Byzance et le christianisme 2220063992, 9782220063997

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Byzance et le christianisme
 2220063992, 9782220063997

Table of contents :
Title
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Introduction
I. Le germe (« Méthode » et « folie »)
II. Le mouvement hésychaste, ré forme intérieure de l’Église
III. Énergies divines
IV. Synthèses : I. Nicolas Caba silas et la spiritualité des laïcs
V. Synthèses : II. Fin de l’« estrangement » avec la pensée latine
VI. Synthèses : III. Une Renaissance transfigurée
VII. La relève russe
Conclusion : Les grandes dissociations
Table

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Byzance et le christianisme

Olivier Clément

Byzance et le christianisme Édition mise à jour par Michel Stavrou, professeur à l’Institut Saint-Serge

Desclée de Brouwer

Première édition : PUF, 1964 © Desclée de Brouwer, 2012 10, rue Mercœur, 75011 Paris ISBN : 978-2-220-06399-7 ISBN epub : 978-2-220-07996-7

Introduction Dans ce livre, qui est un essai, je voudrais évoquer la Byzance spirituelle, celle qui reste vivante et féconde aujourd’hui dans l’orthodoxie – celle qui, en ces temps d’œcuménisme, constitue peut-être un des aspects majeurs de notre avenir. Ce don à l’éternel, Byzance ne l’a pas fait au temps de la splendeur mais de la détresse, lorsque l’Empire agonisait, broyé entre la chrétienté latine et l’irrésistible marée de l’Asie. C’est dans l’effondrement d’une société, d’un ordre, d’une chrétienté, que l’Église orthodoxe a réalisé la synthèse majeure de sa théologie et de sa spiritualité. C’est dans la ruine de la Byzance terrestre, lorsque les pierreries de la couronne étaient en gage à Venise et que les plats d’étain, à la cour des Paléologues, remplaçaient la vaisselle d’or, que la Byzance spirituelle a ensemencé de lumière le monde orthodoxe.

Dans l’histoire de l’orthodoxie, en effet, le XIVe siècle a une importance analogue à celle du IVe. Au IVe siècle, dans la perspective de proclamation christologique qui était alors la sienne, l’Église a manifesté sa vérité proprement axiale, celle de la Trinité. Un millénaire plus tard, au terme d’une longue méditation sur la participation de l’homme à la vie trinitaire, l’Église va expliciter le caractère incréé de la lumière thaborique, des « énergies » divines qui jaillissent du Père par le Fils, dans le Saint-Esprit, pour déifier l’humanité et transfigurer l’univers. Au cycle christologique des huit premiers siècles a succédé, pour reprendre une conception de Vladimir Lossky, un véritable cycle pneumatologique, en partie contre l’addition latine du Filioque au Symbole de la foi, et contre les systèmes filioquistes de la scolastique occidentale1. En partie seulement, car la pneumatologie byzantine est essentiellement positive, et finit même, au XIVe siècle, par englober les positions latines en les rectifiant. Mettant l’accent sur la seconde partie du célèbre adage patristique « Dieu s’est fait homme pour que l’homme puisse devenir dieu », la Byzance spirituelle a repris les grandes proclamations

christologiques sous un angle nouveau: celui de leur intériorisation personnelle dans le Saint-Esprit – non point individualisme inspiré, mais authentique « ecclésiophanie ». Avec la synthèse palamite, l’expérience spirituelle la plus libre s’enracine définitivement dans l’institution sacramentelle tout en la purifiant par une véritable réforme intérieure. Cette réforme du XIVe siècle non seulement a permis à l’orthodoxie grecque et balkanique de traverser victorieusement la domination ottomane, non seulement elle a structuré toutes les créations authentiques de l’Église russe, mais elle a rendu inutile, dans l’Orient chrétien, la réforme du XVIe siècle. C’est son patrimoine spirituel qui ressurgira avec le renouveau orthodoxe des XIXe et XXe siècles. Et, je le répète, dans ses ultimes dimensions, la synthèse palamite reste pour nous prospective : avec sa réconciliation du « protestant » et du « catholique », de l’ontologique et de l’existentiel, du personnel et du cosmique.

Cette grandiose création chrétienne de la dernière Byzance a échappé à beaucoup d’historiens. Analystes d’une décadence, ils enregistrent sans l’expliquer (du moins dans ses aspects chrétiens, essentiels) la « renaissance des Paléologues » et se bornent à souligner, dans le dernier stade de la culture byzantine, une opposition exaspérée des « mystiques » et des « humanistes ». Deux grands courants, en effet, traversent le Moyen Âge grec : d’une part, un parti monastique et populaire de « zélotes », de « spirituels », qui mettent l’accent sur la transcendance de l’Église et le caractère eschatologique du Royaume de Dieu et donc s’opposent fréquemment et farouchement à l’État (lorsqu’il intervient dans les affaires de l’Église) et à la culture profane. D’autre part, des « modérés », des « humanistes », attachés à la culture hellénique qui connaît des « renaissances » périodiques, à l’État qui la défend – et dont l’attitude est souvent celle d’Européens modernes… Est-ce, comme on le suggère facilement, l’opposition d’un Orient et d’un Occident ? Ce serait conclure bien vite. Les spirituels « hésychastes » (silencieux2), s’ils ne sont pas sans continuité, par leurs techniques de concentration, avec certaines profondeurs de l’Asie, sont fondamentalement pénétrés du sens biblique de la personne qui transforme cette continuité en polarité. Les « humanistes » ont la nostalgie du « chaldaïsme », d’un syncrétisme oriental… Mais surtout, la

synthèse chrétienne réalisée par la dernière Byzance est si puissante qu’elle fait éclater cette opposition : le renouveau hésychaste, loin de se borner à des méthodes spirituelles, entraîne, à partir de l’« unique nécessaire », une réforme totale de l’Église, devient cultuel, partant culturel. Un Nicolas Cabasilas et les maîtres de la renaissance des Paléologues portent témoignage d’un humanisme chrétien ou plutôt, dans la lumière du Christ transfiguré, d’un divinohumanisme, ce « théandrisme » dont la philosophie religieuse russe du XXe siècle a retrouvé la vocation. Certes les dissociations sont venues vite, sans doute parce que la synthèse palamite était trop vaste pour des temps de repliement. Mais le germe – préservé par le « silence » des contemplatifs – a été fidèlement transmis jusqu’à nous par l’orthodoxie. Qui sait si la rencontre qui s’ébauche aujourd’hui entre la théologie des énergies divines et un Occident tenaillé par la nostalgie du « milieu divin » ne permettra pas enfin l’illumination par la gloire thaborique des abîmes qu’ouvrent autour de nous et en nous notre science et notre angoisse ? 1. Sur le schisme et ses aspects pneumatologiques, voir L’Essor du christianisme oriental (de Photius au Concile de 1285) du même auteur, chez le même éditeur. 2. Du grec hesychia, silence, paix – de l’union avec Dieu.

I

Le germe « Méthode » et « folie » Le XIIIe siècle a été une époque d’épreuves pour la chrétienté orthodoxe. De 1204 à 1261, Constantinople et la plus grande partie de l’Empire byzantin sont occupés par les Latins et subissent des tentatives de latinisation forcée. À partir de 1240, l’invasion mongole s’abat sur la Russie, menacée à l’ouest par les « croisés » suédois et germaniques. En 1261, Michel VIII Paléologue chasse les Latins de Constantinople et restaure l’Empire. Mais ce grand chef d’État entend subordonner l’Église aux intérêts de sa politique. Il fait illégalement déposer et exiler le patriarche Arsène qui l’avait excommunié pour avoir aveuglé et emprisonné son co-empereur, le jeune Jean IV Lascaris. Surtout, à partir de 1274, il tente d’imposer à l’Église l’« Union de Lyon », conclue avec Rome pour des raisons purement politiques, et que rejette la grande majorité du clergé et du peuple grecs. Le patriarche œcuménique luimême, Jean Bekkos, créature de l’empereur, persécute les orthodoxes. Les « zélotes » partisans d’Arsène et ennemis de l’union constituent une fois de plus une véritable « Église confessante » dont l’intransigeance persistera jusqu’en 1312 malgré la dénonciation de l’union à la mort de Michel VIII (1282) et l’élection régulière de nouveaux patriarches. Ainsi le XIIIe siècle n’a pas été seulement pour l’orthodoxie un temps d’oppression, mais aussi de troubles proprement religieux : la foi menacée, le patriarche œcuménique entretenant la confusion, les « arsénites » se dressant contre l’Église officielle. Le mystère de l’Église compromis dans sa manifestation historique, certains doivent alors le porter dans leur cœur comme un germe de feu. C’est pourquoi la méthode de la plus haute spiritualité orthodoxe, celle des « hésychastes », longtemps transmise de bouche à oreille, dans le secret, se divulgue alors ouvertement, par écrit, et se

répand bien au-delà des milieux monastiques. Là se trouve en effet le germe d’où naîtront une réforme globale de l’Église, la synthèse palamite, une spiritualité pour les laïcs, et les aspects proprement chrétiens de la « renaissance des Paléologues ».

Dans ce contexte, on comprend que les grands spirituels orthodoxes de la fin du XIIIe siècle soient des persécutés ou des convertis. Le centre principal de la spiritualité byzantine est alors le mont Saint-Auxence sur la rive asiatique du Bosphore, vaste ensemble de monastères avec des ϰέλλια d’hésychastes. Or c’est une pépinière de zélotes, et l’un de ses maîtres, Athanase Lépentrinos, dirige le parti arsénite. Si l’hésychasme est en décadence à l’Athos – moins sans doute qu’une stylisation de renaissance ne le prétendra au siècle suivant –, il s’exprime avec force dans l’œuvre d’un grand athonite, Nicéphore le Solitaire, et celui-ci, durant la période uniate, fut persécuté et banni. Cette atmosphère de confusion, de violence, oblige les meilleurs à mettre l’accent sur la conscience et le choix personnels. Rien d’étonnant qu’à une époque de brassages de peuples où l’Occident chrétien déferle sur l’Orient, une telle spiritualité se soit particulièrement exprimée par des convertis, par des hommes capables de dépasser l’affrontement opaque des « chrétientés » pour choisir librement leur destin : ainsi Nicéphore le Solitaire, un Italien qui « préféra notre Empire à son propre pays parce que la parole de vérité s’y dispense correctement1 ». Ainsi Nil « l’Italien », l’un des spirituels du mont Saint-Auxence, et Prokope d’Oustioug, le premier « fol en Christ » de l’Église russe, « un marchand des régions occidentales, de langue latine, de terre allemande ».

Nicéphore le Solitaire a écrit un Traité de la sobriété et de la garde du cœur2 qui se présente comme une petite anthologie de textes spirituels, une « philocalie3 » qui constitue un jalon important entre le choix de textes origéniens qui porta le premier ce nom et la grande Philocalie de la fin du XVIIIe siècle. Nicéphore précise qu’il écrit pour ceux que le malheur des temps prive de maître, et donc de la transmission orale de certaines méthodes.

Le but de la vie spirituelle, rappelle-t-il, c’est de prendre conscience du « trésor caché dans le cœur » par les sacrements d’initiation. Nous voici dans la grande problématique hésychaste de l’union de l’intellect et du cœur – l’intellect, le νοῦς, signifiant, selon la tradition évagrienne4, la conscience personnelle dégagée de ses identifications individuelles, et le cœur, selon la tradition macarienne5, le centre de la nature humaine. Créé pour être le réceptacle de la grâce, le cœur est redevenu, par l’Incarnation et les sacrements qui l’actualisent, le lieu d’une présence réelle, mais inconsciente, de la vie divine. Faire « descendre » l’intellect dans le cœur, c’est rendre consciente cette présence. Comme la Bible en ses textes les plus archaïques, Nicéphore utilise constamment une physiologie symbolique : anthropologie unitaire, où le visible se trouve par rapport à l’invisible dans un rapport d’« analogieparticipation6 ». Le cœur physique, parce qu’« il est le principe de la vie et de la chaleur du corps », est ainsi – puisque Dieu ne dispose rien au hasard – le symbole réel de la vie profonde, le « lieu de Dieu » où l’homme rencontre son Seigneur et devient avec lui une seule chair transfigurée. De même, le souffle corporel, qui rythme et soutient la vie, constitue le symbole réel de la participation du vivant au Souffle divin : c’est en « respirant Dieu » que l’homme le trouvera au centre de son être, que le noûs s’unira au cœur dans une unique transparence. C’est pourquoi, enseigne Nicéphore, l’esprit doit « descendre » dans le cœur par le véhicule symbolique du souffle : « Pousse-le, force-le de descendre dans ton cœur en même temps que l’air inspiré… Quand il y sera, tu verras la joie qui va suivre. » Non qu’il s’agisse simplement de savourer une « enstase » : l’homme, de tout son « cœur intelligent », de tout son être réunifié, doit alors invoquer le Nom de Jésus : l’immanence renvoie à la transcendance. « Sache que, tandis que ton esprit se trouve là, tu ne dois ni te taire, ni demeurer oisif. Mais n’aie d’autre occupation ni méditation que le cri de “Seigneur Jésus-Christ, Fils de Dieu, aie pitié de moi !”. Cette pratique, en maintenant ton esprit à l’abri des divagations… l’élève dans l’amour et le désir de Dieu. » Ce bref traité de Nicéphore sur la « méthode » ne saurait être séparé de la petite « philocalie » dont il constitue la conclusion. On voit alors que la méthode est à la fois une propédeutique de concentration et le couronnement de toute une vie chrétienne. Au cœur de celle-ci se trouve « le souvenir constant de Dieu…, gravé dans le cœur par la vertu de la croix » (Syméon le

Nouveau Théologien). « Avec la prière et le concours de Dieu », la vigilance doit déloger de l’âme « les trois géants du mal : l’oubli, la paresse et l’ignorance » (Marc l’Ermite). Alors « on voit ses péchés », et « celui qui parvient à ce degré trouve le gémissement, la supplication et la honte devant Dieu » (l’abbé Isaïe). Et cette « garde de l’esprit », cette « méthode pour reconnaître les suggestions et détourner les semailles clandestines des passions », cet éclairement des profondeurs inconscientes de l’homme par la lumière divine qui ruisselle à travers la surconscience, ou vraie conscience, du noûs purifié – permettent la métamorphose de l’énergie vitale jusqu’alors fourvoyée et comme durcie dans les passions, et donc l’exercice réel de la « vie évangélique », c’est-à-dire de l’amour. Les larmes signifient cette « liquéfaction » de notre durcissement, ce remplacement du « cœur de pierre » par un « cœur de chair », cette actualisation des eaux matricielles du baptême. Non seulement « les animaux sauvages » deviennent « les compagnons et les convives » de celui qui se transforme ainsi (vie de saint Paul de Latros), mais cet homme sait « consoler » son prochain. S’il parvient à « recueillir ses sens et à les diriger au-dedans de luimême », il pourra « faire face avec une plus grande tranquillité aux soucis du monde qu’à ceux du désert. Qui sera plus capable de demeurer à la fois dans la foule et dans la solitude…, et d’un commerce plus utile à tous ? » (Vie de saint Théodose le Cénobiarque.)

C’est à la même époque, dans le même milieu, avec les mêmes intentions qu’apparaît le célèbre traité de la Méthode (Μέθοδος). La tradition et la critique interne interdisent de l’attribuer – comme on l’a fait longtemps en Orient – à Syméon le Nouveau Théologien ; peut-être, comme le conjecture le père Hausherr, a-t-il été rédigé par Nicéphore. La Méthode rejette les formes affectives et imaginatives de la prière, comme ses formes purement intellectuelles. Ici aussi, il faut chercher le « lieu du cœur » avec, dans l’expression, une synthèse du cœur et des entrailles qui prouve qu’il s’agit de ce centre « où toutes les puissances de l’âme aiment à se réunir ». « Comprime l’aspiration d’air qui passe par le nez de manière à ne pas respirer à l’aise et scrute mentalement l’intérieur de tes entrailles, à la recherche de la place du cœur. » Lorsque l’esprit, après une longue quête dans les ténèbres, parvient au but, « il voit l’air qui se trouve au-dedans du

cœur, il se voit lui-même entièrement lumineux ». C’est la découverte du ciel intérieur saturé de lumière divine, et la maîtrise de l’inconscient : « Désormais, qu’une pensée pointe, elle n’aura pas le temps de prendre forme ni de devenir une image » que l’esprit, « rempli de discernement », « la pourchassera et la réduira à néant par l’invocation de Jésus ». La Méthode, commentant saint Jean Climaque, établit un véritable itinéraire de la vie intérieure : le « premier âge » est celui où l’on tente d’« amoindrir ses passions » et de « garder son cœur » ; la « prière de Jésus » y joue un rôle pénitentiel. Au « second degré », l’invocation, qui doit toujours s’interrompre périodiquement pour la « psalmodie », devient l’instrument d’une offensive systématique « contre les pensées qui soufflent à la surface du cœur ». C’est l’époque du grand combat où « se déchaîne la tempête des esprits », où « les souffles des passions soulèvent l’abîme du cœur » – « mais l’invocation du Seigneur Jésus les fait fondre comme la cire ». Peu à peu, le calme gagne la profondeur de l’intellect, dont la surface seule reste agitée. On atteint alors le « troisième degré », celui de la « virilité spirituelle » et de « l’âge d’homme fait » : la paix s’affermit, s’élargit, « l’attention du cœur » devient « ininterrompue ». Le quatrième et dernier degré est « celui du vieillard et des cheveux blancs » – la transparence de la contemplation. L’homme achève alors de se reconstruire dans la grâce comme la « maison spirituelle » où rencontrer « le Christ-Jésus, Notre-Seigneur7 ». Certains comparatistes ont essayé de montrer dans la méthode hésychaste une réalité étrangère au christianisme, un emprunt aux « techniques d’enstase » de l’Orient non chrétien, plus précisément un démarquage du dhikr musulman. Pourtant Nicéphore le Solitaire et le pseudo-Syméon semblent seulement divulguer des pratiques fort anciennes, enracinées dans le tuf originel du monachisme chrétien. Saint Grégoire Palamas le dit sans ambages : Nicéphore n’est que l’interprète d’une antique tradition8. Comme le souligne un hésychaste roumain de notre siècle9, les apophtegmes des Pères du désert multiplient les allusions symboliques à la « méthode » ; les images de la colombe et de l’aigle suggèrent la technique du souffle ; le rapprochement du cœur et de la prière ignée est fréquent, surtout dans l’enseignement macarien. Le cycle copte des Macariana expose de la manière la plus explicite toute la « technique » qui sera « dévoilée » au XIIIe siècle, mais il est difficile de le dater. Dans la seconde moitié du Ve siècle, Diadoque de Photicé mentionne l’invocation de Jésus, alors que les Pères du désert répétaient simplement :

« Seigneur, aie pitié. » La tradition macarienne de la « plérophorie » – sentiment de la plénitude du corps pénétré par la grâce – est aussi reprise par Diadoque et fonde l’aspect physiologique de la « méthode ». Saint Jean Climaque enfin souligne la nécessité de circonscrire la conscience dans le corporel, et de faire coïncider l’invocation avec le rythme respiratoire. Qu’il s’agisse surtout d’allusions s’explique par le caractère de « tradition secrète » qu’avait alors l’hésychasme ; comme l’écrivait saint Jean Cassien à propos de la « prière pure » : « C’est un secret…, que nous ont transmis les rares survivants des Pères très antiques et que nous ne livrons de même qu’au petit nombre des âmes qui ont vraiment soif de le connaître10. » Peut-être donc vaudrait-il mieux chercher dans l’hésychasme certaines des racines du dhikr : on sait l’influence des moines syriens sur les origines de la mystique musulmane.

Surtout, on pourrait avancer que la source première de la « méthode » n’est autre que la Bible. La mise en relation du cœur, du souffle et de l’esprit, les thèmes du cœur comme centre d’intégration du composé humain, du souffle comme participation au Souffle divin, du corps comme temple du SaintEsprit, du sang et du feu comme présence du pneuma, tout cela est proprement biblique. La mystique juive, dont les racines scripturaires sont évidentes, identifie le cœur embrasé à la Merkabah, c’est-à-dire au trône de Dieu, et rapproche l’entrée de la conscience dans le cœur de la montée d’Élie dans le char de feu : or le grand archétype d’Élie est commun à la mystique juive et à l’hésychasme11 (aussi à la spiritualité occidentale « carmélitaine »).

Mais il faut élargir le problème. C’est un fait que des méthodes d’oraison fondées sur l’invocation du Nom divin apparaissent dans presque toutes les grandes traditions spirituelles à une époque qui coïncide plus ou moins avec l’ère chrétienne : ainsi, à côté du dhikr musulman, le japa-yoga hindou, le nembutsu japonais. Ne pourrait-on suggérer que la « méthode » serait en quelque sorte inscrite dans la nature humaine, créée pour devenir le réceptacle de la grâce ? Et que ce symbolisme du souffle et du cœur, qui se

retrouve dans toutes les traditions archaïques, nourries d’une nostalgie paradisiaque, aurait été renouvelé, dans une perspective de grâce et de rencontre personnelle, par un influx christique au-delà du monde chrétien – influx dont la nature nous échappe, mais dont les moines nestoriens, s’avançant dans les profondeurs de l’Asie, ont pu être aussi les porteurs ? Quoi qu’il en soit, pour les hésychastes, leur « méthode » s’enracine directement dans le mystère de la création restaurée en Christ. Elle n’est pas un ésotérisme surajouté, mais le déchiffrement en profondeur de la révélation biblique et chrétienne. Les techniques asiatiques d’invocation sont toujours tentées par l’identification gnostique du Soi et de l’absolu ; la mystique du dhikr, du moins à partir de Mohyiddin-ibn-Arabi, inverse la transcendance radicale de l’islam en une immanence non moins radicale par l’annihilation spirituelle de l’orant. Seul l’hésychasme situe sans ambiguïté la déification à l’intérieur d’une rencontre où l’unité – à l’image de la Trinité – accomplit au lieu d’abolir l’unicité irréductible de la personne. La méthode est l’instrument d’une communion. Le souffle doit être offert plus que maîtrisé. La notion de cœur ne renvoie pas à un « centre d’énergie », à un chakra tantrique, mais à la nature humaine enhypostasiée12, car l’« abîme du cœur » évoque le mystère de la personne. La lumière dans laquelle l’homme se connaît et se reçoit n’est pas recherchée comme telle, mais comme le rayonnement du Christ transfiguré. Dans la lumière, c’est un Autre à jamais inaccessible qui se donne et se rend participable, mais librement, avec des retraits et des retours qui jalonnent une pédagogie – ou, si l’on veut, une histoire d’amour. C’est pourquoi la méthode hésychaste n’a pas l’efficacité d’une technique pure et ignore les détails « scientifiques » du dhikr ou du yoga. Comme les gestes liturgiques, ceux de la méthode, véritable liturgie intérieure, ne font que dessiner l’arabesque d’une communion.

C’est pourquoi la « méthode » hésychaste est beaucoup moins éloignée qu’il ne semblerait d’abord de la « folie en Christ » qui apparaît au XIIIe siècle en Russie où elle trouvera sa patrie spirituelle. Le fol en Christ est d’abord celui qui recherche l’humiliation, en feignant l’imbécillité, voire l’immoralité. Ainsi triomphe-t-il de l’orgueil spirituel contre lequel la Méthode met en garde avec tant de force et réalise-t-il les renoncements qui jalonnent aussi la voie hésychaste. En second lieu, et plus profondément, la « folie en Christ »

entend manifester jusqu’au bout la « folie de la croix », le paradoxe du salut qui n’est pas pour les sages mais pour les humbles, ce renversement des valeurs, ce « monde à l’envers » que manifestent les Béatitudes. Dans ce sens, la folie en Christ érige une sorte d’humour grandiose, de bouffonnerie supérieure par rapport à la suffisance de ce monde, comme au pharisaïsme de chrétienté. C’est peut-être parce que la tentation du ritualisme était particulièrement forte en Russie, et s’aggravait avec la formation, autour de Moscou, d’une société paysanne fermée sur elle-même et pesamment sacrale, que la « folie en Christ » s’est surtout développée dans ce pays – en contrepoint de liberté évangélique. Enfin, suggère Fédotov13, le troisième aspect de la « folie en Christ » est un témoignage non par la prédication ou les œuvres, mais par un discernement fulgurant des esprits, accompagné souvent d’un charisme de prophétie. La « folie en Christ » s’était déjà manifestée dans l’Orient chrétien : au VIe siècle, en Syrie, avec saint Siméon « Salos » (le fou), au Xe siècle à Constantinople avec saint André. Mais c’est surtout en Occident qu’elle avait porté son témoignage « libertaire », c’est là qu’elle était née avec saint Alexis le Romain, c’est là qu’elle jette un extraordinaire éclat avec saint François et ses premiers compagnons. Or, à partir de la fin du XVIIe siècle, elle devient l’exception en Occident (avec saint Philippe de Néri par exemple), tandis qu’elle constitue désormais, surtout en Russie, une des constantes de la spiritualité orthodoxe. Il est caractéristique de ce passage – dont témoigne aussi la fuite en Grèce de certains « fraticelles » – que le premier « fol en Christ » de l’Église russe ait été un Occidental. Saint Procope d’Oustioug († 1302) était sans doute un Allemand. Cheminant « de ville en ville » à la recherche symbolique « de l’ancienne patrie perdue », il devient orthodoxe à Novgorod au milieu du XVIIe siècle, distribue ses biens aux pauvres et se retire dans un monastère. Mais lorsque sa sainteté éclate en miracles, il fuit la gloire et va s’établir aux environs d’Oustioug où il mène une « vie déraisonnable et folle ». « Il n’a pas de toit au-dessus de sa tête », il dort « sous l’église », dans le fumier. « Le jour il faisait l’insensé et la nuit il priait. » « Des choses inconvenantes se passèrent », suggère l’hagiographe déconcerté qui appelle Procope pochab, d’un mot qui lie la folie et l’obscénité14. On le moque, on le bat, il prie en secret pour ceux qui le persécutent. Il méprise les riches, n’accepte un peu de nourriture que des pauvres. Souvent on le voit pleurer au seuil de l’église. On découvre qu’il « couvre » la ville par sa prière. À sa mort, il sera l’objet d’une

grande vénération, mais le clergé, scandalisé, s’opposera longtemps à cette piété populaire…

« Méthode » et « folie » constitueront désormais, consciemment, les deux pôles de la spiritualité orthodoxe. Et la grande certitude de cette spiritualité que si quelques hommes deviennent prière, prière « pure », apparemment gratuite, ils transforment l’univers par leur seule action de présence, voire par leur seule existence, va trouver dès le seuil du XIVe siècle une de ses plus remarquables confirmations. 1. Saint Grégoire PALAMAS, cit. dans Échos d’Orient, t. 35, 1936, p. 409-412. 2. Traduit par J. GOUILLARD, dans la Petite Philocalie de la prière du cœur, Paris, 1953, p. 186-205. Nous empruntons nos citations à cette traduction. 3. Mot à mot « amour de la beauté » : la beauté authentique, dans l’Orient chrétien, est un autre nom de la sainteté. 4. Tradition ascétique et mystique fondée par Évagre le Pontique († 399), luimême héritier des grands Alexandrins. Elle utilise un vocabulaire intellectualiste emprunté à l’hellénisme, et qui donne un rôle essentiel à l’intellect (le noûs). 5. Le Corpus macarianum, attribué à Macaire le Grand, moine en Égypte au IVe siècle, semble avoir été composé du début du siècle suivant dans un milieu syriaque. Il fonde l’ascèse orthodoxe sur une conception biblique, unitaire, de l’homme. 6. L’expression est de J.-A. CUTTAT, dans La Rencontre des religions, Paris, 1957, p. 101 s. 7. Petite Philocalie de la prière du cœur, p. 207-220. 8. Défense des saints hésychastes, éd. J. Meyendorff, Louvain, 1959, p. 372. 9. Un moine de l’Église orthodoxe de Roumanie, « L’avènement philocalique dans l’orthodoxie roumaine », Istina, n° 3, 1958, p. 301. 10. Collationes, P.L. 49, col. 832 A. 11. Dans la première homélie macarienne, l’âme sanctifiée est identifiée au char de Dieu, au trône de sa gloire. 12. Contenue et qualifiée par l’hypostase, c’est-à-dire la personne. 13. Les Saints de l’ancienne Russie, Paris, 1931, p. 207 s (en russe).

14. Cf. E. BEHR-SIGEL, Prière et sainteté dans l’Église russe, Paris, 1950, p. 96.

II

Le mouvement hésychaste, réforme intérieure de l’Église C’est dans l’effondrement temporel de l’Empire byzantin que l’Église, affermie par la « prière pure » des hésychastes, va porter son témoignage sur les énergies déifiantes. Mutilé, morcelé, épuisé, l’Empire byzantin, même après avoir repris sa capitale, ne s’est jamais guéri du choc de 1204 et de l’occupation latine. Le commerce reste aux mains des Vénitiens et des Génois qui colonisent l’Empire de l’intérieur, le vident de substance, rendent fatale la domination turque. À la fin du XIIIe siècle, la marée musulmane monte à nouveau avec les Turcs osmanlis ou ottomans. Ils prennent Brousse en 1326, Nicée en 1329, Nicomédie en 1337. La société byzantine, appauvrie, se féodalise et s’émiette. La guerre civile sévit de 1341 à 1347, et permet aux Ottomans de prendre pied en Europe : ils occupent la Thrace, s’enfoncent dans les Balkans. Constantinople est isolée. Les puissances balkaniques, après avoir rêvé de soustraire aux Grecs l’héritage impérial, succombent avant eux. Dans les villes grecques asphyxiées par un patriciat allié aux grands propriétaires terriens, marchands et artisans se révoltent. Le mouvement des « zélotes » change de nature il se détache entièrement de l’Église établie, dont les grands monastères sont parties prenantes dans le processus de féodalisation, pour promouvoir, à l’imitation sans doute de certaines cités italiennes, un mouvement de démocratisme communal et de paupérisme évangélique. Si les spirituels authentiques abandonnent alors le « zélotisme » (le schisme arsénite se termine en 1312), le bogomilisme1 connaît un nouvel essor : à Thessalonique, où le parti zélote est particulièrement fort, les bogomils accentuent l’aspect iconoclaste et anticlérical du mouvement. Ils pénètrent même à l’Athos et séduisent certains spirituels déracinés.

Cette situation introduisait en Orient le divorce apparu beaucoup plus tôt dans la chrétienté latine entre l’Église établie et un évangélisme anticlérical. Ce divorce aboutira en Occident à la réforme du XIVe siècle. En Orient, il entraîne dès le XIVe une réforme interne, promue par des zélotes fidèles à l’Église et qui souhaitent y ramener les zélotes révoltés.

Tout semble partir en effet de la « prière de Jésus » diffusée dès le XIIIe siècle, nous l’avons vu, dans des milieux de spirituels souvent opposés à l’Église d’Empire, et d’abord de sa systématisation magistrale par saint Grégoire le Sinaïte (1255-1346). Originaire d’Asie Mineure, Grégoire séjourna longtemps au Sinai où il recueillit l’héritage de saint Jean Climaque. Il fut initié à la « prière pure » en Crète par un maître nommé Arsène. À l’Athos, où dominaient de grandes communautés idiorythmiques2, il engage une véritable croisade hésychaste avec l’appui de saint Maxime Capsocalivis – « le brûleur de huttes » –, un représentant de la première tradition hagioritique désireux, comme son nom l’indique, de consumer toute installation. Parmi les disciples de Grégoire, au « skite » de Magoula, les futurs patriarches de Constantinople, Isidore et Calliste. Vers 1325, devant la multiplication des raids ottomans, Grégoire se réfugie aux confins de la Bulgarie, sous la protection du tsar de ce pays, Jean Alexandre, au « désert » de Paroria. De là, le mouvement hésychaste se propagera dans les terres slaves et roumaines ; là aussi, en effet, l’école du Sinaïte forme les futurs pasteurs de l’Église, Euthyme, qui sera patriarche de Tirnovo, Cyprien, plus tard métropolite de Kiev. Si donc Grégoire le Sinaïte s’est tenu à l’écart des controverses théologiques et des affrontements politiques de son temps, c’est lui qui enracine dans une spiritualité créatrice la plupart des évêques qui, après la victoire de la doctrine palamite, gouverneront l’Église et continueront de la rénover. Et si Grégoire Palamas a été le porte-parole « engagé », le théologien génial du mouvement hésychaste, Grégoire le Sinaïte dont les écrits sont devenus en Orient les classiques de la « prière du cœur », peut être considéré comme son pôle contemplatif.

Toute la pneumatologie expérimentale de Byzance trouve en effet sa sûre expression chez le Sinaïte3. La vie chrétienne a pour but d’actualiser consciemment l’« énergie du Saint-Esprit » donné à tous par le baptême. L’Esprit doit devenir le milieu d’existence du chrétien car la vocation de celui-ci est d’être « le temple du Saint-Esprit et son pontife ». Le cœur purifié est « mû par l’Esprit. Tout s’y célèbre et s’y exprime pneumatiquement ». Le spirituel « respire la vie divine, la parle, la pense et la vit… ». De même Grégoire le Sinaïte fait la synthèse de l’anthropologie ascétique de l’orthodoxie. La véritable nature humaine est « mémoire de Dieu », au sens ontologique d’une anamnèse. Mais cette « mémoire simple et homogène », celle « du cœur sans pensées mû par l’Esprit », s’est détournée de Dieu : elle a en quelque sorte « éclaté », elle est devenue « composée et diverse », elle « s’est éprise de choses minuscules », se tournant vers les réalités intelligibles et sensibles au lieu de les tourner vers Dieu, projetant sur les choses créées son besoin d’absolu et par là même les idolâtrant et les détruisant, vouant l’homme, idolâtre de soi, à l’angoisse de la mort. C’est pourquoi il faut une connaissance précise des lois de l’esprit, une méthode pour pénétrer l’inconscient et métamorphoser l’énergie des passions. Il faut savoir scruter dans sa racine chaque pensée, pour la chasser ou la revêtir de la « mémoire de Dieu ». Dans ce but, l’exercice de la « prière de Jésus » exige – et renforce – tout un art et toute une science de vivre qui vont de la « mémoire de la mort », expérience de l’angoisse existentielle que l’invocation transforme en repentir confiant, à la joie qui « confirme le cœur dans un amour sûr et un sentiment de plénitude indubitable ». Une technique rigoureuse de la « vigilance » permet de « dénuder » et d’éveiller la conscience, en la libérant des pensées et des images auxquelles elle s’identifie habituellement. Il faut refuser implacablement toute imagination, « fût-ce l’image du Christ, ou la forme soi-disant d’un ange ou de saints, ou encore une lumière… ». Une paix dépouillée, tandis que la prière « telle une source jaillit en plein cœur de l’Esprit vivifiant. Que ton désir soit de ne trouver et ne posséder qu’elle en ton cœur, gardant sans trêve ton esprit de toute image, nu de pensées et de concepts ». Une sérénité virile : « Ne crains rien…, nous ne devons ni craindre ni gémir quand nous invoquons le Seigneur. » La technique corporelle s’insère comme naturellement dans cet ensemble. Grégoire conseille de se concentrer tantôt sur la première moitié de l’invocation (en répétant : Seigneur Jésus-Christ, aie pitié de moi), tantôt sur

la seconde (en répétant : Fils de Dieu, aie pitié de moi). Il insiste sur un certain endolorissementun certain endolorissement du corps pendant la prière : l’invocation doit se faire « laborieusement courbé, avec une vive douleur de la poitrine, des épaules et de la nuque ». Il convient « de ne pas respirer à l’aise » mais de « retenir son souffle » et d’« enfermer son esprit dans son cœur » tout en « flagellant invisiblement par le Nom divin » toute forme mentale. Grégoire enseigne aussi à discerner les esprits dans l’exercice de la prière. L’opération de l’erreur est « indécise et désordonnée », elle apporte « une joie déraisonnable, la présomption, le trouble »… Au contraire, l’opération de la grâce « fortifie, réchauffe et purifie l’âme, suspend pour un temps ses pensées et mortifie provisoirement les mouvements du corps. Voici les fruits et les signes qui témoignent de sa vérité : les larmes, la contrition, l’humilité, la tempérance, le silence, la patience, la retraite et tout ce qui nous apporte un sentiment de plénitude et de certitude indubitable ». Ainsi vient la grande exultation, « le saut, le bond, l’envol puissant du cœur vivant dans l’air divin » sur « les ailes de l’amour que lui donne l’Esprit ».

Victorieuse à l’Athos et dans certains milieux monastiques, la « prière de Jésus » se diffuse parmi les laïcs. Le pieux Andronic II Paléologue favorise son expansion dans la haute société. Le père de saint Grégoire Palamas la pratique en plein Sénat. Palamas lui-même soutient, contre un sévère hésychaste de l’Athos, qu’elle n’est pas réservée aux moines mais offerte à tous les chrétiens pour réaliser le commandement de l’apôtre : « Priez sans cesse » (1 Th 5,17). Les laïcs pieux fréquentent les « spirituels » et confient à leur direction leurs enfants encore très jeunes. Les maîtres de l’hésychasme conçoivent aussi le monachisme comme une mission prophétique pour le monde – et parfois comme un « monachisme intériorisé » au sein du monde. Saint Grégoire le Sinaïte envoie un de ses fils spirituels encore simple laïc, le futur patriarche Isidore, au centre même du tourbillon social et religieux du monde grec, à Thessalonique. Isidore doit rester dans le siècle et servir d’exemple. Il fonde un cercle de laïcs dont le rayonnement s’étend aux milieux les plus divers et qui propage la « prière de Jésus ».

C’est donc en partant de la prière personnelle, en recentrant le peuple chrétien sur l’« unique nécessaire » que le mouvement hésychaste va promouvoir une véritable réforme de l’Église. Réforme que l’on peut styliser en trois aspects fondamentaux : le sens de la pauvreté et du service social ; la purification et le renouveau de la vie liturgique ; l’indépendance de l’Église.

Témoins de la pauvreté, les hésychastes se détachent des monastères nantis pour créer, de l’Athos aux forêts d’outre-Volga, des hésychasteria où quelques moines se groupent autour d’un maître et vivent durement de leurs mains, pauvres parmi les pauvres. Les membres des grandes communautés viennent souvent chercher une direction expérimentée auprès des hésychastes ; il arrive même, avec l’influence grandissante de Grégoire le Sinaïte, que le conseil central de l’Athos mette des spirituels réputés à la tête de monastères : c’est ainsi qu’en 1335, Palamas est nommé higoumène d’Esphigménou, qui compte deux cents moines – et où, d’ailleurs, il ne peut se maintenir. Cette réforme de la vie monastique a deux buts : la pauvreté et la restauration d’une authentique discipline de vie commune, menacée par l’extension de l’idiorythmie. Elle s’accélère et se généralise lorsqu’un hésychaste accède au patriarcat. Le plus remarquable de ces patriarches réformateurs fut Athanase Ier (1289-1293 et 1303-1319). Maître de la « méthode », « prophète et thaumaturge », il envoie dans les monastères des moines-visiteurs qui séquestrent les richesses et rétablissent une rigueur ascétique. L’influence hésychaste s’exercera dans le même sens dans les pays slaves et roumains, et nous verrons un autre patriarche hésychaste, Philothée, demander à saint Serge de Radonège d’établir la vie commune dans son monastère. Athanase Ier s’est aussi attaqué à la richesse du haut clergé avide, disait-il, « de charges et de libéralités ». D’une manière générale, les pasteurs venus du mouvement hésychaste ont discrètement favorisé la sécularisation des biens ecclésiastiques lorsqu’il s’agissait d’un besoin urgent de l’État. Athanase envoie un rameau d’olivier à l’empereur qui a décidé de faire passer à l’armée les biens mis à la disposition des églises et des monastères. En 1371,

lorsque le gouvernement, après la victoire turque de la Marica, sécularise la moitié des terres monastiques pour les distribuer aux militaires, le patriarche Philothée n’élève aucune protestation. Les hésychastes russes surtout, au nom de la pauvreté évangélique, approuveront la politique de séquestration. La pratique de la pauvreté par ceux qui prêchent les Béatitudes ne pouvait que s’élargir en service des pauvres. Athanase Ier sauve de la famine le prolétariat de Constantinople grâce aux richesses qu’il arrache aux couvents et à certains évêques. Il ne cesse de protéger les humbles des exactions des puissants. Le disciple de Grégoire le Sinaïte, Isidore, devenu patriarche en 1347, reprend cette politique, intercède en faveur des pauvres auprès de l’empereur – vit et meurt dans une pauvreté totale. Si Grégoire Palamas a dû soutenir, pendant la guerre civile, Jean Cantacuzène, l’ennemi des zélotes politiques, c’est qu’il voyait en lui, ce que confirment les meilleurs historiens d’aujourd’hui, le seul homme capable de sauver l’Empire. Devenu, à la fin du conflit, archevêque de Thessalonique, il dénonce les injustices sociales qui ont provoqué la révolte des zélotes, et d’après son biographe Philothée, noue amitié avec plusieurs d’entre eux : « Nous insultons les pauvres, prêche Grégoire en pleine église, nous augmentons encore la violence que nous leur faisons en imposant plus lourdement ceux qui travaillent de leurs mains. Quel est le soldat qui se contente de sa solde ? Quel est le magistrat qui ne s’adonne pas à la rapine ? » (Hom. 63). Les pauvres, dit-il encore, sont les « frères de Dieu » (Hom. 4). Et d’ébaucher une véritable sociologie chrétienne en rappelant que la rédemption se fonde sur l’unité de la nature humaine, sur une véritable « consubstantialité » de tous les hommes qui se trouve restaurée dans le Corps du Christ. La vie en société exprime cette unité humaine ; elle doit devenir une communion dans la réciprocité, ἥπρὸς ἀήο υς κοινωνὶα, et donc, comme le prouve la parabole de l’intendant infidèle, il faut préférer l’amour du prochain à la propriété des biens matériels (Hom. 48). On reconnaît ici la pensée des Pères grecs – particulièrement de saint Jean Chrysostome –, hostile à l’appropriation individuelle et à l’héritage, et qui voit dans la justice sociale l’expression authentique de la charité. Réforme de la pauvreté, le mouvement hésychaste semble avoir comblé l’abîme qui s’ouvrait dans l’Empire byzantin entre le petit peuple et l’Église. Si la réforme monastique a partiellement échoué dans les puissantes communautés byzantines, elle a fait triompher la discipline cénobitique dans les pays slaves et roumain ; en Russie, elle a suscité à l’intérieur de l’Église

un paupérisme évangélique contesté par d’autres tendances mais indéracinable, et dont la tradition a permis en URSS à cette Église d’accepter une organisation socialiste de la société.

Le second caractère fondamental de la réforme fut d’enraciner la spiritualité personnelle dans la vie sacramentelle et communautaire de l’Église, et donc, en retour, de purifier et renouveler cette vie. Par là, les mouvements de prophétisme opposés à la hiérarchie, le bogomilisme et sa pneumatologie aberrante, furent résorbés dans un vaste renouveau inséparablement liturgique et spirituel. Le mouvement hésychaste, ici, actualise la dimension sémitique de l’orthodoxie, si forte dans la liturgie byzantine (en grande partie créée par des Syriens du VIe au VIIIe siècle), et constamment renforcée, au cours du Moyen Âge, par la spiritualité « eucharistique » d’Antioche (centrée, bien avant les Croisades, sur les thèmes du Graal et de la sainte Lance). C’est surtout saint Grégoire Palamas qui souligne cette intégration ecclésiale de l’hésychasme. La vie divine, écrit-il, nous est communiquée par le baptême et l’eucharistie qui « récapitulent toute l’économie divinohumaine ». Palamas commente inlassablement, à la suite des Pères grecs et syriens, le thème paulinien de la « consanguinité » et de l’« incorporation » des chrétiens au Christ. Il développe, à propos du baptême et de l’eucharistie, une émouvante mystique du Christ-père et du Christ-mère, mystique que l’on retrouve à peu près à la même époque en Occident, notamment chez Julienne de Norwich (dont, par ailleurs, l’espérance en une apocatastase a d’étranges résonances « orthodoxes »). Le Christ, prêche Palamas, « est devenu notre père par le divin baptême qui nous rend conformes à lui, et il nous nourrit à son propre sein comme une mère pleine de tendresse le fait avec ses nourrissons… Venez, dit-il, mangez mon Corps, buvez mon Sang… afin que non seulement vous soyez à l’image de Dieu, mais que vous deveniez des dieux et des rois, éternels et célestes, en me revêtant, moi, le roi et Dieu » (Hom. 56). Cette spiritualité « mystérique » a un fort accent communautaire : c’est en participant, le dimanche, avec toute la communauté, à la liturgie eucharistique, que l’on renouvelle réellement sa nature : « Par cette chair, notre communauté est élevée dans les cieux » (ibid.). Un authentique renouveau liturgique exige une lutte implacable contre le ritualisme, le formalisme, la dégénérescence en magie du culte et de l’icône.

Les hésychastes mènent cette lutte. Isidore, à Thessalonique, est accusé « d’ignorer les périodes de jeûne ». On comprend ce que signifie pareille dénonciation lorsqu’on entend Palamas, devenu archevêque, critiquer les abstinences trop longues, menées avec une suffisance pharisaïque, et conseiller un jeune modéré à condition qu’il concerne l’âme autant que le corps (Hom. 9). De même, on accuse les hésychastes d’iconoclasme : c’est qu’ils luttent contre les formes idolâtriques de la vénération des icônes en les débarrassant – geste symbolique – des revêtements d’or et d’argent dont on les recouvrait presque entièrement. Le mouvement hésychaste a renouvelé la prédication et conseillé la communion fréquente. À Thessalonique, Palamas prêche presque chaque jour. Il souligne l’importance de la liturgie dominicale, et parle d’une communion quasi quotidienne (Hom. 38). Il recommande à tous la lecture et l’étude des Écritures (Hom. 19). Le patriarche Philothée rénove dans le même esprit les textes liturgiques et le mouvement hésychaste entraîne, aux XIVe et XVe siècles, un réveil significatif de la « mystagogie », c’est-à-dire de la théologie et de la spiritualité de la liturgie.

Le dernier aspect de la réforme hésychaste est la défense de la transcendance et de l’universalité de l’Église. Les patriarches œcuméniques du XIVe siècle, hésychastes pour la plupart, ont un sens aigu de leur indépendance spirituelle. L’Empire s’épuise et se rétrécit, mais le patriarcat de Constantinople accroît son prestige dans toute l’Europe orientale, garde dans sa juridiction les métropoles qui se trouvent désormais en territoire ottoman, intervient vigoureusement dans les querelles qui opposent Moscou, la Lithuanie et la Pologne catholique, afin de permettre aux orthodoxes des confins occidentaux de la Russie de garder leur foi. Signe des temps : sous Andronic II, le mont Athos, jusqu’alors sous la dépendance de l’empereur, passe sous l’obédience directe du patriarche. Simultanément, les patriarches du XIVe siècle défendent une conception universaliste de l’Église et s’embarrassent peu, malgré les pressions impériales, des querelles politiques qui opposent à l’Empire Serbes et Bulgares. En 1375, Philothée reconnaît le patriarcat serbe de Peć, érigé en 1346 par la volonté du conquérant serbe, Étienne Douchan, qui prétendait à la couronne impériale. L’ancien empereur Jean VI

Cantacuzène, devenu moine en 1354, mais qui garde une influence politique considérable, est un ami des hésychastes et s’efforce de mettre l’État au service de leur conception de l’Église. Le pouvoir impérial, déclare-t-il au légat du pape en 1367, ne peut régir les dogmes, seul un concile peut le faire, avec le consensus du peuple chrétien : « Car il n’y a pas de foi forcée4. » Les hésychastes vont encore plus loin : ils affirment la contingence de l’Empire chrétien et la transcendance de l’Église par rapport aux conditions historiques. Certes Palamas soutient un Cantacuzène et le patriarche Philothée tente un moment d’organiser contre les Turcs une sorte de croisade des États orthodoxes. Mais les réformateurs font passer avant tout le respect de la Vérité, ils ont la certitude que l’Église, si elle reste fidèle, pourra subsister dans n’importe quelles conditions, même si l’Empire s’effondre, même sous la domination musulmane. Grégoire Palamas, qui fut pendant un an captif des Turcs, les remerciait de leur tolérance, encourageait dans la foi les chrétiens d’Asie Mineure, et voyait dans l’occupation musulmane l’occasion providentielle d’un dialogue entre le christianisme et l’islam et d’un témoignage de l’Évangile. Lui-même considère que l’islam a sa place dans le plan divin, car il apporte à d’innombrables païens la révélation du Dieu personnel5. Il multiplie les entretiens avec les docteurs musulmans. « L’un d’eux déclara : le temps viendra où nous nous entendrons entre nous; et moi je l’approuvai et j’exprimai le vœu que ce temps vienne rapidement6. » Ainsi, grâce à la réforme hésychaste, l’Église, au moment où elle se rapproche des pauvres, retrouve le sens des « moyens pauvres » pour le témoignage de l’Évangile. L’Église peut vivre et témoigner sans l’appui de l’État. Palamas comme Cantacuzène évoquent la période pré-constantinienne où « les idolâtres exerçaient le pouvoir sur l’univers ». Aux musulmans et aux catholiques qui voient dans la déchéance de la chrétienté byzantine le signe d’une foi erronée, ils répondent que la garantie de la vraie foi n’est pas le succès historique mais le martyre7. 1. Dualisme spiritualiste analogue à celui des Cathares occidentaux. 2. Oú chaque moine, en dehors de la prière commune, organise librement sa vie personnelle et son travail. 3. Petite Philocalie de la prière du cœur, op. cit., p. 239-267. 4. Trad. J. MEYENDORFF, « Projets de concile œcuménique en 1367 », Dumbarton Oaks Papers, n° 14, 1960, p. 167.

5. Cf. Défense des saints hésychastes, éd. J. MEYENDORFF, Louvain, 1959, p. 392-394. 6. Lettre à son Église, cité par J. MEYENDORFF, Introduction à l’étude de Grégoire Palamas, Paris, 1959, p. 162. 7. Lettre à son Église, ibid., p. 158. « Projets de concile œcuménique en 1367 », op. cit., p. 167 et p. 169.

III

Énergies divines Le renouveau hésychaste provoque une vive réaction de la part de certains humanistes byzantins. Un Barlaam, un Akyndinos, un Nicéphore Grégoras sont des spiritualistes ils identifient l’intelligible et le divin et ne peuvent comprendre l’aspect corporel de la « méthode ». De l’hellénisme platonisant, ils ont le sens de l’ordre et de la beauté cosmiques. Pour eux, c’est uniquement à travers les symboles du monde créé que Dieu se fait connaître. Ce symbolisme, d’ailleurs, se rationalise sous l’influence d’Aristote : selon Barlaam, la seule connaissance certaine est la connaissance sensible ; la contemplation des êtres, ici, devient science. Ces humanistes ne voient aucune vraie nouveauté dans le christianisme. Simplement, Dieu a suscité de nouveaux symboles de sa présence, symboles conçus comme des signes sans participation : ainsi la lumière de la Transfiguration, pur phénomène météorologique. Ces humanistes n’ignorent pas les Pères grecs – mais ils n’en gardent que la forme hellénique. Lisant le Pseudo-Denys à travers Proclus, ils font de la théologie négative un agnosticisme (ce qui est oublier la distinction dionysienne entre la suressence ineffable et les δuvάµεις, participables). Dieu est inconnaissable, sinon à travers des signes créés, et la déification signifie la perfection de la nature raisonnable. Dans ce contexte, le christianisme perd toute fécondité d’expérience. La raison – restant ce qu’elle est – se contente de commenter et de présenter une révélation qu’il lui faut accepter aveuglément, la théologie est une affaire d’« autorités » scripturaires et patristiques, le dogme ne constitue pas la source d’une expérience conférant à l’homme une connaissance renouvelée, mais seulement une croyance. La religion, dans cette perspective, devient une piété, la théologie un arrangement de concepts, seule la connaissance de la nature permet la recherche, l’expérience, la découverte.

On sent la résonance « moderne » de ces théories. Parfois aussi, avec le thomisme décadent. Certes, ces humanistes byzantins n’ont pas été des thomistes orientaux. La convergence (plus tardivement l’influence) est pourtant incontestable. La conception essentialiste de Dieu, celle d’une grâce ou d’une lumière de gloire créées, celle de la « double connaissance », celle même d’une théologie comme « monstration » rationnelle de croyances acceptées sans métamorphose réelle de l’intellect – autant de similitudes qui s’expliquent par la communauté des sources aristotéliciennes et néoplatoniciennes, et par la même interprétation du Corpus Dionysiacum dans l’incompréhension des dynameis. De fait, plusieurs anti-palamites (Palamas ayant été le porte-parole des hésychastes dans la controverse) deviendront catholiques romains, à commencer par Barlaam. Après la mort de Palamas, les opposants les plus tenaces à sa pensée seront les frères Cydonès, traducteurs en grec de saint Thomas, thomistes euxmêmes et finalement convertis à la foi romaine.

Le point de départ de la controverse fut l’attaque lancée par Barlaam contre la méthode hésychaste. Ce Grec de Calabre venu à Byzance par nostalgie de l’hellénisme antique, ce professeur à l’Université impériale épris de logique et d’astronomie, avait été curieux de vérifier l’existence d’une connaissance supra-rationnelle à laquelle le renvoyait un hésychaste connu, Grégoire Palamas ; il fréquenta quelque temps les ermitages, fort superficiellement semble-t-il. Il en revint choqué par les formes élémentaires, peut-être corrompues, de la « méthode » et se mit à railler les « omphalopsyches », « ceux qui prétendent que l’union du Seigneur et de l’âme se produit à l’intérieur du nombril d’une manière sensible ». Il accuse les hésychastes de messalianisme – ne prétendent-ils pas voir Dieu avec les yeux du corps ? – et nie la possibilité même d’une participation à la lumière divine : cette lumière, disent les contemplatifs, n’est pas l’essence de Dieu ; elle n’est pas non plus une essence angélique, ni celle de l’esprit humain. Donc, conclut Barlaam en bon substantialiste, elle n’existe pas.

Cette mise en cause de l’expérience chrétienne la plus fondamentale amena Grégoire Palamas à sortir du silence de l’« oraison pure » pour réaliser une synthèse géniale de la théologie orthodoxe au terme de sa « période pneumatologique ». Né en 1296 dans une famille noble, Palamas fut élevé à la cour – éprise de spiritualité – d’Andronic II Paléologue. Ses études lui donnent une bonne maîtrise de la logique d’Aristote, mais le goût chrétien de la sainteté l’écarte du sacré néoplatonicien. Il devient moine en 1316. Pendant vingt ans, à part un séjour à Thessalonique dans le cercle d’Isidore, et de brèves expériences cénobitiques, il prie silencieusement dans les ermitages de l’Athos, et devient à son tour un maître en hésychasme. En 1340, les higoumènes et moines de l’Athos le désignent comme leur porte-parole pour répondre aux attaques de Barlaam. Sans hésiter, il s’engage dans la lutte. Contre lui, non seulement certains humanistes mais les théologiens pauvrement traditionalistes qui voient dans toute pensée créatrice une redoutable innovation. Pourtant, les thèses de Barlaarn étaient si contraires à l’expérience intime de l’orthodoxie que l’affaire eût été close par leur condamnation dès 1341 sans le déclenchement, la même année, de la guerre civile entre Paléologues et Cantacuzènes. Arrêté, accusé d’hérésie pour des raisons surtout politiques, Palamas affermit sa pensée. En 1347, la victoire de Cantacuzène le libère. Il est sacré archevêque de Thessalonique. Toute une série de conciles, réunis à Constantinople, consacrent sa doctrine, en particulier par le Tome synodal de 1351.

« Toute parole conteste une autre parole, mais quelle est la parole qui peut contester la vie1 ? » Aux critiques de Barlaam et d’autres humanistes byzantins, Palamas oppose l’expérience chrétienne, la foi devenant évidence par une conscience ontologique de la grâce sacramentelle. Depuis l’Incarnation en effet, la sainte, la sanctifiante humanité de Dieu nous est offerte dans les « mystères » de l’Église. Palamas résume toute la théologie d’Athanase et de Cyrille, reprise dans la pensée postchalcédonienne, tout l’énergétisme christologique de Maxime le Confesseur, en écrivant que le Corps du Christ – inséparablement ecclésial et eucharistique – n’est rien d’autre que le corps de Dieu2. L’humanité du Christ est une « enveloppe de verre », un « flambeau de verre » à travers lequel resplendit la gloire de la Trinité. C’est à la racine même de notre être

corporel, greffé par le baptême et l’eucharistie à la chair transfigurée du Christ, que sourd la lumière divine. Ainsi se trouve justifiée, contre tout dualisme désincarnant, la méthode hésychaste qui ramène notre attention dans le « cœur », ce « corps au plus profond du corps ». Dieu transcende aussi bien l’intelligible que le sensible ; Dieu se donne aussi bien au sensible qu’à l’intelligible. L’homme s’unit à Dieu dans un élan personnel qui dépasse ses « activités intellectuelles », autant que ses « activités corporelles ». Et cette rencontre personnelle « qui dépasse toute sensation et toute intellection » permet à l’être entier de l’homme de participer à la vie divine. « Chez les hommes spirituels, la grâce de l’Esprit, transmise au corps par l’inter médiaire de l’âme, lui donne à lui aussi l’expérience des choses divines3. » C’est pourquoi on peut voir Dieu avec les yeux du corps, non certes les yeux ordinaires, que le péché aveugle, mais les yeux – comme tous les sens « changés par la puissance de l’Esprit divin », et ce changement n’est pas « subit » car il est déjà « contenu dans l’assomption même de notre nature déifiée par l’union avec le Verbe de Dieu4 ». Cette expérience métamorphose aussi notre intelligence qu’elle assimile au νοῦς Χριστoῦ, à l’intelligence humaine déifiée du Christ. La révélation tue et recrée l’intellect, qui devient capable de penser non la plénitude mais dans la plénitude : c’est pourquoi Palamas affirme contre Barlaam que la vérité du dogme orthodoxe du Saint-Esprit et l’erreur du filioquisme peuvent se prouver. La gnose n’est pas le but mais la conséquence de l’union qui, s’accomplissant au-delà de toute intelligence, vivifie aussi l’intelligence. Le propos d’une théologie authentique n’est donc pas de forger un système de concepts, mais de servir de croix et de voie à l’esprit humain dans l’adoration. Une telle théologie constate et suggère une expérience ineffable. Elle procède par antinomies, par distinctions dans l’identité : « Affirmer tantôt une chose, tantôt une autre, quand les deux affirmations sont vraies, est le propre du théologien pieux5. » Palamas pense en contemplant une réalité impen sable, il cerne une expérience rationnellement contradictoire, un peu comme la physique de notre siècle doit se contenter, lorsqu’elle approche l’étoffe même de la matière, de multiplier les points de vue antinomiques. Palamas n’opère pas avec des abstractions qui s’opposent et s’excluent, il relativise les concepts et les multiplie comme autant d’approximations. Ainsi, laissant la révélation métamorphoser sa pensée, a-t-il été contraint par l’évidence à poser une nouvelle distinction-identité : celle, en Dieu de l’essence et des énergies.

Le Dieu vivant ne peut être un objet de connaissance. Sa transcendance intégrale volatilise jusqu’aux désignations d’« essence » et de « Dieu ». Dieu « n’est pas être, si les autres êtres le sont6 ». « L’essence suressentielle… est, en tant que telle, innommable, impossible à contempler parce que, se distinguant de toutes choses, elle transcende la connaissance et… demeure à jamais pour tous incompréhensible et inexprimable… Il n’existe pas à son égard de mot que l’âme puisse concevoir ou le langage prononcer. Il n’existe… absolument aucune représentation. Aussi les théologiens proposent… de déclarer que l’essence divine est absolument inintelligible pour nous, car elle est absolument à part de tout ce qui est ou est nommé d’une manière quelconque. C’est pourquoi il n’est pas permis de donner un nom propre à la substance ou essence de Dieu, parce que, ce faisant, on chercherait à donner une définition à la vérité qui transcende toute vérité7. » Il ne s’agit pas cependant, Palamas y insiste, d’une simple théologie négative. Celle-ci était devenue, chez les humanistes byzantins, une sorte de jeu intellectuel, ou culminait, dans une perspective néoplatonicienne, à la vision d’un absolu impersonnel coïncidant avec le contenu de l’intellect. La véritable théologie apophatique, au contraire, ne fait qu’inscrire dans le langage humain la révélation du Dieu personnel, mieux : trinitaire. L’essence suressentielle et inaccessible n’évoque pas – comme on en sent quelquefois la tentation chez Maître Eckhart – un abîme supérieur à la Trinité, mais la liberté souveraine et la profondeur inobjectivable de l’existence personnelle. Le Dieu vivant ne peut être saisi : sujet absolu, il crée librement d’autres sujets pour se donner à eux dans la libre réciprocité de l’amour. L’inaccessibilité de l’essence ne renvoie pas non plus à un en-soi divin dérobé à la révélation. Elle signifie que Dieu se révèle volontairement, par grâce, qu’il reste transcendant dans son immanence même, qu’il est caché non comme une ténèbre dérobée, mais par la profusion de sa lumière. « Dieu, par un surcroît de bonté à notre égard, étant transcendant à toutes choses, incompréhensible et indicible, consent à devenir participable… et invisiblement visible8. » Si Dieu ne restait pas inaccessible dans le don même de son être, il cesserait d’être Trinité pour devenir une essence neutre « aux myriades d’hypostases » et la tension nécessaire à la communion serait abolie. Dieu surmonte en lui-même l’altérité sans la dissoudre et c’est la distinction-identité de l’essence et des hypostases. Il la surmonte en se rendant participable sans non plus la dissoudre : et c’est la distinction-

identité de l’essence et de l’énergie. « Tout entier il se manifeste et ne se manifeste pas… tout entier il est participé et imparticipable9. » Car la participation, elle aussi, est totale. « Dieu tout entier vient habiter l’être tout entier de ceux qui en sont dignes10… », « les saints participent à Dieu », « Dieu en fait des dieux sans commencement ni fin, par la grâce11 », l’homme déifié devient « incréé », « éternel », il unit dans sa personne la grâce incréée à la nature humaine. Il faut donc confesser dans l’être même de Dieu une mystérieuse distinction-identité : celle de l’essence inaccessible et de l’énergie participable. Cette distinction ne met pas en cause l’unité de Dieu parce que c’est l’unité d’un Vivant, l’unité de l’Existence personnelle absolue, donc trinitaire, et non d’une « substance simple » ou d’une chose. L’essence et les énergies sont pour ainsi dire les deux modalités de l’Existence personnelle absolue qui se donne sans se dissoudre et se distance sans se refuser. Les Pères, écrit Palamas, « ne disent pas que tout cela (l’essence et les énergies) est une seule et même chose, mais que cela appartient à un seul Dieu… Akindynos, en supprimant leur différence, a proclamé l’existence d’une chose unique au lieu d’un vivant unique12 ». La distinction de l’essence et des énergies est rendue possible par la conception orthodoxe de la Trinité, par la « balance » équilibrée de l’essence et des hypostases. En Dieu, l’existence personnelle englobe l’essence : « … la Paternité… est autour de l’essence ». Dieu, lorsqu’il s’entretenait avec Moïse n’a pas dit : Je suis l’essence, mais : « Je suis Celui qui est (Ex 3,14). Ce n’est donc pas Celui qui est qui provient de l’essence, mais l’essence qui provient de celui qui est, car Celui qui est embrasse en lui-même l’être tout entier. » C’est pourquoi, dans la liberté souveraine de son amour, le Dieu personnel peut transcender sa propre essence, peut transcender sa propre transcendance pour se rendre réellement participable : « Dans la surabondance de sa grâce… il sort, sans se diviser, de luimême, lui qui est audessus de tout et transcende tout13. » L’énergie n’est pas rayonnement impersonnel subsistant de soi. Elle est comme l’expansion de la Trinité dont elle traduit ad extra la mystérieuse altérité dans l’unité. C’est une « procession naturelle » de Dieu lui-même, qui éclate (au sens d’un éclat de lumière) du Père, par le Fils, dans le SaintEsprit. Elle manifeste la « compénétration », la « périchorèse » des Personnes divines qui « se compénètrent mutuellement de façon à ne posséder qu’une seule énergie ».

L’énergie est une – puisqu’elle est la vie du Dieu un – mais multiforme dans ses manifestations. Les Noms divins – qui constituent autant d’énergies – sont incalculables et Dieu, sans se diviser, « se multiplie » pour entrer réellement dans le temps, s’adapter à chaque destin personnel, animer toute la diversité du monde créé. On peut donc considérer les énergies sous deux aspects complémentaires. D’une part, elles s’écoulent éternellement de l’essence de la Trinité, ce sont les manifestations de la nature divine que rien ne peut limiter, qui déborde irrésistiblement sa modalité essentielle. De toute éternité, Dieu vit et règne dans la gloire, la Trinité rayonne en Amour, Sagesse, Vie, Être, Divinité… C’est ce fleuve de vie qui pénètre l’univers dès sa création, lui donnant ordre et beauté. Mais d’autre part, l’énergie doit être pensée comme acte, volonté, pensée, disposition, économie : Dieu en effet adapte la communication de sa gloire à la diversité des êtres qu’il crée, sauve et déifie. L’énergie désigne alors les idées-volontés créatrices et les actes de providence par lesquels Dieu s’engage réellement dans l’histoire à la recherche de chaque « brebis perdue ». L’énergie-acte est la prédétermination créatrice ou l’action providentielle par laquelle Dieu assure et mesure notre participation à l’énergie-manifestation.

À la notion un peu abstraite d’énergie, Palamas préfère souvent celle de lumière, comme une donnée d’expérience. Dans l’union, écrit-il, si la conscience « se regarde elle-même, elle voit la lumière ; si elle regarde l’objet de sa vision, c’est encore de la lumière, et si elle regarde le moyen qu’elle emploie pour voir, c’est là encore de la lumière ; c’est là qu’est l’union que tout cela soit un, de sorte que celui qui voit n’en puisse distinguer ni le moyen ni le but, ni l’essence, mais qu’il a seulement conscience d’être lumière et de voir une lumière distincte de toute créature14 ». Cette lumière ruisselle éternellement de l’essence de la Trinité. À la création de l’univers, elle emplit de sa gloire le ciel et la terre. Occultée par la chute qui rend l’homme, et par lui le monde, opaque à son rayonnement, elle éclate dans les théophanies « ignées » de l’Ancien Testament, mais, extérieure à l’humanité déchue, lui reste insoutenable. Avec l’Incarnation, elle se concentre dans l’humanité du Christ, en qui « habite corporellement la plénitude de la divinité » (Col 2,9). Cette humanité lumineuse, le Christ l’enfouit

volontairement dans notre humanité déchue, jusqu’à ce que, sur la Croix, la transparence absorbe définitivement l’opacité. La lumière n’est donc pas impersonnelle, elle jaillit du Christ transfiguré. C’est pourquoi la Transfiguration joue un rôle si important dans la pensée de Palamas. Sur le Thabor, ce n’est pas le Christ qui a changé, ce sont les apôtres qui, pour un moment, ont reçu la grâce de voir l’humanité véritable du Christ comme un corps de foudre. Dans l’Église, la lumière divine ne nous est plus extérieure, elle est immanente à notre chair greffée à la chair lumineuse du Seigneur, elle vient à nous par l’eucharistie : « … Certains saints, après la venue de Dieu dans la chair, ont vu cette lumière, comme un océan sans limites, s’écoulant extraordinairement d’un soleil unique, le corps adoré, de la même façon que les Apôtres le virent sur la montagne. » Or le corps glorieux est déjà le nouveau ciel et la nouvelle terre, la lumière du Thabor « possède la valeur de la seconde venue du Christ15 ». L’expérience de la lumière est eschatologique : c’est une projection dans le temps de la plénitude du huitième Jour, projection non seulement prophétique mais opérative, qui hâte réellement la manifestation de Dieu « tout en tous ». Le monde a été créé pour être transfiguré. Dieu « est et se nomme nature de tous les êtres parce que toute chose participe de lui et subsiste en raison de cette participation… Il est l’être des êtres… il est tout en tous16 ». Mais cette transparence ne peut se manifester qu’à travers l’homme, roi et prêtre de la création. Obscurcie par la chute, elle est secrètement restaurée en Christ – homme absolu – mais elle a besoin, pour se manifester, de la sainteté des hommes. Selon Palamas, l’homme, dans un certain sens, est supérieur à l’ange parce qu’il est aussi un être corporel, en continuité avec l’univers : existence personnelle « incarnée », l’homme englobe toute la création et conditionne son état. Le cœur de l’homme, lorsqu’il s’éveille dans la lumière divine, devient le cœur du monde auquel il communique la lumière. « L’homme véritable… lorsque la lumière lui sert de voie, s’élève, ou est élevé, sur les cimes éternelles ; il commence, ô miracle, à contempler les réalités supra-cosmiques, mais sans se séparer ou être séparé de la matière qui l’accompagne dès le début… amenant à Dieu, à travers lui, tout l’ensemble de la création17. »

La synthèse palamite achève la grande élaboration pneumatologique du Moyen Âge byzantin, car l’énergie incréée est « inséparable du très SaintEsprit18 ». Il existe une parenté mystérieuse – que Palamas souligne par l’emploi du même mot – entre la procession de l’Esprit – qui procède du Père – et celle de l’énergie – qui procède de l’essence dont le Père est la source. C’est dans l’Esprit que s’opère la manifestation éternelle de la gloire. C’est dans l’Esprit que Dieu, par amour, « sort » de son essence, parce que l’Esprit, par excellence, est l’hypostase de l’amour. Palamas assume ici magistralement la pensée de saint Augustin qui commençait d’être connue à Byzance par les traductions de Maxime Planudes : « Cet Esprit écrit-il, est comme un amour mystérieux du Père envers le Verbe mystérieusement engendré ; de cet Amour, le Verbe et Fils bien-aimé du Père use lui-même envers celui qui l’a engendré… » S’il en est ainsi, c’est que l’Esprit, dépassant dans la plénitude du Trois l’opposition du Père et du Fils, est une Personne souveraine qui provient du Père conjointement avec le Fils sur lequel il repose : « … de cet Amour, le Verbe et Fils bien-aimé du Père use lui-même envers Celui qui l’a engendré : il le fait dans la mesure où il provient du Père conjointement avec cet Amour et où cet Amour repose naturellement sur lui19. » Les plus hautes intuitions de l’augustinisme médiéval sont ici libérées de toute tentation « dyadique ». Ce texte de Palamas suggère la limite ineffable de l’essence et de l’énergie, lorsque l’Esprit, dont la procession réalise ad mira le mystère d’une altérité sans opposition, réalise ad extra le même mystère par la « procession naturelle » de l’énergie. L’énergie manifeste l’éternel mouvement de l’amour trinitaire dont le Saint-Esprit est l’hypostase.

La distinction de l’essence et de l’énergie permet enfin de dépasser en l’intégrant le filioquisme. Elle peut en effet s’exprimer comme distinctionidentité de l’Esprit (τὸ Πνεῦμα, avec l’article) en tant que Personne, et de l’« esprit » (πνεῦμα, sans article) en tant qu’énergie. Comme Personne, au niveau de l’essence pourrait-on dire, l’Esprit procède du Père seul, puisque le Père est l’unique « cause » de la Trinité, il procède « conjointement » avec le Fils sur lequel il repose. Mais l’« esprit » comme énergie divine « s’épanche à partir du Père par le Fils, et, si l’on veut, du Fils20 ».

Là s’accomplit la période pneumatologique : elle a fait pour la personne du Saint-Esprit ce que la période christologique a fait pour la personne du Fils, elle a distingué le plan essentiel et celui de la manifestation « énergétique ». La pensée anté-nicéenne confondait souvent le Logos avec la manifestation de la nature divine et le nommait volontiers « puissance » ou « énergie ». La proclamation de la consubstantialité supprima tout risque de subordination, mais l’attention de l’Occident se fixa sur cette unité du Père et du Fils, et la personne même de l’Esprit fut, à son tour, confondue avec la manifestation de la nature divine, plus précisément – et c’est la racine du filioquisme – de la nature commune au Père et au Fils. Seule la distinction – pleinement acquise avec Palamas – de l’hypostase même du Paraclet et de l’énergie qu’elle manifeste peut, du point de vue de l’Orient chrétien, assumer la vérité partielle, ou plutôt mal située, du filioquisme, et respecter l’entière réalité personnelle du Saint-Esprit. 1. Défense des saints hésychastes, éd. J. MEYENDORFF, Louvain, 1959, p. 136. 2. Cf. J. MEYENDORFF, Introduction à l’étude de Grégoire Palamas, op. cit., p. 255. L’expression est de saint ATHANASE D’ALEXANDRIE, Ep. ad Adelphium,3, P.G. 26, col. 1073. 3. Défense…, op. cit., p. 80, 530-533, 466, 342. 4. Hom. 24 sur la Transfiguration. 5. Chap. physiques et théologiques, 121, P.G. 150, col. 1205 A. 6. Ibid., 78, col. 1176 B. 7. Théophanès, 17, éd. G. MANTZARIDIS, Thessalonique, 1966, p. 242. 8. Défense…, op. cit., p. 128. 9. De la participation à Dieu, 6, éd. G. MANTZARIDIS, op. cit., p. 242. 10. Défense…, op. cit., p. 608. 11. De la participation à Dieu, 21, op. cit., p. 156. 12. Contre Akindynos, V, 13, 53, éd. P. CHRISTOU, Thessalonique, 1970, p. 326. 13. Défense…, op. cit., p. 648, 664, 212. 14. Ibid., p. 458-461. 15. Ibid., p. 620-623, 166. 16. Chap. phys. et théol., 78, op. cit., col. 1176 BC. 17. Ces lignes étaient si importantes pour Palamas qu’il les a reprises au moins trois fois. Cf. J. MEYENDORFF, Introduction, op. cit., p. 218. 18. Défense…, op. cit., p. 572.

19. Chap. phys. et théol., 78, op. cit., col. 1144 D-1145 A. 20. Cit. par J. MEYENDORFF, Introduction, op. cit., p. 315.

IV

Synthèses I. Nicolas Cabasilas et la spiritualité des laïcs Devenant une réforme qui ne pouvait ignorer aucun aspect de la vie, le mouvement hésychaste n’est pas resté confiné dans quelques clubs d’extase, comme on l’imagine trop souvent. Sans doute n’a-t-il pas cessé de lutter contre un néohellénisme spiritualiste et paganisant. Cependant, et c’est là ce qui n’a pas été suffisamment souligné, son élan eschatologique s’est fait souvent élan de transfiguration : par tout un ensemble de synthèses, il a partiellement assumé l’humanisme de Byzance, la sensibilité chrétienne de l’Occident, le sens hellénique de la beauté.

Nicolas Cabasilas (1320/25-1371) est un théologien laïc comme l’Église orthodoxe n’a cessé d’en compter, elle qui confie au peuple chrétien la sauvegarde de la vérité. Nicolas Cabasilas a fait carrière dans la haute administration byzantine, surtout dans la diplomatie. C’était un homme de haute culture qui appartenait, avec les frères Cydonès, à un cercle de lettrés épris de pensée hellénique. Mais tandis que les Cydonès croyaient trouver dans le thomisme le véritable héritier de la philosophie grecque, Cabasilas se ralliait au mouvement hésychaste, rencontrait et admirait Palamas, donnait comme ressort à sa propre pensée la conception palamite d’une participation réelle à la vie divine. Pour autant, il n’entendait renoncer ni à sa qualité de laïc, ni à ses engagements dans le siècle, ni à sa culture d’humaniste. Ce qu’il élabore, c’est véritablement une spiritualité pour les laïcs. Pour Palamas,

l’homme est supérieur à l’ange parce qu’il participe de la condition corporelle ; et pour Cabasilas, le laïc est dans un certain sens supérieur au moine voué à la « vie angélique » parce qu’il est un homme complet. Les moines, écrit-il, « n’ont pas reçu en ce monde un bien humain qu’ils pouvaient recevoir ; et toute chose qui ne peut pas être en acte ce qu’elle est en puissance est imparfaite1 ». Il écrit donc pour ceux « qui ne se sont liés par aucun vœu après leur baptême », pour ceux « qui exercent des fonctions publiques » et « qui vivent dans la cité au milieu du tumulte ». La spiritualité qu’il leur propose « ne requiert ni sueurs ni peines…, ne porte aucun obstacle à l’exercice d’un art ou d’une profession. Le général garde la faculté de commander, le cultivateur de travailler la terre, l’artisan de procéder à ses travaux… Il ne s’agit ni de se retirer dans une solitude, ni de prendre une nourriture inaccoutumée, ni de modifier son vêtement, ni de compromettre sa santé ». Non seulement la vie spirituelle ne gêne pas l’activité du laïc engagé dans le siècle, mais elle la sanctifie : « Pourquoi, demande Cabasilas, ne pas sanctifier toutes ces occupations qui méritent que, au besoin, on leur consacre un pénible effort2. » La vie spirituelle en effet porte la vie « à sa plus haute intensité ». Elle n’est donc « préjudiciable à aucun de nos intérêts… elle est utile et favorise nos intérêts supérieurs et vitaux », car « elle nous procure la joie et la plénitude » : où se silhouette un humanisme transfiguré.

Cette spiritualité a deux pôles : d’une part, l’insertion liturgique dans les « mystères », d’autre part, un style de vie et d’attention qui nous rend conscients de notre existence dans le Christ. Le rythme profond est celui de la grande tradition hésychaste mais Cabasilas, à la suite du Palamas des homélies, met l’accent sur la vie liturgique, accessible à tous, comme « vie en Jésus-Christ ». Les chrétiens les plus dépourvus sont vivifiés par une expérience prodigieuse : ensemble et chacun pour sa part, ils sont le corps du Christ (1 Co 12,27), c’est-à-dire « membres de ce corps, chair de sa chair et os de ses os » ; « dès maintenant…, ils vivent la vie dans le Christ3 ». L’Église, dans sa réalité intérieure, n’est rien d’autre que cette transparence mystérieuse, cette « grande baie » par laquelle « le soleil de justice pénètre dans ce monde de ténèbres ». Par les sacrements en effet, le Christ « nous communique la vie

comme le cœur ou la tête aux membres4… ». Ce thème du Christ-cœur est appelé tout naturellement par l’importance que donne Cabasilas au sang eucharistique, lequel confère aux chrétiens avec le Sauveur et entre eux une consanguinité vivifiante infiniment supérieure à la consanguinité pour la mort des familles terrestres. Mais surtout ce thème représente une transposition sacramentelle du cœur comme « lieu de Dieu » dans la spiritualité monastique : inutile, semble dire Cabasilas, de chercher le « lieu du cœur » par une ascèse complexe ; le cœur véritable du chrétien, c’est le Christ, et son lieu, ce sont les grands mystères de l’Église. Notre cœur logé dans le cœur christique par une pratique aussi fréquente que possible de l’eucharistie, sera « gardé » moins par une vigilance scientifique que par le sang même du « générateur de la santé », du « médecin » « qui a pris sur lui nos maux et nos infirmités » : « Ce sang est une garde pour nos sens : il ne laisse passer par eux aucun élément de corruption, ou plutôt il en consigne l’entrée et repousse l’exterminateur. Ce sang transforme le cœur où il est déversé en un temple de Dieu plus beau que les parvis de Salomon… »

Cabasilas saisit les grands mystères chrétiens dans leur vivante unité. Il leur applique la parole de saint Paul – « c’est en Lui que nous avons la vie, le mouvement et l’être » (Ac 17,28). Nous recevons l’être dans le baptême – dans la chrismation, le mouvement capable de « dynamiser » cet être – enfin l’eucharistie maintient en nous la vie véritable. « Bref, nous vivons par ce pain, nous nous fortifions par cette onction, après avoir reçu l’être dans cette immersion. » Ou encore, par une nouvelle transposition sacramentelle de la « méthode », Cabasilas souligne que le Christ qui, par le baptême, « occupe toutes les issues de notre être », « nous le respirons » par l’onction parfumée, et nous le faisons descendre de la bouche dans le cœur, « nous l’absorbons » par l’eucharistie.

Baptême et chrismation ne font qu’introduire au « mystère des mystères » l’eucharistie. « Là, on trouve la vie à sa plus haute intensité. » « On ne peut aller audelà, ni rien ajouter. » Cabasilas, comme Grégoire Palamas, souligne

en termes pauliniens l’intégration eucharistique à l’humanité déifiée, donc déifiante du Christ. « La boue qui reçoit la dignité royale n’est plus de la boue, mais se transforme en la substance du roi. » « L’esprit du Christ se fond avec notre esprit, sa volonté avec notre volonté, sa chair avec notre chair, son sang avec notre sang. Quel esprit est le nôtre sous l’emprise de cet esprit, et quelle, notre volonté sous l’emprise de cette volonté, et quelle notre boue sous l’action de ce feu ! » L’eucharistie est un festin de noces où « c’est le Pain de vie qui change, transforme et s’assimile celui qui le mange… ». À propos de l’eucharistie, Cabasilas reprend tous les grands thèmes de la théologie palamite sur le royaume de Dieu comme lumière divine qui rayonne du Christ transfiguré, se communique « sous voile » aux hommes dans l’eucharistie et se manifestera pleinement avec la glorieuse Parousie. Ainsi s’affirme la portée eschatologique de l’eucharistie : à la Parousie, les âmes « se transféreront d’une table à une autre table, de celle qui est tendue de voiles à celle qui est à découvert ; du Pain au Corps même. Présentement, tant qu’elles vivent dans cette vie, le Christ est leur pain et aussi leur pâque, parce qu’elles sont de passage d’ici-bas à la cité céleste. Mais…, alors elles se reposeront auprès du corps dégagé de tous voiles… Le repas eucharistique conduit vers ce corps… c’est une même énergie à l’une et l’autre table, le même convive dans les deux mondes… Voilà en quel sens le royaume de Dieu est au-dedans de nous ».

Comme chez Syméon le Nouveau Théologien et Grégoire Palamas, le christocentrisme cabasilien ne fait qu’exprimer un triadocentrisme où le Christ est inséparable du Saint-Esprit. La vie divine que nous recevons dans les sacrements se trouve « enhypostasiée » d’une manière spéciale par chacune des Personnes divines. Le Père crée, le Fils « est la main du Créateur, et le Paraclet le souffle de Celui qui donne la vie ». « Le Père affranchit, le Fils est la rançon, l’Esprit Saint la liberté… Le Père rend la vie, mais par le Fils, et l’Esprit Saint est le principe vivificateur. » L’Esprit repose éternellement sur le Fils et, lors de l’Incarnation, sature sa chair des énergies divines : « En raison du SaintEsprit », écrit Cabasilas, le Christ « devint un trésor d’énergie pneumatique dans la chair qu’il a assumée », l’humanité du Christ constitue le « dépôt sacré des dons du Saint-Esprit5 ».

Cette relation de réciprocité entre les deux hypostases « manifestatrices » se marque tout particulièrement dans le déroulement de la liturgie eucharistique dont Cabasilas a laissé un beau commentaire. Dans l’épiclèse, l’Esprit nous donne le Christ – par le zéon, notre intégration au Christ de l’Ascension nous permet de recevoir l’Esprit de Pentecôte. C’est en effet « l’Esprit qui, par la main et la langue des prêtres, consacre les mystères ». La présence du Christ, l’Église la reçoit du Père, par l’Esprit, dans une attitude d’invocation. Ce rôle de l’épiclèse, placée après les paroles d’institution, souligne à la fois la souveraine liberté du Saint-Esprit, et que l’Église ne dispose pas de la présence du Sauveur : elle ne la provoque pas mais l’invoque. « Celui qui prie ainsi, commente Cabasilas, proclame, en s’abandonnant lui-même pour recourir à Dieu, qu’il reconnaît son impuissance personnelle et qu’il s’en remet de tout à Dieu. Ceci n’est pas mien, dit-il, ni de ma vertu propre, mais la chose a besoin de toi, Seigneur, et je te confie le tout… Nul n’aurait osé même prier pour ces choseslà, si Dieu lui-même n’avait indiqué avec certitude qu’il veut qu’elles lui soient demandées et qu’il est prêt à les accorder à ceux qui les sollicitent. » Réciproquement, toute eucharistie constitue, comme le souligne le rite du zéon, une véritable Pentecôte sacramentelle : « Il fallait que cette descente du Saint-Esprit fût, elle aussi, signifiée après les autres mystères. Elle l’est précisément par l’acte de verser l’eau chaude dans les saints dons. Cette eau chaude, étant en même temps de l’eau et participant à la nature du feu, symbolise l’Esprit Saint qui est parfois désigné par l’image de l’eau et qui, au cénacle, tomba sous forme de feu sur les disciples du Christ. Le moment présent du rite eucharistique signifie lui-même ce temps de la première Pentecôte… » Le sens liturgique et communautaire de Cabasilas lui permet de donner à la pneumatologie byzantine une portée non seulement contemplative mais ecclésiale, partant universelle. « Quel est l’effet et le résultat des souffrances du Christ, de ses paroles et de ses actes ?… Rien d’autre que la descente du Saint-Esprit sur l’Église. Au Cénacle, l’Église reçut l’Esprit Saint après l’ascension du Christ au ciel. Maintenant, elle reçoit le don du Saint-Esprit après que les dons sacrés ont été acceptés à l’autel céleste ; Dieu, qui a agréé ces dons, nous envoie en retour l’Esprit Saint6… »

Cabasilas recommande, à cause de notre fragilité même, une pratique fréquente de la communion : « Gardons-nous d’anémier notre âme et d’en compromettre la santé en nous abstenant de ce repas sous prétexte que nous ne voulons pas abuser du sacrement. » « Nous gardons ce trésor dans des vases d’argile : force nous est donc de recourir à ce remède, non pas une fois, mais continuellement : il faut que… le médecin nous prodigue continuellement ses soins, pour guérir notre matière en train de se corrompre et redresser notre volonté qui fléchit, de peur que la mort ne survienne. » C’est dire que Cabasilas ne situe pas la pratique eucharistique dans une perspective de terreur sacrée et de minutieuse préparation ascétique – mais bien de confiance et d’humilité. Au pôle eucharistique de la spiritualité cabasilienne correspond en effet un pôle « subjectif » qu’on pourrait définir comme une découverte émerveillée du salut par l’amour. Cabasilas reprend le vocabulaire hésychaste du « réveil », de la « vigilance », de la « mémoire de Dieu », mais en l’appliquant à une « méditation » qui, n’importe quand, n’importe où, peut soudain bouleverser l’homme engagé dans le siècle : la méditation de l’immensité de l’amour de Dieu pour nous. Sur cet amour qu’il nomme manikon eros (« amour fou »), ou encore, d’un terme de passion presque magique : philtron7, Cabasilas a des pages d’une inépuisable splendeur. Inlassablement, avec des accents qui évoquent l’intuition première de Luther, ou le monologue d’un Marméladov dans Crime et châtiment, il souligne la gratuité – non pas arbitraire mais amoureuse – du salut manifesté en Christ : « Par le prix dérisoire auquel Il a été vendu [le Christ] faisait comprendre que sa mort pour le monde était un présent, un don purement gratuit. Il est mort de son plein gré… et il est devenu pour ses bourreaux une source de grâce. » Jésus « a pour commensal le meurtrier et pour confident le traître, il lui donne son sang à boire et se laisse embrasser par lui…, cloué au bois, il est si loin de retirer son amour à ses bourreaux qu’il prie son Père de ne leur tenir aucune rigueur… » Par la rédemption, « les êtres les plus haïssables, les plus méprisables, les plus bas, les plus déshonorés, furent élevés jusqu’aux cieux et devinrent participants de la royauté divine ». Dans cette perspective, « le concours minime de l’homme » est de répondre librement par une humble confiance. Et voici l’affirmation fondamentale du salut par l’amour : Pour tout le bien qu’il nous a fait, Dieu ne demande en retour que notre amour ; en échange de notre amour, il nous acquitte de toute notre dette. Toute l’histoire du salut, toute l’économie divine, ne sont rien d’autre

qu’une longue histoire d’amour où Dieu cherche à susciter – mais sans jamais contraindre – l’adhésion de l’homme car « tout l’homme, écrit fièrement Cabasilas, consiste dans la conscience et la liberté ». Dieu crée l’homme comme un dynamisme de liberté, c’est-à-dire une vocation à l’amour. Le cœur humain est « un immense écrin, assez vaste pour contenir Dieu même… l’âme humaine a soif d’infini ». Par un raccourci audacieux, Cabasilas élabore une anthropologie christologique en affirmant que l’homme a été créé à l’image du Christ : « En effet, ce n’est pas le vieil homme qui a servi de modèle à l’homme nouveau, mais le nouvel Adam au premier Adam… Pour Celui qui a devant les yeux tous les êtres avant qu’ils n’existent, l’ancêtre n’est que l’imitation du nouvel Adam. Il a été créé à la ressemblance et à l’image de ce dernier. » Toutefois l’homme « destiné à cet état ne l’a pas atteint » et « le Sauveur, seul et le premier, a réalisé l’homme authentique et parfait ». De même que l’homme est la raison d’être des êtres créés avant lui, de même « le Christ est la raison d’être de l’homme ». Homme-maximum, « il polarise toutes les aspirations humaines ». « L’œil a été créé pour la lumière, l’oreille pour les sons, toute chose pour sa fin, et le désir de l’âme pour s’élancer vers le Christ. » Mais Dieu, comme un « véritable amant », ne s’impose pas : il s’efface, tout en comblant de biens celui qu’il aime. Pour se faire aimer, il fait jaillir pour l’homme « les enseignements de la création », pour lui « il crée le ciel et la terre, et le soleil, et tout l’univers visible, et la beauté… ». Pour se faire aimer, il échappe à son impassibilité, s’incarne et meurt d’amour : « L’amour de Dieu pour les hommes le fit se déverser hors de luimême… il invente cet anéantissement, s’ingénie et se met en état de pouvoir subir des maux et des tourments, et, convainquant de son amour ceux pour qui il souffrait, d’être à même d’attirer à lui les hommes qui fuyaient la Bonté par excellence, persuadés qu’ils en étaient haïs. » « Il ne se contente pas d’appeler à lui l’esclave qu’il aime, mais il descend et le recherche lui-même ; lui, le riche, il se porte vers la bassesse de notre indigence, il se présente lui-même et déclare son amour et prie qu’on le paie de retour ; devant un refus il ne se retire pas, il ne se formalise pas de l’injure ; repoussé, il attend à la porte et fait tout pour se montrer vrai amant ; il supporte les avanies et meurt. » Ainsi le Christ n’est pas seulement notre frère, notre père et notre mère, mais notre alter ego « communiant avec nous par le corps, le sang et l’esprit » ; il s’est mis en situation d’être aimé par chacun de l’amour que nous nous portons à nous-mêmes.

Dans l’éclairage de ces « méditations », la spiritualité cabasilienne, à son pôle subjectif, apparaît comme une culture de l’attention. Aucune crispation volontariste, mais, par la conscience des bienfaits reçus, l’éveil et l’accroissement de l’amour qui, peu à peu, transformera de l’intérieur notre comportement et nous fera communier par la volonté avec Celui auquel nous communions par le sang. Aucun dolorisme, car le Christ « ne nous laisse pas prendre part à sa passion et à sa mort : il voulut lutter seul ; mais sitôt qu’il s’agit de son couronnement, il nous fait tous participer à sa gloire ». Pas la moindre conception terroriste de Dieu, car c’est un « préjugé » que de l’imaginer « irrité » contre nous lorsque nous pêchons et de ne pas oser alors, « par crainte et par honte », nous tourner immédiatement vers lui : « Pour qui connaît clairement la douceur de Dieu, pour qui sait comme Dieu est disposé à répondre “me voici” sitôt que le pécheur l’appelle, quelle faute peut bien l’empêcher de retourner aussitôt vers lui ? » « Rien ne défie le pardon », « rien n’excède la miséricorde divine » : quand même on se reconnaîtrait coupable des pires méfaits, on ne devrait pas désespérer. Le véritable péché de Judas fut de « désespérer, lui seul, de sa propre purification, au jour de la purification universelle ». De même que dans l’hésychasme traditionnel la « mémoire de la mort » se transforme en « mémoire de Dieu », de même, chez Cabasilas, le désespoir se transforme en confiance : « Soyons pleins de confiance, écrit-il, à la pensée que Dieu est bon à l’égard des ingrats et des pécheurs… » La culture de l’attention comme connaissance reconnaissante du « fol amour » de Dieu pour l’homme se complète par une véritable éthique liturgique où s’intériorise d’une manière toute paulinienne le sens biblique du sacré, par un style de royauté qui manifeste le sacerdoce royal du laïc, sa dignité eucharistique pourrait-on dire. « Si nous préservons de toute profanation les temples, les vases et tout objet sacré… encore moins trahirons-nous ce qui l’est bien davantage – l’homme à qui Dieu s’est assimilé ontologiquement. » Le chrétien redoutera de profaner son corps « auquel le Christ adhère plus intimement que toute adhérence physique ». Le souvenir du « sang qui empourpra ses lèvres », des mystères que ses yeux ont contemplés le « convaincra de sa royauté » et l’empêchera d’y manquer. « Nous ne dirigerons pas ni n’étendrons la main vers le mal si notre âme est pleine de la pensée que ce sont là les membres du Christ qui, tels un vase, contiennent le sang du Christ8… » Ainsi l’homme « émerveillé par l’abondance des divines miséricordes »,

« enflamme son cœur au feu de l’amour divin » et se met à vivre dans « l’amour qui est le terme de toute œuvre bonne et le résumé de toute vertu9 ». Il devient l’homme des Béatitudes que Cabasilas a commentées magnifiquement en montrant que le seul bienheureux est le Christ : « Nous devons donc à notre tour compatir si quelqu’un souffre et reporter sur nos compagnons d’esclavage la compassion dont notre maître commun nous a d’abord enveloppés. » De même se feront « artisans de paix et de réconciliation » ceux qui participent à la paix du Pacificateur par excellence et communient à son sang réconciliateur.

C’est dans ce contexte que se situent les allusions de Cabasilas à la prière de Jésus, simple expression – sans technicité – d’une humilité confiante et d’une amoureuse attention. « À toute heure invoquons-le, lui, l’objet de notre méditation, afin que notre esprit soit toujours absorbé en lui, et que notre attention se concentre chaque jour sur lui », écrit Cabasilas, qui ajoute aussitôt : « Pour l’invoquer, il n’est besoin ni d’une préparation extraordinaire à la prière, ni d’un local spécial…, car il n’est absent de nulle part ; impossible qu’il ne soit pas en nous, car à ceux qui le recherchent, il adhère plus intimement que leur cœur même. » La prière de Jésus devient le soupir d’une âme confiante, la recherche du lieu du cœur, avons-nous dit, se transforme en amour pour le Christ-cœur, la garde des sens et du cœur est confiée au sang eucharistique.

Participation aux mystères, « méditation », éthique liturgique, nous font peu à peu prendre conscience de notre « vie en Christ ». Cabasilas suggère cette vie par l’antinomie, familière à la tradition hésychaste, du centre enveloppant et de l’hôte-demeure. Les saints sont unis au Christ plus étroitement qu’à euxmêmes : ils reçoivent dans l’union leur identité. Cette union toutefois ne s’accomplira pleinement qu’à la Parousie par rapport à laquelle l’histoire n’est qu’un long travail d’enfantement : ici-bas se tisse lentement notre corps spirituel comme le corps physique dans le sein de la mère. À la différence, pourtant, de l’enfant dans le sein maternel, l’homme en voie de sanctification

possède « maintes révélations » sur la vie à laquelle il sera enfanté. Car « la vie future s’est épanchée pour se mêler à la vie présente, le Soleil de gloire nous est apparu avec une immense condescendance… le pain des anges a été donné aux hommes ». La spiritualité cabasilienne pourrait se définir comme la participation – plus ou moins vécue par tous les fidèles – à une eschatologie sacramentelle. Cabasilas évoque la Parousie glorieuse avec une puissance visionnaire digne des premiers chrétiens, tout en mariant un sens hellénique et humaniste de la beauté au sens biblique de la chair. Lorsque le Christ paraîtra en gloire audessus des nuées « beau Coryphée au milieu d’un beau chœur », les lois de l’attraction se renverseront, c’est Lui, et non plus le centre de la terre qui attirera tous les corps, dans un élan d’extase. « À l’avènement du Seigneur… quel spectacle ! Une multitude innombrable de flambeaux sur les nuées, les hommes se livrant à des festivités sans pareilles : assemblée de dieux autour de Dieu, créatures belles, formant une couronne autour de la Beauté suprême… La splendeur par excellence descend des cieux sur la terre et la terre fait lever d’autres soleils vers le Soleil de justice : tout est inondé de lumière10. » Accomplissement de la beauté humaine dans le rayonnement du Christ glorieux : tel est le dernier mot de ce qu’il faut bien appeler, contre les simplifications appauvrissantes qui ne veulent voir dans les derniers siècles de Byzance que l’opposition sans merci des humanistes et des hésychastes, l’humanisme hésychaste de Nicolas Cabasilas. 1. Lettre à Synadinos, cité par B. TATAKIS, La Philosophie byzantine, Paris, 1949, p. 279. 2. La vie en Christ, VI, 43, Sources chrétiennes, 361, 1990, p. 78. 3. Explication de la divine liturgie, Sources chrétiennes, 4, 1967, p. 205, 212. 4. Trad. S. SALAVILLE, dans le Dictionnaire de spiritualité, art. « Cabasilas », col. 7. 5. La Vie en Christ, II, 32, III, 3, Sources chrétiennes, 355, 1989, p. 160, 238. 6. Explication de la divine liturgie, op. cit., p. 149, 153 s., 207-208. 7. Le mot philtron se trouve chez saint Jean Chrysostome, mais pour désigner l’amour que l’homme doit à son Seigneur. Le renversement opéré par Cabasilas est typique d’une petite voie : ce qui est d’abord demandé à l’homme, ce n’est même pas d’aimer Dieu, mais seulement de savoir combien Dieu l’aime. 8. La Vie en Christ, VI, 20, 22, Sources chrétiennes, 361, 1990, p. 54, 56. 9. Explication…, op. cit., p. 72, 138.

10. La Vie en Christ, VI, 23-24, op. cit., p. 58-60.

V

Synthèses II. Fin de l’« estrangement » avec la pensée latine Au XIVe siècle comme au siècle précédent, le problème de l’union des Églises n’a cessé de se poser à la conscience byzantine : les efforts de la plupart des empereurs pour obtenir l’aide de la papauté et de l’Occident, la consolidation des ordres de chevalerie latins à Rhodes et à Chypre, la présence des Vénitiens et des Génois dans tous les ports et îles de l’Empire et dans sa capitale même, tout contribuait à rendre le dialogue inévitable. Dans ce domaine le mouvement hésychaste, tout en s’opposant à une union bâclée, pour des raisons purement politiques, au mépris de la vérité, s’est fait le promoteur d’une rencontre en profondeur. Palamas lui-même eut des contacts répétés avec les Génois et envoya ses œuvres au Grand Maître des Hospitaliers à Rhodes. Toutefois, la fin de l’estrangement, du moins du côté byzantin, fut surtout l’œuvre de l’empereur Jean Cantacuzène, sou tien fidèle du mouvement hésychaste, théologien lui-même et qui devint moine en 1354, tout en gardant une grande influence sur la politique de l’Empire. « Celui qui divise l’Église, disait-il, divise le corps même du Seigneur : il s’identifie avec celui qui crucifia le Christ, avec celui qui de sa lance lui perça le côté. Et celui qui peut réunifier l’Église et ne le fait pas ne vaut pas mieux. Je me déclare prêt à aller volontairement à la mort pour obtenir l’union des Églises. » Cantacuzène trouva un interlocuteur attentif en la personne du légat Paul, un Italo-Grec qui devint en 1366 patriarche latin de Constantinople. Dans une correspondance fournie, et dans un traité de théologie d’une grande clarté, Cantacuzène tenta d’expliquer à Paul la doctrine palamite. De fait, aux XIVe et XVe siècles, la distinction de l’essence et des énergies ne fut

pas considérée par les Latins comme un nouveau point de litige (c’est seulement au XVIIe siècle que Denys Pétau dénonça le palamisme comme une grossière hérésie). Cantacuzène et ses amis hésychastes ne cessèrent de réclamer la réunion des évêques d’Orient et d’Occident dans un « concile catholique et œcuménique » : « Qu’il se réunisse dans l’amour du Très SaintEsprit et dans des dispositions fraternelles, que les points de division soient examinés. Je suis persuadé qu’alors Dieu ne cachera ni sa sainte volonté, ni la vérité. » Ce concile fut accepté en principe par le légat en 1367, mais Cantacuzène n’avait pas caché que pareil recours exigeait la mise entre parenthèses, du côté romain, de l’« opinion » selon laquelle nul « ne peut contester ou contredire ce que le pape a dit ou ce qu’il dira, puisqu’il est le successeur de Pierre, c’est-à-dire du Christ1 ». Urbain V finit par refuser cette mise en cause. Au Concile, il préféra des négociations directes avec l’empereur Jean V Paléologue qui aboutirent à la conversion personnelle de ce dernier, mais sans conséquence pour la position de l’Église orthodoxe.

Devenu moine, Cantacuzène anima un groupe de lettrés auquel nous avons plusieurs fois fait allusion, et dont le rôle fut immense pour faire connaître aux Byzantins la pensée latine. Sous le patronage de l’ex-empereur, les œuvres principales de saint Augustin, de saint Anselme et de saint Thomas d’Aquin furent traduites. Certes, deux des principaux traducteurs, les frères Démétrios et Prochoros Cydonès, finirent par embrasser la foi romaine, par conviction d’humanistes surtout (« notre lumière à nous, ce sont les raisonnements aristotéliciens2 »). Toutefois, la plupart des membres de ce cercle restèrent de tendance palamite tout en ayant désormais d’appréciables lumières sur la pensée latine. Parmi eux, l’oncle de Nicolas Cabasilas, Nil Cabasilas, partisan fervent de Palamas auquel il succéda comme évêque de Thessalonique (sans d’ailleurs pouvoir, dans les deux années qui lui restaient à vivre, occuper son siège). Dans son traité sur la procession du Saint-Esprit, il fait preuve d’une connaissance approfondie de la pensée thomiste. Ce qu’il entend mettre radicalement en cause, c’est la méthode intellectuelle de la scolastique. Citant Aristote, qu’il maîtrise comme tous les théologiens byzantins, il souligne l’impossibilité de « démontrer » par des syllogismes les vérités de la

révélation. « Les raisonnements en mode syllogistique sont aussi incapables de démontrer les réalités divines que les aveugles de juger des couleurs. » La véritable théologie, comme l’a montré saint Paul dans la Première Épître aux Corinthiens, se fonde sur une démarche de foi, non de raison. Faire confiance à l’intellect déchu, c’est rendre vaine la croix du Christ (1 Co 1,17). « Si nous empêtrons les choses de la foi dans les syllogismes notre foi est ruinée…, ce n’est plus à Dieu mais aux hommes que nous faisons confiance. » Contre toute théologie « naturelle », Nil invoque la grande tradition apophatique des Pères grecs et note au passage que pour Thomas d’Aquin aussi le mystère de la Trinité dépasse toute intelligence. La théologie négative crucifie l’intellect, l’ouvre à la révélation dans le témoignage transformant du Saint-Esprit. « Le précepte apostolique est que toute question théologique qui se présente soit résolue par les oracles de l’Esprit et non par la sagesse humaine. Le même apôtre (saint Paul) dit en effet : Nous parlons non pas en un langage enseigné par l’humaine sagesse, mais en un langage enseigné par l’Esprit, exprimant en termes d’Esprit les réalités spirituelles (1 Co 2,13). … Ainsi, se confier aux syllogismes dans les choses de la foi, c’est nier que l’Esprit saint a été donné aux chrétiens : Nous n’avons pas reçu l’esprit du monde, mais l’Esprit qui vient de Dieu, afin de connaître les dons que Dieu nous a faits. Et nous en parlons, non en un langage d’humaine sagesse, mais dans le langage de l’Esprit (1 Co 2,12-13)3 ». Le dogme trinitaire surtout échappe à toute déduction, car il est antérieur à tout, il constitue la révélation primordiale, source de tout être et de toute pensée. Il faut donc se borner à confesser l’antinomie trinitaire en s’interdisant toute rationalisation. Pour saint Thomas, rappelle Nil Cabasilas qui regroupe en quelques syllogismes fondamentaux les arguments du filioquisme scolastique, on est contraint, pour distinguer le Fils et l’Esprit, de les opposer en montrant dans le Fils l’origine de l’Esprit. Nil répond que la distinction par opposition ne signifie rien dans la sphère de l’existence personnelle, particulièrement en Dieu où le mystère de la Trinité signifie le dépassement de l’opposition. Le Fils et l’Esprit se distinguent par le caractère concret et unique de la relation de chacun avec le Père, source unique de la Trinité. Comme le suggèrent les textes patristiques et le Credo de Nicée sur l’Esprit « non engendré, mais procédant du Père », la procession n’est pas la filiation, ce qui suffit à désigner apophatiquement la personne du Saint-Esprit… L’autre argument majeur de saint Thomas, hérité de la problématique

augustinienne, c’est que le Fils est engendré comme Verbe par mode intellectuel, et que l’Esprit procède, comme Amour, par mode de volonté. Donc l’Amour procède du Verbe parce que rien n’est aimé qui d’abord n’ait été connu. À cela Nil se contente de répondre en recourant à nouveau à la théologie supra-rationnelle (et supra-affective) traditionnelle en Orient, et selon laquelle on ne peut rien dire de Dieu, sinon ce qu’en révèlent les Écritures. Le mode que revêtent la filiation et la procession est ineffable et incompréhensible. Nous savons seulement que le Fils a été engendré de toute éternité, « avant l’étoile du matin », et que l’Esprit, comme l’a dit le Christ lui-même, « procède du Père ». L’intelligence et l’amour sont des énergies, des manifestations de l’essence divine, ils sont par conséquent communs aux trois personnes de la Trinité4. D’une manière générale, Nil Cabasilas, à propos des arguments scolastiques sur le Père comme principium aprincipiatum du Saint-Esprit et le Fils comme principium principiatum, sur la vertu spirative communiquée au Fils par le Père, etc., se contente de rappeler le principe traditionnel des relations jamais dyadiques mais toujours trinitaires dans la divinité : le Père étant la cause des deux autres personnes, on ne peut l’évoquer Père du Fils sans le nommer simultanément principe de l’Esprit. Et tout ce qui est commun au Père et au Fils ne pouvant être que l’essence et ses attributs, leur est donc commun avec l’Esprit…

Non seulement le mouvement hésychaste suscite un dialogue où les positions du partenaire sont honnêtement connues, mais il se fait souvent le promoteur d’une pensée englobante. Palamas, lorsqu’il affirme que les énergies divines, dont l’Esprit est inséparable, « s’épanchent à partir du Père par le Fils », précise aussitôt qu’on peut aussi bien dire « du Père et du Fils », et nommer « procession » cet « épanchement ». Et il ajoute, signe du dépassement qui n’exclut pas mais intègre paisiblement : « Ne manquons pas aux bienséances pour des querelles de mots5. » Un peu plus tard, Syméon de Thessalonique écrira à propos du problème de la primauté : « Que l’évêque de Rome soit seulement le successeur de l’orthodoxie de Sylvestre et d’Agathon, de Léon, de Libère, de Martin et de Grégoire, alors nous aussi nous l’appellerons Apostolique et Premier parmi les autres évêques, alors nous lui ferons notre

soumission, non seulement comme à Pierre, mais comme au Sauveur luimême6. » Nicolas Cabasilas, dans son Explication de la divine liturgie, réfute rudement les critiques latines contre l’épiclèse. Mais aussitôt il souligne que l’épiclèse existe aussi dans le rite latin – dont on voit combien il l’a étudié – non seulement pour la plupart des sacrements en dehors de l’eucharistie, mais dans la liturgie eucharistique elle-même : c’est, ditil, l’oraison Supplices te rogamus qui se place après les paroles d’institution et qu’il résume ainsi : « Ordonne que ces dons soient portés par les mains de ton saint ange à ton autel supra-céleste7 » – oraison où des théologiens catholiques modernes ont décelé en effet une véritable « épiclèse ascendante ».

De même que l’architecture serbe du XIIIe siècle assumait les formes romanes mais refusait les gothiques, de même la pensée byzantine du XIVe siècle refuse – en connaissance de cause – le thomisme (mais non forcément saint Thomas) et assume l’augustinisme. Rien de plus émouvant que cette entrée, enfin, d’Augustin dans la vaste unité dialogique des Pères grecs dont les théologiens hésychastes sont les héritiers directs. Ébauchée, semble-t-il, dans l’anthropologie d’un Théolepte de Philadelphie, cette intégration purifiante se poursuit chez Palamas qui, avec Augustin, adore dans le Saint-Esprit la plénitude de l’Amour sans diminuer pour autant sa pleine réalité personnelle ni l’antinomie trinitaire. Mais c’est surtout Nicolas Cabasilas dont bien des pages semblent saturées non seulement d’une sensibilité mais d’expressions incontestablement augustiniennes. Paul, Augustin, Luther, Pascal, Kierkegaard, Barth, on connaît de reste la grande lignée augustinienne d’Occident. Mais il existe aussi, par Nicolas Cabasilas, Tikhon de Zadonsk, Dostoïevski, une prodigieuse lignée augustinienne de l’Orient chrétien, une dialectique proprement « orthodoxe » du désespoir et de la confiance. La seule différence, mais décisive, c’est que Cabasilas, en assumant la spiritualité d’Augustin, l’a purifiée, par le sens oriental de la synergie, du problème déchirant de la prédestination, de la tragique opposition de la liberté et de la grâce. Que l’homme soit libre ne signifie pas qu’il soit la cause de son salut, mais que Dieu luimême ne peut contraindre son amour. L’augustinisme occidental s’identifie presque au salut par la foi. L’augustinisme oriental, qui naît dans la synthèse du XIVe siècle, culmine au

salut par l’amour. 1. « Projets de concile œcuménique en 1367 », op. cit., p. 165-166. 2. Prochoros CYDONÈS, P.G., 151, col. 693-716. 3. « De la procession du Saint-Esprit, contre les Latins », édité par E. CANDAL, dans Nilus Cabasilas et theologia S. Thomae de processione Spiritus Sancti, Citta del Vaticano, 1945, p. 188-189, 194-200, 189-191. 4. Ibid., p. 244-246 et 310-324. 5. Traité apodictique, I, cit. par J. MEYENDORFF, Introduction, op. cit., p. 315. 6. Dial. cont. Haereses, 23, P.G., 45, col. 120 AC. 7. Explication…, op. cit., p. 166 s.

VI

Synthèses III. Une Renaissance transfigurée Le XIVe siècle inscrit dans l’art byzantin deux phénomènes complémentaires : d’une part l’effondrement d’un ordre culturel, celui de la Byzance « classique », d’autre part un effort pour assumer, dans la lumière du Thabor, les valeurs propres de la terre.

Décadence de l’architecture sacrée, disparition de la primauté de l’espace, fin du hiératisme suggèrent la décomposition d’un ordre. L’architecture, art unificateur, perd son caractère organique. De grands édifices comme la Pammacaristos à Constantinople et la Pantanassa de Mistra n’ont d’unité qu’artificielle, toute de virtuosité esthétique et d’emphase baroque. Des éléments décoratifs hétéroclites, d’origine franque et sarrazine, se multiplient sans s’intégrer. À la Pantanassa, le plan lui-même est différent au rezdechaussée et à l’étage. Des architectures plus authentiques – comme l’église des Saints-Apôtres à Thessalonique ou le monastère serbe de Gracanica – ont une articulation syncopée, des projections complexes, une verticalité excessive qui laissent une impression de supplication tourmentée. À Gracanica, le jeu des courbes et des coupoles, paradoxalement, implore au lieu d’incarner. Pourtant aucune organicité nouvelle ne se structure « à la verticale », comme l’avait fait le gothique en Occident. C’est l’humain et le séculier qui se libèrent, et beaucoup d’églises de vastes proportions – à Mistra mais aussi à l’Athos – ont des façades aux fenêtres superposées comme des

immeubles profanes. La décoration, on l’a souvent remarqué, prend un caractère narratif. Peintres et mosaïstes ne se soumettent plus à l’espace intérieur de l’église, pour le stabiliser et dégager sa signification, ils juxtaposent d’innombrables représentations – symptôme fréquent d’individualisme sous l’apparence d’un artisanat pieux. Lorsqu’ils sont créateurs, ils déroulent sur les murs de l’église, en bandes horizontales qui font parfois le tour de l’édifice, de vastes cycles où la simultanéité de l’espace fait place à une succession temporelle quasi cinématographique : avènement de la modernité, qui remplace dans la peinture l’ordre spatial par le roman, ou le drame, temporel. Là encore l’individu se libère et se cherche plutôt qu’il ne s’intègre dans un ordre : le temps pathétique, traversé d’une tension eschatologique, l’emporte sur le cristal paisible de l’espace, l’eschaton n’est plus tenté de s’identifier à l’Empire, il redevient un dynamisme vers la transcendance et l’avenir. Les mêmes tendances consomment, dans la manière même de peindre, la ruine du hiératisme, ébauchée par l’art des Comnènes. La peinture nouvelle (qui par là tend à l’emporter sur la mosaïque) est tout mouvement : les personnages avancent d’un pas rapide, vibrent d’un emportement que traduit la torsion des étoffes dans le vent. Les fonds d’or sont remplacés par des espaces complexes où une lumière très douce filtre toujours, tel, dans une histoire tragique, le témoignage de la dernière Byzance – à travers l’orage ou le crépuscule.

La plupart des historiens ont apporté, dans l’étude de la « renaissance des Paléologues », le même schématisme qu’il nous a fallu dénoncer à propos des relations entre l’humanisme et l’hésychasme. Ils célèbrent un renouveau du naturalisme et déplorent son étouffement par un mysticisme malsain. On ne peut nier l’aspect de « renaissance », selon un rythme de retour à l’antique somme toute banal à Byzance. Pour se libérer du hiératisme, les peintres se sont inspirés de miniatures du VIe siècle, pittoresques, réalistes, d’une facture très hellénistique. Mais ces miniatures illustraient des manuscrits des Évangiles : les artistes de la dernière Byzance s’y reportaient à la fois parce qu’ils cherchaient l’occasion d’une observation plus réaliste et parce qu’ils souhaitaient multiplier eux-mêmes les figurations évangéliques. Cette recherche simultanée du terrestre et de l’évangélique devrait nous faire

réfléchir. C’est un fait que les derniers Byzantins – à la différence des Italiens – ont fait place au naturel mais sans élaborer un naturalisme ; ont utilisé la profondeur, mais sans l’emprisonner dans les lois de la perspective ; ont exploré l’humain, mais sans l’isoler du divin. Si l’on ajoute que dans le monde grec du XIVe siècle les humanistes anti-hésychastes promouvaient beaucoup moins le réalisme qu’un symbolisme allégorisant, et que l’amour de la terre semblait plutôt lié, dans une perspective cabasilienne, au sens chrétien de l’Incarnation, on peut se demander si l’art des Paléologues, au moins dans ses plus hautes créations, ne représente pas, plutôt qu’une Renaissance manquée, une Renaissance transfigurée. C’est la même exploration de la douleur que dans le monde germanique. Mais jamais n’est oubliée l’assomption et l’accomplissement par le Christ de toute la beauté du monde, ni que l’homme de douleurs est aussi le Transfiguré. Jamais n’est rompue l’unité chalcédonienne du divin et de l’humain. Simplement, dans cette bi-unité, l’attention fixée sur le divin au temps du classicisme byzantin se déplace vers l’humain. De même que la musique de Mozart, lorsqu’elle semble ignorer Dieu, demeure un jeu en sa présence, de même la peinture byzantine du XIVe siècle, lorsqu’elle semble s’attarder aux valeurs de la terre, révèle la lumière du Thabor, comme un nuage frangé de soleil.

Rien de plus caractéristique, pour pressentir cette assomption des valeurs terrestres (ou plutôt leur déchiffrement dans la lumière), que la représentation de l’énergie divine sous les traits féminins de l’Ange-Sophia. Le goût allégorisant des humanistes byzantins accentuait dans l’art (et la liturgie) du bas Moyen Âge « orthodoxe » la tentation d’un symbolisme analytique, littéraire et précieux, dénaturation spiritualisante du sens de l’icône. Mais souvent l’Église christianisait cette sensibilité symboliste par le recours à l’Ancien Testament comme typologie. Il en fut ainsi pour la Sophia dont parlent le livre des Proverbes et celui de la Sagesse. Dans l’Église ancienne, cette figure mystérieuse était identifiée tantôt au Saint-Esprit, tantôt au Verbe, mais, au XIVe siècle, les palamites ont vu en elle l’énergie divine, manifestée certes dans le Fils, mais commune aux trois Personnes de la Trinité et communiquée dans le Saint-Esprit : Sagesse « par laquelle et dans laquelle

Dieu créa l’univers1 ». C’est pourquoi on représenta symboliquement la Sagesse sous la forme d’une femme ailée, d’une grave beauté, derrière laquelle on silhouette volontiers (notamment à Gracanica et à Decani) une architecture à sept colonnes rappelant le texte même des Proverbes (1, 9 : « La Sagesse a édifié sept colonnes ») et les dons du Saint-Esprit. Ces représentations sont d’une grande importance par la résonance psychologique (avec toute l’extension que Jung accorde à ce mot) qu’elles donnent à la doctrine palamite des énergies. Que Dieu manifeste sa nature dans l’archétype féminin de la Sophia – et non plus dans la virilité écrasante de la réponse à Job – souligne la révélation de ses « entrailles de miséricorde » – au sens biblique, qui est utérin. Le divin est ressenti comme tendresse et beauté, et cette toute-présence de la Sagesse, « effusion de la gloire du Tout-puissant » (Sg 7,25) qui « joue à la surface de la terre » (Pr 8,31), permet la transfiguration de la féminité cosmique, si longtemps suspecte à un christianisme unilatéralement monastique (il est significatif que dans l’art du XIVe siècle la figure féminine prenne une importance qu’elle n’avait jamais eue dans l’iconographie de l’Orient chrétien). Sens de la tendresse, assomption ébauchée du jeu de vivre sont en effet les deux traits majeurs de l’art des Paléologues. Une douceur tendre, tantôt joyeuse et tantôt douloureuse, s’exprime dans la représentation fréquente des enfances de la Vierge – véritables poèmes de l’enfance et de la féminité –, elle s’exprime surtout dans un évangélisme qui converge avec la spiritualité cabasilienne. Dans beaucoup d’églises les peintres déroulent de vastes cycles christologiques dont les plus répandus transcrivent littéralement les douze « évangiles » de la Passion (lus solennellement aux vigiles du Vendredi saint) et suivent pas à pas le Seigneur de Gethsémani à la Résurrection. Cet art dynamique, riche d’une multiforme humanité, est douloureux mais non doloriste. Les Ecce homo d’Euthychius et de Michael (en Serbie et en Macédoine) font songer à l’art flamand de la fin du Moyen Âge, mais cette exploration frémissante de la Passion n’oublie jamais la victoire : le Christ mené au supplice, l’Elkoménos, agit volontairement sa passion : combien significative cette représentation propre à l’art des Paléologues (et à celui de la période turque en Grèce et dans les Balkans) où l’on voit l’Elkoménos gravir de lui-même l’échelle appuyée sur la croix… Ces scènes de passion, en effet, illustrent avant tout l’immense tendresse du Dieu qui renonce à son impassibilité pour prouver à l’homme son amour. Voici l’entière humanité d’un Dieu qui devient, pour reprendre les termes de

la spiritualité hésychaste, notre frère, notre père, notre mère, un autre nousmême, amant véritable, mendiant d’amour à la porte de notre cœur. En même temps s’ébauche, en Christ et dans la manifestation de la Sophia, une assomption de la sagesse, de la beauté et du jeu de vivre. Les peintres aiment à placer sur les murs des narthex, tels des prosélytes de la porte, les figures de Solon, de Pythagore et de Platon. Tout le décor hellénistique réapparaît dans les architectures fantaisistes, presque « surréalistes », qui servent de cadre aux scènes religieuses : des lions sculptés supportent les colonnes, la nudité des cariatides n’est guère ascétique. Des enfants jouent au premier plan dans la Multiplication des pains de Karieh Djami ; au Protaton de l’Athos ils dansent sur un pont dans la scène du baptême du Christ… Le dessin, brillant, affine les contours sans les dissoudre ; les personnages, effilés et vibrants, anticipent le Greco, cet héritier de la Renaissance des Paléologues (mais il ne pourra greffer ce flamboiement en Italie, terre d’une Renaissance en définitive tout autre – il lui faudra l’Espagne, et son exigence d’absolu). L’abstraction, traditionnelle dans l’art de l’icône, « trans-figuratif », se réfugie et s’exaspère dans le traitement des visages, géométrie d’intériorité où la juxtaposition de quelques touches lumineuses fait songer aux recherches les plus hardies de Van Gogh ou de Kokoschka… Les nuances se multiplient, chaudes et sombres, la lumière audedans.

Le chef-d’œuvre de cette Renaissance transfigurée, il faut sans doute le chercher dans le parekklé sion de Karieh Djami à Constantinople : libérée depuis quelques années à peine de la chaux musulmane, c’est une Descente aux enfers si fulgurante qu’on songe, en la contemplant, aux mots d’Héraclite sur la foudre-logos qui pilote le monde. Les abîmes s’ouvrent devant le Christ en vêtements de surnaturelle blancheur, baigné d’une triple, c’est-à-dire trinitaire, gloire bleue qui scintille d’étoiles. Le Dieu-homme arrache au tombeau Adam et Ève éperdus. Lui-même est pur élan, bondissement vainqueur, danse triomphale. Au centre symbolique de la terre des damnés et des morts, la gloire qui unit remplace la pesanteur qui sépare. Toute la composition est maîtrisée par le visage de Dieu, royal et tendre, comme immobile dans ce tourbillon libérateur.

On a comparé les fresques du parekklésion où se trouve ce chef-d’œuvre de violence spirituelle, la violence qui s’empare du Royaume de Dieu, aux mosaïques des deux narthex, dans la même église, où se déroulent avec une délicatesse familière des scènes pittoresques : elles sont du même atelier, peut-être du même artiste. Signe d’une synthèse où tout aurait pu trouver place, dans la lumière de la Résurrection. 1. Grégoire PALAMAS, Dial. avec Grégoras, éd. Candal, dans Or. Chr. Per., 14, 1950, p. 354.

VII

La relève russe Au moment où Byzance s’enfonce lentement sous le flux de l’Asie musulmane, le problème se pose de savoir qui héritera la « diaconie » royale de l’orthodoxie. L’empire « des Serbes et des Grecs », constitué dans ce but par Étienne Douchan, s’effondre sous la poussée turque, en 1389, à Kossovo. Il ne restera plus au dernier État serbe, arc-bouté sur le Danube pour moins d’un siècle, qu’à sublimer la guerre en martyre. Dans le monastère fortifié de Manassia qui semble, au cœur de la montagne, un château de l’âme, et qui fut alors le refuge de la culture serbe, les saints guerriers peints aux murs de l’église ne luttent plus contre la chair et le sang sinon pour mourir et se métamorphoser. Le nom de Jésus est inscrit au centre de leur cuirasse, à l’endroit du cœur.

Pourtant, une dizaine d’années avant Kossovo, une autre bataille avait désigné le royaume qui prendrait la relève de Byzance. En 1380, le Khan tatar Marnal, inquiet du rassemblement en cours de la terre russe, marcha sur Moscou avec une puissante armée. Le grand-prince Dimitri, qui jusqu’alors avait pratiqué à l’égard des Mongols la traditionnelle politique de conciliation, n’avait pas confiance en ses propres forces. Il alla demander conseil à saint Serge de Radonège, le rénovateur de la vie spirituelle russe au XIVe siècle, dans l’espoir que le starets connaîtrait les temps et les moments de l’histoire. « Ton devoir exige que tu défendes ton peuple, répondit Serge. Sois prêt à offrir ton âme et à verser ton sang. Mais va auparavant audevant du Khan comme son vassal, et tâche de l’arrêter par ta soumission, en toute loyauté. La Sainte Écriture nous enseigne que si nos ennemis nous réclament notre gloire, s’ils désirent notre or ou notre argent, nous pouvons les leur

céder. N’offrons notre vie et ne versons notre sang que pour la foi et au nom du Christ. Écoute, Prince, rends-leur ta gloire et tes richesses, et Dieu ne permettra point ta défaite, il te relèvera, voyant ton humilité, et il abaissera leur orgueil indomptable. » Le grand-prince précisa qu’il avait tout fait pour apaiser le Khan, mais en vain. « Alors, répondit Serge, ils périront. Dieu viendra à ton secours. Que sa grâce soit avec vous. » Et Dimitri – désormais Donskoï – fut vainqueur sur les rives du Don, à Koulikovo.

Le lent essor de la principauté de Moscou est le fait dominant de l’histoire politique russe au XIVe siècle. Les Mongols avaient non seulement vassalisé la Russie mais favorisé son émiettement. La civilisation kiévienne avait péri, la vie s’était ensauvagée, le monachisme végétait. Seul l’épiscopat représentait une force d’ordre et d’unité. Or, en 1325, le métropolite Pierre transféra son siège de Vladimir à Moscou. Il mourut l’année suivante après avoir béni les fondements de la cathédrale de l’Assomption, qu’il chargea le prince d’achever : « Si tu m’écoutes, notre cité deviendra glorieuse parmi toutes les autres, et des pontifes y habiteront. » La collaboration de son successeur Théognoste avec le prince Jean Kalita (1328-1340) fit de Moscou le centre unificateur de la Russie. La cathédrale de l’Assomption devint la mère des églises russes et la protectrice de l’État.

Dans la seconde moitié du XIVe siècle, l’Église russe brille de toute sa gloire. L’enseignement pastoral, la spiritualité monastique, la mission, l’art sacré s’y épanouissent presque simultanément dans la quadruple sainteté du métropolite Alexis, de Serge de Radonège, d’Étienne de Perm et d’André Roublev.

Alexis ne fut pas seulement un prince de l’Église, mais un homme d’État de premier ordre. Au moment où il était sacré à Constantinople, la peste emportait le prince Syméon le Fier, et le nouveau métropolite devint régent

pendant le règne du faible Jean II et la minorité de Dimitri, le futur Donskoï. Jusqu’à sa mort, il devait rester le guide du prince et du conseil des boïars. Alexis poursuivit avec grande diplomatie la politique qui était désormais celle de Moscou : la concentration autour de cette ville des forces nationales par la ruine de l’ancien ordre – ou plutôt désordre – des apanages. Il n’hésita pas à utiliser des moyens religieux au service de cette politique, excommuniant les princes qui s’alliaient avec la Lithuanie, l’ennemie de la nouvelle unité russe, jouant de son influence à Constantinople pour préserver l’unité de sa métropole que les Lithuaniens voulaient rompre en fondant à Kiev une métropole indépendante. (Les orthodoxes de ces confins occidentaux auront finalement un destin particulier, difficile mais fécond, lorsque la Lithuanie s’unira, à la fin du XIVe siècle, à la Pologne catholique.) Toutefois, l’œuvre politique de saint Alexis reste au service d’une vision spirituelle, celle d’une « diaconie » de l’Église et de sa mission par le peuple russe pacifié et unifié. L’amitié que portait Alexis à saint Serge, dont il a tenté – vainement – de faire son successeur, témoigne de cette primauté du spirituel. En témoigne aussi le charisme d’enseignement que sut manifester le métropolite. II avait étudié le grec et vécu à Constantinople. Il fut un des Russes, bien peu nombreux à l’époque moscovite, qui connaissaient la langue de l’Église mère. C’est ainsi qu’il put mener à bien une traduction nouvelle, très améliorée, des Évangiles et répandre en Russie la doctrine palamite consacrée par le concile de 1351. Son prédécesseur Théognoste, ami personnel du patriarche antipalamite Jean Calécas (déposé en 1347), avait refusé d’ajouter au Synodikon du Triomphe de l’orthodoxie les textes consacrant la doctrine des énergies incréées. L’enseignement de cette doctrine fut donc inauguré en Russie par saint Alexis qui entretint longtemps des relations amicales avec le patriarche Philothée, un des principaux compagnons de lutte de Palamas. Le métropolite combattit efficacement des erreurs qui rappelaient celles de Barlaam et partout il édifiait des églises dédiées à la Transfiguration.

Saint Alexis ne permit donc pas à l’Église russe de s’enfermer prématurément en elle-même. Dans la seconde moitié du XIVe siècle, l’influence byzantine ne cesse de grandir en Russie. Une fois encore, c’est la Bulgarie qui sert

d’intermédiaire entre la pensée grecque et les terres slaves (et roumaines). L’hésychasme se propage à partir du « désert » de Paroria où s’était fixé à la fin de sa vie saint Grégoire le Sinaïte. Le patriarche de Bulgarie Euthyme et Cyprien Tsamblak, un Bulgare hellénisé devenu métropolite de Kiev et qui gouverna l’Église russe de 1381 à 1382 et de 1390 à 1406, tous deux appartenant à la lignée spirituelle du Sinaïte, jouèrent un rôle essentiel dans cette expansion vers le nord du renouveau hésychaste. Ils mettent à jour en s’inspirant des récentes réformes grecques les livres liturgiques slaves et introduisent en Bulgarie puis en Russie le nouveau texte du Synodikon. Les nouvelles règles de célébration imposées aux prêtres et aux diacres par le patriarche Philothée sont traduites directement par Cyprien (notamment dans le Sluzebnik). La pensée hésychaste, connue surtout en Russie sous son aspect proprement monastique et spirituel – par des traductions de Grégoire le Sinaïte – s’y répand à la fin du siècle sous son aspect théologique : plusieurs sermons du patriarche Philothée sur la Sagesse divine sont alors traduits, tandis que les Serbes introduisent des textes de Palamas dans la littérature théologique de langue slave. Dans la vie monastique, la réforme hésychaste comme retour à la vie cénobitique et à la pauvreté trouva un terrain presque vierge dans le mouvement russe des poustinniki (ceux qui vont au désert). C’est à la demande du patriarche Philothée que saint Serge introduit la règle studite dans sa communauté, d’où, pour la seconde fois, elle s’imposera partout en Russie. Lui-même reçoit dans son monastère un évêque grec. Un de ses disciples, Serge de Nourom, vient du mont Athos. Le monastère érigé au bord du lac Kouben en l’honneur de la Transfiguration a pour higoumène un athonite grec, Denys, venu en Russie sous le règne de Dimitri Donskoï. De même, dans les provinces roumaines, vers 1350, le moine athonite Nicodème, probablement apparenté aux familles régnantes de Serbie et de Valachie, réorganise le cénobitisme et inaugure un puissant mouvement de fondations monastiques (Voditza et Tismana en Olténie, puis Néamtzu et Bistritza en Moldavie) qui suscitera comme en Russie l’essor simultané de la prière et de la culture.

Le pôle de la spiritualité russe au XIVe siècle est saint Serge de Radonège. On peut dire qu’il a donné une forme proprement russe au grand renouveau

hésychaste si du moins l’on entend ce renouveau au sens de la vaste réforme promue par Palamas et ses disciples et qui touche tous les aspects de la vie ecclésiastique, avec une forte dimension d’amour actif. Le mouvement des poustinniki surgit un peu partout en Russie vers 1350. Ce recours à la solitude et à la forêt transpose dans la nature russe les attitudes originelles du monachisme. C’est la réponse de la vie profonde et du sens eschatologique à l’effondrement de civilisation consécutif aux invasions mongoles. Serge de Radonège – figure centrale de ce mouvement – est né vers 1314, près de Rostov la Grande. Ses parents, des boïars, furent ruinés par l’occupation moscovite et se réfugièrent à Radonège. Ainsi ce ne seront pas « la chair et le sang », mais une conscience aiguë du rôle pacificateur et libérateur de Moscou qui feront bénir par Serge le grand-prince Dimitri. À la mort de ses parents, le jeune Barthélemy s’enfonce, bientôt seul, dans la forêt, « pour vaquer au silence » il devient moine sous le nom de Serge. Son premier soin est de bâtir, près de sa cellule, une chapelle qu’il dédie à la Trinité. Cette consécration – sans précédent en Russie – constitue à la fois un signe des temps, et comme la source de la spiritualité propre de Serge. La Trinité est la donatrice des énergies incréées dont la doctrine, au même moment, est explicitée à Byzance par Grégoire Palamas. Et Serge s’efforcera de réaliser partout une unité qui soit à l’image de la Trinité : depuis sa communauté, jusqu’à la vie politique russe de son temps. Serge vécut isolé quelques années, priant et méditant ses deux seuls livres, l’Évangile et le Psautier, travaillant durement de ses mains pour subsister dans une nature hostile. Il est en paix avec les bêtes de la forêt, nourrit un ours, nomme la flamme et la lumière « ses amies ». Bientôt des compagnons se joignent à lui : par amour, il les accepte et c’est l’origine de la laure de la Trinité. La communauté est d’abord idiorythmique mais Serge, sur une intervention directe du patriarche Philothée, introduit une stricte vie en commun, selon une règle de type studite. Le cénobitisme, ici, s’oppose à l’individualisme « idiorythmique », mais nullement aux vocations de type érémitique, comme avait d’abord été celle de Serge. Celui-ci donnera à plusieurs de ses disciples la bénédiction pour pratiquer le silence perpétuel – entre autres à son neveu Isaac : « Désormais Isaac vécut dans le silence, libre de toutes passions par les prières de saint Serge1. » Serge eut beaucoup de mal à réaliser la réforme, une partie de ses moines

le quitta. Il l’emporta par une force tout intérieure manifestée dans la nonrésistance au mal. Quand son frère aîné se mit à intriguer pour l’évincer, Serge ne dit rien mais s’en alla. C’est seulement sur l’ordre formel du métropolite Alexis, sollicité par la communauté repentante, qu’il revint au monastère après plusieurs mois d’absence. Ainsi Serge réalisa-t-il la synthèse du cénobitisme et de la solitude intérieure, de l’amour de Dieu et de l’amour du prochain, de la prière perpétuelle et de la charité active, tissée d’humilité et de douceur. Dans la vie des premiers moines, nous dit son biographe, il admirait non seulement les exploits spirituels, « comment, étant les concitoyens des anges, ils apparurent terrifiants aux démons », mais aussi l’efficacité de leur amour : « Les hommes, disait-il, venaient à eux avec des infirmités de toutes sortes, dont ils étaient guéris. Ils étaient… les nourriciers et les protecteurs des pauvres, le trésor inépuisable des veuves et des orphelins. » Ainsi fut Serge de Radonège. Il fit de son monastère un centre culturel à la bibliothèque bien garnie, et un centre social d’où personne ne devait partir les mains vides. Il fut le starets secourable envers toute misère. Il conseilla les princes et les métropolites de Moscou. II accepta – pour réconcilier – des missions politiques. Il bénit Dimitri Donskoï. Mais il refusa de devenir le successeur du métropolite Alexis : « Je ne suis qu’un pécheur, et le dernier des hommes. » Si sa vie intérieure nous reste cachée, des témoignages convergents laissent supposer qu’il a connu l’expérience de la lumière thaborique. Lorsqu’il célébrait la liturgie, on vit « le feu passer sur la table du sacrifice pour entourer l’autel et envelopper les saints dons. Au moment où Serge communia, la flamme divine… entra dans le saint calice : Serge communia de cette façon ». Typique d’une sensibilité analogue à celle du palamisme, ce lien du feu divin et de l’eucharistie… Dans cette même lumière, « plus éclatante que celle du soleil », la Mère de Dieu, « brillant d’une gloire ineffable » et accompagnée des apôtres Pierre et Paul, apparut à Serge et l’assura qu’elle protégerait son monastère2 ».

Par son action de présence, saint Serge rééduqua le peuple russe, le rendit capable de s’unir et de se libérer, et déclencha un renouveau prodigieux des vocations contemplatives. De 1340 à 1440, on enregistre plus de cent

cinquante fondations de monastères, dont la moitié environ par essaimage de la communauté constituée par Serge. La plupart des nouveaux monastères s’établissent dans les forêts d’Outre-Volga, et souvent ils ouvrent la voie à la colonisation paysanne. Cette « Thébaïde du Nord » sauvegarde les grandes vertus de saint Serge : la douceur, l’humilité, l’amour des ennemis, et surtout un sens tout évangélique de la pauvreté. Pauvreté non seulement individuelle mais collective, par refus de posséder au nom du monastère. Serge interdisait à ses moines d’aller mendier et de solliciter d’aucune façon une aide extérieure. Cyrille du Lac-Blanc leur défendait de posséder personnellement même une écuelle et refusait tous les dons en terres offerts à la communauté. Dimitri de Priloutzk ordonnait à ceux qui avaient l’intention de lui faire une aumône d’en utiliser le montant pour nourrir les serfs, les orphelins, ceux qui souffrent « la soif et la nudité ». Cette indépendance à l’égard du monde donnait à ces spirituels le droit d’y intervenir sans compromis, pour la justice, contre les puissants. Saint Cyrille affirme que le moine doit non seulement édifier le peuple mais assurer sa défense. Il rappelle au prince de Moscou que « ni la souveraineté, ni le pouvoir princier, ni aucun pouvoir au monde ne peut nous libérer des justes jugements de Dieu ». Il propose tout un programme de justice sociale au prince de Mojaïsk.

Cette soif évangélique de pauvreté va se heurter non seulement à une inévitable objectivation sociologique mais au désir de certains abbés d’accepter les richesses – collectives bien entendu – pour exercer une charité plus active. Ainsi saint Nikon, disciple bien-aimé de Serge et son successeur, constitue, avec les donations des princes, un immense domaine foncier ; il peut alors reconstruire magnifiquement l’abbaye ruinée en 1408 par une incursion mongole, et développer son rôle social. Entre autres, un hospice est ouvert aux mendiants infirmes qui ne peuvent recueillir euxmêmes des aumônes. Tandis que les grandes communautés s’enrichissent après la mort de leurs fondateurs, ermitages et skites ne cessent d’essaimer dans les solitudes forestières, pour sauvegarder la pauvreté. Ainsi éclatera, dans la seconde moitié du XVe siècle, un conflit célèbre. D’un côté, autour de Joseph de

Volokolamsk, ceux qui défendent la légitimité, dans un but de service social, des propriétés monastiques : ils tentent de sacraliser la société, et, tout en s’opposant à la sécularisation des biens du clergé, conseillent à l’État de maintenir un ordre d’unité en brûlant les hérétiques. À l’inverse, les hésychastes, groupés en petits skites d’une entière pauvreté, et dont Nil de la Sora est le porte-parole, mettent l’accent sur un dépouillement évangélique, trouvent purifiante la sécularisation et rappellent qu’il faut prier pour les hérétiques, et non les brûler. L’incomparable grandeur de saint Serge est d’avoir réalisé, pour le meilleur, la synthèse de ces deux tendances – qui, l’une et l’autre, pourront se prévaloir de lui.

Si les communautés, grandes et surtout petites, de la « Thébaïde du Nord », ont souvent joué un rôle missionnaire par leur seule présence, la mission au sens propre fut essentiellement, au XIVe siècle, l’« exploit » de saint Étienne de Perm3. La colonisation russe, en s’avançant vers le nord-est, se trouvait en contact avec des peuples païens de race jaune. Oust-Youg la Grande, dans la région de la Dvina du Nord, où naquit Étienne vers 1340, était ainsi un centre de colonisation isolé au milieu de la population ziriane. Fils d’un sacristain et chantre, Étienne connut très tôt les Zirianes et apprit leur langue. Le jeune homme entra au monastère Saint-Grégoire-de-Nazianze à Rostov (parce qu’il y avait là beaucoup de livres) et que la science l’attirait. Il apprit le grec, « scruta profondément les Écritures », étudia aussi la « philosophie extérieure ». « Il avait toujours sur lui des livres grecs. » Mais le souvenir qu’il gardait des Zirianes, l’amour qui le poussait vers ces païens, finirent par l’emporter sur son goût de la culture. Mettant sa science au service d’une vocation missionnaire, il élabore une langue écrite pour les Zirianes. Dans la certitude de la transcendance et de l’universalité de l’Église, il refuse, malgré les critiques, de lier l’évangélisation à la russification, il humilie sa conscience nationale devant celle d’un petit peuple. Il décide de faire, pour ces Asiates païens, ce que Cyrille et Méthode avaient fait pour les Slaves. Bien mieux, pour composer l’alphabet ziriane, il n’utilise pas les caractères slaves ou grecs, mais étudie et transcrit les signes – des sortes de runes – que les Zirianes gravaient dans l’écorce des arbres. Après avoir traduit la liturgie et une partie de l’Écriture, « il part comme un agneau au milieu des loups »

en 1379, presque seul, refusant toute aide de l’État moscovite afin de pouvoir témoigner d’homme à homme sans autre force que celle de la Bonne Nouvelle. Il s’entretient longuement avec les païens et bientôt réunit quelques disciples, qu’il baptise. Artiste lui-même – il aimait peindre des icônes –, il édifie une église à Oust-Vim, au centre du pays ziriane, et l’orne « comme une belle fiancée ». Les païens viennent nombreux « admirer la beauté de l’édifice ». Au témoignage par la parole se joint ainsi celui de la vie liturgique et de sa beauté. Étienne entend former des chrétiens conscients ; il met l’accent sur la catéchèse, apprend à lire aux convertis, et leur fait étudier le Livre d’heures, le Psautier et d’autres passages de la Bible. Sacré évêque de Perm en 1383, il institue un clergé local. Sous son impulsion se constitue une littérature en langue ziriane… Étienne – qui s’était lié d’une profonde amitié avec saint Serge – édifie des dizaines d’églises et le monastère des Archanges. Il protège son peuple adoptif contre les exactions du pouvoir central, distribue des vivres lors des famines, secourt les pauvres et les vieux… De 1379 à sa mort, en 1396, il évangélisera l’immense région – appelée parfois « Grande Permie » – qui s’étend jusqu’à l’Oural. Certes l’Église russe, à partir de la fin du xve siècle, a subi la tentation de l’orgueil national et imposé le slavon aux Zirianes. Mais l’exemple d’Étienne ne fut pas perdu. Lorsque l’Église russe, pour faire face à l’humiliation de la période synodale, se ressourça dans l’« unique nécessaire », elle revint à l’attitude d’Étienne et cessa de russifier en christianisant. Au XIXe siècle surtout, la liturgie et l’Écriture furent traduites dans des dizaines de langues parlées, depuis la région de Kazan jusqu’à l’Amérique du Nord et au Japon, à travers toute la haute Asie.

Cette création spirituelle se manifeste enfin dans l’art sacré, la peinture surtout, qui atteint son apogée de 1350 à 1450 environ. La sacralité liturgique, qui s’accroît à Byzance et trouve un terrain propice dans une Russie surtout paysanne, l’architecture de bois, qui interdit les fresques, l’isolement du XIIIe siècle quand Latins et Mongols séparent la Russie de Constantinople, tout explique le développement d’une iconostase monumentale où la Déésis (la Vierge et le Baptiste intercédant de part et d’autre du Christ juge) s’enrichit de personnages qui symbolisent la

communion des saints, où se trouvent reportées aussi, faute de pouvoir prendre place sur les poutres des parois, les douze grandes fêtes de l’année. Cette iconostase hypertrophiée, sur laquelle se concentre désormais l’énergie créatrice des peintres, donne lieu à d’éclatants chefs-d’œuvre, non seulement dans le détail des icônes qui la composent, mais dans leur agencement d’ensemble, souvent simple, monumental, d’une grandeur épique. Longtemps estompée, l’influence byzantine réapparaît en force dans la seconde moitié du XIVe siècle. Toutefois Novgorod et les villes du Nord, qui avaient échappé à la domination mongole et donc affermi dès le XIIIe siècle leur style propre, renoncent vite à imiter les modèles grecs. C’est là que le génie russe dans l’art sacré va jusqu’au bout de ses tendances originales dès la fin du XIVe siècle. Le modelé byzantin fait place à un tracé linéaire sur des surfaces colorées sans profondeur. Les thèmes sont ramenés à l’essentiel sans rien d’adventice, la composition est aérée, secrètement rythmée, le contour d’une exigeante sobriété. Des coloris éclatants remplacent les nuances complexes, assombries, de la Renaissance Paléologue. Le fond de l’icône est souvent d’un franc vermillon, mais les couleurs, sans ombre, ont une légèreté spirituelle, et l’or fait place au jaune clair. Une intensité paisible, rayonnante, se substitue au dynamisme pathétique de la dernière Byzance. L’icône se ramène ainsi à un très pur « hiérogramme », qui va devenir de plus en plus concis, abstrait jusqu’à l’essentiel, au XVe siècle, dans l’École du Nord (qu’on pense aux célèbres icônes des Douze fêtes sur l’iconostase de Kargopol).

Par contre, la recrudescence de l’influence byzantine est nette dans la peinture moscovite. Cela s’explique, d’évidence, par les liens de l’Église mère avec la résidence de son métropolite, sans parler de l’imitation de la cour de Constantinople par celle du grand-prince. En 1344, le métropolite Théognoste invite des peintres grecs à décorer les murs de sa cathédrale. Vers 1390-1395, Théophane le Grec se fixe à Moscou où il restera jusqu’à sa mort (au préalable, il avait peint à Novgorod les fresques de l’église de la Transfiguration). Cet artiste de génie exprime avec violence la dimension ascétique de Byzance, sans rien ignorer, surtout pour la stylisation des visages, des recherches grecques de son temps. Sa spiritualité grandiose est celle de la Bible – il peint Adam, Abel, Noé, Melchissédec et Job –, celle du

désert surtout, le désert des stylites qu’il se plaît à représenter. Son coloris assourdi suggère l’âpreté du combat intérieur. Et soudain, le sombre cocon se déchire sur la blancheur du soma pneumatikon pour exprimer cette situation ultime de l’ascèse, quand la vie absorbe la mort. Théophane pousse à l’extrême la stylisation. Quelques stries de lumière majorent le front et les yeux, situent la croix secrète du visage… Jamais sans doute le visage de l’homme n’a été si violemment fouillé jusqu’à ses racines de lumière. D’Abel, promesse juvénile, aux patriarches moussus de blancheur comme des arbres de sagesse, l’homme affirme sa vocation d’éternité et voici, dans l’envol de la bénédiction, le visage-limite, saisi aux frontières de la lumière, de saint Macaire, presque rien, la nuit éclaboussée d’un feu blanc… L’apport byzantin a été assumé par la spiritualité russe, et surtout par la sainteté « trinitaire » de Serge, pour donner à l’art orthodoxe – et à la peinture mondiale – un de ses sommets : l’œuvre de saint André Roublev4 (l’orthodoxie connaît un ordre de saints iconographes, sanctifiés par l’exercice même de leur art). Roublev (1360/70-1430) a fait probablement son apprentissage dans l’atelier d’icônes du monastère de la Trinité. Celui qu’on devait appeler « l’iconographe de Radonège » nous apparaît ainsi, d’emblée, dans le rayonnement de saint Serge. Peut-être a-t-il connu personnellement le saint. En tout cas, il a vécu constamment parmi ses disciples directs. Et sa spiritualité est celle de Serge : Roublev est décrit comme très humble, « plein de joie et de clarté ». Ainsi sera son art profond et léger, immense et d’une joie d’enfance. En 1405, Roublev participe, au Kremlin de Moscou, à la décoration de la cathédrale de l’Annonciation. Il fait partie d’une équipe de peintres que dirige Théophane le Grec. Pourtant, il ne suivra pas la voie de Théophane – c’est l’héritage spirituel de Serge qu’il exprimera par son art. Il ne met pas l’accent sur l’ascèse, mais sur la grâce et sur la joie. Théophane fore la nuit vers un bref éclat de lumière. Roublev semble chanter dans cette lumière. Les jours de fête, lorsqu’il ne peignait pas, Roublev « s’asseyait devant les vénérables et divines icônes ; et, les regardant sans distraction…, il élevait constamment son esprit et sa pensée dans la lumière immatérielle et divine5 ». Par ailleurs – et voici l’aspect russe de la Renaissance transfigurée – Roublev, en étudiant d’anciennes icônes, sut retrouver, à travers l’héritage byzantin, les fondements mêmes de l’art antique. « Dans aucun autre pays d’Europe à la même époque, écrit Alpatov, pas même en Italie, on ne sentait

les principes de la composition grecque aussi profondément que les sentit André Roublev qui les incarna dans ses œuvres6. » Toute la beauté de l’hellénisme antique renaît ici : une « eurythmie », une « fluidité » qui rappellent les conceptions esthétiques de Platon, mais illuminées par l’Évangile. En 1408, Roublev décore la cathédrale de l’Assomption à Vladimir. Vers 1422, saint Nikon l’invite à décorer la nouvelle église de la Trinité. Et c’est là, à la gloire de saint Serge et pour son église, que Roublev peint son chefd’œuvre – la célèbre icône de la Trinité. « On peut la dire sans pareille, écrivait en 1920 G.A. Olsoufiev, pour la synthèse parfaite d’une conception théologique sublime et du symbolisme artistique qui l’exprime par la structure des rythmes et des lignes, des couleurs et d’une plastique qui se transcende. Cette icône est par excellence ontologique, non seulement dans sa conception, mais aussi dans tous ses détails7. » Le thème : les trois anges reçus par Abraham sous le chêne de Mambré, et dont la Genèse dit tantôt qu’ils étaient trois, tantôt un, et que c’était le Seigneur – d’où l’interprétation trinitaire… Dans le goût symbolique de la Renaissance des Paléologues, Roublev supprime l’anecdote, fait disparaître les personnages humains, garde seulement les trois anges. Simplement à l’arrière-plan sont furtivement indiqués une maison, un arbre, un rocher, symboles du Christ et de l’Église. La coupe qui contient la tête du veau offert à ses hôtes par Abraham devient le symbole de l’eucharistie, et centre la composition. L’ange du milieu selon une disposition héritée d’une interprétation christologique (le Logos entre deux anges) est certainement le Christ : ses vêtements, brun terrestre et bleu céleste, sont l’image de l’union des deux natures dans l’Incarnation. Dans une attitude d’amour obéissant, il regarde le Père et bénit la coupe de son sacrifice. Le Père est symbolisé par l’ange de gauche, dont le manteau diaphane, d’un bleu translucide mêlé d’or pâle, suggère la source inconnaissable de la divinité. Inconnaissable sinon à travers le sacrifice de son Fils : lui aussi bénit la coupe et son visage, dans sa paix même, est étrangement douloureux. Mais il regarde l’ange de droite, dont le manteau vert, couleur de vie, signifie la Résurrection : c’est l’Esprit vivifiant qui ressuscitera le Christ et communiquera au monde l’énergie divine. Son visage est d’une force adolescente – signe d’éternelle jouvence… Le « rythme » même de l’icône suggère le « mouvement d’amour » de la Trinité. Un schéma circulaire unifie en un tout indissoluble les trois personnes. Toutefois, tandis que l’ange-Logos et l’ange-Esprit s’inclinent

vers le Père selon ce mouvement circulaire (qui entraîne aussi l’arbre et le roc), l’ange « paternel » a le buste presque vertical : caractère axial que souligne la présence, au-dessus, de la maison aux fortes lignes verticales, et qui manifeste la « monarchie du Père ». Dans la table, véritable autel, un cube, un bloc rectangulaire plutôt, est discrètement inséré, juste sous la coupe du sacrifice : symbole sans doute du monde qui ne peut exister qu’à l’ombre de l’Agneau immolé dès le commencement… La plénitude du sens, la beauté spirituelle des visages, l’eurythmie vraiment platonicienne des personnages, le coloris léger, transparent, libéré d’ombre, font de cette icône un chef-d’œuvre où le terrestre, transfiguré, n’est plus qu’une nacre légère au rivage de l’éternité. Ainsi l’art de ce siècle privilégié apparaît comme l’expression la plus directe de la lumière chère à la doctrine palamite. Tandis que l’art proprement byzantin reste lié au mystère du Verbe fait chair, l’art russe met l’accent sur la transfiguration universelle dans le Saint-Esprit. Byzance a proclamé la doctrine de la lumière incréée. Mais son art a surtout souligné la source « mystérique » de cette lumière, c’est l’humanité et la terre saisies dans leur valeur propre qu’il a explorées. L’art russe a représenté comme directement la lumière divine et la Trinité dont elle émane. La pneumatologie orthodoxe du Moyen Âge a trouvé à Constantinople ses expressions doctrinales. C’est en Russie qu’elle a trouvé son art. 1. « Vie de saint Serge par saint Épiphane, son disciple », trad. angl. par G.P. FÉDOTOV dans A Treasury of russian spirituality, Londres, 1952, p. 75. 2. « Vie de saint Serge », op. cit., p. 65-66, 78-79, 76-77, 79-80. 3. Nous avons une excellente biographie d’Étienne de Perm (éditée en Russie en 1897) par Épiphane le Sage, le disciple et biographe de saint Serge. 4. En fait, on ne peut distinguer que partiellement les œuvres de Roublev de celles d’autres grands iconographes contemporains, notamment son « cojeûneur » Daniel ; ce que nous disons de Roublev s’applique en réalité à cette création collective, qui se voulait anonyme. 5. Cité par L. OUSPENSKY, « André Roublev », dans « L’Icône », Contacts, n° 32, 1960, p. 291. 6. M. V. ALPATOV, Histoire générale de l’art, t. 3, Moscou, 1955, p. 190 (en russe). 7. Description des icônes de la Laure de la Trinité-Saint-Serge, édition de la commission chargée de la conservation des monuments anciens de la

Laure de la Trinité-Saint-Serge, Serguiévo, 1920, p. 10 (en russe).

Conclusion

Les grandes dissociations Pendant la première moitié du XVe siècle, l’Église grecque prend de plus en plus ses distances par rapport à l’Empire agonisant. Tandis que le territoire byzantin se réduit à une ville-État, Constantinople, l’autorité du patriarche œcuménique s’affermit. Il organise de nouvelles métropoles, en HongroValachie et Moldo-Valachie. Dans les quarante-six métropoles occupées par les Turcs, l’envahisseur, sensible à la loyauté des autorités ecclésiastiques, ne met pas en cause la liberté de culte et n’exige aucune sécession à l’égard du patriarcat. Au contraire, après la conquête de la Bulgarie, il favorise, en 1393, la suppression du patriarcat de Tirnovo et le rattachement de l’Église bulgare à Constantinople. Traditionnellement, l’empereur devait donner son investiture au patriarche nouvellement élu. La formule de cette investiture est modifiée afin que l’« empereur », comme le souligne Syméon de Thessalonique, « ne fasse que constater ce qui a été antérieurement décidé ». Toute une philosophie de l’histoire s’ébauche dans les pays orthodoxes1, qui définit clairement la monarchie chrétienne comme une diaconie de l’Église. L’État a besoin de l’Église, mais non l’Église de l’État. Si l’Empire orthodoxe se prend pour une fin en soi, et tente d’asservir ou d’utiliser l’Église, il perd sa raison d’être et s’effondre. À chaque tentative des empereurs byzantins pour contraindre l’Église à se soumettre à Rome en compromettant son patrimoine spirituel, correspondrait, de par la volonté de Dieu, une nouvelle poussée de l’islam. Les croisades occidentales ainsi sollicitées, et qui risquaient d’entraîner une nouvelle latinisation, ont abouti, en 1396, au désastre de Nicopolis. Au contraire, sous un empereur fidèle comme Manuel II, la situation se rétablit par miracle en 1399 comme en 1422, les Turcs doivent abandonner le siège de Constantinople et l’on parle d’une apparition salvatrice de la Vierge, le jour de l’assaut.

Avant de disparaître, l’Empire byzantin va rencontrer une dernière fois l’Occident au concile de Florence. L’occasion est décisive et propice, du côté de la chrétienté latine, à une rencontre féconde. Le grand schisme d’Occident en effet a détruit le rêve d’une théocratie pontificale, la société monolithique dont le contact avec l’autre ne pouvait être que la croisade a disparu. Avec Wycliff, avec Jean Huss, des forces de « pré-réforme » se manifestent qui exigent le retour de l’Église à la pauvreté de l’Évangile, la pleine responsabilité du laïcat. À l’université de Paris, aux conciles de Constance et de Bâle, une longue tradition occidentale qui remonte à l’Église indivise, la tradition des canonistes pré-grégoriens et d’Yves de Chartres, tente de s’inscrire dans la constitution de l’Église pour les « conciliaristes », le Christ a promis l’infaillibilité non à une personne ou une fonction, mais à l’Église dans son ensemble. Le pape est soumis au Concile, car « Dieu n’abandonne pas l’Église aux caprices d’un homme ». De fait, c’est le Concile qui met fin au grand schisme, en déposant les papes rivaux. Martin V en 1417, Eugène IV en 1434, doivent solennellement accepter la supériorité du Concile et s’engager à le convoquer régulièrement pour la réforme de l’Église. D’un même mouvement, les laïcs souhaitent une foi plus personnelle, les nations une expression du christianisme qui leur soit propre. En Allemagne grandit une mystique de la rencontre directe de l’âme avec Dieu, dans la lumière. Le roi de France promulgue la Pragmatique Sanction (1438) qui donne une large autonomie à l’Église nationale. Transcendance radicale du Dieu vivant chez les occamistes, nostalgie d’une déification par la grâce incréée dans la mystique du Nord, transparence et beauté du cosmos chez les Florentins du Quattrocento, rayonnement de Proclus chez les Rhénans, de Platon lui-même chez les Italiens, tout met en cause le grand édifice scolastique… Synthèse novatrice ou éclatement ? Rien n’est certain. La pré-réforme reconnaîtra-t-elle que le Saint-Esprit repose sur le Corps du Christ, ou devratelle s’opposer à l’Église ? Le conciliarisme retrouvera-t-il toutes les dimensions de l’apostolicité, ou ne verra-t-il dans l’évêque qu’un député ? Le mouvement, encore chrétien, des « nations » va-t-il briser l’Église ou l’enrichir d’une diversité oubliée ? La spiritualité de l’« étincelle » sera-t-elle panthéisme individualiste ou réelle déification ? La renaissance platonisante

rencontrera-t-elle, pour l’animer, un christianisme de la Transfiguration, ou un occultisme antichrétien ? Sur tous ces points, le témoignage de l’orthodoxie aurait pu être d’importance. Or il était sollicité. Le concile de Bale, pour inviter les orthodoxes, avait, en 1435, envoyé une délégation à Constantinople. Les Grecs, écrivait Wycliff, sont « seuls fidèles au Christ ». Les hussites ne voulaient être jugés qu’en présence du patriarche œcuménique. Selon les historiens tchèques du XVIIe siècle2, le souvenir du rite slavon n’avait pas entièrement disparu en Bohème et certains hussites – Jérôme de Prague plutôt que Jean Huss – s’intéressaient à l’Église grecque qui donne aux laïcs la communion sous les deux espèces. La mystique rhénane n’était pas liée seulement à l’influence de Proclus, mais à celle de saint Jean Climaque dont L’Échelle avait été traduite en latin, à la fin du XVIIe siècle, par des « spirituels » franciscains réfugiés aux Météores… Le platonisme florentin cherchait ses maîtres à Byzance : un ancien professeur à l’université de Constantinople, Manuel Chrysoloras, enseignait le grec à Florence. Surtout, car ç’aurait pu être un point décisif, la papauté, affaiblie par le grand schisme et le mouvement conciliariste, inquiète d’un rapprochement direct entre les Pères de Bâle et les orthodoxes, acceptait enfin ce que n’avaient cessé de réclamer les grands hésychastes, un concile d’union où les problèmes seraient librement débattus…

La vraie rencontre, pourtant, n’aura pas lieu, l’orthodoxie ne portera pas son témoignage. Ramenée par les événements à l’« unique nécessaire », l’Église grecque concentrait toutes ses énergies pour survivre humblement, silencieusement, à travers la domination de l’Asie. Loin de se préparer à dialoguer, elle se repliait sur son mystère. L’hésychasme redevient alors une spiritualité purement monastique et saint Grégoire le Sinaïte l’emporte décisivement sur Palamas. À l’occultation de la spiritualité correspond celle de la liturgie. Dans des églises envahies de pénombre, l’iconostase, sans atteindre les dimensions qu’il prend à la même époque en Russie, s’interpose presque entièrement entre le sanctuaire et la nef. D’origine syrienne, il manifeste un sens sémite, presque vétéro-testamentaire, du mysterium tremendum3 dans l’église, la présence s’involue en zones de densité

croissante et seul le clergé peut pénétrer dans la zone ultime, autour de l’autel. Sans cesser d’être « œuvre commune », la liturgie devient pour une part un drame sacré célébré par le clergé devant le peuple et pour le peuple. Les textes les plus essentiels – la majeure partie du canon eucharistique – sont prononcés à voix basse par crainte de profanation… L’office de la « préparation » (du pain et du vin, avant le culte public) n’est plus célébré par le diacre mais par le prêtre et s’accomplit entièrement dans le sanctuaire, portes de l’iconostase closes et rideaux fermés. D’une poésie poignante dans sa forme définitive – qui date des XIVe et XVe siècles – il constitue comme un doublet « initiatique », « à blanc » du sacrifice sacramentel. Ainsi se précise, frémissant d’un sens renforcé du sacré, mais parfois d’une émouvante familiarité, un spectacle liturgique d’une singulière force sur l’âme populaire. Le rôle du diacre se développe pour structurer la participation de l’assemblée et surtout les réponses du chœur. L’art sacré, dans les régions occupées par les Turcs, devient un art populaire où le meilleur de la Renaissance des Paléologues s’inscrit durablement par d’admirables figurations de l’Homme de douleurs : partout l’Elkoménos, et, dans la niche où se loge l’autel de la « préparation », le Christ « au comble de l’humiliation », mains liées, tête ployée, avec une douceur douloureuse, infinie…

Occultation monastique de l’ascèse transfigurante, occultation sacerdotale et sacrale de la présence liturgique, accent mis sur l’Homme de douleurs plutôt que sur la Transfiguration, l’Église, en Grèce et dans les Balkans, se prépare à survivre à l’Empire, à sur vivre malgré l’absence d’une culture chrétienne et d’un laïcat instruit. Le palamisme n’est plus qu’un germe mis en réserve pour un lointain avenir – notre temps peut-être. La dissociation s’accomplit entre les défenseurs de la tradition et les humanistes, entre l’Orient et l’Occident qui jusqu’alors constituaient deux dimensions tantôt opposées et tantôt complémentaires de la civilisation byzantine. Au XVe siècle, la théologie byzantine perd toute puissance créatrice. Du reste, il ne s’agit plus d’élaborer de fortes synthèses mais de se défendre opiniâtrement. Les épigones du palamisme, comme saint Marc d’Éphèse, se cantonnent dans des positions défensives, notamment à propos du Filioque : la pensée « englobante » de Grégoire de Chypre et de Palamas paraît oubliée.

La lutte qui reprend contre le néoplatonisme, l’influence de saint Thomas, considérable non seulement sur les latinophrones mais sur des défenseurs de la tradition donnent à cette pensée un arrière-plan de substantialisme qui enlève à la confession des énergies toute portée cosmologique. On comprend que les humanistes authentiques, qui sont aussi des patriotes grecs, soient déçus par une Église dont la pensée n’a plus de fécondité culturelle, et qui leur semble « passer aux barbares », c’est-à-dire aux Turcs. Dans le despotat de Mistra qui parvient, un instant, à unifier toute la Grèce péninsulaire, Gémisthe Pléthon accuse le christianisme de stérilité. L’Empire se décompose par la faute de l’Église dont les théologiens ignorent l’immanence du divin, et donc enlèvent toute signification religieuse à la société et à l’univers. Pléthon semble tout ignorer de la doctrine palamite, sans doute parce que les théologiens de son temps, influencés par l’aristotélisme, ne parlent jamais des énergies en termes de touteprésence. Il se réfugie dans l’émanationisme des néoplatoniciens et ne peut trouver d’autre expression religieuse à ses intuitions qu’un polythéisme symboliste. Pour dialoguer avec l’Occident, l’Église grecque aurait eu besoin de cette part d’Occident qu’elle intégrait encore au XIVe siècle. Mais les eaux montaient, elle s’absorbait à construire l’arche, elle n’allait plus avoir, pour des siècles, d’autre authentique théologie que celle des « silencieux ». À cette cause essentielle de l’échec de Florence, il faut ajouter, important dans l’immédiat, le rôle humainement compréhensible mais spirituellement désastreux du patriotisme grec. Jean VIII et le patriarche Joseph II, affolés par la menace turque, ne songeaient qu’à obtenir une aide militaire au prix d’une union bâclée par des compromis ou des fauxfuyants. Jean VIII n’avait pas compris la situation réelle de l’Occident : il s’imaginait que le pape restait le chef théocratique de la chrétienté et que seul il pouvait fournir à Byzance une aide efficace et rapide. Les délégués de Bâle avaient été reçus avec ferveur à Constantinople, le clergé et le peuple avaient longuement prié avec eux pour l’unité. Or le Basileus fait interrompre les négociations avec le Concile réformateur et cautionne la décision pontificale de transférer l’assemblée en Italie où les curiaux et leur clientèle l’envahissent. Les forces novatrices de l’Occident vont bouder un concile ainsi accaparé. La majorité de Bâle, qui s’est opposée au transfert, dénonce comme illégitime le conciliabule de Ferrare. Sauf le duc de Bourgogne, et malgré les invitations pressantes du pape et du Basileus, aucun souverain occidental ne se rend à Ferrare, aucun n’y envoie de délégation. Bien plus, le roi de France interdit

aux évêques français de participer au Concile. C’est donc aux seuls partisans d’un pouvoir pontifical absolu que les orthodoxes vont avoir affaire – surtout au grand inquisiteur de Castille Jean de Torquemada (ou de Turrecremata) pour lequel le pape constitue la seule fontalis origo totius potestatis ecclesiasticae4. La délégation orthodoxe comprend dix-neuf évêques, dont le patriarche œcuménique lui-même, et des représentants des Églises de Russie, Moldavie, Valachie, Trébizonde, Géorgie. Les patriarches orientaux, ne pouvant venir eux-mêmes, ont choisi pour les représenter des légats parmi le clergé byzantin. Un réel effort d’universalité orthodoxe a donc été fait, et beaucoup d’Orientaux connaissent la théologie occidentale et la langue latine. Mais ils sont profondément divisés. Les prélats humanistes, séduits par la rationalité thomiste, au reste pressés par leur patriotisme, sont prêts à adopter une position relativiste sur la procession du Saint-Esprit ; le plus actif, dont le rôle a été décisif dans les négociations préconciliaires, est Isidore, nommé juste avant le Concile au siège de Kiev, pour mieux associer à l’œuvre d’union la grande métropole russe. Toutefois, le plus prestigieux des latinophrones est le métropolite de Nicée Bessarion, un homme de vastes connaissances, qui unit la philosophie platonicienne à une théologie semi-thomiste. À l’opposé, la fidélité à la tradition est représentée par le métropolite d’Éphèse et légat du patriarche d’Antioche, Marc Eugénikos. Mais il ne sait pas le latin, et s’enferme dans quelques affirmations fondamentales : un Orient à la certitude têtue, contre un Occident dialogique. Entre ces deux tendances, des modérés, tenaillés par la situation désespérée de leur patrie, soumis aux pressions constantes de l’empereur pour lequel un seul critère doit compter : « L’union estelle profitable à l’Empire5 ? »

Le Concile s’ouvrit à Ferrare le 9 avril 1438 ; puis on attendit – vainement – les évêques et souverains occidentaux, si bien que la seconde session ne fut tenue que le 6 octobre. Entre-temps, une commission mixte discuta du problème du purgatoire. Sans grand succès, bien que Marc Eugénikos, tout en refusant l’idée d’une satisfaction pénale, ait volontiers accepté celle d’une purification. C’est donc en octobre seulement qu’on aborda le problème essentiel, celui du Saint-Esprit. Marc d’Éphèse, pour maintenir l’unité des orthodoxes,

tous d’accord en effet sur ce point, insista uniquement sur le caractère illégitime de l’addition : c’était poser le problème du critère de la vérité et opposer à l’autorité papale en matière dogmatique l’unité conciliaire de toute l’Église. L’ecclésiologie byzantine, ainsi témoignée, aurait pu trouver un écho si les « conciliaristes » avaient été présents à Ferrare. Nous savons qu’ils n’y étaient pas. En janvier 1439, la peste et la famine ayant ravagé Ferrare, la république de Florence offrit au Concile une généreuse hospitalité. Transfert lourd de sens pour l’avenir : Gemisthe Pléthon se trouvait parmi les « conseillers philosophiques » de l’empereur… À Florence, la discussion porta sur la doctrine même de la procession. De part et d’autre on se rapporte aux Pères, que certains Occidentaux, comme le provincial dominicain Jean de Raguse (Montenero), connaissent fort bien. Marc d’Éphèse se contente de reprendre les thèses de saint Jean Damascène précisées par saint Photius (sans d’ailleurs nommer celui-ci), mais il semble ignorer toute la grande élaboration byzantine des XIIIe et XIVe siècles sur la manifestation énergétique dans l’Esprit, « du Père par le Fils », ou « du Père et du Fils » : ç’eût été pourtant la seule manière de rendre compte de toutes les expressions patristiques et d’intégrer la vérité partielle du Filioque… Or, face à cette fidélité sans explicitation, les Latins apportent une explicitation extrêmement élaborée qui a le mérite d’utiliser toutes les données patristiques mais identifie sans autre le δι᾿Υἱοῦ au Filioque. Et ils trouvent parmi les Grecs des partisans qui semblent mieux connaître saint Thomas d’Aquin que saint Grégoire Palamas… Au printemps de 1439, un an après l’ouverture du Concile, la situation parait sans issue. On apprend que la menace turque se précise sur Constantinople. Aux Grecs désespérés, Isidore demande brutalement : « Où et quand comptez-vous rentrer du Concile ? Constantinople sera d’un jour à l’autre entre les mains des Turcs. » Montenero, Bessarion et un « conseiller philosophique » de l’empereur, Scholarios, s’accordent sur un axiome qui, pour la plupart des Grecs, constituera enfin une issue : à savoir qu’en matière de foi les « saints », c’est-à-dire les Pères, ne peuvent se contredire, puisqu’ils sont tous inspirés par le même Esprit. Sur cette base, une théologie élaborée ne pouvait que l’emporter sur une absence partielle de théologie : du 28 mai au 8 juin, la délégation grecque, par une majorité des deux tiers, accepte la doctrine filioquiste : « Le Saint-Esprit tient son essence et son être subsistant à la fois du Père et du Fils…, il procède éternellement de l’un et de

l’autre, comme d’un seul principe et par une unique spiration. Nous déclarons que les expressions des Docteurs et des Pères affirmant que le Saint-Esprit procède du Père par le Fils n’ont pas d’autre sens et signifient que le Fils est aussi, comme le disent les Grecs, la cause et, comme le disent les Latins, le principe de la subsistance du Saint-Esprit, tout comme le Père. » Marc d’Éphèse se défendit médiocrement, accusant les Occidentaux de falsifier les textes des Pères, ou arguant de son ignorance du latin pour refuser de prendre ces textes en considération. L’empereur lui interdit de paraître à la dernière séance publique. Désormais il refuse de participer au travail du Concile. Du 11 juin à la fin du mois, toutes les autres questions furent bâclées, les Grecs, pour en finir, se contentant de formules ambiguës et de silences calculés. On se met d’accord sur le purgatoire en se taisant sur le problème de la satisfaction par le feu, et sur l’eucharistie, en passant sous silence l’épiclèse. Pourtant, on fut sur le point de rompre sur le problème du pouvoir pontifical car Eugène IV et ses partisans voulaient utiliser le prestige d’un concile d’union pour régler son compte au « conciliarisme ». Acculés à la rupture, les Grecs acceptèrent une définition rigoureuse de la plenitudo potestalis pontificale : « Le pontife romain est le successeur du bienheureux Pierre, prince des apôtres, le véritable vicaire du Christ, le chef de toute l’Église, le pasteur et le docteur de tous les chrétiens… » Toutefois les Grecs firent ajouter : quemadmodum etiam in gestis oecumenicorum conciliorum et in sacris canonibus continetur, ce qui signifiait pour eux : « De la manière et dans les conditions que déterminent les conciles œcuméniques et les saints canons. » Mais le pape et ses théologiens l’entendaient : « Ainsi qu’il ressort des actes des conciles œcuméniques et des saints canons. » Cette comédie philologique juge, sinon le concile de Florence, du moins l’attitude de la délégation grecque6… Le 6 juillet 1439, l’Union fut signée par le pape, soixante-dix évêques occidentaux et seize évêques orientaux. Le patriarche Joseph était mort le 10 juin. Marc d’Éphèse refusa de signer. Pour ne pas signer, le représentant de la Géorgie s’était enfui.

Pas plus que celle de Lyon, l’union de Florence ne fut acceptée par l’Église orthodoxe. Les délégués grecs tardèrent jusqu’en février 1440 pour regagner

Constantinople, car plus de la moitié, d’après Syropoulos et Doucas, regrettaient leur faiblesse et redoutaient l’accueil qui les attendait. Huit évêques seulement restèrent en définitive fidèles à l’union, dont Isidore et Bessarion, devenus tous deux cardinaux. Dès qu’il fut connu en Orient, le décret de Florence suscita un « tollé » de protestations. Les moines athonites, gardiens charismatiques de la vérité, appellent les souverains orthodoxes à défendre la foi. En Géorgie et dans les patriarcats d’Antioche, d’Alexandrie et de Jérusalem (qui avaient prescrit à leurs représentants la plus stricte fidélité à la tradition), l’union ne tarde pas à être rejetée. En 1443, les patriarches « apostoliques » réunissent le concile de Jérusalem qui condamne solennellement le décret de Florence dont les signataires sont accusés d’avoir trahi la foi par une crainte tout humaine. En Moldavie-Valachie, les évêques uniates sont chassés de leurs sièges. L’Église serbe (qui n’est pas allée à Florence) rompt toute relation avec le patriarcat œcuménique tant qu’il reste aux mains des latinophrones. À Moscou, le grand-prince Basile fait arrêter Isidore ; le concile de Moscou, réuni en 1441, rejette l’union et dépose le métropolite. Le grand-prince, constatant l’« hérésie » de l’empereur, voudrait organiser un concile pan-orthodoxe, mais Isidore réussit à s’enfuir et l’union est relancée à Constantinople par la désignation de patriarches qui la soutiennent. Isidore, repoussé de Tver et de Novgorod, fonde, avec l’appui de l’État, l’Église uniate de Pologne et de Lithuanie. En 1448, l’épiscopat russe élit un nouveau métropolite, Jonas, sans en référer à Constantinople dont le patriarche est un uniate. Ainsi commence, dans des circonstances tragiques où s’affirme une « relève », l’autocéphalie de l’Église russe.

C’est à Constantinople que l’union fut la plus tenace, car elle était soutenue par l’empereur qui pourtant n’eut jamais la force de l’imposer complètement. En effet, la grande majorité du peuple et du clergé s’y opposait. Marc d’Éphèse et le propre frère de Jean VIII, Démétrios, prennent la tête des protestataires et trouvent un allié inattendu en la personne de Scholarios. Marc, jeté en prison, est vénéré par le peuple comme un confesseur de l’orthodoxie. Il meurt incarcéré en 1443, inébranlable dans son témoignage. Il a chargé Scholarios, devenu son disciple, de défendre la vérité. Les patriarches uniates imposés par le souverain, Métrophane II puis Grégoire II

Mammas, finissent par célébrer dans une basilique vide. Piteusement, Métrophane affirme que le Credo n’est pas modifié. Et Grégoire se défend d’avoir jamais appelé le pape vicaire du Christ. Jean VIII meurt en 1448. Son successeur, Constantin XI, est le type de ces patriotes grecs pour qui le salut de l’Empire vaut bien le Filioque. Longtemps despote de Mistra, il avait presque réussi à unifier la Grèce. Pourtant il hésite longuement. Aucune aide ne vient d’Occident. Alphonse V d’Aragon et de Naples travaille à la création d’un nouvel empire latin de Constantinople et c’est à lui, non au Basileus, que le pape Martin V finira par donner les maigres subsides qu’il a réunis. Le mouvement anti-unioniste semble irrésistible ; il est soutenu par le prince Démétrios et par le grand amiral Luc Notaras. Un concile, prévu dès 1440, peut enfin se réunir à Constantinople même. Les patriarches d’Alexandrie, d’Antioche et de Jérusalem y participent. L’union est solennellement dénoncée, Grégoire Mammas anathématisé. Scholarios, devenu moine sous le nom de Gennadios, exhorte le Basileus à défendre la vérité, seule raison d’être de la monarchie orthodoxe. Byzance va-t-elle se reprendre ? C’est alors qu’un envoyé de l’Église tchèque, Constantin Platris « Anglikos », c’est-à-dire anglais – qui semble avoir été en liaison avec les milieux réformateurs d’Europe centrale et d’Angleterre, arrive à Constantinople où il vient chercher la cité du « vrai sacerdoce7 ». Le « livre de foi » qu’il apporte de la part des Tchèques, ses propres réponses, prouvent à Gennadios Scholarios qu’il aspire réellement à la plénitude de la vérité. À son départ il reçoit une ekthésis de la foi8 – bref mais vigoureux témoignage de l’orthodoxie – signée par nombre d’évêques et de théologiens grecs tous opposés au décret de Florence, et adressée « aux confesseurs de la vraie foi de Jésus-Christ en Bohême, Allemagne, Hongrie et Angleterre ». L’unité de foi, conclut l’Ekthésis, est indispensable, mais ne suffit pas : il faut entrer en communion avec les patriarches orthodoxes ; les plus larges adaptations seront possibles en matière de rite… Le rebondissement de l’uniatisme en 1452 et la chute de Constantinople l’année suivante empêchèrent des négociations de se nouer. En 1452 en effet, le cardinal Isidore arrive à Constantinople à la tête d’une mission pontificale. Il ranime les espoirs de Constantin XI en une aide de l’Occident. Le 12 décembre, alors que la ville est déjà investie par les Turcs, Isidore proclame solennellement l’union avec Rome à Sainte-Sophie, et célèbre la messe romaine, en présence de l’empereur et du patriarche. « Une extrême agitation s’empara de la population byzantine qui, au pire de sa détresse, s’accrochait

plus farouchement que jamais à sa foi et riposta avec plus de passion que jamais à cette offense à ses sentiments religieux9. » Scholarios s’enferme dans le monastère du Pantocrator et lance un suprême appel à la résistance spirituelle. Ces troubles accélèrent l’agonie de la ville. Seuls les Génois, qui veulent sauvegarder leur colonie de Galata, apportent une aide, d’ailleurs médiocre. Rien ne vient de Rome : Alphonse de Sicile est insatiable… Quand le désastre est inéluctable, il ne reste plus aux guerriers, au-delà de toute controverse, qu’à devenir des martyrs. Le 28 mai, les fidèles communient en foule à Sainte-Sophie. Le 29, les Turcs pénètrent dans la ville, tandis que sonnent follement cloches et simandres. L’empereur appelle ses hommes à s’en remettre à Dieu. Ils tombent dans la mêlée. Constantinople est livrée trois jours aux vainqueurs. Quand tout est fini, Mahomet II fait son entrée dans la ville, et gagne directement Sainte-Sophie. Il monte à l’ambon et dirige la prière, il fait recouvrir de chaux les mosaïques. Sainte-Sophie, qui fut pendant près de mille ans le centre de l’Orient chrétien est désormais une mosquée. Constantinople n’est plus « Tsargrad » mais « Istamboul », même pas un nom, une erreur… Mais l’Église demeure. Trois jours après la prise de la ville le sultan apprend que le siège patriarcal est vacant, Grégoire Mammas s’étant réfugié à Rome. Il offre au clergé et au peuple la possibilité d’élire un nouveau patriarche. Gennadios Scholarios est élu. Le sultan l’intronise selon l’ancien rituel byzantin, et fait de lui le chef responsable, l’« ethnarque », de la « nation chrétienne », avec délégation de prérogatives civiles. La liberté de culte est assurée, toutes les questions relatives à l’administration intérieure de l’Église ou au statut personnel des chrétiens tombent sous la juridiction du patriarche. L’Athos reçoit, par décrets spéciaux du sultan, une sorte d’autonomie interne. Difficile sera la vie de l’Église sous la domination turque : le patriarche et les évêques seront compromis dans les vicissitudes de la politique ottomane, et subiront constamment la tentation de la simonie : les Grecs profiteront de leur situation dominante dans la « nation chrétienne » pour brimer les orthodoxes slaves et arabes. Pourtant, l’Église sera inébranlable à la fin du XVIIIe siècle, un prodigieux renouveau de la spiritualité hésychaste, cheminant de Grèce en Roumanie puis en Russie, prouvera que l’héritage de la Byzance spirituelle n’a pas été perdu.

Les conséquences du concile de Florence furent immenses en Occident. La carence du témoignage orthodoxe rendit inévitable l’éclatement non seulement de la chrétienté, mais de l’Église. Le décret du 6 juillet 1439 marque l’échec d’une réforme intérieure. Avec l’aide des Grecs, la papauté a triomphé du concile de Bâle. De Florence au dogme du Vatican la route est libre. Mais la Réforme est inévitable. Byzance, à l’agonie, n’a pas porté son témoignage spirituel qui aurait pu être de réconciliation et de synthèse. Mais elle a porté son témoignage culturel. Pendant le voyage de Constantinople à Venise de novembre 1437 à février 1438, Nicolas de Cues faisait partie de la mission papale qui escortait la délégation grecque en route vers Ferrare. C’est alors – et grâce à un commerce prolongé avec Pléthon et Bessarion – qu’il conçut son grand ouvrage, De docta ignorantia, où l’influence du platonisme byzantin est évidente. Le Dieu négatif – « coïncidence des contraires » – du système de Nicolas de Cues, n’est plus le Dieu – personnel mais enfermé dans son essence – du substantialisme scolastique ; il n’est pas davantage, pourtant, l’Inaccessible qui se rend réellement participable, et dont seule la distinctionidentité (mais sans coïncidence) de la suressence et des énergies peut suggérer le mystère. Peut-être est-il déjà l’Esprit absolu de l’idéalisme allemand ? À Florence, Pléthon écrit, pour ses hôtes, son ouvrage Sur les différences entre Aristote et Platon, et enseigne un néoplatonisme résolument non chrétien. Ses disciples animent l’Académie platonicienne de Florence puis l’Académie de Rome à laquelle Bessarion apportera son appui. La première a joué un rôle décisif dans l’épanouissement de l’art florentin, méditatif et symbolique. La seconde a formé ces humanistes que le pape Paul II emprisonnera pour avoir tenté de restaurer le paganisme et fomenté la révolution. La conversion, qui suit le concile de Florence, des humanistes byzantins – Bessarion, Isidore, Argyropoulos, Apostolès – n’est pas en réalité conversion à Rome, mais à l’Occident. Ou plutôt une continuité de l’Occident, qui n’est pas un lieu mais un état. L’afflux des savants grecs après la chute de Constantinople inscrit seulement dans l’espace un divorce qui s’est opéré à Byzance même – où l’invasion turque permet à Gennadios Scholarios, humaniste converti à l’Orient spirituel, de brûler les livres de Pléthon…

Ainsi Byzance transmet à l’Occident le sens du cosmos sacré, la saveur spirituelle de la beauté et de la liberté, mais dans une perspective non chrétienne. Le christianisme, réduit soit à un théisme de la transcendance close, soit à l’obsession, finalement tout humaine, du salut individuel, sera incapable de donner un sens à la vision cosmique, pourtant originellement religieuse, de la Renaissance. Ce n’est ni dans la Réforme, ni dans la ContreRéforme, mais dans l’art et la pensée du platonisme florentin, ou encore chez tel philosophe de la Renaissance française comme Bovillus, qu’on trouve une conception dynamique de la nature assumée et transfigurée par l’homme… Mais cette sensibilité « cosmique », faute de trouver ses racines chrétiennes, va dériver vers l’occultisme et la magie ; l’amour du monde qu’elle recélait deviendra profane, rationnel, technique. Byzance a transmis à l’Occident l’amour du monde, mais non la connaissance des énergies divines seules capables de transfigurer le monde dans la lumière du Thabor. Il faudra le ressourcement hésychaste de la fin du XVIIIe siècle, les startsi d’Optino, la destinée de la Russie pétrovienne où s’affronteront l’Occident intellectuel et l’Orient spirituel, enfin les exodes et l’unité planétaire de notre siècle pour que l’occasion se retrouve d’une rencontre en profondeur. Ce n’est pas au XVe siècle, mais aujourd’hui, que l’Ange-Sagesse vient vers sa sœur ambiguë, la « Vénus vierge » de Botticelli. 1. Cf. Ihor ŠEVCČENKO, « Intellectual Repercussions of the Council of Florence », Church History, 24, n° 4, déc. 1955. 2. Cf. P. STRANSKY, Respublica Bohemiae, Lugd. Batav., 1634. 3. Plusieurs textes contemporains l’assimilent au « rideau du temple ». Précisons qu’il s’agit d’un rideau déchiré – justement par la transparence des icônes. 4. Concilium Florentinum Documenta et Scriptores, B, 1V, 2, Rome, 1954, p. 26. 5. Cité par V. LAURENT, « La profession de foi de Manuel Tarchaniotès Boullotès au Concile de Florence », Rev. Et. Byz., 10, 1952, p. 60-69. 6. Cf. Hiéromoine Pierre L’HUILLIER, « Le problème de la papauté au concile de Florence », Messager de I’Exarchat du patriarche russe, n° 7, 1957, p. 7-20. 7. Cf. Historia Persecutionum Ecclesiae Bohemicae, édition de 1648, chap. 18, p. 60. 8. Ces documents ont été publiés par le patriarche de Jérusalem DOSITHÉE,

dans son Tomas Agapes, Iassy, 1698. 9. G. OSTROGORSKY, Histoire de l’État byzantin, Paris, 1956, p. 590.

Table

Introduction I. Le germe (« Méthode » et « folie ») II. Le mouvement hésychaste, ré forme intérieure de l’Église III. Énergies divines IV. Synthèses : I. Nicolas Caba silas et la spiritualité des laïcs V. Synthèses : II. Fin de l’« estrangement » avec la pensée latine VI. Synthèses : III. Une Renaissance transfigurée VII. La relève russe Conclusion : Les grandes dissociations

Du même auteur Transfigurer le temps. Notes sur le temps à la lumière de la tradition orthodoxe, Delachaux et Niestlé, 1959. Byzance et le christianisme, PUF, 1964, coll. « Mythes et religions » n° 49. L’Église orthodoxe, PUF, 1965, coll. « Que sais-je ? » n° 949 ; 9e édition corrigée, 2002. « Dionysos et le Ressuscité », dans Évangile et Révolution, Centurion, 1968. Dialogues avec le Patriarche Athénagoras, Fayard, 1969 ; 2e édition augmentée, 1976. Questions sur l’homme, Stock, 1972 ; réédité par Anne Sigier, 1986. L’Esprit de Soljénitsyne, Stock, 1974. La Liberté du Christ, en collaboration avec Guy Riobé, évêque d’Orléans, Stock, 1974. « La célébration pascale », dans Le Mystère pascal, Abbaye de Bellefontaine, 1975, coll. « Spiritualité orientale » n° 16. Le Visage intérieur, Stock, 1978. La Révolte de l’Esprit, Stock, 1979. Le Christ, terre des vivants. Le « Corps spirituel », le sens de la terre, Abbaye de Bellefontaine, 1983, coll. « Spiritualité orientale » n° 17. Le Chant des larmes, Desclée de Brouwer, 1983. Orient-Occident, deux passeurs : Vladimir Lossky et Paul Evdokimov, Labor et Fides, 1985. Les Visionnaires. Essai sur le dépassement du nihilisme, Desclée de Brouwer, 1986. Un respect têtu, islam et christianisme, avec Mohamed Talbi, Nouvelle Cité, 1989. Anachroniques, Desclée de Brouwer, 1990. Berdiaev, un philosophe religieux en France, Desclée de Brouwer, 1991. Trois prières : Le Notre Père, la prière au Saint-Esprit, la prière de saint Éphrem, Desclée de Brouwer, 1993. L’Œil de feu, deux visions spirituelles du cosmos, Fata Morgana, 1994. Corps de mort et de gloire, Desclée de Brouwer, 1995. La vérité vous rendra libre. Entretiens avec le Patriarche œcuménique Bartholomée Ier, Jean-Claude Lattès-Desclée de Brouwer, 1996 ; repris par

Marabout, édition de poche n° 3656. Taizé, un sens à la vie, Bayard-Centurion, 1997. Rome autrement. Un orthodoxe face à la papauté, Desclée de Brouwer, 1997. Le Chemin de Croix à Rome, Desclée de Brouwer, 1998. Déracine-toi et plante-toi dans la mer, Anne Sigier, 1998. Christ est ressuscité, Desclée de Brouwer, 2000. Sillons de lumière, Fatès-Cerf, 2002. Eucharistia, encyclopédie de l’eucharistie, Cerf, 2002. Mémoires d’espérance, entretiens avec Jean-Claude Noyer, Desclée de Brouwer, 2003. Espace infini de liberté, le Saint-Esprit et Marie « Théotokos », Anne Sigier, 2005. Le Pèlerin immobile, Anne Sigier, 2006. Sources. Les mystiques chrétiens des origines, Stock, 1982 ; Desclée de Brouwer, 2007. Petite boussole spirituelle pour notre temps, Desclée de Brouwer, 2008. L’Essor du christianisme oriental, PUF, 1964, coll. « Mythes et religions » n° 50 ; Desclée de Brouwer, 2009. L’autre soleil, Stock, 1975 ; Desclée de Brouwer, 2010. Le Chant des larmes suivi de Trois prières, Desclée de Brouwer, 2011.

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