Cancer et psychosomatique relationnelle 9782842542405

Quelle est la place de la psychothérapie dans la thérapeutique du cancer ? Ce livre aborde, d’une part, la question des

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Cancer et psychosomatique relationnelle
 9782842542405

Table of contents :
Introduction – L’impasse relationnelle, temporalité et cancer
Quelle place pour la psychothérapie dans la thérapeutique du cancer ?
Cancer et psychosomatique : propos de patients
Le cancer, situation-limite
Éloïse, 55 ans
Cancer, soins palliatifs et approche relationnelle
Patiente affectée du cancer du sein en thérapie psychosomatique Une impasse dans la relation avec la mère
De l’intérêt de la théorie relationnelle de M. Sami-Ali dans le cadre de consultation médicale chez des patients porteurs de maladies cancéreuses
Réflexions au sujet d’un cas de cancer survenu au cours d’une psychothérapie
Cancer et psychosomatique relationnelle
Bibliographie
Table des matières

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RECHERCHE EN PSYCHOSOMATIQUE

Cancer et psychosomatique relationnelle

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RECHERCHE EN PSYCHOSOMATIQUE

Cancer et psychosomatique relationnelle Sami-Ali Maurice Bensoussan Albert Danan Théo Leydenbach Michèle Chahbazian Caroline Delannoy Adèle Bucalo Triglia Jean-Pierre Malaussena Hélène Baudoin François Huck

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Centre International de Psychosomatique Collection Recherche en psychosomatique dirigée par Sylvie Cady Dans la même collection Le cancer – novembre 2000 La dépression – février 2001 La dermatologie – mars 2001 La clinique de l’impasse – octobre 2002 Identité et psychosomatique – octobre 2003 Rythme et pathologie organique – février 2004 Psychosomatique : nouvelles perspectives – avril 2004 Médecine et psychosomatique – septembre 2005 Le lien psychosomatique. De l’affect au rythme corporel – février 2007 Soigner l’enfant psychosomatique – février 2008 Affect refoulé, affect libéré – mars 2008 Entre l’âme et le corps, les pathologies humaines – octobre 2008 Handicap, traumatisme et impasse – janvier 2009 Soigner l’allergie en psychosomatique – octobre 2009 Entre l’âme et le corps, douleur et maladie – août 2011 Psychosomatique de l’enfant, de l’adolescent et de l’adulte – janvier 2012 La psychomotricité relationnelle – mars 2012 Psychosomatique et maladie d’Alzheimer – juin 2012 Sexologie et psychosomatique relationnelle - mars 2013 Éditions EDK/Groupe EDP Sciences 25, rue Daviel 75013 Paris, France Tél. : 01 58 10 19 05 Fax : 01 43 29 32 62 [email protected] www.edk.fr © Éditions EDK, 2013 ISBN : 978-2-8425-4181-1 Il est interdit de reproduite intégralement ou partiellement le présent ouvrage – loi du 11 mars 1957 – sans autorisation de l’éditeur ou du Centre Français d’Exploitation du Droit de Copie (CFC), 20, rue des Grands-Augustins, 75006 Paris.

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Recherche en psychosomatique. Cancer et psychosomatique relationnelle M. Sami-Ali

Introduction L’impasse relationnelle, temporalité et cancer Professeur M. Sami-Ali L’impasse relationnelle Comme tous les concepts que j’ai développés, l’impasse est un concept issu de la clinique, qui renvoie à la clinique, pour la rendre plus efficace et plus pertinente. Ce concept est apparu dans mes travaux pour la première fois en 1967, et je n’ai cessé depuis de le développer et de l’approfondir. Jusqu’à mon dernier livre, L’impasse relationnelle. Temporalité et cancer1, ce concept a accompagné toute mon activité d’auteur et de thérapeute, dans le but de le rendre encore plus pertinent dans la compréhension de la pathologie, et surtout plus efficace pour aider les personnes qui souffrent dans leur corps et qui cherchent de l’aide. Pour présenter ce concept en quelques mots, je dirais que l’impasse est la situation d’une personne qui se trouve dans un conflit sans issue. Mais il faut là s’accorder sur ce qu’on entend par « situation conflictuelle sans issue  ». Il ne s’agit pas d’un conflit qui ne trouve pas son issue pour des raisons ponctuelles. Une grève, par 1. Sami-Ali M. L’impasse relationnelle. Temporalité et cancer. Collection « Psychismes ». Paris : Dunod, 2000.

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exemple, est un conflit qui peut rester sans issue parce que les deux partenaires refusent de céder. Cela peut aboutir à une situation où l’on va parler d’impasse ; mais en fait, il y a une issue, sur laquelle les partenaires n’arrivent pas à s’entendre. C’est là une forme d’impasse que j’appelle hystérique, et qu’on retrouve, pour prendre un autre exemple, dans la mésentente conjugale : on ne se comprend plus, on ne s’accorde sur rien, et souvent, on n’arrive pas à trouver une solution ; mais la solution existe, on peut rester ensemble, ou partir. Les impasses, que j’ai constatées dans la clinique psychosomatique, sont des situations fermées dans lesquelles, chaque fois que l’on croit trouver une issue, celle-ci s’avère illusoire, de telle sorte que l’on est constamment ramené à la même fermeture, qui n’est donc pas due simplement à l’incapacité de la personne à trouver une issue. En fait, dans cette situation, la fermeture a pour origine l’impasse elle-même, toute issue étant exclue par la structure logique même de l’impasse. Sur le plan théorique, il y a eu deux moments essentiels dans l’élaboration du concept d’impasse. L’un est le moment où j’ai rencontré le concept de double entrave (double bind)2 qui a été avancé à propos de la pathologie mentale et qui propose que le sujet qui souffre de psychose se trouve pris dans une situation où le « oui » égale le « non ». Le fait le plus important dans cette situation de double entrave, c’est que le sujet se trouve dans cette situation contradictoire avec son père, ou sa mère, eux-mêmes impliqués. Ce n’est pas le malade qui a inventé, créé tout cela tout seul ! En effet, toute pathologie, même organique, est pour moi relationnelle ; c’est la raison pour laquelle le conflit doit toujours être pensé comme une situation relationnelle. Dans la situation de double bind, le sujet se trouve donc pris dans un conflit insoluble parce qu’il est contradictoire : s’il dit oui, c’est mauvais pour lui ; s’il dit non, c’est mauvais aussi, et il n’y a pas de troisième terme. De sorte que ce qui caractérise cette situation, c’est non seulement la contradiction, mais aussi le fait que le sujet ne peut pas s’en sortir. Il y a alors une dépendance qui s’installe dans la situation, le sujet ne pouvant dire ni oui, ni non, ni sortir de la situation. C’est donc là une forme d’impasse régie par la contradiction. J’ai ainsi décrit différentes formes 2.  Sur ce concept, voir G. Bateson (1972/1977/1980). Vers une écologie de l’esprit, vol. 1 et 2. Paris : Seuil.

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de l’impasse, qui est donc un concept beaucoup plus vaste que le concept de double bind, qui, lui, s’apparente en fait à une forme particulière, la contradiction.

Le stress C’est un concept qui a été dégagé dans le champ de la biologie à partir de situations expérimentales, par exemple la situation d’un organisme, un animal, soumis à des stimulations sonores continues. Ces expérimentations montrent que de telles situations, qui sont des situations de fermeture totale (il n’y a pas de solution, l’organisme ne peut échapper à la stimulation), se traduisent par une réaction défensive extrême mobilisant toutes les capacités de l’organisme, qui se maintient longtemps, trop longtemps, ce qui finit par abaisser les défenses immunitaires de cet organisme qui est alors livré à des pathologies graves. Le phénomène est donc là décrit en termes de processus : le stress étant une réaction qui se produit dans un organisme en réponse à une stimulation. Mais dans cette description, on ne se rend pas compte de l’évidence, à savoir que pour que le stress apparaisse, il faut créer une situation que l’animal ne peut ni modifier en l’attaquant, ni arrêter en la fuyant. Il est donc pris, précisément, dans une situation d’impasse. Certains expérimentateurs, à propos de ces conditions, parlent d’un « désespoir » qui serait ainsi créé chez l’animal ; effectivement, quoi qu’il fasse, il n’y a rien à faire, et l’essentiel est là : c’est une impasse. Finalement, avec ces deux concepts, qui ont certes leur validité expérimentale, on ignore que l’essentiel ne se situe pas au niveau d’un processus qui se déroule dans l’organisme, chez le sujet, mais au niveau d’une situation totalement fermée, et intentionnellement fermée quand il s’agit d’expérimentation. On ne peut pas isoler ces processus biologiques ou psychologiques de la situation relationnelle. Dès la naissance, il y a relation, et quel que soit le comportement que l’on veut étudier, on ne peut pas le réduire à des processus internes, comme si le monde n’existait pas et comme si la relation n’était pas le fait fondamental de la vie humaine. Le concept d’impasse reste donc inséparable de cette conception nouvelle de la pathologie. Ce qui est essentiel, ce n’est ni le psychique, ni le somatique, parce que l’un comme l’autre 7

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sont relationnels. Ce qui est essentiel, c’est ce qui existe dès le début : la relation3. Quelle relation ? Celle qui lie l’individu et son entourage. Ce qui veut dire que le fait fondamental est la relation entre le fonctionnement psychosomatique et la relation conflictuelle. En affirmant cela, je m’oppose radicalement à des pratiques qui consistent à introduire après-coup la situation, ou le facteur psychologique : on commence par dire qu’il n’y a que des processus internes, puis on s’aperçoit qu’ils sont influencés par des conflits et on rajoute donc du psychologique au somatique et on n’en sort pas parce que, dès le départ, on ne voit pas le fait aveuglant : on est dans la relation. On pose le problème en disant : « Comment le psychique agit-il sur le somatique ? » Et donc on sépare ces deux domaines, on les considère séparés, côte à côte, et on ne voit rien, justement parce qu’ils sont séparés. Paradoxalement, si l’impasse signifie qu’on est aux prises avec une situation sans issue, hormis l’impasse hystérique4 (relation de pouvoir : maintenir le conflit pour ne pas céder à l’autre), c’est cette même situation qui devient maintenant le centre d’une nouvelle stratégie qui tend non pas à sortir de l’impasse, puisque, par définition, il n’y a pas de sortie, mais à transformer les termes de l’impasse de manière à la dissoudre, à défaut de pouvoir la résoudre. La question qui se pose désormais a trait à la constitution de l’impasse, au présent comme au passé, à travers des événements qui ont fini par modifier tout le caractère. Modification qui se laisse surtout repérer à travers le destin réservé au rêve et à l’affect, aboutissant, dans les cas extrêmes, à exclure l’un et l’autre du fonctionnement psychosomatique. Le refoulement caractériel y prédomine, établissant une distance maximale avec l’expérience affective et occultant, du même coup, la conscience onirique au profit de la conscience vigile. On assiste alors soit à l’absence pure et simple des rêves, qui, néanmoins, restent flous et sans consistance, soit enfin à une production onirique véritable mais rare, coupée de soi, hors de soi, les rêves devenant une curiosité, une bizarrerie étonnante. De ces différents modes de refoulement nous avons les exemples les plus pertinents dans les six entretiens de recherche qui forment le corps de l’ouvrage, L’impasse relationnelle. Temporalité et cancer, allant du seul rêve digne de ce 3.  Sami-Ali M. Penser l’unité. Paris : L’Esprit du Temps, 2011. 4.  Voir Sami-Ali M. Penser le somatique. Imaginaire et pathologie. Paris : Dunod, 1987, p. 17 sq.

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nom (encore qu’il soit un rêve de deuil !), « l’enterrement de Sarah Bernhardt » chez Mme B, au « néant » définitif de Mme G, en passant, chez les autres, par des semblants de rêve, des faux-semblants de rêve, des rêves au quotidien, des confusions sur le sens même du mot (notamment chez Mme E). II peut paraître surprenant que l’activité onirique occupe si peu de place chez les unes et les autres, et qu’en fin de compte, nous nous trouvions les mains presque vides, après avoir parcouru ces quelques destins profondément marqués par l’adaptation. Adaptation au réel qui se fait multiple, sans pour autant se départir du banal signifiant l’éclipse de l’imaginaire5. Le refoulement de l’activité onirique s’avère ainsi être le pendant de l’adaptation qui, en se poursuivant, culmine dans une subjectivité sans sujet. Or, si le sujet choisit de faire abstraction de lui-même en se rendant conforme, c’est que les rêves, au lieu d’apporter l’apaisement, sont devenus problématiques, pénibles, rabâcheurs. Par leur caractère répétitif, ils semblent s’enfermer dans une aporie, forme d’impasse dont on ne peut se dégager. Même pas en rêve. Le refoulement vient alors arrêter un processus dans lequel on est empêtré, partant de l’angoisse et projetant l’angoisse. L’oubli survient alors, gommant les rêves en même temps que des périodes entières de la vie, toute l’enfance par exemple dont Mme C ne conserve aucun souvenir parce que, dit-elle, ce fut sans doute une époque heureuse ! En éliminant l’activité onirique cependant, le refoulement écarte du même coup des traumatismes non dépassés, des deuils laissés en suspens, des conflits précoces encore virulents. Si l’absence de rêves doit en principe assurer un sommeil réparateur, elle dépouille également les événements de leur dimension historique : n’étant mis en rapport avec rien du passé, ils se réduisent à un présent redondant, correspondant au banal en tant que littéral. Mme G en donne un exemple particulièrement poignant, elle qui, dans sa détresse, s’accroche aux formules toutes faites telle que « c’est la vie », etc.

Le rêve et l’affect S’il est vrai que l’impasse doit constituer le point focal de tout travail thérapeutique conçu dans la perspective de la théorie du 5.  Sami-Ali M. Le Banal. Paris : Gallimard, 1980.

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somatique6, la première tâche va consister à défaire le refoulement caractériel en vue de libérer le rêve et l’affect. Le défaire, c’est-à-dire modifier progressivement tout le fonctionnement psychosomatique, en l’ouvrant à un passé qu’on découvre à nouveau. Modification qui s’effectue dans la relation thérapeutique et grâce à elle. Étant donné que le refoulement de l’affect passe forcément par celui du rêve, le rêve doit fournir l’axe principal du travail thérapeutique. Comment est-ce possible quand il fait défaut ou quand il se manifeste d’une manière fugace et confuse ? Il importe d’abord de ne pas prendre à la lettre cette absence de rêves en la convertissant en carence réelle, car on ne fera alors que confirmer le refoulement et rendre définitif l’enfermement. En revanche, en reconnaissant la manifestation négative comme une manifestation du négatif, la relation thérapeutique doit être aménagée afin que le rêve puisse de nouveau y reprendre. Tout dépend désormais du thérapeute qui, en précisant que le rêve sert surtout de pont entre le présent et le passé, anticipe sur une activité onirique qui a cessé de se manifester et qui n’a plus l’occasion de le faire. En d’autres termes, le rêve doit trouver sa place dans la relation avant de la retrouver dans le fonctionnement psychosomatique. En agissant de la sorte, on reconnaît la richesse de l’autre, en même temps qu’on évite que se reproduise une situation relationnelle qui a conduit à l’impasse. Promesse de quelque chose de différent qui, de proche en proche, permettra de sortir de la temporalité circulaire. L’activité onirique existe donc dans la relation en tant que potentialité qui s’actualisera selon un rythme variable d’une personne à l’autre. Quand les rêves font enfin retour, l’essentiel du travail thérapeutique va consister à établir des liens simples mais vrais entre le rêve et les événements de la vie. Liens tendant à ouvrir la conscience vigile à une activité qui ne lui appartient plus. Or, il s’agit d’une démarche qui découle d’une conception de la psychosomatique conférant à la relation le rôle fondamental, dans la mesure où le psychique est considéré comme relationnel autant que le somatique. Ainsi, privilégier la relation non seulement au niveau de la compréhension du phénomène global, mais aussi au plan de l’action thérapeutique, paraît comme le moyen par excellence d’échapper à toute réduction fondée sur la causalité linéaire. 6.  Sami-Ali M. Le Rêve et l’Affect. Une théorie du somatique. Paris : Dunod, 1997.

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Car la réalité est un ensemble complexe où le psychique et le somatique renvoient l’un à l’autre continuellement, et à laquelle la causalité circulaire semble la seule applicable. En ce sens, découvrir une impasse à l’arrière-plan d’une pathologie organique ne signifie nullement qu’on introduit subrepticement la psychogenèse, ni qu’il s’agit d’une somatisation.

L’action thérapeutique Conçue dans cette optique, l’action thérapeutique exige que soient réalisées deux conditions en particulier : d’abord, qu’aucune obstruction ne vienne empêcher le thérapeute d’accéder librement à la vie onirique et affective, la sienne autant que celle de l’autre, ensuite, que l’affect et la représentation ne sauraient être traités séparément, parce qu’ils sont l’avers et l’envers du même phénomène. Phénomène éminemment relationnel capable de fonder ce qu’on pourrait appeler la représentation affective du monde dans laquelle l’affect, au lieu de se réduire à une réaction subjective à éviter autant que possible, s’ouvre au contraire à la connaissance d’autrui. En ce qui concerne Mme H par exemple, le thérapeute s’étant senti un peu perdu à suivre une chronologie passablement embrouillée, découpée en fonction de plusieurs séjours à l’étranger, s’est interrogé sur l’organisation spatio-temporelle sous-jacente. Et d’apprendre qu’effectivement, gauchère contrariée, Mme H se situe mal dans l’espace et le temps, malaise qu’elle reproduit à travers son discours : peut-être cherchet-elle un nouveau repère personnel, à la faveur d’une relation qui ne doit d’aucune façon répéter une distance affective vécue autrefois relativement à une figure parentale et intimement liée à l’impasse. Ce rapport avec l’impasse, d’autres affects peuvent également le révéler, dont l’ennui principalement. Sentiment de vide que rien ne vient combler, donnant la même valeur à tout et mettant sur un pied d’égalité le positif et le négatif. En ce sens, il reste indissociable de la dépression qui n’est pas seulement un état interne mais l’expression d’un enfermement relationnel. Au niveau de l’exploration clinique, l’ennui peut servir de fil conducteur remontant du présent au passé et permettant de suivre de près le va-et-vient d’une évolution marquée par l’impasse. 11

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Perspectives théoriques Quelques remarques sont encore nécessaires pour mieux cerner la perspective théorique. Deux principes y président : le fonctionnement psychosomatique est inséparable de la situation dans laquelle on est engagé et inversement, de sorte que le phénomène clinique le plus élémentaire reste cette relation de complémentarité. On l’oublie souvent quand on s’évertue à déduire le fait psychosomatique du seul fonctionnement psychosomatique qui se définit par rapport à l’activité onirique, présente, absente ou alternant entre la présence et l’absence, l’absence et la présence. Quatre formes majeures de fonctionnement en résultent, capables de s’articuler à des situations relationnelles allant du conflit soluble sur le modèle de l’alternative simple, au conflit insoluble, l’impasse, dont la structure logique est autrement plus complexe. C’est autour de cette thématique que se situent mes travaux de recherche autour du cancer en psychosomatique relationnelle, et ceux qui sont présentés ici.

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Recherche en psychosomatique. Cancer et psychosomatique relationnelle Dr Maurice Bensoussan

Quelle place pour la psychothérapie dans la thérapeutique du cancer ? Dr Maurice Bensoussan Le corps réel et le thérapeute L’existence d’une pathologie organique, en particulier d’un cancer, chez un patient engagé ou s’engageant dans une psychothérapie impose de ne pas oublier la réalité, en premier lieu celle de la maladie corporelle. Le corps réel existe et place immédiatement le psychothérapeute dans une position de co-thérapeute, d’autant que le risque vital est souvent engagé. Il n’est plus alors possible d’éviter une question, rarement posée dans le cas des psychothérapies, démarches individuelles par nature, celle des échanges qui peuvent ou doivent exister entre les différents soignants. L’écueil de l’oubli, issu des savoirs acquis, des aspects somatiques et des aspects psychologiques, par chacun des intervenants doit être rapidement identifié. Mais au-delà de cette réalité de l’existence d’une polarité psychique et d’une polarité physique, la question essentielle du lien entre psychique et somatique émerge. Pour rependre le titre du dernier ouvrage de Sami-Ali, il s’agit de « Penser l’unité ». Les quelques réflexions qui vont suivre sont issues d’une pratique de la psychiatrie. 13

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La pathologie organique Même si certaines spécialités médicales trouvent leur excellence et leur performance dans une indispensable technicité biomécanique du soin, il persiste un fort consensus professionnel pour souligner l’inaliénable dimension relationnelle de la pratique médicale. Celle-ci ne se décline pas, bien évidemment, dans la seule dimension, aujourd’hui très actuelle des obligations d’information, voire de transmission du dossier médical faites au médecin. Il existe aussi dans la thérapeutique une part d’éducation amenant à un transfert du savoir du soignant vers le patient grâce à sa lecture experte de la pathologie et du symptôme. Néanmoins, tout ceci est loin de constituer une psychothérapie. C’est ainsi qu’il est apparu nécessaire de définir les outils du psychothérapeute pour penser la pathologie organique, à l’exclusion de toute psychogenèse, piège très fréquent dans lequel nombre de psychothérapeutes peuvent sombrer. C’est ainsi, par exemple, que chez un enfant venant consulter pour un trouble du sommeil, et qui souffre également d’asthme, se pose la question des liens. La pathologie organique est-elle dans le champ ou hors du champ de la psychothérapie ?

Quel espace thérapeutique ? Le patient consulte son psychiatre pour des troubles psychiques et il rencontre un thérapeute qui s’intéresse à la fois au patient mais aussi à sa pathologie organique, classiquement hors du champ de la demande d’aide. C’est un malentendu initial qu’il convient de ne pas méconnaître. Les repères pour penser les liens entre psychique et somatique concernent : –– Les émotions du patient mais aussi du thérapeute –– La situation de vie qui comporte aussi les dimensions matérielles de la demande. –– La relation entre la demande explicite du patient vers le psychothérapeute et sa pathologie organique.

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La consultation de Philippe Philippe, adressé par son médecin généraliste pour une dépression, illustre cette notion d’espace thérapeutique. Il est déjà incapable de reconnaître sa dépression car elle se confond avec sa vie. La dépression doit être lue comme une situation d’impasse (au sens de Sami-Ali), qui implique une absence de demande par absence d’espoir. Une déception sentimentale donne une dimension actuelle à l’exacerbation de la souffrance, avec des projets suicidaires plus précis, mais aucun lien ne peut être fait car il existe une impasse sur le plan de la temporalité amenant à une équivalence entre le passé, le présent et l’avenir. Sa vie est stéréotypée, rythmée par le travail, par la ritualisation répétitive des rencontres familiales envahies de silence et de routine. Le cancer n’est évoqué que grâce à l’anamnèse médicale et parce qu’il induit un état émotionnel projectif particulier. Sa dépression est d’une évidence telle qu’elle pourrait se passer de tout avis spécialisé mais il la nie en même temps qu’il la reconnaît. Elle occupe tout l’espace, dans lequel le cancer est accessoire, même s’il a pu apparaître comme une solution à la dépression en portant le spectre d’une mort passive.

Évidence et paradoxe de la psychothérapie chez un patient cancéreux Devant un patient en souffrance, l’évidence concerne la posture de soutien de tout médecin au-delà de ses interventions techniques, diagnostiques et thérapeutiques. Le paradoxe fondamental concerne la place du psychiatre dans le traitement, y compris psychothérapeutique, d’une pathologie cancéreuse. L’opposition du modèle médical et du modèle psychologique renforce ce paradoxe en séparant le psychique du somatique. Penser les liens entre le malade et la maladie est un des enjeux de la psychothérapie du patient cancéreux. L’exemple des protocoles thérapeutiques des cancers, dont l’application porte des progrès thérapeutiques majeurs, caractérise le rapport bénéfice-risque de cette séparation entre la maladie et le malade, où le traitement de l’une occulte celui de l’autre dans une impossible et pourtant bien réelle opposition.

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Une posture de soutien psychothérapeutique, de par les dimensions de présence, d’accompagnement, d’apaisement, a-t-elle un impact sur la pathologie organique ? Il convient également de tenir compte de plusieurs écueils constitués par la confusion entre le sens primaire et le sens secondaire du symptôme organique, par la somatogenèse, la psychogenèse et le clivage absolu entre le corps et l’esprit.

Comment définir une posture thérapeutique ? S’interroger sur les relations entre le passé, le présent, l’avenir. Situer la pathologie dans la vie du sujet. Repérer des émotions, reliées ou non à des pensées ou des situations telles qu’une démoralisation, une inquiétude… Situer la place de l’imaginaire, c’est-à-dire des rêves, des loisirs, de la créativité, des jeux… Faire des rapprochements entre des contraintes imposées par la maladie ou son traitement et des difficultés relationnelles précoces comme celles rencontrées avec les parents.

Quelle psychothérapie ? La psychothérapie ne saurait être la première demande de soins d’un patient atteint d’une pathologie cancéreuse. Il convient alors de définir le cadre thérapeutique, son objet au-delà de l’information médicale, de la compassion, du soutien. Sur quoi peut porter l’aide relationnelle et surtout a-t-elle des implications thérapeutiques sur la maladie ?

Quelle causalité ? Les risques de la causalité directe peuvent se retrouver dans la consultation psychosomatique de Paul qui apprend, un mois auparavant, qu’il est atteint d’un cancer. Pour lui, cette pathologie est en lien direct avec sa culpabilité, qui l’accompagne depuis toujours, bien avant la mort de son épouse et son remariage. Il se méfie des 16

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médecins car ils ne traitent que la conséquence des affections (le cancer) et non la cause (la culpabilité). Il souhaite mon avis de psychiatre sur l’indication chirurgicale posée pour son cancer, convaincu qu’une psychothérapie peut le prémunir d’une récidive. Le risque des modèles utilisant la causalité directe est qu’il vont ramener une pathologie organique, son déclenchement, ses facteurs favorisants voire son étiologie à des deuils, des traumatismes, un choc. La causalité circulaire introduit une thérapeutique à la fois médicale et relationnelle à condition de définir la relation pour engager un travail de reconquête de l’unité. Sami-Ali propose de penser la pathologie organique à partir de l’impossible désintrication du psychique et du somatique. Il différencie la théorie relationnelle d’autres approches psychosomatiques telles que : –– Les comorbidités et la médecine psychosomatique. C’est un principe médical qui dresse l’inventaire des pathologies, de l’aspect psychique des événements de vie en lien avec la maladie et des facteurs psychiques en lien avec les maladies physiques. –– La psychosomatique ordinaire s’appuie, elle, sur de simples relations temporelles entre des événements de vie et des symptômes somatiques. Elle ne fait aucune référence aux émotions et à l’imaginaire. La psychosomatique basée sur la psychogenèse, qui est représentée par ce qui est décrit comme « pensée opératoire » ou « alexithymie ». Il y a là l’oubli des aspects biologiques, génétiques, et de faits tels que l’aggravation par la psychothérapie de la pathologie organique. La théorie relationnelle exclut toute psychogenèse, étudie la complexité des liens entre le psychique et le somatique au travers de concepts tels que la projection et l’état interne. Elle affirme que le fonctionnement psychique ne peut expliquer la survenue d’une pathologie organique et pose toujours la question de la situation du sujet et de son rapport avec l’impasse.

Quelle mise en place de la psychothérapie ? Une attention particulière porte sur le contexte de la première consultation. En effet, habituellement, la demande ne concerne pas la pathologie organique mais des aspects psychiques. Il est important 17

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de repérer la temporalité en saisissant la situation du patient dans le contexte précis de la rencontre thérapeutique. L’analyse du hiatus entre l’attente du patient et celle du thérapeute est intéressante en ce qu’elle vise à rechercher le point médian respectant l’authenticité comme le bien-fondé de chaque position. Souvent, dans cette rencontre, l’espace thérapeutique se situe entre une démarche allant de la concession à une tentative de la dernière chance.

Les repères du thérapeute Il n’y a pas de cadre thérapeutique préétabli mais un espace à bâtir de toute pièce La relation, définie par l’espace, le temps, le rêve, l’affect et la langue maternelle est au centre de la psychothérapie. Une place est faite d’emblée à la vie onirique. Les liens entre psychique et somatique Les événements de vie en tant qu’ils représentent des explications, des situations de conflit ou des situations d’impasse. La position du patient par rapport à l’imaginaire, à savoir la présence ou l’absence de souvenir de ses rêves. Une approche de la temporalité par l’étude des rythmes, des poussées, des décompensations. Sami-Ali, dans son dernier livre, « Penser l’unité »1, propose, au-delà d’un modèle théorique pour penser la pathologie organique dans l’unité du sujet, des outils thérapeutiques pour une psychothérapie intégrant le corps réel autant que le corps imaginaire. Il décrit le refoulement réussi de la fonction de l’imaginaire, qui, souvent, survient dans un contexte traumatique que la thérapie va à nouveau actualiser.

Les applications thérapeutiques de la théorie relationnelle Pour des patients confrontés à l’aggravation de leur pathologie organique, à une poussée évolutive, à une métastase, la présence 1.  Sami-Ali M. Penser l’unité. Paris : L’Esprit du Temps, 2011.

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d’un thérapeute va contre l’isolement dans son combat face à la maladie. Le soutien d’une résonance syntone, dans le cadre d’une présence authentique et fiable. La recherche de liens et d’une compréhension à l’exclusion de toute psychogenèse, interprétation, causalité directe, culpabilisation. L’introduction d’aspects de temporalité et d’imaginaire. Nommer les émotions au sein même de la relation thérapeutique. Échanges collaboratifs entre médecin généraliste, psychiatre, psychologue ou spécialistes d’organe sans oublier d’y associer le patient. Décloisonnement des pratiques en regard d’une approche allant contre la division corps-esprit

Conclusion Diviser et ne pas diviser les pathologies pour penser l’unité du patient. Pour que le thérapeute recherche l’unité perdue, il doit renoncer à des ambitions psychothérapeutiques idéales. Souvent, sa situation éloigne le patient de la perception d’une implication personnelle indispensable à l’abord de sa pathologie, au-delà de la pathologie elle-même. Penser la pathologie en termes relationnels. Dans le cas des pathologies organiques, savoir rechercher, chez ces patients touchés dans leur corps, la sensibilité qu’ils éprouvent devant des situations aussi traumatiques. Cette disponibilité permet d’introduire immédiatement l’affect dans la relation. C’est là le travail thérapeutique, du fait de son adéquation à la demande du patient, aux émotions et non à l’application d’une technique. La thérapie se déroule en fonction du thérapeute et non selon un processus intellectuel. Le thérapeute cherche à comprendre cette nouvelle relation définie par l’espace, le temps, le rêve, l’affect et la langue maternelle. Dans ce contexte, c’est l’attente du patient qui va constituer les termes de la thérapeutique.

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Recherche en psychosomatique. Cancer et psychosomatique relationnelle Dr Albert Danan

Cancer et psychosomatique : propos de patients Dr Albert Danan Sans avoir de spécialisation particulière en matière de cancérologie, j’ai comme tout psychiatre un certain nombre de patients concernés par cette pathologie au sein de ma file active. À l’occasion de cette journée, je me suis interrogé sur les axes de réflexion possibles sur ce thème. Tout d’abord, j’ai procédé à un recensement concernant les sujets éligibles, c’est-à-dire en cours de suivi, actuel, ou dans l’année. Leur nombre se monte à 14. Curieusement, je ne retrouve que deux patients seulement de sexe masculin. Sur les 12 femmes, 6 sont concernées par des cancers du sein. J’ai souhaité, dans un souci de simplification, tenter d’approcher la problématique en me centrant sur les différents fonctionnements et impasses repérables . Bien sûr que le livre de Monsieur Sami-Ali, « L’impasse relationnelle », m’a servi de fil conducteur. J’ai voulu, en quelque sorte, confronter ma pratique personnelle aux arguments théoriques avancés par l’auteur, et mesurer les recoupements possibles, principalement en ce qui concerne les aspects de fonctionnement et de temporalité.

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Donner, pour ce faire, la parole à une patiente, m’a paru une manière pratique et vivante de procéder. Dans un deuxième temps, j’ai interrogé le vécu et les affects mobilisés dans ces prises en charge chez le thérapeute. Parmi eux, émerge une gamme variée de sentiments allant de l’ennui au sentiment de flou ou d’imprécision, jusqu’à celui d’extériorité, d’être maintenu à la périphérie de la relation, ou bien de tristesse face à des destins si tragiques. L’angoisse de la finitude et de la mort sont également au rendez-vous. Parfois, s’impose le sentiment d’un danger dû à la perception d’une forte potentialité oncogénétique ; cela peut être lié à la présence conjuguée de facteurs de terrain (génétique), mais aussi à des aspects de fonctionnement, et/ou de situations, donnant une impression de nécessité voire d’urgence à agir, et qui pose peut-être une question de recherche dans un axe préventif. Ceci tient à la présence repérable de certains éléments, qui, du point de vue de la « théorie relationnelle », pourraient être considérés comme des facteurs de risque (temporalité discordante, impasses identitaires ou situationnelles). Cela revient à poser la question de l’objectivation de ces paramètres, et de leur mesure, avec toutes les questions méthodologiques qui en découlent, ainsi que de réfléchir à la possibilité de leur accorder un intérêt prédictif. C’est ce que je me suis essayé à vous proposer, au travers de l’élaboration d’une échelle comportant une dizaine d’items que j’ai structurés à partir de cette première observation, en me référant aux points cardinaux de la théorie relationnelle. J’ai ensuite tenté de valider cette échelle de manière personnelle, en l’appliquant à l’ensemble des 14 cas de thérapies de patients cancéreux pour en vérifier la pertinence. Enfin, deux vignettes m’ont paru intéressantes à évoquer ici, parce que la première fait référence à une situation clinique dans laquelle la référence à la théorie relationnelle et à cette échelle a permis une attitude préventive opérante ; la seconde parce qu’elle introduit une réflexion au sujet de la temporalité particulière induite chez des patients surexposés à des facteurs oncogénétiques.

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Je vous proposerai donc d’argumenter mon propos à partir de l’observation d’une patiente. J’ai souhaité lui laisser la parole le plus possible, parce qu’elle m’a paru assez représentative du groupe, et qu’elle pouvait ainsi me permettre d’extraire certains critères significatifs, pour en vérifier ensuite la pertinence sur l’ensemble des autres cas.

Madame Berthe Célibataire, 61 ans, enseignante retraitée d’éducation physique et sportive, depuis peu. Suivie depuis mars 2008, en raison d’un climat dépressif, et à la suite d’une première consultation chez un psychiatre dont elle se déclare insatisfaite. Elle est adressée par son médecin traitant, mais traîne un peu des pieds pensant que c’est probablement une démarche vaine. Elle a le sentiment de subir une vie dominée par la solitude et une série de faits traumatiques qui lui donnent l’impression d’être inscrite dans l’inéluctabilité d’un destin tragique. Elle évoque une succession dramatique d’accidents : le premier à l’âge de 25 ans ans, accident grave avec coma de 4 jours. Les second et troisième accidents en 2006 et 2007, par choc arrière et choc frontal occasionnant des blessures et des lésions ostéoarticulaires importantes. Ces faits surviennent peu de temps après la maladie et le décès de sa mère en 2005, douloureusement vécu : « j’ai été asphyxiée et j’ai trempé dans la mort durant tout cet accompagnement ».  La prise de retraite, l’année suivante, en 2006, pour invalidité, la laisse désemparée et face à un vide et une perte de repères : « Rien ne m’oblige plus de l’extérieur » (perte du cadre de référence extérieur à elle-même qui organisait sa vie, de même que deuil des relations sociales). J’ai eu l’occasion au cours d’une précédente communication d’évoquer la vulnérabilité que cette période peut générer sur le plan du risque psychosomatique, en raison de modifications de rythmes

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et de temporalité, de même qu’en raison du statut de l’imaginaire qui l’accompagne. La problématique du deuil est prégnante. « Cela a été deux expériences de perte majeures que celle de ma mère et de mon travail ». Elle évoque comment, par ailleurs, elle a tenté de se récupérer face à ce fatum, par le biais de défis qu’elle s’est imposés à ellemême tout au long de sa vie, tels que l’agrégation, une thèse en sociologie, sa participation au Paris-Dakar, un rythme professionnel soutenu, et la direction d’un orchestre. «  Ma vie a été une suite d’accidents et de défis… je n’ai eu l’impression d’exister véritablement que dans les défis ». Elle n’a que très peu de loisirs et son temps libre est consacré, depuis 25 ans, à l’animation et la direction administrative d’un orchestre de jazz ; celui-ci lui assure le minimum d’échanges sociaux dont elle dispose : « Je suis portée par le peu de musique qui fonctionne encore », parce que, malheureusement, cet orchestre est en veilleuse, car au fil des années les gens sont devenus moins disponibles. Sur le plan affectif, son premier grand, vrai, et seul amour se tue dans un accident au bout de trois ans. « J’ai été flinguée en plein vol, avec la conviction que plus rien ne pourrait plus exister avec certitude ». « La relation suivante a eu lieu avec le meilleur ami de ce fiancé qui, lui, était marié ; cela a duré longtemps, bien au-delà de ce que j’aurais voulu… des années ». « J’ai mangé le dessert avant le hors-d’œuvre ». « Deux expériences majeures, sans issue ». Elle n’a aucun accès à sa vie onirique ni à ses émotions, et pense ne pouvoir éprouver aucun plaisir : « j’ai le sentiment que les émotions n’existent plus ni dans le ressenti ni dans leur expression, tout est retenu chez moi ». Cette rétention s’exprime aussi par un entassement d’objets inutiles qu’elle collectionne dont elle est incapable de se séparer, et qui encombrent son logement. Sa biographie reste dominée par la notion d’un père extrêmement autoritaire, et d’une grande proximité avec sa mère. 24

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Ses parents voulaient un garçon « surtout, mon père, il voulait un garçon, mais il n’a eu que trois filles, dont j’ai été la dernière… Il a fait de moi pendant un temps un garçon manqué, et, même si j’ai été sa préférée, il me l’a fait payer cher, j’étais responsable de tout, il a empoisonné mon enfance et je lui en ai voulu de faire supporter à ma mère l’insupportable ». Tout ce que je viens de dire résume une douzaine d’entretiens menés pendant neuf mois jusqu’au début 2009, juste avant qu’elle ne subisse une agression par arme blanche dans le métro et qui l’ébranlera et lui fera penser que de toute façon à quoi bon, puisque son destin est scellé ! Elle va décider, alors, de suspendre son suivi pour deux raisons : premièrement le sentiment d’une situation de toute façon irrémédiable ; mais également celui d’une insatisfaction générale, dont elle a conscience du caractère structurel (« cela fait partie de moi »), et qui s’applique tout autant à la thérapie qu’à l’ensemble des faits de son existence, dans une posture où se mêlent résignation et colère, par rapport à un pessimisme indépassable. Et, deuxièmement, à cause de la survenue d’un lymphome cutané auquel elle a le sentiment que son épuisement a très largement contribué, et qu’elle vit comme une fatalité : « au même titre que mes accidents en 1971, puis en 2006 et 2007, juste après le décès de ma mère, et maintenant ça en 2008, juste à la suite de mon agression dans le métro… ça continue ! ». Notre dernier échange de cette séquence de neuf mois résume dramatiquement l’impasse dans laquelle elle évolue, tout en la nommant et en la désignant : « Ma vie est au fond une fatalité, un destin fait d’accidents inéluctables, et ce dès la naissance marquée par la déception parentale en tant que troisième fille alors qu’ils auraient voulu un garçon ; je ne suis pas arrivée à satisfaire mon père… il s’est montré intraitable envers moi ». « Je n’ai dès lors eu l’impression de ne pouvoir exister que dans les défis… cela a pu être riche et intéressant mais ce ne peut pas être toujours ainsi. La mort de ma mère me place face à des échéances, la finitude, la fin de vie. Objectivement, il n’y en a pas pour longtemps… plus on avance, moins on est opérationnel ». La question du destin, et d’une temporalité revêtant chez elle la forme d’une impasse annoncée dès sa naissance, est évoquée avec 25

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clarté ; l’est également, celle, plus générale et propre à la condition humaine, qui concerne la vie en temps qu’impasse parce qu’elle court inexorablement vers son terme, et qui prend chez elle, plus particulièrement, le tour d’un sentiment tragique d’exister. La difficulté de cette première séquence tenait pour une part non négligeable à sa forte propension à manifester son insatisfaction et ses exigences autour de plaintes répétitives concernant la thérapie à propos de tout et de rien : le moindre retard, la moindre imprécision, le moindre silence ; elle exprimait ses frustrations sur un mode caractériel, qui signait formellement la transformation de son fonctionnement dans le sens d’une exclusion a priori, de toute possibilité de plaisir et d’une grande distance à l’égard des affects et du rêve. Cela donnait l’impression de marcher en permanence sur des œufs avec elle, mais aussi celle d’une grande fragilité du processus et de l’alliance thérapeutiques. Je pouvais nettement percevoir ce mélange d’agacement et d’agressivité sous-tendue par une revendication affective latente, très fortes chez elle, mais non identifiée et donc inexprimable autrement que par l’insatisfaction et l’agressivité. Tout cela, ajouté à la conscience d’un potentiel évolutif réellement péjoratif, m’obligeait à la prudence ainsi qu’à la plus grande conciliation et me donnait l’impression d’une quasi paralysie opérationnelle. J’ai le souvenir d’une certaine inquiétude, qui me poussait parfois, de façon totalement inhabituelle, à « réviser » mes notes, juste avant nos séances. Il apparaît très clairement que ce fonctionnement organise une temporalité linéaire faite de répétitions épuisantes et qui l’enferment dans l’inéluctabilité de sa condition, et du sentiment d’un destin que le temps traverse, sans place aucune pour le plaisir. Elle a le sentiment d’un destin scellé dès l’origine par les conditions de sa naissance – troisième fille au lieu du garçon tant attendu – et le sentiment de n’avoir jamais pu satisfaire son père, en dépit des multiples défis qu’elle a pu s’imposer tout au long de sa vie. Le cours de celle-ci revêt dans ses propos la forme d’une impasse absolue dans le sens d’un temps qui court vers sa fin : « Il n’y en a plus pour longtemps, et plus on avance, moins on est opérationnel ». Je prendrai donc acte de son souhait de suspendre les séances, à ce moment là en avril 2009, d’autant que le problème cutané paraît moins inquiétant que prévu. 26

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Cependant, je garde nettement le sentiment de quelque chose d’inachevé, et d’une inquiétude sourde pour l’avenir de cette patiente difficile, et tellement installée dans un parcours de vie aux interminables embûches. L’évolution va confirmer cette impression. Cette inquiétude s’est exprimée par des interrogations à son sujet : « tiens qu’est-ce qu’elle a bien pu devenir ? », question que je me rappelle clairement m’être posée, je ne sais pas pourquoi, il y a quelques semaines, un matin, trois ans après l’arrêt des séances, et juste avant que je n’ai la surprise de la voir réapparaître dans ma salle d’attente quelques jours plus tard, à tel point que, n’ayant pas prévu de parler d’elle, j’ai du réécrire mon texte d’aujourd’hui. Je ne sais pas, vous, mais je me suis souvent interrogé sur ces coïncidences étranges qui vous amènent à repenser de façon improbable à un patient perdu de vue depuis longtemps, juste avant de le voir réapparaître inopinément sur sur votre carnet de rendez-vous. Elle va m expliquer qu’elle a subi une opération pour un cancer du sein en avril 2010, dont les suites, sans chimiothérapie, restent heureusement bonnes. Elle s’est organisée pour que cela se passe en dehors d’elle, dans le sens où elle est partie à la montagne une semaine avant l’intervention, et 4 jours après, s’est lancée dans une tournée avec son orchestre. Bien sûr allais-je dire, le mois suivant son opération elle fut victime d’une agression dans la rue, et, l’année suivante, d’un autre accident avec fracture vertébrale. Elle a entre-temps vu un troisième et un quatrième thérapeute mais a pensé que cela ne lui convenait pas et a éprouvé l’envie de me revoir. « C’est vers vous que j’ai eu envie de revenir à un moment où je me sens persécutée par la fin de la vie, et que j’éprouve le sentiment de ne pas maîtriser mon destin ; cela touche quelque chose de plus fondamental et qui me caractérise, car je n’ai jamais été capable de planifier ma vie ». C’est dans ces conditions que reprend la seconde séquence, mais dans un climat assez différent, nettement plus détendu et familier ; tout se passe davantage comme si nous avions l’impression l’un et l’autre de reprendre, presque avec plaisir cette fois, m’a-t-il semblé, le fil des choses là où elles s’étaient arrêtées avant cette parenthèse. 27

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Je me suis interrogé sur cette différence de climat relationnel ressenti par rapport à la première partie. Cette ponctuation a été probablement importante parce qu’elle scande un avant et un après dans notre relation. Elle introduit simultanément l’idée d’une continuité et d’une réversibilité des choses, et même du temps, permise par cette relation qu’elle choisit de renouer de son propre chef. Cela constitue, peut-être, une expérience particulière pour elle en la démarquant de sa temporalité, inexorablement linéaire. Quand elle me dit « c’est vers vous que j’ai eu envie de re-venir, après mon cancer ». Je suis tenté d’y voir un choix redevenu possible, une réappropriation de son destin, mais aussi une possibilité d’accéder à une certaine circularité. Nous sommes surpris à évoquer en en riant certains épisodes comiques concernant ses attitudes quérulentes de l’époque, avec le recul que le temps passé lui permettait de critiquer. Cela m’a fait penser un peu à ce que notre ami J.M. Gauthier évoque comme étant un indice positif dans nos thérapies, et qui consiste dans le sentiment, partagé par le patient et le thérapeute, d’avoir construit ensemble une histoire. Ce qu’il faut surtout considérer, ici et en conclusion, c’est surtout un fonctionnement dominé par la transformation caractérielle avec une distance prise à l’égard des affects et du plaisir, dominé par l’insatisfaction, l’existence d’une temporalité linéaire et la conscience d’un destin irréversiblement scellé dès la naissance. À cela s’ajoute des situations de vie revêtant la forme d’impasse telle que le décès de sa mère, le passage à la retraite, et l’enlisement dans une affectivité amoureuse plus que problématique, avec l’immense solitude qui en découle. Le vécu du thérapeute fait alterner : –– inconfort (marcher sur des œufs) ; –– sentiment de chercher à être contrôlé (doléances et insatisfactions répétées) ; –– ennui (peu d’accès aux affects et à l’imaginaire), et, paradoxalement, empathie face à la détresse et à la solitude pressentie derrière cette façade caractérielle ; –– inquiétude et perception d’un danger ; –– nécessité d’une grande prudence qui appelle un maximum de souplesse pour préserver la relation thérapeutique dans une perspective peut-être préventive.

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Ces éléments énoncés de façon technique pourraient sans doute être complétés (terrain familial et génétique bien sûr) et préfigurer l’élaboration d’une grille de lecture permettant peut-être de définir un indicateur du risque psychosomatique. Je me suis penché, à partir de là, sur les 14 autres cas de cancer listés dans ma file active auxquels j’ai appliqué cette grille de lecture : Le constat est le suivant : 1. Terrain génétique et familial : c’est un critère très important bien évidemment. Il est hautement significatif pour 3 patientes sur les 14, dont une patiente pour laquelle est envisagée une mastectomie bilatérale à visée préventive. 2. Temporalité discordante (impression que le patient est traversé par le temps, et/ou qu’il a subi sa vie) : tous les patients présentent cette particularité, et ce bien avant la survenue du cancer. 3. Insatisfaction par rapport à leur vie. Cela s’entend également avant la survenue du cancer : cette caractéristique est présente chez tous les patients. 4. Insatisfaction par rapport à la thérapie ou doute sur l’intérêt : 9 fois sur 14. 5. Transformation caractérielle ou fonctionnement adaptatif : tous les patients à l’exception d’un seul. 6. Impasse précoce ou originelle (présente tôt et en rapport avec l’histoire du sujet) : 8 sur 14 au total mais 5 sur 6 cancers du sein. 7. Impasse actuelle (professionnelle, affective, deuil), d’autant plus menaçante qu’elle fait écho à une impasse originelle : chez presque tous les patients. 8. Inconfort du thérapeute (ennui, sentiment d’être contrôlé, sentiment de flou et d’imprécision). Cet item est positif pour tous les patients. 9. Impression générale de risque ou de danger (s’entend avant la survenue du cancer) et en amont des aspects de type et de grade anatomo-pathologique) : elle résulte d’une appréciation subjective fondée sur la combinaison des facteurs précédents inspirés par la théorie relationnelle : sur 14 de mes patient, cela en concerne trois.

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Parmi elles, il y en a deux pour lesquelles je me sens actuellement très en éveil (dans des conseils actifs en vue de démarches diagnostiques à visée préventive, très loin de l’attitude de neutralité ou d’abstention d’intervention dans le réel qui caractérise certaines pratiques psychothérapiques).

La seconde vignette Elle introduit la notion du risque génétique et des particularités du rapport au temps qui s’y associe. J’ai actuellement en charge depuis plusieurs années une patiente pour laquelle les risques de développer un cancer du sein sont considérables : sa mère mais aussi plusieurs tantes maternelles sont décédées de cette affection, aux alentours de 45 ans. L’ampleur du risque a conduit les médecins à lui proposer une mastectomie bilatérale à titre préventif, ce qu’elle a refusé. Elle vient d’avoir 45 ans elle-même, et est actuellement en crise en raison du départ prévu des enfants à la rentrée prochaine. Elle se sent prise dans une très forte identification à sa mère qui a développé son cancer au décours d’un mouvement dépressif secondaire à son propre départ de la maison. Celle-ci avait subi une mammographie de contrôle qui s’était avérée négative en juin, mais qui ne la pas empêchée de mourir six mois plus tard, en décembre, d’un cancer métastasé. Cela l’installe dans une crise proche d’un vécu propre aux situations extrêmes, c’est-à-dire des situations où il n’y a rien à faire puisque faire ou ne pas faire s’équivalent en terme de résultat, ce qui l’amène a être tentée de négliger tous ces contrôle de dépistage. La force de l’alliance et son ancienneté lui permettent d’exprimer régulièrement, très naturellement, sa tristesse, son désarroi et ses larmes, ce dont je ne doute nullement du caractère bénéfique pour elle. Elles me permettent aussi, dans une vraie authenticité, de lui conseiller et de l’inviter à faire ce qu’il y a à faire. Au-delà de l’inquiétude que je peux nourrir pour elle, et que je vous laisse imaginer, ce cas introduit une réflexion particulière, sur la temporalité. En effet, nous avons vu comment la question du cancer doit être abordée par rapport au temps, qui est un temps en dehors du temps. 30

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Ici, la surdétermination génétique inclut de facto une dimension temporelle. La patiente est menacée de cancer, qui va se reproduire suivant un cycle générationnel, et elle est dans cette attente. Comment peut-elle être différente des autres femmes de sa lignée, ce qui revient à poser la question d’une expérience subjective (être soi), prise dans une expérience objective (la forte détermination génétique). Comment va-t-elle échapper à un destin inscrit sur plusieurs générations ? Si la génétique est relationnelle par définition, l’alliance thérapeutique permet également de faire face à cette situation qui est une impasse, dans une alliance relationnelle. Le travail avec l’impasse peut être efficace négativement, car si cela n’aboutit pas à la guérison, cela peut éviter l’aggravation. L’impasse est ici la vie même, ce n’est pas quelque chose qui va s’ajouter, et dans ce sens elle peut devenir l’objet d’un travail à deux pour que les choses, parce qu’elles sont partagées, soient rendues moins difficiles au sujet.

La troisième vignette En ce qui concerne troisième vignette, je pense avoir contribué à une intervention médicale précoce et peut-être salvatrice en me fiant à ces critères que j’évoquais plus haut. C’était une jeune femme peintre, suivie pour une dépression très sévère, secondaire à une liaison extra-conjugale de son mari, et pour laquelle les choses avaient, en apparence, seulement bien évolué en l’espace de quelques mois. J’avais perçu, en effet, au cours de notre travail, un coefficient de risque psychosomatique élevé en raison d’un fonctionnement nettement adaptatif, d’une temporalité discordante, d’une impasse actuelle persistante dans son couple, et qui faisait écho à une impasse très précoce liée à la mort du père en bas âge, laquelle rendait très problématique toute idée de séparation. Alors que les choses paraissaient s’arranger selon elle, dans sa vie, au plan de sa dépression et de son couple, je demeurais inquiet. De surcroît, le coté très lisse et formel de son souhait de suspendre la thérapie pour plusieurs semaines de vacances avec un 31

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mari retrouvé, après une très douloureuse mais énième infidélité, m’avait aussi un peu alerté. Je me souviens que cela m’avait fait pensé à un happy end de façade, comme dans un mauvais feuilleton. Cette inquiétude se cristallisera à la dernière séance, alors que, sur le pas de la porte et après m’avoir fait ses au revoir, elle évoquera incidemment le projet se faire enlever à son retour, c’est-àdire dans deux mois au mieux, une petite boule abdominale, qu’elle pensait être un lipome. Je vous laisse imaginer la force de persuasion qu’il m’a fallu déployer pour qu’elle accepte de consulter, la veille de son départ en vacances. Celles-ci seront malheureusement annulées à cause de la découverte d’un cancer du rein, encore localisé, et, dont l’ablation suffira à la guérison, comme elle me l’expliquera au cours des quelques séances téléphoniques que nous aurons durant son hospitalisation. Cela irait dans le sens que les indicateurs que j’ai sérié plus haut, et qui sont directement issus de la théorie relationnelle, pourraient peut-être constituer des outils intéressants dans le cadre de psychothérapies de cancer, et mériteraient possiblement d’être diffusés à destination des thérapeutes, surtout débutants, ou des étudiants amenés à intervenir dans ces cadres. Ceci donne également une indication sur les particularités des prises en charge de ce type de patients pour lesquels la présence du risque et surtout la survenue de la maladie marquent très nettement un avant et un après, à partir duquel les choses ne sont plus les mêmes. Cela appelle fortement des aménagements pour tenir compte de cette réalité avec pragmatisme et souplesse. Cela concerne bien sûr la capacité pour le thérapeute d’adapter le cadre au patient pris dans de multiples et angoissantes contraintes médicales, et non pas l’inverse.

En conclusion L’évaluation du risque psychosomatique doit rester une pensée latente mais présente, et invite le thérapeute à se départir de tout principe de neutralité, aussi bienveillante soit elle, pour savoir, au contraire, le moment venu, intervenir en tenant compte du réel et de ce qui est là. 32

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Il convient également de se défaire de toute idée de psychogenèse et d’écarter toute notion de causalité linéaire en matière de cancer. On se doit de dire que la thérapie relationnelle ne permet en aucun cas d’apporter la guérison de la maladie. Néanmoins, parce qu’elle renforce la convergence entre le travail médical et le travail relationnel, elle peut contribuer à en limiter l’aggravation et améliorer le pronostic de ces prises en charge, de toute façon très difficiles.

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Recherche en psychosomatique. Cancer et psychosomatique relationnelle Théo Leydenbach

Le cancer, situation-limite Théo Leydenbach Dans ce qui va suivre, je m’écarterai à dessein de la clinique du cancer pour me tourner davantage vers l’expérience subjective de la solitude et de la limite : impasse indépassable, et pourtant si souvent dépassée, tant il est vrai que les interrogations ultimes sont à même, parfois, d’accepter des réponses paradoxales. Le cancer représente une double effraction violente dans nos vies : effraction biologique d’une part, au sein du corps réel, et, d’autre part, effraction dans notre organisation subjective, qui nous met brutalement face à l’essentiel. Biologiquement, la désorganisation prend possession de notre corps et le met en cause dans son fonctionnement essentiel. La notion la plus intéressante me semble être, ici, celle d’homéostasie. L’homéostasie représente, dans son acception première, l’idée de l’équilibre du milieu intérieur, grâce au maintien des constantes physiologiques. Mais les cancérologues appliquent également ce terme à la cellule cancéreuse, pour dire qu’elle perd son homéostasie, ce qui implique qu’elle perd sa capacité de fonctionner en réseau avec les autres cellules pour contribuer au tout de l’organisme. La cellule cancéreuse joue alors son propre destin, n’ayant plus d’autre finalité qu’elle-même. Et c’est par sa volonté de prolifération et d’immortalité, par sa volonté de vie sans frein, qu’elle mène l’organisme à la mort en le désintégrant du dedans.

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Par une effraction non moins violente, le cancer fait irruption dans l’intimité même du sujet, fondamentalement dans son rapport à la temporalité. Le cancer est perçu comme le messager de la mort annoncée, et le temps, face au vertige de la finitude, paradoxalement, se fige et s’accélère tout autant : temps objectif mesuré par la prolifération cellulaire et temps subjectif échappant à toute saisie devant l’impensable finitude. La confusion des temps répond ainsi à la confusion des cellules, pour laisser l’être dans la sidération d’une angoisse massive. Le sujet, ébranlé dans son être même, confronté à la finitude et projeté hors de ses repères habituels, est ainsi amené à reconsidérer le rapport à soi. Et c’est face à l’impensable de la situation-limite, qu’il découvre bien souvent, au plus profond de lui-même, une volonté de vivre jusque-là insoupçonnée et une capacité de penser son être-au-monde autrement. Une recherche conduite à l’Institut Curie par Sylvie Schwab et Jacques Vilcoq, respectivement psychologue clinicienne et cancérologue-radiothérapeute, va pouvoir illustrer partiellement ce qui vient d’être esquissé. Voici, presque mot à mot, ce qui m’a été rapporté par Sylvie Schwab. Cette étude, sous la forme d’un auto-questionnaire de plusieurs dizaines de questions relatives à l’expérience subjective de la maladie, portait sur une centaine de femmes ayant eu un cancer du sein avec un recul de 10 ans en moyenne par rapport à la fin des traitements. La grande majorité de ces patientes disait que l’expérience du cancer était sans doute la chose la plus importante de leur vie, expérience dont elles se seraient bien sûr passées si elles avaient pu choisir, mais vécue comme positive avec le recul du temps et jugée fondamentale. Ces femmes parlaient beaucoup de renaissance, d’une réévaluation en profondeur de leur système de valeurs, d’une réévaluation de leurs repères. À partir de cette expérience des limites, qu’avait représentée cette confrontation à la limite suprême, elles étaient devenues beaucoup plus exigeantes vis-à-vis d’elles-mêmes, au sens où elles avaient réévalué leur rapport au monde, qui, désormais, passait davantage par une affirmation de soi co-existant avec le plaisir. À la limite de la vie, elles avaient pu renaître selon leur terme, c’est-à-dire réajuster leur vie à partir de critères très différents. 36

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Certaines femmes fragiles et vulnérables étaient devenues des femmes fortes ; les femmes fortes, qui portaient le monde sur leurs épaules en sacrifiant leur propre confort, s’écoutaient beaucoup plus, s’étaient mises à penser par elles-mêmes et à elles-mêmes autrement, à réajuster leur rapport au plaisir, avec le sentiment d’avoir accompli une véritable révolution intérieure, ce qui les amenait à dire qu’elles étaient beaucoup plus heureuses après qu’avant la maladie. Il y a, commente Sylvie Schwab, une forme d’exigence de bonheur, quand on a vécu cela, qui n’est pas une position défensive. Quand on a appréhendé de très près, d’une façon extrêmement réaliste et concrète, la dimension de la mort, c’est-à-dire de sa propre mort, la vie paraît beaucoup plus facile après, avec une meilleure aptitude à aller vers le bonheur ou le plaisir. Le rapport à l’élément dépressif, le recours à la position dépressive, comme réponse à une situation conflictuelle, bascule à ce moment-là ; la limite ayant été posée, c’est comme si la vie pouvait enfin se libérer d’un poids ou d’un carcan et apparaître comme beaucoup plus simple. C’est, étrangement, comme si la mort représentait la dépression, et tant qu’elles sont en vie, ces femmes n’ont plus le même rapport à la dépression. Elles trouvent en elles une extraordinaire énergie pour aller au-devant d’elles-mêmes, quelque chose qui va vers l’affirmation de soi qui ne passe plus par les mêmes peurs qu’avant, et cette attitude correspond à une position ontologique complètement différente. On pourrait dire que ce sont des femmes qui n’ont plus peur, conclut Sylvie Schwab. Brièvement, je voudrais évoquer l’histoire de Monsieur R., en train de mourir en ce moment, à qui d’ailleurs je voudrais dédier ces lignes. Monsieur R. n’a eu de cesse de réclamer la vérité, toute la vérité, auprès des médecins, longtemps en vain. Il a été finalement entendu. Une cancérologue, qui n’avait pas peur, a su mesurer l’enjeu, et simplement lui faire le cadeau de sa présence et des mots justes pour lui dire la vérité, toute la vérité, qu’il réclamait. Il est sorti pacifié de l’entretien, plein de courage, emportant avec lui la perception d’un lien authentique. Les choses, pour autant qu’elles étaient objectivables, ont été posées là, entre elle et lui, dans toute leur transparence, au sein du temps partagé d’une rencontre. Et c’est ainsi qu’un cancer du poumon multi-métastasé laisse étrangement au sujet une ouverture, un espace-temps où il peut se centrer – grâce 37

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ultime, et ultime chance, pour s’ouvrir à l’unité de soi, ne fut-ce qu’un instant, la liberté d’une ultime florescence. Monsieur R., confronté à sa limite, n’a plus peur, lui non plus. Revenons à la question si centrale de la limite, car c’est en effet là que tout se joue : à l’interface de la vie et de la mort. Le philosophe allemand Karl Jaspers introduit, comme détermination fondamentale de l’existence, la notion de situation-limite. Une situation-limite est une situation à laquelle nul ne peut échapper, que nulle pensée ne peut penser, que nulle action ne peut réduire. Il énumère ainsi quatre situations-limites : la mort, la souffrance, le combat et la culpabilité. Prenons l’exemple de la mort. La mort, ma mort, est pour moi destin inéluctable, mais elle est aussi ce dont je ne pourrais jamais faire, moi-même, l’expérience. Elle est, en ce sens, pour moi, l’impensable absolu. Face à ce bloc qui est là, posé devant moi, à tout jamais impensable, je suis devant l’alternative suivante : fuir ou faire face. Ou bien la fuite sous de multiples aspects : déni pur, refoulement, fuite dans l’action, fuite illusoire dans tel ou tel ailleurs, ou bien, et c’est l’autre terme de l’alternative : le face à face assumé. Et alors, face à l’inéluctable, face à l’impensable, face à l’incommensurable, je grandis, et je m’élève à l’existence. Pour Jaspers, il ne s’agit pas ici de l’existence empirique, dans laquelle je suis toujours d’emblée déjà, mais de l’expérience centrale du sujet, qui, face à l’incommensurable, s’éprouve comme existant, sans pouvoir se penser au sens d’une connaissance objective, mais dans l’intime tension de son être. C’est dans ce sens que Jaspers dira de l’existence qu’elle est transcendante. En extrapolant à partir de la pensée de Jaspers, il est possible d’envisager sur le même mode, autrui, comme situation-limite. Car, lui non plus, je ne peux pas le connaître. Pourtant il est là, irréductible, dans son incommensurable présence. Bien sûr, je connais les contours de cet autre, tel qu’il m’apparaît, face à moi, dans son existence phénoménale, mais, ce plus qu’il représente, je ne le saisis qu’en l’éprouvant. Aucun savoir positif n’est, à ce niveau, possible. Son altérité radicale s’impose comme horizon infranchissable. Mais, face à lui, face à cette altérité essentielle, je grandis dans la mesure même où je me laisse appréhender par elle. Et c’est en m’ouvrant à sa présence que je m’éprouve face à lui, comme une résonance, une vibration, impensable à moi-même, mais dans la puissance de mon être. 38

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Tolstoï rend génialement compte d’une telle révélation à soi, dans son célèbre récit sur La mort d’Ivan Ilitch. Ivan Ilitch Golovine est à l’âge de 45 ans au sommet de sa carrière, magistrat reconnu, conseiller à la cour d’appel à SaintPetersbourg, quand soudain il tombe gravement malade. Ivan Ilitch, qui a mené jusque-là une vie comme il faut, conforme à toutes les attentes sociales, et qui a tout réussi grâce à cette conformité sans faille, se trouve alors, à l’apogée de son ascension sociale, face à la douleur et à la mort, dans la plus absolue solitude et dans la plus indicible angoisse. Le monde autour de lui ne lui apparaît plus que comme un vain décor sans consistance : pour les médecins, il n’est qu’un cas, pour sa famille, qui se contente de faire son devoir, il n’est qu’un poids, et pour la société, il ne représente plus qu’une case vide. Seul Guerassim, son serviteur, est capable d’empathie et de compassion. Il est là, dans sa simple présence, et, du fond d’un savoir immémorial, fait d’instinct les quelques gestes qui soulagent ; Guerassim sent bien plus qu’il ne réfléchit. Et c’est dans le miroir de cette âme pure qu’Ivan Ilitch repasse en revue toute sa vie, cette vie dont il mesure l’inanité et tous les faux-semblants. Dans son abandon extrême, Ivan Ilitch mesure l’impasse de son existence. Il fait un rêve « où on le mettait violemment dans un sac noir, étroit et profond, où l’on cherchait à l’enfoncer sans y parvenir. Et cette chose effroyable pour lui était accompagnée d’une autre torture : il avait peur, il voulait y entrer lui-même, et cependant il résistait et, en luttant, s’enfonçait toujours davantage. Soudain, il se dégage et tombe ». Rêve d’impasse s’il en est, avec cependant l’intuition d’un dépassement possible. Il se dégage, à la fin du rêve, de son cauchemar. Vers où tombe-t-il ? Il ne le sait pas encore. Trois jours avant la fin, écrit Tolstoï, « Il avait compris qu’il était perdu, qu’il n’y avait plus d’espoir, que cette fois c’était la fin, et que le problème de la vie était insoluble. » Et l’angoisse et les douleurs physiques ne font que redoubler. La douleur morale toutefois est plus insurmontable encore. « Pendant trois jours », continue Tolstoï, il cria ainsi. Il se débattait dans ce sac noir où le poussait une force invisible et invincible. Il se débattait comme se débat un condamné à mort entre les mains 39

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du bourreau, bien qu’il sache qu’il ne peut échapper au supplice ; et, en dépit de ses efforts désespérés, il se sentait emporté de plus en plus vers ce qui le terrifiait. Il sentait que ses souffrances provenaient de ce qu’il s’enfonçait dans ce trou noir et n’y pouvait pénétrer tout entier. Ce qui l’empêchait d’y entrer, c’est l’idée (de justifier) que sa vie n’avait pas été mauvaise. Cette justification de sa vie le retenait, le tirait en arrière, et le tourmentait le plus. Tout à coup, il y eut comme une force qui le frappa dans la poitrine et sur le côté. Il suffoqua. Il était précipité dans le trou noir et là, au fond, quelque chose brillait. Il éprouvait ce qu’on éprouve parfois en chemin de fer, quand on croit avancer tandis qu’on recule et que, tout à coup, on s’aperçoit de son erreur. « Oui, ce n’était pas cela ! » se dit-il. « Mais cela ne fait rien. On peut encore réparer cela ». Quoi « cela » ? » se demanda-t-il et, soudain, il se calma. C’était la fin de la troisième journée, deux heures avant sa mort. À ce moment, le petit collégien (son jeune fils) se glissa doucement dans la chambre de son père et s’approcha du lit. Le mourant continuait à crier en agitant les bras. Sa main rencontra par hasard la tête de son fils. Le petit collégien la saisit et la baisa en sanglotant. C’était juste au moment où Ivan Ilitch, précipité dans le trou noir, voyait le point lumineux et comprenait que sa vie n’avait pas été ce qu’elle devait être, mais qu’il pouvait encore réparer cela. Il se demandait : Quoi, « cela » ? et attendait quand il se sentit baiser la main. Il ouvrit les yeux et aperçut son fils. Il s’attendrit. À ce moment, sa femme s’approcha. Il jeta les yeux sur elle. La bouche ouverte, le visage couvert de larmes, elle le regardait. Il eut pitié d’elle. « Oui, je les torture, pensa-t-il. Cela leur fait de la peine. Il vaut mieux pour eux que je parte ». Il voulut leur dire cela, mais il n’en eut pas la force. « À quoi bon parler. Il faut mieux le faire », pensa-t-il. Il montra des yeux son fils à sa femme et dit : – Va… J’ai pitié… et de toi aussi… […] Soudain, le problème qui l’obsédait s’éclaira de deux côtés, de dix côtés, sous toutes ses faces. « J’ai pitié d’eux. Je voudrais les voir moins souffrir, les délivrer de moi, me délivrer moi-même de ces souffrances. Comme c’est bien et comme c’est simple, pensa-t-il. Et mon mal, où est-il ?… Où es-tu, mon mal ?… ». Il devint toute attention. « Ah ! le voilà ! Eh bien, tant pis ! Et la mort ! où est-elle ? » Il chercha sa peur habituelle et ne la trouva pas. « Où est-elle la mort ? ». Il n’avait plus peur, car il n’y avait 40

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plus de mort. Au lieu de la mort, il voyait la lumière. « Ah ! voilà donc ce que c’est », prononça-t-il à haute voix. « Quelle joie ! ». Tout cela ne dura qu’un instant. Mais l’importance de cet instant fut définitive. Pour son entourage, son agonie se prolongea encore deux heures. Quelque chose râlait dans sa poitrine, son corps ruiné tressautait. Puis, peu à peu, le râle et les secousses diminuèrent. – C’est fini ! dit quelqu’un derrière son chevet. Il entendit ces paroles et se les répéta : « Finie la mort… La mort n’existe plus ! » se dit-il. Il fit un mouvement d’aspiration, qui demeura inachevé, se raidit et mourut.

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Recherche en psychosomatique. Cancer et psychosomatique relationnelle Dr Michèle Chahbazian

Éloïse, 55 ans Dr Michèle Chahbazian C’est une femme très élégante, vêtue d’une sorte de sari blanc, un sourire très doux au visage, mais un peu à distance. Elle vient me voir parce qu’on vient de diagnostiquer chez elle un cancer du sein, mais il y a longtemps qu’elle avait mes coordonnées. Elle est la 9e d’une fratrie de 10, et la sixième fille. Son père était très autoritaire et travaillait dans la recherche. Sa mère, douce et tranquille, était débordée et peu sécurisante, ayant elle-même perdu son père très tôt, puis développé une sclérose en plaques à la naissance du plus jeune fils, alors qu’Éloïse avait 4 ans. À 9 ans, son père, âgé de 53 ans, meurt d’une leucémie, et elle est placée en pension. « Dans ma vie, je n’ai fait que des mauvais choix » me dira-t-elle en racontant sa vie. « Je me suis mariée, j’ai eu 2 enfants, puis j’ai divorcé, ils avaient 7 et 9 ans. J’étais mal dans ma peau, mal dans ma vie ». Adolescente, elle dit avoir été boulimique vomisseuse. Elle a toujours été dans un fonctionnement très mental, fascinée par les idées, les croyances. Elle a déjà été suivie plusieurs fois par des psy, et c’est un domaine qui la passionne. Elle se souvient d’un rêve : « Il y avait un perron et beaucoup de brouillard. Je basculais dans le brouillard ». Par le passé, elle a été secrétaire de direction, avec beaucoup de responsabilités, mais a eu de gros problèmes de dos qui ont provoqué chez elle une invalidité. Elle se retrouve dans une situation 43

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financière très délicate. Il y a quelques temps, elle a eu une tendinite qui a duré longtemps, et il y a 6 mois une hernie discale. Elle me dit  : «  je sentais qu’il allait arriver quelque chose  ». Son cancer a été diagnostiqué, il y a 10 jours et elle va bientôt être opérée. Après l’intervention, elle revient, et me raconte que sa fille aussi a été opérée d’un cancer il y a quelques années. Elle a tendance à culpabiliser beaucoup. Pour elle, son cancer, elle se l’est fabriqué. L’hospitalisation ne s’est pas très bien passée, mais elle a fait beaucoup de visualisation positive. Malgré un profond abattement, elle continue à s’efforcer de se battre. Cette tension corporelle me semble extrêmement délétère, car elle entretient un cercle vicieux. Elle semble penser qu’à force d’énergie, elle va pouvoir aller mieux, malgré ses événements de vie fort difficiles, or elle me paraît à bout de forces, et dans un cercle vicieux tonique, qui est certainement en cause dans le développement du cancer. Je me permets de lui exprimer comment je perçois les rapports psychosomatiques. Je lui dis qu’à mon avis on ne se fabrique pas un cancer, mais qu’il peut survenir dans un contexte de grande souffrance. Je mets en avant l’intérêt de l’équilibre, auquel elle est spontanément très sensible, mangeant bio et recherchant l’harmonie. Je lui exprime que sa souffrance est grande, elle l’a dit, et que la contenir exige toujours beaucoup d’énergie ; or les difficultés de la vie sont également consommatrices d’énergie, et les moments de plaisir qui pourraient la recharger un peu sont quasi inexistants dans sa vie actuelle. Je rajoute qu’à mon sens, contenir la souffrance se produit souvent à grand renfort de tension corporelle, qui s’exprime peut-être dans son corps avec les tendinites et les hernies discales. Si contenir notre douleur est souvent nécessaire, dans la situation où elle se trouve, qui va exiger beaucoup d’énergie de sa part, elle me paraît prise dans un double coût énergétique, par cette souffrance qu’elle vit à l’intérieur, et par l’effort qu’elle fait pour la dissimuler aux autres essentiellement, puisqu’elle même la connaît et vit avec. Dans la période difficile qu’elle traverse, je l’encourage à économiser son énergie, la garder pour elle, afin de mieux pouvoir affronter la maladie, plutôt que de la dépenser pour préserver surtout l’extérieur et les autres. Elle est interpellée par cette façon de voir, et semble d’accord pour se relâcher un peu, et faire moins d’efforts pour paraître. La fois suivante, elle me parle de sa fatigue qu’elle ressent beaucoup. 44

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Elle raconte aussi qu’elle a été agressée l’an dernier, on lui a arraché un sac qu’elle ne voulait pas lâcher. Elle avait déjà subi plusieurs agressions dans le passé. Ce sac était à droite, elle a tenu bon, jusqu’à en avoir une lésion à l’épaule. À présent ,le cancer touche le sein droit. Elle est droitière. Elle y voit du sens, car elle est toujours à la recherche de liens symboliques. De mon côté, je n’accentue pas cette tendance, mais insiste plus sur la dimension concrète, en l’encourageant à se reposer par exemple et à prendre du temps pour elle, mais elle réplique que sa situation matérielle ne le lui permet pas. Elle se plaint d’être trop sensible, trop réceptive, elle me dit aussi percevoir de la révolte à l’intérieur d’elle. Je l’accompagne dans cette exploration de son intérieur, car j’ai le sentiment que le fait d’avoir posé un dedans et un dehors différenciés, l’a aidée à relâcher un peu la tension corporelle et à ressentir son corps. Du coup, elle sent davantage sa fatigue, et s’autorise à l’exprimer. La fois suivante, elle a pensé à sa rébellion, qu’elle associe au père. Dans cette famille nombreuse, il était sévère et très organisé, alors qu’elle en faisait beaucoup à sa tête, avec un tempérament d’artiste hérité du grand-père paternel, mort jeune. Elle se plaindra encore de son corps lourd. De sa dépendance aux autres, n’étant capable de reconnaître sa propre valeur que si elle lui est renvoyée de l’extérieur. Chez elle, il ne fallait pas exprimer de conflictualité. Elle ressent des choses paradoxales en elle, un sentiment de confiance intérieur, qui disparaît dès qu’elle est confrontée aux autres. Le temps l’angoisse. Elle a du mal à être dans le présent, anticipe beaucoup, projette très loin de son propre corps. Elle associe ce fonctionnement à l’enfance, où elle n’était jamais au bon endroit au bon moment, et s’efforçait de faire comme si elle était en dehors d’elle. Plus tard, elle a un projet de changement. Contre toute attente, elle va pouvoir s’installer dans un bel appartement ancien, où il y a de l’espace. Elle est contente, en même temps que cela lui semble presque trop pour elle, comme désadapté à son contexte. À propos d’espace, nous enchaînons sur le corps, qui est aussi un abri, un espace à vivre. Elle dit être perturbée par ce changement qu’elle n’imaginait même pas, mais pense qu’elle va s’y sentir bien car l’appartement est haut de plafond, avec des moulures anciennes, tout ce qu’elle aime. 45

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Lors d’un entretien suivant, elle me dit être toujours fatiguée, mais étonnée par le lâcher prise qu’elle ressent. Cela la surprend beaucoup car c’est une notion sur laquelle elle a beaucoup travaillé en théorie, avec les médecines douces notamment, sans jamais y être. Elle le perçoit comme une sorte de sentiment dépressif qu’elle accepte et contre lequel elle ne lutte pas. Et elle me raconte des rêves. Un rêve ancien, où elle arrivait tout au bout d’un chemin et il n’y avait que des anges. Puis un rêve plus récent : « je faisais le tour de la ville, toute nue, j’étais bien » ; et un autre rêve : sur un perron où il y a du brouillard et elle ne voit rien, mais une main la rattrape. Comme cet ancien rêve où elle butait sans voir, mais ici, elle est rassurée par la main. Encore un autre rêve : elle se trouve dans son ancien appartement, et ne parvient pas à fermer la porte, il y a une femme auprès d’elle, sorte d’Arielle Dombasle, qui devrait la fermer mais ne le fait pas non plus. Puis elle se plaint de son entourage, qui ne s’est pas rendu très disponible pour l’aider au déménagement. C’est la première fois qu’elle se plaint de ses proches. Enfin, elle s’autorise à manifester son mécontentement. Et cette femme du rêve, caricature de la personne qu’il faut être, figure certainement les exigences de conformisme de la patiente, qui ne lui permettent, pas plus qu’à elle-même, de refermer la porte, se préserver, tout en délimitant un espace propre. Plus tard, elle va me parler de ses enfants avec une maturité nouvelle, elle est toujours triste, assez fatiguée, mais semble avoir pris du recul, parvenant notamment à évoquer son inquiétude maternelle. Quelques temps plus tard, elle m’apporte enfin un rêve agréable : elle était logée chez un couple, simple et rassurant, qui lui disait que ça allait bien se passer. Elle met en opposition la femme du rêve précédent, toute dans l’apparence, à ces gens paisibles. Et elle enchaîne sur le fait qu’elle commence à être bien chez elle, à recevoir des amis, ce qui est très nouveau. Elle se sent plus vivante, plus détendue. Elle est dans l’ouverture enfin, là où auparavant tout était bloqué : « chaque fois que j’attendais une nouvelle, je me disais, pourvu que ce ne soit pas pire, mais c’était toujours pareil ». Peu à peu, nous allons avancer dans l’évocation de son histoire. Elle a épousé un homme très conforme lui aussi, et assez dévalorisant. Elle a eu du mal à le quitter, vivant cette rupture comme un échec. Ensuite, ses relations sentimentales se sont toujours mal 46

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terminées. Elle a toujours été à la recherche d’hommes qui pourraient lui renvoyer une valeur propre, en même temps son sentiment était qu’ils n’avaient pas vraiment accès à ce qu’elle était. Le relationnel a toujours été empreint de conformisme, dans la nécessité de satisfaire l’autre, d’être aimée, d’être bonne, comme dans la recherche d’un miroir pouvant lui renvoyer une valeur, mais loin toujours de son corps propre, de son intérieur. Une sorte de dissociation entre une profondeur, riche de sensations et d’imaginaire, lui appartenant intimement mais isolée, et connotée négativement, par la culpabilité héritée de son éducation et de son histoire, et une part plus superficielle, sensible aussi mais soucieuse d’autrui, du regard de l’autre sur soi, conformiste, exigeante, dans un rapport négatif avec sa subjectivité. Cette rupture, source de conflictualité toute sa vie, est dans la lignée de ce que j’avais décrit dans les fonctionnements hystériformes dans le livre sur l’affect. Une sorte de coupure au sein des affects, entre des affects de surface rattachés aux autres, à l’exigence de satisfaire et d’être conforme, et des affects plus profonds, ressentis par le corps mais dont la valeur symbolique est refoulée. Ils provoquent une douleur profonde, souvent attribuée à une sorte d’incapacité au bonheur, ou à une confuse conviction d’une part mauvaise au fond de soi, contre laquelle il faut lutter. Le morcellement concerne ici des niveaux différents, préserve la structuration de la personnalité, mais entretient une dysharmonie affective, retentissant sur le rythme corporel, et peut être le point de départ d’un cercle vicieux lorsque les événements de vie sont difficiles. Chez Eloïse, la disjonction de plus en plus grande entre un surmoi corporel formel entièrement structuré par l’extérieur et les autres, quasi désolidarisé d’un intérieur affectif, profond, lié au corps propre, mais rejeté en même temps que la subjectivité, a fini par conduire à l’impasse, lorsque les événements de vie, devenus trop difficiles, ont entraîné un épuisement intérieur se traduisant par la perte du rythme propre. Il y a un clivage en elle, entre une part profonde, riche en imaginaire mais totalement incapable de vivre dans le monde réel (le grand-père artiste est mort jeune), sans relation donc, et une part adaptée, en relation à autrui, qui se conforme efficacement dans la tension corporelle. Les anciens rêves témoignaient bien de cette absence de relation possible pour sa part profonde, car elle n’y rencontrait que le brouillard, ou, au mieux, des anges. Ce clivage explique son sentiment paradoxal d’une confiance en elle, si elle est seule avec elle-même – dans le monde imaginaire 47

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donc – qui disparaît dès qu’elle est en présence d’autrui, où seul le conformisme de surface va lui donner une valeur propre. Ce rapport conflictuel à soi a fonctionné longtemps, avec des symptômes alimentaires ou dépressifs, puis a tourné à l’impasse avec l’accumulation d’événements de vie difficiles et malgré l’accentuation de la tension corporelle. L’impasse est survenue selon un mécanisme d’épuisement et de cercle vicieux, où la perte de l’Unité est devenue totale, entravant complétement le rythme propre. Nous ne sommes pas dans le registre du morcellement des fonctionnements pychotiques, ni du clivage du fonctionnement pervers, mais l’éloignement de l’Unité va favoriser la survenue de l’impasse. Lors d’un entretien plus récent, elle va parler un peu plus de son rapport à l’image du corps. Elle déteste qu’on la prenne en photo, car son image lui pose problème. Elle explique que pour elle la photo est une intrusion de son intimité qu’elle compare à un viol, tout en disant qu’elle ne supporte pas non plus ces mimiques qu’arborent les gens photographiés, qui sont fausses et ne leur correspondent pas vraiment. Donc adopter une pose est inacceptable en même temps que la photo est vécue comme une pénétration. Tout se passe comme si elle n’avait pas intégré la dimension de profondeur légitimement différenciée de la surface. Pour moi, c’est comme si le corps réel n’avait pas d’existence : il se réduit à une image plane qui ne laisse pas de place à la différence et à l’espace propre. Or n’étant pas dans un fonctionnement psychotique, elle ressent sa profondeur différente de sa surface, mais à laquelle elle ne peut donner de légitimité puisque la différenciation est impossible en termes d’espace. Son fonctionnement psychique admet la différenciation, mais l’espace corporel l’exclut. Comme si le corps n’avait ni dedans, ni dehors, n’étant qu’une surface. Or les affects, qui sont aussi corporels, ont besoin d’un espace pour être légitimés. Les affects sont ressentis et non refoulés comme dans les fonctionnements adaptatifs, mais ils n’appartiennent pas à l’espace réel, ce qui produit une disjonction qui éloigne l’être de son Unité. Tout se passe comme si la part affective subjective n’appartenait pas au monde réel, rendant impossible la relation. Quand la relation apparaît, le corps existe comme un surmoi corporel, et la subjectivité disparaît. Le monde extérieur et le monde intérieur sont totalement clivés car le corps n’est qu’une surface plane. Il ne peut faire office d’interface et de lien entre intérieur et extérieur. C’est sur cette rupture, qui est une forme de clivage, que se produit le dysfonctionnement. 48

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Un peu comme si l’être humain étant Unité, tout ce qui l’en éloignait trop favorisait la survenue de l’impasse. Le travail thérapeutique nous permet d’avancer vers une réharmonisation, qui rapproche de l’Unité, avec une diminution des tensions corporelles, une réappropriation des affects et un meilleur positionnement psychosomatique, qui a des répercussions sur la perspective identitaire. Dans son travail, où elle a décidé depuis quelque temps de s’occuper de personnes âgées, elle passe d’une activité quasi ménagère, à un travail de dame de compagnie de grande qualité, où elle effectue un soutien très efficace, qui s’apparente presque à un travail de psychothérapie. Elle décide à présent de se faire rémunérer correctement, ce qu’elle n’osait pas jusque-là, parce qu’elle travaillait sans être déclarée. Elle retrouve une légitimité de son être qui retentit sur sa position sociale, et commence même à modifier son attitude avec ses proches et sa famille. Tout son être au monde s’en trouve modifié. Par ce cas clinique, j’ai voulu montrer comment le travail relationnel permet une réharmonisation de l’être, rapprochant des termes dont l’éloignement peut confiner à une quasi-perte d’identité. Ici la perte d’énergie liée au fonctionnement en cercle vicieux a conduit à l’impasse du cancer, mais nous retrouvons de tels types de clivages dans de nombreux cas de troubles des conduites alimentaires. Ceux-ci sont beaucoup plus répandus chez les femmes que chez les hommes. Or, statistiquement, il semblerait que la pathologie dont la répartition quant au sexe soit inversement proportionnelle, concerne les troubles paranoïaques. Une hypothèse serait à explorer : celle de la variabilité de la symptomatologie selon l’investissement sur lequel porte le surmoi corporel, orienté par le sexe, l’éducation et le fonctionnement social. Nous pourrions envisager que, chez la femme, l’investissement corporel prend une fonction identitaire, là où, chez l’homme, c’est bien souvent le statut socio-professionnel qui en est porteur. Ainsi les pathologies qui atteignent l’identité, avec un clivage entre une part surmoïque et une part affective plus profonde, se manifesteraient plus chez la femme sur le plan de l’image du corps, avec des troubles alimentaires, et chez l’homme dans sa position sociale. Les personnalités dites narcissiques seraient ainsi « victimes » de la société en développant des registres symptomatologiques différents, qui pourraient cependant renvoyer aux mêmes types de dysfonctionnements. 49

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Le degré de l’atteinte identitaire serait en cause dans la variabilité symptomatique, argumentant dans le sens d’un continuum entre des troubles névrotiques et psychotiques, en accord avec la clinique, l’implication du fonctionnement primant sur celle de la structure, dans une mobilité en accord avec la théorie relationnelle. Nous pourrions dans le même sens mieux comprendre la variabilité symptomatique selon les cultures, qui fait qu’en Afrique notamment, les échelles d’évaluation de la dépression élaborées dans le monde occidental ne sont pas applicables, car elles concernent essentiellement la dévalorisation individuelle. Or, si chez nous la valeur identitaire est essentiellement portée par l’individu, dans d’autres cultures elle est groupale, et la symptomatologie diffère. Cette voie de recherche est à approfondir, qui montre l’importance du surmoi corporel dans la pathologie psychiatrique, très orientée par la dimension socio-culturelle. La nouvelle terminologie employée par M. Sami-Ali, d’ethnopsychiatrie relationnelle, en est d’autant plus justifiée.

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Cancer, soins palliatifs et approche relationnelle Caroline Delannoy Introduction : résonance entre la démarche palliative et l’approche relationnelle Psychologue clinicienne au sein d’une équipe mobile d’accompagnement et de soins palliatifs (Emasp), je souhaite vous présenter cette réflexion sur «  Cancer, soins palliatifs et approche relationnelle ». Que sont les soins palliatifs  ? Les soins palliatifs sont définis par la Société française d’accompagnement et de soins palliatifs comme s’adressant aux personnes atteintes de maladies graves évolutives ou mettant en jeu le pronostic vital, en phase plus avancée ou terminale. Leur objectif est le soulagement des symptômes physiques, psychologiques, sociaux et spirituels. Ils se refusent à donner intentionnellement la mort. Selon le souhait de la personne et des proches, il est possible de recevoir ces soins dans des institutions, ou à domicile. En France, en institution, il existe 3 types de structures de soins palliatifs pour accueillir les patients : à l’hôpital général ou structures hospitalières grâce aux Emasp et les lits identifiés de soins palliatifs, et en USP (Unité de soins palliatifs).

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À domicile, 2 types de dispositifs permettent cette prise en charge : les services d’Hospitalisation à domicile (HAD), et les réseaux de soins palliatifs. Afin que vous puissiez vous représenter le cadre dans lequel je travaille, je vous présente la composition de l’équipe mobile et ses modalités d’intervention. Elle est composée de deux médecins, de deux infirmières, d’une secrétaire et d’une psychologue clinicienne. Nous nous déplaçons dans tous les services d’un grand hôpital pluridisciplinaire, mais nous ne nous déplaçons pas au domicile des personnes, ni dans d’autres institutions. Nous n’intervenons que sur l’appel des services ou des patients ou de leurs proches. Les équipes mobiles ne sont pas vecteurs directs de soins, et ont un rôle de réflexion, de conseil et de formation. Ce texte, parmi cette journée sur le cancer, est la représentation d’une attention globale à toutes les situations de cancer qui peuvent, malheureusement aussi, malgré les efforts de chacun, évoluer défavorablement. Cette attention globale et singulière n’est pas l’apanage des soins de supports et des soins palliatifs, elle s’applique à l’ensemble de la médecine : ce sont les soins continus. Comme le décrit Jean-Marie Gomas, « la frontière entre curatif et palliatif est mouvante, car il s’agit en fait d’une approche globale du malade où ces deux états d’esprits sont intriqués ». Ces soins dits continus « désignent l’approche clinique multidisciplinaire permettant de soigner le malade comme une véritable personne, au cœur de son histoire et de ses désirs, quelle que soit l’évolution de sa maladie, même si celle-ci est potentiellement mortelle, en gardant en permanence toutes les ressources de la médecine moderne au service le plus éthique possible du sens et de la qualité de sa vie »1. Il existe une résonance entre la démarche palliative et l’approche de la psychosomatique relationnelle, en ce sens qu’elles considèrent la personne dans sa globalité et sa singularité et qu’elles posent comme base fondamentale la relation. Les séminaires et les conférences données par le CIPS ont donc été pour ma pratique clinique un apport essentiel quant au travail thérapeutique qui peut être réalisé auprès de personnes souffrant de pathologies organiques, et, du travail spécifique du soignant à l’hôpital. 1.  J.M. Gomas, « Pourquoi des soins dits palliatifs » ? In : Soins palliatifs : réflexions et pratiques, pp. 26-27.

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Je souhaite alors vous proposer de créer une plage entre la terre et la mer (la terre qui serait les soins curatifs et la vie et la mer celle des soins palliatifs et la mort), et que la progression négative de la maladie vers la fin de vie soit moins vécue telle que la chute d’une falaise pour les soignants. C’est-à-dire réhabiliter la vie lorsque l’aggravation majeure de la maladie survient, que cela soit moins vécu comme un échec, et que l’abandon dans les paroles et les faits ne s’installe pas. Daniel Sibony dans la préface du livre « Soins palliatifs : réflexions pratiques », énonce que « les questions qui surgissent à l’approche de la mort – pour les soignants, les « patients » et les familles –, sont toutes des questions de vie : la nôtre et celle de l’autre, et le lien mouvementé entre les deux »2. Je vous propose ainsi une clinique de l’espoir. La permanence de l’espoir et de l’imaginaire sera un défi permanent pour nous, soignants.

Comment penser la pathologie organique d’un point de vue relationnel lors d’une démarche palliative? Cela consiste à : –– pouvoir aborder en premier lieu la question du lien possible avec la personne, avec les soignants, et, comme Sami-Ali propose, de « découvrir dans quelle sorte d’enfermement le sujet se trouve déjà pris »3. Pour notre part, le sujet est tant le patient, le proche, que le soignant. Nous nous appuyons ici sur la clinique de l’impasse ; –– se baser sur le principe de continuité et de la circularité : il s’agit du regard du soignant vers le patient et ses proches, et un accordage entre soignants par rapport au patient et à ses proches. C’est-à-dire une attention aux soignants, au patient à ses proches, et de permettre une médiation activant la circulation de l’attention ; –– développer le travail de la fonction de l’imaginaire, tant avec les soignants, qu’avec le patient et ses proches. 2.  Daniel Sibony, Préface de la 3e édition de Soins palliatifs : réflexions et pratiques, p. 11. 3.  Sami-Ali, p. 132.

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Nous organiserons notre propos de telle sorte à pouvoir discuter de la question soignante dans un premier temps, pour ensuite faire place au patient et à ses proches.

Soignants et approche relationnelle Repérage de l’impasse ou du conflit L’évolution d’une médecine très technique, le système de soins, la tarification à l’activité, les critères d’accréditation, les autorisations multiples et variées, la charge de travail, les multiples imprévus, les « entrées », puis les « sorties », tout cela nous contraint en tant que soignants à « agir ». Martine Derzelle, psychologue, parle également de la déresponsabilisation où elle explique que la « parcellisation des tâches qui fait perdre de vue l’ensemble auquel l’action concourt, contribue à occulter la responsabilité qui s’y engage et le même sens de l’entreprise thérapeutique »4. Et au final, moins, peu voire pas de relation : c’est presque le ipatient dont parle l’écrivain et médecin Abraham Verghese. Le repérage de ces possibles impasses, dont celle institutionnelle, est d’autant plus fondamental qu’en tant qu’équipe transversale, l’Emasp représente une équipe « tiers », et nous observons fréquemment des dynamiques de prises en charge médicales, de projets thérapeutiques ayant reproduit une même situation d’impasse que vivaient les patients. La dynamique de soins s’étant constituée ainsi et reproduisant dramatiquement pour le patient une ultime situation de non sens. Dans cette impasse institutionnelle et celle relationnelle du soignant-patient, les possibles moments d’écoute sont éludés – pourtant riches et féconds – et si nécessaires à la relation thérapeutique où nous pouvons pleinement poser notre regard et notre attention sur un être humain, son histoire et son identité culturelle, sans nous soucier de la durée du séjour moyen à ne pas dépasser. Et cela, non pas que les soignants se placent dans une dynamique de malfaisance ou de négligence, mais que dans un hôpital d’aigus où se croisent bronchites chroniques, cancer, côtés cassées et tumeurs cérébrales, les situations palliatives sont violentes avec 4.  M. Derzelle, p. 10.

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tout ce qu’elles véhiculent de sentiments d’échec de la prise en charge médicale, voire d’impuissance, d’angoisse de mort propre au soignant. En termes plus concrets, c’est jongler de manière hebdomadaire entre une attitude curative et une démarche palliative, choc des contrastes, lorsqu’un soignant passe de chambre en chambre. Entre légèreté et pesanteur. Ce sont des jeux d’émotions dont la valeur et l’intensité s’opposent et contribuent à l’épuisement émotionnel, et bien sûr professionnel, encore malheureusement tabou dans le domaine de la santé. Sur ce constat, la situation palliative peut être perçue comme un échec de la prise en charge curative, voire être une impasse. Nous savons bien que la personne atteinte de pathologie somatique attend beaucoup plus qu’un soin d’organe. Le patient nous dit son espoir d’être soigné, son aspiration à être reconnu en tant que personne. En témoigne cette personne, qui, en décembre 2000, lors des États généraux des malades atteints par le cancer organisés par la Ligue nationale contre le cancer, s’adresse aux soignants et énonce « je suis un être physique, un être psychique, un être subtil et spirituel. Comment m’avez-vous traitée ? ». Alors, il y a bien encore du sens à continuer la prise en charge jusqu’au bout, au sein du service de référence si cela a du sens pour le patient.

Création d’une relation dans laquelle peut se projeter le soignant pour permettre une démarche de soins palliatifs L’approche en psychosomatique relationnelle nous a invités à créer une relation entre soignants dans laquelle peut se projeter le soignant référent pour permettre une démarche de soins palliatifs, et dépasser ainsi l’impasse palliative. L’impasse palliative serait l’impossibilité de percevoir et de vivre l’aggravation de l’état de santé car la mort est sur les trois côtés : –– poursuivre les traitements curatifs et les examens complémentaires devient inconfortable et déraisonnable, ne permettant pas une qualité de vie, ni de freiner l’évolution. Obstination déraisonnable. –– tout arrêter signifie la coupure de la relation au cancérologue, et l’arrêt de l’espoir, induisant un vide, une mort relationnelle ; –– rester en suspens induit une situation de non sens où le patient vient en consultation ou en hôpital de jour, sans réponses, sans soins, il faut « attendre » que cela aille mieux. 55

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Cela consiste à permettre dans l’espace relationnel que nous leur proposons : –– de se représenter la situation d’un patient ; –– et de se représenter la relation patient-soignant ; –– et d’accepter la réalité du vécu émotionnel en tant que soignant « personne », et sortir de cette neutralité, blouse blanche qui, en fait, enferme ; –– et ainsi, dans cet espace de projection, peut se déployer la vision d’une singularité, celle du patient et celle du soignant, et sortir du banal induit par une institution, exigeant un agir, perdue dans son angoisse de soigner plus et plus de personnes. Ce sont des moments d’échanges entre médecins, infirmiers, aides-soignants, psychologues, kinésithérapeutes, assistantes sociales, diététiciennes, attachés au service de médecine, et les médecins, infirmières et psychologues de notre équipe. Échanges sous deux formes, pouvant être hebdomadaires ou ponctuels sous forme de réunions, et ceux au décours de la prise en charge. Ces réunions ont été imaginées, par eux, par nous, au fur et à mesure de la construction de nos liens, et sont adaptées à chaque culture de service. Ainsi, nous ne créons pas la même fréquence d’échanges et les mêmes types d’interactions dans le service de cancérologie et dans ceux de chirurgie ou de pneumologie de notre hôpital. Nous suivons ainsi le rythme de chaque soignant et service à penser et vivre les situations palliatives et de fin de vie  ; d’ailleurs, souvent nous échangeons beaucoup sur les débuts de prise en charge, sur les soins curatifs, sur les promesses énoncées ou pas. J’écris «  vivre les situations palliatives pour les soignants  », soit les émotions des soignants, parce que l’angoisse et l’attachement ne sont pas réservés au patient ; elles touchent aussi les soignants, et si elles ne sont pas projetées dans un espace relationnel avec nous, elles participent à créer des situations sans issue, comme nous l’avons déjà mentionné. De telle manière à créer une plage entre la terre et la mer, je vous disais au début. Ce ne sont donc pas des réunions « de passation » de patients des équipes « curatives » aux équipes « palliatives », mais bien où via notre relation soignant-soignant et soignant-soigné nous permettons la continuité de la prise en charge, 56

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jusqu’au bout de la vie, sur trois axes : la compétence en soins de conforts, la relation et l’écoute de la temporalité du patient et de ses proches. L’impasse palliative se dissout ainsi, créant d’autres bases : permettre au patient de continuer à être lui-même malgré l’aggravation de son état de santé. Ce n’est pas revendiquer un rapport réaliste à la fin de vie et à la mort, mais permettre alors de penser que la mort n’est pas une maladie, ou une conséquence des mauvais soins antérieurs, ni même à l’autre extrémité idéaliser la mort, ou l’aseptiser. Mais bien de l’inscrire dans un ensemble relationnel et imaginaire, et cela sera un axe privilégié.

Accordage entre soignants L’action de l’Emasp se situe à remettre du sens, ou contribuer à ne pas le perdre. Elle consiste à nous introduire autour des personnes connues, des médecins référents du patient. Bien sûr, le médecin référent seul ne fait pas tout cela, mais c’est la convergence des regards des médecins d’autres spécialités, de l’infirmier et de l’aide-soignant, du psychologue/psychiatre, de l’assistante sociale, du kinésithérapeute, du psychomotricien… C’est un travail sur la non-coupure de la relation antérieure, une sorte de compagnonnage afin de soutenir les équipes à tenir une position intenable face à la mort annoncée, où le patient ne ressent pas un abandon justement au moment où il rencontre des complications nouvelles de son cancer, entrant pour lui dans un terrain de plus en plus inconnu et, de fait, angoissant. Un accordage nécessaire car nous rencontrons de plus en plus dans notre pratique en soins palliatifs des personnes touchées par le cancer souffrant de pathologies de l’adaptation. Là le corps réel est omniprésent et le fonctionnement de l’hôpital ne vient que renforcer cette perte identitaire, morcelant les prises en charge, distanciant les rapports (anonymat des personnes), « convoquant » les personnes. Les personnes parlent d’une manière prédominante du non sens de la vie à venir, et surtout faisant écho à une vie qui est inscrite pour eux de manière « classique, banale, ordinaire  ». Ils se sentent ainsi dépossédés d’eux-mêmes, de leur dignité (puisqu’il est difficile de les regarder de manière globale), et cela d’autant plus que la maîtrise réelle de leur corps leur échappe. 57

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Le corps réel est au premier plan, et la distanciation permise par le jeu de l’imaginaire (traduisant la situation vécue avec une couleur particulière) ne peut se réaliser. Tout est vécu, comme à vif. Ils ressentent le sentiment d’une vie profondément inachevée, ou coupée. Peut s’exprimer une révolte contre la douleur physique et les autres symptômes pénibles, venant dans une perception d’un corps étranger. Tout cela peut faire le lit d’une situation de demande d’euthanasie, ou de confusion, et appelle à une prise en charge de la personne touchée par le cancer, contenante, solide, souple et vigilante. Une attention globale qui a souvent à se faire dès le début des soins hospitaliers. Nous travaillons ainsi à faire prendre conscience aux soignants des signes de fragilité devant alerter sur un travail avec des équipes transversales (de la douleur, de soins palliatifs, d’addictologie, de la nutrition…). Contenante, dans la mesure où nous travaillons sur la cohérence (soit l’accordage entre soignants) : de penser la démarche de soins à partir du rythme global qu’a le patient, et la confiance accordée dans la perception que le patient a de sa situation. Croire le patient. Cela est la cohérence de soins, de projet thérapeutique mais aussi de cohérence de temporalité. Ce travail sur la cohérence est d’autant plus fondamental que dans les situations où la maladie est à un stade bien avancé, voire un stade de fin de vie, le sentiment d’existence en tant que base fondamentale est ici menacé. Il est menacé par l’imprévisibilité des complications, le sentiment d’insécurité et de vulnérabilité des patients, le manque d’énergie vitale et la fréquence des confusions. La souplesse de la prise en charge : pour pouvoir suivre ensuite un patient dans tous les services de l’hôpital où il pourrait être, du fait des complications de sa pathologie. Faire connaître le patient, son cheminement, ses projets thérapeutiques aux équipes des services qui ne connaissent pas le patient. Et nous permettons ainsi aux soignants « d’imaginer » ce futur patient et ses proches avec lesquels ils seront en relation. C’est un travail sur les « interstices », où la fonction de narration permet la continuité afin de transmettre une contenance indispensable. De même, lorsque le patient quitte le service ou son domicile, pour aller dans une unité de soins palliatifs, ou à domicile, nous communiquons entre psychologues ou avec le médecin traitant et autres professionnels, afin que le patient puisse se sentir accueilli, reconnu par telle ou telle personne, nommée, identifiée. 58

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La capacité à introduire l’autre lorsque cela fait sens pour lui : le psychologue, l’assistante sociale, le médecin de l’équipe de soins de support, de soins palliatifs, l’infirmière, des bénévoles d’accompagnement. Même lorsqu’ils sont chez eux, et pas de possibilité de venir en consultation externe, ou de suivi à domicile ou libéral, je m’adapte aux demandes de continuité des patients et des familles, en proposant des entretiens au téléphone, décidés à leur heure, et d’une durée possible pour le patient (fatigue, essoufflement, troubles digestifs…). Accordage avec les soignants de l’hôpital, et dans le lien avec ceux autour du domicile ou des soins de suite ou des unités de soins palliatifs, dans le respect de la personne, et non dans un « acharnement relationnel », comme alerte Martine Derzelle. En résumé, ce lien aux soignants permet « d’établir et d’apprendre à établir des liens » comme Sami-Ali le propose : –– « entre le fonctionnement psychique et la situation relationnelle ; –– pathologie organique et la relation à l’autre ; –– conscience vigile et conscience onirique ; –– affect et représentation ; –– corps réel et corps imaginaire ; –– réel, imaginaire et banal ;  –– relationnel et immunitaire »5. C’est ainsi un travail relationnel soignant-soignant, long et patient, autour de ces axes. Mon propos insiste sur ce lien soignant, car c’est ce premier pas, fondamental, vers une écoute globale. De la même manière que le psychologue clinicien ou l’équipe mobile intervient auprès de la personne ayant un cancer et de ses proches, en étant « introduit » par ces «  soignants référents  ». J’avais déjà présenté lors du colloque d’ouverture du CIPS en 2009 et 2010 le travail qui peut être réalisé en psychosomatique relationnelle auprès de personnes ayant un cancer et en fin de vie, et j’avais peu développé finalement ce qui a permis déjà cette « rencontre » signifiante, via le médecin ou l’infirmière qui, dans une relation, a pu faire le lien sur la possibilité d’une écoute globale, parce qu’il était lui-même dans cette écoute globale. En effet, si les soignants du service de cancérologie pensent 5.  Sami-Ali, p. 146.

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que vous intervenez « pour aider les personnes à mourir », ce sera difficile pour eux de vous introduire, mais également d’être en lien avec vous, du fait de l’impasse palliative. Ainsi ils ne peuvent vous appeler, mais ils ne peuvent non plus s’inscrire dans une vraie relation au patient et à ses proches. Tout y est bloqué.

Approche relationnelle du patient et des proches expliquée aux soignants J’explique l’écoute et le travail sur le rythme corporel, la médiation par la relaxation psychosomatique que je réalise auprès des patients et des proches, représentant la possibilité d’entendre des personnes qui souffrent dans leur globalité, et de créer une ouverture. Une ouverture sur le lieu même de l’hôpital, induisant un rythme, un espace plus accueillant pour eux. Un incontournable, car les multiples angoisses liées à la découverte d’une maladie telle que le cancer, la sidération qu’elle entraîne et la rupture dans le rythme corporel font entendre qu’au-delà de l’écoute des mots, l’être tout entier est en suspension, et tente de lutter pour préserver son identité. Une lutte. Lutte donc qui se place tant sur le plan du combat de la maladie que du combat contre la menace identitaire qu’induit le processus des soins, malgré lui. La question de la temporalité est au cœur de notre propos ici : la temporalité des soignants (touchés par l’épuisement professionnel) et celle de la globalité du rythme des soins donnés (radiothérapie, chimiothérapie, pose de PAC...) qui est de plus en plus régie par l’effet de la rationalisation et de la banalisation au détriment de la question du sens. C’est pour cela que ce travail relationnel soignant-soignant est si important, afin qu’ensuite cette approche relationnelle se déploie et se projette autour du patient et de ses proches. De leur expliquer que c’est la relation au soignant référent qui permet cette mutation, cette mise en lien. Ce n’est que si le soignant fait des liens que, dans la relation thérapeutique, peuvent se projeter ces liens, et que le patient peut lui-même faire des liens. M. Sami-Ali nous explique qu’« en prenant comme fil directeur la projection, on cherche surtout à faire coïncider conscience vigile avec conscience onirique. À réduire infiniment l’écart du sujet par 60

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rapport à lui-même »6, et j’ajouterai aussi du soignant par rapport au patient, « en tenant compte d’un bout à l’autre de la situation relationnelle ». Ce n’est pas une écoute passive, mais résonante et imaginante. Daniel Sibony explique bien cela : « mettre en mots ne suffit pas à symboliser. Il faut pour cela une présence marquante, une dimension du témoignage, une émotion partagée  »7. « C’est ce travail patient, persistant et simple » avec le patient et ses proches, « qui permet, selon Sami-Ali, d’abord d’actualiser dans une relation thérapeutique des situations d’impasse en rapport avec la pathologie organique, ensuite, en libérant le rêve et l’affect, de permettre au sujet incarné de transformer une situation d’enfermement coïncidant avec son histoire particulière »8, et cela est l’enjeu en soins palliatifs, face aux différentes angoisses qui sont l’angoisse de la dégradation, de la souffrance physique, morale, de la dépendance, de la séparation avec les proches, de la mort et du néant.

Illustration clinique : Madame A Lorsque je rencontre Mme A pour la première fois, elle est venue en hôpital de jour recevoir son traitement chimiothérapeutique. Cela fait quelque temps que son cancérologue référent essaie de l’orienter vers moi, et c’est parce qu’elle perçoit la confiance que ce médecin a en moi et par le fait d’être écoutée sur le lieu de l’hôpital qu’elle accepte une première accroche, me dira-t-elle plus tard. Ce travail d’orientation et d’écoute de sa personne, réalisé par ce médecin, a été très important. Ce sont dans ces premiers moments d’écoute globale réalisée par les soignants de l’hôpital que les personnes en souffrance peuvent commencer à entendre qu’elles peuvent bénéficier d’un soutien psychologique pour les aider à se sentir mieux. Elle me parlera à peine de sa maladie, si ce n’est pour m’indiquer qu’elle a un cancer pulmonaire, depuis un an. Mme A est mariée depuis plus d’une trentaine d’années. Elle a quatre filles, toutes mariées et a des petits-enfants.

6.  Sami-Ali, p. 137. 7.  Daniel Sibony, Préface de la 3e édition de Soins palliatifs : réflexions et pratiques (V. Blanchet et A. Brabant), p. 16. 8.  Sami-Ali, dans La relaxation psychosomatique de S. Cady, Préface, p. XI.

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L’approche relationnelle m’a permis d’accueillir Mme A dans sa globalité et d’ouvrir avec elle un espace en mouvement où se déploie une relation de personne à personne. Espace en mouvement où j’ai aidé Mme A à se réapproprier son espace imaginaire et sa capacité représentative, en travaillant avec elle via son activité onirique, et le rythme corporel grâce à la relaxation psychosomatique enseignée par Sylvie Cady. Nous élaborerons ainsi, dès les premiers temps, un espace intermédiaire dans lequel Mme A pourra se sentir en sécurité afin de pouvoir parler, exister. En effet, se pose d’emblée une première impasse liée à la prise en charge hospitalière et ce qu’elle évoque dans l’histoire de Mme A. La question de son identité est ici directement violentée par ce que peut induire l’impasse institutionnelle, à savoir une temporalité écrasante dans l’organisation des soins, qui sont imposés, la grandeur de l’hôpital général et sa monothématique du blanc (le blanc des blouses, des murs, des portes…), et peu d’échanges individualisés. Tout cela est perçu par Mme A comme un monde empreint d’anonymat, anonymat où on peut se perdre, on ne peut être reconnu, où on n’existe pas pour ce que l’on est. La première impasse relationnelle était la suivante : c’était important de me voir, mais rester encore un moment à l’hôpital était anxiogène pour elle. S’éloigner de son rythme de vie habituel la décontenance, elle ne parvient à avoir et à garder son rythme propre, mais a besoin d’un environnement sécurisant et lui ressemblant pour garantir son identité. Et partir sans me parler, et couper la relation n’était pas possible. Nous avons alors trouvé l’intermédiaire de l’échange téléphonique, dans un premier temps. Elle choisissait le jour et l’heure, et souhaitait que je l’appelle. Le problème identitaire touchait la question de la dépendance. Elle abordera en premier la question de sa dépendance au système médical. Cette dépendance, impossible et refusée par elle, venait malmener fortement sa compliance à la prise en charge globale qu’elle recevait pour combattre sa maladie. À l’hôpital, je travaillerai le lien qu’elle peut avoir avec les soignants, car ceux-ci étaient distants du fait de la difficulté de Mme A à pouvoir être détendue avec eux, exprimant son besoin de contrôle et de défiance de l’équipe de soins, redoutant un lien où elle ne serait pas écoutée. J’entendrais sa fatigue et son besoin de repos en limitant la durée de nos échanges, et surtout en l’interpellant sur un mode moins formel, en ponctuant par l’humour nos échanges où elle expose son 62

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vécu difficile. L’humour est un espace de créativité qu’elle affectionne, et qu’elle se réapproprie. La récupération de l’importance que peut constituer pour elle ses rêves fut un support essentiel pour se représenter et élaborer la question de la dépendance, et ouvrir des pistes pour se représenter son impasse à elle. La relation commence ensuite à s’engager plus profondément car elle acceptera des plus longs entretiens à l’hôpital, privilégiant une relation plus proche. Elle n’aura plus la nécessité de recourir à l’espace intermédiaire qu’est la médiation par le téléphone si ce n’est dans ses derniers moments. Elle récupère, dans la relation thérapeutique que nous avons nouée, un espace intermédiaire où elle peut expérimenter, projeter son ressenti, ses peurs… et non plus sur son corps réel (réellement malade), une situation réelle et figée de fait par définition. Tout cela à travers une écoute relationnelle dynamique, je tente de rendre dicible l’affect étouffé, quasi inexprimable. Quelque temps plus tard, les rêves suivants viennent représenter l’aide relationnelle. – Elle rêve qu’elle se rend à une consultation avec son cancérologue, et que devant être hospitalisée, peut rentrer chez elle pour prendre sa trousse de toilette. Ici elle peut rentrer en elle grâce à l’aide représentative. – Elle rêve des soins palliatifs. Elle y voit une vision plus adoucie de la mort qui signifie une ouverture de l’impasse grâce à la relation. Cela nous permet de parler de la démarche palliative, des unités de soins palliatifs, et surtout d’introduire la rencontre avec l’infirmière de l’Emasp, discussion qui se déploiera ensuite avec sa cancérologue. Elles parleront de son souhait de préserver sa qualité d’être et de vie, et sa peur de souffrir, et de ne pas être entendue par l’équipe de soins. L’équipe de soins pourra parler avec notre équipe sur la singularité de l’attention médicale pour Mme A, et pour la cancérologue, discuter des bénéfices/risques de la continuité de la chimiothérapie, et ainsi de respecter les attentes de la patiente. Elle commence à sentir davantage la dimension humaine de l’hôpital et exprime se sentir reconnue dans le service. Notre relation se projette ainsi sur les autres soignants qui s’occupent d’elle à l’hôpital, créant une prise en charge où elle se sent unifiée. La dynamique de nos entretiens, que nous ferons à la suite des consultations qu’elle aura avec le cancérologue, lui sera précieuse pour faire le lien entre le corps et l’âme. 63

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Je croiserai son mari, et elle fera le lien avec lui. Ce seront des échanges informels, mais qui auront pour elle tout leur sens. Je suis maintenant pour elle à l’interface de ce qui la lie au relationnel médical et à la maladie, mais aussi au relationnel de sa vie familiale. Après une rechute infectieuse, nous approfondirons ensemble son impasse de l’hôpital, et de la dépendance. Elle peut aborder les risques liés à son cancer pour la première fois, celui d’une aggravation de son cancer en l’absence de chimiothérapie. Elle parlera plus clairement de son angoisse de s’approcher de la mort, du néant qu’elle perçoit dans cette chute tonique. Par ce rêve qui peut être ressenti, elle se représente l’impasse, et peut ainsi penser la situation fermée dans laquelle elle se sent prise. Nous pourrons parler ensemble de son angoisse de la mort. Cette angoisse se précisera en angoisse de souffrir beaucoup. Pourtant son état est stable, mais cela est le signe pour elle d’une non-amélioration. Cette médiation pourra l’aider à commencer à parler des soins de confort dont elle peut bénéficier si son état de santé s’aggrave. Ce qui n’était pas pensable auparavant. Malgré le risque de ne pas réchapper de son combat contre le cancer, elle réinvestit sa vie comme étant porteuse de sens. Elle me fait part de son souhait de pouvoir être plus authentique avec ses proches. Elle prévoit des vacances en famille, et est touchée par le rapprochement des relations qu’elle a avec ses filles. Elle perçoit les attentions que ses filles ont pour elle. Elle sort de l’impasse de la dépendance et s’approprie progressivement des aides thérapeutiques, comme de l’oxygène portable, ce qui aurait été impensable avant. Je l’encourage à créer des espaces de créativité, d’évasion par l’imaginaire. Elle pense à suivre quelques conférences, ou envisager avec son mari de courts voyages mais son projet est vite remis en question par l’aggravation de son état de santé. Mme A reprend une chimiothérapie, mais par voie orale. Celleci sera arrêtée en raison des complications infectieuses survenues ensuite, et au vu de l’altération de son état général, et ce sera surtout discuté avec elle, et son époux. Mme A se sent de plus en plus inconfortable, elle prend de plus en plus conscience de sa dépendance à l’oxygène, de ses douleurs. Elle souffre d’anorexie et d’asthénie, de prise médicamenteuse trop importante, elle dort beaucoup pendant la journée. Notre infirmière, en lien avec l’équipe de l’hôpital de jour évaluera ses besoins et attentes en termes de confort, et donnera des conseils à son époux. 64

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Malgré cela, elle continue à sortir de chez elle, faire du shopping, recevoir des amis. Elle ne s’effondre pas. Elle rencontre le médecin de notre équipe mobile, pour améliorer son confort, celui-ci était resté jusque-là dans un rôle de conseils et de discussion thérapeutique avec son cancérologue. Nous discutions beaucoup autour de Mme A afin de la comprendre et de pouvoir induire une prise en charge adaptée à elle, et des annonces de la progression de son cancer pouvant être réalisées en résonance avec son cheminement à elle sur son état de santé. Le médecin de notre équipe échange également de plus en plus avec M. A afin de l’aider à gérer les symptômes d’inconfort à la maison. Leur médecin traitant est également une ressource pour eux, et il sera en lien par téléphone avec notre équipe pour la continuité de l’attention globale. Elle éprouve beaucoup de joie à être avec ses proches, et parvient à ne plus se laisser envahir, à mettre à distance peu à peu ses angoisses et sa maladie, comme de se protéger de toute intrusion médicale supplémentaire à l’HAD. Quelques semaines plus tard, elle évoque beaucoup sa relation avec son mari qui l’aide de manière importante à la maison. Elle se préoccupe beaucoup de ne pas peser sur lui. Je lui propose la possibilité pour elle de pouvoir ponctuellement inviter son mari pour un entretien de couple, si elle souhaite ma médiation pour aborder ces questions difficiles. Elle sera très réceptive à cela et nous ferons deux entretiens, où elle souhaitera aborder la question de sa finitude avec son mari, ce qui permet au couple d’en parler naturellement à leurs enfants, et à leurs amis, dans un échange authentique. M. A sera reconnaissant, et contrairement à ce qu’il craignait, cela a ouvert un espace d’authenticité dans leur famille, sans être englobé dans un cheminement négatif. Elle se sentira progressivement prise dans le cercle vicieux de la fatigue, des insomnies. Elle fait de plus en plus de fausses routes. Nous reprenons le travail de la relaxation psychosomatique. L’apport relationnel de nos entretiens permettra à Mme A de continuer à rester en contact avec ses amis, sa famille, et cela malgré la dégradation et la perte de l’autonomie. Elle peut accueillir la relation d’aide de plus en plus importante proposée par ses filles. Toute la vie de Mme A s’était constituée en impasse relationnelle, venant dans un épuisement global de sa personne s’articuler autour de son cancer. La dépression existentielle s’organisait dans un 65

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conflit insoluble caractérisé par un refoulement total portant sur les représentations et sur ses affects. L’impasse relationnelle première où elle se devait d’être inexistante pour être tolérée dans la relation à sa mère. La figure du père, unique vraie relation affective qu’elle perd et où elle chute à ce moment là dans une position dépressive, avec une dimension d’addiction au tabac dans une vaine tentative de récupérer la relation perdue. Le rythme corporel était figé dans cette chute tonique et dépressive, réactivant son problème identitaire. Toute relation était perçue à la lumière d’un risque de dépendance mortifère, et elle ne pouvait se représenter cela. La clinique en psychosomatique relationnelle en soins palliatifs consistait en une prise en charge du corps et de l’âme dans leur unicité, leur complémentarité, et de pouvoir repenser et réinterroger le cadre de l’impasse hospitalière qui venait ici rendre impossible toute alliance thérapeutique aux soignants de pneumologie. Le travail en parallèle avec les soignants était également important pour permettre la continuité et la circularité. C’est-à-dire pour Mme A à faire advenir une subjectivité jusqu’alors refoulée et en tant que psychosomaticienne de lui montrer qu’il est possible de se représenter cette situation sans issue via la représentativité qu’amène la vie onirique, et via la technique de la relaxation psychosomatique qui permet l’élaboration de l’angoisse et l’harmonisation du rythme corporel. Lorsque j’ai rencontré Mme A, s’était dangereusement esquissé dans son esprit la possible issue dramatique de se donner la mort avant toute dégradation. L’approche relationnelle, comme nous indique le Pr Sami-Ali, propose une communication où le rôle du thérapeute n’est pas d’interpréter, c’est-à-dire de « donner forme », mais d’entendre la parole de cette dame comme un cri d’existence, et de l’aider à ressentir les émotions qui ne peuvent être perçues, reconnues pour elle. Pour penser de façon originale une situation originale, cela nécessite une implication émotionnelle quasi constante, prêtant ainsi dans cette relation thérapeutique son propre fonctionnement imaginaire, avec ses rêves et sa culture. La distance et le silence peuvent être une promesse pour les personnes souffrant d’un conflit névrotique ; ce sont pour ces personnes que nous rencontrons souvent à l’hôpital une épreuve terrible qui ne fait que les renvoyer à des expériences antérieures difficiles… parfois répétées par les services de soins. Comme l’énonce Viviane Le Naour, psychologue en réseau de soins palliatifs, prendre « la position de ne pas laisser le patient seul dans ce colloque singulier d’un face à face avec la mort ». 66

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Conclusion Il est possible de penser que ces accompagnements ainsi réalisés n’ont pourtant pas « abouti », mais il faut entendre que ce sont des accompagnements qui ont commencé à un stade où la maladie avait déjà trop avancé, soit dans une découverte tardive, soit dans une indication tardive, soit dans une évolution particulièrement féroce de la maladie. Souvent, il m’est posé comme question de savoir quels sont les objectifs que j’ai face à une personne dans cette situation de fin de vie. Mais en fait, je crois que le questionnement ne peut se formuler ainsi, il n’y a pas d’objectif en soi, mais il s’agit pour le psychologue travaillant avec l’approche relationnelle de Sami-Ali, de saisir où se trouve « le sens » du soutien psychothérapeutique. C’est pour certains « continuer à être soi » malgré le conflit de vie qu’ils rencontrent, pour d’autres « sortir de l’impasse », ou même « se connaître enfin ». C’est un travail qui se place au cœur d’un système relationnel, celui du patient avec sa famille et ses proches, et des soignants. Confiance, pour permettre de laisser vivre ce qui ne peut vivre autrement, et d’essayer de comprendre l’autre dans sa globalité, et non de l’analyser. Je vais appeler le tissu relationnel cet accordage entre les soignants des services, les proches, les membres de notre équipe dans leurs fonctions propres. Un psychologue n’est pas un médecin, un infirmier n’est pas une assistante sociale. En fin de vie, comme l’écrit M.S. Richard, médecin pneumologue et palliatologue, dans « Soigner la relation en fin de vie » : « on ne peut pas avoir de guérison, les gens meurent ; on peut cependant avoir des guérisons de la communication ». L’approche relationnelle, comme nous indique le Pr Sami-Ali, propose une communication où le rôle du thérapeute n’est donc pas d’interpréter, c’est-à-dire de « donner forme », mais bien « la médiation entre soi et soi ». Cela se réalise aussi par le tissu relationnel qui peut réaliser « l’unité de la personne », et selon M. Sami-Ali, « en ne prenant rien, en ne donnant rien, mais simplement en étant là, témoin de la richesse de l’autre : présence qui donne tout, qui se donne ». Aussi notre travail autour de la démarche palliative est nourri et est réinterrogé par les ouvertures thérapeutiques du Pr Sami-Ali, 67

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et de Sylvie Cady. L’approche relationnelle qu’ils défendent est au cœur même de nos pratiques en soins palliatifs. La clinique de l’impasse, le principe de continuité et le travail de la fonction de l’imaginaire sont pour nous des points d’ancrage.

Bibliographie Cady S. La relaxation psychosomatique. Paris, Dunod, 2003. Derzelle M.  Palliativement correct (et respecter le malade dans ce qu’il vit). Le Courrier de l’APM, octobre-novembre 1999 : 9-14. Gomas J.-M.  Pourquoi des soins dits palliatifs ? In : Soins palliatifs : réflexions et pratiques. Montpellier : Sauramps Médical, 2011. Le Naour V.  Plongée abyssale vers la mort : les ultimes roulis de l’angoisse et du désir. Mémoire DIU, UBO Brest : UFR de Médecine et de science de la santé, 2008. Richard M.S.  Soigner la relation en fin de vie. Familles, malades, soignants. Collection Action sociale. Paris, Dunod, 2004. Sibony D.  Préface. In : Soins palliatifs  : réflexions et pratiques, 3e ed. Montpellier : Sauramps Médical, 2011. Sami-Ali M.  Penser l’unité. Paris : L’Esprit du Temps, 2011. Verghese A.  Treat the patient, not the CT Scan. New York Times, February 26th, 2011.

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Recherche en psychosomatique. Cancer et psychosomatique relationnelle Adèle Bucalo Triglia

Patiente affectée du cancer du sein en thérapie psychosomatique Une impasse dans la relation avec la mère Adèle Bucalo Triglia Une ancienne histoire À propos de l’importance de la relation thérapeutique, voilà une très vieille histoire, celle de Curam, qui a inspiré de nombreux philosophes et écrivains. En français, le mot « cura » signifie « soin, thérapie » alors qu’en italien, « cura » veut dire aussi attention, délicatesse,… thérapie. « Cura Cum fluvium transiret, videt creto sum lutum sustulit que cogita bunda at que coepit fingere, dum deliberat quid jam fecisset, Jovis intervenit, rogat eum Cura ut det illi spiritum, et facile impetrat. Cui cum vellet Cura nomen ex sese ipsa imponere, Jovis prohibuit suum que nomen ei dandum esse dictitat. Dum Cura e Jovis disceptant, Tellus surrexit simul suum que nomen esse volt cui corpus praebuerit suum ». Sumpserunt Saturnum iudicem, is sic aecus iudicat : « Tu, Jovis quia spiritum de disti, in morte spiritum, tu que Tellus, qui de disti corpus, corpus recipito, Cura enim quia prima 69

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finxit, teneat quamdiu vixerit. Sed quae nunc de nomine eius vobis controversia est, homo vocetur, quia videtur esse factus ex humo ». La traduction de ce texte en latin fait partie de « la fable de Igino » à l’époque de Ottavio Augusto (64 av.-J.C.). Elle a été citée par Martin Heidegger in « Essere e Tempo »1. Voici le texte : « Pendant la traversée d’un fleuve, Curam voit de la boue d’argile. Tout en pensant, il s’arrête et commence à la modeler. Arrive Jupiter, qui lui demande de souffler en libérant son esprit. Et c’est ainsi que Jupiter, le père de tous les dieux, va souffler son esprit dans l’homme et lui donner la vie. Ensuite Jupiter et Terram se disputent pour imposer leur nom. Le bruit que fait le souffle de Jupiter, réveille la terre, et elle veut donner son nom à l’objet que Curam a forgé… Enfin Saturnum intervient. Il dit à Jupiter qu’il a l’esprit, puisqu’il lui a donné l’esprit ; la terre possède le corps après la vie. En revanche, Curam s’occupera du corps pendant la vie parce que c’est lui qui l’a forgé. Cette histoire redonne corps à la nature terrestre, mais c’est à Cura qu’est donné la garde de l’homme pendant la vie. Il faut souligner ici que seul « Curam » est capable de nous indiquer le parcours pour retrouver et retracer l’histoire de l’identité originaire de l’homme par la parole, le mot, la langue.

Le concept de langue maternelle Recherché à partir de la relation thérapeutique, le lien entre l’« impasse » et la « langue maternelle » souligne la difficulté du patient à symboliser la langue maternelle, en tant que langue de la mère, et aussi en tant que langage du corps dans la relation mèreenfant et dans la relation à l’autre. Le concept de langue maternelle, qui s’inscrit dans ce travail de recherche, peut résumer toutes les nuances relationnelles du corps et celles de la relation mère-enfant pendant la première période de 1.  M. Heiddegher. Essere e Tempo. Milano, Longanesi, 2011, pp. 240-241.

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la vie. La « langue maternelle » ne comprend pas seulement le langage verbal, mais aussi la communication non verbale. La position affective et relationnelle peut être empêchée par une impasse relationnelle. C’est ce que relate cette observation. Ce cas clinique se déroule in Italie, à Palerme. Là où la langue maternelle n’est pas seulement un langage verbal, expression du corps relationnel, mais là où la langue de la mère se place autour de la transparence et de l’omerta. C’est souvent, qu’au Sud de l’Italie, on parle la langue du silence. Pour la femme, dont je vais vous parler, cette langue est la zone aveugle de sa vie.

Consultation clinique et thérapie relationnelle Clinique au début de la thérapie Mme MS est une femme de 43 ans. Elle est blonde, belle et très charmante. Elle souffre d’une hypocondrie délirante, avec une douleur dans tout le corps et des symptômes variés. Des douleurs dorsales ; des syndromes immunologiques avec augmentation des IgG ; une hypertension artérielle ; une hypocondrie ; des vertiges ; des migraines ; des phobies. Puis un diagnostic de « cancer du sein » se déclare. Elle prend des antidépresseurs et des anxiolytiques pour ses insomnies. Elle fonctionne dans le cadre d’une pathologie de l’adaptation depuis ses 20 ans. La psychothérapie relationnelle est pour elle la possibilité de comprendre l’impasse et de se retrouver à mieux gérer la relation.

L’histoire de Mme MS Au moment de me consulter, la patiente se présente comme le seul enfant d’un couple de petits bourgeois tristes, vieux, conformistes, et aussi un petit peu déprimés. Elle a vécu avec une mère froide et sadique. La mère considère l’enfant comme une petite poupée, une chose, une propriété privée. Son père était bon pour elle, mais il était déprimé et il est mort d’un cancer (comme elle). La relation est sympathique, mais toujours formelle, angoissée. L’hypocondrie et l’idéation paranoïaque s’alternent avec des symptômes organiques. Si elle est bien, elle pleure et est déprimée : la symptomatologie règle ce problème. Elle aime beaucoup ses 71

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enfants, mais elle n’est pas capable de communiquer. Elle dit rêver beaucoup, mais ses rêves reproduisent ce qu’elle fait.

Relation et identité Au début, elle exprime que « l’hypocondrie détruit sa vie ». Elle est très angoissée, elle a déjà consulté plusieurs spécialistes sans jamais obtenir aucun résultat. « L’hypocondrie me rend presque folle », dit-elle, et cela l’oblige à prendre beaucoup de médicaments de tous les types, et à consulter tout le temps des médecins ou différents spécialistes. Elle pense qu’elle n’a pas été comprise. Première séance : son discours et son fonctionnement sont complètement dans le banal. Elle passe un long moment à me parler de ses symptômes. Je l’écoute, je l’entends et je considère l’hypocondrie comme une difficulté relationnelle, sans culpabilité. Un mois après le début de la thérapie, en position face à face, elle recommence à rêver. À cette époque, la relation s’ouvre avec la thérapeute, mais elle est toujours totalement incapable de s’apprécier, elle ne croit pas ni à elle-même, ni aux autres… Elle ébauche ensuite une situation d’impasse dans la relation à son mari : « elle est mariée avec un homme pervers et froid  », dit-elle… Mais, consécutivement, elle aborde l’impasse dans la relation avec sa mère.

Après un mois de thérapie La relation et son discours changent. Les rêves se dégagent du concret. Elle fait un rêve qui la réveille dans la nuit et lui fait très peur : « dans un château au bord de la mer, la mère, la belle-mère et le mari de la patiente font des choses atroces aux enfants… À tous les enfants de l’endroit, qui sont là-bas ». La patiente se réveille tout à coup en pensant : « il faut absolument l’empêcher, il faut le dire au docteur ». Ici la relation thérapeutique devient protectrice, ce qui l’amène à aller plus loin. Pendant la séance de thérapie, le rêve nous conduit au passé. Un lien s’installe à partir d’un petit détail… « La sonnerie d’un téléphone ». Elle se souvient d’un réveil par le téléphone une nuit, lorsqu’elle a huit ans. C’est sa mère qui répond au téléphone. Cette nuit, elle prend 72

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l’appareil de sa chambre et elle écoute la conversation secrètement. C’est le frère de la mère, l’oncle méchant et furieux qui l’a appelée et qui dit à la mère : « si tu ne me donnes pas ton argent, je reprends mon enfant, c’est moi qui te l’ai donnée et je vais te l’enlever, c’est une enfant à moi ! Et je vais tout de suite lui dire la vérité sur toi ! ». Elle sait que l’oncle est un joueur, qui a déjà quatre enfants, et qui importune la famille avec ses dettes. « À partir de ce moment », dit la patiente, « j’ai pensé que ma mère n’est pas ma mère. Si elle sait que je sais, elle ne va plus m’aimer et me quitter. Aussi, l’autre mère, ma vraie mère, m’a déjà quittée. Pour qu’on ne me prenne pas, je dois devenir quelqu’un que l’autre ne peut jamais reconnaître ». « À partir de là », ajoute-t-elle, « j’ai tout compris. Dès que ma mère coupait un appel, rien n’allait plus chez elle ». De plus, « je ne faisais plus confiance à personne, et j’ai décidé de rester silencieuse ». Mme MS avait l’impression que si elle fait semblant de ne pas connaître la vérité, sa mère ne pouvait pas l’abandonner. Elle pensait qu’elle devait protéger sa mère de la vérité. À partir de là, elle a accepté de devenir la poupée de sa mère, obéissante et silencieuse. « Et elle s’installe dans une véritable impasse relationnelle avec sa mère ». Par assimilation, toute relation est devenue fausse et menaçante. La patiente porte le nom du père adoptif, qui l’a beaucoup aimée. Dans son enfance, la patiente n’a pas été avertie de ce passé et elle a vécu toute sa vie dans une atmosphère d’ambiguïté relationnelle et de double sens, voire de double langue. Personne n’a jamais parlé de cela avec la patiente, qui garde toute seule son secret. Et c’est ainsi que cette petite fille, à l’âge de 8 ans, découvre qu’elle est l’enfant d’un homme horrible, d’un frère escroc de sa mère. La première question que je lui pose est de savoir quel est le nom complet de sa mère… et quelle est sa langue ? La mère naturelle parlait allemand et elle a été totalement exclue de sa langue maternelle. De ce fait, pour elle, en ce qui concerne la langue, on constate une adaptation à la réalité correspond au peu de présence qu’elle s’est imposée, comme si elle avait grandi dans un pays étranger.

Relation et réalité Elle s’est mariée à 20 ans, avec un petit homme, qui est tombé amoureux d’elle, car elle était belle, élégante, elle avait quinze ans 73

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de moins que son mari, le mariage s’est fait vite. C’est un total désastre, à tous les points de vue : sentiments et relations sexuelles. Malgré tout, la patiente a trois enfants : elle aime ses enfants plus que toute chose au monde et masque le conflit avec son mari, en se pliant à leurs exigences. Elle est hypocondriaque, car elle se sent peu aimée. Lorsqu’elle commence sa thérapie, elle découvre que son mari a menti. Le mensonge porte surtout sur la sexualité : la patiente a vécu tout au long de son mariage une situation d’impuissance sexuelle. En parlant de la relation avec le mari dans sa psychothérapie, peu à peu elle s’aperçoit qu’elle a affaire à un homme omnipotent, qui la fait passer pour inadéquate dans son fonctionnement, c’est-à-dire quasiment folle. Elle en souffre énormément ; et elle se demande si elle est folle ou pas, tout en disant que son mari compense par ces propos son impuissance. Chaque fois qu’elle s’approche de la vérité et qu’elle peut parler de l’intimité sexuelle, le mari la menace de le dire aux fils. En fait, elle n’a jamais rencontré personne, sauf une psychologue une fois et elle lui a parlé de ses origines. Elle a gardé le silence jusqu’à l’âge de 43 ans. Elle a vécu dans la terreur, que ses fils l’apprennent, et de rester seule. C’est l’impasse totale. Son parcours thérapeutique va lui donner la force de faire face toute seule au cancer : elle se soigne avec courage et lucidité et elle va y retrouver de l’espoir, pour la suite. Et c’est ainsi que la patiente va dire la vérité aux enfants. Elle parle de l’impuissance avec le mari et sa mère adoptive. Petit à petit, elle se sort de la dépendance, et elle réaffirme la vérité. Elle devient une véritable valeur, un fondement dans l’éducation de ses trois enfants. Pour cette patiente, l’impasse a concerné le mensonge de la différence dans la relation à l’autre. Après deux années de thérapie, c’est cette élaboration de l’impasse, qui a pu se mettre en place. Dans la psychothérapie, la patiente a vécu d’abord la possibilité de se confronter à sa propre réalité. Ce qui a permis de percevoir la relation dans une perspective d’impasse. Puis la recherche de ses difficultés personnelles a cédé la place à la recherche d’une identité différente capable de dire la vérité et de garder la relation à l’autre.

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L’impasse relationnelle et identitaire se situe en relation duelle, initialement dans la relation avec sa propre mère, puis elle s’actualise dans la relation au mari. Elle touche à l’impossibilité d’être. Pour Sami-Ali2 : « Tout se passe alors comme si la même difficulté, la même aporie d’être, se projetait simultanément au double plan biologique et relationnel, de sorte que c’est maintenant cette totalité qu’il s’agit d’interroger en vue de la ramener à l’unité, et de penser la thérapeutique a partir de là… ».

2. Sami-Ali. L’impasse relationelle. Temporalité et cancer. Paris, Dunod, 2000, p. 29.

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Recherche en psychosomatique. Cancer et psychosomatique relationnelle Dr Jean-Pierre Malaussena

De l’intérêt de la théorie relationnelle de M. Sami-Ali dans le cadre de consultation médicale chez des patients porteurs de maladies cancéreuses Dr Jean-Pierre Malaussena Dans le monde médical, où le corps souffrant d’une maladie cancéreuse est vu avant tout d’une manière technique, quelle place les biotechnologies, les nouvelles capacités d’imagerie, l’efficacité de plus en plus grande des traitements laissent-elles au thérapeute psychosomaticien ? La consultation médicale est le lieu de rencontre entre deux mondes : –– celui du patient ; –– celui du médecin. Cette rencontre s’attache à créer une relation thérapeutique. Le patient y apportera ce qu’il pourra dire de lui-même. Le praticien y sera investi au plan personnel et aura l’obligation d’une représentation théorique et de la création d’un cadre qui permettront le travail thérapeutique spécifique à chaque cas. À travers des exemples, nous allons examiner chacun des termes de cette proposition. 77

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Nous aurons donc successivement : •  le cadre ; •  la théorie, où nous retrouverons: –– la biologie des cancers, –– les traces biologiques des événements de la relation, –– la théorie relationnelle ; •  le patient qui, lui, est confronté à la réalité biologique, à sa corporalité douloureuse et à l’idée qu’il se fait de ces éléments. Un peu d’historique psychosomatique : •  C’est retracer la lutte entre les adeptes du tout psychologique et les réductionnistes biologistes ; •  De nombreuses observations ont pu mettre en avant l’idée qu’un stress pouvait être directement responsable de la genèse d’un cancer. Certains auteurs ont même été jusqu’à affirmer l’origine exclusivement psychologique des cancers. –– Comme William Reich, Bernard Herzog, Jean Guir, et encore Fritz Zorn dans son livre Mars. –– Alexander de l’école de Chicago essayait de déterminer des profils types (pattern A et B), la recherche d’une l’étiologie de l’hypertension artérielle par exemple. –– D’autres, à l’opposé, réfutent totalement tout apport d’une psychogenèse dans la survenue de la maladie, limitant le rôle du thérapeute à un soutien nécessaire à apporter à ces patients. Ainsi, pour le docteur Martin Dupan en Suisse, interniste, Hôpital de Genève, les questions sont : 1) certains facteurs psychologiques jouent-ils un rôle dans le risque de développer un cancer ? 2) ces mêmes facteurs peuvent-ils modifier le pronostic d’un cancer déclaré ? Le médecin praticien qui a l’habitude de lire une sémiologie qui s’appuie sur des relevés statistiques, des comparaisons en double aveugle, des pourcentages… aura toujours tendance à essayer de répondre aux deux questions du docteur Dupan. Comment sortir de l’impasse de ces deux questions qui imposent la recherche d’un lien de causalité dans une dualité psychique et somatique. Causalité linéaire qui permettrait l’identification et surtout le contrôle d’un agent étiologique.

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La biologie La masse énorme de nouveaux travaux laisse percevoir un lien entre l’expérience corporelle vécue et la structure biologique. La trace de l’expérience mise en évidence l’est aussi au niveau de l’expressivité de certains gènes commandés par les histones. L’exploration du rôle des histones et des modifications épigénétiques résultantes sur le comportement des individus  ; modifications épigénétiques qui posent la question de leur transmission héréditaire. –– Stress et dépression, l’étude de leurs traces épigénétiques, les modifications entraînées sur la corporalité suggèrent que la résilience est plus qu’une simple absence de vulnérabilité au stress (N.M. Cameron, T.B. Franklin). –– Marquage épigénétique acquis par l’expérience de l’addiction (I. Maze et E.J. Nestler). –– Génomique et métagénomique des flores intestinales sont aussi à prendre en compte (l’expérience sur les souris actives et non actives). Toutes ces recherches montrent le rôle de l’expérience corporelle et de sa trace biologique dans les acquis comportementaux. La prévention et le dépistage existent. Beaucoup de substances sont hautement cancérigènes (Ana Soto et Carlos Sonnenschein, professeurs de biologie cellulaire à Boston – travail sur les perturbateurs endocriniens et leur rôle dans la genèse possible des cancers ; nous connaissons tous le rôle de l’amiante, des hydrocarbures aromatiques lourds, des pesticides… On parle de maladie cancéreuse. Être atteint d’un cancer fait intervenir la cristallisation d’un nombre toujours plus grand de facteurs. Nous ne parlerons pas de personnalité cancéreuse.

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La théorie relationnelle Récemment, dans son livre Penser l’unité, M. Sami-Ali nous dit, en parlant de la psychosomatique : « Et s’il s’agit de nouveau de l’âme et du corps ou de l’esprit et du cerveau, il s’agit aussi de penser l’unité radicalement, en dehors de tout a priori, de toute réponse donnée à l’avance… De ne pas obscurcir ce qui est là ». Il n’est donc pas ici question d’une quelconque recherche étiopathogénique, nous n’allons pas essayer de privilégier un facteur aux dépens des autres. Ici, la recherche d’une étiologie, d’un lien de causalité avec interrogatoire médical habituel risque de nous imposer de définir des personnalités cancéreuses, des facteurs types tels qu’agents de stress, comme étiologie. Ce n’est pas ce que nous ferons. Comme le dit le professeur Jean-Marie Gauthier, il convient de bien distinguer une recherche étiopathogénique d’une démarche clinique ; chacune à des exigences méthodologiques qui lui sont propres. Le travail au cabinet médical nous impose de rester dans une démarche clinique, il est important de comparer ce travail clinique aux données recueillies par les équipes de recherche. Nous nous attacherons à créer une relation malade-médecin dans laquelle le médecin permet à son patient d’éviter les impasses. La relation s’appuie sur le cadre. Nous y reviendrons. Quelle méthodologie ? –– celle de la théorie relationnelle de M. Sami-Ali, avec laquelle on peut penser une science objectivante, pas réductionniste, où l’objectivation et la précision n’empêchent pas le réenchantement du monde. Faire naître une dynamique relationnelle dans laquelle on peut mettre à jour – à travers les quatre dimensions de la relation (l’espace, le temps, l’affect et le rêve) – les impasses relationnelles et leur réactivation lors des situations traumatisantes, stressantes. 80

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Le cadre Les consultations se passent au cabinet du médecin (aidé par l’acupuncture et la médecine chinoise). Tous les patients ne viennent pas avec l’idée d’une psychothérapie ; si celle-ci doit exister, elle s’installe au gré des séances et de l’élaboration de la relation. De manière systématique, aidé par l’acupuncture dans le questionnement très psychosomatique qui lie les organes à la psyché relationnelle, le questionnement explore les antécédents médicaux, personnels et familiaux. Les pathologies en cours et les traitements. La demande du patient, le récit de sa plainte. Le récit des rêves quand cela peut être fait. L’existence ou non d’exercice physique qui renseigne sur le rapport au corps, la capacité à l’effort corporel. Le sommeil : en notant les heures d’endormissement, la qualité de l’endormissement, le réveil spontané ou induit par une alarme. La qualité du réveil. Les réveils nocturnes, l’existence ou non de sommeil haché. L’existence de souvenirs de rêve. L’examen corporel est nécessaire en acupuncture et en médecine occidentale. La plupart des patients viennent consulter pour avoir des traitements par l’acupuncture. Beaucoup d’entre eux, adressés par des confrères, présentent des états dépressifs. La clinique et l’évolution déterminent la fréquence des séances, au moins une toutes les deux semaines.

Le patient Il présente toujours une trilogie. –– sa réalité biologique, corporelle ; –– sa douleur, sa souffrance ; 81

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–– l’idée qu’il se fait de ces deux éléments et la demande qu’il adresse au médecin. Une observation clinique précise ces données.

Cas de Mme Agnès Une femme de 50 ans qui vient consulter pour des migraines et des problèmes digestifs entraînant une perte de 10 kg depuis un an. Elle a refusé le traitement antidépresseur prescrit par le neurologue. •  Le bilan digestif est négatif. •  L’IRM cérébrale, dans le cas des migraines, retrouve un méningiome du nerf optique de l’œil droit (à surveiller). •  Les migraines sont quotidiennes, intéressent les deux tempes et le front. •  On note des douleurs dans les articulations des mains, sûrement en rapport avec une ménopause qui s’installe depuis 3 ans. Les bouffées de chaleur sont contrôlées par un traitement homéopathique. •  Le sommeil est de mauvaise qualité : –– endormissement difficile, aidé par la lecture ; –– le premier réveil se fait 4 heures après ; –– il y a un souvenir des rêves. Dans cette première consultation, elle raconte que sa belle-sœur de 30 ans a failli mourir lors de son accouchement ; elle a fait une hémorragie du post-partum. Le bébé va bien. En août 2010, mariage de son deuxième fils, âgé de 27 ans. Lors de la deuxième consultation, apparaissent trois rêves. Elle aborde la problématique de la différence. La maison de ma mère est vide, tu vois, on va pouvoir tout réorganiser. La famille finit de vider la maison avant de la vendre. Sa mère est morte en décembre 2009. On fait un repas de famille… Avec sœur, beau-frère et enfants. Ils partent en Bretagne.

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Mon fils (célibataire) me ramène tout son bazar à la maison (linge sale, etc.), il revient de sa saison d’hiver. En accompagnement, à chaque consultation, on pratique de l’acupuncture pour obtenir une meilleure détente. Cela donne une valeur protectrice relationnelle maternante à nos entretiens. Ce qui permet de lutter contre les insomnies et les céphalées. À la suite du décès d’un jeune dans l’entourage (lymphome), elle fait un rêve maternel. On était à la maison avec mes deux enfants petits, mon mari, le chien, son nom était bichon. Cette récupération d’un rôle maternel, maternant, lui permet d’aborder maintenant la différence. Dans son travail d’hôtelière, il est de plus en plus difficile de gérer ce qu’elle entend, comme la mauvaise foi de ses clients. La différence est maintenant vécue comme un conflit. « Je perds tous mes moyens, j’ai des douleurs abdominales à type de spasmes qui durent 2 heures et plus ». Plus tard, les signes fonctionnels digestifs s’améliorent, les migraines aussi. Mais s’installe une détérioration du sommeil avec un réveil 2 heures après l’endormissement. Pour elle, les céphalées et les troubles gastriques apparaissent directement en rapport avec la pression au travail, notamment la gestion du manque de personnel. À ce moment, elle fait un rêve d’existence personnelle face à la différence amenée par l’entourage du travail. « Je me lève, dans la maison on avait tout cassé pour y faire des travaux, j’étais folle de rage ». « J’ai déjà vécu cette situation quand on avait fait des travaux pour agrandir l’hôtel. Je ne veux plus qu’on y touche ».

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Ici, la maison c’est elle, son espace à elle, elle ne désire pas être explorée pour les signes fonctionnels qu’elle ressent (on a quand même pu faire une échographie abdomino-pelvienne qui est normale, on n’oublie pas la perte de 10 kg). Je pense aussi au rêve de la maison de la grand-mère, vidée par la famille avant la vente. Ce qui renvoie à un problème d’identité et à la dépression : elle est vidée de son tonus. Le stress du travail augmente encore. Toujours les mêmes problèmes de personnel, qui font référence à la pression de la différence. Ainsi, deux autres petits rêves sont abordés. Il y a une maison tout en désordre. Il faut arroser les fleurs. Les bébés poussent bien. La différence permet ici l’identité. Après une interruption thérapeutique : en octobre, on trouve un nodule palpé sous le sein à droite. Il s’agit d’un nodule de 2 cm de diamètre sur la ligne mammelonnaire, adhérent au plan profond, légèrement douloureux. On retrouve un nodule axillaire de 2 cm. Au mois d’août, la mammographie de dépistage en double lecture ne montrait rien. Deux rêves sont alors traduits qui montrent la dépression. C’est toujours la maison de ma grand-mère, elle s’écroule, s’éboule. Il y a des enfants et des Playmobil partout dans la maison. Elle relate : « Je suis passée devant la maison de ma grand-mère, le promoteur vient de la détruire ». Cette relation maternelle et maternante (celle de la grand-mère), facteur de structuration dans l’enfance et perdue, est à l’origine de l’impasse autour de la différence et de la régression ; l’immobilisme est une réponse à cette impasse.

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Après exploration et ponction, elle apprend qu’il s’agit d’un carcinome peu différencié de stade 3, canalaire infiltrant. Le suivi se fera à Villejuif. Je pense à la représentation de la maison comme espace corporel, car maintenant commence le cycle des chimiothérapies prévues avant la chirurgie. Les complications habituelles apparaissent : digestives, capillaires, neurologique avec polynévrites et asthénie. Prise dans la dynamique médicale, dès lors les rêves sont adaptatifs : ils reproduisent stricto sensu les événements de la journée dans l’immobilité du factuel. Un nouveau rêve. On me fouille dans ma gorge comme une visite avec des outils pas possibles, je ne voulais pas. Il n’y a pas d’associations. Je pense alors au désir qu’elle avait exprimé de ne pas être explorée. La chimiothérapie fait de plus en plus souffrir. Les polynévrites entraînent douleurs, dysesthésie, insomnies. On doit maintenant passer à la chirurgie et peut-être au deuil du sein droit. Il s’agit donc d’une patiente d’une cinquantaine d’années bien mariée avec deux grands fils, épanouie dans son travail, qui semble avoir tout pour être « heureuse ». Le travail dans leur hôtel-restaurant convient bien au couple. On note simplement : –– les insomnies ; –– les signes fonctionnels digestifs ; –– les céphalées. Les parents sont toujours vivants. La relation avec le médecinacupuncteur se fait dans un temps présent un peu figé.

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C’est probablement cet intermezzo temporel qui permet la relation. Mme Agnès a créé un espace-temps, une situation autour d’elle dans laquelle rien ne doit bouger. Les rêves nous montrent un espace de la maison en représentation de l’espace corporel propre et des événements qui s’y déroulent. L’histoire de la grand-mère reprend le fait de vider la maison en relation avec la mort, en relation avec le désir de ne pas être explorée, l’écroulement de la maison qui semble parachever dans la destruction le déménagement. On ne peut que supputer la difficulté à vivre une différenciation. Aussi le mariage du grand fils avait été vécu comme une séparation. La situation d’impasse temporelle n’est pas encore énoncée. La position relationnelle adoptée n’a pas nécessité de questionnement sur les imagos parentaux. A posteriori, cette recherche aurait mis la patiente dans l’obligation d’une rupture de son immobilisme temporel (en projetant la patiente dans la temporalité familiale), ce qui aurait pu enkyster la situation en développant des réactions d’affects authentiques, mais figeant encore plus l’espace-temps actuel, qui fonctionne en tant qu’impasse. Ce qui aurait interdit toute connexion entre les affects passés et présents. Mme Agnès a refusé le traitement adaptatif de ces céphalées, de ces migraines, de ces signes fonctionnels par les antidépresseurs. Le cancer l’oblige à un traitement surmoïque qui est vécu comme extrêmement intrusif, bloque la production onirique dans une relation purement factuelle au corps. Sami-Ali montre, dans son livre L’impasse relationnelle. Temporalité et cancer, que le cancer crée un état d’urgence artificiel où tout doit être réglé sans retard, c’est-à-dire maintenant. Il ajoute qu’il n’existe pas un contrôle du temps, mais qu’à ce moment, le temps est un vide à remplir. Il existe une expérience contradictoire du temps qui existe pour être projetée sur un vide qui menace d’engloutir le patient. Pour Sami-Ali, le vide est l’expression d’un état dépressif indiscernable. Mme Agnès est-elle malade du temps ?

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Cette temporalité si particulière de l’installation des soins la met encore devant un temps figé ou rien ne doit changer ; ici se réactive l’impasse temporelle. Le rôle du psychosomaticien, en dehors d’un soutien évident, est de ramener l’unité en faisant évoluer la temporalité. Rétablir la temporalité sur tout l’espace de la vie de Mme Agnès devrait permettre l’accès à une respiration spatiale intérieure-extérieure, qui lui permettrait de jouer au mieux sa partition. Utiliser donc la théorie relationnelle consiste à repérer dans ce discours, aidé par le récit du rêve, les éléments qui permettent de mettre en avant les situations d’impasse. Il existe quatre types d’impasse : –– La contradiction (penser l’impensable est donc impossible, ni à, ni non à, ce n’est pas une alternative absolue mais l’impossibilité de l’impensable). L’imaginaire absorbe, englobe la contradiction dans la projection. Cela induit la psychose. –– L’alternative absolue : a n’est pas bon, non-a n’est pas bon non plus. C’est celle qu’on rencontre le plus souvent dans les cas de harcèlement. –– Le cercle vicieux : résout le conflit en créant un conflit qui reconduit au conflit. Et la solution devient le problème et le problème la solution (exemple le prurit qui s’aggrave au fur et à mesure qu’on le gratte). –– Le conflit peut conduire à se détruire en un épuisement qui resserre le problème en impasse.

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Recherche en psychosomatique. Cancer et psychosomatique relationnelle Dr Hélène Baudoin

Réflexions au sujet d’un cas de cancer survenu au cours d’une psychothérapie Dr Hélène Baudoin Madame V - Constitution de l’impasse biologique Cette présentation clinique se partage en plusieurs temps, montrant l’impasse évoluer depuis l’impasse relationnelle jusqu’à l’impasse biologique représentée par le cancer au pronostic fatal. Une problématique identitaire profonde, remontant à la toute première relation à la mère, semble en jeu, notamment avec l’impossibilité de se démarquer véritablement de l’autre. Quelques rêves viennent traduire de façon saisissante cette impasse. La relation thérapeutique a ouvert des voies, malheureusement trop tard dans le parcours de vie de cette patiente déjà proche de l’épuisement quand elle est venue consulter. En effet, un cancer est apparu chez ma patiente au cours de sa thérapie, et notre relation a alors été brusquement interrompue. Cela m’a beaucoup touchée, car j’avais une affection toute particulière pour cette femme que je suivais depuis plusieurs années, une femme courageuse et d’un contact très humain. 89

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J’ai alors décidé de vous parler d’elle, et je le ferai en l’appelant souvent par son prénom. Je vais vous relater le travail que nous avons effectué autour de l’impasse, travail progressif de recherche, et vous pourrez suivre mes observations ainsi que mes interrogations sur la façon dont l’impasse peut passer du niveau relationnel au niveau somatique. Je me suis demandée également si la thérapie que j’ai menée a pu être néfaste, mais vous verrez pourquoi je me suis posé cette question que je viens partager avec vous aujourd’hui. Je pense que l’apport de M. Sami-Ali sur ces questions sera riche pour nous tous.

Situation clinique Je proposerai trois parties à mon exposé clinique.

La première partie : de décembre 2004 à septembre 2005 Se présente à moi une femme de 56 ans, avec une nette surcharge pondérale qu’elle porte avec quelque chose de très maternel, d’autant que son visage dégage une très grande douceur d’expression. Son apparence est soignée et son accent espagnol, roulant et chantant, rend son écoute particulièrement agréable. Elle me dit qu’elle prend des antidépresseurs depuis 1 an maintenant et qu’elle a besoin d’analyser les choses. Elle dégage immédiatement, en plus de sa douceur, une intelligence et une sensibilité évidentes. Elle est consciente de bien des aspects de sa vie et elle m’expose, au fil de nos entretiens, la difficulté de sa situation relationnelle, à plusieurs niveaux. •  Avec son employeur tout d’abord Dès le premier entretien, elle me dit avoir beaucoup souffert car c’est un homme versatile, agressif, alcoolique, n’hésitant pas à l’humilier : « c’est un dictateur ». Une appellation qui a une résonance toute particulière chez cette femme d’origine chilienne ayant dû quitter son pays pour raison politique au moment du putsch, partant tout d’abord pour le Brésil puis pour la France car son mari avait des responsabilités dans la gauche chilienne et était poursuivi dans toute l’Amérique du Sud. 90

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Sa vie d’adulte commence par une forme d’impasse dont l’exil a été l’issue, mais on sait aussi combien l’exil, en tant qu’arrachement à la langue maternelle, est une issue difficile pouvant rester dans une forme d’impasse. Raimunda avait au Chili les diplômes d’institutrice et d’éducatrice en crèche et, à son arrivée à Paris, il a fallu tout recommencer à zéro ; elle a appris le français puis passé une maîtrise en sciences de l’éducation. Elle a travaillé avec les enfants, les adolescents, les adultes dans la formation continue et maintenant c’est dans une maison de retraite qu’elle travaille. C’est un métier qui lui plaît. Elle est chaleureuse et aime entendre les personnes âgées lui parler de leur passé, de leur vie. Revenant à son employeur, elle me dit avoir travaillé pour lui 4 années, et, depuis le début, il l’a humiliée, il a même levé la main sur elle. En septembre, déprimée et dans l’épuisement, elle a commencé à réagir et a décidé de démissionner. Elle a très vite retrouvé un autre travail, dans un établissement où la directrice est une femme très respectueuse qui lui a donné des responsabilités d’encadrement de l’équipe. L’ambiance est bonne. Elle me dit que sa situation professionnelle a trouvé sa solution. Elle ne regrette pas sa décision. •  La deuxième relation difficile dont elle me parle est la relation à sa mère Celle-ci s’est mariée à l’âge de 17 ans, avec un homme de 42 ans, veuf, ayant déjà 3 garçons. Il y avait donc un décalage très important dans le couple et la mère de Raimunda, d’un caractère possessif et égoïste, a beaucoup joué sur les affects de sa fille en lui montrant une souffrance dans son mariage et en lui demandant une conduite exemplaire. De plus, le père aimait beaucoup Raimunda, ce qui rendait la mère jalouse. Une situation relationnelle complexe pour l’enfant qui était également aux prises avec l’autorité du père. Celui-ci la frappait, la punissait sans qu’elle puisse vraiment compter sur l’aide de sa mère, une jeune femme qui était en fait comme une autre enfant du père. Il y avait une ambiance malsaine. Elle dit qu’elle a gardé de cette enfance le besoin de venir en aide aux personnes faibles. 91

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Récemment, la mère de Raimunda, qui vivait au Chili, a eu le désir de venir en France s’installer près de sa fille unique. Mais, peu à peu, le mari de ma patiente n’a plus supporté cette présence, il ne voulait plus la voir. Il gardait une rancune envers elle datant de leur mariage où l’agressivité de la mère de Raimunda à son égard l’avait blessé. Madame V s’est retrouvée à devoir choisir entre son mari et sa mère. Elle a fait le choix de sa mère et le couple s’est séparé. Madame V a pris un appartement avec sa mère. On peut se demander si elle ne s’est pas retrouvée là devant le choix impossible que l’exil avait permis d’éviter autrefois. Une situation se dessine là encore, où une impasse (celle de la relation à la mère) trouverait une forme de résolution dans la constitution d’une ou de plusieurs autres impasses (l’exil comme nous l’avons dit plus haut et, nous le verrons également, la relation au mari)… Les impasses s’emboîtent, dans des inclusions réciproques… Cela a été très compliqué pour Raimunda. Elle s’est rendue compte petit à petit que sa mère la manipulait, voulait vivre à ses crochets, se faisant passer pour faible : « À chaque fois, je tombe dans le piège, c’est de ma faute si ça marche ! » Finalement, 15 jours avant notre premier entretien, la mère est repartie pour le Chili qui, finalement, a t-elle dit, lui manquait. Amère, Raimunda déplore : « Elle n’a même pas attendu les fêtes. Il n’y a aucune reconnaissance ». Lors de notre deuxième entretien, Madame V revient plus en détail sur la relation avec sa mère qui, même à 18 000 km, l’a toujours poursuivie avec ses interdits, ses préjugés. Elle raconte comment, petite, elle devait se lever seule plus tôt le matin pour lui apporter le petit-déjeuner avant d’aller à l’école. Sous la pression de chantages, elle devait faire le ménage. Une fois que son père est décédé (d’un cancer fulgurant, elle avait 16 ans), elle dit avoir dû prendre, elle, adolescente, les décisions pour sa mère, la conseiller, réfléchir. « Si ça marchait, c’était pour elle. Si ça ne marchait pas, c’était de ma faute ! ». « J’ai toujours été convaincue de sa souffrance, de sa faiblesse. J’avais la responsabilité de lui apporter tout ce qu’elle n’avait pas. Je 92

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ne me suis rendue compte que très récemment de son objectif : me séparer de mon mari. J’ai analysé son comportement. Cela a été une grande déception, une grande rupture. J’ai vu que son amour n’était pas aussi grand qu’elle le disait. Elle a toujours pensé plus à elle qu’à moi. Vous voyez, je lui ai offert un pull, eh bien ! je l’ai retrouvé dans l’armoire à son départ. Elle l’a caché et ne l’a pas emporté ! ». Elle éclate alors en sanglots en me disant combien sa mère n’a fait que lui mentir. Enfant, elle avait appris à ne pas tout lui raconter car celle-ci déformait tous ses propos. Elle ajoute : « Moi j’ai fait attention, avec mes filles, on se parle de tout. On discute. Mais avec ma mère, je tombe dans le piège. Je suis dans une impasse : penser que sa mère a toujours menti ! C’est dur ! Pourquoi ça ? Est-ce une maladie ? ». Autant elle a pu trouver la façon de résoudre l’impasse relationnelle avec son directeur en changeant de travail (mais on peut remarquer qu’elle a laissé avancer son épuisement avant de mettre un terme à la situation), autant elle avoue sa difficulté face à sa mère. Elle ne sait pas comment ne pas tomber dans le piège qu’elle reconnaît pourtant. • Autre relation difficile : la relation avec son corps, ses rythmes biologiques Je place ces facteurs au sein des relations. En effet, nous pouvons considérer que nos rythmes demandent à ce que nous y soyons attentifs, notre corps réel demande que nous soyons attentifs à son fonctionnement. Nous avons donc une relation à notre propre corps, à nos propres rythmes. Même s’ils touchent le corps, certains dysfonctionnements ne peuvent être considérés comme des impasses biologiques dans la mesure où ils s’avèrent réversibles tout comme les situations relationnelles le sont. Cependant, comme les relations, ils peuvent s’approcher de l’impasse. Chez Raimunda, nous pouvons d’emblée déceler que sa relation avec la nourriture et le sommeil sont perturbées. Dès les premiers entretiens, elle me parle de son poids qui a beaucoup augmenté, depuis l’arrivée en France. Il y a eu les deux 93

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grossesses mais aussi l’angoisse d’avoir tout à reconstruire, puis une anxiété permanente qui l’a poussée au grignotage, au besoin de sucre. Sa surcharge est manifeste et elle ne parvient plus à perdre du poids, alors qu’auparavant quelques mois de régime la ramenaient à un poids correct. On peut sans doute entendre là un signe d’épuisement. Quant au sommeil, il n’est pas bon et elle se sent très fatiguée. Elle me dit combien il lui est difficile de prendre vraiment conscience de toutes ces choses qu’elle n’a jamais voulu accepter ni voir. Elle a toujours voulu être quelqu’un de gentil. Elle a vu sa «  pauvre maman  » comme quelqu’un de fragile, qu’il fallait aider, pour qui il fallait faire tout ce qu’elle voulait. « Je me suis révoltée à la période où j’ai connu mon mari. Lui me donnait de l’affection ». Mais c’est aussi qu’elle a du mal à dormir. Elle lit la nuit. Elle a toujours aimé les contes, les romans, les histoires courtes, la psychologie. Une amie lui a prêté un livre de Boris Cyrulnik. « Avec ce livre, je prends conscience que j’ai été une enfant maltraitée ! Ce que je n’avais jamais reconnu ! À 10 ans, en fait, j’ai essayé de me suicider avec des médicaments. J’ai presque réussi : j’ai passé 3 à 4 jours dans le coma. Aujourd’hui encore, je ne sais pas bien pourquoi j’ai fait ça. Étais-je déprimée ? De la solitude, oui. Une accumulation… quand j’ai vu tout noir !… à peine 10 ans… Il me frappait. Je le haïssais. À 9 ans, j’ai pris une chaise et je l’ai menacé. Il n’a plus jamais recommencé. Parler de tout cela me fait très mal ! Je ne voudrai pas ré-ouvrir ces blessures… peut-être je veux aller trop vite ? J’ai toujours tout gardé pour moi, je n’ai rien raconté à personne… sauf à mes chats… ». Elle pleure vraiment beaucoup. Sa fatigue provient aussi de ce qu’elle ne prend jamais de temps pour elle. Se consacrer aux autres, c’est plus facile. Elle devrait peut-être travailler à mi-temps. Ses deux filles, majeures maintenant, ont toutes deux fait des études de psychologie. Elles ne vivent plus chez leurs parents. Raimunda pourrait un peu penser à elle maintenant. Elle terminera cette séance très éprouvée et avec cette question, toujours au sujet de sa mère : « Pourquoi continuer à lui donner, alors qu’elle ne me donne rien ? ». 94

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Nous voyons dans ses liens qu’évoquer ses rythmes corporels ramène Raimunda à évoquer la relation à sa mère. Je lui réponds qu’il s’agit sans doute d’une question qui se pose au niveau de l’identité plutôt qu’au niveau de l’amour. Je lui propose de ne pas aller trop vite. En lui parlant du rythme que nous pouvons prendre ici, je resitue la problématique des rythmes au sein de la relation : pour moi, il s’agit alors de la guider sur deux plans. 1. Ne pas aller trop vite, ne pas parler de trop de choses trop vite, de façon à synchroniser sa capacité à différencier son identité grâce à la parole d’avec ce qu’elle peut affronter sur le plan affectif dans la séparation que crée cette différenciation. 2. Mais également révéler comment la voie de l’affect est susceptible de mener à une impasse si elle ne dégage pas en même temps la voie identitaire. Cela revient à rétablir cette circularité qu’autorise la parole dans un contexte affectif sécurisant : pour devenir soi, il faut se séparer et devenir soi sépare. Lorsque Raimunda ne se présente pas au rendez-vous suivant, je pense qu’elle a été trop « secouée » par toutes ces émotions. Cela confirme son besoin de temps pour qu’affects et identité puissent travailler l’un par rapport à l’autre. Elle reprend contact deux mois plus tard m’expliquant qu’elle a eu trop de travail pour venir, elle a ensuite fait un voyage à Madrid avec son mari et cela a été comme une seconde lune de miel après leur séparation : « Avec mon mari, on s’aime énormément, on s’est toujours beaucoup aimé ». C’est bien sa capacité d’amour qui a aidé Raimunda à surmonter toutes ces épreuves. Et puis l’Espagne, cela a été l’occasion de retrouver sa langue maternelle. Elle en a eu un très grand plaisir. Elle fait le projet d’écrire : « J’ai toujours beaucoup aimé la littérature enfantine et les contes populaires de tradition orale. J’en connais qui viennent 95

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d’Amérique latine, et puis d’ici, et il y a tout ce que les personnes âgées me racontent. Il y a un échange très très riche, dont il faut profiter ! ». Elle a pris de la distance avec sa mère, l’appelle rarement, et même si à 85 ans celle-ci ne lui parle plus que de sa mauvaise santé, madame V se dit que cela est peut être vrai mais qu’il faut bien qu’elle se prépare à la perdre un jour… elle se rend compte qu’auparavant quand elle parlait de cela c’était terrible… Nos entretiens se poursuivent pendant 4 mois, elle commence un peu à me parler de son mari, très impliqué sur le plan syndical, d’un caractère difficile car tendu, négatif, voyant facilement le complot… ce qui pouvait être vrai au Chili, peut-être un peu moins ici… il a eu un grave infarctus et a dû cesser toute activité professionnelle. Il souffre également de troubles thyroïdiens. Peu à peu, la description de leur relation montre qu’elle subit une véritable tyrannie de la part de cet homme, c’est là une autre de ses difficultés relationnelles qui elle aussi la mène à l’épuisement. Il lui a fallu du temps pour qu’elle m’en parle, et pourtant cela tient une place majeure dans sa vie depuis des années. Il lui fait du chantage affectif et s’adonne à l’alcool, ce qui fait un quotidien parfois très difficile à vivre. Une des filles est d’ailleurs en conflit marqué avec son père. Mais Raimunda se sent très attachée à lui et elle espère sincèrement qu’il va finir par comprendre et par la laisser vivre à son rythme. Il s’ensuit une nouvelle période sans venir me consulter, puis, en septembre 2005, elle revient me voir, me dit que la situation est un peu apaisée. Elle demande à reprendre nos rendez-vous mais à en ralentir la fréquence à un rendez-vous par quinzaine, car son mari ne supporte pas bien qu’elle fasse quelque chose pour elle, et comme elle se sent mieux… J’accepte qu’elle choisisse son rythme bien que je la sente en danger dans ce fonctionnement où elle ne peut prendre sa place correctement. J’accepte pour qu’avec moi ses décisions aient toute leur place. 96

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Elle ne vient pas au rendez-vous suivant. Pour conclure cette première étape, je dirai que j’ai proposé à cette patiente, au cours de ces quelques mois, un espace de réflexion, un espace où laisser se développer ses projections, à son propre rythme, et entrevoir les liens entre vie relationnelle et fonctionnement interne (la dépression). J’ai le sentiment qu’elle a noué une bonne relation avec moi, qu’elle a entendu cette offre à prendre sa place, mais qu’elle ne peut pas encore complètement saisir cette opportunité, sans doute pour ne pas modifier les équilibres affectifs dans lesquels sa vie est inscrite. Cette difficulté à remettre en question « situation et fonctionnement » témoigne de la présence probable d’une impasse au niveau de la pensée qui ne peut en aucun cas se forcer.

Deuxième période : décembre 2007 à janvier 2009 Raimunda me recontacte et explique lors de ce premier nouveau rendez-vous : « je ne vous ai pas rappelée, j’allais bien ». Me souvenant très nettement des circonstances de son arrêt des séances, je lui dis que peut-être elle n’a pas pu bouger les choses à ce moment là. Elle acquiesce et dit que cela a eu des répercussions catastrophiques. Elle m’explique qu’elle est en arrêt-maladie depuis 6 mois suite à des maux de tête d’une très forte intensité, devenant insupportables. Les examens ophtalmologiques, neurologiques étant normaux, c’est lors d’une IRM avec injection de produit de contraste que le diagnostic de vascularite a pu être posé : il s’agit d’une inflammation des vaisseaux cérébraux d’origine inconnue, probablement auto-immune, très rare. Elle a un traitement immunosuppresseur par perfusion (cyclophosphamide et méthylprednisolone, comme pour la sclérose en plaques) une fois par mois, un protocole expérimental qui la fatigue beaucoup. Elle récupère juste avant de subir la suivante. De plus, la cortisone l’a faite encore grossir. Une de ses amies lui dit de ne pas oublier une possible part psychologique dans le déclenchement de cette maladie. Elle imagine facilement que oui : « avoir baissé les bras depuis un moment, ne plus avoir envie de vivre, une auto-destruction c’est bien possible… en finir, sans le faire soi-même. Je me pose plein de questions. Et mon mari à la maison toujours avec ses idées noires : "à quoi sert 97

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la vie ? Je veux mourir"… etc., alors moi aussi j’ai craqué. Je suis complètement déstabilisée. Je me suis laissée aller, comme une petite vieille, dans un état calamiteux ! J’ai horreur d’être victime. Je culpabilise d’être malade ». Je lui demande si c’est là qu’elle a alors pensé à me rappeler. « Oui, seule je n’y arriverai pas. Mon mari et ma fille ont insisté pour que je revienne vous voir. J’attendais. Mais là les douleurs sont tellement fortes ! Je ne dormais presque plus ». Actuellement, elle dort un peu mieux, mais elle se réveille encore très tôt. Elle me dit qu’elle a recommencé à peindre, cela faisait longtemps, et cela lui a fait du bien. Elle me dit aussi que sa fille aînée attend un bébé, une très bonne nouvelle qui lui redonne de la motivation. « Le plus grand problème c’est mon mari. Là il est content que je sois à la maison, lui ça lui fait du bien. Il a recommencé à écrire, à aller à son groupe de travail politique. Ca me faisait de la peine de le voir s’enfoncer, ne rien faire de sa vie ». Précédemment, elle s’était montrée dans des impasses relationnelles, aujourd’hui cette atteinte somatique signe une impasse biologique. Nous mettons l’accent sur son besoin de retrouver une réflexion et je pense en moi-même qu’elle n’en serait peut-être pas là si elle avait pu poursuivre son travail 2 ans auparavant ? Mon objectif est alors de chercher à desserrer cette impasse biologique en essayant de travailler cette fois-ci les liens entre son fonctionnement psychosomatique et les situations relationnelles, notamment la relation à son mari, mais bien sûr toujours à l’écoute de son rythme d’élaboration. C’est à partir de ce moment que la question du rêve peut se poser dans notre travail. Madame V me redit qu’elle dort très mal et qu’elle a peu de souvenirs de ses rêves depuis ces deux dernières années. Cependant, voici quelques rêves. Premier rêve  : Ma fille accouchait avant la date. Elle s’était trompée de date. Un très beau bébé, comme à 6 mois, joli sourire, magnifique. 98

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Ce rêve introduit d’emblée la question de la temporalité. Raimunda ne le commente pas immédiatement. Elle me parle d’abord de ses craintes concernant le travail maintenant qu’elle a cette maladie, du conflit entre sa fille enceinte et son mari, alors que la grossesse les rapproche toutes les deux. Elle me parle aussi du stress car elle a lu un livre pour essayer de comprendre ce qui est psychosomatique. Elle me montre le livre qu’elle m’a apporté. Peu à peu, des liens se font :  « J’ai toujours été tendue, même enfant, même bébé je ne faisais pas la sieste, toujours en alerte, réveillée par le moindre bruit, sur la défensive ». – Je la ramène alors à son rêve : avez-vous eu une naissance prématurée comme dans le rêve ? Non, je suis née à terme. Dans le rêve, on s’était trompé sur la date, en fait le bébé était bien à terme. Ma mère a eu 5 ans de traitements pour m’avoir. Il y avait eu un enfant avant, mais à cause de problèmes à l’accouchement, le bébé est décédé à 8 jours, des jumeaux, prématurés eux. Après moi, elle n’a plus pu avoir d’enfants, elle aurait bien voulu. Elle me racontait toujours le décès de ses 2 jumeaux. Elle en avait une grande tristesse. – Votre mère était-elle déprimée ? Oui. Et madame V reparle du stress permanent de sa mère. – Je saisis son lien : votre mère était-elle inquiète pour vous ? Oh oui ! Terriblement ! Elle me surprotégeait énormément. Je n’aimais pas ça. J’étais rebelle. – Pensez-vous qu’il pourrait y avoir un lien entre son angoisse et votre tension ? Je n’ai pas fait le lien. C’est sûr qu’il y avait un manque de sécurité en elle et qu’il y en a un en moi. Nous terminons la séance en mettant à jour un lien nouveau pour elle entre le corps de l’enfant et le psychisme de la mère. Le rêve met en scène une temporalité désynchronisée et c’est au lien mèreenfant que les associations d’idées nous ramènent. Un cauchemar : des gens ne me croyaient pas quand je leur disais que j’étais malade. C’était très angoissant que l’on pense que je mente. Il s’agissait d’inconnus. Elle associe sur l’attitude de son mari qui ne reconnaît pas les choses quand elle les lui dit en face ! « C’est très très dur. Je gardais tout pour moi. Là j’explose ! ». 99

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Autre rêve : dans une chambre, un ours dormait. On devait me faire des soins, des injections. Je dis que je ne peux pas, il y a l’ours ! J’ai peur, il va se réveiller. On me disait : non, non, soyez tranquille, il ne va pas se réveiller. Et on me faisait l’injection dans le visage, ça gonflait. L’ours bouge la main, se réveille, énorme ! J’étais entre le soin et l’ours. J’avais peur. Finalement, il partait et ne me faisait rien. Ne pas réveiller la bête… mon père ? Mon mari ? Les crises ? – Quelque chose qui se réveille en vous ?… oui… ? J’ai discuté avec ma fille cette semaine. Le stress de mon mari, ça prend toute la place : « Il me met toujours entre le mur et l’épée ! ». Je trouve ce rêve très représentatif d’une impasse : si elle est soignée, l’ours peut se réveiller. En moi, des questions que je ne peux lui poser directement, car je sais qu’elle ne peut aborder clairement l’impasse relationnelle. De quoi a-t-elle peur en guérissant ? L’injection, le soin, s’applique au visage. Est-ce que le soin a un rapport avec l’identité ? Raimunda a-t-elle peur de trouver son identité ? de s’opposer à son mari ? Je lui demande comment elle pourrait être moins sensible au stress de son mari, se donner plus de place pour elle-même en le laissant trouver ses solutions. Elle ne sait comment faire mais elle peut y réfléchir. Elle a constaté qu’il est peut-être d’autant plus négatif qu’elle tente de l’aider… il y a un cercle vicieux avec ce stress. Il ne s’agit pas de devenir indifférente à son mari, mais de couper le cercle vicieux. J’étais avec mon mari, nous avions nos valises et partions du Chili. Nous arrivions dans un endroit secret, pas en France. Beaucoup de monde, latino-américains. Beaucoup de végétation. Je trouvais une association et commençais à aider, donner des cours, m’occuper des enfants, monter un projet. Je ne peux pas rester sans rien faire, sinon je vais mourir d’ennui ! Je demandais à mon mari : et toi, tu sais où nous sommes ? Il répondait : tout le monde le sait ! Nous sommes en Équateur. Équateur ! Je ne connais pas ce pays ! Je cherchais les toilettes. Je ne savais pas où c’était. J’étais perdue ! Je note la désorientation spatiale et propose l’idée que faire quelque chose pour les autres peut constituer un repère ? Elle répond : « pas du tout ! ». Mais elle retrouve la suite du rêve où un 100

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jeune homme lui indiquait la direction des toilettes… elle associe et raconte comment à leur arrivée au foyer en France, elle se sentait entourée de « gens paumés, d’enfants à la dérive ». Ils ont tout fait pour en partir le plus vite possible. Elle a beaucoup d’émotions en se souvenant combien cette période a été difficile : « Nous étions complètement perdus ! ». Je lui reparle de la notion d’identité et lui indique que son rêve évoque l’exil mais aussi une absence de repère qui est la sienne. Au-delà de la perte d’identité que produit l’exil résonne le manque d’identité personnelle. Elle évoque l’origine de son père, Italienne, et tous les mensonges, les inventions de sa mère au sujet de l’histoire familiale qu’elle ne peut retracer à l’aide de récits qui se contredisent. Son père dans un cercueil. Puis il se levait elle avait très peur et se sentait coupable. Quand il la battait, elle se souvient avoir ressenti de la haine, avoir souhaité qu’il meure ! Il était un militaire. Elle n’a eu de cesse de le contredire dans ses choix politiques. J’allais voir la neurologue, elle me disait que tout allait bien et que je pouvais retourner au travail. C’était une angoisse pour moi : je ne peux pas ! Si, si, vous êtes guérie ! Cela la réveille. Ce rêve me paraît tout à fait important car il témoigne encore de l’impasse temporelle : on (mais c’est elle qui fait le rêve) ne lui accorde pas de temps pour « souffler ». Elle exprime alors la difficulté de son travail en maison de retraite : se retrouver confrontée à la maladie, la mort, mais aussi vivre des conflits. « Je n’aime pas les conflits. Pourquoi ? Avec ma mère, je ne rentrais jamais en conflit. J’avais peur de lui faire mal ! J’avais le devoir de la protéger ». Dans cette reconnaissance de la pénibilité de ce travail, elle montre un changement car auparavant elle ne s’en plaignait jamais. C’est comme si elle faisait plus attention à son propre ressenti, à ses limites, à son épuisement. Mon mari monte sur une chaise pour changer une ampoule électrique. Il met le pied sur un meuble et je vois le meuble couler. Je me mets à crier, il allait couler avec. Mon mari tombe et moi je me mets à rire. 101

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« Je me réveille en train de rigoler ! C’est pas méchant ! Je n’avais pas l’intention qu’il tombe ! ». Nous remarquons ici, grâce au rêve, l’autorisation de libérer l’agressivité qu’elle a accumulée envers lui. Elle avoue qu’il a un caractère explosif, méchant, blessant ! Cette autorisation est nouvelle pour elle et, comme pour le rêve précédent, j’y vois un bon signe. Elle s’autorise par cette agressivité une distanciation, une différenciation. Cela me semble être dans le sens d’une affirmation de sa propre identité. J’avais peur d’une ombre que je voyais derrière la fenêtre et j’appelais mon père : « papa, papa » et personne ne venait. J’étais toute seule. Je lançais une chaussure contre la fenêtre, puis l’autre. Cette ombre qui va me faire du mal… inconnue… En raison de la fenêtre qui dans les rêves m’évoque toujours le miroir, objet symbolique important dans la constitution de l’identité, je lui suggère : – l’inconnue c’est ce que nous sommes pour la mère ? Elle reconnaît qu’elle a eu une relation fusionnelle avec sa mère. Autre aspect très important de ce rêve, celui de l’absence de l’autre, ressentie pendant l’enfance. Il me semble que cette absence peut être réelle (en effet, son père était souvent absent pour son travail), mais aussi certainement plus traumatique est cette absence relationnelle, absence de reconnaissance de l’enfant dans sa différence, parfois comme si le parent ne s’adressait qu’à l’enfant « connu », l’enfant maîtrisé par lui, et laissait l’enfant « inconnu » sans réponses. J’ai plusieurs fois entendu décrire une sensation de cet ordre plaçant le sujet encore dépendant de l’adulte dans une forme d’impasse ultime où le moi existe en soi sans exister dans la reconnaissance de l’autre. L’inconnu qui fait peur est-il soi ? Nous arrivons en janvier 2009 et l’inflammation a disparu. Elle ne souffre plus de céphalées. Les médecins sont un peu surpris de cette évolution car ils prédisaient une chronicité certaine. Les perfusions sont espacées. Sa petite-fille est née. Elle se sent remotivée. À mon sens, nous avons recréé des liens avec son fonctionnement imaginaire et ouvert son espace de projection personnel. Je 102

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pense que l’impasse biologique a pu régresser dans le même temps, en partie grâce à ce travail. À ce moment là, intervient la fin de vie de sa mère, pour laquelle elle va faire deux voyages au Chili, l’un pour le décès, l’autre pour la succession. Il va se passer une longue période sans qu’elle puisse consulter. Je reverrai Raimunda 6 mois plus tard.

Troisième période : à partir de juin 2009 Lorsqu’elle revient, elle a tout à fait arrêté les traitements puisque là-bas il n’était pas possible de les continuer, et elle va bien. Elle a fait un rêve où elle ramenait sa mère mourante dans son lit au Chili. Celle-ci lui disait : « Je suis contente, ne te tracasse pas pour moi ». Elle se réveille sur ces mots. Elle m’avoue qu’elle a ressenti un très grand soulagement au décès de sa mère : « J’ai fait le maximum. Je n’ai plus de soucis. Elle était loin, je me sentais coupable. Maintenant c’est la paix ! C’est incroyable ! C’est la fin de cette relation fusionnelle. C’était lourd ! Et psychologiquement, je me sens bien, je me sens libérée, j’ai envie de faire plein de choses ! ». Nous allons encore nous voir pendant 2 ans, au rythme régulier d’une séance tous les 15 jours. Raimunda ne reprend pas le travail, elle obtient sa retraite et entame des activités hebdomadaires de cours de peinture, d’écriture aussi. Elle a toujours son projet de faire un livre pour enfants, textes et illustrations. Elle s’occupe de sa petite-fille un jour par semaine. Tout va bien. Seule l’attitude de son mari vient progressivement ternir cette phase de vie qui pourrait être enfin dans un repos mérité. Depuis plusieurs années, il boit, malgré des consultations avec un psychiatre, des cures, des promesses. Je m’aperçois qu’elle ne me dit que petit à petit tout ce qu’elle endure : crises de jalousie, menaces, nuits entières dans l’agitation, des jours entiers de mutisme, et aussi il semble avoir un plaisir particulier à gâcher des réunions familiales telles que le mariage de leur fille où il quitte brusquement la table pour errer plusieurs heures sans donner signe de vie, mettant toute la famille dans un état d’angoisse et de colère intenses. Cet épisode est marquant pour Raimunda qui ressent cette attitude comme totalement inacceptable. La colère l’emporte sur l’angoisse. 103

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Elle commence à lui en vouloir vraiment et à ne plus lui donner d’excuses. Malgré tout l’amour qui le lie à lui, et grâce à notre travail de positionnement dans la relation, elle s’avoue à elle-même l’aspect manipulateur d’un tel comportement. Elle commence à penser la relation dans sa circularité et à percevoir qu’avec ses attitudes, M. V mobilise toute son attention : elle ne peut plus penser à autre chose. Elle ne peut plus penser à ses projets ni à elle-même. Sa pathologie n’est pas seulement en lui, c’est une pathologie qui agit sur la relation. Poussée à bout, elle envisage de nouveau de prendre un appartement seule. Elle comprend qu’elle doit et qu’elle peut lui mettre une limite. Par exemple, se montrant moins dévouée, elle reste parfois plusieurs jours sans aller le voir lorsqu’il est en cure. Il se calme alors, redevient proche, mais malheureusement recommence de plus belle en quelques jours. Elle n’a aucun répit et a du mal à poursuivre ses activités, à le laisser seul par crainte de ce qu’il pourrait faire. Je sens qu’elle ne me dit pas tout. Les nuits sont terribles car il s’alcoolise beaucoup le soir pendant qu’elle tente de dormir et il la réveille plusieurs fois. Il l’injurie. Elle doit le coucher ivre. À cette phase de notre travail, elle n’apporte plus de rêves. Nous sommes tous occupés à repérer sa difficulté à se positionner, à l’aider à comprendre pourquoi et comment mettre une limite à l’autre malgré l’attachement affectif. Elle perçoit bien qu’elle a reproduit avec lui une relation fusionnelle et que se penser elle-même en face de lui est inhabituel. Elle n’a pas d’espace où déposer sa différence. Un jour, n’y tenant plus et vraiment décidée, soutenue par ses filles, elle lui annonce qu’elle va le quitter et part à son cours de peinture. Quand elle revient, il est par terre, gisant sur le tapis. Elle ressent alors un choc immense, comme un coup de poignard, se précipite vers lui. Il n’est pas mort. L’attitude théâtrale semble bien avoir été destinée à lui faire peur mais elle ne le ressent qu’aprèscoup. Elle n’a pu prendre aucune distance. Elle est anéantie et perd toute détermination à le quitter. Elle renonce à sa tranquillité. L’impasse relationnelle se referme sur elle. 104

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L’été passe. Je la revois en septembre 2011. Elle m’annonce alors qu’on vient de lui découvrir un cancer du pancréas, déjà gros, par malchance non diagnostiqué sur une IRM faite au printemps devant quelques signes digestifs. Elle va se battre dit-elle, encore une fois elle se sent pleine de courage. Elle entame les traitements, et se montre optimiste. Le mari est calmé par la nouvelle… Nous devons suspendre nos rendez-vous évidemment. Je lui demande de me tenir au courant. Je l’encourage. En moi-même, je suis profondément touchée par cette annonce car je n’ignore pas le pronostic d’une telle atteinte. L’accalmie de son inflammation m’avait comme tranquillisée et je m’en veux de ce que j’aurai pu ne pas voir, ne pas pressentir… Toutes sortes de pensées me viennent. Je pense au choc reçu à la vision du mari à terre, mais apparemment la tumeur était déjà présente sur des clichés antérieurs à l’événement… est-il possible qu’une lésion latente explose dans une situation d’impasse relationnelle ? Je me demande si j’ai bien fait de la mener sur cette voie de la prise de position vis-à-vis de son mari… ou de chercher à la dégager de l’inflammation, cela l’aurait-il « protégée » d’une pathologie fatale ? En laissant une impasse moindre ? Est-ce possible ? Telle est la question que cette thérapie m’a posée. En tous cas, il m’est impossible de ne pas relier tous ces événements d’une vie et de considérer ces différentes pathologies comme n’ayant aucun liens entre elles, ni aucun lien avec le travail de la pensée effectué avec moi, un travail destiné à penser son unité, à se dégager d’un fonctionnement pris dans la fusion avec l’autre. Un travail de la pensée rencontrant la limite de l’impensable ? Plusieurs mois passent. Je n’ai pas de nouvelles d’elle et je décide de l’appeler. Nous sommes en décembre 2011. C’est elle qui me répond, ce qui me fait très plaisir. Entendant mon nom, elle me demande avec gentillesse comment je vais, comme si elle se faisait encore passer après l’autre… Elle est affaiblie. Elle est chez elle entre deux chimiothérapies. Je lui adresse encore tout mon soutien et mes encouragements. Je lui dis aussi que je pense à elle. Je sais que je n’appellerai plus, pour ne pas insister, la laisser à son chemin de vie… J’apprends par une de ses filles qui me téléphone en juin 2012 qu’elle est décédée en début d’année. 105

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Quelques jours après, le mari aussi m’appelle pour me l’apprendre. Tous deux me disent combien j’ai aidé Raimunda.

Réflexions théoriques Cette étude clinique amène un questionnement au sujet de l’évolution de l’impasse relationnelle vers une impasse biologique. Nous y voyons également que l’impasse relationnelle actuelle est en résonance avec une impasse relationnelle ancienne, remontant à la relation mère-enfant. Les dysfonctionnements précoces de la relation mère-enfant atteignent le corps propre de l’enfant car celui-ci est directement impliqué dans cette relation. Tout comme l’ensemble de nos relations, et en tout premier lieu, la relation à notre corps est, au départ de notre vie, médiatisée par notre mère. C’est la mère qui nous met en relation avec notre corps propre comme elle nous met en relation avec le monde extérieur. Cette mise en relation consiste en un retrait progressif de la figure maternante pour laisser peu à peu l’enfant en face de la réalité. C’est donc par les processus de séparation entre la mère et l’enfant que celui-ci devient capable d’entrer en relation avec lui-même, avec son propre corps réel, directement. L’enfant, en tout premier lieu, se projette dans cette figure maternante, et la mère l’amène peu à peu à se projeter dans d’autres espaces, ouverts par le corps imaginaire. C’est probablement là une voie à explorer de la constitution d’impasses biologiques à partir des impasses relationnelles précoces en rapport avec les processus projectifs.

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Recherche en psychosomatique. Cancer et psychosomatique relationnelle Dr François Huck

Cancer et psychosomatique relationnelle Dr François Huck Surmoi et cancer ou La double vie de Josiane Schmitt Cette observation qui s’étend sur de nombreuses années vise à montrer comment une impasse relationnelle non résolue peut être satellite de la survenue d’un cancer. Josiane est une jeune femme de 40 ans que j’avais déjà vue brièvement 6 ans plus tôt pour des cervicalgies. Elle veut me voir en urgence pour que j’infiltre son cou car elle a un blocage cervical et a une représentation à donner dans deux jours. Elle a tout essayé : kiné, manipulation, taïchi, acupuncture, changement de literie et d’oreiller et pris sans succès beaucoup de médicaments. Dans 2 jours, elle va donner à Sélestat avec la troupe d’amateurs qu’elle dirige avec son ami un spectacle de ballet jazz qui est important. Devant son insistance pour obtenir une infiltration, je comprends qu’il ne faut surtout pas l’infiltrer et propose un exercice de relaxation assez mécaniste : des circumductions des épaules, ce qui vise à détendre indirectement le rachis cervical et, dans un deuxième temps, je lui propose d’inspirer fort et d’expirer en faisant descendre le flux le plus bas possible le long de la colonne. 107

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Elle arrive très bien à faire les deux mouvements et les associe à des mouvements de danse qu’elle réalise devant moi. Ceci est un point capital que l’on retrouve régulièrement chez elle : la réappropriation sur le mode adaptatif de mouvements destinés au corps imaginaire. Je lui propose cependant une RPS avec rêve. Quelques jours plus tard, elle revient me voir en disant que la représentation s’est bien déroulée mais qu’elle sent toujours son corps noué, qu’elle dort mal et qu’elle est fatiguée. Je l’interroge. Le ballet jazz est son loisir et elle a même pris un travail à 80 % pour avoir plus de liberté. Elle danse, elle donne des cours avec son ami allemand. Elle va suivre des cours à Francfort où elle est si appréciée qu’on l’invite à se produire avec le corps de ballet jazz de l’Opéra de Francfort quand une danseuse titulaire est indisponible. Elle aime bien le stress du spectacle, les applaudissements du public, les repas et les fêtes après spectacle même si elle a 3 heures de route de nuit à parcourir pour rentrer à Benfeld et qu’elle se lève le lendemain matin tôt. Elle m’apprend que ses parents – sa mère tout particulièrement – n’apprécient pas ses activités de danseuse. Sa mère est très normative et adaptative et n’apprécie pas que sa fille fasse des cabrioles stupides, ainsi qu’elle qualifie le ballet jazz. Sa mère reproche aussi à Josiane son ami : il est de 19 ans son aîné et divorcé avec deux enfants ; et surtout il est allemand. Or, le frère aîné de la mère de Josiane a été incorporé de force dans la Wehrmacht et est mort sur le front de Russie en 1943. Je l’interroge sur son métier. Elle travaille dans une grande banque alsacienne et dirige le service de surendettement. Elle a une équipe de 17 personnes sous ses ordres qui étudie le surendettement des clients de la banque. Il y a deux possibilités : soit la situation mérite d’être sauvée, la banque rachète les dettes de son client et lui propose un nouveau prêt pour rembourser la créance avec des échéances supportables ; soit la situation est trop critique et la banque abandonne son client et c’est la faillite personnelle et la déclaration à la Banque de France. Josiane est sensible et fait de son mieux pour sauver les clients et je comprends que ses choix doivent être quelquefois difficiles. Le travail de Josiane est pesant et la danse est théoriquement une bonne détente. Mais elle en fait trop surtout que son ami, avec sa rigueur germanique, ne tolère ni à peu près ni improvisation. 108

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Elle fait deux rêves éloquents. Elle va visiter sa tante mourante. Sa mère vient en retard et se dispute violement avec Josiane. Elle se promène sur une plage avec son ami mais la plage est envahie par des crabes aux pinces coupantes. Ce dernier rêve reprend une situation réelle qu’elle a vécue en vacances avec son ami mais dans le rêve les crabes et les araignées envahissent sa chambre. Ces deux rêves reprennent la sensation d’une menace qui plane sur elle, menace représentée par sa mère qui désapprouve et l’ami et les loisirs de Josiane, mais aussi menace représentée par son ami qui dirige la troupe avec fermeté. Les mouvements de relaxation permettent une détente et elle comprend bien que les tensions corporelles accompagnent les tensions psychiques. Par exemple, elle peint le corps à partir du centre dans une couleur qu’elle aime bien et sent bien le relâcher que cela lui procure. Aussi, elle a une jeune et brillante chef de service Mademoiselle Meyer, qui est très normative : tant et tant de dossiers doivent être traités en tant et tant de temps. Or le travail de Josiane est atypique : il y a des dossiers simples et des dossiers compliqués, des agents rapides et des agents plus lents. Sa chef ne veut rien savoir. Le cou de Josiane est à nouveau bloqué. Je lui demande à qui Mademoiselle Meyer lui fait penser. Elle rougit et répond à sa mère. La séance suivante elle m’annonce qu’elle s’est aperçue que Mademoiselle Meyer dirigeait deux services, le sien et celui de Monsieur Schneider, un vieux collègue de 55 ans, paresseux, et dont le service fonctionne mal. Mademoiselle Meyer n’ose pas affronter de face ce vieux dinosaure et préfère se faire les griffes sur Josiane. Celle-ci trouve en elle assez de ressource pour s’opposer à Mademoiselle Meyer et les tensions cervicales s’apaisent. Le dernier rêve qu’elle m’amène est édifiant. Elle entre dans une boutique de mode, choisit un vêtement. Elle entre dans une cabine d’essayage et se déshabille. Soudain, sa mère ouvre le rideau et lui tire dessus avec une mitraillette. Ce rêve reprend bien l’hostilité de sa mère vis-à-vis de son ami et reprend également l’impossibilité de concilier ses aspirations profondes et les conflits qu’elles suscitent. 109

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Recherche en psychosomatique

En effet, Josiane a eu une formation musicale amateur avec son père qui rêvait de former un groupe folklorique alsacien avec Josiane et son frère. Or Josiane a choisi le ballet jazz, qui est aux antipodes des désirs de son père. De même, son ami allemand est aux antipodes du gendre idéal aux yeux de sa mère. Son activité de ballet jazz est supposée être une activité de détente et d’improvisation. Or il n’en est rien. Son ami allemand, dans son désir de réaliser une performance excellente rend en fait la pratique très minutieuse et donc très rigide. De plus, elle s’épuise à donner des cours, suivre des cours, donner des représentations amateurs et participer à des représentations professionnelles. Enfin, son travail la fait entrer dans l’intimité de ses clients, et son goût de bien faire entraîne une empathie qui à force de répétition devient envahissante. De plus, elle qui est si rigoureuse se voit obliger de voler au secours de gens qui, eux, n’ont pas une gestion rigoureuse de leurs finances. Tout devient effort et rien n’est léger. Elle arrête là son travail avec moi, sans avoir pu régler son différend avec sa famille et ramener le ballet jazz à une activité de détente. Pendant plusieurs années, je la verrai régulièrement pour des blocages corporels : colonne lombaire, genoux, pieds. Ces blocages sont l’occasion de surenchères diagnostiques et de propositions thérapeutiques iatrogènes que j’arrive à stopper par des gestes simples et la reprise de certains mouvements de relaxation. Je lui propose ainsi des auto-massages en insistant sur les jointures, coudes, poignets, genoux et chevilles pour bien ressentir le relâcher en étant passive. Puis, en étant active, je lui propose des étirements du rachis et des membres en la mettant bien en deçà de ses capacités physiques qui sont énormes pour qu’elle sente bien la détente s’installer. Elle vient me revoir en urgence pour une cervicalgie aigue. En fait, on vient de lui découvrir un cancer du sein et le bilan d’extension est en cours. Je lui propose un traitement symptomatique en lui indiquant que je la rappellerai pour prendre des nouvelles par la suite. 110

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Cancer et psychosomatique relationnelle

En fait, le cancer a été pris très tôt, aucun ganglion n’est envahi. Elle subit donc une tumorectomie simple complétée d’une radiothérapie. La chirurgie se passe bien avec un chirurgien empathique. En revanche, la radiothérapeute est glaciale – comme la mère de Josiane – et elle le vit très mal. Je lui propose de reprendre la RPS avec les rêves. Les rêves reviennent sous forme de cauchemars. Elle est dans le pays du mal. Une sorcière la torture, elle souffre énormément, sans mourir. La sorcière veut tuer Josiane pour faire un parfum. Je reprends les mouvements explorant le corps et en le mettant en couleur. Elle arrive à faire les exercices en choisissant des couleurs paisibles. Les rêves restent menaçants mais avec des ouvertures. Elle se fait poursuivre par un chien agressif, mais elle parvient à l’amadouer. Elle est dans un pays glacial, au sol glissant, mais elle arrive à avancer à quatre pattes. J’arrive à calmer ses douleurs avec de faibles doses d’antinévralgiques, mais aussitôt elle s’inscrit dans un groupe expérimental qui propose la gymnastique tonique pour lutter contre l’asthénie due au cancer et aux traitements. Elle réaménage sa vie. Elle décide de se marier avec son ami et de demander à travailler dans un autre service que celui du surendettement. Elle décide de continuer à danser, mais de ne plus donner de cours. Elle va un peu mieux. Elle m’amène un dernier rêve : elle danse et s’envole en dansant mais un chasseur la vise, la touche et elle tombe au sol. Cette observation montre bien une situation d’impasse relationnelle se prolongeant dans le temps, sur des années, et s’installant dans toutes les sphères de la patiente. •  Une situation bloquée entre son ami et sa famille. •  Une profession surinvestie et vécue affectivement dans un milieu censé dépourvu d’affect, avec des clients qui ont franchi les bornes. •  Un loisir plaisant qui devient tyrannique sous la conduite d’un ami très exigeant. •  L’absence de rêve, ou des rêves-cauchemars répétitifs. •  Les blocages corporels satellites des blocages psychiques, ou d’efforts corporels exagérés. •  La réappropriation de la RPS sur un mode adaptatif. 111

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Recherche en psychosomatique

Tout ceci conduit à un épuisement corporel où toutes les tentatives d’ouvertures avortent rapidement. Le cancer, heureusement pris à temps, permet paradoxalement un arrêt, et un début de réaménagement. En épousant son ami, elle a clairement fait son choix par rapport à sa famille et notamment à sa mère. En changeant de service, elle laisse derrière elle ses scrupules vis-à-vis de clients qui ne méritent peut-être pas toujours tant d’égards. En abandonnant les cours de ballet jazz, elle redonne à ce dernier la place qu’il n’aurait jamais dû quitter : celle d’un loisir physique qui la détend et qui la gratifie.

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Recherche en psychosomatique. Psychosomatique et maladie d’Alzheimer

Bibliographie Bateson G. Vers une écologie de l’esprit. vol. 1 et 2. Paris : Seuil, 1972-1977-1980. Cady S. La relaxation psychosomatique. Paris : Dunod, 2003. Derzelle M. Palliativement correct (et respecter le malade dans ce qu’il vit). Le Courrier de l’APM, octobre-novembre 1999 : 9-14. Gomas J.-M. Pourquoi des soins dits palliatifs ? In : Soins palliatifs : réflexions et pratiques. Montpellier : Sauramps Médical, 2011. Heiddegher M. Essere e Tempo. Milano : Longanesi, 2011. Le Naour V. Plongée abyssale vers la mort : les ultimes roulis de l’angoisse et du désir. Mémoire DIU. UBO Brest : UFR de Médecine et de science de la santé, 2008. Richard M.S. Soigner la relation en fin de vie. Familles, malades, soignants. Collection Action sociale. Paris : Dunod, 2004. Sami-Ali M. Le Banal. Paris : Gallimard, 1980. Sami-Ali M. Penser le somatique. Imaginaire et pathologie. Paris : Dunod, 1987. Sami-Ali M. Le Rêve et l’Affect. Une théorie du somatique. Paris : Dunod, 1997. Sami-Ali M. L’impasse relationnelle. Temporalité et cancer. Collection Psychismes. Paris : Dunod, 2000. Sami-Ali M. Penser l’unité. Paris : L’Esprit du Temps, 2011. Sibony D. Préface. In : Soins palliatifs  : réflexions et pratiques, 3e ed. Montpellier : Sauramps Médical, 2011. Verghese A. Treat the patient, not the CT Scan. New York Times, February 26th, 2011.

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Recherche en psychosomatique. Cancer et psychosomatique relationnelle

Table des matières M. Sami-Ali....................................................................................5 Introduction – L’impasse relationnelle, temporalité et cancer Maurice Bensoussan...................................................................13 Quelle place pour la psychothérapie dans la thérapeutique du cancer ? Albert Danan...............................................................................21 Cancer et psychosomatique : propos de patients Théo Leydenbach........................................................................35 Le cancer, situation-limite Michèle Chahbazian...................................................................43 Éloïse, 55 ans Caroline Delannoy......................................................................51 Cancer, soins palliatifs et approche relationnelle Adèle Bucalo Triglia....................................................................69 Patiente affectée du cancer du sein en thérapie psychosomatique Une impasse dans la relation avec la mère Jean-Pierre Malaussena.............................................................77 De l’intérêt de la théorie relationnelle de M. Sami-Ali dans le cadre de consultation médicale chez des patients porteurs de maladies cancéreuses Hélène Baudoin...........................................................................89 Réflexions au sujet d’un cas de cancer survenu au cours d’une psychothérapie François Huck...........................................................................107 Cancer et psychosomatique relationnelle Bibliographie..............................................................................113

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