Byzantins et ottomans: Relations, interaction, succession 9781463233624

This book offers a comprehensive study of the many points of contact, influence and exchange between Byzantines and Otto

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French Pages 288 [286] Year 2011

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Byzantins et ottomans: Relations, interaction, succession
 9781463233624

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Byzantins et ottomans

Analecta Isisiana: Ottoman and Turkish Studies

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A co-publication with The Isis Press, Istanbul, the series consists of collections of thematic essays focused on specific themes of Ottoman and Turkish studies. These scholarly volumes address important issues throughout Turkish history, offering in a single volume the accumulated insights of a single author over a career of research on the subject.

Byzantins et ottomans

Relations, interaction, succession

Michel Balivet

The Isis Press, Istanbul

ptS* 2011

Gorgias Press IXC, 954 River Road, Piscataway, NJ, 08854, USA www.gorgiaspress.com Copyright© 2011 by The Isis Press, Istanbul Originally published in 1999 All rights reserved under International and Pan-American Copyright Conventions. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system or transmitted in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, scanning or otherwise without the prior written permission of The Isis Press, Istanbul. 2011 v

ISBN 978-1-61143-806-2

Reprinted from the 1999 Istanbul edition.

Printed in the United States of America

Michel Balivet est né à Marseille en 1944. Après des études universitaires d'Histoire à Aix-en-Provence et Paris, il séjourne d'une manière ininterrompue en Turquie et en Grèce de 1970 à 1986. Il y exerce successivement les fonctions d'assistant à l'Université Hacettepe d'Ankara, de maître-assistant à l'Université de Thessalonique, de membre scientifique de l'Institut Français d'Études Anatoliennes d'Istanbul et de chargé de recherche au CNRS, à Istanbul d'abord puis à Paris au Centre d'Histoire et Civilisation de Byzance, dirigé par Gilbert Dagron, professeur au Collège de France. Il est actuellement professeur d'Histoire turque, byzantine et ottomane à l'Université d'Aix-Marseille. Il s'est spécialisé dans l'histoire des relations turco-grecques et islamochrétiennes aux époques byzantine et ottomane, thème d'une thèse de Troisième Cycle à l'Université d'Aix-Marseille sous la direction du professeur Robert Mantran, et d'une thèse d'État soutenue à l'Université de Strasbourg sous la direction du professeur Irène Mélikoff. Parmi ses publications les plus récentes, on peut citer les ouvrages suivants : Romanie byzantine et pays de Rûm turc : histoire d'un espace d'imbrication gréco-turque, éd. Isis, Istanbul, 1994. Les chapitres c o n c e r n a n t les Seldjoukides d'Anatolie, les Turcomans et les Premiers Ottomans dans Etats, sociétés et cultures du monde musulman médiéval (Xe-XVe s.) sous la direction de J.C. Garcin, collection "Nouvelle Clio", éd. PUF, Paris 1995. Islam mystique et révolution armée dans les Balkans ottomans : vie du Cheikh Bedreddin, le "Hallâjdes Turcs" (1358/59-1416), éd. Isis, Istanbul, 1995. Pour une concorde islamo-chrétienne : démarches byzantines et latines à la fin du Moyen-Age, éd. Pontificio Istituto di Studi Arabi e d'Islamistica (PISAI), Rome, 1997. Konya, la ville des Derviches-Tourneurs, un centre mystique à travers les âges. Presses du CNRS, Paris, 1999. A signaler également ses deux derniers articles : "Normands et Turcs en Méditerranée d'après les sources médiévales : deux adversaires symétriques ?", Turcica, XXX, Paris, 1998 ; et "Un fait de mémoire inaltérable : la prise d'une métropole dans l'Orient islamobyzantin", Temps et lieux de Mémoire au Moyen-Age, Publications de l'Université de Provence, Aix-en-Provence, 1999.

PRÉFACE

Les relations entre Turcs et Grecs contemporains se situent rarement sous le signe d'une compréhension mutuelle. On en conclut trop facilement qu'il n'en fut toujours ainsi et que l'histoire relationnelle des grands Empires créés jadis par les deux groupes (États romano-byzantin, seldjoukide, ottoman) n'est analysable qu'en termes d'opposition farouche et de guerre permanente. Longtemps, byzantinistes et turcologues s'ignorèrent mutuellement, analysant leur territoire de recherche au pire comme s'il appartenait exclusivement à l'une des deux cultures ou au mieux comme si Turcs et Grecs s'étaient côtoyés pendant de nombreux siècles sans se rencontrer ni communiquer en aucune façon. Dans cette optique, il n'était pas nécessaire d'apprendre la langue ni d'utiliser les sources de l'autre partie. Ce fut le mérite de savants comme Paul Wittek, Paul Lemerle, Irène Mélikoff, Robert Mantran, Halil Inalcik, Irène Beldicéanu, Elizabeth Zachariadou, Anthony Bryer, de mettre fin à l'ostracisme qui régna longtemps entre Turcologie et Byzantinologie. La confrontation des sources turques et byzantines donna dès lors des résultats probants que l'on ne pouvait plus ignorer: ainsi, la chronique d'Enverî et celle de Cantacuzène (P. Lemerle et I. Mélikoff), Yazicioglu et Grégoras (P. Wittek), A§ikpa§azâde et les historiographes byzantins (H. Inalcik et E. Zachariadou), analysés concurremment apportent-ils un éclairage plus juste et une vision plus panoramique des relations turco-byzantines aux XIV e -XV e siècles, que le simple récit des affrontements armés : on apprend par exemple que le très chrétien empereur byzantin Jean VI Cantacuzène était devenu "frère de sang" (kankardeç) et allié fidèle du très zélé combattant de l'Islam, l'émir turc Umur Pacha ; on découvre que les mariages interconfessionnels furent fréquents dans le peuple comme dans les élites, les noms et parfois les religions interchangeables (Byzantins islamisés, Turcs chrétiens etc...). Dès lors, on doit envisager l'idée que Grecs et Turcs ne se contentèrent pas de cohabiter passivement pendant neuf siècles, mais qu'ils surent échanger activement dans une interaction en beaucoup de domaines souvent discrète mais toujours visible à condition d'y porter un regard attentif. Si les deux hégémonies politiques se succédèrent dans le temps, l'ottomane remplaçant étatiquement la byzantine, la première ne fit pas pour autant disparaître culturellement la seconde (les archontes du Phanar furent puissants, le grec put

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servir de langue diplomatique ottomane pour les relations avec l'occident, etc...)- Le bilan est donc bien que s'il y eut affrontement, il eut aussi franche collaboration. Il exista réellement des "Turcs byzantins" (les mercenaires christianisés, miirted, vardanotes ou autres) et des "Grecs ottomans" (seigneurs chrétiens au service des Turcs, timariotes, hospodars, etc...). Leur rôle très important ne peut échapper qu'à une analyse superficielle car, à tous les niveaux, il est une réalité fondamentale des deux sociétés concernées: à l'échelon populaire par exemple, la subsistance jusqu'au XX e siècle de turcophones chrétiens (karamanlidhes) et d'hellénophones musulmans (giritli), est une illustration particulièrement emblématique de la profonde interaction gréco-turque qui se manifesta en monde byzantin, seldjoukide puis ottoman, du haut moyen âge jusqu'à l'époque contemporaine. C'est ce phénomène relationnel de longue durée que les études présentées ici, fruit d'une vingtaine d'années de recherches, voudraient mettre en relief.

PREMIÈRE PARTIE RELATIONS ANATOLIENNES ET BALKANIQUES

Chapitre

premier

FLOU CONFESSIONNEL ET CONVERSION FORMELLE DE L'ASIE-MINEURE MÉDIÉVALE A L'EMPIRE OTTOMAN

Dans l'aire turco-mongole de l'Eurasie médiévale, l'identité religieuse de certains groupes humains comme l'appartenance confessionnelle de certains dirigeants politiques, n'est pas toujours très claire. Leurs convictions religieuses apparaissent souvent comme ondoyantes et diverses, et même franchement contradictoires, du moins pour l'analyste moderne habitué à raisonner sur des obédiences religieuses bien définies doctrinalement et rituellement. Un tel flou des convictions de ces groupes, a pour conséquences de jeter un doute sur la sincérité, voire la réalité même, de la conversion de certaines sociétés nomades, eurasiatiques aux diverses religions révélées présentes dans les zones qu'elles fréquentent. Flou de l'identité religieuse, imprécision cultuelle ou vague doctrinal des peuples de la steppe et de ceux qui, les côtoyant, ont été parfois influencés par eux, c'est ce dont je voudrais parler ici. Présentons tout d'abord rapidement les groupes humains dont il va être question, ainsi que le cadre chronologique et spatial dans lequel évoluent ces groupes. Il va s'agir essentiellement des Turcs et de Mongols qui parcourent les immenses étendues de l'Eurasie depuis la muraille de Chine jusqu'à l'Anatolie pendant tout le Moyen-Age. Il s'agit aussi de ceux d'entre eux devenus partiellement sédentaires et qui vont créer de vastes empires qui, du XI e siècle au début du XX e , tiendront le devant de la scène politique. Je veux parler de dynasties issues de la steppe et fondatrices d'Empires comme les Seldjoukides, les Gengiskhanides et les Ottomans. En matière de religion, ces peuples, dès l'origine, firent preuve d'un comportement original, comportement fait d'éclectisme, de souplesse et de détachement formel. De tradition chamaniste, les peuples turco-mongols adoptèrent, au cours de leur histoire, les diverses religions des civilisations sédentaires environnantes. Turcs et Mongols purent être bouddhistes,

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manichéens, chrétiens nestoriens ; certains adoptèrent le Judaïsme, beaucoup enfin se rallièrent à l'Islam 1 . Mais quelle que soit la religion adoptée par les Turcs et les Mongols, deux constantes apparaissent presque toujours dans le processus de conversion de ces peuples: d'une part, ils renoncent rarement à leurs pratiques chamanistes antérieures qu'ils continuent à faire figurer en bonne place à côté de leur nouvelle religion 2 . D'autre part, leur conversion elle-même, dans un premier temps du moins, est une prise de position un peu floue toujours prête à être remise en question 3 . Au X e siècle, le voyageur arabe Ibn Fadlân se désole du peu de profondeur des convictions musulmanes des Turcs Oghuz ou des Bulgares nouvellement islamisés qu'il rencontre lors de son ambassade dans les régions avoisinant la Volga: «... J'ai entendu les Turcs dire: il n'y a de Dieu que Dieu et Mohammed est l'Envoyé de Dieu. (Mais ils disent cela) pour bien se faire voir des Musulmans qui (séjournent) chez eux, mais (en réalité), ils ne croient pas fermement à cela». D'autre part, toujours selon Ibn Fadlân, la conversion de ces tribus ne peut jamais être considérée comme définitive; il se peut très bien que, si les circonstances politiques et la pression du milieu traditionaliste se font sentir, tel chef turc récemment islamisé, renonce sans vergogne à sa nouvelle foi. Ainsi, le prince turc Inâl le Jeune s'était converti à l'Islam mais ses sujets lui dirent: «... si tu adoptes l'Islam, tu ne seras pas notre chef. Alors, (immédiatement) il abjure l'Islam» 4 . Dans tous les cas, les Khans turcs qui, du haut au bas Moyen-Age, sont tentés par l'adoption d'une nouvelle religion, hésitent longuement à se prononcer entre les diverses confessions qui leur sont proposées comme, par exemple, le célèbre souverain des Khazars, Bulan, qui, au VIII e siècle, balance longuement entre Christianisme, Islam et Judaïsme avant de se prononcer finalement pour la religion de Moïse.

Sur les Ouïghours (uygur) bouddhistes, manichéens et nestoriens, A. Bombaci, Histoire de la littérature turque, Paris, 1968, pp. 17-28; Les Turcs et l'islam ibid., sur les Khazars juifs, S. Szyszman, Où la conversion du roi Khazar Bulan a-t-elle eu lieu?, in Hommage à André Dupont-Sommer, Paris, 1971, pp. 523-538. Mélikoff, Sur les traces du soufisme turc, Istanbul, 1992, pp. 151-161. 3 L e fanatisme musulman de Tamerlan peut paraître comme l'exception qui confirme la règle: le conquérant reproche par exemple à son rival ottoman Bajazet 1 e r , de n'être plus vraiment Turc ni musulman du fait de sa trop grande intimité avec les chrétiens, M. Bernardini, U n ' ambasceria del Tâkvur di Costantinopoli alla corte di Tamerlano, Bisanzio e l'Occidente. Studi in onore di Fernanda de' Maffei, Roma, 1996. p. 302 ; de même, chez les Grands-Moghols, la vieille tolérance turco-mongole qui est une des composantes de la conception ouverte d'un Akbar, contraste avec le rigorisme musulman d'un Auranqzeb, L. Frédéric, L'Inde de l'Isiàm, Paris, 1989, pp. 173-193 et 213-224. 4 I b n Fadlân, Voyage chez les Bulgare de la Volga, (trad. M. Canard) Paris, 1988, pp. 38, 42.

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Mais la conversion du souverain dans ces sociétés nomades n'entraîne pas nécessairement celle des autres membres de la famille régnante ni même celle de l'ensemble des sujets, l'idée de religion d'État étant plutôt étrangère aux conceptions turco-mongoles. Ainsi une partie des Khazars n'adoptent-elle pas le Judaïsme, restant fidèle à la tradition chamaniste ou se convertissant à l'Islam, comme en témoigne Ibn Fadlân qui signale le quartier musulman de la capitale khazare, quartier administré par un officier khazar islamisé. Un autre voyageur arabe, Ibn Hawqal, rapporte, lors de son passage chez les Khazars, que l'héritier désigné du Khan juif est un j e u n e h o m m e de confession musulmane 1 . Certains souverains, que l'on pourrait supposer convertis à l'une des religions dominantes de la zone dont ils assument la direction politique, refusent pourtant de trancher, comme cet émir turc d'Anatolie qui, aussi tard que le X V e siècle à une époque donc où officiellement les Turcs d'AsieMineure sont musulmans depuis plusieurs siècles, déclare qu'entre Jésus et Mohammed, il n'acceptera de croire qu'à celui qui est encore en vie. Et le voyageur bourguignon qui rapporte ce fait, d'ajouter que cet émir turc n'était ni bon chrétien ni bon musulman 2 . Ce refus de choisir une religion plutôt qu'une autre est une attitude fréquente chez les Turcs et les Mongols médiévaux. Les témoignages en sont très nombreux. Plutôt que d'adopter une confession au détriment d'une autre, les Mongols Gengiskhanides ou les Turcs Ouïghours préfèrent souvent laisser cohabiter à leurs cours les ministres des diverses religions qu'ils protègent à égalité. L'historien musulman al-Jawayni dit de Gengis Khan qu'il «... respectait les musulmans mais favorisait également les chrétiens et les bouddhistes. Parmi ses fils et ses petits-fils, certains choisirent de devenir musulmans, d'autres suivirent la foi des chrétiens, d'autres choisirent le bouddhisme. Bien qu'ils aient adopté des religions différentes, ils évitèrent tout fanatisme et ne se détachèrent pas de l'Edit de Gengis-Khan qui leur prescrit de respecter i n d i f f é r e m m e n t toutes les croyances et de ne faire aucune discrimination entre elles» 3 ; ce que confirme Marco Polo en disant que «... les Tartares n'ont souci de savoir quel Dieu est adoré dans leur territoire. Si tous sont fidèles au Seigneur Khan et paient le tribut, de votre âme, vous pouvez faire ce qu'il vous plaît» 4 . Un Édit du Grand-Khan Kubilay en 1275 promulgue que «... pour ce qui est des prêtres bouddhistes, des clercs nestoriens, des moines taoïstes et des mollahs musulmans, qu'on les exempte de toute taxe et de toute réquisition, pourvu qu'ils invoquent le ciel et demandent le bonheur de

' s. Szyszman, op. cit., pp. 523-524; Ibn Fadlân, op. cit., p. 87. 2J3. de La Broquière, Le voyage d'Outremer, (éd. Ch. Sehefer), Paris, 1892, p. 90. 3 R. Le Coz, Histoire de l'Église d'Orient, Paris, 1995, p. 258. 4 Marco Polo, Le devisement du mande, (éd. A.C. Moulle, P. Pelliot, L. Hambis), Paris, 1982 vol 1, p. 70.

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l'empereur m o n g o l » 1 . Pour le Grand-Khan Mongka, les religions de son Empire «... sont comme les cinq doigts d'une même main» 2 . Cette conception de la tolérance interconfessionnelle qui prévalait en zone mongole et turque, paraissait fort étrangère à la plupart des observateurs étrangers habitués à plus d'exclusivisme en matière religieuse. Cela faisait accuser les peuples nomades de relativisme religieux, d'indifférence, voire d'athéisme. En pays turcoman, pourtant officiellement islamisé, des écrivains musulmans du X Î V e siècle disent que les mosquées sont vides, que les préceptes de l'Islam ne sont pas respectés et on traite ouvertement les nomades d'athées (mulhCd) 3 . Même quand les Turco-Mongols se convertissent à telle ou telle religion, ils agissent de façon qu'on a souvent du mal à saisir leur réelle identité confessionnelle, laquelle apparaît fréquemment comme floue et peu tranchée: par exemple, le Khan mongol de Perse Baydu, à la fin du XIII e siècle, très favorable aux chrétiens et portant la croix autour du cou, se déclare pourtant musulman, bien qu'il ne pratique aucun des rites de l'Islam. Un de ses successeurs, Oldjaïtu (1304-1316), bien que baptisé sous le nom de Nicolas, finit par rallier l'Islam et par persécuter les chrétiens 4 . Face à ces attitudes r e l i g i e u s e m e n t si f l u c t u a n t e s , des o b s e r v a t e u r s aussi a t t e n t i f s aux appartenances religieuses que des missionnaires franciscains comme Guillaume de Rubrouck au XIII e siècle doivent souvent déclarer forfait quant à la réelle identité confessionnelle de ici gouverneur mongol rencontré dans la steppe eurasiatique. Après un séjour dans le campement du gengiskhanide Sartaq, Guillaume de Rubrouck n'ose pas trop se prononcer sur la religion de ce personnage et avoue prudemment: «...A propos de Sartaq, j e ne sais s'il croit au Christ ou non. Mais j e sais qu'il ne veut pas être appelé chrétien», le franciscain dissociant ainsi chez son interlocuteur, un intérêt relatif pour le Christ d'un ralliement formel à la religion chrétienne. A propos des croyances du Grand-Khan mongol Mongka, un moine arménien rencontré par Rubrouck affirme que le souverain est très favorable aux chrétiens, au point d'être prêt à accepter le baptême. Mais au \ 11 des pratiques syncrétistes qui ont cours dans le camp mongol, Rubrouck est beaucoup plus sceptique, quant aux convictions de Mongka et il conclut que le Grand-Khan Mongka ne croit en fait à rien 5 . Ce flou confessionnel des Turco-Mongols et les pratiques consistant à passer sans difficulté d'un culte à un autre, quitte à revenir ensuite au premier, semblent avoir affecté également les peuples ou les individus qui ont été en ' c . Lemercier-Quelquejay, La paix mongole, 1970. p. 75. -R. Grousset, L'Empire des steppes, Paris, 1960, p. 342. - A . Y. Ocak, La révolte de Baba Resul ou la formation de l'hétérodoxie musulmane en Anatolie au XVIIIe siècle, Ankara, 1989, p. 42-43. 4 R . Le Coz, op. cit., p. 264. 5 G . de Rubrouk, Voyage dans l'Empire mongol, (trad. C. et R. Kappler). Paris, 1985, pp. 125, 170, 171.

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contact suivi avec les nomades de la steppe. Deux exemples, l'un byzantin, l'autre géorgien, donc issus de deux États en relations fréquentes avec le monde turco-mongol médiéval. Au XIV e siècle, le voyageur arabe Ibn Battûta raconte qu'il accompagna, d'Astrakhan à Constantinople, la femme byzantine du Khan Qipchak Muhammad Ózbek, laquelle se rendait en visite dans sa famille. Bonne musulmane jusqu'à la frontière byzantine, pratiquant ses prières dans la mosquée portable dont est pourvue le caravane, la princesse abandonne cet oratoire dès qu'elle arrive en territoire byzantin. Elle commence à consommer du porc et à boire de l'alcool tandis qu'on cesse de dire les prières musulmanes au grand scandale du voyageur arabe 1 . L'aller-retour de l'Islam au Christianisme est encore plus flagrant dans le cas de la famille royale de Géorgie, très liée aux dynastes turcs qui jouxtent le royaume géorgien au XIII e siècle. Vers 1223, l'émir turco-musulman d'Erzurum accepte que son fils devienne chrétien pour pouvoir épouser la reine de Géorgie, Russudan. Ils ont une fille nommée Tamara qui épouse le sultan turc de Konya et qui, après un certain temps, se convertit à l'Islam. On peut exprimer la filiation confessionnelle de la princesse Tamara, pour en dégager la complexité, en disant que Tamara était une musulmane, née dans le Christianisme, d'une mère chrétienne et d'un père musulman converti au C h r i s t i a n i s m e ! 2 . Une cinquantaine d'années plus tôt, le roi chrétien d'Abkhazie, Dimitri n'hésitait pas à assister au prône du vendredi à la mosquée de Tiflis et, nous dit le chroniqueur arabe Ibn al-Azraq, «... il accordait aux religieux musulmans un respect plus grand que ne le faisaient leurs propres coreligionnaires» 3 . La longue cohabitation de divers groupes confessionnels, particulièrement dans l'ambiance religieusement laxiste des États turcomongols, a pour effet, selon plusieurs sources médiévales, d'éroder les différences formelles et d'unifier les comportements rituels: ainsi Guillaume de Rubrouck constate-t-il que les chrétiens des pays turco-mongols «... ont plusieurs femmes comme les Tartares; (de plus), quand ils entrent dans leurs églises, ils lavent leurs membres inférieurs comme les musulmans. A la manière des musulmans aussi, ils mangent de la viande le vendredi et festoient ce jour-là» 4 . Sous d'autres cieux, Jacques de Vitry constate qu'en Palestine au XIII e siècle, les descendants des croisés, nés sur place, non seulement étaient polygames mais que certains d'entre eux, hésitant entre l'Islam et le Christianisme, «claudiquaient» entre les deux religions («... quidam eorum, quasi inter legem christianorum et sarracenorum hesitantes, claudicabant») 5 . La

^(bn Battûta, Voyages, (éd. et trad. C. Deftremery et B.R. Sanguinetti), Paris, 1854, vol. II, p. 419. - V1. Balivet, Romanie byzantine et Pays de Rum turc: histoire d'un espace d'imbrication grécoturque, Istanbul, 1994, pp. 71,72. Hillenbrand, A Muslim Principality in Crusader Times, Istanbul, 1990, pp. 42-43. de Rubrouck, op. cit., p. 152. Grousset, Histoire des Croisades, Paris, 1991, vol. Ill, p. 199.

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profonde imprégnation d'un milieu religieux étranger que subissent dans certaines circonstances groupes et individus, peut avoir pour conséquences e x t r ê m e de faire douter les gens c o n c e r n é s de leur propre identité confessionnelle, comme dans te cas de ce marchand russe du X V e siècle qui, ayant vécu de nombreuses années en pays musulmans, ne sait plus très bien ce qu'il est: il observe le ramadhan, invoque le dieu de l'orthodoxie russe en persan ( X o d â ) , turc ( T a n r i ) et arabe (Allâh) et se désole du l'Iou grandissant de son appartenance religieuse, n'étant plus vraiment chrétien par ses pratiques ni vraiment musulman par ses convictions 1 . Mais cet inextricable mélange inter-confessionnel qui est ressenti très négativement par un marchand russe isolé «... au milieu des religions païennes» selon sa propre expression, ne semble pas l'être pour la plupart des peuples turco-mongols, pour qui l'accumulation de traditions diverses en un nouvel ensemble, est plutôt ressentie c o m m e un enrichissement, selon un processus syncrétiste que pratiquent, sans gêne doctrinale aucune, les civilisations de la steppe et leurs représentants. Un exemple, entre beaucoup d'autres, de syncrétisme actif tel qu'il est rapporté par un chroniqueur byzantin du XIII e siècle: cet auteur évoque un «chef magicien» tenant probablement des fonctions de chaman à la cour mongole. C'est un Turc musulman portant un titre bouddhiste (bakhshi) qui. après avoir quitté le service des Mongols, passe à Byzance où il devient chrétien et poursuit une carrière de fonctionnaire de l ' E m p i r e g r e c ^ ! Ces d i v e r s e s palettes c o n f e s s i o n n e l l e s p r é s e n t é e s successivement par la carrière d'un même individu, peuvent faire réfléchir sur la notion même d'identité religieuse dans les anciennes sociétés turco-mongoles. Cette notion paraît plutôt recouvrir un processus de sédimentation et d'accumulation d'éléments culturels et religieux en un alliage nouveau. Quant à la conversion, elle ne semble jamais être conçue par le Turco-Mongol en mode de rejet global de la tradition précédente au profit d'une nouvelle religion à laquelle on adhère totalement. Pour parler bref, la conversion n'est pas soustraction mais addition. Ce qui a bien sûr c o m m e conséquence de faire apparaître un flou certain quant à la stricte appartenance formelle des TurcoM o n g o l s à telle ou telle religion, et l'observateur qui, dans le d o m a i n e confessionnel, raisonne en mode exclusiviste, finit par ne plus savoir la religion réelle de tel Khan mongol ou de tel Bey Turc. On a m ê m e l'impression que les intéressés brouillent à plaisir les pistes qui pourraient permettre d'identifier avec certitude leur obédience religieuse, derviches se déguisant en moines chrétiens, musulmans pratiquant des rites chamaniques, sultans turcs se faisant baptiser ou recevant l'eucharistie. Les sources

' A . Nikitine, Le Voyage au delà des irais mers, (trad. Ch. Malamoud), Paris, 1982, pp. 42-43. ^E. Zachariadou. Observations on some turcica of Pachymeres, in « R e v u e des Etudes Byzantines», n. 36, Paris, 1978, pp. 262-264.

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médiévales témoignent clairement de ce protéisme religieux déroutant des Turco-Mongols. Je vais en donner quelques illustrations rapides tirées, premièrement, de sources émanant des intéressés eux-mêmes, les sources turques d'Anatolie, par exemple; j'utiliserai en second lieu des textes d'observateurs extérieurs, à savoir le témoignage des auteurs byzantins bien placés, entre les XI e et XV e siècles, pour décrire de première main les mœurs des envahisseurs turcs. Premier exemple de flou confessionnel, celui de quelques personnages très populaires des Gestes turques médiévales: derviches, missionnaires, mystiques ou poètes, tous manifestent une indifférence marquée à l'égard des formes rituelles trop contraignantes et des bornes dogmatiques trop affirmées. Le grand poète Yunus Emre qui vécut dans l'Anatolie du XIII e siècle, affirme sans cesse que, pour le mystique, la forme extérieure n'a pas d'importance et le vrai dévot est capable de prier dans n'importe quel lieu de culte: «... Par moment entrant dans les mosquées, (mon cœur) s'y prosterne; par moment allant au monastère, il lit l'Évangile et devient moine» («Birdem varur mescidlere yiiz siirer anda yerlere, birdem varur deyre girer incîl okur riihbân olur»), car le cœur du mystique, continue le poète, contient tout à la fois «... la Bible, l'Évangile, le Coran et le Talmud» 1 . Un cas très célèbre, en monde turc, de personnalité à l'identité religieuse fluctuante, est celui du derviche missionnaire Sari Saltuk qui aurait vécu également au XIII e siècle, en Anatolie et dans les Balkans: présenté par les sources épiques turques comme un actif propagandiste de l'Islam, il utilise pour convertir les populations locales des moyens très spécifiques comme les déguisements: il s'habille en moine chrétien, se faufilant ainsi dans les monastères, les églises et jusqu'au cœur même de Constantinople; il apparaît comme un bon connaisseur de la théologie chrétienne, ce qui lui permet de prêcher en chaire et de soutenir des controverses religieuses avec des clercs que, selon les cas il convertit ou élimine; apparaissant comme une sorte de Saint Georges musulman terrassant les dragons, il mêle si étroitement pratiques musulmanes, miracles chrétiens et croyances populaires (sans parler des comportements de type chamanique) que les Turcs eux-mêmes eurent des doutes sur l'appartenance religieuse réelle du personnage: ainsi, au XVI e siècle, un célèbre juriste musulman promulgua-t-il une sentence officielle (fetvâ) selon laquelle Sari Saltuk n'était en rien un musulman mais que c'était en fait un ascète chrétien, «... un moine émacié par l'ascèse, dit le texte ("... Riyazetde kadid olmush bir kesish")» 2 . ^ Yunus Emre, Risâlat at-Nushiyya ve DCvân, (éd. A. Gölpinarli), Istanbul, 1965, p. 156; Id.. he Divan, (trad. Y. Régnier), Paris, 1963, p. 59. 2 I. Mélikoff, De l'épopée au mythe, itinéraire turcologique, Istanbul, 1995, pp. 57-63; M. F. Köprülü, The Seljuks ofAnatolia, (trad. G. Leiser), Salt Lake City, 1992, pp. 43 sqq.

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OTTOMANS

Sari Saltuk est mis en relation par les chroniques turques médiévales avec un autre personnage dont les contours confessionnels sont également très flous. Le chroniqueur ottoman Yazidjioglu Alî rapporte l'histoire d'un prince turc prisonnier à Constantinople, devenu chrétien, moine, fonctionnaire au patriarcat et desservant de la cathédrale de Sainte-Sophie. «...Un jour, continue le texte turc, San Saltuk réclama le prince au patriarche, et le patriarche qui connaissait la réputation de sainteté de Sari Saltuk, lui envoya le prince. Ce dernier revint alors à l'Islam et devint derviche sous la direction de S a n Saltuk». Par la suite, Saltuk lui transmet sa succession spirituelle et lui donne le nom de Barak Baba, nom turc fort peu musulman qui signifie «le PèreC h i e n » ! 1 Puis, Barak Baba crée une confrérie de derviches qui, selon les sources musulmanes elles-mêmes, pratique un Islam plutôt déroutant. Que l'on en j u g e par les descriptions contemporaines: à Damas, les disciples de Barak Baba, apparaissent à la foule musulmane médusée, coiffés de bonnets à cornes, couverts de colliers d'os peints et de clochettes qui font un bruit épouvantable quand ils se mettent à exécuter leurs danses extatiques en imitant des cris d'animaux. Ils ressemblent ainsi beaucoup plus à des chamans d'Asie-Centrale qu'à des mystiques musulmans. Plusieurs auteurs arabes, comme par exemple al-'Aynî, leur dénient d'ailleurs catégoriquement la qualité de musulmans 2 . On pourrait multiplier les exemples de ce mélange inextricable de pratiques chamaniques, musulmanes et chrétiennes à propos du très célèbre Hadji Bektâch, fondateur d'un groupe mystique qui jouera un rôle politique et religieux fondamental à l'époque ottomane, en tenant, entre autres, la fonction d'aumônier des Janissaires 3 . Dans la «Vita» de Hadji Bektâch ou Viiâvetnâme i Hadji Bektâch, il est sans cesse question des miracles accomplis par le saint personnage et ses disciples, prodiges s'apparentant selon les cas à des prototypes chamaniques, musulmans ou chrétiens, les dits prototypes se mêlant souvent d'ailleurs inextricablement: transformation en animal, dragon, gazelle etc... Bektâch et les siens ont beaucoup de succès dans l'islamisation de l'Anatolie en apparaissant aux chrétiens sous la forme de la colombe ou même sous celle de Jésus lui-même. Ils accomplissent également des miracles qui peuvent apparaître aux chrétiens locaux comme reproduisant ceux du Christ: multiplication des pains, tempête apaisée, marche sur les eaux etc... C o m m e pour San Saltuk, le texte signale le procédé du déguisement: on passe de la soutane du prêtre chrétien au f r o c du derviche et inversement; un m ê m e individu dira la messe dans l'église puis pratiquera l'oraison musulmane dans une pièce contiguë 4 .

' K. Wittek, Yazijioghlu 'Alton the Christian* Turks of the Turks ofthe Dobruja, in «Bulletin of the School of Oriental and African Studies», vol. XIV/1, Londres, 1952, pp. 649-650. 2 A . Y . Ocak, op. cit., pp. 108-109. 3 I. Mélikoff, Sur les tracas du soufisme turc, Istanbul, 1992, pp. 5-10, 115-125. 4 Vitayet-Nâme, Manâkib-i Htinkâr Haci Bektâç-i Veli, (éd. A. Gôlpinarli), Istanbul, 1958, pp. 18-19, 23-24,56-57, 70-71.

FLOU CONFESSIONNEL ET CONVERSION FORMELLE

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On est en droit de mettre en doute l'authenticité absolue de faits rapportés par des textes au caractère fortement hagiographique et missionnariste, mais il se trouve que la même sorte de comportements transconfessionnels de la part des Turcs de l'Anatolie médiévale, est attestée par des sources strictement historiques, émanant de témoins non turcs et non musulmans et cela, dans les mêmes zones géographiques et dans la même période chronologique. Je prendrai l'exemple de deux sultans turcs seldjoukides de l'Anatolie des XII e -XIII e siècles: le curieux comportement religieux de ces deux souverains, fit naître des doutes profonds sur leur réelle appartenance confessionnelle. Ces doutes sont exprimés par des gens pourtant passés maîtres dans l'art des subtilités théologiques et dans la rigueur des classifications confessionnelles: je veux parler des Byzantins, confrontés aux invasions turques dès le XI e siècle, et, par conséquent, au côtoiement forcé avec les conquérants musulmans, maîtres d'une partie de leur territoire. Le premier des sultans turcs dont il va être question s'appelle Giyâseddîn Keyhusrev 1 er : il règne sur le sultanat seldjoukide de Konya en Anatolie à la fin du XII e siècle. Chassé de son trône par un de ses frères, le sultan passe plusieurs années d'exil auprès de l'empereur de Byzance, Alexis III, lequel le reçoit fort bien. En relation étroite avec l'aristocratie grecque, Keyhusrev a épousé la fille d'un seigneur byzantin nommé Maurozomès et il est lui-même fils d'une chrétienne. Pendant son long séjour à Constantinople, le sultan aurait été, selon l'historien byzantin Georges Acropolitès, adopté et baptisé par les soins des l'empereur Alexis III 1 . Un témoignage de mélange rituel encore plus flagrant concerne un descendant de Keyhusrev I e r , Izzeddîn Keykâvus II, une soixantaine d'années plus tard. Comme son ancêtre, Izzedîn Keykâvus II est fils d'une mère chrétienne (elle-même d'ailleurs fille de prêtre selon les uns, sœur de l'empereur byzantin selon les autres) 2 ; comme son ancêtre, Izzeddîn doit fuir sa capitale et se réfugier auprès de l'empereur byzantin, Michel VIII, chez lequel il va lui aussi se livrer à des pratiques pour le moins curieuses venant d'un souverain musulman; tellement curieuses d'ailleurs qu'elles donneront lieu, lorsque le sultan aura quitté Byzance à un retentissant procès dans lequel sera impliqué le plus haut prélat de l'Empire grec, Arsène, patriarche de Constantinople. Laissons la parole à l'historien byzantin, Georges Pachymérès qui rapporte minutieusement le déroulement du procès intenté au patriarche Arsène, entre autres griefs, pour ses relations trop étroites avec le sultan turc en exil.

1 2

G . Acropolitès, Kronikè Syngraphè, (éd. A. Heisenberg), Leipzig, I, pp. 14, 11-14. K . Wittek, op. cit., pp. 648, 655, 659.

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B Y Z A N 1INS

ET

O T T O M A N S

Il est reproché au palriarche Arsène «... d'avoir ordonné à un de ses moines de donner la communion aux fils du sultan, alors qu'on ne savait pas s'ils avaient reçu le baptême divin... En plus de cela, le sultan en personne, entouré de ses satrapes, alors qu'au cours des matines du grand dimanche de Pâques le patriarche était en procession, le sultan donc, a accompagné le patriarche et a marché en procession avec lui» 1 . Pour sa défense le palriarche reconnaît avoir traité le sultan et ses fils comme des chrétiens, mais il croyait sincèrement qu'ils l'étaient. Le tribunal décide alors d'approfondir son enquête en convoquant des clercs qui ont constaté la présence du sultan dans les cérémonies chrétiennes: «... On choisit quelques membres du clergé pour les interroger au sujet du sultan afin de savoir si celuici avait marché en procession et siégé avec le patriarche pendant qu'on lisait la parole de Dieu. Les témoins avouèrent aussitôt qu'il en fut bien ainsi. Que le sultan fut chrétien ou non, ils déclarèrent ne pas le savoir mais ils le croyaient vraiment chrétien à l'époque des faits imputés». A ce curieux aveu d'ignorance sur l'identité religieuse du sultan, surtout émanant de membres du clergé, le tribunal répond logiquement qu'il convenait de s'informer de la religion du sultan au moment des faits, et que le patriarche et son entourage avaient agi avec quelque légèreté en acceptant la présence du sultan aux cérémonies et surtout en permettant aux fils du souverain turc de communier, sans être tout-à-fait sûrs de leur état de chrétiens. Tout le monde à Byzance semble donc très hésitant sur la religion réelle du sultan, les uns affirmant que le sultan et ses fils étaient bel et bien disciples du Christ, les autres soutenant que la piété du souverain turc n'était pas conforme à celle des chrétiens; certains enfin affirmaient que le sultan était chrétien mais que ceux qui l'accompagnaient ne l'étaient pas. Et pour embrouiller tout le monde et perturber le débat comme à plaisir, le sultan depuis sa retraite bien loin de Byzance, ayant appris les discussions qui avaient lieu à son sujet, écrivit à l'empereur de lui envoyer de saintes effigies byzantines et un jambon de porc salé, afin qu'en révérant les images et en dégustant le jambon devant témoin, il puisse clore la discussion et prouver clairement sa qualité de chrétien. Et le chroniqueur de se demander si le sultan en écrivant cela ne cherchait pas en fait à ridiculiser la cour et l'objet du procès 2 ! Le plus suggestif de toute l'anecdote est que la conclusion du tribunal, f o r m é des plus hautes i n s t a n c e s ecclésiastiques de B j z a n c e , fut finalement un aveu d'impuissance: la cour se déclarait incapable de déterminer si le sultan était chrétien ou non!

'G. Pachymérès, Relations historiques, (éd. A. Failler et trad. V. Laurent), Paris, 1984, vol. II, p. 337. 2 Ibid., pp. 345, 347.

F L O U C O N F E S S I O N N E L ET C O N V E R S I O N F O R M E L L E

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Je terminerai cette analyse par un bref regard sur l'époque turcoottomane post-médiévale. Je poserai simplement la question suivante: est-ce que ce flou confessionnel possible à une époque médiévale où les options religieuses ne sont pas toujours définitives, Turcs chrétiens étant mêlés à leurs compatriotes musulmans, chamanistes ou bouddhistes, est-ce que ce flou confessionnel est encore pensable dans une société ottomane strictement organisée en communautés ethno-religieuses où l'identité confessionnelle fonde l'existence même du statut juridique de l'individu? Du point de vue institutionnel, il est impossible pour le sujet ottoman d'échapper à une appartenance formelle affirmée à un groupe religieux : on est juif, chrétien orthodoxe, chrétien arménien ou musulman avant toute autre qualification linguistique et culturelle. Rien de flou en tout cela mais, au contraire, des bornages c o m m u n a u t a i r e s bien nets et des séparations confessionnelles bien tranchées. Reste cependant le «para-institutionnel», le domaine des mystiques trans- confessionnels, celui de la religion et des croyances populaires partagées par tous. Restent aussi les mariages mixtes, les conversions dues au côtoiement et à l'imbrication géographique des divers groupes religieux ottomans pendant plusieurs siècles. Et là, pour l'analyste moderne qui veut classer clairement et identifier précisément, commencent les réelles difficultés car en ces domaines marginaux, le flou confessionnel des époques anciennes persiste bel et bien à l'époque ottomane: flou confessionnel chez ces Albanais chrétiens dans les alpages d'été, musulmans en plaine l'hiver; flou chez ces A r m é n i e n s m u s u l m a n s , pourtant baptisés ; flou chez ces catholiques excommuniés par un pape qui leur reproche de porter des noms musulmans ; flou chez ces Grecs adeptes actifs des confréries de derviches ; flou encore chez ces prêcheurs musulmans affirmant la supériorité du Christ sur Mohammed et exécutés pour cela 1 . Ce flou religieux est tellement fréquent qu'il a des mots nombreux pour désigner ceux qui se tiennent dans la zone parfois quelque peu imprécise qui sépare Ottomans musulmans, Ottomans j u i f s et Ottomans chrétiens : on les appelle par exemple en pays hellénophone «miso-miso» (moitié-moitié) ou «linovanvaki» (litt. lin-coton) autant dire «mi-figue, miraisin»! En Albanie, on les traite de «Bigarrés» (laraman) 2 . Plus simplement encore, on les affuble du terme turc «Donme», «tourne-casaque» en quelque sorte, et on applique particulièrement ce mot à ces judéo-musulmans qui pratiquent parallèlement Islam et Judaïsme 3 .

A. Bryer, Peoples and Settlement in Anatolia and the Caucasus, Londres, 1988, chap. XVII, p. 22; M. Balivet, Chrétiens secrets et martyrs christiques en Islam turc, in «Islamochristiana», n. 16, Rome, 1990, pp. 91-114; C. Imber, Studies in Ottoman History and Law, Istanbul, 1996, pp. 153-159. 2 A. Bryer, op. cit., chap. XVII, p. 16. 3 A. Galante, Histoire des Juifs de Turquie, Istanbul, 1985, vol. VIII, pp. 169-278.

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B Y Z A N I

I N S

ET

O T T O M A N S

Dans les cas de mariages mixtes par exemple, le flou confessionnel comme la conversion ou l'absence de conversion supposée d'un des conjoints, d o n n e n t lieu j u s q u ' à la fin de l ' E m p i r e o t t o m a n à des q u e r e l l e s intercommunautaires, au moment de l'enterrement d'un défunt mal identifié religieusement et que se disputent dans les cimetières même les ministres des différents cultes! Ainsi en 1859 dans un village de la Mer Noire, un grave différend oppose Grecs et Turcs; une f e m m e nommée Kyriaki Savropoulou pour les uns, Aïche Hanim pour les autres, d'abord enterrée en terre chrétienne, est finalement exhumée par ordre des autorités et réinhumée dans un cimetière musulman, sans qu'une réponse satisfaisante soit apportée sur l'identité religieuse réelle de la morte 1 1 Ainsi, on le voit, six siècles après le procès byzantin qui n'avait pas su cerner exactement l'identité religieuse d'un sultan turc et la réalité de sa conversion supposée au Christianisme, les autorités d'une province ottomane sont tout aussi incapables de déterminer la religion d'une simple paysanne et la réalité de sa conversion à l'Islam. Une telle amplitude chronologique n'est-elle pas la meilleure preuve que le flou confessionnel est une constante importante de l'histoire religieuse des Turcs, depuis le haut Moyen-Age jusqu'à la fin de l'époque ottomane ?

' a . Bryer, op. cit., chap. VII, pp. 59 62.

Chapitre

deuxième

CULTURE OUVERTE ET ÉCHANGES INTER-RELIGIEUX DANS LES VILLES OTTOMANES DU XIVe SIÈCLE

Le XIV e siècle, on le sait, voit la transformation d'un petit beylik turc semi-nomade, l'émirat ottoman, en un puissant état balkanique et anatolien. Cette expansion très rapide se fait en partie au détriment de Byzance qui, non seulement est expulsée d'Asie-Mineure mais qui se transforme en une enclave, de plus en plus exiguë, au cœur des possessions turques. Dans ces conditions, les relations turco-byzantines furent, avant tout, placées sous le signe de l'affrontement politique, et c'est sous cet angle qu'elles sont, à juste titre, le plus souvent étudiées. Cela ne doit pas faire oublier cependant, qu'une fois la conquête militaire ottomane accomplie, la cohabitation entre les conquérants et leurs nouveaux sujets non-musulmans, fut une réalité que les deux groupes en présence durent vivre et gérer au mieux, au risque de rendre toute existence quotidienne comme toute organisation étatique impossible. Il y eut donc nécessairement entre Turcs et Grecs du XIV e siècle, dans le cadre de l'émirat ottoman, des contacts autres que conflictuels, et en particulier dans l'ordre intellectuel et religieux que nous allons brièvement évoquer. Dans ce domaine, il faut confronter sources ottomanes et témoignages grecs comme le font, de plus en plus, en d'autres secteurs de recherche, Turcologues et Byzantinistes. Je pense, entre autres, à l'article, suggestif pour ce propos comparatiste, dElizabeth Zachariadou sur la campagne de Bâyezîd 1 e r contre le Kadi Burhâneddîn où l'auteur utilise en synopsis sources musulmanes et b y z a n t i n e s . 1 Nous allons donc examiner deux exemples d'échanges théologiques et culturels, bien connus par eux-mêmes, mais rarement replacés dans le contexte turco-islamique précis où ils ont eu lieu.

'Manuel II Palaeologos on the strife between Bâyezîd I and Kâdi Burhân al-Dîn Ahmad", BSOAS, 43 (1980) 471-481. Perspective comparatiste turco-byzantine également dans les recueils d'articles suivants: Continuity and change in late byzantine and early ottoman society, ed. A. Bryer-H. Lowry, (Birmingham-Washington 1986) ; et ByzFor, 16 (1990).

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BYZANTINS

ET

OTTOMANS

Premier cas: Grégoire Palamas, archevêque de Thessalonique, captif des Ottomans, séjourne en Bithvnie en 1354. Dans sa correspondance, il raconte les débats théologiques qu'il eut, à plusieurs reprises, avec des personnalités turques, politiques et religieuses, soit à l'initiative des musulmans, soit à la sienne propre. Or le ton qui domine ces échanges, semble empreint de modération et d'esprit conciliateur. A deux exceptions près, les gâzi'en campagne qui le traitent assez rudement à Lampsaquel/Lapseki, et les Juifs islamisés de la cour d'Orhân dont nous allons reparler, les interlocuteurs turcs de Palamas, l'émir lui-même, son petit-fils, les notables de la cour, imâm et gens de la rue, se montrent ouverts et toujours prêts à discuter des mérites comparés de l'islam et du christianisme. 1 Deuxième cas : Gémiste Pléthon, le philosophe bien connu, "déserte sa patrie", selon l'expression d'un contemporain, à une époque de sa jeunesse qui doit se situer vers 1380, pour aller faire ses études dans la capitale ottomane, sous la direction d'un Juif qui avait une position très en vue à la cour du sultan, puis il revient enseigner à Byzance. 2 Plusieurs questions peuvent être posées à propos de ces deux expériences. Dans le cas de Palamas, peut-on vraiment croire que le prélat prisonnier ait eu un accueil aussi favorable de la part de ses interlocuteurs turcs, ou bien l'évêque, mortifié par son expérience de captivité, tente-t-il de présenter à son avantage des faits humiliants, ainsi que l'en accusent ses adversaires ? En ce qui concerne Pléthon, est-il pensable qu'un jeune étudiant grec du XIV e siècle, ait préféré quitter la prestigieuse ville universitaire que restait Byzance, pour aller se former dans un centre réputé barbare et ennemi, et, qui-plus-est, sous la direction d'un Juif helléniste, ou est-ce là une information malveillante forgée par les nombreux ennemis du philosophe pour nuire à sa réputation ? Seule, une analyse de la vie intellectuelle et religieuse dans l'émirat ottoman du XIV e telle qu'on peut l'appréhender à la lumière des sources turques, peut corroborer nos deux témoignages byzantins, ou, au contraire, leur apporter un démenti flagrant. Si l'on en croit les sources musulmanes, le jeune émirat ottoman se fait remarquer au XIV e siècle, non seulement par sa vigueur politico-militaire, 'Édition critique "Anna Philippidis Balai : La captivité de Grégoire Palamas chez les Turcs : dossier et commentaire", TM, 7 ( 1979) 135 sqq. G e n n a d e Scholarios, Œuvres complètes, éd. L. Petit, (Paris 1930 sqq.) v. IV, p. 162: "Tu ne connaissais pas Zoroastre auparavant, reproche l'auteur à Pléthon. C'est Elisée, un Juif (...), qui te l'a fait connaître. Fuyant la patrie pour recevoir son bel enseignement, tu vécus à la table de cet homme très influent à la cour des barbares". Et ailleurs; v. IV, p. 152 : "Par cet homme, Juif en apparence, mais en réalité helléniste, que non seulement il (Pléthon) fréquenta longtemps comme son maître, mais qu'il servit au besoin et qui lui donna sa subsistance, car il était parmi les personnages les plus puissants à la cour des barbares, par cet homme donc il acheva de devenir tel (qu'il fut)"; cf. aussi F. Musai, Pléthon et le Platonisme de Mistra, (Paris 1956) p. 5559.

2

ÉCHANGES INTER-RELIGIEUX DANS LES VILLES OTTOMANES

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mais également par son dynamisme intellectuel et religieux : Ahmed Taijkopriizâde, dans son ouvrage prosopographique consacré aux premiers savants ottomans, enregistre la rapide augmentation des lettrés ottomans au XIV e siècle : il consacre une demi-douzaine de rubriques au rcgne d'Osman, une dizaine pour le règne d'Orhân et plus d'une trentaine pour l'époque de Bâyezîd 1 e r . 1 Abdtirrahmân al-Bistamî qualifie Nicée/iznik, où Palamas eut les contacts les plus fructueux avec des musulmans, de "nid de savants". 2 C'est à Nicée/iznik qu'est fondée la première medrese ottomane, Orhân Gâzfmedresesi. A la tête de cette institution se succèdent une lignée de savants de renom comme le premier miiderris, Dâvûd de Kayseri puis Taceddîn Kiirdî, en poste au moment du passage de Palamas. 3 A Bursa, première capitale ottomane, enseignent de fortes personnalités comme Mollâ Fenârî, miiderris de la Manastir Medresesi sous Murâd 1 e r . 4 Or, Dâvûd comme Fenârî, sont très influencés par les idées du grand soufi espagnol Muhyîddîn Ibn Arabî dont l'influence sur l'islam anatolien fut déterminante. Ibn Arabî avait longuement séjourné à la cour seldjoukide au début du XIII e siècle et son œuvre énorme fut commentée par ses disciples anatoliens, de Sadreddîn de Konya à Dâvûd à Fenârî qui en imprégnèrent leur enseignement. Il s'agit d'un islam mystique, très ouvert, favorable aux contacts avec les non-musulmans, dans lequel la personnalité de "Jésus Fils de Marie" (Isâ Ibn Meryem), joue un rôle important, et Yimâm avec qui Palamas discute à íznik appartient manifestement à ce courant de pensée. 5 Mais l'islam des ulemâ et des savants n'est pas le seul qui modèle les attitudes conciliantes: il y a aussi la religion populaire et peu formaliste des derviches errants, des bâbâ turcomans et de cette population issue des mariages turco-chrétiens que les sources byzantines appellent "mixobarbare" et qui mélange volontiers son double patrimoine culturel. Les Byzantins vénèrent à l'occasion tel ou tel thaumaturge turc: Abdâl Murâd est connu en milieu grec pour ses miracles, et les habitants de Bursa, à l'époque où la ville est encore byzantine, lui envoient de la nourriture. Emîr Sultan, depuis Bursa va rendre visite à un anachorète grec dans l'Olympe de Bithynie (Kesiiç Dag), attiré par sa réputation de sainteté. 6 Dans la région de l'Olympe aussi, vit le populaire ' Es-§ekâ'ikun-nu'mâmye ff'utemâ'i d-devleti-l-'osmâmye, éd. A. A . A. Adivar, Osmanli TUrklerinde ilim, (Istanbul 1970) p. 12. 3 Kitâb4 Cihan-numâ, v. 1. p. 163. ^§ekâ'lk., p. 12 sqq.

S. Furat, (Istanbul 1985).

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Dâvûd est un des commentateurs appréciés d'Ibn Arabî, cf. Claude Addas, Ibn 'Arabi ou la (Paris 1989) p. 100, 276, 340. La famille de Fenârî se rattachait à la lignée spirituelle du principal disciple anatolien d'Ibn Arabi. Sadreddîn de Konya. El2 "Fenârîzâde" (J.R. Walsh). 6 D è s la fin du Xle siècle, Anne Comnène parle de "/ii.(of)dpf3apoL èM-qulCovres". Alexiade, III. p. 205. Sur Abdâl Murâd et les Byzantins, Ocak, La révolte, p. 127. Sur Emîr Sultân et le moine olympien. Senâi Efendi. Menakib-i Emir Sultan, Istanbul (1290) p. 60-63. 5

quête du Souffre rouge,

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BYZANTINS

ET

OTTOMANS

Geyikli bâbâ, habitant dans une église, buvant du vin et accomplissant avec son épée des exploits proches de ceux de Saint-Georges, ensemble de caractères qui devaient le faire voir d'un bon œil par les chrétiens locaux. 1 Un peu plus Lard, les m ê m e s habitants de Bursa, alors que la ville est d e v e n u e capitale d e l'émirat o t t o m a n , p r e n n e n t le parti d'un p r é d i c a t e u r p o p u l a i r e (vâiz) qui a f f i r m e q u e J é s u s est aussi é l e v é en d i g n i t é q u e M u h a m m a d , au grand scandale d'un voyageur arabe de passage. A Ankara, à la fin du siècle, Manuel II Paléologue dit de son interprète en langue turque, que, bien qu'il f û t m u s u l m a n , il restait très attaché à la religion d e ses ancêtres c h r é t i e n s . 2 On ne doit pas perdre de vue non plus que Palamas, de son côte, appartient à une école de pensée relativement m o d é r é e dans ses j u g e m e n t s envers l'islam. Depuis M a x i m e le C o n f e s s e u r pour qui le Saint-Esprit était à l'œuvre chez tout h o m m e qu'il soit barbare ou n o m a d e , j u s q u ' à M a t h i e u Blastarès qui a f f i r m e qu'il \ a dans l'islam une o m b r e de grâce, il a toujours existé, à B y z a n c e , des penseurs qui reconnaissaient certaines qualités à la religion m u s u l m a n e , en particulier son rigoureux m o n o t h é i s m e , et P a l a m a s fait partie de ce courant. '' Dès lors, on c o m p r e n d m i e u x le ton serein qui d o m i n e le débat de Nicée, entre l'évêque de Thessalonique et Yimâm turc, et la volonté mutuelle de trouver un terrain d'entente. I.'atmosphère qui règne dans l'émirat ottoman au milieu du X I V e siècle telle que nous la décrivent les sources turques, est donc tout-à-fait propice aux échanges conciliants entre m u s u l m a n s et chrétiens et c o n f i r m e la peinture brossée par Palamas. Des passages c o m m e la conclusion de la discussion théologique de Nicée, telle que nous la rapporte l'évêque, à la fin de sa lettre, prennent tout leur relief: "Je leur dis avec un léger sourire: — si nous étions tombés d'accord sur le plan des formulations, nous appartiendrions à la même religion. L'un des Turcs dit alors: — le temps viendra où nous serons d'acord entre nous. Et moi, j'en convins et je souhaitai que ce temps arrivât vite."4 L e désir de concorde interconfessionnelle ne peut être plus clairement e x p r i m é dans la bouche d'un prélat byzantin. On pense, côté m u s u l m a n , aux affirmations universalistes d'ibn Arabî ou de Rûmî dont l'influence est si forte dans l'émirat Ottoman du X I V e siècle: "Mon cœur, écrit le soufi espagnol, est ' Ocak, La révolte, p. 119-120. S u r le vâiz de Bursa, Lâtifî de Kastamonu, Tezkire, Istanbul 1314, p. 56. Sur l'interprète de Manuel II, E. Trapp, Manuel II Palaiologos, Dialoge mit einem "Perser", (Vienne 1966) p. 79. 3pour Maxime le Confesseur, le Saint-Esprit est présent "chez les barbares etjes nomades". Ad. Thalass., XV, P.G., v. 90, col. 297, Mathieu Blastarès discerne "rà IFIÛIÇ TT\Ç ^ r f p i r o r " chez les "Agarènes", Syntagma, II 3, P.a., v. 144. col. 1108. Palamas reconnaît chez les musulmans une foi monothéiste "digne d'Abraham", Défense des saints hésychastes, éd. G. Meyendorff, (Louvain 1973), v. II, p. 392-394. ^Philippidis, op. cit., p. 160. 2

É C H A N G E S I N T E R - R E L I G I E U X DANS LES V I L L E S O T T O M A N E S

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capable de toutes les formes: il est le temple des idoles, le cloître du moine chrétien, les tables de la loi mosaïque, le Coran des fidèles ; ma religion est la religion de l'Amour".1 Et Rûmî de son côté affirme: "Si les chemins sont différents, le but est unique: pour certains le chemin de la Ka'ba passe par Byzance, pour d'autres par la Perse ou la Chine, pour d'autres du côté de l'Inde ou de Yémen (...). Le but n'appartient ni à l'infidélité ni à la foi (...), et ceux qui se disaient l'un l'autre chemin faisant: — tu as tort et tu es impie, oublient leur querelle une fois arrivés, car leur but était unique"? En ce qui concerne le séjour de Pléthon dans la capitale ottomane auprès d'un savant juif, rien dans les sources musulmanes ne rend cet événement impossible. Les hommes de science d'origine juive, sont fréquemment présents dans les cours musulmanes, que ce soit en tant que médecins, traducteurs, astronomes ou philosophes. Les émirs turcs continuent cette tradition: Ibn Battûta s'étonne de la place d'honneur et des marques de respect réservées au médecin juif de l'émir d'Aydin; l'émir Orhân s'entoure de savants juifs devenus musulmans qu'il considère comme des gens avisés et experts en exégèse et en théologie; il oppose ces gens-là à Grégoire Palamas dans une controverse islamo-chrétienne. Il n'y a donc rien de vraiment étonnant à ce que Pléthon soit venu étudier auprès d'un Juif ottoman, les cas de recours à des savants juifs par des intellectuels chrétiens étant, d'autre part, une pratique que le Moyen-Age n'ignore pas. 3 De plus, la philosophie est tenue en grande estime dans les medrese turques du temps: Eflâtûn/Platon est pour beaucoup, selon le mot d'Attar, "le Maître universel qui enseigne l'Alchimie illuminatrice" Cemaleddîn Aksarayî, le maître de Fenârî, appelait "meççâiyyûn", péripatéticiens, les plus jeunes de ses élèves, car il leur dispensait son enseignement en se promenant, et il désignait comme "revâkiyyûn", stoïciens, ses disciples plus avancés, car il leur donnait des cours sous l'un des porches de la medrese? Il ne faut pas oublier non plus que Pléthon, s'intéressant aux doctrines zoroastriennes, peut avoir été en contact avec les milieux soufis influencés par les théories de Suhrawardî. Henri Corbin établit un rapport étroit entre le système pléthonien et celui du grand mystique iranien du XII e siècle. Si tel

1Tarjumân al-Ashwâq, éd. Nicholson, Translation Fund. New Sériés, XX, (Londres 1911) p. 67. ^Dans son Fihi-mâ-fihi, Le livre du Dedans, ed. Eva De Vitray-Meyerovitch, (Paris 1976) p. 134-135. 3 Sur le médecin juif de l'émir d'Aydin, Ibn Battuta, Voyages, v. II, p. 305-306. Sur les savants juifs d'Orhân, M. Balivet, "Byzantins judaïsants et juifs islamisés", Byzantion, 52 (1982) 24-59. Le recours à des savants juifs en chrétienté médiévale, se rencontre un peu partout de Byzance à la Sicile et à l'Italie des Humanistes, voir Colette Sirat, La philosophie juive au Moyen-Age, (Paris 1983) p. 56, 255, 304, 306, 318, 363 etc.; F. Secret, Les Kabbalistes chrétiens de la Renaissance, (Milan 1985) p. 108, 115. 4 Attar, Le Livre Divin (Elahi-Nameh), (Paris 1961) p. 402-404. 5 §ekâ'ik., p. 17-19.

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ET

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était le cas, quand, sinon pendant son séjour ottoman, le philosophe grec aurait-il pu s'informer sur les théories "orientales" (ishrâqi1 des platoniciens de Perse, quand on sait en outre la forte influence de la pensée persane chez les Ottomans ? L'expérience de Pléthon en territoire turc, montre donc, d'une part le dynamisme attractif de la vie intellectuelle et de l'enseignement dans l'état ottoman dès le X I V e siècle, et, d'autre part, le cosmopolitisme de la cour des sultans où se côtoient sans heurt, intellectuels musulmans, juifs et chrétiens. 1 Le système d'échange et de brassage inter-culturel qui se met en place dans le premier État ottoman, se renforcera par la suite et sera une des composantes très importantes de l'empire des sultans turcs pendant toute son histoire et jusqu'au début m ê m e de notre siècle. Je n'en veux pour preuve en conclusion, que les deux petits textes suivants. Le premier est un poème turc en l'honneur de Meviânâ Djelâleddin Rûmî : "Ben sende yitirdim tenimi canirru, ey §ah ! Buldum yine her zerrem içinde seni billah §elâlei esrarmi dok ru huma, ey mah ! Aglat beni, inlet beni, ta haçre kadar yak. " "En toi je me suis perdu corps et âme, 6 Roi ! Je t'ai retrouvé en chacun de mes atomes, de par Dieu Inonde mon esprit de tu mystérieuse cascade ô lune. ! fais-moi pleurer, fais-moi gémir, jusqu'au Jugement Dernier, brûle-moi. " L'auteur de ce poème est un avocat grec de ce siècle, A d a m a n t i o s Ketseoglou, affilié, à Istanbul, à l'ordre mevlevfsous le nom de Yaman Dede.2 Le second texte est un poème en grec, dédié à la Crète: "Ma XPVTLXLC* pou ^eLfionà xaL n ° v Sd (pureipaj; Nâ aé vrét/ih) crrqu x^pStâ Laco Kal aé Mà naç anj Kpi)rq XP^X1^ Pàara fiov 'va paxaipi Nâ TÔ tpopoj an) pecrq fiov x^-V^va xa^°Xa^PL ¡iâ naç anj Kp-qn] XPVTLXL fie^Xafifiéfûn/ ràç tppémç... èdeXotrrl Tàs èavriâv uoXûvom-aç i/ivxàs», Manuel-Oraison, loc. cit. « waiSàç ëxw pàvT\p.a ical t/wx^v ywaiKiiSr\y>, Manuel-Discours, p. 299.

LE

P E R S O N N A G E

DU

35

« T U R C O P H IL E »

l'asservissement des Thessalonicicns en 1387 1 , et la peur aussi qui les pousse à vouloir ouvrir leurs portes aux Turcs en 14302. Cette sorte d'individus est par nature faite pour l'esclavage car ils sont incapables de faire la différence entre la liberté et la servitude 3 . C'est d'ailleurs la caractéristique des gens de basse extraction, que leur caractère naturellement fruste et ignorant rend insensible à l'esclavage 4 ; s'ils combattent avec l'ennemi, déclare Manuel, c'est que par instinct «ils ne pensent ni ne font rien de noble» 5 . Avec de telles prédispositions intellectuelles, morales et sociales, que peut-on attendre des turcophiles sinon une fausse manière de raisonner, une véritable inversion, de leur part, des valeurs normales, matérielles comme spirituelles ? Valeurs nationales d'abord que «ruine leur folie de vouloir se soumettre aux barbares» 6 : ils affirment par exemple que «c'est être libre que d'être esclave des barbares» 7 ; certains, à Constantinople en 1383-84, poussent même l'absurdité à son comble : alors que la plupart de leurs compatriotes sont soumis aux Turcs et qu'ils ont, eux, la chance d'être encore libres, ils déclarent préférer le joug des barbares à l'autorité de leurs propres gouvernants 8 . Ils accusent ces derniers de tous les maux : d'après les Thcssaloniciens assiégés par les Turcs en 1387, Manuel les «tyrannise» 9 , et la majorité des habitants de la ville en 1422 manifestent contre leur despote Andronic Paléologue et contre l'archevêque Syméon lui-même, leur reprochant amèrement de ne pas agir pour le bien du peuple en ne voulant pas livrer la ville aux Turcs 10 . fiLKpoi/ivxCa», Syméon-Balf., p. 42. 2.iean Anagnostès, Aitfyijm? irepl rijs TeXevraias àXnjaeùJs" ri)ç QeatjaXoi/itcqs-, éd. Y. Tsaras, Thessalonique 1958, p. 12. 3 < r o i dvSpawoôéSovç ßtov ràu aÙTe(oimou ovSév TI Siaépeiv voßCCuv», ManuelDiscours, loc. cit. ^•içvyyvéfit} Sè Kai el Tives TOV irXrjßous' ßovXrjäeleu ... TUS SovXela? àuéxetrOai ûrrô SecnÔTaLÇ äuaüeu 6ureç Kai rq raXaimapla oweiBiofiévoi, âfia ôé St diraiSevalau pT]Sè Svudpeuoi rà KaTaXrji/iôfieua TOUTOUS- Kaicd TrpoyiuûiaKeLU». Cydonès-Loen., II, p. 264. ^'OÙôèu

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7

«TÔ Sè TOTS' ßapßdpois SovXeûeiu ¿XevöepCa uo/il£eTai », ibid., p. 305. i> yoyyiCovreç Kal Kard TÔ>w Kparoijvcov iépovTo Kal KaS ijficôi/ AÙTTÛF ¿KIVOVTO wavSrifii, d6poi£6tievol Te Kal èwaviardiiemL mjvexôk Kal KaTapdAAetr Tofc Te lepoùs r)irei\ow oIKOVÇ KOI ¿¡pas aùv aùrols\ el fiïj rà KARÀ 6éAr]mu aùrtâv èvepy^aanev», Syméon-Balf., p. 56. 5 «ra SôXovs TTOIKIXOVS OWTÔVÎÙS TîXéKeiv ijfûi/», Manuel-Epître, p. 187. 6 « " 0 Kal Tàv SeunÔTTtv napéneLcre wXéov è(eX6eïv Kal érépoiç irapaSowaL rf]V 7ràÀiy», Syméon-Balf., p. 57. 7 lbid„ p. 275. Q °F. Thiriet, Régestes des délibérations du Sénat de Venise concernant la Romanie, Paris 1959 II, p. 263.

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BYZANTINS

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A plusieurs reprises. Cydonès déplore le fait que beaucoup de ses compatriotes ont pris l'habitude d'effectuer chez les Turcs de fréquents séjours au cours desquels non seulement ils fraternisent avec eux en mangeant à leur table mais complotent ouvertement contre leur patrie, au profit de l'ennemi qui achète leurs services par des cadeaux somptueux. Notre auteur dénonce longuement le scandale à l'époque où Jean V est en Italie : «ils se rendent ou\ ertement chez les barbares et ils restent avec eux des périodes de temps déterminées ; comme salaire de leur trahison à notre égard, ils reçoivent des moulons, des bœufs, des chevaux et de l'argent ; et ils célèbrent notre ruine en buvant avec eux» 1 . A nouveau il s'en plaint amèrement à l'empereur en 1373 : «je le sais, tant d'autres se sont rendus chez les Turcs, se sont réunis à eux contre toi, ont festoyé avec eux, leur ont fait des cadeaux, en ont reçu et sont revenus sans se cacher» 2 . l a carrière de Théologos Korax illustre bien les agissements décrits par Cydonès : ce Philadelphien, interprète en langue turque de Manuel II, profite des missions qui lui sont confiées auprès de la cour ottomane pour se lier avec Bayezid Pacha le v izir de Mehmed I e r , devenir son ami intime et avoir quotidiennement audience auprès de lui; il est un des convives habituels à la table du sultan et du vizir, leur montre une fidélité sans équivoque et les renseigne sur les secrets d'état byzantins 3 . Au retour de leurs voyages, continue Cydonès, ces gens-là deviennent ouvertement les agents de propagande des barbares, allant jusqu'à prêcher en public les bienfaits de la domination turque : «ils reviennent se faire valoir auprès des leurs concitoyens, sans même en faire mystère... c'est avec une telle liberté de langage que ceux qui ont été gagnés à prix d'argent par les Turcs prêchent librement en public dans leur intérêt et font tout ce qui leur plaît : ce qui est précisément de livrer la ville et de faire des Turcs, clairement, les maîtres de tous ; ainsi sont actuellement ceux qui souhaitent rendre la ville après avoir passé des traités, craignant ne pas se hâter assez à s'abandonner au joug de ces impurs» 4 .

•av£jiùis èit ÎKflvovs diroôrifioùm, Kal /¡TfToûç rivas ètcelvois ovva.aij(p6vovç Kal Ttpàfiara, Kal flow, Kal limovs, Kal dpyvpia, piadoùç ixovm Trjs tjpoif trpoôoalaç Kal ovpTrimwreç ¿Kelvoi;, ri)i> i\ptrépav àmiXeiav dSovm», Cydonès-Discours, loc. cit. -••KaÎTOi noWovç [pfiev ttpàç roùç TotipKOVç Kal dtrqôrjp^aai'raç, Kal Karà et que lui-même a contribué à ranimer 3 . Mais si cet auteur prétendait utiliser le seul héritage des savants grecs antiques, en laissant de côté les théories des Indiens, des Perses et autres peuples étrangers 4 , ce n'était pas l'avis de la plupart des Byzantins intéressés par la question qui, tels Maxime Planudes ou Georges Lapithe 5 se tournaient avec d'autant plus de curiosité vers les astronomes d'Orient que la chaîne du savoir antique semblait tout à fait interrompue à By/ance 6 . De provenance orientale, la science des astres est souvent appelée «science des Perses et des Chaldéens», ce qui montre qu'on lui reconnaît plus spécialement cette double origine 7 . C'est donc au premier chef du côté de la Perse que les savants byzantins cherchaient des informations : en 1332, un inconnu traduit du persan en grec le traité de Shams-ad-Dîn de Boukhara 8 . A Constantinople, Grégoire Chioniadis, désireux d'élargir ses connaissances, s'entend dire qu'il faut pour cela aller en Perse, d'où il ramène un grand nombre d'ouvrages astronomiques qu'il traduit 9 et dont s'inspira vers 1350, Georges Chrysokokkis. Le grand et dont s'inspira l

Ibid., loc. cit. J . Verpeaux, Nicéphore Choumncs. Paris, 1959, p. 153. ' r . Guilland, Les poésies inédites de Théodore Métochite,

2

Études Byzantines, Paris, 1959, p.

181.

^Verpeaux, Choumnos, p. 164. •'C. J. Gerhardt, Der Rechenbuch des M. Planudes, Halle, 1859; P. Tanner, Les chiffres arabes dans les manuscrits grecs, dans Mémoires scientifiques, IV, pp. 199-205; Gregoras. Histoire, XXV, II, éd. Bonn, III, p. 32. ^Personne, affirme Grégoras, ne savait plus construire d'astrolabe, instrument pourtant attesté au XI e siècle à Byzance, et il n'y avait pas d'ouvrage sur ce sujet «... sinon, peut-être chez les Barbares et dans une langue étrangère». Grégoras, Correspondance, éd. et trad. Guilland. Paris, 1967, p. 249. 7Ibid.. pp. 74-75, rf\v Tlepoâv Kai XaXSaiav énumfcn)v. ^Guilland, Poésies, p. 186. ^Chrysokokkis, dans N.E., p. 335.

B Y Z A N T I N S J U D A Ï S A N T S ET J U I F S I S L A M I S É S vers 1350, Georges Chrysokokkis1. Méliténiotès utilise aussi les Persans 2 .

Le grand astronome

161

Théodore

Quant aux Chaldéens, on considérait communément au Moyen-Age que leurs héritiers étaient les Juifs 3 ; et il est un fait qu'à Byzance comme en Europe Occidentale et en pays musulmans, ceux-ci excellèrent dans les travaux astronomiques les plus variés, particulièrement au XIV e siècle qui peut être considéré comme l'âge d'or de la science astronomique juive 4 . Compilation des tables astronomiques persanes et indiennes, controverses autour du calendrier, traduction d'ouvrages arabes, enseignement dans les universités, ils exercent leurs activités de la Mésopotamie à l'Espagne 5 ; en monde byzantin, leur réputation est bien établie : au IX e siècle, un évêque consulte un savant juif sur l'apparition de la nouvelle lune 6 ; un Juif de Chypre a une si grande célébrité dans le domaine astronomique que Basile II le convoque pour servir d'arbitre dans une discussion arméno-grecque sur le calendrier 7 . Sous Alexis 1er des controverses astronomiques ont lieu à Constantinople entre savants juifs 8 . Au XV e siècle, Marc Eugénikos profite de son séjour en Italie pour traduire l'ouvrage d'un astronome juif du siècle précédent 9 . C'est donc probablement par l'étude des astres que Chioniadis, élève des Persans, les Chionai d'origine juive et le Chionios judaïsant, doivent être reliés entre eux. Mais la «science des Perses et des Chaldéens» telle que les Byzantins la conçoivent à la suite de l'Antiquité ne se réduit pas à l'étude objective des «... mouvements égaux et inégaux du soleil, de la lune et des cinq planètes...», selon la définition donnée par Métochite de l'astronomie 10 ; elle est inséparable des connaissances occultes, de l'astrologie, de la divination, de la magie, de l'alchimie. Malgré les efforts de Métochite, de Grégoras ou de Méliténiotès pour les dissocier, astronomie et astrologie étaient considérées toutes deux comme des sciences. Même les adversaires de l'astrologie, à commencer par

' U. Lampsides, Georges Chrysococcis le médecin et son œuvre, dans Byzantinische Zeitschrift, 38 (1938), pp. 312-322. 2 e D a n s son 'AarpovoßLK^ TpCßißXos' (milieu du X I V s.), P.G., 149. ^Article Astrology, dans The Jewish Encyclopedia, New York, Londres, 1925, p. 243. 4 C f . l'impressionnante liste d'astronomes médiévaux ayant vécu entre le XIII e et le XV e siècle, article Astronomy, dans J.E., p. 250. 5 Ibid„ pp. 249-250. Starr, "The Jews in the Byzantine Empire," 641-1204, dans Byzantinisch-Neugreichischen Jahrbüchern, 30, Athènes, 1939, p. 132. 7 Mathieu d'Edesse, Chronique, trad. E. Dulaurier, dans Bibliothèque historique arménienne 8Paris, 1838, XXIV, p. 39. Starr, The Jews, p. 208. 9 Art. Marc Eugénikos, dans D. T. . C , col. 1974. 10 K . N. Sathas, Meaaiomia) BißMofyiai, Venise-Paris, 1872-1894,1, p. 74.

162

BYZANTINS

ET

OTTOMANS

Métochite lui-même, c o m m e Anne C o m n è n e deux siècles plus lôt 1 , parlent de VénujTTjin) darpoXoyiKij sur un pied d ' é g a l i t é a v e c VénLaTTjiir] daTpouofiLKjj. P a c h y m è r e qui c o n d a m n e les c r o y a n c e s des a s t r o l o g u e s , Grégoras qui se m o q u e de leurs prédictions, ne manquent pas, à l'occasion, de s'intéresser à l'astrologie et à la divination, voire de les pratiquer. La chronique de P a c h y m è r e fait une place importante aux présages et aux prophéties que l'auteur rapporte avec sérieux 2 . Grégoras croit f e r m e m e n t à l'influence de la lune et des astres sur la destinée h u m a i n e , c o m m e cela, précise-t-il, a été observé «... dès l'Antiquité en Egypte et en Chaldée par ceux de ces peuples qui ont été des astrologues éminents et par ceux de ces peuples qui n'ont cessé de se transmettre cette science et qui la tiennent pour une méthode infaillible, en ce qui regarde l'étude des passions, des actions des h o m m e s . . . » 3 . Fout au long de l'histoire byzantine, l'intérêt pour les sciences occultes f u t général : e m p e r e u r s , m i n i s t r e s , lettrés, p o è t e s , e c c l é s i a s t i q u e s s'y adonnèrent: Constantin VI, Alexandre, Manuel I e r , Alexis III, s'entourent de devins et de magiciens qu'ils consultent en toute occasion. Le continuateur d e Théophane reconnaît la puissance de l'art divinatoire. Théodore Prodrome, Jean Camatèros, Nicéphore B l e m m y d è s écrivent des p o è m e s a s t r o l o g i q u e s 4 ; les t r a i t é s d ' a s t r o l o g i e p o p u l a i r e , les h o r o s c o p e s , les l i v r e s d ' o r a c l e s (XpT)Oiio\ôyia) pullulent 5 . L'Église eut souvent à réagir contre cet e n g o u e m e n t , entourant de la m ê m e suspicion astronomie et astrologie, c o m m e le d é p l o r e M é t o c h i t e 6 . N o m b r e d'ecclésiastiques en effet, et non des moindres, étaient de fervents adeptes des sciences occultes : le patriarche Michel Cérulaire accueille chez lui des astrologues et des devins. D e s moines et des prêtres s'intéressent aux o r a c l e s , i n t e r p r è t e n t les s o n g e s , p r a t i q u e n t m a g i e et s o r c e l l e r i e . L e s condamnations de clercs pour «chaldaïsme» sont fréquentes 7 . C o m m e l ' a s t r o n o m i e , l'astrologie et tout le c o r t è g e des s c i e n c e s occultes tirent, pense-t-on à Byzance, leur origine de l'Orient : la magie vient d'Iran, a f f i r m e Psellos 8 . Les hétérodoxes orientaux c o m m e les Pauliciens, sont

l Alexiade, éd. et trad. B. Leib, Paris. 1943, II, p. 58. ^Pachymere, éd. Bonn, II, p. 304 ss. ; cet auteur est convoqué par Andronic II pour interpréter un présage, cf. Grégoras. Histoire. 1. pp. 304-305. ^Grégoras. Corespondance, p. 214: il fait le pronostic de la mort d'Andronic II, Histoire, I, p. 460. 4 L . Bréhier, La Civilisation Byzantine, Paris, 1950, pp. 243-255. ^Étudiés p a r N . A. Bees, in B.NJ.. 13.Athènes, 1937, p. 203 ss. ^L'astronomie est «sans aucun danger ni dommage pour notre piété chrétienne et notre foi», déclare Métochite, dans Sathas, op. cit., loc. cit. 7 Psellos, Un discours inédit, éd. Bréhier, dans Revue des Études Grecques, 1903-1904. 8 Psellos, Un discours, LXV, 77.

BYZANTINS

JUDAÏSANTS

ET J U I F S

ISLAMISÉS

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considérés comme des connaisseurs en la matière 1 . Les maîtres en sciences occultes les plus célèbres sont souvent orientaux comme les fameux astrologues syriens et égyptiens qui exerçaient à Constantinople du temps d'Anne Comnène 2 . Au IX e siècle, le patriarche Jean Hylilas, expert en divination et en sorcellerie, est d'origine orientale 3 . Il y a un Persan parmi les devins qui fréquentent Cérulaire4. En tant qu'orientaux, les Juifs ont une réputation bien établie dans le domaine occulte: dans la Chrétienté aussi bien qu'en Islam, on leur prête des talents de devins, de magiciens, d'exorcistes, d'alchimistes; en astrologie, les Juifs se signalent comme des maîtres incontestés dès les VIII e et IX e siècles: Jacob Ibn Tarik importe à Bagdad des tables astrologiques de l'Inde, sous le Calife al- Mansur. Rabban al-Tabari (vers 820), et le Juif persan Andruzagar sont célèbres. La plupart des ouvrages des astrologues juifs d'Orient, furent traduits en latin et en espagnol. Les premiers Kabbalistes de Provence, les savants d'Espagne sont des adeptes fervents de l'astrologie 5 . En Italie du Sud, le célèbre médecin et astrologue Sabbataï Donnolo (913-970), dit avoir étudié l'astrologie en «Babylonie» 6 . A Byzance, la tradition mêlant les Juifs à la naissance du mouvement iconoclaste, fait intervenir un devin juif qui prédit à Léon III son accession au t r ô n e 7 . Photius, présenté comme une sorte de docteur Faust par un chroniqueur hostile, est accusé d'avoir eu des relations avec un magicien juif 8 . On brûle des Juifs pour pratique de la magie 9 , tandis que la formule d'abjuration du Judaïsme prévoit que les nouveaux convertis renonceront non seulement aux pratiques judaïques mais à la sorcellerie, aux incantations, à la divination 10 . Les sources juives elles-mêmes attestent une activité reconnue, dans le domaine occulte, comme ce voyageur juif qui prétend avoir rencontré des experts exorcistes dans les communautés byzantines 11 . R. Shefatiah est dit avoir guéri d'un démon la fille de Basile 1 er12 . 'Théophane Le Confesseur, Chronographie, ed. De Boor, Leipzig, 1883-1885, II, p. 488. Aiexiade, II, pp. 58-59. 3 V i e de S. Athanase l'Athonite, éd. Petit, Analecta Bollandiana, XXV, 1906, 172; Georges le Moine, Chronique universelle, P.G., 109; 1025-1028. 4 Psellos, Un discours, LXV, LXVI, 7, 76-79. ^Article Astrology, J.E., p. 244. ''Starr, The Jews, p. 51. 7 S t . Jean Damascène, P.G., 95, 336 ss. 8 S y m e o n Magister, P.G., 109,732. 9 P a r ex, à Salamine de Chypre en 637, Starr, The Jews, p. 86. W Ihid„ p. 69. 1{ lhid„ p. 238 n Ihid., p. 129. 2

164

B Y Z A N T I N S

ET

O T T O M A N S

Dans les deux cas qui suivent, la possession de pouvoirs particuliers et la compétence en sciences occultes sont mises en relation avec la fonction sacerdotale: à Thessalonique, à la fin du XI e siècle, un Juif d'ascendance sacerdotale possède un don de clairvoyance 1 ; Nicolas Flamel, au XIV e siècle; nous apprend que le départ de sa quête alchimique fut la découverte de l'ouvrage d'un Juif, peut-être originaire de Byzance, qui était «Prêtre, Lévite et astrologue» 2 . Or l'association du sacerdoce et de l'art divinatoire est une notion e x t r ê m e m e n t ancienne, très marquée en particulier chez les sémites occidentaux. En effet, la fonction sacerdotale cumulant les rôles de garde du sanctuaire et de sacrifice d'une part et de divination d'autre part, était déjà celle du prêtre israélite avant l'époque royale et du devin arabe antéislamique 3 . C'est le Kohen, hébraïque (ina) et le Kâhin arabe i ^ f c , mots qui ont continué à désigner ultérieurement les descendants d'Aaron chez les Juifs et les devins chez les Musulmans De l'arabe le mot Kàhin est passé en persan et en turc. Dans cette dernière langue en particulier il désigne les devins, les astrologues, les diseurs de bonne aventure, les prêtres des Juifs et des peuples qui prédisent l'avenir de l'Égypte ancienne à l'Inde 4 . La prononciation du mot en turc est légèrement modifiée selon deux règles: celle de l'adoucissement du Kâ en «Kiyâ» 5 , et celle de la disparition de la voyelle instable contenue dans la deuxième syllabe d'un nom si on adjoint à ce dernier un suffixe commençant par une voyelle 6 .

^D. Kaufmann, Ein Brief aus dem byzantinischen Reiche Uber eine messianische Bewegung des Judenheit und der Zehn Stämme aus dem Jahr 1096, dans Byzantinische Zeitschrift, 7 (1898), 83-90; Starr, The Jews, p. 206. 2 T. Burckhardt, Alchimie, Bàie, 1974, p. 171. Fahd, article Kâhin, dans Enciclopédie de l'Islam, pp. 438-440: Idem., La divination arabe, Leyde, 1966; Idem, Le panthéon de l'Arabie Centrale à la veille de l'Hégire, Paris, 1968; H. Ringgren, La religion d'Israël, Paris 1966. Devellioglu, Osmanlica-tiirkçe ansiklopedik Lugat. Ankara. 1970: article Kâhin; Y. Kocabay, TUrkçe-Framizca büyük sozliik, Ankara, 1968: art. Kâhin; I. Chloros. Ae(ucòv TovpKoeù\r)viKÒi>, Constantinople. 1899, vol. 2: art. Kiaxlv. 5 DU type Kâfi, prononcé Kiyâfi: Kâr, pron. Kiyâr, etc., L. Bazin, Introduction à l'étude pratique de la langue turque, Paris, 1968, p 12. 6 Ainsi, burun donne burn-u; kutup, kutb-u, etc., Ibid., p. 15; A. Morer, Grammaire de la langue turque, Istanbul, 1967, p 14.

BYZANTINS

JUDAÏSANTS

ET J U I F S

ISLAMISÉS

165

Dès lors, le substantif Kâhin sous le forme Kâhn-i (prononciation Kiyâhn-i), et son pluriel Kiihhân sont phonétiquement très proches des mots XLÓUCLL

et

XLÓULOS 1.

Compte tenu de ce que l'on sait historiquement sur le rôle occupé par les Juifs à Byzance et dans les pays musulmans dans le domaine de l'astrologie et de la divination, on peut conclure que le terme grec est une déformation du mot arabo-turc désignant les devins et les astrologues 2 . Cette identification a pour conséquence immédiate de restituer leur véritable place aux trois cas qui nous occupent en parfaite conformité avec le contexte scientifique et occulte de l'époque considérée. En Perse, Chioniadis ne dut pas borner ses études à l'astronomie qui, pour lui, comme pour ses contemporains, allait de pair avec l'astrologie et la divination. La jalousie avec laquelle les maîtres persans cachaient leurs connaissances aux étrangers, ce qui fut au début une source de difficultés pour Ghioniadis 3 , laisse supposer que leur enseignement devait toucher à toutes les sciences occultes dans lesquelles la loi du secret était un principe 4 . Et même dans l'hypothèse où le savant de Trébizonde se contenta d'étudier la seule astronomie, la réputation des Perses était telle dans le domaine occulte que le séjour de Chioniadis chez eux dut suffire à lui faire appliquer par ses compatriotes un surnom du genre de «Disciple des Devins ou des Mages», comme pour indiquer sinon le domaine de la compétence du savant, du moins le milieu dans lequel il avait été formé. Les Chionai de Brousse, quant à eux, étaient les astrologues officiels de la cour d'Orhan comme le Juif Mashallah par exemple avait été vers l'an 800 l'astrologue en titre de la cour des Califes 5 . Cela est absolument conforme aux habitudes constantes des souverains musulmans qui accordaient des positions

Bien que cela ne soit pas de notre compétence, nous pouvons risquer la supposition suivante: la disparition du h, dans le passage de Kâhn-i à Xiôvm, pourrait s'expliquer de deux façons; soit par le report de l'aspiration sur l'initiale, soit que le h soit tombé par commodité de prononciation : dès lors, le passage du K au X viendrait d'une confusion de la sourde et de la dentale du type KaXxov XaÀKOV, phénomène fréquemment attesté en particulier dans les textes talmudiques de langue grecque, cf. art. Greek Language and the Jews, dans J.E. 2 B a h b oublier le rôle probable joué par le mot hébreu Kohen. ^uô/ios- yàp èv ITepcriSi Trdvra fièu rd fiaOïjfiara TOLS fiovXotiévoi? ¿(elvai FIAV ddvciv, àarpovoiilav Sè iiàvois TOIÇ Tlépoais, Chrysokokkis, N.E. loc. cit. ^Principe appliqué aussi par l'Église des premiers siècles : la disciplina secreti ou disciplina arcani; cf. Clément d'Alexandrie, Stromates, trad. M. Caster, Paris, 1951,1, p. 53. 5

Astrology,

J. E., p. 244.

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en vue à des savants juifs islamisés ou non 1 . En ce qui concerne le Chionios de Thessalonique, nous sommes en présence d'un Byzantin cultivé que son intérêt pour l'astrologie et la divination amena à se mettre à l'école de maîtres j u i f s 2 , attiré par leur réputation comme Chioniadis l'avait été par celle des Persans. Ses intérêts intellectuels, ses contacts avec les Juifs lui valurent son surnom de Chionios. Mais si le savant de Trébizonde sut se contenter d'emprunts purement scientifiques, le Chionios alla beaucoup plus loin puisqu'il fut accusé «d'avoir renié la vraie foi pour embrasser le Judaïsme» 3 . Ainsi, en utilisant dans trois circonstances différentes, le m ê m e terme étranger Kâhin-Kiihhân, les sources indiquent-elles d'une part la réputation de devins que l'on fit, à tort ou à raison, à Chioniadis et au Chionios à cause de leurs contacts étroits avec des maîtres étrangers, persans et juifs, et d'autre part la profession officielle qu'exerçaient les Chionai dans une cour étrangère d'Asie Mineure.

LE CAS D U CHIONIOS: CONTACTS INTELLECTUELS JUDÉOCHRÉTIENS ET CONVERSIONS AU J U D A Ï S M E À B Y Z A N C E Le cas du Chionios mérite une attention particulière car il soulève deux questions: Que cache exactement l'accusation de «judaïser» qui est portée contre lui? S'agit-il d'une calomnie forgée contre un h o m m e en relations d'études et de sympathie trop ostensibles avec des Juifs, ou cela veut-il dire que notre personnage s'est véritablement converti au Judaïsme ? Quelle que soit la réponse à cette question nous sommes amenés à nous demander si le Chionios est un cas isolé ou s'il illustre un réel attrait scientifique et religieux exercé par les c o m m u n a u t é s j u i v e s sur l'intelligentsia byzantine; a u t r e m e n t dit, l'appréciation correcte du degré de représentativité du comportement du Chionios doit permettre d'é\ aluer l'importance exacte du mouvement judaïsant à Byzance au XIV e siècle. L'accusation de judaïser est appliquée par les autorités ecclésiastiques byzantines à une gamme de comportements très divers depuis le lieu commun des controverses anti-latines qui affectent d'assimiler les catholiques

' c e l l e tenue par les médecins juifs, par ex.: Maimonide à la cour de Saladin, art. Moses Ben Maimon, dans J.E., cf. aussi au XIV e la place d'honneur réservée au médecin juif de l'émir de Birgi (Pyrgion) en Asie-Mineure au grand scandale d'Tbn Battuta, Voyage, 2, p. 305: «Le juge et le docteur se levèrent en son honneur. 11 s'assit vis-à-vis du sultan, sur l'estrade, et les lecteurs du Coran étaient au-dessous de lui». 2 C f . le Grec devenu disciple d'un magicien juif vers 780, Starr, The Jews, pp. 95-96; Quelques mois avant sa mort, en 1359, Palamas dans une homélie, met en garde ceux des Thessajoniciens

qui fréquentent les mages et les devins: «...01 wapà ycrfTmi' xal ndvrebiv èm{riTOVUTéç TL fiaBeiu ...», P.G., 151, col. 400. 3

M M. /., p. 174.

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«a/.ymites» à des judaïsants 1 , jusqu'aux conversions très réelles au Judaïsme, condamnées plusieurs fois par les canons. On peut donc supposer que des relations trop assidues avec des Juifs, ne serait-ce que pour des raisons purement culturelles, pouvaient faire assimiler ceux qui s'y risquaient à des judaïsants car l'Église voyait avec méfiance des Chrétiens se mettant à l'école des Juifs. Au X V e siècle, Georges Scholarios reproche avec vigueur à Pléthon d'avoir fui sa patrie vers 1380, pour devenir le disciple du Juif Élisée qui «... était parmi les personnages les plus puissants à la c o u r . . . » des sultans ottomans, comme l'étaient une trentaine d'années plus tôt les astrologues juifs de la cour d'Orhan 2 . Pourtant, dans le monde byzantin, on n'hésitait pas à fréquenter des Juifs pour profiter de leurs connaissances et même à lier parfois amitié avec eux à l'occasion de ces contacts; ce fut le fait de personnalités comme Cyrille et Méthode qui se font peut-être aider par un Juif pour composer leur alphabet 3 , ou Nil de Rossano, ami intime depuis sa jeunesse d'un médecin et astrologue juif 4 . On peut imaginer cette sorte de relations intellectuelles entre les astrologues juifs de Thessaloniquc et le Chiontos qui était peut-être amené à fréquenter journellement la communauté juive, de par les devoirs de sa charge; notre personnage semble en effet avoir eu une fonction officielle auprès des Juifs de la ville puisqu'il fut conduit à prendre leur défense lors de troubles anti-Juifs et à f a i r e un rapport des é v é n e m e n t s auprès des autorités ecclésiastiques 5 . Peut-être était-il préposé aux affaires juives, fonction attestée dès le X e siècle 6 et en tant que tel il pouvait, si besoin était, servir d'avocat à la communauté. On a des exemples de fonctionnaires ou même de particuliers prenant les intérêts des Juifs en m a i n ; soit contre rétribution, soit spontanément : en 655, un haut fonctionnaire de Syracuse, acheté par la communauté, intervient auprès de l'évêque de la ville pour qu'il permettre aux Juifs de construire une synagogue. Cet homme, dit le texte, avait toujours été leur soutien et leur défenseur 7 . En 985, à Sparte, un n o m m é Jean Aratos s'oppose à une mesure d'expulsion portée contre les Juifs de la ville 8 .

Laurent et J. Darrouzes, Dossier Grec de l'Union de Lyon, dans Archives Chrétien, 16, Paris, 1976, p. 372, 382, 386,414. ^Lampros, dans v.m, II, pp. 19-23.

de VOrient

Dvornik, Le.v legendes de Cyril etMe'thode vues de Byzance, Prague, 1933, p. 359. P.G., 120, 92 ss. 5 M. M„ I, p. 175. ^Zachariae von Lingenthal, Geschichte des griechisch-römischen Rechts, Berlin, 1892. 382, n° 1382. ^Vie de Zosime de Syracuse, éd. (). Gaetano, Acta Sanctorum, Mar., III, Paris, 1865, p. 839; Starr, The Jews, pp. 86-87. 8 Vie de Nikon, éd. Lampros, dans N.E., 3 (1906), p. 163,165 ss. 4

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Avocat et élève des Juifs, le Chionios peut s'être décidé finalement à adopter leur religion. Dans son cas, l'expression «judaïser» doit bien signifier une conversion en règle el non une simple calomnie due à sa réputation de familier des Juifs car son comportement semble avoir été suffisamment ostensible pour déclencher une enquête suivie d'un emprisonnement et d'un procès. La thèse de la conversion au Judaïsme dans une société farouchement uni-confessionnelle, n'est pas aussi improbable qu'il peut paraître de prime abord. Si les canons non seulement proscrivent avec soin tout contact judéochrétien trop intime dans la vie quotidienne (bains en c o m m u n , soins médicaux, association professionnelle, intermariages), mais prévoient une sanction spéciale pour le cas d'apostasie en faveur du Judaïsme, c'est que ces pratiques existaient'. Le processus d'interpénétration jouait le plus souvent en faveur des Chrétiens qui, appuyés par l'appareil étatique, exerçaient une pression assez forte pour entraîner nombre de Juifs à embrasser la religion dominante 2 . Bien que l'état byzantin n'ait jamais persécuté systématiquement les Juifs, à part quelques crises sporadiques, et les ait traités avec plus de modération qu'ailleurs 3 , on n'a cependant jamais renoncé à Byzance à les convertir sinon en masse, du moins individuellement par des contacts fréquents avec eux. L'initiative de ces contacts revenait le plus souvent aux Chrétiens cultivés, hommes d'Église ou laïcs, qui, outre leur zèle religieux, prenaient plaisir à affronter des adversaires réputés pour leur science scripturaire 4 . Mais la controverse théologique était une arme à double tranchant, car si les conversions de Juifs sont fréquemment et complaisamment attestées par les sources byzantines 5 , le passage de Chrétiens au Judaïsme, quoique plus Mansi. Sacrorum conciliorum nova et amplissima collectif), Florence, 1765, XI, 945 (Concile de Constantinople en 692); E. H. Freshfteld. A manuel of Roman Law: the Ecloga, Cambridge, 1926, 130, 132,137 ss.; Starr. The Jews, p. 89, 97,145. 2 L e personnage du Juif christianisé est fréquent dans l'histoire de l'empire: certains convertis occupèrent des positions éminentes: Constantin le Juif au IXe siècle, Vie, éd, H. Delehaye, A.S., Nov. IV, Bruxelles, 1925; le fonctionnaire de l'époque des Comnènes, Astafortis, Starr, The Jews, p. 235; la tsarine de Bulgarie. Théodora, au XlVe s., art. Byzantine Empire, J.E.; le maître spirituel de Manuel II Paléologue. Sphrantzès, P.G., 156, col. 739. 3 C e sont les conclusions de Starr, The Jews. p. 8. 4 C f . les contacts entre un savant juif et un archevêque de Thessalonique au Xle siècle, ibid., p. 170, 171; le moine Lazare et sept Juifs, à la même époque, Vie de Lazare, éd. Delehaye, A.S., 3, nov. 1910; au XV e , la discusison des Jean VIII avec un Juif qui finit par se convertir, Sphrantzès, P.G., 156, col. 771 ss. 5 L e degré de sincérité de ces com ersions dut varier beaucoup, de la conviction la plus pure au simple opportunisme, avec des cas de crypto-judaïsme; «certains fourbes adhérents de la religion des Hébreux, pour se moquer du Christ notre Seigneur, prétendent être chrétiens tout en le reniant en secret et en observant secrètement le Sabbat et autres pratiques juives», Actes du second Concile de Nicée, éd. Mansi. XIII, 427, 430; ce qui inclut la propagation d'idées d'origine juive par l'intermédiaire de ces convertis, dont certains semblent avoir eu des conceptions peu orthodoxes, par ex. le Juif converti devenu moine et attaqué par Théolepte de Philadelphie, cf. l'homélie et la lettre de Georges dt Chypre, dans P.G., 142, col. 247 et 267.

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exceptionnel et passé sous silence quand cela était possible par les auteurs chrétiens, est enregistré plusieurs fois au cours du Moyen Age, en Occident et à Byzance. En Occident à côté d'un certain Guillaume devenu Juif en 840, du diacrc de l'archiduc Conrad, converti au XI e siècle, de Raymond de Sens qui se déclarait roi des Juifs 1 , trois exemples sont particulièrement intéressants à mettre en parallèle avec le cas du Chionios. Bodo, jeune noble destiné à la carrière ecclésiastique et devenu diacre de Louis le Débonnaire après des études poussées dans les sciences sacrées et profanes, engagea des discussions religieuses avec des Juifs qui fréquentaient la cour impériale, et se laissa convaincre de la supériorité du Judaïsme. Prétextant un pèlerinage à Rome, il s'enfuit en Espagne musulmane et se convertit au Judaïsme ainsi que son neveu 2 . Plus près de By zance, le prêtre normand d'Italie Jean, se rend à Alep et y adhère à la religion juive en 1102. Sa conversion semble avoir été provoquée par un exemple retentissant de passage au Judaïsme : celui d'André, archevêque de la ville byzantine de Bari, au milieu du XI e siècle. «Amené par Dieu, dit la source hébraïque, à l'amour de la Thora, (André) quitte sa patrie, sa fonction de prêtre et ses charges honorifiques et se rend à Constantinople où il se fait circoncire. Il passe à travers des malheurs et des tourments et finalement s'enfuit pour sauver sa vie des Chrétiens qui tentent de le tuer... Il vint dans la ville du Caire et y resta jusqu'à sa mort». L'événement fut connu en Grèce et en Italie, ce qui, précise le texte, couvrit de honte les autorités ecclésiastiques. L'exemple d'André fut suivi par plusieurs Chrétiens qui l'imitèrent: «... faisant eux-mêmes ce qu'il avait fait, (ils) entraient dans l'alliance du Dieu vivant» 3 . Des trois prosélytes que nous venons d'évoquer, le troisième surtout est à rapprocher du Chionios: dans les deux cas, la conversion a lieu a sein des communautés juives des deux plus grandes métropoles byzantines. Ces

1 B . Blumenkrantz, Variorum reprints. Londres, 1977, XI, p. 42; XIII, p. 35; XIV, p. 268; XVII, n.467. Idem., Un pamphlet juif médio-latin de polémique anti-chrétienne, dans Revue d'histoire et de philosophie religieuse, XXXIV (1945), pp. 401-402. -Mdem., La conversion au Judaïsme d'André, Archevêque de Bari, dans The journal of Jewish studies, XIV (1963), pp. 33-36; les sources chrétiennes ne mentionnent pas l'événement; plusieurs autres exemples de Chrétiens byzantins passés au Judai'sme et réfugiés en Egypte musulmane d'après des documents hébraïques, dans S.D. Goitein, Mediterranean Society, the Jewish communities of the Arab world as portrayed in the documents of the Cairo Geniza, Berkeley, 1971, II, pp. 304-305: cf. aussi N. Golb Notes on te conversion of European Christians to Judaism in the Xlth century, J.J.S., XVI (1965).

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conversions provoquent emprisonnement et persécution. De plus, André a fait des émules comme le Chionios qui s'est converti avec ses «frères» 1 . Autre fait intéressant à signaler, Bodo, Jean et André se réfugient tout naturellement en pays musulman. Ne serait-ce pas une préfiguration de la conduite de certains judaïsants byzantins du type de Chionios qui, pour fuir les persécutions de leurs anciens coreligionnaires, se seraient enfuis en territoire turc? Cela confirmerait le témoignage de Philothée sur la présence en AsieMineure, de Chionai judaïsants d'origine chrétienne 2 . Un adepte des sciences occultes, comme le Chionios devait l'être, avait, outre le motif religieux, une autre raison de s'exiler chez les Turcs, voire d'adopter un Islam de façade: c'était l'espérance de pouvoir exercer plus librement ses activités de «Kâhin». Les autorités musulmanes, en effet, semblent avoir été en ce domaine plus tolérantes que le pouvoir chrétien qui pourchassait méthodiquement les pratiques suspectes 3 . Au début de 1339, trois ans après le procès du Chionios, le patriarche donne mandat à des ecclésiastiques pour visiter les paroisses de Constantinople et découvrir ceux qui s'y adonnent à la magie. Parallèlement, il demande par lettre à la population et au clergé de dénoncer les coupables, et prie les magistrats civils de participer à l'opération de répression 4 . Un autre procès retentissant en 1370, aboutit à la condamnation de nombreux clercs qui pratiquaient magie et incantations-^. Même sévérité dans l'Église latine où l'on enregistre l'exemple intéressant quoique tardif, d'un clerc maltais qui semble s'être converti à l'Islam pour pratiquer plus tranquillement les sciences («cultes 6 . Ainsi, le mouvement judaïsant est bien vivant à Byzance au XIV e siècle. Il est même suffisamment actif pour provoquer des conversions au Judaïsme à Thessalonique et en Bulgarie, et pour entraîner une condamnation

' / / f 7/7 Tûjf aùrov dScAfaïi', M.MI., p. 174. A u t r e analogie possible avec le Chionios: Vécelin, Jean, André semblent s'être convertis à la suite des persécutions violentes qui éclatèrent contre les Juifs à leur époque, Blumenkrantz, Conversion, p. 35. 3 E . Doutte, Magie et religion dans l'Afrique du Nord, Alger. 1909. 4 C e s magistrats sont Georges Choumnos et Démétrios Tornikès qui étaient présents au procès du Chionios, M.M.I., pp. 184-190. ^Ibid., pp. 5 4 1 - 5 5 0 ; l'accusation de m a g i e portée par le Chionios contre l ' É c o n o m e de Thessalonique n'est peut-être pas dénuée de fondement, ibid., p. 175, quand on pense à tous les clercs qui la pratiquaient au moment du procès de 1370, prêtres, hiéromoines, un protonotaire de Sainte-Sophie. ^Lucia Rostagno, Apostasia all'Islam e santo ufficio in un processo del l'inquisizione veneziana, dans II Veltro, Rome, 1979, p. 310 : le nouveau converti utilisait le Coran à des fins magiques, i usage plusieurs fois attesté ibid., p. I 2. 2

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solennelle des judaïsants, au Concile de Tirnovo en 1360 1 . Lorsque Philothée parle du groupe des Chionai comme d'une «nouvelle hérésie» 2 , il veut probablement signifier que le mouvement judaïsant connaît à son époque un regain de faveur et que son organisation a pris un tour plus systématique que par le passé.

CHIONAI-CHIONIOS: UNE RÉSURGENCE D'ANCIENNES SECTES JUDAÏSANTES? Mais le phénomène est loin d'être nouveau à Byzance où la cohabitation judéo-chrétienne avait entretenu depuis fort longtemps une intense circulation d'idées entre deux communautés confessionnelles beaucoup moins cloisonnées dans la pratique que les documents officiels ne le laissent croire. L'actif prosélytisme des Byzantins et le mépris officiel affiché par les sources à l'égard des Juifs, ne doivent pas faire oublier que le Christianisme depuis ses origines eut à faire face à une tentation judaïsante qu'il n'a jamais totalement étouffée au cours de l'histoire paléo-chrétienne et byzantine. Vis-à-vis du Judaïsme, les Chrétiens oscillèrent souvent entre le dédain er. la fascination, entre le rejet massif de l'ancienne loi et l'intégration de certains de ses préceptes dans les observances du Christianisme. Depuis les Judéo-Chrétiens qui ne voyaient aucune difficulté à faire cohabiter foi dans le Christ et stricte observance mosaïque — ils persistèrent peut-être jusqu'au VII e siècle — 3 , jusqu'aux premiers judaïsants russes des X V e et XVI e siècles 4 , il est peu de périodes où l'on n'enregistre pas des tentatives de syncrétisme entre les deux religions. Dans les régions christianisées superficiellement et où subsistaient d'importantes communautés juives, on avait du mal à toujours bien distinguer les impératifs chrétiens de la loi juive. L'audace de certaines images patristiques et la relative modération de certains écrivains chrétiens vis-à-vis des Juifs, pouvaient induire en erreur des groupes humains peu portés aux nuances théologiques.

^ Meyendorff, Grecs, p. 215. «T77s" Kaivijs aipéaeb>ç»,Antirrhétique, 1130 D.

2

•'Ceux qu'on appelait Nazaréens étaient considérés comme orthodoxes par les Pères de l'Église (Justin, Origène, Eusèbe); Justin pense qu'ils peuvent trouver le salut par l'observance de la Loi mosaïque, pourvu qu'ils n'imposent pas leurs pratiques aux autres, P.O., 6, col. 576 ss. ^Meyendorff, Grecs, loc. cit.: Dès la fin du XV e siècle à Novgorod: au XVI e s. Bachkine et Cosoï, ce dernier disciple du Juif lithuanien Starie (2 e moitié du XV e s.), art. Bachkine, Cosoi;

D.T.C.

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Ainsi en A f r i q u e , pour j u s t i f i e r la subsistance des J u i f s incrédules malgré plusieurs siècles de Christianisme, Saint Augustin dit que leur présence témoigne de la véracité des Écritures que les Juifs conservent pieusement sans les comprendre. Ils sont c o m m e des aveugles avec une lanterne qui montrent le c h e m i n aux autres sans le voir e u x - m ê m e s 1 . Ailleurs, dans une perspective eschatologique de conversion des Juifs, le m ê m e auteur les c o m p a r e au fils aîné de la P a r a b o l e de l'Hnfant p r o d i g u e ou à l'un des d e u x m u r s qui s o u t i e n n e n t l'Église 2 . Cette sorte d e textes voulant insister sur l'erreur des Juifs, n'en mettait pas moins en relief l'ancienneté vénérable et la pérennité de la loi mosaïque, risquant de provoquer une attraction admirative en direction de celle-ci. Q u a n d l'évêque d ' H i p p o n e a f f i r m e que les Chrétiens ne sont pas seulement le vrai Israël mais les vrais Juifs 3 , cela conduisait à toutes sortes de més-interprétations qui pouvaient justifier une tendance à j u d a ï s e r chez des fidèles peu enclins aux subtilités, ce qui d'ailleurs se produisit selon le propre aveu de Saint Augustin à son é p o q u e 4 et continua par la suite en A f r i q u e du Nord: Chrétiens combinant circoncision et b a p t ê m e et refusant la T r i n i t é 5 , Berbères d'abord convertis au Judaïsme puis christianisés et mêlant les deux dogmes 6 . M ê m e p h é n o m è n e en Syrie où, dans l'Antioche du X V e siècle, des Chrétiens observaient le Sabbat et les f ê t e s j u i v e s , certains p r a t i q u a n t la circoncision 7 . Creuset traditionnel des hérésies et des syncrétismes les plus divers, l'Asie Mineure eut aussi ses Chrétiens j u d a ï s a n t s bien avant le X I V e siècle. Dès le V e siècle, existe à I.aodicée une sccte chrétienne j u d a ï s a n t e dont les membres appelés «hypsistariens» ne reconnaissent pas le d o g m e d e la Trinité. Cette secte subsiste encore en C a p p a d o c e au I X e siècle 8 . D a n s la d e u x i è m e m o i t i é du V I e s i è c l e , il y a en P h r y g i e d e s C h r é t i e n s n o m m é s « M e l c h i s é d é k i e n s » car ils croient M e l c h i s é d e k supérieur au Christ et le considèrent c o m m e Dieu le Père. Ces gens respectent le Sabbat mais non la ]

R L „ 36,666. B l u m e n k r a n t z , Juifs et Chrétiens, III, p. 235; l'image du mur est aussi chez Maxime le Confesseur, P.U., 90, 432-441: «Comme l'angle établit ... la liaison entre deux murs, l'Église de Dieu représente l'union de deux peuples, celui des Gentils et celui des Juifs»; Palamas, P.G., 151. 477 B: «Ils n'ont pas péché pour tomber, mais pour que, par leur péché, le salut vienne à nous». 3 P.L„ 36,958. 4 Blumenkrantz, Juifs et Chrétiens, 111, p. 236. •'A. Sharf, Byzantine Jewery from justinian tu thefourth Crusade, Londres, 1971, p. 34. 6 N . Slouchz, Hébréo-Phéniciens et Judéo-Berbères, Introduction à l'histoire des Juifs et du Judaïsme en Afrique, dans Archives Marocaines, 14 (1908), p. 192, 378-386 — cf. aussi la Kûhina (la devineresse), âme de la résistance berbère contre les Arabes, d'une tribu de religion juive devenue chrétienne, art. Kâhina, in £./. S. Kazan, Isaac of Antioch's Homilv agairnl the Jews, dans Oriens Christianus, 47 (1963), pp. 94-96. 8 Sharf, Byzantine Jewry, p. 73. 2

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circoncision et ils pratiquent la magie. Timothée de Constantinople les assimile aux Athinganes 1 . On met aussi en relation avec les Athinganes, des Chrétiens judaïsants encore plus radicaux dont le centre est Amorion dans la première moitié du IX e siècle. Ce cas est particulièrement intéressant à rapprocher des Chionai, car il nous dévoile l'existence d'une secte chrétienne à encadrement juif, qui pourrait bien éclairer la nature des relations entre Chionai chrétiens et Chionai juifs. Cette hérésie, selon le chroniqueur byzantin 2 , était née de l'étroite cohabitation entre Athinganes et Juifs à Amorion. Les membres de cette secte considéraient le baptême comme un moyen de salut et observaient l'ensemble la loi mosaïque à l'exception de la circoncision. Ils prenaient comme maîtres et guides des Juifs qui «n'avaient j a m a i s été baptisés», et leur confiaient la direction de toutes leurs affaires spirituelles ou matérielles 3 . Michel II appartenait à cette secte et «... aimait et chérissait les Juifs plus que tous les autres hommes» 4 . Fervent adepte de la divination, le Basileus écoutait la voix des devins de sa secte comme si c'était des oracles divins 5 . Les étroites relations entretenues par des Chrétiens dissidents avec des Juifs sont d'autant plus probables qu'il y avait dans le Judaïsme des milieux spirituels hétérodoxes très ouverts aux Chrétiens qui n'hésitaient pas à accorder dans leur spéculations une place éminente au Christ, rendant ainsi possibles toutes sortes de rencontres. Le Juif Persan Abu Isa al-Ispahani, organisateur d'une révolte rapidement écrasée sous le règne du Caliphe Abd-al-Malik (685-705), fonda en Syrie et en Palestine un mouvement encore actif à Damas au X e siècle. Dans sa doctrine, il reconnaissait la légitimité prophétique de Jésus et de Mahomet 6 . Les contacts entre judaïsants chrétiens et Juifs hétérodoxes purent parfois aboutir à une véritable fusion des deux groupes : le Chrétien Sévérus ou Sérénus, converti au Judaïsme provoqua au VIII e siècle un soulèvement en Syrie, entraînant à sa suite des Juifs et probablement des Chrétiens et des

i P.G., 86a, col. 33; sur les Athingancs cf. Starr. An Eastern Christian sect: the Athinganoi Harvard Theological Review, 29 (1936), pp. 93-106. 2 Theophane Continuatus, ed. Bonn, pp. 42-43. 3 Ibid.: «SiSdaKaXov Sf icai otov ¿(apxov 6 rairrq pepWTa-yaiyrjp^i'os- EPparov if IEfipatSa Kf'KTJ] Tfli, TOV &el0U T( Ai'V.'A," 3(1 TTTLOflCITOS dlT(X'SflC Wis, KCITGi oIkov, a5 Kal rd ¿avrov ou pduou rd ifivxiicd dXXa Si) icai rd? kot ai.Komp.ias ¿fimorevei Kal vw6 x(LPa SiStoaL rf]V airrov».

r

Ibid., p. 48.

Ibid., p. 46: «... £¿5* (teiav Tiud TTpdpprjoiu...». ^Sharf, Byzantine Jewry, p. 63.

dans

Tli>a TOU CilVTOV 'olkou

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ET

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Musulmans, se faisant passer tantôt pour une réincarnation de Moïse, tantôt pour le Christ ou pour l'envoyé du Messie 1 . Les sectes chrétiennes judaïsantes en symbiose avec des Juifs plus ou moins dissidents représentent donc un courant sous-jacent qui surgit périodiquement dans l'histoire de Byzance. Dans ces conditions, le terme étranger Kâhin a vraisemblablement été choisi par nos sources du XIV e siècle de préférence à son équivalent grec i±âvTiç pour bien montrer que Chionios et Chionai n'étaient pas de simples devins f é r u s d'astrologie mais qu'ils appartenaient à cette nouvelle hérésie dont parle Philothée, résurgence contemporaine de sectes judéo-chrétiennes anciennement attestées qu'il convenait de désigner par un nom spécifique.

CHIONA-CHIONIOS: ( INE RENCONTRE DU MESSIANISME JUIF, D U MILLÉNARISMH CHRÉTIEN ET D E L'ESCHATOLOGIE MUSULMANE ? Depuis les premiers c atalogues d'hérésies, les auteurs chrétiens ont crée pour identifier les mouvements dissidents, une nomenclature qui, lorsqu'elle ne s'inspirait pas du nom des chefs ou f o n d a t e u r s de sectes, utilisait un comportement caractéristique, un point de doctrine essentiel, une croyance représentative des groupements que l'on voulait dénommer 2 . En outre, les hérésiologues n'hésitaient pas à forger une terminologie à partir de noms étrangers, si les mouvements concernés avaient une origine allogène 3 . Selon la m ê m e méthode, en choisissant le terme « K â h i n » pour caractériser les «nouveaux apostats» 4 de Brousse et de Thessalonique, nos sources veulent-elles indiquer que la secte judéo-chrétienne des Chionai reposait sur une doctrine à base de spéculations astrales et divinatoires. Dès lors, il est tentant de voir dans un tel mouvement le possible plan d'intersection, en zone byzantine et turque, du m e s s i a n i s m e j u i f , du millénarisme chrétien et des croyances eschatologiques musulmanes. C'est dans le commun intérêt des trois religions en ces matières que le groupe des Chionai, malgré sa diversité confessionnelle a pu trouver son homogénéité.

' Ibid., Inc. cit. ^Euchites, Melchisédékiens, Athinganes, Astates, etc. ^Masbothéens, Helkésaïtes, Ébionites (du mot hébreu signifiant pauvre). Eusèbe. ecclésiastique, éd. et trad., G. Bardv. Paris. 1952, 1955,1, pp. 136-137, 201; II, p. 140. Tlpàç TOÙÇ véovç Trapa^iTaç •>. Philothée, Encomion lac. cit.

Histoire

BYZANTINS

JUDAÏSANTS

ET J U I F S

ISLAMISÉS

175

Là encore c'est hors du XIV e siècle que nous trouvons des témoignages de collusions interconfessionnelles fondées sur une commune espérance eschatologique. Lors des crises messianiques qui ont éclaté au cours de l'histoire byzantine et post-byzantine, il n'est pas rare de voir des Chrétiens et des Musulmans interpréter l'ébullition au sein des communautés juives comme des signes avant-coureurs de leurs propres attentes apocalyptiques et, persuadés de l'exactitude des pronostics des Juifs, participer activement à leur mouvement. Dès le IV e siècle en Crète 1 , puis au VI e siècle en Sicile 2 , des Chrétiens accordaient leur créance aux prétentions messianiques de pseudo-prophètes juifs, jusqu'à devenir leurs serviteurs et leurs disciples. Les révoltes syriennes de Pallughthâ 3 , de Abu Isa et de Sévérus étaient des mouvements purement messianiques qui entraînèrent dans leur sillage des Chrétiens et des Musulmans toujours prêts à considérer un bouleversement de quelque ampleur comme une annonce des derniers temps. Sur les rives de la mer Égée, des alliances semblables sont enregistrées du XI e au XVII e siècle. En Asie Mineure, soixante ans après les Chionai, la révolte politico-mystique qui prétendait renverser les sultans ottomans et dont les deux chefs locaux étaient un Turc de Manisa et un nommé Bôrkliïce Mustafa, pourrait avoir eu un arrière-plan d'idées eschatologiques et messianiques capables d'unir musulmans hétérodoxes, juifs et paysans chrétiens 4 . Au XVII e siècle surtout, l'explosion du Sabbatianisme, né à Smyrne sut attirer la sympathie et parfois la participation active de Chrétiens et de Musulmans, aussi bien par son caractère de perturbation politique de grande ampleur que par la doctrine mystique et syncrétiste de son chef, Sabbataï Sévi 5 . Politiquement parlant, Sévi prétendait, en mettant fin au pouvoir ottoman instaurer un monde nouveau, rendre la Terre promise à Israël et soumettre pacifiquement l'univers. Ainsi était-il supposé accomplir les prédictions basées sur le Zohar qui annonçaient l'ère messianique, pour la 'Socrate, Histoire ecclésiastiques, Sharff, Byzantine Jewry, p. 65. 3 Ibid., p. 64.

P.G., 67, 825B-828A.

2

A

"'M. Balivet, Deux partisans de la fusion religieuse des Chrétiens et des Musulmans au XV e siècle: le Turc Bedreddin de Samavna et le Grec Georges de Trébizonde, dans Bvzantina, n. 10, Thessalonique, 1980, pp. 364-379. 5 G . Scholem, Sahbatai Sevi, the mystical messiah, Princeton, 1973.

176

B Y Z A N T I N S

ET

O T T O M A N S

deuxième moitié du XVII e siècle. Ces prophéties juives rejoignaient les croyances de certains millénaristes chrétiens annonçant pour 1666 la fin du règne de Mille ans dont parle l'Apocalypse de Saint Jean, ainsi que les spéculations musulmanes concernant le Mahdi 1 . Outre ces extrapolations à propos d'un mouvement spécifiquement juif, les Chrétiens et les Musulmans étaient attirés par l'attitude et la doctrine de Sévi, particulièrement ouverte aux non-Juifs. Le caractère mystique du personnage le poussait à chercher des contacts avec les représentants d'autres confessions, selon une volonté d'échange que n'ignore pas l'histoire des mystiques comparées 2 . Au XIII e siècle, par exemple, le célèbre Kabbaliste Abulafia qui séjourna dix ans en Grèce cl en Italie, considérait que sa mission prophétique concernait aussi les Chrétiens. Dans ses écrits, il raconte ses relations secrètes avec des mystiques non-Juifs: «Il n'y a aucun doute qu'il y a parmi eux des savants... ils eurent des entretiens secrets avec moi...». Constatant l'accord qui existait entre lui et eux, Abulafia écrit: «Je vis qu'ils appartenaient à la catégorie des hommes pieux des Gentils et que l'on n'a pas besoin de prendre garde aux paroles des sots dans n'importe quelle religion car la Torah n'a été transmise qu'aux maîtres de la vraie connaissance» 3 . Ailleurs, l'auteur parle d'un savant chrétien devenu son ami et son disciple et qui, un peu comme le Chionios, finit par reconnaître la validité de la loi mosaïque: «A partir de ce jour, (ce Chrétien) fit vœu d'accepter de moi tout ce qui concerne les mystères de la Torah. Il se lia d'amitié avec moi et j'ai fixé dans son cœur la flèche du désir de connaître Dieu. Il est arrivé à reconnaître que la Vérité est dans Moïse et dans sa Torah. Il ne faut pas en révéler davantage sur ce Genlil» 4 . Dans cette perspecti\e de mystique ouverte, Sévi se considérait comme le sauveur des Gentils 5 . Il semble avoir eu, comme Abu Isa, une position conciliatrice vis-à-vis du problème de Jésus 6 .

' i d e m . , IM Kabbale et sa symbolique, Paris, 1966, p. 17 ; J. Nehama, Histoire des Israélites de Salonique, Thessalonique, 1959, V. pp. 92-93, 17. ^Cf. les relations entre derviches musulmans et moines chrétiens, Balivet, — deux partisans, pp. 371-373; Judas Halévy écrit en 1140 : «Le Christianisme et l'Islam sont les précurseurs et les initiateurs des temps messianiques : ils doivent préparer les hommes au règne de la Vérité et de la Justice». L. Schaya, L'homme et l'Absolu selon la Kabbale, Paris, 1958, p. 12. 3 G . Scholem, Les grands courants ,le la mystique juive, Paris, 1960, p. 144 et note 33. 4 Ibid„ p. 144 et note 34. 5 I d e m , Sevi, pp. 832-865. ^«Qu'avait fait Jésus que vous !e traitiez ainsi ? Je veillerai à ce qu'il soit compté parmi les prophètes» aurait dit Sevi devant une assemblée de rabbins, Ibid., p. 399.

BYZANTINS JUDAÏSANTS

ET J U I F S I S L A M I S É S

177

Le grand tournant de la vie du messie et de son mouvement fut sa conversion à l'Islam avec la plupart de ses partisans qui f o r m è r e n t le mouvement Donme, secte judéo-musulmane mêlant les observances des deux religions à l'imitation de son fondateur. Le groupement ressemblait plutôt à un syncrétisme actif et à un universalisme supraconfessionncl qu'à un simple crypto-judaïsme. M u s u l m a n , Sévi fait circoncire son fils selon les rites judaïques en présence de nombreux Turcs 1 , il lit la Torah et le Coran dans la synagogue d'Andrinople 2 , monte dans un minaret pour chanter des hymnes 3 : élève du Grand Mufti, prédicateur islamique, il continue à fréquenter les synagogues, à commenter le Talmud, à donner des enseignements sur la Kabbale 4 . Pour son disciple Israël Hazzan, Islam et Judaïsme sont deux aspects d'une même loi 5 , affirmation supraconfessionnelle qui rejoint les convictions de certains mystiques musulmans tels les membres de la confrérie des Bektaçi avec lesquels Scvi f u t en contact étroit au point de participer à leurs cérémonies 6 . Le Sabbatianisme semble avoir trouvé un écho non seulement auprès des Chrétiens et des Musulmans ottomans 7 mais j u s q u e chez les millénaristes chrétiens d'Occident, traditionnellement très liés avec les Juifs. Un marchand allemand appelle Sévi «un glorieux instrument de Dieu» 8 , à Londres on consulte Spinoza sur la valeur du message sabbatéen 9 . Le millénariste hollandais, Peter Serrarius (1580-1669), ami et défenseur des Juifs, accorde toute son attention au phénomène: «Voilà, dit-il, d'où nous viendra un ralliement et rassemblage universel de tous les peuples du monde... il arrivera un tel jugement que tout le monde sera effrayé, et tout culte divin public Cessera à cause de cette consternation jusqu'à l'an 1672, mais qu'après sera dressé un culte universel parmi tous les peuples du monde» 1 0 .

'ibid., p. 826. l b i d „ p. 847. 3 Ibid., p. 914. ^Selon un contemporain: Quelquefois il priait et se comportait comme un Juif, quelquefois comme un Musulman et il faisait des actes bizarres». Ibid., p. 823. 5 Ibid., p. 863. 2

a de longs entretiens avec le chef des Bektafi, Mehmed Nâzi, Nehama, Israélites, V, pp. 139-140; «le vrai Bektaçi, dit le code de la confrérie, respecte tout homme; quelle que soit sa religion, il le tient pour son frère bien-aimé», F. W. Hasluck, Christianity and Islam under the Sultans, Oxford, 1929, II, p. 561. ^Scholem, Sevi, p. 632: des derviches proclament en public «... que l'Empire ottoman s'en va expirer et que le Royaume doit retourner aux Juifs». Israël Hazzan parle de «Croyants Gentils», p. 832; Antoine Galland, de musulmans convertis par Sévi, p. 874. *Ibid., p. 471. af avait mis en péril le sultanat de Rûm, au milieu du XIII e1 , celle du cheikh Bedreddîn de Samavna fut redoutable au début du XV e , pour un empire ottoman rendu fragile par la victoire de Tamerlan 2 . Au XVI e , l'appui apporté par les Séfévides d'Iran aux populations chi'ites d'Asie mineure encouragea les mouvements anti-ottomans et provoqua de graves révoltes sous les règnes de Sélim I e r et de Soliman le Magnifique : celle de Chah Kuli de 151 I, comme celle de Châh Velî de 1520, furent déclenchées en accord étroit avec le souverain séfévide Ismaîl 3 . En 1528, deux ans avant le procès de Kâbiz, lequel, nous disent les sources, était persan, a lieu une vaste insurrection soutenue par le châh de Perse et animée par un personnage nommé Kalenderoglu qui se prétendait descendant de Hadji Bektach, lui-même père fondateur des derviches bektachi et saint protecteur des Janissaires 4 . Ces deux groupes, étroitement liés entre eux, soutenaient des opinions religieuses très peu orthodoxes, dans lesquelles

Cahen, La Turquie Pré-ottomane, Istanbul-Paris 1988, 95-97. ^«Badr al-Dîn Ibn Kâdî Samâwnâ» (H.J. Kissling), Encyclopédie de l'Islam, 2e éd. ' h . Inalcik, dans A History of the Ottoman Empire to 1730, sous la direction de V.J. Parry, Cambridge 1976, 65, 67, 68,77. Y. Ocak, «Quelques remarques sur le rôle des derviches Kalcnderis dans les mouvements populaires et les activités anarchiques aux XV e et XVI e siècle dans l'empire ottoman», dans Osmanli Araçtirmalari 3 (1982), 7 ' . 74.

CHRÉTIENS

SECRETS

ET M A R T Y R S

CHRISTIQUES

243

certains percevaient, à tort ou à raison, des influences chrétiennes, peut-être parce que la plupart des Janissaires étaient de cette origine 1 . Ces derniers venaient eux-mêmes de se révolter en 1525, et le jeune sultan avait eu du mal à calmer sa troupe d'élite 2 . Dans une atmosphère politico-religieuse aussi tendue, les autorités ottomanes ne pouvaient qu'être sourcilleuses envers toute opinion susceptible de provoquer des troubles populaires, surtout si elle émanait des milieux dont le sultan se méfiait le plus, à ce moment : théologiens persans comme Kâbiz, derviches de l'espèce aussi remuante et fauteuse de désordres publics que les kalender, torlaki ou autres melâmfl dont un des meneurs était Ismâil Machûkî, le supplicié de 1529, comme devaient probablement l'être aussi le seyyid Ibrahim dont Postel dit que ses disciples étaient «innombrables», ou les condamnés signalés par la source franciscaine de 1537 et par la lettre de 1539 ; ces dernières précisent bien que, non seulement les cheikhs exécutés avaient un très grand nombre de partisans, mais que leur mort provoqua des troubles populaires importants que le sultan ne parvint qu'imparfaitement à calmer malgré des mesures de rétorsion sévères, révélant de toute façon une impuissance à empêcher la propagation d'idées hétérodoxes fort dynamiques.

B. Les types de comportements

religieux

D'un point de vue doctrinal, il semblerait que, tous textes confondus, trois sortes de comportements mystico-religieux nous soient décrits dans nos documents. 1 ) La tendance «isawf» en islam sûfi. Le premier ressortit au soufisme et concerne un certain tasawwuf de style et de sensibilité «isawf», centré sur la personne de Isa Ibn Meryem, tradition mystique développée abondamment en islam, et entre autres par le «Cheykh al-Akbar», Muhyî al-Dîn Ibn Arabî, et transmise par lui à ses disciples turcs, lors de son long séjour en Anatolie à partir de 602/1205 4 . Le mystique espagnol réserve à Jésus une place très particulière dans son expérience mystique comme dans son œuvre 5 . Il dit, dans ses Futûhât, à propos d'Isa : «C'est entre ses mains que je me convertis. Il a ÏJ.K. Birge, The Bektashi Order o/Dervishes, Londres 1937, 7 4 , 7 5 , 216 sqq. de Hammer, Histoire de l'Empire Ottoman, 5, Paris 1836, 62. Chez les chroniqueurs ottomans comme Peçevi, 92-95, le procès de Kâbiz est raconté tout de suite après la révolte de Kalenderoglu. •^Sur ces termes, Ocak, 71 sqq; Bayramoglu, 71-81. ^Cf. l'ensemble de l'ouvrage de M. Chodkiewicz, Le Sceau des Saints, Paris 1986, ci-après sous réf. Sceau. Sur le séjour d'Ibn Arabf en Asie mineure, v. la chronologie dans Claude Chodkiwicz-Addas, Essai de biographie de Shaykh al-Akbar Muhyi l-din Ibn 'Arabi., Thèse dactylo., Paris 1 1987, 658-660, ci-après sous réf. Bio. 5 Sceau, 99.

244

B Y Z A N T I N S

ET

O T T O M A N S

prié pour moi afin que je persiste dans la religion en ce bas-monde et en Vautre, et m'a appelé son bien-aime'»\ Ibn Arabî expose dans ses ouvrages la doctrine du Sceau de la Sainteté universelle «...après laquelle il n'y aura plus de saints». Il attribue cette importante fonction à Jésus «... par lequel Dieu scelle la sainteté universelle depuis Adam jusqu'au dernier des saints». I x soufi espagnol définit aussi Jésus comme le «sceau du cycle du Royaume, sa venue étant le signe de l'approche de la fin des temps»2. Certains disciples turcs d'Ibn Arabî eurent tendance à systématiser les théories de leur maître, prêtant ainsi le flanc aux critiques des uns et aux mésinterprétations des autres : ce fut le cas de Sadr al-Dîn de Konya, qui fut toujours considéré en islam oriental c o m m e l'interprète officiel du cheikh espagnol : «L'intention du cheikh Ibn ArabC précise un commentateur, ne peut être comprise (...) si ce n'est par l'étude des travaux de Sadr al-Din»3. S'il faut en croire Djelâleddîn Rûmî, quelques-uns parmi les élèves de Sadr al-Dîn affirmaient sur la divinité du Christ des théories qui se confondaient avec celles des chrétiens, ce que, m ê m e un esprit aussi ouvert que Rûmî, ne pouvait tolérer dans les cadres de l'islam orthodoxe: «Ce sont là paroles d'ivrogne enivré du vin de Satan», écrit-il dans son Fihhmâ-fihâ. Un célèbre commentateur turc d'Ibn Arabî, Davud de Kayseri qui fut, à Îznik au XIV e , le premier miiderris de la plus ancienne medrese ottomane, est accusé par d'autres exégètes de monopoliser au profit de Jésus certaines fonctions de la théorie des sceaux 5 . Le caractère isawi" de Bedreddîn de Samavna, autre commentateur turc d'Ibn Arabî, au X V e , est très fortement marqué dans les faits plus ou moins miraculeux qui sont rapportés sur lui et sur ses disciples 6 : marche sur les eaux, tempête apaisée, pou\ oir de rendre la vie. Selon le Menâkibnâme qui lui est consacré, les foules disaient de lui: «C'est un second Messie car, à son souffle, les morts ressuscitent»7.

'flio, 62. Sceau, 147, 149, 150. 3 Bio, 380. Sur Qûnyawî, W C. t hirrick, «The last will and disciple and some notes on its author», dans Sophia Perennis, 4 Livre du Dedans, 164, 165. 5 Sceau, 170. 173. Sur Davud de Kavseri à Iznik, M. Bilge, 1984, 67. 6 S u r les miracles caractéristiques du saint Isawi, Sceau, 101, ^Doukas, 113. Halil b. Ismaïl, Sevh Bedreddin Manâkibi, Istanbul 1967, 91, 92. 2

testament on Ibn ' A r a b f s foremost IV 1 (1978). Ilk Osmanli

Medreseleri,

Istanbul

102. éd. A. Golpinarb-I. Sungurbey,

CHRÉTIENS

S E C R E T S ET M A R T Y R S C H R I S T I Q U E S

245

/sawf aussi, le grand mystique ottoman du XVII e , Niyâzî Misrî, qui se réclame d'Ibn Arabî et de Bedreddîn 1 . Ses opinions sont perçues par des observateurs contemporains tels que Démétrius Cantémir, comme très proches du christianisme 2 . Jésus tient une place importante dans son œuvre et il dit lui même dans un poème : «Le seul nom de Jésus me contente et me plaît et je l'associe au nom de Misri, son serviteur fidèle». Les idées peu conformistes du poète le firent plusieurs fois traduire en justice et il mourut finalement en exil 3 . On ne doit pas oublier, bien entendu, l'influence exercée par Hallâj sur le monde turc, de l'Asie centrale à l'empire ottoman, le Anâ'l-Haqq étant à la base d'une très riche tradition mystique turque et le gibet de Mansûr étant l'un des emblèmes fondamentaux de la Bektachiyya. Depuis les études de L. Massignon 4 , il n'est plus nécessaire de démontrer le caractère fortement isawî de la personnalité de Hallâj 5 . Ibn Arabî le souligne nettement lorsqu'il écrit : «La science propre à Jésus était celle de Husayn b. Mansûr»6. «La science propre à Jésus», c'est aussi «la science des Lettres» (llm alHurûf)1. Or, en zone irano-turque, se développe, dès la fin du XIV e , un mouvement mystique qui systématise les spéculations en ce domaine et qui est connu sous le nom caractéristique de Hurûfiyycfi. Les propagateurs de la secte furent très actifs en territoire ottoman au X V e : Alî al-A'lâ, le principal disciple de Fazlullâh d'Astârabâd fondateur de la confrérie, répand avec succès les idées de son maître en Anatolie et «... jusqu'au delà d'Istanbul, de l'autre côté de la mer», c'est-à-dire dans les provinces européennes de l'empire ottoman 9 , et c'est justement à Andrinople, capitale européenne des sultans turcs, qu'un derviche hurûjî fut, pendant un certain temps, le maître à penser du prince Mehmed, futur conquérant de Constantinople 10 .

' D a n s son Divân notamment, où il écrit: «Les vâridât (œuvre de Bedreddîn) sont des fleuves, et les Fäsüs (œuvre d'Ibn Arabî) sont l'océan», Misri Niyazi, Divâni Sehri, éd. M.S. Bilginer Istanbul, 1982, 256. 2 Cantemir, 109-110. • E. Servan de Sugny, La Muse Ottomane, Paris 1855, 172, 361. «Niyâzî» (F. Babinger), Encycl. Islam, l r c éd. 4

C f . les 4 vol. de La Passion de Hallâj, Paris 1975 ; pour l'influence en monde turc, notamment II, 240-288. C f . le fameux vers : «C'est dans la religion de la Croix que je mourrai». Sceau, 103. h lbïd„ I.e. 7 Ibid.. I.e. o «Hurûfiyya » (A. Bausani), Encycl. Islam, 2 e éd. 9 «'A1Î Al-A'lâ» (H. Algar) Encyclopaedia Iranica, I, Londres 1985. " h ' a s k ö p r ü z a d e , Es-Saqa'iq En-No'manijje, éd. et trad. O. Rescher, Constantinople-Stuttgart 1927-1934,33,34. 5

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BYZANTINS

ET

OTTOMANS

La Hurûfîyya n'hésite pas à faire référence au Christ, aux Écritures et aux rites chrétiens : Fazlullâh cite souvent les Évangiles dan son DjâvCdânnâma et il connaît particulièrement bien celui de J e a n ' . Ses disciples font également allusion aux É\ angiles 2 . A Chios, au X V e , un voyageur européen rencontra un derviche hurûfi «... qui entrait dans l'église des chrétiens, se signait et s'aspergeait d'eau bénite»3. Imaddedîn Nesimî, le plus populaire des poètes hurûfî, affirme, dans son Dfvân, ses liens privilégiés avec Jésus : «Je suis un constant compagnon d'Isa (hendem-i Isa), écrit-il» 4 . La tendance isawi de certains cercles soufis est un phénomène intrinsèquement musulman ; pourtant malgré les précisions de théologiens comme Ibn Arabî, affirmant que l'invocation de Jésus par un soufi, m ê m e sur son lit de mort, ne signifie pas qu'il est devenu chrétien 5 , le caractère trop évidemment christique de certains courants d'idées et de personnalités a, la plupart du temps, entraîne deux conséquences : premièrement, les milieux musulmans orthodoxes ont toujours combattu le mouvement isawi, du moins lorsqu'il sortait des cénacles mystiques pour être prêchés publiquement. Deuxièmement, les observateurs européens, prenant leurs désirs pour des réalités, ont assimilé un peu rapidement les evliyâ isawi"musulmans à des crypto-chrétiens. C'est ainsi que, par exemple, un auteur turc, hostile aux hurûfi, prenant appui sur la stricte vénération de la secte envers Dieu, Alî et Fazlullâh, accuse le mouvement de «... croira aux trois personnes de la Trinité chrétienne»6. D e même, un auteur italien du XVI e siècle écrit à propos du poète Nesimî qu'il «... fut escorché pour ce qu 'il parlait de Jhesucrist notre rédempteur et disoit que Jhesucrist est Dieu, quand je devrais estre escorché. Il mourut ainsi que dis estyP. Une histoire répandue chez les Arméniens d'Alep au XVIII e siècle parle de la conversion au christianisme de «Nassimi, martyr d'Alep» 8 . Pareillement, un auteur français du X I X e siècle affirme que «...Misrf ne doit pas être considéré comme un mahométan mais comme un véritable chrétien. Il l'était, en effet, de cœur et de conviction, sa conduite l'a prouvé aussi bien que ses écrits»9. De son côté, Démcirius Cantémir considère Misrî comme un crypto-

1Encycl. Islam (Bausani); Birge, lleklashi, 153. ^Gheyâth-al-Dîn, dans son Estevà-nâma. Cf. Kathleen Burrill, The Quatrains of Nesimî" La Haye-Paris 1972, 37. ^(Georges de Hongrie), Tractatus de Moribus, Conditionibus et Nequicia Turcorum, Rome 1481

('.'), 20.

Burill, 203, 204. •'Sceau, 103. 6 Burrill, 36. ^Th. Spandouyn Cantacasin, Peril Traicte' de l'Origine des Turcqz, 223. 224. 8 Burrill, l.c. ^Servan de Sugny, 175.

éd.; Ch. Schefer, Paris 1896,

CHRÉTIENS

SECRETS

ET

MARTYRS

CHRISTIQUES

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chrétien à cause de ses croyances et de ses fréquentations : il était, en effet, l'ami du métropolite de Bursa, Kallinikos 1 . C'est en effet une tradition isawi"que d'entretenir de bonnes relations avec les chrétiens et, si cela semble souvent fait dans le but de les rallier à l'islam, une fréquentation trop intime engendre inévitablement des malentendus chez les musulmans de stricte observance comme chez les chrétiens : une hikâye rapporte qu'un ennemi d'Ibn Arabî refusa de le recevoir chez lui en disant que «...le lieu qui lui convenait était l'Eglise», ce qu'entendant, le cheikh alla effectivement assister à la messe, eut une discussion avec les paroissiens et finit par les convertir à l'Islam 2 . L'accusation de crypto-christianisme est parfois portée en Islam à rencontre de personnages à l'orthodoxie douteuse et n'est alors qu'un poncif parmi d'autres pour discréditer un individu, tel ce cheikh soupçonné d'être chi'ite et de s'adonner à la magie, chez qui l'on trouva «... du vin dans des bouteilles, une ceinture de moine et l'Évangile des chrétiens»3. 2) Les conversions au Christianisme. Si la tendance isawfest un «style mystique» a u t h e n t i q u e m e n t m u s u l m a n mais souvent c o n f o n d u par les observateurs extérieurs avec une conversion au christianisme, le passage effectif de m u s u l m a n s à la religion du Christ est, en m o n d e turc, un phénomène plus fréquemment attesté qu'on ne le suppose généralement. Dès le Haut Moyen-Age, des cas de christianisation sont enregistrés parmi les Turcs d'Asie mineure. Ce sont des mercenaires passés au service de Byzance et qui en acceptent la religion, individuellement ou par groupes: au Xle siècle, le chef turc Ilhân, raconte Anne Comnène, alla trouver l'empereur Alexis 1er c o m m e transfuge; «Il fut comblé de mille faveurs», et il obtint, ainsi que son clan «...la plus grande de toutes les faveurs, le saint Baptême», ce qui entraîna, toujours selon Anne Comnène, des conversions en chaîne de la part d'autres chefs turcs : «En apprenant la bienveillance et la munificence de l'autocrator à l'égard l'Ilhan, ils arrivèrent à leur tour et obtinrent eux aussi ce qu'ils convoitaient. Car le Basileus savait merveilleusement enseigner nos dogmes et il voulut convertir à notre foi non-seulement ces fameux nomades scythes, mais encore toute la Perse, tous les barbares qui vivent en Egypte ou en Lybie et qui pratiquent la religion de Mahomet». Ainsi se convertit aussi l'ambassadeur du sultan seldjoukide auprès du basileus: l'empereur «... employa tous ses soins à lui faire recevoir le divin Baptême. (Le Turc) v

^Can ternir, 109, 110. Ibn Arabi, Voyage vers le Maître de la Puissance, Paris 1981, 20-23. 3 A propos du cheikh Husayn al-Ahlâtî, cf. G. Wiet, «Les Biographies du Manhal Safi», Mémoires de l'Institut d'Egypte XIX (1932).

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B Y Z A N T I N S

ET

O T T O M A N S

consentit et donna sa parole à l'autocrator de ne pas retourner auprès du sultan une fois qu'il aurait reçu le divin Baptême Des Turcs chrétiens sont signalés tant par les sources chrétiennes que par les sources musulmanes, comme ces chrétiens de Kayseri portant les noms typiquement turcs de Arslan, Kaplan, Evren, Aydin, qu'ils perdent parfois à la génération suivante, c o m m e ce Dimo fils de §ahin2. Les conversions collectives peuvent même concerner quelquefois un groupe turcoman tout entier, comme ce clan chrétien de la tribu Yahyali au X V e siècle 3 , ou une famille aux origines illustres c o m m e la branche christianisée des sultans seldjoukides de Rûm installée en territoire, byzantin, connue sous le nom de Mélikès et de Sultan et dont les membres restèrent chrétiens même après la conquête ottomane 4 . A côté de ces conversions collectives souvent liées à une conjoncture politique et sociale, les sources enregistrent aussi des cas d'individus embrassant le christianisme par conviction religieuse authentique : le moine Mélétios au XIV e siècle est un ancien musulman, suffisamment ancré dans sa nouvelle foi pour écarter les sollicitations d'un de ses amis persan qui l'encourage à revenir à l'Islam 5 . Au X V e siècle, un des fils du sultan Bajazet 1 e r , laissé en otage à Constantinople, se prit de passion pour la culture grecque qu'il étudiait avec Jean, le fils de l'empereur byzantin Manuel 1 e r . Il demanda à être baptisé mais l'empereur Manuel, de peur de complications diplomatiques avec les Turc, s'y refusait obstinément : «Chaque jour, raconte un chroniqueur du temps, (le prince turc) confessait à l'empereur qu'il était chrétien et qu'il ne croyait pas à la doctrine de Mahomet» : tombé malade et sur le point de mourir, il écrivit à l'empereur : «Ô empereur, :ous qui avez été à la fois pour moi un maître et un père, sachez que ma fin est proche. Je confesse que je suis chrétien et je vous accuse de ne pas m'accorder le baptême. Sachez donc que si je dois mourir sans baptême, je vous mettrai en accusation devant le tribunal divin». L'empereur finit par se rendre à son désir ; le prince mourut le lendemain de son baptême et fut enterré au monastère de St. Jean-Prodrome 6 .

^Anne Comnène, Alexlade, éd. cl irad. B. Leib, Paris 1943, 81, 66. L. Barkan, «Les déportations comme méthode de peuplement et de colonisation dans l'empire ottoman», Revue de la Faculté des Sciences Economiques d'Istanbul 1949-50), 76. N. Beldiceanu, «Margarid: un Timar monastique». Revue des Etudes Byzantines (1975), 249. 3 I r è n e Beldicéanu-Steinherr et N. Beldiceanu. Deux villes de l'Anatolie pré-ottomane, Paris 1973.35. 4 V . Laurent, «Une famille turque au service de Byzance: les Mélikès», Byzantinische Zeitschrift 49 (1956). P. Wittek, «Yazicioglu Ali on the Christian Turks of the Dobruja». Bulletin of the School of Oriental and Afrit an Studies 14, part I (1952). 5 Cantacuzène, Migne, vol. 154, 371-378. 6 Doukas, 98, 99.

CHRÉTIENS

S E C R E T S ET M A R T Y R S C H R I S T I Q U E S

249

[ ,e Synaxaire de l'Église orthodoxe rapporte plusieurs cas de notables ottomans convertis au christianisme : au XVIII e siècle, Musa, fils d'un gouverneur d'Épire, devient chrétien et moine. Canonisé, il est fêté le 18 novembre par les Grecs. Toujours en Épire, un jeune derviche, fils de cheikh, se convertit au christianisme. Résistant aux instances des membres de sa tarîqa, il refuse de réintégrer l'Islam ; dénoncé finalement aux autorités ottomanes, il est exécuté le 23 septembre 1814 et considéré comme saint et martyr par les orthodoxes 1 . Au XVII e siècle, Ibrahim Efendi, théologien faisant partie du corps des ulema adopta le christianisme, vint à Venise où il se fit dominicain et mourut et 1697 2 . Au XIX e , Siileyman d'Adana, auteur d'un traité sur la Ftittivvet, abjure l'Islam et passe au christianisme 3 . 3) La propension syncrétiste. Le troisième type de comportement auquel pourraient faire allusion certains de nos textes est peut-être le plus spécifique de l'Islam turc médiéval et ottoman. Il s'agit d'une propension au syncrétisme religieux qui n'hésite pas à accueillir les éléments doctrinaux les plus divers et à les refondre en un ensemble original ; le comportement syncrétiste trouve plus ou moins clairement sa justification idéologique, soit dans une conviction universaliste et supraconfessionnelle selon laquelle toutes les religions se valent et concourent au même but, soit aussi parfois dans un certain relativisme teinté de scepticisme à l'égard des choses de la religion. On peut faire intervenir ici une certaine tradition centre-asiatique et turco-mongole restée tardivement vivante en monde anatolien et ottoman. Il y a souvent, au Moyen-Age, chez les peuples de la steppe, à la fois respect du phénomène religieux et indifférence envers toute identité confessionnelle trop précise. «Toutes les religions, disait le khan mongol Mongka à Guillaume de Rubrouck au milieu du XIII e siècle, sont comme les cinq doigts d'une même main»4 ; ce que confirme Marco Polo lors de son passage en pays lurcoman: «Les Tartares n'ont souci de savoir quel Dieu est adoré dans leur territoire. Si seulement tous sont fidèles au seigneur khan et très obéissants, et paient le tribut fixé, et se maintiennent bien en justice, de votre âme vous pouvez faire ce qu'il vous plaû»5. Kubilay protège toutes les confessions de son empire et demande leurs prières : «Pour ce qui des ho-chang (religieux bouddhistes), des ye-li-k'o-wen (religieux nestoriens), des sien-cheng (religieux taoïstes) et des ta-che-man (prêtres musulmans), qu'on ne leur applique ni taxe foncière, ni

^Le Synaxaire, Vie des Saints de l'Eglise Orthodoxe, éd. Macaire de Simonos-Petra, Thcssalonique 1987,1, 541-543, 157. ^Servan de Sugny, 175. ^A. Gôlpinarli, «Les Organisations de la Futuvvet», Rev. Fac. Se. Eco, Istanbul (1949-50), 31. ^R. Grousset, L'Empire des Steppes, Paris 1960, 342. ^Marco Polo, Le Devisement du Monde, éd. A.C. Moule et P. Pclliot, Paris 1982, 70.

250

B Y Z A N T I N S

ET

O T T O M A N S

taxe commerciale, ni aucune sorte de réquisition, et demandent le bonheur pour l'empereur»!.

mais qu'ils invoquent

le ciel

Mais les souverains turco-mongols refusent souvent, malgré leur sympathie globale pour les religions, de prendre position trop nettement: l'envoyé de pape ayant demandé au grand khan Guyiik qui favorisait les chrétiens de son empire, s'il était lui-même chrétien, il répondit «... que Dieu le savait et que, si le pape voulait le savoir, il n'avait qu'à venir et voir»2. Quand on parlait à l'émir de Ramazan, en Anatolie, de Jésus et de Mahomet, il rétorquait avec ironie : «... qu'il vouloit tenir de celluy qui estoit en vie, car il luy sembloit qu'il luy pourrait mieulx ayder que celluy qui estoit mort»3. De l'Asie centrale à l'Asie mineure, les élites comme le peuple refusent souvent de trancher dans la délicate question de la suprématie de telle religion sur les autres. Les Tartares. selon Marco Polo, veulent bien reconnaître que parce «... le Christ est Seigneur, mais disent qu'il est seigneur orgueilleux qu'il ne veut point aller avec les autres dieux, mais être Dieu par dessus tous les autres du monde»4. Au XVI e siècle, un kadi déclarait à un pèlerin chrétien «... que tout homme pouvait être sauvé par sa propre foi, celle dans laquelle il était né, pourvu qu 'il la conserve fidèlement»^. C'est aussi l'avis du grand vizir Riistem Pacha : «Je ne puis croire que ceux qui ont mené une vie sainte et pure en ce monde seront livrés aux tourments éternels, quelle que soit la religion qu'ils aient pratiquée»^. Si cette conviction reste chez les élites une position intellectuelle, elle se transforme en actes dans les couches populaires. Certains derviches turcs du X V e siècle n'hésitent pas à pratiquer les rites chrétiens pour affirmer leur croyance en l'identité profonde de l'islam et du christianisme : «Ce Dieu devant qui tu te prosternes, déclare l'un d'entre eux à un moine, moi aussi je me prosterne devant lui»1. «Votre loi est aussi bonne que la nôtre» dit un autre derviche en assistant aux offices dans une église 8 . Et de simples paysans albanais, au XVIII e siècle, en viennent à pratiquer conjointement les deux religions en vigueur dans leur pays, croyances entre lesquelles ils disent ne pas pouvoir choisir : «Ces gens qui vivent entre chrétiens et mahométans, et qui ne sont pas versés en controverse, se déclarent absolument incapables de juger quelle est la meilleure religion ; mais pour être certains de ne pas rejeter

' c h a n t a i Lemercier-Quelquejay. lu Faix Mongole, Paris 1970. 75. lhid„ 72, 73. ^B. de la Broquière, 90. 4 Polo, I.e. Fabri, Voyage en Egypte, Le Caire 1975, 426. 6 O.G. de Busbecq, The Turkish Utters, trad. E.S. Forster, Oxford 1968, 120. 7 Doukas, 112. ^Tractatus de Moribus..., I.e. 2

CHRÉTIENS

S E C R E T S ET M A R T Y R S C H R I S T I Q U E S

251

entièrement la vérité, avec une très grande prudence, ils observent les deux et vont à la mosquée le vendredi et à l'église le dimanche ; ils disent pour leur défense qu'au jour du jugement dernier, ils sont assurés de trouver protection auprès du vrai prophète, mais qu'ils ne sont pas capables de déterminer en ce monde ce qu'il en est»^. Pratique parallèle de plusieurs religions par un même groupe, franc mélange de rites d'origines diverses, attitude transconfessionnelle de piété populaire sont fréquemment attestés en monde turc médiéval et ottoman : musulmans vénérant reliques et icônes, chrétiens participant au dhikr ou au semâ des derviches, culte commun des saints, hymnographes grecs composant des ghazel soufis, etc... 2 . Ainsi, on observe une propension à créer une religion populaire unifiée, au-delà de subtilités doctrinales peu assimilables par les gens simples, et cette tendance typiquement populaire se mêle inextricablement à la conviction de la relativité des formes extérieures propres à certains cercles mystiques. A cause de cela, on a souvent du mal à définir les opinions religieuses précises et parfois même l'identité confessionnelle de telle ou telle personnalité : le célèbre héros de l'épopée turque, San Saltik, apparaît selon les moments sous les traits d'un zélé missionnaire musulman ou sous ceux d'un prêtre chrétien, et certains l'assimilent à St Georges pour ses exploits contre un dragon 3 . Les disciples de Hadji Bektach, fondateur de la plus populaire des tarikat turques, sont eux aussi d'un protéisme déroutant : Sari Ismaîl s'installe dans une église et apparaît aux chrétiens sous la forme de Jésus 4 . Barak Baba, d'abord musulman, devient chrétien avant de retourner à sa religion d'origine, etc... 5 . En ces domaines, l'Histoire confirme curieusement l'Hagiographie : le chroniqueur byzantin Pachymère signale, à la cour de khan Nogay, un chaman. Turc musulman, portant un titre bouddhiste, qui finit par devenir chrétien et fonctionnaire byzantin 6 . Le cas le plus spectaculaire est celui du sultan Izz alDîn Kay-Kâûs II et de ses fils qui, en exil à Constantinople au XIII e siècle, participent aux processions, assistent à la messe et même communient. Après le départ du sultan, un procès est introduit contre le patriarche qui a permis ces ^Mary Montagu, L'Islam 1981, 139.

au Péril des Femmes,

trad. Anne Marie Moulin et P. Chuvin Paris

y

Nombreux exemples dans F. J. Hasluck, Christianitv and Islam under the Sultans, 2 vol Oxford 1929. % i t t e k , 659; Hasluck, 429-39. 4 H a c i Bekta§-i Veli, Vilâyet-Nâme, éd. A. Gôlpinarli, Islanbul 1958, 82, 83. 5 Witteck, 658, 659. 6 E!izabeth Zachariadou, «Observations on some Tureiea of Pachymeres», Rev. des Etudes By::„ (1978), 262-264.

252

BYZANTINS

ET

OTTOMANS

agissements. Ce dernier ayant rétorqué pour sa défense qu'il croyait sincèrement que le souverain turc était chrétien, une enquête du Saint-Synode tente de déterminer quelle est la religion réelle du sultan et, in fine, les enquêteurs, pourtant experts en la matière, se déclarent incapables de trancher la question. Il est vrai que, pour tout compliquer, le souverain turc avait écrit malicieusement au tribunal qu'il était prêt à manger du porc et à vénérer des reliques pour prouver sa qualité de chrétien 1 ! Le peu de cas accordé aux barrières confessionnelles poésie mystique c o m m e dans les histoires populaires m'importent vos intrigues et vos paradis, les Evangiles, l'auteur du Coran», écrit le poète Yunus Emre 2 . «Toutes valables pour nous», affirme t-il ailleurs 3 ; ou encore : «Par la mosquée, mon coeur s'y prosterne, fait des prières ; par l'église, il se fait prêtre lisant la Bible»4.

se retrouve dans la (Hikâye) : «Que c'est moi, je suis les religions sont moments, allant à moments, allant à

De l'universalisme mystique au scepticisme frondeur, il n'y a cependant qu'un pas que les histoires populaires franchissent allègrement : «Un Bektachi qui buvait du raki un jour de Ramadan parvint à débaucher un digne Hodja. Fortement éméchés, les deux personnages sont conduits chez le Kadi. Celui-ci, surpris de trouver un Hodja en compagnie d'un Bektachi, demande au second de décliner son identité: — Je m'appelle Georges, répond ce dernier. Puis le magistrat fait honte au Hodja d'avoir péché si gravement un tel jour en disant : — le Bektachi, lui, n'observe ni prière ni jeûne, et il est plus chrétien que musulman. Le juge fait alors jeter le Hodja en prison et relâche le derviche en lui disant : — vous n'êtes pa un vrai musulman et vos coutumes sont différentes des nôtres. Ce n'est peut-être pas un péché pour vous de boire du raki. Pris de remords pour le mauvais tour qu'il a joué au Hodja, le Bektachi propose au Kadi de se convertir à l'islam en échange de la liberté du détenu. Une fois sorti du tribunal, il s'écrie malicieusement, à la grande indignation du Hodja : Quelle merveilleuse chose que la religion! D'abord je deviens chrétien et je me tire d'affaire, et, ensuite, je deviens musulman et je vous sauve.'»5.

Conclusion Le contexte islamo-ehrétien qui vient d'être présenté et qui est celui du monde anatolien et balkanique, depuis le Haut Moyen-Age jusqu'à l'époque

' G . Pachymérès, Relations Historiques, éd. A. Failer, trad. V. Laurent, Paris 1984, 346-349. Le Divan, trad. Y. Régnier, Paris 1963, 12. ^Yunus Emre, Poèmes, trad. T. Saraç. Istanbul 1971, 34. ^id, Risâlaî al-Nushiyya ve Divàri, ed. A. Gölpinarli, Istanbul 1965, 156. 5 W . Walker et A. Uysal, Tales alive in Turkey, Cambridge Mass. 1966, 246-47. 2

CHRÉTIENS

SECRETS

ET M A R T Y R S

CHRISTIQUES

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ottomane classique, ne facilite bien évidemment pas les essais de classification rigoureuse des procès q u e nous avons é v o q u é s plus haut : s o u f i s m e isawf, c o n v e r s i o n réelle au c h r i s t i a n i s m e , p r a t i q u e f r a n c h e m e n t s y n c r é t i s t e ou conviction universaliste, sont d'autant plus difficiles à circonscrire que les sources dont n o u s d i s p o s o n s ne distinguent pas bien les d i f f é r e n t s cas, à l'image de la plupart des observateurs contemporains : car pour qui n'était pas au fait des subtilités mystiques, tel waliisawi, mort en i n v o q u a n t le Christ, pouvait passer pour un véritable chrétien et des m u s u l m a n s dans une attitude résolument syncrétiste étaient sans doute souvent confondus et englobés sous des appellations aussi peu précises que zindik (hérétique) 1 , ibahi (antinomiste) 2 ou simplement dinsiz (athée). Si, enfin, l'un ou l'autre personnage avait une réputation de sainteté, ou s'il représentait un groupe social, une obédience politique ou dynastique, une identité ethnique ou tribale, il est, pour nous, souvent mal cernable dans sa s p é c i f i c i t é , car son identification o b j e c t i v e est r e n d u e peu a i s é e par les j u g e m e n t s passionnels qui déforment les informations parvenues jusqu'à nous. A la f i n d e l'empire o t t o m a n , la stricte a p p a r t e n a n c e à un g r o u p e confessionnel était d e v e n u e si essentielle qu'elle f u t souvent un critère d e regroupement national, considéré c o m m e plus fondamental que, par exemple, la c o m m u n a u t é linguistique : c'est ainsi que, lors des échanges d e population gréco-turcs en 1923, les chrétiens turcophones de Karaman ( K a r a m a n l i d h è s ) f u r e n t considérés c o m m e Grecs, tandis que les hellénophones m u s u l m a n s de Crète (Giritli) furent identifiés c o m m e Turcs. Par contre, aux époques plus ancienne garantes, la notion de frontières religieuses t o t a l e m e n t h e r m é t i q u e s et garantes exclusives d e l'identité du groupe qu'à la f o i s elles protègent et mettent en valeur, n'avait probablement pas l'importance qu'elle acquit ultérieurement. En m o n d e turc médiéval et à l'époque ottomane classique, les barrières confessionnelles, bien que gardées avec vigilance par les h o m m e s de doctrine, étaient souvent forcées par les gens du peuple et par les mystiques. Cela devenait parfois une cause de troubles sociaux et politiques graves, et c'est ce qui explique la constante sévérité des autorités politiques et religieuses à l'égard de tout m o u v e m e n t ou personnalité mystique trop bien vue d'une opinion publique toujours prête à s'enflammer et risquant par ses tendances anarchisantes de remettre en cause le fragile équilibre intercommunautaire indispensable au f o n c t i o n n e m e n t de l'état pluri-religieux des sultans turcs.

^Sur le terme zandaqa, cf. entre autres Massignon-/fa//a/> I» 398,428^131 ; II, 434. O u encore «leveur d'interdit», «celui qui rejette les prescriptions légales», cf. Kalabadhi, Traité de Soufisme, trad. R. Deladrière, Paris 1981, 214. 2

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BYZANTINS

ET

OTTOMANS

C'est seulement en tenant soigneusement compte de cette atmosphère politico-religieuse très particulière que l'on aura quelque chance de ne pas sousestimer la c o m p l e x i t é des problèmes d'hérésiologie et de relations interconfessionnelles en zone turco-islamique.

Chapitre

cinquième

MYSTIQUES MUSULMANS DANS LES BALKANS OTTOMANS (14e-17e SIÈCLES)

L'islam est, on le sait, la dernière religion à avoir pénétré dans les Balkans, venant ajouter ses composantes à la mosaïque religieuse que représentait l'Europe balkanique. Cette dernière avait vu s'accumuler plusieurs strates religieuses depuis la plus haute antiquité. Mais l'islam pour avoir été la dernière des religions à s'imposer en zone balkanique, n'en est pas pour autant d'importation récente, puisque les premières implantations massives de musulmans dans les Balkans remontent à plus de 7 siècles, soit au milieu du XIII e siècle. Autre précision : on associe l'islamisation de certaines régions balkaniques à la conquête ottomane. En réalité, dès l'époque des Turcs seldjoukides, si l'on en croit les sources byzantines et certaines sources turques et arabes, il est question de la présence de clans turcs dans les Balkans, en Dobroudja en particulier dès les années 1260. I ,e sultan seldjoukide de Konya, Izzeddîn Keykavûs, fuyant les Mongols d'Anatolie, se réfugie à Constantinople auprès de Michel VIII Paléologue qui vient de reprendre Constantinople aux Latins en 1261. D'après le chroniqueur turc Yazicioglu Ali dont le témoignage est confirmé par les historiens byzantins Pachymère et Grégoras, le Sultan ne voulant pas demeurer à Byzance demande des terres à l'empereur, lequel lui octroie la Dobroudja. Le sultan fait alors venir d'Asie-Mineure une quarantaine de clans turcomans qui traversent le Bosphore avec l'accord des Byzantins et viennent s'installer en Dobroudja. Ils auraient été, selon le chroniqueur ottoman Seyyid Lokman, 10 à 12.000 personnes. Ces Turcomans firent souchc sur place et vers 1330, le voyageur arabe Ibn Battûta signale leur présence dans la région danubienne 1 .

1

Wittek (1952), 639-668; Mélikoff (1995), 57-63.

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ET

OTTOMANS

D'autres Turcs passent en Thrace byzantine comme mercenaires au toutdébut du X I V e siècle ; on signale leur présence un peu partout dans les Balkans, de Constantinople à Athènes et de la Macédoine à la Serbie 1 . Mais c'est au milieu du XIV e siècle que le mouvement va s'amplifier. A l'occasion des guerres intestines qui agitent Byzance, les Byzantins font souvent appel aux Turcs. L'empereur Jean Cantacuzène donne sa fille en mariage à l'émir ottoman Orhan 2 . Il installe dès 1352 des Turcs dans la forteresse de Tzimpé, en 1 h race, tandis que deux ans plus tard, profitant d'un grand tremblement de terre qui a détruit les murs de Gallipoli, les Turcs occupent cette ville qui commande le détroit des Dardanelles et tout passage maritime entre la Mer Méditerranée et Constantinople 3 . 1 ,a conquête ottomane des Balkans a commencé. Elle va durer plusieurs siècles et va établir une administration ottomane sur l'ensemble des Balkans, du Péloponnèse aux régions danubiennes, de l'Adriatique à la Mer Noire. Cette vaste région que le langage administratif turc appelle "la Roumélie", voit s'installer une solide structure civile, militaire et religieuse qui fonctionne jusqu'au démembrement de l'Empire ottoman au XIX e siècle 4 . Présent un peu partout dans les Balkans par l'installation de fonctionnaires et de soldats turcs, c o m m e par le déplacement de certains groupes d'Anatolie (tribus nomades, artisans, paysans etc...), l'islam va se renforcer par l'islamisation progressive de certaines régions balkaniques, où se constituent petit-à-petit des zones musulmanes quantitativement importantes, en Albanie, en Bosnie, en Bulgarie etc... De vieilles cités chrétiennes s'islamisent partiellement : pour ne pas parler de Constantinople appelée à l'époque classique ottomane Istanbul et par j e u de mot "Islambol", "la plénitude de l'islam", des centres régionaux musulmans actifs se constituent : par exemple, Serrés en Macédoine où les premières monnaies ottomanes sont frappées à partir de 1413 et où avait été f o n d é dès 1388 un couvent de derviches ; Yenice Vardar, l'actuelle Yannitsa près de Thessalonique, fief de la puissante famille ottomane des Evrenoz ; ou encore Sarajevo (Bosna Saray) dont la population est très majoritairement musulmane selon les recensements ottomans du XVI e siècle 5 . L'islam s'implante donc dans les Balkans dès la fin du Moyen-Age. Mais de quelle manière s'implante-t-il et de quel sorte d'islam s'agit-il ? ce sont

'Oikonomides (1993), 159-168. Bryer (1988), IV, 471-493. 3 Oikonomidès (1994), 239-247 ; Imber (1990), 22-26. 4 Veinstein (1989), 159-226 et 287-340. 5 Beldicéanu (1967), 244-245; Vryonis (1981), X et XI. 2

M Y S T I Q U E S M U S U L M A N S DANS LES B A L K A N S O T T O M A N S

257

là deux questions très importantes si l'on veut saisir la spécificité de l'islam balkanique. L e grand t u r c o l o g u e allemand, F r a n z Babinger, r é s u m e ainsi cette spécificité : l'islam balkanique est, selon lui, un islam f o r t e m e n t m a r q u é par les confréries de derviches qui ont largement contribué à implanter la nouvelle religion dans les Balkans. L'une des confréries les plus connues est l'Ordre des derviches Bektâchî ; c'est donc un islam bien particulier, souvent éloigné de la stricte orthodoxie sunnite ; c'est une mystique très souple, prête à s'adapter au milieu a m b i a n t et qui, e n particulier, est très o u v e r t e au p o p u l a i r e culte balkanique des saints, ce que Babinger appelle "l'hagiolâtrie" 1 . B e a u c o u p de saints très vénérés par les chrétiens des Balkans vont en e f f e t entrer dans un curieux sanctoral islamo-balkanique où les musulmans locaux vénéreront Saint Dimitri, Saint Phocas ou Saint Georges en leur donnant une nouvelle identité m u s u l m a n e ; de m ê m e d'ailleurs, à l'occasion, les chrétiens christianiseront d a n s leur c u l t e tel ou tel d e r v i c h e t h a u m a t u r g e , qui était à l ' o r i g i n e authentiquement m u s u l m a n 2 . C e l a nous c o n d u i t à é v o q u e r u n e autre c a r a c t é r i s t i q u e d e l'islam balkanique qui est sa très forte tendance au syncrétisme, ce processus de l'esprit qui consiste à mêler des éléments d'origine diverse en un ensemble nouveau. Cet ensemble finit par devenir cohérent parce qu'il a su intégrer les différents apports dont il est constitué. C'est bien là le cas de l'islam ottoman dans les Balkans : sous l'influence des mystiques et des derviches m u s u l m a n s plus ou m o i n s hétérodoxes, ainsi que grâce à la souplesse populaire balkanique qui avait assimilé, tout au long de son histoire, cultes indigènes préhistoriques et gréco-romains, mythes illyriens et slaves, éléments judéo-chrétiens, apport des hérésies bogomiles et pauliciennes, l'islam dans les Balkans s'est nourri de la diversité du p a t r i m o i n e de l'Europe du S u d - E s t et a d o n n é une religion syncrétiste et tolérante qui, à l'époque o t t o m a n e classique entre le X V I e et le XVIII e siècle est un évident facteur d'équilibre inter-communautaire 3 . I x s pèlerinages ottomans sont souvent mixtes, chrétiens et musulmans venant vénérer tel ou tel t o m b e a u x de saints de l'une ou l'autre religion, c h r é t i e n s se f a i s a n t s o i g n e r par un g u é r i s s e u r m u s u l m a n , T u r c s v e n a n t demander conseil à tel papas grec e t c . . . Q u e l q u e s exemples : Saint Dimitri de Thessalonique est appelé par les turcs Kassim Baba ("le Père A u t o m n e " ) et sa crypte est un lieu de culte mixte, l'église Sainte-Thècle de Constantinople est considérée par les m u s u l m a n s c o m m e le t o m b e a u d'un saint derviche appelé "Toklu Dede". D a n s tel tekke (couvent) albanais, on vénère "Emineh Baba",

'ibid., X, 172. Hasluck (1929), passim. 3 Balivet (1994), 179-196. 2

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BYZANTINS

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OTTOMANS

possible avatar musulman de Saint Minas 1 . A l'inverse, les chrétiens de Balcik en Bulgarie prient le derviche Akyazili Baba qu'ils assimilent à Saint Athanase 2 . Selon Basile Dimitriadès, dans la Selânik ottomane (nom turc de Thessalonique), les chrétiens fréquentent volontiers les couvents de derviches et certains m ê m e appartiennent à telle confrérie musulmane, bektâchf ou mevlevi? Le cas extrême de fusion cultuelle est remarqué en Albanie au XVIII e siècle par Lady Montagu, femme de l'ambassadeur anglais auprès du sultan ottoman : elle signale des villageois qui vont à la mosquée le vendredi et à l'église le dimanche pour être sûrs, disent-ils, lors du Jugement dernier d'obtenir leur salut, dans le cas où l'une des deux religions serait plus vraie que l'autre ! 4 Un tel syncrétisme religieux a pour corollaire un profond brassage culturel : les noms et les alphabets, par exemple, sont interchangeables ; Dimitriadès signale un prêtre orthodoxe portant le nom musulman d'Ahmed ("Papaz Ahmed") 5 Certains musulmans hellénophones écrivent le grec en caractères araboottomans ; des chrétiens turcophones écrivent le turc en caractères grecs ou cyrilliques. Tous boivent du vin et du raki, y compris dans certaines cérémonies derviches où hommes et f e m m e s dansent ensemble. Certains mystiques, musulmans font en public des professions de foi universalistes, affirmant que toutes les religions se valent, que les saints appartiennent à tous quelle que soit leur religion d'origine. Ils payent parfois de leur vie ces affirmations, les autorités contestant moins le contenu des idées mystiques que leur proclamation publique, génératrice de troubles populaires et parfois de véritables insurrections 6 . Les chrétiens islamisés par le système du recrutement forcé des enfants balkanique (devehirme), gardent souvent le souvenir de leur culture d'origine. On ne peut pas ne pas rappeler ici le cas du héros national albanais, le célèbre Skander-Beg que son éducation musulmane n'empêcha pas de revenir en Albanie pour y organiser la résistance aux Turcs 7 . Certains de ces Janissaires restent très attachés à leurs racines et sont plutôt favorables à leurs anciens coreligionnaires ; on sait le cas du Grand Vizir, Sokullu Mehmed Pacha, qui permit la restauration du patriarcat serbe. Le fonctionnaire ottoman est souvent plutôt tolérant en matière de religion comme le constate un voyageur allemand 1

Ibid., 191. Hasluck, 90-92, 523, 580. •'Dimitriadès (1983), 76 ^Lady Montague, 139. 5 Dimitriadès (1983), 93 94, 100. 6 Balivet (1994), 195; idem (1990). 91-114. 7 Imber, 115. 2

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du XVI e siècle qui s'entend déclarer par un cadi (juge musulman) que tout homme sera sauvé par sa propre religion pourvu qu'il la pratique avec fidélité ; c'est aussi l'avis du Grand Vizir de Soliman le Magnifique, Riistem Pacha qui affirme à l'ambassadeur autrichien à Istanbul que "...ceux qui ont mené une vie sainte et pure en cette vie seront sauvés quelle que soit la religion qu'ils ont pratiquée"'. C'est dans ce contexte ottoman des XV e -XVIII e siècles, resté longtemps largement multiculturel et religieusement plutôt tolérant, qu'il faut situer les quelques cas suivants de figures mystiques islamo-balkaniques qui contribuèrent par leurs agissements à créer la forte spécificité de l'islam balkanique. Je choisirai trois catégories de mystiques, aux destinées historiques bien différenciées, mais qui ont entre elles des liens organiques certains, quoique souvent mal attestés d'un point de vue documentaire. Le premier type de mystique que je vais évoquer, est celui du derviche thaumaturge, combattant et missionnaire, habile propagateur de l'islam dans les Balkans ; ce personnage est encore proche des origines chamaniques et tribales des Turcs nomades ; ses exploits sont plus mythiques que strictement historiques mais ils sont hautement significatifs d'un certain fonctionnement, à la fois formel et idéologique, de la mystique musulmane en pays balkanique. Il s'agit du personnage nommé San Saltik que l'on connaît par une épopée du XV e siècle dont il est le héros et qui s'appelle le Saltûkname ; on le connaît également par plusieurs chroniqueurs ottomans 2 . Le deuxième type de mystiques musulmans très actifs dans les Balkans ottomans, qu'il faut mettre en relief, est celui de l'Ordre des Bektâchi, confrérie de derviches qui, parmi d'autres congrégations de ce genre, joua un rôle fondamental dans l'histoire politique et religieuse de l'Empire des sultans. Cet Ordre s'implanta solidement dans les provinces européennes de l'État ottoman, et particulièrement, on le sait, en Albanie. La littérature sur les Bektâchi'est très riche ; les études scientifiques sur l'histoire de l'Ordre se développent et se renouvellent d'année en année et l'Albanie, de par son patrimoine monumental et archivistique en ce domaine, est au centre de ce développement des études bektâchi. Le troisième groupe de mystiques islamo-balkaniques à examiner, est celui des mouvements ou personnalités persécutés pour leurs idées accusées d'être hérétiques et fauteuses de troubles politico-religieux : je prendrai l'exemple du mouvement Hurûfi ainsi que celui de quelques personnalités de ïfialivet (1994), 193,188. Mélikoff (1995), 57-68 ; Saltuk-Nâme. ' Notamment Mélikoff (1992), passim.

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chcykhs et de savants mystiques qui furent, pour la plupart, exécutés p o u r leurs idées peu orthodoxes, en particulier sur la question, cruciale dans les Balkans, des relations islamo-chrétiennes 1 . Le mystique thaumaturge d'abord : si l'on en croit les sources turques, S a n Saltuk Baba serait arrivé dans les B a l k a n s dans les rangs des Turcs qui suivaient le sultan Seldjoukide en exil Izzeddîn Keykavûs au milieu du XIII e siècle. Son c h a m p d'activité géographique semble avoir été la région qui se situe au sud de l'estuaire du Danube, sur la côte roumaine et bulgare de la M e r N o i r e 2 . La plus ancienne attestation que nous possédions de Saltuk, est le court passage que lui consacre le voyageur arabe Ibn Battûta dans son récit de voyage : vers 1330 en effet ce dernier visite la ville de Baba Saltuk qui, dit-il, conserve le souvenir d'un saint personnage qui f u t un contemplatif et un devin mais sur lequel, précise Ibn Battuta, "... on rapporte des choses que réprouve la loi religieuse". D o n c dès le départ, Saltuk est présenté c o m m e un personnage à l'orthodoxie musulmane plus que douteuse 3 . Selon divers textes turcs où se mêlent, d'une m a n i è r e inextricable, f o l k l o r e et histoire, la carrière e u r o p é e n n e de Sari Saltuk le m è n e un peu partout en Europe orientale, depuis l'Albanie, la T h r a c e , la M a c é d o i n e , la Bulgarie, la R o u m a n i e jusqu'en C r i m é e et m ê m e en P o l o g n e et en Russie. Partout, il exerce une activité de conversion des populations à l'islam, grâce à ses miracles et à son habileté missionnaire : en Bulgarie, il convertit à l'islam un prince chrétien dont il délivre la fille, prisonnière d'un dragon qui terrorisait la région. En Macédoine, il marche sur les eaux de lac d'Ochrid en compagnie de l'higoumène du monastère voisin de Saint-Naum. A Constantinople m ê m e , il se déguise en moine chrétien et vient prêcher j u s q u e dans la chaire de SainteSophie devant l'empereur et le clergé byzantin assemblés 4 . D o u é d'un don d'ubiquité p o s t - m o r t e m , il aurait, à sa mort, que l'on place vers 1290, été i n h u m é dans 6 ou 7 t o m b e a u x situés dans des villes é l o i g n é e s du pays des "infidèles" ; et cela p r o b a b l e m e n t p o u r que les m u s u l m a n s , incertains de l'endroit où était la vraie dépouille d e Saltuk, viennent dans tous ces endroits en pèlerinage, et que par ces pèlerinages, tous ces pays se trouvent incorporés au d o m a i n e de l'islam. C'est ainsi q u e les traditions turques parlent du tombeau de Saltuk à K r u j ë (Albanie), à Babaeski ( T h r a c e turque), à Kaliakr;i (Bulgarie), à B a b a d a g h ( R o u m a n i e ) , à C o r f o u (Grèce) et m ê m e à Dantzig (Cologne) et à M o s c o u (Russie) ! 5

^Balivet (1995), passim. Mélikoff (1995), 59. 3 Ibn Battûta, II, 416. 4 Hasluck, 857; Saltuk-Nâme, 6-7. 5 Hasluck, 429-439; Ocak (1989), 100-105. 2

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D e toutes ces péripéties h a g i o g r a p h i q u e s , on peut retenir q u e l q u e s informations intéressant la plus ancienne histoire de l'islamisation des Balkans et quelques unes des caractéristiques de cette islamisation. Les premiers apôtres m u s u l m a n s de la péninsule balkanique semblent avoir professé une mystique syncrétiste, très soucieuse de s'adapter aux usages de la m a j o r i t é chrétienne qu'ils côtoyaient : a c c o m p l i s s e m e n t de miracles rappelant ceux du Christ ou des plus populaires saints chrétiens c o m m e Saint G e o r g e s , Saint Nicolas, Saint Dimitri, Saint N a u m e t c . . . Le but p r o b a b l e était d'islamiser peu à peu les lieux d e pèlerinages p r é - i s l a m i q u e s et les pèlerins qui les fréquentaient. La plupart des tombes supposées d e Sari Saltuk se trouvent sur l'emplacement d'anciens sanctuaires chrétiens. A l'occasion, ces premiers missionnaires m u s u l m a n s se présentaient c o m m e des moines ou des prêtres chrétiens allant j u s q u ' à se d é g u i s e r en clerc, portant le f r o c et le chapelet. Ils étaient aidés en cela par leurs origines centre-asiatiques où la m e n t a l i t é t u r c o - m o n g o l e des sociétés n o m a d e s n'avait a u c u n s c r u p u l e à mélanger les religions : le c h a m a n i s m e traditionnel des peuples altaïques se mêlait sans difficulté au b o u d d h i s m e , au m a n i c h é i s m e ou au christianisme nestorien pratiqués par plusieurs groupes turcs de l'Asie intérieure 1 . C e s t h a u m a t u r g e s errants qui parcouraient les B a l k a n s de la fin du M o y e n - A g e et dont le prototype nous est présenté par les textes turcs sous les traits de Saltuk, laissaient à tel point planer un doute sur la religion réelle qu'ils pratiquaient q u e chrétiens et m u s u l m a n s hésitaient à se prononcer sur leur appartenance confessionnelle et parfois m ê m e tranchaient leurs hésitations d'une manière inattendue c o m m e dans l'exemple suivant : en 1538, le sultan Soliman le M a g n i f i q u e se rendit sur la t o m b e de Sari Saltuk à B a b a d a g h dans l'actuelle R o u m a n i e ; é t o n n é des multiples l é g e n d e s qui c o u r a i e n t sur le c o m p t e du d e r v i c h e t h a u m a t u r g e et en h o m m e soucieux d e n'accorder ses dévotions qu'à un saint authentifié par les autorités m u s u l m a n e s d e stricte orthodoxie, le souverain d e m a n d a à son C h e y k h iil-lslâm Ebû Su'ûd Efendi si S a n Saltuk était vraiment un saint (evliyâ) ; en guise de réponse, le plus haut dignitaire religieux de l'Empire ottoman promulgua une sentence officielle qui déclarait qu'en réalité, S a n Saltuk "... était un m o i n e chrétien décharné par l'ascèse" 2 . D é j à , au XIII e siècle, le Saint-Synode du patriarcat d e Constantinople, en voyant le sultan Izzeddîn, auquel est lié, j e le rappelle, la v e n u e de S a n Saltuk en E u r o p e , participer o u v e r t e m e n t a u x c é r é m o n i e s b y z a n t i n e s , se demandait si le souverain était chrétien ou musulman 3 .

ißalivet (1994), 37; idem (1990), 109-110. O k i ç (1952), 48-58. 3 Pachymère, 349. 2

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Un autre type de mystique religieusement ambigu et que l'on pourrait qualifier de "transconfessionnel" à cause de son va-et-vient entre l'islam et le christianisme, est justement un personnage présenté par l'hagiographie turque comme un disciple de Sari Saltuk : les sources l'appellent Barak Baba ; il aurait été un prince seldjoukide que le patriarche grec de Byzance aurait converti au christianisme ; le prince devenu moine aurait servi le Patriarche à SainteSophie. Mais un jour, rapporte le chroniqueur turc Yazidjioglu Alî, "...Sari Saltuk réclama le prince au patriarche ; comme le patriarche considérait San Saltuk comme un saint homme, il lui envoya le jeune homme, lequel redevint musulman et reçut de Saltuk les dons miraculeux que ce dernier possédait". Barak et ses disciples appelés Baraki sont décrits par les sources musulmanes comme des magiciens qui domptent les animaux sauvages ; vêtus de coiffes cornues, osselets de boeuf pendant au cou, utilisant clochettes et tambours, ils exécutent des danses extatiques en poussant des cris d'animaux, au grand étonnement des populations. Ils apparaissent ainsi plutôt comme des chamanes altaïques que comme des mystiques musulmans. Bn pays d'islam d'ailleurs, comme à Damas, on les considérait plus comme des infidèles que comme des hérétiques. Barak qui termine sa carrière en Iran où il est tué en 1307 1 , a probablement laissé comme son maître Saltuk. des traces dans les Balkans : il est question en particulier d'un saint Georges Barakios dans la région de Thessalonique, d'après les Actes d'un monastère du Mont-Athos 2 . Sari Saltuk fut le contemporain d'un autre mystique appelé à jouer, par le mouvement spirituel qui se réclame de lui, un rôle fondamental dans le développement de l'islam en monde balkanique : il s'agit de Hadji Bektâch, mort en 1271, dans le sillage duquel s'organisa progressivement l'ordre des derviches bektâchf qui devait avoir une grande influence en particulier sur le corps d'élite ottoman que constituaient les Janissaires. D'une manière très symptomatique, le Vilâyetnâme qui est la biographie semi-légendaire de Bektâch, affirme que Saltuk était disciple de Bektâch-'. En réalité, les deux personnages appartiennent au même mouvement qui contribua à propager l'islam en Europe sans qu'aucune source ne confirme une quelconque dépendance spirituelle de Saltuk par rapport à Bektâch. C'est a posteriori que les BektâchC, selon un procédé qui leur est habituel, "annexèrent" le souvenir de Saltuk qui devait rester vivace dans le peuple, et en firent un Bektâchi4.

'Wittek, 658-659; Ocak (1989), 105-110. Actes d'Esphigménou, 166. ^Vilâyet-Nâme, 45-48. ^Birge (1937), 5 1 , 7 1 , 2 1 7 .

MYSTIQUES MUSULMANS DANS LES BALKANS OTTOMANS 263 Quoi qu'il en soit, les disciples de Bektâch opérèrent dans les mêmes zones balkaniques que Saltuk et selon les mêmes procédés qui consistaient à adapter l'islam aux usages locaux en vue de la conversion progressive des populations balkaniques. Même syncrétisme islamo-chrétien, mêmes lieux de pèlerinages mixtes auprès de sanctuaires interchangeables, où parfois même, le mihrâb musulman côtoyait l'autel chrétien dans le même local 1 . Les Bektâchî sont étroitement liés à la conquête de l'Europe balkanique dès ses débuts. Dans le Vilâyetnâme de Seyyid Alî Sultan, il est question des quarante héros, disciples de Bektach, qui assistent le sultan ottoman Orhan dans sa traversée des Dardanelles, dans la prise de Gallipoli et dans toutes les conquêtes qui s'ensuivirent dans les Balkans jusqu'à Silistre au bord du Danube. Une fois la conquête terminée, précise le texte, les derviches fondent des couvents (tekke) un peu partout dans leurs nouvelles possessions 2 . Dans cette littérature hagiographique des débuts de la conquête turque, il est souvent question de personnages qui sont, eux, tout-à-fait historiques et qui sont déclarés être eux-mêmes Bektâchî : Alî, frère du sultan ottoman Orhan ; la famille des Mihaloglu, installée en Bulgarie ; celle des Evrenos dans leurs possessions de Macédoine 3 . Prenons l'exemple de ces derniers centrés sur leur fief de Yenice Vardar, ville proche de Thessalonique. Molla Illâhî, le directeur spirituel d'Ahmed Evrenos vécut un certain temps à Yenice Vardar et y mourut en 1491 ; il fut enterré dans la mosquée d'Ahmed Beg et sa tombe devint un lieu de pèlerinage très fréquenté. Il semble avoir appartenu aux Bektâchî eX il eut de très bonnes relations avec les chrétiens à qui il accorda à l'occasion une protection active ; il se peut qu'il ait laissé son nom à un village grec de Chalcidique, "Tzechliani". Il fut le commentateur des écrits mystiques d'un autre cheykh balkanique, lui-même en rapport étroit avec les chrétiens, le cheykh Bedreddîn de Samavna, dont nous allons reparler 4 . Cette implantation systématique de centres mystiques musulmans apparentés à tort ou à raison aux BektâchC, et cela un peu partout dans les Balkans dès la deuxième moitié du XIV e siècle, devait se renforcer grâce à l'œuvre de Balim Sultan : né en Thrace grecque dans la ville de Didymoteichon/Dimetoka, fils d'un Derviche turc et d'une princesse bulgare, Balim Sultan, vers 1500, réorganisa le mouvement issu de Bektâch pour en faire un Ordre constitué qui allait essaimer des couvents dans l'ensemble des

ÏRasluck, 564-586. Birgc, 52-53. 3 O r u ç Beg (éd. 1972), 34; Beldicéanu (1975), 41 et nt. 34. 4 Dimitriadès (1993), 25: Kara (1990), 303-329 ; Vacalopoulos (1973), 112-113 et 259 ; Lefort (1982), 179. 2

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Balkans pendant les quatre siècles suivants 1 . Le résultat de cette extension de l'Ordre nous est décrit par le savant anglais Hasluck à l'extrême fin de l'Empire ottoman : au début de notre siècle, Hasluck signale des établissements bektâchi un peu partout dans le Sud-Est européen : en laissant Istanbul de côté pour ne pas trop allonger notre propos, nous constatons la présence de centres bektâchi en Thrace, notamment dans la presqu'île de Gallipoli, à Andrinople/Edirne, à Eski Baba, à Ke§an, à Dimetoka ; en Bulgarie, à Haskovo, à Baltchik, à Ruse / Rustchuk etc...; en Roumanie, à Babadag; on trouve également des Bektâchi en Grèce (Épire, Macédoine, Thessalie, Crète) ; mais c'est surtout en Albanie que la confrérie représente un groupe compact 2 . Avant les guerres balkaniques, Hasluck recense en Albanie plus d'une cinquantaine de centres bektâchi'. Entre les deux guerres mondiales, un autre savant anglais, spécialiste du Bektachisme, John Kingsley Birge, dit que 15 à 20% des Albanais sont d'obédience bektâchfi. Mais nous entrons ici dans le d o m a i n e de l'histoire c o n t e m p o r a i n e de l'Albanie et j e ne suis malheureusement pas compétent pour développer cette très intéressante question. La seule chose qui semble sûre, c'est qu'on ne peut pas parler du bektachisme sans parler de l'Albanie et des Albanais qui jouèrent un rôle de premier plan dans l'histoire de la confrérie. Je terminerai cet exposé en évoquant un dernier groupe de mystiques musulmans qui ont tenu un rôle important dans l'histoire des Balkans ottomans des X I V e - X V I I e siècles : je veux parler des groupes ou des personnalités qui, pour avoir affirmé publiquement certaines idées réputées hérétiques, voire pour s'être soulevés, les armes à la main, contre le pouvoir, furent persécutés et parfois éliminés. Ces types de mystiques furent considérés après leurs morts, par leurs partisans restés nombreux comme des martyrs (§ehût). Si l'État ottoman était en général tolérant à l'égard des mystiques les plus anticonformistes (ceux qu'on appelle les Melâmi, "les gens du blâme"), cette tolérance s'arrêtait lorsque l'ordre public était troublé par des manifestations intempestives de certains derviches qui pouvaient se transformer rapidement en meneurs socio-politiques. Il existe dans l'histoire ottomane plusieurs grandes révoltes et attentats organisés par des mystiques contre les sultans : en 1527, par exemple, un nommé Kalender Tchelebî, supérieur d'un couvent bektâchi, dirigea avec 20 à 30.000 partisans, une grande révolte

'Birge, 56-59. Hasluck, 500-551. 3 Birge. 86. 2

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contre Soliman le Magnifique. En 1579, un derviche du groupe des Kalenderî, assassina le Grand-Vizir Sokollu, comme un autre Kalenderî avait tenté de poignarder le sultan Bayâzîd II pendant sa campagne de 1492 en Albanie 1 . Nous insisterons un peu plus sur une autre révolte mystique antiottomane qui constitue le plus ancien cas de soulèvement mystique de l'époque ottomane et dont le chef était un homme né et mort dans les Balkans où il passa une bonne partie de sa carrière. La mémoire de cet homme est restée vivace jusqu'à une époque récente chez certains groupes musulmans d'Europe, en particulier dans le Deliorman en Bulgarie. Il s'agit de l'insurrection du cheykh Bedreddîn de Samavna survenue en 1416, sous le règne du sultan Mehmed I e r . Balkanique, ce cheykh turc l'est à plus d'un titre; il naît en Thrace tout près d'Andrinople/Edirne en 1358-59 ; son père est un des premiers conquérants de la région ; sa mère est la fille d'un gouverneur de place-forte byzantine ; c'est donc une chrétienne qui se convertit à l'islam avec une grosse partie de sa parenté. Bedreddîn. né en Thrace, mourra en Macédoine dans la ville de Serrés. Il arpentera les Balkans en tous sens au cours de sa carrière, de Gallipoli au Danube, de Bulgarie et de Valachie jusqu'à la Mer Egée. Né dans une région en grande majorité chrétienne, d'ascendance chrétienne par sa mère, lui-même et son fils auront des femmes chrétiennes ; Bedreddîn entretiendra, ainsi que ses disciples, des relations privilégiées avec les chrétiens, prêchant parmi eux, organisant des cérémonies mystiques pour eux, en convertissant certains à l'islam. Bien que savant juriste, réputé pour sa science et ses écrits juridiques et mystiques, Bedreddîn fut conduit à prendre progressivement la tête d'un mouvement socio-religieux anti-ottoman qui atteint son paroxysme avec la grande révolte de 1416 contre le sultan Mehmed 1 e r . Le souverain eut beaucoup de mal à mater les rebelles. Il finit cependant par se saisir de Bedreddîn et de ses lieutenants et les fit exécuter. Bedreddîn qui marchait depuis la Valachie et la Bulgarie contre le sultan qui était en train d'assiéger Thessalonique, fut fait prisonnier par les Ottomans et pendu sur le marché de Serrés en décembre 1416. Les idées du cheykh rebelle, telles que les propageaient ses disciples les plus exaltés, étaient rien moins qu'orthodoxes et propres à effrayer le pouvoir ottoman : radical partage des biens entre tous, entente entre sujets ottomans, musulmans et chrétiens, pour renverser les sultans. Les partisans de Bedreddîn refusaient de porter turban ou bonnet signe distinctif des musulmans. Ils 'Balivet (1990), 103; Ocak (1982), 73-75.

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allaient, crâne rasé, pieds nus vêtus d'une robe sans couture, proclamant autour d'eux qu'il n'y avait aucune différence entre islam et christianisme. Certains refusaient même de considérer Mohammed comme un prophète. Malgré la défaite du mouvement et l'exécution de ses chefs, les Bedreddînî ne disparurent pas ; pratiquant la discipline de la dissimulation (Takvye), ils survécurent un peu partout dans les Balkans, à Serrés, à Edirne, au Deliorman, à Varna, à Silistre etc... Certains se joignirent probablement aux Bektâchi" d'autres rallièrent le mouvement séfévide qui est à l'origine de la dynastie qui devait dominer l'Iran à partir du XVI e siècle. Ils sont persécutés et régulièrement condamnés par les tribunaux religieux qui portent plusieurs fetvâ contre ceux de Varna, de Dobroudja et du Deliorman tout au long des XVI e et X V I I e siècles. Mais cela en vain car certains ont survécu en Bulgarie jusqu'à nos jours 1 . Parmi plusieurs groupes de mystiques hétérodoxes très actifs dans les Balkans ottomans que l'on pourrait évoquer, comme, par exemple aux XVI e , X V I I e et XVIII e siècles, les disciples du cheykh Hamza de Bosnie, ceux d'Ismâîl Machûkî, les Kubmesîhî etc... 2 , nous choisissons de dire quelques mots d'un mouvement mystique qui se manifeste dans les Balkans dès l'époque de la révolte de Bedreddîn, avec lequel il eut probablement des liens très étroits. Il s'agit de la confrérie des HurûfT, appelée ainsi à cause des spéculations cabalistiques sur les lettres ( h u r û f ) qui furent au centre de sa doctrine. Originaire d'Iran, le fondateur du groupe, Fazlallâh d'Astarâbâd f u t exécuté en Azerbaïdjan pour ses idées hérétiques en 1394. Mais sa mort n'arrêta pas l'expansion de son mouvement qui, au X V e siècle, atteignit rapidement l'Anatolie puis les Balkans 3 . Les textes hurûfi précisent que leur doctrine se répandit depuis l'Anatolie orientale "... jusqu'au delà d'Istanbul, de l'autre côté de la mer", c'est-à-dire en Europe balkanique 4 . La principale personnalité hurufi de langue turque, s'appelle Imadeddîn Nesîmî. Si lui-même poursuivit sa carrière au Proche-Orient et fut martyrisé à Alep au début du X V e siècle, il eut de nombreux disciples dans l'Empire ottoman qui prêchèrent ses idées jusque dans le Sérail des sultans 5 . Les voyageurs occidentaux eux-mêmes constatent les pratiques et l'accoutrement bizarre de certains membres de cette confrérie. Au début du

'Balivet (1995), passim. I d e m (1990), 101-102. 3 Mélikoff (1992), 163-174. ^Ritter (1954), 51. 5 Kurkçuoglu (1985), I-XXXI1. 2

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XVI e siècle, un voyageur italien signale ces derviches qui vont à travers les rues d'Istanbul vêtus d'une simple peau de mouton, en été comme en hiver, barbe et cheveux rasés, "... demandant l'aumône avec importunité". Et, précise notre observateur, cette espèce de derviches errants, est à son époque le groupe mystique le plus important. "... c'est, dit-il, une religion nouvelle. Il n'y a pas cent ans qu'elle a commencé. Et eut commencement la dite religion d'un qui s'appelait Nesimi, lequel fut écorché pour ce qu'il disait que Jésus-Christ était D i e u " 1 . Les Hurûfï, si l'on en croit du moins les sources occidentales, semblent avoir des positions très christianisantes : un observateur balkanique signale un derviche hurûfCqui entrait dans les églises, se signait et s'aspergeait d'eau bénite en disant aux chrétiens étonnés, "... votre religion est aussi bonne que la nôtre" 2 . Certains disciples de Nesîmî furent des poètes renommés parmi les musulmans des Balkans, comme par exemple au XV e siècle, Refîi qui mourut à Prévéza en Grèce ou le poète Wasîfî de Kastoria qui écrivait vers 1570, ou encore, toujours au XVI e siècle, Yemînî enterré près de Varna en Bulgarie et Viran Abdâl qui vécut probablement à côté de Didymoteichon en Grèce 3 . Pour leurs idées hétérodoxes et leurs comportements anti-conformistes, les HurûfC furent fréquemment persécutés dans les Balkans comme dans les autres provinces de l'Empire ottoman. Des actes de justice de 1572 font état de meneurs hurûff emprisonnés à Plovdiv. D'autres sont exécuté en 1576, toujours en Bulgarie 4 . Mais c'est surtout à cause de leur capacité à recruter des disciples dans toutes les couches de la société ottomane, gens du peuple comme dirigeants, que les Hurûff, furent pourchassés sans répit. Un épisode de la jeunesse de Mehmed II, futur conquérant de Constantinople, en est une illustration flagrante. Dans son adolescence à Edirne, le prince fut séduit par les idées d'un prêcheur hurûfï at se rallia ouvertement à sa doctrine. Pour ramener le prince à l'orthodoxie musulmane, les docteurs de la Loi coranique ( u l e m â ) imaginèrent un stratagème que rapporte l'écrivain ottoman Ta§kôpriizâde : le vizir Mahmûd Pacha fit croire aux Hurûfï qu'il voulait rallier leur secte. Il convoqua à cet effet le prêcheur dont s'était entiché le prince M e h m e d pour lui demander d'exposer systématiquement ses idées et il fit cacher, derrière un rideau, pendant l'entretien, Molla Fahreddîn al-Adjemî, farouche défenseur de l'orthodoxie musulmane.

'Spandoni-Spandouyn, 222-224. ^Georges de Hongrie (éd. 1480), chap. 20. 3 Mélikoff (1992), 172-173; Massignon (1975), II, 269. 4 Mélikoff (1992), 171.

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"... L'hérétique, raconte le texte ottoman, exposa alors toutes ses idées mensongères. Molla Fahreddîn jaillit soudain de sa cachette, insulta avec colère l'hérétique, lequel s'enfuit aussitôt, avec Fahreddîn à ses trousses qui finit par l'attraper. Fahreddîn conv oqua les fidèles dans la grande mosquée d'Edirne, expliqua au peuple assemblé les règles mensongères et l'impiété de la secte hurûjT. Il insista sur la nécessité de tuer les HurûjT et promit de récompenser ceux qui l'aideraient à le l'aire. Avec ses amis, il emmena les hérétiques à l'endroit réservé pour la prière des morts et il brûla leur chef. On rapporte que Molla Fahreddîn s'approcha si près du brasier que sa barbe qui était fort longue se mit à brûler. La foule tua les autres hérétiques à coups de bâtons et ainsi s'éteignit le feu de l'hérésie" 1 . Pour échapper aux persécutions et parce que leurs idées coïncidaient sur beaucoup de points, beaucoup de HurûjT rallièrent probablement l'ordre des derviches Bektâchi" comme le firent sans doute certains disciples de Bedreddîn 2 . Ainsi la confrérie de Bektâch, très active en Europe balkanique pendant plusieurs siècles, nous l'avons vu, récupéra-t-elle les idées mystiques les plus hétérodoxes et les plus synerétistes et contribua à les diffuser largement en Europe du Sud-Est, modelant un islam mystique très ouvert aux autres confessions. L'Albanie fut un des sanctuaires privilégiés de cette ouverture spirituelle. J'en veux pour preuve, en guise de conclusion, la règle même de l'Ordre bektâchi d'Albanie, telle qu'elle f u t exposée par Naïm Frashëri en langue tosque à la fin du XIX e siècle. I x texte publié d'abord à Bucarest en 1896 puis à Salonique en ¡910, fut traduit en anglais, via une traduction grecque, par le savant anglais Hasluck déjà cité : J'en retiendrai, en français, un court extrait qui, comme on le voit, a voyagé à travers plusieurs langues, dans un esprit pluriculturel et cosmopolite bien fidèle à la mentalité ouverte et tolérante des Bektâchi": "La Voie des Bektâchi tient tous les hommes pour des frères et les considère tous comme une seule âme et un seul corps (...) Le vrai Bektâchi respecte tout homme quelle que soit sa religion ; il le tient pour son frère et ne le regarde jamais comme un étranger. Il ne rejette aucune religion mais les respecte toutes. Il ne condamne aucun livre sacré ni aucune doctrine concernant la vie future" 3 .

'Tachkôpriizâde, 59-61. Balivet (1995), 108-111. 3 Hasluck, 552-563. 2

MYSTIQUES MUSULMANS DANS LES BALKANS OTTOMANS 269 ABRÉVIATIONS ET BIBLIOGRAPHIE CORRESPONDANTE: (Les abréviations des œuvres et auteurs anciens sont en italiques avec l'année d'édition) ACTES D'ESPHIGMENOU (éd. 1973) = Actes d'Esphigménou, éd. J. Lefort, Paris 1973. BALIVET (1990) = M. Balivet, "Chrétiens secrets et martyrs christiques en Islam turc", Islamochristiana, 1990. BALIVET (1994) = M. Balivet, Romanie byzantine et Pays de Rûm turc: Histoire d'un espace d'imbrication gréco-turque, Istanbul 1994. BALIVET (1995) = M. Balivet, Islam mystique et révolution armée dans les Balkans ottomans: Vie du Cheikh Bedreddin, le "Hallâj" des Turcs, Istanbul 1995. BELDICEANU (1967) = Irène Beldicéanu-Steinherr, Recherches sur les actes des sultans Osman, Orkhan et Murad Ier, Munich 1967. BELDICÉANU (1975) = Irène Beldicéanu, "Le règne de Selim I e r ", Turcica 6 (1975). BIRGE (1937) = J. K. Birge, The Bektashi Order of Derviches, Londres, 1937. BRYER (1988) = A. Bryer, Peoples and Settlement in Anatolia and Caucasus, 800-1900, Variorum Reprints, Londres 1988. DIMITRIADÈs (1983) = B. Dimitriadès, Toiroypafla rrjs BeaaaAoï^Cicris /card T/jy énoxTj rrjs Touptcotcparias, Thessalonique 1983. DIMITRIADÈS (1993) = B. Dimitriadès, "Some Thoughts on the Origins of the Devshirme", in The Ottoman Emirate (1300-1389), Rethymnon 1993. GEORGES DE HONGRIE (éd. 1480) = Georges de Hongrie, Tractatus de moribus, conditionibus et nequicia Turcorum, Rome 1480. HASLUCK (1929) = F.W. Hasluck, Christianity and ¡slam under the Sultans, Oxford 1929. IBN BATTÛTA (éd. 1854) = Ibn Battûta, Voyages, éd. et trad. C. Defremery et B.R. Sanguinetti, vol. II, Paris 1854. 1MBER (1990) = C. Imber, The Ottoman Empire, 1300-1481, Istanbul, 1990. KARA (1990) = M. Kara, "Molla Illâhî: un précurseur de la Nakshbendiye en Anatolie", Varia Turcica XVIII, Istanbul-Pari s, 1990. K t J R K Ç Û O G L U (1985) = K. Kiirkçiioglu, Seyyid Nesimf Dfvânin'dan Seçmeler, Ankara 1985. LADY MONTAGU (éd. 1981) = Lady Mary Montagu, L'islam au péril des femmes, une Anglaise en Turquie au XVIIIe siècle, éd. A. M. Moulin et P. Chuvin, Paris 1981. LEFORT (1982) = J. Lefort, Villages de Macédoine, l.-La Chalc'iûique occidentale, Paris 1982. MASSIGNON (1975) = L. Massignon, La Passion de Hallâj, Paris 1975.

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NOTULE 1 LES BEKTÂCHÎ ET LEUR INFLUENCE DE L'ANATOLIE AUX BALKANS La confrérie des derviches Bektâchfet les différents courants qui se réclament plus ou moins directement d'eux (Alevf, Kizdbach, Tahtaci...) se rattache au mystique Hadji Bektâch venu au XIII e siècle d'Asie-Centrale en Pays du Rûm à l'époque même où d'autres grands soufis comme Ibn Arabî et Mevlânâ marquent profondément de leur empreinte l'Islam turco-anatolien. Installé en Cappadoce, Bektâch forme de nombreux disciples qui vont, si l'on en croit la Légende Dorée écrite sur le Cheykh, répandre rapidement l'enseignement de leur maître auprès des émirs turcomans d'Anatolie au XIV e sicle, avant de participer dans les rangs ottomans à la conquête des Balkans. S'il est difficile de démêler légende et histoire dans les origines du mouvement, on peut cependant dégager quelques certitudes : les liens des disciples de Bektâch avec les Janissaires, troupe d'élite ottomane dont ils deviendront les aumôniers ; la participation comme derviches combattants à la progression turque dans les Balkans ; l'intense propagande menée auprès des chrétiens locaux pour les convertir à un Islam souple et peu orthodoxe ; le rôle important de la poésie, de la musique et du rituel bektâchî dans l'élaboration de la culture turque ; l'esprit frondeur enfin, fait à la fois de détachement, de laxisme volontaire et d'ironie contre l'autorité, attitude qui entretint souvent une sourde opposition au pouvoir sans partage des sultans. Consommation d'alcool, participation des femmes aux cérémonies, tolérance envers les non-musulmans, rejet du formalisme doctrinal font souvent taxer Bektâchî et AlevC, d'hétérodoxie et de libertinage. La popularité intacte dans la Turquie moderne des anecdotes sur les Bektâchf{Bektâ§i Dedikleri) comme celle de leurs poèmes mystiques ( n e f e s ) rendent compte de la fascination exercée par ce groupe qui est une importante composante de "l'esprit" turc, si l'on veut bien entendre ce terme dans la triple acception qu'il a en français, contenant à la fois une idée d'intellectualité ("c'est un grand esprit"), d'humour ("il a de l'esprit") et d'authentique "spiritualité". "Esprit" et "Souffle", comme le "Pneuma" grec, c'est le double sens de l'hymne Bektâchî, le "Nefes", qui, dans un Souffle mystique, affirme sa quête absolue de l'Esprit, sans concession à la mythologie religieuse, obstacle réel de l'Union à dieu. C'est ce qu'exprime, par exemple, un Bektâchî, du début de notre siècle qui, en des vers paradoxaux et presque blasphématoires, rejette la forme pour mieux embrasser l'Essence:

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"Jette froc, tapis de prière et chapelet N'apporte au Paradis ni prière ni jeûne ni ablution Bois du vin plutôt que de l'eau de Zemzem Boire du vin est en vérité acte méritoire Attache-toi au Tavernier Qui te donnera l'Eau de Vie intérieure Ne va pas à la mosquée, va au temple des idoles Les voies de l'ascétisme et de l'hypocrisie Ne conduisent pas à la Vérité Pour nous elles ne \ aient pas même un sou."

NOTULE 2 GNOSE ET MUSIQUE SACRÉE EN ANATOLIE DE L'ANTIQUITÉ AUX OTTOMANS L'Anatolie, creuset de doctrines, lieu d'échanges religieux, de fusion, et parfois de confusion, des croyances les plus diverses : c'est là une idée reçue de haute antiquité. De Phrygie vient le culte de la Grande Déesse-Mère de Pessinonte adorée dans tout le monde gréco-romain sous la forme d'une pierre noire, que le sénat de Rome fit transporter sur le mont Palatin en 204 de notre ère. L'Artémis d'Ephèse, à la fois Vierge et Mère féconde, est vénérée sous la forme d'une statute descendue du ciel, en un lieu où certaines traditions ultérieures situent l'Assomption de la Vierge Marie. Pour les Grecs, "...l'idée de sonder l'avenir par les astres viendrait des Cariens. Les Phrygiens prirent garde les premiers au vol des oiseaux les Isauriens travaillèrent les auspices et les gens de Telmessos les divinations par les songes" (Clément d'Alexandrie, fin du II e siècle). En Anatolie, fleurirent les Gnostiques les plus divers, hérésiarques pour les uns, prophètes inspirés pour les autres : Cérinthe qui disputa avec Jean l'Evangéliste à Ephèse (I e r siècle), ou Marcion dont Irénée de Lyon au II e siècle, combattit la doctrine, étaient d'Asie-Mineure, ainsi que le Sage pythagoricien Apollonios de Tyane. La cité de Pepouza en Phrygie était la "Jérusalem des montanistes ou Kataphrygiens", groupe qui fut actif du IIe au VIII e siècle. Au VI e siècle, opèrent en Phrygie, les "melchisédechiens", proclamant Melchisedech supérieur au Christ, et dont certaines idées se retrouveront chez les Ismaéliens. Les Néoplatoniciens subsistent tardivement en Anatolie, à Aphrodisias en particulier. On trouve aussi des sectes mêlant étroitement Judaïsme et Christianisme, les "Hypsistariens" de Cappadoce qui sont signalés jusqu'au IX e siècle, les Athinganes d'Amorion dont l'un des membres fut l'empereur byzantin Michel II (820-829). Le mouvement iconoclaste de l'Eglise d'Orient, qui devait perturber Byzance pendant plus d'un siècle (711-843), commença en Phrygie. Ses idées rejoignaient, semble-t-il, celles des Musulmans, des Manichéens et des Pauliciens dans une même méfiance à l'encontre du culte des Images. Manichéens originaires d'Iran, Pauliciens dualistes d'Arménie, persécutés par Byzance et alliés des Arabes, Chamanes d'Asie-Centrale venus avec les par Byzance et alliés des Arabes, Chamanes d'Asie-Centrale venus avec les Turcs au XI e siècle, Bouddhistes arrivés avec les Mongols au XIII e , et enfin musulmans qui devaient finalement, par l'intermédiaire d'abord des guerriers arabes puis par celui des clans turcs islamisés, faire triompher la religion de Muhammad, toutes ces vagues successives modelèrent l'Anatolie, l'enrichissant sans l'uniformiser. Les derniers venus tout en apportant leur

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originalité surent toujours tirer profit des apports de leurs prédécesseurs, selon un processus syncrétiste grâce auquel bien des constantes culturelles survécurent aux successions des pouvoirs politiques. La musique comme porte de l'inspiration sacrée, fut anciennement en honneur dans la péninsule micrasiatique, de même que la danse, source d'extase et depossession divine : d'après les auteurs antiques, ce furent les Phrygiens qui inventèrent la flûte. Olympos le Mysien fut le père de l'harmonie lydienne, et Marsyas du mode phrygien et de la flûte à deux tuyaux. Les Cappadociens inventèrent un instrument appelé "Navla" dans le pays où retentira plus tard la flûte mevlevi (ney ou nay). Les Messaliens qui proliférèrent en Anatolie pendant tout le Moyen-Age. étaient aussi appelés "Choreutes" (Danseurs) car ils pratiquaient une sorte de danse rituelle comme le feront les "Derviches Tourneurs". A la suite de la conquête de l'Asie-Mineure par les Turcs Seldjoukides à partir de 1071, arrivèrent en Anatolie venant d'Asie-Centrale, de grands mystiques musulmans comme le poète Mevlana Djelaleddin Rumi (12071273) et le thaumaturge Hadji Bektash (mort vers 1270), fondateurs de deux ordres de derviches très populaires en Turquie, les "Derviches Tourneurs" ou Mevlevi et les Bektashi. En s'installant dans cette région, l'un à Konya, l'autre en Cappadoce, les deux hommes étaient conscients de la richesse du patrimoine culturel et religieux du pays et de la nécessité de s'adapter à la sensibilité très particulière des Anatoliens "Le Très-Haut, déclarait Mevlana, a réserve' d'immenses faveurs aux habitants de l'Asie-Mineure, qui sont l'objet de la plus grande miséricorde. Dieu m'a retiré du Khorassan (en Asie-Centrale) pour m'amener au territoire des Grecs et pour que je me mêle à eux". Et c'est pour initier à la voie de l'Amour mystique les gens d'Asie-Mineure, que Mevlana institua le concert spirituel et la danse giratoire, caractéristiques de la cérémonie principale des Mevlevi, car il les savait amateurs de musique et de rythme poétique: "Nous insinuâmes les mystères divins par la voie gracieuse du concert spirituel et de la poésie cadencée car les habitants de l'Asie-Mineure sont des gens de plaisir, soumis à l'influence de la planète Vénus". Selon la tradition Bektashi, le maître de Bektash, en Asie-Centrale, Ahmed Yesevi, lui aurait dit: "Va, nous t envoyons au pays de Rum (l'Anatolie), car dans le pays de Rum, nombreux sont les hommes de bien, les extatiques et les illuminés. Pars vite et ne t'arrête pas en c hemin". En Anatolie, l'Islam respecta donc certaines constantes auxquelles il donna une coloration à la lois musulmane et turque, mêlant sans gêne traditions proprement islamiques, patrimoine anatolien et apport turc, en un ensemble original qui produisit des groupes et des personnalités mystiques, dominés par la tolérance et une grande faculté d'adaptation qui transcendaient souvent les barrières confessionnelles et linguistiques; aux funérailles de

GNOSE ET MUSIQUE SACRÉE

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Mevlana, ses disciples chrétiens et juifs justifiaient leur présence dans un enterrement musulman en citant le Maître lui-même qui disait: "soixante-douze sectes entendront de nous leurs propres mystères ; nous sommes comme une flûte qui, dans un seul mode, s'accorde avec deux cents religions". Au nom du primat de l'Amour et de l'Union à Dieu, contre le sec ritualisme, le grand poète du XIII e siècle, Yunus Emre, s'écrie, en une formule lapidaire paradoxale chère aux soufis: "J'ai bu du vin pour m'enivrer au lieu de jeûner et j'ai écouté la musique au lieu de prier. La religion des mystiques est sans temple ni rite". Les mystiques d'Anatolie allèrent quelquefois très loin dans leur désir d'échapper aux contraintes formelles, se révoltant contre le pouvoir central. Ce furent alors de grandes insurrections socio-religieuses : celle des Babai'au XIII e siècle contre l'autorité seldjoukide-révolte qui parti de l'ancien pays des Pauliciens, dans la région de Sivas/Divrigi- ; celle du cheikh Bedreddin au XV e , d'un descendant de Hadji Bektash au XVI e contre les Ottomans, au encore celle des "Têtes Rouges" (Kizilbash) et de leur chantre, le poète Pir Sultan Abdal. Mais à part ces périodes de crise, l'Anatolie resta jusqu'à l'émergence des nationalismes au XIX e siècle, une terre d'échanges inter-religieux et de brassage culturel où les divers groupes se côtoyaient sans trop de heurts, partageant un mode de vie et des valeurs communes qui permettaient à tel hymnographe grec d'être en même temps un réputé compositeur de musique du Divan, à tel chrétien de se faire admettre chez les Bektashi tout en gardant sa religion ou à telle musulmane malade d'aller quêter sa guérison auprès d'un thaumaturge chrétien. Le cas le plus spectaculaire de cette entente inter-communautaire n'est-il pas celui qui, à la fin du XIX e siècle, époque où pourtant les tensions ethniques dans l'empire ottoman étaient à leur paroxysme, avait pour cadre un village turc de Cappadoce, proche de la maison-mère des Bektashi ? "Dans le village de Mamasun, près de Kirgehir, peuplé entièrement de Turcs, il y a un lieu de culte musulman fréquenté aussi par les chrétiens de la région qui croient que cet édifice est l'église de Saint-Mamas. Contre le mur oriental de ce bâtiment, on peut voir un autel où un prêtre itinérant est autorisé à dire la messe. Sur le mur méridional, se trouve une niche de prière (mihrab) donnant la direction de La Mecque aux pèlerins musulmans. Il n'y a aucune séparation entre les deux groupes de fidèles. Le sanctuaire est administré par des derviches".

TABLE DES MATIÈRES

Préface Première partie: Relations

V anatoliennes

et balkaniques

VII

Chapitre premier "Flou confessionnel et conversion formelle de l'Asie-Mineure médiévale à l'Empire ottoman" (Atti del c o n v e g n o "Conversioni nel M e d i t e r r a n e o " , Rivista dell'Università "La Sapienza" 2.1996, Rome)

1

Chapitre deuxième "Culture ouverte et échanges inter-religieux dans les villes ottomanes du XlVe siècle" (Symposium The Ottoman Emirate, 1300-1389", Crete University Press, Rethymnon, 1993)

13

Chapitre troisième "Derviches, Papadhès et villageois: note sur la pérennité des contacts islamo-chrétiens en Anatolie centrale" {Journal Asiatique, CCI ,XXV, 3-4, Paris, 1987)

21

Chapitre quatrième "Le personnage du "turcophile" dans les sources byzantines antérieures au Concile de Florence (1370-1430)" (Travaux et Recherches en Turquie, 2, Paris-Louvain, 1984)

31

Chapitre cinquième "Aux origines de l'islamisation des Balkans ottomans" (Revue du Monde Musulman et de la Méditerranée, 66, 1992/4, Aix-en-Pro\enee)

49

Chapitre sixième "Tolérance religieuse et grands-dignitaires ottomans dans les Balkans, des vizirs Çandarli aux vizirs Kôpriilu (XlVeXVIIe s.)" (Association Internationale d'Études du Sud-Est Européen, 27, Bucarest. 1997)

63

Chapitre septième "Deux monastères byzantins fondés par des Turcs: K o u t l o u m o u s i o u /Kutulmu§ et Dourachani /Turahan" (Osmanli Ara§tirmalari. n° 5, Istanbul, 1986)

79

TABLE DES MATIÈRES Deuxième partie: Convergence

277

des sources

87

Chapitre premier "L'expédition de Mehmed 1er contre Thessalonique: convergences et contradictions des sources byzantines et turques" (Comité International d'Études Pré-ottomanes et Ottomanes, VIth Symposium, Cambridge 1984, Varia Turcica, IV, Istanbul-Paris-Leiden, 1987)

89

Chapitre second "Un épisode méconnu de la campagne de Mehmed 1 e r en Macédoine; l'apparition de Serrés (1416/819 H. )" {Turcica, XVIII, Paris, 1986)

97

Troisième partie: Echanges

linguistiques

et notions empruntées

107

Chapitre premier "Mentege dit "Saglâm Bey" et Germain alias "Mârpûç": deux surnoms turcs dans la chronique byzantine de Georges Pachymère" (Turcica, XXV, Paris, 1993)

109

Chapitre deuxième "Une dignité byzantine d'origine turque: le "Myrtaïtès" ( M v p r a Î T r j ç ) " ( M é l a n g e s Robert Mantran, Zaghouan, 1988)

115

Chapitre troisième "Coup d'œil sur l'apprentissage des langues turques en monde chrétien, de Byzance à Guillaume Postel (VI e -XVI e s.)" (Istanbul et les Langues Orientales., Varia Turcica, XXXI, Paris-Montréal, 1997)

125

Quatrième partie: eschatologiques

137

Rencontres

philosophiques

et

Chapitre premier "Aristote au service du sultan! Ouverture aux Turcs et aristotélisme chez quelques penseurs byzantins du quinzième siècle" {Individu et société - L'influence d'Aristote dans le monde méditerranéen, Varia Turcica, X, Istanbul-Paris-RomeTrieste, 1988)

139

Chapitre deuxième "Byzantins judaïsants et juifs islamisés, des kiihân (kâhin) aux xL^uai (x^àfiç) "Byzantion, LII, Bruxelles, 1982)

151

Chapitre troisième "Textes de fin d'empire, récits de fin du monde: à propos de quelques thèmes communs aux groupes de la zone byzantino-turque"

181

278

BYZANTINS

Cinquième partie: Contacts

ET

OTTOMANS

mystiques

197

Chapitre premier "Richesse et limites du comparatisme en histoire des mystiques: quelques cas musulmans, chrétiens et juifs" (Sociétés et cultures musulmanes d'hier et d'aujourd'hui, Lettre d'information de l'AFEMAM, n° 10 Paris, 1996)

199

Chapitre deuxième "Le saint turc chez les infidèles: thème hagiographique ou péripétie historique de l'islamisation du SudEst européen?" (Saints orientaux, Hagiographies médiévales comparées, n° 1, De Boccard, Paris, 1995)

205

Chapitre troisième "Miracles christiques et islamisation en chrétienté seldjoukide et ottomane entre le XI e et le XV e siècle"

217

Chapitre quatrième "Chrétiens secrets et martyrs christiques en islam turc: quelques cas à travers les textes ( X I I I e - X V I I e s.)" (fslamochristiana, 16, Rome, 1990)

231

Chapitre cinquième "Mystiques musulmans dans les Balkans ottomans" ( X I V e - X V I I e s.)" (Association Internationale d'Études du Sud-Est huropéen, 26, Bucarest 1996)

255

Notule 1 "Les Bektâçiet leur influence de l'Anatolic aux Balkans" (Livret du Concert Bosphorus. Athènes, 1989)

271

Notule 2 "Gnose et musique sacrée en Anatolie de l'Antiquité aux Ottomans" (Livret du concert de l'Ensemble N. Métaxas au théâtre d'Hérode Atticus. Athènes, 1996)

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