CAHIERS DU CINEMA N° 301 - 06-1979 [301]

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CAHIERS

DU . | CINEMAS30L “@—] SOMMAIRE/REVUE MENSUELLEWUIN

1979

CAHIERS DU) CINEMA COMITE DE DIRECTION Serge Daney Jean Narboni Serge Toubiana

Ne 301

JUIN

HOLOCAUSTE Le Four banal, par Sylvie

REDACTEUR Serge Daney

EN CHEF

COMITE DE REDACTION Alain Bergala Jean-Claude Biette Bernard Boland Pascal Bonitzer Jean-Louis Comolli Daniéte Dubroux Thérése Giraud Jean-Jacques Henry Pascal Kané Yann Lardeau Serge Le Péron Jean-Pierre Oudart Louis Skorecki

Pierre

p.7

Point de vue, par Pascal Kané

p. 12

Entretien avec Daniel Sibony, par Serge

FRANCE

TOUR

DETOUR

DEUX

Premiéres impressions, par Jéré6me

Narboni

Prieur

CINEMA

p. 29

ET LABYRINTHE

La vision partielle, par Pascal Bonitzer

TORRE

p.17

p. 25

Enfants : ralentir, par Alain Bergala

p.35

BELA

Entretien avec Thomas

DOCUMENTATION, PHOTOTHEQUE Claudine Paquot

Daney et Jean

ENFANTS

L'ethnographie militante de Thomas

EDITION Jean Narboni

1979

Harlan, par Serge Daney

Harlan, par P. Branco,

S. Daney

et T. Giraud

p. 43 p. 44

CRITIQUES Gibier de passage (R.W. Fassbinder), par Jean-Claude Biette

p. 49

La Mort du grand-pére (J, Veuve), par Jean-Paul Fargier

p. 51

MAQUETTE Daniel et Co

Les Chaines du sang (R. Mulligan), par Jean-Pierre Oudart

p. 51

ADMINISTRATION Clotilde Arnaud

BIG MONEY,

CONSEILLER SCIENTIFIQUE Jean-Pierre Beauviala

PETIT JOURNAL

ABONNEMENTS Patricia Rullier PUBLICITE Publicat

17, Bld. Poissonniére

261.51.26

75002

GERANT Serge Toubiana DIRECTEUR DE LA PUBLICATION Serge Daney Les manuscrits ne sont pas

rendus. Tous droits réservés. Copyright by Les Editions de VEtoile. , CAHIERS DU CINEMA - Revue mensuelle éditée par la s.a.r. Editions de |'Etoile.

Adresse : 9, passage de la Boule-

Blanche (50, rue du Fbg-St-Antoine),

Administration - Abonnements : 3343.98.75. Rédaction : 343.9220.

LA PEUR

ET LE REVE DE RACONTER

DES HISTOIRES

1. Rencontre avec Wim Wenders, par Walter Adler

p. 54

2. « Nick’s Movie », par Laurence

p. 60

Gavron

3. Entretien avec Fred Roos, par Lise Bloch-Morhange et Serge Toubiana

p. 61

QUATRIEME

p. 65

SEMAINE

DES CAHIERS

Verboten / (S. Fuller), par Nathalie Heinich

p. 66

Les Funéraiflies du vieil Anaf (J. Rouch), par Yann Lardeau

p. 66

« Cinéma

p. 67

du Réel» a Beaubourg,

par Dominique

Bergougnan

« Cinéma et Histoire » a Valence, par Francois Géré

p. 69

Manoel de Oliveira et Amour

p.71

LIVRES : Subversion

de perdition. par S. Daney

de l'image ?, par Christian Descamps

En couverture : Amour de perdition, de Manoel de Oliveira

p. 72

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« Le document » (Le Fascisme ordinaire, de M. Romm)

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L'EFFET-HOLOCAUSTE

A l’origine de cet ensemble de textes, |’effet produit par Holocauste sur les

rédacteurs des Cahiers. Effet au sens le plus banal. Puis le désir de relancer la

réflexion qui se poursuit ici sur la représentation de l’Histoire, l'art du deuil et le passé filmé, réflexion dont on voit bien, au fil des années, qu’elle converge

vers ce point 4 la fois nodal et-limite de notre rapport a la représentation: le fascisme. Enfin le désir de parler d’Holocauste sans ce « oui... mais » dont une bonne partie de la presse |’a salué: il fallait laisser retentir cet effet-Holocauste

sans trop vite demeurant bien suel de cinéma se produise un D’ot

le rabattre sur une analyse de J’effet-télévision (analyse au aléatoire), prendre le risque qu’entre la temporalité d’un menet l’impact a la fois énorme et diffus d’un feuilleton télévisé, il décalage étrange.

une premiére table-ronde entre plusieurs membres

de la rédaction,

soucieux avant tout d’interroger comment et pourquoi ils avaient été, comme tout le monde, méme inégalement, pris, captés, convaincus ou séduits par le feuilleton. Au sein d’un accord de fond on voyait néanmoins se dessiner deux approches. L’une prenait en compte avant tout la fiction-Holocauste, les qualités et le contenu du scénario. L’autre était tentée de prendre d’abord en considération la spécificité du medium-télévision a l’intérieur duquel, pour la premiére fois, retentissait une telle fiction. Plus qu’une divergence, il s’agit d'une

difference d’approche qui ne passe pas seulement au sein de la revue ou des individus qui la font, mais qui clive tous ceux qui s “intéressent au cinéma.

D’abord la fiction ou d’abord le medium ?

En fait, Holocauste n’a peut-étre fait que mettre en lumiére, plus directe-

ment encore que le Hitler de Syberberg ou les fictions rétro, que l’opposition

entre « fiction » et « document » est décidément inviable, invivable, que les deux termes ne sont absolument pas symétriques et que leur opposition, dont

a vécu pourtant toute la modernité cinématographique, ne signifie rien, ou plutdt, avec le temps, signifie de moins en moins. Peut-étre parce que, comme

le

dit Godard dans I’entretien du numéro 300 a propos des cadavres a la télévision : « c’est [a fiction qui les fait paraitre leur, mais le documentaire, c’est toujours un autre ». C’est par la fiction que quelque chose de |’Histoire peut étre approprié et ce qu’Holocauste. feuilleton télévisé américain, rend patent, c’est que l'Europe peut de moins en moins éviter de faire le détour américain, a moins de devenir amnésique...

Ces questions traversent aussi l’entretien réalisé avec Daniel Sibony, mathé-

maticien, psychanalyste, auteur, entre autres de « Le Nom et le corps » (Seuil), « La haine du désir » (Bourgois), « L’autre incastrable » (Seuil) et animateur de la revue « Analytiques ».

S.D. “

Le chagrin et fa pi

HOLOCAUSTE

LE FOUR

BANAL

PAR SYLVIE PIERRE

Par tous les bouts que je m’attaque a cet article pour le commencer et mener sinon a bien, du moins a son existence sur le papier — ce qui ne m’est pas une mince affaire — je rencontre ces deux questions qui me sautent a la figure : qu’est-ce qu'un film de

fiction ? Qu’est-ce que la fiction d’Holocauste ? La seconde question entrainant la premiére car l’affaire d'Holocauste — affaire mondiale, européenne, allemande, francaise,

mon affaire ici-, c'est précis¢ment qu’il s'agisse d’un film de fiction, avec acteurs, per-

sonnages, histoire, structure dramatique et tout le tremblement, dont le monde entier, et moi-méme, n'‘avons pas tremblé exactement de la méme maniére qu’a n’importe, qu’a aucun autre film de fiction. Ca n’est pourtant pas la premiere fois qu’une fiction cinématographique met en scéne, « porte a l’écran », comme on dit, un référent historique dont la mémoire vive briile encore ceux ou les héritiers de ceux qui en ont dans le réel été les temoins, spectateurs, acteurs, victimes ou complices. Films sur la Guerre du Vietnam, d’A lgérie, de 40, de 14, la Révolution Russe, la Commune, Sacco et Vanzetti, Hiroshima: ow I’Histoire a déja fait mal, le film est sir de refaire son effet, et la

fiction de tétaniser par tous les pouvoirs qu’elle a de réactiver le traumatisme.

L’impact inédit d’Holocauste pourrait n’étre alors qu’une question de degré. Par la quantité du public touché due a la mass-médiatisation intense du film par la télévision mondiale. Par la quantité aussi du public directement concerné: l'Afrique, I’Asie et

lOcéanie peut-étre pas, mais l’Amérique et l’Europe, en plein coeur, ce qui en fait du

monde a pouvoir se dire par alliance plus ou moins juif-allemand. Par la gravité enfin et la relative proximité dans le temps de la blessure subie : trente-quatre ans c’est court pour oublier le nazisme.

Holocauste présenterait donc ceci simplement d’exceptionnel : d’avoir montréa plus de spectateurs un film concernant des événements particuliérement cruels dont une plus grande partie du monde a été touchée et se souvient encore. Mais que la fiction d’Holocauste fasse plus d’effet, d’effet aujourd'hui, au monde semble-t-il, et 4 moi-méme je peux.en témoigner, que toute la somme du matériel documentaire jamais accumuleé sur le théme du génocide juif, voila qui mérite réflexion. Cet effet n’a pas manqué, naturellement, d’étre suspecté. La fiction n'est jamais aprés tout, surtout dans le feuilleton télévisé, qu’un espace de loisir et de jouissance, assorti d'une puissante visée idéologique. Et certes il fallait étre d’abord sacrément gonflé de cette énorme naiveté humaniste américaine, probablement, qui sait si bien se marier au cynisme des bonnes affaires,

non moins que d’ardeur sioniste, pour oser prendre pour sujet d’un film ce théme-la.

Certaines réactions puritaines de refus devant Holocauste — ceile de la télévision suisse par exemple, qui s’est abstenue d’acheter le film — montrent bien que le culot de

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HOLOCAUSTE

lentreprise n‘a pas été du gout de tout le monde, et a méme vivement offensé les partisans d’une certaine dignité du spectateur supposee résider, en l’occurrence, en un droit de celui-ci a se passer de la fiction. On lit dans « Télérama » du 13 mars:

« Au Nom du Fihrer, réalisé par une belge,

Lydia Chagoll.. les images, uniquement des documents d'époque... le texte : exclusive-

ment des citations extraites de publications nazies... voila (c’est moi qui souligne), sans Tombre d’un donte, le film quil aurait fallu montrer a des millions de télespectateurs, »

(1) Ce film a été monitré en France, pas 4 la télévision il est

Holocauste est accusé de quoi, en somme ? D’étre une fiction en trop, dont des spectateurs adultes et conscients ou disposés a le devenir, n’auraient pas dQ se permettre le commentaire alors que des documents bruts pouvaient leur livrer le discours dans le texte.

manifestations antisémites. Je ne lai pas vu. Il parait qu'il est fort remarquable. Mais la question

Plus loin dans le méme article :« Seuls

moments forts, indiscutables, qui réduisent au

silence : les extraits des documents filmés sur place, au moment méme, par des nazis... Hest significatif que ce soit ces documents qui ont le plus choqué les télespectateurs allemands ; impossible de se retrancher derriére le rempart de la fiction ; i! n'v a que Uhor-

reur muctte »

Il faudrait insister aussi sur les mots « réduisent au silence », « horreur mueite ». La

fiction est done accusée d’étre un rempart de verbe, un verbiage — d’avoir joué le jeu

obscurantiste des enveloppeurs d’une vérité dont la seule nudité sans paroles et non causante du document aurait pu confondre les manceuvres. Pour un peu on nous dirait que cette fiction-Ia fait le jeu des nazis. Et pourtant, le trésor documentaire au sujet du génocide, on le trouve en grande partie dans l’archive nazi. Alors ? Bien sir ces documents (pris par les nazis) de l"horreur sur elle-méme, nous avons appris depuis longtemps 4 les exorciser pour les rendre a l’angeélique fonction d’exprimer l’horreur de ’horreur. Et nous tenons pour acquis, maintenant. que le libre accés de ’honnéte homme aux photos, témoignages, textes de |’époque, devrait suffire a ce qu’il soit fixé sur ce sujet, sans qu’il ait pour cela besoin de passer par une fiction et en ce sens Ho/ocauste serait, est effectivement une fiction en trop.

Et puis c’est vrai qu’il y a dans le référent nazis-et-juifs quelque chose qui se suffit

abominablement a soi-méme en fait de fiction, de sinistre mise en scene, de décors en trompe-l’ceil, de costumes et accessoires hauts en couleur (bottes d’un cété, étoile de (‘autre, pour simplifier), de situations mélodramatiques, de scénes a sensation et de montée tragique ; vrai aussi qu’aprés tout cela. un film a tant de personnages (pour autant qu’on bourre en figurants et prenne la voile pour le navire, on échappera les six millions), un film de tant de minutes est quelque chose comme une goutte d’eau artificiellement salée ajoutée 4 la mer, un pléonasme, pour ne pas dire une louche plusvalue. Et pourtant, a propos de cette fiction d’Holocauste, n’y a-t-il pas lieu d’interroger l'effet de son excés, ce qui, de son supplément, est a reverser au compte d’une efficacité dontje dirais qu’elle est peut-étre paradoxalement, elle aussi, de l’ordre du documentaire? Ou bien si elle est d’un autre ordre, interroger la nature de cet autre. Reparlons de ce fameux matériel

eux-mémes.

« documentaire » (films, photos) pris par les nazis

Il est remarquablement montré, dans Holocauste, a quoi il pouvait bien servir. Sans doute s’agissait-i! d’un matériel hautement confidentiel, destiné a des projections éminemment privées ~ du moins dans I’immédiat, car il n’est pas exclu qu’il ait été destiné a étre un jour rendu public. Au moment ot elles ont été prises, ces images devaient avoir a la fois la valeur d'un rapport d’activité : de la périphérie des actions vers !e centre des décisions du Reich, preuve qu’un ordre avait effectivement été porté jusqu’a son exécution, et celle d'un matériau de travail et d’expérience : essais in vivo, repérages in situ, répétitions en costumes. Et Jes juifs ainsi photographiés, anthropomé(mai)trisés, déshabillés. devaient

d’abord apparaitre a leur public nazi comme tout sauf des hommes. Cinéma muet en effet, car s'il avait parle...

yrai.

1] a méme

n'est pas la.

provoqué

des

LE FOUR

9

BANAL

Quant aux documents recueillis par d’autres que les nazis — les Américains et autres au moment de la libération des camps — ils présentent, pour d’autres raisons, le méme caractére de totale inhumanité : survivants exsangues, restes de peau sur des os, charniers. La vérité que nous révéle ce matériel documentaire concerne I’inhumain., et de méme qu'il y avait peu de danger a ce qu’il provoquat chez ses spectateurs nazis, triés sur le volet de leur aveuglement, des sursauts d’humanité, il est 4 se demander si la réprobation qu’il suscite en nous ne s'est pas émoussée, tassée, non seulement, comme il est normal, avec le temps, mais encore avec notre temps. ot ’horreur réelle photographiable est devenue un exotisme comme un autre, familiérement lointain, et devant

lequel nous savons aussi bien ouvrir que blinder notre sensibilité et notre soif d’information. Alors, pour que le documentaire sur le nazisme et l’extermination des juifs rede-

vienne un document inédit, pour qu’il nous réapprenne quelque chose — méme s'il est évident que bien des documents inédits sur le sujet restent encore aujourd’hui a montrer — il fallait qu’il devienne autre chose que du document brut. La fiction est ici cet autre chose : un traitement du document. ° Imaginons qu'un cinéaste, devant l’un (ou la photographie de I’un) de ces charniers, ait voulu par un zoom-avant cadrer I’un de ces corps, démélant en gros plan son péleméle avec d’autres corps, jusqu’a s ‘approcher du visage, et qu’il ait posé la question : quel nom portait ce corps? Car avant d’étre « ce corps-la», reste anonyme dont le reste Jui-méme aurait disparu si le traitement spécial avait été appliqué jusqu’au bout, «ce corps-la » s’appelait «...» Entre ces guillemets il peut y avoir un Karl, une Berta, un Joseph, etc. Tout Holocauste est la, dont la fiction consiste d’abord simplement, par le geste de ce simple « blow up », 4 redonner un nom, a retrouver quelqu’un 1a owt, dans la volonté nazie, il n’y avait plus que de l’éliminable, 14 ol nous nous sommes habitués a ce qu’il n’y ait plus que de

Panéanti. C’est donc «eux » qui nous avaient mis, c’est donc nous qui avions été contraints, de nous placer devant une fiction. Pour retrouver du réel, c’est-a-dire de ’humain, la ot il n’y en avait plus, il fallait

donc un simulacre : l’acteur, le personnage. Et un personnage 4 lui seul n’aurait pas suffi, s'il n’avait été épaissi de toutes les ramifications verticales et latérales qui en confirment précisément la réalité humaine: sa famille.

La fiction d’Holocauste n'est donc finalement que la production délibérée d’un effet de rée] humain, qui prend a rebours le geste encore plus fictionne! des nazis qui eux preétendaient « déréaliser » une partie de l’humanité ; et parce qu’il y a justement plus

de réalité chez un homme dont on connait le grand-pére et la belle-sceur, Holocauste a choisi d’étre une fiction familiale, De la méme quaient la race (donc la famille) juive.

facon en somme

que les nazis tra-

On aura noté, au long des quatre épisodes du film, la persistance du théme de la photo de famille, dont l’effet sur le spectateur vaut bien sir son pesant de larmes garanties, mais qui sert également a réinscrire chaque fois le destin d’un personnage dans la préoc-

cupation d’un autre, ou celle d'un autre a son sujet, et ot la fiction retrempe sa fictivité

dans une caution d’humain a "état brut, dans de l"humanité générale si l’on veut — niveau ou la fiction en tant que telle se dissout, tant elle implique et appelle la réalité méme du spectateur. Ce fonctionnement humaniste a l’estomac n’est pas rare, il est méme plus que commun dans la fiction hollywoodienne. Des générations de distancieurs ne se sont pas privés d’en dénoncer le manque de pudeur, ni les arriére- pensées propagandistes. On peut s’inquiéter ici que ce juif-mon frére-mon-cousin ne nous mitonne 4 Camp David ou ailleurs quelque grande manceuvre anti-palestinienne dont ils nous ferait les complices attendris. Il faut dire cependant que nous avions peut-étre besoin des personnages d’Holocauste pour réapprendre — ce dont aucun document inédit n’aura plus le pouvoir de nous convaincre davantage— que nous fiimes, leur-semblable- leur-frére, leur hypocrite contemporain.

10

HOLOCAUSTE

Le puissant effet de réel produit par la fiction sert d’ailleurs aussi bien ici a nous rendre proches les personnages de nazis que les personnages de juifs. Le tres inquiétant Capitaine Dorf (qui lui aussi a une famille), dont le film analyse si finement par quel engrenage de docilité et de conformisme il en vient a préter une téte si forte a la main des bourreaux, n’est-il pas le type fort vraisemblable du complice actif auquel nous pourrions aisément comparer tel de nos ascendants pétainistes (pro — ou mollement contre) ? . La fiction d’Holocauste a méme ceci de particulier qu‘a force de nous mettre en situation de familiarité, elle semble parfois échapper a son sujet innommable et en affaiblir

le caractére monstrueux.

_ Ona vu plus atroce au cinéma (dans Rome ville ouverte par exemple) que Ja séance de torture a laquelle sont soumis Karl et ses amis dessinateurs, dont on nous épargne a dessein le moment qui aurait été physiquement le plus insupportable au spectateur — celui de l’écrabouillement des mains. Encore ne s‘agirait-il que de pudeur et de litote, mais on se demande quelquefois s’il

n’est pas ontologiquement impossible a cette série télévisée. qui doit faire réfléchir et pleurer le grand public, mais tout de méme pas traumatiser les enfants, de montrer dans

toute son étendue l’horreur des crimes nazis.

.

Je ne suis pas convaincue qu'il eit été nécessaire d’aller plus loin dans le detail atroce (le viol d’Anna, la marche tranquille des débiles au crématoire, les scénes de Babi-Yar et autres exécutions de groupe), en fallait-il davantage ? Mais 1] est vrai qu’a certains moments du film. la fiction hollywoodienne rencontre la butée inhérente a sa démarche la plus intime : a force dé traquer l’"humain, comment pourrait-elle rencontrer « la béte immonde », non seulement chez les bourreaux. mais aussi celle-la méme que devinrent parfois les victimes elles-mémes. (2) : Cette béte immonde que |’on sait. pas seulement depuis Brecht, issue d'un ventre fécond de fascisme dont l'avenir radieusement humain pointé a l"horizon de toutes les idéologies réparatrices semble ne jamais suffire a crever la matrice. En ce qui me concerne, il m’intéresse assez peu d'incriminer I’« en-trop » ou I’« enmoins » de la fiction d’Holocauste — son superflu ou son insuffisance, suivant que son référent la dépasserait ou l’annihilerait de son déja ou de son plus. Ce qui compte a mes yeux ¢’est d’abord qu’Holocausie ait eu 'impact mondial que

l'on sait a étayer frontalement, carrément a bras le corps, une fiction sur ce référent-la. Que I’énorme rapport ainsi posé entre l'arbitraire fictionnel et la masse documentaire n‘ait pas trop mutilé ni la vraisemblance de celui-ci, ni le respect du a celle-la ; que toutes les précautions morales essentielles aient été prises dans l’exercice du droit de cette lourde fiction-ci 4 rappeler, a évoquer, cet écrasant document-la. Que par le biais du feuilleton télévisé, le cinéma ait pu en l’occurence réinventer tout le vifde sa nature la plus intime, a savoir ses vertus de remuement des foules par le moyen d’une représentation mimétique de la réalité.

Sans doute est-ce encore pour longtemps (la télévision ayant pris en ce sens le relais du cinéma, tout aussi régressivement peut-étre que le cinéma avait pris celui de la peinture) qu’il appartiendra a la bonne vieille fiction réaliste, 4 la bonne vieille fiction de la crédibilité, d'avoir ces pouvoirs-la. Le réel demandera encore longtemps a étre représenté par lui-méme et a s’édifier par lui-méme sur lui-méme, méme s’il doit a ce prix quelque peu se manquer, de par certaines réductions ou amplifications propres justement 4 l’édification. Personne n’a songé a parler d'Holocauste, de la grande affaire d'Holocauste qui a tellement fait comme on dit couler d’encre, comme d’un grand moment de cinéma.

2. Simone Veil rappelait avec quelque courage, lors du débat

télévisé

lécran»,

des

que

« Dossiers

cette

de

couverture

tendrement enlevée au cadavre de Karl fut souvent tée. et avec moins de ménagements, du corps des vivants par Jes délenus eux-mémes.

LE FOUR

in

BANAL

Comme

dans tout feuilleton télévisé, les processus d’identification des spectateurs

aux personnages et aux émotions du drame s’y déclenchent pour ainsi dire routiniérement, banalement.

:

Dans cette banalité précisément, qui pouvait difficilement nous arriver d’ailleurs que d’Ameérique - car il fallait pour l’installer en toute tranquillité la force d’un sacré recul —je lis le passionnant symptéme, une fois de plus, d’une faiblesse, intime elle aussi, de notre art européen. Cette souveraine banalité-la, aucun cinéaste européen n’en aurait été capable, ou alors par bétise et son résultat efit été navrant; alors qu’il s’agit ici d’un film subtil et remarquablement adéquat a sa visée. Notre faiblesse européenne résidant en ceci que la terreur nazie n’est exorcisable chez

nous qu’a force de consommation d’art et de plus d'art encore (Rossellini, Fellini, Berg-

man), et la pantomime hitlérienne a force de réinventer des marionnettes (Syberberg) ou des litotes (Straub) supérieures. Exercices surhumains, a la mesure peut-étre de la

perte d’humanité subie [4 ot le vampire nazi nous a saignés.

CEuvre moyennement artistique et faiblement démiurgique, Holocauste nous réapprend les vertus du « H... trop H...» honni par Nietzsche. S. P.

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HOLOCAUSTE

POINT DE VUE par PASCAL KANE

Il y a tout de méme pour moi quelque chose de génant dans la facgon dont on parle d'Holocauste, dans la presse comme aux Cahiers, d’ailleurs. Quelque chose qui résiste - silencieusement - aux analyses contenutistes ou textuelles qu'on en fait, et qui tient

peut-étre tout bétement en ceci qu'Holocauste n’est pas un film de cinéma, mais a été

concu par et pour la télévision. On a beau jeu de balayer cette objection en répondant que c’est renverser bien inutilement l’ordre des questions que de plaquer une suppos¢e spécificité télévisuelle (bien hypothétique de plus) la ol, a ’évidence, aucune grille de lecture particuliére ne s’impose pour comprendre et réfléchir sur le propos tenu. Pour-

tant, c’est l’aspect presque excessifde cette évidence qui m’a frappé en voyant Holo-

causte, évidence entérinée par la totalité de !a presse.

C’est peut-étre moins a une spécificité qu’a une stratégie télévisuelle que renvoie Holocauste. Cette stratégie se manifeste tout d’abord par la production d’un effetcinéma massif visant a faire oublier le plus possible la télévision comme support (utilisation de toute une rhétorique du cinéma classique — style du découpage, champscontre-champs, fondus — qui crédibilise d’ailleurs tres habilement ce qu’on voit sur l'écran, sans la géne qu’auraient immanquablement provoquée des effets télé moder-

nistes: on joue la d’un référent cinématographique daté, comme garant du référent réel), L’autre effet-cinéma important consiste en la forme fictionnelle donnée a Ja nar-

ration et aux personnages : la encore, le fonctionnement semble étre cinématographi-

que, mais sans en avoir toutes les caractéristiques (comme si on se servait de la forme fiction uniquement comme d’un code de lecture): au cinéma, en effet, une fiction est un devenir; c’est partir d’un point et aller ailleurs. Il y a toujours cette part de liberté et d’arbitraire dans la fiction qui fait qu’elle n’a de comptes a rendre 4 personne, a aucune autre instance. Or ici, la fiction est enti¢rement inféodée au référent : son point de départ comme son arrivée sont prédéterminés (comme lorsqu’on traite un sujet, ce qu’aucune fiction n’a jamais fait). De méme, les personnages. Qu’est ce qu’un personnage dans une fiction historique? C’est un destin individuel (avec sa marge d’imprévisibilité), pris dans une aventure collective : il peut y avoir concordance ou discordance entre les deux (selon que I’on est porté au didactisme ou a humour: La Brigade ou To Be Or Not To Be. par exemple), mais enfin il y a ce qu’il faut bien appeler une dialectique. Dans Holocauste, cette dialectique n’existe pas; les destins individuels forment a eux seuls /e tout de l'aventure collective (1a famille Weiss rend compte de ce qui est arrivé a tous les Juifs allemands, la famille Dorf renvoie 4 la mentalité et aux pratiques de tous les petits-bourgeois allemands, plus ou moins engagés dans le nazisme, etc). Et le mélange des caracteres fictionnels inventés et de personnages historiques réels, sur le méme pied, souligne 4 quel point le film a refusé toutes différences entre eux. Si les personnages ont tous méme

13

POINT DE VUE

valeur de vérité, c’est qu’ils sont totalement assujettis au référent. Plus de dedans (petite histoire) et de dehors (la grande), mais une seule scéne; le Tribunal de !’Histoire. En somme, tous ces personnages préparent le débat (ce qui se différencie, il faut le dire, d'un film dit de propagande, lequel est plutét fait pour clore le débat).

La vraie question du cinéma (mais peut-étre devrais-je dire du cinéma passé) face a un sujet comme les Camps est celle de la liberté fictionnelle face au document : pendant trés longtemps, le document a été trop violent, trop contraignant pour que la fiction

puisse se frayer une voie autre que celle d'un voyeurisme soumois (voir l’article célébre

de Rivette sur Kapo, CdC n¢ 120). Le risque de la fiction étant de détourner I’attention du document (Kapo, qui le rend supportable) ou plus superficiellement, du référent luiméme (Portier de nuit, qui simule tout au plus ce référent). D’ou une absence presque totale de films sur les Camps.

Or, voici aujourd’hui Holocauste, film qui n’est ni superficiel ni abject. Quelque

chose a-t-il donc changé dans la question elle-méme? On peut certes voir des différences, une évolution : les images qui avaient traumatisé la génération précédente (celles de Nuit et Brouillard par exemple), sont oubliées, voire inconnues des spectateurs actuels (1). Toutes sortes de nouveaux référents s’interposent entre elles et le spectateur, et en particulier comme on I’a dit, l'imagerie du film de guerre. Mais surtout, le film

réfléchit /ui- méme

cette condition : que ce-qui seul rend la fiction possible est le refou-

lement du document : refoulement délibéré quand le film ne nous montre pas ce que ceil du nazi voit dans I’ceilleton donnant sur la chambre 4 gaz; refoulement accusateur dans la scéne, a la fin du film, ot I’on montre a Dorf, destitué, des photos qu'il ne pouvait pas ignorer (tortures, charniers) et oU son interlocuteur s’interroge : comment ces documents, qui existaient avant, n‘ont-ils pas empéché l"extermination? Dans les deux cas, l’idée sous-jacente est la méme : le document pourrait encore aujourd’hui dans son paroxysme empécher la fictiond’un film sur les camps. II fallait done bien tricher avec ce document, ne pas aller jusqu’au bout de son horreur pour que, méme aujourd’hui, le feuilleton soit possible. Cela, le film l’a compris et montré, et c’est tout 4 son mérite. Il reste que cet effet-cinéma est pour moi un effet-écran. Car la logique du cinéma, si elle est bien, comme on 1’a vu, a l’ceuvre dans le film a travers toute cette réflexion sur le document, sert aussi d’appui a la construction d’une fiction « esperanto » néces-

saire aux mécanismes télévisuels tels qu’ils fonctionnent (et non tels qu’ils veulent se représenter).

La télévision fonctionne en effet, je crois, a la résorption et a l’annulation. Tout ce qui y est montré doit se clore sur soi-méme, ne pas laisser de trace, ce qui contredit tout de méme la logique du cinéma. II faut donc convertir ces traces en autre chose. Prenons

l'exemple des Dossiers de l’écran, programme ou est justement passé Holocauste. Le principe de |’émission, comme on sait, est de faire suivre le film d’un débat, Or, a ces débats, on ne parle partiquement jamais des films en tant que tels. Au contraire méme, on cherche a éluder leur existence matérielle, on ne s’y référe qu’anecdotiquement. L’étonnant est que cette formule, apparemment bancale, a un trés grand succés (Les Dossiers de l’écran est la plus ancienne émission de la télé) parce que, je crois, la stratégie telévisuelle y opere pleinement : existence matérielle du film (ce qui est produit par son écriture) est effacée par le débat qui la convertit en « communication », c’est-

a-dire en l’illusion d’un dialogue (on ne lésine pas sur ces effets de dialogue : mise en scéne du standard embouteillé, etc.) ot la télévision peut avoir, définitivement, le der-

nier mot.

Il me parait important de noter qu’Holocauste a été enti¢rement programmé par

cette conception de la télévision : la fiction, les personnages ont été concus pour ne pas

laisser de traces. Tout dans le film est entiérement réductible aux thémes des débats

qu’il doit susciter, sans la résistance qu’une écriture lui aurait opposée. En somme, le spectateur d’ Holocauste est sous une double dictature : celle du référent qui secondarise le travail cinématographique proprement dit, et celle du medium qui situe ce specta-

teur a une place absolument pré-déterminée par ce dispositif.

.

HOLOCAUSTE

Jugement & Nuremberg La conséquence de cette dictature du référent est que les effets de présent (et pour le présent) sont extreémement faibles: les débats ont été entiérement tournés vers le passé. Personne n’a évoqué l’idée que le « ventre d’oui est sorti la béte immonde » pourrait 6tre encore fécond. Personne n’a parlé des Camps de concentration en général comme invention propre au X X¢ siecle. Personne n’a parle du racisme aujourd hui. ete. La seconde conséquence est que l‘opération n’est bénéficiaire que pour le medium. C’est un coup publicitaire fantastique pour lui: il prend ce quia été le plus grand traumatisme politique du siécle, et if montre qu’il est seul a pouvoir faire jeu égal avec lui: qu’il est lui aussi a la mesure —- mondiale — de l’événement, et que. enjambant l’Histoire, il peut le réduire en « de la » communication, donc l'annuler. Done rassureren fonction inverse dont les traces. encore présentes, du nazisme continuaient a inquiéter. Comment, aprés cela, le spectateur ne serait-il pas amené a tout déléguer a une télévision qui, malgré le pouvoir dont elle fait montre, se tient si bien a l’écart du jeu politique lui-méme?

Délégation d’autant plus aisée que ce spectateur est convié a assister au spectacle a

la place d’un Juge : soupesant les mobiles, évaluant le degré des fautes de chacun, sa place est nécessaire. et plus méme, utile socialement (c’est sans doute ce sentiment d’utilité qui rend certaines scenes supportables). L‘un des référents les plus forts d’Holocausie, c'est le proces de Nuremberg.

Il me semble qu’on touche 1a a l’un des mécanismes les plus profonds de 1a télévision qui réside dans une certaine non-interpellation du spectateur. Le cinéma s‘adresse a un ceil, et tout son pouvoir provient de cette captation un par un des regards (ot s’abolit le « sujet »), mais ou tout particularisme, tout atypisme (social, sexuel) peut s‘inscrire. Le spectateur de cinéma n’étant le garant d’aucune norme, d’aucun savoir. A l’opposé, onal’impression qu’un certain idéal de la télévision a été atteint avec Holocauste ; derriére la mise en scéne d'une sorte de communication supra-nationale, il y a la mise en place du pouvoir de la télévision comme quelque chose qui est au-dela des effets d’énonciation que produit le cinéma : il n’y a pas d’énonciateur dans Holocauste, sinon un simple point de vue libéral et démocrate. astreint a une fonction de surveillance des idées a l’échelon mondial, et dont le spectateur représente, qu'il le veuille ou non, un

rouage.

Je crois done qu'Holocauste, indépendamment de ses qualités, participe de cet assujettissement qui emprisonne le regard du spectateur dans un codage rigide des images et des sons, en lui dtant ses seuls repéres concrets et empiriques de vision. Former sa conviction : 1)en évaluant I'ceuvre a travers l’énonciation qui la porte; 2) en la référant au présent qui la suscite, c’est précisément ce qui lui est ici impossible. Mais il est vrai que la télévision n’est pas un appareil a produire de la conviction. P.K.

HOLOCAUSTE

LA FICTION ENTRETIEN

AVEC

DE LA DERNIERE

FOIS

DANIEL SIBONY

Daniel Sihony. \\ faudrait se demander, a partir de votre expérience en matiére de représentation, comment un film aussi « standard » qu’Hvlocauste a pu vous interpeller. Standard non seulement par sa facture. son image, sa mise en scéne, mais dans son support familial, social, sexuel, tres conventionnel,

Cahiers. Avant le passage du feuilleton a Vantenne. il vy avait déja une rumeur qui

disait que ce n était pas tres bien, phutdt baclé, complétement sentimentalet vaguement pornographique, mais que, faute de mieux. il fallait faire avec. Il ya eu des articles dans ce sens. Et puis, en ce qui nous concerne aux Cahiers, vu ['intérét que nous avons porté

a des films comme le Hitler de Syberberg ou ceux de Straub et de Godard. laffaire sem-

blait entendue d'avance et on partait plutét contre. En fait, il s’est passé quelque chose dassez différent et on a été intéressés, historiquement mais émotionnellement aussi. Dans cette réaction, mille choses entrent en compte : le rapport entre le film et la rumeur quil'a précédé, le fait qu'il s‘agisse d'une série télévisée et non pas d'un film avoir dans sa continuité, les innombrables débats qu il a provoques jusqu’a celui des Dossiers de lécran aprés le dernier épisode etc. Sihony. Ce que vous dites la se référe a une attente. a des appréhensions. Mais est-ce que vous pouvez préciser ce qui s’est passé positivement face au film? Vous parlez d’émotion, mais est-ce en tant que spectateur comune un autre?

Cahiers. Quelquefois de 'ennui, quand c'est trop conventionnel ou sentimental, mais

le plus souvent des réactions au premier degré ; horreur ou effroi autour du personnage de Dorf, joie devant ce qui pouvait s'esquisser comme résistance @un moment donne... En fait, on a été pris dans une fiction qui avait pourtant rien de moderniste ou de

déconstructeur.

Sihony. Je trouve ca trés important. Ca dit peut-étre qu’une certaine volonté de casser la représentation pour avoir « plus » de vérité s’est fourvoyée, si vous qui étes bien placés dans les flux d’images pour y inventer les distances et les déplacements qui y manquent, vous reconnaissez qu’il y avait 14 une prise émotionnelle et subjective trés forte. C’est quand méme la fonction de Vimage qui se trouve [a interrogée, a partir d’un niveau de représentation facilement qualifié de naif. Et plutdét que d’avoir la-dessus une position de défense, je dirais que c’est quelque chose de trés positif. Cahiers. Encore que la position défensive a dit peser trés fort. Puisqu’on étail prévenu contre, il fallait que cette prévention soit balayée. Sibony. On ne sait jamais a l’'avance ce qui nous prévient contre quelque chose. Je ne peux pas dire que j’¢tais prévenu contre a partir d’une tradition de la representation filmique a laquelleje me serais identifié. Si je l’étais -prévenu— c’était a partir d’autre

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HOLOCAUSTE

Sacrifice éludé. Le sacrifice dans La Bible, de John Huston. Sacrifice réussi. La crucifixion dans /‘Evangile selon St Matthieu. de Pasolini.

ENTRETIEN AVEC

DANIEL SIBONY

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chose (qui peut-étre faisait de moi, déja un «prévenu ») du genre : pas envie de repasser encore une fois au four. A partir de ce sentiment, les rumeurs autour du film pouvaient agacer, annoncgant qu’on allait encore une fois donner aux bonnes gens des suppositoi-

res d'anti-racisme. Ca faisait vraiment reméde et je me sentais visé d’avance comme

reméde au mal qui risquerait de me retomber dessus si je me refusais a étre le reméde imagé d’un mal toujours la qui allait se répéter en images. D’ou le réflexe de raser les murs.,. Les nazis appelaient leurs camps « anus du monde », et finalement le projet de décongestionner le monde en le nettoyant de ses « déchets », ce projet reste intact. Bien sir, c’est « mieux » d’étre représenté comme suppositoire pour décongestionner les braves gens que de partir en fumée. Cela dit, j'ai quand méme regardé Holocauste, du moins en partie et j’ai été aussi interpellé. Ca montre a quel point ce qui arrive est plus riche que tout ce qu’on peut attendre...

A propos du film de Syberberg dont vous parliez, c’est une bonne idée de s’étre mis au

niveau des coulisses ou se puisent les images, d’étre en marge des images pour décentrer le visible, Mais la force d'un film comme Holocauste, c'est aussi de se brancher sur ces coulisses-la, méme si ¢a se fait a son insu et a notre insu. Les coulisses en question, ce sont : la ott les images se convertissent immédiatement en signifiants, et la ou les mots passent a l’image et au corps. C’est dans les coulisses de la représentation que se joue le film ; la o=t fermentent les représentations, la ott elles se fomentent et se pourrissent. et les corps avec. On peut l’assumer ainsi, au méme titre que certaines ceuvres de facture ultra-classique mais qui se trouvent au rendez-vous d’ot émerge la représentation. Cahiers. Er si, au bout du compte, le film a plutét été une bonne surprise, ce nest pas seulement dii a ses qualités intrinséques, mais parce que la forme du feuilleton télévisé retrouvail curieusement le projet de Svberberg qui est d’épuiser le sujet, de le refroidir

en quelque sorte, pour donner aux gens le temps de s’intéresser au sujet méme...

Sibony. Vai plutét impression que chaque épisode repartait 4 zéro vers la question méme qui allait s’y représenter. On avait le sentiment d’étre face 4 quelque chose d’inépuisable qui revenait a chaque fois complétement intact. Si vous préférez, l’événement.

histoire avait fait sa mise en scéne (qui est toujours la plus foudroyante) et voici que

les débats, les discours, les prises de position revenaient la-dessus, prolongeaient la scéne, augmentaient la mise, de pures paroles et d’images. Je ne les dissocie pas de la

mise en scéne : ils en font partie. [I n’y a donc pas a se démarquer de tel ou tel discours

parce que le tout forme ici une espéce de cinéma, de cinéma-« verité » qui déplacait le cinéma de Ia rue et de la rumeur dans le cinéma « des foyers ». Ca a fait masse. Et comme par hasard, l’énoncé du film, pas seulement son énonciation. porte sur l’émergence de la représentation (a travers le signifiant Juif, dont le corps ne trouve place nulle part) et cette question dont l’effet est contagieux par la prégnance des images se retrouvait dans le film, mais aussi elle titillait dans le moindre article, dans la moindre prise de position : ca a joué a tous les niveaux : c’est comme si un petit groupe faisait un film et puis il se forme une couche supplémentaire de mise en scéne qui le met Iui-méme en scéne avec son cinéma et ainsi de suite. C’est pris dans des chaines successives qui forment a la fin cette masse répétitive, imaginaire, énorme, oti on s’enlise avec une cohésion de béton. Il y a 1a des effets de mur: 4 ce niveau primaire de perception, on bute sur un mur de béton: on s’apercoit que c’est toujours la méme question qui est posée; celle du « représentant » de l’inconscient, donc les retours du refoulé dans toute représentation. C’est pour ca que les dénégations et les dénis comme « plus jamais ca ! » ou comme « ca n’a jamais existé », loin de se rapporter a des effets marginaux, s’integrent a la mise en scéne; c'est la méme scéne de l’holocauste, rejouée autrement. Et la, aucune réfutation n'a d’effet ; c’est vraiment la question de la théatralité de la représentation qui englobe et précipite tout ca. présent et passé, présentation et retour. Car, de bout en bout, il s’agit dune répérition, au sens fort et déployé du terme, au sens ou des acteurs répétent avant de passer devant la caméra (celle-ci ou une autre), au sens ou un enfant répéte des expressions entendues comme au sens de la compulsion répétitive, de la répétition comme ressort des effets de l’inconscient. Cahiers. C'est la-dessus précisément que Syberberg travaille : ter, de se rejouer ; que faire donc pour que ¢a s‘arréte, comment pulsion de répétition en élaborant mieux la remémoration ? A anecdote assez intéressante : la réaction d'une amie allemande,

ca ne cesse de se répémettre fin a cette comce propos, il cite une qui jusque-la naimait

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HOLOCAUSTE

pas beaucoup ses films mais qui lui a dit qu’apreés les sept heures et demie d Hitler, elle navait pas eu envie de chanter | Intemationale ou de crier « a bas le fascisme! », mais de se retrouver plutét une derniére fois dans un paysage tres germanique et d'y chanter le Horst Wesselied ; aprés quoi elle se sentirait complétement guérie... Sibony. C’est trés intéressant, cette fiction dérisoire de la « derniére fois ». Et quand il y a répétition, non seulement de la représentation de l’acte, mais de l‘acte méme qui

Vinaugure et de l’acte qu'elle est, ce qui vient immédiatement a l’esprit enfermé dans cette répétition, c'est bien la fiction de la derniére fois. C’est sur le modéle de la mas-

turbation du « coupable » qui chaque fois se jure que ce sera la derniére. Ca dit ce qu'on peut penser de l’appel volontariste a la derniére fois. I] n'y a jamais de derniére fois, quand c’est la premiere qu'on cherche a répéter.., Bref, si je dis qu’Ho/locauste est une répétition, ce n'est pas seulement au sens ou ¢a répéte quelque chose qui a existé mais vraiment au sens ou on recommence a flamber les boucs émissaires en image. C'est un meurtre en effigie. C’est 4 prendre vraiment a la lettre, l’appétit de viande humaine qui définit les communautés humaines, et le fait que les Juifs y aient une place particuliére, c’est quelque chose qui existe toujours. qui est la. A ce niveau on est loin des raisons et des preuves. Je peux vous citer un exemple des plus simples: un jour, je parlais a la radio d’un de mes textes, L ‘Affect ratial, dans une émission en direct, ou les questions « arrivent » en direct. A la fin, la standardiste me, dit qu'elle avait eu beaucoup de questions, mais une au moins n‘avait pas été entendue. Je lui demande pourquoi elle ne ‘avait pas transmise et elle me répond que c’est parce que celui qui l’avait posée avait un fort accent étranger. C’est-a-dire que l’affect est la ; et c’est qu’il soit répété, mis en scéne, représenté, en images ou en paroles, mais pas en actes. Si un Darquier dit que ¢a n'a pas eu lieu, ca veut dire que dans sa téte, ga n’a pas eu vraiment lieu, pas encore, et que c’est promis pour un avenir plus ou moins lointain, Dans la répétition s’exfolient en images les racines toujours 4 I’ceuvre et toujours vivantes de la méme déroute symbolique. Des racines « abstraites », qui n’ont pas besoin pour vivre d’un terroir. Ceux qui voyaient partir le convoi en déportation et refusaient alors « d’y croire » et laissaient

faire, sont les mémes (a une génération prés) qui maintenant voient ce convoi filmé dans

une image fictive et se garent d’un « plus jamais ¢a. » C’est un veeu. Mais tout massacre de boucs émissaires comporte le voeu que ce soit le dernier, c’est-a-dire aussi le premier. fondateuret définitif. Moyennant quoi, la jouissance qu’il inscnit est tellement compulsive qu’elle revient et reflue. Finalement on se trouve amené a applaudir la civilisation occidentale qui nous permet de faire I’économie d'une nouvelle déportation massive en se l’offrant en image. Bravo. De méme, ce que dit Darquier. i! faut l’entendre comme une menace : ¢a nous pend au nez parce que ce n’était pas encore suffisamment inscrit, ce n’était pas « vraiment » la derniére fois. Et c’est émouvant alors de voir des braves gens, tout a fait intelligents, vouloir lui produire, lui mettre sous le nez un recueil de « preuves » qui attesterait avec « autorité » que ¢a a vraiment eu lieu. Le probléme est terriblement autre. Cahiers. La réfutation d'un groupe d’historiens dans Le Monde par exemple...

Sibony. Mais c’était trés touchant, ce tollé général qui était encore — ou déja — une

répétition de la méme non-reconnaissance. « En finir avec... »,« Pas de ca... » etc. Mais la fin et la finitude appellent d’autres métamorphoses que la mort.

Cahiers. Les réactions négatives qu'a appelées le film se divisent en deux catégories. ily avait une premiére réaction qui venait souvent de Juifs et qui revenail a cette idée : il ne faut pas que ca se répéte en image ou en effigie, parce que si on le remontre, méme sice n'est pas sous la forme réelle ou ¢a a eu lieu, ga va donner des envies de repasser de leffigie au réel. L'autre réaction contre le film est plus théorique et plus esthétique : en montrant de telles choses, on aiguise Uappétit, le besoin de chair fraiche, alors qu'il faut plutot décevoir nos pulsions cannibales. Sibony. Demander qu’on ne parle pas de tel refoulement n’empéche en rien qu’il vous harcéle. Ca témoigne que la peur elle-méme ne vous protége plus... Cela dit, a faire

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DANIEL SIBONY

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compatir les autres, on ne gagne aucune sécurité. Et je ne vois aucune garantie au fait que le peuple allemand ait été bouleversé a la vue d’Ho/ocauste : les mémes identifi-

cations imaginaires qui l’ont fait assassin le font pleurer. Il s’était identifié comme un seul homme au nom du Guide et maintenant qu’il n’y en a plus. il s’identifie a ses sem-

blables, c’est-a-dire a la famille juive qu’il suit du regard jusqu’a la chambre a gaz. dans

1, Les « Remarques sur l’affect ratial». de Daniel Sibony ont d’abord été publiées dans le tome

2 des « Eléments pour une analyse

du fascisme» (10/18-p. 141) et reprises dans le recueil « La haine

du

désir»

(Christian

p.15) N.D.LR.

Bourgois,

un refus horrifié symétrique de son rejet silencieux de naguére. C'est son « droit » ou son « destin » et c'est dur d’assumer le destin qu’on se produit soi-méme. En tous cas, ca ne garantit rien et personnellement j’ai pensé que cette question infernale était sans issue et sans espoir: ca ressort tres clairement de affect ratial (1). Je ne crois pas qu’aprés |’avoir Ju, qui que ce soit puisse encore se faire des illusions la-dessus, c'est peut-étre le seul mérite de ce texte. Mais la question : « comment arréter la répétition? » n’est pas une question absurde et naive, méme si les réponses qu'elle suscite sont absurdes et naives, comme celle que vous citiez. Ce n’est pas une question naive si on donne a la répétition son sens fort, c’est-a-dire le sens que lui donnaient les Grecs qui sont nos

maitres en matiere thédtrale. Quand ils répétaient le méme meurtre ou le méme acte

avec des mots qu’ils connaissaient tous par cceur, et avec un jeu d’acteur parfaitement codé et prévu jusqu’au moindre geste, ils faisaient comme les enfants qui demandent qu’on leur répete toujours la méme histoire avec les mémes mots avant de s’endormir : ils allaient ab-réagir le méme affect. On sait que la psychanalyse prend sa source dans la méthode cathartique, avec |’ hypothése que la répétition insiste jusqu’ a ce qu’émerge

un horizon Autre qui témoigne qu’est entendue et reconnue et consentie la tension sym-

bolique et le pas du Nom. Et la répétition compulsive se féle sur instance d’écoute d'une force telle que la répétition s’y révéle inutile, perde sa rage insistante. Voila une question essentielle - que la religion tranche, il est vrai, par Dieu, encore que la-dessus le montage hébreu soit plus subtil puisque c’est le sujet qui est appelé a écouter ['Un, méme s'il peut toujours se dire qu’a ses moments perdus. Dieu |*écoute...

Cahiers. 4 propos de cette idée de catharsis, si on fait une histoire de la représentation

Silmée du nazisme, on se rend compte qu'il y a eu pendant longtemps des cinéastes qui ont conclu qu'un Sujet aussi monstrueux et unique n'était pas directement représentable, Unicité de 'événement : une fois et jamais plus. Ca a donné des films comme Nuit et brouillard, /e film le plus souvent cité comme indépassable par les gens qui

naimaient pas Holocauste. une fois pour toutes le film qui disait que l'événement

n était pas représentable avait été fait. C'est un film dont on ne parlait presque plus

depuis des années et qu'on a fait resurgir pour les besoins de la cause. Tous ces films

avaient en commun dexorciser une répétition possible. Or, aujourd hui — et c était clair

dans le débat de la télévision — le fait que les Juifs aient été les principales victimes du

nazisme est un fait beaucoup moins clair : les jeunes présents a ce débat parlaient du Cambodge, de l'Amérique Latine... Pour eux, de toute évidence ca s’était déja répété... Sibony. Avec ce qu’on vient de dire, il est clair que le retour pour la derniére fois, ou le chef-d’ceuvre final est un leurre, comme de croire que l’événement des camps est

unique alors que de tout temps la mise des juifs dans des camps a été ritualisée. Et cette

exclusion semble intrinséque a la représentation : on dirait que /es Juifs ont fonctionné comme interdit de la représentation (comme on dit: interdit de séjour) tout au long de l'Histoire. Donc il n’y a pas « d’uvre » comme il n’y a pas d’« acte unique », c’est-adire terminale, alors méme que c’est d’une maniére unique que sa version nazie a frappé les esprits. Si un acte est unique, c’est dans ses démélés avec et dans son rapport avec (Un. Et s'il n'y a pas de représentation unique d’un événement qui ne l’est pas, qu’en est-il de cette répétition? En d’autres termes : ott s’arréte l'image et of commence le passage a l’acte dans le réel? Question cruciale dans une société aussi imbibée d’images, d'images tellement investies de force réelle. Quant a savoir ow est-ce que ga a touché, ce flot d’images, au-dela de Ja dimension cathartique, c’est peut-étre en un point ol chacun est subjectivement interpellé dans son rapport a la représentation : pas seulement son rapport aux théories qui « cassent » a tour de bras la représentation, mais son rapport a la représentation de ses signifiants 4 lui, notamment de son nom et de ce qu’on croit étre son « identité ». Et si cette question des camps est liée a celle de la représentation, c’est au sens ot peut-étre l’intérét le plus fort de la question juive et de « l’identité » juive est d’inquiéter ou de torpiller en douce toute « identité » possible qui serait sire de ses enceintes et de la validité auto-

HOLOCAUSTE

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Bassae, de Jean-Daniel Pollet

Catharsis

Mao Ze Dong STERLPRRIATRE AEE

ENTRETIEN

AVEC

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DANIEL SIBONY

nome de ses « représentations »; elle se retrouve au contraire « parasitée », « menacée » (peur de la contamination etc.) Ca se passe 4 un niveau trés abstrait, au sens de l’art abstrait, c’est-a-dire trés corporel, trés direct. Holocausie a-t-il eu pour effet de faire résonner, de rendre audible‘a des gens leur rapport a la représentation? Peut-étre y a-t-il d'autres instances d’écoute a réver que cet espéce d’ébranlement qui fait que chacun

entend V’extréme fragilité des représentations ou il croit s’identifier? Pas d’autre instance d’écoute sauf peut-étre celle de l’analyse, mais l’analyste justement est la pour faire que ¢ga s’entende, simplement pour représenter ceci que c’est entendu, que c’est

oul.

Cahiers. Tout @ Pheure tu as parlé de « rendez-vous ». Qu est-ce que tu entends par la? Est-ce que ¢a a un sens de poser la question : pourquoi ce produit-la, maintenant et @ la télévision? De poser une question de datation historique par rapport a un pheénomeéne de répétition lui-méme intemporel? Car c'est un certain Marvin Chomsky qui a fait Holocauste, gui avait déja signé la série Roots (passée aussi a la télévision francaise sous le titre de Racines) et la premiére version romancée du raid sur Entebbe. Ca adonce a voir avec la politique américaine. Et trés vite, Holocauste est devenu une affaire d'Etat. La vente du film se traitait d’Etat @ Etat et les pays qui ne l'achetaient pas étaient montrés du doigt: en Norvége on ne le montre pas, dans les pays arabes non plus etc. Ici, en France. ce qui nous a frappé (et qui est netlement apparu au moment de laffaire Darquier), c'est Langoisse du moment ott il ne restera plus un seul rescapé des camps, ou ils seront tous morts, et qu‘il a’y aura plus personne pour témoigner directement de

lévénement. Et dans ce contexte-la, le film fonctionnait comme injection de rappel historique...

Sibony. Je ne dirais pas ga. [fl n’y a rien puisse se donner comme reméde préventif méme si I’effet de détournement de la catastrophe existe, mais involontaire et insituable (comme I’effet de castration en psychanalyse). Quant 4 la « passivité des Juifs» dont on a tant parlé: en quoi é1ait-ce plis « actif» de les assassiner? Du reste, une fois le massacre achevé, les meurtriers ont tous plaidé la passivité, la leur: ce n’était pas nous, nous étions des instruments, des exécutants, sous les ordres etc. Un rapport comme celui qui s’est instauré dans cette persécution (au fil du temps, du fond du temps, dans Vinconscient...) bouleverse les rapports admis entre Vactifet Je passif. Dans cette histoire. les Juifs ont montré le passifdu monde et sa passivité radicale, a l’actifde l’inconscient. Ils ont été ce qui a permis aux autres d’avoir encore un inconscient, a bon compte, et de croire qu’ils pouvaient s’en assurer; et ils I’ont été grace a leur montage d’écriture, ou ils s’inventent un Dieu qu’ils appellent le Nom, et c’est en quoi-je l’ai souvent écrit —la haine pour les Juifs est la haine pour le Nom. I! y a pourtant un élément de passivité qui touche de prés a l’émergence de la représentation, quand elle oscille entre l’image et le symbole. II s’agit de ce qui fait image narcissique et qui a ‘occasion la fait exploser. Il faut imaginer des étres vivants a cette place-la, au seuil de chaque étape dont le tout est une chambre a gaz. Elle ne peut étre vécue probablement que comme un délabrement narcissique complet. Je veux dire qu’arrivés Ia (et dés les premiers seuils) on doit vraiment se sentir abandonné du monde, rejet du monde. (Et les camps devaient traiter les déchets du monde). Cela dit. il faut faire "effort de remonter de la chambre a gaz, l’étape ultime du délaissement de l’€tre, de remonter par étapes le fil des abandons successifs jusqu’a la premiére arrestation quia eu lieu devant tout le monde, vision exacte, télévision réelle : on touche alors a la possibilité que « tout le monde » ou chacun interpelle la Loi, et a ce que signifie pour une foule le fait de voir arréter des gens et d’avoir a interroger la Loi, dans ses versions imagées ou au contraire symboliques. On aime mieux se plier a l'image que revivre la tension symbolique ot se fonde la loi du désir. En tous cas. le long de tous ces reculs successifs, on retrouve les mises au point et les fixations d’images qui aménent 4 l’abolition du corps, chambre a gaz ou pas. Assez

curieusement d’ailleurs. au cours du débat, Simone Veil a refait cette démarche, mais

d'une facon exactement inverse et limitée aux Juifs : « on » commence par accepter le cachet sur la carte d’identité puis l’étoile et ainsi de suite... C’est trés curieux, parce qu’elle ne mettait jamais en question l’azzre. Or. le cachet ou |’étoile ou toute autre exclusion, c’est un rejet qui vient des licux symboliques du lien social. autrement dit c'est inséparable du rapport 4 /‘autre. Dans la pratique réelle de ce lien social, ¢a ne

HOLOCAUSTE

iifibatezza, de Roberto Rossellini

Cannibalisme Martin, de Geor: ge Romero

ey

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DANIEL SIBONY

se passe pas 4 deux mais toujours a trois, au moins. A chaque étape, il y a véritable élaboration de l’image. Dans Ie film, un des peintres dit que le fait d’arréter des Juifs semble aller de soi, mais:que c’est,seulement-quand il s’agit de les tuer qu'il y a divergence. Si Pexclusion ou la concentration est acquise, a partir de 14, elle se repointe et se remarque a chaque étape par une nouvelle élaboration d’image, et la chambre a gaz n’est que lincarnation de cette série successive d°images vers l’exclusion limite du corps. Cahiers. Cela dit. il ya eu accord dans le débat sur le fait que la seule chose qui pourrait mettre un terme d la répétition ne pouvait étre qu'un lieu supréme de regroupement, @ savoir un Etat. C'était aussi bien dans la position sioniste du film, intervention de Schmidt ou celle de Simone Veil... Sibony. Considérer ce regroupement comme un ferme reléve du leurre qui consiste a réagir aux faillites de l’ordre symbolique par des suppléments de réel. Pour les nazis, le signifiant « juif» était le point de fuite et de désagrégation de tout leur univers symbolique, alors ils ont voulu le maitriser et ’'anéantir dans fe réel. La solution ne viendra surement pas de la. Ceci dit. il ya au moins deux refus possibles du ghetto: celui qui ouvre ailleurs d'autres lignes de fuite et de métamorphoses, et celui qui s’en prend au

ghetto comme a une concentration de différence plus facile a détruire.

Cahiers. Tu n'as pas encore dit ce que tu avais pensé du film, du film en tant que tel, comme fiction... Sihbony. Est-ce que tous les théoriciens. tous les penseurs de la représentation n‘ont pas déja cogité sur la question de savoir pourquoi l’image de style reportage agace les gens ou les ennuie ou les laisse indifférents, alors que la fiction... Cahiers. C'est de la que nous sommes partis, nous aussi, de cette question qu Holocauste permet de poser plus clairement que jamais. Sihony. Done, tout ce qui s'est produit d’ostentatoire sur cette question-la est plutdt pris de court par l’action aussi élémentaire de ce film qui pose le probléme de fagon trés fraiche en réussissant une sorte de collision explosive entre la fiction et le réel qui bouleverse les gens et leurs préjugés sur la représentation et ses «ruptures». Il y a la une feinte a la fois sur le réel et sur ’image qui fait que la violence de ces images est de l’ordre de ce qui assigne chacun a sa propre tension symbolique, et a sa différence unique. Cahiers. Mais cette force te parait tenir exclusivement a la fiction ou bien est-ce quelle nest pas die aussi au dispositif de la télévision? Sibony. Au niveau de généralité ol nous sommes, théatre, télévision, cinéma s’identifient. A un autre niveau i! faut les séparer, pour leur rapport différent au corps et a la mémoire. Mais il est évident qu’injecter l’histoire d’un foyer a lintérieur d’un autre foyer, c'est forcer la symbiose. C’est la télévision, une représentation qui se donne chez Soi, et Ga métaphorise peut-étre le fait que c’est en chacun que ¢a se passe, « chez lui... », Mais, dans une discussion comme celle-la, c’est prématuré d’investir cet aspect car il y a tant a éclaircir sur |’élaboration imaginaire qu’on risque de se fourvoyer dans

une spécificité qui existe comme ponctuation et aprés coup quand le coup est ailleurs.

Entretien réalisé par Serge Daney et Jean Narboni

FRANCE

TOUR

DETOUR

DEUX ea

PREMIERES

ENFANTS te

IMPRESSIONS

PAR JEROME PRIEUR

Dans Six fois deux, l’été 1976, un soir sur le petit écran, les enfants, Godard traduisait leur nom, parmi d’autres équivalences aussi intempestives, en disant : voici « des prisonniers politiques ». Ce sont ces détenus, enfermés d’abord par la famille, l’école et la télévision, qu’il est, cette fois, allé rencontrer et filmer, sous le prétexte lointain

d’adapter, a d’autres réalités, un célébre livre de classe, livre d’images et de legendes

qui a déja tant et plus circulé, et qu'il fallait, d'une maniére ou d'une autre, mettre a

jour. Cette expérience. c'est un siécle aprés, mis en morceaux comme les piéces d’un

puzzle, France Tour Détour Deux Enfants ( 1978), un grand feuilleton de douze fois 26 minutes qui devrait étre diffusé, « bient6t peut-étre ou plus tard, sur Antenne 2». Histoire, sans doute, de tendre 4 ces autres prisonniers politiques que sont les téléspecta-

teurs un tableau de leur vie. un miroir de leur enfance: « histoire du début ou début de histoire », on ne sait plus trés bien.

D‘ou le dispositifde l’ensemble de la série : son cycle, sa structure en boucle, la grille ou le cadre auquel s’astreint Godard dans chacune des émissions. Il entre dans la boite, fait mine de se plier au morcellement de la programmation, a ses découpages de Yespace et du temps, car c’est lui qui en a décidé ainsi, mais en allant au-dela, c’esta-dire en faisant de chaque épisode, justement, tout un programme. A son tour, il découpe, répartit, assemble, répétant systématiquement la méme construction, les

mémes enchainements, refrains ou mots de passe, sachant bien que chaque émission

sera précédée d’un « avant » et suivie d’un « apres », que l’exception ne passera pas ou mal, et qu'il faut pour essayer d’étre entendu s‘intercaler dans l’écoulement télévisuel, trouver sa place, occuper le terrain, marquer son territoire. Les marques, ce sont ici des signes de reconnaissance, des repéres. C'est de la télévision, pas du cinéma. On pourra s’y reconnaitre. Ca ressemble 4 un journal, a un magazine (mais pas 4 la vitrine d’un magasin), parce qu’il y a des gens qui parlent, des photographies et des commentaires, des sortes de faits divers, ca ressemble 4 un feuilleton avec des épisodes qui se suivent (autant de « mouvements » selon Je terme dont eux-mémes s’intitulent), avec Camille et Arnaud que l’on rejoint a chaque fois, mais bien sir sans dénouement. Trois types de séquences reviennent toujours, organisées et disposées de la méme maniére, et entre elles des liaisons identiques : en générique, un indicatif accompagné de quelques paroles interrompues d’une chanson de Julien Clerc, et vers la fin, Pinter-* vention d’un speaker et d’un speakerine, un homme et une femme qui reprennent lantenne, puis récitent exactement les mémes mots pour, rituellement, lancer la derniére partie : une histoire. « Pas une histoire qui viendrait de lui/d’elle, mais lui/elle qui viendrait d’une histoire. Ou les deux ensemble...» Paradoxes sur le paysage, le vol comme mode d’expression politique. la vitesse, la prise d’otages, Mozart, le sport, le style, la liberté, le réve, la solitude (chantée par Léo Ferré) ou |"élimination du « direct » a la télévision au profit des émissions en différé. qui retardent et rendent différents, évitent a la fois le risque et appropriation. « Ca c’est une autre histoire », répéte la conclu-

26

FRANCE TOUR

sion provisoire de chaque épisode (comme le disait aussi le patron de café mythomane d'/rma fa douce), pour passer a autre chose, a la suite, pour mettre ces émissions peu ordinaires en rapport avec

leur contexte.

Godard, ainsi, se glisse a l’intérieur du cadre. passe de l’autre cété des barreaux, ou des lignes. II s*installe (comme devant les enfants qu’il questionne longuement, lentement). Du code télévisuel, il reprend la rhétorique, les procédés, les maquettes, voire les clichés ou les stéréotypes (« Merci Robert Linard », lui répliquent toujours les deux présentateurs qui sont censés venir suivre sur leur écran de contréle son entretien avec Arnaud et Camille). 1] semble s'accommoder de la regle du jeu, c’est pour mieux la dérégler, ou plutét la dérouter. Faire comme s'il ne s’agissait déja plus d'une télévision nationale, étatique, couvrant le pays d'un méme discours s’adressant a tous et a personne, mais d’une télévision locale. d’une télévision de quartier faite par quelques- uns pour quelques autres, de l’utopie d’une télévision, on pourran=ive ala premiére personne. Mimer et parodier la logique infernale des questions-réponses, cette interrogation sur linterview qui travaille sans cesse les films de Godard quant a savoir qui parle en fait. pour la détourmer ou Ja rendre brdlante, essayer d’aller a contresens du malentendu qui donne !"impression qu’on veut avoir le dernier mot alors qu’on cherche seulement les premiers mots, et qu’il faut « un courage inoul » pour commencera parler, pour rendre possible la parole de l'autre. Il y a du jeu dans ces feintes et ces ruses, ces fagons de s’exprimer et ces dénégations, dans ces déguisements et ces imitations, dans ce goat du conditionnel grace a quoi se réalisent soudain les fictions, sans pourtant perdre absolument de vue qu’elles sont des simulacres, des artifices : du jeu, un jeu d’enfants. Par contrecoup, c’est invention d’un autre temps qui se précise. Des émissions de télévision qui ressemblent bien a des émissions de télévision, un espace délimité qui tient du lieu commun télévisuel, mais pour étre une occasion de rencontres, et d’engager de nouvelles relations : avec les images et les sons, avec les mots, avec les codes, et d’abord avec le temps que France Tour Détour Deux Enfants compte ou mesure et dépense autrement. Temps de l’interview qui, cette fois, écoute, tatonne, attend, se tait, revient, insiste, garde sa durée, sa continuité, et conserve au langage, dialogue ou monologue, son suspense et ses silences. Temps de la parole, et du regard qui, dans la séquence liminaire ou ‘histoire finale, s’attarde, s’arréte, retourne en arriére, fixe une silhouette, des passants, isole un visage, un instant, suit le fil d'un déroulement sans surprise ou, revenant aux origines du cinéma, ralentit les mouvements, analyse et décompose les phases presque imperceptibles d’un méme geste, suspend les moments d’une action et rend visible le corps, l’énergie qu'il déploie. L’image qui défile 4 plusieurs vitesses, le regard la guide, éclaire

la succession dont elle est constituée, montre pour ainsi dire ses premiers pas et dirige

sa marche, feuillete en somme, plan par plan, un peu comme a la table de montage ou ala maniére d’une suite de dessins qui s’animent en les tournant rapidement, I’évidence d’un comportement pour le placer en observation, le rendre inhabituel et le frapper d’étrangeté. Comme on feuillete aussi les pages d’un dictionnaire, Godard questionne, indique des pistes, des énigmes : a partir du lexique et de ses correspondances. Ce sont des mots croisés, des mots qui renvoient les uns aux autres, qui se heurtent ou s’esquivent, des Mots qui se frélent ou se divisent. qui en engendrent de nouveaux, les mémes mots de tous les jours mais combinés et vécus différemment, des mots semblables qui apparaissent et disparaissent, des mots obsédants qui impriment leurs traces de passage émission aprés émission, ou s’écrivent et clignotent en toutes lettres: vérité, jour, nuit, silence, bruit, travail, cri... Des mots qui circulent, a l’instar des marchandises ou de l’argent (dont la question hante Ia série et revient toujours a la surface de l’écran pour se demander d’otl il vient, cet argent. ou ne vient pas, quel commerce, quels échanges et quels contrats il suppose, ce qu’il remplace ou par quoi il est remplacé, sa valeur, ses équivalences, ce qu'il monnaye et ce qui ne se monnaye pas). Des mots qui s’entétent, comme ceux qui tournent autour de Iexistence des doubles, l'autre aspect de l’image (au demeurant, prise en film et en vidéo couleur, trés belle), le probléme donc de l’identité et de sa crise générale, de l’accession a l'imaginaire, de la présence et de l’absence, du reflet et de la ressemblance, de la mise en spectacle,du modéle et de la reproduction, -et de ceux qui, dans leur vie quotidienne, en sont socialement les premiéres victimes :

DETOUR

DEUX

ENFANTS

PREMIERES

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IMPRESSIONS

les enfants et les femmes (« la femme est vouée a la copie, a la dictée, 4 la reproduction »). Les humains défigurés, eux, nous, les ombres qui ne se rendent compte de rien ou ne se posent plus de questions, sur les routes, dans les immeubles, les manifestations, les couloirs du métro, la guerre, les bureaux, ce sont ceux que Godard appelle « les monstres ». Vus d’ailleurs, ceux qu’il montre et désigne a !’attention, gens normaux, exsangues, mécanisés, vidés, eux-mémes devenus des images qui se conforment a d’autres tellement intériorisées qu’elles semblent naturelles, comme venues du dedans. Violence de la démonstration qui surprend et débusque ces monstres, oblige a voir ces fantémes. survivants préhistoriques d’un age des cavernes ou de la grande peur du roman fantastique : voila ce qui entoure constamment les tours et les‘détours des deux enfants, le vagabondage du feuilleton. La réalité est 4 regarder d'un autre ceil, a écouter dune autre oreille quitte 4 parler 4 contretemps, a tort et de travers, c’est qu'il s’agit toujours chez Godard d’imposer une nouvelle logique, d’inventer des associations, de déclasser l’ordre des mots pour troubler l’ordre des choses, le rendre trouble et s’exposer 4 la solitude ou a l’impertinence d’une telle entreprise, prendre le langage 4 la lettre, le détourner de ses habitudes, rendre fragile les frontiéres, fausser les oppositions terme a terme, créer des déplacements, des courts-circuits. Avec calme et rage, assurer le vaet-vient et la communication entre ce qui s’ignore ou s’exclut (I’école et les parents, le regard et le ventre, la parole et la monnaie, la nudité et le salariat), devenir a tous égards, comme le soulignait ici Deleuze, un étranger dans sa langue. C’est également le sens du travail que Godard effectue avec les deux enfants. du jeu qu'il méne tacitement avec Camille et Arnaud, leur donnant tout le cadre, tandis qu'il se retire, off, ne laissant passer que sa voix et le préte-nom de Robert Linhart (transcrit phonétiquement), dans lequel on peut d’ailleurs soupconner, a plus d’un titre , un pseudonyme 4a clef. Montrés en quelque sorte en train d’apprendre a parler, a coller ensemble des mots, des idées, des sentiments et des expériences, ce petit gargon et cette petite fille, il les prend au sérieux, et du coup les rend sérieux. Ce ne sont pas des familiers pour lui, mais des interlocuteurs valables, avec lesquels il ne traite pas pour autant d’égal a égal. L’effet d’insistance, manifeste dans la construction par épisode de l’ensemble de la série, se répercute au sein méme de la séquence d’interview: le questionneur s’obstine, reste en attente. Visiblement envahissant, il va souvent jusqu’a déranger les enfants dans leurs occupations, les oblige 4 une double activité, 4 une réflexion ou a un commentaire a voix haute (Camille lit, recopie une punition, écoute un disque ou attend d’aller en récréation, Arnaud regarde la télévision, ronéotype un devoir, essaye de s’°endormir). Godard-Linard dispose, en ordre dispersé, des jalons, suggere des rapprochements, des doutes, devinettes ou rébus, attend des réactions : observe l’effet de ses paroles, les transformations qu’elles provoquent. Les questions ont l’air de faire les réponses, de pratiquer l’accouchement ou l’interrogatoire, mais les réponses sont des questions. Elles se contredisent ou s’avouent arbitraires, s‘éclairent ou s’obscurcissent peu 4 peu, permettent de s’entendre et de s’entrevoir les unes les autres, de voir autrement entre les mots qui affleurent, qui se cherchent et se perdent, hésitent et

résistent.

Un peu démiurge a l’occasion, le souffleur occupe la place du maitre : il ne connait pas toutes les réponses (quelques-unes quand méme), mais il connait les questions et leur vertige. Il manceuvre le dialogue (de méme qu'il manipule, par le ralenti, les images des passants), mais rend flagrant le rapport de forces qui peut s’°y accomplir en douceur. Maitre, car il en sait plus, ou sait qu’il veut en savoir plus, que ses interlocuteurs, ses patients, si ce n’est que face a des enfants qui ne se décontenancent ni ne refusent de répondre a ses demandes, avec bonne volonté bien que parfois avec étonnement, alors que ce ne sont pas toujours « des questions a poser a des enfants », c’est bien lui qui s’engage finalement a étre en mauvaise posture. En apparaissant, dans ce feuilleton pourtant joyeux, comme le géneur ou le trouble-féte, puisqu’il refuse de se servir de

Camille et d’Arnaud comme de faire-valoir ou de petits adultes, c’est lui qui se risque a chaque fois a étre la victime toute désignée de la mise en scéne méme qui aurait di lui garantir, au contraire, le beau réle. — J.P.

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igs Ma

1" Mouvement : Camille se déshabille

Tres

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ENFANTS

: RALENTIR

PAR ALAIN

Il est bien rare. on peut dire unique par les temps qui courent, que |’on ait soudain ce sentiment, devant un écran, que quelque chose est en train de s’inventer sous nos yeux, de réellement jamais-vu, et que l'on vient d’entrer, sans y prendre garde, dans un rapport nouveau, encore

inconnu, avec des images et des sons.

BERGALA

Quand Godard-Mieéville, dés la premiére minute des douze mouvements de Four Détour, nous montre une petite fille qui se déshabille avant d’aller se coucher et que l'image tout a coup se met 4 ralentir, se fige une fraction de seconde, repart, ralentit 4 nouveau mais pas du méme ralentissement qu’un instant avant, s‘arréte

FRANCE TOUR

4* Mouvement:

Histoire

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DEUX ENFANTS

ENFANTS : RALENTIR

,

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encore, redémarre 2 images par 2 images, puis 4 par 4, et tout ceci de fagon imprévisible, avec des trous d'air et des brusques reprises, comme un avion qui cesserait d’étre tout 4 coup soumis au programme de I’ordinateur pour passer au pilotage a vue, obéissant aux moindres impulsions de la main sur le levier de commande, on se dit que jamais le cinéma ni la télévision ne nous ont montré une petite fille. ni autre chose d’ailleurs, de cette fagon-la, a la fois si familiére et si radicalement étrange, qu’on se demande lequel des deux, de la petite fille ou du cinéaste, vient d'une autre planéte. On voit tout de suite que cela n‘a aucun rapport avec le ralenti et l’arrét sur Vimage tel que la télévision s’en sert ordinairement pour la publicité ou dans les émissions sportives, que Godard a trouvé autre chose et que ca passe une fois de plus par une machine. Dans 6fois 2, cétait une machine a découper l’écran, a écrire sur les images, dans Tour Détour, c’est une machine a décompo-

ser le mouvement. L’invention de Godard-Mieéville, cette

fois, c’est d’avoir trouvé un usage nouveau 4a cette machine 4a ralentir les images, un usage de poéte et de peintre. Quand ils décomposent le mouvement (pas n’importe lequel : c’est chaque fois un mouvement simple, quotidien, un déplacement de tous les jours) cela n’a

rien a voir avec cet effet lisse et homogéne du ralenti classique, ce ralenti que l’on commande a la Truca. mais

eu lieu, plus ou moins, devant la table de montage, lorsque le cinéaste redécouvre les images qu'il vient de filmer, ralentit pour mieux voir un geste, une expression, chercher le bon raccord. Mais de ce deuxiéme regard, de ce processus de redécouverte, le film terminé n’est jamais que le reste, le produit, et n’atteste plus que d’un choix pauvrement

binaire:

présent-absent.

De

ce moment

du

montage, qui est souvent d'une sidération (c’est donc cela que j'ai filmé !), ob resurgit tout le hasardeux et I’aléatoire qui s’est infiltré de toutes parts dans les images, le film monté ne restituera plus que l’illusion de maitrise et de

nécessité.

Depuis 10 ans Godard ne cesse de trouver de nouvelles fagons de poser quelques questions, souvent les mémes, c'est sa facon a lui d’avancer, et s’il y en a une qui semble venir de trés loin, chez lui, c’est la question du défilement des images, marquée par cette double hantise qu’« il ya trop d’images » et que «ca va trop vite». C’était déja dans le programme de travail que se proposaient Lui et Elle dans le Gai Savoir : ne pas se laisser emporter par ce défilement des images, ne pas se laisser déborder mais au contraire prendre son temps, savoir le perdre pour mieux le retrouver, réapprendre a regarder une image, une seule, « réduire et décomposer ».

qu’il faut programmera l’avance, une fois pour toutes, de telle image a telle image, a telle cadence, programmation aveugle dont on ne peut voir le résultat qu’aprés-coup, une fois la pellicule développée, quand il est trop tard pour intervenir.

tl ya évidemment de ga dans les plans ralentis de Tour Détour, mais il faudrait étre tout a fait insensible a ce qui surgit de neuf dans ces images pour n’y voir que des images sous surveillance, le seul travail de la pulsion de mort, qu’un effort d’analyse, une critique de l'’emportement des images.

Le ralenti-vidéo, celui de Tour Détour, se commande visiblement a la main et au regard, directement; on y sent méme un léger décalage, mais perceptible, entre la main qui commande au mouvement et le regard du cinéaste, parfois en retard d'une fraction de seconde, qui essaie de piloter a vue dans ce défilé d’images; on y sent de la curiosité, d’infimes hésitations, des surprises. On n’a jamais rencontré auparavant:- cette impression qu’un cinéaste regarde devant nous. en méme temps que nous, ses propres images, comme si elles-venaient d’ailleurs, ou d’un autre, et qu'il recompose sous nos yeux un autre film en choisissant une deuxiéme fois, comme un peintre sur sa

Car ce qui surgit de cette décomposition, on ne I’avait jamais vu auparavant dans les ralentis du cinéma ou de la télévision, encore moins dans les arréts sur l’image. Ce n'est plus l’effet mortifére habituel, ce n’est pas le « mauvais ail » qui arréte les images et qui fige le mouvement (combien de spectateurs des 400 coups. a sa sortie, ont éprouvé l’arrét sur image final comme le signe de la mort d’Antoine Doinel), ce n’est pas non plus I’effet-de-laque

palette, les couleurs et les gestes dont il a besoin, qu’il tra-

vaille sur ses propres images comme sur un matériau brut, qu’il les redécouvre dans le méme temps que d’une certaine facon elles lui échappent, comme si celui qui les

regarde n’était plus tout a fait te méme que celui qui les

a prises.

Dans cette opération de filmer deux fois les images, ce nest pas la pulsion de maitrise qui dominer, comme dans /ci et aiffeurs, mais le d’expérimenter, de remettre en jeu ses propres une sereine acceptation de l’aléatoire, un gout de une deuxiéme fois la maitrise du filmage.

mémes semble plaisir images, risquer

I] serait faux, pourtant, de dire que cette expérience du talentissement est quelque chose d'inédit; elle a toujours

qui fascine tant les publicistes dans le ralenti : le monde

vu a travers une vitre, un vernis transparent, les corps et les objets enfin débarrassés de leur poids terrestre, et a Vabri de la corruption du temps, c’est-a-dire finalement déja morts, déja-embaumés. Dans le passage au ralenti ou a |’image fixée, il ya dans France Tour Détour une opération qui reléve du dépét, du précipité, "impression que chaque chose se met a granuler, a peser d’un poids pas possible, une transformation par ot l'image vidéo rejoint de plain-pied la peinture, Part du dépdt par excellence. L’étrangeté de ces images tient sans doute a ceci que les gestes les plus familiers, les couleurs (comme dans l'admirable séquence du 4* mouvement, les serveuses du bar-restaurant) se mettent soudain a « prendre », a « pré-

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FRANCE

cipiter » et dans cette opération presque chimique c’est notre regard tui-méme qui bascule et qui retrouve létrangeté et la musique de ces gestes, ordinairement dilués dans le flot des images et Il’accoutumance aveugle aux gestes notre espéce. Dans cette étrangeté, l’image vidéo n’est pas pour rien. On sait que le regard vidéo le plus ordinaire, celui des cameéras de quai de métro par exemple, est un regard sans accoutumance, hors de tout échange intersubjectif, un regard de machine. On sait, 4 revoir a la télévision certains films que l'on a aimés au cinéma, que quelque chose est refroidi de l’émotion initiale, mais que les images sont affectées d’un nouvel indice d’étrangeté, comme si elles étaient filtrées, avant de nous parvenir, par un regard infra-humain, un regard de mutant. L*image vidéo est toujours une image froide, décomposée-décomposante, la meilleure image sans doute pour filmer l’altérité, les fous, les enfants, les animaux ou les monstres, mais certainement pas pour les comprendre ou les aimer, simplement pour les voir vraiment, dans la distance irréductible

qui instaure leur étrangeté.

Il faudrait parler aussi des couleurs-vidéo, consistantes, saturées, des vraies couleurs de peintre car c’est aussi avec rémotion de cette couleur que les spectateurs avaient rendez-vous, tous les jours, a l’Action-République, avec cette sensation physique nouvelle par rapport aux couleurs diluées et transparentes du cinéma d’aujourd’hui, sensation installée d’emblée par le générique, dés le début de chaque mouvement, comme un plaisir attendu dont le retour, loin de décevoir, accumule l’intensité, fonctionne un

peu comme

une drogue.

Cette mutation opérée par la décomposition-composition godardienne et par laquelle, tout 4 coup, l’invisible

se met 4 consister, on la rencontre, parfois, devant certains photogrammes, pas les photogrammes habituels choisis généralement pour identifier le film, les acteurs, les situations, mais ces photogrammes que jamais personne ne reproduit et qui sont l’autre corps étrange, méconnaissable, du film, ces images floues, vides, décadrées, ou encore ces images ol. quelque chose venu de lopacité du réel mais qui était invisible, comme en suspension dans !a fiction, dans le mouvement du film, vient soudain se déposer, avec la soudaine évidence éblouissante d’un insight, d’une retrouvaille énigmatique.

Mais ce qui fait la force et la novation véritable de ce

ralentissement godardien, c’est que l’image ralentie ou arrétée n’est jamais la derniére image (comme dans la publicité ou dans les films qui ne savent pas comment finir) mais que le mouvement reprend 4 nouveau et que le geste ainsi retrouvé une fraction de seconde, avec la surprise et I’émotion qui accompagne cette retrouvaille, retourne lui aussi a sa perte, cette perte que la bande-son n'a jamais cessé d'inscrire. Car le son, lui, pendant les aléas de ce ralentissement de l'image, continue a se dérouler a vitesse normale, mar-

TOUR

DETOUR

DEUX ENFANTS

quant ainsi cette rétention des images, et ces retrouvailles successives, de la dimension de la perte. Et si les spectateurs ont envie de rire quand I’image retenue reprend soudainement, de fagon un peu saccadée, sa vitesse normale. c’est un peu comme un enfant qui tient par une patte une grenouille qui se débat gauchement et qui rit de plaisir a P'instant précis ou il la relache, ou elle est rendue d’un seul coup a !a mécanique parfaite de ses gestes, a l’altérité de son espéce, par quoi il la perd, par quoi il ne I’a jamais eue. Une question se pose, pour finir: est-ce qu’il n’adviendrait pas la méme étrangeté, la méme consistance en décomposant n‘importe quelle image, auquel cas le seul meérite de Godard-Mieéville serait d’avoir été les premiers a faire un tel usage de cette machine? Question que se posait déja Barthes a propos du 3¢ sens chez Eisenstein, celle de la valeur que pourrait avoir un signifiant éparpillé au hasard. partout invisible mais partout révélable,

«un vil signifiant, un signifiant a bon marché ». Mais il suffit de regarder un seul de ces plans ralentis, et comment Godard les avait initialement filmés, pour mesurer le dérisoire d’une telle question. Si c’est Godard qui a trouvé ce mode de décomposition du mouvement, et aucun réalisateur de publicité ou de télévision. c’est qu’il aura été le premier — et sans doute le seu) —a s’étre approché de cette machine, pour s‘étre posé la question de «comment filmer deux enfants, comment ralentir les paroles, comment ralentir la pensée?», c’est qu'il a

trouvé par nécessité ce nouvel usage d’une machine, la méme nécessité qui pousse un chercheur, a un moment

donné, a dont il a Cézanne, touche-la Cest

modifier ou a inventer l’instrument de mesure besoin, ou encore la nécessité qui a fait que un jour, a eu besoin de ces teintes-la et de cette pour rendre compte de la Sainte-Victoire.

dune

évidence

aveuglante,

pour

qui

a vu

les

douze mouvements de Tour Détour, qu’il s’agit de tout

autre chose que de ralentir seulement les images ou de chercher un effet d’étrangeté ou de séduction (bien qu’il

y ait par surcroit, dans ces images arrétées, beaucoup de

séduction consentie) et que ce besoin de ralentissement est a la racine méme de la pensée-Godard, constitutifde son projet, de facon tout a fait irréductible, incontournable : besoin de ralentir le dialogue, de ralentir la pensée, de ralentir la télévision elle-méme. Si elles devaient un jour passer a l’antenne, ces douze émissions agiraient comme une dépression, comme un trou d’air, et auraient le redoutable pouvoir de faire le vide, ce vide qui est la chose dont visiblement les servants de la télévision ont le plus horreur, eux dont la principale obsession semble étre de meubler le temps, d’occuper l'image, de mimer la vitesse et la variété. On risquerait alors de s’apercevoir que la fagon dont Godard ralentit la pensée et les images, ce prétendu piétinement, cette décomposition du mouvement sont en fait le moment de plus grande vitesse, de la vraie vitesse, mais dans une

autre dimension dont la télévision ordinaire, dans son

agitation, n’a méme

pas le soupcon. A.B.

RALENTISSEMENTS

33

La Dame

du fac, de et avec

Robert

Montgomery

CINEMA

ET LABYRINTHE FNS

LA VISION PAR

Ceci est le texte de base d'une conférence lue le 27

janvier

1979 au séminaire

de Roland Barthes sur le Labyrinthe, au College de France.

Gag Re |

PARTIELLE

PASCAL BONITZER

Je pense a un film de Lang, Le Tombeau hindou, dans lequel un couple, un Européen et une Indienne, poursuivis par des soldats, se réfugient dans une anfractuosité de roche ; ils sont tombés, en fait, dans une grotte dédiée a Civa ; les soldats approchent et vont certainement voir l’anfractuosité ; l’Indienne alors prie l’idole de la grotte et aussit6t une araignée tisse sa toile (on voit ca en gros plan) entre les deux lévres de l’anfractuosité. Les soldats arrivent, l'un d’eux s’appréte a entrer dans la grotte, mais la vue de la toile ot brille le soleil l’arréte. il en induit évidemment la virginité du lieu ; les soldats poursuivent leur chemin et le couple est provisoirement sauvé. Le Tombeai i est une histoire tout particuliérement labyrinthique, ce n'est pas pour rien que‘l’un des protagonistes principaux en est un architecte (comme Lang, d’ailleurs), mais ce qui est beau dans cette séquence c’est que nous avons, avec le gros plan de la toile d’araignée, en quelque sorte l’image méme du réseau ow se trouvent pris les personnages, la projection verticale, ichnographique en termes de perspective, de ce réseau et de son ambivalence symbolique, enfermement et délivrance, dans le méme temps ou nous sommes dedans. Lorsqu’une image comme celle-la, verticale, plane, surgit dans un film, c’est comme une espéce de signal : attention, on vous parle de labyrinthe. C’est comme si le mot était proféré. On trouve ainsi des vues plongeantes de labyrinthes chez Fellini, Mankiewicz, etc. Donec, le cinéma peut faire ga (la peinture, apparemment, pas: Chirico ou Alechinsky, la vision scénographique ou la vision ichnographique, il faut choisir). On peut en déduire, c’est du moins une hypothése, une affinité particuliére entre le systeme de

représentation cinématographique et l’architecture labyrinthique. Je vais revenir sur ce

théme mais, puisque le sujet semble détour, un détour par la littérature.

m’y autoriser, on me

pardonnera

d’abord

un

Il y a une nouvelle de Borges que je trouve particuliérement obsédante, et que je ne peux m’empécher de rattacher 4 un film. La nouvelle, on l’a mentionnée la derniére fois, c’est « La Demeure d’Asterion », que l'on trouve dans le recueil « L’Aleph ». Le film, j’en parlerai plus loin. De toutes les histoires de labyrinthes qu’ait écrites Borges -il yenaunbon nombre-c’est la seule 4 ma connaissance qui soit directement inspirée de la légende crétoise, du mythe de Thésée, du Minotaure. Thésée a vrai dire n’y intervient, nommément, que de facon purement instrumentale et a la toute derniére ligne. Le récit, c’est sa particularité, nous est en effet conté 4 la premiére personne par Asterion lui-méme, cad- comme nous !’a appris Detienne dans son intervention ~ le Minotaure. L’astuce, c’est que, sauf érudition spéciale, nous ne savons pas que c’est le Minotaure. Nous ne le savons pas (jusqu’a la fin ou I’énigme se dévoile) évidemment parce que le Minotaure ne le sait pas non plus; tout ce qu’il sait, c’est que sa mére est une reine, et qu’il habite seul une immense demeure, aux galeries infinies, dont il se

demande avec inquiétude si elle n'est pas identique a l’univers, auquel cas il ne serait pas roi, mais dieu. « Peut-étre, dit-il gentiment, ai-je créé les étoiles, le soleil et

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Vimmense demeure, mais je ne m’en souviens plus ». Assez vite, car la nouvelle est courte, il apparait cependant que, roi ou dieu, le narrateur est davantage prisonnier de sa demeure, esclave d’un ennui mortel et proprement infernal (c’est le théme le plus frappant du récit), dont il n’a pourtant visiblement pas conscience, ou une conscience trés obscure, non seulement parce qu’il n’est pas trés malin, mais parce qu’il ne dispose pas du concept, du mot, de ennui. Tout le récit d’Asterion est donc construit comme une vaste dénégation de sa souffrance, laquelle seule explique, cependant, pourquoi il désire tant la venue de celui qu’on lui a annoncé étre son rédempteur, cad son mortel

ennemi, Thésée ; et pourquoi celui-ci. dans la chute du récit, s’*étonne auprés d’Ariane que le Minotaure « se soit a peine défendu ».

Ce qui fait Poriginalité et la force de cette histoire, outre sa puissance d’évocation, c’est son principe structural : voici une énigme policiére qui porte sur le sujet méme de la narration, sur « je ». Ce n’est pas, il est vrai, un cas absolument unique ; on trouve un procédé semblable, de facon plus masquée, dans « Le Meurtre de Roger Ackroyd » d’Agatha Christie (le narrateur est l’assassin) et, de fagon plus radicale car on ne saura jamais qui parle, dans un chapitre d’« Ulysse » de Joyce, celui dit des Cyclopes. Seulement, ce qui importe, ce nest pas que nous ignorions qui parle, que nous ne sachions pas quelle téte mettre sous ce « je » de la narration. Ce qui importe, c’est que notre aveuglement soit reflété dans celui du narrateur. Celui-ci ne se connait visiblement pas plus que nous ne le connaissons. Ce n’est pas seulement un étre stupide et borgne (comme d'ailleurs, et ce n’est pas un hasard, le narrateur du chapitre d’Ulysse) ; c’est, beaucoup plus radicalement, le sujet dans la méconnaissance de sa condition. Et parce que nous ne pouvons pas mettre de visage sur cette méconnaissance, c’est comme si le récit nous mettait en face de notre propre tache aveugle. Au cceur de tout labyrinthe en effet, il y a la tache aveugle. Et si le sujet de la narration erre dans le labyrinthe de son propre aveuglement, cette narration est 4 son tour, pour nous lecteurs, un labyrinthe ot nous errons jusqu’a ce qu’un Thésée, cad en !’occurrence rien d’autre qu’un nom, feigne de nous en délivrer. Cette nouvelle remarquable, je l’associe 4 un film, qui passe pour beaucoup moins remarquable, ou du moins, pas remarquable de la méme facon. II ne s’agit pas des Yeux de Laura Mars, auquel ceux d’entre vous qui l’ont vu auront peut-étre pensé, a cause de la vision subjective, par les yeux de l’assassin, des meurtres. Ce n’est pas non plus Laura, de Preminger, auquel d'autres ont peut-étre pensé a cause de la voix off subjective, qu’on apprend a la fin étre celle de l’assassin, comme dans « Le Meurtre de Roger Ackroyd. » C'est un film beaucoup plus célébre, mais célébre, justement, pour

sa monstruosité. D’ailleurs, et sauf exception. personne ne I’a vu. On ne le programme

jamais, nia la Cinémathéque. ni dans les salles d’art et d’essai, ni aux ciné-clubs de la télévision, et pourtant c’est un thriller, un film a suspense : il s’agit de La Dame du lac, réalisé et, si l'on peut dire, interprété, par l'acteur | Robert Montgomery, d’apreés le roman de Chandler. Quoique réputé médiocre, le film est célébre pour l’espéce de tour de force équivoque qui le constitue : il est en effet tourné entiérement en « caméra subjective », dans le but de traduire par les moyens du cinéma la narration subjective de Philip Marlowe dans les romans de Chandler. Cela donne, par exemple, que lorsque le héros, comme il arrive, se fait passer a tabac, nous voyons les coups se diriger droit dans lobjectif; lorsqu’il s’effondre a terre. la caméra rampe 4 ras du sol, sol que griffent deux mains surgies de cette zone aveugle. derriére la caméra. etc. De force le spectateur est placé dans la peau ou plutét dans |’ceil du héros, ce qui doit étre, évidemment, plutét fatigant que passionnant. Si « La Demeure d’Asterion » me fait penser 4 ce film ou réciproquement, c’est donc parce que ces deux ceuvres assez différentes mettent en évidence, l'une par astuce et Vautre par maladresse, lexistence d’une sorte de tache aveugle ov se concentrent les pouvoirs de fascination du récit labyrinthique. Labyrinthique, ou du moins enchevétré, La Dame du lac doit l’étre, comme tous les films inspirés de Chandler, voir p. ex. Le Grand sommeil, et en général comme tous les thrillers de l’époque classique, voir par exemple La Dame de Shanghai, deux films célébres entre autres pour leur inextricabilité. L’erreur évidemment de La Dame du lac, sa maladresse, c’est d’avoir cru que la caméra subjective, avec tout ce qu'elle entraine de limitation du champ visuel (il n’y a évidemment pas de contre- champ possible), pouvait correspondre d’une quelconque

CINEMA

ET LABYRINTHE

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LA VISION PARTIELLE

facon au « je» narratif de la littérature sauf cas spécial, Asterion. Le procédé de la cameéra subjective ne peut que rendre énigmatique un personnage qui, dans le récit, ne lest pas, puisque c’est lui quia 4 débrouiller une énigme. I! y a donc la un contre-sens,

qui méconnait ceci que ce n'est pas a la place du sujet que la caméra opére, mais a la place de l’Autre,

Ce qu’on reproche en effet a ce film (par exemple Raymond Borde et Etienne Chaumeton dans un ouvrage intitulé « Panorama du film noir américain », en cours de réédition aux Editions de Minuit), c’est que le parti pris de caméra subjective empéchait la fameuse et nécessaire identification entre le spectateur et le héros, puisque de ce dernier, fugacement incarné par I'acteur-réalisateur Robert Montgomery, on ne voit pratiquement jamais la figure, sauf une fois lorsqu’il compte dans la glace ses ecchymoses, et quelques circonstances spéculaires semblables, peut-étre. On ne peut pas s’identifier, en effet, a quelqu’un dont le visage nous est constamment dérobé. Et si on ne peut pas s‘identifier, on ne peut pas partager les angoisses du personnage, et dans un thriller, évidemment, c’est embétant. La question de identification passe pour étre la tarte a la creme du cinéma, Le mot parait grossier et la chose pire encore. Il se peut cependant que, sous I’angle labyrinthique, sous l’angle de « La demeure d’Asterion », on-ait 4 reconsidérer cette question. L’espace fimique est partagé en deux champs : en termes techniques, l’espace « in » et l'espace « off». On pourrait dire : en le champ spéculaire et le champ aveugle. Le champ spéculaire, l’espace « in », c’est tout ce qu’on voit sur l’écran ; l’espace « off», le champ aveugle, c’est tout ce qui grouille au dehors ou sous la surface des choses, comme le requin des Dents de la mer. Si nous « marchons » a de tels films, c’est parce que nous sommes pris, plus ou moins fortement, dans les tenailles de ces deux champs, in et off. Si le requin était tout le temps sur l’écran, ce serait trés vite un animal domestique ; ce qui fait peur, c’est qu’il ne soit pas la. Le point d’horreur, c’est dans le champ aveugle qu’il réside. Autrement dit, si le cinéma produit, comme on dit, une forte impression de réalité, c’est moins 4 cause du réalisme photographique et du mouvement, que parce qu’il fait jouer dialectiquement les deux champs. Selon la formule du critique André Bazin (fondateur des Cahiers du Cinéma) «l'écran n'est pas un cadre comme celui du tableau, mais un cache qui ne laisse per-

cevoir qu'une partie de

'événement. Quand un personnage sort du champ de la caméra,

nous admettons qu'il échappe au champ visuel, mais il continue d’exister identique a lui-méme en un autre point du décor, qui nous est caché... A l'opposé de celui de la scéne,

Vespace de l’écran est centrifuge. » (« Qu’est-ce que le cinéma ?»).

Cette opposition structurale de l’écran cinématographique a la toile de peinture d’une part, a la scéne de théatre d’autre part, est tout a fait fondamentale. (Si fondamentale que la mise en scéne thédtrale moderne et la peinture moderne, Il’hyperréalisme notamment, en ont subi une influence décisive). Cela signifie qu’il n’y a pas, dans le dispositifde la peinture et du théatre, de véritable champ aveugle ; le spectateur est placé en position surplombante, royale tres exactement, comme le marque la peinture pourtant la plus retorse, la plus inextricable en ses implications, celle de Velasquez intitulée « Les Ménines » (voir le commentaire de Foucault dans « Les Mots et les Choses »). Ce que le cinéma introduit, c’est concrétement la vision partielle, cad qu’au cinéma

nous ne sommes pas a l’extérieur, mais dans le tableau. Nous voyageons avec les différentes grosseurs de plan, les multiples angles de prise de vue, a l’intérieur d’un tableau sans bords, d’un tableau proliférant et illimité, sinon dans le temps.

Telle est sans doute I’affinité profonde, structurale, entre le dispositif cinématographique et le dispositif labyrinthique, et plus généralement entre le cinéma et l’architecture, comme le notent par exemple Deleuze et Guattari dans leur ouvrage consacré a Kafka, a propos de la rencontre entre celui-ci et Welles. Je cite : « Le cinéma a avec Varchitecture un rapport plus profond qu'avec le thédtre (Fritz Lang architecte)... Welles a toujours fait coexister deux modeéles architecturaux dont il se servait trés consciemment. Le modéle 1 est celui des splendeurs et décadences...; montées et descentes suivant

des escaliers infinis, plongées et contre-plongées. Le modéle 2 est celui des grands angles et profondeurs de champ, couloirs illimités, transversales contigués. Citizen Kane ou La

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En haut: le labyrinthe comme En bas: le plan comme

plan (dessin pour Le Tombeau Hindou de Fritz Lang)

tabyrinthe

(Confidential Report

d Orson

Welles)

ET LABYRINTHE

pha

LA VISION PARTIELLE

tat

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Splendeur des Amberson privilégient le premier modéle, La Dame de Shanghai /e second. Le Troisisme Homme, qui n'est pourtant pas signé Welles, réunit les deux dans ce

mélange étonnanit... - les escaliers archaiques, la grande roue verticale dans le ciel ; les

égouts-rhizome a peine sous terre, avec la contiguité des bovaux. »

Si l’on suit cette thése, cela signifie aussi que la verticalité, les plongées, contre-plongées, escaliers etc. correspondent aux grandes chroniques historiques et politiques, et Vhorizontalité, les effets-boyaux, les profondeurs de champ, correspondent au suspense. L’effet-boyau, l’effet-rhizome, cad l’effet proprement labyrinthique du cinéma, implique en effet le suspense. autrement dit l’usage de Ja restriction du champ visuel (dans les plans rapprochés comme dans les profondeurs de champ) a des fins essentiel-

lement terroristes.

Il faudrait formuler ceci comme une loi, un axiome : tout suspense implique un labyrinthe . Inversement. le labyrinthe, du point de vue de la narration, implique nécessairement ou I’énigme, ou lé suspense. L’énigme, on en a vu une version, c’est l’histoire d’Asterion. L’énigme signifie que le lecteur est placé dans la position du postulant au savoir, du sujet initiatique, de Thésée. C’est ce qui fait la fascination du récit policier. Il se trouve que !’énigme, avec leffet de surprise qui doit en découler, ne fontionne généralement pas au cinéma. Je sais bien que le succés récent de films inspirés de romans d’Agatha Christie, ainsi Mort sur le Nil, semble me démentir, mais c’est un fait : 1a ot le thriller et le suspense ont donné des films considérés comme des classiques, tout ce qui s’est trouvé adapter Agatha Christie ou des auteurs de méme type a produit des navets. Mort sur le Nil, situé en Egypte et ou, donc, on edt été en droit d’attendre de beaux effets de labyrinthe, en est

malheureusement la confirmation, Les personnages y sont abstraits et le mystére indif-

férent. Le succés du film, je suppose, outre quelques performances d’acteurs, doit résider dans son aspect touristique et rétro. Hitchcock appelle ce genre de film un whodunit (qui-l’a-fait : quia tué), avec,un cer-

tain mépris. I] explique abondamment, dans ses Entretiens avec Truffaut, qu’il ne faut

pas faire ca au cinéma. Dans ces films ou il s’agit de savoir qui est coupable, dit-il, je

cite: « if n’y a pas de suspense mais une espéce d’interrogation intellectuelle. Le who-

dunit suscite une curiosité dépourvue d’émotion. Or les émotions sont un ingrédient nécessaire du suspense. »-Qu’est-ce que cela signifie ? Sans doute que, si un film est entiérement orienté autour de la question « qui a tué ?», on a affaire a des étres qui sont des cerveaux, pas des sujets. C’est-a-dire pas des étres désirants. Hercule Poirot est le prototype de ce genre de personnages qui ne passent pas l’écran : on sait que son leitmotiv, c’est « faire fonctionner les petites cellules grises », et son nom un peu trop criant nous avertit tout de suite qu’on a affaire a quelqu’un dont toute sexualité est retranchée.

Or on sait que les personnages hitchcockiens, et les héros de thriller en général, sont

gouvemés par le désir.

Le labyrinthe est, par excellence, le lieu et le mouvement d’une initiation. En ce sens, c’est sans doute un dispositif archatque (la psychanalyse, technique moderne, est, disait tout récemment Lacan, une anti-initiation. J’en infére que les labyrinthes ne l’intéressent pas. Chez Freud, l’analyse cesse de fonctionner, devient stérile, a ce qu’il appelle lombilic du réve. II s’est servi d’CEdipe, pas de Thésée. Ce sont les amateurs d’archaismes, chacun dans leur genre, Jung d’un cété, Bataille de l’autre, qui, partant de Freud,

c’est-a-dire se séparant de lui, se sont intéressés au mythe labyrinthique (chez Bataille,

avec le mythe de l’ceil pinéal et plus tard de l"Acéphale). Ce n’est pas dans l’analyse,

mais dans le romanesque, dans le récit épique, que le labyrinthe opére. Aucun roman,

aucun film, aucun

récit, ne sont des analyses. Ce sont des anti-analyses).

Ce que raconte un thriller, c’est une initiation. C’est pourquoi la narration subjective y a une importance particuliére, et c’est pourquoi elle y a été tentée si souvent au cinéma, qui pourtant ne semble pas fait pour ca. Elle y a été tentée, non seulement sous la forme naive et grossiere de La Dame du lac, avec la caméra subjective, mais plus communément avec une voix off subjective, comme dans La Dame de Shanghai. A la fin de ce film, tandis que le héros s’éloigne dans la profondeur de champ, laissant au premier plan le cadavre de Rita Hayworth abattue dans la galerie des miroirs par le mari de celle-ci (tué lui aussi par elle), nous entendons sa voix off: « Il me restait a apprendre a vieillir », ou quelque chose comme ¢a (au terme d’un parcours non moins

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CINEMA

labyrinthique et meurtrier, Zazie dans le roman de Queneau peut dire au moins, elle, quelle a vieilli). On retrouve ce procédé et cette conclusion amére dans ce thriller a la francaise qu’est Le Petit soldat. Apprenant que la femme qu’il aimait, agente du FLN, est morte torturée par les propres amis OAS du narrateur, « il me restait, dit-il en voix off, a apprendre 4 ne pas étre amer, mais j’étais content, carj’avais tout le temps devant moi », ou quelques chose comme ¢a. Au terme d’un trajet compliqué, jalonné de meurtres, balisé par une Ariane équivoque, dont s’éprend bien sir le héros, mais qui

se révéle parfois a la fin

nn étre le monstre lui-méme (c’est le motif de La Dame de

Shanghai; du Faucon Maltais, de En quatriéme vitesse de Aldrich), le héros se sépare donc de ce qu’il a aimé et gagne ainsi, par castration, la dignité‘de son sexe, la maturité virile.

Le suspense n’exclut donc pas nécessairement le mystére, mais il ne fait pas porter

Pintérét la-dessus. Ce qui compte, c’est le trajet du protagoniste et l"expérience qui lui est liée. C’est en quoi les émotions, comme dit Hitchcock, sont importantes, et c’est en quoi le suspense est au cinéma une forme privilégiée. L’inventeur du suspense, c’est Griffith. On ne le souligne en général pas, Griffith est connu comme I’inventeur du montage et de l’utilisation des plans rapprochés, du gros plan notamment, dans le montage. Les soviétiques, Eisenstein en téte. ont été bouleversés par le montage et les gros plans. mais ils ont négligé l'utilisation pragmatique qu’en faisait Griffith pour tirer ces inventions, sous I"influence du futurisme, dans un sens intellectualiste (on sait qu’Eisenstein a cru, a partir de la, pouvoir adapter au cinéma « Ulysse », de Joyce, et aussi « Le Capital ». Chez Griffith, le montage et lié essentiellement au suspense : courses-poursuites ou |’on adopte, tour a tour, le point de vue du poursuivant et du poursuivi, etc. Il se trouve que ce style de mise en scéne émotionnelle a été critiqué, précisément pour sa trop grande efficacité, pour la manipulation terroriste qu'elle implique, par le méme André Bazin qui notait l’importance au cinéma du champ aveugle, la fonction de cache de l’écran. Ce style de mise en scéne devenu classique dans le cinéma américain, Bazin l’appelait avec mépris le style « bouton de porte ». Pourquoi bouton de porte ? Parce que le découpage cinématographique classique peut se ramener, selon Bazin, a une scéne de ce type, je cite: « Un personnage enfermé dans une chambre attend que son bourreau vienne l'y trouver (c’est, entre parenthéses, exactement la situation d’Asterion). du moment ou le bourreau va entrer, le metteur en scene ne manquera pas de faire un gros plan du bouton de porte tournant lentement. » Bien que Bazin ne le note pas, il s’agit comme on voit d’un condense de suspense. Bazin oppose a ce découpage psychologiquement conventionnel, dit-il, la profondeur de champ et les plans longs de I’école néo-réaliste (dont il était contemporain) et aussi, curieusement, car ses films sont aussi trés « montés » et pleins de gros plan, la profondeur de champ de Welles, Celles-ci seraient plus démocratiques car elles permettraient au spectateur de choi-

sir son point de vue dans l’image.

Je n'entrerai pas dans ce débat. qui nous entrainerait hors du sujet. Je note simplement que le suspense semble impliquer, d'aprés cet exemple frappant, la décomposition analytique de l’espace et aussi comme un épaississement du temps dans l’utilisation des plans rapprochés. Le suspense implique nécessairement les plans rapprochés, la contrainte et la densification du champ visuel. On pourrait imager la chose en disant que le suspense enfonce le spectateur dans des espéces de boyaux d’angoisse, dans des tunnels de plans dont il est d’ailleurs parfois assez peu aisé de sortir, pour peu qu’on soit légérement émotif. On connait ce détachement un peu ironique qu’ont souvent les spectateurs dits avertis devant ce qu’on appelle l’impression de réalité du cinéma. Ce 4 quoi il s‘agit d’échapper la. c’est a ce qui. dans cette impression de réalité, constitue la lueur du réel (l’expression est de Roland Barthes), en l’occurrence de la mauvaise rencontre. Rencontre, dans les films de Hitchcock, avec la mére empaillé de Psychose, avec homme aux yeux arrachés des Oiseaux, etc., toujours au terme d’une errance angoissante dans le dédale d’une maison vide et silencieuse. Les yeux arrachés, les orbites vides, sont aussi une facon d’imager la tache aveugle du sujet. J’en viens donc a Hitchcock, que Bazin n’aimait pas beaucoup. Tout le monde le sait, Hitchcock est le maitre du suspense. I] est aussi considéré aujourd’hui, et bien que depuis dix ans il n’ait fait que de mauvais films, comme un des plus grands cinéastes.

ET LABYRINTHE

LA VISION

PARTIELLE

4\

Il se trouve justement qu’il y a un peu plus de dix ans, on ne savait pas trés bien s’il

fallait le considérer comme un cinéaste majeur ou le virtuose d’un genre inférieur. Est-

ce que le suspense-est un genre inférieur ? Truffaut, dans la préface des « Entretiens »

qu’il a effectués avec lui, pose la question et y répond. Je cite : « Le suspense n'est pas une forme inférieure du spectacle, il est, en lui-méme, le spectacle. Un exemple : un per-

sonnage part de chez lui, monte dans un taxi et file vers la gare pour prendre le train. C'est un scéne normale 4 l'intérieur d’un film moyen. Maintenanit, si, avant de monter

dans le taxi, cet homme regarde sa montre et dit: « Mon dieu, c'est épouvantable, je n'attraperai jamais mon train », son trajet devient une pure scéne de suspense car chaque croisement, chaque agent de la circulation, chaque panneau indicateur, chaque manipulation du levier de changement de vitesse vont intensifier la valeur émotionnelle

de la scéne. »

Cet exemple, aussi trivial soit-il, et qui semble répondre 4 la critique de Bazin, est intéressant en ce qu’il montre que c’est moins le labyrinthe qui engendre le suspense que le suspense qui engendre un labyrinthe. Lorsque la ligne droite de la durée pure et indifférente est soudain passionnée par un élément plus ou moins arbitraire, il se produit une espéce de densification du temps et de hérissement de l"espace, qui se couvre d’obstacles et se charge de méandres. Le labyrinthe, en ce sens, est un effet de la hate, c’est du temps passionné. L’espace de l’écran, écrivait Bazin, est centrifuge, c’est vrai, mais le temps du suspense, a l’inverse, est centripéte, tout entier orienté vers la rencontre espérée ou redoutée. Et c’est dans cette double spirale que nous sommes pris, c’est

elle qui forme le labyrinthe.

Evidemment, pareil syst8me implique un montage, des plans courts, discontinus, des mouvements d’appareil et une caméra non pas subjective (on a vu que la caméra franchement subjective cassait le systeme) mais serrant le sujet, si l’on peut dire. (II s’agit la certainement d’un type de narration classique, mais le suspense, justement, c’est le classicisme, ce qui est considéré comme modeme ce sont les anti-suspenses, Duras,

Akerman, Straub, etc., cinéastes d’ailleurs passionnants mais qui s’efforcent plutdt de ruiner le systéme dont je parle en ce moment, tous ces effets de capture (« gue le cinéma aille a sa perte » dit Duras).

Si le cinéma ne va pas a sa perte, nous sommes en effet capturés par lui, comme dans les films d’Hitchcock. La définition la plus lapidaire que l’on pourrait donner du labyrinthe, ce serait : une prison illimitée. C’est une contradiction dans les termes mais le labyrinthe est une contradiction dans les termes, il n’a ni dedans ni dehors comme les surfaces unilatéres, bandes de Mcebius ou bouteilles de Klein, que l’on pourrait d’ailleurs considérer comme des espéces de labyrinthe, si le labyrinthe n’impliquait toujours Perrance et le tourment d’un sujet. De ce point de vue, le comble du labyrinthe, c’est

le désert illimité : c’est ainsi que conclut un apologue de Borges, dans le méme recueil que « La Demeure Asterion », un apologue intitulé « Les deux rois et les deux labyrin-

thes ». Le premier des deux rois jette l'autre dans un labyrinthe de bronze aux innombrables escaliers, murs et portes, mais le prisonnier invoque le nom d’Allah et trouve issue. A son tour il fait prisonnier l'autre roi, et lui dit « O Roi du temps, Substance et chiffre du siécle ! En Babylonie, tu as voulu me perdre dans un labyrinthe de bronze aux innombrables escaliers, murs et portes. Maintenani le Tout-Puissant a voulu que Je te montre le mien, ow il n’y a ni escaliers a gravir, ni portes a forcer, ni murs qui empéchent de passer. « Et il ’abandonne au cceur du désert, of il meurt de faim et de soif. Pourquoi évoqué-je cette histoire ? Parce qu’elle est celle de la séquence la plus célébre de La Mort aux trousses, de Hitchcock, celle de ’avion traquant Cary Grant dans le désert. « Voici, dit Hitchcock, comment lidée est venue. J'ai voulu réagir contre un vieux cliché : TFhomme qui s'est rendu dans un endroit owt probablement il va étre tué. Maintenant, qu’est-ce qui se pratique habituellement ? Une nuit noire a un carrefour de la ville. La victime attend, debout dans le halo d’un réverbére. Le pavé est encore

mouillé d’une pluie récente. Un gros plan d'un chat noir courant le long d’un mur. Un

plan d'une fenétre avec, a la dérobée, le visage de quelqu’un tirant le rideau pour regarder dehors. L’apprache lente d’une limousine noire, etc. Je me suis demande quel serait le contraire de cette scéne ? Une plaine déserte, en plein soleil, ni musique, ni chat noir, ni visage mystérieux derriére les fenétres. » C’est sur ce vide pas moins labyrinthique que la figure la plus enchevétrée, que je feindrai pour ma part de trouver l’issue de mon parcours. — P.B.

TORRE BELA

Torre Le 23 avril 1975, cing semaines aprés le putsch du 11 mars et deux jours avant le premier anniversaire de la révolution, cing cents choémeurs de la région de Manique, dans le Ribatejo (ex-

ouvriers agricoles, anciens immigrés revenus au pays, repris de

justice, ivrognes, prisonniers politiques libérés), se fondent dans un mouvement paysan et occupent les 4 propriétés de Don

Manuel

de Bragance;

le Duc de Lafoes. Ancienne

d'exploitation agricole, Torre

Bela n’est plus qu'une

propriété

immense

réserve de chasse, louée aux amis de la famille et lieu de ren-

contre de la police politique secréte, la PIDE, avec la CIA et les

services sud-africains.

Bien que occupation de Torre Bela ne soit qu'un cas parmi d’autres, la « Commune 23 avril » se distingue par deux carac-

téristiques : — Cellule de gauche dans un tissu de droite : alors que la plupart des occupations

se font dans

recrutement

CAP,

le Sud

du

Portugal

(I'Alentejo,

région a traditon de luttes ouvriéres communistes}, le Ribatejo a toujours constitué la zone réservoir de la droite. (Centre de Maior).

du

union

des

petits

propriétaires

du

Rio

- alliée radicale des conseils soldats-paysans : alors que la plupart des occupations débouchent sur des coopératives du parti

communiste et sont I'ceuvre de celui-ci, les occupants expul-

sent dés le début tous les représentants de partis politiques, ainsi que ceux de |'Etat représentés par |'Institut pour la réforme agraire, I'IRA, et le ministére de I’ Agriculture.

Bela Torre Bela est ainsi devenu une exception quasiment absolue d'occupation sauvage et de pouvoir populaire et attirera comme telle les foudres du gouvernement provisoire. Lors du dernier putsch, cette fois-ci couronné de succés du

25 avril 1975, la moitié des forces blindées du Centre franchi-

ront les murs de l‘enceinte : la commission des travailleurs sera arrétée. Au printemps 76, les prisonniers libérés retournent 4 la commune. L’occupation est légalisée peu aprés.

En été 76, les occupants défrichent plus de 500 hectares de

terre, reprennent, forment un troupeau de 200 beeufs, la production de vin et de bois d’eucalyptus et créent une école primaire. En mars 79, la commune compte 52 travailleurs et autant d'enfants et de vieux. Mais en hiver 78, aprés une démarche du duc de Lafoes pour obtenir auprés du ministére de !'Agriculture l'annulation de la nationalisation et la restitution de ses biens, un arrét ministériel s‘est prononcé en faveur des anciens propriétaires.

Une décision définitive était attendu pour !e mois de juin 79.

En fait, le 2 avril, la Garde Républicaine a fait évacuer Torre Bela par des unités blindées, et restitué de chateau a son « propriétaire légitime », Diogo de Braganga, Duc de Lafoes. Thomas

Harlan.

TORRE

BELA

L'ETHNOGRAPHIE MILITANTE DE THOMAS HARLAN

Torre Bela est d'abord un extraordinaire document, tel qu'il s'en produit parfois au coeur des luttes ou des situations-limite, lorsque l'obstination a « continuer a filmer » I’emporte sur toutes les idées, recues ou non, engagées ou non, de celui qui filme. Les amateurs de « réel », les cannibales du « sur le vif » (au nombre desquels nous nous comptons) seront donc sidérés par le film de Thomas Harlan. Rarement on aura mieux vu se faire et se défaire une collectivité singuliére en tant que telle et faite elle-méme de singularités, prise dans un processus politique dont elle est l'aveugle vérité, le point

d'utopie.



Mais il y a plus. Torre Bela donne 4 voir, matérialisées, incarnées, toutes les idées force du gauchisme politique et théorique de ces dix derniéres années. « Comme si nous y étions » — mais préci-

sément, nous n'y sommes plus ; plus personne n'y est— on voit la chair dont les discours d’hier disaient étre nourris, les images

sur lesquelles le son avait été « mis trop fort »: prise de parole (chaotique :

le film servira un jour a l'étude du parler paysan et de la langue portugaise}, parole populaire (et ses bégaiements), peuple en armes (les étranges soldats du M.F.A.}, mémoire populaire (avec ses récits d’amertume), fabrication d'un leaderde masse (Wilson) et méfiance envers les héros (Wilson encore), contradictions au sein du peuple (hommes/femmes...}, discours cynique et béte de lI’'ennemi de classe

(étonnante interview du duc de Lafoes), ete.

Bien sdr, tout cela vient tard. A tout cela on a cru, mais c'est cuit et du coup, le film apparait, dans

une précision hyperréaliste, a la fois comme un coup de sonde au cceur de ce qui a été et comme

le

spectacle hallucinatoire de ce 4 quoi on a cru (au peuple, a son autonomie, a sa révolte). Sans doute, il faut ne plus y croire aveuglément pour commencer a le voir, comme il ne fallait pas te voir du tout

pour continuer a y croire. Ce « décalage » entre le cru et le cuit est peut-étre la vérité des rares « bons films militants ». Il a fallu attendre que les mots d’ordre et les slogans cessent de rassurer pour que

les images, enfin, arrivent. Mais dans un paysage dévasté. L’ expérience de la commune populaire de

Torre Bela (1975-1979) prend fin l'année ou le film, enfin terminé, « sort ». Nous n‘avons plus alors (ni nous, ni Harlan, ni personne) a ces images qu’un rapport de cannibalisme ethnographique (et t'ethnographie n‘est-elle pas notre cannibalisme a nous ?) ou d'esthétisme pervers (Torre Bela comme uto-

pie, comme

une utopie de plus).

Il en va ainsi du cinéma. Le cinéma n'est jamais 4 ‘heure. Et a fortiori le cinéma d'intervention, le seul qui pour exister doit prendre le temps de constituer sa propre matiére, est celui qui ne sera jamais

fini a temps. Le cinéaste se trouve alors dans une situation impossible, voire louche et qu’il peut affectionner, quelle que soit la piété convenue de ses discours. Que ce soit Moullet se payant fe luxe de réussir enfin un film militant-didactique-et-tiers-mondiste a un moment ou plus personne ne sait qu’en faire (alors que tout le monde en voulait quand personne ne savait les faire), ou I’ étrange temporalité

de l'expérience-Ogawa, redoublant I'atrocité du réel par un film interminable et également atroce,ou encore Godard mettant cing ans a monter un film sur la Palestine, c'est bien le méme point d’arrivée, la méme victoire a la Pyrrhus, la méme fléche du Parthe, la méme

revanche des artistes sur les chefs

politiques et sur les militants : voici la chair des idées que vous avez cru avoir, voici le référent des mots dont vous avez mésusé, la preuve que ce dont vous parliez (sans savoir le voir) a bel et bien

existé : on ne vous le montre que parce que c'est fini. Cette dialectique perverse du cuit et du cru est a ce jour le dernier mot du cinéma dit « documentaire » (de Flaherty 4a Ogawa, de Rouch a Harlan, de Ivens a Van der Keuken) : un regard d‘autant plus aigu — voire acéré — qu’il fixe la trace de ce qui n‘a pas d'avenir. Serge Daney

44

TORRE

ENTRETIEN

AVEC THOMAS

Cahiers. D’abord, comment avez-vous été amené a avoir la

possibilité et le désir de faire ce film?

Thomas Harlan. D'abord, je ne suis pas cinéaste et je n‘avais pas l'intention de faire un film. Il reste ce que vous appelez la possibilité c’est-a-dire, ici, un accident de par-

cours sur un travail que je faisais a lI'époque (en 74/75) dans un institut de recherche sur le mouvement des migra-

tions ouvriéres, |'E.M.I.M., a Rome; en marge de cet institut ‘était formé un groupe qui travaillait sur l'armée, en |’occurrence l'armée chilienne, le passage de I’extermination pure et simple de l’ennemi présumé a I’établissement du fichier. C'est alors que Jacques d’Arthuys, conseiller culturel a Valparaiso, venait d’étre nommé a Porto. Il nous fit la suggestion de tenter, dans la suite du travail, une analyse du cas apparemment unique de l’armée coloniale portugaise, battue et reconvertie en quelque chose comme un embryon d'armée populaire. A ce moment-la, Agence Francaise d'Ilmages accepta, derriére Roger Stéphane, de produire un film sur ce sujet : I'équipe commenca donc a tourner a Lisbonne le 11 mars 75, le jour du putsch raté de la droite militaire; au bureau du général Fabiao, chef d'état-major géné-

ral de l'armée de terre, et a la caserne du régiment d'artillerie

RAL I, attaquée ce matin-la par l'aviation. Nous nous trouvions en un instant en pleine histoire « événementielle » : pas d‘analyse, pas d’entretiens, seulement les faits : la formation du Conseil Supérieur de la Révolution, la destitution d'officiers commandants, la naissance des premiers conseils de soldats et |'élaboration des premiers réglements

internes des nouvelles unités détachées du haut commandement

de |'armée et placées sous les ordres du Général

Otelo de Carvalho: le RAL, la police militaire, le génie.

Durant l'une des assemblées du RAL I, un soldat délégué des unités de I'école pratique de la cavalerie de Santarem, point de départ de la « révolution des ceillets », fit un rapport sur le mouvement paysan dans sa zone : il annoncait I’occupation imminente des terres de la propriété de la famille royale de Bragance a Torre Bela, avec Zabu 4a la téte du

mouvement. Zabu, c’était le surnom de Wilson, souteneur

bien connu des bas-fonds de Lisbonne, condamné a 4 ans et demi de prison ferme pour attaque d’une banque a main armée, terreur de la bourgeoisie et héros populaire, auprés des gosses surtout. Bref, I'équipe interrompt alors le tournage dans les casernes, ou elle travaillait déja depuis une quarantaine de jours, et se rend sur place. Elle y reste pen-

dant 8 mois.

Cahiers. Pour en revenir au film, tu disais tout a l'heure que vous n’‘aviez pas I'intention de faire un film sur... Tu parles plutét d‘une politique de soutien, d'une caméra-recul, d’une caméra-outil. Et en méme temps, on a a Iarrivée un film qui se tient tout seul, presque en dehors de toute actualité politi-

que.

T. Harlan.

\l n'y a pas eu de passage radical d'une phase

a l'autre.

Le

BELA

HARLAN

temps

de

ce

passage

est

en

fait celui

de

l'apprentissage d'un nouveau métier. A cette exception prés

qu'il n'y avait pas de maitre et qu’il fallait procéder de facon empirique a la fois pour gagner la confiance et voir mieux. Nous ne voulions plus intervenir comme auparavant dans les casernes avec toutes nos références historiques, clés en main: avec une caméra qui devait produire exactement ce que nous attendions d’elle. Ca, c’était encore du cinéma militant, et on sait que l’adjectif « militant » demande toujours pardon au mot cinéma. Le premier saut qualitatif résidait dans le fait que nous avions perdu notre point de vue: le point s'était disséminé dans un faisceau de lignes de forces tel que la caméra commengait a se déplacer au hasard. Elle avait perdu toute sécurité : elle ignorait tout de sa place,

de sa fonction, si ce n'est celle d’informer et de soutenir ponctuellement

une lutte.

Notre non-intervention s'était dés le début transformée

en intervention : la caméra désorientée s‘accrochait d’instinct aux personnages les plus évidents, les plus en vue, aux chefs qu'elle a contribué a créer: c'est en particulier toute l'histoire de Wilson-Zabu. La caméra ignore encore que c'est elle qui a été choisie et que Wilson est le premier a avoir reconnu le formidable pouvoir d’arbitre que la caméra peut exercer sur une foule qui n’a pas encore de centre magnétique. Et cela nous a été reproché par l'ensemble des occupants au cours d’une assemblée, aprés la projection de rushes a Lisbonne. Elle nous reprochait d' avoir fermé la bouche a tout le monde en faisant s'ouvrir celle de Wilson. A I'époque, on avait commencé une espéce de procés contre Wilson, et puis il y a eu une circonstance aggravante: il

s‘était introduit, dans Ja nuit qui avait suivi la projection des

rushes, dans le palais ducal et on l’avait retrouvé au matin dans le lit m@éme du duc avec une fille. Le palais n'était pas encore occupé, et la crainte d'une intervention de la police, injustifiée mais réelle, avait poussé, surtout les femmes dans |'assemblée qui suivit, 4 prendre les premieres mesures d’auto-répression. Et c’est a partir de ce procés que |'instrument de travail que nous étions devenus pour eux est intervenu dans le débat et qu’il a parfois changé la nature de ce débat, qu’il a suggéré des actions... On était devenu en quelque sorte des scénaristes, non pas évidemment en écrivant ou en prédéterminant des scénes, mais en déplacant l'écriture vers l'action. C’est la qu'il y a eu manipulation, sous-jacente du moins, et que le cours de la petite histoire a changé, parfois fondamentalement. Ace moment-la, plus personne ne pensait a la Révolution au Portugal avec une majuscule : tout était devenu petit, a "échelle d'un microcosme. Cahiers. Tu parles d‘instrument de travail et d’un rapport qui vous aurait permis de passer un peu magiquement d'une position d’extériorité compleéte a4 une intégration totale. Peux-tu en dire plus?

ENTRETIEN AVEC THOMAS

T. Harlan.

HARLAN

Par notre travail précédent,

nous avions des

documents de I’Etat-Major général qui nous permettaient de pénétrer a peu prés n‘importe ou, dans toutes les installations militaires et autres. Ca les rassurait. Nous étions un peu, pour eux, l’'armée, leur lien avec le monde. Nous sommes donc restés avec eux pour leur fournir des informations. Toutes les semaines, nous envoyions le matériel tourné a

Paris. , a LTC, et au retour nous regardions ensemble les pri-

ses de vue pour les montrer ensuite dans d'autres villages de la zone et pour faire un travail direct d'information et de soutien. Voila pour la caméra. Mais la plupart du temps, nous ne tournions pas. L’autre instrument important dont nous disposions était la voiture: nous étions aussi une espéce de courroie de transmission; nous allions en ville pour traiter de leurs problémes avec I’institut de la réforme agraire, IIRA, nous prenions contact avec les banques pour trouver un cadre a l'ouverture possible de crédits. Mais comme l'occupation n’était pas légale, il ne pouvait y avoir de crédit. II fallait donc solliciter ‘intervention des militaires. Et la aussi nous intervenions.

Cahiers. Peux-tu expliquer pourquoi ‘occupation n‘était pas légale et pourquoi les militaires tant attendus ne venaient pas ? T. Harlan. Le Conseil de la Révolution avait interdit toute occupation sauvage des terres. Ce qui était dréle parce que pratiquement tout était sauvage, les occupations étaient

aussi sauvages

que les décisions

ministérielles, faute de

lois, dans le vide constitutionne!l de | époque. La consigne de l'IRA, aussi bien que de la cinquiéme division, était de ne pas toucher a Torre Bela : les occupants sont des marginaux et des délinquants, ils sont incapables de produire quoi que ce soit, ce ne sont pas de vrais travailleurs. II fallait trouver des officiers assez sauvages pour passer outre les consignes. Nous sommes donc allés vers le régiment de la police militaire que nous connaissions déja, d’abord seuls, puis accompagnés par la commission des travailleurs. Cahiers. Mais dans I’évolution de Torre Bela, ce qui semble intéressant c'est que I‘armée a finalement joué un réle mini-

mum,

T. Harlan. Oui, mais ce minimum c’ était quand méme que le duc de Lafoes se soit trouvé dans l'impossibilité de trou-

ver une armée préte a défendre sa propriété. Et ce n'est qu‘a

partir de |'intervention de l'assemblée des soldats de la police militaire que le Conseil de fa Révolution a finalement

mandaté un membre de son exécutif a Torre Bela pour don-

ner sa bénédiction a l'occupation. Cela a été capital pour les occupants, surtout du fait que l‘initiative était venue de la part de la base de l’'armée, comme chez eux. Cahiers. Au début, I’épisode de Torre Bela était encore intégré au premier projet et ce n‘était pas encore un autre film? T. Harlan. Oui. Aprés je 11 mars, les occupations de terre devaient marquer le passage de la phase libertaire et permissive a !a phase pré-insurrectionnelle des conseils, c’esta-dire a ce que l'assemblée générale des armées et le manifeste du COPCON appelaient la révolution du « pouvoir populaire », de la base. A Torre Bela, nous cherchions donc la base de la méme maniére que nous avions cherché et trouvé celle qui avait imposé la constitution des conseils dans les régiments et arraché les épaulettes aux commandants. Notre départ faisait encore partie de cet effort quelque peu aveugle de compilation de matériel en vue d'une analyse d’une armée en voie de décomposition.

Cette armée était attendue a Torre Bela: les paysans de Manique n‘avaient osé envahir !a propriété que parce qu’ils comptaient sur l'appui immédiat des soldats des deux régi-

ments voisins : I'école pratique de cavalerie de Santarem et

la base aérienne de Ota. Mais elle ne venait pas. Comme la police de sécurité avait été désarmée, la garde républicaine aussi, les occupants ne trouvaient pas de résistance, mais ils ne trouvaient pas non plus leurs amis présumés, les soldats. Ils ne trouvaient finalement que nous. Cahiers. Le basculement du projet a donc surtout eu lieu en raison de l'absence de l'armée. Votre cadre d’analyse disparaissait, du moins de devant la caméra. T. Harlan. Au début, je crois effectivement que nous sommes restés a Torre Bela parce que les soldats n‘arrivaient pas. A force d’attendre avec les occupants que se produise I'événement, nous avons fini par ne filmer que des « nonévénements » : !a soupe, le piquet, le quotidien d'une communauté en train de se faire. Mais il y avait aussi autre chose : la frontiére entre le premier et le second projet passe aussi par l'apparition de visages. C'est-a-dire que le second projet commence (et ce a notre insu) quand le mouvement et la masse que nous cherchions alors étaient devenus plusieurs fois « quelqu’un et son geste ». L’attrait de Torre Bela venait de ce qu'il n'y avait pas encore de masse : les occupants ne se connaissaient pas entre eux, ils ne s’étaient pas encore perdus dans |'élan de leur collectivité. Alors que dans

les casernes, l'activité frénétiquement professionnelle des

révolutionnaires avait caché ment derriére des attitudes jamais de qui et d’ou venait avait été préparée. La masse

|'aspect « cuisine » du mouvede porte-parole : on ne savait la parole, comment la soupe des soldats restait informe, ils

n’étaient pas repérables en tant que personnes distinctes. Cela tenait sans doute au fait que nous les observions dans l'exercice de leur métier, mMéme si c’était dans leur effort de ne plus l'exercer.

Alors que 1a, on voyait des choses que Ion n‘avait encore jamais vues, ni soupconné de voir. Et sans doute que les habitants de Torre Bela pouvaient en dire autant: ils faisaient des choses qu’ils n'avaient sans doute jamais pensé faire auparavant. Ils étaient pris dans un engrenage, dans un cycle auquel ils ne pouvaient plus échapper. II fallait pour nous comme pour eux inventer au jour le jour. Nous voulions tout faire pour que cette entreprise réussisse alors qu'elle semblait extremement menacée. En commengant a tourner, il ne fallait pas seulement établir un rapport entre nous et les occupants, mais aussi entre les occupants et les occupants. !I fallait rester en dehors de I'événe-

ment afin de le voir mieux et que la caméra ne les dérange

pas.

C'étaient

des

rapports

nouveaux-nés

extremement

46

TORRE

BELA

délicats qui se nouaient entre eux et des paroles jamais dites, qui échappaient a des bouches peu habituées a laisser sortir autre chose que des soupirs ou des injures. || ne fallait pas empécher cette conscience de surgir et une pression trop forte, une indiscrétion trop envahissante aurait pu faire se taire pas mal de gens, ce qui était déja trop le cas... Mais aussi, a force de nous exclure nous-mémes, de ne pas poser de questions, de ne pas nous glisser dans un rdle trop paternaliste, nous étions de plus en plus les bienvenus : la caméra finit par étre respectée comme un instrument de travail toujours la, et toujours prét a étre échangé contre un autre, contre notre voiture par exemple, pour porter la soupe aux occupants qui montaient le piquet a l'enceinte. IIs était établi entre nous, notre caméra, notre perche et eux un rapport de confiance presque amical et réciproque. Ce qui fait que ce mur que nous avions élevé par prudence entre nous et le sujet nous permettait finalement de glisser imperceptible-. ment dans l'indiscrétion et dans l'intimité de leurs luttes

intestines, d’approcher au coeur de la construction du « socialisme dans un seul village ». Et c'est la que réside

d ailleurs l'énorme contradiction : en nous faisant confiance, ils seront trahis; au fond de leur tunnel il n'y a pas la lumiére qu’ils auraient voulu y voir et les terribles luttes mises a jour indiquent plutét que leur chance de survie reste infime. Cahiers. Mais ce qu'il y a de remarquable dans ce film, c'est justement qu'il est monté de facon a ce que certains person-

nages {comme

Wilson ou Maria Victoria) gagnent en épais-

seur, atteignent une force dramatique, d'un film de fiction.

comme

T. Harlan. Disons que les huit mois de se diviser en deux parties. La premiére « Wilson» et la deuxiéme celle de la reprendre |’expression de Cunha Telles,

gais quia

s'il s‘agissait

tournage peuvent pourrait s'appeler « cruauté », pour un cinéaste portu-

vu les films, Pour lui, Torre Be/a montre le Portugal

animal et l'observation est juste, au moins a partir du moment ou le corps de la commune tout entier est vivant, ot: le duc de Lafoes et le nouveau « duc » Wilson sont remis a leur place. Les neuf dixiémes du matériel sur Wilson ont été coupés au montage: il fallait que Wilson monte la jument blanche du duc et couche dans son lit pour que 'équilibre se rétablisse et que le film prenne une autre dimension. Dés lors, sa fin est proche. Lui qui prenait la parole de tout le monde parle pour la derniére fois a la police militaire. Le lendemain, pendant I'occupation du palais, il se taira, il ne participera plus qu’en marge a |'élaboration d’une nouvelle commission de travailleurs ot il ne jouera plus aucun réle. Cahiers. Tu sembles regretter le fait que vous ayez objectivement renforcé la figure du leader. Mais est-ce que ce n‘est pas lié a la nature méme du cinéma, surtout lorsqu'il se branche sur une situation politique comme celle-la, dans la mesure ou le cinéma a toujours besoin de personnages et les crée presque automatiquement? T. Harlan. Oui, nous nous rendions compte que c’ était Wilson qui faisait un film avec nous et non pas nous avec lui.

Mais effectivement, l'excés de Wilson corrigé mis a part, on

voit ctairement dans le film comment les parties informes de la masse deviennent des personnages : c’était beaucoup plus I’histoire de ta prise de parole que celle de la prise du

pouvoir qui nous a intéressés. La projection des rushes au

fur et A mesure du tournage a d’ailleurs considérablement favorisé cette évolution. Ceux qui n’avaient pas encore parlé n'y entrevoyaient que des photos de famille, des photos

déja jaunies de la trés breve mémoire non encore collective.

Mais pour les autres, le visionnement du matériel était alors percu comme un choc, en ce sens que le spectateur-acteur comprenait tout d'un coup, par l'intermédiaire du cinéma, qu'il existait dans la réalité, qu'il y avait un rdle. Et de méme que la projection des rushes avait un effet bouleversant, les événements futurs devenaient de pius en plus des projections de l'imagination : on faisait un film. Que !e cinéma y soit un sous-produit de la réalité ou {a réalité un sous-produit du cinéma n’était encore théorisé par personne, mais c’était la caméra qui était devenue le personnage principal, la caméra-commissaire, la caméra-grand électeur, la caméra-juge. Les masses d’autrefois se muaient peu a peu en personnages qui prenaient le méme relief que Wilson. Cahiers. Ce que tu décris Ia dit bien le c6té paradoxal dune histoire comme celle de Torre Bela. Et une des conditions, if me semble, pour que ce jeu puisse s‘établir entre la réalité et la fiction, c‘est qu'il s‘agisse d'un lieu placé en dehors de toute culture audio-visuelle. Rien a voir par exemple avec ce qu‘aurait obtenu une caméra de télévision qui enferme tou-

ENTRETIEN

AVEC THOMAS

HARLAN

47

jours les personnages dans un réle socialement stéréotypé et décidé par elle. Mais ¢a pose aussi une autre question: tu disais tout a I‘heure que ‘occupation de Torre Bela restait marginale par rapport 4 fa tendance générale des occupations; mais est-ce que ce nétait pas, au contraire, un exemple pour les milieux d’extr6me-gauche. Il y a eu par exemple le livre de Pizani... T. Harlan. tard...

Pas encore

4 ce moment-la.

Seulement

plus

Cahiers. Oui, mais dans /e film, ca n’apparait jamais, comme

si les occupants étaient vraiment restés étrangers aux discours qui s‘étaient branchés sur eux et leur histoire.

T. Harlan. C'est parce que durant notre séjour ces discours n’existaient pratiquement pas. Tout au début, dans les premiéres journées de l'occupation, beaucoup de gens sont venus et entre autres Camilo Mortagua que I’on voit un peu dans le film et qui était membre du bureau politique de la

LUAR, la Ligue Unifiée d’Action Révolutionnaire. Ce n’était

pas un parti politique, mais un mouvement

armée clandestine sous le fascisme;

issu de la lutte

un mouvement

trés

actif et trés suivi qui a finalement été plus tard absorbé par

le parti socialiste. Au début la LUAR soutenait l’occupation

de Torre Bela, mais ce sont les occupants qui n’en ont pas

voulu et la LUAR

a di se retirer.

Cahiers. On reconnait dans les premiéres réunions le discours type de la LUAR et on voit bien dans le film a quel point if est complétement étranger 4 ce qui se passe et 4 ce qui va se passer, a quel point Torre Bela a complétement échappé a ce discours.

la scéne dans le garage est polyphonique. Par ailleurs, a Lis-

bonne, les conseils révolutionnaires constitués au chantier

naval de la Lisnave, avaient voté quasiment a l'unanimité et contre les recommandations de tous les partis, la dissolution définitive de la Constituante et son remplacement par

les conseils, c'était le germe de l’insurrection. Le lendemain,

Varchevéché fut assiégé par les maoistes de I'UDP, on entrait dans une nouvelle phase. L’équipe est partie pour le Mozambique, pour y tourner les « Minutes de |’occupation pacifique de la capitale ».

Cahiers. Ce film a été tourné en 1975. Nous sommes en 1979, et il n'est pas encore sorti, sauf occasionnellement aux

Etats-Unis. Pour les gens de Torre Bela vous étiez en train de faire un film de soutien et d'information qui devait sortir tout de suite. Votre attitude a été complétement différente : prendre le temps du montage, donner une ampleur dramatique au film. Il y a dé avoir une contradiction entre vous, car c’est une

attitude fonciérement différente, vis-a-vis des images, de ce qu’on peut attendre d’un tournage militant.

_ 7. Harlan. Des la fin du tournage et méme avant, nous savions déja que nous étions en train de faire un vieux film, un film vieux, sans actualité, et qu’il ne fallait pas s'occuper de la situation politique environnante, de méme, d’ailleurs, que celle-ci s'était peu occupé de Torre Bela. Mais le passage de ce que vous appelez la phase militante a celle du cinéma tout court, en soi, s'est opéré petit a petit, presque a notre insu. Nous n‘en avons vraiment eu conscience qu’au montage, quand en septembre 75, Russell Parker l’opérateur et moi-méme avons commencé a monter le film, le stade de l'information était déja dépassé : les occupants ont été arrétés en novembre 75, le mouvement des occupa-

T. Harlan. Aucun parti politique n’a jamais eu d'emprise sur eux et c'est pour cela que Torre Bela constitue effectivement une exception au Portugal. C’est pour cela aussi que les fonctionnaires en majorité communistes de |'Institut pour la Réforme Agraire n‘ont jamais cessé de dénoncer !a commune comme «un exemple a ne pas Suivre ». Il n'y avait pas de pouvoir a y prendre. Sans doute cette attitude du PC a beaucoup contribué a ce que Torre Bela devienne le symbole de |’extréme-gauche, et lorsqu’au lendemain du coup d'état de la contre-révolution du 25 novembre 1975, les auto-mitrailleuses de l'école pratique de Santarem envahirent la ferme, les soldats y cherchaient non seulement des missiles soviétiques, mais aussi des instructeurs cubains. Et comme ils n'ont rien trouvé ils ont arrété, en méme temps que la commission des travailleurs, une dizaine de jeunes filles uruguayennes qui étaient venues travailler dans la commune. Aujourd’hui encore, alors qu’ils ont été relachés sans enquéte ni jugement, la direction du PC affirme publiquement que Torre Bela est I'ceuvre d'étrangers latino-américains, que les occupants ne sont pas de vrais travailleurs portugais, mais des lumpen et des délinquants. C'est le maire-adjoint de Lisbonne, membre du CC du PCP qui |’a déclaré lors d'une projection du film a Montréal.

tions était stoppé. Les militaires passaient déja en conseil de

Cahiers. A que/ moment vous &tes-vous dit : on fait avec ce qu‘on a et on ne s‘occupe pas du reste ?

Ila fallu apport de Roberto puisse étre restitué.

T. Harlan. Aprés l'occupation du palais, quand les occupants s‘organisent dans la maison, quand ils mangent pour la premiére fois dans la salle 4 manger du duc et qu’ils ont démystifié, par fe simple fait d’y toucher, l'objet sacré de Torre Bela. Un chapitre se clét: Wilson était tombé, il se crée une autre répartition du pouvoir et de la parole. Déja,

Cahiers. Que/ a été son apport membre extérieur a I'équipe ?

guerre. II n’y avait plus de quelconque

utilité immédiate

a

faire ce film. Mais la conception du film tel qu'il est mainte-

nant n‘est apparue en fait qu’a la fin du premier montage en mai 76, c’était un échec complet. Nous I'avions présenté au comité de selection du festival de Cannes, et il avait été accepté. Mais quelques semaines avant, deux membres de la commission des travailleurs sont venus 4 Rome pour le visionner et la nous avons tous décidé, d'un commun accord, de le refaire. Ca n‘allait pas du tout, le rythme surtout : les dialogues avaient été faussement dynamisés, il n'y avait plus aucun plan-séquence. L’énorme effort d’articulation de la parole qui apparaissait dans les rushes, avec toute sa force dramatique, avait complétement disparu de l'image. Nous avons donc tout repris 4 zéro, nous nous sommes replongés dans les rushes pour les redécouvrir : la seulement nous avons vraiment réalisé qu’au lieu d'un ensemble d’informations politiques, nous avions filmé la naissance d’une cellule sociale. Peu importait en fait que celle-ci ait

lieu au Portugal. Le Portugal n’y était que le décor. Torre Bela est donc avant tout un film sur la prise de parole, un film méme excessivement parlé puisqu’en parlant le personnage se découvre, prend conscience de son existence et dés

lors il peut agir et devenir un personnage dramatique.

Perpignani pour que tout ceci

exactement.

en tant que

T. Harlan. Enorme. || a tout repis en main, il nous a en quelque sorte destitués, nous sommes devenus ses assistants. Ila méme exigé que nous apprenions le portugais pour pou-

48

TORRE

voir transcrire intégralement tous les dialogues. Ila introduit

BELA

dans I'équipe et défendu, d'abord seul, une nouvelle éthique

de montage, et aussi, comme

il est musicologue, tous les

instruments de lecture de la culture populaire (italienne) dont il diposait. Nous avons di apprendre a nous en servir. Aprés cela une nouvelle collaboration était possible. Ce deuxiéme montage a pris un an, II était terminé au printemps 77 et a nouveau présenté a Cannes. Cahiers. Comment ont réagi les gens de Torrre Bela quand ils ont vu te film ?

T, Harlan. Au début ils ont été trés décus: ils ne s’attendaient peut-étre pas a un film de propagande mais en tout cas a quelque chose de plus optimiste, de plus mobilisateur. Ils se rendaient compte qu’ils avaient été les sujets d'une réflexion sur l'histoire qui pour eux n’était pas facile a faire. A savoir: l'intérét qu'il y avait a montrer avec une trés grande cruauté toute la conflictualité des rapports qu'il y a eu 4 la base de leur commune. Leur premiére réaction a été de crier au massacre ; qu’il ne fallait pas que les gens voient

comment ils étaient 4 cette 6poque-la, qu’en voyant le film

ils verraient qu’ils ne méritaient pas leur appui, et que maintenant c’était trés différent, il n’y avait plus de petit duc, les males ne se dressaient plus pour mettre les femmes a la cuisine, etc. Par la suite il y a eu des débats entre eux, les militaires expulsés de |'armée, et Otelo de Carvalho. Nous avons corrigé alors le film 4 quelques endroits, non pas en coupant des scénes mais en rajoutant, surtout dans la version longue qui fait presque quatre heures. De leur cété, les occupants ont écrit une dédicace intitulée « La lutte contre le capitalisme et nos propres défauts », un long texte que chacun a signé et qui apparait a la fin de la version portugaise. Cahiers. Ca reste un peu idyllique, ce découpage en tranches. C’est quand méme parce que ‘histoire de Torre Bela est une expérience unique, paradoxale, récupérable par personne, que vous vous y étes intéressés. Ca ne vous est pas apparu seulement au montage. : T. Harlan. Mais ce n’est qu’au second montage que nous

étions sdirs de ce que nous faisions : c’était un choix clair. Il

y a eu des étapes au moment du tournage, comme celle de fa contestation de Wilson, od nous sommes passés, puisqu’impliqués dans l’affaire, de la perception qu'on a appelée militante, a une intervention plus précise. Mais que cette intervention soit cinématographique ne nous est apparu que bien plus tard, et en tout cas pas dans le premier

montage.

Cahiers. On ne peut rien faire au montage s‘il n'y a pas au départ un matériel. La manipulation a des limites. Et ily a dans le film tel qu'il est une unité, un choix d’écriture qui ne peut étre seulement un choix de montage. T. Harlan. En fait, vous posez tous la méme question, a savoir: a quel Moment on.a eu conscience de ce qu’on faisait, tout bonnement, du cinéma, la ol en méme temps une superstructure militante nous a empéchés de le réaliser. II y a eu révision progressive dans notre mode de tourner, dans les attitudes de tournage. II ne faudrait peut-étre pas les confondre avec des attitudes conscientes de cinéaste

pour la simple raison que le tournage de longues scénes

était d’abord le fait de quelqu’un qui ne savait pas ce qui allait se passer: et la caméra, pour enfin arriver a saisir une situation, était amenée a tourner souvent pendant deux heures de suite avec seulement les quelques interruptions techniques obligatoires. Il y a énormément de matériel que l'on croit sans intérét et qui s’avére finalement d’une grande valeur.

Maria Victoria

Cahiers. Mais le simple fait de décider qu'il faut tourner longtemps pour arriver a saisir quelque chose est déja un choix, qui n‘est pas celui de /a plupart des films militants, ou l'on pratique le picorage. Ici, le film commence en noir et blanc par une interview et lorsqu’'il finit, avec le commentaire de /a fin, comme un film militant, on a assisté a une utopie, 4 de la politique-fiction. Ce glissement est trés intéressant. T. Harlan. C'est un glissement qui correspond a une réalité, c’est pour cela qu'apparaissent les cartons a la fin. Notre départ de Torre Bela a été en fait un mauvais coup pour eux. Le jeu qui s'était établi a été interrompu. Il y a eu alors un grand malaise. I| a fallu que Camilo Mortagua, !‘ancien guerillero de la LUAR, vienne pour redistribuer les rdles, remplacer d'une certaine facon le réle de Wilson et de la caméra.

Puis il y a eu les arrestations et a nouveau

la reprise. Et

aujourd'hui, Torre Bela est est l'une des seules communes « sauvages » qui survive au Portugal, sans aucun ingénieur, ni d'ames, ni d’agronomie. C'est un peu une utopie...

Cahiers. Une derniére question : comment a été produit le film ? Parce qu’on a I‘impression que le budget du film a da

étre énorme.

T. Harlan. Le film a été produit par une coopérative portugaise, Era Nova. Le budget était da peu prés 1.100.000 francs pour trois films, dont deux moyens métrages de 60

minutes: l'un au Portugal, l'autre au Mozambique. Torre Bela a lui tout seul a codté de 800 a 850.000 francs. Nous l'avons financé en majorité avec garantis par des tierces personnes.

des

crédits

bancaires

Cahiers. Et tes projets ? T. Harlan. Un film qui s‘appellera Les Bronx. Le Wilson de cette histoire est une hondurasienne de 14 ans, chef d'une bande d’incendiaires dans le quartier du Bronx. Ils agissent 4 la solde des diamantaires de la 34éme Rue de New York qui, pour des raisons d‘impéts excessifs, veulent se débarrasser de leurs immeubles insalubres. Depuis 4 ans, 4 New York, des dizaines de milliers d'immeubles ont été détruits par le feu. Nous voudrions raconter l'histoire d'une maison ui ne brilera pas. . coy: q P Entretien réalisé par Paulo Branco,

Serge Daney et Thérése Giraud.

CRITIQUES

GIBIER DE PASSAGE (R.W. FASSBINDER}

scéne a jouer, directement liée au plein emploi de la sensualité

des corps, réduit le naturel du comportement en poussiéres mimétiques, en contamination

criminelle du corps social: il

suffit en effet de transmettre les informations sur les personna-

ges par le dialogue qui énonce, thématise et relance les conflits. par les vétements et par le décor quotidien qui signalisent I’état

Aujourd’hui, il n’y a, je crois, pas de cinéaste aussi productif

social (tous éléments déja constitutifs du thédtre), pour que la

ser des fictions les unes aprés les autres — méme s'il part de tex-

nages dans le plan cristallisent, a elles seules, les pouvoirs propres du cinéma. :

que Fassbinder. S'il est génial, c’est d’abord par sa frénésie a tistes préexistants — et a les imposer,

vaille que vaille, sur un

écran. Que son ceuvre charrie le meilleur et le moins bon, elle témoigne au bout du compte d’une générosité et d’une urgence qui balayent les réticences du goiil et du dégotit qu’on peut

avoir pour tel ou tel film en particulier, au profit du trés vif plaisir de découvrir, au fur et 4 mesure que le film se déroule,

si c’est le schématisme de typages post-brechtiens ou bien la liberté dans la structure d’ensemble qui va l’emporter.

Ce cété match qu’on trouve souvent dans les films de Renoir

et de Godard (et dans Our | de Rivette) — et qui était flagrant

lorsqu’on les voyait la premiére fois -, vient peut-étre de cet élan trés joueur qui conduit ces cinéastes a piéger, de préférence aux acteurs (1) ou aux spectateurs (2), les regles mémes du cinéma en les mettant a l’épreuve dun matériau picturale-

ment photographique (Godard) ou de la rhétorique du quoti-

dien (Godard encore), romanesque ou théatral (Renoir et Rivette), sans jamais chercher 4 gommer ou a cacher les propriétés techniques et structurelles du matériau d'origine, méthode qui a l’avantage de mettre mieux en lumieére les contradictions profondes d'une problématique ou dun

contenu.

Dans Gihier de passage ( 1973), Fassbinder garde sans doute le texte d’une piéce de thédtre, mais il garde aussi sa théatralité : le personnage du peére (nostalgique de l’ordre nazi et gardien jaloux ct inefficace de la virginilé et de la stabilité petitebourgeoise de sa fille, Hanni) et celui de la mére (épouse soumise qui n’offre a sa fille que ses larmes ct sa confiance) font devant la caméra la confidence de leurs sentiments avec ce ton apaisé que le rituel thédtral impose a la violence. Les acteurs bénéficient de F'entrainement auquel Fassbinder jes a conduits, au cours des ans, sur scéne et devant la caméra : Hanni, la fille

de 14 ans déja femme, et Franz, le garcon de 19 ans, sont repré-

sentés selon un type de vérité dramatique ot la densité de la

chair méme des acteurs et la répartition signifiante des person-

La splendide photo, discréte mais d’une grande force sugges-

tive, assure la transition entre les propriétés primitivement thédtrales des lieux, des décors, des objets, et la somptuosité

charnelle et rapprochée des acteurs : ainsi les scenes d’amour (dans la grange, dans la chambre de Hanni) ont-elles un éclat

qui illumine indistinctement acteurs et personnages et rend

plus sensible la malédiction sociale qui frappe au moins ceuxci. L’espace cinématographique du film est, paradoxalement, d‘autant plus fort qu il est, d'une part économisé, d’autre part

construit sur les virtualités thédtrales de l’espace quotidien.

Chaque scéne du film semble appeler un écriteau qui porterait

inscrit : « Et pendant ce temps-la les parents... », « Et pendant

ce temps-la Hanni et Franz...» et mener a /’admirable séquence centrale qui réunit enfin les deux blocs antagonistes (les parents couchés parlent de Hanni dans l’obscurité tandis © que de autre cété du mur leur fille fait l'amour avec Franz et prépare la mort de son pére). Cette sequence. comme plusieurs autres, va résonner et provoquer un écho: le meurtre du pére qui doit libérer Hanni et Franz de linterdiction de s’aimer sera accompli dans un petit bois que Ics changements de point avec passage au fou transformeront en lieu théatral (et rituel) aussitét divisé en cspaces et en micro-séquences de cinéma. Fasbinder jongle avec les interdits du bon goat et surprend par une

liberté d’écriture qui est ici toujours rigoureusement fondée : ainsi ce trés beau zoom avant qui traverse le fleuve pour saisir tes amants cachés sous un pont, puis se fond et enchaine, avec

taccord dans I'axe, sur leur dialogue.

Ona envie de citer et de décrire la plupart des scénes du film. La premiere rencontre entre Hanni et Franz et leur place dans lespace semblent obéir a un élirement théatral du temps, mais le jeu des regards ct les contrastes abrupts de la lumiére imposent un vertige intensifié par la répartition des plans. Ou bien encore ce long plan fixe sur l’entréc de l'appartement (avec

CRITIQUES

Gibier de passage, de R.W. Fassbinder

cette dominante verte obstinément contredite par le rouge de la rampe d’escalier) : tous criant 4 cause du manteau (rouge lui aussi) que Franza offert a Hanni, le pére, la mére et Hanni passent et repassent comme sur "espace étroit d'une scéne, mais _ limmobilité du plan compléte I'effet de chassé-croisé par celui, propre au cinéma, d’entrée et de sortie de champ. La

séquence s’ouvre ainsi a un comique discret et confirme dés la premiére vision que le film développe sa respiration. En limi-

tant le nombre des plans, en réglant la succession des cadrages

dans le microcosme de chaque séquence, en modifiant subtilement la valeur de ces derniéres par une multiplication des contrastes qui s’organisent en rimes et en échos jusqu’a la derniére image du générique de fin, Fassbinder trouve le rythme juste, couleurs ct musiques comprises, de sorte que la justesse aussi des comédiens, qui vient s imbriquer dans la mosaique, alors qu’elle pourrait apparaitre a l’analyse comme une récompense donnée de surcroit, semble, a premiére vision, premiére et originelle. Je ne sais si Fassbinder fera des films aussi forts que celui-ci, mais son mode de production autorise toutes les surprises. En tout cas. aujourd’hui ou le cinéma allemand est unanimement loué et loué en bloc, Gibier de passage me parait, malgré une sortie tardive, discréte et un accueil frais, le film allemand le plus passionnant depuis ceux de Straub. La sincérité violente de Fassbinder, qui n’a pas peur de filmer du théatre si ce théatre lui fournit la base dont il a besoin pour engager sa critique de Il’Allemagne de "Quest, si elle ne le préserve ni du schéma-

tisme distanciateur dont souffrent ailleurs qu’ici certains de ses

personnages, ni non plus de l’approximation formelle résultant de la vitesse de conception et de réalisation, cette sincérité violente empéche ses films de tomber dans l’esthétisme. Avec tous ses défauts, parfois méme ses ratages. Fassbinder ne fait pas des « chef-d’ceuvres » comme Wenders ou Herzog : il ne tombe jamais dans leurs qualités (3): leurs fictions. leurs personnages, leurs cadrages. leurs atmospheres ne s’aventurent guére vers le thédtre et sa discipline mais préférent le cinéma et ses flons-flons. Pas le cinéma a faire, le cinéma déja fait. Wenders et Herzog ont, sur ce point, les mémes godts que leurs producteurs et distributeurs, qui commencent a voir des vieux

films et 4 regretter le temps ot ils étaient tous beaux et bons. Mais si W. ou H. faisaient preuve a I’égard du cinéma déja fait

dune vitalité critique ou d'une vigilante invention égales a celles dont fait preuve Fassbinder a l"égard du théatre et des

ceuvres théatrales, il n°y aurait aucune

raison d’établir une

pareille discrimination. (De plus Syberberg, Schroeter, ou encore Kliige, suivent chacun leur propre route : leurs films ne sont pas des symptémes, mais d'abord des films.)

Il est en effet difficile de ne pas prendre ses distances a la

vision de films ot le travail du cinéaste consiste a prélever les effets des vieux films, a tenter de les reproduire, a leur donner

un vernis moderne en les barbouillant d’une lumiere ostenta-

toire, 4 accrocher des grelots culturels aux basques des personnages, a faire la tambouille scénaristique et dramaturgique avec de vieux restes abandonnés par I’ancienne colonie germanique a Hollywood, et 4 photographier avec une caméra cette

A ste

CRITIQUES

51

soupe synthétique servie sur un plateau. Ces « beaux films » " l'adresse) propre au récit a la premiére personne. Car La Mort @aujourd "hui définissent un genre nouveau : /e cinéma filmé. du grand-pére n'est pas un documentaire non plus qu‘une ficOn les voit méme qui proliférent et avancent au coude a coude: tl mais trés exactement cela, un récit. Au sens littéraire du avec la grosse cavalerie commerciale (4). Il est a souhaitér que terme. Et d’ailleurs le style. le ton des paroles prononcées dans les cinéastes qui jouent ce jeu et gavent les multisalles euroson film. au début et a la fin, par Jacqueline Veuve elle-méme, péennes de leur cinéma filmé (véritable corned-beef culturel) se ne trompe pas, ni le phrasé des temoins — on dirait qu’ils parrendent compte assez tdt qu'ils y laissent des plumes. Qu’a lent entre guillemets, avec des formules remodelées. travaillées défaut de pouvoir entendre l’admirable fable racontée par Sam comme pour un texte écrit; c’est-que leurs souvenirs. a force Fuller dans Shock Corridor, ils aillent au moins voir Gibier de détre répétés depuis vingt ans et olus, se veulent précis au mot passage : un beau travelling leur montrera ce que deviennent prés. Ce ton, ce style, cette allure élégante, modeste, concise, les poulets soumis 4 un traitement industriel : des objets, interexacte, c'est celle de ces courts récits de 165 pages que la NRF changeables, peu appétissants. Sous cette lumiére un peu publiait autrefois ; on pense a Gide. a Guilloux, 4 Marc Berjaune, avec ces plaintes des conduits et des pompes. épousant nard, 4 Henri Callet, 4 Pierre Herbart. Récits qui n’ont guére

la force équilibrante d'une idée unique, ce plan fait méme

inétaphore. Nous ne contesterons pas a Fassbinder I’alfinité qu'il se sent avec Douglas Sirk qui continue de faire des films, mais dans Gibier de passage ce sont des aurores amoureuses proches de Nicholas Ray qu’il suscite. Quitte a faire gagner Pombre. .

Jean-Claude Biette

1. Renoir, Dreyer, Bresson, l'un aimant flatter, tes autres briser. furent suivis

par les cinéastes de la Nouvelle Vague d‘abord sur ce point.

2. Jeu dangereux pratiqué par Hollywood. Juste retour des chases : une (ois les assises effondrées. les sommets (Lang, Ford, Chaplin, Mac Carey) dégagés

pour une vue permanente, et les dictionnaires remplis, upparaissent parmi

les

ruines d°¢tranges et fabuleux trésors, les films de Browning, J. Tourneur, Dwan. Ulmer, Beetticher...

3. Leurs qualités sont réelles : Wenders, dans la perception trés particuhére qu’‘ila du paysage urbain, approche Antonioni, Certains moments d'Alice dans fey villes ou de Au fil du temps n’en sont pas indignes, Et Herzog a su longtemps restituer l'opacité de certains sites humains. Je vise ici Ic mauvais emploi qu’ils font de leurs qualités, qui 4 force de se faire remarquer et d’étre soulignées, deviennent des défauts, Principalement dans L ‘mi Américain et surtout dans Nosferatu, fantéme de la nuit, prototype de cinéma filmé. 4. La liste en est longue et prestigieuse, et les noms importent phénomene, détestable, qui institue cette opposition de principe de spectacle pour gros public vulgaire et cinéma d'art pour cultivé ; les tenants de l'un ne se commettent pas sur le terrain

LA MORT

moins que le entre cinéma grand public de l'autre.

DU GRAND-PERE

(J. VEUVE)

Peut-étre ce film n’a-t-il été entrepris et mené a bout que

pour permettre un aveu. L’aveu - terrible, poignant - que fait

Jacqueline Veuve d’avoir laché la main de sa mére mourante.

d’étre partie dans une autre piéce, ne supportant plus les rales, le souffle rauque des derniers moments; et quand elle est revenue dans la chambre, la mére était morte, morte seule. Aveu si difficile qu’il n’est fait qu’a la fin du film, pour ainsi dire in

entrentis, mais aveu si ferme, si fort, si ¢mouvant— les larmes

vous viennent— qu'il aurait été insupportable que le film se terminat sur lui ; ce pourquoi sans doute, aussitét que formulé,

“ cet aveu, Jacqueline Veuve le recouvre. I"ensevelit sous une

ultime séquence récapitulative ou, sur les images tremblantes d'une bobine d’amateur fixant les noces d’or de son fameux grand-pere (avec sa non moins fameuse grand-meére). l’auteur nous résume ses intentions, les généralisant un peu, les sociologisant, bref brouillant ce qu’elles avaient de plus profond et de trouble. Comme un remords d’en avoir trop dit. Quant a nous, pareille distance, froideur méme. nous apaise certes, nous délivre d’une angoisse, mais aussi nous dépouille d’une émotion sous le coup de laquelle nous aimerions rester. Ace mouvement de don et de retrait (du don), constant a travers tout le film, on reconnait la pudeur (la ruse aussi,

d'équivalents

cinématographiques,

si ce n’est

le trés beau

France, mére des arts, des armes et des Lois de Jean-Paul Aubert, moyen métrage qui, justement, se donne comme une réplique au récit de Nizan, Aden Arabic ; et aussi sans doute

Anatomie d'un rapport de Moullet et Pizzorno, récit deux fois

a la premiére personne.

Récit. cela signifie que

ce film

n’engage

que des sujets

réels — comme dans les documentaires — mais pour étre brassés ence qu’ils ont de plus particulier. de plus personnel (comme dans les fictions) et ce, en vue d'une épreuve de vénté. Pour chacun des sujets impliqués. mais au premier chef pour la personne qui conduit le récit, et qui le conduit en suscitant et en absorbant d'autres récits selon sa propre stratégie. Que cherche Jacqueline Veuve, en faisant raconter devant sa caméra (tenue par Willy Rohrbach) et ses micros (disposés par Pierre-André Luthy) les derniers instants de son¥grand-pere

par les cing filles de celui-ci, dont l'une, décédée avant le tournage (mais il reste d’elle un enregistrement sonore et quelques

photos dont la fixité redouble l’émotion), est la propre mére de lauteur ? Quelles vérités met-elle a l’épreuve —a l’épreuve du récit ?

D’abord et bien sir sa propre vérité. La vérité de cet instant ou elle [ache la main de sa mére agonisante. Faiblesse compréhensible mais irréparable dont il devient nécessaire de faire

deuil aussi. [mpardonnable faiblesse: aux yeux sévéres de l'amour filial de celle qui avoue, Impardonnable surtout en regard de la mort exemplaire du grand-pére, entouré jusqu’au bout par les siens, ses cing filles et son fils. Mort exemplaire,

modéle. finissant par devenir encombrante, non pas en elleméme — personne ne pouvant ni ne désirant rien 6ter a sa

beauté, a sa dignité- mais

par la caution

qu'elle apporte

toute une vie, faisant de cette vie méme un modéle. Le sommeil

4

du juste.

Donc mise en question aussi, non pas de la mort du grandpere mais de l"idée de justice qu’elle étend a toute sa vie. Une

vie de pater familias et de chef d’industrie. Voila pourquoi,

aprés avoir recueilli et confronté les cing récits de la mort, récits magnifiques, minutieux, émerveillés, quelquefois magiques comme cette apparition que le mourant voyait au pied de son lit (« elle vient me chercher »), Jacqueline Veuve entrainet-elle ses tantes et sa mére a parler de la vie de celui qui fut leur pére et, pour certaines d’entr’elles, leur patron. Alors, avec la méme sereine précision, elles disent leur amour pour le pére. leur admiration pour le patron—ouvrier horloger.il était

devenu le chef d'une entreprise florissante grace 4 son invention d’un procédé de polissage de pierres nisme des montres (beauté fascinante des ce procédé. ces mécanismes). Peu a peu éloges et les actes de piété filiale. percent tions, de la jalousie envers le frére unique

nécessaires au mécaimages qui décrivent cependant, entre les certaines récriminaa qui revint, par déci-

; CRITIQUES difficiles a dire. Il y a toujours eu un son, une tonalité vocale particuliére aux séduction n’est contemporaine retour4 l’écran

films familiaux américains, dont le pouvoir de certainement pas pour rien dans la nostalgie de l’amour plénier du cinéma, ni dans le des films romanesques anciens. comme I’admi-

rable Rebecca d*Hitchcock, hanté tant par la voix de Joan Fon-

taine que par le fant6me de Manderley.

Et précisément, Bloodbrothers est un film hanté, par des

peurs d’enfant autant que par des drames d’adultes, une his-

toire qui a déja eu lieu, et qui réactive. dans le cours du film,

ses empreintes, les images qui marquent. Le scénario consiste a arpenter un dispositif familial, et sa logique. assez rare dans le cinéma hollywoodien, a prendre, si on peut dire, le temps de perdre du temps, et aussi le parti de l’irréparable : dans l’histoire de la famille De Coco {ouvriers, immigrés italiens), le conflit de Stony avec son pére et sa mére (par rapport au travail

et au jeune frére), et. en paralléle, ?impossible conciliation du

La Mort du Grand-Pére, de Jacqueline Veuve

sion paternelle, d’hériter seul de l’entreprise, tandis que celles qui y travaillaient pratiquement depuis le début, comme ouvriére ou comme comptable, demeuraient indéfiniment a leur poste subalterne et salarié. Et dans une étonnante séquence on en voit une recevoir, des mains d’un neveu et

néanmoins patron (ayant hérité 4 son tour de la direction), la meédaille du Travail récompensant ses 60 ou 70 ans de bons et loyaux services.

Puis Jacqueline Veuve demande 4 ses tantes de se pencher sur leur propre vie. Satisfaction ? Bonheur? Regrets 7 Réus-

site? A chacune sa vérité— ni le film ni personne ne les juge.

Mariée ou célibataire, attachée a la vie de |"entreprise du pére ou ayant osé s’éloigner de sa tutelle (l'une est peintre, elle a travaillé a Paris dans atelier de Léger), c'est selon. Mais de toutes ces vies il ressort une image quelque peu différente du Juste. Juste. il était a sa facon, a la facon de l’époque, c’est-a-dire pas tant que ca. Le modéle se ternit. se tavéle comme un vieux

miroir. N’en renvoie-t-il pas alors un reflet d’autant plus émou-

vant que moins parfait. que plus fragile ? Stirement. Car ci (amour résiste, impose sa Loi. De pardon ? Qui, insidieusement de pardon.

Si le film de Jacqueline Veuve est admirable et bouleversant,

cest, en définitive, pour cela : pardela la précision toute documentaire de ses informations sur ta construction d'une entre-

patron de bar avec son fils homosexuel (émigré dans les beaux quartiers). Le double monologue, admirable, du patron de bar et de l’oncle de Stony. l’inutile tentative de conciliation, la visite de la famille de Coco a la concession achetée av cimetiére, la double expérience, par Stony, du travail sur le chantier et de la socialité ouvriére, et son stage comme moniteur de jeux a hépital. etc, autant de moments ou rien n’est gagné sinon un retour d’évidences déja acquises, mais mal accepteées, et mal acceptables. Le personnage de Stony (joué par Richard Gere). entiérement tissé par ce scénario familial, aux prises avec ses fantémes autant qu’avec les vivants, loin d’illustrer un banal conflit de générations, s‘impose au fil du film comme la figure

de ce monde bouleversé. Ce n'est pas un personnage qui occupe la scene, comme par exemple Jim Stark (James Dean)

dans Rebel Without a Cause. sauf dans la séquence de I’hépital, aprés la rencontre avec le médecin juif, ou il l'occupe excessivement. Comme si, dans cet espace silencieux, devant des visages d’enfants étonnés, histoire du grand ancétre un peu effrayant mais secourable. venait le retenir sur la pente d’une deshérence, d’un effondrement de son monde en lui. A la fin du film, a travers les vitres du taxi qui emporte Stony et son frére pour une destination inconnue, les lumiéres défilent, et c'est comme si le film se cassait brusquement, lachant ce mobile dans lespace nocturne. Ce n'est pas la fin d’un scénario, ni la résolution d’un drame. mais l’instant de reflux, comme le sang dans une artére, d’une histoire inoubliable.

prise familiale en plein libéralisme industriel, réussir tantét a

exhiber, tantot 4 suggérer les mille ambiguités de l’amour, de l'amour familial. Ces liens dits de famille. Réussite aussi, ct des plus belles, de nous laisser, au terme d'une spirale qui a chaque tour rend de plus en plus inextricable ’hommage et le reproche, I’éloge et le soupcon, la nostalgie et l'ironie, le comble et la Crustration, le cceur et la ranceeur, de nous laisser devant cing ou six destinées différentes, distinctes. ayant chacune eu ses chances, saisies ou abandonnées. Six destinées plus une. celle de I’héritiére des récits, la cinéaste. Teintes douces avec de temps en temps une ombre qui s’accuse : plus de mystére que de raisons. Jean-Paul

LES CHAINES

Fargier

DU SANG

(R. MULLIGAN)

De Bloodbrothers, on se souvient comme d'un roman. Peutétre d'abord par sa qualité sonore particuliére, un peu feutrée. dialogues et monologues parlés du dedans : voix de gorge, mots

Jean-Pierre Oudart Les Chaines

du sang,

de

Robert

Mulligan

PETIT JOURNAL

Wenders

en Californie

Depuis plus d’un an, Wim Wenders est installé en Califor-

nie, a San Francisco, il travaille 4 adaptation du livre Gores (un roman), « Hammett », ou Dashiell Hammett, centrale, incarne le personnage d’un détective privé. En Hammett a 34 ans, c’est I’époque ou il quitte te métier de tive pour celui d’écrivain. Wenders,

a

San

Francisco,

est

entre

de

de Joe figure 1928, détec-

bonnes

mains

seulement

il s‘est

puisqu’il est devenu le protégé de Francis Coppola : celui-ci I’a pris en grande estime, a tel point que non

engagé a produire le film tiré du livre de Gores (c’est en fait une co-production entre Coppola et Orion Pictures, nouvelle com-

pagnie installée 4 Los Angeles), mais il a aussi rebaptisé le

snack-restaurant qui se trouve au rez-de-chaussée de 'immeu-

ble tout vert qui lui appartient et qui abrite sa compagnie,

American Zoetrope, au coin de Columbus Avenue et de Keamy Street. du nom de « Wim ». Cette preuve d'amour est

aussi le fruit d’une alliance, intéressante a double titre.

Un jeune auteur allemand. qui a fait ses premiéres ceuvres

dans son pays, qui a acquis la notoriété et sa réputation en

France (pays qui détermine les valeurs internationales et fixe _ le gofit en matiére de cinéma), déboule dans le cinéma américain parrainé par un des cinéastes-producteurs américains les plus importants. Confrontation entre /‘auteur a européenne et la machine de production américaine (budget, choix du scénariste, regles de travail imposées par les syndicats, liberté du cinéaste, choix de l’équipe technique, etc.).

D'un autre cété, il se crée autour de Coppola, a San Fran-

cisco (rappelons au lecteur que nous ne sommes pas a Hollywood, ce qui implique des conditions de travail et un esprit dif-

férents, méme si, en derniére analyse, tout projet élaboré a S.F. doit recevoir l’aval d'un des studios de Los Angeles), un appel d’air, un esprit d’ouverture sur le cinéma qui devrait permettre a un cinéaste comme Wenders de mener a bien son projet.

En plus de l’interview avec Wenders (publiée dans la revue

allemande « Filmkritik ») qui parle de |’élaboration du scénario sur Hammett, des différences au niveau de la production entre l'Europe et la Californie, nous publions un entretien avec Fred Roos, producteur indépendant, associé avec Coppola. Son activité principale, depuis

1970, l'année du Parrain, a

consisté a collaborer 4 la production des films de Coppola.

Durant ces trois derniéres années, il a surtout travaillé a mettre sur pied la gigantesque machine de production de Apocalypse Now, le dernier film de Coppola : [3 mois de tournage. un budgct de 27 millions de dollars. équipe de tournage pléthorique, problémes multiples ct conflits avec le gouvemement américain et les autorités philippines. Crest lui qui a eu l’idée de contacter Wim Wenders pour adapter le livre de Gores, et qui I’a fait venir a San Francisco.

S.T.

PETIT JOURNAL

BIG MONEY,

LA PEUR ET LE REVE DES HISTOIRES

Rencontre

avec Wim

Cet entretien a été enregistré a San Francisco, dans la semaine du

16 au 23 juillet 1978, pour le compte d'une émission de radio allemande. A cette époque, Wim Wenders préparait Ladaptation cinématographique du roman « Hammett ». de Joe Gores.

« Hélas,

Lemuel

cette chance, par ennemi. pouce lui fit Sa jambe fut e@ur, »

Pitkin

lui-méme

n'eut pas

mais au lieu de cela fut démonté Ses dents hui furent arrachées. Le amputé. Le scalp lu fur arraché. sciée Et dla fin, on lui tira sur le

Nathanael

West, « Un

1

million » (/934}

Walter Adler. Wim. depuis combien de temps es-tu ici, ad San FranWim

Wenders

Depuis trois mois. Je suis encore en train d’écrire le

scenario. Je pensais qu'il faudrait six semaines, or j’écris déja depuis

12 semaines. Adler.

Est-ce laccomplissement d'un réve. de faire ict. en Ameéri-

que, pour un producteur ameéricain. un film fotalement « americain »? Wenders. Oui. C’est encore un réve. et j'espére que cela ne devicndra pas un cauchemar. D‘ailleurs. j'ai déja tourné deux fois ici. Que cela arrive si soudainement, c'est bien sir une surprise.

Wenders. Je ne sais pas encore exactement ce que ca vaut ici, tant

Adler.

sabilité

-ce que ce Hest pas avec chaque million que la respon-

s‘accroit, er avec la responsabilité la peur,

Finsécurtté?

ils cherchaient quelqu’un

pour faire "histoire

d’Hammett, ils ont regardé mes films. Aprés avoir vu L‘Amii ameéri-

cain et mes autres films, ils m’ont téléphoné en Australie. En fail,je

voulais préparer un autre film la-bas. Maintenant je le ferai aprés celui-ci. J’avais emmené cing livres en Australie. Cinq romans d’Hammett. Parce que dans ma propre histoire il y avait un détective, et je voulais m‘orienter d‘aprés Hammett. Et puis, ensuite je regois cet appel: est-ce queje pouvais venir en Californie, parler avec eux, pour

faire un film sur Hammett?

Wenders. tl est plutét décevant que ce ne soit pas comme ga. Il est

ricain, OU j‘avais personneltement

Sauf quelques exceptions, tt as fait tous tes films avec la

Wenders Je peux el vais faire venir le monteur. Et si tout va bien, peut-étre aussi le cameraman, Mais ¢a a lair d'étre trés difficile. Cela

serait un précédent. En Amérique, seuls les américains ont le droit de tourner. Adler,

Pourtant,

cameraman

tes films portent fortement

Robby Miiller?

lempreinie de ton .

Wenders. Oui. Certainement. J’ai fait tous mes films avec lui. Et

effeclivement les sept films avec la méme équipe. Avec le méme monleur, les mémes preneurs de son, les mémes opérateurs. Et de ne pas

les avoir avec moi ici, cela me fait sans doute un peu peur. Je l'avoue. Mais en méme temps les gens d’ici sont des super-professionnels.

La

commence déja avec le fait que je ne suis pas autorisé a conduire ma

voiture pour me rendre sur le plateau. Je dois me laisser conduire. Et plein de choses comme ¢a. Untel ne peut pas faire ceci et untel n'a pas

le droit de faire cela et untel doit faire ceci. Alors évidemment tout

cela prend du temps... Adler.

Tu as besoin de quelqu'un qui te souffle d chaque moment

comment tu dois te comporter. Wenders.

Au début je ferai certainement de terribles erreurs.

Wenders.

Wenders.

Francis Ford Coppola et son co-producteur.

Adler.

Adler. Mais largent vient dailleurs.

Oui, je suis curieux.

Et aussi parce que c'est laccomplissement d'un réve.

Wenders. Oui. Et puis, dans le fond. aussi la seule maniére logique

Wenders. L’argent vient du Studio. Adler. J ‘ai entendu dire que tuas un budget de 6 millions de dollars. Est-ce vrai?

Wenders. Ca a été calculé il y a 2 ans. Avec linflation galopante, maintenant,

et cela sans les

acteurs. Ici l'on calcule tes frais de production du film, et la distribution en plus. Donc le film reviendra bien plus cher. Adler, Cela ne te fait pas peur?

| million de dettes sur le dos.

méme équipe.

Adler, Afats na t'y exposes?

8 millions

la peur

plutot décevant que le travail ne change en rien. Plutét Pinverse. Dans ce film ma part de responsabilité est beaucoup moins importante, puisqueje ne le produis pas moi-méme. Pas comme dans L ‘Ami amé-

Adler, Avec eux?

cela doit étre certainement

et avec

difficulté est que tout est tellement régularisé par les syndicats. Ca

Adler. Et comment cela est-ul arrive? Wenders. Comme

Wenders

d'argent. Mon dernier film. L'Avti amitéricain, a coité 3 millions de marks (1 million et demi de dollars), et les gens d’ici disent qu’ici je n’aurais pas pu faire te film pour moins de 4 millions de dollars. Alors sept, huit, ce n’est pas énorme.

Adler.

cisco?

DE RACONTER

de continuer aprés L’Ami ameéricain.

Adler.

Y a-t-il des impératify commerciaux plus importants qu'en

Allemagne?

Wenders. C'est Justement tout ¢a que j'ignore encore. Et en outre, je ne saurais pas encore définir la différence. Adler. Cela ne sera certainement gueére pareil que si tu avais fait un

film en Allemagne pour ou avec la télévision.

RENCONTRE

AVEC WIM

55

WENDERS

Wenders. Non. Il y a bien une différence. Ici ils espérent que argent qu‘ils mettent dans un film leur revienne. C’est-a-dire que le film rapporte. Ce qui, en Allemagne, dans le systeme dans lequel jusqu’a maintenantje faisais des films, n’était pas nécessairement le cas. Mais

ce que cela impliquera, finalement, pendant Ic travail. cela je ne le sais pas encore. Coppola m‘a promis qu'il délendra la chose jusqu’au bout, qu'il me soutiendra 4 tous égards, que je pourrai faire le film d'une maniére indépendante, que personne n‘interviendra au mon-

tage. etc. Et cela est evidemment d'une grande aide. d’avoir quelqu’un derriére soi. Et Coppola a ici une véritable position de pouvoir.

Adler. Mais si fe nouveau film de Coppola (Apocalypse Now) érait

mauvais,

qiest-ce que (a donnerait dans ce cas?

Ienders. Si son film est mauvais, tout sera terrible, de toute facon.

Mais il ne sera pas mauvais. J'ai vu le film au premicr montage, ct c'est un film gigantesque qui ne peut pas ne pas étre une réussite. (F.F. teurs dans salles

Coppola monte son nouveau film depuis un an. Les distriburefusent de sortir le film avec la longeur souhaitée par Coppola les salles. Sur ce, Coppola a montré le film aux propriétaires des de cinéma. It espérait pouvoir exercer unc pression sur Ics dis-

tributeurs. Mais son action échoua. Le film a. semble t-il, paru trop [ong aux propriétaires de salles).

Adler. Wim, des cinéastes allemands de la jeune génération, ut es le premier et le seul qui soit arrivé au point de réaliser une production enticrement américaine.

Wenders. Oui, jen suis arrivé 1a... Adler, Btant arrivé ace stade. as-iu quelque chose au cours des années?

impression d'avowr abandonné

Wenders. J'ai abandonné quelque chose avec chaque film, qui était

dans le film précédent. Pas 4 pas. Et c'est pour cela queje disais tout a l'heure que cette évolution était tout a fait nécessaire.

Maisje n'ai

pas seulement abandonné quelque chose. j'ai aussi gugné quelque

chose a chaque pas. Par exemple, la liberté de raconter des histoires. Le travail ne m’amuse que s'il m’entraine 4 chaque fois vers de nouvelles expériences. C'est ce que j'éprouve maintenant.

Adler. Alors, faut-il quitter le film d'auteur, abandonner idee de Uhistoire @ soi. qu'on a écrit soi-méme, qu'on veut faire absolument soi-méme? Wenders. Le film d’auteur est en soi. nous le savons tous, moi et tous les cinéastes vivant en Allemagne queje connais, trés problématique. Dans le fond, chacun souhaite s‘en détacher. Et chacun désire travailler avec un auteur sur lequel i! peut compter. Je me souviens des conversations avec Fassbinder, avec tous les collégues du Film-

Verlag. Geissendérfer, Bohm, chacun désirait un producteur compétent. Mais en Allemagne ils n’existent pas. Is existent ici. Je ne sais pas encore si c’est vraiment quelques chose d*utile. Cela reste 4 voir.

Adler. A une époque tu disais : le cinéma américain a ruing notre

cinéma.

Maintenant,

tues en plein dedans.

Wenders. Oui,je suis en plein dedans. Maisje ne fais pas du cinéma ameéricain. Je fais, il est vrai, une production américaine, maisje {ais

un film 4 moi. Et je crois que les Américains l'ont conipris et te savent aussi trés bien . Ei ce n'est pas la moindre raison pour laquclle ils produisent aussi le dernier film de Werner Herzog. Parce qu’eux espérent

vraiment que quelque chose bouge dans leur systéme. C’est que le cinéma américain est assez bloqué, en fait. Je crois qu’ils espérent qu'il se passera quelque chose de similaire a ce qui s‘esl passé au début des années 30, quand beaucoup de réalisateurs allemands sont arrivés ici, et ont donné a l"industrie cinématographique américaine une

énorme impulsion.

Adler. Est-ce que tu as vit tous fes films ameéricains de Fritz Lang? Wenders. Je voulais connaitre l'expérience qui avait été la sienne,

en regardant ses films chronologiquement,

en essayant

d’y lire des

choses, savoir quel enscignement je pouvais en tirer. Il me semble qu'on peut cn déduire beaucoup de choses. A la longue, quand on voit ses films l'un aprés l'autre, on peut y tire aussi finalement un échec. Petit a petit, i] est finalement devenu quelgu‘un qui travaillait pour

lindustri¢ et non plus pour lui-méme. A mon avis, les circonstances dans lesquelles je travaille ici sont de loin meilleures. Le systéme des studios. qui était en place dans les années trente, n’existe plus aujourd’hui. Je préfére tout de méme les films que Ameénique aux films qu’il a toumnés en Allemagne.

Lang a

faits en

Adler. #1 en quoi as-tu pu lire son « naufrage »? Wenders. Les scénarios deviennent de plus en plus mauvais. de plus en plus cruels, Et les histoires auxquelles Fritz Lang Sintéressait -

culpabilité et passion - deviennent des parties de plus en plus réduites

dans ses films. Et I'action prend de plus en plus le dessus. Malgré cela,

je prélere ses films américains aux films allemands qui sont... trés artificicls, qui ont peu de vie. Dune certaine maniére, j’espére aussi que

pour le film queje vais faire ici, quelque chose de statique qu’il y avait dans mes films précédents disparaitra. Ce que je veux dire par la est difficile a décrire. Je parle de quelque chose de tres formel. Pas du contenu, mais de quelque chose de trés formel. lage, rythme.

Prises de vue, mon-

Adler. £7 les acteurs? Wenders Sai travaillé avec des acteurs américains. Surtout avec Dennis Hopper dans L' Ami ameéricain. Etta distribution de Hammeit sera presque exclusivement américaine, avec 2 ou 3 rdles, queje veux contier a des acteurs avec lesquets j'ai déja travaillé. Dashiell Hammeu

36

PETIT JOURNAL Adler.

Adler. Actuellement.

Qui choisirez-vous?

Wenders. Riidiger Vogler sera certainement dans le film. Et deux ou trois autres réles. Je ne sais pas encore lesquels. Ca dépendra beau-

coup si j'arrive a co-produire le film avec l’Allemagne - ce que j'aime-

tais bien ~ mais tout cela n’est pas encore sir. Naturellement tous les réles principaux seront américains. Et de cela j'ai moins peur que du fait que le film se passe dans les années 20. Je pense que les gens parlaient d'une manieére différente a l’époque. Et de quelle maniére, je

n’en ai naturellement aucune idée. Je vois ici des masses de films des premiéres années du cinéma parlant. Mais j'ai vraiment besoin de

quelqu’un d’excellent qui me fasse les dialogues.

Adler. Est-ce que tu as déja des idées sur la personne que tt aimerais avoir comme dialoguiste? Ou est-ce qu'on Cen a proposé quel-

ques-uns?

beaucoup d'argent. [ls ont gayné beaucoup d areent avec les grandes productions (Les Dents de la mer, Star Wars etc.). Est-ce que c'est une

des raisons pour lesquelles tu fais un film ici? Est-ce qu'ils ont dans leur caisses tellement d'argent liquide a dépenser qu'ils se permetient

de faire venir quelquwun d’Allemagne?

Wenders. Je ne crois pas. Au contraire. Justement. puisqu’‘il ya tant

d'argent, cet argent n’est investi que dans des grandes productions. II font avec cette masse d'argent encore moins de films qu'avant. a savoir des films plus grands. Mon film n‘est qu'un film modeste. Des réalisateurs américains connus ont méme dai faire des efforts pour par-

venir 4 recucillir des fonds.

A mon avis, il n'y a pas de rapport.

{Down-town, San Francisco, a langle de Kearny Street, Broadway.

Wenders. Je suis en pourparlers avec quelques-uns. Moi, personnellement, je préfererais Ross Macdonald, étant donné que j'ai tou-

jours aimé ses romans. Mais 11 semble qu'il n‘a pas le temps. Nous parlons avec d’autres gens. Norman Mailer. mais il se peut que se fasse pas. Moi-méme. je rencontre la semaine prochaine Bush, quia écrit quelques scénarios 4 la fin des années 30 pour Walsh. Je crois qu'il a travaillé aussi pour Hawks. Je pense

ca ne Niven Raoul qu'un

homme 4geé serait certainement meilleur pour le climat de la fin des années 20. Adler, Si tu vetx, on pourra en parler plus tard. Je voudrais encore

revenir sur Largent

Adler. f/ v a certainement des cinéastes en Allemagne qui ne pour-

raient pas faire ce que tu fais maintenant. Mais il ¥en a certainement ausst quelques-uns qui ne le feraient pas, qui refitseraient. Wenders. Qui?

cisco, des rues, des voitures, des affiches de publicité. Dans uncom. pas encore déballéc, une chaine Hi-fi] Adler. Quel effet cela danne davoir un bureau comme ¢a? Wenders. Cela empéche terriblement de travailler. C’est pour vous

seulement que j'ai ouvert Ics stores: sinon je ne ferais que regarder

Wenders. (| montre du doigt, a gauche). La-bas c’est Chinatown.

(Il montre du doigt. a droite). C’est le quartier de St. Pauli. I

coup a apres

ya beau-

voir, mais je n’ai ouvert les fenétres que les premiers jours, j'ai tout barricade.

Wenders. C'est bien nécessaire. I] y a beaucoup a écrire. Justement

Wenders. Je ne crois pas. (II rit). Adler, Ce nest pas seulement que les gens qui font des pauvres peti-

1es produchions ne seraient pas capables de faire des grandes productions. C'est peul-etre quiils ne veulent pas en faire

Adler. £t qu'est-ce qu'il ¥ a voir dehors?

Adler. Tu as une secrétatre a toi?

Adler. Je pense @ Hellmuth Costard.

aussi de jusyu'a

Columbus Avenue. La maison verte de 6 étages est prise en location par Francis Ford Coppola pour sa compagnie American Zoetrope. Au cingweme étage. dans une petite piece d'angle, Wim Wenders est assis derviere un bureau, sur lequel visiblement on ne travaille pas vraiment Aux murs, des photos de Dashiell Hammett, des vues de San Fran-

dehors.

Heenders. Nom de dicu!

nement

Findustrie cinématographique américaine a

Ca dépend certai-

quel point on est prét a s‘adapter.

Timpression que tu crois que tu ne seras pas oblixé de adapter.

J'ai

Wenders. Au contraire. Je crois au contraire que cest l'industrie cinématographique qui doit s’adapter. Mais on pourrait naturelle-

maintenant. ol le scénario est en train de se faire. Elle a déja retapé le projet de scénarto 4 fois. Beaucoup de recherches. C'est un film des années 20, je dois m’occuper de beaucoup de choses. Beaucoup

nv'informer. Je n“ai jamais eu de secrétaire, mais ici j'ai besoin d’elle. Adler. Est-ce que tt us déjd eu un bureau? Wenders. Non. encore une fois, cest extreémement ennuyeux.

ment en disculer interminablement. Je ne sais pas dans quelle mesure

Adler. Est-ce que ca nanemene pas [estime qu on a de svl- meme?

méme. qu'on peut faire un tilm honnéte. J'ai vu des petits films igno-

Wenders

fa taille ou le budget d°un film garantit qu'on peut rester fidele a soibles et des grands films honnétes. Je crois en fin de compte que c'est une définition trop simple, « Big money »... Adler. Ce n'est pas ce que je voulais dire Je le vois plutét dans le sens d'une évoliution. Ce que tu fais maintenant, ce que ut veux faire,

ne as dit certainement le ressentir dabord comme un deésir.

Wenders. Je préférerais avoir les possibilités techniques plutét que le « glamour » d'une grande production. Travailler de maniére qu'on puisse faire l’éclairage d’une prise de vue pendant toute une journée. Adler.

Et tu crois que mu peux faire ca ici?

Wenders. Adler.

Bien sur. C'est a ca que sert l‘argent.

D'ott vient cet argent ?

Wenders. Cest cette compagnie qui s'est détachée des United Artists, au début de l’année. Jc ne sais pas si on le sait en Allemagne. L'ensemble du noyau dirigeant a démissionné et a fondé une nouvelle

compagnie. Et mon film est un des premiers qu'ils font. Il sera distribué aux USA par Warner Bros.

L’estime de soi-méme augmente

toute seule.

Adler. Le hureau fait le realisateur? Wenders. Non. Un peu, peut-étre. Moi, je ne peux pas le savoir. Pour moi c’est plutét l'inverse,je me sens trés irrité. En méme temps, je suis ici depuis trois mois maintenant et je m’y suis habitué. C'est

seulement une idée - méme si cela peut paraitre arrogant - de gens qui n'ont pas de bureau. Je pense simplement que cela ne compte plus. Adler.

Mais gu’est-ce qui compte alors?

Wenders.

Le travail. Et la plupart du tempsje ne travaille pas ici.

Adler. Ou, alors? Wenders La ot Shabite. appartiement, ou Hammett

Les premiers mois, j'ai habité dans vivait en 1928. Un détective dict

un Fa

trouve, Et Fappartement était libre A ce moment. II avait la taille de

ce bureau ici. Avec un lit qu’on faisait sortir de la porte. Et c’est 1a que

nous avons ccrit les premiers temps. C’est ici queje fais les recherches. Je lis des livres. Nous avons aussi commencé a distribuer Jes réles. Tout

part d'ici.

RENCONTRE

AVEC WIM

WENDERS

Adler, Est-ce que tu peux imaginer pouvoir faire encore un film sans tout cela?

57

transforme plus souvent et plus vile que toute autre ville que je connaisse, Chaque jour il y a une lumiére différente, C’est vraiment un temps excitant. Et les gens s’y sont habitués. Les gens sont terri-

Wenders. Il faudra bien. P'aimerais tourner un film en Australie.

blement mobiles. C'est presque un ville méridionale au Pacifique...

Adler. Je pense bien stir a la préparation du film.

Adler. J'ai lu que cest la ville qui a le taux le plus élevé de suicides des USA et qui compte le plus d'alcooliques.

Dans le désert. Et la, i] n’y aura pas tout ga.

Wenders. Je ferai les préparations dans le désert.

Wenders. En tout cas, c’est la ville ou il y a proportionnellement le plus grand nombre d’*homosexuels. Ca, je le savais. Le taux des sui-

Adler. Tout ce qui vous entoure ici Jail certainement partie de la production des films en Amérique?

Wenders. I] faut que je précise que ce qu'il y a ici est tres modeste. Quand on arrive a Los Angeles, 4 Hollywood, et qu’on voit ce qui fait partie la-bas de la production des films, on a envie de revenir tourner

ici. Et dans cette mesure je trouve le cadre ict encore acceptable. A Hollywood,je ne sais pas si je le supporterais. Parce que la-bas le standing est plus important que la fabrication des films, Et ici, dans la maison, on travaille. A cété c'est la comptabilité. Je pense que c’est beau.

De temps en temps aussi un peu trop beau. Cela distrait. Maisje ne pense pas que cela entrera en moi au point que je ne pourrais plus men passer.

Adler. C'est maintenant

aussi un rythme tellement rapide, film

apres film. L’un n'est pas encore véritablement commence, et tu parles déja du prochain.

Wenders. Parce que j'ai déja commencé celui-la avant celui-ci. Et

parce que ce sera un film qui aura besoin de deux 4 trois ans de pré-

paration. Si je ne les fais pas maintenant,je ne ferai rien apres ce film pendant trois ans. Et ca ne me plairait pas. Adler. Est-ce que cela ne dérange pas le travail ici? Wenders. Non. Puisque je lai déja commence.

Et c'est variable.

Apres L ‘Ami américain, je nai rien lait pendant presque deux ans et cela m’a assez enervé. Je n’aimerais pas que cela se reproduise. Adler. Mais est-ce que le travail ici n’exige pas une concentration

compleéie? Faire un film ici sans ton équipe?

a besoin de beaucoup de choses autour, et la ville, c’est beaucoup pour

moi. On traverse chaque jour ces ponts immenses et on arrive a avoir un sentiment de cette ville. On entre dans la ville par un pont et on la quitte par un pont. .

Adler. Est-ce qu'il n'est pas dommage de faire un film qui se passe

il @ cinquante ans?

Wenders. Mon idée du film, qui se passe il y a cinquante ans, est qu'un tel film raconte aussi I"histoire qui s’est écoulée entre-temps. C'est ce que je voudrais faire ressortir du film. Le film se passe en 1928, c’est-a-dire juste avant les cinquante ans. Et j'aimerais que cela

devienne un film qui donne le sentiment de ce qui s’est transformé entre-temps. Dans cette mesure tout ce qui je vois aujourd’hui a autant d’importance que ce qu’il y avait autrefois.

Adler, Mais est-ce que tant de choses ont vraiment changé? Est-ce

qu'on ne retrouve pas tout ce que Hammen a deécrit aujourd hui? Des politiciens corrompus, des chefs de police payés. le commerce de la drogue, la prostitution criminalisée? Est-ce que cela n'est pas une raison pour faire le film? Wenders. Je crois bien. C’est vraiment étonnant. quand on lit Hammett, de constater 4 quel point la situation n‘a pas vieilli. Combien tout est clair et précis et combien ce texte est sans Age. Contrairement a Chandler, par exemple qui a vraiment quelque chose des années 50, quand on le le relit aujourd’hui. Une sorte de nostalgie. Il n’v a pas cet aspect dans Hammett.

ou presque. Et puis j'ai pris les choses d’une manieére plus décontrac-

tée. Je me suis occupé aussi de mes affaires 4 moi. Et depuis, j'arrive mieux a m’assumer en tant que réalisateur allemand en Amérique.

Adler, La maniére décontractée vient-elle des personnes avec lesquelles nut travailles? Wenders. Ce n'est pas tellement différent de Munich. Ici a San Francisco, c'est vraiment totalement différent d"Hollywood. Ici ce sont tous des cinéastes indépendants. Coppola est ici aussi, Lucas

n’est pas trés éloigné. Un tas de réalisateurs sont ici et c'est vraiment

Une atmosphére qui n'est pas tellement éloi-

gnée de celle que connaissent mes collégues qui se trouvent 4 Munich,

Et les histoires pourraient se passer eflec-

tivement aujourd'hui. Et parce que cet homme les a racontées a cette

epoque

Wenders. C’est ce que je pensais au début. Que ca demande une concentration totale. Jai vécu comme cela jusqu’a ce que je craque

une autre atmosphére.

cides, je ne le connaissais pas. C'est une ville tout a fait extréme. A tous égards. Et cela donne beaucoup d’énergie. Pour faire des films on

et a vraiment

inventé quelque chose avec ca, et avec cette

invention, d’une certaine manieére... ila été mis bon gré mal gré, méme

dans ce pays. en taule: tout ca est vraiment intéressant.

raison sutlisante pour faire le film.

Et c'est une

Adler. Enfin, qu'est-ce que signifie le nom Dashiell Hammett pour toi? Wenders.

Jusqu’il

y a 6 mois, ce n'était qu'un

auteur de cing

romans, que j’aimais beaucoup. Et depuis quelque temps, de plus en

plus, quelqu’un par qui je suis trés impressionné. Je m’enfouis dans son histoire. Depuis trois mois, je suis de plus en plus content de faire ce film. carje commence a connaitre cet homme de mieux en mieux et 4 l'estimer de plus en plus. Je pense que ce film portera plus sur l'homme qu'il n’était dans mon intention au début. C’était une vraie histoire de détective, of le personnage principal s’appelait Hammett, simplement. Maintenant ¢a sera un film sur cet homme. Et l’histoire

Adler. £t gu est-ce qui te manque le plus?

de détective passe de plus en plus a l’arriére-plan. C’est un homme trés

Wenders. Rien ne me manque actuellement. Au début les journaux

a San Francisco et tout ce qu’il a jamais écrit. il l’a écrit ici. Puis il est allé 4 Hollywood et a cessé d’écrire d'un seul coup. Ensuite il est devenu riche grace aux droits d'auteur de ses livres. Mais il n'a plus

me manquaient, je courais pour m‘acheter le « Spiegel ». Maisje ne Pai plus fu depuis deux mois maintenant. II ne me manque rien du tout. Au contraire. Adler. Qu'est-ce que cette depuis trois jours. Pendant ces a coups de revolver, une mere a niere une bande de tcenagers

ville Vapporte? J'y suis mainienant trois jours, trois personnes ont été tuées jeté son héhé par la fenéire, la nuit dera terrorisé un centre de tourisme. On

" ‘a dit qu'il ne fallait pas me promener le soir dans le quartier att

Phabie.

Wenders. Eh bien, pourquoi habites-tu 1a? A moi, cette ville me

donne

une grande énergie. Surtout

parce que c’est une

ville qui se

mystérieux, car il n’a presque pas laissé de traces. Il a vécu dix ans ici

rien écrit. Pendant trente ans, il n’a plus rien écrit. A 55 ans il a été mis en prison, a l’époque de McCarthy, et il est mort quelques années

plus tard de tuberculose. [I n’a j’amais fréquenté I‘université ou autre

chose. A dix-huit ans il est devenu un détective « Pinkerton », parce qu'il avait aimé leur annonce et est enfin arrivé ici a San Francisco,

a l'agence locale de « Pinkerton ». Il a travaillé quelques années ici, et puis il a dt arréter son travail de détective a cause de la tuberculose et 4 commencé a écrire, Beaucoup de récits, dont certains ne sont pas publiés et que j'ai déterrés des magazines « Pulp », sont trés beaux et

ont un langage vigoureux, tout a fait moderne, pas du tout sentimental. C’est pour cela que je I’ai aimé quand je I’ai lu la premiére fois.

38

PETIT JOURNAL

‘A cause, de son langage vigoureux et intemporel.

Je crois qu'il a

influencé tout Je cinéma des années 30. Pas seulement

son person-

nage, le détective, qui est devenu, grace 4 Humphrey Bogart et Robert

Mitchum, un personnage central du cinéma, mais a cause de son lan-

gage surtout qui a fait avancer le cinéma de beaucoup.

Adler. C'est non seulement le langage ou le personnage. mais la

maniere de raconter tune histoire qui est devenue une chose centrale du cinema. Wenders.

La, il a réussi quelque chose d’absolument

nouveau, ce

qui a l’époque. je crois, n’était pas du tout apprécié. A savoir des histoires réalistes, qui ont inventé un nouveau mythe, celui du détective.

Et ce mythe du détective, cet homme qui cherche, qui s’enfouit dans

Wenders. Oui. De ce pays, ou de ma relation a ce pays. En méme temps, je veux raconter moins de moi que je ne l’at fait par exemple

dans Av fil du temps.

Adler. Aussi citer moins le cinéma américain? Citer moins les genres?

Wenders,

|| est presque impossible de commencer a raconter ce

film avec cette histoire, sans renvoyer a ces 50 ans d'histoire de film qui se sont passés entre-temps, et sans renvoyer a tous les bons films

qui ont été faits dans ce genre. Il y aura dans ce film une voix qui raconte. Une sorte de monologue intérieur. Et il y a une longue tra-

dition de monologue dans les films de détectives. On ne peut pas faire quelque chose dans le genre. une voix qui raconte. une voix intérieure,

des histoires d’autres gens ou dans [histoire des villes, est pour moi dans un certain sens au beau milieu du cinéma, et de la fabrication de

sans penser a ces films, dans lesquels on l’a vu, appris et aimé. Com-

détective. Pour un film. D’une certaine maniére c’est comme ... Oui, comme CEdipe dans les mythes grecs.

qu'on

films. Et en fait on ne peu imaginer une figure plus mythique que le pour

moi...

Adler. Si je te comprends bien maintenant, ca veut dire que ti es stir dire dans la continuité de ton travail? Wenders. Oui,je pense. Je crois que ce personnage de détective est trés apparenté aux personnages qu'il y avait jusqu’alors dans mes

films, Et depuis que je fais des films, j'ai toujours voulu faire une histoire de détective. En méme temps je suis venu ici pour me débarras-

ser de l’étiquette de « film de Wim

Wenders».

Elle n’existe qu’en

Allemagne. Pas dans d’autres pays of on connait aussi mes films. Cette curieuse étiquette de..., ou je suis quelqu’un qui fait des films

sensibles et ésotériques. Ca n’existe qu’en Allemagne, cette image de moi. Cela ne m‘a jamais plu et je ne l‘ai jamais acceptée vraiment. Je

pense qu’ici, si je fais un film,je perdrai cette étiquette peut-étre aussi en Allemagne. Mes films étaient toujours entravés par cela. Adler.

Est-ce qu'il ne se pourrait pas que le contraire arrive?

Disons : regarde Wim tant d'argent...

Wenders, if va en

Amérique, on lui donne déja

Wenders. (Interrompt). Je me fiche de ce qu’on me reproche. Que

les gens voient le film, c’est déja o.k.

Adler. C'est ainsi: les gens qui vont au cinéma n'ont pas inventé

limage de Vintroverti sensible... Wenders.

(Interrompt.) Mais ils ont créé l’étiquette et beaucoup,

beaucoup de gens qui vont au cinéma l’ont acceptée. Pour ainsi dire, comme avertissement. Adler. Un résultat du film d'auteur. Wenders. Bien sir! Pour l’éternité,..

pas quelqu’un qui raconte des histoires.

un (avec mépris) artiste !!! Et

veux-lu

raconter aujourd’hui

quelque

chose de

pareil sans vy

ils sont

naturellement

référer? J’aimerais faire ce film en noir et blanc, C'est pas encore stir y arrive.

Au

Studio.

a

Hollywood,

ellrayés par l'idée. Et le noir et blanc renforcera bien sir la référence. Parce que ¢a renvoie encore plus aux films auxquelsje me réfere. A

savoir les films des années 30 et 40. Pas du tout aux films policiers des

années 50. que je n'ai pas aimés.

Adler, En d'autres termes ; personne ne peut passer a cété de Hum-

phrey Bogart

Wenders. Non. Cest vraiment difficile de contourner le Humphrey

Bogart du Faucon mattais ou dautres films, Dark Passage par exem-

ple. qui a été tourné ici a San Francisco. En méme temps. le personnage principal dans mon film, Hammett, sera trés different de Humphrey Bogart. Trés different. Maisje ne peux pas faire semblant de ne pas avoir vu Bogart et de ne pas l'avoir aime. Adler. Qu'est-ce gue c'est comme histoire?

Wenders. Vhistoire: Hammett vit déja depuis quelques années comme écrivain, tant bien que mal. Déja, depuis quelques années it ne travaille plus comme détective. Un jour, un ami qui travaillait avec

lui quand il était encore détective de Pinkerton, lui propose de l’aider sur une aflaire a San Francisco. Hammett refuse, i] dit : Je ne suis plus détective. Je suis écrivain. L’amt lui demande plusieurs fois.mais il refuse toujours. Puis l'ami sera aussi promptement assassiné et Hammett se sent obligé de mener I’enquéte. Mais en méme temps il veut absolument rester écrivain. Par estime pour lui-méme, il est écrivain.

Alors il écrit la nuit et la journée il fait le travail de détective. C'est tout 4 fait suicidaire. En outre il s’apercoit que, du fait qu'il écrit depuis des années sur son travail, il n’est plus le bon détective qu’il a été. A cause de la réflexion sur ce travail, il l’a désappris. Et il séme une confusion terrible. Et c’est seulement parce qu'il fouille partout comme un dingue yu’il arrive a la fois 4 résoudre le probleme. Mais au prix de grands sacrifices. I] n’est plus détective. Adler. Mais pas non plus écrivain?

Adler. Qu’est-ce que tu changeras? Wenders.

ment

Mais je ne veux rien changer. Je veux continuer comme

avant. Maisje pense que par le film qui sera tourné ici en Amérique.

Wenders. I n'est pas encore écrivain. II écrit, mais il n’a pas encore

publié, Seulement dans ces « petits brochures » avec des manchettes

elle sera réfutée, cette étiquette. Mais tout ca c’est simplement parler en l’air. Qu’est-ce que j’en sais. de ce qui en résultera?...

tape-a-l’eil.

Adler, Revenons encore une fois sur Hamme. Cette histoire se joue en 1928.

Wenders, Oui. Mais alors, c’est la continuation de Wilhelm Meister qui veut aussi devenir écrivain 4 toute force et qui fonce tout droit comme un obséde. Et cela sera aussi mon histoire.

Wenders. Qui.

Adler. Est-ce qu'il est vrai que (auteur du roman « Hammett » a travaillé aussi comme détective?

Adler. Hammett ava: Wenders. || avait 34 ans. Moi aussi. Adler. Est-ce que c est important pour toi? Wenders. Qui. Je veux dire ce sont des chiffres. C’est un peu fou. Mais il y a exactement 50 ans. Un demi-siécle. Pour moi, il ressemble

a James Dean a la fin de Geant, avec ces cheveux gris. Il a grisonné

trés jeune, Hammett, a cause de sa maladie. Et pour moi il a l'air de

James Dean sur cette image. Et c’est encore un personnage mythique. Je crois qu’avec

cette histoire et avec cet homme

je peux

raconter

beaucoup de choses qui dépassent cette histoire. Sans vouloir étre prétentieux. Adler. Aussi de toi?

Adler. Est-ce que ce film est une continuation de Faux mouvement?

Wenders. Le admiration pour comme détective Les quatre autres

détective Dashiel! et a écrit sont des

Joe Gores est devenu détective par pure Hammett, Il a travaillé ici pendant 14 ans 5 romans. « Hammel#t » est son cinquiéme. vraies histoires de détective. Ils traitent d’un

aspect du travail de détective, dont je n’ai jamais entendu parler ail-

leurs. C’est un job qui couvre une grande partie du travail de détective local, parce que presque toutes Jes voitures sont achetées a crédit et que beaucoup de gens effectuent le premier versement. regoivent la voiture et puis ne paient plus Les vendeurs exigent que leurs voitures

soient rendues. Mais les gens ne rendent pas les voitures de bon gré. Alors la maison charge une agence de détectives de recupérer Ja voi-

ture. Et eux, ils envoient un détective pour voler la voiture. Il n’a rien

"Wim Wenders

Photo: Gavron

a faire avec "homme ou la femme a laquelle appartient la voiture. Et

il chipe la voiture. I] regoit une clé de la maison et il fauche la voiture. Il observe alors les gens pour savoir ou ils garent leur voiture. La plupart des gens qui ne veulent pas que leur voiture soit volée la mettent dans un garage. Alors le probleme se pose d‘empécher que la voiture soit mise au garage. Ils garent leur propre voiture devant ou ils cassent une allumette dans la serrure du garage. Et ils fauchent la voiture. C'est de cela que traitent tous les bouquins de Joe Gores. De ce job-la.

Adler. Ce que tu fais actuellemeni, ces recherches pour essayer de savoir quelque chose sur un homme et son histoire, un homme qui a vécu ict @ un certain Gge il y a 50 ans, est-ce que cela reléve aussi du travail de détective? Wenders.

Oui. Retrouver I’histoire d’un autre, aller voir des gens.

Nous sommes parvenus a savoir que la femme de Hammett - il n'a été Marié qu'une fois et n’a jamais divorcé - que cette femme vit encore. A Los Angeles. Je lui ai rendu visite. En tout cas, de s’enfouir comme

ga dans Ihistoire de quelqu’un d’autre, c’est vraiment du travail de

détective. De dénicher les endroits of quelqu’un a vécu, c’est bien du travail de détective. De faire des films c’est de toute facon du travail

de détective. Pas seulement pour ce film. Le film qu’on prépare, qui test pas de la fiction pure. mais qui repose sur quelque chose, reléve

aussi du travail de détective. Adler.

Est-ce que wu volerais aussi quelque chose pour un film?

Wenders. Oui. Tout. (f1 rit). Vai déja fauché plusieurs choses de la bibliothéque parce que ¢a n’existe nulle part ailleurs.

Adler. Je t'ai demandé au déjeuner s'il te manquait quelque chose.

Est-ce qu'il existe quelque chose qui te fait spécialement peur? Wenders

. ([{ rit).

En fait j'ai seulement peur d'avoir peur un jour.

En ce momentje suis assez stir de moi. Je sais queje serai stir de moi

quand il y aura le tournage. Ce qui me fait un peu peur, c’est que ce

film est un film historique. Et je n'ai fait qu’un seul film historique.

artistique a déja tout arrangé. Non. Je ne peux pas le dire. Je ne veux pas me faire peur moi-méme.

Adler. Done tt n'as pas peur que la maniére dont on fait des films ici te dessaisisse du film? Que cela ne sera plus ton film apres? Que tu ne ferais rien que de remplir des conditions? Wenders. Je sais que Coppola me soutient m‘ont engagé parce qu’ils veulent que ce soit Sinon ils auraient pris quelqu'un d’autre. Il y américains qui aimeraient le faire. S’ils m’ont

pour faire un film sur un américain, cela veut dire qu’ils ont certai-

nement bien réfléchi. Et c’est aussi ce queje leur ai dit, que cela scra

un film de quelqu’un gui est a l’extérieur et qui observe, qui voit. Et je crois que c'est un avantage. De voir cette ville de lextérieur. Je n’en

ai pas peur. Non. En ce moment je n‘ai pas du tout peur. Et quand on tournera, i] faudra que tu me reposes la question.

Adler. Merci. Apres la derniére partie de l’interview, que nous menions au John’s Grill, Ellis Street, un restaurant que Hammett mentionne dans son roman « Le Faucon de malte », Wim Wenders se faisait conduire au Colosseum, pour voir le wonderful Franz Beckenbauer dans un match

opposant Cosmos aux Stompers. Il espérait commencer 4@ tourner en

novembre.

Aujourd’hui j'ai téléphoné @ son bureau. On dit qu'il se trouve dans le lowa. Le tournage commencera probablement en mars 1979, mais ce n'est pas encore sur. On ne sait pas encore si le film sera tourné en noir et blanc. La distribution n'est pas encore arrétée, m le choix du caméraman.,

Wim Wenders est toujours en train d'écrire le scénario, Pas avec Ross Macdonald ni avec Norman Mailer. On dit que l'auteur s‘appelle Tom Pope. Cologne.

La Lettre écarlate, et c’était un four. Je pensais apres cela queje n’en ferais plus jamais. Eh bien, ce film-ci n'est pas historique dans ce sens.

il y a des voitures, il y avait déja des juke-boxes, il y avait des flippers,

il y avait déja des juke-boxes, il y avait des flippers, il y avait tout. Ca ne date que de 50 ans. J‘ai un petit peu peur que cela entraine une cer-

taine tmmobilité. Qu’on pourra seulement tourner 1a ou le directeur

et je sais que les gens moi qui fasse le film. a plein de réalisateurs engagé, étant étranger,

19/10/78

Walter Adler

(traduit de I’allemand par Irene Witteck) Cet entretien a été publié

dans le n° 264 (décembre

1978) de « Filmkritik ».

PETIT JOURNAL

60

2 NICK’S MOVIE Un film réalisé par Nicholas

Avril

1979:

Naissance

d’une

idée, entre

Nicholas

Ray

et Wim

Wenders: faire, ensemble, un film. A Vorigine, Nicholas Ray avait écrit un scénario qu ‘i espérait réaliser et dont il parle dans Nick's Movie. Le personnage principal de ce scénario est un peintre, 4gé et malade, qui récupére ses toiles les plus céle-

bres et en effectue des copies, des faux qu'il tente de revendre alin de se procurer l'argent nécessaire pour aller en Chine, ou. croit-il, on

pourra le guérir de la maladie incurable dont il est atteint. (On pense

évidemmentau

peintre faussaire de L‘ Ami américain, Derwatt, inter-

prété par Nick Ray.)

Cette idée de réaliser un film en commun est vite devenue projet, puis réalité: Nick's Movie. C’est avant tout - et littéralement - le

film de Nick —~ fait paret pour Nick autre film.

— , mais il s‘agit désormais d'un

Ce qu'il représente pour lui, Nicholas Ray la dit lui-méme pendant le tournage, lors d’une discussion avec les étudiants de Vassar College: c'est le film d’un viel homme, qui fut if y a quelques années

reconnu dans le monde entier. Il sait aujourd'hui qu'il lui reste peu de

temps a vivre et il veut réaliser une derniére ceuvre, un demier film,

afin de regagner le respect et l’estime de lui-méme.

Quant 4 Wim Wenders, il avait déja rendu hommage & Nicholas Ray, dans Au fil du temps d'une part (cf. la scéne au cours de laquelle

Riidiger Vogler retrouve le cahier d’enfant qu'il avait caché sous une marche, scéne qui est presque identique a celle de The Lusty Men (Les Indomptables) ob Robert Mitchum. de retour dans la maison de son

enfance, va rechercher les menus trésors amassés dans un lieu secret comme en ont les enfants.) et encore dans L’Ami ameéricain, Nicholas Ray apparaissait dans l'une des premiéres séquences du film.

Une fois prise la décision de réaliser ensemble ce film, tout se passe ures vite. L’equipe — réduite - arrive dans les deux jours, de Californie, d’Allemagne. de France, 4 New York. ov a lieu le tournage. Le film « doit » étre tourné en quinze jours, chacun étant ensuite occupé

ailleurs et les moyens limités au miximum. (Wenders doit étre rapidement de retour a San Francisco pour s‘occuper de Hammett. dont le tournage débute en juin.)

Commence alors Nick's Movie, produit par Wenders. film sans scé-

nario, avec un budget quasi inexistant au départ. Le tournage s‘effectue grace aux dollars récoltés au jour le jour, aux crédits du labora-

toire. au matériel prété par Coppola, et_a une équipe trés motivée.

Ray et Wim

Wenders

Le film méme est improvisé. I] se dessine au fur et 4 mesure du tour-

nage des idées. des « événements »: projection a Vassar College de

The Lusty Men, puis, au musée d'art Modeme, de They Live By Night (Les Amants de la nuit) ede On Dangerous Ground (La Maison dans

Vombre) séjour de Nick a l‘hépital ; projection chez lui de son dernier film, réalisé en 1971: We Can't Go Home again, qui n’a jamais été

distribué et fut montré a Cannes en 1973/747), dans inattention générale, bien que Nick Pékin, en 1963.

Ray

n’ait

rien tourné depuis

Les 55 Jours de

Les « événements », demeurent somme toute secondaires. Les faits

quotidiens prennent le dessus, le film devenant non pas un portrait de Nicholas Ray ou une histoire de sa carriére, mais un film intimiste qui

le montre tel qu’il vit qujourd ‘hui, avec ses souvenirs et ses espoirs. Le film est presque enti¢rement toumé chez lui, dans son grand « loft » de Soho. Y participent également sa femme Susan et certains de ses amis, dont I’un de ses anciens étudiants, Tom, qui enregistre les

moindres moments du tournage avec son matériel vidéo, filmant et étant filmé.

H s‘agit en fait tout simplement d'un « home-movie », un film de famille. Au bout de quelques jours, et plus encore apres vision des rus-

hes, on s’apercoit soudain que c’est avant tout un film sur l'amitié, né

de cette amitié. Amitié entre deux hommes de génération el d'origine différentes, amitié et estime de deux cinéastes a des moments opposés de leur carriére, et qui se dirigent ici réciproquement. Film sur l’amitié

et film surle cinéma, de la passion du cinéma, le besoin de réaliser des films. (Cf. Nick évoquant Lee Garmes, le caméraman de The Lusty

Men; ou encore ce « country boy » qu’est Robert Mitchum, parlant

simplement de ce que représente pour lui le contact avec le film, la pellicule...). Enfin film-miroir qui relate sa propre histoire. II restitue la naissance du projet (discussions entre Nick et Wim, « pari » de réaliser un

film), le tournage (l’équipe apparait aussi dans le film, les problemes

sont évoqués,...}, les différentes phases de ces 15 jours 4 New York, les faits au jour le jour. les réactions, les discussions, les questions... Le film est en ce moment

monté a San

monteur de Wenders, Peter Przygoda.

Francisco

par I’habitucl

Laurence Gavron.

61

3 Entretien avec

Fred

Roos

Question, Avant de travailler avec Francis Coppola sur Le Parrain, en 1971 je crois, que faisiez-vous ? Vous travailliez avec Monte Hellman, West-ce pas, et avec Jack Nicholson ? Fred Roos. Dans Drive He Said, j'étais producteur associé, le film

était produit par B.B.S. (Bert Schneider, Bob Rafelson et Steve Blauner), le film n’a pas eu beaucoup de succés a Cannes,

Question. Vous disiez que vous faisiez du « casting », que c était votre travail principal dans le cinéma, il » a quelques années. Roos. Quand j'ai commencé, j'ai été agent pendant un an environ, mais je n’avais pas prévu de faire ¢a, je n’avais pas le choix. Question. Que vouliez-vous faire ? Roos. Je voulais étre producteur.

Question. De quelle région ées-vous ? Roos. D'ici. je suis allé au tycée a Hollywood. et puis a U.C.L.A. et j'ai suivi des cours de cinéma pendant quatre années. J'ai toujours

voulu étre producteur. J’ai été a l'armée pendant deux ans et j'ai fait des films documentaires. J’ai écrit et réalisé ces documentaires mais

je ne suis pas quelqu’un

qui avait des

relations dans

te milieu

du

cinéma. Je ne connaissais pratiquement personne, j‘étais un outsider, quelqu’un qui n‘avait pas vraiment de contacts. Quand j'ai quitté l'armée, je me suis dit que c’était le moment de commencer sérieusement a travailler dans le cinéma. Le collége. puis l"armée, m'avaient obligé 4 remettre a plus tard le moment oi il faut bien prendre le taureau par les cornes, comme on dit. Comment commencer, ot) commencer, quand on n‘a aucun

relation dans ce métier ?

Question. Est-ce que cela veut dire que la plupart des gens qui travaillent duns le cinéma ont des relations, quelque chose qui les aide ? Roos.

Non,

Question. Roos.

ques

mais presque tout le monde a quelqu'un qui...

Tout le monde a des contacts ?

Oui, et je n’avais personne.

semaines

de

trouver

quelque

Alors j’ai essayé pendant quel-

chose

dans

la

production,

n’importe quoi, et je n’ai rien trouvé. Un ami travaillant au courrier a la M.C.A. - savez-vous ce qu’est

la M.C.A. ? La M.C.A. posséde Universal Studios et en 1959, its pos-

sédaient aussi fa plus grande agence du monde. IIs avaient des bureaux partout dans le monde. et avatent toutes les plus grandes vedettes. Du coup, avoir un travail dans la salle de courrier, a 40 dollars par semaine, c’était une grande réussite, J’étais garcon de courses, au plus bas de l’échelle. Mike Medavoy travaillait aussi dans la salle de courrier a Universal (le méme homme nous avait engagés),

Question. La ALC.A. existe toujours ? Roos. Ca existe plus. Elle a été divisée entre diiférentes branches.

D‘une certaine faco, International Fame ct International ICM sont des branches annexes, mais sans lien, bien que ce soit souvent les mémes personnes qui les aient montées, comme Freddie Fields, par exemple. Puis j'ai quitté le bureau du courrier et j'ai été promu

« junior agent » et j’aidais les autres agents. Je faisais partie de la 20th Century Fox, el mon patron avait des clients comme Marilyn Monroé et Clark Gable, et d’autres encore.

PETIT JOURNAL

Question. Est-ce que vous ley avez bien connus ? Roos. J'ai eu affaire 4 eux. Par exemple, j'accompagnais Marilyn a l'aéroport, ou bien j'allais dans son appartement 4 Ihétel « Beverly Hills » pour lui faire signer des contrats. C’était I’époque ou Yves

Montand avait un appartement a cété du sien. Vous connaissez la fameuse histoire ? Question. Oui. Sumone Signoret en parle dans son livre. Roos. Jétais trés ami avec elle aussi, parce que lui travaillail et elle

pas. Quelquefois elle voulait simplement

aller faire des courses, ou

autre chose, ct on m’envoyait chercher, et on me disait d’accompa-

gner Simone Signoret. On avait de longues conversations sur le cinéma et les metteurs en scéne. Je l‘aimais beaucoup. c’était ma préférée de toutes les stars de cette époque que je connaissais.

Question. Pourquoi ? Rooy. Elle était si vive et intelligente, on pouvait lui parler de films

et de metieurs en scéne, elle connaissait tout.

Question. Ce n ‘était pas la régle chez les comédiens ? Roos. Non. Et eile vous parlait d’égal a égal, c’était une femme bien. Done je suis resté dans cette branche peu de temps parce que je ne voulais pas étre agent, c“était seulement un tremplin. Je continuais a

chercher du travail, et j'ai trouvé quelque chose avec Robert Lippert. Connaissez-vous Lippert ? Ila fait des centaines de films a petit budget dans ics années 50 et 60. J’ai été engagé comme son assistant story editor (assistant lecteur), directeur du casting et je passais les contrats, Cdiait une petite compagnie et je pouvais faire tout ca un peu 4 la fois.

Mais on faisait beaucoup de films, peut-étre 15 ou 16 par an, avec de trés petits budgets et des délais trés courts. On pouvait faire un film en six jours. Question.

Roos. Ils étaient en concurrence, ils travaillaient a la méme époque. avec une certaine rivalité, puisqu'tls faisaient la méme chose dans le méme milieu. Lippert a fait débuter Sam Fuller comme réalisateur. @ cette épaque ?

Roos. Non, j'ai commencé a travailler avec lui en 1960. Peu apres, Lippert m’a laissé produire deux films, Back Door To Hellet Flight To Fury, qu'on a tournés aux Philippines.

Question.

Vous \ tes retourné pour tourner Apocalypse Now.

Roos. Oui, je connaissais le pays, et j'ai émis lidée d’aller dans ce pays tourner Apocalypse Now. Question. Je crovais que vous aviez décidé de tourner la-bas a cause

de Laide du Pentagone ?

Roos. Le Pentagone n‘a pas voulu nous aider. On a constamment .

essayé d’avoir de l'aide, mais nous savions que nous obtiendrons un

coup de main du gouvernement philippin. et c'est une des raisons pour laquelle nous Monte Hellman Nicholson a écrit suis allé le premier surveiller un autre

avons choisi ce pays pour le tournage. a tourné les deux films en question , Jack l'un des scénarios et il a joué dans les deux. Je sur place - en fait Lippert m’y avait envoyé pour film queje ne produisais pas, simplement pour sur-

veiller comment ces gens dépensaient l’argent. Je n’avais pas de titre

bien défini, j’étais simplement

son envoyé, et je supervisais ce tour-

nage. Pendant que j’€tais la-bas, je me suis rendu compte qu’on pou-

vait y faire des films pour pas cher, alors j’envoyais lettre sur lettre a

Lippert en lui disant « laissez-moi faire un film pendant que je suis encore ici, laissez-moi le faire avant de revenir ». On pouvait faire un autre film avec Monte Hellman comme réalisateur et Jack Nicholson comme acteur. Il ne pouvait pas perdre d'argent. puisque les films ont

cotté 80.000 dollars.

Ff y s

Fred Roos (Photo Bloch-Morhange) Question.

Conune Roger Corman ?

Question. Avez-vous travaillé avec Fuller

eee

Vous aimez ces deux films ?

Roos. Jaime Flight To Fury, et je Waime plus l'autre. Question. Nous aimons braucoup Monte Hellman en France. Jack 1 Nicholson n‘Ctait pas trés connu a cette epoque, il débutait, west-ce

pas:

Roos. un film dont il comme

Oui, il avait fait quelques films avec Corman, et il avait a petit budget avec nous (je l'avais engagé aussi sur un avait écrit le scénario). Donc Lippert le connaissait acteur et comme scénariste. J‘avais dit a Lippert : « Jack

fait film déja sait

écrire et jouer, et j'aime bien ce méme». Monte avait dirigé des acteurs dans deux films de Corman, donc il pouvait obtenir la confiance de Lippert, et celui-ci a retenu ma suggestion.

Question. Avez-vous joué un réle dans le film que Nicholson vient de menre en scéne, son western, Goin’ South? Roos. Non,je suis allé dans l"Utah lui rendre visite pendant le tournage, mais je n’ai pas collaboré au film. Donc apres avoir produit ces films, j'ai essayé d'en faire d’autres. J'obtenais des projets mais je Marrivais pas a faire démarrer les choses.

Question.

Yous voulez parler de scénarios ?

Roos. De scénarios, de livres. J’essayais de monter une aflaire moi-

méme. J’en ai parlé a Nicholson mais je n‘ai pas trouvé de studio qui s’y intéresse. Quelques années plus tard, Bert Schneider, Bob Rafelson et Steve Blauner l’ont repris avec Jack qui m‘a fait intervenir grace 4 nos vieilles relations. Question.

C'est Drive He Said ? Mais if ne vous est pas auribud ?

Roos. Non, merci B.B.S. ! Alors il a fallu que je revienne au casting . pour gagner ma vie. et je suis devenu directeur de casting indépendant, j'ai travaillé sur de trés bons films, et de trés bons réalisateurs me demandaient.

63

ENTRETIEN AVEC FRED ROOS Question. Par exemple ? Roos.

Richard

Roos.

Lester, avec qui j'ai fait Petulia : j'ai travaillé avec

John Huston sur Far City, avec Lelouch, Antonioni. Question. Pour quels films ?

Roos. Lelouch, c’était Love 1s A Funny Thing (avec Belmondo et Girardot), ot Farrah Fawcett jouait, personne ne s‘en souvient. Jar surtout travaillé avec des cinéastes étrangers. Question.

Et avec Antonioni ?

Roos. Pour Zabriskie Point, je me suis occupé des acteurs secondaires, pas des deux premiers réles. J'ai vraiment aimé ce film, je vois

encore Antonioni chaque fois que je vais

lant de travailler avec lui. Question.

a Rome. C’était trés stimu-

Le film avaittin gros budget ; a-t-il 16 un succe.

Roos, Ila coité assez cher, il a dépassé le budget prévu et ca n’a pas

été un succés du tout. J‘ai beaucoup aimé travailler avec Antonioni, mais on ne pouvait pas loujours se mettre d’accord pour les gens, il avait des idées trés strictes sur ce qu’il voulait exactement et je crois qu'il obtenait ce qu’il voulait. Alors, il n’y avait pas tellement de...

Question. Pas tellement de collaboration ? Roos. Eh bien, cétait frustrant, mais c’était trés enthousiasmant

de parler avec lui tous les jours, mais c’est son film, c’est son point de

vue.

Question.

Est-ce que vous suivics le tournage en tant que directeur

de la distribution ?

Roos. Je l'ai fait pour la plupart des films parce qu'il y avait des

petits réles qui n’étaient pas toujours prévus, surtout dans Zabriskic Point. U arrivait avec une nouvelle idée ou un nouveau petit role et

je devais aller sur le lieu de tournage et y amener les acteurs pour qu'ils

les interviewe, ca durait longtemps. Maisje suivais les films jusqu’au

bout, et souvent sur les lieux de tournage.

Question. Ce nest pas trés habituel pour un directeur de casting ? Roos. Non. Sur le tournage on engage des gens du coin quelquefois

et i) faut Jes choisir trés soigneusement! parce que ce ne sont pas des

acteurs professionnels ; il faut trouver le visage qui convient et la personne qui saura jouer. Je me suis occupé du casting sur le premier film de John Milius, Dillinger. j'ai aussi travaillé avec Jim McBride. pour

Gone Beaver, pour B.B.S. et Glen and Randa, C’est un trés bon cinéaste mais il n'a pas de chance ; j’essaye de mettre sur pied un film avec lui en ce moment. Question. Pour Coppola Production ou pour vous-méme?

Roos. Je le proposcrai a Francis parce que Francis l’a toujours aimé

aussi. De méme,

on va le faire.

Francis et moi aimerions faire un film avec Monie,

Question. Quand Coppola est rentré des Philippines, il a dit: « Jamais plusje ne coproduirai de films, je finirai juste les projets dans lesquels je suis engagé ». Est-il en train de changer. pourquoi ? Roos. 11 peut toujours changer d'avis. 1] aime mettre des films sur pied et en étre l’éxécutif. Question. Peut-étre est-ce vous qui le poussez, en lui proposant des Projets intéressants, attirants ? Roos. Sa participation rend toujours les choses plus faciles,

Question. Le fait que vous produisiez ensemble le prochain film de Wim Wenders, est-ce votre idée ?

Oui. J‘ai lu le livre avant

qu'il

soit publié,

quand

il était

encore au stade du manuscrit. Le livre, « Hammett », a été écrit par un grand écrivain qui s’appelle Joé Gores. Le livre n‘est pas une biographie, c'est une fiction basée sur un épisode de la vie de Dashiell

Hammett, c'est un film sur une personnalité, un film noir, un film d'action, et le personnage principal est Dashiell Hammett. Cela se passe a San Francisco, en 1928, lorsque Hammett avait 34 ans. Lhisloire retrace sa personnalité, ce qui se passait dans sa vie 4 ce moment1a, avec des choses vraies, réelles, et toute une part de fiction, une intrigue. C’élait au moment oft Hammett venait d* abandonnet son métier

de détective. I avait été détective pendant de longues années, ifse battait pour devenir écrivain, pour apprendre a étre écrivain, ‘et un de ses anciens partenaires vient le trouver pour Jui demander de aide. Question. Ex i/ refait une enquére ? Roos. Qui, parce que son copain ignore que Hammettécrit, qu'il est un bon détective.

il sait

Question. Est-ce vrai? Rous, Non, enfin, peut-étre qu’on lui a demandé de revenir et de

faire une enquéte alors que déja il avait commencé

Question.

a écrire.

Vous avez acheté les droits du livre ?

Roos. Oui. Question. Et conmient avez-vous choisi Wenders ? Roos. J'avais d’abord pensé a Nicolas Roeg, on a travaillé sur le livre pendant deux ans et on a é1é retardé parce que j'ai da partir pour les Philippines pendant un an et Nick a abandonné le projet. II fallait

donc trouver un nouveau réalisateur, et a ce moment-la, j‘étais en Europe en train de m’occuper du film de Caroll Ballard. The Black Stallion, produit par Coppola. Et j’avais entendu parler de American Friend, et des gens comme Pierre Cottrel . Carlos Clarens com-

mencaient 4 me parler de lui, ainsi qu'un producteur de Londres, Sandy Liberson. Je n'avais pas beaucoup de réalisateurs américains en téte qui pourraient réaliser ce projet. Alors je me souviens qu’a la fin j'ai pris ’avion 4 Rome pour Paris pour voir American Friend

parce qu'il n’était pas programmé a Rome. J'ai vu le film el je Vai vraiment

beaucoup

aimé,

mais

c’était

une

dréle d’idée - ‘assez vague

encore — de prendre un réalisateur étranger, allemand, pour réaliser un film tres américain, a partir d'un sujet trés américain. Question. / parait que vous aviez envie de proposer le sujet a True

faut?

Roos. Oui, avant de le proposer 4 Wenders, j‘avais cette idée folle sur Truflaut. Question.

Qui parait-il était tres intéressé ?

Roos. Ga parait étrange parce qu'il n'a pas fait de policier, a part Shoot The Piano Plaver, que j'aime bien. Mais j’avais le sentiment qu'il en ferait quelque chose de bien s'il le voulait. Question. que?

Mais cela intéressait

Wenders

de travailler en Ameéri|

Roos. Aprés le refus de Truffaut, j'ai contacté Wim et il s’est avéré que Wim connaissait trés bien ce genre de film et qu'il était un fun du

film noir, qu'il venait de finir la tecture de tous les livres de Hammett,

par coincidence. Je l’ai invité a venir a Los Angeles pour, en parler et pour voir si on s’entendait bien, pour lui faire rencontrer Francis et

les exécutifs.

Question. Lesquels ? Roos.

Mike

Medavoy.

Question, Est-ce que le film sera distribué par Orion|Pictures ? Roos. Warner distribue tous les films de la Orion et le film est

coproduit

avec Orion

Pictures.

64

PETIT JOURNAL Question.

Comment

s‘appelle la compagnie de Coppola?

Roos. American Zoetrope. Tout le monde a été d’accord avec moi pour Wim, jen était trés surpris et tres content. J’ai emmené Medavoy voir American Friend, ila mis longtemps a se décider parce que

c’était dans un cinéma et pas dans une salle de projection privée ot

il a habitude de voir les films, et if fallait traverser toute la ville.

Apres trois semaines, j'ai réussi a le décider.

Roos. Oui, je pense qu’on toumera en janvier a San Francisco, car tout se passe a San Francisco.

Question. Dans quelles conditions avez-vous commence a travailler avec Francis Coppola? Roos. C'est quelqu’un de tres dréle, c'est lui qui prend le plus de ris-

que, c’est le réalisateur le plus audacieux et le plus brave, et c’est toujours enthousiasmant. Et il ne fait jamais les choses de maniére ordinaire, habituelle, son approche est toujours bizarre. C’est comme si vous travailliez dans I'endroit le plus passionnant des Etats-Unis a heure actuelle.

Roos.

Au départ, cela semblait

pensez-vous

que

Apocalypse

raisonnable, mais si au départ on

devinait l’avenir, on ne commencerait jamais rien. Je veux dire que vous ne feriez pas ce film sachant qu’il vous coiterait 27 millions de dollars, et Francis lui-méme ne voudrait pas le faire. Mais une fois que

vous étes engagé, vous ne pouvez pas reculer.

Question. Quel était le budget de départ pour Apocalypse Now et

pourquoi le projet est-il devenu si important? Roos. Oh, a cause de plusieurs choses.

Au départ

le budget était

de 13 ou 14 millions de dollars. La météo, l’éloignement de l’approvisionnement qui devait arriver par bateau, le fait de recréer une guerre, personne n'a jamais tourné un film de guerre de la maniére dont on I'a fait. Nous avons réellement construit des villages entiers et reconstitué des batailles d’hélicoptéres. La plupart des films de

guerre sont tournés trés simplement : on filme un canon qui tire sur

un gars qui tire sur un autre gars, puis vous coupez et vous voyez des

explosions, c’est toujours du

montage.

Mais nous, tout y est, vous

voyez tout. Francis n’a pas choisi la facilité. I] n’y a que l’action sur la pellicule, ce n’est pas seulement une série de montages. C'est ca l'imponance du film, ]'éloignement des Etats-Unis, le fait d’étre dans

un pays ou vous n’avez pas un contréle total, ou vous étes 4 la merci des gens (Ils peuvent vous dire « ne faites pas ca » ou « on ne peut pas le faire aujourd’hui »).

Question. Avez-vous eu des ennuis avec le gouvernement philippin ?

Roos. Non, pas vraiment,

il a été trés coopératif. On avait leur

armée de lair a notre disposition, leurs hélicopteéres. Question.

Est-ce une co-production ?

Roos. United Artists a donné une grosse avance sur la distribution aux Etats-Unis. Question.

Pouvez-vous dire de combien ?

Roos. Non, je ne peux pas. Essayez de le savoir d’une autre facon.

Question. On parle d'une somme de 7 millions de dollars. Roos. Oui, c’est quelque chose comme ¢a.

Vous avez des

Roos. Eh bien, c'est sa compagnie, n’est-ce pas ? Alorsje ne suis pas son patron, ou quelque chose de ce genre. Mon travail consiste a lui

la production,

dans ces domaines, ce que font toujours les meilleurs réalisateurs, et il obtient le meilleur de tout le monde. [1 obtient de chacun un effort

Question. Er Wenders travaille avec Gores ?

Now soit un projet fou ?

travaillez-vous avec Francis?

léquipe, les extérieurs. les acteurs, toutes ces innombrables choses nécessaires pour faire un film, et il est trés précis, it exige beaucoup

Non, on met au point le scénario pour instant.

tant que producteur,

Comment

donner les choses dont il a besoin pour continuer:

Question. Avez-vous la distribution?

En

Roos. Qui, les avances-distribution. La France, Iltalie, le Japon, vous savez, 4 la maniére habituelle en Europe, ce qui est trés inhabituel ici.

rélations plutét inhabituelles avec lui en tant que producteur associé, car vous &les aussi son ami. Que pourriez-vous dire sur ces relations?

Roos. Assez gros, parce que ¢a se passe en 1928, il faut créer les costumes, les voitures, et c’est cher.

Question.

Y a-t-i/ d'autres sources de financement, a part Uargent

investi par Coppola lui-méme et les 7 millions de U.A. ?

Question.

N

Question. Ce sera un film @ gros budget ?

Roos.

Question.

supplémentaire parce que le niveau de ce qu'il exige est si élevé que tout le monde travaille deux fois plus dur.

Question. Pourriez-vous donner un exemple ? Roos. Eh bien, simplement les décors et la fagon dont il a filmé les scénes de guerre: c'est trés rare de créer tout un village et de planter

l'action sur une trés grande superficie. C’est trés dur pour tout le

monde, dans la compagnie. de créer tant de choses. Vous n’avez pas simplement a créer ce que la caméra vous montrera, il faut créer des choses sur des métres et des métres, sur un espace immense.

Question. Ei vous n‘avez pas travaillé avec quelqu'un d autre depuis que vous collaborez avec Coppola? Roos. Non, maisje vais le faire. Je fais toujours les films avec Fran-

cis, maisje vais faire un film avec George Lucas. C’est une comédie et ca s’appelle Radioland Murders.

Lucas et moi avons des réunions

avec des réalisateurs cette semaine et la semaine prochaine. Question.

Vous ne savez pas encore qui le réalisera ?

Roos. Non, George voulait le faire, mais i] a American Graffiti, puis il a décidé de faire Star nario avec Huyck, Willard et Gloria Hyke, qui Graffiti. Vous connaissez le comédien Steve vedette avec Cindy Williams. Cela se passe en

décidé de le faire aprés Wars. Ia écrit le scéont co-écrit American Martin ? Il en sera la 1940 dans une station

de radio, probablement a Los Angeles. ou New

York.

Je fais aussi un autre film a la Fox, avec Gary Kurtz, qui était le producteur d’American Graffiti et de Star Wars, Ce sera une comédie sur la naissance de I'Amérique, vous savez, Washington Colomb, une comédie a sketches.

et Christophe

Je vous ai dit que Francis allait faire quelque chose avec Monte

Hellman, nous sommes sur le point de nous décider. Et il y a deux ou trois autres films en projet avec lui.

Question. Est-ce qu’il va tourner Elective Affinities comme il en avait parlé ? Roos. Oui, mais il y a deux ou trois films qu’il ne réalisera pas mais

que nous allons produire avec sa compagnie. Un autre film avec Car-

roll Ballard qui s’appelle The Secret Garden, et Brotherhood of the

Grape pour lequel on est en contact avec Robert Towne, le scénariste de Shampoo, Chinatown, The Last Detail. Towne allait écrire le scénario, mais maintenant il est trés occupé. Savez-vous qui était Hou-

dini ? C’était un magicien. On pouvait l’enfermer a clef mais tait toujours. C’est un

livre qui s’appelle « The

lard sera probablement

Je réalisateur.

il ressor-

Escape Artist » :

un garcon de I6 ans qui est expert en serrures et en magie. Carroll Bal(Propos recueillis au magnétophone

par Lise Bloch-Morhange et Serge Toubiana, Los Angeles, le 9 aout 1978. Traduction : Frangois Gloriot).

PETIT JOURNAL

;

le

Quatrigme

Semaine

Ni les pluies ni les fétes n’ont pu dissuader un public nombreux de venir occuper cing mille fois un siége payant tout au long de la quatriéme Semaine des Caféers qui eut lieu du 25 avril au 1 mai a l’Action-République. Succés donc, et succés croissant, les films des demiers jours se donnant devant une salle quasi pleine, pleine et parfois plus que pleine.

Les films annoncés furent projetés. 4 l'exception de La Nuit du carrefour, remplacé in extremis par Le Journal d'une femme de chambre.

du méme Renoir, et du feuilleton télévisé de Maurice Pialat, La Maison des bois, qui fut remplacé, le premier jour par un film d’Ozu, le

second par L’Hvpothése du tableau volé de Raul Ruiz et le troisiéme par une version hélas tronquée de l’admirable Tombeau hindou de Fritz Lang. Un non mince motif de satisfaction a été, en revanche, l’assiduité

avec

laquelle

la série

télévisée

de

Godard-Mieéville,

France

Tour

Détour Deux Enfants, fut suivie, six jours durant. Le principe adopté,

qui consistait 4 programmer

chaque jour deux fois fes deux mémes

épisodes, s‘est avéré le meilleur, le mieux apte a créer cette complicité patiente qu’exige le feuilleton, complicité avec le film, avec ses tours

et ses retours, bien sir, mais aussi complicité entre les spectateurs, ce

qui, a I"heure froide des multisailes, n’est pas rien. Le vendredi 27 au soir, Jean-Luc Godard anima, avec mansuétude et autorité, un débat

trés suivi.

Enfin, beaux

les « spots » de Bob

Wilson,

diffusés

7

des Cahiers du Cinéma parle jamais (Chichors de Dovjenko), films jadis méprisés et aujourd’hui oubliés (Le Tombeau hindou de Lang) films devenus des classiques dans l'indifférence générale (Afade in U.S.A. de Godard), film en passe d’étre vieux (La Concentration de Garrel). L’un des plus

étonnants est, a coup sir, le Verboten / de Samuel Fuller, cinéaste dont on a eu décidément raison de vanter en son temps la modemité (voir le texte de Nathalie Heinich page suivante).

Parmi les films plus récents, la plupart sont assurés d’ores et déja dune sortie d’ici la fin de 1979. Parmi les autres, Les Funérailles du vieil Anai' de Jean Rouch a inspiré a Yann Lardeau un texte (voir page suivante). II faut souhaiter que Histoire de la nuit de Clemens Klopfenstein trouve distributeur et que Jean-Paul Aubert, auteur du déja ancien Erin éreinté, seule adaptation un peu sérieuse du « Ulysse » de

Joyce, tente de faire connaitre son film. Quant Chant de la béte humaine, di au collectif Ogawa avaient signalé dés 1975 (n° 258-59) l’importance, mieux connaitre ce qui semble une des expériences radicales d’aujourd’hui, Sinon, signalons que

I faudra insister.

Torre Bela de Thomas

a !’extraordinaire dont les Cahiers il devrait inciter a de filmage les plus

Harlan (voir dans ce

numéro, page 42) est déja sorti — ainsi que L’Hypothése du tableau volé de Raul Ruiz —-a |’Action-République. Au méme cinéma, il faut s'attendre a voir début juin 4mour de perdition et début septembre (ainsi qu’a l’Action-Christine) La Légende du grand judo de Kurosawa Akira.

et séduisants,

aereeecers pA ab te ¢ ting 2 tie ay

Genése d'un repas de Luc Moullet est prévu pour octobre

dans deux salles dont I’'Action-République, et Fin d'automne de Ozu

Yasujiro en novembre (au St-André-des-Arts entre autres). Enfin, les

d@abord dans un programme normal (avec le Scopitones de Pascal Kané), puis comme interlude entre les séances, obligent d’ores et déja a repenser la notion méme d’interlude, La Semaine fut cléturée par un court débat avec Manoel de Oliveira, venu tout exprés du Portugal, au sortir des quatre heures de projection d°Amour de perdition devant

films de Schroeter (Le Royaume de Naples) et de Vecchiali (Corps a@ cwur), sans oublier un Totd (Afisére et noblesse/, devraient logiquement étre visibles a Paris d'ici la fin de l'année.

saient briler en guise de barricade un dérisoire matelas rue du Fau-

Claude Beylie (et Ja précieuse Cinémathéque Universitaire), Francine

une salle comble. C’était le premier mai et quelques autonomes fai-

bourg du Temple devant les grilles fermées du cinéma et face aux hai-

neuses forces de l’ordre. Mais cela, le public captive par le film de Oliveira ne le sut jamais.

Au nombre des films projetés durant cette semaine, certains étaient,

a divers égards, « vieux», Hs plurent. Films légendaires d'auteurs connus (Gentleman Jim de Walsh), films peu connus d’auteurs légendaires (La Peur de Rossellini), films connus mais dont personne ne

Nous tenonsa remercier, outre les auteurs qui nous ont fait l’'amitié de nous préter leurs films, par ordre alphabétique : Adriano Apra, Bruchére, Roger Caracache (Centre Georges Pompidou), Jean-Frangois Catton (Paris IID, la Cinémathéque francaise (Mary Meerson,

Alain

Marchand

et Alberto),

Isabel Colaco

(Institut portugais du

Cinéma), Pascale Dauman (Pari Films), Diagonale Films, Hiroko Govaers, José et Zoé Guinot, Pierre Lebray (Aurore Edition), M.

Maréchal

(Les Grands

films classiques),

Michel

Marie (Paris Iii),

Martine Mérignac, Claude Nedjar (NEF Diffusion), Muriel Rosay et Héléne Vagé (INA) et Antonio Pedro Vasconcelos.

66

PETIT JOURNAL

VERBOTEN! (S. FULLER) verbuten ! de Samuel Fuller date de 1958. A le voir vingt ans aprés.

ona le sentiment que non seulement il n’a pas perdu en actualité (en capacité a fenir son discours), mais méme qu’il en a gagné : a le voir deux mois aprés Holocaiste (auquel il est impossible de ne pas le comparer), il devient passionnant de constater ce qui, dans le film, éclaire

par contre-coup le type de temporalité dans laquelle s‘inscrit le feuilleton télévisé - événement-choc qui — « fait » Pactualité le temps de sa diffusion pour disparaitre aussit6t apres, a tel point périmé qu'il n‘est plus possible, 4 quelques semaines pres, d’en parler autrement

que comme symptéme: on nest plus, aujourd’hul, pour ou contre Holocauste. on analyse tout au plus les effets de discours qu’il a produits: le débat se conjuge au passé, révolu comme les faits qu’il était censé déterrer. Mettre cette péremption accélérée de l'événement sur le compte d'un « effet-télé » (par opposition a un « effet-cinéma » qui

jouerait sur une durée relevant moins de l’actualité que de histoire). he serait sans doute pas idiot, mais peut-étre bien paresseux. Avec Ferboten |, on peut aller y voir de plus pres (pour une analyse plus serrée du film, je renvoie a Varticle de Luc Moullet. Caffers no 108).

Le film commence par une d'une ville allemande. un soldat de reconnaissance. Recueilli et se dit anti-nazie, et risque sa vie

séquence de guerre: dans les ruines américain est blessé lors d’une action soigné par une jeune Allemande qui pour le protéger, if refuse. a la victoire

américaine, de rentrer au pays, préférant occuper un poste civil dans ladministration de la ville et épouser la jeune femme. Arrive alors,

retour de guerre, un ami a elle devant qui elle dévoile les véritables motivations de son mariage, seule garantie contre la misére. Cet ami. tout en travaillant pour les Américains, reconstitue bientét un réseau nazi clandestin (ou senrdle te jeune Jrere de F Aliemande), qui eaploite

le mécontentement de la population : lors d'une émeute, ’Américain cede a une provocation et se trouve mis a pied. Il découvre alors la vérité : sa femme lui avoue qu'elle |’a ¢pousé par intérét, mais quelle Vaime 2 présent. Au moment ou leur couple menace de s*effondrer,

elle découvre les activités secrétes de son frere, et [emmene au proces de Nuremberg ou. a fa vue des documents sur le pénocide. il s*effondre

et décide de dénoncer ses camarades. Aprés un incendie ot brile le chef du réseau tandis que le jeune frére est sauvé in extremis par Américain avec la liste des membres de lorganisation, le film

s'achéve sur la réconciliation du couple et l'appel a la vigilance et a la prise de conscience contre la résurgence du nazisme,

Ce qui est passionnant dans ce film, avant tout. c'est la maniére

dont il contourne lantinomie fiction/document, en jouant non sur leur exclusion réciproque ou sur leur juxtaposition, mais sur leur arti-

t ‘erboten

connotation monolithique des personnages, tout supposé-suvoir sur histoire : c'est fambiguité qui découle de la difficuité (et la nécessité)

de distinguer l’Allemand du Nazi, et de repérer. dans l’Allemand anti-

nazi, la part de conviction, d’opportunisme ou de mensonge - et dans le Nazi, la part d’ignorance ou de fanatisme. BrefJa nécessité de faire

la part, derriére les discours, de la réalité des crayances et des actes.

C'est la une entreprise éminemment politique, et c'est en partie ce qui fait, aujourd’hui comme tl y a vingt ans, la force et l'actualité du film. On

voit

mieux

alors

ce qui.

par comparaison,

au dénouement final.

Le film part done du postulat que seuls les documents (fe témoi-

ghuge de Vhistotre) peuvent convainere de Mhorreur du génocide, et

déterminer opposition au nazisme. A partir de 1a la fiction a pour charge non de re-présenter l'histoire mais. en se greflant sur elle pour mettre en scéne une situation, de véhiculer un double message : Vappel a la prise de conscience pour les Allemands, a la vigilance pour les anti-nazis. Deux impératils complémentaires qui prolongent une

ambiguité déployée et circonscrite tout au long du film, barrant toute

la caducité

sage » (la propagande sioniste y est bien marginale) que de suppléer 4 un supposé oubli du passé (en jouant ainsi sur une culpabilité collective diffuse), UI s'agit avant tout de savoir pour savoir, de savoir pour y croire. Tout se passe comme si "histoire. le document s’annu-

laient dans [a fiction dés lors que celle-ci a produit la croyance. fin

ultime au-dela de faqueile elle perd toute raison d’étre. toute tempo-

ralité excédant le moment de son operation. Au contraire, ce a quoi appelle Merboren | non contre loubli mais contre la mauvaise foi, Ie mensonge et I‘aveuglement, c'est 4 savoir pour résister : la fiction nest pas instrument cathartique d’une prise de conscience suns autre fin qu’elle-méme, mais linstrument politique d‘une vigilance toujours nécessaire. Et parce que cette fiction - fiction das Phistoire et non pas

de "histoire — se joue comme fiction et non pas comme histoire. elle continue, en produisant sa propre actualité par-dela l'événement. a fictionner. Nathalie Heinich

culation : le document n’est pas le contre-poids ni illustration de la fiction, il est l'aliment dont elle se nourrit. Ainsi, lorsque dans la premiére partic se met en place le cadre historique de I’action, on voit. parmi des plans dactualités de ’époque (immédiatement reconnaissables a leur différence de qualité technique). une charrette de pammes de terre prise d'assaut par la population affamée; aussitét, le film enchaine sur des gens ramassant avidement des pommes de terre autour d'une charrette- Je tout illustrant la situation a taquelle devait faire face l‘administration américaine, et annoncant I’émeute qui servira de pivot a l'histoire. Et plus tard. lorsque [Allemande emméne son jeune frére au proces de Nuremberg pour le faire renoncer a ses convictions naztes. cest la projection des documents sur le genocide qui, en devoilant Mhorreur aux spectateurs du film ¢? aux spectateurs du proces, déterminera chez le jeune Allemand la crise qui conduira

fait

d'Holocauste : objet de la fiction y est moins de« faire passer un mes-

LES FUNERAILLES

DU VIEIL ANAI

(J. ROUCH)

Il est symptomatique

Funeérailles du vieil

qu’au

cours de la deuxiéme

projection

des

Anata la Semaine des Cahiers, le projectionniste

he soil pas arrivé a faire le point sur la premiére bobine. Sans doute voulait-il dire par Ja qu'il y avait un trop dans ces d'images, un trop de mobilité de la caméra et des enchainements pour qu'on puisse se repérer dans ce qui était donné a voir, et ceci malgré la simplicité de

Cargument ; les funérailles d°un vieua chef Dogon. plus que centenaire et présenté au début du film, lors du dernier Sighi.

La chronologie des funerailles (ie mime de histoire du mort. lui-

méme en étant spectateur sous la forme d’un mannequin, les rites de

purification, incantation d’adieu, enfin la mise 4 mort du mort par

le groupe afin qu'il ne revienne pas hanter Jes vivants) ne sulfit pas pour comprendre ce qui se passe dans l'image. l’impulse. Dans son trouble. le projectionniste répétait peut-étre simplement ce que dit

cette vieille parente du deéfunt au cinéaste quand sa caméra en fixe le

PETIT JOURNAL

67

visage défigure, a l’expression quelque peu inhumaine, alors qu'elle

est rituellement tondue : « Pourquoi tu me regardes, moi, alors qu’il

y a tant de belle filles 4 voir? »

« Cinéma

.

Car le seul repére, ici, ob n’est en effet visible que le grand désordre

des images, le trouble qui les anime, c'est ce qui, derriére elles et 4 leur

origine, est insaisissable : le regard, par ot: tout le film tient, mais dont

la vision (et son impossible fixation) est éludée dans Iévocation de l'étrangeté du procés - voire son exolisme pour nous ou encore la vir-

tuosité de l‘opérateur, passant, en un mouvement continu,

d’ensemble. de foule, au gros plan d'un détail. Cette mobili

caméra, ce changement continu d’échelle, sexpliquent en partie par la raison ethonologique du film, lui imposant de rapporter sur son

sujet le maximum d'informations, aux fins d'identification et de classement moyen.

ultérieurs des faits du rituel, le cinéma n’étant ici qu’un Ceci dit, si Rouch fait bel et bien ceuvre d'ethnologue — ct

méme d’anthropologue ~, c’est sans doute parce qu’il ne pose que des questions de cinéma, qu'il s’°exprime d’abord comme cinéaste - qu’ici il n’y a pas de différence entre ses films de « fiction » (Moi, ua Noir, Petit a Petit, etc.) ou « scientifiques ». (Au Pays des Mages Noirs, Les Maitres Fous, etc.), travaillés en fait par le méme

projet.

Etait-ce Beaubourg ou la pré-

sence tutélaire de Jean Rouch en maitre de cérémonies bronzé et souriant? Toujours est-il que le Festival

organisé

«Cinéma

du

conjointement

Bibliothéque

Publique

réel »,

par

la

d’Infor-

mation, le C.N.R.S, et le SERDDAV prenait des airs de concéla-

bration new look pour un vieux culte, celui du cinéma-vérité ou

du cinéma direct.

Ob il conviendrait alors de voir dans Les Funérailles du vieil Anat un probleme de figuration. Un probléme de mise en cadre (comme ail-

leurs il s’est formulé fantastiquement : dans le burlesque, les westerns, les foules antiques des superproductions de Cecil B. DeMille); derriére les masques. les danses, en deca de la masse humaine ou de la

singularité de individu, ressaisir le corps humain par ou lespéce se parle, le fixer a travers la mobilité de ses images. la multitude de ses

expressions, fiissent-elles minérales ou végétales.

du réel »

a Beaubourg

Les nombreuses

réunions qui

rassemblent, sous la houlette des mémes officiants, les fidéles du cinéma ethnologique ou sociolo-

gique, ne sont pas avares d’appe-

lations sentant bon ‘Homme et te Réel. Il y a un an, au méme endroit, c’était « L7Homme

mais aussi Sud et magje de Gianfranco Mingozzi, ou le médiocre

Jean

Rouch

et

sa

caméra

au

coeur de l'Afrique de Philo Bregstein - hommage de clere au grand gourou — représentaient bien un tel cinéma. Lorang’s

Way,

de

David

Judith Mac Dougall, pensé par le prix du

et

récomFestival

{10.000 F a partager avec Nicaragua, September 1978. un honnéte film de reportage de Frank Diamond), était sans conteste le film intéressant de ce groupe. Le flou théorique de l’étiquette permettait 4 bien d'autres cou-

rants

documentaires

d’étre

direct ». Tout un programme et qui dispense de s’interroger sur le

représentés : films militants. production I.N.A., nombreux petits films francais sociologicorétro et (en dessert pour les festivaliers fatigués) deux films de Fred

premiere d‘Anai, que se déchame ce corps dans le repli de sa position

statut de ces images 4 prétention scientifique et humaniste.

La caméra insiste réguliérement sur le mannequin. l’ombre d‘Anai

Or une chose est frappante : la plupart de ces films, que leur

¢ais semble lui aussi fasciné par le spectacle des cochons qu’on

Et il n’y a en vérité qu'une figure dans ce film de Rouch; Anat disparu, a qui est dédié le ritucl, sa figuration collective. Mais le film aussi

est dédié 4 Anai, part de Rouch a la cérémonie. Et. comme

pour que

le ritucl.

le film se lisse, i] a fallu d’abord que s'évanouisse cette image

foetale.

qui. de son toit, assiste a ses funérailles — et les organise. C’est que,

dans le rituel, la caméra est elle aussi a la place de ce mannequin. Autrement

dit, le rituel nest

reproductible

sur I"écran que dans

la

mesure ou il s‘est constitué antérieurement, en ne cessant de fixer la

caméra avec le regard insaisissable, du mort, que la caméra peut 4 son

tour désigner dans sa doublure : le mannequin. Le montage de Rouch

A la prise de vues, fluide, glissant d'un élément 4 un autre, rassemblant, raccordant des trajectoires multiples sur le passage fugitif d'un parent, accentue I’extériorité au rituel qu’il actualise, cette caméra qui déja. pour capter cc mouvement, se devait d’€tre d’abord a. Cependant. la double existence du rituel (en tant que rituel et en tant que film), - ou les deux rituels qui s‘accomplirent simultanément en ces jours de (te —, n’accuse la participation active du cinéaste a Vensemble qu’en le désolidarisant de l'objet inerte qui l‘encombre et qui est pourtant la condition et le moyen de sa participation: la camera, ce regard absent dans l’extériorité duquel le cinéaste fait corps

avec la foule, comme les regards se croisaient sur ce spectatcur inanimé, avant done filme

le mannequin qu’il avait pourtant fallu habiller pour ’-honorer, qu'il ne soit détruit pour étre transformé en cible, Cet ceil est loin d’étre candide et pas davantage il ne participe 4 ce qu'il : si par lui les deux récits, celui des Dogons et celui de Rouch se

rencontrent, c’est en lanl que tous deux convergent sur la figure obs-

cure, infigurable, déposée mortellement partcipe.

14, en la caméra, comme

le

De ceci témoigne pour moi l'adicu d’Anai, incantation impossible

a filmer

en

raison

de

l'obscurité

protégeant

les

participants

d’un

regard dont ils saluent le retrait. si bien que son recucil ne peut étre

montré qu’en s’illustrant des images d'un ossuaire, d’arbres torsadés sous un soleil trop cru, de falaises désertées, soit un champ visuel déshabité par "homme et qu'il ne réoccupe que progressivement : finalement cet enfant, descendant d’Anai, réaccomplissant, dans les rochers, le parcours de son ancétre, alors qu'une derniére fois est invo-

qué le salut d’Anai, par Rouch: « Anai. merci».

Yann

Lardeau

regarde

I"homme,

internationales.

du

rencontres

cinéma

visce soit anthropologique ou militante, reconduisent les codes narralifs de la fiction. Plus encore que Ia fiction, ils recourent constamment aux connotalions symboliques. Comme dans

la photo de reportage, il s’agit de

produire des eftets de reconnaissance, de faire coincider [a réalité avec des formes, des clichés préexistants.

Il n'y a pas de cinéma plus religicux que le cinéma cthnographique habituel, celui qui s‘atta-

che au méme spectacle toujours, Ie sang des animaux qu'on égorge,

les corps

hommes.mi-bétes)

en transe (mi-

le

mystére

incompréhensible des initiations et des possessions (1).

Combien

de

cinéastes

du

Tiers-monde sont-ils susceptibles de se laisser encore prendre au piege de l'anthropologie partagée? Ce réel, cette quéte spirituelle en direct, ne sont pas les

leurs mais bien ceux d’un Occi-

dent assoiffé dame

et de sang.

Parmi les films ethnographiques du Festival, Les Fusils jau-

nes de Jean Arlaud et Philippe Sénéchal

(distingué

par le jury),

Wiseman dont il sera question dans le prochain numéro.

Le cinéma sociologique fran-

égorge (Benleu Ben, La Vigne de AMfontgirard) et fait montre d'une prédilection quasi exclusive pour

les corps marginaux

ou agoni-

sants (Loulou er Marie,

Vont-ils

marcher encore longtemps? Les Deglings, Histoire de came, lly a unr a mourir, Marginalité plan f, ete).

Beaucoup

de

films

militants,

quant 4 eux jouent a fond de la symbolique sacrificielle de la viclime et du héros (The Patriot Game, sur l"Irlande du nord; The

Terror

and

the

Time,

tannica, sur

les

noirs

sur

la

Guyanne britannique: Blacks Briterre).

d’Angle-

Dans l'un ou l'autre cas, le réel fonctionne comme un réservoir fictionnel, D‘autres films relevaient par ailleurs de projets trés éloignés du cinéma direct: on peut citer

Taméricain Fred Wiseman, le belge Boris Lehman, les suisses Beni

Muller,

Erich

Jacqueline Veuve. Au

fond,

Langgahr et

leclectisme

de

ce:

Festival Beaubourg aura peutétre cu un mérite essentiel : faire

68

ressortir a (ravers tous les genres

documentaires

présentés

que

cinéma du réel n’existe pas. Margaret

le

Mead, portrait by a

friend, de Jean Rouch. Ce

petit

film

était

1a

était,

pour

démontrer,

si besoin

bien

que ses théories.

les films de Jean Rouch mieux

que

valent

La

méthode du cinéma-direct — caméra A lépaule, questions posées par le cameraman - est ici appliquée avec une extréme vir-

tuosité. Sous

l'eeil

ami

qui

la dirige,

Margaret Mead est une vieille fee

bienveillante appuyée sur‘ un baton fourchu, qui fait visiter son

royaume, le musée dvhistoire naturelle de New York. L’homme-caméra, derriére elle, semble toujours sur le point de se laisser distancer dans cette course étonnante 4 travers les caves

verdatres

réserves.

des

anciennes

la salle du

dinosaure

puis une rue fantomatique (New

York audible mais Rouch ne cadre — que Margaret en débouche sur une riére

tropicale

invisible car a reculons? marche) qui sorte de clai-

(Central

Park?).

veillant de Uambassadeur des Etats-Unis et de sa femme « dont on remarquait la présence ». Le film le plus comique du Festival. Pourquoi ce choix alors qu'on ne présentait au total gue

trois films africains? Blacks

Britannica,

Koff.

de

David

Ce film militant se propose de

mettre en cause "image toute faite d'une Angleterre tolérantea la police désarmée, afin de faire connaitre le combat ignoré de la communauté noire anglaise pour

égalité des droits.

Un montage eflicace fait alterner des exposés militants avec

des séquences dramatiques, dont chacune constitue un mini-récit a ta Chester Himes et illustre la violence de la répression. La séquence la plus étonnante met

en scéne le récit d'une arrestation arbitraire suivie de violences

policiéres 4 lencontre de deux jeunes noirs. L’histoire est racon-

tée off tandis que la caméra suit deux grandes silhouettes dans une rue anglaise : on lit, a voir le visage des passants, qu'il s‘agit de

Margaret Mead s’arrétant la, prononce quelques paroles

deux noirs.

misme, nité... et ment la a la fée

foule (filmée en grand angle), que

encore, au reste d'un banal opti-

cinéma

sur l'avenir de I'humala caméra quitte rapideforét enchantée en criant bye, bye. Belle legon de fantastique.

Le Chef est mort : vive le chef,

de Stephen Saab.

L'intérét

de

ce

film

était

@illustrer une récupération possible de la démarche ethnographique a des fins de propagande gouvernementale. Le Ministére

de I’Information et de la Culture du Cameroun a en effet commandité

dans

cet étrange

lequel

une

voix

document,

off style

années 50 commente trés pompeusement !’enterrement d'un

chefde tribuet les rites de succession, « La fete était grandiose, la

joie se lisait sur tous les visages », entend-on, tandis que défilent

devant les villageois, contenus derriére des cordes, les officiels camerounais, les pasteurs meéthodistes en rabat, le clergé catholique en soutane, etc. La

voix continue : « La preuve était

faite que l'Afrique peut allier civilisation moderne et enseigne-

Cette sorte de plongée dans la

commente

police,

cinéma.

est

festation,

un

um

[roid

rapport

de

monument

de

Les séquences de mani-

trés

violentes,

sont

construites selon le méme principe d‘implication maximale du

spectateur.

Si

l'on

effets sonores choc, sophistiquée de la

Maniérisme

des

ajoute

les

l'utilisation couleur, le

cadrages

tres

«in» {l’abus du grand angle par exemple), on aboutil a une fic-

tionnalisation extréme du « mes-

sage », dont le modéle pourrait étre le film policier actuel made in U.S.A. L'adhésion

du

spectateur

au

message est sollicitée a travers son adhesion a des codesdu récit. C’est la tout le secret du cinéma

s’activent

aux

culturelles. Si linterviewée. alias

prétresse de Melchisedec, joue le jeu avec un sérieux total. le

visage de interviewer révéle parfois, au gré d'un anodin champ-contrechamp, ’esquisse d’un sourire ironique. Par ce sourire, il renvoie le public a son

Propre rire (car la salle riait sans discontinuer) et fait méme monter ce rire d'un degré.

Ce

film

aurait

pu

devenir

le

scandale du Festival. Mais I'« effet Beaubourg» est bien connu : toute velléité de provo-

Blacks Bruannwa bléme déja évoqué. Poser sur un plan seulement moral la question de savoir jusqu’a quel point on peut admettre de la mise en

scéne dans le cinéma dit du réel, c'est masquer la question de fond : quel est le statut et la fonc-

tion du réel dans le cinéma documentaire?

Par ailleurs, pour dénoncer la commercialisation de la viotence, le film de Godbout montre lui-méme des séquences trés vio-

lentes. Naiveté ou roublardise? On se souvient tout a coup que Exhibition se présentait

un

film

comme

sociologique

le

la

La responsabilité en est renvoyée

Merci Monsieur Compas, Bernard Monsigny.

de

la fin par une pirouette antipsy-

meérite qu’on s’y arréte. Elle est

mécanisme

d*échanges

pervers, basé sur la complicité sadique, fonctionne ainsi a nu. au spectateur, d’autant que le réalisateur pense se dédouaner a chiatrique des plus sommaires.

Les ressorts mis en ceuvre par certaines émissions télévisées sont démontés de manieére exemplaire parce que perverse. Cela justifie-t-il un tel film? Derriére

Vimage,

Godbout.

de Jacques

entreprend

de

scéne

démystifier

quotidienne

la

du

réel dans les actualités télévisées. 1 fait ressortir les diverses mani-

riére laquelle s‘abritent les repor-

ters pour filmer des scénes d’horreur, leur responsabilité parfois

dans

femme.

Cette

production

I.N.A.

en effet assez représentative d'un nouvel académisme formel qui semble se répandre dans le docu-

mentaire de gauche.

Grace au banissement systéematique de la voix off. a la mise hors-champ de |’équipe de tour-

nage, il s‘agit de mettre en place un jeu

ficttonnel

par lequel

les

gens filmés semblent maitres du

Ce film, produit par 1'O.N.F.. en

(homme

sur

regarde

Un

theme:

pulations que subissent les documents bruts, la neutralité der-

Le cadre parodie une interview télévisée. Un journaliste en complet blanc s’entretient avec

boubou

ci, encouragée par les questions posées, déroule en toute confiance son délire religieux. Des gravures anciennes viennent parlois illustrer ses propos dans le plus pur style des émissions

La Prétresse de Melchisedec, de Robert Dangeas.

accents d'une chorale dirigée par un jeune diacre juché sur un tabouret, le tout sous l'eil bien-

seurs en

passé»...

Celle-

mise

cation s"y trouve absorbée et désamorcée.

du

mentale».

de propagande. .

et des dan-

ment

une «malade

le déclenchement

événements, etc.

de tels

Le jury du Festival a distingué le film. H l’a jugé exemplaire

pour illustrer le débat final sur le

theme : « Mise en scéne de la réalité». Or on en revient au

pro-

cadre

et

responsables

du

dis-

cours. Les effets de maitrise seront récupérés par le langage

structurel du film (montage, cadrages) qui. a lui seul, expri-

mera le point de vue du réalisateur. Fred Wiseman, dont il sera queslion dans notre prochain

numéro,

également

travaille

ainsi.

C'est

de cette maniére que

certains cinéastes se sont attachés a prendre au piége a images les

dirigeants

ou

les

lintervention

du

patrons frangais. Cantonner

chiliens

cinéaste au seul niveau structurel présente un double avantage : la

PETIT JOURNAL masquer et rapprocher

69

le docu-

mentaire de la narration de type fictionnel, ce qui renlorce sa prégnance. Une telle méthode permet tou-

« Cinéma

tes les manipulations possibles. y

compris la ridiculisation des personnages. C’est ce qui arrive ici. Monsieur Compas, ingénieur

«La

social chez Boussac, semble croire jusqu’au bout qu'on tourne un film a la gloire de ses

cuvres. Lui-méme avait d‘ailleurs filé des kilometres de pellicule sur le sujet, véritable aubaine pour le réalisateur qui

n'a pas manqué d’y puiser abondamment: M. Compas au petit Noél des vieux, M. Compas en

short distribuant des médailles en chocolat a des adolescentes en * camp de vacances, ete. A la fin, pour qui n‘aurait pas compris. un montage synthétique et muet a été tiré des archives

filmiques de M. Compas. que

de

Mahler:

Le

fenfant mort. C.Q.F.D.

Musi-

Chant

de

Des Rencontres « Cinéma et Histoire » organisées a Valence par le Centre de Recherche et d’Action culturelle et le cinéclub Jean Michel (F.F.C.C.) it me parait étre un peu comme de ces longues croisiéres transocéaniques durant lesquelles le passager, qui au départ ne connait du navire que le nom, et des autres

voyageurs que des visages indifférenciés, accéde progressivement a la familiarité des lieux et des personnes. En quiéme année, la

«Cinéma

et

cette cintraversée

Histoire»

m’a

La Bataille de Morgarten, de Erich Langgahr et Beni Muller.

donné

le

sentiment

qu’éa

Un more

Navire,

se

conjugue

un

certain a s’y rencontrer. a s’y trouver ensemble et pour quelques-uns méme, a s’y retrouver, mesurant ainsi, d'une année sur

concours de tir comméchaque année la bataille

historiquede Morgarten (1315) a la suite de laquelle les Habsbourg, quittérent la Suisse.

meilleure

une

connaissance

du

plaisir

gique : investir le plus compléte-

Vautre, avec la transformation du spectacle, leur propre transformation de spectateur.

temps déterminé (une joumée de

choix du theme : « 1900, la Belle

Le film suit un principe straté-

ment possible un lieu délimité(le village et ses abords) pendant un

fete}. Quatre caméras s‘attachent donc a suivre les différents grou-

pes de participants - villageois,

armée, clergé, notables - dans les

différents Chaque

moments

groupe

de

étant

la (éte.

déja

en

representation du fait de Ja circonstance. le film enregistre des fragments de mise en scéne. Le montagne, trés élaboré,

Sans

doute,

cette

année,

le

Epoque » aura-t-il contribué a accélérer cette évolution. Peutétre, tout simplement, parce que le référent n’existe pas, ou, mieux, parce qu'il n'est que réfé-

rent imaginaire. Difficile dés lors de loger la le discours aveuglément historiciste qui, par-dessus

le film, asséne

ses vérités:

les

contronte la multiplicité de ces

quelques tentatives ont tourné court, ne rencontrant que le vide.

la Suisse, la bataille de Morgar-

Vimpasse sur le seul bon point de départ : l'imaginaire du référent,

fragments, leurs contradictions. A trois reprises dans histoire de

Impossible

donc

de

faire

ten a inspiré des films de fiction.

les films réalisés entre

culier dans son unité de temps et

des spectateurs, de faire la part belle aux réalisations d’époque : celles des freres Lumiére et de

Et Vlinsertion de séquences tirées de ces films contribue a faire éclater le « réel » (en partide lieu). Dans la derniére partie, les discours violemment antiterroriste table appel a

officiels (dont Fun antisoviétique et comporte un vérila délation) oppo-

sent a cet éclatement structure!

du film leur prétention 4 unifier idéologiquement la féte et ses participants dans une perspec-

tive d'actualité.

Mais

le terrain

appartient déja 4 l'ennemi.

Dominique Bergougnan

et Histoire » 4 Valence

1895

et

1914, La programmation a eu le mérite, pour le plus grand plaisir

belle époque »

films - les Renoir, en particulier,

loués depuis sa mort a des tarifs exorbitants —]a seconde partie de

la programmation, comprenant les films sur l'époque, en dehors

de quelques cas, Bel-Ami de Daquin, ou Le Plaisir d‘Ophuls, n’a pas réussi a soutenir le choc

de la confrontation, L'intérét et l"émotion du plus grand nombre portés sur

Des différents problémes posés au spectateur d’aujourd’hui par la vision des

t-il donc, qui nous porte vers un

des spectateurs (les miens égale-

ment)

cette sera,

tion.

se sont

donc

premiére partie, dont il ici, principalement ques-

films « d’actualités » - je regroupe ici les films Lumiére et

Kahn — il a déja été assez récemment, Cahiers (articles de « Le Passé Filmé » n° Le Péron, n° 285) son temps, avait

question, dans les Comolli, 277, et de

et Bazin. en parfaitement

suggéré de quoi se trame notre

émotion devant ces images. Confirmation done pour une part. Cette émotion, décidément, on se saurait y échapper: les

tucioles hésitantes de ce monde perdu

n'ont

qu’a

paraitre

cinés

d’impalpables

pour

faire de nous les historiens halluarchives.

Elle sont 14 : toujours ce sera leur force, toujours notre faiblesse. Quand bien méme

ne nous offri-

raient-elles - et c’est souvent le

cas — que les spectacles les plus

banals,

les reconnaissances

les

plus pauvres, elles nous surprennent encore; et quand, au plus loin de tout effet, nous assistons

4 d'anodines mises en scénes, nous en sommes, pourtant, affectés. Cela reconnu, il m'a semblé

découvrir 4 Valence quelque chose de plus. qui tenait sans

tées, en grand nombre, les actua-

Programmation

lités de la Collection Albert Kahn et des Archives Nationales du Film, enfin des films Gaumont, ceux de Feuillade, Jean

doute 4 la fois a la richesse de la et au

souci

de

présenter les film tels quels, en état brut de leur réalisation. Imponance de ce double état:

culier. Est-ce a mettre sur le compte de la puissance des effets

jusqu‘a présent, on n‘a pu et on Ne peut voir seulement ces trés courtes bandes {environ | Minute chacune) qu’en quantité

la défection de quelques grands

quelqu’heureuse

Durand, Léonce Perret, en parti-

produits par ces films, ou bien de

Valence, un exemple de ce type

de manipulation. en passant le film de Turenne Portrait @'Albert Kahn, dont le texte, aussi arrogant que roublard, illustre parfaitement la technique du comment - taire ce que les images disent.

leurs opérateurs, celles de Geor-

ges Méliés, a quoi se sont ajou-

hasard (et. du coup, le spectateur ne manque pas a combler la dimension de Ja perte par quelque fétichisme) ou encore, sélectionnées. agencées, retramées par un projet extérieur et nécessairement étranger. On a cu. a

trés limitée, au goutte 4 goutte de rencontre

de

Cet obstacle levé, que se passe-

nouveau

rapport

a

ces

films,

lorsque nous n’en voyons pas un,

deux ou méme dix mais, comme

ce fut le cas, plus d’une centaine? Qu’éprouvons-nous lorsque

nous ne voyons plus une image de la Tour Eiffel mais dix fois

cette image, sous tous les angles; non plus un unique « panorama» (sorte de travelling: la

caméra

étant

placée

sur

un

mobile, soit bateau, soit train) des berges de la Seine ou des

bords du Grand Canal de mais, enchainés l'un l'autre, des panoramas Tamise ou la Clyde, sur le

Venise aprés sur la Nil ou

le fleuve Jaune; ou encore

lors-

que les opérateurs ont voyagé sur tous les trains du monde pour filmer tous les bords de voie ferrée du monde? Bref, comment recevons-nous ces redoublements, ces échos imaginaires, dés lors qu’ils semblent devoir, inépuisa-

blement, répéter?

en

se

succédant,

se

Je dirai qu’alors, comme légérement écoeurés, voire ennuyés, nous avons le sentiment que, des signes du monde, ces films sont

eral. c’est-a-dire leur catalogue et, partant, leur mise a mort, de ce simple et seul fait que dans le catalogue on cesse de voir ce qui se présente pour n’étre plus sensible qu’a l’effet de catalogue.

effet léthal précisément. par uniformisation, homothetie du

regard. Avoir, sur tout, le méme point de vue revient, on le sait — la T.V, se charge de nous le res-

sasser -, a n’avoir plus de point

PETIT JOURNAL

ment, s'il arrive que, action terminée, les « personnages sortis »

du champ, la caméra continue a enregistrer le vide, c’est alors la

dissolution du référent que nous avons sous les yeux. quelque chose dirrepérable, peut plus dater. En

qu'on ne sorte que

dans les deux cas. par addition ou soustraction de temps, nous nous retrouvons 4 la fois en-dega

et au-dela ct du temps historique

et du temps di¢gctique. non plus dans le rapport passé-présent-

Onésime

dans

lequel

peut-étre

mais

tant

la

matiére

leur

fait

peu prés ricn ! Pas le temps pour

le monde comme il ya une facon Kahn, c'est-a-dire un projet

technique sur quoi les opérateurs avaicnt a se conformer) le monde se réduit a ce modeéle d'enregislrement, soumis 4 ces prélévements répétitifs et identiques qui. tinalement, retranchent plus qu’ils ne donnent. Nous voici donc riches d'images pauvres, détre la répétition du méme sous lapparence fragile de ia diversité des signes. A cette indifférence dont l’objec-

uf est donc finalement moins le

responsable que I*instrument docile, autre chose encore me

semble concourir.

Autre

chase

qui reléve du rythme, d'une sorte de pulsation interne 4 ces images: quelle que soit la chose fitmée. quelqu’action que nous ayons sous les yeux, elle n'a pour unique durée que le dévidement

complet du chargeur, soit environ une vingtaine de métres de bobine.

A

force, par répétition,

va-el-vient

installant

constant,

a

dans

la

un

fois

dans le sentiment de la plus grande présence de ce temps

passé et dans cet autre, non plus seulement de la perte, mais de sa

dissolution dans le temps propre, autonome et complet, du dérou-

lement de la bobine.

Un tel va-et-vienr n'est passible que parce que, tout d’abord,

Faction

dans

ces

films,

aussi

morcelée soit-elle. nous apparait toujours en temps réel, et, par la, le référent gagne, en effet de réa-

lité, ce que jamais le plus savant des montages ne saurait produire.

Ce

gain,

pourtant.

reste

toujours limité, de ce que la réa-

lité n’apparait que soumise a l'autre temps. celui de la

machine.

La

bobine

s’arréte-t-

elle en pleine action? Voici que

cette réalité s’avoue comme irrémédiablement perdue. notre illusion de présent renvoyée aux abymes du passé. Mais. inverse-

bien

enore,

ce

peut

étre

contre et le choc de deua espuaces en deéfaut, de deua corps fotlants dans Vimage) que s‘impose le

plein du corps filmique.

Quant au second cas. de nom-

paradoxe 4 quoi tient le burles-

corps.

défis obscenes

a fa prise

cinématographique. ne porte a sa tension la plus forte la consistance du corps filmique que

parce

quelle

laisse

supposer,

et

sion

pour

les anarchistes Au

point

que

de

les

nous

serions tentés d’accuser de mensonge ces images trop insuffisan-

nous

Ou

ces ouvriers de vraiment travail-

ussassiner.

temps.

autre consistance apparente que de spectre. qui vient hanter le commissaire Juve.

constante, la menace de !a perte de ce corps, son éclatement. une apocalypse du signifiant.

ler, pour ces bourgeois de vraiment les exploiter. Pas le temps pour les présidents de gouverner

rait-on dire, car il y a bien une

C’est parce que Fantémas peut étre tous les corps et donc n’en avoir aucun quil devient le NOM-CORPS cinématographique par excellence. préseni et absent, partout et nulle part, sans

que : que la violence des effets de

et

qu‘avons nous appris au juste? A

« fagon Lumiere » d‘uniformiser

la

série des Fantomas de Feuillade.

@autres étres s‘apprétent, mer

unité

bel

breuses projections d’Oneésinie ct de Max Linder ont vérifié ce

deéfaut — de ces corps. de passage,

de nous imposer la méme

le plus

certainement

sensible, un champ qui se vide {fait le vide) d‘étres fantématitrop tard. a entrer. De ces corps - 4 peine ose-t-on ainsi les nom-

de temps, le film contraint le spectateur 4 une sorte de déplacement de la perception du

cas,

reste

comme on le voit sur cet étonnant photogramme quasi langten, dans le superbe A/isiére des Roches de Kador de Léeance Perret (par le redoublement, Ja ren-

ques

enregistré que sur un méme modéle (un méme patron pour-

premier

futur, mais dans une autre dimension, celle-la peut-étre qui. en l'annulant, nous donne I’idée de leur tension, assez proche en cela du « reichen » qu’Heidcgger désignait comme la quatrieme dimension du temps. Et, finatemeni, pour le spectateur, toutes ces imuges ne pourraient-elles pas se ramener a celte unique-c dans un temps irrepérable mais

de vue sur rien. Ainsi, de n‘étre

Du

exemple

tes : décidément non,

1900, cela

devait étre autre chose! Et l'on

En fin de programme, conclulogique

de

ces

« Rencon-

tres », la projection de Totd, une anthologie Comolli en

tion.

de Jean-Louis portrait confirma-

F.G.

songe alors 4 ces peintures de fa

vie quotidienne, par Bouguereau, filmées par Grémillon dans Lex Charmes de Vexistence. Ev

voici que s’affrontent deux réferents: ici des chairs épanouies, débordantes, un appétit de vie.

une

débauche

de

matiére:

la

leffet presqu’ascétique porté par

des corps incertains, fragiles de

ne devoir leur apparence qu'au jeu différentiel des noirs et des blancs. Tout se passe comme si

les corps récls. confiés au celluloid.

ne

s‘élaient

point

mais que seul

un

reflet

sans épaisseur flottait a la surface de l’écran. Aussi, parmi les films de fic-

tion vus a Valence, les plus pas-

sionnants m’ont paru étre ceux qui précisement approchaient au plus prés, ou méme atteignaient

4 cette résolution, Comment donc passer du corps flottant au corps filmique? Par deux modes. au moins, soit par exces

d'absence, soit par excés de pré-

sence.

sont dies 4a Anne-Marie Miéville, [len va de méme de toutes les photos de la partie du

numéro intitulée « le dernier réve d'un producteur » (pages 71a 129)

encore

pleinement résolus en corps filmiques

Les photos qui se trouvent aux pages 4, 5, 6. 7, 27, 33, 34, 35 de notre numéro 300

Seule, l’'abondance des matie-

res a pu nous faire reporter au prochain numero la critique de certains films tels que le Navire

Night

ou

L’Hypo-

qu'un

dossier

consacré

thése du tableau volé,

ainsi

cinéaste

Fred

Wiseman

americain et

que

au

certaines

réponses suscitées par notre numero 300.

7

Manoel

Amour de perdition es\ le troi-

siéme flim que Manoel de Oli-, veira consacre au théme de! «amour frustré». Les deux Premiers, jusqu‘ici inconnus en France. sont Le Passé et le pré-

sent et Benilde. Amour de perdition d'un

est l'adaptation littérale livre du méme titre, di a

Camilo Castelo Branco, l'un des grands écrivains portugais {1825-1890) de l’époque roman-

tique. Le livre fut déja adapté deux fois a l’écran, la seconde fois par Antonio Lopes Ribeiro

qui

fut, par ailleurs,

le produc-

teur d’Oliveira pour = AnikiBobo. Dans l‘ceuvre considérable de Camilo, Amour de perdition (1861) fait un peu figure d'exception : négligé par son auteur (qui Pécrivit

en

prison

et affirme

-

cest dit 4 la fin du film - ne Vavoir

jamais‘ rouvert

par’la

suite}, il est devenu l'une des ceuvres les plus populaires de la littérature portugaise. D’ou,

sans doute,

le mauvais

accueil réservé au film au Portu-

gal, coupable d’avoir touché a un monument national, d'avoir pris

le livre comme

un texte 4 quoi

confronter des images {peu de films, dans l'histoire du cinéma,

de Oliveira et Amour

tes chacun et en noir et blanc,

déplut donc. I! déplut aussi 4 la profession cinématographique

portugaise, ce qui est moins surprenant,

ladite profession ayant

toujours été embarrassée par son

seul

et (génant)

(aujourd’hui ne dut

grand

cinéaste

74 ans). Le projet

de se faire qu’a

l’appui

total de quelques cinéastes amis.

tels qu’Antonio Pedro Vasconcelos. Le tournage, entravé a plu-

sieurs reprises, déroulé dans

semble s*étre la mauvaise

volonté générale. On dit méme que le film aurait des difficultés a

obtenir la prime a ja qualité qui existe aussi au Portugal.

Tl est vrai qu’Amour de perdi-

tion, avec son budget de prés de

deux cents millions de centimes,

institut Ponugais du Cinéma, le Centre Portugais du Cinéma

(les coopératives), Cinequipa, et

la Télévision Portugaise.

et

que (pour reprendre les termes de René Girard). Cette méme

réaction de rejet s'est manifestée

au cours du débat qui suivit la projection du film a la Semaine des Cahiers, de la part de A. Coimbra Martins, spécialiste de

Castelo Branco et ambassadeur

du Portugal en France: le film serait a la fois trop long (plus de

quatre

heures)

mais aussi

trop

Dans

le choix

abligé du

voit,

malgré

16

une

perte de définition de l'image, la possibilité de gagner en stylisaen

pouvoir

suggestif.

du naturalisme, il a pris le parti

de tourner dans les studios de la Tobis Portuguesa en y faisant refaire les décors qu’il était allé préalablement

repérer.

Le repé-

rage des lieux a été son premier

travail. En elfet, le texte de Castelo Branco comporte, en dehors

du dialogue, fort peu d’indications scéniques et c'est a ce

la

niveau qu'Oliveira est intervenu, optant pour la reconstitution et le studio, avec les risques de bruits parasites ou le manque de main-d’euvre qualifiée (pour peindre des décors, par exem-

six épisodes de cinquante minu-

puis du texte. qu'il a découpé le film puis choisi les acteurs. Ce sont. pour les quatre principaux réles, des amateurs, les autres, au jeu un peu plus appuyé, viennent

dense, pas assez échevelé. un peu

froid méme.

Manoel de Oliveira attribue en

partie

ce

mauvais

accueil

a

mauvaise influence des feuilletons brésiliens qui déferlent a la télévision portugaise, certains longs de centaines d’épisodes. Amour de perdition, diffusé en

précision

rohmerienne,

Rohmer dont Oliveira admire le

Perceval dont

il est. par la thé-

matique, assez proche) est le récit des amours contrariées de Simon Botelho et de Thérese de Albuquerque, deux jeunes gens appartenant 4 deux familles nobles et ennemies de Viseu. Amour contrarié au plutét impossible et vécu

comme

tel jusqu’au

bout

par les héroS, avec un tranquille

sociales

et

tion

bref

une

toumma en 16 mm Eastmancolour. Le film sera gonflé. Les producteurs du film sont, outre

veira dut renoncer au 35 mm

Cinéaste depuis toujours éloigné

vu),

Ce texte, suivi a la lettre (avec

pour les perdre (ou pour Ies sau-

d'avoir tiré te film dans la direction de la vérité romanesque et hon pas du mensonge romanti-

est

propre mot, il s’est alors contenté d‘« ajuster » les acteurs au texte,

fois le prix d’un film moyen. Oli-

gais, puisqu’il coiite environ cing

Oliveira

qui

les a sélectionnés a partir de leur voix, de leur facon de lire Ie texte, de leur capacité 4 mémoriser de longs passages. Et ensuite seulement de leur visage. Selon son

acharnement que rien, et surtout

mm,

et ce

en général du thédtre. Oliveira

est, €conomiquement aussi, un monstre dans le cinéma portu-

auront poussé plus loin l’examen des rapports entre ce qui cst montré

de perdition

ple). C’est a partir de ces décors,

pas les manceuvres des familles

ver malgré eux) n’entame. C'est le théme cher a Oliveira de la suspension des lois ct des normes et

leur

remplacement

par celles que les héros se forgent

eux-mémes

et

auxquelles

ils

obéissent jusqu’a la mort ou la folie. Finalement Simon tue son rival (le cousin de Thérése), est

mis au ban de la société, renié, jeté en prison, avec pour seul ami

un maréchal-ferrant du nom de Jodo de Cruz dont la fille, Mariana, voue 4 Simon un amour

sans espoir qui.

lui non

plus,

ne

se

démentira

jamais.

Condamné a mort, puis 4 l"exil, Simon s‘embarque au moment méme ou Thérése, entrée dans

un couvent, meurt, Il meurt a son tour et son corps est jeté a Ja mer. Au méme instant, Mariana qui l‘avait suivi sur le bateau se précipite et s’engloutit en serrant

le cadavre contre elle. De l'eau remonte une poignée de lettres. les lettres de Thérése et de

Simon : le sujet d*Amour de per-

dition.

La durée du film peut étre un obstacle a son exploitation ou encore

un

défi a la paresse

amateurs

de

«cinéma

des

filmé»

{expression forgée par Biette dans ce méme numéro). Oliveira

insiste pour que

continuité.

le film soit vu en

Pour uné

fois, il ne

s’agil ni de caprice d’auteur ni de terrorisme: Amour de perdition est des rares films dont la durée est la matiére méme, Comme tous les grands films, il est a la fois, comme

disait jadis Rivette

de Rossellini, trés lent et d'une invraisemblable rapidité. On chercherait en vain le moindre

tissu conjonctif dans ce film ot le dépli du texte va de pair avec une

constante Vespace.

réinvention

De l’espace filmique.

de

On a compris qu’on repariera, aux Cahiers, d'Amour de perdition,

Serge Daney

72

PETIT JOURNAL

LIVRES Subversion de l'image?

Deux ouvrages. récents, relancent

Ja question de la subversion de

l'image. Mais « Le sexe a I’écran » comme « Le cinéma, art subver-

sif», pensent encore !"érotisme en termes de dévoilement.

Lever les

voiles, les jupes de la vérité, révéler les nudités, ce serait faire subversion! La scéne est tracée: liberté ct révolte contre les Tartuffes de

Vordre moral. D’un cété les tabous, le code Hays et ses merveilles obsessionnelles — bref, I"hypothese répressive, de l’autre la « libération ». On « conquiert la nudité », on assiste 4 « Pavénement des systémes pileusx » (Lenne), on « libére le sexe coupable » (Vogel). Contre les cagots. les censeurs qui interdisent et coupent, le refoulé d*hier

ferait subversion...

Pourtant en rester au plan des contenus,

c'est se donner la partie

belle, se contenter de petites transgressions. La tenue du fichier des perversions (plus ou moins esthétisées, plus ou moins explicites

jusqu’a l’évidence du hardcore contemporain) ne dresse. au bout du conipte, qu'un catalogue édifiant. Dans sa soifde mobilisation libé-

rante, Vogel - qui a beaucoup lu — balalre ses illustrations splendides

daphorismes a la Bouvard et Pécuchet. Ainsi « l"excitation délicieuse

et coupable liée 4 tout spectacle interdit.», ou « le phallus qui ~ dans

le cinéma moderne -constitue un pas en avant » (sic !). Bref. leschéma est simple. A droite "interdit. ailleurs (?) sa représentation qui suffirait a faire acte libérateur. Jamais le code et ses modifications fitmiques ne sont analysés tci en tant que faire social. Pourtant notre époque, qui a l'apparence de consommer rapidement les formes, est peut-étre la

période historique qut les reprend. qui les recycle avec la plus grande

rapidité. Feuilleter ces catalogues de figures érotiques c'est repérer ces repriscs malgré une apparente obsolescence.

Si Lenne se fait parlois incisif, Vogel. lui, miate tout. Dans son livre,

Bufiuel cétoic le toc d'Arrabal, Vertov celui de Herzog et Godard celui de Makavejev... Au ciel de cet Eros suns équivoque, toutes les vaches sont vraiment grises. Et pourtant. ces photos ressortent d’autre chose que d’un banal fétichisme. Fixes. fixés, ces ex-mouvements sidérent par-dela I'évidence des contenus. Et s‘il est quelque chose de

troublant ici ce n’est pas |’évidence du sexe. C’est peut-étre ce que Sylvie Pierre (Cahiers n° 226) avail repéré dans I’acte d’extraire un pho-

logramme (ou une photographic de film?) de la scéne d’ou il était présent. Sil y a Grotisme ici, il réside sans doute plus dans l"obtus, dans le troisigme sens de larréié que dans ie manifeste du corps. Perniola,

sexes des étres parlants. Quand Godard demande dans Numéro deux :

« Est-ce du cu! ou est-ce de la politique? ». il met a mal I'homogénéité

de ces pseudo-catégorics. Et la violence de sa question c’est de ne pas refourgucr tout de suite unc tranquille et benoite synthése marxo-lreu-

dienne.

Une question formelle/technique hante la modemite : ot: placer la camera? Cette question restait imposée dans lespace classique ot la sexualité était sur-signifi¢e par le symbolisme. Ah! les trains et les

tunnels chers a Hitchcock... Dans fe cinéma é¢rotique/pornographique, la perspective s‘inverse. I] ne faut plus cacher, il faut au contraire

— parce que c’est impossible — tout montrer.

Mais ce retoumement,

fit-il accompagné de lu Liste standard des themes exclus hier, ne tait

que moderité de carton-paie, si le cinéaste m’avance pas la question du: «qu’est-ce que filmer un corps?». Quelques-uns lont posée. Pensons a Hanoun (/.¢ Regard et La Nuit claire) a Godard (dA bout de soufile a Numéro deux). a Bresson (Lancelot), a Renoir (Cordelier)a

Zucca (Roberte)...

Iya

un enjeu de la saisic du corps. celui de

échelle. du grain de la peau... Et celui-ci ne se rabat pas sur l"oppo-

sition simple nu/habillé. La nudité ne serait-elle pas le phantasme

lisse d'un sujet plein, non fendu, hors manque? Et s‘il n‘existait pas plus « de parti du corps », que « d’escalade du nu ». s*il n’existait que des agencements multiples de # sexes? Cette perspective-la permet-

trait au moins d‘abandonner les pseudo-devoilements. Bien sir, de Botticetli au Crazy-Horse Saloon, le theme de la vérité nue a hante les représentations occidentales, Mais, au moment méme de la naissance du cinéma, Nietzsche disait la nécessité d‘abandonner la vérité/nudité pour recourir aux perspectives pulsionnelles. « Est-il vrai que le Bon Dieu est présent partout? demandait une petite fille 4 sa mére... Je trouve cela indécent »: Le Gat savoir . Christian Amos

Vogel.

Descamps.

Le cinéma, art subversif (Buchet-Chastel)

Gérard Lenne, Le sexe a l'écran (Henri Veyrier)

dans « Icéne, vision. simulacre », rapporte la trés ancienne — et tres

actuelle — querelle des icénolatres et des ic6noclastes du début de I’ére

chrétienne. Car a l'image, a la representation, on croit toujours. Et la crainte des icénoclastes, ce nest pas tant que Pimage altére, déforme.

Ils ont peur que l'image soit Dieu, sans rien derriere. dans son évi-

dence nue. Eux, au moins, prennent en compte

trigre de la représentation.

la puissance meur-

Penser que la nudité seule casserait ta

représentation, c'est - a certains ¢gards -— encore croire a l'évidence de cette puissance. Pourtant, on sait que l"image ne peut faire signe qu’a la condition de travailler le code, l"énonciation. Penser naivement que le corps trouble, c'est ne pas voir que ta « libération » actuelle releve de stratégies homologues a !"économic politique du signe. Tenir des signifiés sexuels, c'est se donner une sexualité qui, représentée, serait

capable de faire subversion. On oublie alors que le désir de tout voir, que le désir du plein, c'est précisément le désir majoritaire. imposé. du modele social. Ainsi. le corps phallifié — majoritairement féminin,

mais ca ne change évidemment rien - reste-t-il la clef de voute de la

* publicité, de la mode. de l'économie... La nudité-signe reconstitue un

corps sagement totalisé.

Pourtant, par-dela les nudités fonctionnelles, designées, opérationnelles, qu'en est-i] des tentatives d‘articuler les butées du rapport des

Les Mille et une Nuits, de P.-P. Pasolini

A paraitre

CAHIERS

Dt. CINEMA

Numéro

ENTRETIENS

Hors-Série

JEAN

AVEC

RENOIR

I Entretiens déja publiés dans les Cahiers par J. Rivette et par J. Rivette et nouvel entretien par J.-L. Noames par M. Delahaye par M. Delahaye

F. Truffaut (1): n° 34 (avril 1954) F. Truffaut (2): n° 85 (mai 1954) par J. Rivette et F. Truffaut: n° 78 (spécial . Jean Renoir-Noé] (« propos rompus »): n° 155 (mai 1964) et J.-A. Fieschi: n° 180 (juillet 1966) et J. Narboni: n° 196 (décembre 1967)

1957)

II Entretiens télévisés

Jean Renoir vous parle

(1961)

Propos de Jean Renoir sur seize de ses films

Renoir le patron

Transcription du texte de deux émissions de la série « Cinéastes de notre temps » réalisées par Jacques Rivette ~ La recherche du relatif

- La régle et l'exception

Iconographie inédite Edité par les Editions de {Etoile — S.A.R.L. au capital de 50.000 F - R.C. Seine 57 B 18373 - Dépét Iégal a Iégal a la parution Commission paritaire Ne 57650 - tmprimé par Laboureur, 75011 Paris Photocomposition, photogravure, PMF, 35, rue de lErmitage, 75020 Le directeur de la publication: Serge Daney - Printed in France.

Panis

Prix F

Ophuls Max tola Montes [B81 La Honde (25)

bet Georg Wilhelm UOpere de quat sous (17)

Shecial Cocteau [128-1391 U2"Belle et ia béte. Le Bows Yantoine de Pulyoy, dialogues [dede Sege Jean Cociasul

Pasolim Prar Paolo Oedipe Ho: (97) Polanské Roman Le Bal des vampwes [1541 Ray Nicholas Johnny Gurtar 11451

AVANT-SCENE CINEMA

Renow Jean La Chrenne (162) sna Alan jence (1954 Rohmer Eri Ls Collectionneuse (69) Ma nuit chez Maud (98) La Marquise dO (173) Charlatie et son steak, C M. (69) Perceval le Gatlors (2211 Alon! Francesco Main basse su: lu ville (1691

BIMENSUEL

Chaque numéro contient un long métrage dialogues in extenso et découpage plan 4 plan aprés passage A la table de montage. nombreuses photos. et en suppiément : » Cinémathéque = : courts: métrages. dossiers, archives, documents, filmographie, ou » Antho-

logie « : études consacrées oux + grands « du cinéma. La plus importante collection internauonale de textes et decoupages intégraux. Format 18 x 27. L'Avant-Seéne cinéma a publié plus de trois cents films, la liste par titre ci-dessous, n'est pas exhaustive. Catalogue complet sur demande

(découpez le bon ou bes de Ja pega)

-

Roullet Le Mur Rorler Adieu

Remarque : les prix de chaque numéro figurent en face de chaque titre, Ila sont différents selon qu'il s‘agit de numéros, simples, doubles, en reprographle (pour les numérog épulsés) ou de numéros spéclaux. Pr Prix Allan Woody F ‘ Annie Hall (198) 10 Allo René Paquin Loute Ae obtiserds 1122) 2p | be Point du tour (705) 10 Antonton! Michelangelo Le Désert rouge (49)

AutantLara Claude La Traverse de Paris (60)

Demy ta Jacques 20 | Coie

2

Ey

2

Bardem ven Antonio Mort dun cycliste (34) Becker Jncquex Bowe Sor Casque dor (431 Bergman Ingmar Persona (85) Une Passion (109) Cris et chuchotements (142) sertoluect Bernardo joluect Barna Prima dalla rivoluzione (821 Bibermann Herbert Le Sel de la ter e (115) Bunuel Lula

wo | Fetal La Strade (1021

20

Ue,Charme, diecast 138)

2

Lowwe raedos aa

29 7 Un homma dans In foule {40}

Toate a) nature de Bernaderte Cocne Marcel Loa Vistteura du solr (12) {Sc et D Jacques Preven)

39 | Kenton Le MecanoBuster dnérates (155) 70 Kurosawa Abira fas Sept Samourars (113) 2 20

2) G"Grantucnen a Chaeau tantesique ntasiqu (221 7 1 Ue Mouchard [451 2 3 | Une Femme m 30 | A bout de souttle 179) La Chinoise 114) Hamer Robart 20 | Hamer Rober inal n

Mazarin (89)

Y

drame

Ores “et De dees

Clair Aes Eniracte et} A nous ta ibere (Bot Clamentara René deux Inrecdits. (15) Clourot Henrl-Georges Ue Solaire de ‘a peur [171 ls Corbesu 1185)

oe

ade Dieu 1710)

Karan Ea A Tat d'Eden (163)

avai 1291 ite Fritz 20 | Lang

AVANT-SCENE O

Saura Carlos Anne ef les luuns [1521 Sauter Claude Les Choses de la ve (103) Vincent Francars Paul et eutres (152)

Fates

Loe Enfants) du paradis

Spbcial Gtrohelm 182/04) Lea Ri Intdge 9 heures) Uintagral

39

Schlondortt Volker Le Coup de gréca (181) Glee Virtorla de Le Voleur de bicycletie (76)

bad 20 20 Py

Sternberg J von L'Anga bleu (57) Tacchella Jean-Charles Cousin Cousine (184) Tenner Alain La Salamandre (125) Charles mort ou vit (108) Tavecner Bertrand Le Juge el Dassassin (170)

ue

»

Tourneur Maurice Volpone (189) Traftaut Frangos iEntant sauvage (107) LHisiove d Adele H 1165) La Chambre verte (215) Vaden Roger €) Dieu crea ta lemme (20) Vidor King Natre Pain quotidian (167) Viscont) Luchino Violence et Passion [159] Walsh Reout Gentleman Jim (167)

Ed

20

20 20 2

Widerberg Bo Adalen 31 (124) doe Hil CM. (124)

z0BY

Villardebo Carlos Lau ol la pierre, CM. 19) Wilder Billy Fedora (216) Zetterling Mai Jeux de null (67) Zulawaki Andrzs} mer (158) ‘important ¢ est

20 20

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BIMESTRIEL AVANT.SCENE

OPERA

Chaque numéro contient : le texte intégral bilingue d'un opéra avec études, un commentaire musical et littéraire. I'cauvre a l'at-

fiche. discographie. bibllographie et iconographie trés compléte. Format

18 x 27

OTEHA par ordre. chvanologiaus dy puaicwion igurent on Inca de chaque numéra (numéron Simatesbu double

30

La

Tire 1 La Fldte enchantée 3 Otallo 4 Aida 5 Oriéo 6/7 LOr du Rhine 2 te Walkyrie § Polleas el Mélieande

de

l'Avant-Scéne

pour

| | | | |

N° Trea 10 Fldplio 1 Tosca, 12 Seaglind 13°94 La Crepusuln dex Dicus 15 Soman ne Dato 10497 Cone far ‘tutte (nt oouatey 14 Didiw ot Enee Lt Lo Nom d Oadipe iy Senun Boccaneysa 2U La Boheme

Pen zs 626 $0 28 30 2 2a 28

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1

PC Ci Je

désive

Opéra

Vétranger

Prix} 28 ze] 20 me] ga 50 3a a

2 Faust (Gounod!

AVANT-SCENE

total de voire commande et adressez-nous votre C.C.P. Paris 735300V Tél. 325.52 29. MERCI.

Special Carné-Provert (72/73)

Schoendoerffer Le Crabe-tambour (208)

Prénom. le

3°}

Spdeial Murnau (190/191) Faust@ (d6coubage Eric Rohmer) Dernier dex pathommes nuité photographie on 500 {conti pho. fos), Tartulte (extraice) 20

les

OPERA

recevorr

indiqués

total de numéro 32

sjoutez 20% a votre comande) - 1 Je désire m'abonner & I"Avant-Scéne Cinéma pour un an vingt numéros 155 F (tranger : 190 F]. NOM

Specia! Resa 101/621 ioxhumia de latchermon amour. Le Mystere fe tatther 15 Van Gogh »

LAvant Seine a die ateuun par ls moostere de UDdaganion Mat shui dewint Gtr ane Hemans daas das aequisiiens dio namstire ad des hiblorh

CINEMA

Je désire recevair les numéros indiqués ci-apras Cinéma soit un prix de {attention

11968 a 19721

30

Schatzberg Jerr LEpouvantall (140)

20 20

Matle Le Fou Feu Louis taller (30) zo | te tater Mackiawicz Joseph 20 Somiasse aur preds nus IhB} 29 | be Gominsse aux preds aus 106) Malville _Jean-Pi Lo Dinos (24) 0 Mizoguch! Kany! Uns Contes de ly lune vague anes 10 | lu pluse (1781 ee eee ee eee

TM

Uarovan-ctel 1222]

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Special Godard (17171721 Pierrot io lau, Les Carabiners et Tey > loviables « de Godad

ville ouverte [711 Serge [(75) Sc. at D JP Sartre) 20 Jacques Philippine (31)

Spécial Gunwal (77/20) Un chien andalav, L'Age dor. Langa. earerminsreur Special Vesconts 122/231 Le Guenard et Terra treme lextrans) » Special Emenstenn (80/511 Ivan le terble (3 pares »

»

‘Chaplin Charlie Hommage (testes st 230 photos) (219220)

Ruspoli Mario Des Hommes de ia baleina, CM (28)

Py

Loach Kenneth Fomily Lite 1133) 20 | telouch Clouds Un homme et une femme (65) Losey Joseph 20 | Me Kian 1175)

Ghabrol Claud La Femme Intidete (92)

rico

Hava ie Howard Howard

Sodcial Marcel Ophuls Le (127/128) Chagrin at la pie

OW Gethin (193/194) ance duns nation Ihe battle 70

les

ci. aprés

numéros

de

a

soit un prix

un 50.

© Je désire m'abonner & l'Avant-Scéne Opéra pour un an six numéros 139 F (étranger 179 F). Adresse

reglenient

|‘Avant-Scéne

Attention pour I'étranger prix de F au leu de 28 F et 58 F au lieu de

+ L'Avant-Scéne.

Code Postal 27, rue Saint-André-des-Arts, 75006

Paris

.

CAHIERS DU CINEMA 301

15 F.

Ne 301

JUIN

1979

HOLOCAUSTE Le Four banal, par Sylvie Pierre

p.7

Point de vue, par Pascal Kané

p.12

Entretien avec Daniel Sibony, par Serge Daney et Jean Narboni

p.17

FRANCE

TOUR

DETOUR

DEUX

ENFANTS

Premiéres impressions, par Jér6me Prieur

p.25

Ralentissement,

p. 29

par Alain Bergala

CINEMA ET LABYRINTHE La vision partielle, par Pascal Bonitzer TORRE

BELA:

Entretien avec Thomas

p35 Harlan, par P. Branco,

S. Daney

et T. Giraud

p. 44

CRITIQUES Gibier de passage (R.W. Fassbinder), par Jean-Claude Bietie

p. 49

La Mort du grand-pére (J. Veuve), par Jean-Paul

p. 51

Fargier — Les Chaines du sang (R. Mulligan), par Jean-Pierre Oudart

PETIT JOURNAL 1. Rencontre

avec Wim

Wenders,

par Walter Adler

p. 54

2. « Nick's Movie », par Laurence Gavron - 3. Entretien avec Fred Roos, par Lise Bloch-Morhange et Serge Toubiana p. 60 QUATRIEME

SEMAINE

DES CAHIERS

Verboten ! (S. Fuller}, par Nathalie

Heinich — Les Funéraifies du vieil

p. 65 Anai (J. Rouch), par Yann

Lardeau

p. 66

« Cinéma du Réel» a Beaubourg, par Dominique Bergougnan — « Cinéma et Histoire » a Valence, par Francois Géré

p. 67

Manoel

p. 71

de Oliveira

et Amour de perdition, par S. Daney ~ L/VRES : Subversion

de l'image ?, par Christian

Descamps-