Changer sa vie sans changer le monde : l'anarchisme contemporain entre émancipation individuelle et révolution sociale 9782748903997, 2748903994

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Changer sa vie sans changer le monde : l'anarchisme contemporain entre émancipation individuelle et révolution sociale
 9782748903997, 2748903994

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CHANGER SA VIE SANS CHANGER LE MONDE

Dans la même collection A L A I N A C C A R D O , Le Petit-Bourgeois

tentions hégémoniques

gentilhomme

- Sur

des classes moyennes —

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pré-

Engagements.

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nucléaire

et catastrophe

— (AVEC E D W A R D H E R M A N ) La Fabrication

écologique

du consentement.

De

la propagande médiatique en démocratie LAURENCE DE COCK, L'Histoire

comme émancipation

IRÈNE PEREIRA [DIR.]), Les Pédagogies

— (AVEC

critiques

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JULIAN MISCHI, Le Communisme

Hommes

de

l'exil

désarmé. Le PCF et les classes

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technologies font au travail MATHIAS REYMOND, AU nom de la démocratie, votez bien ! KEEANGA-YAMAHTTA TAYLOR, Black Lives Matter. Le renouveau de la révolte noire américaine

© The Bookchin Trust, 2019 © Agone, 2019 BP 70072, F-13192 Marseille cedex 20 www.agone.org ISBN : 978-2-7489-0399-7

Murray Bookchin

Changer sa vie sans changer le monde L'anarchisme contemporain entre émancipation individuelle et révolution sociale Traduit de l'anglais et postfacé par Xavier Crépin

Les notes de référence, en chiffres arabes, sont rassemblées par chapitre, infra, p. 175. Sauf mention contraire, toutes les notes sont de l'auteur.

Édition préparée par Florence Allègre et Marie Laigle.

Note au lecteur se trouve aujourd'hui à un tournant de sa longue et turbulente histoire : c'est ce qui m'a poussé à écrire ce court ouvrage. À une époque où, dans de nombreux pays, la méfiance populaire à l'égard de l'État a atteint des proportions extraordinaires ; où le contraste est criant entre, d'un côté, une poignée d'individus et d'entreprises très riches qui se partagent la société et, de l'autre, l'appauvrissement continu de millions de gens à des niveaux sans précédent depuis la crise des années 1930; où l'exploitation atteint un tel degré que les gens en sont réduits à accepter de travailler un nombre d'heures par semaine digne du siècle dernier, les anarchistes n'ont pas été capables de proposer un programme cohérent ou une organisation révolutionnaire qui aurait pu fournir un débouché au mécontentement que la société contemporaine fait naître au sein de la population. Au lieu de cela, ce mécontentement s'est trouvé capté par des hommes politiques réactionnaires, qui l'ont détourné contre les minorités ethniques et les immigrants, ainsi que contre les pauvres et les marginaux, tels que les mères seules, les sansabri, les personnes âgées, et même les écologistes, qui se voient chargés de tous les maux sociaux contemporains. Si les anarchistes - ou en tout cas la plupart de ceux qui se réclament de ce courant - ne réussissent pas à toucher une masse de partisans potentiellement énorme, cela ne tient pas seulement au

L

'ANARCHISME

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sentiment d'impuissance qui s'est emparé de millions de gens aujourd'hui. C'est en grande partie le résultat des changements qui se sont produits chez bien des anarchistes eux-mêmes ces deux dernières décennies. Qu'on le veuille ou non, des milliers de prétendus anarchistes, renonçant au caractère essentiellement social de l'anarchisme, ont fini par adopter le personnalisme yuppie et new âge typique de notre époque décadente et bourgeoise. A u sens propre du terme, ils ne sont plus socialistes - des défenseurs d'une société libertaire orientée vers la communauté - et ils refusent de s'engager réellement dans une confrontation sociale, basée sur un programme cohérent, avec l'ordre existant. Emboîtant le pas de la classe moyenne branchée, les voilà de plus en plus nombreux à se tourner vers un individualisme décadent, un mysticisme sordide et une vision édénique de l'histoire au nom de leur « autonomie » souveraine, de l'« intuitionnisme » et du « primitivisme ». Ainsi, chez nombre d'anarchistes autoproclamés, le capitalisme disparaît, remplacé par une « société industrielle » abstraite. Pour eux, les diverses oppressions qu'il génère ne sont qu'une simple conséquence de la technologie. Ils ne voient pas, derrière celle-ci, les rapports sociaux entre capital et travail organisés autour d'une économie de marché qui, de la culture à l'amitié et à la famille, a envahi toutes les sphères de la vie. La tendance qu'ont beaucoup d'anarchistes à imputer les problèmes sociaux à la « civilisation » plutôt qu'au capital et à la hiérarchie, à la « mégamachine » plutôt qu'à la marchandisation de la vie, et à d'obscurs « simulacres » plutôt qu'à la tyrannie très concrète du besoin matériel et de l'exploitation,

NOTE AU LECTEUR

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n'est pas sans rappeler les justifications bourgeoises des dégraissages dans les entreprises modernes, qui mettent en avant les « avancées technologiques » et non l'insatiable soif de profit de la bourgeoisie. Je mettrai l'accent dans les pages qui suivent sur le fait que ces prétendus anarchistes ont déserté le terrain social, que privilégiaient les anarchistes de jadis, tant les anarcho-syndicalistes que les révolutionnaires communistes libertaires, pour lui préférer des coups de main ponctuels - ne nécessitant ni organisation ni cohérence intellectuelle - et, ce qui est plus inquiétant, une attitude ouvertement égotiste alimentée par la décadence généralisée de l'actuelle société bourgeoise. À dire vrai, les anarchistes peuvent s'enorgueillir à juste titre de s'être depuis longtemps battus pour une liberté sexuelle complète, une esthétisation de la vie quotidienne et une humanité affranchie du poids des contraintes psychologiques qui ont longtemps entravé sa liberté tant sensuelle qu'intellectuelle. Pour ma part, en tant qu'auteur il y a environ trente ans de Desire and need (Désir et besoin), je ne peux que suivre Emma Goldman quand elle déclare ne pas vouloir d'une révolution où elle ne pourrait pas danser - et, comme le firent observer très tôt dans le siècle mes parents wobbly1, d'une révolution où ils ne pourraient pas chanter. Mais à tout le moins, ils voulaient une révolution - une révolution sociale - sans laquelle de telles fins esthétiques et psychologiques ne bénéficieraient qu'à quelques-uns. C'est cet objectif révolutionI. C e s t ainsi qu'on désigne les membres du syndicat révolutionnaire Industrial Workers of the World (IWW)- [ndt]

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naire, aussi sommaire soit-il, qui était au centre de tous leurs espoirs et de tous leurs idéaux. Malheureusement, les prétendus anarchistes que je rencontre aujourd'hui sont de plus en plus rares à défendre cet objectif révolutionnaire, et la noblesse d'âme et la conscience de classe qu'il implique. C'est justement la perspective de la révolution sociale, si importante pour la définition d'un anarchisme social, et tout ce qu'elle signifie en matière de théorie et d'organisation, que je voudrais remettre au goût du jour dans l'examen critique de l'anarchisme comme style de vie, qui forme le sujet des pages qui suivent. Sauf, ce que je souhaiterais, à me tromper complètement, les objectifs révolutionnaires et sociaux de l'anarchisme souffrent d'une telle dégradation que le mot « anarchie » fera bientôt partie intégrante du vocabulaire chic bourgeois du siècle à venir : une chose quelque peu polissonne, rebelle, insouciante, mais délicieusement inoffensive. 12 juillet 1995

L'anarchisme : révolution sociale ou mode de vie? l'anarchisme, un ensemble d'idées antiautoritaires très œcuménique, s'est développé à la jonction de deux grandes tendances contradictoires : un engagement personnaliste en faveur de l'autonomie individuelle et un engagement collectiviste en faveur de la liberté sociale. Jamais, tout au long de l'histoire de la pensée libertaire, ces deux tendances ne sont parvenues à se réconcilier. En fait, durant la majeure partie du siècle dernier, elles ont simplement cohabité au sein de l'anarchisme, leur accord se réduisant à une simple opposition à l'État, sans envisager plus largement la nouvelle société qui doit être créée à sa place. Ce qui ne veut pas dire que les diverses écoles anarchistes n'ont pas défendu à leur manière différentes formes d'organisation sociale, souvent très opposées les unes aux autres. Ce qui caractérise cependant globalement l'anarchisme, c'est la défense de ce que Isaiah Berlin a appelé une « liberté négative », c'est-à-dire une liberté formelle « a l'égard de » [freedom from], et non une liberté substantielle, une « liberté en vue de » [freedom to]. L'anarchisme a souvent revendiqué fièrement son attachement à la liberté négative, y voyant une preuve de son pluralisme naturel, de son ouverture idéologique, de sa créativité et même, ajoutent certains de ses zélateurs postmodemes, de son incohérence.

D

EPUIS DEUX SIÈCLES,

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L'incapacité de l'anarchisme à dépasser cette tension, à concevoir clairement la relation entre l'individuel et le collectif, et à indiquer les conditions historiques qui rendraient possible une société anarchiste sans État, est à l'origine de nombreuses difficultés que, jusqu'à aujourd'hui, la pensée anarchiste n'a pas réussi à dépasser. Contrairement à la plupart des anarchistes de son époque, Pierre Joseph Proudhon a essayé de tracer une image assez concrète d'une société libertaire. La description de Proudhon, essentiellement basée sur des contrats liant de petits producteurs, des coopératives et des communes, portait la marque du monde des artisans de province où il était né. Mais cette tentative de concilier une vision corporatiste, parfois patriarcale de la liberté, avec une organisation sociale contractuelle manquait de profondeur. L'idée que les artisans, la coopérative et la commune pourraient entrer en rapport les uns avec les autres sur la base des notions contractuelles et bourgeoises d'équité et de justice, plutôt que des notions communistes de capacité et de besoin ne pouvait germer que chez un artisan, soucieux avant tout d'autonomie personnelle et se déchargeant du soin de tout ce qui relève de la morale sur une collectivité, réduite pour lui à une somme de bonnes volontés. De fait, la fameuse déclaration de Proudhon proclamant que « Quiconque met la main sur moi pour me gouverner est un usurpateur et un tyran ; je le déclare mon ennemi » fait nettement pencher la balance du côté d'une liberté personnaliste, négative et laisse dans l'ombre son opposition aux institutions sociales oppressives et sa vision de

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la société anarchiste. On doit rapprocher ce jugement de la déclaration franchement individualiste de William Godwin : « Il n ' y a qu'un pouvoir auquel je puisse obéir sans arrière-pensée, c'est la décision de mon propre entendement, ce que me dicte ma propre conscience 1 . » L'invocation par G o d w i n de l'« autorité » de son entendement et de sa conscience propres, comme la condamnation par Proudhon de la « main » qui menace de restreindre sa liberté, donne à l'anarchisme une orientation résolument individualiste. De telles déclarations, malgré leur force persuasive - qui leur a valu aux États-Unis l'admiration de la droite soi-disant libertarienne (« propriétarienne » serait plus adapté), apologiste de la « libre » entreprise - révèlent un anarchisme très contradictoire. Michel Bakounine et Pierre Kropotkine, en revanche, défendent des vues essentiellement collectivistes et même explicitement communistes dans le cas de Kropotkine. Bakounine défendait avec énergie la prévalence du social sur l'individuel. La société, écrit-il, est antérieure et à la fois elle survit à chaque individu humain, comme la nature elle-même ; elle est éternelle comme la nature, ou plutôt née sur la terre, elle durera aussi longtemps que durera notre terre. Une révolte radicale contre la société serait donc aussi impossible pour l'homme qu'une révolte contre la nature, la société humaine n'étant d'ailleurs autre chose que la dernière grande manifestation ou création de la nature sur cette terre; et un individu qui voudrait mettre la société, c'està-dire la nature en général et spécialement sa propre nature en question, se mettrait par là même

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en dehors de toutes les conditions d'une réelle existence2. Bakounine a souvent critiqué de façon très vive l'individualisme répandu dans le libéralisme et l'anarchisme. Dans l'un de ses jugements les moins sévères, il écrit par exemple que, si la société est tributaire des individus, c'est elle pourtant qui les constitue : Pour former la plus pauvre des individualités libres d'aujourd'hui, il a fallu que fussent conjugués les efforts sociaux d'une foule de générations. Ainsi, l'individu, sa liberté et son intellect, sont le produit de la société, non celle-ci le produit des individus, et plus hautement, plus intégralement, plus librement l'homme est développé, plus il est le produit de la société, plus il a reçu d'elle et lui est redevable3. Kropotkine, pour sa part, est resté remarquablement constant dans sa défense du collectivisme. Dans son article de YEncyclopaedia Britannica sur l'« Anarchisme », sans doute son œuvre la plus lue, il situait clairement les conceptions économiques de l'anarchisme à la « gauche » de « tous les socialismes », appelant à l'abolition radicale de la propriété privée et de l'État « en s'appuyant sur l'initiative locale et personnelle, et d'une fédération libre qui irait du simple vers le composé, au lieu de la présente hiérarchie qui part du centre pour aller vers la périphérie ». Les ouvrages de Kropotkine sur l'éthique se caractérisent par une critique constante des conceptions libérales tendant à opposer l'individu à la société ou, plus exactement, à subordonner celle-ci à l'individu ou au moi. Il s'inscrivait luimême sans hésitation dans la tradition socialiste.

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Son communisme libertaire, fondé sur le progrès technologique et l'accroissement de la productivité, domina le courant anarchiste des années 1890, éclipsant peu à peu les notions collectivistes de distribution basées sur l'équité. Les anarchistes, « à l'instar de beaucoup de socialistes », soulignait Kropotkine, reconnaissaient la nécessité de « périodes d'évolution accélérée qu'on appelle révolutions », devant finalement aboutir à une société reposant sur des fédérations de « chaque commune composée des groupes locaux de producteurs et de consommateurs » 4 . Avec l'apparition de l'anarcho-syndicalisme et du communisme libertaire à la fin du XIXE siècle et au début du xx e , il était devenu bien moins urgent d'apaiser la tension entre les tendances individualistes et collectivistes L'anarchisme individualiste avait été largement marginalisé par les mouvements ouvriers socialistes de masse, dont les anarchistes se considéraient le plus souvent comme l'aile gauche. Dans une ère de bouleversements sociaux orageux, caractérisée par la montée en puissance d'un mouvement ouvrier de masse, qui culmina dans les années 1930 avec la révolution espagnole, les anarcho-syndicalistes et les communistes libertaires, autant que les marxistes, ne voyaient plus dans l'anarchisme individualiste qu'une curiosité exotique pour petits-bourgeois. Ils

I. O n peut en fait faire remonter l'anarcho-syndicalisme aux notions de « Grand

Holiday » ou de grève générale défendues par les Chartistes

anglais. Parmi les anarchistes espagnols, c'était déjà une

pratique

répandue dans les années 1880, à peu près dix ans avant que la France ne la transforme en doctrine.

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combattaient sans ménagement ce qui n'était à leurs yeux qu'une fantaisie de classe moyenne, plus apparentée au libéralisme qu'à l'anarchisme. Q était difficile alors pour les individualistes d'ignorer, au nom de leur « unicité », la nécessité de mettre en place des formes d'organisation révolutionnaire solides et dotées de programmes cohérents et convaincants. La poursuite des activités anarchistes avait fait naître un besoin d'écrits théoriques et programmatiques de base, que la métaphysique stirnérienne de l'Unique et sa « propriété » était impuissante à satisfaire, mais auquel répondront notamment des écrits comme La Conquête du pain de Kropotkine (Londres, 1913), El organismo econômico de la révolution de Diego Abad de Santillân (Barcelone, 1936) et La Philosophie politique de Bakounine de Maximoff (publication anglaise en 1953, trois ans après la mort de Maximoff ; la date de la compilation originale, non indiquée dans la traduction anglaise, remonte peut-être à plusieurs années, voire à plusieurs décennies plus tôt). Aucune « Union des Égoïstes » stirnérienne, à ce que je sache, n'a jamais réussi à prendre son essor - à supposer même qu'une telle union puisse être établie et survivre à l'« unicité » de ses participants « égocentriques ».

Anarchisme individualiste et réaction Bien sûr, l'idéologie individualiste n'a pas totalement disparu au cours de cette période d'agitation sociale intense. Une importante réserve d'anarchistes individualistes, en particulier dans le monde

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anglo-américain, était influencée par les idées de John Locke et de John Stuart Mill, aussi bien que de Stimer lui-même. Des individualistes du cru, aux conceptions plus ou moins libertaires, ont encombré l'horizon anarchiste. L'anarchisme individualiste n'aura finalement réussi à attirer, justement, que des individus, que ce soit Benjamin Tucker aux États-Unis, qui soutenait une forme pittoresque de libre compétition, ou Frederica Montseny en Espagne, dont la pratique a le plus souvent démenti sa profession de foi stirnerienne 1 . Malgré leur fidélité affichée à l'idéologie communiste libertaire, des nietzschéens comme Emma Goldman se montraient souvent très proches intellectuellement des individualistes. Aucun anarchiste individualiste n'a réellement exercé d'influence sur la classe ouvrière naissante. Leur opposition, strictement personnelle, se réduisait pour l'essentiel à des tracts incendiaires, des comportements scandaleux et des styles de vie excentriques dans les ghettos culturels new-yorkais, parisien et londonien de la fin du x i x e siècle. En tant que credo, l'anarchisme individualiste n'a pas dépassé le stade de la vie de bohème, s'exprimant surtout par des plaidoyers en faveur de la liberté sexuelle (l'« amour libre ») et par un goût immodéré pour les innovations en matière artistique, comportementale et vestimentaire. C'est uniquement dans les périodes de forte répression et d'étouffement des conflits sociaux que les anarchistes individualistes sont parvenus I. L'expression est empruntée à Shakespeare, Hamlet More honor'd in the breach than the observance

: « it is a custom

» (acte I, scène 4). [ndt]

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à jouer un rôle de premier plan au sein du mouvement libertaire - et cela, principalement, sous la forme du terrorisme. En France, en Espagne, et aux États-Unis, les anarchistes individualistes ont perpétré des actes terroristes qui ont valu à l'anarchisme une réputation de conspiration violente et sinistre. Ceux qui sont devenus terroristes étaient moins des socialistes ou des communistes libertaires que des hommes et des femmes désespérés qui utilisaient des armes et des explosifs pour protester contre les injustices et le philistinisme de leur époque : c'est ce qu'ils prétendaient être de la « propagande par le fait ». Le plus souvent cependant, l'anarchisme individualiste limitait ses provocations à la culture. Il n'acquérait une quelconque influence au sein de l'anarchisme que dans la mesure exacte où les anarchistes se coupaient du public. Le climat actuel de réaction sociale permet en grande partie d'expliquer l'émergence au sein de l'anarchisme euroaméricain d'un phénomène impossible à ignorer : la diffusion de l'anarchisme individualiste. À l'heure où ce qui caractérise toutes les formes de socialisme, même les plus respectables, c'est l'abandon de tous les principes radicaux, les questions de mode de vie prennent de nouveau le pas sur l'action sociale et la politique révolutionnaire au sein du courant anarchiste. Dans des pays traditionnellement individualistes libéraux comme les États-Unis et la Grande-Bretagne, les années 1990 voient proliférer les anarchistes autoproclamés qui, si on laisse de côté leur flamboyante rhétorique radicale, ne développent en fait qu'une forme modernisée d'anarchisme individua-

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liste que j'appellerai anarchisme existentiel'. Mettant l'accent sur le moi et sa singularité et insistant sur le caractère polymorphique de la résistance, ils vident peu à peu la tradition libertaire de tout contenu socialiste. Tout autant que le marxisme et d'autres socialismes, l'anarchisme porte souvent la marque de l'environnement bourgeois qu'il entend combattre. Ainsi l'« intériorité » envahissante et le narcissisme de la génération yuppie ont marqué bien des radicaux autoproclamés. Un aventurisme intermittent, une bravoure toute personnelle, une aversion pour la théorie présentant une étrange ressemblance avec l'antirationalisme postmoderne, une glorification de l'incohérence théorique (du pluralisme), un engagement sans aucun contenu politique ou organisationnel au service de l'imagination, du désir et de la joie, et un effort intense en vue de réenchanter sa propre vie quotidienne, autant de traits qui illustrent l'influence négative

I. L'expression « lifestyle anarchism

» est difficile à traduire en français.

Bookchin ne désigne pas en effet par cette expression un anarchisme « vécu », un m o d e de vie • anarchiste », résultant d'une volonté légitime de mettre en accord ses idées et ses actes, mais un anarchisme réduit à la vie privée et sans perspective sociale. C'est un anarchisme mutilé pour lequel il ne s'agit plus de changer la société mais de changer sa vie. Bref le lifestyle est une idéologie et pas seulement une pratique vécue. On pourrait donc le rendre par la périphrase « anarchisme par et pour le m o d e de vie », qui jure fâcheusement avec la concision de l'original. C e s t pourquoi nous avons préféré traduire dans la majorité des cas lifestyle par « existentiel », manière là aussi de se référer au vécu et en m ê m e temps d'affirmer la primauté de celui-ci. Nous s o m m e s redevables de cette expression à Renaud Garcia, qui l'a utilisé dans Le Désert de b critique. Déconstruction

et politiques.

[ndt]

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que la réaction sociale a exercée sur l'anarchisme euroaméricain ces deux dernières décennies 1 . Durant les années 1970, écrit Katinka Matson, qui a rédigé un manuel rassemblant des techniques de développement psychologique personnel, il s'est produit « un remarquable changement dans la façon dont nous percevons notre rapport au monde. Dans les années i960, continue-t-elle, les gens étaient avides d'activisme politique : le Vietnam, l'écologie, les grands rassemblements festifs", les communautés, les drogues, etc. Aujourd'hui nous nous tournons vers nous-mêmes : nous recherchons une définition personnelle, une progression personnelle, une réussite personnelle et une clarification personnelle 6 . » Ce dégoûtant petit inventaire compilé par Matson pour le magazine Psychology Today passe en revue la moindre technique, de l'acupuncture au Yi King, de la thérapie Est à la réflexologie. Elle aurait pu tout aussi bien inclure rétrospectivement l'anarchisme existentiel au rang de ces techniques destinées à assoupir le moi et

I.

Malgré toutes ses limites, la contre-culture anarchisante du début

des turbulentes années 1960 était souvent très politique : des mots c o m m e «désir» et « j o i e » étaient employés dans un sens éminemment social, en comparaison duquel les tendances personnalistes d e la génération postérieure, celle d e Woodstock, paraissent souvent ridicules. La transformation de la « culture jeune » ( c o m m e on l'a d'abord appelée) dans la période qui va du début des mouvements pour les droits civiques et pour la paix à 1969, année de Woodstock et d'Altamont, où l'accent est de plus en mis sur une forme de « plaisir » purement égocentrique, peut être illustrée par l'évolution de Dylan, qui passe de iBlowin'in

the

Wind » à « Sad-Eyed Lady of the Lowlands ». II. En anglais, « be-ins » : sorte de happenings géants caractéristiques de la période hippie, [ndt]

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qui ont bien plus à voir avec les idéaux d'autonomie individuelle qu'avec ceux de liberté sociale. À travers toutes ses évolutions, la psychothérapie n'a jamais cessé de promouvoir un « moi » centré sur lui-même et sur son autonomie - vue comme le soulagement que procure l'autosuffisance émotionnelle - plutôt que le moi socialement engagé que suppose la liberté. Dans l'anarchisme existentiel comme dans la psychothérapie, l'ego est opposé au collectif ; le moi à la société ; le personnel à ce qui est commun. C'est ainsi que le moi - ou plus précisément la forme qu'il revêt dans les différentes manières de vivre - est devenu après les années i960 une véritable idée fixe* pour de nombreux anarchistes, qui ont perdu de vue la nécessité d'une opposition organisée, collective, programmatique à l'ordre social existant. Les « protestations » sans forme, les échappées sans direction, les efforts pour s'affirmer, et une forme de « recolonisation » personnelle de la vie quotidienne sont le pendant des modes de vie psychothérapeutiques, New Age, orientés sur soi des baby-boomers et des membres de la génération X en proie à l'ennui. Ce qu'on désigne par anarchisme aujourd'hui, en Amérique et même de plus en plus en Europe, ce n'est rien d'autre en réalité qu'un personnalisme introspectif hostile à tout engagement social et à toute responsabilité ; un club de rencontre rebaptisé selon l'occasion « collectif » ou « groupe affinitaire » ; un état d'esprit qui rejette avec mépris tout ce qui est structure, organisation

I. En français dans le texte.

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ou implication publiques ; une cour de récréation pour gamins. Consciemment ou non, bien des partisans de l'anarchisme existentiel, en insistant davantage sur l'« insurrection personnelle » que sur la révolution sociale, ont fait leur l'approche de Foucault et substituent à sa suite une critique ambiguë et cosmique du pouvoir à une exigence d'autonomisation des opprimés par la création de leurs propres institutions, telles que des assemblées, des conseils et/ou des confédérations. Dans la mesure où elle exclut toute possibilité effective de révolution sociale - qualifiée d'« impossible » ou d'« imaginaire » - , cette orientation implique en fin de compte la disparition de l'anarchisme sous ses formes communistes ou socialistes. En effet, Foucault défend une perspective d'après laquelle la résistance « n'est jamais en position d'extériorité par rapport au pouvoir... Il n'y a donc pas par rapport au pouvoir un lieu [sous-entendu : universel] du grand Refus - âme de la révolte, foyer de toutes les rébellions, loi pure du révolutionnaire ». Coincés comme nous le sommes dans les rets tentaculaires d'un pouvoir si cosmique qu'il devient impossible, même en tenant compte des exagérations et des équivoques de Foucault, de dépasser le stade d'une résistance entièrement polymorphe, nous errons en vain entre le « solitaire » et le « rampant » '. En bref, selon cette conception tortueuse, la résistance doit

I. Quel bonheur le jour où on pourra enfin tirer de Foucault quelque chose de clair, tant les formulations qu'on trouve chez lui se prêtent à des interprétations contradictoires 7 !

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nécessairement prendre la forme d'une guerre de guérilla perpétuelle et toujours vouée à la défaite. L'anarchisme existentiel, à l'instar de l'anarchisme individualiste, dédaigne la théorie : il s'apparente ainsi au mysticisme et au primitivisme. Leurs liens sont trop vagues cependant et trop basés sur l'intuition, voire l'irrationalisme, pour être directement analysés. Il s'agit d'un symptôme de la tendance actuelle à faire du moi un sanctuaire contre le malaise social existant, plus que d'une cause proprement dite. Au-delà de cette convergence, les formes plus spécifiquement personnalistes de l'anarchisme ont pourtant en propre un certain nombre de prémisses théoriques confuses qu'il convient d'analyser de façon critique. Pour l'essentiel elles se rattachent idéologiquement au libéralisme, et reposent sur le mythe de l'individu entièrement autonome, dont les prétentions à se gouverner lui-même sont fondées sur des « droits naturels » axiomatiques, la « valeur intrinsèque », ou, de manière plus sophistiquée, sur un ego transcendantal kantien, qui engendre toute la réalité connaissable. On retrouve cette conception classique dans le « Moi » ou ego de Stirner, qui partage avec l'existentialisme la tendance à résorber toute réalité en lui-même, comme si l'univers tournait autour des choix de l'individu égocentré '.

I. Les origines philosophiques de cet ego se trouvent chez Kant (filtré par Fichte). La conception stimérienne de l'ego n'était qu'un démarquage plutôt grossier du Moi kantien et singulièrement fichtéen, dont elle ne distinguait que par une agressivité assez vaine.

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Les ouvrages plus récents sur l'anarchisme existentiel font généralement l'impasse sur le « Moi » souverain et englobant de Stirner, tout en restant fidèles à son égocentrisme. Ils insistent plutôt sur l'existentialisme, le situationnisme recyclé, le bouddhisme, le taoïsme, 1 'antirationalisme et le primitivisme - ou, pour les plus œcuméniques, une combinaison de tout ou partie de ceux-ci. Ce qui unit ces différents courants, c'est, comme nous allons le voir, l'évocation, par-delà la Chute, d'un moi originel, souvent envahissant et parfois grossièrement infantile, qui aurait soi-disant précédé l'histoire, la civilisation et toute forme de technologie un peu élaborée - et même le langage ; des conceptions qui ont également nourri plus d'une idéologie réactionnaire tout au long de ce siècle.

Autonomie ou liberté Sans tomber dans le piège d'un constructivisme social faisant de chaque catégorie le simple produit d'une société donnée, il faut nous demander quelle est la définition d'un « individu libre ». Comment l'individualité apparaît, et sous quelles conditions est-elle libre ? Les partisans de l'anarchisme existentiel sont plus intéressés par l'autonomie que par la liberté [freedom], qu'ils privent ainsi de ses riches connotations sociales. En effet, ce n'est pas un hasard si les anarchistes aujourd'hui revendiquent en permanence l'autonomie plutôt que la liberté [freedom] sociale, surtout parmi les tenants anglo-américains de la pensée libertaire, dont la notion d'autonomie

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recouvre plus ou moins celle de liberté [liberty] personnelle. Les origines de celle-ci remontent à la tradition de la libertas romaine impériale, dont le moi sans entraves est « libre » [free] de posséder sa propriété personnelle - et de satisfaire ses désirs personnels. Aujourd'hui, bien des anarchistes existentiels considèrent que l'individu doté de « droits souverains » s'oppose non seulement à l'État mais à la société en tant que telle. Au sens strict, le mot grec « autonomia » signifie « indépendance », évoquant un moi se gouvernant lui-même, qui ne dépend pas de ses clients et qui n'a besoin de personne pour subvenir à ses besoins. Il n'a pas été, à ma connaissance, très utilisé par les philosophes grecs ; il n'est d'ailleurs même pas mentionné dans le lexique historique de F. E. Peters, Les Termes philosophiques grecs. Le mot « autonomie », comme celui de « liberté individuelle » (liberty), se rapporte à l'homme (ou à la femme) que Platon aurait nommé ironiquement le « maître de soi-même », ce qui arrive selon lui « quand la partie supérieure de l'âme humaine commande à l'inférieure ». Même pour Platon, la tentative de parvenir à l'autonomie à travers la maîtrise de soi constituait un paradoxe, car « celui qui est maître de lui-même est aussi [...] esclave de lui-même, et celui qui est esclave, maître ; car en tous ces cas c'est la même personne qui est désignée » 8 . De façon caractéristique, Paul Goodman, qui est au fond un anarchiste individualiste, soutient que « pour moi, le principe essentiel de l'anarchisme ce n'est pas la liberté [freedom] mais l'autonomie, l'aptitude à entamer une tâche et à la mener à bien par soi-

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même » - une opinion plus digne d'un esthète que d'un partisan de la révolution sociale 9 . Tandis que l'autonomie est associée à l'individu prétendument souverain, la liberté [freedom] entremêle de manière dialectique l'individuel et le collectif. Le mot freedom possède un équivalent grec : eleutheria et dérive de l'allemand Freiheit, un terme qui garde encore la trace de ses origines gemeinschàftliche ou communautaires, liées à la vie et à la loi tribale teutoniques. Appliqué aux individus, le mot freedom a l'avantage de nous faire voir dans la société ou la collectivité la source de cet individu et de son développement personnel. Rendu à sa « liberté » [freedom], le moi individuel ne se développe pas en opposition à la collectivité ou séparément d'elle mais est essentiellement constitué par son existence sociale et, dans une société rationnelle, se réaliserait grâce à elle. Il n ' y a donc plus écrasement de la liberté [liberty] individuelle par la liberté [freedom] mais au contraire réalisation 1 . La confusion entre autonomie et liberté [freedom] n'est que trop évidente dans le livre de L. Susan Brown La Politique de l'individualisme, une tentative récente pour développer et élaborer une forme d'anarchisme essentiellement indiviI.

Malheureusement,

dans les langues

romanes, « freedom

» est

généralement traduit par un mot dérivé du latin « libertas » - le français « liberté », l'italien « liberté », o u l'espagnol « libertad ». L'anglais, qui combine l'allemand et le latin, autorise une distinction entre « freedom » et « liberty », qui n'est pas possible dans d'autres langues. Sur ce sujet je ne peux que recommander à ceux qui écrivent dans une autre langue d'utiliser en m ê m e temps les mots anglais afin d e ne pas faire disparaître ces distinctions.

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dualiste, conservant néanmoins certains traits du communisme libertaire Si l'anarchisme existentiel a besoin d'une légitimité académique, il la trouvera dans sa tentative de mélanger Bakounine et Kropotkine avec John Stuart Mill. Il s'agit là, hélas !, d'un problème qui déborde le cadre strictement académique. Le travail de Brown montre à quel point les notions d'autonomie personnelle et de liberté sociale peuvent s'opposer. Fondamentalement, comme Goodman, elle fait de l'anarchisme une philosophie de l'autonomie personnelle plutôt que de la liberté sociale. Elle plaide également en faveur d'« un individualisme existentiel » qu'elle distingue nettement à la fois de « l'individualisme instrumental » (ou de « l'individualisme possessif [bourgeois] » de C. B. Macpherson) et du « collectivisme » - le tout agrémenté de nombreuses citations d'Emma Goldman, qui n'est certes pas le penseur le plus intéressant du panthéon libertaire. L'« individualisme existentiel » de Brown a en commun avec le libéralisme « le souci de l'autonomie individuelle et de l'autodétermination », écrit-elle. « Bien que les anarchistes aussi bien que les non-anarchistes ont considéré que la théorie anarchiste relevait en grande partie du communisme, observe-t-elle, ce qui distingue l'anarchisme d'autres philosophies communistes est son plaidoyer intransigeant et incessant en faveur de l'autodétermination et de l'autonomie. Un anarchiste - qu'il soit communiste, individualiste, mutualiste, syndicaliste ou féministe - est quelqu'un pour I. La vague adhésion de Brown au communisme libertaire semble plus dictée par l'instinct que découler de son analyse 1 0 .

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qui importe avant tout la liberté [freedom] individuelle » - et ici elle utilise le mot « liberté » [freedom] dans le sens d'« autonomie ». Bien que sa critique « de la propriété privée et sa défense de rapports économiques communaux libres » mène l'anarchisme de Brown au-delà du libéralisme, celui-ci place cependant les droits individuels audessus des droits collectifs et en opposition à ceuxci". « Ce qui distingue [l'individualisme existentiel] du point de vue collectiviste, continue Brown, c'est que les individualistes [les anarchistes aussi bien que les libéraux] croient en l'existence d'une volonté libre authentique guidée par des motifs internes, tandis que la plupart des collectivistes considèrent que la personne humaine est façonnée de l'extérieur par les autres - l'individu pour eux est "construit" par le collectif » (c'est nous qui soulignons). Ce qui pousse Brown à rejeter le collectivisme - pas simplement le socialisme d'État, mais le collectivisme en tant que tel - , c'est avant tout ce bobard libéral : une société collectiviste impliquerait une subordination de l'individu au groupe. Cette incroyable suggestion selon laquelle « la plupart des collectivistes » n'ont considéré les individus que comme « des épaves humaines emportées par le courant de l'histoire » ,2 est à cet égard un cas d'école. C'était certainement vrai pour Staline, ainsi que pour la plupart des bolcheviques, qui hypostasiaient les forces sociales au détriment des désirs et des intentions individuelles. Mais pour les collectivistes en tant que tels? Nous faut-il ignorer toute une tradition collectiviste généreuse, marquée par la quête d'une société rationnelle,

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démocratique et harmonieuse - les visions d'un William Morris, par exemple, ou d'un Gustav Landauer? Et que dire de Robert Owen, des fouriéristes, des socialistes démocratiques et libertaires, des premiers sociaux-démocrates, et même de Karl Marx et de Pierre Kropotkine ? Je ne suis pas sûr que « la plupart des collectivistes », les anarchistes y compris, accepteraient le déterminisme vulgaire que Brown attribue aux conceptions sociales de Marx. En dessinant le portrait de « collectivistes » imaginaires partisans d'un mécanisme caricatural, Brown crée une opposition rhétorique entre, d'un côté, un individu s'étant mystérieusement constitué lui-même et, de l'autre, une collectivité omniprésente, le plus souvent oppressive, voire totalitaire. Brown, en effet, accentue à tel point le contraste existant entre l'« individualisme existentiel » et les croyances de « la plupart des collectivistes » qu'on peut se demander dans quelle mesure ses arguments ne sont pas ici, au mieux, douteux et, au pire, trompeurs. Nous savons bien que, nonobstant la retentissante phrase d'ouverture du Contrat social de Rousseau, les gens ne naissent définitivement pas libres et encore moins autonomes. Bien au contraire : ils naissent tout à fait non libres, dépendants à l'extrême, et manifestement hétéronomes. Le degré de liberté, d'indépendance et d'autonomie dont les gens disposent dans une période historique donnée résulte d'anciennes traditions sociales, et plus précisément d'un développement collectif- ce qui ne veut pas dire que l'individu ne joue pas

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un rôle important dans ce processus : il doit au contraire jouer ce rôle s'il veut être libre '. La conclusion logique du raisonnement de Brown est surprenante de simplicité. « Ce n'est pas le groupe qui donne forme à l'individu, nous ditelle, mais plutôt les individus qui donnent forme et contenu au groupe. Un groupe n'est ni plus ni moins qu'une collection d'individus. Il n'a pas de vie ou de conscience en propre (c'est nous qui soulignons) , 4 . » Si cette incroyable proposition ressemble fort à la fameuse déclaration de Margaret Thatcher selon laquelle : il n'existe pas de chose telle qu'une société, seulement des individus, elle révèle aussi une forme de myopie sociale, caractérisée par sa façon positiviste, voire naïve, de séparer entièrement l'universel et le concret. Aristote, semble-t-il, avait pourtant déjà résolu le problème quand il reprochait à Platon d'avoir crée un royaume de « formes » indicibles existant en dehors de leurs « copies » concrètes et tangibles. Ce qui est sûr, c'est que les individus ne forment jamais de simples « collections », sauf peut-être dans le cyberespace; bien au contraire, ce qui les définit dans une large mesure, lors même qu'ils

I. Bakounine fait cette remarque très juste et très plaisante sur le mythe des personnes nées libres : « Risible est la conception des individualistes de l'école de Jean-Jacques Rousseau et des mutualistes proudhoniens qui croient que la société résulte d'un libre contrat d'individus absolument indépendants les uns des autres et s'intégrant dans des rapports et dans une dépendance réciproque uniquement en vertu de conditions convenues entre eux. C o m m e si les uns et les autres étaient tombés du ciel en apportant avec eux et la parole, et la volonté, et la pensée, dons naturels et complètement détachés de toute origine terrestre, c'est-à-dire sociale". »

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semblent atomisés et clos sur eux-mêmes, c'est les relations qu'ils établissent ou qu'ils sont contraints d'établir les uns avec les autres, en vertu de leur existence bien réelle d'êtres sociaux. L'idée qu'une collectivité - et par extension une société - n'est « ni plus ni moins qu'une collection d'individus », et rien d'autre, cette façon de « percevoir » l'association des hommes n'a plus grand-chose de progressiste : elle relèverait plutôt, surtout aujourd'hui, de la réaction. À force d'assimiler le collectivisme à un déterminisme social implacable, Brown crée elle-même un « individu » abstrait, qui n'est même plus à proprement parler existentiel. L'existence humaine présuppose au minimum les conditions sociales et matérielles nécessaires au maintien de la vie, de la santé, de l'intelligence et du discours, ainsi que les qualités affectives que Brown associe à sa forme volontariste de communisme : l'attention, le soin, et le partage. Sans les relations sociales richement articulées qui encadrent les gens de la naissance à la vieillesse en passant par la maturité, une « collection d'individus » à la Brown ne serait, à vrai dire, pas une société du tout. Il s'agirait littéralement d'une « collection », au sens de Thatcher, de monades irresponsables, égocentriques et égoïstes. Leur prétendue autosuffisance cède bientôt la place, par un renversement dialectique, à une immense dés-individualisation : ne demandant rien d'autre que la satisfaction de leurs besoins et plaisirs, ils ne voient pas que ceux-ci, du moins aujourd'hui, sont le plus souvent socialement planifiés. La reconnaissance de l'autodétermination et de la libre volonté des individus ne doit pas nous

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conduire à rejeter le collectivisme. Les individus sont en effet capables de prendre conscience des conditions sociales sur fond desquelles s'exercent de si éminentes qualités humaines. La liberté suppose, pour s'accomplir, trois choses : des conditions biologiques (comme le savent tous ceux qui ont élevé un enfant), des conditions sociales (comme le savent tous ceux qui vivent dans une communauté) et, n'en déplaise aux constructivistes sociaux, une interaction entre l'environnement et des tendances personnelles innées (comme le sait toute personne qui pense). L'individualité ne naît pas comme ça, à partir de rien. Tout comme l'idée de liberté, elle a une longue histoire sociale et psychologique. Réduit à son seul moi, l'individu est privé des ancrages sociaux qui lui sont inhérents et qui sont à l'origine de tout ce qui, chez lui, devrait être cher aux anarchistes : la capacité de réflexion, liée en grande partie à la parole ; le fond émotionnel, où s'alimente la rage contre l'absence de liberté; la sociabilité, qui favorise le désir de changement radical ; et le sens de la responsabilité, qui pousse à l'action sociale. La thèse de Brown a en effet des implications inquiétantes pour l'action sociale. Si l'« autonomie » individuelle passe avant tout engagement en faveur d'une « collectivité », il n'y plus aucune base non seulement pour des formes sociales d'institution et de prise de décision mais pour une simple coordination administrative. Chaque individu, enfermé dans son « autonomie », est libre de faire tout ce qu'il veut - dans la mesure sans doute où, selon la vieille formule libérale, cela n'empiète pas sur l'« autonomie » des autres. Le

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discrédit touche également le mode de décision démocratique, considéré comme autoritaire. « Un pouvoir démocratique est toujours un pouvoir, nous avertit Brown. Même s'il permet davantage de participation individuelle au gouvernement que la monarchie ou une dictature totalitaire, il implique toujours par définition la répression de la volonté d'un certain nombre de personnes. Cela va évidemment à l'encontre de l'individu existentiel, qui doit défendre l'intégrité de sa volonté pour être existentiellement libre 1 5 . » Car si transcendantalement sacro-sainte est pour Brown la volonté autonome de l'individu qu'elle fait sien le jugement de Peter Marshall pour qui, selon les principes anarchistes, « la majorité n'a pas plus le droit de commander à la minorité, même une minorité d'un seul, que la minorité à la majorité 1 6 ». Refuser de faire reposer la délibération collective sur la raison, le discours et les procédures de démocratie directe, au motif que ceux-ci relèveraient du « commandement » et du « pouvoir », cela revient à donner à un moi souverain unique le droit de faire échec aux décisions de la majorité. Reste qu'une société libre ne pourra qu'être démocratique ou n'être pas. Dans la situation très existentielle, si l'on y tient, qui serait celle d'une société anarchiste - une démocratie directe libertaire - les décisions seraient certainement prises après une discussion ouverte. Par la suite ceux qui auraient été mis en minorité - même s'il ne s'agit que d'une seule personne - auraient tout loisir pour présenter des contre-arguments afin de tenter de modifier cette décision. La prise de décision par consensus, en revanche, empêche tout dissensus continu - ce

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processus si important pour s'assurer que régnent en permanence le dialogue, le désaccord, la contestation et la contre-contestation, sans lequel aucune création aussi bien sociale qu'individuelle ne serait possible. Le fonctionnement par consensus, c'est la garantie que les prises de décision importantes seront manipulées par une minorité, quand elles ne déboucheront pas sur rien. Et ce qui sera décidé s'effectuera sur la base du plus petit commun dénominateur : il s'agira de la façon la moins créative de se mettre d'accord. Je m'appuie ici sur l'expérience douloureuse de plusieurs années de pratique du consensus au sein de l'alliance de Clamshell, dans les années 1970. A u plus fort de la lutte de ce mouvement antinucléaire quasi anarchiste, quand il rassemblait des milliers d'activistes, un usage manipulatoire du consensus par une minorité a abouti à sa destruction. La « tyrannie de l'absence de structure 1 » qu'entraîne la prise de décision par consensus a permis à un petit nombre de personnes bien organisées au sein du mouvement de contrôler une masse pesante privée d'institution et, dans une grande mesure, d'organisation. Les appels permanents au consensus ont été fatals également au dissensus : il n'a pu être la base d'une discussion créative, encourageant la création et le développement d'idées débouchant sur des perspectives nouvelles et toujours plus larges. Or c'est le dissensus - et les dissidents qui empêchent une communauté quelconque de I. Allusion à « Tyranny of structurelessness », un article de la féministe américaine J o Freeman datant de 1970. [ndt]

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sombrer dans la stagnation. Il vaudrait mieux, à vrai dire, réserver l'emploi d'expressions péjoratives comme « commander » ou « dominer » aux tentatives pour réduire au silence les dissidents plutôt que pour l'exercice de la démocratie. Il est ironique que ce qui « force » les hommes à être libres, dans la fameuse phrase du Contrat social de Rousseau, ce pourrait bien n'être rien d'autre que la « volonté générale » consensuelle. N'ayant concrètement rien d'existentiel, l'« individualisme existentiel » de Brown traite l'individu de manière anhistorique. Celui-ci se trouve réduit à une catégorie transcendantale, un peu comme ce qui arriva dans les années 1970 lorsque Robert Paul WolfFfit défiler les notions kantiennes de l'individu dans son douteux Plaidoyer pour l'anarchisme. Les facteurs sociaux qui interagissent avec l'individu, en faisant un être volontaire et créatif, sont subsumés sous des abstractions morales transcendantales, dotées d'une vie purement intellectuelle et « existant » en dehors de l'histoire et de la praxis. Hésitant, dans son traitement du problème des rapports entre l'individu et la collectivité, entre un transcendantalisme moral et un positivisme simpliste, Brown essaie de les accoler sans plus de succès que s'il s'agissait par exemple de créationnisme et d'évolutionnisme. Inutile de chercher dans son ouvrage la moindre trace de cette riche dialectique et de cette longue évolution historique qui montrent comment l'individu est en grande partie le résultat du développement social, qu'il influence à son tour. Combinant une approche atomistique et strictement analytique au niveau de la plupart de ses développements avec des interprétations

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abstraitement morales et même transcendantales, Brown illustre parfaitement comment l'autonomie peut être opposée à la liberté sociale. Si l'on met l'« individu existentiel » d'un côté et une société qui ne consisterait en rien d'autre qu'une « collection d'individus » de l'autre, le gouffre entre l'autonomie et la liberté devient infranchissable '.

L'anarchisme comme chaos Le livre de Brown, quelles que puissent être ses opinions personnelles, reflète et renforce à la fois la tendance des anarchistes euroaméricains à s'éloigner de l'anarchisme social et à se rapprocher de l'anarchisme individualiste ou existentiel.

I. Une dernière chose : Brown commet de lourdes erreurs d'interprétation dans sa lecture de Bakounine, de Kropotkine et de mes propres écrits - des erreurs d'interprétation que seule une discussion détaillée permettrait de vraiment corriger. En ce qui m e concerne, je ne crois pas en l'existence d'un « être humain naturel », contrairement à ce que Brown affirme, pas plus que je ne partage sa référence archaïque à la «loi naturelle»' 7 . La «loi naturelle» a pu être un concept utile à l'époque des révolutions démocratiques, il y a deux siècles, mais il s'agit d'un mythe philosophique reposant sur des prémisses morales n'ayant pas plus de contenu réel que l'intuition d'une «valeur intrinsèque» chère à l'écologie profonde. La « seconde nature » humaine (l'évolution sociale) a si radicalement transformé la « première nature » (l'évolution biologique) qu'il convient d'utiliser le mot naturel

avec bien plus de

prudence que Brown. Lorsqu'elle affirme que je crois que « la liberté est inhérente à la nature » elle perd complètement de vue ma distinction entre une potentialité et son actualisation ,8 . Pour mieux comprendre la différence entre la liberté potentielle propre à l'évolution naturelle et son actualisation toujours incomplète au sein de l'évolution sociale, le lecteur pourra se reporter à la deuxième édition, en grande partie révisée, de The Phibsophy

of Social Ecology : Essays in Dialectical Naturalism ' 9 .

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C'est ainsi qu'aujourd'hui l'anarchisme existentiel trouve sa principale expression dans des graffitis peints à la bombe, dans le nihilisme postmoderne, l'antirationalisme, le néoprimitivisme, l'antitechnologisme, le « terrorisme culturel » néosituationniste, le mysticisme et une « pratique » de la mise en scène d'« insurrections personnelles » foucaldiennes. Ces poses à la mode, presque toutes inscrites dans le sillage des tendances yuppie, sont individualistes au sens surtout où elles sont incompatibles avec le développement d'organisations sérieuses, une politique radicale, un mouvement social convaincu, une cohérence théorique et un programme pertinent. Préférant l'« accomplissement » personnel à la réalisation de grands buts sociaux, cette tendance parmi les anarchistes existentiels se révèle particulièrement nocive dans la mesure où elle cherche à faire passer son « tournant intérieur » (selon l'expression de Katinka Matson) pour une politique - du moins une « politique de l'expérience » au sens de R. D. Laing. Le drapeau noir, que les révolutionnaires sociaux anarchistes ont brandi lors des combats insurrectionnels d'Ukraine et d'Espagne, est devenu un sarong chic pour le plus grand bonheur des petits bourgeois branchés. Un des exemples les plus déplaisants d'anarchisme existentiel est le livre d'Hakim Bey (alias Peter Lambom Wilson) TAZ, Zone autonome temporaire, anarchisme ontologique, terrorisme poétique, l'une des vedettes de la collection New Autonomy Sériés (le choix des termes ne doit rien au hasard), publiée par le groupe de Brooklin

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Semiotext(e)/Autonomedia 20 très influencé par le postmodernisme'. A u milieu d'odes au « chaos », à l'« amour fou" », aux « enfants sauvages », au « paganisme », au « sabotage artistique », aux « utopies pirates », à la « magie noire en tant qu'action révolutionnaire », au « crime » et à la « sorcellerie », et même d'une apologie du « marxismestirnerisme », l'exigence d'autonomie est tellement poussée à l'absurde qu'elle finit par ressembler à la parodie d'une idéologie qui se dévore elle-même. TAZ est défini comme un état d'esprit, une opposition passionnée à la raison et à la civilisation, la désorganisation étant considérée comme une forme d'art et les graffitis tenant lieu de programme. Le Bey (son pseudonyme est le mot turc pour « chef » ou « prince ») affiche ouvertement son mépris pour la révolution sociale : « Pourquoi se soucier d'affronter un "pouvoir" qui a perdu toute signification et qui n'est plus que pure Simulation ? De tels affrontements ne produiront que d'horribles et dangereux spasmes de violence 2 2 . » Pouvoir entre guillemets ? Une pure « Simulation »? Si en Bosnie actuellement le pouvoir des armes ne produit qu'une pure « simulation », nous vivons sans doute dans un monde très sûr et très confortable! Le lecteur que préoccuperait l'augmentation continue des pathologies sociales propres à la vie moderne

I. On serait tenté de rapprocher l'individualisme de Bey d e celui du dernier Fredy Perlman et de ses compères anticivilisation et primitivistes qui composent le groupe de Détroit Frfth Estate, à ceci près que TAZ se distingue par sa défense confuse d'« un paléolithisme psychique basé sur la haute technologie » 2 1 . II. En français dans le texte.

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pourra se rassurer en méditant la sentence olympienne du Bey, pour qui « le réalisme veut non seulement que nous cessions d'attendre la "Révolution, mais aussi que nous cessions de tendre vers elle, de la vouloir23 ». Parviendrons-nous désormais à atteindre la voie sereine du Nirvana? Ou un nouveau « simulacre » baudrillardien? Ou peutêtre un nouvel imaginaire castoriadien? Ayant écarté l'objectif révolutionnaire traditionnel de transformation de la société, le Bey n'a que condescendance et sarcasme à l'égard de ceux qui ont tout sacrifié pour lui : « Le démocrate, le socialiste, l'idéologue rationaliste... sont sourds à la musique et manquent de tout sens du rythme 2 4 . » Vraiment ? Le Bey et ses acolytes maîtrisent-ils euxmêmes parfaitement les vers et la musique de la Marseillaise? Ont-ils dansé passionnément sur les rythmes de la Danse des marins russes de Glière? L'arrogance avec laquelle le Bey rejette la riche culture jadis crée par des révolutionnaires, y compris de simples travailleurs, bien avant le rock'n'roll et Woodstock, est parfaitement insupportable. Le monde du Bey est un monde de rêve : ceux qui y entrent sont invités à laisser derrière eux leurs croyances absurdes en des engagements sociaux. « Un rêve démocratique ? Un rêve socialiste? Impossible, assène le Bey avec arrogance. Dans les rêves, nous ne sommes jamais gouvernés que par l'amour ou la sorcellerie 25 . » Devant la sagesse frénétique du monde de rêve du Bey doivent céder les rêves de monde nouveau que les grandes révolutions ont inspirés à des générations d'idéalistes.

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Quant à un anarchisme «[tout empêtré] dans la toile de l'humanisme éthique, de la [libre pensée], de l'athéisme musculaire et de la grossière logique cartésienne fondamentaliste 26 », il vaut mieux l'oublier! Le Bey ne se contente pas d'évacuer d'un coup toute la tradition des Lumières - d'où sont issus l'anarchisme, le socialisme et le mouvement révolutionnaire, il va aussi mélanger des torchons comme la « logique cartésienne fondamentaliste » avec des serviettes comme la « libre pensée » - comme si ceux-ci étaient interchangeables ou comme si l'un présupposait nécessairement l'autre. Bien que le Bey n'hésite jamais lui-même à délivrer d'augustes sentences et à se livrer à des polémiques acerbes, il n'est guère patient envers « les idéologues querelleurs de l'anarchisme & du libertarianisme 27 ». Affirmant que « l'anarchie ne connaît aucun dogme 2 8 », le Bey impose à ses lecteurs une forme d'anarchisme particulièrement dogmatique : « L'anarchisme implique in fine l'anarchie - et l'anarchie est le chaos 29 ». Ainsi parlait le Seigneur : « Je suis celui qui suis » - et à ces mots Moïse tremblait ! Le Bey, dans un accès de narcissisme délirant, va même jusqu'à décréter que c'est le soi exclusif, l'imposant « Je », le grand « moi » qui est souverain : « Chacun d'entre nous est le maître de sa propre chair, de ses propres créations - et de tout ce que nous arrivons à saisir et à conserver 30 . » Pour le Bey, les anarchistes, les rois - et les beys - en viennent à se confondre, dans la mesure où ce sont tous des autarques :

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«I

Nos actions sont justifiées par ordonnance et nos relations sont formées par des traités avec d'autres autarques. Nous édictons la loi pour nos propres domaines - et les chaînes de la loi ont été brisées. Aujourd'hui, peut-être survivons-nous comme de simples Prétendants - mais, même en ce cas, nous pouvons saisir, pour quelques instants, quelques mètres carrés de la réalité sur laquelle imposer notre volonté absolue, notre royaume. L'État, c'est moi1... Si nous sommes liés par une quelconque morale ou une quelconque éthique, elles doivent être issues de nous-mêmes, telles que nous les avons imaginées 3 '. L'État, c'est moi? Outre les beys, il me vient à l'esprit au moins deux autres personnes ayant, au x x e siècle, bénéficié d'aussi larges prérogatives : Joseph Staline et Adolf Hitler. Quant au commun des mortels, tant riches que pauvres, il leur est également interdit, pour reprendre la formule d'Anatole France, de coucher sous les ponts de la Seine ". De fait, si l'article de Friedrich Engels « De l'autorité », qui défend la hiérarchie, représente une forme de socialisme bourgeois, ZAT et ses rejetons représentent une forme d'anarchisme bourgeois. « Il n ' y a pas de devenir, nous dit le Bey, pas de révolution, pas de lutte, pas de voie ; [si] vous êtes déjà le monarque de votre propre peau - votre

I. En français dans le texte. II. Dans Le Lys rouge, paru en 1894, Anatole France déclare qu'être citoyen, « cela consiste pour les pauvres à soutenir et à conserver les riches dans leur puissance et leur oisiveté. Ils y doivent travailler devant ' a majestueuse égalité des lois, qui interdit au riche c o m m e au pauvre de coucher sous les ponts, de mendier dans les rues et de voler du pain [nde]

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liberté inviolable n'attend que d'être complétée par l'amour des autres monarques, une politique de rêve, urgente comme le bleu du ciel 32 », une apologie de l'égotisme et de l'indifférence sociale qui ne déparerait pas les murs du New York Stock Exchange Ce n'est certes pas ce genre de déclaration qui va perturber les marchands de « culture » capitaliste, pas plus que les cheveux longs, les barbes et les jeans n'ont perturbé l'industrie de la haute couture. Malheureusement, il y a bien trop de gens dans ce monde - je ne parle pas ici de « simulations » ou de « rêves » - qui ne possèdent même pas leur propre peau, ce dont les prisonniers dans leurs convois ou au fond de leurs geôles témoignent amplement. La « politique des rêves » n'a jamais permis à personne de s'élever au-dessus de la misère terrestre, à part quelques privilégiés petitsbourgeois qui trouveront peut-être dans la lecture des manifestes du Bey matière à se divertir. Pour le Bey en effet, les insurrections, même à caractère révolutionnaire, fournissent surtout aux individus l'occasion de vivre des moments extrêmes, qui ne sont pas sans rappeler les « expériences limites » de Foucault. Un « soulèvement est comme une "expérience maximale 33 ", nous assuret-il. Historiquement, quelques anarchistes [...] ont pris part à toutes sortes d'insurrections et de révolutions, même communistes et socialistes », mais ce fut « car ils trouvèrent dans le moment de l'insurrection lui-même le type de liberté qu'ils recherchaient. Ainsi, tandis que les utopistes ont, jusqu'à I. La bourse de N e w York, plus connue sous le nom de Wall Street [ndt]

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présent, échoué, les anarchistes individualistes ou existentialistes ont réussi en atteignant (brièvement) la réalisation de leur volonté de pouvoir dans la guerre 3 4 ». Le soulèvement des travailleurs autrichiens de février 1934 et la Guerre civile espagnole de 1936 ne peuvent être réduits à des « moments d'insurrection » orgiaques : il s'agissait de luttes cruelles faites de gravité désespérée et d'élans magnifiques, ne laissant que peu de place aux « épiphanies » esthétiques. Cela n'empêche pas le Bey de ne voir dans l'insurrection qu'une sorte de « trip » psychédélique et de vanter le Surhomme nietzschéen, en qui il voit un « esprit libre » qui « dédaignerait de perdre son temps dans l'agitation de la réforme, de la protestation, du rêve visionnaire, de toutes ces sortes de « martyrs révolutionnaires ». Les rêves perdent apparemment tout leur attrait dès lors qu'ils deviennent « visionnaires » (comprenez : socialement engagés) ; le Bey préfère plutôt « boire du vin » et vivre une « épiphanie privée 3 5 » - il suggère par là une sorte de masturbation intellectuelle, que n'embarrassent guère, à l'évidence, les contraintes de la logique cartésienne. Nous ne nous étonnerons donc pas de voir le Bey défendre les idées de Max Stimer, qui « ne verse pas dans la métaphysique, même s'il dote son Unique [i.e., le Moi] d'un certain caractère d'absolu ». Le Bey trouve pourtant qu'il y a un « ingrédient qui manque dans Stirner » : « un concept adapté à la conscience non ordinaire »36. Stirner est apparemment encore trop rationaliste pour le Bey. « L'Orient, l'occulte, les cultures tribales possèdent des techniques qui peuvent se

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voir "appropriées" de manière véritablement anarchiste. [...] Nous avons besoin d'une forme pratique d'"anarchisme mystique", [...] une démocratisation du chamanisme, ivre et serein 37 . » Le Bey demande donc à ses disciples de devenir des « sorciers » et les invite à recourir à la « malédiction malaise du djinn noir ». Mais, finalement, qu'est-ce, au juste, qu'une « zone autonome temporaire »? « La T A Z est comme une insurrection sans engagement direct contre l'État, une opération de guérilla qui libère une zone (de terrain, de temps, d'imagination) puis se dissout, avant que l'État ne l'écrase, pour se reformer ailleurs dans le temps ou l'espace 38 . » Dans une T A Z nous « pourrions réaliser nombre de nos désirs véritables, ne serait-ce que le temps d'une saison, une brève utopie pirate, une zone libre dissimulée dans le vieux continuum espacetemps 39 ». Les « T A Z potentielles » incluent « le « rassemblement tribal » typique des sixties, le conclave forestier des éco-saboteurs, le Beltane idyllique des néopaïens, les conférences anarchistes et les cercles féeriques gay », sans oublier « les night-clubs, les banquets », et « les pique-niques libertaires du bon vieux temps 40 » - rien que ça! Ayant été, dans les années i960, membre de la Ligue libertaire, il m'aurait plu vraiment de voir le Bey et ses disciples surgir au milieu d'un « pique-nique libertaire du bon vieux temps » ! Contrastant nettement avec la remarquable stabilité de l'État et de la bourgeoisie, une T A Z semble si passagère, si évanescente, si ineffable que « dès que la T A Z est nommée [...] elle doit disparaître, elle va disparaître [...] pour resurgir ailleurs 41 ».

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Car une TAZ, justement, ce n'est pas tant une révolte qu'une simulation, une insurrection imaginaire vue à travers les yeux d'un gamin, une fuite confortable à travers l'irréel. Le Bey déclare ainsi : « Nous la recommandons [la T A Z ] parce qu'elle peut apporter une amélioration propre au soulèvement, sans nécessairement [!] mener à la violence et au martyre 4 2 . » Une TAZ, pour être plus précis, ressemble à un happening à la Andy Warhol : c'est un événement passager, un orgasme ponctuel, une expression fugace de la « volonté de puissance », impuissante à l'évidence à laisser la moindre trace sur la personnalité, la subjectivité et même la formation de l'individu, et encore moins à influencer les événements et la réalité. L'évanescence de la T A Z permet aux disciples du Bey de jouir du privilège fugace de vivre une « existence nomade » car « l'absence de domicile peut, dans un certain sens, être une vertu, une aventure 4 3 ». Seule, hélas !, l'assurance de pouvoir toujours retrouver un foyer sûr permet de vivre son absence comme une aventure, tandis que le nomadisme n'est qu'un luxe réservé à ceux qui peuvent se permettre de vivre leur vie sans avoir à la gagner. Je me rappelle très bien des hoboes « nomades » du temps de la Grande Dépression : la plupart menaient une vie misérable, affrontant la faim, la maladie, l'indignité, et mouraient le plus souvent avant l'heure (c'est toujours le cas aujourd'hui, dans les rues des villes américaines). Les rares nomades qui appréciaient la « vie de rue » étaient, au mieux, des excentriques et, au pire, de véritables névrosés. Je ne résiste pas enfin à citer une autre « insurrection » promue par le Bey, à

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savoir « l'analphabétisme volontaire 44 ». Ce que le Bey présente comme une révolte contre le système éducatif aurait surtout pour avantage de rendre ses injonctions ex cathedra inaccessibles à ses lecteurs. On ne peut pas mieux résumer le message de T A Z que ne l'a fait le critique de Whole Earth Review, qui souligne que le pamphlet du Bey « est rapidement en train de devenir la bible de la contreculture des années 1990... Même si de nombreux concepts du Bey sont apparentés à ceux de l'anarchisme », la clientèle yuppie de la Review aurait tort de s'inquiéter : il « s'écarte considérablement de la rhétorique habituelle concernant le renversement du gouvernement. Il est plus attiré par le chatoiement de "soulèvements" plus à même, à ses yeux, de procurer des "moments d'intensité [qui peuvent] poser les fondements et définir le sens de toute une vie". Ces espaces de liberté, ou zones autonomes temporaires, permettent à l'individu de s'extraire des mailles grossièrement tendues par le Super Gouvernement et d'avoir l'occasion de vivre dans des lieux où il ou elle peut brièvement faire l'expérience d'une liberté totale45 » (c'est nous qui soulignons). Il existe un mot yiddish intraduisible pour désigner tout cela : nebbich ! Dans les années i960, le groupe affinitaire Up Against the Wall Motherfuckers a lui aussi semé le même genre de confusion, de désorganisation et de « terrorisme culturel », avant de disparaître peu après de la scène politique. En effet, certains de ses membres ont alors intégré ce même monde du commerce, du travail et des classes moyennes qu'ils méprisaient jusqu'alors ouvertement. Ce type de comportement

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n'est d'ailleurs pas propre à la seule Amérique. C o m m e l'a reconnu de façon cynique un « vétéran » français de Mai-Juin 1968 : « On s'est bien amusé en 68, mais il faut savoir grandir. » La même trajectoire débilitante, les « A » cerclés en plus, s'est répétée en 1984 le temps d'une révolte de jeunes, de tendance très nettement individualiste, qui déboucha essentiellement sur la création de Needle Parle, un établissement célèbre, essentiellement fréquenté par les consommateurs de cocaïne et de crack, qui fut créé par les officiels de la ville pour permettre aux jeunes drogués de se détruire en toute légalité. La bourgeoisie n'a rien à craindre de telles déclamations cantonnées aux questions de style de vie. Cette variante narcissique de l'anarchisme, qui se caractérise par sa haine des institutions et des organisations de masse, par sa prédilection pour la sousculture, sa décadence morale, son goût pour tout ce qui est éphémère et son rejet des programmes, est parfaitement inoffensive socialement. Elle permet juste de canaliser une partie du mécontentement à l'égard de l'ordre social existant. A v e c le Bey, l'anarchisme existentiel a abandonné toute préoccupation militante et sociale, tout engagement u n tant soit peu ferme en faveur de projets durables et créatifs : il se dissout lui-même dans des actions ponctuelles, dans le nihilisme postmoderne et dans un élitisme nietzschéen hallucinatoire. C'est un prix énorme que devrait payer l'anarchisme s'il acceptait que cette bouillie vienne prendre la place des idéaux libertaires du passé. Avec l'anarchisme égocentrique du Bey, que son postmodernisme incline vers une « autonomie » individualiste, des « expériences limites » foucal-

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diennes, et une « extase » néosituationniste, c'est le terme même d'anarchisme qui risque de devenir politiquement et socialement inoffensif, et de n'être plus rien qu'une simple marotte pour égayer les petits-bourgeois jeunes et vieux.

L'anarchisme mystique et irrationaliste La TAZ du Bey est loin d'être le seul livre à témoigner d'un intérêt pour la sorcellerie, voire pour le mysticisme. Leur croyance au paradis originel pousse de nombreux anarchistes existentiels vers l'irrationalisme le plus infantile qui soit. Prenons par exemple « The Appeal of Anarchy », qui occupe la dernière page d'un numéro récent de Fifth Estate (été 1989). « L'anarchie », pouvons-nous y lire, reconnaît « l'imminence d'une libération totale [rien que ça !] : prouve ta liberté, mets-toi tout nu pour tes rites ». Que chacun, nous est-il demandé, se mette « à danser, à chanter, à rire, à festoyer, à jouer » - et franchement, à part quelques pères la pudeur complètement desséchés, qui pourrait refuser ces délices rabelaisiennes ? Il y a malheureusement un léger problème. L'abbaye de Thélème rabelaisienne, que Fifth Estate semble avoir à cœur de faire revivre, regorgeait de serviteurs, de cuisiniers, de palefreniers, et d'artisans, sans le dur travail desquels les aristocrates insatiables de cette utopie pour riches ne seraient bientôt plus que des êtres affamés, nus et transis par le froid qui régnerait alors dans les couloirs de l'abbaye. Alors, bien sûr, dans l'esprit des rédacteurs de l'« Appel » de Fifth Estate, la nouvelle

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abbaye de Thélème a l'avantage d'une plus grande simplicité matérielle : ses « festins » seront plutôt à base de tofu et de riz que de perdrix farcies ou de truffes savoureuses. Même ainsi cependant, comment une société reposant sur cette forme d'anarchie peut-elle espérer « abolir toute forme d'autorité », « mettre tout en commun », et faire que tous puissent festoyer et courir nus, dansant et chantant toujours, sans avancées technologiques majeures, permettant de libérer les gens du travail? Dans le cas particulier de Fifth Estate, la question mérite vraiment d'être posée. Ce qui nous frappe dans cette revue, c'est son culte du primitivisme, de l'irrationalisme et de tout ce qui s'oppose à la civilisation. L'« Appel » de Fifth Estate invite par exemple les anarchistes à « tracer un cercle magique, entrer dans des transes extatiques, connaître les joies d'une sorcellerie capable de dissiper tout pouvoir ». H s'agit là précisément du type de procédés magiques utilisés pendant des siècles par les chamanes (qui constituent la référence explicite d'au moins un des rédacteurs) dans les sociétés tribales - ou par les prêtres dans des sociétés plus développées - afin de garantir leur position hiérarchique - des procédés contre lesquels la raison a eu à mener une longue bataille afin de permettre à l'esprit humain de ne plus ployer sous le poids de ses propres mystifications. « Dissiper tout pouvoir »? Il y a, ici encore, quelque chose qui rappelle Foucault, l'habituel refus de conférer le pouvoir à des institutions dont se doteraient les intéressés eux-mêmes, contre le pouvoir bien réel des institutions capitalistes et hiérarchiques - sans même parler d'oeuvrer à la réalisation d'une société

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communiste libertaire qui permettrait de satisfaire réellement joies et désirs. L'hymne de Fifth Estate à l'« anarchie », dont le ton si délicatement « exalté » et les artifices rhétoriques ont du mal à dissimuler une absence totale de contenu social, ferait un beau poster dans une boutique chic ou une jolie carte de vœux. Des amis s'étant rendus récemment à New York m'ont rapporté que justement, à St. Mark's Place, dans le Lower East Side - théâtre de nombreux combats durant les années i960 - se trouvait un restaurant avec tables dressées de lin, menus dispendieux et clientèle yuppie, qui se nommait Anarchy. Cette usine à engraisser la petite-bourgeoisie urbaine est ornée d'une reproduction du fameux mural italien, Il Quarto Stato, où l'on voit des travailleurs insurgés fin de siècle s'avancer vers un patron situé à l'extérieur du cadre, ou bien vers un commissariat de police. L'anarchisme existentiel est, semble-t-il, en passe de devenir une option chic pour consommateurs exigeants. D'après ce qui m'a été rapporté, le restaurant aurait aussi des agents de sécurité, chargés sans doute de refouler l'équivalent local de la canaille figurant sur le tableau. L'anarchisme existentiel, c'est un anarchisme sécurisé, privatisé, voluptueux, presque douillet : il offre à nos rabelaisiens timorés un jargon idéal pour agrémenter leur vie prosaïque et bourgeoise. Comme l'« art situationniste », thème, il y a quelques années, d'une exposition du MIT très prisée de la petite bourgeoisie avant-gardiste, il n'offre guère plus qu'une image « tordue » de l'anarchisme, pour ne pas dire un simple simulacre, sur le modèle de ce qu'on peut voir fleurir aux

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États-Unis en bordure du Pacifique mais aussi plus à l'est. L'industrie de l'étourdissement ne se porte que trop bien sous le capitalisme contemporain : elle ne se ferait pas scrupule d'emprunter aux anarchistes existentiels leurs techniques pour peaufiner une image de mutin rentable. La contreculture qui a, un temps, provoqué l'indignation de la petite-bourgeoisie, avec ses longs cheveux, ses barbes, son habillement, sa liberté sexuelle et son art, a depuis longtemps été rattrapée par des entrepreneurs bourgeois dont les boutiques, les cafés, les clubs, et même les camps nudistes font de très bonnes affaires, comme en témoignent les nombreuses publicités torrides pour de nouvelles « extases » qui paraissent dans The Village Voice et les journaux apparentés. De fait, les sentiments ouvertement antirationalistes de Fifth Estate ont des implications très troublantes. Sa célébration sans nuance de l'imagination, de l'extase et de la primitivité est dirigée non seulement contre la rationalité instrumentale mais contre la raison elle-même. Sur la couverture du numéro d'automne/hiver 1993 se trouve reproduite la gravure de Francisco de Goya aussi célèbre que mal comprise, ce Capricho n°43 intitulé El sueho de la razon produce monstruos (« Le sommeil de la raison engendre des monstres »). Le personnage endormi de Goya est représenté affalé sur son bureau devant un ordinateur Apple. La traduction anglaise qui nous est proposée de la phrase de Goya est « Le rêve de la raison engendre des monstres », ce qui sous-entend que c'est la raison elle-même qui engendre des monstres. Cependant, Goya veut clairement dire, comme l'indiquent ses propres

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notes, que les monstres dans la gravure sont un produit du sommeil, et non du rêve, de la raison. Comme il le dit dans son propre commentaire : « L'imagination abandonnée par la raison produit des monstres impossibles : unie à elle, elle est la mère des arts et à l'origine de ses merveilles 4 6 . » Le rejet de la raison développé par ce périodique anarchiste intermittent l'apparente à ce qu'il y a de plus sombre dans la réaction néoheideggerienne contemporaine.

Contre la technologie et contre la civilisation Les écrits de George Bradford (alias David Watson), l'un des principaux théoriciens de Fifth Estate, contre les horreurs de la technologie, de la technologie en tant que telle, sont encore plus inquiétants. D semblerait que ce soit la technologie qui détermine les relations sociales, plutôt que l'inverse, une conception qui s'apparente plus au marxisme vulgaire que, par exemple, à l'écologie sociale. « La technologie, ce n'est pas un projet isolé, ni même une accumulation de savoirs techniques », nous dit Bradford dans « Stopper l'hydre industrielle », qui serait déterminée par une sphère de « relations sociales », qui serait en quelque sorte extérieure et plus fondamentale. Les techniques de masse sont devenues, selon les mots de Langdon Winner, des « structures dont les conditions de fonctionnement impliquent la restructuration de leurs environnements », et donc de toutes les relations sociales qui leur sont liées. Les techniques de masse qui sont issues de techniques antérieures et de hiérarchies archaïques - se sont affranchies des

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conditions qui les ont vues naître, et sont désormais dotées d'une vie autonome. [...] Elles constituent, ou sont devenues, une sorte d'environnement total et de système social, couvrant les aspects généraux aussi bien que subjectifs et individuels. [•••] Dans cette sorte de pyramide mécanisée [...] il n'y a plus de différence entre relations instrumentales et relations sociales47. Jouer ainsi sur les mots permet d'escamoter sans trop de peine les relations capitalistes - alors qu'à l'évidence elles seules déterminent comment la technologie va être utilisée - et d'insister plutôt sur ce que la technologie est censée être. Ayant ainsi minimisé l'importance des relations sociales et évacué le procès de production où la technologie se trouve utilisée, Bradford défend une croyance mystique en l'autonomie des machines, croyance qui, à l'instar de la glorification stalinienne de la technique, a pu être mise au service des causes les plus réactionnaires. L'idée que la technologie serait dotée d'une existence propre est profondément enracinée dans le romantisme allemand conservateur du siècle dernier et dans les écrits de Martin Heidegger et de Friedrich Georg Jiinger, qui ont alimenté l'idéologie nationalsocialiste, même si, dans la pratique, les convictions antitechnologiques des nazis ne furent guère suivies d'effets. De nos jours et dans les termes du débat contemporain, on voit resurgir cette tradition idéologique à travers les lamentations, si courantes aujourd'hui, au sujet du développement des nouvelles machines automatisées et de ses conséquences en termes de destructions d'emplois ou de renforcement de l'ex-

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ploitation - ce qui est incontestable, mais qui tient précisément aux relations sociales propres à l'exploitation capitaliste et non aux avancées technologiques en elles-mêmes. Pour le dire crûment, ce ne sont pas des machines qui « dégraissent », mais des bourgeois avares qui se servent des machines pour remplacer le travail humain ou pour l'exploiter davantage '. Car ces mêmes machines que les bourgeois utilisent pour réduire le « coût du travail » pourraient servir, dans une société rationnelle, à libérer les êtres humains des corvées abrutissantes et leur permettre de se consacrer à des activités qui soient plus créatives et plus enrichissantes. Rien ne prouve que Bradford connaisse vraiment Heidegger ou Junger; il semble plutôt tirer son inspiration des œuvres de Langdon Winner et Jacques Ellul, dont il cite favorablement le passage suivant : « C'est la cohérence technicienne qui fait maintenant la cohérence sociale... [La Technique] est en elle-même non seulement moyen, mais univers de moyens - au sens d'Universum : à la fois exclusive et totale 49 . » Dans La Technique ou l'Enjeu du siècle, son livre le plus connu, Ellul défendait une vision des choses plutôt sombre : selon lui, le monde et la

I. Substituer la machine au capitalisme, dévier l'attention du lecteur des relations sociales fondamentales qui déterminent l'usage de la technologie vers la technologie elle-même, est une constante de la littérature antitechnologique d'hier et d'aujourd'hui. C e s t JCinger qui, sur le sujet, exprime le mieux le sentiment commun à tous ces auteurs de ce courant : « Le progrès technique s'est toujours traduit par une augmentation de la s o m m e totale de travail, et c'est pourquoi le chômage se répand si rapidement chaque fois que le procès de travail technique est perturbé par des crises ou des troubles 4 8 . »

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façon dont nous le concevons sont façonnés par les instruments et les machines (la technique'). Le livre d'Ellul, incapable de rendre compte des raisons sociales qui expliquaient l'apparition de cette « société technologique », se terminait sans indiquer la moindre raison d'espérer et a fortiori la moindre piste permettant à l'humanité d'éviter de sombrer totalement dans la technique et de connaître le salut. Ainsi, même un humanisme qui chercherait à maîtriser la technologie afin de la rendre plus conforme aux besoins humains n'est pour lui qu'un « "votum pium" qui n'a aucune chance d'influencer le progrès 5 0 ». Il n'y a là que l'aboutissement logique d'une conception du monde reposant sur des prémisses déterministes. Bien heureusement, cependant, Bradford nous propose une solution : « Commencer purement et simplement par démonter immédiatement la machine 5 '. » Et il n'est pas question pour lui de tolérer le moindre compromis avec la civilisation : il préfère ressasser tous ces clichés, d'ordre presque mystique, contre la civilisation et contre la technologie qui s'enracinent dans le culte voué par certains courants New A g e à l'environnement. La civilisation moderne, nous dit-il, est « une matrice de forces », incluant « les relations marchandes, les communications de masse, l'urbanisation et les techniques de masse, auxquelles il faut ajouter [•••] des puissances nucléaires-cybernétiques liées entre elles tout en étant rivales », le tout finissant par converger en une « mégamachine globale » 5 2 . « Les relations marchandes », remarque-t-il dans En français dans le texte.

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son essai « Civilization in Bulk » , ne sont qu'un élément de cette « matrice de forces », qui fait de la civilisation « une machine », une machine qui, « dès l'origine, n'était qu'un camp de travail », « un entassement rigide de hiérarchies oppressantes », « un réseau aboutissant à une extension du domaine de l'inorganique », et « une progression linéaire qui, partant du vol du feu par Prométhée, nous conduit jusqu'au Fonds monétaire international » 5 3 . Bradford s'en prend par conséquent au livre inepte de Monica Sjôô et Barbara Mor, La Grande Mère cosmique : à la redécouverte de la religion de la Terre, non pour lui reprocher le théisme atavique et régressif dont il fait montre, mais parce que les auteurs mettent le mot « civilisation » entre guillemets - ce qui dénoterait selon lui « la tendance de ce livre fascinant [!] à se cantonner à une conception alternative de la civilisation ou à un simple changement de perspective, au lieu de renoncer purement et simplement à se référer à celle-ci 54 ». C'est sans doute Prométhée qui, dans cette affaire, est le plus à blâmer, et non ces deux déesses mères elles-mêmes, dont le libelle sur les divinités chthoniennes, en dépit de ses concessions à la civilisation, reste néanmoins « fascinant ». La référence à la mégamachine ne serait pas complète bien sûr si l'on omettait de citer les plaintes de Lewis Mumford concernant ses effets sociaux. El convient en effet de noter que la plupart des commentateurs se sont mépris concernant les intentions de Mumford. Mumford n'était pas un adversaire de la technique, comme tentent de nous le faire croire Bradford et les autres. Il ne s'agissait certainement pas d'un mystique qui aurait pu

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trouver le primitivisme anticivilisation de Bradford à son goût. Sur le sujet je peux en témoigner directement, ayant eu avec lui de longues conversations à l'occasion d'une conférence qui se tint à l'université de Pennsylvanie vers 1972. Mais il suffit de se reporter à ses écrits, par exemple Technique et Civilisation (TC), pourtant cité par Bradford lui-même, pour constater que Mumford s'efforce de décrire favorablement « les instruments mécaniques » comme « porteurs, en puissance, de buts humains rationnels » 5 5 . Rappelant sans cesse à son lecteur que les machines sont faites par des hommes, Mumford montre que la machine est « la projection d'un aspect particulier de la personnalité humaine 56 ». En effet, ce n'est pas un de ses moindres mérites que d'avoir affranchi l'esprit humain de l'emprise de la superstition. Ainsi : Jadis, les aspects irrationnels et démoniaques de la vie s'étendaient bien au-delà de ce que nous connaissons aujourd'hui. Découvrir que le lait caillait à cause de bactéries et non à cause de petits lutins, que le moteur à explosion était plus efficace qu'un balai de sorcière pour les transports rapides à grande distance fut un pas en avant considérable. [...] La science et la technique nous raffermissaient moralement; l'austérité et l'abnégation mêmes qu'elles requièrent [...] permettaient de regarder avec mépris des craintes, des suppositions d'enfants, et des affirmations tout aussi infantiles 57 . Ce thème, qui est au cœur des écrits de Mumford, a été honteusement négligé par nos primitivistes, notamment, le fait que, pour lui, la « contribution

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majeure 1 » de la machine, c'est d'avoir permis le développement de « la méthode de pensée et d'action collectives ». Mumford n'hésite pas à louer « la pureté esthétique des formes de la machine [...] par-dessus tout, peut-être, la naissance d'une personnalité plus objective, favorisée par les échanges plus sensibles et plus compréhensifs grâce à ces nouveaux instruments sociaux et à leur assimilation culturelle réfléchie » 5 9 . En effet, « la création d'un monde neutre basé sur les faits, distinct des données brutes de l'expérience immédiate, est la grande contribution de la science analytique moderne » 60. Loin de partager le primitivisme éhonté de Bradford, Mumford critique sévèrement le rejet absolu de la machine et considérait le « retour au primitif » comme une « adaptation névrotique » à la mégamachine elle-même 6 1 , et même comme une catastrophe. « Car, et cela est encore plus désastreux que la destruction purement physique des machines par les barbares, elle menace d'épuiser ou de détourner les forces motrices humaines, notait-il en des termes très vifs, en décourageant les phénomènes coopératifs de pensée et la recherche désintéressée auxquels nous devons nos principales réalisations techniques 62 . » Et, nous enjoignait-il, « il nous faut renoncer à nos tentatives minables et futiles de tourner le dos à la machine en replongeant dans la barbarie 63 » .

I. Erreur de Bookchin : dans le passage qu'il évoque, Mumford parle en effet de « permanent

contribution » et non de « paramount

[contribution majeure] » 5 8 .

contribution

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Rien dans ses œuvres ultérieures ne nous permet d'affirmer qu'il ait modifié ses vues. L'ironie du sort veut que, pour exprimer le mépris que lui inspirent les performances du Living Theater 1 ou les rêves de grands espaces sans foi ni loi propres aux gangs de motards, il les qualifie de « barbares » ; de même, il ne voit en Woodstock rien d'autre qu'une « levée en masse de la jeunesse », ne représentant pas le moindre danger pour la « culture officielle, à la fois massive, sur-réglementée et dépersonnalisée » 64 . Refusant pour sa part de choisir entre la mégamachine et le primitivisme (l'« organique »), Mumford voulait une technique « raffinée », démocratique et à échelle humaine. « Nous ne pouvons espérer dépasser la machine [vers une nouvelle synthèse] que si nous réussissons à l'assimiler », fait-il observer dans Technique et civilisation. « Tant que nous n'aurons pas intégré les leçons d'objectivité, d'impersonnalité, de neutralité, fruit d'une discipline acquise dans le domaine mécanique, nous ne pourrons pas évoluer dans le sens de plus de richesse organique et de profondeur humaine » (c'est nous qui soulignons) 65 . Dénoncer le caractère intrinsèquement oppresseur de la technologie et de la civilisation sert en fait à masquer les relations sociales spécifiques, seules à même d'expliquer pourquoi certains en viennent à exploiter d'autres ou à les dominer hiérarchiquement. Plus que toutes les sociétés oppressives du passé, le capitalisme dissimule l'exploitation qu'il fait de l'humanité, en se réfugiant derrière des I. Fondée en 1947 à N e w York par Judith Malina et Julian Beck, le Living Theater est une troupe de théâtre expérimental libertaire, [nde]

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« fétiches », pour reprendre ici la terminologie de Marx dans le Capital, et par-dessus tout derrière ce « fétichisme de la marchandise », qui a été diversement et superficiellement interprété tant par les situationnistes (le « spectacle ») que par Baudrillard (le « simulacre »). À l'image du contrat de travail, qui fait disparaître l'accaparement de la plus-value par la bourgeoisie derrière un échange apparemment équitable entre salaire et force de travail, le fétichisme de la marchandise et ses avatars dissimulent la domination des relations sociales et économiques capitalistes. Soulignons ici un point d'une importance cruciale. Ce genre de dissimulation permet de soustraire à la curiosité du public le fait que la compétition capitaliste se trouve à l'origine des crises de notre temps. À de telles mystifications, les contempteurs de la technique et de la civilisation vont adjoindre leur propre mythe du caractère intrinsèquement oppressif de ces derniers, gommant ainsi ce qui fait la spécificité des rapports sociaux capitalistes - le fait, notamment, que ceuxci soient médiatisés par des choses (marchandises, valeurs d'échange, objets - choisissez le terme qui vous convient) et que c'est par elles qu'ils façonnent le paysage techno-urbain de notre époque. Tout comme la substitution de l'expression « société industrielle » au terme « capitalisme » nous fait perdre de vue le rôle unique, essentiel tenu par le capital et les relations marchandes dans la formation de la société moderne, de même l'accent mis par Bradford sur la culture techno-urbaine plutôt que sur les rapports sociaux dissimule le rôle

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essentiel joué par le marché et la compétition dans la formation de la culture moderne. Concernant la source des désastres écologiques, l'anarchisme existentiel, davantage préoccupé de style que de société, ne s'attarde pas trop là non plus sur l'accumulation capitaliste ni sur la concurrence qui la rend possible : il est en effet plutôt hypnotisé par la prétendue dissolution de l'unité « sacrée » ou « extatique » de l'homme et de la nature et par le « désenchantement du monde » provoqué par la science, le matérialisme ou le « logocentrisme ». Ainsi, au lieu de dénoncer les sources des pathologies sociales et individuelles de notre époque, l'idéologie antitechnologie permet de substituer frauduleusement la technologie au capitalisme : en laissant dans l'ombre l'accumulation du capital et l'exploitation du travail, qui sont pourtant la cause tant de la croissance que des destructions environnementales, elle ne fait ainsi que leur faciliter la tâche. La civilisation, qui a fait des villes le lieu de la culture, se voit contester toute dimension rationnelle, comme si la ville n'était qu'une tumeur persistante et qu'elle ne pouvait pas constituer la base de relations humaines enfin universelles, loin de la vie étroite du village et de la tribu. Les rapports sociaux de base de l'exploitation capitaliste et de la domination sont enfouis sous des généralités abstraites concernant l'ego ou la technique ', entretenant la confusion dans l'esprit du public sur les véritables causes des crises sociales et écologiques - les relations marchandes, dont le

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pouvoir, l'industrie et la richesse constituent les courtiers. Il ne s'agit pas de nier le fait que de nombreuses techniques ne servent qu'à renforcer la domination ou qu'à dégrader la nature, ou d'affirmer que la civilisation n'a engendré que des bienfaits. Les centrales nucléaires, les barrages géants, les complexes industriels hautement centralisés, le système manufacturier et l'industrie de l'armement - tout comme la bureaucratie, la dégradation des villes et les médias contemporains - ne furent dès le départ que des calamités. Mais les x v m e et x i x e siècles n'ont pas eu besoin de machines à vapeur, de fabriques de masse ou, en l'occurrence, de villes gigantesques ou de bureaucraties à grande échelle, pour déboiser d'immenses parcelles du territoire nord-américain et en faire disparaître pratiquement tous les indigènes, ni pour éroder le sol de régions entières. A u contraire, avant même que le chemin de fer ne pénètre dans tous les coins du pays, la dévastation avait été en grande partie consommée : il avait suffi pour cela de simples haches, de chariots conduits par des chevaux et de charrues à versoir. Ce furent ces technologies rudimentaires que l'industrie bourgeoise - qui incarnait le côté barbare de la civilisation du siècle dernier - utilisa pour démembrer la majeure partie de la vallée de l'Ohio afin d'en faire une propriété foncière exploitable. Dans le Sud, l'usage de « mains » d'esclaves permettait aux planteurs de suppléer largement à l'absence de machines à de planter et récolter le coton; en effet, le fermage en Amérique a disparu ces deux dernières générations en grande partie parce que de nouvelles machines ont été introduites pour

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remplacer le travail des métayers noirs « libérés ». A u XIXE siècle des paysans venus d'une Europe semi-féodale, et empruntant des rivières et des canaux, se sont rués vers les étendues sauvages d'Amérique et, au moyen de méthodes éminemment non écologiques, ont commencé à cultiver les céréales qui conduiront finalement le capitalisme américain à l'hégémonie mondiale. En un mot, le capitalisme - les relations marchandes développées dans toute leur ampleur historique - est directement responsable de la crise écologique explosive des temps modernes : rien d'autre, au départ, que des produits artisanaux transportés dans le monde entier par des voiliers, seulement mus par le vent. Mis à part dans les villages et les villes britanniques du textile, où la production de masse apparaît historiquement, les machines qui font aujourd'hui l'objet des plus vives critiques ont été créées bien après que le capitalisme ne soit parvenu à s'implanter dans la majeure partie de l'Europe et de l'Amérique du Nord. Si la mode aujourd'hui oscille entre la glorification de la civilisation européenne et son dénigrement systématique, nous ne devrions pourtant pas oublier ce que représente l'avènement de la sécularité moderne, du savoir scientifique, de l'universalisme, de la raison et des technologies qui incarnent en puissance l'espoir d'une organisation rationnelle et émancipatrice des questions sociales, et même d'une pleine réalisation du désir et de la joie sans avoir recours aux nombreux servants et artisans chargés de satisfaire les appétits de leurs « supérieurs » aristocrates dans l'abbaye de Thélème de Rabelais. L'ironie veut que les anar-

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chistes anticivilisation qui dénoncent la civilisation aujourd'hui fassent partie de ceux qui profitent le plus des produits de la culture et font de grands discours sur la liberté, sans mesurer par quels pénibles efforts l'Europe a dû passer pour les rendre possibles. Kropotkine, par exemple, a clairement souligné « le progrès de la technique moderne, qui simplifie de façon merveilleuse la production de toutes les nécessités de la vie 6 6 ». Pour ceux qui manquent de perspective historique, rien de plus facile que l'arrogance rétrospective.

La mystification primitiviste Le refus de la technique et de la civilisation va de pair avec le primitivisme, qui voit la préhistoire comme un éden et veut retrouver un peu de sa supposée innocence 1 . Les anarchistes existentiels comme Bradford entendent s'inspirer des peuples I. Nous conseiller de réduire sérieusement, voire drastiquernent, notre technologie, équivaut ni plus ni moins à nous demander de revenir, sinon à « l'âge de pierre », du moins au Néolithique ou au Paléolithique (inférieur, moyen ou supérieur). À ceux qui affirment l'impossibilité d e revenir aux « époques primitives », Bradford répond en les attaquant, eux, plutôt que leurs arguments : « Les ingénieurs d'entreprise et les critiques gauchistes-syndicalistes du capitalisme » réduisent i toute conception alternative au sujet de la domination technologique [...] à un désir "régressif et "technophobique' de revenir à l'âge de pierre », se plaint-il67 . J e ne m'attarderai pas sur l'assimilation fallacieuse entre progrès technologique et renforcement de la « domination » (sur les gens et la nature non humaine, je présume). Les conceptions des « ingénieurs d'entreprise » et des « critiques

gauchistes-syndicalistes

du capitalisme » concernant la technologie et ses usages ne sont nullement interchangeables. Dans la mesure où on peut les créditer d'une opposition de dasse sérieuse au capitalisme, l'incapacité des

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aborigènes et des mythes du paradis préhistorique. Les peuples primitifs, dit-il, « refusaient la technologie » - ils « réduisaient au maximum la place des techniques instrumentales ou pratiques au profit... des techniques de l'extase ». Cela était dû au fait que les peuples aborigènes, avec leurs croyances animistes étaient débordants d'« amour » envers la vie animale et les régions sauvages - pour eux, « les animaux, les plantes et les objets naturels » étaient « des personnes, des parents même » 68 . Bradford conteste donc la vision « officielle » qui veut que les modes de vie et la culture des chasseurs-cueilleurs préhistoriques soient nécessairement « terribles, brutaux, errants, une lutte sanglante pour l'existence ». Il exalte au contraire « le monde primitif » comme « la première société d'abondance », selon l'expression de Marshall Sahlins : D'abondance, car ses besoins sont peu nombreux et que tous ses désirs sont aisément satisfaits. Son outillage est élégant et léger, ses conceptions restent simples et accessibles sans sacrifier la complexité de la langue ni la profondeur de la pensée. C'est une culture ouverte et extatique, basée sur la commune, l'égalité et la coopération, et non sur la propriété privée. [...] Elle est anarchique, [...] libérée du travail. [•••] C'est une société dansante, une société chantante, une société de la célébration et du rêve 69 . Selon Bradford, les habitants du « monde primitif » vivaient en harmonie avec le monde naturel « critiques gauchistes-syndicalistes du capitalisme » à entraîner la masse des travailleurs prête moins à rire qu'à pleurer.

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et bénéficiaient de tous les avantages de l'abondance, et notamment de beaucoup de loisirs. La société primitive, souligne-t-il, était « libérée du travail » dans la mesure où la chasse et la cueillette requéraient bien moins d'efforts que n'en exige la journée de huit heures actuelle. Il admet charitablement que la société primitive « endurait parfois la famine ». Il ne s'agissait pourtant, voyez-vous, que d'une « famine » symbolique et voulue, car les peuples primitifs choisissent « parfois la faim pour renforcer leurs liens mutuels, pour jouer ou pour avoir des visions » 7 0 . Débrouiller, sans même parler de réfuter, cet écheveau d'insanités, où quelques vérités côtoient et parfois disparaissent sous une couche de pure fantaisie demanderait tout un essai. Bradford fonde sa description, nous dit-il, sur « une meilleure prise en compte des opinions des peuples primitifs et de leurs descendants natifs » du fait d'« une anthropologie plus critique » 7 1 . Une bonne partie de cette « anthropologie critique » semble provenir des idées développées à l'occasion du symposium sur « l'homme chasseur », qui s'est tenu en avril 1966 à l'université de Chicago 7 2 . Bien que la plupart des contributions à ce symposium étaient d'une immense valeur, nombre d'entre elles portaient la marque de la mystification naïve de la « primitivité », qui imprégnait la contre-culture des sixties et est loin d'avoir disparu. La culture hippie, qui a influencé un certain nombre d'anthropologues de l'époque, affirmait que les peuples chasseurscueilleurs d'aujourd'hui avaient été épargnés par l'évolution économique et sociale à l'œuvre dans le reste du monde et vivaient encore à l'état sauvage,

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vestiges isolés des modes de vie du Néolithique et du Paléolithique. De plus, en tant que chasseurscueilleurs, ils vivaient une vie saine et pacifique, vivant aujourd'hui comme hier de bonnes grâces de la nature. Richard B. Lee, qui a coédité le recueil des actes de la conférence, estimait ainsi que les peuples « primitifs » consommaient beaucoup de calories et avaient d'importantes réserves alimentaires, parvenant à un état d'abondance originelle, ne consacrant que quelques heures par jour à l'approvisionnement. « La vie à l'état de nature n'est pas nécessairement cruelle, brutale et brève », écrit Lee. Les Bochimans !Kung du désert du Kalahari, par exemple, ont un habitat « qui regorge de ressources alimentaires naturelles ». Les Bochimans de la région de Dobe qui abordaient à peine le stade du Néolithique, vivent aisément aujourd'hui de plantes sauvages et de viande, alors même qu'ils sont confinés dans la partie la moins productive de la zone où se trouvaient auparavant les Bochimans. Q est probable que le régime de base de ces chasseurscueilleurs était dans le passé encore meilleur, quand ils avaient à leur disposition les meilleures terres d'Afrique 73 . Loin s'en faut, nous le verrons ! Les adorateurs de la « vie primitive » n'ont que trop tendance à réunir sous une même étiquette des millénaires de vie préhistorique, comme si des espèces très différentes d'hommes et d'hominidés vivaient dans un seul type d'organisation sociale. Le mot « préhistoire » est très ambigu. Dans la

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mesure où le genre humain comprend plusieurs espèces différentes, il est difficile de considérer que la « perspective » des chasseurs-cueilleurs de l'Aurignacien et du Magdalénien (Homo sapiens) d'il y a 30000 ans soit la même que celle de YHomo neanderthalensis ou de l'Homo erectus, dont l'outillage, les capacités artistiques et linguistiques étaient fort différentes. On peut aussi se demander dans quelle mesure les chasseurs-cueilleurs préhistoriques et les fourrageurs de différentes époques vivaient dans des sociétés non hiérarchiques. Si les sépultures de Sungir (dans l'actuelle Europe de l'Est) qui remontent à environ 25000 ans autorisent toutes les spéculations 1 (on ne peut guère compter sur des gens du Paléolithique pour nous décrire leurs vies), la collection de joyaux, de lances et de javelots en ivoire, et de vêtements cousus de perles, d'une valeur extraordinaire, qui ont été retrouvés dans les tombes de deux adolescents montre que des dynasties familiales de haut lignage existaient bien avant que les hommes ne se fixent pour cultiver leur nourriture. Bien des cultures du Paléolithique étaient sans doute relativement égalitaires, mais la hiérarchie semble avoir existé même sous le Paléolithique supérieur : la célébration rhétorique de l'égalitarisme paléolithique peine à dissimuler une domination ne différant que par son degré, son type et son étendue. D y aussi le problème de la variation - au début, de l'absence - des facultés communicatives

I. Plutôt 34 0 0 0 ans selon une analyse A D N effectuée en 2017. [ndt]

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à différentes époques. Dans la mesure où un langage écrit n'apparaît pas avant l'époque historique, on pourrait difficilement parler, même pour les langues parlées par les premiers Homo sapiens, de « profondeur de la pensée ». Les pictogrammes, les glyphes et, surtout, les éléments mémorisés sur lesquels les peuples « primitifs » s'appuyaient pour connaître le passé ont des limitations culturelles évidentes. Sans littérature écrite qui recueille l'expérience cumulée des générations, il est difficile de maintenir une mémoire historique, sans même parler de « profondeur de la pensée » : celle-ci finit par se perdre ou par être lamentablement déformée. Une histoire transmise oralement, loin de favoriser la critique, peut facilement devenir un outil au service d'une élite de « voyants » et de chamans qui, loin d'être des « protopoètes », comme Bradford les appelle, semblent avoir utilisé leur « savoir » pour mieux servir leurs propres intérêts sociaux 7 4 . Voilà qui nous mène directement à John Zerzan, le primitiviste anticivilisation par excellence. Pour Zerzan, l'un des principaux contributeurs de Anarchy : A Journal ofDesire Armed, l'absence de parole, de langage ou d'écriture est un bienfait. Ayant accès à son tour à la faille temporelle qui conduit à l'« homme chasseur », Zerzan affirme lui aussi dans son livre Futur primitif « que, avant la domestication - avant l'invention de l'agriculture - , l'existence humaine se passait essentiellement en loisirs, qu'elle reposait sur une intimité avec la nature, sur une sagesse sensuelle, source d'égalité entre les sexes et de bonne santé corporelle 75 » la différence étant que la vision zerzanienne de la primitivité se rapporte plus aux animaux à quatre

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pattes. En fait, Zerzan, dans sa paléoanthropologie, brouille les différences anatomiques entre l'Homo sapiens, d'un côté, et l'Homo habilis, l'Homo erectus, et les Néandertaliens « tant calomniés », de l'autre ; à ses yeux, tous les anciens hominidés étaient dotés des mêmes capacités physiques et mentales que Y Homo sapiens; ils ont en outre connu plus de deux millions d'années de félicité originelle. Si ces hominidés étaient aussi intelligents que les hommes modernes, on peut se demander naïvement pourquoi ils n'ont pas introduit d'innovations techniques ? « Il me paraît fort plausible, conjecture brillamment Zerzan, que l'intelligence, instruite par le succès et la satisfaction procurés par une existence de chasseur-cueilleur, soit la raison même de cette absence marquée de "progrès". À l'évidence [!], l'espèce a, jusqu'à très récemment, délibérément refusé la division du travail, la domestication et la culture symbolique. » L'espèce Homo a « longtemps choisi la nature au détriment de la culture », et par « culture » Zerzan entend ici « la manipulation des formes symboliques de base » (c'est nous qui soulignons) - un fardeau aliénant. En effet, continue-t-il, « ni le temps réifié, ni le langage écrit, bien sûr, ni probablement le langage parlé pour la plus grande partie de cette période, ni la comptabilité ni l'art n'avaient de place [...] malgré une intelligence tout à fait capable de les inventer » 76 . En résumé, les hominidés étaient parfaitement capables de symbolisme, de parole et d'écriture mais les ont délibérément refusés, n'ayant besoin, pour se comprendre et comprendre leur environnement, que de leur seul instinct. Zerzan approuve

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ainsi pleinement l'opinion d'un anthropologue selon laquelle « la communion des San avec la nature » atteignait un « niveau d'expérience qu'on "pourrait presque appeler mystique. Par exemple, ils semblaient savoir ce qu'on éprouve quand on est un éléphant, un lion, une antilope" » ou même un baobab 7 7 . La décision « consciente » de refuser le langage, des outils sophistiqués, la temporalité, et toute division du travail (qu'ils ont dû tester puis rejeter en grognant) fut le fait, nous dit-on, de l'Homo habilis, dont le cerveau faisait environ la moitié de celui des hommes actuels et qui ne possédait sans doute même pas l'anatomie adaptée au langage syllabique. Grâce à l'autorité souveraine de Zerzan, nous avons l'assurance que habilis (et peut-être même Australopithecus afarensis, qui a dû vivre il y a environ « deux millions d'années ») était doté d'une « intelligence entièrement capable » - pas moins ! - de toutes ces fonctions, mais se refusant à les exercer. Dans la paléoanthropologie de Zerzan, les premiers hominidés ou humains peuvent adopter ou rejeter des caractéristiques culturelles aussi essentielles que la parole en pleine connaissance de cause, de la même manière que les moines font vœu de silence. Mais dès que ce v œ u fut rompu, tout commença à se dégrader ! Pour des raisons connues seulement de Dieu et de Zerzan, L'apparition de la culture symbolique, mue par son besoin inhérent de manipuler et de dominer, a tôt ouvert la voie à la domestication de la nature. Après deux millions d'années de vie humaine passées à respecter la nature en équilibre avec les autres

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espèces, l'agriculture a modifié notre existence, notre façon de nous adapter, d'une manière inconnue jusqu'alors. Jamais auparavant une espèce n'avait connu un changement radical aussi profond ni aussi rapide. L'autodomestication par le langage, le rituel et l'art inspira le dressage des plantes et des animaux qui suivit78.

Ce tas d'inepties n'est pas dénué d'une certaine grandeur qui est vraiment fascinante. Des époques, des espèces d'hominidés et/ou d'hommes et des situations écologiques et technologiques très distinctes sont amalgamées : il n'y aurait plus là qu'une vie « passée à respecter la nature ». Le schématisme de Zerzan à l'égard de la dialectique si complexe de l'homme et de la nature non humaine dénote un réductionnisme si primaire qu'il nous laisse sans voix. On a évidemment beaucoup de choses à apprendre des cultures sans écriture - les sociétés organiques, comme je les ai appelées dans The Ecology ofFreedom (L'Écologie de la liberté) - pour tout ce qui concerne en particulier la mutabilité de ce qu'on désigne habituellement comme la « nature humaine ». L'esprit de coopération au sein du groupe et, dans le meilleur des cas, le point de vue égalitaire ne sont pas seulement admirables - et socialement indispensables dans une époque aussi périlleuse - mais sont la meilleure preuve de la plasticité du comportement humain, à l'encontre du mythe du caractère inné de la compétition et de la cupidité humaines. La façon dont ils pratiquent l'usufruit et l'inégalité des égaux sont d'un grand intérêt pour une société écologique.

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Il est au mieux trompeur et au pire complètement mensonger d'affirmer que les peuples « primitifs » ou préhistoriques vénéraient la nature non humaine. En l'absence de milieux « non naturels » comme des villages, des villes et des cités, la notion même d'une « Nature » distinguée de l'habitat ne pouvait encore être conceptualisée une expérience vraiment aliénante, au sens de Zerzan. Il est également peu probable que nos lointains ancêtres avaient du monde naturel une vision moins instrumentale que celles des peuples historiques. En prenant dûment en compte leurs propres intérêts matériels - leur survie et leur bienêtre - les peuples préhistoriques ont, semble-t-il, chassé autant de gibier qu'il leur était possible, et s'il est sans doute exact qu'ils aient en imagination revêtu le monde animal d'attributs anthropomorphiques, c'était plus pour communiquer avec lui en vue de le manipuler que pour simplement l'adorer. Ainsi, avec à l'esprit des objectifs très instrumentaux, ils ont invoqué des animaux « parlants », des tribus (souvent calquées sur leurs propres structures sociales) animales, et des « esprits » animaux réceptifs. Du fait de leur savoir limité, ils ne pouvaient que croire en la réalité de rêves, où des hommes se mettaient à voler et des animaux à parler, et en l'existence d'un monde du rêve absurde et souvent effrayant. Afin de contrôler le gibier, d'user d'un habitat à des fins de survie, de faire face aux aléas du climat comme du reste, les peuples préhistoriques avaient besoin de personnifier ces phénomènes et de leur parler, directement ou de façon rituelle ou métaphorique.

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Il semble que les peuples préhistoriques ne se soient en réalité jamais gênés pour agir sur leur environnement. Ainsi, dès que Homo erectus ou ses successeurs surent utiliser le feu, ce fut, semble-t-il, pour brûler les forêts, obligeant ainsi le gibier à se ruer vers des précipices ou des enclos naturels où il était facile de les abattre. Derrière le « respect de la vie » des peuples préhistoriques, il y a donc surtout un souci prosaïque d'amélioration et de contrôle de l'approvisionnement bien plus qu'un amour pour les animaux, les forêts et les montagnes (ils auraient eu plutôt tendance à craindre celles-ci et à y voir la demeure des dieux et des démons 79 ). Difficile également de trouver cet « amour de la nature » propre, selon Bradford, aux « sociétés primitives » chez les chasseurs-cueilleurs d'aujourd'hui, qui traitent souvent rudement les animaux, qu'ils soient sauvages ou domestiques ; les Pygmées de la forêt de l'Ituri, par exemple, s'acharnaient de manière presque sadique sur le gibier pris au piège, et les Esquimaux maltraitaient souvent leurs huskies 80 . Pour ce qui est des Amérindiens, ceuxci, avant tout contact avec les Européens, ont largement bouleversé la physionomie du continent, usant du feu pour nettoyer les prairies afin de pratiquer l'horticulture et de dégager la vue pour la chasse : le « paradis » qui s'offrit aux Européens était donc « clairement humanisé ' ». On peut être certain que dans bien des cas les tribus indiennes ont dû épuiser les ressources

1. Q u e d e nombreuses prairies à travers le monde soient nées de l'action du feu, et cela sans doute dès Homo erectus, est une hypothèse avancée par de nombreux anthropologues

B

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animales locales et ont été obligées de migrer vers de nouveaux territoires afin d'assurer leur subsistance matérielle. Q serait surprenant qu'ils n'aient pas eu recours à la guerre pour déloger les occupants originels. Leurs lointains ancêtres ont peut-être même provoqué l'extinction de quelquesuns des plus grands mammifères nord-américains de la dernière période glaciaire (notamment les mammouths, les mastodontes, les bisons latifrons, les chevaux et les chameaux). Des couches accumulées d'os de bisons sont encore visibles sur plusieurs sites : de nombreux arroyos américains ont dû être témoins de massacres de masse et de boucheries « à la chaîne » Pas sûr que l'usage de la terre par les peuples agricoles soit forcément plus écologique. Dans la région du lac Pâtzcuaro, sur les hauteurs du Mexique central, avant la conquête espagnole, « l'usage préhistorique de la terre n'impliquait pas sa conservation », écrit Karl W. Butzer, mais provoquait un fort taux d'érosion. Les pratiques agricoles indigènes, en effet, « pourraient bien avoir été aussi nocives que les usages préindustriels de I. La question de savoir si ce sont des facteurs climatiques et/ou une « surextermination » humaine qui ont provoqué l'extinction en masse d'environ trente-cinq genres de mammifères du Pléistocène est trop complexe pour être traitée ici 8 2 . J'ai examiné certains aspects de la question plus en détail dans m o n introduction à l'édition révisée de The Ecology of Freedom83.

Le débat est encore ouvert O n sait maintenant

que les mastodontes, qu'on jugeait peu capables de s'adapter à l'environnement, savent faire preuve d e souplesse écologique et auraient pu être exterminés par des chasseurs du Paléolithique, sans doute bien moins scrupuleux que ne veulent le croire les écologistes romantiques. J e ne prétends pas que la chasse est la cause unique d e leur extermination : du moins celle-ci fut responsable de grands massacres 8 4 .

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la terre dans le Vieux Monde 8 5 ». D'autres études ont montré que le défrichage excessif et l'échec de l'agriculture de subsistance ont affaibli la société Maya et contribué à sa chute 86 . Nous n'aurons jamais aucun moyen de savoir dans quelle mesure le mode de vie des chasseurscueilleurs d'aujourd'hui reflète réellement celui de nos ancêtres lointains '. Non seulement les cultures indigènes modernes résultent de plusieurs milliers

I. Il est étrange qu'on - en l'occurrence L Susan Brown - m e dise encore que mes « preuves de l'existence de sociétés "organiques" sans aucune hiérarchie sont discutables® 7 » (c'est nous qui soulignons). Si, pour Marjorie Cohen, sur laquelle Brown s'appuie, il n'y a pas de « preuve anthropologique » « convaincante » d'une « symétrie sexuelle et d'une égalité totale » et si, pour elle, < la division sexuelle du travail » et < l'égalité sexuelle » ne sont pas forcément « compatibles » - je ne peux que dire : parfait ! Elles ne sont pas en mesure de nous dire ou de nous prouver quoi que ce soit de « convaincant ». On peut dire la m ê m e chose concernant ce que j'ai dit sur les relations de genre dans The Ecology of Freedom.

En effet, toutes les « preuves anthropologiques »

contemporaines concernant la « symétrie sexuelle » sont discutables dans la mesure où les indigènes modernes o n t pour le meilleur et pour le pire, subi l'influence des cultures européennes bien avant que les anthropologues modernes ne les étudient J e cherchais dans ce livre à concevoir une dialectique de l'égalité et de l'inégalité d e genre, pas à faire une étude définitive sur la préhistoire - dont la connaissance est évidemment perdue pour toujours tant pour Brown, Cohen, que pour moi. J'ai extrapolé à partir des données modernes, pour montrer que mes conclusions étaient raisonnables : elles sont pourtant balayées en deux phrases et sans aucun argument par Brown. Brown dénonce m o n absence de « preuves » sur la question de savoir comment est apparue la hiérarchie : sur ce sujet des découvertes récentes e n Mésoamérique, suite au déchiffrement des pictogrammes mayas, confortent ma position. En fin de compte, la gérontocratie, sur laquelle j'ai insisté e n tant que forme probablement la plus ancienne de hiérarchie, fait partie des développements les plus répandus du principe hiérarchique étudiés par la littérature anthropologique.

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d'années de développement, mais elles ont été altérées de cent façons par des emprunts faits à d'autres cultures avant d'être étudiées par les chercheurs occidentaux. En effet, comme l'a souligné de façon mordante Clifford Geertz, les cultures indigènes, que les primitivistes modernes rattachent aux premiers temps de l'humanité, ne conservent pratiquement aucun élément originel. « La prise de conscience, tardive et forcée, de l'inexistence [d'une primitivité originelle des indigènes], même chez les Pygmées, même chez les Esquimaux », observe Geertz, « et que ces peuples sont en fait le produit de processus sociaux à large échelle qui les ont faits et continuent à les faire tels qu'ils sont, a été vécue comme un choc, entraînant une crise virtuelle dans le champ [ethnographique] » 88. Bon nombre de peuples « premiers » et les forêts qu'ils habitaient n'étaient pas plus virginaux au moment de leur contact avec les Européens que les Indiens Lakota lors de la guerre civile américaine, en dépit de tout ce que peut raconter Danse avec les loups. On peut déceler l'influence du christianisme sur de nombreux systèmes de croyances parmi les plus fameux. Black Elk, par exemple, était un fervent catholique 89 , et, à la fin du xix e siècle, la Danse des Esprits des Indiens Païutes et Lakota était profondément influencée par le millénarisme chrétien évangélique. Dans la recherche anthropologique sérieuse, la notion d'un chasseur « extatique » et originel n'a pas survécu aux trente années qui ont suivi le symposium « Man the Hunter ». La plupart des sociétés de « chasseurs abondants » que citent les zélateurs du mythe de l'abondance originelle descendent lit-

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téralement - à leur corps défendant probablement de systèmes sociaux horticoles. On sait aujourd'hui que les Bochimans du Kalahari ont été jardiniers avant qu'ils ne se dirigent vers le désert. Il y a plusieurs siècles, selon Edwin Wilmsen, les peuples parlant les langues bochiman pratiquaient l'élevage et l'agriculture, et même le commerce avec les chefferies agricoles voisines, dans un réseau qui s'étendait jusqu'à l'océan Indien. Des fouilles ont montré que, vers l'an 1000, leur territoire, Dobe, était peuplé de personnes fabriquant de la céramique, travaillant le fer et élevant du bétail, qu'ils exportaient en Europe vers 1840 en même temps que d'énormes quantités d'ivoire - en grande partie prélevées sur des éléphants que les Bochimans avaient eux-mêmes chassés, témoignant sans doute dans ce massacre de leurs « frères » pachydermes de toute cette grande sensibilité que Zerzan leur attribue. Les modes de vie des chasseurs-cueilleurs marginaux bochiman qui ont tant fasciné les observateurs dans les années i960 étaient en réalité le résultat de changements économiques intervenus à la fin du x i x e siècle, tandis que « l'isolement imaginé par des observateurs extérieurs [...] n'était pas indigène mais résultait de l'effondrement du capital mercantile 90 ». Ainsi, « la situation actuelle des peuples parlant les langues bochiman placés à la périphérie rurale des économies africaines », note Wilmsen, ne peut se comprendre qu'à partir des politiques sociales et des économies de la période coloniale et de ses suites. Le fait qu'ils apparaissent comme des chasseurs-cueilleurs est une conséquence de leur relégation au rang de sous-classe au cours d'un pro-

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cès historique commencé avant l'actuel millénaire et achevé au cours des premières décennies de ce siècle91.

Les Yuqui d'Amazonie pourraient à leur tour parfaitement illustrer la société chasseuse-cueilleuse originelle célébrée dans les années i960. N'ayant pas été étudié avant les années 1950, ce peuple possédait un outillage qui se réduisait pratiquement à une griffe de sanglier, un arc et des flèches : « Outre qu'ils étaient incapables de faire du feu, écrit Allyn M. Stearman, qui les a étudiés, ils n'avaient aucun bateau, aucun animal domestique (même pas un chien), aucune pierre, aucune personne dévouée aux rituels et leur cosmologie était rudimentaire. Ils vivaient une existence de nomades, errant dans les basses-terres de Bolivie à la recherche de gibier et de la nourriture que leur procuraient leurs talents de cueilleurs 92 . » Ils ne faisaient pousser aucune plante et n'utilisaient pas d'ordinaire d'hameçon ou de ligne pour pêcher. Pourtant, loin de tout égalitarisme, les Yuqui ont maintenu l'institution de l'esclavage héréditaire, divisant leur société entre un groupe d'élite privilégié et une couche de travailleurs esclaves méprisés. On considère aujourd'hui qu'il s'agit là d'un trait hérité d'un ancien mode de vie horticole. Les Yuqui se révèlent être les descendants d'une société esclavagiste précolombienne : « Le temps passant, ils ont fini par se déculturer, la nécessité de se déplacer et de vivre de la terre les poussant à délaisser la plus grande part de leur héritage culturel. Pourtant, si bien des éléments de leur culture se sont perdus,

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d'autres ont survécu. L'esclavage fait à l'évidence partie de ceux-ci 9 3 . » Non seulement le mythe du chasseur-cueilleur « originel » s'est écroulé, mais les propres données de Richard Lee concernant la consommation calorique des chasseurs-cueilleurs « abondants » ont été profondément contestées par Wilmsen et ses associés 94 . Les Bochimans!Kung avaient une durée de vie moyenne d'environ trente ans. La mortalité infantile était élevée et, selon Wilmsen (n'en déplaise à Bradford!), les gens souffraient de la faim et de la maladie aux époques de vaches maigres. (Lee a lui-même modifié ses vues sur le sujet depuis les années i960). Les vies de nos lointains ancêtres n'avaient donc rien de joyeux. Ils menaient en fait une vie rude, souvent courte et très éprouvante sur le plan matériel. Des examens anatomiques ont montré que près de la moitié mouraient dans leur enfance ou avant d'atteindre vingt ans et que très peu passaient la barre des cinquante ans 1 . Ils étaient probablement plus des charognards que des chasseurs-cueilleurs I. Ces effroyables statistiques se trouvent dans Corinne Shear Wood, Human

Sickness and Health : A Biocultural

View95.

Les Néandertaliens

- qui, bien loin d'être « diffamés » c o m m e le prétend Zerzan, ont aujourd'hui fort bonne presse - sont traités avec beaucoup de sympathie par Christopher Neanderthals.

Stringer et Clive Gamble

dans In Search

of

the

Ces auteurs concluent pourtant : « L'impact considérable

qu'ont eu les maladies articulaires dégénératives sur les Néandertaliens ne devrait sans doute pas nous étonner au vu de ce que nous savons sur leurs dures conditions d'existence et de l'usure physique qui devait en résulter. Mais la prévalence des blessures graves est plus surprenante, et montre simplement combien la vie était alors dangereuse dans les sociétés néandertaliennes, m ê m e pour ceux qui n'atteignaient pas le "troisième âge" 9 6 . » Q u e quelques h o m m e s préhistoriques aient réussi à

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et servaient sans doute de proies aux léopards et aux hyènes 9 7 . Les peuples préhistoriques et les chasseurscueilleurs plus tardifs se montraient habituellement coopératifs et pacifiques à l'égard des membres de leurs propres bandes, de leurs tribus, ou de leurs clans ; désireux de les déposséder et de s'approprier leurs terres, ils avaient un comportement souvent belliqueux et parfois même génocidaire à l'égard des membres d'autres bandes, d'autres tribus ou d'autres clans. Ce bienheureux Homo erectus que nous dépeignent les primitivistes n'en a pas moins laissé le souvenir funeste de massacres entre humains, si l'on en croit les données recueillies par Paul Janssens 98 . On a suggéré que, en Chine et à Java, des éruptions volcaniques avaient tué de nombreuses personnes, mais cette dernière explication perd beaucoup de sa crédibilité après la découverte des restes de quarante personnes dont les têtes, mortellement blessées, avaient été décapitées « difficile d'attribuer cela à un volcan », note sèchement Corinne Shear Wood 9 9 . Quant aux chasseurscueilleurs, les conflits opposant les tribus indiennes sont trop nombreux pour qu'on puisse s'y attacher longuement - citons seulement les Anasazis et leurs voisins du sud-ouest, les tribus d'où devait finalement sortir la Confédération iroquoise (la Confédération elle-même était une question de vivre plus de soixante-dix ans, c o m m e les chasseurs-cueilleurs d e Floride il y a environ huit mille ans, n'en doutons pas : ce n e sont pourtant là que quelques exceptions. Seul un indécrottable primitiviste pourrait songer à faire de ces exceptions la règle. O h ! bien sûr les conditions de vie civilisées sont souvent terribles. Mais qui prétend que la civilisation se caractérise par une joie sans réserve, des festivités et de l'amour?

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survie, pour ne pas s'exterminer mutuellement) et le conflit permanent entre les Mohawks et les Hurons, qui devait se finir par l'extermination à peu près totale des Hurons et la fuite des survivants. Si les « désirs » des peuples préhistoriques pouvaient être « aisément satisfaits », comme le soutient Bradford, cela tient précisément au fait que leurs conditions matérielles de vie - et par conséquent leurs désirs - étaient très simples. On ne devrait pas s'attendre à moins venant de formes de vie qui s'adaptent bien plus qu'elles ne créent, qui se conforment à l'habitat qu'elles ont trouvé plutôt que de le transformer pour le rendre conforme à leurs attentes. Nul doute : les peuples primitifs comprenaient à merveille leur habitat ; c'était, après tout, des êtres très intelligents et imaginatifs. Leur culture « extatique », pourtant, loin de se réduire à la joie et « au chant [...] à la célébration [...] au rêve », incluait également la superstition et des craintes aisément manipulables. Tant nos ancêtres lointains que les indigènes existants auraient été incapables de survivre s'ils n'avaient pour tout guide que les idées « enchantées » dignes de Disneyland que leur imputent les actuels primitivistes. Les Européens n'ont certes pas permis aux indigènes de remédier à cette situation. Bien au contraire : les impérialistes ont honteusement exploité les natifs, se sont livrés sur eux à un véritable génocide, leur ont transmis des maladies sans remèdes, et les ont pillés sans vergogne. Contre un tel massacre, les conjurations animistes n'ont pas servi et ne pouvaient pas servir, comme l'a montré la tragédie de Wounded Knee en 1890, qui a apporté un démenti si douloureux

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au mythe des chemises fantômes imperméables aux balles. Un point très important, c'est que la régression primitiviste chez les anarchistes existentiels a pour conséquence la négation des principales caractéristiques de l'homme en tant qu'espèce et de la potentialité émancipatrice que recèlent certains aspects de la civilisation euroaméricaine. Les humains sont très différents des autres animaux en ce sens qu'ils font plus que simplement s'adapter au monde autour d'eux : ils innovent et créent un nouveau monde. Ce faisant, ils ne découvrent pas seulement leur pouvoir en tant qu'êtres humains, ils font aussi en sorte que le monde autour d'eux soit plus approprié à leur propre développement, tant sur le plan de l'individu que de l'espèce. En dépit de la déformation qu'une société aussi irrationnelle que la nôtre lui fait subir, la capacité à changer le monde fait partie de notre nature, c'est le résultat d'une évolution biologique - pas simplement le produit de la technique, de la rationalité et de la civilisation. Que des gens se prétendant anarchistes se fassent les avocats d'un primitivisme confinant à la bestialité, et qui est une exhortation à peine voilée à l'adaptation et à la passivité, c'est insulter des siècles de pensée, d'idéaux et de pratiques révolutionnaires et dénigrer les efforts mémorables entrepris par l'humanité pour se libérer de l'esprit cocardier, du mysticisme et de la superstition et pour changer le monde. Pour les anarchistes existentiels, en particulier de l'espèce anticivilisation et primitiviste, l'histoire elle-même n'est plus qu'un bloc écrasant, d'où disparaissent toutes les distinctions, les médiations,

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les phases de développement et les spécificités sociales. Le capitalisme et ses contradictions ne sont plus qu'un simple avatar d'une civilisation dévorant tout sur son passage et mue seulement par des « impératifs » technologiques, d'où toute nuance et toute différenciation ont disparu. L'histoire, prise comme le déploiement de l'élément rationnel propre à l'humanité, comme le développement de sa capacité à être libre, à prendre conscience de soi et à coopérer, montre le processus complexe de formation des sensibilités humaines, des institutions, de l'intelligence et du savoir, ou de ce que l'on appelait autrefois « l'éducation de l'humanité ». Réduire l'histoire à une « Chute » continue depuis un état d'« authenticité » animale, comme le font plus ou moins Zerzan, Bradford et leurs compatriotes, d'une façon très proche de Martin Heidegger, c'est ignorer l'épanouissement des idéaux de liberté, d'individualité et de conscience de soi qui ont caractérisé plusieurs phases du développement humain - sans parler de la portée toujours plus large des luttes révolutionnaires menées en vue de réaliser ces fins. La variété anticivilisation de l'anarchisme existentiel n'est qu'un des visages de la régression sociale qui caractérise le x x e siècle finissant. Si le capitalisme menace de faire revenir l'histoire naturelle à ses premiers stades, abolissant toute complexité et toute différenciation géologique et zoologique, l'anarchisme anticivilisation, son complice, menace d'abolir l'histoire de l'esprit humain et de le faire régresser vers une phase moins développée, moins déterminée, édénique - l'époque d'avant la « Chute », où l'humanité, n'ayant pas

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encore connu la technique et la civilisation, vivait dans une prétendue innocence. À l'instar des Lotophages dans l'Odyssée d'Homère 1 , les hommes ne sont vraiment « authentiques » que s'ils vivent dans un présent perpétuel, sans passé ni futur - et que ne viennent troubler ni la mémoire ni les idées, que ne traversent ni la tradition ni le devenir. Le pire est que, si le monde idéal des primitivistes était instauré, il signifierait la fin de l'individualisme radical cher aux héritiers de Max Stirner. Même si les communautés « primitives » contemporaines ont produit des personnalités au caractère bien trempé, la contrainte de la coutume et le haut degré de solidarité requis par la dureté des conditions font obstacle au développement de ces attitudes franchement individualistes, chères aux anarchistes stirnériens chantres de la suprématie du moi. Aujourd'hui, le primivitivisme est devenu un hobby réservé à des citadins à l'abri du besoin, qui peuvent se permettre de s'amuser à des fantaisies interdites non seulement aux affamés, aux pauvres et aux nomades obligés de vivre dans les rues des villes, mais aussi aux salariés surchargés de travail. Il serait difficile pour une femme moderne qui travaille et qui a des enfants de se débrouiller sans une machine à laver lui permettant de se soulager un tant soit peu de ses tâches domestiques quotidiennes - avant d'aller au travail pour gagner ce qui constitue souvent l'essentiel du revenu du ménage. Le plus drôle est que même le collectif

I. Peuple imaginaire, les Lotophages vivent de la cueillette de fruits et se nourrissent d'une plante dont la consommation a la propriété d e faire oublier à ceux qui en mangent qui ils sont et d'où ils viennent [nde]

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qui rédige Fifth Estate, constatant l'impossibilité de se passer d'un ordinateur, a été « contraint » d'en acheter un - ce qui nous vaut cet avertissement hypocrite : « Nous le haïssons 100 ! » Dénoncer les technologies avancées tout en y ayant recours pour produire de la littérature antitechnologique, c'est de la bigoterie plus encore que de l'hypocrisie. Une telle « haine » des ordinateurs, voilà qui sonne un peu comme le rot d'un privilégié, lequel, après s'être rempli la panse de mets délicats, chante les vertus de la pauvreté lors des prières du dimanche.

L'anarchisme existentiel : un bilan Ce qui se dégage le plus nettement de l'anarchisme existentiel d'aujourd'hui, c'est sa soif d'immédiateté davantage que de réflexion, sa croyance naïve en une correspondance univoque entre l'esprit et la réalité. L'immédiateté prémunit la pensée libertaire contre toute réflexion un tant soit peu nuancée et médiatisée 1 : elle exclut l'analyse rationnelle et, par conséquent, la rationalité elle-même. Vouloir enfermer l'humanité dans le non temporel, le non-spatial et le non-historique - une notion « primitive » de la temporalité basée sur les cycles « éternels » de la

I.

Le terme est pris ici dans un sens hégélien. Pour Hegel en effet,

l'immédiateté et la médiation ( o u médiatisation) sont indissociables. L'esprit n'est pas un réceptacle passif qui se contenterait d'enregistrer l'existence d'une réalité naturelle et immédiate. C o m m e le signale Bernard Bourgeois, il est au contraire, dès l'origine, « activité sur soi », « médiation avec soi » : « Le savoir (qui se dit) immédiat est donc une médiation qui s'ignore. [..] C e s t l'esprit qui renonce à lui-même et à son progrès culturel en s'imaginant retrouver l'innocence naturelle' 0 '. » [ndt]

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« Nature » - , c'est par là même dépouiller l'esprit humain de son originalité créatrice et de sa capacité à agir sur le monde naturel. Pour l'anarchisme existentiel primitiviste, les êtres humains donnent le meilleur d'eux-mêmes quand ils se plient à la nature non humaine et renoncent à agir sur elle ou que, délestés de la raison, de la technologie, de la civilisation et même du langage, ils vivent en paix et en « harmonie » avec la réalité existante, dotés de droits naturels hypothétiques, dans un état d'« extase » stupide et viscéral. TAZ, Fifth Estate, Anarchy : A Journal of Desire Armed, et des « zines » marginaux comme Démolition Derby, une revue stirnérienne animée par Michael Williams, toutes ces publications sont habitées par le fantasme d'une « primitivité » immédiate, anhistorique et anticivilisation, d'où nous aurions chu, un état de perfection et d'authenticité où nous n'aurions eu d'autre guide que les « bornes de la nature », la « loi naturelle » ou encore notre moi tout-puissant. L'histoire et la civilisation se réduisent désormais à une chute dans l'inauthenticité de la « société industrielle ». Comme je l'ai déjà dit, ce mythe d'une « déchéance de l'authenticité » a des racines dans le romantisme réactionnaire et plus récemment dans la philosophie de Martin Heidegger, dont le « spiritualisme » vôlkisch\ encore latent dans Être et Temps, s'épanouira pleinement dans les travaux

I. Populisme de droite imprégné de racisme apparu en Allemagne à la charnière des xixe et xxe siècles et puisant dans le romantisme et l'exaltation d'un passé glorieux, la pensée vôlkisch a irrigué le nazisme, [nde]

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explicitement fascistes. Cette conception est alimentée aujourd'hui par le mysticisme quiétiste omniprésent dans les écrits antidémocratiques de Rudolf Bahro et dans son appel à peine déguisé au salut par un « Adolf vert » et dans la quête apolitique d'un spiritualisme écologique et d'un épanouissement personnel que prônent les écologistes profonds. Ne demeure finalement que l'ego individuel, érigé en temple suprême de la réalité et excluant l'histoire et le devenir aussi bien que la démocratie et la responsabilité. Ainsi il n'y a presque plus de contact vécu avec la société : face à un narcissisme omniprésent, il n ' y a plus qu'une caricature d'association ne dépassant pas le seuil d'un moi infantilisé, réduit à hurler et à exiger la satisfaction de ses exigences. La civilisation se contente d'entraver l'autoaccomplissement extatique des désirs de ce moi, un moi réifié présenté comme le couronnement de l'émancipation, comme si l'extase et les désirs étaient des impulsions innées produites spontanément par un monde désocialisé, au lieu de résulter de la culture et de l'histoire. À l'instar de l'ego stirnérien petit-bourgeois, l'anarchisme existentiel primitiviste ne laisse aucune place à des institutions sociales, à des organisations politiques et à des programmes radicaux, et encore moins à une sphère publique, qui est automatiquement assimilée par tous les auteurs que nous avons étudiés à une forme de gouvernement. Le sporadique, le non-systématique, l'incohérent, le discontinu et l'intuitif se substituent au consistant, à l'intentionnel, à l'organisé et au rationnel, et

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même à toute forme d'activité soutenue ou ciblée qui irait au-delà de la publication d'un « zine » ou d'un pamphlet - ou de l'incendie d'une poubelle. L'imagination se trouve radicalement opposée à la raison et le désir à la cohérence théorique, comme s'ils étaient inconciliables. La mise en garde de Goya sur le fait que l'imagination privée de la raison engendre des monstres se trouve altérée au point de laisser entendre que l'imagination ne s'épanouit que sur fond d'expérience immédiate et d'une « unicité » sans nuance. La nature sociale se trouve ainsi dissoute dans la nature biologique, la faculté de création humaine dans la faculté d'adaptation animale, la temporalité dans une éternité antérieure à toute civilisation et l'Histoire dans un cycle temporel archaïque. Les dures conditions de vie propres à la société et à l'économie bourgeoises, dont la vulgarité et la brutalité ne font que croître chaque jour, se trouvent soudainement transfigurées par l'anarchisme existentiel en une constellation constituée par l'autocomplaisance, l'inachèvement, l'indiscipline et l'incohérence. Lorsque les situationnistes, dans les années i960, visaient à une « théorie du spectacle », et ne produisaient qu'un spectacle de la théorie, tombant eux-mêmes dans la réification, ils imaginaient toutefois des correctifs organisationnels, comme les conseils ouvriers, évitant ainsi que leur esthétisme ne sombre dans l'irréalisme le plus total. L'anarchisme existentiel, en déclarant la guerre à l'organisation, à l'adhésion à un programme et à une analyse sociale sérieuse, ne retient de l'esthétisme situationniste que ses pires aspects tout en rejetant sa volonté de construire un mou-

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vement. De même que les rebuts des années i960, il erre sans fin dans les limites de l'ego (que Zerzan a renommées les « limites de la nature ») et fait de son incohérence bohème une vertu. Le plus préoccupant c'est que les divagations esthétisantes et complaisantes de l'anarchisme existentiel coupent peu à peu l'idéologie libertaire de gauche de tout ce qui la rattachait au socialisme. Or c'était justement son dévouement inconditionnel à la cause de l'émancipation qui permettait à cette idéologie de revendiquer sa pertinence sociale et son importance : elle prétendait alors agir non pas en dehors de l'histoire, de manière purement subjective, mais dans l'histoire, de manière objective. Le grand cri de la Première Internationale que les anarcho-syndicalistes et les communistes libertaires ont repris à leur compte après que Marx et ses partisans l'aient abandonné - c'était cette demande : « Pas de droits sans devoirs, pas de devoirs sans droits ». Pendant des générations, ce slogan figura en tête des journaux que l'on qualifiera rétrospectivement d'anarchistes sociaux. Voilà qui tranche radicalement àvec l'égocentrisme des appels actuels en faveur du « désir armé », et avec la contemplation taoïste et le nirvana bouddhiste. Là où l'anarchisme social invitait les gens à se dresser en faveur de la révolution et à se battre pour la reconstruction de la société, la faune actuelle de petits bourgeois enragés qui hantent la sous-culture anarchiste existentielle ne recherche que des rébellions ponctuelles et la satisfaction de ses « machines désirantes », pour reprendre ici la phraséologie de Deleuze et Guattari.

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L'abandon progressif de l'engagement en faveur des luttes sociales (sans lequel il ne saurait y avoir de véritable réalisation de soi ni de véritable satisfaction de désirs qui ne sont pas exclusivement instinctuels), qui fut la marque historique de l'anarchisme classique, coïncide inévitablement avec une vision dangereusement déformée de l'expérience et de la réalité. L'ego, devenu de façon presque fétichiste le lieu de l'émancipation, finit par ne plus se distinguer de l'« individu souverain » cher à l'individualisme du laisser-faire. Coupé de ses ancrages sociaux, il se montre incapable d'autonomie et ne parvient qu'à l'« individualité » hétéronome de l'entreprise petite-bourgeoise. En effet, loin d'être libre, l'ego dans sa souveraine individualité est livré pieds et poings liés aux lois prétendument anonymes du marché - les lois de la compétition et de l'exploitation qui font du mythe de la liberté individuelle un autre fétiche derrière lequel se dissimulent les lois implacables de l'accumulation capitaliste. L'anarchisme existentiel ce n'est finalement rien d'autre qu'une supercherie bourgeoise de plus. Ses disciples ne sont pas plus « autonomes » que les oscillations de la bourse, que les fluctuations des prix ou que tous ces faits qui forment l'ordinaire du commerce bourgeois. En dépit de toutes ses prétentions à l'autonomie, ce « rebelle » de classe moyenne, brique en main ou pas, est lui aussi prisonnier des forces souterraines du marché qui irriguent tous les soi-disant «r libres » territoires de la vie sociale moderne, des coopératives alimentaires aux communes rurales. Nous baignons dans le capitalisme - non seulement du point de vue matériel, mais aussi culturel.

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Comme John Zerzan l'a admis dans la réponse mémorable qu'il fit à un interviewer, intrigué par la présence d'une télévision dans le domicile de ce détracteur de la technologie : « J'ai besoin, comme tout le monde, d'être anesthésié , 0 2 . » Pour se convaincre que l'anarchisme existentiel n'est lui-même qu'un « anesthésiant » qu'on se délivre à soi-même afin de mieux se berner, il suffit de se reporter à L'Unique et sa propriété de Max Stirner : on y voit les prétentions de l'ego à l'« unicité » dans le temple d'un moi sacro-saint dépasser de loin toutes les dévotions libérales de John Stuart Mill 1 . En effet, avec Stirner, l'égoïsme devient une question épistémologique. Si l'on parvient à se frayer un chemin à travers l'entrelacs de contradictions et de vues fragmentaires qui forment L'Unique et sa propriété, on s'aperçoit que l'ego « unique » stirnérien n'est finalement qu'un mythe construit à partir de son « antagoniste » apparent, la société elle-même. En effet : « la vérité ne peut se manifester comme tu te manifestes, elle ne peut se mouvoir, ni changer, ni se développer ; la vérité attend et reçoit tout de toi, et n'est même que par toi, car elle n'existe que — dans ta tête103. » L'égoïste stirnérien, en effet, fait son deuil de la réalité objective, de la facticité du social et par conséquent du changement social : du point de vue éthique, il n'a donc plus pour seul guide et pour seul idéal que la jouissance personnelle que lui donnent les démons occultés du marché bourgeois. On ne peut dès lors que s'interroger sur l'existence

I.

Philosophe, logicien et économiste britannique, John Stuart Mill

(1806-1873) a placé au-dessus de tout la liberté des individus, [nde]

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concrète d'un ego stirnérien ainsi coupé de toute médiation et sur ses prétentions hégémoniques - le moi étant censé n'avoir ni racines sociales ni genèse historique. Nietzsche, qui ne connaissait probablement pas les vues de Stirner sur la vérité, a cependant poussé le raisonnement de celui-ci jusqu'à ses dernières conséquences en déniant toute matérialité et toute réalité à la vérité : « Qu'est-ce donc que la vérité ? s'interroge-t-il. Une armée mobile de métaphores, de métonymies, d'anthropomorphismes, bref, une somme de relations humaines, qui ont été poétiquement et rhétoriquement rehaussées, transposées, ornées 1 0 4 . » Nietzsche prétendait, plus nettement encore que Stirner, que les faits n'étaient que de simples interprétations; il se demandait, en effet, « est-ce finalement nécessaire de poser en plus l'interprète derrière l'interprétation? » Apparemment non, car « c'est déjà de l'invention, de l'hypothèse 1 0 5 . » Si l'on suit la logique implacable de Nietzsche, non seulement c'est le moi qui crée sa propre réalité mais celui-ci doit aussi justifier sa propre existence et montrer qu'elle est davantage qu'une simple interprétation. Un tel égoïsme annihile donc le moi lui-même, qui se fond dans la brume des hypothèses vaporeuses de Stirner. Se dépouillant à son tour de l'histoire, de la société et de tout ce qui persisterait de facticité audelà de ses propres métaphores, l'anarchisme existentiel se meut dans un espace asocial dans lequel le moi et ses désirs énigmatiques finissent par se dissiper en abstractions logiques. Mais réduire le moi à une immédiateté intuitive - l'enfermer dans son animalité, dans les « limites de la nature » ou

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dans la « loi naturelle » - , c'est ignorer le fait que le moi est le produit d'une histoire toujours vivante, d'une histoire qui, si elle doit être davantage qu'une simple succession d'épisodes, doit s'appuyer sur la raison afin de distinguer le progrès et la régression, la nécessité et la liberté, le bien et le mal et - oui ! la civilisation et la barbarie. Car un anarchisme qui refuse aussi bien le solipsisme que la réduction du « soi » à une simple interprétation ne peut qu'être explicitement socialiste ou collectiviste. Il ne peut donc s'agir que d'un anarchisme social, associant la liberté aux structures et à la responsabilité réciproque et non à un moi vaporeux et errant, détaché des conditions de base de la vie sociale. Que les choses soient claires : entre l'anarchosyndicalisme et le communisme libertaire qui s'ancrent dans la tradition socialiste (tout en étant attachés à la réalisation de soi et à la satisfaction du désir) et l'anarchisme existentiel qui se rattacherait plutôt au libéralisme et à l'individualisme (qui encourage l'impuissance sociale, quand ce n'est pas la négation sociale pure et simple), il y a un gouffre impossible à combler à moins de faire abstraction de toutes les différences de buts, de méthode et de philosophie qui les opposent. À l'origine du projet stirnérien, il y a en fait un débat avec le socialisme de Wilhelm Weitling et de Moses Hess, où la notion d'égoïsme a été forgée justement pour répondre à celle de socialisme. Comme le fait admirablement observer James J. Martin, « son message [celui de Stirner], c'est l'insurrection personnelle davantage que la révolution généralisée , 0 6 » - une opposition qui se prolonge aujourd'hui dans la confrontation entre un anarchisme existentiel apparenté aux yup-

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pies et un anarchisme social qui prend sa source dans l'historicisme, dans l'idée d'une genèse sociale de l'individualité, et qui a pour but une société rationnelle. Les messages essentiellement contradictoires qui cohabitent à chaque page des « zines » lifestyle ne sont, dans cette absence de cohérence même, que le reflet de la fébrilité propre aux agités petitsbourgeois. Si l'anarchisme perd ses fondements socialistes et ses objectifs collectivistes, si l'esthétisme, l'extase et le désir, cohabitant dans la plus grande confusion avec le quiétisme taoïste et l'humilité bouddhiste, se substituent à un programme, à une politique et à une organisation libertaires, il n'incarnera plus la régénération sociale et une vision révolutionnaire, mais la décadence sociale et une rébellion égoïste et capricieuse. Pire encore, il ne fera qu'alimenter la vague de mysticisme qui emporte déjà de nombreux membres de la génération qui a aujourd'hui entre treize et trente ans. Célébrer l'extase serait digne d'éloges si l'on prenait en compte sa dimension sociale au lieu de la recouvrir, comme le fait l'anarchisme existentiel, de références à la sorcellerie et de plonger ainsi l'esprit humain dans un univers onirique fait d'esprits, de fantômes et d'archétypes, loin de toute conscience rationnelle et dialectique du monde. De façon typique, la couverture d'un numéro récent de Alternative Press Review (automne 1994), un journal anarchiste américain à publication irrégulière et grande diffusion, est décoré d'un dieu bouddhiste à trois têtes plongé dans le repos du nirvana, se détachant sur un fond de galaxies tourbillonnantes et de pacotille New A g e - une image

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qui figurerait en bonne place dans une boutique New A g e à côté du poster « Anarchy » de Fifth Estate. Sur la quatrième de couverture figure un dessin comportant cette affirmation tonitruante : « La vie peut être magique quand nous commençons à nous libérer » (le A de magique est cerclé) - on se demande bien comment et avec quoi? Dans les pages intérieures du magazine se trouve un essai d'un partisan de l'écologie profonde, Glenn Parton (tiré du journal de David Foreman, WildEarth [Terre sauvage]), intitulé : « Le moi sauvage : pourquoi je suis un primitiviste » et exaltant « les peuples primitifs » dont « le mode de vie s'inscrit dans un monde naturel préétabli », déplorant la révolution néolithique et indiquant que notre « tâche prioritaire » est de « "défaire" notre civilisation et restaurer la sauvagerie ». La conception graphique du magazine privilégie la vulgarité - les crânes humains et les images de ruines sont mis en valeur. Sa contribution la plus longue « Décadence », tirée de la revue Black Eye, fusionne romantisme et exaltation du lumpenprolétariat et se clôt par cette exhortation enthousiaste : « Place à présent pour de véritables vacances romaines alors en avant les barbares ! » Hélas!, les barbares sont déjà là - et les « vacances romaines » se multiplient dans les villes américaines actuelles sous forme de crack, de banditisme, d'insensibilité, de crétinerie, de primiti-

I. En anglais, l'expression i Roman holiday » désigne le plaisir pris au spectacle de la souffrance des autres. Il fait allusion aux spectades de gladiateurs qui se déroulaient lors des jours de congé. L'origine de cette expression remonte au p o è m e de Byron « Childe Harold ». [ndt]

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visme, de haine de la civilisation, d'antirationalisme et d'une bonne dose d'« anarchie » (au sens de chaos). On doit considérer l'anarchisme existentiel dans l'actuel contexte social, qui ne se réduit pas à des ghettos noirs désespérés et à des banlieues blanches réactionnaires mais qui inclut aussi des réserves indiennes, ces hauts lieux de la « primitivité », où l'on voit de nos jours des gangs de jeunes se tirer dessus, où le trafic de drogue ne cesse d'augmenter et où des « gangs de graffeurs se signalent à l'attention des visiteurs jusqu'en haut du monument sacré de Window Rock », comme le rapporte Seth Mydans dans le New York Times du 3 mars 1995. Ainsi la lente dégénérescence qui nous a menés de la nouvelle gauche des années i960 au postmodernisme et de la contre-culture au spiritualisme New A g e a été suivie par un déclin culturel généralisé. L'imagerie type Halloween et les articles incendiaires dont se nourrissent nos pusillanimes anarchistes existentiels éloignent l'espoir et la compréhension de la réalité dans un horizon toujours plus lointain. Succombant tour à tour aux leurres du « terrorisme culturel » et à ceux des ashrams bouddhistes, les anarchistes existentiels sont en fait pris dans un feu croisé entre les barbares de la haute société, ceux de Wall Street et de la City, et les barbares d'en bas, ceux des sinistres ghettos urbains d'Europe et des États-Unis. Hélas, le conflit dans lequel ils se trouvent engagés, nonobstant leur célébration des modes de vie lumpen (auxquels les barbares en col blanc ne sont certainement pas étrangers de nos jours), n'a que peu de rapport avec la création d'une société libre : il s'agit bien plutôt

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d'une guerre brutale ayant pour enjeu le partage des profits tirés du trafic de la drogue et des corps humains, de prêts exorbitants, ou des obligations à risque et des devises internationales. Un retour vers l'animalité pure - ne devraiton pas plutôt parler de « décivilisation » ? - , ce n'est pas un retour vers la liberté mais vers l'instinct, vers une « authenticité » qui relève plus des gènes que du génie. Rien n'est plus étranger aux idéaux de liberté sous la forme de plus en plus large qu'ils ont revêtue lors des grandes révolutions du passé. Rien n'est plus étroitement soumis à des impératifs biochimiques, tels que l'ADN, et plus opposé à la créativité, à l'éthique et au sens de la réciprocité, rendus possibles par la culture et par les luttes en faveur d'une civilisation rationnelle. Il n'y a pas de liberté dans la « sauvagerie » si, par naturalité pure, on entend la réduction de l'être humain aux tendances innées qui constituent son animalité. Dévaloriser la civilisation sans prendre en compte toutes les immenses potentialités qu'elle recèle en faveur d'une liberté consciente d'elle-même - une liberté que nous procure la raison aussi bien que l'émotion, la connaissance autant que le désir, la prose comme la poésie - , c'est revenir aux temps obscurs de la bestialité, quand la pensée était encore balbutiante et que les facultés intellectuelles n'étaient pas encore développées.

Vers un communalisme démocratique Mon tableau de l'anarchisme existentiel est loin d'être exhaustif. Du fait de sa tournure personna-

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liste, cette argile idéologique se prête aux formes les plus variées : il suffit pour cela d'orner sa surface de mots comme imagination, sacré, intuitif, extase et primitif. L'anarchisme social, à mon sens, est d'une tout autre étoffe : il s'agit d'un héritier des Lumières, lucide quant aux limites et aux imperfections de celles-ci. Sa conception de la raison lui permet de célébrer la puissance de la pensée humaine sans déprécier pour autant la passion, l'extase, l'imagination, le jeu et l'art. Mais plutôt que de les réifier sous la forme de catégories brumeuses, il essaie de les intégrer à la vie quotidienne. Il défend la rationalité tout en refusant la rationalisation de l'expérience; la technologie tout en refusant la « mégamachine » ; l'institutionnalisation sociale tout en combattant la domination de classe et la hiérarchie ; une politique authentique basée sur une coordination confédérale de municipalités ou de communes et une démocratie directe d'individus en face à face, tout en s'opposant au parlementarisme et à l'État. Cette « commune des communes », pour se servir ici d'un slogan traditionnel des anciennes révolutions, pourrait aussi être appelée communalisme. Quoi qu'en pensent ceux qui sont opposés à la démocratie en tant que « pouvoir », il montre bien la dimension démocratique de l'anarchisme, son attachement à une administration de la sphère publique par la majorité. Le communalisme recherchera par conséquent davantage la liberté que l'autonomie, au sens que j'ai donné à cette opposition. Il est en nette rupture avec le moi psychopersonnel stirnérien, bohème et libéral, considéré comme

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monarque autosuffisant, dans la mesure où, pour lui, l'individualité ne sort pas de nulle part, revêtue à la naissance d'un costume de « droits naturels », mais est en grande partie le produit d'une évolution historique et sociale qui n'est jamais achevée, un procès d'autoformation qui ne sera jamais fixé par le biologisme ni interrompu par des dogmes temporaires. L'« individu » souverain et autosuffisant n'a jamais formé qu'une base précaire pour les défenseurs d'une vision libertaire de gauche. Comme le soulignait Max Horkheimer, « l'individualité est diminuée lorsque chaque homme décide de se tirer d'affaire tout seul. [...] L'individu absolument isolé a toujours été une illusion. Des qualités personnelles les plus estimées, telles que l'indépendance et la volonté d'être libre, la sympathie et le sens de la justice, sont des vertus aussi bien sociales qu'individuelles. L'individu pleinement développé est la perfection accomplie d'une société pleinement développée , 0 7 ». Pour ne pas se dissoudre dans la fascination pour un milieu marginal et bohème, une vision libertaire de gauche doit proposer une solution aux problèmes sociaux au heu de papillonner effrontément de slogan en slogan, conjurant la rationalité avec de la mauvaise poésie et des dessins vulgaires. La démocratie et l'anarchisme ne sont pas antithétiques; la règle majoritaire et les décisions non consensuelles ne sont, de leur côté, nullement incompatibles avec une société libertaire. Qu'aucune société ne puisse exister sans des structures institutionnelles c'est une évidence pour quiconque n'a pas été intoxiqué par Stirner et ses

L'ANARCHISME : RÉVOLUTION SOCIALE OU MODE DE VIE?

ras

semblables. En refusant les institutions et la démocratie, l'anarchisme existentiel se coupe lui-même de la réalité sociale, rendant par là ses cris et sa rage inutiles : il n'est plus dès lors qu'une farce sousculturelle à destination d'une jeunesse naïve et de consommateurs peuplant leur ennui de vêtements noirs et de posters à sensation. Prétendre que la démocratie et l'anarchisme sont incompatibles sous prétexte que la moindre entrave apportée aux désirs de la minorité, même « une minorité d'un seul », constitue une violation de l'autonomie personnelle, ce n'est pas plaider pour une société libre mais pour ce que Brown nomme une « collection d'individus » - en clair, un troupeau. Il ne faudrait plus que l'« imagination » arrive au « pouvoir ». Le pouvoir, qui ne peut pas disparaître, appartiendra soit au collectif au travers d'une démocratie en face à face qui serait clairement institutionnalisée, soit au « moi » de quelques oligarques établissant une « tyrannie de l'absence de structure ». Kropotkine, dans son article de 1 'Encyclopaedia Britannica, considérait non sans raison que l'ego stirnérien était élitiste et le rejetait comme hiérarchique. Il citait en l'approuvant la critique que Victor Basch adressait à l'anarchisme individuel de Stirner, y voyant une forme d'élitisme, pour lequel « le but de toute civilisation supérieure ce n'est pas de permettre à tous les membres d'une communauté de se développer de façon normale, mais de permettre à certains individus parmi les mieux doués de "se développer complètement", fut-ce au prix du bonheur et de l'existence même du reste de l'humanité ». Dans le cadre de l'anarchisme, cela produit, en effet, une régression

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vers l'individualisme le plus commun, celui qui est prôné par toutes ces minorités soi-disant supérieures, celles mêmes à qui nous sommes historiquement redevables de l'État et du reste, que ces individualistes combattent. Leur individualisme est poussé si loin qu'il en vient à nier son propre point de départ - sans rien dire de l'impossibilité pour l'individu d'atteindre un développement complet dans des conditions d'oppression des masses par les « belles aristocraties,08 ». Dans son amoralisme, cet élitisme consent volontiers à l'absence de liberté des « masses » qu'il place en fin de compte sous la bonne garde des « seuls et uniques », une logique qui conduit tout droit à un principe du chef caractéristique de l'idéologie fasciste 109 . Aux États-Unis et dans la majeure partie de l'Europe, au moment précis où la désillusion de la masse à l'égard de l'État a atteint des proportions inégalées, l'anarchisme est en recul. L'insatisfaction à l'égard du principe même du gouvernement est forte sur les deux rives de l'Atlantique - et il y a rarement eu de nos jours un sentiment populaire aussi puissant en faveur d'une nouvelle politique et même d'une réorganisation sociale qui donne aux gens la possibilité de réorienter les choses en faveur de plus de sûreté et plus d'éthique. Si l'impuissance de l'anarchisme à tirer profit de cette situation peut être attribuée à une cause en particulier, l'insularité de l'anarchisme existentiel et ses fondements individualistes doivent être considérés comme l'obstacle principal à l'entrée d'un mouvement libertaire de gauche encore en puissance dans une sphère publique toujours plus restreinte.

IN

L'ANARCHISME : RÉVOLUTION SOCIALE OU MODE DE VIE?

On doit mettre au crédit de l'anarchosyndicalisme de la grande époque d'avoir essayé de s'engager dans une pratique vivante et de développer un mouvement organisé - une chose si parfaitement étrangère à l'anarchisme existentiel - au sein de la classe ouvrière. Sa principale limite ne tient pas dans son attachement aux structures et à la participation, à un programme et à la mobilisation sociale, mais dans le déclin de la classe ouvrière comme sujet révolutionnaire, en particulier après la Révolution espagnole. Dire, cependant, que l'anarchisme était dépourvu d'une politique, conçue dans son sens grec originel d'autoadministration de la communauté - la « Commune des communes » historique - , c'est renier une pratique historique et transformatrice qui cherchait à radicaliser l'élément démocratique inhérent à toute république et à créer un pouvoir municipal confédéral pour contrebalancer le pouvoir de l'État '.

I.

Dans sa

répugnante t recension » de the Dedine

of Citizenship

mon

livre The

Rise

of

Urbanization

and

(republié sous le titre

Urbanization

Without Cities), John Zerzan répète le bobard selon lequel

l'antique Athènes « a été longtemps été le modèle de Bookchin pour une revitalisation de la politique urbaine ». En réalité j'ai toujours pris grand soin de souligner les limites de la polis athénienne (esclavage, patriarcat, antagonismes de dasse et guerre). M o n slogan « Démocratisez la république, radicalisez la démocratie » sous-jacente à la république -

dans le but explicite de créer un double pouvoir -

se trouve

cyniquement tronqué afin d'y lire ce qui suit : t Nous devons, nous conseille [Bookchin], élargir progressivement et étendre les "institutions existantes" et "essayer de démocratiser la république". » Cette manière mensongère de manipuler les idées est saluée par Lev Chemyi (alias Jason McQuinn), de Anarchy : A Journal of Desire Armed et Alternative Press Review, dans son instructive préface â Futur primitif de Zerzan 1 , 0 .

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La contribution majeure de l'anarchisme traditionnel réside dans sa fidélité à quatre principes de base : une confédération de municipalités décentralisées ; une opposition inébranlable à l'étatisme ; une croyance en la démocratie directe ; et sa vision d'une société communiste libertaire. La question essentielle qui se pose aujourd'hui au courant libertaire de gauche - le socialisme libertaire tout autant que l'anarchisme - , c'est : que va-t-il faire de ces quatre puissants principes? Comment allonsnous leur donner forme et contenu sociaux? De quelle façon et par quel moyen réussirons-nous à les adapter à notre époque et à les mettre au service d'un mouvement populaire organisé en vue de l'émancipation et de la liberté ? L'anarchisme ne doit pas se dissoudre dans la recherche de jouissances égoïstes, telle que la pratiquèrent les adamites du x v i e siècle, qui « se promenaient nus à travers les bois, en chantant et en dansant », observait de manière acerbe Kenneth Rexroth, passant « leur temps dans une orgie sexuelle permanente » jusqu'à ce qu'ils soient chassés et exterminés par Jan Zizka - au grand soulagement d'une paysannerie d'autant plus écœurée qu'ils avaient pillé leurs terres 1 , 1 . Il ne doit pas se terrer dans le demi-monde primitiviste des John Zerzan et des George Bradford. Loin de moi l'idée que les anarchistes ne devraient pas, autant que possible, mettre en pratique leurs idées au quotidien - sur un plan personnel autant que social, esthétique autant que pragmatique. Mais vivre l'anarchisme ne devrait pas conduire à minimiser, voire à effacer les caractéristiques essentielles qui ont distingué l'anarchisme, à la fois en tant que mouvement,

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en tant que pratique et en tant que programme, du socialisme d'État. L'anarchisme aujourd'hui doit plus que jamais rester un mouvement social - un mouvement social dans son programme comme dans sa pratique - , un mouvement sachant unir une vision sans concession d'une société communiste libertaire avec une critique franche et directe d'un capitalisme que ne recouvrirait plus l'appellation confuse de « société industrielle ». Bref, l'anarchisme social doit se distinguer clairement de l'anarchisme existentiel. Si l'anarchisme social ne peut pas traduire ses quatre principes - confédéralisme municipal, opposition à l'étatisme, démocratie directe et, in fine, le communisme libertaire - dans une pratique vivante, incarnée dans une nouvelle sphère publique ; si ces principes doivent s'étioler, avec la mémoire de ses luttes passées, dans des discours et des réunions commémoratifs; pire encore, s'ils doivent être subvertis par l'industrie du loisir « libertaire » et par des religions asiatiques quiétistes, alors il faudra redonner vie à ses objectifs révolutionnaires socialistes et leur donner un autre nom '. Il n'est plus possible, à mon sens, de se proclamer simplement anarchiste sans rajouter un qualificatif, permettant de se distinguer de l'anarchisme I. Munay Bookchin se réfère ici implicitement à une célèbre phrase de William Morris (son utopiste préféré, selon ses propres termes), qu'il a souvent citée, notamment en ouverture de son grand livre, L'Écologie de la liberté : « Les h o m m e s combattent et perdent la bataille, et la chose pour laquelle ils ont lutté advient malgré leur défaite. Quand elle advient, elle se révèle être différente de ce qu'ils avaient visé, et d'autres h o m m e s doivent alors combattre pour ce qu'ils avaient visé, sous un autre n o m 1 1 2 . » [ndt]

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existentiel. L'anarchisme social est en tout cas aux antipodes d'un anarchisme qui se résume au mode de vie, à des hymnes néosituationnistes à l'extase et à la souveraineté d'un moi petit-bourgeois de plus en plus racorni. Ces deux anarchismes sont définis par des principes opposés : le socialisme et l'individualisme. Entre un ensemble de pratiques et d'idées révolutionnaires engagées, d'un côté, et la recherche décousue de l'extase privée et de l'autoréalisation, de l'autre, il n'y a rien de commun. La simple opposition à l'État suffit en revanche à unir le lumpen fasciste et le lumpen stirnérien : ce ne serait pas la première fois dans l'histoire qu'un tel phénomène se produirait. i er juin 1995

La Gauche qui fut : une réflexion personnelle ici ÉVOQUER une Gauche qui fut une Gauche idéaliste, capable de cohérence intellectuelle, revendiquant haut et fort son internationalisme, son approche rationaliste de la réalité, son esprit démocratique et de solides aspirations révolutionnaires. Il est facile, à un siècle d'intervalle, de voir les nombreuses limites de la Gauche qui fut : j'ai moi-même passé une bonne partie de ma vie à critiquer ces limites, telles que j e les voyais, et les prémisses qui leur étaient liées, comme l'accent mis sur la primauté historique des facteurs économiques (que contrebalance cependant son idéalisme social), sa focalisation sur le prolétariat vu comme classe « hégémonique » et son incapacité à comprendre les problèmes liés à la hiérarchie sociale et à la domination. Mais la Gauche qui fut - celle du xix e siècle et du début du x x e - ne pouvait s'appuyer comme nous sur l'expérience catastrophique du bolchevisme et plus spécifiquement du stalinisme pour corriger ses faiblesses. Elle s'est développée à une époque d'ascension des masses travailleuses - du prolétariat en particulier - alors que cellesci, contrairement à la paysannerie, n'avaient rien gagné aux révolutions démocratiques. Certaines caractéristiques de la Gauche qui fut, cependant, devraient, encore aujourd'hui, servir de modèle à tout mouvement qui veut créer un monde meilleur - une grande générosité d'esprit, une aspiration à un monde humain, un haut degré d'indépendance

J

E VOUDRAIS

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politique, un esprit révolutionnaire vibrant et une opposition inébranlable au capitalisme. Il s'agissait des attributs typiques de la Gauche qui fut, et par là je ne désigne ni la « Vieille Gauche » léniniste ni la « Nouvelle Gauche » maoïste qui lui succéda, mais les idées traditionnellement associées à la gauche tout court. Elles définissaient la gauche et la distinguaient du libéralisme, du progressisme, du réformisme... Ce qui me préoccupe ici, c'est que de telles caractéristiques disparaissent rapidement de la Gauche qui est. Prétextant tour à tour les intérêts de la « libération nationale », le postmodernisme ou la lutte contre la discrimination raciale, la gauche aujourd'hui s'est enfermée dans un nationalisme et un étatisme véhéments, un nihilisme confus et un particularisme ethnique. Le nationalisme se renouvelle, le désintérêt pour la démocratie croît, la société est de plus en plus fragmentée par le sectorialisme et le particularisme. Ces derniers, alliés au dogmatisme et à l'intimidation morale, claquent désormais comme un fouet prêt à s'abattre sur toute analyse qui irait au-delà du simple slogan publicitaire. Bien des « leaders » de la Gauche qui est ont bâti leur carrière et leur réputation en cherchant plus à se faire entendre qu'à se faire comprendre. Leurs slogans sont vides : ils ne permettent guère de comprendre que les êtres humains forment une communauté unique, capable de dépasser les réflexes conditionnés qui empêchent la reconnaissance mutuelle et l'attention portée aux autres et à la planète. Je ne parle pas ici de cette « unité » chère au courant New Age, unité qui ignore les

LA GAUCHE QUI FUT : UNE RÉFLEXION PERSONNELLE

III

divisions de classe, de rang ou d'ethnie qui sont à la base de la société actuelle et qui ne pourront être résolues que par un changement social radical. Je vise plutôt l'incapacité de la gauche d'aujourd'hui à renouer d'une quelconque façon avec une gauche humaine qui fut, cette gauche qui ne craignait pas de célébrer notre capacité à créer une humanité et une civilisation partagées. Je sais très bien tout ce que ces remarques peuvent avoir d'insatisfaisant aux yeux de bien des personnes de gauche aujourd'hui. Mais au moins la Gauche qui fut considérait (même à tort) la classe ouvrière comme la « classe qui n'est pas une classe » - plus précisément, comme une classe particulière que les tendances inhérentes au capitalisme contraignaient à incarner les intérêts universels de l'humanité ainsi que sa capacité à créer une société rationnelle. Cette notion présupposait du moins l'existence d'intérêts humains universels que le socialisme, le communisme ou l'anarchisme démontreraient et réaliseraient. La gauche d'aujourd'hui s'emploie plutôt à « déconstruire » cet appel à l'universalité au point de lui dénier toute validité et s'oppose à la raison elle-même au motif qu'elle serait purement analytique et étrangère à tout « sentiment ». Entasser sans principes les intérêts les plus spécifiques - et par la même occasion, soit dit en passant, favoriser de brillantes carrières universitaires - soumettant ainsi les préoccupations universelles aux préoccupations particulières, voilà ce que nous avons hérité des années i960. Le noble idéal d'une humanité émancipée - dont on espérait qu'elle saurait s'unifier et vivre en harmonie avec la nature non humaine - a été peu

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à peu éclipsé au profit de particularismes rivaux à prétentions hégémoniques, en fonction du genre, de l'ethnie ou de tendances similaires. Ces tendances risquent de faire régresser la Gauche vers un passé plus provincial, plus sectaire et, par un curieux retournement, plus hiérarchique, dans la mesure où un groupe, agissant seul ou de concert avec d'autres, s'estime mieux qualifié que d'autres pour conduire la société et pour prendre la tête des mouvements de transformation sociale. Ce que bien des gauchistes aujourd'hui s'acharnent à détruire, c'est une éminente tradition de solidarité humaine et la croyance que l'humanité surgira un jour, en ayant dépassé les oppositions nationales, ethniques et sexuelles, et tout ce qui vise à assurer l'hégémonie d'un groupe dominant. Je n'ai pas la prétention ici de traiter dans le détail l'idéalisme social, l'humanisme et le souci de cohérence théorique qui distinguaient tant la Gauche qui fut du gauchisme imbécile qui règne aujourd'hui. Je voudrais surtout mettre l'accent sur les tendances internationalistes et confédéralistes, l'esprit démocratique, l'antimilitarisme et la laïcité fondée sur la raison qui la distinguaient d'autres mouvements politiques et sociaux de notre époque.

Internationalisme, nationalisme et confédération Le nationalisme, qui tend à se répandre dans la gauche des années 1980 et 1990 (souvent au nom de la « libération nationale ») était largement étranger aux personnes de gauche clairvoyantes du siècle

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dernier et du début de celui-ci. J'emploie le mot gauche en référence au langage utilisé pendant la Révolution française de 1789-1794 : je peux ainsi y inclure différents types d'anarchistes aussi bien que la pensée socialiste. La Gauche qui fut ne prend pas sa source uniquement dans la Révolution française, mais s'est aussi définie en opposition aux failles de celle-ci, notamment l'accent mis par les jacobins sur le « patriotisme » (même si la racine de cette notion « nationaliste » est la croyance que la France appartenait à son peuple plutôt qu'au roi de France - qui sera par conséquent obligé de changer son titre en « rois des Français » après 1789). Rejetant les références faites par les révolutionnaires français à la patriela Gauche qui fut en vint progressivement à considérer le nationalisme comme une régression et même comme un facteur de division, juste bon à séparer les êtres humains en fonction de frontières nationales artificielles. La Gauche qui fut regardait toutes les frontières nationales comme des barbelés destinés à parquer les êtres humains en les divisant en fonction d'allégeances et de dévouements particularistes, qui dissimulaient la domination de tous les opprimés par une couche dirigeante. Pour Marx et Engels, les dominés du monde entier n'ont pas de patrie. Ils ne peuvent s'appuyer que sur leur solidarité internationale et leur unité en tant que classe dont la mission historique est d'abolir la société de classe en tant que telle. De là la retentissante conclusion du Manifeste du parti

I. En français dans le texte.

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communiste : « Prolétaires de tous les pays, unissezvous ! » Et dans le corps de ce texte (que l'anarchiste Mikhaïl Bakounine a traduit en russe), il est indiqué que les communistes « dans les diverses luttes nationales des prolétaires, [...] mettent en avant et font valoir les intérêts communs du prolétariat tout entier, sans considération de nationalité 1 . » Plus loin, le Manifeste proclame : « Les travailleurs n'ont pas de patrie. On ne peut leur dérober ce qu'ils ne possèdent pas 2 . » S'il arriva à Marx et Engels d'apporter leur soutien à certaines luttes de libération nationale, cela répondait pour l'essentiel à des préoccupations d'ordre géopolitique ou économique ou même à des motifs sentimentaux, comme dans le cas de l'Irlande, et non à des raisons de principe'. Qs ont appuyé le mouvement national polonais, par exemple, dans le but surtout d'affaiblir l'Empire russe, qui était à leur époque la principale force contre-révolutionnaire sur le continent européen. Et ils souhaitaient l'unification de l'Allemagne, au motif (très erroné, à mon avis) que l'État-nation devait être défendu en tant qu'instrument le plus adapté au développement du capitalisme, qu'ils considéraient (là encore à tort, à mon avis) comme historiquement progressiste. Le nationalisme pris comme fin en soi ne les a pourtant jamais intéressés. Ce fut surtout Friedrich Engels, attaché à populariser et à vulgariser la pensée de Marx, qui insista dans une lettre adressée à Kautsky, à peine un mois

I. Pour une discussion plus détaillée de ce problème complexe on pourra se référer au riche ouvrage d e Kevin Anderson, Marx aux Syllepse, 2015. [ndt]

Antipodes,

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avant la mort d'un Marx physiquement amoindri, sur le fait que l'État-nation était « l'organisation politique normale de la bourgeoisie européenne 1 ». Ayant pour thème la lutte pour l'indépendance menée par la Pologne contre la Russie, la lettre témoigne de ce que John Nettl qualifie de « préoccupation étroite » pour la « résurrection » de la patrie". Elle a provoqué pas mal de dégâts au sein du mouvement marxiste : des partis marxistes autoproclamés comme le parti social-démocrate allemand s'en servirent comme blanc-seing pour l'appui accordé à leur propre nation en août 1914, d'où devait résulter la destruction ultérieure de l'internationalisme prolétarien au cours de la Première Guerre mondiale. Mais même au sein du mouvement marxiste tel qu'il existait avant 1914, tous ne devaient pas partager la « préoccupation étroite » de Engels pour le nationalisme. Le refus de Rosa Luxemburg de céder aux tendances nationalistes qui régnaient au sein du parti socialiste polonais eut une importance exceptionnelle dans la mesure où il perpétua l'héritage internationaliste du socialisme - sa voix était aussi importante au sein de ce parti qu'au sein du parti social-démocrate allemand et plus généralement de la Seconde Internationale. Elle n'a jamais dévié de ses convictions révolutionnaires : l'idéal socialiste d'une humanité commune était

I. La citation est en fait tirée du livre inachevé de Engels, intitulé Le Rôle de la violence dans l'histoire, et qui fut écrit en 1887-1888. [ndt] II. La lettre d'Engels à Kautsky date en réalité du 7 février 1882, ce qui la place donc non pas un mois mais un an avant la mort de Mare, survenue le 14 mars 1883.

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incompatible avec le particularisme nationaliste. Dès 1908, elle écrivait : Lorsque nous parlons de « droit des nations à l'autodétermination », nous entendons le concept de « nation » comme un tout : il n'y a plus dès lors qu'une unité sociale et politique [qui sert d'instrument de mesure]. Cependant, ce concept de « nation » est en fait l'une de ces catégories de l'idéologie bourgeoise que la théorie marxiste a soumises à une révision radicale en montrant que derrière le voile brumeux des concepts d'« autodétermination nationale », « liberté du citoyen » ou « égalité devant la loi », etc., se cache toujours un contenu historique précis. Dans la société de classes, il n'y a pas de nation en tant qu'entité sociopolitique homogène, en revanche, dans chaque nation, il y a des classes aux intérêts et aux « droits » antagonistes. Il n'y a littéralement aucun domaine social, des conditions matérielles les plus frustes aux plus subtiles des conditions morales, où les classes possédantes et un prolétariat conscient de lui pourraient adopter la même attitude, où ils se présenteraient comme un seul et même ensemble national3. (C'est nous qui soulignons.) Elle a exprimé ces vues avec force à propos de la Russie, de la Turquie, de l'Autriche-Hongrie et d'autres empires de l'époque, et a ainsi acquis une grande audience au sein de l'ensemble du mouvement ouvrier. Je signale au passage que Luxemburg devait par la suite fortement s'opposer sur ce sujet à deux des plus insipides vulgarisateurs des théories de Marx - Karl Kautsky du parti social-démocrate allemand et George Plekhanov du parti socialdémocrate russe, sans même parler ici d'activistes comme Josef Pilsudski, du parti socialiste polonais,

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qui devait devenir le fameux homme fort de la Pologne dans l'entre-deux-guerres. Ce fut Lénine en particulier qui appuya les « luttes de libération nationale », par opportunisme surtout, mais aussi parce que ses conceptions étaient influencées par les vues d'Engels sur le caractère historiquement « progressiste » de l'État-nation. Les anarchistes étaient encore plus hostiles au nationalisme que bien des socialistes marxistes. Les théoriciens et les activistes anarchistes se sont opposés à la formation des États-nations partout dans le monde, s'avérant par là bien plus avancés politiquement que les marxistes L'État-nation et à plus forte raison toute forme de centralisation sont profondément étrangers à l'antiétatisme anarchiste et à son attachement à une conception universelle de l'humanité. Les conceptions de Bakounine concernant le nationalisme sont très claires. Sans nier le droit de toute collectivité humaine, même la « plus petite », de jouir librement de ses droits collectifs, il avertit : Nous devons mettre la justice humaine, universelle, au-dessus de tous les intérêts nationaux. Nous devons abandonner, une fois pour toutes, ce faux principe de nationalité, qui n'a été inventé dans ces dernières années par les despotes de France, de Russie et de Prusse, que pour étouffer le principe suprême de la liberté. [...] Tout homme qui veut I. L'exemple notamment de Proudhon et des anarchistes (surnommés les anarchistes de tranchées) emportés par la tourmente nationaliste durant la Première Guerre mondiale ( c o m m e le reconnaît d'ailleurs Bookchin un peu plus loin) montre que les anarchistes ne sont pas forcément plus épargnés que les marxistes par le poison du chauvinisme, [ndt]

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sincèrement la paix et la justice internationales doit renoncer, une fois pour toutes, à tout ce qui s'appelle gloire, puissance, grandeur de son pays, à tous les intérêts égoïstes et vaniteux du patriotisme4. Contre la mainmise de l'État sur les fonctions sociales de coordination, les théoriciens anarchistes défendaient une notion essentielle, celle de confédération, à savoir la possibilité pour des communes ou des municipalités de différentes régions de s'unir librement par le biais de délégués révocables. Les fonctions de ces délégués confédéraux étaient strictement administratives, l'élaboration de la politique revenant aux communes ou aux municipalités ellesmêmes (même si les anarchistes n'étaient pas tous d'accord sur la façon dont les décisions devaient être prises). Le confédéralisme, conçu comme une alternative au nationalisme et à l'étatisme, n'était d'ailleurs pas une simple construction théorique. Historiquement, le confédéralisme et l'étatisme ont été en conflit depuis des siècles. Si ce conflit remonte à un lointain passé, il ressurgit avec véhémence durant l'ère des révolutions démocratiques et prolétariennes, notamment dans les jeunes États-Unis des années 1780, en France en 1793 et 1871, en Russie en 1921, et dans les pays méditerranéens, notamment en Espagne et en Italie, au xix e siècle - et de nouveau en Espagne durant la révolution de 1936. De fait, l'anarchisme espagnol, qui était alors le plus important des mouvements anarchistes européens, s'est fermement opposé au nationalisme catalan en dépit du fait que, dans les années

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1930, ses partisans en Catalogne se recrutaient essentiellement dans le prolétariat. Les efforts des anarchistes espagnols pour encourager l'internationalisme étaient si importants que des clubs destinés à encourager l'usage de l'espéranto comme langue de communication internationale se formaient partout où ils se trouvaient. Surpassant même Rosa Luxemburg dans leur attachement à l'éthique, les anarchistes soutenaient généralement les prétendus « droits abstraits » liés à l'universalité et à la solidarité humaines, une vision à l'opposé du particularisme institutionnel et idéologique qui déchire l'humanité.

L'attachement à la démocratie La Gauche qui fut regardait toute limitation de la liberté d'expression comme odieuse et réactionnaire. À quelques exceptions près (la plus notable étant celle de Lénine), toute la Gauche du xix e et du début du x x e siècle était influencée par les idéaux de « souveraineté populaire » et de démocratie radicale, souvent en rupture avec les formes de gouvernement autoritaire ayant caractérisé la phase jacobine de la Révolution française - notons au passage que le mot « démocratie » désigne souvent des choses très différentes, qu'il s'agisse de la liberté d'expression et d'assemblée au sein d'institutions républicaines, chères à la plupart des socialistes, ou de la démocratie en face à face, telle qu'on la retrouve chez les anarchistes. Même Marx et Engels, qui n'étaient nullement des démocrates, qui ne défendaient pas en tout cas une démocratie

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en face à face, écrivaient dans le Manifeste du parti communiste que « la montée du prolétariat au rang de classe dominante [passe par] la conquête de la démocratie 5 » - reconnaissant ainsi clairement les limitations inhérentes à la « démocratie bourgeoise », tant dans sa portée que dans ses idéaux. L'élimination des classes et de la domination de classe par le prolétariat devait déboucher sur « une association où le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous » une déclaration qui devait devenir un slogan comparable au « Prolétaires de tous les pays, unissezvous! » et qui était encore bien présente dans la gauche des années 1930. Luxemburg, en tant que marxiste, ne devait jamais s'écarter d'une telle vision héritée de 1848. Pour elle le sort de la révolution était entièrement lié à un prolétariat, qui n'était pas simplement préparé à prendre le pouvoir, mais qui avait aussi une vision très nette des tâches humanistes qui lui incombaient, de par son expérience et le sens du compromis qu'engendre l'habitude de la libre discussion. De là sa ferme conviction que la révolution ne serait pas l'œuvre d'un parti mais du prolétariat lui-même. Le rôle du parti, en effet, se limitait à éduquer et non à commander. Dans sa critique de la Révolution bolchevique, écrite à peine six mois avant qu'elle ne soit assassinée après l'échec de l'insurrection spartakiste de janvier 1919, Luxemburg affirmait : La liberté seulement pour les partisans du gouvernement [bolchevique], pour les membres d'un parti, aussi nombreux soient-ils, ce n'est pas la liberté. La liberté, c'est toujours la liberté de celui

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qui pense autrement. Non pas par fanatisme de la « justice », mais parce que tout ce qu'il y a d'instructif, de salutaire et de purifiant dans la liberté politique tient à cela et perd de son efficacité quand la « liberté » devient un privilège spécial6. En dépit de son soutien à la Révolution russe, Luxemburg, dès 1918, s'attaquait sur ce sujet à Lénine dans les termes les plus sévères : Lénine se trompe complètement sur les moyens employés : décrets, puissance dictatoriale des directeurs d'usines, punitions draconiennes, règne de la terreur, autant de moyens qui empêchent la renaissance. La seule voie qui y conduise, c'est l'école même de la vie publique, la démocratie la plus large et la plus illimitée, l'opinion publique. C'est justement la terreur qui démoralise7. Démontrant une lucidité très rare à l'époque dans le mouvement révolutionnaire, elle avertit que la dictature d'un prolétariat réduit à une simple élite aurait pour conséquence un « ensauvagement de la vie publique », tel que celui qui devait se produire sous la domination stalinienne. Mais en étouffant la vie politique dans tout le pays, il est fatal que la vie dans les soviets eux-mêmes soit de plus en plus paralysée [...] La vie se meurt dans toutes les institutions publiques, elle devient une vie apparente, où la bureaucratie reste le seul élément actif8. Pour les anarchistes, la démocratie a un sens moins formel et plus fondamental. Bakounine, s'en prenant sans doute ici à la vision abstraite du citoyen défendue par Rousseau, déclarait :

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Non, j'entends la seule liberté qui soit vraiment digne de ce nom, la liberté qui consiste dans le plein développement de toutes les puissances matérielles, intellectuelles et morales qui se trouvent à l'état de facultés latentes en chacun ; la liberté qui ne reconnaît d'autres restrictions que celles qui nous sont tracées par les lois de notre propre nature ; de sorte qu'à proprement parler il n'y a pas de restrictions, puisque ces lois ne nous sont pas imposées par quelque législateur du dehors, résidant soit à côté soit au-dessus de nous ; elles nous sont immanentes, inhérentes, constituent la base même de tout notre être, tant matériel qu'intellectuel et moral; au lieu donc de trouver [en] elles une limite, nous devons les considérer comme les conditions réelles et comme la raison effective de notre liberté9. La « liberté » de Bakounine, en effet, c'est la réalisation des potentialités et des virtualités humaines rendue permise par une société anarchiste. Par conséquent, cette « liberté [...] loin de s'arrêter comme devant une borne devant la liberté d'autrui, y trouve au contraire sa confirmation ». Un peu plus loin : « Nous entendons par liberté, d'un point de vue positif, le développement aussi complet que possible de toutes les facultés naturelles de chaque individu, et, d'un point de vue négatif, l'indépendance de sa volonté vis-à-vis de toutes les lois imposées par d'autres volontés humaines , 0 . »

Antimilitarisme et révolution La Gauche qui fut comprenait de nombreux pacifistes, mais ses tendances les plus radicales rejetaient la non-violence : le véritable enjeu, en ce

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qui concernait la société, mais aussi la lutte, c'était l'antimilitarisme et non pas le pacifisme. Le militarisme, à leurs yeux, supposait une société enrégimentée et une subordination des droits démocratiques dans des situations de crise comme la guerre ou, d'ailleurs, la révolution. Le militarisme apprend aux masses à obéir et les soumet aux exigences d'une société autoritaire. Mais ce pour quoi la Gauche qui fut se battait ce n'était pas pour des symboles comme le « fusil brisé » - qui est tant à la mode aujourd'hui dans les boutiques pacifistes - mais pour la préparation et l'armement du peuple en vue de la révolution, sous la forme exclusive de milices démocratiques. Une résolution rédigée en commun (événement rare) par Lénine et Luxemburg et adoptée par la Seconde Internationale en 1907 précisait ainsi qu'elle « voit dans l'organisation démocratique d'un système de milice, destiné à remplacer les armées permanentes, une garantie réelle rendant impossibles les guerres agressives et facilitant la disparition des antagonismes nationaux 1 1 . » Il ne s'agissait pas simplement d'une résolution antiguerre, même si l'objectif principal de cette déclaration était de prendre position contre la guerre qui approchait. L'armement du peuple était un principe de base de la Gauche qui fut : rien de plus étranger à sa pensée que les vœux pieux émis par les gauchistes d'aujourd'hui en faveur du contrôle des armes. Dans les années 1930 encore, le concept du « peuple en armes » demeura un principe de base des mouvements socialistes indépendants, sans même parler des anarchistes, à travers le monde, y compris aux États-Unis, comme

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je m'en souviens très bien. L'idée qu'il faudrait éduquer les masses en laissant à la police et à l'armée le soin d'assurer la sécurité publique, et pire encore la volonté de tendre l'autre joue en face de la violence, leur auraient été odieuses. La position des anarchistes sur le sujet était encore plus claire que celle des socialistes, ce qui ne nous surprendra guère. A u lieu d'une milice contrôlée par l'État du type de celle prônée par la Seconde Internationale en 1907 dans la résolution citée plus haut, les anarchistes préconisaient l'armement direct de la population. En Espagne, des armes furent distribuées aux militants anarchistes dès le début du mouvement. Les ouvriers et les paysans insurgés ne comptaient que sur eux-mêmes, et non sur la générosité de l'État, pour garantir leur armement. De même que pour eux la démocratie ce ne pouvait être que la démocratie directe, de même pour eux l'antimilitarisme signifiait qu'il fallait remettre en cause le monopole de la violence par l'État avec un mouvement armé populaire - et pas simplement avec une milice sponsorisée par l'État.

Sécularisme et rationalisme Il faut encore ajouter que les anarchistes et la plupart des socialistes révolutionnaires de la Gauche qui fut ne s'efforçaient pas simplement de parler au nom des intérêts généraux de l'humanité, mais rejetaient tous les systèmes d'idées et les préjugés qui lui déniaient sa place dans l'ordre naturel des choses. Ils considéraient le culte des divinités

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comme une forme de soumission à des êtres créés par les humains, comme une illusion masquant la réalité et comme une forme de manipulation délibérée par les élites des peurs humaines, de l'aliénation et de l'anomie au profit d'un ordre social oppressif. En général, la Gauche qui fut revendiquait fièrement l'héritage rationaliste des Lumières et de la Révolution française, aussi pénible cela futil aux marxistes mécanistes. Des formes de raison organique, héritées de Hegel, concurrençaient le mécanisme et l'empirisme conventionnel. Là où l'intuition le disputait avec le matérialisme parmi les anarchistes, elle gagnait un nombre considérable d'artistes aux mouvements anarchistes du passé, ou aux idées anarchistes. Le rationalisme, d'autre part, n'était pas incompatible avec des approches plus affectives, qui formaient la base d'un socialisme éminemment moral qu'on distinguait à grand-peine des conceptions libertaires. Mais, mis à part quelques exceptions individuelles, les approches mécanistes, organiques et affectives de la réalité s'inscrivaient toutes dans un cadre rationnel reconnu par tous, gage de cohérence dans l'analyse sociale et la réflexion sur le changement. Qu'une telle démarche ait été la base de tendances fort disparates au sein de la Gauche qui fut ne devrait pas nous surprendre. La Gauche qui fut s'accordait cependant sur la perspective d'une société rationnelle qu'il serait possible d'atteindre tant par la raison que par la morale et la foi en l'idéal. Peu d'hommes de gauche auraient accepté que l'on qualifiât, comme William Blake, la raison de tatillonne ou que, comme les actuels

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postmodernes, on définisse la cohérence comme « totalitaire ». La Gauche qui fut était divisée sur la question de savoir s'il était possible d'envisager une évolution pacifique, et même réformiste, du capitalisme vers le socialisme ou si une rupture insurrectionnelle avec le système capitaliste était inévitable. Il suffit, pour prendre la mesure de la défiance de la Gauche qui fut à l'égard des réformes, de se rappeler qu'il y a des années il y avait des débats sérieux dans toute la gauche occidentale pour savoir s'il fallait se battre ou non pour la journée de huit heures, au risque en cas de victoire de voir le capitalisme devenir plus acceptable aux yeux des travailleurs. Dans la Russie tsariste, la gauche se demandent sérieusement si ses organisations devaient lutter pour faire disparaître les conditions de la famine chez les paysans, au risque que leurs charitables efforts ne débouchent sur une diminution de la colère des paysans à l'encontre du tsarisme. Mais, quelle que soit l'ampleur de ces divergences, il n'a jamais été question, aux yeux de la Gauche, de rechercher la réforme pour elle-même. La Gauche révolutionnaire - sans laquelle il serait impossible de définir les mouvements socialistes et anarchistes comme de gauche - ne cherchait certainement pas à perfectionner le système capitaliste, et encore moins à lui donner un « visage humain ». Ses partisans auraient certainement regardé l'expression « capitalisme à visage humain » comme une contradiction dans les termes. Loin de chercher à rationaliser l'ordre existant et à le faire accepter par les masses, la Gauche qui fut avait pour but de

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renverser le capitalisme et de le remplacer par un système social radicalement nouveau. La lutte en faveur de réformes était vue comme un moyen d'éduquer les masses, et non de leur faire la charité ou d'améliorer leur condition matérielle. Derrière les demandes de réformes se tenait toujours la reconnaissance plus large de la nécessité d'une reconstruction sociale complète. Loin d'avoir comme seul objectif ou même comme objectif essentiel l'amélioration de la vie sous le capitalisme, le combat, il y a des années, pour la journée de huit heures et les grèves en faveur de meilleures conditions de vie, sans parler des mesures législatives en faveur des travailleurs, étaient vues comme des moyens de mobiliser les opprimés et de les inciter à lutter, tout en dévoilant les limites - et l'irrationalisme foncier - du capitalisme. Ce n'est que tout récemment que les partis, les candidats, les députés et les défenseurs humanistes de la classe ouvrière, des pauvres et des vieillards, se revendiquant de la soi-disant gauche, ont considéré les réformes comme une technique pour « humaniser » le capitalisme ou pour rendre les candidats de gauche plus populaires et éligibles à des fonctions officielles. Demander l'amélioration des conditions de vie et de travail équivalait à remettre directement en cause le « système du salariat » et la souveraineté du capital. Même les socialistes soi-disant « évolutionnistes » ou « réformistes », qui espéraient passer aisément du capitalisme au socialisme, étaient révolutionnaires dans le sens où ils pensaient que le capitalisme devait être remplacé par un ordre social radicalement nouveau. Leur conflit avec les socia-

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listes révolutionnaires et les anarchistes au sein de la Gauche qui fut portait sur la question de savoir si le capitalisme pourrait être remplacé par le biais de transformations ponctuelles et non sur la possibilité de lui donner un « visage humain ». Si la Première Guerre mondiale, et plus encore les révolutions qui l'ont suivie, ont laissé le socialisme réformiste en morceaux, elles ont également produit une gauche dont la plupart des principes de base s'écartaient radicalement de ceux de la Gauche qui fut.

La Première Guerre mondiale et le bolchevisme Le déclenchement de la Première Guerre mondiale, la révolution bolchevique de 1917 et l'assassinat de Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht lors de l'insurrection spartakiste de janvier 1919 (une saignée opérée sur des socialistes avec l'assentiment indirect de la social-démocratie allemande officielle) entraînent une fracture majeure dans l'histoire générale de la gauche. Lorsque la guerre éclata, presque tous les partis socialistes européens succombèrent au nationalisme, leurs groupes parlementaires se hâtant de voter les crédits de guerre en faveur de leurs États capitalistes respectifs. L'attitude d'un certain nombre d'anarchistes éminents, à commencer par Kropotkine, n'est guère plus honorable que celle de ces sociaux-patriotes, pour reprendre ici l'étiquette dont Lénine a affublé les leaders socialistes allemands et français qui ont soutenu l'un ou l'autre camp pendant la guerre.

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Analyser les raisons qui ont provoqué cette fracture dans la Gauche qui fut demanderait une étude complète. Mais la prise du pouvoir par les bolcheviques en novembre 1917 n'a pas permis de résorber cette fracture : bien au contraire, elle l'a élargie. Il ne s'agit pas tant ici de l'inévitable antinomie entre les bolcheviques et les sociauxdémocrates, mais de l'autoritarisme et de la culture de la conspiration qui est la marque historique d'une grande partie du mouvement révolutionnaire russe. Le parti bolchevique a peu de goût pour la démocratie populaire. Lénine n'a jamais considéré la « démocratie bourgeoise » que comme un simple outil qu'on use et qu'on jette selon les besoins du moment. Le régime principalement bolchevique (initialement il incluait également les socialistes révolutionnaires de gauche) formé en novembre a dû faire face à de nombreuses difficultés : l'avancée de l'armée allemande sur le front Est, la guerre civile d'une incroyable sauvagerie qui a suivi la Révolution, la coupure entre les bolcheviques et les ouvriers et les paysans intervenue au début des années 1920 et la tentative des marins de Cronstadt de restaurer une démocratie soviétique que la bureaucratie bolchevique avait fait disparaître. Le tout combiné fait que ce sont les pires aspects de la pensée de Lénine qui ont pris le dessus : sa vision centraliste et sa conception opportuniste de la démocratie. Dès le début des années 1920 tous les adhérents à l'Internationale communiste ont été « bolchevisés » par Zinoviev et ses successeurs staliniens : les liens de plus en plus ténus entre socialisme et démocratie finiront dès lors par

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disparaître presque totalement au sein des partis communistes du monde entier. Un autre facteur tout aussi important permet d'expliquer l'effondrement de la Gauche qui fut : il s'agit du mythe, popularisé par Lénine, qui veut que le capitalisme soit entré dans un certain stade de son développement, un stade « final », caractérisé par l'« impérialisme » et des luttes mondiales pour la « libération nationale ». Là encore, la position de Lénine est trop complexe pour qu'on puisse la traiter rapidement; la chose essentielle c'est que l'internationalisme traditionnellement associé à la Gauche qui fut a peu à peu cédé le pas à l'intérêt pour les luttes de « libération nationale », le but étant, d'une part, d'affaiblir l'impérialisme occidental et, de l'autre, de favoriser le développement économique des pays colonisés, même s'il fallait pour cela faire passer au second plan les luttes de classe nationales. Les bolcheviques n'ont pas pour autant abandonné la rhétorique internationaliste, pas plus que les sociaux-démocrates. Mais les luttes de « libération nationale » (que les bolcheviques, après avoir pris la tête de la toute nouvelle Union soviétique, n'ont guère respectées chez eux) amenèrent la gauche à soutenir de façon acritique la formation de nouveaux États-nations. Le nationalisme en vint peu à peu à prendre une place centrale au sein de la théorie et de la pratique socialistes. Rien d'étonnant dès lors à ce que la première personne à occuper le poste de « commissaire du peuple aux Nationalités » dans la nouvelle URSS ne soit autre que Joseph Staline, qui encouragera par la suite le glissement du marxisme-léninisme vers le

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nationalisme, et qui lui donnera une coloration nettement « patriotique » en URSS même pendant et après la Seconde Guerre mondiale. Des expressions désignant l'Union soviétique comme la « Patrie des travailleurs » étaient courantes chez les communistes pendant la période entre les deux guerres, et leurs partis s'étaient modelés sur le parti bolchevique centralisé, rendant la tâche d'ingérence de Staline dans leurs propres affaires plus aisée. En 1936, la politique de l'Internationale communiste (ou ce qu'il en restait) s'était profondément éloignée des idéaux de la Gauche qui fut. Honorée comme une martyre par la clique stalinienne, Luxemburg était discréditée ou totalement passée sous silence en tant que théoricienne. La Seconde Internationale était pratiquement morte. L'idéalisme avait été remplacé par un opportunisme cynique et l'antimilitarisme était tour à tour encouragé, abandonné ou amendé suivant les aléas de la politique étrangère stalinienne. Jusqu'en 1939, toutefois, des voix se firent entendre pour dénoncer cet abandon des idées de la Gauche qui fut, des voix qui venaient des fractions d'extrême gauche de certains partis socialistes, des anarchistes et de certains groupes communistes dissidents. La Gauche qui fut ne disparut pas sans que de violents débats n'éclatent à propos de ces idéaux et sans que des tentatives ne soient faites pour essayer de les garder vivants. Ses idéaux figurèrent en tête des exigences révolutionnaires pendant toute la période entre les deux guerres, durant laquelle elles alimentèrent les polémiques et furent un des éléments de la confrontation armée lors de la Révolution espagnole de 1936. Les partis

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et les groupes de gauche continuèrent à se tourmenter à propos de sujets comme l'internationalisme, la démocratie, l'antimilitarisme, la révolution, et leur rapport à l'État - ce qui déclencha de violents conflits internes et externes. Ces débats ont marqué toute la période avant de s'éteindre peu à peu, laissant derrière eux une gauche dont la physionomie avait été profondément modifiée.

La gauche et la « guerre froide > La « guerre froide » a considérablement redessiné l'ordre des priorités de la Gauche qui fut en transformant un grand nombre d'organisations de gauche en partisans de l'Occident ou de l'Est et en introduisant un « anti-impérialisme » douteux dans ce qui allait devenir la politique de guerre froide. La « libération nationale » allait devenir le centre virtuel de la « Nouvelle gauche » et de l'antique « Vieille gauche », du moins de leurs différentes versions stalinienne, maoïste et castriste. Ce que cette gauche n'a pas compris, c'est que l'impérialisme n'est pas spécifique au capitalisme. À la fois comme moyen d'exploitation et d'homogénéisation culturelle et en tant que source de tribut, il a existé durant l'Antiquité, durant le Moyen Âge, et au début de la période moderne. L'hégémonie impériale de Babylone durant les temps anciens a été suivie par celle de Rome et, au Moyen Âge, par celle du Saint-Empire romain germanique. Il y eut, tout au long de l'histoire, des empires et des « sous-empires » africains, indiens, asiatiques, auxquels il faut ajouter les puissances exploiteuses

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et expansionnistes des temps modernes, qui étaient tous plus précapitalistes que capitalistes. Si « la guerre est la santé de l'État 1 », la guerre a toujours été synonyme d'expansionnisme (comprenez, d'impérialisme) pour les principaux États de la planète et même pour leur clientèle. A u début du x x e siècle, les écrits que J. A. Hobson, Rudolf Hilferding et Lénine, entre autres, consacrèrent à l'impérialisme ne découvraient pas le concept. Ils se contentèrent d'ajouter certaines caractéristiques, spécifiquement capitalistes, comme l'« exportation des capitaux » ou l'impact du capitalisme sur le développement économique des pays colonisés, aux descriptions antérieures. Mais le capitalisme n'a pas simplement exporté des capitaux, il est aussi responsable du choc en retour d'un nationalisme (dépassant les simples demandes d'autonomie culturelle) qui a pris la forme d'Étatsnations centralisés. L'État-nation centralisé a en effet été exporté et transmis à des peuples qui auraient pu être tentés, afin de faire valoir leur spécificité culturelle et leur droit à l'autogestion, par des formes de lutte et d'organisation sociale plus rationnelles comme le confédéralisme. Encore une fois s'opposer au nationalisme et à l'étatisme ne

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La formule est d e l'essayiste américain Randolph B o u m e (1886-

1918), qui a intitulé de cette manière le premier chapitre d'un ouvrage inachevé consacré à l'État 12 . « En effet, explicite Howard 25nn (qui reprend lui-même la phrase dans son Histoire populaire

des États-

Unis), alors que les nations européennes entraient en g u è r e en 1914, les gouvernements pouvaient se féliciter : le patriotisme prospérait, la lutte des classes s'apaisait et un nombre effrayant de jeunes h o m m e s mouraient sur les champs d e bataille - souvent pour quelques centaines de mètres à peine entre deux tranchées 1 3 . » [nde]

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signifie pas rejeter la volonté des groupes culturels de s'exprimer et de se gouverner. C'est particulièrement vrai lorsque certains essaient d'écraser leur culture et leurs aspirations à la liberté. La question qui me préoccupe c'est la forme que prend leur autonomie culturelle et les structures institutionnelles qu'ils établissent afin de défendre pratiquement leur spécificité culturelle. Il n'est pas nécessaire que l'intégrité culturelle d'un peuple revête la forme de l'État-nation. Il s'agit plutôt, à mon sens, de trouver des formes qui permettent de préserver ce qui doit l'être des traditions et des pratiques culturelles au travers d'institutions confédérales et autogérées. Voilà le genre de revendications sur lesquelles s'accordaient la grande majorité des anarchistes et des socialistes libertaires et même certains marxistes, au sein de la Gauche qui fut. L'exportation de l'État-nation a eu au contraire pour résultat d'empoisonner non seulement la gauche moderne, mais la condition humaine ellemême. Ces dernières années, des phénomènes aussi malsains que la « balkanisation » et l'esprit cocardier ont pris une ampleur désastreuse. La désintégration de l'empire russe, dont on a tant parlé, a entraîné des luttes nationales sanglantes : la volonté de constituer des États oppose entre elles des communautés culturelles disparates et menace de les faire régresser vers la barbarie. Les idéaux internationalistes de la Gauche qui fut ont été remplacés, en particulier au sein de l'ancien « bloc socialiste », par un repli sur soi hideux - dirigé contre les Juifs généralement et, dans la plus grande partie de l'Europe, contre les « travailleurs étrangers » venus du monde entier. A u Proche-Orient, en Afrique, en

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Asie et en Amérique latine, des peuples colonisés ou anciennement colonisés ont été saisis à leur tour par des appétits impériaux : c'est ainsi que des pays, qui ne sont souvent vus que comme d'anciennes colonies ayant réussi à s'affranchir des puissances impérialistes euroaméricaines, ont à leur tour des ambitions impérialistes brutales. Ce qui compromet le plus la possibilité qu'une gauche authentique apparaisse, c'est l'aisance avec laquelle les gens de gauche des États-Unis et d'Europe acceptent chez les anciens colonisés les comportements les plus effroyables au nom du socialisme, de l'« anti-impérialisme » et, bien sûr, de la « libération nationale ». La Gauche d'aujourd'hui est tout aussi victime de la « guerre froide » que les peuples colonisés qui y furent utilisés comme des pions. Les gens de gauche ont abandonné à peu près tous les idéaux de la Gauche qui fut et, ce faisant, ils ont fini par accepter de devenir à leur tour des sortes de clients - une première fois, dans les années 1930, en tant que supporters de la « Patrie des travailleurs » à l'Est et ensuite, en tant que supporters des anciennes colonies engagées dans leurs propres aventures impérialistes. Ce qui importe ici ce n'est pas que des gauchistes en Europe ou aux États-Unis soutiennent ou ne soutiennent pas des États-nations « libérés » qui sont également des puissances impérialistes ou sous-impérialistes émergentes. Le « soutien » que ces gauchistes occidentaux apportent à ces Étatsnations et à leurs entreprises a autant de conséquences pour ces États que des crottes de mouettes tombant sur la berge de l'océan. La chose vraiment importante - et en même temps la véritable

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tragédie - est que ces gauchistes se demandent rarement si les peuples qu'ils soutiennent préfèrent des régimes étatiques ou des associations confédérales, s'ils n'oppriment pas d'autres cultures ou s'ils oppriment leurs propres populations ou celles d'autres pays - et encore moins pourquoi euxmêmes devraient nécessairement soutenir un Étatnation. De fait, chez beaucoup de gauchistes l'opposition à l'impérialisme des superpuissances est un simple réflexe acquis en fonction des deux camps qui s'affrontaient lors de la « Guerre froide ». Cette mentalité de « Guerre froide » a survécu à celleci. Plus que jamais, les gauchistes d'aujourd'hui doivent se demander si leur intérêt pour l'« antiimpérialisme » et la « libération nationale » ne sert finalement qu'à favoriser l'émergence de plus d'États-nations et de plus de rivalités ethniques et « sous-impérialistes ». Qs doivent se demander ce qui caractérise l'anti-impérialisme aujourd'hui. Sert-il à justifier les rivalités ethniques, l'apparition de tyrannies nationales, d'ambitions sousimpérialistes et une collection de régimes militaires voraces ? La défense jalouse de son pré carré est à l'évidence un sous-produit du nouveau nationalisme et du nouvel étatisme « anti-impérialistes » qui ont fleuri à l'occasion de la « Guerre froide », et de la transformation de gauchistes peu scrupuleux en larbins des staliniens puis des maoïstes lors de guerres entreprises au nom de la « libération nationale ». L'esprit cocardier peut aussi fonctionner à usage interne : il faut y voir, du moins en partie, l'extension de la « Guerre froide » à la sphère natio-

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nale et privée. Des porte-parole autoproclamés de groupes ethniques qui dressent littéralement un groupe racial contre un autre, déshumanisant (pour une raison ou pour une autre) un groupe pour mieux promouvoir un autre; des porte-parole de catégories sexuelles, reprenant à leur compte cette opposition et l'appliquant au domaine sexuel ; des porte-parole de groupes religieux qui agissent de même à l'égard d'autres groupes religieux : tous ces comportements ataviques n'auraient pas eu leur place dans la Gauche qui fut. Qu'il faille défendre les droits de certaines couches de la population, par rapport à l'ethnie, au genre ou autre chose, et être attaché aux distinctions culturelles, ce n'est pas la question. Au-delà des revendications légitimes de ces groupes, il faut aussi que leurs buts s'inscrivent dans une perspective humaniste et non dans une perspective exclusiviste ou particulariste, Si une gauche authentique devait de nouveau émerger, le mythe d'un groupe « hégémonique » de personnes opprimées, visant à refaçonner les rapports humains pour créer une nouvelle pyramide hiérarchique, devrait être remplacé par une éthique de la complémentarité, qui considère que les différences enrichissent le tout. Durant la période antique, les esclaves de Sicile qui s'étaient révoltés et avaient contraint tous les hommes libres à se battre dans les amphithéâtres de l'île ne se comportaient pas différemment de leurs maîtres. Ils reproduisaient ce qui était une culture de l'esclavage, ne faisant que remplacer un type d'esclave par un autre. En outre, s'il devait y avoir une gauche qui ressemblerait de quelque façon à la Gauche qui fut, il ne peut pas s'agir d'une « gauche du centre ».

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Le libéralisme - avec toutes ses petites réformes qui ne servent qu'à masquer l'irrationalité de la société présente et à la rendre davantage acceptable socialement - est un espace complet en lui-même. Il ne possède pas une « gauche » qui lui serait apparentée ou en position de voisinage critique avec lui. La gauche doit revendiquer son espace propre, qui soit en opposition révolutionnaire avec la société présente, plutôt que de participer à titre de partenaire « gauchiste » à ses travaux.

Y aura-t-il une gauche aujourd'hui? La Gauche qui fut combattait bien sûr les multiples irrationalités de l'ordre social existant, notamment des heures de travail longues et épuisantes, une faim désespérante et une misère abjecte. Elle le fit parce que perpétrer de telles irrationalités c'eût été complètement démoraliser les forces combattant pour une transformation sociale en profondeur. Elle a souvent exprimé des revendications apparemment « réformistes » mais il s'agissait avant tout pour elle de dévoiler l'incapacité de la société existante à répondre aux besoins les plus élémentaires des déshérités. À travers ces « réformes », cependant, la Gauche qui fut poursuivait toujours inlassablement le même but, celui de la nécessité de changer entièrement d'ordre social, et non de le rendre un peu moins irrationnel et plus acceptable. De même, aujourd'hui, la Gauche qui fut combattrait sans relâche les forces responsables de la réduction de la couche d'ozone, de la destruction des forêts et de la prolifération des centrales

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nucléaires, afin de préserver la possibilité même vie sur cette planète. Dans le même temps, cependant, la Ga qui fut reconnaissait que bien des problèm< peuvent pas être résolus dans le cadre du ca lisme. Elle s'en tenait fermement à ses posi révolutionnaires, aussi fou que cela pût sen plutôt que de chercher à s'attirer les faveui grand public ou de renier son identité en se ra] à des programmes opportunistes. L'histoire n' toujours offert à la gauche la possibilité de cl entre des solutions tranchées ou d'adopter ligne de conduite « efficace ». En août 1914 exemple, aucune force n'aurait été en mesui s'opposer au déclenchement de la Première Gi mondiale, pas même les sociaux-démocratei s'étaient opposés à la guerre. La gauche se v réduite à l'impuissance, à la clandestinité p£ et à la frustration devant la vague de ch nisme populaire qui s'était abattue sur prt toute l'Europe, sans épargner les travailleurs s listes eux-mêmes. De même, en 1938, il n plus possible de sauver la révolution espaj des attaques militaires fascistes et de l'insid contre-révolution stalinienne, malgré les vail combats qui devaient continuer pendant ei presque un an. Il est malheureusement parfois des situatioi une gauche authentique doit se contenter ( posture morale sans aucun espoir d'intervenii cacement. Dans ces cas, la gauche pourra sir ment tenter de convaincre ceux qui veulent l'écouter, de transmettre ses idées à des indr rationnels, aussi peu nombreux soient-ils, et c

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en tant que « force éthique » opposée à l'« art du possible », pour reprendre ici la fameuse définition libérale de la politique. Exemplaire à cet égard est l'admirable slogan apparu au début de la guerre du Golfe, à savoir « Aucun des deux camps n'a raison » - un slogan qui ne s'accordait ni avec l'humeur nationaliste de la plupart des Américains ni avec la prétention à l'efficacité de certains opposants. Soutenir un camp durant ce conflit revenait pourtant à choisir entre le chauvinisme national américain, confondu avec la démocratie, et l'indifférence à l'égard du totalitarisme de Saddam Hussein, confondue avec l'« anti-impérialisme ». Il est illusoire de prétendre qu'une gauche authentique peut toujours apporter une solution pratique à chaque problème. Chercher sans cesse « la moins mauvaise » des solutions à tous les problèmes qu'engendre cette société conduirait à la plus mauvaise des solutions possibles - placer la gauche sur le terrain libéral du compromis permanent et des humiliations, où elle ne peut que se perdre. A u milieu des luttes quotidiennes, la gauche authentique n'oublie jamais que la société actuelle doit être détruite et remplacée par une société rationnelle. C'était le cas de socialistes comme Eugene V. Debs et d'anarchistes comme Emma Goldman et Alexander Berkman, au sein de la Gauche qui fut. En termes clairs : ce qui se pratique habituellement dans cette société ne devrait pas dissuader les personnes de gauche de soumettre le cours des choses à un examen rationnel ou d'insister sur ce que la société devrait faire. Tous les efforts entrepris pour aligner le « devrait » rationnel sur le « est »

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irrationnel font disparaître cet espace du spectre politique qui devrait être occupé par une gauche se basant sur la raison, la liberté et l'humanisme écologique. Prétendre rester fidèle à un certain nombre de combats qui définissent a minima la gauche n'est pas forcément toujours très populaire, mais il faut veiller à laisser ouverte, à favoriser et à développer une alternative aux irrationalités monstrueuses qui traversent la société présente si nous avons toujours l'espoir de fonder une société libre. Il est fort possible qu'une gauche authentique n'ait à court terme que très peu de chance de se faire entendre d'un large public. Mais si elle abandonne la plupart de ses principes de base - l'internationalisme, la démocratie, l'antimilitarisme, la révolution, la laïcité et le rationalisme - et d'autres principes, comme le confédéralisme, le mot gauche, ne correspondant plus à rien, pourra désormais être rayé de notre vocabulaire politique. Chacun peut bien se dire libéral, social-démocrate, vert « Realo 1 » ou réformiste. C'est un choix que chaque individu est libre de faire, conformément à ses convictions sociales ou politiques. Par contre, quand on se revendique de gauche, on doit bien comprendre que l'usage du terme « gauche » implique l'acceptation des principes fondamentaux qui définissent et justifient l'usage du mot. Cela signifie que certaines idées, comme le nationalisme, l'esprit cocardier, l'autoritarisme - et bien sûr, pour les anarchistes

I.

« Realo » désigne les partisans du t réalisme » et d'une alliance

avec la gauche de gouvernement au sein des mouvements écologistes allemands, [ndt]

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de tous bords, tout engagement en faveur d'un État-nation - , et certains symboles, comme le fusil brisé des pacifistes, sont totalement étrangers aux principes qui définissent la gauche. Si de telles idées sont d'un quelconque usage en politique, elles sont en tout cas parfaitement étrangères à toute politique de gauche authentique. Si une telle politique n'existe pas, il faudrait laisser le terme de « gauche » mourir de sa belle mort. Mais si la gauche devait finalement disparaître, remplacée par un mélange d'opinions réformistes, libérales, nationalistes et chauvines, ce ne serait pas seulement la société qui perdrait tout « principe espérance », pour utiliser ici l'expression de Ernst Bloch, un principe inébranlable qui a guidé tous les mouvements révolutionnaires du passé, mais ce serait aussi la gauche qui cesserait d'être la conscience de la société. Elle ne pourrait dès lors plus soutenir que la société actuelle est parfaitement irrationnelle et doit être remplacée par une société qui soit guidée par la raison, une éthique écologique et une préoccupation authentique pour le bonheur humain. Pour ma part, ce n'est pas un monde dans lequel je voudrais vivre. Mai 1991

Postface : sortir de l'impasse commence à être mieux connue en France. Les traductions et les publications se multiplient, ses concepts (notamment celui de « municipalisme libertaire ») se diffusent et alimentent les mouvements sociaux. Bookchin est incontestablement dans l'air du temps : il apparaît aux yeux de beaucoup comme un sage, le doux prophète de l'écologie et de la démocratie directe. On en oublierait presque que, de son vivant, l'auteur de Ecology of Freedom fut l'objet de polémiques incessantes, qu'il fut souvent isolé et attaqué et finit même par faire ses adieux officiels au mouvement anarchiste. Il est vrai que le principal intéressé n'a pas non plus été tendre envers ses adversaires et qu'il ne ménagea pas ses coups. Derrière le théoricien « constructif » se cache un polémiste hors pair. Les amateurs de pensée fade et de bienveillance obligatoire en seront pour leurs frais : la plume de Bookchin est souvent trempée dans le vitriol. Changer sa vie sans changer le monde est un livre de combat, un écrit pamphlétaire et sans concession publié en 1995. Dans le premier article qui compose ce volume, écrit la même année, Bookchin voue aux gémonies une grande partie du mouvement libertaire et de l'extrême gauche de son époque. Il semble ainsi vouloir enterrer tout ce qui a émergé de nouveau depuis les années i960 et ne chercher qu'à retourner vers un passé depuis longtemps enterré, celui dont il trace le portrait idéalisé dans

L

'ŒUVRE DE M U R R A Y BOOKCHIN

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le second article publié dans cet ouvrage, « La Gauche qui fut : une réflexion personnelle », paru initialement en mai 1991 dans le numéro 22 de la revue Green Perspectives. Bookchin semble ici la proie du ressentiment et de la nostalgie, ne jurant que par le passé et refusant toute concession à son temps. Cette impression est pourtant fausse. Bookchin n'est pas un penseur figé, accroché à ses certitudes et incapable de se remettre en cause. H a toujours eu en horreur le dogmatisme et n'a cessé d'évoluer. Ce que Bookchin reproche aux mouvements de son époque c'est, justement, de s'attarder sur des formules mortes et des remèdes qui ont manifestement échoué. Loin de réclamer un retour en arrière il déplore au contraire le fait que ceux-ci n'aient pas procédé aux ajournements nécessaires. Le passé ne lui sert ici que de repère pour mesurer en quoi la Nouvelle Gauche et les courants issus des Sixties ont déçu les espoirs qu'ils avaient soulevés et sont souvent retombés en deçà même de ce qu'ils prétendaient dépasser. Changer sa vie sans changer le monde se veut ainsi un bilan critique de l'époque qui s'est ouverte dans les années i960 et dont les apories nous poursuivent encore aujourd'hui. Bookchin, avouons-le, est en grande partie responsable du malentendu qui entoure ce livre. Car celui-ci, sans le dire, se critique ici lui-même. En dénonçant les illusions de la Nouvelle Gauche, il aurait pu ajouter qu'il les a lui-même en partie partagées. Après 1968, notamment, il a cru, comme tant d'autres, que la révolution frappait à la porte, avant de devoir déchanter. Les flèches, qu'il

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décoche si hardiment contre les autres, semblent donc s'arrêter sur son propre seuil. Péchant par orgueil, Bookchin dissimule qu'il a lui-même évolué. En 1985 déjà, dans la seconde édition d'Au-delà de la rareté il affirmait n'avoir pas partagé les illusions de ses contemporains quant à la possibilité d'une révolution aux ÉtatsUnis dans les années i960. À l'appui de sa démonstration, il citait un court extrait de « Révolution in America », datant de 1967, sans préciser que cet article indiquait par ailleurs que l'époque était bien une « époque révolutionnaire », dont la seule issue était la révolution ou un régime fasciste 2 . Voulant mettre l'accent sur la cohérence de son parcours, il minimise les ruptures et les heurts et donne ainsi une impression de rigidité et d'immobilisme, contraire à la réalité. Cela est en particulier le cas concernant la question du mode de vie, du lifestyle, qui est au cœur du présent ouvrage. Car il suffit de lire les articles - tous écrits dans les années i960 - qui composent Au-delà de là rareté pour se convaincre que Bookchin a été, à sa manière, un anarchiste lifestyle, partageant les illusions et les espoirs de ses contemporains quant aux potentialités subversives de la contre-culture. Comme eux, il a cru voir dans les aspirations à une alimentation naturelle, à la liberté sexuelle, au tribalisme et à la vie communautaire (Bookchin mentionnait aussi l'entraide, ainsi que les élans anarchistes et communistes) « les premiers jalons d'un mode de vie utopique 3 ». Tout au long de l'ouvrage, cette conviction apparaît : la révolution, si elle veut triompher, doit se faire au niveau du lifestyle. Le « révolutionnaire doit se poser le problème

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du style de vie s'il tient à préserver son intégrité et à disposer des ressources psychologiques qui l'empêcheront de laisser subvertir le projet révolutionnaire par les valeurs bourgeoises 4 ». Autrement dit, « le mouvement révolutionnaire se préoccupe profondément du style de vie. Il faut essayer de vivre la révolution dans sa totalité, pas seulement tenter d'y participer 5 ». Dans « On Spontaneity and Organization », il considérera encore que la force des mouvements des années i960 c'est leur caractère « profondément personnel », « subjectif, existentiel, culturel ». Il reprochera au socialisme marxiste son particularisme prolétarien « à rencontre de l'intérêt général de tous les dominés » (du fait de leur classe, de leur sexe, de leur âge ou de leur «race»)6. Comment comprendre alors cet apparent retournement : le style de vie, promu dans les années i960, devient la cible du Bookchin des années 1990 ? Palinodie, inconséquence, incohérence ? Ou conclusion logique tirée de l'expérience et de l'évolution du mouvement? Bookchin ne nous livrant pas luimême la clé de l'énigme, c'est à nous de la retrouver, en revenant sur ses pas.

1. Parcours de Bookchin : les avatars d'une pensée Si l'œuvre de Bookchin, nous l'avons dit, est caractérisée par une série de ruptures et de polémiques, il ne remettra pourtant pas en cause le projet humaniste et révolutionnaire d'une société ration-

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nelle, débarrassée de toutes ses dominations et réconciliée avec la nature. Bookchin est né en 1921, à une époque où les espoirs de révolution mondiale immédiate nés d'Octobre 1917 commençaient à retomber et où la Russie se retrouvait isolée et soumise à un pouvoir bolchevique de plus en plus tyrannique. La Première Guerre mondiale, qui devait être l'accoucheuse de la révolution mondiale, n'avait donc donné naissance qu'au « socialisme dans un seul pays » et les révolutionnaires se retrouvaient de nouveau écartelés entre leurs espoirs et une réalité de plus en plus sombre : l'histoire, encore une fois, marchait à rebours de l'idéal. Pour ceux qui refusaient ce qui deviendra bientôt le stalinisme, il ne restait plus qu'à agir au sein de petits groupes souvent très minoritaires et isolés par rapport à la classe ouvrière. Bookchin qui, comme tant d'autres, a fait, très jeune, l'expérience du stalinisme (il fut engagé très tôt dans les mouvements de jeunesse communistes dont il sera exclu à la suite de son opposition au pacte germano-soviétique), finira, à la veille de la Seconde Guerre mondiale, par rejoindre les rangs du trotskisme. Trotski et ses partisans pensent alors que la nouvelle guerre mondiale va sonner le glas du capitalisme et de l'impérialisme, et que le prolétariat en viendra à se soulever. La fin de la guerre et le partage du monde qu'elle entraîne (accords de Yalta) engendrent de fortes désillusions, notamment à l'égard de la classe ouvrière et de son rôle révolutionnaire, et de nombreuses désaffections parmi les trotskistes (le positionnement à l'égard de l'URSS est l'autre sujet de discorde).

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Bookchin, comme tant d'autres, finit par rompre avec le trotskisme ainsi qu'avec l'idée de fonder un mouvement révolutionnaire sur le travail et la classe ouvrière. Cette décision fut sans doute aussi motivée par son expérience du syndicalisme à l'époque où il était ouvrier et par la déception que fit naître chez lui le compromis réformiste sur lequel débouchèrent les grandes grèves de l'après-guerre dans le secteur de l'automobile. Cette rupture avec le vieux mouvement ouvrier fut irréversible : elle permet de comprendre ses attaques ultérieures contre le marxisme et la centralité de la lutte des classes. L'hommage à la Gauche qui fut, qui clôt Changer sa vie sans changer le monde, ne signifie nullement, on le verra plus loin, un retour en arrière ni une volonté de réhabiliter la classe, au détriment de tous les autres aspects de la domination 1 . Bookchin ne fut pas le seul à désespérer d'une classe ouvrière qui avait apparemment failli à la mission historique que le marxisme lui avait confiée. À la même époque, par exemple, les théoriciens de l'École de Francfort, qui l'influença si fortement, s'attachaient à développer une théorie critique débarrassée de tout ouvriérisme, et prenant pour cible la domination (et non pas la seule exploitation) au sens large (notamment de la nature), dont la « société administrée » et le totalitarisme constituent l'expression ultime. Le phénomène totalitaire, fait massif de la première moitié du XXE siècle, avait ainsi incité de nombreux héritiers de la tradition révolutionnaire à cet élargissement de la critique, I. Lireinfra, p. 163.

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par-delà l'économie, vers les phénomènes de la politique et du pouvoir. Plus ancrés dans les luttes de leur temps qu'Adomo et son école, d'autres courants, souvent issus du trotskisme, s'attachaient eux aussi à dégeler le marxisme et la critique radicale et à l'ouvrir à de nouveaux problèmes. En France, Socialisme ou Barbarie, aux ÉtatsUnis, Facing Reality (animé notamment par C.L.R. James et Raya Dunayevskaya) cherchaient, chacun à leur manière, à renouer avec les traditions de la démocratie radicale et à développer l'autonomie ouvrière, pour lutter contre la confiscation bureaucratique des luttes. L'exigence d'autonomie sera d'ailleurs progressivement étendue à de nouveaux sujets (par exemple les femmes et les Noirs), audelà de la seule classe ouvrière, et deviendra l'un des mots d'ordre de la Nouvelle Gauche. En 1947, Bookchin participe, aux côtés de Josef Weber et d'un certain nombre d'exilés politiques allemands ayant rompu avec la IV e Internationale, à la création de la revue Contemporary Issues - a Magazine for a Democracy of Content7. Ce groupe, qui existait à la fois à New York, à Londres et en Afrique du Sud, développait des positions assez proches d'un groupe comme Socialisme ou Barbarie, tout en refusant d'emblée la dimension classiste que Castoriadis ou Lefort n'abandonneront que bien des années plus tard. À la dictature d'un prolétariat ayant échoué à révolutionner la société, C.I. entendait substituer une « démocratie majoritaire », où ce serait à la majorité des êtres humains de combattre et de renverser un système capitaliste ayant étendu sa domination à l'ensemble de la société. La conscience d'une menace diffuse, pesant

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sur la totalité de l'humanité et même de la planète et non plus sur la seule classe ouvrière, favorisera une prise de conscience écologique précoce, développée dans les écrits de Josef Weber 8 et surtout de Murray Bookchin. Le décentrage qu'il opère par rapport à la tradition marxiste lui permet en effet de mettre l'accent sur les phénomènes de la hiérarchie et de la domination, et non plus sur les seules oppositions de classes. La domination se manifeste sous deux formes, domination des êtres humains et domination de la nature, et la seconde dérive de la première. À l'encontre de la conception instrumentale de la nature qui a si fortement marqué le mouvement ouvrier, Bookchin voit dans celle-ci un sujet vivant, à l'égal de l'homme, et non un simple objet à exploiter. L'objectif sera dès lors fixé, et il ne variera plus : il s'agira d'abolir toutes les hiérarchies et toutes les dominations et de libérer à la fois la nature et l'être humain. Cela suppose d'établir entre eux des relations d'équilibre et d'harmonie, loin de la relation à sens unique que le capitalisme établit avec la terre et le sol, qui équivaut à une immense spoliation 1 et mène à un épuisement progressif des sources de la vie. Bookchin renoue ainsi avec le courant utopique du socialisme et même du marxisme, que l'accent mis sur les classes et l'économie avait longtemps I.

Le capitalisme traite la terre c o m m e un réservoir inépuisable, une

matière passive qu'on peut dépouiller et appauvrir sans rien lui apporter en retour, il ne tient aucun compte de ce que, au

XIXe

siècle, Justus von

Liebig - un chimiste allemand ayant déjà influencé Marx - nommait la loi de la restitution - rendre à la terre ce qu'on lui a enlevé - et qui est au cœur des premiers écrits de Weber et de Bookchin.

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recouvert. Loin de ne considérer que le sort des classes laborieuses, le socialisme a d'abord été une lutte en faveur d'une émancipation intégrale de l'humanité et pour le renversement des oppressions séculaires. À la suite de Fourier et de Flora Tristan, Marx et Engels considéraient ainsi que l'asservissement des femmes et celui de l'humanité allaient de pair. Le même raisonnement est donc appliqué par l'écologie sociale naissante aux relations des hommes et de la nature. L'affranchissement doit être général et ne doit pas être payé par l'asservissement d'une partie de l'humanité ou par celui de la planète. Cette leçon sera au cœur de ce qu'on devait bientôt appeler la Nouvelle Gauche et qui prendra son envol dans les années i960.

2. « The Times They Are A Changin' » : Bookchin et la Nouvelle Gauche des années 1960 Après les années sombres qui ont v u fleurir le fascisme et le stalinisme et éclater deux guerres mondiales, sans que la classe ouvrière ne soit capable de les arrêter, les années i960 voient renaître l'espoir : de nouveau, théorie et pratique révolutionnaires semblent se rapprocher. Il ne s'agira pas cependant d'une simple renaissance du mouvement révolutionnaire, mais d'un profond renouvellement de ses thèmes, de ses formes et de ses acteurs. Telle est du moins l'analyse qu'en fait Bookchin. En effet, nous l'avons vu, pour lui, le vieux mouvement ouvrier est mort. Le prolétariat a été intégré et ses luttes n'ont servi qu'à renforcer le système. Les syndicats

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ouvriers, loin de renverser le capitalisme, lui ont permis de corriger ses abus et de se perpétuer. Surtout, le marxisme était en apparence une théorie de la misère, de la plus-value absolue et de la paupérisation croissante de la classe ouvrière. Après bien d'autres, Bookchin estime que celuici ne permet pas de décrire l'évolution effective du capitalisme '. Loin d'un appauvrissement généralisé, nous sommes en fait entrés dans une ère d'abondance : le niveau de vie n'a pas baissé et les expropriateurs n'ont pas été expropriés. A u lieu de s'autodétruire, le capitalisme semble en mesure de surmonter ses contradictions économiques. Que la crise finale, chère aux tenants du marxisme orthodoxe, paraît loin dans ces insouciantes années i960 ! Bookchin le souligne : les jeunes nés après la guerre n'ont pas connu de crise économique et rien ne laisse à penser qu'ils en feront l'expérience. Q est donc désormais pour lui impossible de fonder un mouvement révolutionnaire sur l'idée de déficiences objectives et inhérentes au capitalisme.

I. Ce que Bookchin rejette ici est une version extrêmement simplifiée du marxisme, celle qui a longtemps été propagée par la majorité des idéologues de la social-démocratie et du stalinisme. Il existe pourtant d'autres interprétations de la pensée de Marx. La croyance simpliste en une révolution provoquée par le contraste entre une minorité de plus en plus riche et une majorité de plus en pauvre, qui avait pour effet d'occulter la nécessité d'une intervention consciente du sujet révolutionnaire, a pourtant été combattue très tôt par les tenants d'un marxisme révolutionnaire, se réclamant notamment de Rosa Luxembourg, de Lukics, ou de Karl Korsch. La publication des œuvres posthumes de Marx, notamment le Chapitre inédit du Capital ou les Grundrisse, a permis de profondément renouveler l'analyse marxiste et de faire justice de telles simplifications.

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Contre l'objectivisme marxiste, c'est donc la subjectivité qui doit désormais primer. Dans une ère de relative aisance, alors que la sortie de la misère matérielle n'est plus la source exclusive de l'agitation sociale, la révolution tend à acquérir des qualités fortement subjectives et personnelles 9 . L'ancien mouvement ouvrier luttait avant tout pour la survie, pour le pain, pour le travail. Il perdait tout caractère révolutionnaire du moment que le capitalisme se montrait capable de satisfaire ses revendications matérielles. Le prolétariat n'avait plus dès lors aucun rôle central et la révolution cessait d'être l'apanage d'une classe particulière. À sa place apparaissent de nouveaux sujets, en particulier les jeunes, qui n'ont pas été élevés dans la culture de survie de leurs parents et peuvent ainsi mesurer les limites du bonheur matériel propre au capitalisme parvenu au stade de l'abondance 1 . Le conflit des générations remplace alors la guerre de classes et son enjeu est la vie et non plus la survie. Les nouvelles générations, celles du « babyboom », subissent en effet douloureusement le contraste entre ce qui est et ce qui pourrait être (ici Bookchin rejoint Marcuse) et ne supportent plus le monde existant". Le désir acquiert dès lors un pouvoir de subversion radicale et la révolution ne se limite plus à la simple satisfaction des I. Cette interprétation s'appuie sur une réalité indéniable : en 1964, 40 % des habitants des États-Unis ont moins de 2 0 a n s , 0 . II. C o m m e le chantait Scott McKenzie dans « San Francisco », l'hymne du mouvement

hippie : There's

a whole

generation/WIth

a

new

explanation, ou Bob Dylan, s'adressant aux parents : Your sons and your daughters/Are

beyond your

command.

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besoins. Bookchin considère qu'il s'agit désormais de changer la vie, à l'instar des surréalistes et des situationnistes, comme Vaneigem : La lutte du subjectif et de ce qui le corrompt élargit désormais les limites de la vieille lutte des classes. Elle la renouvelle et l'aiguise. Le parti pris de la vie est un parti pris politique. Nous ne voulons pas d'un monde où la garantie de ne pas mourir de faim s'échange contre le risque de mourir d'ennui ' 1 . Les désirs et les valeurs de la jeunesse sont incompatibles avec l'ordre ancien et conduisent à son effritement : c'est dans sa subjectivité même, dans son mode de vie, et non dans son sacrifice à un avenir lointain, que celle-ci se montre le plus révolutionnaire et le moins récupérable. Il n ' y a plus désormais de hiatus entre la théorie et la pratique, la fin et les moyens : la révolution est dans la rue, dans la vie et les nouvelles pratiques, elle n'est plus le monopole d'un parti, d'une caste ou d'une classe, mais devient l'affaire de chacun. La révolution sera donc, pour Bookchin, l'œuvre de la « majorité » ou du « peuple » (Bookchin mettant au crédit de la Nouvelle Gauche d'avoir substitué cette notion à celle de classe), de l'ensemble des déclassés et de ceux dont la subjectivité entre en contradiction avec le système : outre les jeunes, les femmes, les Noirs, les marginaux, le lumpen... Tout cela ne v a pourtant pas sans difficultés et Bookchin n'est pas assez naïf pour croire que la révolution va tomber comme un fruit mûr sur le sol de son époque. S'il a définitivement renoncé à l'idée de parti, il n'en est pas moins convaincu de l'importance fondamentale de l'organisation,

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qui compte autant à ses yeux que la spontanéité. Bookchin est et restera jusqu'à la fin de sa vie un volontariste. Il considère ainsi que la volonté est, aux côtés du désir, le principal moteur de la révolution. S'inspirant de l'exemple des pratiques du mouvement anarchiste espagnol de la première moitié du x x e siècle, Bookchin veut acclimater aux États-Unis la notion de « groupe affinitaire » (le terme est une traduction de l'espagnol). C'est en 1967, à la suite d'une discussion où participaient notamment des membres du groupe Black Mask 1 , que Bookchin désigne sous ce nom des groupes d'individus se connaissant au préalable et se rassemblant en vue d'actions commîmes 1 2 . Il y voit un bon compromis entre la spontanéité et l'organisation, ayant l'avantage de ne pas couper le mouvement révolutionnaire de la vie, à la différence de l'ancien mouvement ouvrier bureaucratisé. Ce concept aura un énorme succès au sein des mouvements de contestation de l'époque, quoique, nous le verrons, dans un sens un peu différent de ce qu'espérait Bookchin. *

Quel contraste entre les espoirs mis par Bookchin dans les mouvements de cette époque et le sombre tableau de ceux de la période suivante, que nous trouvons dans le présent ouvrage ! Bookchin n'aurait-il donc rien vu venir et n'écrirait-il que par amertume de s'être laissé duper? En réalité, le ton globalement optimiste des articles des années i960

I. Lire infra, p. 158.

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est parfois traversé de quelques notes sombres, qui annoncent l'évolution ultérieure. C'est le cas par exemple dans l'article « Désir et besoin », lui aussi publié dans Au-delà de la rareté, qui semble, tout au moins dans certains de ses paragraphes, directement anticiper sur ce qui sera le thème majeur de « L'anarchisme : révolution sociale ou mode de vie ? », à savoir la perte d'unité entre le subjectif et l'objectif, l'individuel et le social. Il y dénonce ainsi « un subjectivisme brumeux, largement vidé de toute préoccupation sociale 1 3 », et reposant sur un moi « complètement séparé de la société », un « moi intérieur et isolé » 1 4 . La pensée de Bookchin, qui s'inscrit dans la tradition dialectique, n'oppose pas, en effet, l'individu et la société (pas plus que l'homme et la nature), mais les considère comme indissociables. Ce qui lui semblait se dessiner autour de 1968, c'est la possibilité d'une libération totale, d'une convergence enfin rendue possible entre libération individuelle et libération collective. C'est sur cette base, et sur cette base seule, qu'il estimait que le mode de vie, le lifestyle, pouvait avoir une valeur révolutionnaire. Dans l'introduction à l'édition de 1986 de Au-delà de la rareté, il considère d'ailleurs toujours le « lien entre le personnel et le politique » comme un des acquis du mouvement et réaffirme que la contre-culture possédait « un côté révolutionnaire latent » 1 5 . Si elle a pu être partiellement « récupérée », c'est au prix d'une « fragmentation », d'un repli sur soi et d'un isolement croissant. Il faut maintenant décrire ce passage du lifestyle révolutionnaire à des formes de « rébellion » personnelles et existentielles parfaitement inoffensives.

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3. La décomposition de la contre-culture et la naissance de l'anarchisme existentiel

Le rejet par Bookchin de l'anarchisme existentiel est profondément ancré dans son histoire personnelle et dans son expérience du « Mouvement » (selon l'appellation reprise par Bookchin lui-même 16 ). Acteur et témoin enthousiaste de celui-ci, il a vécu de l'intérieur sa décomposition et a su en tirer ses propres conclusions. Après avoir publié Notre environnement synthétique17 et tourné la page de Contemporary Issues, Bookchin cherche, au début des années i960, à moderniser l'anarchisme et à l'acclimater aux États-Unis. Ce projet attire autour de lui un certain nombre de jeunes (dont Allan Hoffman, poète, militant pour les droits civiques, amateur de philosophie orientale et qui fut longtemps son plus fidèle disciple), dont il forme bientôt le centre de gravité. Ils se réuniront dans la Fédération anarchiste de New York, qui finira par se dissoudre en 1967, après avoir préparé le terrain pour d'autres groupes et d'autres expériences. Un vent de révolte souffle alors sur les habitants des ghettos noirs, les étudiants, les jeunes qui refusent la guerre du Vietnam. Les États-Unis et le monde sont entrés dans une ère de ruptures : l'heure est à l'action et non à la discussion! C'est ainsi qu'une bonne partie des « fédérés » devait s'engager dans l'aventure d'une communauté rurale tandis que d'autres (Allan Hoffman s'engagera dans les deux) seront davantage attirés par le renouveau de l'avant-gardisme artistique révolutionnaire, que

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représentent le situationnisme 1 et un groupe américain en apparence très proche de celui-ci, le groupe Black Mask. Fondé en 1966 par Dan Georgakas et Ben Morea, revendiquant l'héritage des avant-gardes artistiques, ce groupe new-yorkais avait pour objectif de fusionner l'art et la vie, ce qui le rapprochait de l'IS, dont il se distinguait cependant par l'accent mis sur l'action. Les efforts de rapprochement entre Black Mask et l'IS devaient être brutalement interrompus en novembre 1967, à la suite de la venue de Raoul Vaneigem à New York. Bookchin défendra Morea et Allan Hoffman contre celui-ci, ce qui lui vaudra d'être traité de « crétin confusionniste , 9 » par les situationnistes. Ceux-ci reprochaient leur mysticisme et leur mépris de la théorie aux Américains, qui, à leur tour, dénonçaient le caractère « timoré » des « théoriciens abstraits » situationnistes ". L'activisme et le mysticisme, voilà justement ce que Bookchin dénoncera, bien plus tard, comme deux des caractéristiques principales de l'anarchisme existentiel. Comment expliquer cet étrange jeu de miroirs ? On ne peut comprendre « L'anarchisme : révolution sociale ou mode de v i e ? », rappelons-le, sans y voir, en partie du moins, un règlement de comptes de Bookchin avec lui-même. Enfant de son époque, Bookchin a suivi, comme

I.

Deux membres de la Fédération anarchiste de N e w York, Robert

Chasse et Bruce Elwell, seront parmi les fondateurs de la section américaine de l'IS' 8 . II.

Encore récemment, Ben Morea a dit d'eux dans une interview :

« C'étaient principalement des intellectuels. Nous non. On prônait l'action. Et ils n'aimaient pas ç a 2 0 . »

POSTFACE : SORTIR DE L'IMPASSE Ml

tant d'autres, la voie qui aboutirait pour certains à l'anarchisme lifestyle, avant de s'en écarter pour tracer le sillon du municipalisme libertaire. Le groupe Up Against The Wall Motherfiicker, successeur de Black Mask, ne fera ainsi qu'accentuer la marginalisation de la théorie au profit de l'action directe, allant jusqu'à revendiquer son absence de cohérence théorique et programmatique '. Cette évolution est typique de ce que Bookchin décrira plus tard comme « le mépris de la théorie, un désir d'action, excluant toute réflexion sérieuse » (qui peut d'ailleurs coïncider avec le dogmatisme), typiques « de la fin des années soixante », et menant tout droit à l'échec 2 2 . Cette rupture d'équilibre entre l'action et l'« analyse », cette abdication de toute cohérence au profit du mode de vie d'un groupe illustre également les dérives auxquelles peut donner lieu le modèle du groupe affinitaire. La manière dont Up Against The Wall Motherfucker a mis en œuvre ce modèle 2 3 ne pouvait que semer le doute sur la pertinence de celui-ci, et Bookchin luimême le reconnaît a posteriori en évoquant dans Changer sa vie sans changer le monde le rôle négatif joué à l'époque par ses anciens compagnons et en les comparant à Hakim Bey". Mais c'est surtout l'expérience des années ultérieures qui devait en révéler les limites.

I. Certains slogans sont assez révélateurs : « La politique, c'est la manière dont nous vivons •, « Plus aucune distinction entre théorie et action » 2 1 . O n peut aussi lire dans le numéro 6 de Rat Subterranean

News, paru

en septembre 1968 : «C'est quoi notre programme? [...] C'est ce qui nous fait sentir bien. [...] Seule compte l'incohérence. » II. Lire supra, p. 4 8 .

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Défini par Bookchin comme un groupe combinant « une théorie révolutionnaire et un style de vie révolutionnaire dans son fonctionnement quotidien 24 », le modèle du groupe affinitaire devait en effet, dans les armées 1970, être largement diffusé, notamment au sein des mouvements pacifistes, non violents et antinucléaires. Un mouvement très influencé par les Quakers, le Movement for a New Society, devait notamment lui faire prendre le visage qu'on lui connaît désormais : celui de petits groupes d'activistes, prenant leurs décisions par consensus 25 . La Clamshell Alliance, qui était engagée contre le nucléaire, reprendra ce mode d'organisation et de décision à son compte. La participation de Bookchin au sein de ce groupe devait, selon Janet Biehl, avoir une influence décisive sur son évolution et le conduire à se méfier de la prise de décision par consensus 2 6 ; il y revient longuement dans le présent ouvrage '. La prise de décision par consensus favorise, selon Bookchin, la paralysie et la manipulation". Cela est particulièrement vrai quand le personnel se mêle au politique et que la « ressemblance » (l'affinité) supposée est censée effacer les rapports de pouvoir 2 8 . Car le groupe affinitaire est également contemporain, comme le constate Janet Biehl, de l'émergence des politiques d'identité (« identity

I. Lire supra, p. 35. II.

En ce qui concerne la paralysie provoquée par ce mode de prise

de décision, son constat est d'ailleurs partagé par le principal inspirateur du Movement for a N e w Society, George Lakey : « L'application stricte de la prise de décision par consensus est en partie ce qui a provoqué l'effondrement du M N S 2 7 . »

POSTFACE : SORTIR DE L'IMPASSE

Ml

politics ») et devait leur servir d'instrument idéal 29 . L'affirmation d'une identité commune permet bien sûr de souder le groupe, mais ne le met nullement à l'abri des manœuvres et des tentatives de prise de contrôle, facilitées par l'absence de structures formelles : l'analyse caustique que Jo Freeman fait des dérives du milieu féministe dans La Tyrannie de l'absence de structure est évoquée dans « L'anarchisme : révolution sociale ou mode de v i e ? » '. Tirant en 1985 le bilan de l'échec du mouvement, Bookchin déclarera, dans un aveu qui en dit long sur son évolution, que « le groupe d'étude, non pas seulement le "groupe d'affinité", est la forme indispensable pour notre époque 3 0 ». Il a dès lors appris à douter des vertus magiques de la spontanéité révolutionnaire. Surtout, il ne croit plus en la vertu unificatrice du personnel en politique, en sa capacité à surmonter miraculeusement les divisions. Tout cela conduira Bookchin à adopter une nouvelle approche de la question sociale, le municipalisme, dont il deviendra le principal théoricien. C'est à la genèse de celui-ci que nous consacrerons les pages qui suivent.

4. Peuple, classe, génération Bookchin, qui reprochait au marxisme de tout réduire au prolétariat, préférant pour son compte se référer à la « majorité » ou au « peuple », s'est retrouvé piégé, nous l'avons vu, par le cadre générationnel (celui des enfants du baby-boom)

I. Lire supra, p. 48.

1*2

CHANGER SA VIE SANS CHANGER LE MONDE

qu'il opposait à celui de la classe. Les tendances centrifuges vont en effet rapidement faire éclater l'apparence d'unité qui marquait les mouvements des années i960. Tout éclate, tout explose, le mouvement s'isole et n'entraîne pas la société avec lui 3 1 . Ce mouvement de décomposition sera encore accéléré par la crise : « Le début de la crise économique [a] mis un terme définitif aux années i960 32 . » Les formes radicales prises par la contre-culture et la Nouvelle Gauche « s'évanouirent lorsque le système, avec les techniques de "gestion de la crise", réinventa le mythe de la rareté 33 ». La jeunesse ellemême finira par vieillir et n'offrira plus le cadre commode qu'elle présentait à l'époque. Le mouvement a ainsi succombé sous le poids de son hétérogénéité. La notion de « mouvement majoritaire » supposait en effet la compatibilité de ses différentes composantes : loin de constituer une mosaïque d'intérêts particuliers et parfois divergents, elles étaient censées se renforcer les unes les autres et renforcer l'opposition générale à la société existante. Rétrospectivement, Bookchin se montre beaucoup moins optimiste et ne dissimule pas les risques de fragmentation. Il souligne ainsi l'absence de maturité et de cohérence théorique entre les diverses tendances du « mouvement », un mouvement transclasses et incapable de retrouver une nouvelle unité : les modes de vie peuvent s'opposer entre eux, comme les intérêts, et rien ne garantit ni leur convergence ni leur incompatibilité avec le système. À l'époque cependant, Bookchin, qui était très conscient de tout ce qui pouvait séparer les jeunes des années i960 de leurs parents, avait en revanche

POSTFACE : SORTIR DE L'IWPASSE

145

tendance à minimiser les autres oppositions et à voir dans la majorité ou le « peuple » une unité déjà constituée, composée de tous ceux qui avaient déserté les valeurs anciennes et qui ne se reconnaissaient plus dans la société existante. Le soulèvement de Mai 68 en France, par exemple, n'était pas pour lui l'œuvre de la classe ouvrière (ou des étudiants et travailleurs réunis) : il fallait y voir le résultat de la décomposition des classes et non de leur opposition. Il s'opposait ainsi, notamment, aux situationnistes, pour qui le dépassement des oppositions de classe (et donc la suppression des classes elles-mêmes) est le résultat de la révolution et non son principe 34 . La question est en effet : qui fera la révolution ? Si Bookchin, reportant sur la jeunesse les espoirs mis par d'autres dans le prolétariat, avait exagéré l'état de décomposition et de délabrement atteint par le système capitaliste, sa critique du marxisme pouvait paraître singulièrement affaiblie. La persistance du capitalisme après les années i960, sa capacité à intégrer les désirs et les espoirs d'une génération, montre que, pas plus que ses « contradictions objectives », ses contradictions subjectives ne suffisaient à garantir son effondrement. On ne pouvait dès lors fonder les exigences de transformation radicale sur le seul désir ou sur les seules aspirations subjectives propres à une classe d'âge. Fallait-il, dès lors, abandonner les notions de « peuple » et de majorité au profit de la classe ? Et pouvait-on encore se contenter d'invoquer « la » révolution, quand tous ceux qui étaient censés l'incarner se dérobaient tour à tour?

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CHANGER SA VIE SANS CHANGER LE MONDE

Nous l'avons déjà dit, Bookchin ne reviendra jamais sur sa critique du classisme marxien. S'il critique l'inflexion individualiste prise par l'anarchisme au cours des dernières décennies du x x e siècle, ce n'est pas cependant pour préconiser un retour à la vieille lutte de classes. Il suffit, pour s'en convaincre, de lire un article contemporain de Changer sa vie sans changer le monde, intitulé « Le spectre de l'anarcho-syndicalisme ». Bookchin y renvoie l'anarcho-syndicalisme, focalisé sur les « conflits traditionnels entre travail salarié et capital », au domaine des choses mortes : à l'instar du primitivisme, celui-ci est tourné vers le passé et ne peut nous être d'aucun secours ; il est « parfaitement incapable de régler des questions sociales qui existaient déjà à l'état latent autrefois, quand l'engagement dans le « socialisme prolétarien » était le trait dominant des mouvements radicaux » 3 5 . À l'appui de sa position, Bookchin avance des arguments à la fois techniques et moraux. En effet, l'évolution sociale et technique aboutit pour lui à une marginalisation croissante du prolétariat industriel, voire à sa disparition complète avec l'avènement de l'automatisation. Surtout, il ne voit pas ce qui permettrait au prolétariat d'échapper au lot commun et de faire de lui la classe de l'universel chère à la tradition marxiste. On ne peut lutter contre le particularisme en s'appuyant sur le particularisme. Bookchin critique ainsi l'autogestion industrielle, qui, loin d'être un facteur d'harmonie sociale, se traduit pratiquement par « un sentiment très vif des intérêts particuliers de l'entreprise », au détriment du « reste de la communauté » 36 . Il existe

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145

en effet des enjeux transclasses, qui dépassent à la fois les travailleurs et les bourgeois. Cette redécouverte d'enjeux communs devait conduire Bookchin à interroger la notion même de révolution, ou en tout cas la façon dont celle-ci était traditionnellement conçue. Le municipalisme libertaire, esquissé dès les années 1970 37 , naît en effet de la rupture avec la perspective révolutionnaire « classique ». Bookchin a cessé vers 1977 de croire que des soulèvements révolutionnaires spontanés seraient encore possibles 38 . Désormais, pour lui, l'ère des révolutions est close et il a virtuellement abandonné le « concept de spontanéité ». Janet Biehl, résumant ses propos, indique que, selon lui, les « révolutionnaires devaient cesser de croire que les institutions révolutionnaires pourraient se former après la révolution, ou même au cours d'une insurrection. Au heu de cela, les révolutionnaires devaient commencer à créer des institutions révolutionnaires dès maintenant » 39 . Cette création devait être consciente et délibérée : il faut en revenir à la nécessité d'un programme et d'un processus et cesser de croire que la révolution suffira à créer une société nouvelle. Le municipalisme devra donc s'attacher à constituer un peuple et insistera sur l'importance de l'organisation.

5. Le projet communaliste contre l'anarchisme existentiel Les années i960 avaient redécouvert la subjectivité et ruiné le vieil objectivisme marxiste, mais s'étaient fracassées sur le roc de la spontanéité.

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Le désir divise autant qu'il unit et ne peut être le moteur d'un mouvement durable. La question sera donc désormais pour Bookchin de savoir ce qui donne son unité au peuple et, par-delà, à l'humanité tout entière. D s'agira de redécouvrir des enjeux et des intérêts communs, des besoins objectifs dépassant les désirs singuliers. Il faut ainsi retrouver une forme d'intérêt général, quelque chose qui transcende les intérêts particuliers. Bookchin affirme que cette nécessité s'était fait jour dès le milieu des années i960, et qu'elle fut portée par les mouvements écologique et féministe. En effet, au moment même où la Nouvelle Gauche et la contre-culture amorçaient leur déclin, l'écologie sociale et le féminisme allaient permettre d'élargir « l'idéal de liberté 40 » et de découvrir, audelà des intérêts particuliers (classe, sexe ou race), des « intérêts universels, communs à l'humanité dans son ensemble 41 ». En se donnant pour objectif l'abolition de la hiérarchie (et pas seulement de l'exploitation ou de l'oppression) et de la domination de l'homme sur la nature, l'écologie et le féminisme auraient pu ainsi permettre de « former un vaste mouvement social, une sorte de Nouvelle Gauche libertaire qui se ferait véritablement le porte-parole de l'intérêt général de l'humanité 42 ». Il ne manquait dès lors qu'« un travail d'élaboration [théorique], une éducation et une organisation sérieuse 43 » qui lui auraient donné une dimension universelle. Cette « Nouvelle Gauche » eût constitué la synthèse dialectique de l'ancienne et de la nouvelle gauche, conservant l'internationalisme, le socialisme et la prise en compte des questions matérielles de la première tout en lui adjoignant

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l'attention à la vie quotidienne et l'exploration de toutes les dimensions de la domination chères à la seconde. Si, hélas, écologie et féminisme ont, à leur tour, eu tendance à « éclater en une série d'intérêts particuliers fonctionnant sur le mode du réformisme parlementaire, du mysticisme et du théisme sous leurs différentes formes et du sexisme 44 », y compris la forme inversée de celui-ci (la valorisation mystique d'une « culture féminine » soidisant supérieure ou l'idée que la hiérarchie serait exclusivement masculine 45 ), ils auront cependant contribué à débarrasser le concept de « peuple » du caractère illusoire qui a longtemps été le sien dans une société de classe 46 . Face à des « questions vitales » comme les « structures hiérarchiques basées sur la race, le sexe, la nationalité ou le statut bureaucratique » ou l'écologie, ils auront permis de remplacer une conscience de classe limitée par une « conscience communautaire, celle de citoyens libres qui seuls pourront instaurer une société future morale, rationnelle et écologique » 4 7 . Le lieu où se développera cette conscience, la sphère du général où les citoyens de toutes les classes sont réunis autour d'enjeux communs et discutent en face à face, sera l'assemblée populaire. Ce que tous les êtres humains ont en commun en effet c'est la raison et cela explique que, pour Bookchin, l'économique et le social doivent être subordonnés au politique. La qualité de citoyen prime désormais sur toute autre. Il s'agira d'oeuvrer à l'apparition d'une « communauté civique » et à l'« émergence d'un intérêt social général par-delà les vieux intérêts particularistes ». La nécessité

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d'abolir les classes n'est certes pas abandonnée, mais elle n'est plus regardée comme un préalable. Elle cesse dès lors d'être associée à la dictature du prolétariat pour être maintenant considérée comme la conséquence du mouvement dit municipaliste parvenu à un certain stade de son développement. Pour Bookchin, en effet, la bourgeoisie ne pourra être expropriée que lorsqu'un nombre suffisant de communes ayant adopté les principes du municipalisme libertaire se seront confédérées au niveau national et international. La propriété privée sera alors dépassée, non au profit de l'État comme dans les systèmes communistes autoritaires, mais d'une « économie municipale » et de « la municipalisation de la propriété » 48 . Ce mouvement ne naît pas spontanément du sol de la société moderne et des contradictions de l'économie, mais il est le résultat d'un effort collectif. Si certains événements, comme la crise écologique ou le changement climatique, peuvent faciliter le « changement social », seul le travail conscient des révolutionnaires pourrait permettre à l'agitation populaire autour de ces questions de prendre quelque ampleur. Cette valorisation de l'élément organisationnel et conscient devait valoir à Bookchin bien des oppositions. On lui reprocha de trahir l'anarchisme, de proposer des recettes autoritaires et dogmatiques, voire de vouloir ressusciter le parti. Il fut même accusé d'anarcho-bolchevisme, une épithète infamante forgée jadis par les situationnistes. Les choses en arrivèrent au point que, en 1999, Boockchin annoncera publiquement sa rupture avec l'anarchisme. Il en explicite les raisons dans l'un de ses derniers articles, « Le projet communaliste », où

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il indique avoir « il y a quelques années », alors qu'il se considérait « encore comme anarchiste », « tenté d'établir une distinction entre anarchisme "social" et anarchisme "lifestyle" » mais que, désormais, il parlerait simplement de « communalisme », considérant que celui-ci relevait d'une tradition distincte de l'anarchisme 4 9 .

En guise de conclusion : la patience du négatif Si Bookchin s'est éloigné de l'anarchisme, il n'est pourtant jamais revenu au marxisme. Cela ne l'empêche pas cependant de partager certains points communs avec Marx : ayant tous les deux traversé une période de riches espoirs révolutionnaires et eu à faire face à la retombée du mouvement, ils ont tous les deux refusé de plier sous le poids des circonstances adverses et continué à œuvrer pour la transformation du monde. À ceux qui renonçaient, à ceux qui désertaient, à ceux qui préféraient se retrancher dans la sphère privée, ils opposaient la patience et l'histoire, le temps. Dans la période de reflux et de creux ayant suivi la révolution de 1848, Marx dénonçait ainsi les idéalistes qui font de la « volonté pure » la « force motrice de la révolution » et exigent en conséquence une révolution immédiate : Alors que nous disons aux ouvriers : « Vous aurez à subir quinze, vingt, cinquante années de guerres civiles et de luttes internationales, non seulement pour transformer la situation, mais pour vous transformer vous-mêmes et devenir aptes au pouvoir

1*2

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politique », vous leur dites au contraire : « Il nous faut tout de suite arriver au pouvoir, sinon autant aller nous coucher. » 50 Cette longue période d'autotransformation était la réponse de Marx à ceux qui déniaient aux prolétaires le pouvoir de se transformer par eux-mêmes et qui pensaient la révolution comme un coup de main effectué par un petit groupe d'individus, suivi d'une longue période de dictature pédagogique, afin de transformer les hommes de l'extérieur. Marx considérait au contraire que la praxis, ou activité révolutionnaire 5 1 , était nécessaire pour changer les hommes et les circonstances. On ne peut pas les changer de l'extérieur par des sermons ou des discours : c'est dans la lutte qu'ils se changent et qu'ils changent le monde. Après l'avortement des espoirs révolutionnaires des années 1960, Bookchin dénoncera lui aussi l'impulsivité de la Nouvelle Gauche et insistera sur le fait que la révolution est un processus et que celui-ci demande du temps : L'histoire doit nous donner raison. Bien des erreurs de jugement seront commises, bien des échecs surviendront, bien des reculs seront nécessaires, et des années passeront au cours desquelles il semblera que la propagande de ce mouvement n'obtient aucune réponse positive [...]. Le problème, c'est que les gens veulent des résultats immédiats ou rapides ; c'est une des principales tares de la génération d'après-guerre. La révolte des années i960 [...] s'est effondrée entre autres parce que les jeunes radicaux exigeaient une satisfaction immédiate et des succès sensationnels 52 .

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C o m m e Marx, Bookchin considère que la lutte a une valeur pédagogique et il intégrera l'action directe au municipalisme libertaire 5 3 . Là s'arrêtent cependant les similitudes. En effet, pour Marx, ce processus de longue durée que constitue l'action révolutionnaire n'est possible que sur fond d'une lutte de classe permanente et d'une tendance irrésistible du capitalisme à l'autodestruction. Bookchin conteste l'existence d'une telle tendance et relie la lutte à une prise de conscience beaucoup plus large des problèmes généraux qui touchent l'humanité et la planète tout entière. Il redonne ainsi au volontarisme et à l'idéalisme toute leur place : [Pour la réussite du projet municipaliste,] je ne puis compter que sur l'émergence, tôt ou tard, d'un nombre suffisant de gens dotés du caractère, de la perspicacité et de l'idéalisme qui ont longtemps caractérisé la gauche pour réaliser cette approche 54 . Se référant aux révolutionnaires russes, il indiquait que ceux-ci avaient mis des années « avant de modifier suffisamment la conscience 5 5 » et de secouer le peuple. Bookchin, qui ne croit pas aux « lois » de l'histoire et qui a appris à douter de la spontanéité, revient donc à une conception pédagogique du changement révolutionnaire, qui fait de l'intelligentsia et des promoteurs de l'idée municipaliste des acteurs centraux du mouvement 5 6 . À la différence des blanquistes dénoncés par Marx, il n'envisage cependant cette période éducatrice qu'avant la révolution, ou plus exactement avant

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CHANGER SA VIE SANS CHANGER LE MONDE

l'établissement définitif d'une « société municipaliste libertaire 57 ». Le « mouvement municipaliste libertaire », qui ne doit pas être confondu avec cette dernière, est en effet premier : la lutte résulte de celui-ci et non l'inverse. Refusant l'alternative entre le réformisme et une révolution lointaine, il se caractérise par une forme de gradualisme révolutionnaire. C'est en effet « un mouvement visant à créer des assemblées populaires », mais aussi « une culture politique » 58 . C'est un « processus d'éducation », précédant l'établissement des institutions et qui mettra des années avant de gagner les esprits et les cœurs'. L'action des « municipalistes libertaires » doit être à la fois résolue et éducatrice. C'est un processus de renforcement et de multiplication des assemblées populaires face à l'État, puis une tentative de regroupement des municipalités libertaires au sein de confédérations. Un pouvoir parallèle est ainsi établi qui finira par déboucher sur une « situation révolutionnaire où un défi direct peut être lancé à l'État 59 ». Dans un monde plus ouvert que jamais, où le socialisme ne peut désormais s'appuyer sur aucune garantie objective, le municipalisme est donc un pari. Là où les révolutions ont déçu, où le socialisme d'État s'est transformé en cauchemar, là où la barbarie et la régression menacent de partout, et où, plus que jamais, l'être humain est mis en cage par la religion, la nation, la communauté, il représente

I.

On voit le chemin parcouru depuis l'époque où la contre-culture

secrétée spontanément par une génération était censée servir de base au renversement du système !

POSTFACE : SORTIR DE L'IWPASSE

145

l'espoir que la raison parviendra à triompher des divisions qui déchirent l'humanité et à la réconcilier avec elle-même et avec la nature. C'est un pari aussi risqué que sublime. Rien ne dit que le capitalisme ne sera pas comme un gouffre où s'engloutira l'humanité. À moins que son insolente vigueur ne soit que leurre et qu'il ne finisse lui-même par préparer les conditions de sa propre chute. XAVIER CRÉPIN,

juillet 2019

Notes de référence L'anarchisme : révolution sociale ou mode de vie ? J e voudrais ici remercier ma collègue et compagne, Janet Biehl, qui a réalisé la recherche indispensable à cet essai, dont elle a largement assuré l'édition. 1. William Godwin, Enquête sur la justice politique : et son influence sur la morale et le bonheur d'aujourd'hui, Lyon, Atelier de création libertaire, 2005, p. 155. 2. Mikhaïl Bakounine, Œuvres complètes, vol. 8 (« L'Empire knoutogermanique et la révolution sociale, 1870-1871 »), Paris, Champ libre, 1982, p. 175. 5 . Mikhaïl Bakounine, Les Intrigues de M. Utin, in Œuvres

complètes,

vol. 6 (« Michel Bakounine et ses relations slaves, 1870-1875 »), Paris, Champ libre, 1978, p. 337-338. 4 . Pierre Kropotkine, «Anarchism», in Kropotkin's Revolutionary Pamphlets, édition établie par Roger N. Baldwin, New York, Dover Publications, 1970, p. 285-287. [Notre traduction.] 5 . Renaud Garcia, Le Désert de la critique. Déconstruction et politique, Montreuil, L'Échappée, 2015, p. 29-30 6. Katinka Matson, The Psychology Development,

Today Omnibook

of

Personal

New York, William Morrow & Co., 1977.

7. Michel Foucault, La Volonté de savoir, Gallimard, Paris, 1976, p. 126. 8. Platon, République,

livre 4, 431, Paris, Gamier,

1936, p.

138

(traduction modifiée par nos soins). 9 . Paul Goodman, « Politics Within Lim'its », in Crazy Hope and Finite Expérience : Final Essays of Paul Coodman,

édition établie par Taylor

Stoehr, San Francisco, Jossey-Bass, 1994, p. 56. 10. L Susan Brown, The Politics of Individualism, Montréal, Black Rose Books, 1993. 11. Ibid., p. 2. 12. Ibid., p. 12. 13. Mikhaïl Bakounine, Œuvres complètes, vol. 6, op. d t , p. 338. 14. Ibid., p. 12. 15. Ibid., p. 53. 16. Ibid., p. 140. 17. Ibid., p. 159.

1*2

CHANGER SA VIE SANS CHANGER LE MONDE

18. Ibid., p. 160. 19. Montréal, Black Rose Books, 1995. 20. Hakim Bey, TAZ : The Temporaiy Autonomous Anarchism,

Pœtic

Zone,

Terrorism, N e w York, Autonomedia,

Ontobgical 1985. [Pour

la traduction des citations, nous nous appuierons sur deux versions françaises. En effet, une traduction française partielle due à Christine Tréguier est parue en mai 1997 aux éditions de l'Éclat et disponible sur internet : TAZ Zone autonome

temporaire

(abrégée ci-après en TAZ

1997). Mais, c o m m e l'indiquent les traducteurs d'une autre version elle aussi disponible sur internet (ZAT - TAZ Zone autonome anarchie

ontologique,

terrorisme

poétique,

temporaire,

abrégé d-après en TAZ

2014), «cette traduction française ne porte en réalité que sur la troisième et dernière partie de l'ouvrage, l a zone autonome temporaire*. Il est possible que la traductrice et/ou l'éditeur français aient préféré offrir a u public des textes à coloration philosophique et politique, en laissant de côté les passages plus mystiques ou fantaisistes, c'est-à-dire les deux premiers tiers du livre. » (www.kaosphorus.net). ndt] O n serait tenté de rapprocher l'individualisme de Bey de celui du dernier Fredy Perlman et de ses compères anticivilisation et primitivistes qui composent le groupe de Détroit FM) Estate, à ceci près que TAZ se distingue par sa défense confuse d'« un paléolithisme psychique basé sur la haute technologie » (TAZ 2014, p. 55). 2 1 . TAZ 2014, p. 55. 22. Ibid., p. 22. 2 3 . TAZ 1997, p. 15. 2 4 . Ibid., p. 80. 2 5 . TAZ 2014, p. 78. 2 6 . Ibid., p. 64. [Traduction modifiée par nos soins.] 27. Ibid., p. 57. 28. Ibid., p. 64. 2 9 . Ibid., p. 77. 3 0 . Ibid., p. 80. [Traduction modifiée par nos soins.] 3 1 . Ibid., p. 12. 3 2 . Ibid. 3 3 . TAZ 1997, p. 12. 3 4 . TAZ 2014, p. 102. 3 5 . Ibid. 3 6 . TAZ 2014, p. 82. [Traduction modifiée par nos soins.] 37. TAZ 2014, p. 76. 3 8 . TAZ 1997, p. 13-14.

177

NOTES DE RÉFÉRENCE

3 9 . TAZ 2014, p. 75. 4 0 . Ibid., p. 118. [Traduction modifiée par nos soins.] 4 1 . TAZ 1997, p. 14. 4 2 . Ibid., p. 13. 4 3 . TAZ 2014, p. 144. [Traduction modifiée par nos soins.] 4 4 . TAZ 1997, p. 64. 4 5 . «TAZ», The Whole Earth Review, printemps 1994, p. 61. 4 6 . Cité par José Lôpez-Rey, Goya à l'ombre des Lumières [ 1953], Paris, Flammarion, 2011, p. 85. 47. George Bradford, « Stopping the Industriel Hydra : Révolution Against the Megamachine », The Fifth Estate, vol. 24, n 3, hiver 1990, p. 10. 4 8 . Friedrich Georg Junger, The Failure

of Technology

:

Perfection

Without Purpose, Chicago, Henry Regnery Company, 1956, p. 7. 4 9 . George Bradford, « Stopping the Industrial Hydra », art cité, p. 10. [Citations françaises tirées du livre de Jacques Ellul, Le

Système

technicien, Paris, Calmann-Lévy, 1977, p. 21, 44. ndt] 5 0 . Jacques Ellul, La

Technique

ou l'enjeu

du siècle

[1964], Paris,

Economica, 1990, p. 391, « Postface ». [La traduction anglaise parie de « technological

évolution [évolution technique] » et non de progrès, ndt]

5 1 . George Bradford, « Stopping the Industrial Hydra », a r t cité, p. 10. 5 2 . Ibid., p. 20. 5 3 . George Bradford, « Civilization in Bulk », Fifth Estate, printemps 1991, p. 12. 5 4 . Ibid., note d e bas de page 23. 55. Lewis Mumford, Technique

et civilisation,

Marseille, Parenthèses,

2016, p. 301. [Nous avons largement modifié o u retraduit la plupart des passages cités, ndt] 5 6 . Ibid., p. 314. 57. Ibid., p. 319-320. 5 8 . Ibid, p. 324. 5 9 . Ibid., p. 319. 6 0 . Ibid., p. 364. 6 1 . Ibid, p. 301. 6 2 . Ibid., p. 302. 6 3 . Ibid, p. 315-316. 6 4 . Lewis Mumford, Le Mythe de la machine, 1 2 , « Le Pentagone d e la Puissance», N e w York, Harcourt Brace Jovanovich, 1970, légendes des illustrations 13 et 2 6 [notre traduction]. Cet ouvrage e n deux volumes a, la plupart du temps, été présenté à tort c o m m e une attaque contre la technologie, la rationalité et la science. En fait, c o m m e le prologue du

1*2

CHANGER SA VIE SANS CHANGER LE MONDE

livre l'indique clairement, ce qui est attaqué, c'est la mégamachine, e n tant que m o d e d'organisation du travail humain et, effectivement, des relations sociales, et non les avancées de la science et de la technologie, que Mumford célébrait au contraire et qu'il était capable, à la différence de Bradford, de situer dans leur contexte social. 6 5 . Lewis Mumford, Technics and Civilization, op. cit., p. 355. 66. Kropotkine, « Anarchism », Revolutionary

Pamphlets,

op. dt, p. 285.

[Notre traduction.] 67. George Bradford, c Civilization in Bulk », art cité, note de bas d e page 3. 68. Ibid., p. 11. 6 9 . Ibid., p. 10. 7 0 . Ibid. 7 1 . Ibid. 7 2 . Les actes d e la conférence ont été publiés dans Man

the

Hunter,

dirigé par Richard B. Lee et Irven DeVore, Chicago, AJdine Publishing Co., 1968. 7 3 . Richard B. Lee, « What Hunters Do for a Living, or, H o w to Make Out in Scarce Resources », in Lee et DeVore, Man the Hunter, op. d t , p. 43. 7 4 . Lire e n particulier Paul Radin, The Worid of Primitive Man, N e w York, Grove Press, 1953, p. 139-150. [La traduction française est disponible sur Classiques.uqac.ca. nde] 7 5 . J o h n Zerzan, Futur primitif [1994], Montreuil, L'Insomniaque, 1998, p. 33. Il suffit pour se convaincre du peu de crédibilité de la recherche de Zerzan d'essayer de retrouver d'importantes sources c o m m e « Cohen (1974) » ou t Clark ( 1 9 7 9 ) » (Future Ffimitive and Other Essays,

New

York, Autonomedia, 1994, p. 24 et 2 9 ) dans sa bibliographie : elles n'existent pas - et ce n'est pas un cas unique. 7 6 . Ibid., p. 47-48 (traduction modifiée par nos soins). 77. Ibid., p. 67-68. 7 8 . Ibid., p. 56. 7 9 . Il existe une vaste littérature concernant ces aspects de la vie préhistorique. Selon Anthony Legge et Peter A. Rowly (« Gazelle Killing in Stone Age Syria », Sàentific American, vol. 257, août 1987, p. 88-95), les animaux migrateurs pourraient avoir été massacrés de façon terriblement efficace grâce à l'usage d'endos. L'étude dassique concernant les aspects pragmatiques de l'animisme est l'ouvrage de Bronislaw Malinowski, Magic, Science

and Religion, and Other Essays N e w York, Doubleday,

1954). Le caractère instrumental de l'anthropomorphisation ressort à l'évidence d e nombreux récits faits par des chamans au sujet des

177

NOTES DE RÉFÉRENCE

transmigrations entre le règne humain et le règne non humain, par exemple dans les mythes des Makuna rapportés par Kaj Arhem, dans « Dance of the water people », Natural history (janvier 1992). 8 0 . Sur les pygmées, lire Colin M. Tumbull, The Forest People : A Study of the Pygmies

of the Congo, N e w York, Clarion/Simon and Schuster,

1961, p. 101 -102 [trad. fr. : Le Peuple de la forêt, Paris, Stock, 1961 ]. Sur les Esquimaux, lire Gontran de Montaigne Ponans, Kabloona Man in the Arctic Among

: A White

the Eskimos, N e w York, Reynal & Hitchcock,

1941, p. 208-209 [trad. fr. : Kabbuna,

Arles, Acte Sud, 1991], ainsi que

de nombreux autres travaux sur la culture traditionnelle eskimo. 8 1 . O n se reportera à l'excellente étude d e Stephen J. Pyne, Fire in America,

Princeton, Princeton University Press,

William M. Denevan, dans les Annals Geographers

1982. Lire aussi

of the American

Association

of

( s e p t 1992), cité par William K. Stevens, « A n Eden in

Ancient America? Not Really », The N e w York Times ( 3 0 mars 1993), p. C l . 8 2 . Sur le sujet tant débattu de la « surextermination », lire Paul S. Martin et Herbert E. Wright Jr (dir.), Pleistocene

Extinctions : The Search

for a

Cause, N e w Haven, Yale University Press, 1967 ; et notamment Paul S. Martin, « Prehistoric Overkill », in Pleistocene

Extinctions, op. cit.

8 3 . Murray Bookchin, The Ecology of Freedom,

Montréal, Black Rose

Books, 1990. 8 4 . L'acheminement des bisons vers les ravins o ù ils étaient tués est décrit par Brian Fagan, « Bison Huntere of the Northern Plains », Archaeohgy,

mai-juin 1994, p. 38.

8 5 . Karl W. Butzer, « N o Eden in the N e w World », Nature, vol. 8 2 , 4 mars 1993, p. 15-17. 86. T. Patrick Cuthbert, « The Collapse of Classic Maya Civilization », in Norman Yoffee et George L Cowgill (dir.), The Collapse of Ancient

States

and Civilizations, Tucson, University of Arizona Press, 1988 ; et Joseph A. Tainter, The Collapse

of Complex Soàeties,

Cambridge, Cambridge

University Press, 1988, e n particulier le chapitre V. 87. L Susan Brown, The Politics of Individualism,

op. crt, p. 160.

88. Clifford Geertz, « Life on the Edge », The New York Review of Books, 7 avril 1994, p. 3. 8 9 . C o m m e le fait observer William Powers, le livre « Black Elk Speaks fut publié e n 1932. O n n'y trouve aucune trace d e la vie chrétienne de Black Elk. » O n trouvera u n e tentative approfondie de démystifier la fasanante histoire de Black Elk chez William Powers, « W h e n Black Elk Speaks, Everybody Listens », Social Text, vol. 8, n 2, 1991, p. 43-56.

1*2 CHANGER SA VIE SANS CHANGER LE MONDE

9 0 . Edwin N. Wilmsen, Land Filled With FTies, Chicago, University of Chicago Press, 1989, p. 127. 9 1 . Ibid., p. 3. 9 2 . Allyn M a d e a n Stearman, Yuquf : Forest Nomads

in a

Changing

World, Fort Worth et Chicago, Holt, Rinehart and Winston, 1989, p. 23. 9 3 . Ibid., p. 80-81. 9 4 . Edwin N. Wilmsen, Land Filled with Flies, op. àt, p. 235-239 et 303315. 9 5 . Corinne Shear Wood, Human

Sickness and Health

:A

Biocultural

View, Palo Alto, Mayfield Publishing Co., 1979, p. 17-23. 9 6 . Christopher Stringer et Clive Gamble, In Search ofthe

Neanderthals,

N e w York, Thames and Hudson, 1993, p. 94-95. 97. Voyez par exemple Robert J. Blumenschine et John A. Cavallo, « Scavenging and Human Evolution », Saentific American, octobre 1992, p. 90-96. 9 8 . Paul A Janssens, Paleopathology toricMan,

: Diseases and Injuries of Prehis-

Londres, J o h n Baker, 1970.

9 9 . Corinne S. Wood, Human

Sickness, op. àt, p. 20.

1 0 0 . E. B. Maple, « T h e Fifth Estate Enters the 20th Century. W e G e t a Computer and Hate It! », The Fifth Estate, vol. 28, n ° 2 (été 1993), p. 6-7. 101. Lire l'artide « Médiation » de Bernard Bourgeois, dans Le Vocabulaire de Hegel, Ellipses, 2000, p. 48-49. 102. Citation tirée du New York Times du 7 mai 1995. Des esprits moins ombrageux que Zerzan ont voulu échapper à l'emprise d e la télévision et se divertir avec d e la musique décente, d e s pièces

rad'iophoniques,

des livres, etc. Ils n'ont, tout simplement, pas acheté de téléviseur ! 1 0 3 . Max Stirner, L'Unique et sa propriété, Paris, Stock, 1900, p. 433. 1 0 4 . Friedrich Nietzsche, • Vérité et mensonge au sens extra-moral », in Le Livre du philosophe,

Études théorétiques,

Paris, Aubier-Flammarion,

1969, p. 181. 1 0 5 . Friedrich Nietzsche, Fragments posthumes

: 1885-

1887, Œuvres

philosophiques complètes, vol. XII, 7 [60], fragment 481, Paris, Gallimard, 1988, p. 305. 1 0 6 . J a m e s J. Martin, introduction de l'éditeur à Stirner, L'Unique et sa propriété, op. àt, p. XVIII. 107. Max Horkheimer, Édipse de la raison [1947], Payot, 1974, p. 144. 1 0 8 . Kropotkine, « Anarchism », Revolutionary et 293. [Notre traduction.] 1 0 9 . Ibid., p. 292-293.

Pamphlets, op.àt,

p. 287

177

NOTES DE RÉFÉRENCE

110. John Zerzan, Future Primitive, op. àt, p. 11, 164, 165. 111. Kenneth Rexroth, Communalism,

N e w York, Seabury Press, 1974,

p. 89. 112. William Monis, Un rêve de John Bail [1888], Paris, Aux forges de Vulcain, 2011.

La Gauche qui fut : une réflexion personnelle 1. Karl Marx et Friedrich Engels, Le Manifeste

communiste,

Maximilien Rubel et Louis Evrard, in Œuvres. Économie

traduction de

I, Paris, Gallimard,

coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1965, p. 174. [ndt] 2. Ibid., p. 179-180. [ndt] 3 . Rosa Luxemburg, La Question

nationale

et l'autonomie,

traduction

française de Claudie Weill, Le Temps des cerises, 2001, p. 47 (traduction partiellement modifiée à partir de l'anglais), [ndt] 4 . Mikhaïl Bakounine, Œuvres complètes, vol. 6 (« Michel Bakounine et ses relations slaves, 1870-1875 »), op. cit, p. 356. [ndt] 5 . Karl Marx et Friedrich Engels, Le Manifeste

communiste,

op. cit, p.

181. 6. Rosa Luxemburg, Réforme politiques,

sociale

ou révolution

et autres

textes

Spartacus, 1997, p. 177 (traduction légèrement modifiée),

[ndt] 7. Ibid., p. 179. [ndt] 8. Ibid. [ndt] 9 . Mikhaïl Bakounine, Œuvres complètes, vol. 8, p. 291-292. [ndt] 10. Mikhaïl Bakounine, « L'instruction intégrale », in Œuvres,

tome V,

Stock, 1911, p. 158 (trad. modifiée), [ndt] 11. Cette résolution a été adoptée lors du congrès d e Stuttgart ( 1 9 0 7 ) : « Résolution finale sur le militarisme et les conflits internationaux », in Rosa Luxemburg, La Brochure (1907-1916),

de Junius, la guerre

et

l'internationale

Marseille, Agone et Smolny, 2014, p. 8.

12. Randolph Boume, La santé

de l'État

c'est h

guerre,

Paris, Le

États-Unis,

Marseille,

Passager clandestin, 2012. 13. Howard Zinn, Une

histoire populaire

des

Agone, 2013, p. 407.

Postface : sortir de l'impasse 1. Murray

Bookchin,

Post-Scartity

Anarchism,

Montréal, Black Rose

Books, 1986 ; cette introduction est reproduite partiellement e n postface de l'édition en langue française : Au-delà Écosociété, 2016, p. 273.

de la rareté,

Montréal,

1*2

CHANGER SA VIE SANS CHANGER LE MONDE

2 . Lire J o h n Clark, « Municipal Dreams : Social Ecological Critique of Bookchin's Politics », in Andrew Light (dir.), Social EcologyAfter

Bookchin,

N e w York, Guilford Press, 1998. 3 . Murray Bookchin, Au-delà de la rareté, op.cit,

p. 31.

4 . Ibid., p. 31. 5. Ibid., p. 59. 6. Murray Bookchin, « O n Spontaneity and Organization », Anarchos,



4, 1972. 7. Au sujet de ce groupe et des relations entre Weber et Bookchin, on se reportera aux articles suivants : Marcel van der Linden, « T h e Prehistoiy of Post-Scaràty

Anarchism

: Josef Weber and the Movement

for a Democracy of Content (1947-1964) », Anarchist

Studies, vol. 9,

n ° 2, 2001 et la réponse d e Janet Biehl dans « Bookchin's Originality », Communalism,

n ° 14, avril 2008.

8. Lire notamment l'artide de Josef Weber, « The Great Utopia », paru en 1950 et disponible sur Bopseaets.org. 9 . Murray Bookchin, Au-delà de la rareté, op. cit, p. 267. 10. Lire Alice Gaillard, Les Diggers, L'échappée, 2014, p. 13. 11. Raoul Vaneigem, générations,

Traité de

savoir-vivre

à

l'usage

des

jeunes

Paris, Gallimard, 1967, p. 8.

12. Lire Gavin Grindon, « Poetry Wr'itten in Gasoline : Black Mask and Up Against the Wall Motherfucker », disponible sur Gavingrindon.net, p. 23. Lire aussi la « Note sur les groupes d'affinité », in Au-delà de la rareté, op. cit, p. 233-235. 13. Murray Bookchin, Au-delà de la rareté, op. cit, p. 264. 14. Ibid., p. 265. 15. Ibid., p. 274. 16. Ibid., p. 276. 17. Murray Bookchin, Notre environnement

synthétique.

La

naissance

de l'écologie politique, Lyon, Atelier de création libertaire, 2017. 18. Lire Janet Biehl, Écologie ou catastrophe. La vie de Murray

Bookchin,

Coaraze, LAmourier éditions, 2018, p. 225. 19. Guy

Debord,

Mustapha

Khayati,

21 décembre 1967, in Correspondance,

Raoul

Vaneigem,

lettre

du

volume « 0 » , septembre 1951

-juillet 1957, Paris, Fayard, 2010, p. 327. 2 0 . «Conversation avec Ben Morea », disponible sur Lundi.am ; lire aussi Guy Debord, Correspondance, Situationnistes

op. cit, p. 322 ; et Miguel Amorôs, Les

et l'Anarchie, Éditions d e la roue, 2012, p. 113-153.

2 1 . Gavin Grindon, op. cit, p. 28-29.

177

NOTES DE RÉFÉRENCE

22. Murray Bookchin, Une société à refaire. Vèrs une écologie

de la

liberté, Montréal, Écosociété, 2011, p. 138. 2 3 . Lire «Affinity Groups », paru dans RATSubterranean 1968, n °

11 et disponible in Black

Motherfucker

: The Incomplète

Mask

News, 9-22 août