi portée par l’existence d’autres perspectives possibles et leur capacité de convergence idéale 3. On cerne donc bien une dimension intentionnelle ou référentielle de la perception qui désigne son corrélat comme un objet potentiellement visé par tous, et qui en ce sens excède ma propre visée. Cette forme a trait à notre capacité à tenir des discours vrais sur le monde, et soumet en ce sens la perception à une logique de rectification éventuelle. 1. On trouve ainsi chez Sartre l’idée selon laquelle la perception des objets consiste à « multiplier sur eux les points de vue possibles. L’objet lui-même est la synthèse de toutes ces apparitions. La perception d’un objet est donc un phénomène à une infinité de faces », Jean-Paul Sartre, L’Imaginaire. Psychologie phénoménologique de l’imagination [1940], Paris, Gallimard, 2005, p. 24. 2. Edmund Husserl, Méditations cartésiennes [1929], § 53, Paris, Vrin, 1992, p. 99. 3. Étienne Bimbenet, L’animal que je ne suis plus, Paris, Gallimard, 2012, p. 373 : « Définie de cette manière l’intentionalité porte en elle, comme son secret natal, la présence d’autrui – ou sa présence comme absent : la déprésentation de la chose visée, ce qui l’empêche de m’apparaître comme une projection mienne, tient au fait que je ne suis pas autrui, qu’il n’est pas moi, et que je dois désormais faire, dans ma visée du monde, avec ce regard venu d’ailleurs. »

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Camille Chamois 3. PERSPECTIVE ET PRÉLÈVEMENT D’INFORMATIONS

Cependant, cette approche de la perception comme « perspective multiple » n’est pas la seule à même de rendre compte des dimensions référentielles de la perspective sur : en effet, on présuppose certainement trop en affirmant que l’attitude réaliste est liée à la perception d’objet. Par exemple, lorsqu’un « agriculteur expert est capable, d’un seul coup d’œil, de connaître le potentiel agricole d’un terrain 1 », il se rapporte à ce terrain d’une manière particulière, qui dépend du type de question à laquelle la perception apporte une information, et qui lui permet de développer une prise particulière sur le monde. Parler de perspective pour désigner ce cas renvoie alors à une manière de se rapporter au sensible dérivée d’une activité ou d’une « culture sensible » particulière. L’activité en question consiste à isoler au sein de la scène perceptuelle certains traits saillants (par exemple, une nuance de couleur) afin de les faire jouer au sein d’un système de contrastes avec d’autres teintes de couleur de manière à produire une information sur ce qui est perçu. Les informations prélevées sont bien des informations sur le monde ; mais elles n’acquièrent leur valeur de signe ou de saillance que dans le jeu de contraste qui les rend signifiantes. Il s’agit alors, selon la formule de Claude Imbert, « de ne pas subordonner l’information, en elle-même matière précieuse, à une physique des choses en mouvement ou, dit plus scolastiquement, à une “intentionnalité d’objet” – un piège d’où l’on ne sort pas aisément 2 ». Si on définit alors bien la perspective par son corrélat transcendant, l’opérateur de pluralisation des perspectives n’est plus la multiplicité des profils d’un objet, mais plutôt 1. Maurice Bloch, L’Anthropologie et le Défi cognitif, Paris, Odile Jacob, 2013, p. 224. 2. Claude Imbert, Lévi-Strauss, le passage du Nord-Ouest, Paris, L’Herne, 2008, p. 141. Voir également : « La qualité, où se repèrent des oppositions de traits, des comparatifs et des superlatifs, ne relève pas de la physique de la chose, mais du régime de l’information, assez primordial et puissant pour imposer son filtre à l’intégration des mythèmes et pour étendre son registre aux formes visuelles », Claude Imbert, « Un moment épistémologique », dans Philippe Descola (dir.), Claude Lévi-Strauss, un parcours dans le siècle, Paris, Odile Jacob, 2012, p. 236.

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la richesse d’une scène perceptuelle. Ce que montre ce genre d’exemple, c’est qu’une scène perceptuelle quelconque peut toujours être caractérisée de plusieurs manières possibles et que c’est le sujet qui ajuste sa prise en fonction du type de problème ou d’usage dans lequel il est impliqué. Cette pluralité des manières possibles de se rapporter à une scène ne doit pas être comprise en termes d’éloignement du monde et d’enfermement dans des « bulles subjectives » : au contraire, c’est justement dans la mesure où le monde excède la manière dont on s’y rapporte qu’une de ses propriétés fondamentales est de toujours pouvoir être appréhendé autrement qu’on ne le fait. Cette manière d’articuler la définition du monde à celle de la pluralité des perspectives possibles qui s’y rapportent semble résonner avec la théorie nietzschéenne de la vérité, une des sources importantes des modèles dits « perspectivistes ». En effet, la célèbre formule de Nietzsche selon laquelle « il n’y a pas de faits, seulement des interprétations » est généralement critiquée comme le cœur de l’antiréalisme 1. Cependant, il faut resituer cette analyse dans son contexte, à savoir la critique du positivisme qui prétend ne s’en tenir qu’aux faits. Face à cette revendication, Nietzsche soulève une double objection. D’une part, l’appréhension d’un fait objectif, comme un objet prédicable et soumis à la discussion rationnelle, n’est pas un événement premier mais constitue déjà une manière particulière (et, pour un être vivant, logiquement seconde) de se rapporter au sensible. Et d’autre part, il existe toujours en droit d’autres manières de se rapporter au monde que celle qu’on adopte 2. Or, l’idée d’une pluralité de perspectives possibles ne constitue pas, en tant que telle, un argument constructiviste ou antiréaliste : définies comme des prises ou des prélèvements d’informations sur le monde, elles constituent au contraire un argument en faveur de l’indépendance de celui-ci. 1. Friedrich Nietzsche, « Fragment de 1886-1887 », in Œuvres philosophiques complètes, XII, Paris, Gallimard, 1978, p. 304-305. 2. F. Nietzsche, Le Gai Savoir [1887], § 374, Paris, GF-Flammarion, 2007, p. 340-341 : « Le monde nous est bien plutôt devenu, une fois encore, “infini” : dans la mesure où nous ne pouvons pas écarter la possibilité qu’il renferme en lui des interprétations infinies. » Voir la contribution d’E. Alloa dans ce volume.

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Camille Chamois 4. L’EXPÉRIENCE SENSIBLE ET LA DYNAMIQUE DE LA PERCEPTION

On a ainsi mis en évidence deux concepts de perspective sur, c’est-à-dire définies par leur corrélat transcendant, ou par ce à quoi elles se réfèrent. Mais en procédant ainsi, on coupe artificiellement la perception de sa dimension dynamique : percevoir quelque chose, ce n’est pas simplement l’identifier, c’est également subir son effet et réagir à sa présence en s’ajustant. En soulignant le rôle de la perception dans le cadre des actions et réactions corporelles, on s’oriente vers l’autre concept de perspective évoqué – le concept de perspective de. La question de la « prise » évoquée ci-dessus permet de souligner que la perception intervient chez un sujet engagé dans une action particulière : cependant, on a étudié jusqu’ici des actions qui relèvent essentiellement de la quête d’informations, que ce soit sur un objet ou une scène. Toutes les expériences perceptives n’appartiennent pas toutes à ce registre. Il en va par exemple autrement dans les expériences de surprise – comme lorsqu’un pétard explose derrière moi. Le bruit perçu produit alors une réaction qui n’est pas d’abord de l’ordre de l’identification du bruit comme bruit d’un pétard qui explose ; la réaction de surprise désigne d’abord une dimension pathique ou sensible qui constitue le cœur de l’expérience. En ce sens, pour le dire dans les termes de Jocelyn Benoist, « c’est parce qu’on est surpris au sens où le sensible nous surprend, que notre “perception” identifie quelque chose comme surprenant, et non l’inverse. […] Il est essentiel que ce que nous appelons “expérience perceptuelle” soit traversé de surprises de ce genre-là 1 ». Si la surprise constitue certainement un exemple empiriquement frappant, c’est néanmoins une dimension de la perception en général qu’on cherche à souligner : toute perception est en tant que telle une affection du corps percevant, au sens où elle entraîne une réaction ou un ajustement par rapport à ce qui a été perçu. Ainsi, non seulement l’amateur et l’agriculteur expert n’identifient pas dans les teintes chromatiques les mêmes informations quant à l’état du champ 1. Jocelyn Benoist, Le Bruit du sensible, Paris, Cerf, 2013, p. 171.

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qu’ils contemplent, mais ces informations divergentes produisent chez eux des réactions affectives et pratiques différentes 1. On quitte alors la question épistémique de l’identification ou de la connaissance perceptive de ce qui est perçu pour désigner l’effet que cela fait de percevoir pour celui qui perçoit. Cette dimension d’engagement dans le cadre dynamique d’une boucle de perceptions, d’actions et de réactions a une influence importante concernant le type de définition de la perspective susceptible de s’y rapporter. L’enjeu théorique consiste alors à montrer comment l’expérience joue un rôle événementiel qui force le sujet à bouger pour s’y adapter : c’est en ce sens qu’elle implique une définition « dynamique » de la perception. Cette dynamique peut être cernée en termes de transformation de la perspective adoptée : le sujet passe d’une perspective A à une perspective B dans le mouvement de réaction au perçu. La perspective se définit ainsi par son corrélat de subjectivité (transformé par l’expérience) et non plus par sa référence : on passe de la perspective sur quelque chose à la perspective d’un type de sujet.

5. LES CONDITIONS DE L’EXPÉRIENCE ET LA NATURALISATION DU TRANSCENDANTAL

Ce modèle d’une définition de l’expérience comme changement de perspective renvoie alors à l’idée d’une naturalisation du transcendantal qui conduit à définir des « types transcendantaux ». L’enjeu d’une telle approche consiste à mettre au jour les structures de l’expérience qui sont transformées par l’expérience elle-même : on cherche à cerner les conditions de genèse du sujet en dérivant ce dernier d’un milieu présubjectif qui implique à la fois l’histoire physique et sociale de l’individu. Du côté de l’histoire physique, l’entreprise de « biologisation du transcendantal 2 » consiste à mettre au jour les conditions 1. Alva Noë, « Against Intellectualism », Analysis, 65 (4), octobre 2005, p. 278-290. 2. Catherine Malabou, Avant demain. Épigenèse et rationalité, Paris, Puf, 2014, p. 309.

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psychophysiologiques de l’expérience humaine. Le terme « transcendantal » renvoie alors à un ensemble de processus cognitifs déterminés, stabilisés au cours de l’histoire phylogénétique, mais susceptibles de mutations. Du côté des démarches de « socialisation du transcendantal », on cherche à mettre au jour les conditions ontogénétiques d’incorporation de schèmes perceptifs par les individus au cours du processus de socialisation 1. C’est ainsi l’idée d’une genèse du sujet au sein des processus biologiques et des expériences socialisatrices qu’on peut chercher à décrire en termes de changement de perspective. C’est ce qu’ont proposé François Zourabichvili et Gabriel Catren 2. Chez ce dernier, on appelle « perspective » toute structure qui participe à l’expérience du sujet, au titre de condition de possibilité : la langue, le système perceptif, etc. La démarche consiste donc d’abord à mettre au jour certaines dimensions de l’expérience subjective qui sont interprétées comme des « perspectives » ou des « types transcendantaux », au sens où elles ouvrent à une dimension particulière du monde phénoménal. Symétriquement, on identifie certaines expériences comme des « expériences transcendantes » lorsque celles-ci sont à même de déplacer les perspectives préalablement identifiées. En ce sens, « même si nous ne pouvons pas soustraire notre expérience à la corrélation entre notre type transcendantal et la nature objective correspondante, nous pouvons explorer d’autres types de corrélation en forçant des variations de notre type transcendantal 3 ». Ainsi, si l’idée d’une perspective comme a priori n’est pas rejetée, c’est l’idée d’une identité à soi de l’ego qui l’est : ce modèle cherche à décrire le passage d’une perspective à l’autre – au sens où un même individu peut par l’expérience adopter successivement les perspectives A et B. On assiste alors à un décrochage de la logique de variation des perspectives par rapport à une 1. Pierre Bourdieu, « L’espace des points de vue », La Misère du monde, Paris, Seuil, 1993, p. 10. 2. F. Zourabichvili, « À propos de l’interprétation de la volonté de puissance comme principe plastique », op. cit., p. 116 ; Gabriel Catren, « Sur le cercle vertueux de la spéculation », in J. Lageira et A. Longo (dir.), La Genèse du transcendantal. Conditions et hypothèses, Sesto San Giovanni, Mimésis, 2017, p. 64. 3. G. Catren, « Sur le cercle vertueux de la spéculation », op. cit., p. 66.

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chose en soi qu’elles viseraient différemment : ce qui assure la logique de variation, ce sont les notions d’« espace » et d’« expérience transcendante » entendues comme facteurs de pluralisation de l’expérience possible. Un tel perspectivisme mobilise donc un concept de perspective totalement différent des concepts évoqués initialement : il ne définit pas la perspective par son objet ou ce à quoi elle se rapporte, mais par le corrélat de subjectivité auquel elle se réfère. Il ne s’agit donc pas d’un concept de perspective sur, mais d’un concept de perspective de. Le concept de perspective renvoie ainsi à deux dimensions hétérogènes. En tant que perspective sur, il conduit à souligner la convergence des visées dans la constitution de l’objet ou la complémentarité des prises d’informations face à une scène perceptuelle. En tant que perspective de, il conduit à souligner la pluralité des types transcendantaux et leurs conditions génétiques de constitution.

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L’univers perspectiviste Nature et subjectivité dans la métaphysique contemporaine Didier DEBAISE

Je partirai d’une hypothèse : les modernes auraient inventé un concept de nature pour habiter la terre. Cette hypothèse me semble être un bon guide pour signaler un ensemble de transformations qui ont eu lieu ces dernières décennies, à partir d’opérations d’entre-capture entre l’anthropologie et la métaphysique 1, au sujet de la variété des manières d’habiter la terre. S’il est central d’interroger aujourd’hui cette invention de la nature, c’est non seulement parce qu’elle définit le statut et la fonction des catégories de la métaphysique jusqu’à ses héritages contemporains, même bien évidemment lorsqu’elles n’ont pas pour objet explicite la nature, mais aussi par ce qu’elle constitue une condition nécessaire pour 1. Je pense évidemment à la multiplicité des travaux qui ont interrogé la place et la spécificité du concept de la nature chez les modernes par contrastes et oppositions avec d’autres modes de répartition, principalement les travaux de Bruno Latour (Nous n’avons jamais été modernes : essai d’anthropologie symétrique, Paris, La Découverte, 1991 et Enquête sur les modes d’existence. Une anthropologie des Modernes, Paris, La Découverte, 2012), de Philippe Descola (Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005) et d’Eduardo Viveiros de Castro (Métaphysiques cannibales, Paris, Puf, 2009). On en trouvera une synthèse critique particulièrement éclairante dans l’ouvrage de Pierre Montebello, Métaphysiques cosmomorphes. La fin du monde humain, Dijon, Presses du réel, 2015.

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penser les conséquences liées au « nouveau régime climatique 1 ». Prenons dans un premier temps cette hypothèse dans sa forme la plus immédiate. Elle implique directement, par la liaison de la nature à la question des modernes, deux déplacements fondamentaux qui se heurtent de prime abord à une vision courante de la nature. Tout d’abord, elle mobilise l’idée que la nature serait historique ou, plus exactement, dans des termes que je reprends à Whitehead, qu’elle serait époquale. On veut dire par là qu’elle aurait, dans la forme dont nous en héritons, un moment de naissance, une origine temporelle et qu’elle se serait développée, consolidée, propagée dans différents espaces, à l’intérieur de différents régimes d’existence, jusqu’à se confondre avec l’ensemble des dimensions de l’expérience moderne. On peut situer dans l’invention des sciences modernes, à partir des gestes et des opérations expérimentales, ce moment par lequel cette nature se constitue. Cette période rencontrerait aujourd’hui sa limite, la plaçant dans un moment de basculement. Ensuite, en affirmant que les modernes auraient inventé un concept de nature pour habiter la terre, une différence est présupposée entre « nature » et « terre ». Précisons alors cette différence : la terre serait ce sol commun que nous pourrions habiter de multiples manières, là où la nature marquerait une manière particulière de s’y rapporter. La confusion entre la nature et la terre à laquelle nous avons fini par nous habituer n’est pas le fruit du hasard ou d’un accident externe à la mise en place du concept de nature ; elle fait partie des tendances inhérentes au concept, une tendance à l’hégémonie, une propension du concept et des catégories qui le mettent en œuvre à prendre toute la place, quitte à annihiler les autres manières de se rapporter et d’habiter la terre. Ce qui me paraît fondamental est de savoir comment cette invention absolument située, dans le temps et dans l’espace, a-t-elle pu se propager de la sorte et s’imposer comme l’unique modalité d’un rapport à la terre, façonnant autant l’épistémologie que la métaphysique qui en dérivait. C’est à partir de ce diagnostic que, dans un 1. Je reprends cette expression à B. Latour qui l’oppose à la notion plus courante de « crise écologique » dont il a montré les limites. Voir B. Latour, Face à Gaïa, Paris, La Découverte, 2015.

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second, je voudrais reprendre les axes d’un perspectivisme métaphysique dont la vocation serait de se substituer, point par point, au concept de « nature ». À la métaphysique naturaliste des modernes, il s’agirait d’opposer donc, mais comme un mouvement qui en émerge et qui la travaille de l’intérieur, une métaphysique perspectiviste.

LES FONDEMENTS DU NATURALISME MÉTAPHYSIQUE

La nature des modernes est avant tout une affaire de gestes et d’opérations. Quelle erreur d’avoir cru que nous en trouverions les fondements ou l’expression adéquate dans les représentations, dans les différents systèmes de la nature, ou même dans la métaphysique. Comme le dit Whitehead, nous risquons de prendre les effets pour les causes, les expressions pour l’origine, et de confondre les opérations constitutives de l’invention de la nature avec les manières dérivées d’en rendre compte. Cette confusion est à l’origine d’une multiplicité de faux problèmes dans la métaphysique dont notamment ceux relatifs à la corrélation, à la relation entre les choses, aux conditions de possibilité de la connaissance objective, aux statuts des valeurs et de l’esthétique, bref : aux intrications entre réalité objective et représentations. Quels sont donc ces gestes qui inventent une nature et qui parallèlement surdéterminent la métaphysique jusque dans ses héritages contemporains ? Bien qu’il soit sans doute réducteur de les limiter à un nombre particulier, il me semble que deux d’entre eux méritent une attention toute particulière. Je les reprends à Whitehead qui les évoque pour la première fois, sans pour autant les définir en termes de geste ou d’opération, dans l’un de ses premiers livres philosophiques, à savoir Le Concept de nature, et qui forme l’une des obsessions constantes qui traverse son œuvre. On les nommera : bifurcation et localisation. La nature est le produit de cette double opération. Qu’est-ce que la bifurcation ? Toujours dans Le Concept de nature, Whitehead l’exprime sous la forme d’une protestation : « Ce contre quoi je m’élève essentiellement, est la bifurcation de la nature en deux

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systèmes de réalité, qui, pour autant qu’ils sont réels, sont réels en des sens différents. Une de ces réalités serait les entités telles que les électrons, étudiés par la physique spéculative. Ce serait la réalité qui s’offre à la connaissance ; bien que selon cette théorie ce ne soit jamais connu. Car ce qui est connu, c’est l’autre espèce de réalité qui résulte du concours de l’esprit 1. » Pour comprendre ce passage et son importance aujourd’hui, nous devons cerner ce qu’est cette opération de bifurcation et ce qui la rendait nécessaire. C’est avant tout une question absolument pratique et essentiellement locale qui la rend nécessaire. Un corps naturel (physique, chimique, biologique, etc.) étant donné, comment pouvons-nous distinguer, ou plus exactement extraire, des qualités, plus ou moins invariantes, qui lui seraient essentielles et qui le caractériseraient en propre ? Cette question, posée essentiellement dans un cadre expérimental 2, reposant à la fois sur des techniques et des formalismes qui permettaient de généraliser le statut des qualités des corps, s’exprime philosophiquement dans la grande distinction qui forme l’obsession constante de la philosophie moderne, celle des qualités primaires et secondaires 3. Ce qui est premier, c’est donc le geste de la division des corps ; ce qui en dérive, c’est l’économie des qualités qui déterminera à sa suite la distinction des substances dont proviennent les dualismes. La grande « erreur » de la bifurcation, la raison de sa propension hégémonique, injustifiée du point de vue de l’opération, ne doit pas être située dans la pratique expérimentale ellemême dans laquelle elle trouve son origine, mais dans sa réification. Par un étrange mouvement, les termes issus du geste, local, situé, posé à l’intérieur des corps, provenant d’une division expérimentale, artificielle, acquièrent un statut ontologique à part entière. On ne cessera pas de s’étonner de cette inversion si fondamentale dans la constitution du concept de nature : du fait qu’il est toujours possible d’extraire des qualités hétérogènes des corps, on en a déduit que la nature était faite de régimes de 1. Alfred North Whitehead, Le Concept de nature, trad. J. Douchement, Paris, Vrin, 1998, p. 54. 2. Voir Isabelle Stengers, L’Invention des sciences modernes, Paris, Flammarion, 1995, p. 98. 3. Voir par exemple : John Locke, Essai philosophique concernant l’entendement humain, trad. Coste, Paris, J. Vrin, 1972, p. 89-90.

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qualités distincts dont les corps seraient l’expression. Il y aurait d’un côté la nature « réelle » avec ses qualités propres qui s’exprimeraient dans des termes tels que matière, substance étendue, etc. ; de l’autre, la nature « apparente », avec ses propres régimes d’existence et ses entités tels que l’esprit, la valeur, le sens de l’importance et l’esthétique. Retenons de cette réification d’une opération expérimentale, lorsqu’elle a trouvé dans certaines métaphysiques les formes de sa généralisation, deux conséquences majeures qui en définissent les limites actuelles : tout d’abord, elle a impliqué un rejet des qualités secondes, ou tout au moins une réduction de leur statut. Ce faisant, ce sont toutes les dimensions associées aux qualités secondes qui furent extraites de la nature, à savoir notamment les dimensions esthétiques, axiologiques, sensitives. La nature réelle serait cette nature « inodore, incolore, insipide, un va-et-vient de matière, incessant et insignifiant 1 » ; ensuite, elle a participé à la soustraction de la multiplicité des modes d’existence pour n’en retenir que deux seuls dont la prétention était de recouvrir la totalité de l’existence et que les dualismes n’ont cessé de mettre en scène en les consolidant 2. Mais à lui seul ce geste de la bifurcation aurait été incomplet ; il laissait en effet dans son sillage une zone obscure. Puisque toute l’expérience moderne de la nature, déployée à l’intérieur de la bifurcation, pointe vers ces qualités primaires des corps, à la fois constitutives de l’expérience et inaccessibles à celle-ci, elle ne peut se soustraire à une enquête plus précise sur les corps naturels eux-mêmes. La zone obscure, mise en scène, dramatisée, intensifiée à son maximum, ce sont les qualités primaires elles-mêmes. La question, laissée en suspens par la bifurcation, est de savoir comment qualifier positivement les corps, lorsqu’ils sont dégagés 1. A. N. Whitehead, La Science et le monde moderne, trad. P. Couturiau, Paris, Rocher, 1994, p. 74. 2. Sur ces opérations de réduction de la multiplicité des modes d’existence au profit de deux majoritaires, voir Étienne Souriau, Les Différents Modes d’existence, Paris, Puf, 2009, John Dewey, Expérience et Nature [1925], trad. J. Zask, Paris, Gallimard, 2012, particulièrement les derniers chapitres, et surtout pour une analyse complète des réductions des modes d’existence et de la nécessité de les redéployer, voir B. Latour, Enquête sur les modes d’existence, op. cit.

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de leurs dimensions phénoménales. C’est en vue de rendre possible cette qualification qu’il nous faut comprendre le deuxième grand geste d’instauration de la nature, geste qui lui aussi préjuge de tout, détermine l’ensemble des catégories ontologiques qui viendront en donner le sens. Si par certains aspects, ce deuxième geste pourrait être posé à partir des diagnostics qu’ont posé nouveau chez Whitehead que nous en trouvons l’expression la plus claire et la plus technique. Ainsi, dans La Science et le Monde moderne, Whitehead définit la « localisation » de la manière suivante : « Dire qu’un élément matériel a une localisation simple signifie que – en exprimant ses relations spatio-temporelles – il est approprié d’affirmer qu’il est là où il se trouve, en une région définie de l’espace, et pendant une durée finie définie, en dehors de toute référence essentielle aux relations de cet élément matériel à d’autres régions de l’espace et à d’autres durées 1. » Chaque chose occupe un point de l’espace et du temps. Ce dogme a bien évidemment été remis en question par les sciences elles-mêmes, tout au long du XXe siècle, mais l’idée sous-jacente a servi à fonder le cadre d’interprétation de la nature dans la multiplicité de ces aspects. Whitehead n’en dira pas beaucoup plus. Essayons alors d’exprimer le plus clairement et le plus directement cette idée issue de la localisation simple. Elle signifie qu’une chose est réelle dans la mesure où elle est localisable dans l’espace et dans le temps. Par opposition, on dira qu’une chose est irréelle dès le moment où nous ne pouvons la situer dans un espace et un temps précis. Cette idée, issue du geste de localisation, va définir la réalité en tant que telle. À la question « qu’est-ce que la matière ? », la réponse la plus simple qui pourra être donnée est « une étendue d’espace dans un moment du temps ». Mais comment pourrions-nous localiser une étendue, un point de l’espace, un moment du temps, sans déjà avoir au minimum une géométrie, une détermination a priori de l’espace, et une ligne du temps ? En un mot, comment parler de la matière, en tant qu’elle se définit par sa localisation, sans un formalisme de l’espace et du temps ? C’est cet étrange geste qui vient compléter la « bifurcation » et qui consiste à se donner, en le construisant, un formalisme afin de qualifier ce qu’est le réel comme ensemble d’entités 1. A. N. Whitehead, La Science et le Monde moderne, op. cit., p. 77.

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localisables. Je rejoins en ce sens entièrement le diagnostic porté par B. Latour dans son Enquête sur les modes d’existence, lorsqu’il interroge la fabrication du concept moderne de la nature, comme étant issue d’un « amalgame » entre des régimes d’existence distincts. Il écrit : « Cet amalgame, c’est celui de “monde matériel” ou plus simplement de “matière”. L’IDÉALISME de ce matérialisme – pour employer des mots démodés – voilà le trait principal de cette anthropologie et le premier résultat de cette enquête, celui qui commande tous les autres 1. » Nous avons à nouveau affaire, comme pour la bifurcation, à un geste local qui en tant que tel trouve sa raison d’être et sa consistance dans les nécessités et les techniques de l’expérimentation. Ce n’est pas le geste qui me paraît problématique, mais sa réification, le moment où l’acte de localiser est perdu pour ne plus retenir qu’une définition abusive du réel comme matière localisable ; c’est le devenir ontologique de l’acte qui est à la source d’innombrables faux problèmes dont héritent les métaphysiques qui reprennent l’effet de l’opération et en oublient la cause. Je vois dans ces deux gestes, et leur réification, l’origine de l’invention moderne de la nature. Établis à l’occasion de questions principalement expérimentales, ils furent, par les opérations de réification correspondantes, transposés, sans traductions, sans attentions particulières aux différents domaines, déployés à tous les niveaux de l’expérience moderne. C’est ce que j’entends par l’origine naturaliste de la métaphysique moderne. C’est elle qui, selon les constats convergeant notamment de Bergson, de James, de Dewey et de Whitehead, reste empêtrée dans une multiplicité de faux problèmes liés à la traduction de gestes opératoires en entités réelles, supposées originaires.

L’EXPÉRIENCE PERSPECTIVISTE

La nature ne semble plus pouvoir remplir ses fonctions. Elle n’articulait les êtres qu’au prix d’innombrables soustractions : 1. B. Latour, Enquête sur les modes d’existence, op. cit., p. 106.

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réduction des modes d’existence à deux seuls, soustraction des qualités secondes, délimitation stricte de l’expérience subjective, etc. C’est ce diagnostic qui est au cœur des nécessités à partir desquelles se constitue une métaphysique d’un autre genre, une métaphysique perspectiviste qui retrouve aujourd’hui toute son actualité, et dont je voudrais à présent déployer certaines des exigences. Elle entend, avant tout, se substituer à l’idée de nature. Le sentiment général qui l’anime est que tout ce qui avait été exclu de la nature, mis à l’écart ou réduit à n’en être qu’un aspect superficiel, revient en force, s’imposant par les transformations écologiques et par la voix de nouveaux porte-parole 1 qui replacent au cœur des existences les dimensions qui en avaient été provisoirement exclues. Tout doit être réarticulé à partir d’une nouvelle exigence, exprimée de manière quelque peu cryptique par Whitehead : « La philosophie ne saurait négliger les milles facettes du monde – les fées dansent, et le Christ est cloué sur la croix 2. » En d’autres mots : la philosophie ne peut plus rien exclure 3. C’est une décision philosophique qui traverse la pensée spéculative de Whitehead et à laquelle je voudrais donner toute son actualité, une posture qui consiste à placer sur un même plan, sur une même surface, tout ce qui avait été hiérarchisé et différencié, à replacer les qualités secondes, le sens de l’importance, les valeurs, l’esthétique, les relations, à l’intérieur même des êtres. Il ne devrait plus exister de domaines fondés a priori par les bifurcations successives, du réel et du subjectif, de l’être et de l’apparence, du fait et de la valeur, mais tout devrait se 1. Je pense notamment aux travaux de Vinciane Despret (Quand le loup habitera avec l’agneau, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond, 2002 et Au bonheur des morts. Récits de ceux qui restent, Paris, La Découverte, 2015), d’Emanuele Coccia (La Vie des plantes. Une métaphysique du mélange, Paris, Rivages, 2016), d’Eduardo Kohn (Comment pensent les forêts. Vers une anthropologie au-delà de l’humain, Bruxelles, Zones sensibles, 2017), de David Abram (Comment la terre s’est tue, trad. D. Demorcy et I. Stengers, Paris, La Découverte, 2013) et de Thom Van Dooren (Flight Ways : Life and Loss at the Edge of Extinction, New York, Columbia University Press, 2014). 2. A. N. Whitehead, Procès et Réalité. Essai de cosmologie, trad. D. Janicaud et M. Elie, Paris, Gallimard, 1995, p. 520. 3. Voir D. Debaise et I. Stengers, « L’insistance des possibles. Pour un pragmatisme spéculatif », Multitudes, 65, 2017, p. 82-89.

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rejouer à l’intérieur de chaque être, dans l’importance des rapports qu’il tisse avec tous les autres. Un univers propre à chaque être, une manière singulière d’exister, avec ses tendances, ses attachements, ses aspirations et ses renoncements, tel est le sentiment qu’on appellera perspectiviste de la métaphysique. On ne comprendrait pas cet appel sans ce diagnostic sur le fonds naturaliste qui anime la métaphysique, comme une sorte d’inconscient ou d’« image de la pensée » des modernes. Le perspectivisme rejoue presque terme à terme les oppositions de la métaphysique naturaliste ; il défait l’idée de nature pour ne plus en garder que la dimension secondaire, l’effet d’un mode particulier d’agencement des êtres, une organisation singulière des perspectives. Bref : la nature n’y est plus qu’une économie provisoire des perspectives. Récemment, Viveiros de Castro en a rappelé l’importance comme mode d’interprétation de l’animisme : « C’est cette double torsion, matérialiste et spéculative, appliquée à la représentation, psychologiste et positiviste, de l’animisme, que nous avons appelé le “perspectivisme”, en vertu de ses analogies – au moins aussi construites que constatées – avec les thèses philosophiques associées à cette étiquette telles que celles que l’on peut trouver chez Leibniz ou chez Nietzsche, chez Whitehead ou chez Deleuze 1. » On n’en déduira évidemment pas que l’animisme pourrait être perspectiviste, tant ce dernier s’est développé de l’intérieur, comme une sorte de machine de guerre intrinsèque à l’économie naturaliste de la métaphysique. Ce qui frappe à l’énumération de ces philosophes perspectivistes, à laquelle il faudrait évidemment rajouter Tarde et Ruyer, c’est justement leur obsession pour les sciences modernes, la mécanisation de la nature, le statut des abstractions et des idées, les faux problèmes issus de la pensée, la nécessité d’une lecture symptomatologique de la métaphysique. Retirer tout cela du perspectivisme reviendrait à en faire une coquille un peu vide, une vision du monde épurée de ses rugosités conceptuelles. Je propose d’établir trois opérations inhérentes à l’établissement d’un perspectivisme métaphysique. Ne pouvant éviter d’être trop sommaire sur un sujet qui impliquerait une attention 1. Eduardo Viveiros de Castro, Métaphysiques cannibales, Paris, Puf, 2009, p. 19.

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toute particulière aux différences et aux variations des concepts, je voudrais simplement indiquer sous la forme de prescriptions générales les éléments du perspectivisme métaphysique 1. Tout d’abord, faire de tout être une subjectivité. Whitehead l’exprime très clairement lorsqu’il écrit dans Procès et Réalité que « mise à part l’expérience des sujets, il n’y a rien, rien, rien que le rien 2 ». C’est sans aucun doute l’élément central du perspectivisme, le plus difficile à lui accorder aussi tant la notion de subjectivité semble inéluctablement associée à un ensemble de catégories (intentionnalité, conscience, expérience anthropologique) qui en réduisent de prime abord le champ d’application ou l’extension. En quel sens ce concept de subjectivité pourrait-il être d’une aide quelconque pour articuler, de manière plus étendue que ne pouvait le faire le concept de nature, l’ensemble des êtres ? N’est-il pas encore plus redevable à l’opération de bifurcation dont nous avons fait le terme central de l’expérience moderne que ne l’était le concept de matière, par exemple ? Comment comprendre le rejet de la métaphysique naturaliste lorsqu’on en reprend un terme qui fut aussi fortement associé comme celui d’intentionnalité et que l’on affirme, à la manière de Viveiros de Castro, que « tous les existants sont des centres d’intentionnalité, qui appréhendent les autres existants selon leurs caractéristiques et puissances respectives 3 » ? Étrange vision qui anime en effet le perspectivisme et qui s’exprime dans les questions obsessionnelles qui le traversent dans la multiplicité des philosophies qui le mettent en œuvre : que deviendrait l’intentionnalité si elle se voyait appliquée à tous les niveaux de l’existence ? Quel sujet émergerait si l’on faisait du désir (à la manière de Tarde) l’étoffe même des êtres ? Plus qu’une description, ou une conception générale de l’existence, il faut y voir une décision méthodologique. Pour chaque catégorie qui nous semble définir l’exceptionnalité humaine, lui donner une extension maximale, la placer à tous les niveaux de l’existence. C’est alors la subjectivité, au sens anthropologique du terme, qui s’en trouve décentrée, tant 1. Pour une description plus technique et précise des catégories du perspectivisme, je me permets de renvoyer le lecteur à mon livre Un empirisme spéculatif. Lecture de Procès et réalité d’A. N. Whitehead, Paris, Vrin, 2006. 2. A. N. Whitehead, Procès et Réalité, op. cit., p. 281. 3. E. Viveiros de Castro, Métaphysiques cannibales, op. cit., p. 20.

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elle devient un mode particulier, une perspective singulière, établie à l’intérieur d’une logique plus vaste dans laquelle elle prend forme et dont elle n’est qu’un foyer parmi d’autres, nullement le modèle ni la cause. Si le perspectivisme la prend comme point de départ d’une investigation métaphysique, ce n’est nullement dans le désir d’en consolider la forme, ni parce qu’il s’agirait de la limite de toute expérience, comme une sorte d’héritage du corrélationisme, le fondement authentique de toute enquête. C’est au contraire en vue d’en fragiliser les évidences ; l’exceptionnalisme s’y voit neutralisé par une opération d’extension des catégories qui le mettaient en œuvre. Ensuite, inscrire tous les êtres dans une même logique univoque. De prime abord, toutes les perspectives sont au même niveau, manifestent les mêmes principes d’existence, sont composées de la même étoffe. Comme l’écrit Whitehead en usant d’un néologisme : « Les entités actuelles (sujets de perspective) diffèrent entre elles : Dieu est une entité actuelle, et le souffle d’existence le plus insignifiant dans les profondeurs de l’espace vide en est une aussi. Mais, quoiqu’il y ait entre elles hiérarchie et diversité de fonction, cependant, dans les principes que manifeste leur actualisation, toutes sont au même niveau 1. » Il ne devrait y avoir aucune exception, aucun saut dans les principes ; c’est un rationalisme radical tant les schèmes et catégories de la perspective doivent se retrouver à l’identique partout, répondre aux mêmes exigences. Cela ne signifie bien évidemment pas que toutes les perspectives se valent, qu’elles seraient, au fond, similaires ou que leur diversité ne serait qu’apparente, sorte de démocratie plate des êtres. Comme l’écrit Whitehead, il y a bien « hiérarchie et diversité de fonction ». Comment alors expliquer qu’il y ait hiérarchisation sur un fond d’univocité ? Comment ne pas soupçonner que derrière ce « fourmillement d’individualités novatrices, chacune sui generis, marquée à son propre sceau distinct, reconnaissable entre mille 2 » se cacherait en fait une réduction à l’unité ? La pluralité est première, mais comment un sujet entre-t-il en relation avec un autre, sous quelle modalité, 1. A. N. Whitehead, Procès et Réalité, op. cit., p. 69. 2. Gabriel Tarde, Monadologie et Sociologie, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond, 1999, p. 65.

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comment se différencie-t-il, par quels moyens impose-t-il une certaine version de l’univers, toutes ces questions peuvent être traitées dans le cadre de principes génériques dont la vocation est de mettre en évidence comment il existe. L’univocité a pour objet d’attention les comment, les manières et les modes de l’existence. Enfin, faire de la perspective une activité possessive. De Nietzsche à Viveiros de Castro, en passant par Tarde et Whitehead, on peut cerner un trait générique de la perspective, un véritable principe d’individuation. Les termes varient – prise, capture, possession, intégration ou encore préhension – mais les traits qui lui sont associés convergent. Tarde l’exprime comme un « fait universel » : « tout être veut, non pas s’approprier aux autres êtres, mais se les approprier 1 ». Et il en faisait le programme d’une nouvelle philosophie, encore à inventer : « Toute la philosophie s’est fondée jusqu’ici sur le verbe Être, dont la définition semblait la pierre philosophale à découvrir. On peut affirmer que, si elle eût été fondée sur le verbe Avoir, bien des débats stériles, bien de piétinements de l’esprit sur place auraient été évités 2. » Les sujets, comme êtres de perspectives, ne sont donc pas antérieurs à leurs relations au monde ; ils se constituent à travers elles. Ce qui est premier, au contraire, ce sont les actes de possessions, les prises, toute cette économie de l’avoir dont parle Tarde. Comment un être en capture-t-il un autre ? Par quels moyens et avec quelle intensité en fait-il le matériau de sa propre existence ? Deleuze l’a exprimé le plus clairement dans le portrait qu’il a tracé de Whitehead dans le chapitre qui lui est consacré dans Le Pli : « Toute chose préhende ses antécédents et ses concomitants et, de proche en proche, préhende le monde. L’œil est une préhension de la lumière. Les vivants préhendent l’eau, la terre, le carbone et les sels. La pyramide à tel moment préhende les soldats de Bonaparte (quarante siècles vous contemplent), et réciproquement 3. » Les sujets s’étendent donc à l’infini par la capture de proche en proche de tous les autres êtres et font l’expérience d’eux-mêmes, de leur valeur, de leur importance, de leurs traits esthétiques au travers de leurs activités possessives. C’est 1. Ibid., p. 89. 2. Ibid., p. 86. 3. Gilles Deleuze, Le Pli. Leibniz et le baroque, Paris, Minuit, 1988, p. 106.

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comme si, par la répétition de l’activité de préhension, de capture ou de possession, les sujets acquéraient une vie de plus en plus privée, une expérience d’eux-mêmes, une subjectivité d’autant plus intense qu’elle se constitue par l’expérience des autres sujets. Ainsi, rendre compte d’un sujet, c’est suivre les manières par lesquelles il s’approprie les autres, les traduit dans sa propre logique, leur donne une valeur à l’image du type d’existence qu’il promeut. Je voudrais à présent, en guise de conclusion, revenir sur l’hypothèse que je formulais au départ : les modernes auraient inventé un concept de nature pour habiter la terre. J’ai essayé de cerner ce qu’ils ont cru y trouver, à savoir une possibilité pour unifier cette profusion d’êtres, d’entités, de choses, toutes plus ou moins récalcitrantes à une inscription unitaire. Cette unification, ils n’ont pu la réaliser qu’au prix dès lors de multiples soustractions et de hiérarchisations abusives. Oubliant le caractère opératoire de leurs abstractions, de leurs fonctions, oubliant en un mot leurs constructions, ils ont réifié leurs abstractions jusqu’à finir par croire qu’ils avaient affaire à la nature elle-même. La métaphysique leur a emboîté le pas en définissant les cadres généraux de l’être, de la pensée et des conditions de vérité de ces étranges abstractions réifiées. Si ce diagnostic est correct, alors c’est sans doute le concept de nature lui-même qui doit laisser la place à d’autres manières d’articuler les êtres, d’instaurer de nouvelles consistances. Le perspectivisme métaphysique se présente comme une alternative à la métaphysique naturaliste, une autre manière d’articuler les êtres et d’habiter la terre. Il ne prétend nullement atteindre à un réel mieux fondé, dont le naturalisme ne serait qu’une déformation. Nous n’y trouverons aucune prétention à définir une métaphysique authentique, aucune recherche d’adéquation à un réel présupposé dont elle ferait émerger les traits. Le perspectivisme est tout aussi artificialiste, constructiviste, pragmatique dans ses fonctions, aussi fabulatoire que ne l’était la métaphysique naturaliste, tant qu’elle ne se perdait pas dans ses désastreuses réifications. Ce qui le distingue radicalement de la métaphysique naturaliste, c’est qu’il ambitionne de ne rien exclure : ni les êtres ni les modalités d’existence.

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SEPTIÈME PARTIE

Absolus

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La catégorie de « presque » en tant que définition des attributs de l’absolu Alain BADIOU

Je voudrais commencer ce texte par une remémoration d’un problème posé par Spinoza, et qui a fait l’objet d’innombrables discussions. Vous savez que pour Spinoza, l’Absolu, qu’il appelle aussi Substance, Nature ou Dieu, est absolument Un, et ce en plusieurs sens. Tout d’abord, Dieu est l’unique substance, à savoir l’unique forme existante de l’être en général. Il en résulte que tout ce qui est, donc tout ce qui procède d’une manière ou d’une autre de la substantialité, est ou existe en Dieu. De sorte que Dieu, à proprement parler, n’a pas d’Autre, ou plus précisément : que toute altérité est immanente à l’unité absolue de la Substance. Enfin, Dieu est Un de ce que tout ce qui en exprime intérieurement l’essence absolue a exactement la même structure. Dans cette triplicité de l’Un, ce qui fait problème est la troisième détermination. Spinoza veut éviter l’Un de type parménidien, immobile et sans différence. Il veut au contraire que de l’Un absolu, et en l’Un absolu, puisse être, et être même infiniment, toutes les différences pensables. L’instrument conceptuel de cet au-delà immanent de l’Un en direction du multiple est ce qu’il appelle les attributs de la Substance. La substance contient, ou détient, sans sortir de soi, une infinité d’attributs dont chacun, dit-il, « exprime » la Substance. Nous autres, les êtres humains, connaissons deux de ces attributs, parce qu’ils nous constituent dans notre être : en tant que corps, nous tenons notre être substantiel de l’attribut « étendue ». En tant qu’esprits, ou âmes,

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Alain Badiou

nous le tenons de l’attribut « pensée ». La différence substantielle entre deux attributs de la Substance est totale : rien de ce qui relève d’un attribut ne peut relever d’un autre. Ce qui « relève » d’un attribut, Spinoza l’appelle un mode, un mode de la Substance. Un mode qui relève de l’attribut « étendue » s’appelle un corps, et un mode qui relève de l’attribut « pensée » s’appelle une Idée. Aucun corps n’est idée, aucune idée n’est corps. Telle est la différence absolue entre deux modes d’attributs différents. Les attributs, évidemment, sont infinis. Ils ne pourraient sans cela exprimer adéquatement l’infinité de la Substance. Et comme il y a une infinité d’attributs, et que tout mode d’un attribut diffère absolument du mode d’un autre attribut, on peut dire que dans l’Un absolu de la Substance, existe une infinité infinie de différences. Cependant, il faut aussi que les attributs expriment l’Un de la substance. Comment cela est-il possible ? Eh bien, si numériquement il y a une infinité infinie de différences, structuralement les attributs expriment l’Un en ceci que les relations entre ces différences sont identiques : l’ordre et la connexion entre les modes, la structure causale d’un attribut, est isomorphe à la structure causale dans un autre attribut. Par exemple, nous avons, concernant les deux attributs que nous connaissons, le théorème que voici : « l’ordre et la connexion des idées sont les mêmes que l’ordre et la connexion des corps ». Spinoza propose donc une théorie de l’Un absolu non parménidienne, qui sauve à la fois l’unité substantielle, l’unicité de l’être, la prolifération doublement infinie, au niveau modal, des différences, et l’expression structurale de l’unité dans cette prolifération elle-même. Mon but aujourd’hui est de montrer qu’il existe des moyens de sauver identiquement l’absolu, non comme pensée de l’Un, mais comme pensée du multiple, en établissant une théorie absolue de l’approximation de l’absolu. Il s’agira cette fois de montrer que des attributs internes au lieu absolu expriment l’absolu à quelque chose près, sans que cela porte atteinte au caractère absolu des vérités concernant les entités qui figurent dans l’approximation. Mais commençons par le commencement. Je peux supposer que mes thèses ontologiques les plus importantes sont connues, et je ne fais ici que citer trois thèses parmi les plus primitives :

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La catégorie de « presque »…

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– Thèse 1 : l’être, en tant qu’être, n’est que multiplicité pure. – Thèse 2 : une forme d’être est donc une forme possible du multiple, sans que ce multiple soit lui-même composé d’uns. Il n’y a pas d’atomes d’être, et tout multiple est lui-même composé de multiples. – Thèse 3 : le seul point d’arrêt d’une composition multiple n’est pas l’un mais le vide, soit le multiple de rien.

Au regard de tout cela, que peut-on désigner comme absolu ? L’absolu est la récollection idéale de toutes les formes possibles du multiple. L’accès de notre pensée à l’absolu ainsi conçu constitue historiquement les mathématiques. Pour notre entendement, une forme possible du multiple est une forme qu’on peut introduire dans la discursivité mathématique sans contradiction. Soit une forme du multiple dont la supposition qu’elle existe est compatible avec toutes les formes du multiple déjà admises. La formalisation intra-mathématique du fait que la mathématique est notre seul accès à l’absolu, donc la seule ontologie à proprement parler, s’appelle aujourd’hui « théorie des ensembles ». Un des théorèmes méta-ontologique tout à fait important, démontré par Bertrand Russell il y a un bon siècle, est que l’absolu, en tant que récollection de toutes les formes possibles du multiple, n’a, lui, pas d’être. Russell démontre en effet que la récollection de toutes les formes possibles du multiple ne peut pas être elle-même une forme possible du multiple, au sens que j’ai énoncé tout à l’heure : introduire cette récollection totale dans la théorie des ensembles rend cette théorie inconsistante. Et en mathématiques, le réel de l’impossible, c’est la contradiction, l’inconsistance. On désigne alors l’absolu, qui ne peut pas être un ensemble (une forme possible du multiple), sous le vocable de « classe ». De façon générale, une classe est une collection de formes possibles du multiple qui ont la même propriété, énonçable dans la langue formelle des mathématiques. Soit une propriété φ. Affirmer φ(a) signifie, en mathématiques, que l’ensemble a, soit la forme possible du multiple désignée par a, possède la propriété φ. Il se peut que la récollection de toutes les formes d’être qui ont la propriété φ – la classe définie par φ – soit elle-même une

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forme possible de l’être-multiple, c’est-à-dire un ensemble. Voici un exemple, au demeurant très important : On dit qu’un ensemble α est un ordinal s’il a deux propriétés : (1) Il est transitif, ce qui veut dire que tous les éléments d’un élément de α sont aussi des éléments de α. Formellement : si x ϵ α, et que y ϵ x, alors y ϵ α. (2) Tous ses éléments sont également transitifs. Autrement dit, un élément z d’un élément y d’un élément x de α est aussi un élément de y. Formellement : [(z ϵ y) et (y ϵ x) et (x ϵ α )] → (z ϵ x)

Définissons maintenant un ordinal fini. Étant donné un ordinal, on démontre facilement (que le lecteur le fasse…) le point que voici : considérez la forme possible de multiple qui est un ordinal, mettons α. Et considérons l’ensemble dont les éléments, donc les multiples qui le composent, sont, premièrement, tous les éléments de α, et deuxièmement, α lui-même. On le note α + 1 pour la raison évidente qu’il a un élément de plus que α. Alors, α + 1 est lui aussi un ordinal. On l’appelle l’ordinal successeur de α. Nous pouvons dans ces conditions donner une définition stricte, indépendante de notre prétendue intuition quantitative, de ce que c’est qu’un ordinal fini : un ordinal est fini s’il est le vide, ou alors est un ordinal successeur qui n’a comme éléments que le vide et des ordinaux successeurs. Formellement, si α et β sont des ordinaux, si Fin désigne la propriété d’être fini et si Succ désigne la propriété d’être successeur, on a : Fin (α) ↔ [(α = Ø). ou. [Succ (α).et. [(β ϵ α) → Succ (β)]]]

Nous pouvons du coup considérer la classe définie par la propriété « être un ordinal fini ». Cette classe est-elle un ensemble ? Formellement, on peut montrer qu’en tout cas elle est un ordinal, au sens où elle est transitive, et que tous ses éléments sont transitifs (démontrez-le, c’est « infiniment » simple !). Cet ordinal est généralement noté ω, clairement défini par la formule : (x ϵ ω) ↔ (x est un ordinal fini)

ω existe-t-il ? Son existence ne peut se déduire des autres axiomes de la théorie des ensembles. Elle est donc affirmée par

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un axiome spécial, l’axiome de l’infini, dont une des formes peut s’écrire tout simplement : « ω existe ». Cet axiome revient à affirmer qu’il existe un ordinal infini, et il ne donne lieu à aucune contradiction quand on l’adjoint aux autres axiomes de la théorie des ensembles. Son existence s’interprète comme celle du « plus petit » des infinis – mais c’est une autre histoire. Il se peut aussi, très naturellement, qu’une classe ne soit pas une forme du multiple. Appelons Ord la propriété d’être un ordinal. On écrira Ord (α) pour signifier que α est un ordinal. On démontre par l’absurde que la considération de « tous les ordinaux », sans la restriction « ordinaux finis », donc de tous les ensembles qui ont la propriété que j’ai décrite, à savoir « être transitif et ne comporter comme éléments que des ensembles transitifs », que cette considération, donc, n’est pas une forme du multiple. Autrement dit, il ne peut exister un ensemble de tous les ordinaux. On dira, pour résumer ce point, que Ord est une classe stricte. Ce qui signifie qu’on peut parfaitement définir des classes dont on peut par ailleurs démontrer qu’elles ne sont pas des formes possibles du multiple. La totalité des formes possibles du multiple n’est certainement pas une forme du multiple, puisque déjà une sous-classe de cette totalité, à savoir la classe de tous les ordinaux, n’en est pas une. On posera alors que l’absolu, soit la totalité des formes possibles du multiple, est une classe stricte : La propriété qu’ont en commun tous ses éléments est justement d’être, eux, des formes possibles du multiple, donc des ensembles. Les mathématiciens ont pris l’habitude de désigner cette classe absolue par la lettre V. On peut lire « le grand Vide », ou le « Vacuum ». La classe stricte Ord est une sous-classe de V. Certes, tous les éléments de Ord sont des ordinaux, donc des formes du multiple, mais il existe évidemment dans V une énorme foule d’ensembles, de formes possibles du multiple, qui ne sont pas des ordinaux. La question que nous pouvons nous poser alors est la suivante : existe-t-il des classes de V qui, quoiqu’intérieures à V et donc, métaphoriquement, « plus petites » que V, expriment cependant l’absolu V ? Autrement dit, pour parler comme Spinoza, existe-t-il des attributs qui expriment les propriétés absolues des formes possibles du multiple bien qu’ils ne contiennent pas toutes ces formes ?

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On peut voir aussitôt le paradoxe : comment une propriété peut-elle valoir de façon identique pour des éléments de V et pour les éléments d’une classe interne à V, puisque V a nécessairement une masse probablement énorme d’éléments qui ne sont pas dans la sous-classe considérée ? C’est en ce point qu’intervient la fonction du « presque ». Il existe une possibilité rationnelle de dire que l’assignation d’une propriété à une collection de formes du multiple étant absolument vraie dans l’absolu, on peut également la dire absolument vraie dans une sous-classe de l’absolu, bien qu’elle ne soit pas à proprement parler « vraie » au même sens que dans l’absolu luimême, puisque la sous-classe, qui est seulement une partie de l’absolu V, ne contient en général pas tous les éléments concernés par la propriété dont il est question. Autrement dit : il existe des approximations de l’absolu dont la valeur n’est pas approximative, mais absolue. L’instrument fondamental de cette découverte sensationnelle est la théorie des ultrafiltres non principaux et complets sur une forme donnée de multiplicité. Je vais en donner une idée aussi simple et claire que possible. L’idée générale qui guide la construction du concept d’ultrafiltre est simple : il s’agit de déterminer, dans une forme donnée du multiple, soit un ensemble, ce que peuvent être de « grandes » parties. Si grandes que, justement, elles représentent des approximations acceptables de l’ensemble total dont elles sont des parties. On peut donc dire aussi : comment définir de telles parties qui, en quelque sorte, vont pouvoir valoir pour le tout ? Cette question n’a évidemment guère de sens dans le fini. Soit un ensemble qui a n éléments. Une partie qui a p éléments, avec p < n, pourra être dite « grande » si la différence n – p est petite. Mais dans le fini, la différence quantitative entre deux ensembles est elle-même absolue, rendant presque impossible l’idée d’approximation. En effet, deux nombres successifs, mettons n et n + 1, ont des mesures quantitatives strictement différentes : la cardinalité de l’ordinal fini n + 1 est supérieure à la cardinalité de n en un sens précis : il n’existe pas de correspondance biunivoque entre les éléments de n et les éléments de son successeur n + 1. Prenez par exemple 2 et 3 : vous verrez aisément que toute tentative de « lier » 2 et son successeur élément par élément, sans que

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jamais à un élément de 2 corresponde deux éléments de 3, laisse toujours en rade un élément de 3. En ce sens, une partie d’un ensemble fini est toujours radicalement plus petite que le tout, et ne peut représenter valablement une approximation de ce tout. C’est ce qui a défini une limite de la grande mathématique grecque antique. Elle s’interdit de considérer des ensembles numériques infinis. Il en résulte qu’elle ne peut pas vraiment construire un concept clair de l’approximation ou de la limite. Tout au plus peut-elle donner des métaphores géométriques de cette question. Ce n’est qu’à partir de Leibniz et Newton, avec les notions de différence infinitésimale et de limite d’une suite, qu’apparaît une notion rigoureuse du « presque ». À l’arrièreplan, il y a donc la considération de quantités infinies, même si cette considération a attendu le XIXe siècle pour être un peu clarifiée, non sans des résistances encore actives aujourd’hui. Dans ma vision des choses, d’un point de vue ontologique, l’infini est le vrai royaume des formes possibles du multiple, comme le montre le fait que la physique moderne n’a pu se constituer, en particulier la théorie du mouvement et la théorie des forces, que parce qu’elle a puisé dans le calcul différentiel et intégral des formes neuves de l’être-infini des phénomènes. La difficulté, depuis les Grecs, est que dans l’infini, les notions de grandeur et de petitesse sont bouleversées, parce qu’il n’est pas vrai que le Tout soit plus grand que ses parties. Comme le remarque Galilée, il y a autant de nombres pairs que de nombre tout court, à savoir une infinité dénombrable. Dans les nombres réels positifs, représentés par une droite, il y a autant de points dans un court segment que dans la demi-droite entière. Du coup, savoir ce qu’est une grande partie est un défi pour la pensée. Notre intuition est dans ce problème, tout à fait défaillante. C’est pourquoi la notion de grande partie est abordée axiomatiquement, par un procédé formel. Tout au plus pense-t-on à une image matérielle, celle du filtre : un filtre, ou un filet, retient les gros objets, ou les gros poissons, et laissent passer les petites choses ou les petits poissons. On axiomatise très simplement les filtres. Soit E un ensemble, et supposons qu’on ait trouvé un filtre pour trier les parties de E. Soit F ce filtre. Que peut-on dire de F ? 1) Il ne retient évidemment pas le vide. 2) Il retient sûrement le tout, soit E, qui est la

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plus grosse partie. 3) S’il retient une partie A et une partie B, il va retenir ce qui est commun à A et à B. Pourquoi ? Parce que A comme B occupent une très grande place dans E, et que donc ce qu’ils ont en commun occupe aussi une très grande place. 4. Si le filtre retient A et que A est inclus dans B, alors B est plus gros que A, et donc le filtre retient B aussi. Si l’on veut que le filtre traite toutes les parties de E, on doit introduire un axiome supplémentaire : étant donné une partie de E, ou bien elle est dans le filtre, ou bien E-A, ce qui reste de E quand on enlève A, est dans le filtre. Ce filtre complet, parfait, on l’appelle un Ultrafiltre. On le notera U plutôt que F. Si on exige enfin que ce U ne retienne pas, en plus des grandes parties, des matériaux vraiment médiocres, vraiment petits, il faut pour cela exclure d’emblée le symbole de ce qui est très petit, à savoir une partie à un seul élément, ce qu’on appelle un singleton, et qu’on note {x}. On posera qu’aucun élément de U n’est un singleton de ce genre. Un ultrafiltre avec ces six axiomes est appelé un ultrafiltre non principal (dans la suite, pour faire court, nous dirons souvent : ultrafiltre). On conviendra alors que toute partie d’une forme possible du multiple qui est retenue par un ultrafiltre non principal est une grande partie. Le trajet entre « ultrafiltre » et la notion de « presque absolu » peut se comprendre intuitivement comme ceci : supposons qu’un énoncé soit absolument vrai pour une forme déterminée du multiple. Disons, pour être simple, que l’ensemble E admet la propriété φ, que donc on a, comme absolument vrai, φ(E). N’est-il pas possible de se contenter de dire que la propriété φ est vraie pour les parties de E qui sont grandes ? Ou même pour une partie de E, pourvu qu’elle soit grande ? Est-ce que ce n’est pas une approximation valable de ce que la propriété est valable pour E tout entier ? Ontologiquement, on descendrait d’un cran, puisqu’une partie, même grande, de E, est quand même plus petite que E, au moins en un sens intuitif. L’idée est donc d’examiner s’il est possible d’affirmer, au moins dans certains cas, que si une propriété est vraie pour une grande partie d’un ensemble, alors elle est vraie pour l’ensemble. Et de se servir de cela pour étudier le vaste problème : existe-t-il des attributs de l’absolu ? C’est-à-dire des classes strictes internes à

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V telles que si un énoncé est absolument vrai, donc Vrai dans V, il reste vrai si on le relativise à la classe. « Relativisé » prend ici un sens rigoureux : si l’énoncé contient des choses du genre « pour tout x », cela deviendra « pour tout x qui appartient à C ». De même pour l’existence : « il existe » deviendra « il existe dans C ». Et toutes les constantes devront être des constantes qui sont dans C. Si on parvient à dégager des cas où peut se produire une équivalence entre la vérité absolue d’un énoncé dans V, et sa vérité dans une sous-Classe de V, nous aurons une situation où « être relatif à » est non pas le contraire de l’absolu, mais une façon pour l’absolu d’exister. Nous surmonterons donc, dès le niveau ontologique, l’opposition, enracinée dans la philosophie moderne depuis Hume et Kant, entre le relatif, qui est connaissable, et l’absolu, qui ne l’est pas. Nous montrerons qu’une vérité est finalement ce qui appartient à une classe de l’absolu, et qu’ainsi, sans être tributaire de l’absolu lui-même, et bien qu’elle soit localisée dans son processus de constitution, elle n’en est pas moins absolue, au sens du « presque absolu » qui, logiquement, vient équivaloir à « absolu ». La réponse des mathématiques, sur ce point, est à la fois conditionnelle et positive. Oui, l’existence d’attributs de l’absolu comme lieux possibles d’une presque-absoluité est possible. Mais cette possibilité contraint la pensée à admettre l’existence d’infinis considérablement plus grands, plus puissants, que tous ceux que nous avons l’habitude de considérer. Il s’agit des infinis appelés « mesurables » par les mathématiciens, pour des raisons qui tiennent à leur histoire. J’ai préféré les renommer « infinis complets » pour la raison suivante : Comme il faut s’y attendre, puisque toute la théorie du « presque » repose sur la notion de grande partie, elle-même dépendante du concept d’ultrafiltre, l’infini requis pour fonder la notion d’attribut de l’absolu doit certainement pouvoir supporter de puissants ultrafiltres. C’est exactement le cas. Sur un infini qui témoigne pour la valeur absolue d’un « presque » absolu, mettons κ, on doit pouvoir définir un ultrafiltre au moins ω-complet. Ce qui veut dire que les parties qu’il retient sont si grandes, que l’intersection d’une infinité dénombrable de parties appartenant à l’ultrafiltre appartient encore à l’ultrafiltre.

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Alors, que fait-on, une fois qu’on suppose avoir un infini de ce calibre ? Je vais essayer, non pas de vous démontrer la chose, à savoir l’existence d’un attribut de l’absolu, mais de vous raconter l’histoire tant bien que mal, à grand renfort d’images et de métaphores. On considère d’abord l’ensemble infini complet, mettons de nouveau κ, comme une sorte de point de vue sur le champ entier de l’absolu. Ce qui veut dire : vous considérez les fonctions de κ vers « toutes » les formes possibles du multiple, telles qu’elles sont disposées dans le lieu absolu V. Ainsi, depuis κ, vous « voyez » en quelque sorte tout V. Cette considération ne constitue, vous l’imaginez bien, aucun ensemble. Vous maniez V, ici, de façon totalement abstraite. Mais on va rétrécir cette abstraction jusqu’à ce qu’on puisse la considérer avec, je dirais, une certaine sérénité. Nous partons donc d’un infini κ qui possède un ultrafiltre complet, mettons U. Prenons deux fonctions de κ vers un ensemble quelconque de V, mettons E. Soit f1 et f2 ces deux fonctions. Une fonction associe à tout élément de κ un élément de E. C’est là que la machinerie de l’ultrafiltrage entre en scène. Vous allez poser que f1 et f2 sont « presque identiques » si elles sont identiques au regard de l’ultrafiltrage. Autrement dit : si les éléments de κ pour lesquels f1 et f2 ont les mêmes valeurs dans E constituent une partie de κ, donc une « grande » partie, on posera que les deux fonctions sont identiques, à un ultrafiltrage près. On appellera leur égalité une égalité relativement à U, on la notera « =U », on dira que les fonctions sont U-égales. Voyez cela de près : on écrit que « f1 est U-égale à f2 si l’ensemble de x tels que, dans l’absolu, f1(x) = f2(x) constitue – dans l’absolu – un élément de l’ultrafiltre non principal U défini sur κ : f1 =U f2 ↔ [{x/f1(x) = f2(x)} ϵ U]

On peut tout aussi bien définir une U-appartenance, par le même moyen : f1 ϵ

U

f2 ↔ [{x/f1(x) ϵ f2(x)} ϵ U]

On est alors armé pour intégrer ces fonctions dans une théorie qui, logiquement, ressemble beaucoup à celle de l’absolu, puisque nous avons défini une égalité et une appartenance.

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Pour rétrécir encore l’espace de nos nouveaux objets, on décide que deux fonctions qui sont U-égales sont la même. Et puis finalement, on considère que toutes les fonctions qui sont U-égales entre elles constituent le même objet. Et puis on utilise un truc, que je laisse de côté, pour rétrécir encore cet objet de façon à pouvoir, sans rien changer aux conséquences, considérer que cet objet est un ensemble. Après quoi, grâce à un théorème de logique pure, le théorème de Los, et à un théorème basique de la théorie des ensembles, le théorème de Mostowski, on montre que la collection ainsi rétrécie de ces objets, qui, puisqu’ils proviennent finalement de E et de l’Ultrafiltre complet sur E, existent en tout cas autant qu’eux, est bel et bien isomorphe à un attribut de l’absolu (une classe stricte de V) et que donc il existe un tel attribut. Cette conclusion est considérable pour la raison suivante : dans l’élément des attributs se tient une dialectique entre localisation et absoluité, dialectique que nous avons construite à partir d’un concept renouvelé de l’approximation, du « presque ». Nous avons donc rationalisé les tâtonnements de Spinoza. Pour lui, les attributs étaient bien ce qui localisait dans la Substance la substance elle-même. Ou ce qui introduisait une différence absolue, par exemple entre les corps et les idées, à l’intérieur d’une identité substantielle non moins absolue. Mais il lui était difficile d’intégrer les deux. Il n’avait comme recours qu’une isomorphie générale, sous la forme d’un parallélisme des chaînes causales. Or ce parallélisme était souvent boiteux. Ainsi, par exemple, une idée peut être idée d’un corps, mais il est infiniment plus difficile de penser qu’un corps puisse être le corps d’une idée. Avec la procédure mathématisée du « presque », soit la théorie des Ultrafiltres, puis la théorie de la U-égalité ou de la U-appartenance, nous obtenons une définition rigoureuse ce que les mathématiciens appellent des plongements élémentaires de V dans une sous-classe de V. Autant dire une définition rigoureuse de ce que c’est qu’un attribut du lieu absolu où résident pour la pensée la totalité des formes possibles de l’être-multiple. Pour passer de la définition à une assertion d’existence, il est frappant que nous devions admettre l’existence d’au moins un infini complet, d’une grandeur, d’une cardinalité, infiniment plus

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grande que tout ce que représentent, en fait d’infini, non seulement le dénombrable, mais les inaccessibles ou les compacts, tenus déjà pour d’une immensité suspecte. Là la pensée doit payer le prix de ce qu’elle construit et espère. Si nous voulons que les vérités, dans la guise du presque-absolu, puissent être à la fois localisées, universelles et absolues, ce n’est pas d’un Dieu qu’il faut, comme Descartes, affirmer l’existence, mais d’une forme singulière du multiple, une structure à la définition simple, laquelle nous fournit le moyen de trier et retenir les très grandes parties d’elle-même, lesquelles s’avèrent à leur tour être, au gué du vrai, de parfaites métonymies. Nous pouvons être alors celui dont parle Victor Hugo dans l’immense poème qui clôt les Contemplations, dédié « À celle qui est restée en France ». Ce poème, comme tant d’autres de Hugo, nous présente le chercheur terrestre des vérités. Il nous le montre alors, je cite pour finir : Voyant dans l’infini s’écrire des algèbres.

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Choses en soi et vérités absolues Brice HALIMI

I. DEUX EN-SOI

Distinguons deux enjeux à propos des choses en soi (au sens large) : ce qui existe pour moi est-il ce qui existe en soi ? Ce qui est vrai pour moi est-il vrai en soi ? Tandis que la première question définit l’enjeu d’un réalisme des choses (au sens strict), la seconde définit celui d’un réalisme des vérités. La thèse défendue dans ce qui suit est que ces deux questions sont indépendantes en principe – une vérité en soi peut ne pas être une vérité à propos de choses en soi – et qu’elles ne sont pas seulement indépendantes en principe, mais également en fait : il existe des vérités en soi qui ne sont pas des vérités à propos de choses en soi, un cas fondamental de telles vérités étant fourni par les vérités logiques et mathématiques. 1. Choses en soi et choses en soi Le réalisme des choses est la position philosophique qui soutient qu’il existe des choses indépendantes aussi bien des conditions sous lesquelles nous pouvons y avoir accès que des modes selon lesquels nous les appréhendons comme objets, et que nous pouvons les connaître, ou du moins en connaître quelque chose. Une vérité établie à leur propos pourra alors peut-être à bon droit être considérée comme une vérité en soi, ou encore absolue : son objet la sauve de sa genèse, elle vaut au-delà des moyens qui

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ont permis de l’établir. Mais la réciproque est-elle vraie : toute vérité absolue est-elle une vérité à propos de choses en soi ? Avant de répondre à cette interrogation, une question préjudicielle se pose : est-il légitime de postuler la capacité, avant même de connaître les choses en soi, d’y référer collectivement, en visant « les choses en soi » voire « toutes les choses en soi » ? Car la possibilité d’une telle référence ne va pas de soi. En effet, le problème posé par la visée des choses en soi est justement qu’une telle visée ne garantit pas par elle-même la possibilité de parler des choses en soi, c’est-à-dire des « choses en soi en général ». Pensons par contraste à l’idéalisme kantien, qui fait apparaître les formes de l’expérience possible comme formes de collectivisation de tous les phénomènes. Cette collectivisation recouvre pour Kant, bien sûr, une totalisation seulement virtuelle. Néanmoins, la totalisabilité de tous les phénomènes du sens extérieur comme tombant sous la forme pure de l’espace (et de même pour le temps) suffit : le discours portant sur tous les phénomènes trouve ainsi à être gagé sur elle. Il n’existe aucun équivalent pour les choses en soi. Le sens transcendantal des catégories, forme grammaticale vide, n’est précisément la source d’aucune collectivisation, mais seulement de l’illusion de pouvoir viser une chose en général ou toutes choses en général : Les métaphysiciens n’ont jamais pris – à proprement parler – le droit de décider sur les « choses en général ». Ce droit exorbitant leur semblait aller de soi, puisqu’ils faisaient crédit à une « ontologie qui était toujours demeurée à son insu dans le champ de la logique » […] et qui tirait de là son apparence d’« universitas ». C’est de cette naïveté que leur mauvaise foi s’alimente : fascinés par la logique, ils consolidaient l’apparence d’objectivité qu’engendre celle-ci 1.

L’assurance de pouvoir parler des choses « en elles-mêmes » et celle de pouvoir parler des choses « en général » sont, comme l’indique Kant, deux présupposés solidaires l’un de l’autre. L’idéalisme kantien se donne à lui-même le moyen de constituer tous ses objets en une collection minimalement homogène et unifiée, et ainsi celui de référer aux objets de l’expérience en général, c’est là son avantage sur le réalisme – peu importe ici le prix que 1. Gérard Lebrun, Kant et la Fin de la métaphysique, Paris, Armand Colin, 1970, p. 95.

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demande un tel avantage. Au contraire, le réalisme se trouve confronté au problème préliminaire, non pas tant d’accéder aux choses en soi, que d’expliciter les moyens sur lesquels est gagée la visée de « toutes choses en soi en général ». Il s’agit d’un problème logique. Si en effet l’ontologie est la théorie de toutes choses en général, la logique est la théorie de ce qui rend possible de parler de toutes choses en général. (Lebrun, dans la citation, semble inclure la logique formelle parmi les responsables, aux yeux de Kant, de l’illusion métaphysique. En réalité, ce n’est pas à la logique, mais à sa confusion avec des formes grammaticales superficielles prises pour argent comptant, que Kant impute l’illusion métaphysique.) En somme, le problème des choses en soi n’est pas d’abord qu’un biais puisse être nécessaire pour accéder aux choses (problème métaphysique de la réalité absolue), mais plutôt qu’un biais soit nécessaire pour les considérer dans leur totalité (problème logique de la généralité absolue). Or ce dernier problème n’est pas abordé par le réalisme contemporain, sans doute pour deux raisons. Tout d’abord, même si le réexamen de la question des choses en soi ne peut faire l’économie d’un examen des formes sur lesquelles pourrait être gagée la collectivisation des choses en soi, une telle collectivisation ne semble pouvoir être gagée sur une forme logique sans constituer elle-même une collectivisation relative à nos formes d’appréhension et de totalisation. Ensuite, et surtout, elle pourra bien concerner les choses en général, mais non les choses en soi spécifiquement : la question ne sera plus celle des choses en soi en général, mais celle des choses en général en soi. Pour ces deux raisons au moins, les réalistes contemporains « n’ont jamais pris – à proprement parler – le droit de décider sur les “choses en soi en général”. Ce droit exorbitant leur semblait aller de soi ». En cela, toutefois, la critique de Kant reste en deçà de la critique par Kant de l’emploi irréfléchi de formes langagières supposées garantir par ellesmêmes la portée universelle du discours réaliste. 2. Choses en soi et objets mathématiques Comme chez Kant, la confusion grammatico-métaphysique rend indispensable un détour par la logique. Mais ce détour est

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sans retour : une fois abordée la question des choses en général, il n’existe pas de moyen clair de revenir à la question spécifique des choses en soi en général. C’est là sans doute l’impasse du réalisme des choses. Mais c’est aussi l’indice qu’il faut renverser la perspective initiale : l’investigation des formes de collectivisation doit précéder celle des choses collectivisées. par les mathématiques. Les mathématiques sont en effet le lieu par excellence où des dispositifs de généralité sont élaborés et réfléchis. C’est la raison de l’association traditionnelle de la logique et des mathématiques. La logique moderne, logique mathématique, associe d’ailleurs, sans jamais les séparer, les formes symboliques d’expression de la généralité et les structures mathématiques de collectivisation qui réalisent ces dernières, telles que les structures que fournit la théorie des ensembles (entre autres). Comment comprendre, cependant, que des entités particulières, fussent-elles logico-mathématiques, rendent possible de parler des entités en général ? Et ces entités particulières sont-elles elles-mêmes des choses en soi, ou bien seulement – c’est l’un des aspects que l’on peut voir en la méthode axiomatique – des objets corrélés aux théories qui les étudient ? Ces deux questions sont mal posées. Examinons la seconde puis, dans la prochaine section, la première. La thématisation de la généralité au sein de la logique et des mathématiques est liée au fait que les mathématiques emploient un langage symbolique. Mais la nature symbolique des mathématiques montre précisément que les objets mathématiques ne sont aucunement des choses en soi : une structure mathématique est à chaque fois étudiée suivant une certaine présentation symbolique. Considérons un exemple paradigmatique, celui de la notion de « présentation d’un groupe par générateurs et relations ». Le groupe cyclique /5 est le groupe qu’on obtient à partir des nombres entiers relatifs en identifiant tous les nombres dont la différence vaut 5. Ainsi les nombres 0, 5, 10, etc., mais aussi - 5, - 10, etc., sont tous identifiés à un même objet, noté 0. De même, 1, 6,…, - 1, - 6, …, sont tous identifiés à 1, et ainsi de suite jusqu’à 5, qui reconduit à 0 (d’où le terme « cyclique »). Le groupe /5 = {0, 1, 2, 3, 4} a pour « présentation » l’écriture schématique suivante [a | a5= 1]

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qui montre que /5 peut être identifié à l’ensemble des mots obtenus par concaténation de la lettre a, modulo le fait que toute concaténation de longueur 5 est éliminable : le mot vide correspond à 0, a à 1, a2 à 2, et ainsi de suite. Il faut ici comprendre que [a | a5= 1] est le groupe /5 . Il ne s’agit ni d’une simple suite de symboles, ni du nom propre d’un objet transcendant. De manière très générale 1, le raisonnement mathématique n’a jamais affaire à des objets qui seraient saisis « tels quels ». En ce sens, les objets mathématiques ne sont pas des choses en soi, mais se trouvent à chaque fois mis en jeu suivant une certaine présentation, en un sens qui ne fait que généraliser la notion de présentation de groupe. Un objet mathématique n’est ainsi rien d’autre que l’ensemble de ses présentations possibles, supplémenté par la preuve que ces dernières sont équivalentes les unes aux autres – équivalence qui distingue radicalement une présentation au sens mathématique d’une donation phénoménale. Les mathématiques n’ont pas davantage affaire à des phénomènes qu’à des choses en soi. 3. Vérités absolues et vérités logiques En réponse à la première des deux questions de la précédente section, il faut simplement dire que la priorité de la logique et des mathématiques n’est pas celle de leurs entités, mais celle de leurs vérités. On passe ainsi de la discussion du réalisme des choses à celle du réalisme des vérités. Cela étant, même à se restreindre aux seules vérités logiques (en laissant de côté les mathématiques), l’absoluité des vérités logiques est objet de débat. Et même à admettre l’absoluité des vérités logiques, la nature et la raison de cette absoluité font l’objet de profondes différences. La préséance de la logique en tant que « théorie première » est liée à la portée maximale qui lui est reconnue. Mais cette portée peut être restituée de manières différentes. Pour Kant, la logique 1. Pour une explication plus détaillée, voir Brice Halimi, « Structures et généralité en théorie combinatoire : les mathématiques et les lettres », Les Études philosophiques, 97 (2), 2011, p. 215-242.

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(formelle) est maximalement générale non pas parce qu’elle porterait sur un domaine plus vaste que celui de la logique transcendantale, mais parce que : si nous réfléchissons seulement à l’usage de l’entendement en général, nous découvrons ces règles qui sont absolument nécessaires à tous égards, et sans considération des objets particuliers de la pensée, puisque sans elles nous ne pourrions pas penser du tout 1.

De son côté, Frege attribue à la logique une portée maximalement générale non pas parce qu’elle énoncerait des « lois » pour la pensée, mais parce que les vérités logiques sont vraies absolument sans aucune restriction : Les lois arithmétiques gouvernent le domaine du nombrable. C’est le plus vaste. Il inclut non seulement le réel, non seulement l’intuitif, mais tout le pensable. Ne faut-il pas de même que les lois des nombres aient un lien très intime avec celles de la pensée 2 ?

Si pour Kant les vérités logiques constituent moins des vérités qu’un « canon », Frege identifie une pensée logiquement vraie à une pensée logique vraie. Une certaine tension oppose en conséquence, chez Frege, l’idée que la fausseté des lois logiques est absolument exclue et l’exigence de faire des lois logiques des vérités comme les autres (c’est-à-dire de reconnaître la logique comme une science). Cette tension se résout par la décision qu’une pensée absolument vraie (comme le sont les vérités arithmétiques) est une pensée vraie à propos d’objets indépendants de toute condition empirique comme de toute forme subjective de connaissance. Par contraposition de la conception frégéenne, si les vérités logiques ne sont pas des vérités absolues, c’est qu’elles doivent porter, non sur des choses en soi, mais sur des formes qui ne sont en rien en soi, et qui au contraire ne font qu’expliciter la structure du monde tel que nous l’articulons. Ce diagnostic n’est que le contrepied direct, l’envers si l’on veut, de la conception frégéenne. Ainsi, Charles Travis soutient-il que les formes logiques ne 1. Emmanuel Kant, Logique, trad. L. Guillermit, Paris, Vrin, 1989, Introduction, I, Ak. IX, 12. 2. Gottlob Frege, Les Fondements de l’arithmétique, trad. et introduction de Cl. Imbert, Paris, Seuil, 1969, § 14.

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sont pas des formes en soi, car la structure d’une pensée est à chaque fois relative au mode de structuration de l’expression propositionnelle de l’état de choses correspondant à cette pensée : Frege est célèbre pour avoir souligné que les lois de la logique ne dépendent en aucune façon de nous. Elles ne sont en aucun cas rendues ce qu’elles sont par des faits relevant de la psychologie humaine. Cela dérive d’une conception plus générale : exception faite de la dépendance qu’une loi logique peut entretenir vis-à-vis d’autres lois logiques, les lois logiques ne dépendent de rien du tout pour être valables. […] Pour autant que nous regardons la logique comme portant de toute façon sur le monde – c’est-à-dire sur la signification factive –, […] nous devons maintenant rejeter cette conception frégéenne 1.

Par opposition, Travis soutient qu’« une logique [et non la logique] – ce qui est capturé par un calcul d’une sorte particulière – représente une façon d’organiser la signification factive : la façon dont une telle signification est (en un certain sens) organisée dans tout discours que ce calcul modélise (d’une certaine façon) » ; et, corrélativement, qu’il est sans raison de postuler que la signification factive impose une unique structuration des faits 2. La différence de perspective entre Kant et Frege illustre combien l’absoluité des vérités logiques peut trouver des justifications opposées. J’ai mentionné la position de Travis pour illustrer le fait que l’absoluité des vérités logiques pouvait elle-même être objet de débat. On va voir qu’on rejoint ainsi la première thèse annoncée en introduction.

1. Charles Travis, Les Liaisons ordinaires. Wittgenstein sur la pensée et le monde [leçons données au Collège de France en juin 2002], Paris, Vrin, 2003, p. 118-120. 2. Ibid., p. 124.

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526 II. THÈSES

1. L’indépendance des deux questions Outre Travis, Kant et Frege ont été mentionnés. On peut à bon droit résumer à grands traits l’idéalisme kantien par la reconnaissance que la réalité (empirique) est composée d’objets doublement relatifs, à savoir les objets que notre pouvoir de synthèse constitue à partir des données phénoménales, ellesmêmes relatives à notre pouvoir d’intuitionner ; et que les lois logiques, en tant que « conditions sous lesquelles l’entendement peut et doit s’accorder uniquement avec lui-même » sont également relatives à la constitution de ce dernier —sans parler des autres vérités a priori que sont les théorèmes mathématiques et les principes de l’entendement pur 1. S’agissant de Frege, la reconnaissance des vérités arithmétiques comme vérités absolues va de pair, à ses yeux, avec celle des nombres comme objets en soi, c’est-à-dire comme entités indépendantes : Il faut examiner ici de plus près ce que nous avons dit : que l’attribution d’un nombre enveloppe une assertion sur un concept. […] Chaque nombre particulier se manifeste comme un objet indépendant en ceci justement qu’il constitue seulement une partie de l’assertion portée sur le concept 2.

Peut-on, à présent, envisager de combiner la reconnaissance de vérités absolues avec celle de la relativité des objets qui composent la réalité ? Oui, telle est, schématiquement, la conception qu’on peut trouver dans le Tractatus de Wittgenstein : les vérités logiques sont bien absolues, « inconditionnellement vraies » – ce qui est le sens du fait qu’elles montrent qu’elles ne disent rien, 1. Vérités relatives, soit aux formes de la sensibilité, soit à la présupposition d’objets d’expérience possible pour nous : « en se servant des concepts de l’entendement elle [la raison pure] établit assurément des principes certains, non pas toutefois directement par concepts, mais toujours simplement de façon indirecte à travers la relation de ces concepts à quelque chose de tout à fait contingent, à savoir l’expérience possible » (Kant, Critique de la raison pure, trad. A. Renaut, Paris, Aubier, 1997, A736-737/B764-765, p. 618). 2. G. Frege, Les Fondements de l’arithmétique, op. cit., § 57, p. 184.

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mais il n’existe aucun moyen absolu d’identifier les objets simples qui composent la réalité 1. En effet, les propositions élémentaires dont parle le Tractatus ne sont pas des propositions portant sur des objets simples identifiables, tels que les objets d’accointance qu’invoque la théorie russellienne de la connaissance. Le sens d’une proposition peut impliquer une analyse logique en propositions plus simples, mais il n’est pas dérivable d’une analyse des constituants de la proposition 2 : l’explication du sens d’une proposition est dissociée de toute analyse de la réalité. En ce sens, le statut des objets n’est pas fixé : on a les objets que l’on décide d’avoir. Il doit y avoir des objets (simples) si l’on veut rendre compte du fait que nous parlons de façon sensée, mais il y a un nombre illimité de façons de poser des objets. C’est en cela qu’on peut parler d’un relativisme des objets dans le Tractatus. Une précision, à propos de Travis, s’impose. Dans la lignée de Austin, Travis défend l’idée que la perception ne représente rien mais nous fait accéder directement aux choses de la réalité telles quelles. Une objection, suggérée par Étienne Bimbenet dans sa recension du livre d’Isabelle Thomas-Fogiel 3, est que le réalisme de Travis n’en est pas vraiment un, dans la mesure où il s’apparente à un réalisme de l’expérience, du donné, bien plus qu’à un véritable réalisme des choses en soi. Une réponse, formulée par Jocelyn Benoist 4, est que la réalité des choses n’est pas un donné, ni une manifestation, ni même un apparaître. Parler de « phénomène », c’est envisager une réalité sensible suivant une norme, celle qui permet de juger en quoi cette réalité manifeste correctement quelque chose. Or cette norme, ce « format de description », n’est pas interne au phénomène lui-même, ce qui veut précisément dire que le phénomène est bien en lui-même de la réalité, et non pas une simple manifestation de réalité. 1. Voir Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, trad. G.-G. Granger, Paris, Gallimard, 1993, 4.461, s’agissant du premier aspect, et 2.02-2.0272, en particulier 2.0231-2.0232, s’agissant du second. 2. Sur ce point, voir Jérôme Sackur, Formes et Faits. Analyse et théorie de la connaissance dans l’atomisme logique, Paris, Vrin, 2005, p. 277. 3. Étienne Bimbenet, « L’inépuisable réalité », http://www.laviedesidees.fr/ L-inepuisable-realite.html, 2015. 4. Voir Jocelyn Benoist, Logique du phénomène, Paris, Puf, 2016, p. 157 s.

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En réponse aux deux questions de savoir s’il existe au moins certains objets (en quelque sens que ce soit) qui soient indépendants de la connaissance que nous en avons, et s’il existe au moins une vérité dont la validité soit indépendante de la manière dont nous pouvons la reconnaître, on aboutit finalement au tableau suivant, dont les deux axes permettent de croiser les réponses apportées respectivement aux deux questions : Objets en soi

Objets relatifs

Vérités absolues

Frege

Tractatus

Vérités relatives

Travis

Kant

On constate que les cases du tableau sont toutes les quatre remplies, ce qui signifie que la réponse à une question est indépendante de la réponse à l’autre question. Les deux enjeux distingués pour commencer sont bien orthogonaux, conformément au premier versant de la thèse annoncée. 2. La priorité des vérités absolues Bien entendu, la nature de ce qui est tenu pour un « objet », et par suite la nature de l’indépendance qui se trouve ou non accordée à certains objets, varient grandement d’un auteur à un autre. Il s’agit là d’une ambiguïté majeure, qu’il n’y a pas lieu pourtant de dissiper ici, car elle n’affecte pas l’indépendance entre l’existence d’objets indépendants et celle de vérités absolues. Néanmoins, cette ambiguïté engage à considérer prioritairement l’autre question, dont la véritable cible, bien plus claire, s’est avérée être le statut des vérités logico-mathématiques : si ces dernières ne sont pas absolues, aucune vérité ne l’est. Dans ce qui suit, je voudrais ainsi suivre l’hypothèse que l’absoluité de ces vérités est l’enjeu à privilégier parmi tous ceux qu’évoque le terme de « réalisme ». L’une des vertus du « réalisme spéculatif » de Quentin Meillassoux, à cet égard, est de souligner que la reconnaissance de vérités absolues prime sur celle d’existences nécessaires. Il s’agit en effet pour lui de « découvrir une nécessité absolue qui ne

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reconduise à aucun étant absolument nécessaire 1 ». Cette démarche se heurte cependant à un problème. Comme on peut le remarquer, le « principe de factualité » avancé par Meillassoux met moins l’accent sur les propositions que sur les choses : la contingence absolue de toute chose est moins l’absolu d’une vérité que l’absolu d’une « propriété 2 ». Mais le véritable problème est ailleurs : le principe de factualité ne permet pas de dériver le principe de contradiction, et encore moins toutes les vérités absolues. En effet, on peut peut-être en déduire ce qu’on pourrait appeler un principe de contrariété : Aucun étant ne peut posséder à la fois une propriété et la propriété contraire,

que Meillassoux justifie en arguant qu’un étant contradictoire (c’est-à-dire un étant possédant deux propriétés contraires) serait nécessaire. Si l’on admet par ailleurs que tout étant est contingent, on obtient par contraposition le principe de contrariété. Le principal argument avancé par Meillassoux est qu’à un être contradictoire on pourrait indifféremment attribuer n’importe quelle détermination, car « ce que cet être n’est pas, étant contradictoire, il l’est tout aussi bien toujours déjà 3 ». Peu importe ici la validité de cet argument, admettons simplement sa conclusion, de façon à en cerner plus précisément la portée, à savoir que si tout étant est contingent, alors aucun sujet S ne peut posséder deux propriétés contraires, c’est-à-dire en même temps la propriété A et la propriété non-A (principe de contrariété). Le problème est que le principe de contradiction est beaucoup plus général que le principe de contrariété, puisqu’il dit que, pour n’importe quelle proposition (quelle que soit sa forme), cette proposition et sa négation ne peuvent pas être vraies en même temps : on ne peut pas avoir en même temps p et non-p, de quelque forme que soit la proposition p. Meillassoux conclut, de son côté : « ce n’est qu’à propos d’un être inconsistant qu’on 1. Quentin Meillassoux, Après la finitude. Essai sur la nécessité de la contingence, Paris, Seuil, 2006, p. 47. 2. Ibid., p. 72. 3. Ibid., p. 94-95.

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pourrait soutenir indifféremment toute proposition et sa négative 1 ». Mais toute proposition n’est pas une proposition à propos d’un certain être, c’est-à-dire une proposition attribuant une propriété (éventuellement très complexe, peu importe) à un certain sujet. Le principe de contrariété n’est donc que la restriction du principe de contradiction aux propositions prédicatives, c’est-à-dire aux énoncés de la forme « Le sujet S a la propriété A » (par exemple : « Socrate est assis », ce qui donne : « Socrate ne peut pas en même temps être assis et ne pas être assis »). Cette restriction est massive : il s’en faut, et de loin, que toute proposition soit prédicative. Considérons par exemple un énoncé aussi élémentaire que « Tout homme a un père ». Sauf à postuler une analyse de type aristotélicien, et à s’arc-bouter à une grammaire de surface bien fragile, au mépris de tous les acquis de la logique quantificationnelle, il faut reconnaître en cet énoncé la proposition affirmant de toute chose x que, si x est un homme, alors x a un père. Or affirmer quelque chose de toute chose n’est pas affirmer quelque chose de quelque chose : la forme de la variable liée x est évidemment irréductible à celle d’une expression désignant une entité en particulier. Par conséquent, le principe de contrariété n’équivaut pas du tout au principe de contradiction. Le principe de contradiction est beaucoup plus fort que le principe de contrariété – sauf à faire de toutes les propositions des propositions de la forme « Le sujet S a la propriété A ». Or le principal, sinon le seul moyen pour cela est de considérer les faits exprimés par les propositions comme des étants. Car si les faits propositionnels sont des étants, alors exclure « p et non-p » revient à exclure que le fait correspondant à p, pris comme étant, ait en même temps la propriété d’être le cas et la propriété contraire de ne pas être le cas : on s’est ainsi ramené au principe de contrariété. Mais cette opération a un coût fatal : si les faits propositionnels font partie des étants, alors la nécessité absolue du principe de factualité lui-même devient la nécessité absolue d’un certain étant – de cet étant qu’est le fait que seule la contingence de ce qui est n’est pas contingente. Or une telle conclusion réfute le principe de factualité. Par conséquent, on ne peut 1. Ibid., p. 105.

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dériver le véritable principe de contradiction du principe de factualité, du moins selon la voie qu’on vient d’indiquer, sauf à contredire le principe de factualité lui-même. Or on ne voit pas comment le principe de contradiction pourrait être dérivé du principe de factualité suivant une autre voie. Il est encore moins plausible que le principe de factualité permette de dériver une portion significative des vérités logico-mathématiques, au-delà du principe de contradiction 1. Comment dériver le (véritable) principe de contradiction sans convertir en étant nécessaire le fait que toute chose, en dehors de la contingence de ce qui est, est contingente, ni présupposer au passage la possibilité de faire ainsi référence à « toute chose » ? On voit que le réalisme des vérités défendu par Meillassoux tombe sous deux critiques possibles : parce qu’il tient pour allant de soi le droit de viser « toutes choses », sans se soucier des formes de totalisation sur lesquelles serait gagée une telle visée ; ensuite, et surtout, parce qu’il prétend déduire un certain nombre de vérités absolues, sans parvenir à le faire pour la première d’entre elles. 3. L’absoluité des vérités mathématiques L’absoluité d’une vérité ne signifie certes pas qu’on ne puisse la dériver d’aucune autre vérité. Pour être reconduite à un principe d’ordre métaphysique, les vérités logiques et mathématiques ne cesseraient pas, par là même, d’être absolues. L’erreur n’est pas de rechercher une telle reconduction, mais, à propos de l’absoluité des vérités et de l’en-soi des choses, de maintenir subrepticement la première question dans l’orbe de la seconde. Dans la démarche de Meillassoux, en effet, le réalisme des vérités mathématiques vise à rejoindre, en le rendant possible, un réalisme des choses (alimentant au passage la réduction des mathématiques à leur application à la nature) : 1. Ce point est d’ailleurs lié à la dette que Après la finitude contracte auprès des mathématiques, sans qu’on voie comment l’auteur pourra s’en acquitter (voir p. 142-149 et 177. A minima, l’auteur présuppose la consistance de ZFC, c’est-à-dire l’axiomatisation de la théorie des ensembles par Zermelo et Fraenkel, completée par l’axiome du choix).

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qu’est-ce qui permet à un discours mathématique de décrire un monde déserté par l’humain, un monde pétri de choses et d’événements non corrélés à une manifestation, un monde non corrélé à un rapport au monde ? C’est là l’énigme qu’il nous faut affronter : la capacité des mathématiques à discourir du Grand Dehors […] 1.

Entre l’existence de choses en soi et l’absoluité de certaines vérités, c’est en réalité à tout rapport de conditionnement, dans un sens ou dans l’autre, qu’il faut rompre. C’est là un premier point. Meillassoux souhaite d’un côté cantonner la nécessité à des vérités, à l’exclusion de tout étant, de l’autre révéler les vérités mathématiques en vérités à propos de la contingence de tout étant. C’est négliger que les vérités mathématiques portent sur des objets spécifiques. C’est là un second point. Tâchons de faire droit conjointement à ces deux points. Les mathématiques ont des objets qui leur sont propres. Et, précisément parce que la pensée se les présente à elle-même, ces objets ne subsistent pas en soi, indépendamment du fait que nous les pensions ou pas. Mais ils ne sont pas davantage des phénomènes, au sens où la pensée rencontrerait en eux quelque chose se situant au-delà de toute présentation possible. Mais ne peut-on justement les comparer sur ce point avec le phénomène perceptif, qui me donne à chaque fois l’objet sensible tout entier dont il est un aspect ? Non, car à proprement parler deux présentations d’un même objet mathématique sont toujours équivalentes, et non complémentaires : parler à leur propos de différentes « façons de voir » la même chose n’est qu’une façon de parler. Les objets mathématiques n’ont rien de choses en soi mais n’en sont pas moins l’objet de vérités absolues, précisément parce que leur introduction sous forme de présentations est soumise à une condition de démonstration d’équivalence : toute vérité à propos d’un objet mathématique est par principe obtenue par transformation logique de la configuration symbolique de la présentation de cet objet. Il est donc faux que les vérités mathématiques ne soient séparées qu’à la condition de porter sur des objets séparés. C’est tout le contraire : c’est parce que les objets mathématiques ne sont pas des objets « en soi » que les vérités mathématiques sont des vérités absolues. 1. Q. Meillassoux, Après la finitude, op. cit., p. 37.

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On voit également que l’absoluité des vérités mathématiques repose sur celle des principes logiques de manipulation des présentations d’objets mathématiques. Or le statut des principes logiques demande à être clarifié. Avec Kant, les principes logiques ne sont pas assez absolus, car sans eux « nous [mais seulement nous] ne pourrions pas penser du tout ». Avec Frege, ils le sont trop, du fait d’être gagés sur une objectivité indépendante. Si les principes logiques sont des formes, comme le veut Kant, alors il est possible que le possible soit impensable : si notre propre système de pensée nous enferme dans sa particularité, alors nous ne pouvons exclure que ce qui est réellement possible n’ait rien à voir avec ce que nous pouvons penser. S’ils sont des lois, comme le veut Frege, alors il est pensable que l’impensable soit possible : en effet, une loi demande de poser minimalement ce qu’elle interdit, et donc au moins d’admettre comme possible ce qui est pourtant, en vertu des lois logiques, impensable. La défense de l’absoluité des vérités logiques aboutit donc, chez Kant comme chez Frege, à son contraire. Face à cette double aporie, il faut conclure que les principes logiques ne sont ni des lois, ni des formes, autrement dit qu’il n’existe aucun « domaine du pensable » que nos différentes pensées viendraient actualiser ou traverser. En particulier, il n’y a pas à chercher à égaler ce qui serait le domaine du pensable au domaine du possible. Il faut ainsi éviter de parler du pensable comme on parle du visible. Les principes logiques du raisonnement sont absolus, parce qu’ils ne sont relativisables à aucun « cadre » dont ils seraient constitutifs —en cela l’« espace logique » tractarien n’est pas un espace—, mais ne renvoient pour autant à aucune objectivité en soi qui garantirait leur absoluité. Telle est, brièvement suggérée, la voie à laquelle a conduit le constat que l’existence de vérités absolues ne dépend en rien de celle, hypothétique, de choses en soi, et que la première gagne à être pensée tout à fait indépendamment de la seconde. Cette voie est celle d’un réalisme du vrai, réalisme qui s’est dépris de l’obsession pour le réel, et bien plus clair que tout réalisme des choses.

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534 CONCLUSION

Pour revenir à notre point de départ, on peut distinguer deux questions : ce que je totalise comme domaine d’objets est-il en soi un domaine total ? Ce qui est impensable par moi est-il impossible en soi ? Autrement dit, on peut opposer, d’une part, un réalisme de l’universel à un relativisme de l’universel ; d’autre part, un réalisme du nécessaire à un relativisme du nécessaire. Le premier problème est une véritable question (selon quel biais pose-t-on une totalité de choses en général ?) mais n’est pas un véritable enjeu : il n’existe pas de biais absolu. Le second problème est un véritable enjeu (sommes-nous enfermés dans le cadre de notre pensée ?), mais une question mal posée.

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Le réalisme, le théisme et les croyances religieuses Yann SCHMITT

L’introduction d’un authentique réalisme pour examiner les croyances religieuses ne signifie pas que l’existence de Dieu est affirmée comme une condition de la réflexion, mais qu’une prétention réaliste à la vérité est attribuée aux croyants et que cette attribution rend possible une partie de la philosophie des religions. Est réaliste une position métaphysique selon laquelle il y a quelque chose qui est indépendant de l’être humain, de sa cognition et de son langage, et qui est susceptible de rendre vraies des propositions 1. Supposons que sur la base du comportement et des paroles de X, la croyance que Dieu est bon lui soit attribuée. L’interprétation réaliste de cette croyance consiste à reconnaître qu’il est plus charitable, en première analyse, de comprendre cette croyance comme intrinsèquement liée à une prétention à la vérité. X tient pour vrai qu’il existe quelque chose qui est indépendant de sa croyance et qui rend vraie la proposition . Le concept de vérité qu’on suppose ici n’est pas celui de correspondance ou d’isomorphisme mais, ce qu’à la suite de Mulligan, Simons et Smith 2, on nomme le rendre-vrai (truthmaking) où un 1. William Alston, Perceiving God : The Epistemology of Religious Experience, Ithaca/New York, Cornell University Press, 1993, et A Realist Conception of Truth, Ithaca/New York, Cornell University Press, 1996. 2. Kevin Mulligan, Peter Simons et Barry Smith, « Truth-Makers », Philosophy and Phenomenological Research, 44 (3), 1984.

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vérifacteur (truthmaker) rend vrai un porteur de vérité (truthbearer). 1. La pluralité comme situation initiale La première étape est de reconnaître la prétention réaliste à la vérité, mais il faut ensuite la rapporter à la pluralité religieuse comme situation pour le croyant comme pour le philosophe des religions. La reprise philosophique d’une tradition religieuse ou d’une expérience religieuse personnelle prétend assumer, de manière véritablement critique, une situation particulière, alors qu’elle nie notre situation qu’est l’âge séculier où la pluralité religieuse et les différentes variétés de scepticisme et d’athéisme sont constitutives de notre situation tout autant que les pratiques et les héritages religieux actuels 1. La réflexion d’une philosophie inscrite dans l’hétéronomie religieuse, par exemple selon le schéma de l’expérience de l’incommensurable (donné singulièrement), de la réponse à un appel (toujours particulier) ou de la foi (toujours particulière) en quête d’intelligence, devait éviter l’aveuglement précritique de la croyance ou de la pratique dogmatique alors qu’elle en est la répétition sous la forme d’un dogmatisme radicalisé puisque la pluralité des options ou des perspectives, que l’on ne peut ignorer, est reportée à une étude ultérieure, parfois assez hypothétique, et ne devant pas changer les analyses initiales. On pourrait objecter qu’il y a certes une forme d’arbitraire à assumer en première personne la contingence de son appartenance religieuse (ou non religieuse) mais ce geste a le mérite de tenir compte de l’impasse que constitue le rêve moderne d’un sujet se posant lui-même et s’imaginant capable de penser le vrai ou l’universel sans reconnaître son irréductible situation finie. S’inscrire dans une tradition de manière réflexive serait le meilleur moyen de s’ouvrir à l’altérité ou à la différence, à partir d’une réelle compréhension de soi comme fini ; seul un travail critique de reprise consciente de notre héritage rendrait possible une rencontre non réductrice de ce qui est autre. La tradition herméneutique en philosophie ou en théologie, tout comme 1. Charles Taylor, L’Âge séculier, Paris, Seuil, 2011.

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l’épistémologie des sciences humaines et sociales, montre la fécondité d’une telle démarche. Je ne conteste pas l’exigence d’un retour sur soi pour éviter de projeter inconsciemment des catégories, jugements ou raisonnements qui aveuglent plus qu’ils n’enrichissent la compréhension. Ce qui pose problème, en philosophie, dans la reprise en première personne d’une tradition religieuse particulière est qu’elle ne prend pas en compte la situation qui est la nôtre. Que l’autonomie ou même l’autoposition du sujet soient soumises à une critique légitime n’implique pas que l’hétéronomie religieuse retrouve droit de Cité. En philosophie, nous devons assumer l’héritage de l’hétéronomie horizontale de ce que nous nous devons les uns aux autres en matière de discussion et de raisons 1. L’espace contemporain de la discussion est un espace pluriel où nous nous devons des raisons partageables pour justifier ou simplement exposer nos croyances, nos jugements, nos choix, etc. Cette hétéronomie est préphilosophique au sens où les philosophes ne l’inventent pas, bien qu’ils puissent, comme d’autres, l’encourager. Par contre, ils peuvent aussi la nier plutôt que l’assumer. 2. Croyances religieuses et réalisme L’approche réaliste suppose un concept de croyance propositionnelle, un tenir pour vrai que p où p est une proposition qui est le contenu de la croyance. Le concept de croyance ici utilisé pour penser le religieux prête généralement à confusion car certaines traditions religieuses y recourent pour organiser leur culte. Réciter le bon credo et pas un autre fait partie de certaines pratiques religieuses normées. De nombreux anthropologues ont montré qu’un tel concept de croyance comme attestation personnelle relative à des contenus dogmatiques était un obstacle épistémologique majeur pour qui veut comprendre les religions dans leur diversité et même pour comprendre les pratiques individuelles dans le cadre des religions chrétienne ou musulmane 2. 1. Thomas Scanlon, What We Owe to Each Other, Belknap Press of Harvard University Press, 1998. 2. Emma Aubin-Boltanski, Anne-Sophie Lamine et Nathalie Luca (dir.), Croire en actes. Distance, intensité ou excès, Paris, L’Harmattan, 2014.

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Le croire serait un faire et non un attachement à des énoncés religieux souvent obscurs. Il faut faire droit à cette critique et peut-être aller jusqu’à dire que le terme « croyance » est équivoque. Ici, « croyance » ne s’emploie que relativement à des attributions de croyance. Pour comprendre pourquoi X se dirige vers le frigo, je dois lui attribuer les croyances qu’il y a de la bière au frais, qu’une bière serait idéale pour se rafraîchir, etc. ; je dois aussi lui attribuer le désir de boire. Pour comprendre pourquoi X prie de telle manière, je dois lui attribuer qu’il croit qu’il existe une forme d’interlocuteur. Toutes sortes de questions philosophiques se posent quant à l’usage de ce concept : comment attribuer correctement des croyances, qu’est-ce que la vérité dans l’expression « tenir pour vrai », les croyances sont-elles réelles ou bien de simples instruments herméneutiques pour donner du sens au comportement d’autrui ? Ces questions n’ont pas de rapport immédiat avec les questions théologiques du credo ou de la foi, ce qui tend à confirmer l’équivocité du terme « croyance ». Une objection inverse à celle d’une importation indue d’une notion religieuse de croyance dans l’analyse philosophique insiste justement sur la nécessité de recourir à la notion religieuse de croyance ou plutôt de foi pour penser philosophiquement Dieu, sans en rester à celui de croyance propositionnelle. En effet, il est possible que le concept laïque de croyance propositionnelle ne suffise pas. Cependant, une telle insuffisance ne peut être mise en avant au départ car elle nous ferait retomber dans le travers, souligné ci-dessus, d’une philosophie commençant par recevoir ses concepts ou son contenu d’une tradition particulière au détriment de la conscience de la pluralité. Pour le dire plus simplement, la philosophie ne peut procéder comme la théologie qui accepte une hétéronomie verticale alors que la philosophie en contexte pluraliste assume l’hétéronomie horizontale des raisons que nous nous devons les uns aux autres. 3. Le théisme réaliste prima facie Pour comprendre des pratiques et des énoncés religieux, il importe d’attribuer des croyances dont les contenus font référence à un objet qui a des propriétés indépendamment de celui

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qui croit. Cette attribution est motivée par un principe de charité interprétative. Il faut attribuer un ensemble de croyances qui soit le plus rationnel possible, le plus cohérent possible étant donné la situation du croyant 1. L’objectif n’est pas d’attribuer au croyant un système métaphysique cohérent ou une doctrine théologique cohérente mais bien un ensemble de croyances plus ou moins bien adapté à sa situation. Il peut exister un grand décalage entre les croyances attribuées en situation et la dogmatique d’une religion telle que des théologiens tentent de la construire. Par contre, si l’on refuse le réalisme prima facie, on risque de produire une critique de la situation présupposant l’athéisme qui suppose lui-même une discussion et ne peut être le cadre structurant initial. À moins que des pratiques athéistes soient l’objet de l’étude et qu’un athéisme prima facie soit nécessaire pour les interpréter charitablement. À partir de cette simple attribution, de nombreux points sont à examiner et tous ne relèvent pas de la philosophie. L’anthropologie, la sociologie, les sciences cognitives, la neurologie ou la sémiotique sont susceptibles d’expliquer les pratiques, les symboles, l’imaginaire mobilisés, les biais cognitifs ou les relations sociales et politiques. La métaphysique intervient en étudiant l’objet de la croyance et les propriétés qui le caractérisent. Et en amont de la métaphysique de Dieu portant sur ses attributs, ses perfections, sa simplicité ou sa temporalité, l’ontologie vient exposer les catégories mobilisées comme l’existence, l’objet, les propriétés, le possible et le nécessaire 2. En procédant ainsi, on s’est éloigné de la croyance religieuse singulière ou en situation en constituant progressivement une ontologie et une métaphysique du théisme. Tout comme on peut dire de quelqu’un qu’il sait compter même s’il ignore tout des axiomatiques, de même on peut dire d’un croyant qu’il est théiste même s’il n’adhère pas explicitement à une ontologie du théisme. Bien sûr, la cohérence et le détail du calcul ne sont connus que des mathématiciens mais notre pratique s’interprète que par 1. Voir Willard Van Orman Quine, Le Mot et la Chose, Paris, Flammarion, 1977 et Donald Davidson, Enquêtes sur la vérité et l’interprétation, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1995. 2. Yann Schmitt, L’Être de Dieu. Ontologie du théisme, Montreuil, Ithaque, 2016.

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l’attribution de croyances relatives à un certain nombre de propositions mathématiques et nous sommes rationnels quand nous calculons, quand nous participons à une pratique et croyons des propositions mathématiques sans bien savoir ce qui est rationnel dans les mathématiques. De même, un croyant d’une religion monothéiste participe, d’une certaine manière, au théisme, et si le théisme est cohérent et justifiable, alors le croyant n’est pas totalement irrationnel en croyant telle ou telle proposition théiste, sous réserve d’un examen critique plus poussé. La nature supposée de l’objet étudié contraint fortement l’analyse ontologique, en particulier l’insistance sur la perfection de Dieu, sur sa transcendance ou sur son mystère. Dieu est souvent comparé à une chose en soi inaccessible à l’esprit humain fini, ce qui, tout en posant l’existence de Dieu indépendamment de toute projection humaine, interdit toute discussion métaphysique argumentative sur son existence 1. Un tel réalisme assure une forme d’immunité contre toute critique : par sa foi, le croyant tient pour vrai qu’un Dieu existe mais il récuse toute discussion argumentée à ce sujet. La démarche ontologique réaliste doit être confrontée à une telle objection : Dieu est indicible ou Dieu est inconcevable ou bien encore Dieu n’est rien positivement pour nous sinon ce qui dépasse toute attribution positive. Cette objection pieuse vaut tout autant contre certaines analyses philosophiques que contre de nombreux croyants. En effet, on ne peut pas attribuer la croyance que Dieu est impensable ou indicible à toute personne qui prie, non pas parce que ces personnes n’ont pas le loisir de réfléchir à cette question de l’ineffable ou de l’inconcevable, mais bien parce que cela introduirait une incohérence inutile pour comprendre la pratique. Si une personne dit « Seigneur prends pitié », il est plus charitable de lui attribuer la croyance qu’il y a un objet (au sens de l’ontologie) qui peut prendre en pitié cette personne que de lui attribuer qu’elle ne pense à rien ou qu’elle s’illusionne en croyant concevoir quoique ce soit. Sauf à déclarer 1. On en trouvera des exemples paradigmatiques dans Jean-Luc Marion, L’Idole et la Distance, Paris, Grasset, 1977, et Dieu sans l’Être, Paris, Puf, 2e éd., 2002, ainsi que dans Dewi Z. Phillips, « Wittgensteinianism », in W. J. Wainwright (dir.), The Oxford Handbook of Philosophy of Religion, Oxford, Oxford University Press, 2005.

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psychotique tout croyant ou à attribuer à tout croyant une forme de double pensée comme « je joue le jeu de la référence mais je sais bien que je me parle à moi-même pour me donner du courage », le réalisme prima facie reste l’interprétation la plus charitable et seuls quelques mystiques pourraient se voir attribuer des croyances faisant référence à un Dieu totalement ineffable ou inconcevable. À un niveau philosophique, celui de la discussion du théisme, il importe de fournir des raisons pour penser que Dieu est une chose en soi impensable ou ineffable dans le discours métaphysique. Un premier problème porte sur l’incohérence des différentes formulations comme « Dieu est ineffable » ou « Dieu est au-delà de tout concept ». Si Dieu est ineffable, que signifie « Dieu » dans « Dieu est ineffable » ? Que désigne-t-il ? Et s’il est ineffable, pourquoi tout simplement en parler ? Une solution de type wittgensteinien est de faire jouer à ces énoncés le rôle de règles grammaticales pour le jeu de langage religieux 1. Cette règle viserait à rappeler que la vie religieuse n’a pas à s’accompagner d’une théorie à propos de ce à quoi elle prétend relier. Pourtant, pour motiver un tel interdit, il faut bien se faire une idée, même très approximative, de ce dont on parle 2. Même si la révérence vis-à-vis d’une tradition ou d’une autorité religieuse est la raison principale de cet interdit, il n’en reste pas moins qu’il faut comprendre de quoi parle l’interdit et donc mobiliser un concept de Dieu. L’ineffabilité ou l’inconcevabilité ne peuvent pas à proprement parler être attribuées à Dieu sous peine de contradictions (et ex falso sequitur quodlibet). Le second problème est le suivant : qu’est-ce qui peut motiver une telle contrainte sur le discours métaphysique et qui ne relève pas d’un interdit doctrinal ou d’un scrupule religieux qui n’intéressent pas ici des philosophes ? L’argument classique, développé par Thomas au début de la Somme théologique, est tiré de la simplicité divine qui s’oppose à la complexité de toute pensée 1. Stephen Mulhall, The Great Riddle : Wittgenstein and Nonsense, Theology and Philosophy, Oxford, Oxford University Press, 2015. 2. Cyrille Michon, « Il nous faut bien un concept de Dieu », Critique, no 704-5, 2006.

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discursive et de tout discours propositionnel. Dieu est absolument simple et donc aucune complexité ontologique interne n’est compatible avec l’absolue simplicité divine. Dire que Dieu est parfaitement bon présuppose une structure ontologique où Dieu et sa bonté seraient à distinguer 1. Pour Thomas, Dieu ne peut être complexe d’aucune manière sinon : soit un principe supérieur d’unification de la complexité devrait être posé, or supposer un superDieu au-dessus de Dieu qui est suprême est absurde ; soit il faudrait reconnaître que, sans principe supérieur d’unité, Dieu pourrait perdre une propriété qui serait donc contingente, ce qui s’oppose à son immuable perfection éternelle. Mais le dilemme de Thomas est contestable. Il est concevable que Dieu ait toutes les perfections, perfections qui ne s’identifient pas les unes aux autres tout en étant nécessairement dépendantes les unes des autres. Si complexité divine il y a, ce serait celle d’un complexe indécomposable, sauf par abstraction mentale. 4. Dépasser le réalisme prima facie ? Le cas du théisme À ce stade, le réalisme n’est que prima facie et il doit maintenant être soumis à examen. En admettant que le théisme forme un ensemble consistant de propositions, reste une autre question relative à la rationalité du théisme, celle des raisons de croire que le théisme est vrai ou légitime dans sa prétention à la vérité. Deux modèles épistémologiques s’affrontent. Le premier insiste sur le droit de croire garanti par la fiabilité du processus de croyance. Ce droit ne suppose pas un examen critique personnel de chaque croyance 2. Une croyance n’a pas toujours à être fondée et examinée pour être rationnelle : je crois légitimement, sans y réfléchir, qu’autrui est bien une personne et non une machine. Il s’agit d’une croyance de base pour ma pensée fonctionnant correctement et je ne peux pas ne pas croire ainsi sous peine de graves 1. Sur cette question, voir Christopher Hughes, On a Complex Theory of a Simple God : an Investigation in Aquinas’ Philosophical Theology, Ithaca/New York, Cornell University Press, 1989, et Y. Schmitt, « The Deadlock of Absolute Divine Simplicity », International Journal for Philosophy of Religion, 74, 2012 2. Voir W. Alston, Perceiving God, op. cit., et Alvin Plantinga, Warranted Christian Belief, Oxford, Oxford University Press, 2000.

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troubles cognitifs. De même, certaines expériences comme se sentir coupable, lire un texte sacré ou participer à un rituel seraient l’occasion d’acquérir des croyances de base sur Dieu. Si Dieu existe, il a sûrement prévu, grâce à des processus cognitifs fiables mais inconnus de nous, que nous puissions croire en lui, et donc croire qu’il existe et a telle et telle propriété. Ce premier modèle ne vaut que si l’on peut répondre à des objections dirimantes (defeaters). Si je crois qu’il y a une autre personne à côté de moi mais que je me souviens aussi avoir pris une bonne dose de LSD, je peux avoir des doutes sur la fiabilité du processus de perception et de production de croyances perceptives. Peut-être ne suis-je plus, pour ainsi dire, en état de fonctionner correctement et ma croyance sera donc sans garantie de vérité. Un tel doute peut être adressé aux croyances religieuses et théistes, et ce de deux manières. Si l’on pense être en possession d’arguments forts pour l’athéisme ou le naturalisme, alors il est légitime de douter de la rationalité aléthique des croyances religieuses et théistes, c’est assez évident. Mais, si l’on examine les manières de croire sans supposer la vérité de l’athéisme ou du naturalisme, on peut aussi avoir des doutes sur le fait de s’en remettre à des processus non réfléchis à l’origine de la croyance religieuse ou théiste. Ces doutes mettent en question le modèle si l’on introduit la pluralité religieuse 1. Des croyants de différentes religions peuvent invoquer des processus fiables qui garantiraient la rationalité de leur croyance et de leur prétention à la vérité. Or ces processus mènent à des croyances incompatibles entre elles. En cas de contradiction dans les résultats des processus, invoquer leur fiabilité ne suffit pas à assurer la légitimité de la prétention à la vérité. L’autre modèle insiste sur la nécessité, notamment dans un contexte pluraliste, de formuler explicitement des raisons de croire 2. Suite à un doute, pour avoir le droit de croire, il faut remplir ses obligations épistémiques et examiner ses croyances en proposant à d’autres des raisons de croire. Pour tendre vers un réalisme simpliciter, l’interprétation philosophique des croyances 1. Erik Baldwin, « Could the Extended Aquinas/Calvin Model Defeat Basic Christian Belief ? », Philosophia Christi, 8 (2), 2006. 2. Richard Swinburne, La Probabilité du théisme, Paris, Vrin, 2015.

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passe par le développement de la vénérable théologie naturelle. Les arguments cosmologiques et téléologiques, et d’autres encore, doivent justifier les croyances théistes. Outre les difficultés internes de ces arguments, ceux-ci se voient opposer des arguments contre l’existence de Dieu dont l’argument du mal et l’argument dit du Dieu caché. L’argument du mal prend deux formes, l’une logique montrant que l’existence d’un Dieu omniscient, omnipotent et bon est incompatible avec l’existence de certains maux 1 ; l’autre est inductive et défend qu’il est peu probable qu’un Dieu existe étant donné la nature et la quantité des maux 2. L’argument dit du Dieu caché montre que si un Dieu est amour, alors il devrait se rendre disponible pour une relation de type personnel avec ceux qui honnêtement le cherchent. Or, il existe de nombreuses personnes qui bien qu’ayant cherché honnêtement Dieu, n’ont pas la foi ou l’ont perdue. Si Dieu était vraiment amour, il ne laisserait pas ainsi des personnes se désespérer ou l’ignorer, donc un tel Dieu n’existe pas 3. Pour dépasser le réalisme prima facie, soit en direction d’un réalisme simpliciter, soit en direction d’un irréalisme athéiste, ces deux arguments sont décisifs. 5. Dépasser le réalisme prima facie ? Le cas des croyances religieuses Qu’en est-il des croyances religieuses qui comportent un élément théiste sans s’y réduire ? Quand bien même le théisme serait défendu sous la forme d’un réalisme métaphysique simpliciter, cela n’implique pas un réalisme simpliciter pour les croyances religieuses comme la croyance que Dieu s’est incarné en JésusChrist, qu’il a parlé dans le Coran ou qu’il s’est révélé à Moïse. La même méthode utilisée pour l’examen du théisme peut être utilisée pour l’interprétation des croyances religieuses. Le point 1. John L. Mackie, « Le mal et la toute-puissance » [1955], in C. Michon et R. Pouivet (dir.), Philosophie contemporaine de la religion, Paris, Vrin, 2010 2. Daniel Howard-Snyder (dir.), The Evidential Argument From Evil, Bloomington, Indiana University Press, 2008. 3. John L. Schellenberg, Divine Hiddenness and Human Reason, Ithaca/New York, Cornell University Press, 1993, et J. L. Schellenberg, The Hiddenness Argument : Philosophy’s New Challenge to Belief in God, Oxford, Oxford University Press, 2015.

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de départ est le même et consiste à attribuer des croyances selon le principe herméneutique du réalisme prima facie. Si une personne déclare que tel livre contient la parole de Dieu, l’interprétation initiale de ce qu’elle dit consiste à lui attribuer des croyances relatives à la révélation de Dieu dans ce livre. Si l’ontologie et la métaphysique sont utiles, l’enquête sur les raisons de croire sera essentiellement historique. S’il y a des raisons de croire que Dieu se révèle dans tel livre, ces raisons supposeront de reconstruire les traditions et les témoignages qui relient le croyant aux événements initiaux de révélation, afin non de prouver la vérité d’une tradition mais au moins montrer que la transmission des témoignages pourrait être fiable – par exemple, en montrant que le fondateur d’une tradition religieuse n’était pas un simple imposteur. Admettons que les enquêtes métaphysiques et historiques sur les contenus de croyance n’invalident pas la rationalité de ces croyances, il restera le problème de la pluralité religieuse déjà évoquée : différentes traditions pourraient prétendre passer ses tests de cohérence et d’examen historique. Or, ces différentes traditions ne peuvent s’accorder sur tout 1. Le scepticisme n’est pas nécessairement la conclusion à tirer de ces contradictions. Un théisme réaliste minimal et un fictionnalisme religieux pour interpréter les croyances religieuses particulières offrent un modèle cohérent 2 qui retrouve la tradition de la religion naturelle articulant un credo minimal à une pluralité de traditions religieuses 3. On distinguera donc : 1) le théisme susceptible d’une discussion métaphysique afin de se prononcer sur le passage du réalisme prima facie au réalisme simpliciter ; 1. J’exclus l’affirmation que l’examen historique montrerait la claire supériorité d’une tradition sur les autres. Je n’ai pas connaissance de discussions rigoureuses et suffisamment informées ayant montré que, contrairement aux autres traditions religieuses, une tradition religieuse serait tout simplement vraie. 2. Peter Lipton, « Science and Religion : The immersion Solution », in J. Cornwell et J. McGhee (dir.), Philosophers and God : At the Frontiers of Faith and Reason, Londres, Continuum, 2009. 3. Jacqueline Lagrée, La Religion naturelle, Paris, Puf, 1991.

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Yann Schmitt 2) la fictionnalisation des contenus de croyance, sans passage du réalisme prima facie au réalisme simpliciter.

Le réalisme prima facie mis en doute par la prise en compte de la pluralité religieuse aboutit à une interprétation des discours religieux comme fictions structurantes pour les croyants. Il importe de mesurer les effets de ces fictions sur ceux qui les utilisent, beaucoup plus que de discuter de leur vérité ou fausseté. Lire un livre ou aller au théâtre ne sont pas toujours de simples divertissements car de telles activités peuvent transformer la manière de voir le monde et d’y agir. Un texte ou un récit religieux pourrait donc jouer un rôle comparable à celui d’une œuvre de fiction reconnue comme telle. En effet, celui qui lit Anna Karénine a des émotions, comprend des situations humaines typiques et même peut agir sur la base de ce qu’il lit à propos de la passion amoureuse, de la fidélité, du rapport des sexes ou de la proximité de la mort. De même, lire ou entendre un récit religieux peut produire des émotions esthétiques et morales, une meilleure compréhension de sa vie ainsi qu’un désir d’être meilleur ou de changer sa manière d’être, sans qu’il soit nécessaire d’interpréter de manière réaliste tout ce que croit la personne. Le théisme réaliste associé à un fictionnalisme pour les croyances religieuses particulières n’est donc pas un athéisme. Pourtant, la pluralité existe au niveau des positions métaphysiques (théisme, naturalisme, panpsychisme, etc.) tout comme elle existe au niveau des traditions religieuses. Si tel est le cas, pourquoi la prétention à dépasser le réalisme prima facie pour un réalisme simpliciter est-elle dite légitime dans le cas du théisme (sans préjuger de son succès final) et illégitime dans le cas d’une tradition religieuse ? Cette asymétrie tient à la manière dont le débat est mené en métaphysique. Les positions métaphysiques sont le plus clairement possible exposées et discutées. Il est possible de peser le pour et le contre en comparant les arguments des différents partis. À l’inverse, le travail comparatif sur les différentes traditions religieuses n’est pas (encore) mené sous la forme d’une discussion de thèses précises et d’arguments publiquement exposés et contestés. Il y a des discours apologétiques qui visent à décrédibiliser l’adversaire ou des comparaisons entre deux ou

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trois traditions mais cela ne constitue pas encore un travail systématique de comparaison embrassant la pluralité religieuse et qui ne serait pas massivement biaisé par des a priori religieux.

CONCLUSION

Penser métaphysiquement le religieux nous oblige aujourd’hui : 1) à nous donner des raisons de croire ou de ne pas croire car notre situation est la pluralité que les arguments d’autorité ne peuvent réduire et 2) à distinguer entre le débat sur la nature et l’existence de Dieu et le débat sur les traditions religieuses. Les deux débats doivent mettre en avant la question du réalisme. Dans le débat sur la nature et l’existence de Dieu, la question du réalisme est celle de savoir si une ontologie réaliste de Dieu et une métaphysique théiste sont défendables et si les théistes ont de bonnes raisons de passer du réalisme prima facie au réalisme simpliciter. Dans le débat sur les traditions religieuses, la prise en compte de la diversité religieuse mène au scepticisme et seule une fictionnalisation des contenus de croyance propres à une tradition religieuse particulière associée au théisme réaliste (examiné dans le premier débat) offrirait aux croyants une voie alternative au scepticisme et à l’athéisme.

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L’incroyable Dieu Note conjointe sur Bergson et la philosophie réaliste Camille RIQUIER

Dire que la croyance engendre des fictions, c’est annoncer un temps où la croyance sera devenue incroyable 1.

PHILOSOPHIE CONTINENTALE VS PHILOSOPHIE ANALYTIQUE

On déplore volontiers en France l’absence de dialogue entre la philosophie analytique et la philosophie dite « continentale », – désormais assignée à résidence par celle-là, fixée à un territoire qui lui délimite un lieu afin de rabaisser sa prétention qui toujours fut d’être l’unique philosophie, de berceau grec et à vocation universelle. C’est à tort pourtant, car, de fait, en France, la philosophie analytique est travaillée et poursuivie par des auteurs dont la formation première fut classique, au point de les avoir d’abord faits ce qu’ils sont. On regarde du mauvais côté lorsqu’on attend ensuite d’un auteur non encore « converti » qu’il jette un pont entre les deux rives. D’autant plus qu’on soupçonnera toujours une volonté de ramener à lui le courant analytique et de lui refuser sa spécificité. Car si l’on tourne la tête de l’autre côté, on apercevra aussitôt que le dialogue a lieu et qu’il 1. Paul Ricœur, Soi-même comme un autre [1990], Paris, Seuil, 2015, p. 153-154.

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a toujours déjà eu lieu, par ventriloquie, à l’intérieur même de la philosophie analytique de langue française. Il ne faut donc pas dire qu’elle nous ignore et qu’elle est passée à « l’ennemi » ; elle nous requiert au contraire et quand elle nous reproche, à bon droit, nous, de l’ignorer, admettons que ce n’est que lasse, irritée peut-être, qu’elle a fini par incriminer. Et le mépris des premiers n’est pas meilleur sentiment que l’aigreur des seconds. C’est dire l’erreur qu’il y aurait à se mettre dans la position d’un juge ; la philosophie « continentale » devait finir par se retrouver sur le banc des accusés. À la critique il lui était demandé de répondre ; contre l’accusation elle est désormais sommée de se défendre, ce qu’elle dédaigne aussi bien. Et quand, enfin, nous sommes invités à l’échange, comme dans le présent volume, il faut craindre que nous ayons déjà laissé passer le temps où seulement nous aurions pu dialoguer ; nous voilà plutôt à devoir nous défendre, en priorité et en préalable, et à espérer qu’en brisant le silence longtemps entretenu entre les uns et les autres nous ménagions un espace plus favorable à une rencontre authentique. Car quelle que soit la tradition dans laquelle on s’inscrit soi-même, et pour peu qu’on s’intéresse à la question religieuse, nul doute que la philosophie analytique ait opéré sur celle-ci un rajeunissement salutaire, et que par son réalisme théologique elle ait fait revivre une discipline qu’on avait pu croire révolue. Serions-nous en désaccord que nous tirerions encore un précieux bénéfice à éclairer l’une par l’autre nos positions respectives, guidés par la conviction qu’un accord est toujours possible en philosophie sitôt qu’on s’élève au plan qui convienne. Et commençons par reconnaître le danger qui guette la recherche philosophique aujourd’hui, que de son côté la philosophie française dite « analytique » est parvenue à mieux surmonter : dans une production littéraire que les nouvelles technologies ont rendu pléthorique, la paresse nous a vite incliné à croire que les bons textes chasseront automatiquement les mauvais, et qu’il suffit de les citer pour les faire vivre, de les taire pour qu’ils meurent. Le silence devenant l’arme redoutable et redoutée, la raison philosophique délaisse la critique, autorise sinon qu’on s’y dérobe, et n’attend plus sa valeur que du nombre des années, en accumulant parfois aveuglément les publications. Pour finir, on cherche dans le consensus un renfort illusoire que les plus

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malins savent pouvoir obtenir par d’autres moyens que l’argument. La philosophie n’était pourtant pas née ainsi ; elle avait jailli d’une découverte inouïe et d’un étonnement dont l’esprit ne devrait pouvoir se remettre : qu’un seul peut avoir raison contre tous, quoiqu’il ait usé de raison avec chacun. Faudra-t-il se résigner à ce qu’un jour la philosophie devienne à ce point contraire, que chacun, enfermé dans son objet d’étude, s’attende à ce que tous lui donnent raison, quoiqu’il ne daigne plus user de raison avec quiconque ? Ce serait chercher à convaincre sans même se battre et se tromper deux fois, puisqu’en philosophie, nous rappelle Péguy, il ne s’agit jamais de vaincre, ni de convaincre, ni même de ne pas être battu, mais de se battre et de se battre « non point institué en face de son adversaire, mais … à côté de son adversaire et des autres en face d’une réalité toujours plus grande et plus mystérieuse 1 ». Abdiquer et renoncer à l’effort chaque fois renouvelé qu’exige l’acte philosophique reviendrait à rien de moins qu’à tourner le dos à la réalité, au nom de laquelle on continuerait à parler, mais à laquelle d’avance on se rendrait aveugle jusque dans les débats qui lui sont consacrés.

NOTE SUR UNE NOTE DE M. POUIVET

Nous aimerions en ce sens ajouter une note à une note de Roger Pouivet, qui figure dans son solide ouvrage Épistémologie des croyances religieuses, où nous nous sommes également instruit des termes du débat en présence, qui sont également ceux de Yann Schmitt et qui opposent réalistes et fictionnalistes théologiques. Nous y retrouvons rassemblés Bergson, Levinas et Marion, d’autres encore, proposant autant de versions, finalement assez proches les unes des autres, de l’« antiréalisme 2 ». Comment pourrions-nous entrer dans le débat autrement ? C’est qu’il faut 1. Charles Péguy, Note sur M. Bergson et la philosophie bergsonienne, Œuvres en prose complètes, éd. présentée, établie et annotée par Robert Burac, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », III, 1992, p. 1264. 2. Roger Pouivet, Épistémologie des croyances religieuses, Paris, Cerf, 2013, p. 187, n. 1.

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tout de même nous défendre de l’accusation d’hérésie dont, simple lecteur de Bergson, nous nous sommes, à en croire l’auteur, rendus coupable. Car l’antiréalisme théologique, que nous n’aurions jusqu’ici jamais songé à nous attribuer, encore moins à Bergson, serait rien de moins qu’une hérésie. L’hérésie n’est pas seulement un gauchissement de la doctrine de l’Église ; elle « vise, écrit-il, l’adaptation de la théologie à une conception philosophique 1 » qui s’efforce chaque fois de l’ajuster aux temps nouveaux, au point, pour les plus récentes d’entre elles, de l’avoir amputée de sa métaphysique et de son onto-théo-logie. Cette dernière précision nous permet d’ailleurs de présumer que Pouivet ne condamne pas toutes les conceptions philosophiques, mais celles uniquement, très nombreuses néanmoins, qui ne sont pas de saint Thomas ou qui n’y reconduisent pas d’une façon ou d’une autre. Bergson aurait conçu la foi chrétienne comme une forme de vie et non plus comme une connaissance, puisque n’importerait plus pour lui qu’elle portât sur un Dieu existant « indépendamment d’elle 2 ». Et comme pour d’autres avant lui et pour beaucoup d’autres après lui, la foi qu’il propose serait existentielle et subjective. Erreur ? Bien pire ; on ne peut s’avancer vers un sujet si élevé sans qu’une déviation dans la marche vire aussitôt en hérésie. Et qu’on ne s’y méprenne pas, le terme n’a pas été choisi au hasard. Après Hume et Kant, et les néowittgensteiniens à sa suite, et chacun bénéficiant d’un effet de cumulation, Bergson aurait eu ce pouvoir exorbitant de contribuer à la disparition progressive de la foi dans nos sociétés occidentales, en privant le christianisme de ses croyances fondatrices. À moins que Pouivet n’ait eu mission de former une Église parallèle, les épistémologues en guise d’épiscopat, avec leur droit canon et un pouvoir d’excommunier, il donne raison à l’Église d’avoir mis les ouvrages de Bergson à l’index le 22 mai 1914 3, et lui donnerait encore raison de les y (re)mettre en 2013, si l’index n’avait pas depuis été aboli. Et peut-être que sans la voix de Péguy qui en son temps avait défendu Bergson et qui 1. Ibid., p. 160. 2. Ibid., p. 197. 3. Voir Bruno Neveu, « Bergson et l’index », Revue de métaphysique et morale, 40, 2003.

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résonne à nouveau aujourd’hui, ne pourrions-nous rien entendre de ce qui se joue dans ces nouvelles attaques lancées contre Marion, Levinas et tant d’autres aujourd’hui, auxquels on reproche un non-réalisme théologique pour mieux leur dénier un autre « réalisme » qu’ils pourraient légitimement faire prévaloir. Nous nous y reconnaîtrons alors un peu dans ce débat, en établissant des parallèles avec l’ancien combat qui avait opposé la néoscolastique à Bergson, à qui Maritain et d’autres catholiques reprochaient de n’accorder aucune place à l’intelligence. La courbe de la croyance ne cesse de diminuer ? Et Pouivet lui en fait toujours reproche, comme si un retour à saint Thomas peut seul revivifier la foi en restaurant la doctrine orthodoxe. Nous craignons que ce préjugé intellectualiste ne concède beaucoup trop aux philosophes, comme s’il suffisait de les critiquer en théorie, en les désignant de fictionnalistes, sinon d’antiréalistes, et d’empiler par ce moyen les hérétiques pour regagner en pratique les consciences perdues. Cette note voudrait en appeler à un autre réalisme, ou plutôt à la réalité tout court, voire au réel, le seul dont nous entendons pleinement le sens, celui qui nous fait face et dont nous ne saurions en effet épuiser le mystère. Mais cette note se veut bel et bien une note conjointe, qui doit pouvoir être lue non pas contre celle de Pouivet, mais conjointement à elle, parce que l’erreur fut encore une fois d’avoir introduit ou de s’être glissé dans une fracture, voire dans toute une série de fractures qui n’ont pas lieu d’être : entre la philosophie « continentale » et la philosophie « analytique », entre Bergson et Descartes, entre Bergson et saint Thomas, et bien sûr entre l’expérience et la raison. Roger Pouivet se bat, et c’est déjà considérable. Mais il se trompe de bataille, en la livrant « à l’envers » et « dans le désordre », pour s’être choisi des ennemis qui non seulement ne lui avaient rien fait, mais qui sont aussi « les ennemis de ses ennemis 1 ». C’est dire que réduire Bergson, Levinas ou Marion n’augmentera jamais saint Thomas, par remboursement automatique ; et pas plus aujourd’hui qu’hier la bataille ne pourra être menée si nous ne les 1. Ibid., p. 1330, 1332 ; voir sur ce point précis, Frédéric Worms, « Moi seul ai la plume assez dure… », dans B. Chantre, C. Riquier et F. Worms (dir.), Pensée de Péguy, Paris, DDB, 2015, p. 62-68.

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pensons de façon conjointe, ensemble ; donc face à la disparition progressive des croyances religieuses que Pouivet déplore pour qui sait entendre l’auteur derrière les propositions dont comme analyticien il se voudrait le véhicule neutre ; c’est contre elle que l’épistémologie qu’il formule trouve son motif véritable.

L’INCRÉDULITÉ GÉNÉRALISÉE

Accuser d’hérésie antiréaliste Bergson, Levinas et Marion, parce qu’ils auraient pour effet de fourvoyer la conscience des fidèles, c’est manquer de voir que l’athéisme n’est plus une querelle d’idées et que Dieu n’est pas une idée en moins et un vide laissé dans le magasin de nos idées. Il est devenu un « athéisme matérialiste », pour reprendre une formule de Sartre. L’absence de Dieu est descendue hors les murs et se lit partout ; en même temps que nos consciences ont été désertées, elle a investi « la rue, les arbres, les bancs sur lesquels les gens sont assis » 1. Si Dieu est le suprêmement réel, alors dans nos sociétés modernes qui depuis trois siècles font « comme si Dieu n’existait pas » – « etsi Deus non daretur » 2, écrivait Dietrich Bonhoeffer après Grotius, – c’est de sa réalité dont nous (nous) sommes privés. Et le constat pourrait aujourd’hui s’étendre plus loin. Dans nos sociétés hyper-technicisées, conçues à notre image, qui répondent de mieux en mieux à nos attentes, venant combler plus encore que remplir nos visées intentionnelles, c’est le coefficient d’adversité que le réel nous oppose qui a lui aussi diminué. Il n’empêche. Au moment même où s’effectue la rationalisation du réel qui dissout tout dans l’idée, ne gardons-nous pas le sentiment du manque ? N’est-ce pas la réalité elle-même qui s’est progressivement retranchée et s’est rendue de plus en plus inaccessible ? Et c’est à vrai dire ce reste, qui s’est retiré comme une chose en soi et que l’idéaliste tient pour négligeable, qui nous retient 1. Simone de Beauvoir, Entretiens avec J.-P. Sartre, août-septembre 1974, in La Cérémonie des adieux, 1981, Paris, Gallimard, coll. « Folio », p. 611-612. 2. Dietrich Bonhoeffer, Résistance et Soumission. Lettres et notes de captivité, trad. B. Lauret, Genève, Labor et Fides, 2006, p. 431.

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d’abandonner de faire de la métaphysique, pour autant que celle-ci se rende capable de résister à son propre triomphe. Car cette corrélation de mieux en mieux ajustée que le monde moderne a permise, jusqu’à l’adéquation parfaite, entre le sujet et l’objet conçu afin de satisfaire nos intentionnalités affectives et volitives nous fait de plus en plus vivre dans l’immédiat et dans un immédiat où l’objet est rejoint aussitôt que désiré, sans qu’il déborde, ou si peu, le corrélat de nos désirs par la part « d’imprévisible nouveauté » que le réel y ajoute toujours. Or telle est la définition du rêve dont le propre est d’avoir « perdu la notion même de réalité 1 ». Et dans nos « rêves de plein jour », pour parler comme Levinas, où la raison se grise de ses certitudes et s’endort de revenir toujours à sa propre identité, la réalité semble avoir perdu beaucoup de sa résistance et n’offre parfois guère plus que l’épaisseur d’un écran numérique à nos yeux fatigués : « ce n’est pas nous qui faisons du cinéma, écrit Deleuze, c’est le monde qui nous apparaît comme un mauvais film ». « Le fait moderne, c’est que nous ne croyons plus en ce monde 2. » On a pourtant remarqué récemment que le réalisme était le « socle commun 3 » aux philosophies des trente dernières années et que par-delà l’apparente rupture entre le modèle analytique et le modèle continental tous s’en réclament et cherchent à le théoriser. Mais quelles que soient les éventuelles impasses où le réalisme est effectivement conduit, auxquelles s’est attachée Isabelle Thomas-Fogiel, la question se pose plutôt de savoir d’où vient cette revendication partagée entre des doctrines contraires, qui doit être autre chose qu’un effet de mode en raison de la disparité même de ses nombreuses acceptions ? La question du réalisme, par son étendue, paraît moins être une question circonscrite de philosophie et d’histoire de la philosophie qu’un problème décélateur de la situation historique que la métaphysique occidentale a faite au monde moderne. Et nous faisons nôtre cette pensée quelque peu provocatrice de Péguy qu’« on ne se réclame jamais autant de ce que l’on sent bien qui vous manque le plus ; et [que] c’est un bien mauvais signe pour un 1. Jean-Paul Sartre, L’Imaginaire [1940], Paris, Gallimard, 1986, p. 319. 2. Gilles Deleuze, L’Image-temps, Paris, Minuit, 1985, p. 223. 3. Isabelle Thomas-Fogiel, Le Lieu de l’universel, Paris, Seuil, 2015.

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mot en té, ou plutôt pour ce qu’il désigne, quand on a plaqué ce mot affiché partout 1 ». Il y a même trop d’idéalisme à parler de réalité, tant il y entre d’abstraction et de fixité dans ce terme, auquel il faudrait préférer le mot plus rigoureux de réel. Seul celui qui a soif a l’eau à la bouche et le crie ; et c’est parce que nous sentons combien le réel nous fait défaut en dedans de nousmêmes, comme expérience, jusqu’à en avoir perdu le sentiment, que nous en parlons, la revendiquons dans des manifestes et la mettons dans tous nos livres. Cette affreuse pénurie de réalité, et cette absence de Dieu à l’existence duquel jadis le dernier des pécheurs ne pensait pas même douter, tant la foi était la facilité même, pourraient bien être la marque profonde de nos sociétés modernes qui, aussi peuplées soient-elles, ont fait de nous comme des assoiffés dans un désert. Et si Descartes se donnait des raisons pour ne pas croire au monde, nous nous retrouvons dans la situation très étrange où il semble qu’il faille désormais en trouver pour y croire à nouveau, tant nous y adhérons si peu.

DIEU CRÉDIBLE MAIS NON PAS CROYABLE

Entre les âges de foi d’hier et d’aujourd’hui, il y a cette différence que l’insensé a changé de camp et que s’il était folie d’être athée au temps de saint Anselme, qui reprend le psaume 14 dans son Proslogion : « l’insensé dit en son cœur : il n’y a point de Dieu », c’est de nos jours folie que d’être encore chrétien, dont les croyances semblent à beaucoup un simple folklore socialement toléré. Et on incline à penser, ça nous rassure même, que ceux qui disent croire exagèrent beaucoup, font plutôt semblant d’y croire, conservent en fait de vieilles coutumes que la tradition suffit à expliquer (fictionnalisme théologique). Mais d’y croire tout de bon, de croire réellement en un Dieu crucifié (réalisme théologique), voilà qui passe la raison et paraît incroyable, pour 1. Ch. Péguy, Un poète l’a dit [posthume 1907], in Œuvres en prose complètes, éd. présentée, établie et annotée par Robert Burac, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1988, vol. II, p. 819-820.

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ne pas dire insensé et scandaleux. S’attaquer à cette pierre d’achoppement et de scandale fait toute la grandeur de l’épistémologie des croyances religieuses entreprise par Roger Pouivet. À défaut de fonder celles-ci comme on fonde une proposition mathématique, du moins se propose-t-il de les légitimer en exhibant leur rationalité propre. Il faut bien que le croyant, quoiqu’il n’ait aucune preuve contraignante en sa possession, puisse justifier sa croyance en l’existence de Dieu, qu’il soit capable également de réfuter les arguments qui lui sont contraires. Et si cela ne fonde pas sa croyance, cela lui confère une honnêteté intellectuelle qu’on aurait pu lui dénier, – quand on lui reproche une foi aveugle. Et telle est l’ambition de Pouivet, éminemment respectable aussi longtemps qu’il s’en tient à défendre « l’honneur épistémique des croyants 1 » et leur droit de croire. Il donne aux croyants les raisons qui peuvent leur manquer ; il leur assure qu’ils ne sont ni des fous ni des imbéciles de croire ce qu’ils croient. Mais alors, nous dit-on, où voulez-vous en venir ? Et pourquoi chercher querelle ? Mais ce n’est pas du tout notre intention et ne laissez pas croire que nous serions confus parce que nous n’avons pas la chance d’être analyticiens. Qu’on nous permette encore de renvoyer à Péguy. Nous n’ôtons pas à ces derniers la profondeur sous prétexte qu’en procédant par analyse ils auraient choisi la clarté ; qu’ils ne nous refusent pas la clarté comme si nous ne voulions qu’être profonds ! Quiconque fait de la philosophie donne des raisons et fait des distinctions. En multipliant les anathèmes, Roger Pouivet pense peut-être encore défendre l’honnêteté du croyant, et la défendre contre Bergson et bien d’autres pour qui la raison serait inutile à la foi. Mais il ne défend plus, il attaque plutôt et outrepasse le dessein qu’il s’était fixé. Et c’est Bergson et les autres qu’il nous faut défendre, en posant le problème à l’envers de la manière dont il l’a posé, c’est-à-dire à l’endroit : ce ne sont pas quelques philosophes qui ont pu corrompre la foi des fidèles en ajustant celle-ci à l’état nouveau de la philosophie ; c’est au contraire la situation nouvelle qui a été faite à la foi dans nos sociétés occidentales, qui les 1. R. Pouivet, Épistémologie des croyances religieuses, op. cit., p. 217.

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ont conduit à se frayer un autre chemin vers elle, là où l’intelligence ne suffisait plus. Car nous ne voyons pas comment des croyances religieuses, qu’on reconnaît ne pouvoir fonder, puissent demeurer tout de même « fondatrices » pour la foi chrétienne et capable, au besoin, de la restaurer. S’il y a donc des points de désaccords, trois au moins, ils convergent vers ce qu’il faut entendre par réalité. (i) Il ne nous semble pas que la foi soit une connaissance avant d’être une confiance en la parole donnée. Sinon elle serait un savoir et non pas une foi ou plutôt, plus humiliant pour elle, moindre qu’un savoir et pas même un savoir. Pouivet ne dit pas en effet qu’elle possède un caractère propositionnel, ce que nous concéderions volontiers, mais qu’elle est surtout cela, « essentiellement doxastique 1 » et après quoi, et après quoi seulement, fiduciaire – sans quoi nous pécherions par antiréalisme. Mais la foi n’est ni opinion vraie ou révélée (2e proposition du Théétète), ni même opinion vraie accompagnée de sa justification (3e proposition du Théétète), pour la raison qu’elle n’est pas de source grecque et latine, mais de source juive et chrétienne, essentiellement, et qu’un raisonnement de ce point de vue ne pèse pas lourd devant une once d’expérience. À dire vrai, la croyance est une opinion ou une croyance propositionnelle seulement du point de vue de l’autre, de celui qui ne croit pas. Et elle ne tend à devenir que cela, comme l’écrit Gabriel Marcel, quand « par un phénomène d’optique mentale bien connu, je tends à la considérer moi-même du point de vue de l’autre, et par conséquent à la traiter à mon tour comme une opinion 2 ». Et en toute rigueur, plus une croyance nous concerne, moins nous pouvons dire qu’elle est une opinion et plus nous devons dire qu’elle est un engagement. C’est dire qu’avoir une opinion sur Dieu et la discuter rationnellement, ce que nous ne contestons pas, implique que nous en soyons dégagés et que nous puissions nous prononcer sur sa réalité sans y participer nous-même. En sorte qu’en nous rendant extérieur à notre propre croyance, jusqu’à 1. Ibid., p. 187. 2. Gabriel Marcel, « De l’opinion à la foi », in Essai de philosophie concrète [1940], Paris, Gallimard, 1999, p. 176.

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nous placer du point de vue d’autrui, nous la pensons indépendamment de nous qui nous prononçons, – d’où la prétention à être un réaliste théologique au sens que les analyticiens donnent à ce terme. Pourtant, en légitimant nos croyances, la seule chose à laquelle nous pouvons prétendre est de réconcilier en nous la foi et la raison et en dehors de nous le croyant et l’incroyant. D’aucune manière elle ne peut réduire la foi à une doxa, devant être bien plus et autre chose, si l’on veut qu’elle engage le cœur autant que la tête. Et cette erreur toute moderne s’explique aisément au sein de nos sociétés pluralistes où les croyances ne sont plus partagées. Elle fait reposer la croyance sur un trouble va-etvient qui, depuis la position de celui qui ne croit pas, s’autorise pour soi-même du sens purement propositionnel que celui-là veut bien lui accorder, au point de ne plus envisager la croyance qu’en troisième personne. Par un renversement bien singulier, la méthode exige que l’objet de la croyance soit rendu accessible et sujet à débat, indépendamment du fait de croire ou non, et qu’à la limite un sourd puisse enseigner la musique à celui qui n’est pas sourd. (ii) Le second désaccord prend donc naturellement sa suite, à savoir qu’une épistémologie des croyances religieuses, en défendant le droit de croire, présuppose ce que nous posions comme problématique, à savoir dans nos sociétés hypersécularisées le fait de croire ou l’acte même de croire – d’une fiance ou d’une confiance inhérente à toute créance et tel qu’il engage toutes les dimensions de l’homme. Car les raisons qu’il y a de croire à l’existence de Dieu ne sont jamais celles qui nous font croire à son existence ; elles ne sont pas même cela qui nous y fait croire. Elles interviennent soit avant que la foi ne vienne à l’incroyant, si tant est qu’elle lui vienne, soit après qu’elle soit venue au croyant, si tant est qu’il veuille s’en justifier – ex ante et ex post dit Alvin Goldman (1979). Bref, elles arrivent toujours trop tôt ou trop tard et jamais à son point présent d’éclosion. En sorte que légitimer la croyance en un Dieu incarné et rendre raison de son existence ne peut tout au mieux que rendre la religion chrétienne crédible, et donc tolérable, tolérée, acceptable et acceptée, mais non pas croyable. Or à quoi sert de rendre un Dieu crédible, accessible à la raison, réduit à un maigre noyau théiste, s’il n’est pas réellement cru et qu’il reste littéralement incroyable ?

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Le XXe siècle a pour toile de fond l’inévidence de Dieu comme le XIIIe avait celle de son évidence. Et nous ne voyons pas qu’aucun argument ne puisse mordre quiconque, ni convaincre, ni contraindre, laissant de côté la difficulté philosophique de croire, quand bien même nous le voudrions, ne sachant plus croire, ne sachant pas même, comme l’écrit Montaigne, « pénétrer que c’est que croire 1 ». (iii) Le dernier désaccord est qu’en consolidant ses croyances par des raisons, le croyant se fait une religion plus assurée d’ellemême, qu’il dote effectivement « d’un fondement philosophique, rationnel et argumentatif » – i.e. onto-théo-logique, mais par là le risque est de recouvrir sa foi d’une armure rationnelle qui laisse dehors celui pour qui Dieu est incroyable. Si vous rassurez le croyant et raffermissez sa croyance, vous donnez par avance et trop vite à l’incroyant des raisons de croire dans une Église « qui décide de tout » ; et sans lui permettre de douter d’abord, vous l’empêchez de ne rien croire. Telle est d’ailleurs la situation initiale dans laquelle avait été placé le Vicaire savoyard, dans cette belle formule qu’affectionnait Henri Guillemin : « En me disant : croyez tout, on m’empêchait de rien croire, et je ne savais plus où m’arrêter 2. » Et nous n’accordons pas d’abord d’autre usage à la raison que cet usage critique, où toutes les affirmations doivent d’abord n’être que des raisons de douter, empêchant plutôt la tranquille confiance, ravivant sans cesse l’inquiétude et commençant par le plus franc des athéismes. La foi ne touche au réel que pour celui qui se trouve sans assurance et dans l’inquiétude la plus vive, à quoi se reconnaissent pour Péguy un chrétien et certains philosophes. Car il faut distinguer. C’est le plus souvent la philosophie qui veut être tranquille et se donner des assurances de tout. Et si les philosophes « courent tous après les chaires », ironise Péguy, c’est « non point parce qu’on y enseigne, mais parce qu’on y est assis », « de même, les philosophes veulent avant tout une philosophie » – « un système » – « où on est assis ». Ils se mettent à la recherche d’une assise, d’un fondement, 1. Montaigne, Essais, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », II, chap. XII, p. 419. 2. Jean-Jacques Rousseau, Émile, in Œuvres complètes, IV, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », p. 568.

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d’un principe – et les synonymes sont nombreux tant ils en eurent besoin – afin d’y asseoir leurs connaissances et assurer leur « tranquillité de penseur 1 ». Mais le christianisme nourrit au contraire une mortelle inquiétude et ne laisse jamais tranquille. Il est un abîme et n’a jamais rendu le croyant plus assuré, plus tranquille, plus heureux que lorsqu’il ne l’était pas encore. Cela aurait fini sinon par se savoir et se faire savoir. Et ce sont dans ces points d’inquiétude et ce manque d’assurance que Dieu, au sein d’une expérience, peut mordre sur une âme et faire qu’elle croit réellement à sa réalité. Or, à reverser aussitôt cette expérience sur le compte de la raison, vous obtiendrez que tout ce que Dieu aura gagné en crédibilité, nécessairement il le perdra en force de persuasion, en croyabilité si nous pouvions dire. Il faut donc le maintenir : si Dieu est réel, il y a plus de chance qu’il se manifeste à nous, malade, dedans les draps d’un lit, par une expérience et par une épreuve, plutôt qu’à sa table de travail, par un raisonnement et par une preuve. Si Péguy a vu en Bergson un libérateur, c’est que là où la plupart ne cherchent qu’à mener à bien ou à vrai, Bergson fut selon lui celui qui voulut seul nous mener à réel, qui n’a eu que « le souci de la considération du réel pur ». Si le platonisme est une « philosophie de la dialectique », si le cartésianisme « une philosophie de l’ordre », le bergsonisme est, dit-il, « une philosophie du réel » 2, non pas en spéculant sur un concept dont il aurait affirmé solennellement qu’il était le réel mais en s’acharnant au contraire à délier toutes nos habitudes mentales, en s’efforçant plutôt de remonter la pente intellectualiste de notre esprit afin de désentraver le réel. Péguy ne comprend pas même que Bergson puisse être un hérétique et être mis à l’index ; et nous ne le comprenons pas davantage, puisque personne ne l’a chargé et lui-même ne s’était jamais « chargé d’être catholique » et que sa philosophie n’a jamais eu vocation à être une théologie. Toutefois, par des voies souterraines, on peut aller de Bergson à saint Thomas, comme d’autres y vont depuis Wittgenstein. Certes Péguy a peu lu saint Thomas. Et pourtant, alors que 1. Ch. Péguy, Note conjointe sur M. Descartes et la philosophie cartésienne, dans Œuvres complètes, op. cit., p. 1416. 2. Note sur M. Bergson et la philosophie bergsonienne, ibid., p. 1257, p. 1271.

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Camille Riquier

l’Église mettait Bergson à l’index sous prétexte qu’il détournait les consciences de Dieu, Péguy dans ses notes sur Bergson et sur Descartes nous fait cette confession pudiquement voilée, à peine dite, que ce n’est pas l’Église ni saint Thomas qui l’ont conduit à l’enseignement de l’Église ; il avait fallu pour l’y conduire que Dieu repassât par « le peuple de ses premiers serviteurs » qu’il a « toujours dans sa main », le peuple Juif. Il avait fallu qu’un juif, Bergson, lui décelât la faille où le réel pouvait revenir et qu’en 1908, alité, malade, alors en pleine détresse, l’Évangile entre les mains, faisant que le lisant coïncide avec ce qu’il lit dans la présence du présent et non pas à son bureau à user du stylo et du raisonnement, à distance respectueuse du texte qu’on étudie, il retrouve son âme charnelle, et découvre une religion non pas intellectuelle, mais elle-même charnelle ; « charnel ; précise-t-il, qui est, qui est donc réel 1 ».

1. Ch. Péguy, Victor-Marie, comte Hugo [1910], ibid., p. 224.

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Métaphysique située La consistance du réel et la Terre Pierre MONTEBELLO

Il n’y a pas de méta-métaphysique. Toute métaphysique est située, prend place dans l’histoire d’un problème, actualise le sens d’un problème. Le retour au réalisme métaphysique ne date pas d’aujourd’hui, ce fut le mouvement le plus profond de contestation du kantisme à partir du XIXe siècle. C’est au nom du réalisme que Ravaisson trace un portrait de la philosophie française, c’est au nom d’un monde « réel » que Nietzsche accuse la métaphysique, c’est en au nom d’une expérience réelle de l’absolu que Bergson refuse l’idéalisme abstrait, c’est au nom d’un refus des positions abstraites que James revendique d’en passer par l’expérience, que Whitehead critique les fausses abstractions… Partout le dualisme moderne est remis en cause, mathématisme et transcendantalisme, on y voit le même faux problème, la même fourche, la même inattention à la capture du réel, à l’impact du réel sur la pensée, aux lignes d’obligation que le réel impose à la pensée. Le réel est ce qui oblige la pensée, en sciences et en philosophie. La question cosmologique devient dominante : comment penser un plurivers, comment se rassemble une multitude d’êtres différents (physiques, psychiques, vitaux…), comment se composent des mondes ? C’est de cette question dont nous héritons, c’est elle qui explique le tournant ontologique de l’anthropologie, de la sociologie, de l’esthétique, de la philosophie à notre époque.

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S’agit-il alors pour être réaliste de se détourner de la représentation, du sujet, des idéalismes ? D’aller vers les objets ? Vers l’équivalence généralisée des êtres dans une ontologie plate, nouvelle caritas accueillante envers les choses, philia d’un nouveau type pour les choses différentes, égales, et également jamais définies ? Le réalisme n’a pas de sens en lui-même, ou il y en a beaucoup trop dans l’histoire de la philosophie. Dire que la métaphysique est située, c’est dire que la situation réactive le sens d’un problème, lui redonne une nouvelle ampleur. Nous voyons dans le réalisme un problème qui fut celui de la métaphysique non kantienne. Le problème de toute la métaphysique renaissante près Kant, qui nous arrive comme une vague qui vient de loin, c’est bien en effet d’avoir su reposer le problème de la consistance inter-êtres. Déjà pour Nietzsche, « le monde réel », c’est ce que nous ne savons plus rendre cohérent en raison d’une anthropomorphisation totale et idéale du monde. Nous sommes confrontés aujourd’hui à des problèmes de consistance. La question du réel, c’est la question de la consistance. Le réel que l’on cherchait à atteindre à travers le vieux modèle de la vérité adéquation n’a plus de sens. La vérité-adéquation est abandonnée à la fin du XIXe siècle, parce que la « vérité n’est pas quelque chose qui est là à trouver et à découvrir – mais quelque chose qui est à créer et qui donne le nom à un processus…, processus in infinitum 1 ». La réalité n’est pas déjà là, le monde vrai ne nous attend pas, il n’attend pas que nous soyons adéquats à lui. Bien loin que la vérité touche un fond immuable, elle exprime un processus infini de création, une reprise constante de notre expérience. De même pour James, il ne s’agit pas pour lui de nier que nous parlions de vérité ou que nous ayons affaire à la vérité, mais de savoir ce que nous nommons au juste vérité, plus exactement de savoir comment nous prétendons lier notre expérience par elle. Car la vérité est avant tout une force de liaison de notre expérience, pas une réalité en soi : « Il n’y a pas de vérité objective, pure, de vérité qui s’établirait sans qu’intervienne la fonction qui correspond au besoin qu’éprouve l’individu de 1. Friedrich Nietzsche, Œuvres complètes [OC], Paris, Gallimard, vol. XIII, 9, p. 91.

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lier les parties les plus anciennes de son expérience aux plus nouvelles. Les raisons pour lesquelles nous disons que les choses sont vraies constituent la raison pour lesquelles elles sont vraies, car “être vrai” signifie simplement accomplir cette fonction de liaison 1. » Cette fonction de liaison, c’est ce qu’on pourrait justement nommer « consistance ». L’adéquation supposait un fond qui ne change pas, la liaison est l’épreuve même d’avoir à apporter une cohérence à l’expérience. Dès lors, ce ne sont plus des correspondances avec le réel qui sont recherchées, mais des processus qui visent à « cohérer » davantage de choses ou à rendre possible la création de liens nouveaux au sein de notre expérience. La double fonction de rendre cohérente l’expérience tout en maximisant ses relations équivaut à une prise de consistance. Tout nouveau problème se fait sentir par la nécessité d’instituer une nouvelle manière de cristalliser des relations diffuses ou confuses, autrement dit de leur apporter cohérence-consistance, par une nouvelle prise. C’est peut-être la leçon de la philosophie nietzschéenne : la modernité change de cap, elle se donne pour but de penser « les complexes de ce qui arrive », sans supposition d’aucune réalité donnée, sans fond de vérité, sans doubles idéaux. Qu’est-ce que la consistance, si ce n’est la forme même d’implication du complexe, du complexe de ce qui arrive, son état de résonance, sa prise de solidité, son épaississement ? Au contraire, le nihilisme est la croyance que rien ne peut être solidifié, lié, mis en en relation, pris en charge, rendu consistant, sans double idéal. La mort de Dieu a été le premier événement à toucher la Terre en entier, à concerner le « sens de la Terre ». L’événement du nihilisme a été le contrecoup de cette profonde « naïveté hyperbolique de l’homme qui le porte à se donner pour le sens et la mesure des choses 2 ». Profonde « naïveté » qui prend « l’idiosyncrasie anthropocentrique pour mesure de toute chose », fait de la « contingence un absolu », et consiste à toujours doubler le réel 1. William James, Le Pragmatisme, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 2011, p. 127-128. 2. F. Nietzsche, OC XIII, 11, p. 99.

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par des mondes formels hyper-humains 1. La compréhension que la Terre n’obéissait pas à des idéaux humains (ni fins, ni unités, ni être), à un ciel intelligible, a engendré une profonde déception, et pour finir le sentiment que la Terre est abjecte, sans soleil intelligible, dépourvu de sens, incohérente. Une seconde crise arrive, la crise anthropocénique, elle livre à nouveau la Terre au danger d’une inconsistance radicale, d’un épuisement généralisé des relations humaines, vitales, végétales, physiques. Elle résulte elle aussi de la naïveté de croire que l’homme est séparé du reste des choses, qu’il peut partout imposer sa mesure et son action aux choses. Félix Guattari, le premier, a introduit l’opération de consistance au cœur de la philosophie et de la pensée moderne 2. L’enjeu est, chez lui, de penser le passage du virtuel chaotique à des processus inventifs. Dans ce cadre, on peut nommer référence la simple connexion passive des choses, le fait de mettre en rapport des existences, de décrire des co-existences et des trans-existences. La consistance est tout autre chose, c’est un processus temporel d’un autre type qui vient conjuguer les différences et les états hétérogènes séparés, un processus de connectivité actif toujours précaire, fragile, transitionnel. Elle permet de penser comment de nouveaux agencements se créent par croisements, mariages, catalyses, symbioses, polymérisations, « composition entitaires »…. La prise de consistance est une hybridation, une conjugaison, une symbiose nouvelles. Le plus souvent une déconsistance, une perte de consistance, voire une fracture de la consistance ou une déterritorialisation d’ensemble sont nécessaires pour que soient redistribués des possibles. L’hyperconsistance, au contraire, c’est ce qui empêche de nouvelles conjugaisons en maintenant tout état virtuel au statut de possible irréalisé. Nous avons besoin aujourd’hui d’une physique des consistances, selon une échelle intensive qui va du nihil (la destruction des relations) à la solidarité inventive des relations. Nous disons que le problème de l’époque moderne est celui de la consistance 1. F. Nietzsche, OC XIV 14, p. 153. 2. Félix Guattari, Référence et Consistance, séminaire, 5 mai 1987.

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parce que tous les événements sont affectés par une double tendance. D’un côté, nous ressentons partout que les flux de déterritorialisation de la Terre ont essentiellement pour effet de fracturer les consistances, ontologiques, sociales, religieuses, agraires, culturelles… De l’autre côté, il y a un immense effort pour s’opposer à ces flux de déconsistance en relançant de la connectivité, des conjonctions, des conjugaisons. Les flux de déterritorialisation sont d’une puissance thanatique si forte qu’on comprend que la Terre en soit venue à symboliser l’optimum des consistances, le plan de consistance absolu, à savoir la connectivité maximale des relations qui font un monde vivable. La nouvelle signification de la Terre comme plan de consistance doit nous arrêter. Elle se signale à travers une question de droit, à travers la formulation d’un nouveau Quid Juris ? Le bouleversement que l’action techno-industrielle humaine fait subir à la Terre géologique a propulsé celle-ci dans une nouvelle dimension, celle du droit. C’est au moment où la question de la consistance de la Terre se pose qu’elle devient objet de droit. Il est intéressant de constater que la Conférence mondiale des peuples contre le changement climatique a promulgué en 2010 un « droit de la Terre Mère » (sous l’influence des peuples amérindiens) dont le but est d’attirer l’attention sur la Terre en tant que « communauté unique », interdépendance de tous les êtres, et conséquemment de nous faire porter le regard sur un droit qui englobe l’humain et tous ces êtres 1. La déclaration des droits de la Terre fait de celle-ci une entité, soit comme « être vivant », soit comme unité des êtres. 1. Le premier article de cette charte, sur la Terre Mère : « 1) La Terre Mère est un être vivant. 2) La Terre Mère est une communauté unique, indivisible et autorégulée d’êtres intimement liés entre eux, qui nourrit, contient et renouvelle tous les êtres. 3) Chaque être est défini par ses relations comme élément constitutif de la Terre Mère. 4) Les droits intrinsèques de la Terre Mère sont inaliénables puisqu’ils découlent de la même source que l’existence même. 5) La Terre Mère et tous les êtres possèdent tous les droits intrinsèques reconnus dans la présente Déclaration, sans aucune distinction entre êtres biologiques et non biologiques ni aucune distinction fondée sur l’espèce, l’origine, l’utilité pour les êtres humains ou toute autre caractéristique.

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Que la Terre en entier soit l’objet d’un droit nouveau ne va pas sans ouvrir de larges interrogations philosophiques. Ce nouveau domaine du droit, que recouvre-t-il ? Que veut dire attribuer un droit à la Terre ? Dans le monde romain, la Terre et le droit sont inextricablement mêlés. L’objet du droit romain est de rendre légitime les modes d’appropriation physiques du sol et les modes d’usage de ce sol. C’est ainsi que les terres vierges, Terra nullius, occupées par un peuple qui ne les exploite pas, entrent dans le droit romain comme susceptibles d’une possession matérielle par clôture et culture (droit remis en cause aujourd’hui au Canada, en Australie, en Sud-Afrique, par des arrêtés qui reconnaissent un droit des indigènes antérieur à la colonisation 1). On voit donc apparaître dans le droit romain deux formes de rapports à la Terre et au sol. Ce sont les deux formes primitives du « rapport social et spatial au sol » : le fundus ou fondiaire désigne l’appropriation sociale portant sur le fonds de la Terre, il est le rapport social de base (fundus) autre que celui du territorium et de la cité (ager publicus), tandis que le non-fondiaire porte sur l’usage du sol et de la Terre. Comme nous avons pris l’habitude de plaquer sur le monde romain « notre religion de la géométrie » et notre anthropomorphisme, nous dit Gérard Chouquet dans son livre sur La Terre dans le monde romain, l’esprit juridique des romains nous demeure encore assez étranger. Pourtant, plutôt qu’un exercice de géométrie ou de quadrillage, il faudrait plutôt voir dans le travail de l’arpenteur romain une tentative de tracer un monde commun entre des êtres souvent irréductibles, de nature différente, avec des singularités vives, d’une variété étendue. Chouquet replace ainsi le droit romain se situe dans une représentation « cosmocentrique » du monde. Et non pas géométrique et 6) Tout comme les êtres humains jouissent de droits humains, tous les autres êtres ont des droits propres à leur espèce ou à leur type et adaptés au rôle et à la fonction qu’ils exercent au sein des communautés dans lesquelles ils existent. 7) Les droits de chaque être sont limités par ceux des autres êtres, et tout conflit entre leurs droits respectifs doit être résolu d’une façon qui préserve l’intégrité, l’équilibre et la santé de la Terre Mère. » 1. Gérard Chouquer, La Terre dans le monde romain, Paris, Errance, 2010, p. 38.

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anthropocentrique. C’est une pratique cosmomorphe, dirionsnous, qui part de l’appartenance des choses à une strate ontologique qui n’est pas d’abord connecté à l’homme : « Dans un monde où tout est particulier mais où tout fait sens – la ligne, la borne, l’arbre, le monument, la bande, la surface, la figure gravée, la façon d’édifier le mur ou de tailler la haie, etc. –, on est bien en présence d’un universalisme, mais différent de l’universalisme moderne occidental 1. » Arpenter, c’est « créer du sens » entre choses éparses, éparpillées ; clôturer, c’est donner consistance aux singularités, les faire tenir ensemble 2. Le premier problème de l’arpentage est d’établir des continuités dans un monde foisonnant de diversité, entre choses qui sont sans loi commune, de donner une consistance au monde. Le droit romain garantit donc une occupation, mais aussi une manière de faire tenir ensemble, il est rapport sol, mais aussi constitution d’un monde, il établit une continuité et une consistance ontologique. C’est bien pourquoi le droit romain se présente comme une « marqueterie » de lois et non un ensemble formel abstrait. Là où l’on nous dit que nous avons affaire à un universalisme juridique, à un égalitarisme géométrique (réservé aux seuls citoyens !), est plutôt à l’œuvre un pluralisme des manières d’occuper la Terre, selon des positions sociales très variables et des consistances diverses. La Terre en entier, comme entité, ne devient objet d’un droit que quand cette manière de faire consister la Terre localement est prise dans un mouvement global qui passe à la limite et détruit toute continuité ontologique (capitalisme et anthropocène). Le droit romain lui-même n’est plus possible, il trouve ici sa borne. Pour la conférence mondiale des peuples, il s’agit d’opposer un nouveau droit de la Terre aux logiques de l’avoir, de l’appropriation ou de l’usage, parce que celles-ci sont prises dans un mouvement de mondialisation capitalistique de la Terre dans lequel la consistance et la continuité ontologique inter-êtres est partout menacée. On le voit bien, ce droit de la Terre fait directement front aux terres du droit. Il établit que la Terre ne peut être convertie en empire total et global, au détriment de ses équilibres vitaux, ses êtres vivants, ses parties, de sa consistance 1. Ibid., p. 67. 2. Ibid.

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globale. Que la Terre, saisie dans son unicité, excède le droit d’appropriation capitalistique 1. La Terre ne saurait être assimilable à un fundus ou à un bien-fonds. Nul ne saurait prétendre la posséder entièrement, nul ne saurait prétendre en avoir un usage complet. La Terre, fondement traditionnel du droit de propriété et d’usage, doit être préservée, mis à l’abri du fundus. Aucun usage total en tant que tel ne doit pouvoir s’y appliquer, puisqu’il serait incapable de respecter la constitution propre de la Terre. Un usage total, quel qu’il soit, est illégitime. Dès lors, la question change de sens : on ne se demande plus sur quel droit se fonde la propriété de la Terre, mais on interroge ce droit à s’approprier la Terre. Le droit de la Terre que la charte des peuples essaye de promouvoir n’est plus un « sol », une « assise fondatrice », un fond, ce serait plutôt un sans-fond, comme le dit David Lapoujade, ce qui échappe à toute territorialisation, ce qui s’invente perpétuellement sous les territoires, ce qui excède toute occupation 2. Sous la pression de l’anthropocène, la question « Quid Juris ? » change ainsi de nature : de quel droit le droit d’occuper la Terre, toute la Terre, de quels droits s’approprier la Terre en entier, de quels droits posséder la Terre totalement ? C’est à ces droits globaux que la conférence mondiale oppose un droit primitif de la Terre à ne pas être possédée en elle-même. La Terre est la limite de toute possession, l’impossédable. Ce nouveau droit fait front à toute mainmise mondiale, au droit global de possession et d’appropriation. Toutefois, cette Terre non appropriable, nous n’en prenons conscience que parce qu’elle a commencé à se manifester à nous d’une autre manière, comme monde dont la consistance est fragile. Sous la pression du réchauffement climatique, il devient manifeste qu’elle perd sa capacité à accueillir les vivants, son rôle de Terre-Mère, ou même de milieu stabilisé propice à la vie. L’image de la Terre se modifie : nous n’y voyons plus une vitalité 1. « Reconnaissant que le système capitaliste ainsi que toutes les formes de déprédation, d’exploitation, d’utilisation abusive et de pollution ont causé d’importantes destructions, dégradations et perturbations de la Terre Mère qui mettent en danger la vie telle que nous la connaissons aujourd’hui par des phénomènes tels que le changement climatique. » 2. David Lapoujade, Deleuze. Les mouvements aberrants, Paris, Minuit, 2014, p. 39.

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infinie, inépuisable, une terre-Mère, mais un espace immense de contraintes, une chaîne de formidables obligations pour tous les êtres terrestres. Jusqu’alors, pour un être terrestre, les contraintes inhérentes au fait d’être terrestre ne se révélaient pas en soi. Il aura fallu des conditions exceptionnelles pour que celle-ci devienne un problème, à savoir l’émergence des conditions uniques de l’anthropocène par lesquelles devient manifeste qu’il impossible de vivre sur Terre en se défiant des conditions que la Terre impose à la vie. Ce qui était sans condition, vivre sur terre, acquiert soudain une gravité soudaine, une consistance nouvelle. Gaïa est le nom de cette nouvelle compréhension de la Terre, de la fragilité de la consistance Homme-Terre. Sans doute, est-ce l’intérêt de Lovelock d’avoir le premier pensé la Terre comme intrication totale de conditions. Pour lui, Gaïa ne désigne pas un organisme, un ordre hiérarchique, un vivant, une entité, mais un complexe contingent, une histoire contingente qui s’est trouvé avoir assez de consistance pour assurer à des milliards de milliards d’êtres de persévérer dans leur existence. En affirmant que Gaïa est une « construction biologique » et non pas un vivant, qu’elle est « semblable à la fourrure d’un chat, aux plumes d’un oiseau ou au papier d’un guêpier » ou à une « extension du système vivant conçu pour préserver un environnement choisi », Lovelock plie la Terre sur la vie 1. Sa comparaison de Gaïa à une parure animale est instructive. La parure exprime le vivant, elle est l’expression du vivant, et de même Gaïa est une expression du rapport entre biosphère, atmosphère, océans et Terre. Ce pliage de la Terre sur la vie signifie que nous sommes immergés dans l’équilibre construit, que nous appartenons à une Terre-pellicule, une frange inorganique et atmosphérique, liquide et terrestre où coexistent les êtres les plus variés, virus, organismes, végétaux, champignons, fait unique dans l’histoire du cosmos. Pour Lovelock, le changement de conditions climatiques et physiques qui éloignerait la vie des conditions favorables n’engendrerait pas seulement une adaptation mais la sélection d’organismes « dont la croissance modifie l’environnement de manière à s’opposer à 1. James Lovelock, La Terre est un être vivant. L’hypothèse Gaïa, Paris, Flammarion, 2010, p. 30.

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ce changement défavorable ». En effet, l’hypothèse Gaïa « suppose que la biosphère maintient et contrôle activement la composition de l’air environnant de manière à fournir un environnement optimum à la vie terrestre 1 ». Cette constitution d’une atmosphère vivable ne saurait se résumer à des paramètres chimiques, elle manifeste une extension de la vie qui intervient comme condition de la vie. La Terre est un vaste système néovital qui associe les vivants et la biosphère, la géologie et la stratosphère. Elle désigne cet ensemble hypercomplexe de relations intriquées, quoique non régulées ou hiérarchisées, ajustées les unes aux autres de manière infiniment contraignantes. Un tel ajustement contingent, expression d’une multitude d’agencements et d’agents vitaux et non vitaux fait peser de tout son poids sur nous une pression dont on n’a pas eu idée jusqu’alors. La prise en compte de cet ensemble de conditions réfléchies sur elles-mêmes, s’impliquant les unes les autres, relève d’un nouveau droit. Mais aussi d’impératifs d’un nouveau style, de ce que nous appelons, avec Didier Debaise, une pragmatique de la Terre. Toute pragmatique est prise en compte de questions de consistance, des co-agencements et co-relations qui constituent la seule Terre vivable pour nous. Car, l’enjeu est bien aujourd’hui de penser la Terre vivable, la Terre en quoi consiste notre vie, et non la Terre vivable en soi 2. Il nous faut replacer cette perspective dans la compréhension de ce qu’implique pour notre existence de ne plus pouvoir nous abstraire de la question de la Terre comme système de relations contraignantes pour tous les êtres engagés dans un même devenir ou nouveau plan de consistance, question que nous ne pouvons plus choisir d’ignorer. L’homme créateur de droit relève d’une dépendance envers une histoire de la Terre et de la vie qu’il ne peut raturer, parce qu’elle contient les paramètres même de sa possibilité de vie et de la possibilité de son droit. La prise en compte des co-relations et des co-agencements que nous impose le fait d’être terrestre (magnétiques, physiques, vitales envers les êtres autres) retentit non seulement sur l’homme mais sur nombre d’êtres qui appartiennent à la Terre vivable. 1. Ibid., p. 90. 2. Ibid., p. 62 : « Supprimer la vie de notre planète sans modifier physiquement notre planète est presque impossible. »

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La Terre vivable, résultat d’une histoire contingente, délimite en retour nos actions possibles dans le futur. La nécessité d’un changement de cap théorique naît donc de cette rupture : la Terre n’est pas objet, posé devant nous, objet de corrélation, objet d’intention, objet de connaissance, objet de maîtrise, objet technique, objet de droit, elle n’est pas seulement ce qui rend possible qu’il y ait pour nous des objets, un horizon qui contient des objets et des sujets. Par son nom s’exprime maintenant l’infinie complexité des relations dans laquelle toute existence terrestre est prise, consiste et perdure, se crée et se prolonge. La Terre est l’irrelatif de tous les relatifs, l’incorrélation de toutes les corrélations. Elle ne surgit comme problème qu’au moment où les relations qui constituent les êtres terrestres se défaisant, ces êtres sont menacés dans leur existence même, de même que le tissu relationnel qui constitue la Terre vivable. Notre époque marque ce moment où la Terre, ne pouvant plus être confondue avec un astre physique neutre, jaillit devant nos yeux comme l’ensemble des valeurs vitales, des valorisations, des impératifs et des obligations, qui dessinent des possibilités et des impossibilités d’agir pour les vivants et l’humanité, bref ce que nous nommerons une pragmatique de la Terre. Par pragmatique de la Terre, nous entendons tous les pragma, toutes les actions et performances qui inventent perpétuellement la Terre, tous les agents qui contribuent à tisser une Terre vivable, toutes les manières d’habiter et de faire consister la Terre, toutes les valorisations vitales qui la diversifient : les plantes ont leur ontologie fluide et leurs mélanges, les forêts leurs modes de pensée, les champignons, les araignées, les lichens 1… La Pragmatique de la terre s’oppose à l’Axiomatique de la Terre, ensemble des formes d’appropriation géométriques et mathématiques, politiques et impériales, économiques et globalisantes, socle des possessions dépossédantes, des captures déterritorialisantes, des souverainetés politiques étatiques indifférentes, comme des colonisations 1. Eduardo Kohn, Comment pensent les forêts. Vers une anthropologie au-delà de l’humain, Paris, Zones sensibles, 2017 ; Emanuele Coccia, La Vie des plantes. Une métaphysique du mélange, Paris, Rivages, 2016 ; Anna Tsing, Le Champignon de la fin du monde, Paris, La Découverte 2017 ; Donna Haraway, « Sympoièse, SF, embrouilles multispécifiques », in D. Debaise et I. Stengers (dir.), Gestes spéculatifs, Dijon, Les Presses du réel, 2015.

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politiques et religieuses, insensibles au problème. À la différence de l’universalisme appropriateur de la Terre, la pragmatique de la Terre n’est jamais universelle, parce qu’elle n’est pas neutre, indifférente, elle revêt l’aspect d’obligations pratiques contingentes, de pragma situés, et donc d’actions ou de manières de faire, de performances qui rejaillissent ici et là sur la distribution et la relation des êtres, sur les peuplements humains et non humains, sur les manières humaines et non humaines de faire monde. Il ne s’agit plus de la Terre géographique, cartographiée objectivement et spatialement, mais de ce qui rassemble les êtres dans des relations qui débordent de fait toute action humaine. La pragmatique vise des faits relationnels complets, une nouvelle cartographie contre la cosmologie humaniste, contre l’arraisonnement de la Terre par l’homme, contre l’expression de son droit de possession, contre une spatialisation intellectualiste de la terre qui rature l’immensité des manières d’investir la Terre auxquels nous sommes associés. La vertigineuse complexité et diversité des relations qui forment la Terre nous arrache de force à l’humanisme latent de nos théories. Ainsi, lichens et coraux, champignons et bactéries…, ces peuplements sont indifférents à notre histoire, ils subsisteront sur Terre après notre histoire, ils sont intimement liés à la formation d’une Terre vivable. Ils sont sources aujourd’hui de récits multiples, non anthropocentriques, forment d’autres prismes d’une pensée de la Terre, ils passent par d’autres segments de pratiques, d’autres pragma, d’autres obligations… Que visent les storytelling, de Haraway avec le Chthulucène à Anna Tsing avec les champignons matsutake, si ce n’est de redonner à notre existence une partie de sa consistance symbiotique perdue, et cela contre les usages réducteurs et unilatéraux du vivant et de la vie appréhendés en termes d’individus, de frontières, de fermeture sur soi, de coffre-fort génétique et génomique ? Le problème n’est plus le posthumain, mais le « compost » humain (Haraway). Le modèle du droit de la Terre n’est plus le fundus mais le fungus. L’action humaine ne saurait plus se prévaloir comme domaine absolu du droit, elle se trouve précédée par une zone de contrainte-obligation envers lequel notre droit spécifique a des devoirs. Cette nouvelle Terre qui se dessine, ce n’est pas la Terre

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Métaphysique située

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cartographique du droit du sol, la Terre-sol de tous les réactionnaires comme dit Latour, ni la Terre vestigiale de tous les fantasmes originaires, c’est la Terre synonyme de la consistance fragile des relations, de leur symbiose, de leurs échanges. Ce n’est plus la Nature grise et uniforme des physiciens, mais une Terre polymorphique, un monde composé d’acteurs multiples, intervenant à tous les niveaux, échangeant leurs formes les unes dans les autres, hydro-morphes, anthropo-morphes, bio-morphes… Pas un seul niveau qui ne soit au croisement d’une multitude d’agency et de puissance différentes. Pas une seule action qui ne soit faite de trans-actions, d’échange de formes, de « zones métamorphique 1 ». On croit identifier des acteurs à un niveau, mais voilà qu’ils sont déjà occupés à se transformer le long de chaînes morphiques variées. La philosophie aussi est concernée par une pragmatique de la Terre, elle aussi, à son niveau, localement, doit jouer le rôle d’intensificateur, de dramatisation, des nouveaux problèmes qui se posent. Elle-même doit situer son action, apprendre à faire consister la Terre en majorant les connexions que la pensée rend possible contre tous les formalismes de l’ontologie blanche et le monde désert des axiomatiques globalisantes. La philosophie moderne traditionnelle avait pour centre l’existence (sujet, monade, pensée, existence…). Une forme de réalisme soutient aujourd’hui que nous co-existons avec des objets hétéroclites, dans un monde sans unité. Ce qui doit être pensé est bien autre chose, c’est le fait manifeste que nous ne consistons pas seuls, que nous sommes immergés dans un plan de nature infiniment plus large que l’humain qui est notre seul réel.

1. Bruno Latour, Face à Gaïa, Paris, La Découverte, 2015, p. 79.

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Le vitalisme critique, ou le seul réalisme qui vaille Frédéric WORMS

Le vitalisme critique que l’on défendra ici ne consiste pas dans un vitalisme classique, auquel on ajouterait seulement de l’extérieur quelques critiques 1. Autrement dit, il ne résultera pas d’un débat abstrait sur la « réalité » de la vie, avec d’un côté des « vitalistes » qui défendraient l’existence irréductible et absolue d’une telle réalité, par exemple sous la forme d’un principe ou d’une essence de « la vie » en général, et d’un autre côté des « critiques », qui la refuseraient, et finalement entre les deux, des « vitalistes critiques » qui maintiendraient l’existence d’une telle réalité, mais simplement atténuée, on ne sait comment, sous l’effet des critiques montrant la difficulté d’atteindre un principe de « la vie » dans l’expérience ou dans la science. Le « vitalisme critique », tel qu’on le défendra ici, consiste en tout autre chose. Pour le dire d’un mot, il consiste d’abord dans le fait d’inclure la critique, et même toutes les dimensions de la critique (y compris donc la critique éthique et politique chez les vivants humains), dans la vie elle-même, au risque de changer notre conception de la vie et de sa réalité (sinon de toute réalité), ou plutôt avec 1. Pour compléter cette brève synthèse, qui en appelle d’autres, nous renvoyons notamment à « Pour un vitalisme critique », Esprit, 1, 2015, à l’introduction à Über Leben, Berlin, Merve Verlag, 2013, à Revivre, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 2016, 2e éd.

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l’espoir de retrouver (et de fonder) toute notre expérience de la réalité, qui comprend celle, vitale en effet, de la critique. En quoi sinon le vitalisme critique « vaudrait »-il d’ailleurs, selon le mot célèbre de Pascal, « une heure de peine » ? Pourquoi ajouter une conception de la réalité aux autres, sinon parce qu’elle inclut dans la réalité les « valeurs » ou plutôt les principes, qui peuvent nous orienter dans la vie, et auxquels nous tenons ? Seule en tout cas une telle thèse nous permettrait de soutenir certes, d’abord, que le vitalisme critique est un « réalisme » (puisqu’il pose la réalité de la vie, puisqu’il nous inclut, avec notre vie, et même notre mort, dans cette réalité), mais en outre et surtout qu’il est, avec sa dimension critique, et même avec toutes ses dimensions critiques, le seul réalisme qui vaille. Le principe de la démonstration est très simple. Il consiste à admettre, comme tous les vitalismes au fond, que la seule chose irréductible dans « la vie » consiste dans le refus de la mort, mais que celui-ci prend chez les vivants humains la forme non seulement de la perte ou du deuil relationnel (ce qui déjà assure la réalité de la relation dans l’être), mais aussi d’une critique sociale et morale, ou si l’on veut éthique et politique, qui aura donc bien elle aussi sa place dans l’être. Ce sont donc bien trois thèses très simples qu’il est nécessaire mais aussi suffisant de démontrer, ce que nous ne pourrons cependant faire mieux ici qu’esquisser, à charge bien sûr de le développer plus amplement ailleurs. Nous disons donc d’abord, et c’est bien sûr fondamental, qu’il y a quelque chose d’irréductible : c’est l’opposition de la vie à la mort. Mais justement, nous ne disons rien de plus. Le vitalisme critique consiste à critiquer tout dépassement de ce constat qu’il existe un geste critique, pour ainsi dire, à même la vie. Il constate bien quelque chose d’irréductible, mais ce n’est justement pas une « chose » ou une essence immuable et éternelle, c’est bien plutôt une activité précaire et négative (et même vouée à l’échec au bout d’un certain temps) qui consiste dans le refus de son contraire. On peut appeler « vitaliste » toute philosophie qui défend l’irréductibilité de cette activité. Mais on doit appeler vitalisme critique toute philosophie qui s’interdit d’aller au-delà de ce constat, du constat de la réalité de cette activité et de cette opposition. Il y aura des philosophies « non vitalistes » : ce seront

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celles qui prétendent remonter, au-delà de cette activité négative, à une réalité qui serait de nature complètement différente, sans activité et sans refus ou sans « normativité » (posant le négatif comme ce qu’il faut éviter, et le positif comme ce qu’il faut rechercher). Mais il y aura aussi des vitalismes « non critiques » : ce seront ceux qui prétendront aller au-delà de cette activité de refus pour les fonder dans un type d’être qu’on pourrait décrire par d’autres propriétés (et par exemple, curieusement, l’immortalité, alors même qu’on l’atteignait par son refus de la mort). Le vitalisme critique sera, en son sens le plus strict, la philosophie qui se contente d’admettre cette activité et ce refus au cœur et au principe de la réalité. On pense bien sûr tout de suite à la philosophie de la vie, fondée sur l’activité de la médecine, de Georges Canguilhem, et c’est bien à nos yeux le plus rigoureux et le plus conséquent des vitalistes critiques, non seulement du XXe siècle mais peut-être de l’histoire de la philosophie, à une réserve près qu’on essaiera de développer dans nos deux autres thèses ici même. Il renvoie lui-même à la définition célèbre de Bichat (« la vie est l’ensemble des forces qui résistent à la mort »). Mais on pourrait évoquer la pensée de Spinoza (et son « conatus » qui met au cœur de tout être un « effort pour persévérer dans son être ») si celui-ci, en partie pour des raisons éthiques, n’évacuait la réalité du négatif (car selon lui « l’homme libre ne pense à rien moins qu’à la mort »). Mais n’entrons pas ici, comme il le faudrait pourtant, dans la longue tradition cachée, et inattendue, du vitalisme critique. Soulignons-en donc le principe ou plutôt ce qui n’en est encore que le premier principe : l’irréductibilité de l’opposition de la vie à la mort. Nous en rappellerons plus loin, d’un mot, les conséquences et le fondement. Les conséquences : à savoir, admettre dans la réalité même le négatif et le normatif. Il existe en effet dans l’être des actes orientés (certains philosophes classiques diraient des « fins », des « buts ») mais ce sont d’abord et seulement des refus. Étrange thèse certes, au premier abord, à savoir qu’il existe du négatif dans l’être. Mais comment le nierions-nous, nous qui faisons l’expérience de la réalité du négatif, à travers la mort ? Et comment la mort ne serait-elle pas réelle, et même

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l’indice de la, et de notre, réalité, puisqu’elle tranche fondamentalement entre deux états de l’être et qu’elle nous oblige à penser la réalité « sans nous » (avant nous et après nous) ? Tout « réalisme » qui se prétend non vitaliste recourra toujours à l’argument de ce monde sans nous, qui suppose en fait la réalité de la mort, mais aussi de la vie (ainsi encore chez Quentin Meillassoux, évidemment à travers son exemple devenu célèbre de « l’archifossile », mais aussi le questionnement récurrent voire obsessif de la mort dans son travail). Mais, encore une fois, laissons cela de côté pour l’instant, et insistons plutôt sur la nécessité de compléter ce premier principe du vitalisme critique par deux autres qui ne sont pas moins importants que lui. Le deuxième principe du vitalisme critique ne contredira bien sûr en rien le premier ! On s’étonnera sans doute : comment peut-il y avoir un deuxième principe, si le premier définit tout ce qu’il y a d’irréductible dans « la vie » ? Ne courra-t-on pas le risque, en ajoutant quoi que ce soit, de revenir à ce vitalisme non critique que l’on redoute à raison, puisqu’il ne cesse partout de revenir, ou de tenter de revenir, alors qu’il est si important, décisif (on ose à peine dire « vital ») de maintenir le vitalisme le plus critique qui soit ? Mais il faut se rassurer aussitôt : le deuxième principe du vitalisme critique ne fait qu’étendre le premier à tous les êtres concernés, à savoir, à tous les vivants, lesquels cependant ont entre eux des différences qu’on dira clairement être des différences de degré, qui révèlent en outre un trait inaperçu encore du premier principe et donc du vitalisme critique lui-même. Il est certain en effet qu’une erreur du vitalisme non critique est de poser une « essence » de la vie qui est opposée abstraitement à la mort et qui, en réalité, ne meurt pas. Ce sera, par exemple, le « vouloir vivre » de Schopenhauer, qui fait de la mort une illusion réservée aux vivants individuels. Mais le vitalisme critique, puisqu’il pose comme principe de la vie le refus de la mort, pose aussi du même coup et nécessairement la réalité des vivants concernés par la mort, à savoir des vivants individuels, ou d’ailleurs pourrait-on dire, des vivants tout court. Poser la vie comme opposition à la mort, c’est admettre la réalité non pas de « la vie » mais des vivants, c’est admettre bien sûr qu’il n’y a pas d’autre réalité de la vie, sinon celle des vivants. C’est bien aussi ce qu’affirmait Canguilhem (et par exemple dans son livre au titre si

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précis, les Études d’histoire et de philosophie des sciences concernant la vie et les vivants 1). Mais ce point a une autre conséquence, sans doute la conséquence même que Canguilhem, le plus conséquent pourtant des vitalistes critiques, n’a pas soulignée le plus, et qui constitue à proprement parler notre second principe. Pour comprendre la portée de cette conséquence, il faut en effet passer à sa limite parmi les vivants que nous connaissons, à savoir passer chez les vivants humains, qui cependant nous apprendront aussi quelque chose de la vie et de l’être ou de la réalité en général. Quelle est cette limite ? C’est bien sûr l’aspect relationnel – et doit-on dire, réellement relationnel – de la vie et de la mort chez les vivants humains. Les différences entre les vivants se traduisent en effet par des différences entre les relations chez ou entre les vivants. Déjà, bien sûr, Canguilhem après d’autres l’avait souligné : il est impossible de penser le vivant sans une relation au monde ou plutôt à son « milieu ». Ainsi, poser le vivant, c’est admettre non seulement la réalité du négatif ou du normatif, mais aussi la réalité de la relation, dans l’être. C’est là de nouveau un point fondamental, me direz-vous ? Et vous aurez raison, une fois de plus : oui, il y a des relations réelles, et c’est là la clé du véritable réalisme, le réalisme critique qui dépasse fondamentalement les querelles abstraites du réalisme et de l’idéalisme. Mais foin de ces discussions abstraites, aussi fondamentales soient-elles pourtant. Ne lâchons pas notre but, qui est d’établir le deuxième principe du vitalisme critique. Ce deuxième principe est le suivant : les différences dans la manière de vivre la vie et la mort ou l’opposition de la vie à la mort sont aussi réelles que cette opposition même. Du coup, c’est non seulement la relation au monde ou au milieu, non seulement la relation entre les vivants en général, qui trouve sa place dans la réalité ou dans l’être, mais encore cette relation précise entre des vivants individuels que l’on constate chez certains d’entre eux (les grands mammifères au moins, certains oiseaux et les humains), à savoir l’épreuve de la mort de l’autre ou du deuil, que l’on définira de la manière la plus précise et minimale qui soit comme l’effet vital (et, à nouveau, négatif et parfois mortel) de la mort de l’un sur la 1. Georges Canguilhem, Études d’histoire et de philosophie des sciences concernant la vie et les vivants, Paris, Vrin, 1966.

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vie de l’autre. Tel est donc le deuxième principe du vitalisme critique : il admet l’application critique, au sens cette fois de « différencié », du premier principe, selon la vie des vivants et leur épreuve ou leur refus de la mort, et il constate donc (en s’appuyant sur la science et ici, par exemple, la psychologie et la psychopathologie de l’attachement et de la perte) la réalité non seulement des relations, mais de la perte interindividuelle et du deuil. Ici encore, on pourra demander une démonstration plus étendue, et on aura raison. Nous ne faisons qu’indiquer les principes. Mais surtout, une fois de plus, nous devons avancer d’emblée vers ce qui seul pourra compléter cette esquisse ellemême, à savoir, si l’on veut, le troisième principe du vitalisme critique. Quel sera ce troisième principe ? Il se déduit de ce qui précède, et si on voulait y rattacher encore la pensée de Canguilhem, on pourrait le faire très simplement (ne serait-ce qu’en rappelant le lien entre la thèse princeps de ce dernier, Le Normal et le Pathologique, publiée en 1943, et les essais qu’il y a ajoutés en annexe « vingt ans après », en 1966). Il consiste à montrer que la critique sociale (et si l’on veut morale et politique) fait partie de la vie réelle des vivants humains, de ce qui la rend vitale et vivable, et donc fait intrinsèquement partie de la réalité elle-même. Qu’estce que la critique, en ce sens (qui est celui auquel on la réduit souvent d’ailleurs, comme s’il ne se reliait pas aux autres sens de ce même terme) ? Qu’est-ce que la critique donc (en ce sens qui court de l’École de Francfort à Michel Foucault et Judith Butler par exemple, aujourd’hui), si ce n’est d’abord le refus de certaines conditions sociales qui rendent la vie humaine invivable, et si l’on veut mortelle ou mortifère, et cela non seulement en général, ou pour les autres seulement, mais pour « soi » et pour un « soi » ou un « sujet » qui découvre comme une condition de sa propre vie que la vie sociale ou collective soit vivable et donc juste ? Mais ce refus, à son tour, est donc vital au sens le plus littéral qui soit. Et cette troisième thèse a des conséquences fondamentales des deux côtés ou si l’on veut : pour la compréhension de la vie (et bien sûr pour le vitalisme critique, au sens le plus précis et complet du terme), mais aussi pour le sens de la justice.

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Il est d’abord essentiel pour la compréhension ou pour la théorie de la justice d’en comprendre le sens vital. C’est là d’ailleurs la clé ou la croix de la plupart des théories de la justice. Prenons le seul exemple du grand livre de John Rawls que nous avions étudié ailleurs de près sous cet angle. Son but est certes d’établir des principes rationnels de justice. Mais il lui faut ensuite, dans la troisième et admirable partie du livre, les faire converger avec le « bien », c’est-à-dire avec notre vie, individuelle et aussi relationnelle, avec nos intérêts et nos passions. Tel est même le sens de ce qu’il appelait le « sens de la justice », c’est-à-dire aussi bien sûr le sentiment et presque la sensation ou la passion, en effet, de la justice ! Or, ce sens de la justice s’incarne d’abord dans la critique sociale – la critique, autrement dit, de ce qui n’est pas « normal » dans une société humaine. Mais, dira-t-on, toute opinion politique sera justifiée à l’aune d’une telle normativité vitale. N’importe quel vivant humain en société n’est-il pas prêt à la critiquer comme anormale ou injuste, et n’a-t-on pas commis les pires crimes au nom de la critique ? Eh bien oui. Et c’est là le défi réel de la critique sociale et de la vie humaine. C’est le débat critique sur les normes de la critique. Ce sont elles qui exigent des théories et notamment une théorie de la justice. Mais aussi une philosophie et même une science de la vie humaine qui nous apprennent sur quoi elle est fondée et en particulier le refus, universel, sauf cas tragiques de légitime défense par exemple, de la mort, entre les humains. D’où par exemple – et c’est plus qu’un exemple – le cas à tous égards critique de l’abolition de la peine de mort. Ce n’est pas sur une transcendance, mais sur l’immanence critique qu’est fondée la justice entre les vivants humains. Elle courra toujours le risque du débat sur les normes, et la critique des théories qui au nom de la critique renouvellent ou aggravent les injustices et les violations entre les humains. Car c’est par là qu’il faut terminer bien sûr. Le critère de la critique, c’est ce qui rend la vie humaine impossible. Et c’est dans la rupture interne des relations humaines qu’on le trouvera toujours. C’est ce que nous avons nommé violation dans tout notre travail 1, sans savoir que c’était la clé réelle du vitalisme 1. Frédéric Worms, « Penser la violation », Esprit, 1, 2000, a été repris avec d’autres essais dans Le Moment du soin, Paris, Puf, 2010.

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critique, et donc aussi de tout réalisme qui vaille, et de la métaphysique. Mais ce n’est pas le lieu de développer. On conclura donc. Nous n’avons fait qu’indiquer quelques thèses principales qui non seulement permettent mais imposent d’introduire une dimension critique dans la réalité de la vie, et ainsi de changer notre conception de la réalité, elle-même. Aux trois principales, s’ajoutera une quatrième. Il y a d’abord l’expérience de la mort, ou plutôt de l’opposition de la vie à la mort, qui nous oblige à introduire le négatif, mais aussi le normatif, dans la réalité ou dans l’être. Puis celle de la différence, mais aussi de la relation, entre les vivants, et entre les vivants et le monde, qui nous oblige à introduire la différence, mais aussi la relation, dans l’être. Il y aura enfin, combinant les deux premières, la spécificité de la dimension critique chez les vivants humains, qui permettent ou imposent aussi de faire de la critique sociale et politique une dimension à part entière de la vie. Mais, à ces trois dimensions, s’ajoutera pour la philosophie une dernière. On oppose parfois le réalisme et la « critique » entendue, au sens de Kant, comme critique d’une réalité « absolue », indépendante de « nous » et de notre connaissance. Mais le vitalisme critique est, on le voit, la seule philosophie qui peut à la fois inclure notre vie et notre connaissance dans la réalité, et les en distinguer. Nous faisons partie de l’être, mais d’une manière spécifique. Une philosophie critique est donc nécessaire, qui critiquera notre connaissance de la vie, pour la faire progresser. Mais elle réinsérera la critique humaine dans le mouvement critique des autres vivants, et donnera à cette critique humaine sa place et sa portée réelles, dans notre vie. Tant il est vrai que le vitalisme critique culmine finalement dans une attitude critique bien plus vitale, et plus joyeuse, que l’on ne croit et que l’on ne dit, y compris en éthique et en politique, où les esprits critiques réels, bien loin d’être seulement chagrins, aigris, ou grippés (car c’est une pathologie de la critique, comme il y en a une de l’absence de critique), sont réellement joyeux, créatifs, actifs, et font avancer le monde.

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LES AUTEURS

Emmanuel ALLOA est Research Leader en philosophie à l’Université de Sankt Gallen. Alain BADIOU est professeur émérite de philosophie à l’École normale supérieure (Paris). Jocelyn BENOIST est professeur de philosophie à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Étienne BIMBENET est professeur de philosophie contemporaine à l’Université Bordeaux-Montaigne. Michel BITBOL est directeur de recherche au CNRS (UMR CNRS 8547, Pays germaniques). Paul BOGHOSSIAN est Julius Silver Professor au département de philosophie de New York University. Ray BRASSIER est professeur de philosophie à l’Université américaine de Beyrouth. Pierre CASSOU-NOGUÈS est professeur de philosophie à l’Université Paris 8 Vincennes-Saint Denis. Gabriel CATREN est chargé de recherche en philosophie de la physique et des mathématiques au laboratoire SPHERE (UMR 7219), CNRS – Université Paris-Diderot. Camille CHAMOIS est professeur dans l’académie de Versailles et doctorant en philosophie au laboratoire Sophiapol de l’Université Paris-Nanterre. Paul CLAVIER est professeur de philosophie à l’Université de Lorraine (Nancy-Archives Henri Poincaré).

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Frédéric Worms

Fabrice COLONNA est professeur de philosophie en première supérieure à Nanterre. Didier DEBAISE est chercheur au FNRS et professeur de philosophie à l’Université libre de Bruxelles. Élie DURING est maître de conférences au département de philosophie de l’Université Paris-Nanterre (IRePh – Institut de recherches philosophiques). Maurizio FERRARIS est professeur titulaire de philosophie théorique et vice-recteur à l’Université de Turin. Tristan GARCIA est maître de conférences à l’Université de Lyon 3. Baptiste GILLE est docteur en anthropologie, rattaché au musée du Quai Branly, Département de la recherche et de l’enseignement, Paris. Brice HALIMI est maître de conférences au département de philosophie de l’Université Paris-Nanterre (IRePh – Institut de recherches philosophiques). Graham HARMAN est Distinguished Professor de philosophie auprès de l’Institut d’architecture de Californie du Sud (SCIArc). Anna LONGO est docteure en philosophie, Institut ACTE, Paris 1 Panthéon-Sorbonne Patrice MANIGLIER est maître de conférences en philosophie à l’Université Paris-Nanterre (EA4414 HARp – Histoire des arts et des représentations). Jean-Luc MARION est professeur émérite de philosophie de l’Université Paris-Sorbonne et professeur à l’Université de Chicago. Quentin MEILLASSOUX est maître de conférences en philosophie à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Raphaël MILLIÈRE est doctorant en philosophie à l’Université d’Oxford. Pierre MONTEBELLO est professeur de philosophie moderne et contemporaine à l’Université Toulouse-Jean-Jaurès.

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Les auteurs

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Louis MORELLE est doctorant en philosophie à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne (PHICO, Philosophies contemporaines). Frédéric NEF est directeur de recherche émérite à l’École des hautes études en sciences sociales et membre de l’Institut JeanNicod. Arkady PLOTNITSKY est Distinguished Professor of English, Theory and Cultural Studies à Purdue University aux ÉtatsUnis. David RABOUIN est chargé de recherche au laboratoire SPHERE (UMR 7219), CNRS – Université Paris-Diderot. Camille RIQUIER est professeur de philosophie à l’Institut catholique de Paris. Claude ROMANO enseigne la philosophie à Sorbonne-Universités et à ACU Melbourne. Jean-Michel SALANSKIS est professeur émérite de philosophie à l’Université Paris-Nanterre (IRePh – Institut de recherches philosophiques). Yann SCHMITT est professeur de philosophie en classes préparatoires (Académie de Créteil). Daniel W. SMITH est professeur de philosophie à Purdue University aux États-Unis. Isabelle THOMAS-FOGIEL est Full Professor en philosophie à l’Université d’Ottawa. Eduardo VIVEIROS DE CASTRO est professeur d’anthropologie sociale au Musée national de l’Université fédérale de Rio de Janeiro. Francis WOLFF est professeur émérite de philosophie à l’École normale supérieure (Paris). Frédéric WORMS est professeur de philosophie à l’École normale supérieure (Paris).

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TABLE DES MATIÈRES

Introduction. « Soyez réalistes, demandez l’impossible ! » Emmanuel ALLOA et Élie DURING .................................

7

PREMIÈRE PARTIE : LE MOMENT RÉALISTE. ÉTAT DES LIEUX .............................................................

25

La ruée vers le réel Isabelle THOMAS-FOGIEL ...............................................

27

Une boussole conceptuelle : orientation épistémique et orientation épistémologique des réalismes contemporains Tristan GARCIA ............................................................... 41 Après l’infinitude Jocelyn BENOIST ............................................................. 57 Trois variations sur le réalisme Jean-Michel SALANSKIS ................................................. 67 DEUXIÈME

: LES

AVATARS DE L’EN-SOI

..........

77

Le réalisme réel : l’objet ou la chose Jean-Luc MARION ...........................................................

79

PARTIE

Kant, fossoyeur du « réalisme transcendantal » ? Paul CLAVIER ................................................................. 101

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Choses en soi

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Réalisme métaphysique et réalisme descriptif Claude ROMANO ............................................................. 117 La perception et l’en-soi Fabrice COLONNA ........................................................... 135 Réaliser : pourquoi le perspectivisme n’est pas un relativisme Le fantôme (spinoziste) dans la machine (à différences) : sur les « ontologies plates » David RABOUIN .............................................................. 165 TROISIÈME

PARTIE

: IDÉALISME.RÉALISME ............... 183

De l’inévitabilité rationnelle de l’idéalisme à la nécessité logique du réalisme Francis WOLFF ................................................................ 185 Le point de vue animal Étienne BIMBENET .......................................................... 201 Critique du réalisme apodictique Raphaël MILLIÈRE.......................................................... 211 Réalisme scientifique et réalisme métaphysique : les structures existent-elles ? Frédéric NEF.................................................................... 225 La réalité sans le réalisme : penser (avec) l’impensable en physique et en philosophie Arkady PLOTNITSKY ...................................................... 243

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Table des matières

QUATRIÈME

PARTIE

591

: LE

RÉEL, PROCHE ET DISTANT

259

La troisième table Graham HARMAN ........................................................... 261 La réalité telle qu’elle est, en soi L’auto-consistance du cercle épistémologique corrélationnel : énaction et théorie quantique de la cognition Michel BITBOL ................................................................ 283 Corrélationisme, spéculation et principe de présence Pierre CASSOU-NOGUÈS................................................. 295 Pratiques et processus : à propos du naturalisme Ray BRASSIER ................................................................ 309 Le nihilisme selon Ray Brassier Quentin MEILLASSOUX .................................................. 329 CINQUIÈME PARTIE : APRÈS KANT. SUJET, NATURE ET EXPÉRIENCE SPÉCULATIVE ......................................

337

Désenkantement Maurizio FERRARIS ........................................................ 339 Le phénoumène Gabriel CATREN .............................................................. 353 Esthétique de la spéculation : l’effort sublime de la pensée Anna LONGO ................................................................... 371 Comment la nature (se) pense-t-elle ? Schelling selon Iain Grant Louis MORELLE.............................................................. 385

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Choses en soi

592

Raymond Ruyer : une métaphysique des formes absolues Daniel SMITH .................................................................. 395 Le temps en soi ou la coexistence des choses Élie DURING ................................................................... 409 SIXIÈME PARTIE : LE PERSPECTIVISME ENTRE ANTHROPOLOGIE ET MÉTAPHYSIQUE ..........................

427

Le fantôme de la Chose en soi : l’identité en régime perspectiviste et multinaturaliste Eduardo VIVEIROS DE CASTRO ..................................... 429 L’onto-hétérologie : la chose en soi des anthropologues Baptiste GILLE ................................................................ 447 La vérité des autres : discours de la méthode comparée Patrice MANIGLIER ........................................................ 463 Perspectivismes : sur deux usages de la notion de « perspective » dans la philosophie contemporaine Camille CHAMOIS ........................................................... 479 L’univers perspectiviste : nature et subjectivité dans la métaphysique contemporaine Didier DEBAISE ............................................................... 491 SEPTIÈME

PARTIE

: ABSOLUS........................................ 505

La catégorie de « presque » en tant que définition des attributs de l’absolu Alain BADIOU.................................................................. 507 Choses en soi et vérités absolues Brice HALIMI .................................................................. 519

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Table des matières

593

Le réalisme, le théisme et les croyances religieuses Yann SCHMITT ............................................................... 535 L’incroyable Dieu : note conjointe sur Bergson et la philosophie réaliste Camille RIQUIER ............................................................. 549 Métaphysique située : la consistance du réel et la Terre Pierre MONTEBELLO ...................................................... 563 Le vitalisme critique, ou le seul réalisme qui vaille Frédéric WORMS ............................................................. 577 Les auteurs .......................................................................... 585

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