Bucoliques

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COLLECTION DES UNIVERSITÉS DE FRANCE publiée sous le patronage de rASSOCIATION GUILLAUME BUDÉ

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BUCOLIQUES

TEXTE ÉTABLI ET TRADUIT PAR HENRI GOELZER Membre de l'Institut Professeur à la Faculté des Lettres de Paris.

PARIS SOCIÉTÉ D'ÉDITION « LES BELLES LETTRES » 95, BOULEVARD RASPAIL, 95

Conformément aux statuts de l'Association Guillaume Budé, te volume a été soumis à l'approbation de la commission tech nique qui a chargé M. R. Durand d'en faire la révision, en collaboration avec M. Goelzer.

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I. Vie de Virgile (1). Nous connaissons exactement la date de la naissance du poète, parce que plus d'un dévot à Virgile, dit SainteBeuve (2), en célébrait religieusement l'anniversaire : il était né le 15 octobre de l'an de Rome 684 (ou 70 av. J.-C.) sous le premier consulat de Crassus et de Pompée dans le bourg d'Andes (aujourd'hui Pietola), près de (1) Les renseignements biographiques sur Virgile nous sont four nis par quelques textes anciens de valeur inégale. Le premier est une vie de Virgile attribuée au grammairien Valerius Probus et placée en tête de ses commentaires sur le poète, mais c'est un abrégé assez sec ; le deuxième est une vie de Virgile attribuée à Donat, mais cet écrit est vraisemblablement de Suétone. Donat n'a fait que le retoucher (voy. Reifferscheid, Sueloni reliquiae, p. 401); le troisième est une vie de Virgile en tête du commen taire de Servius. De ces trois textes, le deuxième est seul impor tant, bien qu'il ait été probablement gâté, à dos époques diffé rentes, par d'insipides additions. Nous ne parlons que pour mémoire d'une notice insérée dans les manuscrits de Berne 167 et 172 et d'une Vie en vers, inachevée, due au grammairien Phocas. Enfin on trouve divers renseignements épars chez Asconius Pedianus, qui avait écrit contre les détracteurs de Virgile, chez Quintilien (X, 3 , 8, témoignage de Varius), Suétone (éd. Reiff., p. 61, témoi gnage de Julius Montanus)et Aulu-Gelle (N. A., I 21, cf. XVI, 6< 14, témoignage de Mélissus, affranchi de Mécène ; XVII, 10, 1, témoignage de Favorinus). Voyez sur cette question des sources Nettleship, Ancient lives of Vergil, etc., Oxford, 1879 et F. Plessis, La Poésie latine (Paris, Klincksieck, 1909), p. 206 suiv. (2) Voy. Sainte-Beuve, Élude sur Virgile (Paris, Garnier), p. L

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Mantoue. Mais pour le reste nous n'avons que des rensei gnements assez vagues et souvent contradictoires. Tou tefois voici ce que nous savons ou croyons savoir. Il s'appelait P. Vergilius (1) Maro, et son père nous est présenté par Suétone-Donat comme un employé à gages, peut-être fermier ou régisseur des domaines d'un cer tain Magius, appariteur d'un magistrat de Mantoue, qui, séduit par ses qualités d'intelligence et par son zèle, lui donna en mariage sa fille Magia Polla. Cette union assurait à Vergilius une certaine aisance, grâce à quoi il put donner plus tard à son fils l'éducation que rece vaient à cette époque les fils de famille. Le jeune Publius étudia donc d'abord à Crémone, où il se rendit à l'âge de douze ans, à l'école du maître de langue (grammalicus), puis à Milan, où il paraît avoir séjourné quelque temps. Son père l'y avait envoyé au lendemain du jour où, frappé sans doute de sa maturité, il lui avait fait prendre la robe virile, à quinze ans, le 17 mars 55, dix-huit mois au moins avant l'âge ordinairement fixé pour cette cérémonie, et le jour même, dit-on, où Lucrèce (2) se donnait la mort. Quoi qu'il en soit, Virgile quitta bien tôt Milan pour Rome; il y apprit tout ce qu'on pouvait savoir, de son temps, en suivant les leçons des rhéteurs et des philosophes. S'il faut en croire la Vila Bernensis, (1 ) C'est ainsi, selon toute apparence, qu'écrivaient les Romains : la graphie Vergilius a pour elle les inscriptions, le Mediceus et les transcriptions grecques BïpYÊXioç ou OûepfiXioî. Le plus ancien exemple de la forme Virgilius ne remonte pas au delà du v» siècle de notre ère. Toutefois les partisans de l'orthographe Virgilius ont trouvé un sérieux appui en la personne de M. S.-K. Sakellaropoulos, 2û(X(jtixxa oi\o).oyivià (Athènes, 1912), p. 115122. (2) Simple coïncidence ou légende ? on ne sait : car si la coïnci dence est possible, il est permis aussi de croire à une fable ima ginée après coup, pour figurer symboliquement l'héritage poétique reçu par Virgile des mains de Lucrèce.

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il aurait profité à Rome de l'enseignement du rhéteur Epidius, qui comptait aussi le jeune Octavien parmi ses élèves ; mais, s'il est vrai que ce professeur de rhétorique enseigna bien à Rome et eut réellement pour disciples Octavien et Antoine, Suétone (1), qui nous donne ce détail, n'aurait pas manqué de nommer aussi Virgile parmi les auditeurs d'Epidius, pour lui faire au moins honneur d'avoir formé un tel étudiant. En revanche, il paraît avéré que Virgile écouta le philosophe épicurien Siron, dont Cicéron a parlé quelque part (2), avec éloge, et que ces leçons eurent sur sa formation intellectuelle une influence particulière (3). Les jeunes gens soumis à la même discipline que Vir gile se destinaient d'ordinaire au barreau. On nous dit qu'à leur exemple le jeune Publius voulut s'y essayer, mais qu'un début malheureux suffît à lui montrer que là n'était pas sa voie. Studieux de nature et curieux de tout savoir, il avait une culture générale très étendue, puis qu'il avait étudié non seulement les lettres, l'histoire et la philosophie, mais encore les mathématiques, la physique et la médecine (4). Toutefois ces connaissances encyclo(1) Voy. Suét., De rhel., 4. (2) Voy. Cicéron, 4d Fam. vi, 11, 2; Fin. h, 35, 119, qui l'ap pelle un homme excellent et de vaste savoir. (3) Voy. Servius, Ad Aen. VI, 264 : t Ex maiore parte Sironem, id est magistrum suum Epicureum sequitur. > Parmi les petites pièces attribuées à la jeunesse de Virgile, il en est une (la septième du recueil dit Caialepta), qui est intéressante en ce que le poète y dit adieu aux grammairiens et aux rhéteurs et déclare se vouer à la philosophie sous la discipline de l'épicurien Siron : Nos ad beatos uela mittimus portus, Magni petentes docta dicta Sironis (Calai., vu, 8 et 9). (4) Voy. Sainte-Beuve, Élude sur Virgile, p. 2 : « Les Anciens reconnaissaient dans sa poésie une exactitude et une fidélité exemplaire de savant et d'observateur ; ce qui a lait dire à Macrobe, cherchant à expliquer un passage astronomique des Géor

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pédiques dont Cicéron, dans le De Oralore, fait si grand cas qu'il les juge indispensables à la formation du véritable orateur, n'étaient pas, chez Virgile, au service du don naturel de la parole. Le jeune homme avait une timidité peu ordinaire à son §ge, et il était incapable d'improviser. C'est ainsi en effet qu'il faut interpréter les mots sermone tardissimus dontse sert son biographe Suétone-Donat (1), pour caractériser sa parole, et non pas croire, avec Cha teaubriand (2), qu'il avait une difficulté de prononciation: au contraire, Suétone-Donat rappelle un peu plus loin (3) qu'il avait un organe séduisant et que nul ne disait mieux que lui les vers. En tout cas, il n'est pas douteux que, si Virgile avait joint à tous sos dons naturels ou acquis celui de l'improvisation, il aurait pu se faire un nom au barreau : il l'a suffisamment montré par l'art qu'il a mis notamment dans la composition de certains discours de l'Enéide, sans parler des qualités oratoires qu'il déploie si souvent dans les Bucoliques et les Géorgiques (4). Il est vraisemblable que, pendant les sept ou huit ans qu'il passa à Rome, il eut de fréquentes occasions de reve nir au pays, où l'attirait non seulement l'amour du sol natal, mais encore sa tendresse pour ses parents, pour son père devenu aveugle et qui devait disparaître trop gtques : < ... Virgile, qui ne commet jamais d'erreur en matière de science ». (1) Voy. p. 58 de l'édition ReifTerscheid. {2) Voy. Chateaubriand, Génie du Christianisme, t. 1,8» part., ch. x, p. 99, éd. in- 12 (Paris. Migneret, 1802). (3) P. 61 de l'éd. ReifTerscheid. (4) Voy. A. Bellessort, Virgile, p. 271 : t (Les qualités ora toires) se déploient à leur aise dans un poème où, comme chez les historiens, l'analyse psychologique se traduit en discours. Par mi tous ceux que prononcent les uéros de l'Enéide, je n'en vois pas un qui ne soit un modèle d'éloquence, et l'on ne saurait repro cher au poète que sa complaisance à en (aire naître l'occasion. •

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tôt de sa vie, ainsi que pour sa mère de qui il tenait une sensibilité exquise et pour ses frères Silon et Flaccus (1). Il n'est pas trop hardi de penser que Virgile s'est souvenu du spectacle que lui donnait sa famille quand il peint la vie du laboureur : « Cependant ses chers enfants, sus pendus à son cou, se disputent ses caresses; sa chaste demeure est la gardienne de la pudeur (2). » Outre les sentiments naturels qui le rappelaient chez ses parents, il devait souvent éprouver à Rome le mal du pays : il se sentait perdu dans cette grande ville, comme écrasé par son immensité et étourdi par ses splendeurs ; au milieu du fracas et du luxe qui éclataient partout, surtout dans les premières années, avant de s'être tant bien que mal acclimaté, que de fois il a dû songer aux paysages sur lesquels s'arrêtaient là-bas si complaisamment ses regards ! Pensons aux vers où il a décrit « la plaine qu'a perdue l'infortunée Mantoue, Mantoue qui nourrissait des cygnes blancs comme neige sur son fleuve aux rives herbeuses, et les sources limpides et les gazons qui ne feront jamais défaut aux brebis : autant les trou peaux auront brouté d'herbe dans le pré pendantles longs jours, autant la fraîche rosée leur en ménagera dans l'es pace d'une courte nuit (3). » Quand il se hasardait dans les beaux quartiers de Rome, loin d'être frappé de ce qu'ils offraient d'éblouissant, il devait au contraire regretter les rochers, les ruisseaux, les sources sacrées, les pâturages et (1) Ces deux frères devaient mourir prématurément, le premier dans l'enfance, le second vers la seizième année. Le chagrin que Magia, femme délicate et tendre, ressentit de la mort de Flaccus fut si profond qu'elle ne lui survécut guère. Veuve de Vergilius, elle s'était remariée et avait eu de son second mari un fils Valerius Proculus, celui-là même à qui Virgile devait léguer la moitié de sa fortune. (2) Voy. G., II, 523-4. (3) Voy. G., II, 198-202.

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même les joncs du domaine paternel (1). N'oublions pas non plus que les ressources qu'il devait à son père, suffi santes pour son entretien, ne lui permettaient d'autres distractions que l'étude et qu'elles lui interdisaient, heu reusement pour lui ! les dissipations où se perdaient les jeunes gens, même les mieux doués (2). D'ailleurs sa santé l'avertissait aussi du danger des amusements. Suétone-Donat (3) nous dit qu'il souffrait de l'estomac et de la gorge ; qu'il avait souvent des douleurs de tête et des crachements de sang ; de là une sobriété extrême qui devait exciter bien des railleries de la part de ses compagnons d'étude ; ajoutez à cela sa timidité, la gaucherie de son maintien et de ses manières : il avait grandi trop vite, et sa taille haute et grêle lui donnait un air embarrassé qu'accentuaient encore les traits de son visage, où se lisait son origine campagnarde. Il est très probable qu'Horace songeait à lui en décrivant quel ques années plus tard celui qu'il regarde comme le meilleur des hommes, malgré la rude écorce sous laquelle se cache un excellent cœur, malgré sa figure mal rasée, sa toge mal drapée et ses souliers trop larges (4). Tel il apparut à son ami, quand il eut l'âge d'homme, tel il devait être aux regards de ceux qu'il fréquenta durant ses années d'étude à Rome ; mais sa douceur, sa candeur même et la délicatesse de ses sentiments avaient de tels attraits que nul ne pouvait y rester insensible. Tout en s'assurant par le charme de son commerce de fidèles amitiés, il poursuivait ses études et s'instruisait

(1) Voy. B... I, 46-50. (2) Que l'on songe à Catulle, mort à trente-quatre ans d'avoir trop bien vécu. (3) Vtta, p. 56 suiv. (éd. Reifferscheid). (4) Voy. Hora.ce, Sal., I, 3, 30 et suiv.

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aussi au spectacle des événements formidables qui se déroulaient alors dans le monde et dont Rome était le centre. Quand il y arriva, tout faisait prévoir la fin pro chaine d'un régime auquel Rome avait dû sa grandeur' mais qui s'était peu à peu altéré sous l'influence corrup trice d'une politique d'ambitions et d'intérêts privés. L'autorité du Sénat n'existait plus ; d'ailleurs ce grand corps ne comptait plus guère de nobles caractères ; les grands politiques du passé y avaient fait place à une bande de profiteurs, prêts à appuyer tout ambitieux qui favoriserait leurs menées. La jeunesse, devenue sceptique, s'amusait d'une corruption qui provoquait à chaque ins tant des scandales retentissants, quand elle ne servait pas son ambition, avide de profiter du désordre pour se pousser hâtivement aux emplois lucratifs ou pour arriver aux charges qui lui permettraient d'assouvir ses passions effrénées. Représentons-nous Virgile dans ce milieu agité et trouble : nous pouvons juger de ses impressions par les confidences qu'il nous a faites. Pour en avoir une idée suffisante, nous n'avons qu'à nous reporter aux cent traits semés dans ses œuvres, rappelant ici la démence du forum, là les émeutes sanglantes dont il est le théâtre, ailleurs l'anarchie qui règne dans l'État, l'oubli des anciennes mœurs, l'irréligion surtout, cause première de tous les maux qui accablent la cité. Pour remédier à ces calamités, il appellera plus tard, et de tous ses vœux, un sauveur, qui sera Octavien, le futur Auguste. On lui a durement reproché cette attitude, où l'on n'a voulu voir qu'une flatterie intéressée ; mais c'est le bien mal connaître, et, avant de lui prêter des sentiments aussi bas, on aurait bien fait de se demander s'il n'était pas sincère dans ses éloges. Or rien ne prouve qu'il ait été acheté par Mécène et plus tard par Auguste, à moins

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qu'on n'appelle vendu tout homme dont, pour une rai son ou pour une autre, on désapprouve les opinions. Vir gile avait bien le droit, j'imagine, de penser que, le gou vernement n'existant plus, tout valait mieux que l'anar chie. Il faut avouer d'ailleurs que la politique romaine, telle qu'il en vit lui-même les effets pendant son séjour à Rome, depuis la fin des campagnes de Jules César en Gaule jusqu'aux événements qui suivirent l'assas sinat du dictateur, n'était guère de nature à le séduire ; au contraire, elle heurtait tous ses instincts d'homme d'ordre et de campagnard élevé dans le respect des lois morales et religieuses. Je crois donc fermement qu'il n'a trahi aucun idéal de jeunesse en saluant l'avènement d'Auguste : depuis longtemps il l'attendait, parce que depuis longtemps il était acquis à l'homme, quel qu'il fût, que les dieux jugeraient digne d'être le génie tutélaire de Rome. Pourtant, s'il était une chose qui pouvait le distraire du spectacle attristant des désordres au milieu desquels succombait la république, c'était le mouvement des idées qui venait de se produire dans les lettres latines, malgré les troubles politiques et le désordre des esprits, peutêtre même grâce à eux : car, si de traditionnaliste qu'elle avait été surtout dans le passé, la littérature latine tendait de plus en plus à élargir son horizon, c'est parce qu'en général on n'avait plus le respect du vieux temps et qu'on était fatigué d'en entendre célébrer les mérites. Pourquoi, par exemple, toujours vanter les Ennius, les Plaute, les Lucilius et les autres, alors qu'on pouvait faire autrement et surtout mieux qu'eux ? Et, en effet, on avait vu tout récemment deux grands poètes, dans des genres bien différents, Lucrèce et Ca tulle, exciter l'admiration du monde littéraire. Nous

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apprendrons plus tard dans quelle mesure le jeune Virgile partagea cette admiration et de quelle manière elle devait se traduire dans ses oeuvres. Mais ce que nous pouvons dire tout de suite, c'est que de ces deux poètes de génie, ce fut Lucrèce qui fit d'abord sur son esprit l'impression la plus profonde, non pas seulement parce qu'aux leçons de Siron il avait puisé le goût de l'épicurisme, mais encore et surtout parce qu'il était, plus que personne, capable de sentir l'intérêt pathétique d'un poème tout rempli d'une émotion personnelle. Sans doute Virgile était fort éloigné de suivre ce sombre génie jusque dans son athéisme irréductible, mais il était, par tempérament, sensible à l'immense pitié pour les malheureux mortels qui remplit toute l'œuvre et la pénètre. C'est surtout parce que Lucrèce était animé d'une ardente sympathie pour le genre humain, que Virgile le lut avec passion; c'est sans doute aussi parce que la poésie alexandrine avait fait une place importante à l'analyse des passions, et particulièrement à celle de l'amour, que son âme ardente et tendre fut attirée vers la nouvelle école. Il y chercha moins des leçons de poésie érudite (comme quelques-uns de ses aînés ou de ses contempo rains) que l'expression d'idées et surtout de sentiments analogues aux siens et dont ses poèmes devaient attes ter l'empire sur son cœur. Poète, Virgile l'était déjà, et, s'il est vrai de dire que des petites pièces, qui composent l'Appendix Vergiliana et que l'antiquité attribuait à Virgile, il n'est peut-être pas une seule qui soit vraiment de lui, il n'est pas moins raisonnable de penser qu'on ne lui aurait pas attribué la paternité d'un semblable recueil, si la tradition ne l'avait pas représenté comme rivalisant de talent poé

INTRODUCTION tique avec les Bibaculus, les QuintilîusVarus, les AemiIius Macer, les Varius et les Cornelius Gallus qui com posaient le cercle de ses amis (1). Quant aux pièces intitulées Culex, Ciris et Moretum qu'on donne souvent comme des œuvres de sa jeunesse, nous partageons tout à fait l'avis de M. F. Plessis (2) : « Il n'est pas du tout démontré qu'il ait écrit un Culex ; en tout cas, l'ennuyeux poème qui nous est parvenu sous ce nom n'est pas de lui ; non plus que la Ciris, œuvre touchante et curieuse et vraiment poétique, ou le More tum, joli récit réaliste qui n'est ni mieux ni moins bien que tel morceau rustique de Virgile, mais qui est tout à fait autre chose. Pour la Copa (La Cabaretière, 38 vers, distiques élégiaques), il y a doute. >: On remarquera que M. Plessis ne parle pas de l'Aetna ; nous n'en dirons rien non plus, pour la bonne raison que nous pouvons renvoyer sur ce point à l'édition de M. Vessereau (3). Quoi qu'il en soit, le moment approchait où le jeune Virgile allait quitter Rome pour retourner dans son pays d'origine. Il est à peu près certain qu'il revint à Andes en 44 av. J.-C En tout cas, il y était en 43, quand (1 ) Nous n'avons pas à traiter ici cette question, dont M. Galletier nous a promis d'entretenir les lecteurs de notre collection dans l'édition qu'il prépare de VAppendix. Mais nous pouvons signaler l'intérêt que présente sa thèse de doctorat sur le même sujet et renvoyer aussi à un article de M. J. Carcopino (RPh. [1922] Vergiliana, p. 163 suiv.), où ce savant montre, grâce à des rappro chements historiques, que certaines pièces du recueil, notamment la 5° et la 6e, appartiennent, à n'en pas douter, à l'époque des Flaviens. (2) Voyez ce qu'il dit (p. xm et suiv.) dans l'introduction aux Œuvres de Virgile publiée en 1919, à Paris, chez Hachette, avec la collaboration de P. Lejay. (3) Dans la Collection des Universilés de France, patronnée par l'Association Guillaume Budé et éditée par la Sociélé des Belles Lettres, Paris, 1923.

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Asinius Pollion reçut d'Octavien le gouvernement de la Cisalpine ; Pollion avait entendu parler de Virgile, peutêtre par Gallus, dont il était l'ami, peut-être aussi par le bruit public empressé à répandre sa jeune réputation. S'il faut en croire Martial (1), Suétone-Donat et Servius, Virgile serait devenu bien vite le commensal d' Asinius Pollion, et ce détail n'a rien en soi d'invraisemblable, si nous jugeons du passé par le présent, et si nous son geons à l'estime particulière dont, en province, les hauts fonctionnaires honorent ceux qui, par leur caractère ou leur talent, les aident à oublier le milieu où ils vivent. Poète de talent, si nous en croyons Virgile (2) et Ho race (3), Pollion avait au moins quelqu'un avec qui parler des Muses et de leurs nourrissons. Quoi qu'il en soit, Virgile nous laisse entendre que Pollion s'intéressa aux premières Bucoliques et les fit connaître autour de lui; il l'encou rageait ainsi à persévérer dans un genre nouveau pour les Romains (4). Mais Pollion fut relevé de son commande ment, au moment où s'était constitué le triumvirat Antoine, Octavien et Lépide, qui allait indirectement bouleverser la vie paisible du poète. Octavien avait pro mis aux vétérans de César de leur distribuer des terres et, pour tenir sa promesse, il avait décidé qu'on pren drait les champs nécessaires dans le territoire des dixhuit plus riches villes de l'Italie; Crémone était parmi celles-là, et d'ailleurs elle avait suivi le parti de Brutus et de Cassius. Or, Alfénus Varus, le nouveau gouverneur de la Cisalpine, chargé d'exécuter le décret, se rendit compte bien vite que le territoire de Crémone ne suffirait pas à (1) (2) (3) (4)

Martial, VIII, 52. Voy. B., 8, 10. Voy. Hor., C. II, 1, 9 ; Sat. I, 10, 42. Voy. B., 3, 84-5.

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pourvoir les nombreux vétérans auxquels il fallait donner satisfaction, chacun d'eux devant recevoir au moins cinquante arpents. Varus, propriétaire à Mantoue, avait eu, paraît-il, des démêlés avec les magistrats de la ville et leur en avait gardé rancune : l'occasion était bonne pour se venger et il n'eut garde de la négliger. Fort des pouvoirs discrétionnaires qu'il tenait d'Octavien, et enclin par nature à abuser de l'autorité (1), il fit saisir les terres de Mantoue, en 40 av. J.-C. (2), mesure qui atteignait beaucoup de petits propriétaires et parmi eux Virgile. Ici l'histoire se complique, et les bio graphes ainsi que les commentateurs l'embrouillent encore. Pour démêler la vérité, le mieux est encore d'interroger Virgile. De la première Bucolique, il résulte que Virgile, menacé d'éviction, malgré les belles promesses d'Alfénus Varus, s'était rendu à Rome (3), pour plaider sa cause auprès d'Octavien : rassuré par le maître, il était rentré à Andes ; mais il eut le chagrin de voir un cen turion établi sur son domaine et obstiné à y demeurer ; devant l'entêtement et les menaces (4) de l'usurpateur, (1) Nous savons que Cornélius Gallus lui reprocha par la suite d'avoir dépassé les instructions reçues. Voy. F. Plessis, Vie de Virgile, p. vm de l'Introduction à l'édition Hachette (1919). D'après Servius (Ad B., 9, 28) l'initiative de la spoliation serait venue, non pas d'Alfénus Varus, mais du répartiteur Antonius Musa, adjoint à Varus ; ce serait du moins ce Musa qui imagina de prendre sur le domaine de Mantoue : il avait en effet à se ven ger de Mantouans qui s'étaient opposés à ce qu'il fit paître ses troupeaux sur leurs prés. Peu importe d'ailleurs : Alfénus Varus n'était-il pas responsable de son subordonné î (2) C'est la date de son entrée en fonction. (3) Au plus tard au mois d'août 39, voy. B. 1, 32 suiv. : « Voilà donc pourquoi, Amaryllis, tu invoquais les dieux : aussi je me demandais avec surprise en l'honneur de qui tu laissais les fruits pendre à l'arbre qui les porte. » Ce détail nous donne la date du voyage de Virgile : c'était à la fin de juillet ou au commencement d'août, époque où les fruits sont mûrs en Cisalpine. (4) On nous dit même que le centurion, nommé Arrius, furieux

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Virgile dut céder et se résigner à reprendre le chemin de Rome. C'est ce que nous apprend la 9e Bucolique, sans toutefois nous 'renseigner sur le succès de cette nouvelle démarche. Tout nous porte à croire que, si bien disposé qu'il fût pour Virgile, Octavien n'osa pas mécontenter le nouveau possesseur en l'obligeant à restituer le domaine qu'il se croyait en droit d'occuper à titre définitif ; une chose paraît certaine, c'est que, sur les conseils de Corné lius Gallus et d'iEmilius Macer, Virgile se résigna à vivre quelque temps à Rome, dans l'ancienne demeure de son maître, le philosophe épicurien Siron, à deux pas des Jardins de Mécène. Il est probable que ce voisinage contribua à resserrer les liens d'amiGé qui s'étaient vrai semblablement noués entre eux, à l'époque où Mécène, qui n'était pas encore le puissant ministre d'Octavien, fréquentait avec Virgile le cercle de poètes dont nous avons parlé plus haut (1). On peut croire aussi, avec M. Plessis (2), que sa présence à Rome fit ce que son bon droit n'avait pu faire. En effet, c'est pendant ce nouveau séjour que se place une anecdote dont la réalité nous est attestée par divers témoignages autorisés (3).Virgile ayant lu à ses amis les Bucoliques, la comédienne Cythéris (4),

des réclamations de Virgile, le poursuivit, l'épée à la main, et qu'il l'aurait tué, si Virgile ne s'était pas jeté dans le Mincio pour lui échapper. Voy. Donat, praef. Bucol. (p. 5, éd. Muller) : « Sed Vergilius merito carminum fretus et amicitia quorumdam potentium centurioni Arrio cum obsistere ausus esset, ille statim ut miles ad gladium manum admouit, cumque in tugam se proripuisset poeta, non prius finis prosequendi fuit quam se in fluuium Vergilius coniecisset atque in alteram ripam enatauisset. » (1) P. xin et suiv. (2) Voy. p. ix de la Vie de Virgile en tête de l'édition Hachette. (3) Voy. Suét.-Donat. Vila, c. 36; Servivs, Ad Bue. 6, 11 et Tac, Dial. 13,2. (4) Celle même que Virgile désigne sous le nom de Lycoris, dans la dixième Bucolique. LES BUCOLIQUES 2

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maîtresse de Cornélius Gallus, qui assistait à la lecture, en fut si enthousiasmée qu'elle voulut faire entendre ces vers sur la scène. « Le jour où, sur le théâtre...,, elle déclama la sixième Bucolique, Silène, le public romain, dont se plaignaient si fort les anciens poètes, fut transporté par ces vers, les plus harmonieux, les plus beaux qu'il eût jamais entendus. Il se leva tout entier, et quelqu'un ayant crié que le poète était là et l'ayant montré du doigt, il lui rendit les mêmes honneurs, dit Tacite, qull devait rendre un peu plus tard au maître de l'Empire (1). » Désor mais le génie de Virgile était consacré, et le premier résultat matériel de ce succès fut que Mécène d'abord, Octavien ensuite, s'employèrent à lui assurer la sécurité et l'indépendance. Ils avaient deviné en lui le poète, déjà acquis à leur politique, qui devait plus tard et si efficacement en vanter les bienfaits. Toutefois Virgile ne rentra pas en possession du domaine paternel : O&tavien lui fit accepter une compensation ; nous savons, par Aulu-Gelle (2), qu'il eut une villa à Noie, et, malgré ses regrets (3), il se résigna : aussi bien le climat de la Campanie convenait mieux à sa poitrine délicate que le ciel souvent brumeux des environs de Mantoue, et puis il n'était pas loin de Naples dont la douceur le séduisait et où il finit par résider. En tout cas, il ne paraît pas avoir jamais éprouvé le moindre chagrin d'avoir quitté Rome: le succès qui l*y avait accueilli ne pouvait fui en faire oublier l'agitation et le bruit. Il avait achevé la composition de ses Bucoliques, écrites entre 42 et 37 avant Jésus-Christ. Il mit sept ans, nous (1) A. Bem.essort, ouv. cil., p. 35. (2) Voy. A. Gell., IV. A., VI (VII), 20, 1. (3}gOn peut en entendre encore un écho, G., II, 197.

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disent Suétone- Donat et Servius (1), à écrire les Géorgiques (de 37 à 30), et quand ce beau poème, dédié à la gloire de l'agriculture romaine, eut été achevé, il entre prit de réaliser l'idée qu'il caressait depuis longtemps : chanter les origines troyennes de Rome et célébrer non seulement la gloire des descendants d'Énée, mais encore leur génie tutélaire, Auguste, héritier des Jules issus de Vénus. A partir de ce moment, l'histoire de Virgile se confond avec celle de ses œuvres, et nous n'avons garde d'empiéter sur des sujets qui seront traités ailleurs. Je me bornerai à dire que, sauf de courts séjours en Sicile, où le poète allait de temps à autre faire ce que nous appe lons aujourd'hui «une saison», il ne quitta guère Naples et ses environs. Avant de se fixer définitivement dans ce pays, il avait été du voyage de Brindes (39 ou 37 av. J.-C), raconté par Horace (2). Il avait rejoint en chemin Mécène et Horace, à qui le liait depuis peu une tendre amitié, en compagnie de Plotius Tucca et de Varius, ses intimes, les mêmes à qui Auguste devait confier plus tard le soin de publier l'Énéide. Tout le monde connaît les vers charmants où Horace « les qualifie tous trois (mais nous aimons surtout, dit Sainte-Beuve, à rapporter l'é loge à Virgile) les âmes les plus belles et les plus sincères que la terre ait portées, celles auxquelles il est attaché avec le plus de tendresse » (3). Je ne puis mieux faire que reproduire, pour terminer cette esquisse biographique, les belles pages où M. Bellessort a retracé les derniers moments du poète (4). Jl) Voyez notre Introduction aux Giorgiques et le livre post hume d'A. Cartault, l'Art de Virgile, etc., p. 7 et suiv. (2) Voy. Horace, Sat., I, v. (3) Voy. l'introduction à notre édition classique des œuvres de Virgile (Paris, Garnier), p. xxn. (4) Voy. A. Bellessort, Virgile, p. 300-1.

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INTRODUCTION

« Il est difficile d'imaginer pour un grand poète une mort plus triste que celle de Virgile. L'Énéide lui avait déjà coûté onze ans de travail « tout empreint du par fum des saintes solitudes ». Son plan fortement établi et sans doute développé en prose, il l'avait écrit au gré de son inspiration et ne s'était pas astreint à l'ordre des livres. Elle était achevée, mais non mise au point. Son troisième livre surtout, les voyages d'Énée, n'avait pas l'éclat et la solidité que donne seulement au poète qui les peint la familiarité ou la vision directe des choses. Il résolut de visiter la Grèce et l'Asie mineure. Il eût dit volontiers, comme Chateaubriand partant pour Jéru salem : « La plupart des livres de mes Martyrs étaient ébauchés : je ne crus pas devoir y mettre la dernière main avant d'avoir vu les pays où ma scène était placée. » Comme lui, Virgile allait « recueillir des images, chercher des couleurs ». Depuis longtemps, il projetait ce voyage. Quelques années plus tôt, il avait même dû s'embarquer, puisque l'ode où Horace supplie « les frères d'Hélène » de veiller sur son vaisseau était composée en l'an 24 et que son départ n'eut lieu qu'en l'an 19. « Il tomba malade à Mégare par suite d'une insolation et il arriva péniblement à Athènes. Auguste était en Grèce depuis deux ans. Il avait parcouru les provinces orientales de l'Empire afin d'en régler le gouvernement d'une manière définitive. Le vœu que naguère Virgile avait exprimé dans les Géorgiques de lui élever un temple sur les bords du Mincio, les Asiatiques le réalisaient. A Pergame, à Éphèse, à Nicomédie, à Mytilène, un peu partout, se dressaient des temples consacrés à la déesse Rome et au dieu Auguste. Tout l'Orient invoquait César comme le «Sauveur commun de l'espèce humaine ». L'Ar ménie, menacée d'une expédition militaire, détrônait

VIE DE VIRGILE son roi et acceptait la domination romaine. Les Parthes intraitables s'humiliaient et consentaient enfin à rendre les prisonniers faits sur Grassus et les aigles légionnaires. Virgile eut la vision de cette apothéose et de l'accomplis sement prodigieux des destins promis à la race d'Énée. Auguste se disposait à retourner en Italie, quand le poète arriva. Il le jugea incapable de poursuivre son voyage et le persuada de revenir avec lui. La traversée fut dure. A peine débarqué à Brindes, Virgile se sentit perdu. « Alors se joua le grand drame. Il demanda à ses amis de brûler son manuscrit de l'Ênéide. Cette œuvre qui avait rempli onze années de son existence, où il avait mis toute son âme d'homme et de Romain, l'artiste impitoyable exigeait qu'elle fût réduite en cendres comme lui. Il n'épargnait même pas les livres qu'il avait lus devant Auguste et qui avaient tant ému et ravi ses auditeurs. Mais son Énéide était si loin de son rêve ! Que de vers inachevés ! Que de négligences ! Que de passages provisoires ! Tous ces défauts grossissent' s'amplifient dans son imagination fiévreuse. Imaginez son angoisse. Il lui souvient brusquement qu'Énée a parlé d'un oracle d'Anchise qu'Anchise n'a jamais prononcé : c'est la prédiction de Géléno..., ce n'est pas celle d'Anchise... Et tous ces guerriers étrusques, ligures, latins, dont il nous a décrit la marche, le costume, les armes, le caractère ? On ne les revoit plus dans l'action... Et son Énée... Le mourant supplie qu'onjui apporte son manuscrit : il le brûlera lui-même. Ses amis secouèrent la tête. Alors il se tut. Peut-être était-il déjà entré dans ce doux et sombre vestibule où nous nous dépouillons de toutes nos fiertés, de toutes nos vanités, de tous nos amours, de tous nos désirs, où rien ne nous est plu3 rien, pas même nos vers...

XXII

INTRODUCTION

« Virgile mourut le 21 septembre de l'an 19 avant Jésus-Christ. » Il avait lui-même composé son épitaphe, bien modeste, on peut même dire bien insignifiante, ce qui est une rai son de plus d'en affirmer l'authenticité, tant elle répond à l'idée qu'il nous a donnée lui-même de la médiocre estime en laquelle il tenait son génie ! Mantua me genuit ; Calabri rapuere ; tenet nunc Parthenope : cecini pascua, rura, duces. « Mantoue m'a donné le jour ; la Calabre m'a ravi ; aujourd'hui me possède Parthénope : j'ai chanté les pâ turages, la campagne, les chefs. » Ses cendres avaient été, conformément à ses vœux, placées dans un tombeau situé à deux milles de Naples, sur le chemin de Pouzzoles. L'admiration et le respect les y vénèrent encore, bien qu'on sache qu'elles n'y sont plus depuis longtemps, si même elles ont jamais été à l'endroit où la tradition s'obstine à les supposer inhumées. II. La tradition manuscrite. — Bibliographie. De tous les auteurs latins, Virgile est le seul dont nous possédions autant de manuscrits, complets ou mutilés, qui datent de la fin de l'antiquité ou, si l'on veut, du Bas Empire. L'époque carolingienne nous en a aussi conservé un certain nombre, qui sont intéressants parce que, selon toute apparence, ils sont pour nous les témoins d'un état du texte tel qu'on le trouvait établi dans les manuscrits antiques qui se sont perdus. Après le ixe siècle, dit P. Lejay, les manuscrits de Virgile sont sans utilité pour établir le texte ; ils ne peuvent servir qu'à en faire connaître du^sujet.

LA TRADITION MANUSCRITE

xxm

l'histoire à travers le moyen âge et & indiquer quelle était la vulgate alors répandue dans les écoles et le monde lettré. De tous les manuscrits antiques de Virgile (il y en a sept) aucun ne remonte au Haut Empire. Celui qu'on désigne par A, parce que Pertz a cru pouvoir le désigner sous le nom d'Augusleus, le croyant contemporain d'Au guste, ne peut être plus ancien que l'époque de Dioclétien. En tout cas, ils ont, tous les sept, les caractères des codices et non ceux des uolumina : ils se composent non de rouleaux de papyrus, mais de cahiers de parchemin réunis de manière à former un livre. Tous sont en écriture capitale, semblable à notre majuscule d'imprimerie, sans séparation de mots. Ils ont été exécutés à une époque qu'on peut appeler la première Renaissance des lettres classiques, c'est-à-dire à partir du moment où l'anarchie militaire du m8 siècle fit place à la restau ration de l'Empire. On appelle aussi cette époque la période byzantine, parce qu'en transférant à Byzance (appelée de son nom Constantinople) le siège de l'Empire romain, Constantin avait assuré la prééminence à la nouvelle capitale. Il y a donc lieu d'établir trois groupes dans la classi fication des manuscrits actuellement connus de Virgile : l°ceux qui appartiennent à la période du Bas Empire ; 2° ceux qui sont de l'époque carolingienne et 3° ceux qui ont été copiés postérieurement au ixe siècle. Nous négligerons le troisième groupe pour les raisons que nous avons données ci-dessus (p. xxn). Il y en a sept, avons-nous Manuscrits antiques. dit ; ce sont : .4, c'est-à-dire Augusteus (voir ci-dessus, 1. 6), abré viation conventionnelle, par laquelle on désigne les

XXIV

INTRODUCTION

Schedae Vaticano-Berolinenses : c'est tout ce qui reste du manuscrit primitif, c'est-à-dire sept feuillets, quatre dans le manuscrit du Vatican n° 3256 (G., I, 41-80 ; 121-160, 161-200, 241-280) et trois à Berlin (G., I, 81120 ; 201-240; III, 181-220), fragments conservés jadis (au moyen âge) dans l'abbaye de Saint-Denys en France. L'examen paléographique de ces fragments àboutit à cette conclusion (E. Chatelain) que le manuscrit auquel ils appartenaient a dû être écrit à la fin du ne siècle de notre ère, peut-être même seulement au commencement du me ; quelques-uns même estiment (avec Thompson) qu'il est plutôt du ive (1) ; F (c'.-à-d. Futuianus), abréviation qui désigne les Schedae Vaticanae ou Virgile du Vatican n° 3225 ; il date du ive siècle (ou de la fin du ine) (2). Des mains de J. Jovianus Pontanus (Naples, xve siècle), il a passé dans la famille Bembo (Venise, xvie siècle), puis a ap partenu à Fulvio Orsini, chanoine de Latran et correc teur pour le grec à la bibliothèque du Vatican ; on en a fait à Rome, en 1899, une reproduction phototypique ; c'est un manuscrit mutilé (3) dont les leçons peuvent être utilisées pour sept passages plus ou moins étendus des livres III et IV des Géorgiques et pour une partie de (1) Voy. le spécimen donné par E. ChAtelain, Paléographie des classiques latins (Paris, Hachette, 1884-1900), pl. 61. (2) Quelques paléographes l'attribuent au v". Voy. E. ChA telain, ouv. cilé, p. 17, qui (pl. 63) en a donné un fac-similé. Ce manuscrit contient des peintures, notamment une miniature par ticulièrement soignée représentant le vieillard du Galèse (ou de Tarente) dans son jardin. Voy. P. de Nolhac. le Virgile du Vati can, p. 62. (3) Non seulement il ne contient pas les Bucoliques, mais il ne commence qu'au livre III des Géorgiques, et on va voir que, pour le reste des Géorgiques, il offre bien des lacunes ; enfin on n'y trouve ni le Xe ni le XII8 livre de VÊnéide et, pour les autres chants il est souvent très fragmentaire.

LA TRADITION MANUSCRITE

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VÊnéide (1) ; parmi les fragments relatifs à YÊnéide, on remarquera que l'un d'eux est d'une main plus ré cente que les autres (2) et que le manuscrit F ne nous donne rien ni du chant X ni du chant XII ; G, c'est-à-dire Schedae Sangallenses, conservé à SaintGall, bibliothèque du chapitre, n° 1394 ; ce manuscrit date du ive siècle ; mais, fort mutilé, il ne contient que deux fragments du ive livre des Géorgiques (3) ; M, c'est-à-dire Mediceus, bibliothèque Laurentienne de Florence, pl. XXXIX, cod. 1, un des plus impor tants, sinon le plus important pour la constitution du texte de Virgile ; on a quelque raison de croire qu'il a appartenu à Cassiodore et qu'il se trouvait dans la biblio thèque du monastère fondé par lui dans son domaine de Vivarium, près de Scyllace, en Calabre (4) ; on le suit à Bobbio (vallée de la Trebbia), en Ligurie, dans le mo nastère fondé, en 612, par saint Columban ; il y reste jusque dans la seconde moitié du xve siècle (1461-1471), puis vient en la possession de Pomponius Laetus (mort en 1498), d'Angelo Colucci (5) (mort en 1549), du car dinal Antonio del Monte (mort en 1533), du pape Jules III (Giovanni Maria del Monte, mort en 1555), d'Innocenzo

(1) G,, III, 1-21 ; 146-214; 285-348; IV, 97-124 ; 153-174 ; 471497 ; 522-548 ; Aen., I, 185-268 ; 419-521 ; 586-611 ; 654-680 ; II, 170-198 ; 254-309 ; 437-468 ; 673-699; III, 1-54; 79-216; 300341 ; 660-689 ; IV, 1-92 ; 93-121 {d'une main plus récente) ; 234257 ; 286-310 ; 443-521 ; 555-583 ; 651-688; V, 109-158 ; 784-814 ; VI, 26-50 ; 219-272; 393-423; 491-559 ; 589-755 ; 858-872 ; 879901 ; VII, 5-58 ; 180-329 ; 428-450 ; 594-646 ; VIII, 71-98 ; IX, 32-68 ; 118-164 ; 207-234 ; 509-535 ; XI, 858-895. (2) Voir la note précédente, 1. 4. (3) G., IV, 345-419 ; 535-566. Voyez le spécimen donné par E. ChAtelain, ouv. cilé, pl. 62. (4) Voy. P. Lejay, Bull, d'anc. Lillér. chrél., t. III (1913), p. 265. (5) D'où le nom de Colulianus, par lequel on le désigne quel quefois.

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INTRODUCTION

del Monte (neveu du précédent), qui le prête à R. Pio, cardinal de Carpi (1), et ne le recouvre qu'à grand'peine ; après la mort d'Innocenzo del Monte (1577), le manuscrit fut acheté par le grand-duc de Toscane, François Ier, qui en fit don à la Laurentienne ; il y est conservé si pré cieusement et si jalousement parfois que les adminis trateurs de la bibliothèque refusèrent jadis à Ribbeck la permission de le collationner, lui mesurant même les instants où il était admis à le consulter ; ils estimaient sans doute que le fac-similé typographique donné par Foggini (Florence, 1741) devait suffire à sa curiosité. Plus heureux que son compatriote, Max. Hoffmann (2) a pu le décrire et le collationner minutieusement, mais seulement pour les Bucoliques, de 6,48 à la fin de la 10e, pour les Géorgiques et pour les chants I et VI de l'Énéide. Du travail de Max. Hoffmann il résulte, exception faite de certaines distinctions trop subtiles où se perd l'au teur, qu'on peut séparer en quatre groupes les correc tions dont le manuscrit porte la trace : M1, c'est-à-dire le copiste corrigé par lui-même, M2, un correcteur très ancien, M3, un correcteur du moyen âge, M4, un huma niste, peut-être Pomponius Laetus, un de ses anciens possesseurs ; « les surcharges de M1 sont à l'encre rouge et imitent la forme de la capitale antique, dit P. Lejay (3) ; on avait donné de l'importance à ces notes : elles ont juste la valeur de conjectures faites par un érudit et ne représentent aucune tradition ». Plus importante est la souscription qu'on lit à la fin des Bucoliques (4) ; (1) D'où le nom de Carpensis qu'on lui a donné jadis. (2) Voy. Max. Hoffmann, Der Codex Mediceus, pl. XXXIX 1 des Vergilius, Berlin, 1889. (3) P. LXXXVI de l'édition de Virgile, Hachette, 1919. (4) En voici la teneur : « Turcius Rufius Apronianus Asterius, v c et inl , ex comite domest , « morceaux choisis > ; dans les siècles postérieurs, ecloga a changé d'acception, de même que idyllion, qui d'abord pouvait désigner toute espèce de pièce courte, et n'en vint qu'assez tard à signifier ce que nous nommons une idylle. Le nom général de (3ooxoXixâfut donné aux poèmes où figuraient des bergers et qui représentaient les scènes et les mœurs de la vie pastorale, parce que les pasteurs de bœufs, ^oûxoXot, étaient les plus anciens de tous. » (2) Cette tradition a pour éditeur responsable Servius, Vila, p. 2: • Tune ei proposuil Pollio ut Carmen bucolicum scriberet... > Mais Servius entendait-il parler du t genre bucolique » ou simple ment de B. 8, pièce dans laquelle Virgile réalisait un vœu de Pollion qui lui avait demandé une réplique à la Magicienne de Théocrite î i

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latins :jion seulement, en effet, elle le représente comme fcicfrpaite- dé 'trouYer par, lui-même sa voie, mais de plus elle en fait un élève — assez médiocre — de Théocrite. Quel argument pour une critique maligne ! et quelle occa sion, saisie d'abord et avec empressement, de rabaisser Virgile 1 La vérité nous paraît tout autre. Quand Virgile entra en relations suivies avec Pollion, il avait déjà composé au moins la Bucolique qui est la seconde du recueil ; et de cette constatation il résulte d'abord que Pollion n'avait pas eu besoin « de le conduire à Théocrite ». Qu'il ait encouragé le poète à continuer dans cette voie, nous ne faisons aucune difficulté de l'admettre ; mais, comme Virgile est à nos yeux un grand poète, nous nous refusons à croire qu'il était incapable d'avoir « ce sens profond qu'ont les grands poètes des besoins de leur temps ( 1 ) ». Or tout nous prouve que, comme toute société raffinée, celle qui, à Rome, donnait le ton, était en mal de vie champêtre et prête à applaudir aux images qu'on lui en présenterait. Et Virgile, avec ses goûts et les senti ments que nous lui connaissons (grâce à lui d'ailleurs) (2), avait conscience de leur donner satisfaction en s'essayant dans le genre bucolique. Il est certain qu'il a imité Théocrite et qu'il et Virgile. salue en lui son maître (3) ; mais il est facile de montrer qu'il est original dans l'imitation, et que, si le disciple nous paraît quelquefois inférieur au

(1) Voy. A. Bellessort, Virgile, p. 38. (2) Voy. notre Introduction générale, p. vm et suiv. (3) Il est bien inutile de fournir les preuves d'une assertion sur laquelle tout le monde est d'accord, et qu'on peut d'ailleurs véri fier en consultant les éditions spéciales et les notes explicatives. Il est vrai que Virgile ne nomme nulle part Théocrite, et pour cause [Thèôcrllus ne pouvait entrer dans un hexamètre dactylique) ; mais (B. 4,1), quand il invoque les Muses de Sicile (Sicelides Musae), c'est aux Muses de la poésie pastorale qu'il s'adresse, à celles qui ont inspiré Théocrite. son modèle; voyez aussi le début de la 6» Bucolique.

THËOCRITE ET VIRGILE

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maître, ce qui après tout n'est pas extraordinaire chez un débutan t — et Virgile fait ses débuts de poète dans le genre bucolique —, c'ÔSt peut-être parce que nous ne le jugeons pas du point de vue où nous devrions nous placer. Com parer les Bucoliques de l'un aux Idylles de l'autre, c'est, en somme, comparer deux objets qui n'ont entre eux que des analogies superficielles : Théocrite a ses préoccu pations, qui ne sont pas partout et toujours celles de Virgile. L'un s'est proposé de faire entrer dans des cadres champêtres de petits tableaux de poésie familière, et le charme de ces peintures est indéniable, l'autre, après s'être essayé dans ce genre, a fini par avoir d'autres visées, et dans la 4e bucolique, si noble de ton et d'accent si prophétique, dans la 6e, si pleine de grandes pensées et si haute d'inspiration, dans la 9e, si touchante parle rappel des misères dues aux guerres civiles et si pénétrée de reconnaissance pour César, vainqueur de l'anarchie, enfin dans la 10e, si humaine dans la pein ture d'un amour malheureux et pourtant invincible, dans toutes ces pièces le poète n'a-t-il pas réalisé un idéal, bien différent sans doute de celui de Théocrite, mais qu'il est permis de trouver supérieur ? On dira que Virgile a manqué aux règles du genre en plaçant dans un cadre bucolique des scènes, des idées et des sentiments qui n'ont rien de pastoral. C'est attacher à la forme une importance exagérée, et refuser de voir ce qu'il y a par fois dans l'œuvre de gravité, de grandeur et de passion, c'est-à-dire de virgilien et donc d'original, sous prétexte que ces qualités n'y sont pas à leur place. Si Virgile a emprunté le cadre bucolique, c'est, dit excellemment M. Plessis (1), « parce que les aspirations dont il se fait l'interprète sont des aspirations vers le repos, vers la retraite au sein de la nature,vers la tranquillité studieuse, (1) Voyez son Introduction aux Bucoliques dans l'édition clas sique (publiée chez Hachette, Paris, 1919), p. xvm).

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LES BUCOLIQUES

vers les beaux horizons calmants, tout ce dont la vie de la campagne est le symbole pour un habitant des villes, parce que les noms de Ménalque ou d'Amaryllis, les pay sagere Mantoueetdela Sicile, la vie rustique en ce qu'elle a de libre et d'aimable, ne sauraient nuire à l'expression de passions intéressantes et d'idées poétiques, et que tout ee décor leur est au contraire harmonieux et décent ». Original dans la conception et dans l'exécution de cer taines pièces qui sont bien à lui, Virgile l'est encore, avonsnous dit, même quand il semble imiter Théocrite. Sans vouloir le suivre pas à pas et procéder à une énumération fastidieuse, je relèverai cependant certains détails qui me paraissent caractéristiques. Il faut d'abord noter le soin avec lequel Virgile remplace les paysages de son modèle par ceux qui lui sont familiers, comme par exem ple dans la 7e bucolique (imitation directe de la 8e idylle de Théocrite), il évoque un coin de sa petite patrie (v. 1113) : « Ici viendront d'eux-mêmes tes bœufs boire en tra versant les prés ; ici le Mincio met à ses rives ver doyantes une frange de tendres roseaux, et sortant d'un chêne sacré les essaims bourdonnent » ; un peu plus loin il place dans la bouche de Thyrsis deux vers (49 et 50) qui mettent sous nos yeux la petite ferme de la Cisalpine, où tous les soirs le foyer, éclairé de torches résineuses, ré pand dans toute la pièce (car il n'y a pas de cheminée) une fumée continuelle qui a enduit de suie les montants de la porte par où elle sort. Ses moissonneurs sont bien italiens : leur plat favori est le morelum que la servante Thestylis prépare pour eux en broyant des ingrédients à l'âcre saveur, comme des gousses d'ail, du serpolet et d'autres plantes aromatiques (B., 2, 10-11). S'il oublie parfois la rudesse de la vie Velapfstonhf. Pastorale ; s'il fait de ses bergers des êtres bien sensibles et bien délicats, c'est qu'il se les représente comme rattachés à une patrie commune, l'Arcadie, mais une Arcadie qui ne ressemble en rien à celle

VIRGILE CRÉATEUR DE LA PASTORALE

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de Théocrite, une Arcadie idéale, dont les habitants, sans doute, ne sont pas soustraits aux misères humaines, sur tout à celles de l'amour, mais cherchent à s'en consoler en les chantant et en se réfugiant dans la paix qui règne au sein de la nature. Cette Arcadie a bien, comme l'Ar cadie réelle, sa montagne, son Ménale, mais un Ménale dont les pentes boisées ne cessent de faire écho aux chants des bergers, un Ménale qui entend le récit de leurs amours et prête l'oreille aux accents du dieu Pan, inventeur de la syrinx (1). Bref, c'est à Virgile que l'on doit la première idée de ce pays, chimérique mais charmant, où se dévelop pera plus tard la pastorale. Il s'est contenté d'offrir aux désenchantés de son temps le spectacle d'une vie rustique, où expirent les vains bruits du monde, où la paix des bois, les mugissements des bœufs et le bêlement des chèvres peuvent distraire l'homme qui sait s'y plaire des passions et des folies d'une ville enfiévrée. C'est sur le Ménale qu'il conduit son Gallus, désespéré de la trahison de Lycoris, mais impuissant à oublier l'infidèle, Gallus, qui n'est pas un berger, sans doute, mais qui regrette de ne pas l'être ; il n'aurait pas eu une condition bien relevée, mais parmi les saules et à l'ombre de la vigne ou bien dans les bois et au bord de sources fraîches (2), il aurait vécu tranquille. Si Gallus n'est pas un berger, les pâtres du Ménale le connaissent et lui prodiguent les consolations de leur sympathie. Ces mêmes bergers connaissent aussi Pollion ; mais, dans la bucolique (la 3e), où le poète introduit brus quement ce grand nom, nous avons affaire à deux pâtres qui sont bien au-dessus de leur état. Ils ont commencé par se provoquer au chant alterné, passe-temps habituel dans la pastorale antique et encore en honneur, nous dit-on, chez les paysans de la Sardaigne ; jusque-là ils ne sont (1) Voy. B., 8, 22-24. (2) Remarquez comme nous sommes loin du vrai Ménale et de l'Arcadie réelle : cette vigne, cette haie de saules et ces sources fraîches ne nous transportent-elles pas dans le pays mantouan î LES BUCOLIQCES 4

LES BUCOLIQUES 8 pas différents des bergers de Théocrite, mais tout à coup Ménalque et Damète se révèlent partisans des nouveautés poétiques et au courant des actualités littéraires : à Ménal que, qui vient d'évoquer Pollion, le louant de faire de beaux vers et de protéger la nouvelle école poétique, Damète réplique par une épigramme à l'adresse de deux mauvais versificateurs, Bavius et Mévius, partisans attar dés des anciens, épigramme qui se double d'un éloge indi rect et d'autant plus délicat de Pollion. Ces bergers-poètes sont en même temps des gens de goût et de fins courti sans. Dans la 7° Bucolique (la sixième sans doute, chrono logiquement), on trouve quelques emprunts à Théocrite, et d'abord l'emploi de quatrains alternés comme dans la VIIIe Idylle, puis quelques réminiscences des Idylles VII, IX et XI ; mais la scène et le paysage du début sont de Virgile, ainsi que l'idée de faire raconter par un tiers, par Mélibée, la lutte entre Corydon et Thyrsis ; enfin, comme dans la 3e Bucolique, le poète latin fait traiter à son chevrier et à son pâtre des sujets presque exclusi vement littéraires ; mais, si la lutte poétique entre eux a, en somme, le même caractère que celle de Ménalque et de Damète, l'inspiration poétique y est plus élevée, ce qui n'est pas le cas chez Théocrite. Ailleurs encore (dans la 8e Bucolique) Damon et Alphésibée se livreront à un véritable exercice littéraire et l'un d'eux, Damon, pous sera l'ingéniosité jusqu'à la subtilité et à l'affectation (1), mais qu'est-ce à dire, sinon que Virgile, fidèle à la concep tion personnelle qu'il s'est faite du genre bucolique, a imaginé ici et là d'introduire sous le nom de bergers des gens de son monde et de leur prêter le langage qui leur convenait ? On dira que Virgile nous demande de nous prêter à une fantaisie un peu déconcertante : d'accord, mais nous ne prétendons pas le trouver toujours sans défaut ; nous tentons seulement de montrer en quoi il (1) Voy. B. 8, 49-50.

VIRGILE CRÉATEUR DE LA PASTORALE

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est original et sur quels points sa manière diffère de celle de Théocrite (1). N'oublions pas non plus qu'il est inté ressant de découvrir chez lui la source d'idées qui devien dront à la mode aux temps de la Renaissance et seront développées dans la Pastorale, où les bergers bornent, sans doute, leur ambition à aimer et à être payés de re tour, mais se piquent aussi d'être des chantres diserts et harmonieux (2). Si l'on a quelque peine à saisir dans les Bucoliques ce que Virgile y a mis de son goût et de ses sentiments per. sonnels, c'est que, bien souvent, on ne cherche pas assez à dégager sa personnalité : on part d'idées précon çues et on ne tient pas à voir ce jugement tout fait dé menti par la réalité. Cependant, pour peu qu'on le lise avec attention, on ne tarde pas à pénétrer ses intentions, et, si le lecteur a un cœur accessible aux émotions que le poète a voulu traduire, il les perçoit nettement et en prend sa part. Pour bien comprendre ce que Virgile a voulu réaliser en écrivant ces petits poèmes, il faut aussi se rappeler qu'il n'a pas eu l'intention de proposer à ses lecteurs une suite de vers présentant à l'esprit un sens caché, mais que chez lui les allusions sont perpétuelles et qu'elles n'avaient rien d'obscur pour les contemporains. Ainsi, dans la première Bucolique, Tityre n'est pas Virgile ; (1) Pourtant il ne faut rien exagérer ni refuser le naturel à Vir gile pour vanter la naïveté et la simplicité de son modèle. A. Couat (la Poésie Alexandrine, p. 434) a dit fort justement que Théo crite est parmi les poètes « le moins naïf qui se puisse rencontrer », et il faut avoir l'esprit bien prévenu pour ne pas reconnaître qu'il a souvent prêté à ses bergers une finesse et un talent assez surpre nants chez de vrais pâtres. (2) On lira avec plaisir la page que M. Bellessort, Virgile, p. 41, a consacrée à la Pastorale, « un des genres les plus artificiels de la littérature, mais qui répond à un désir, au moins intermittent, des sociétés humaines » ; ja Pastorale qui est « un des aveux les plu» mélancoliques de l'impuissance des hommes à trouver le bon heur dans les progrès et les raffinements de la civilisation ».

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LES BUCOLIQUES

mais Tityre a éprouvé la même mésaventure que Virgile, ce qui permet au poète de le faire parler comme il eût parlé lui-même. De même dans la 5e Bucolique, Daphnis n'est pas César, mais dans les vers 66 et suivants les allusions évidentes à l'apothéose de César, décrétée par les triumvirs en 712 (42 av. J.-C), ne permettaient pas aux contemporains de s'abuser sur les véritables inten tions du poète. Pénétrés de ces idées, nous pouvons assez facilement montrer comment, tout en songeant souvent à Théocrite, Virgile renouvelle les sujets traités par son modèle en y introduisant ce que nous appelons l'actualité, et, en même temps qu'il excite ainsi l'intérêt, quelle vie il leur donne en y laissant paraître ses émotions personnelles (1). En effet, même dans le détail de la dP9Virgile composition, Virgile est autre chose qu'un imitateur servile. Il est bien vrai que, dans chacune de ses Bucoliques, on retrouve une foule de traits et d'expressions qui viennent de Théocrite : les érudits ont relevé tous ces prétendus emprunts directs avec un soin minutieux, et, si on a le malheur de lire leurs catalogues avant de lier commerce avec Virgile, avant de chercher et de trouver chez lui l'impression vivante qui seule permet de'se faire un jugement impartial, on risque de se représenter d'avance le poète latin comme un faiseur de centons, ajustant et cousant ensemble des fragments empruntés de-ci de-là. Mais si l'on a soin de suivre la vraie méthode, si l'on entreprend d'abord de lire attenti vement ses vers et d'essayer d'en pénétrer le vrai sens, le point de vue change : on ne le voit plus travailler, comme disait Sainte-Beuve, ainsi qu'à travers « la ruche transparente Huber voyait travailler ses abeilles », mais (1) En faisant précéder chacune des Bucoliques d'un argument, nous avons essayé d en dégager l'esprit, et si l'on veut bien lire nos analyses, on y trouvera un complément aux renseigne ments sommaires que nous nous bornons à donner ici.

ORIGINALITÉ DE VIRGILE

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on se persuade, après s'être laissé pénétrer par le charme de ses vers, que, tout en ayant emprunté beaucoup à son devancier, il ne lui doit presque rien (1), puisqu'il a su donner à ces emprunts un tour original et personnel. Je voudrais rendre sensible cette vérité, à l'aide de quel ques exemples. Je laisserai de côté la seconde Bucolique : dans cette pièce, la première qu'ait composée Virgile, l'imitation de Théocrite est presque partout, et on y rencontre beau coup de souvenirs, plus ou moins directs, non seulement de la XIe Idylle, mais encore de la IIIe, de la XX8 et de la XXIIIe ; encore convient-il de remarquer que ces souvenirs sont plutôt des réminiscences, car on se figure mal Virgile acharné à fouiller dans sa mémoire pour y retrouver les expressions et les traits dont il avait besoin ; non : il avait lu et relu Théocrite; il s'en était si profon dément pénétré qu'inconsciemment il utilisait le trésor amassé. Mais il demeure vrai que dans l'ensemble les imitations dont cette pièce est remplie sont plus directes et plus fidèles que partout ailleurs (2). En revanche, la (1) Dans l'édition estimée qu'il a donnée des œuvres de Virgile (Paris, Hatier, 1916), le regretté René Pichon dit (p. 28) que Vir gile use d'un procédé, qui est constant dans la littérature latine, celui de la « contamination », c'est-à-dire qu'il réunit dans une seule pièce des éléments empruntés à deux ou trois idylles grecques, ab solument comme VAndrienne de Térence combine VAndrienne et la Périnthienne de Ménandre. Le rapprochement est ingénieux ; mais, à mon avis, R. Pichon n'était pas absolument en droit de le faire. Si, à défaut des originaux grecs de Ménandre, nous avons l'aveu de Térence, nous ne voyons pas que Virgile ait procédé à l'égard de Théocrite, dont nous avons les Idylles, comme faisait Térence à l'égard de Ménandre. En d'autres termes, je ne nie pas que la deuxième Bucolique de Virgile ne renferme des éléments qu'on retrouve dans les Idylles III, XI et XXIII de son modèle alexandrin ; je ne nie pas davantage qu'il n'y ait dans la troisième Bucolique des emprunts aux Idylles IV et V ; mais ces emprunts ne sont pas assez étendus, et surtout ils ne sont pas assez directs, pour que s'impose la comparaison entre le procédé de Virgile et celui de Térence. [2) Il ne faudrait pas pourtant oublier qu'en traitant le sujet

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première Bucolique, qui parait être chronologiquement la huitième, est tout entière d'inspiration virgilienne, et l'imitation n'y est guère sensible (1); nous n'en parlerons donc pas ici non plus, sinon pour faire remarquer que c'est un nouvel argument en faveur de l'originalité de Virgile. Si nous passons à d'autres pièces du recueil (sans songer toutefois à en faire une revue complète) (2), nous rencontrons d'abord la 3e: là Virgile s'est inspiré de la IVe et de la Ve Idylles de Théocrite ; mais, sans insister sur ce fait qu'il ne doit à personne la description élégante des deux coupes, description faite par Ménalque et par Damète (v. 37 et suiv. ; 44 et suiv.) (3), remarquons que, s'il a trouvé dans Théocrite l'idée du vers 64 : « Galatée cherche à m'atteindre avec une pomme, etc. », l'ex pression qu'il lui donne est infiniment plus délicate, et puis, dans le vers suivant, « n'a-t-il pas su fixer d'un trait dans la mémoire des hommes le symbole le plus gracieux des coquetteries de la jeune fille ? cette Galatée, qui jette sa pomme et fuit derrière les saules, mais désire être vue. Voilà dix-neuf cents ans, ajoute M. Bellessort (4), scabreux qu'est la passion malheureuse du pâtre Corydon pour le bel Alexis, il s'y est pris de telle manière, et a évité les détails choquants avec un tel soin que ses vers nous font oublier ce que cette forme de l'amour antique a de répugnant pour des modernes. (1) Pour la même raison, nous ne dirons rien de la neuvième Bucolique, aussi personnelle que la première et peut-être même encore supérieure à la première par le naturel et par l'accent. Il est bien vrai qu'il a emprunté le cadre de cette pièce à la VIIe Idylle de Théocrite (les Thalysies) et qu'il a conservé un des noms des bergers mis en scène par son devancier, celui de Lycidas ; mais c'est à peu près tout ; encore faut-il ajouter qu'il n'y a aucun rapport entre le Lycidas de Virgile et celui de Théocrite. Quant à la 4», à la 6« et à la 10e Bucoliques, elles mériteraient une étude par ticulière et nous renvoyons aux arguments que nous avons écrits pour chacune d'elles. (2) Voy. p. 10, n. 1. (3) Il y a bien chez Théocrite, Idylle I, 27-60, la description d'une coupe, mais on y trouve bien des détails superflus et beaucoup de recherche ; Virgile a pour lui l'élégance et le goût. f4) Virgile, p. 53.

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que cette pomme roule sous nos yeux et que les saules nous font signe que Galatée est là. » Virgile, on le voit, a le sourire et il a la grâce ; de plus il a de la malice et de l'esprit, ce dont on ne se douterait pas, si, au lieu de le lire, on s'en rapportait à ses biogra phes, qui insistent sur sa gaucherie dans le monde et sur son embarras dans la conversation. Mais qu'on relise, par exemple, la 3e Bucolique, et l'on verra s'il n'avait pas le sens du comique, quand il met en scène les bergers Ménalque et Damète : l'un, Ménalque, hésitant à engager une de ses bêtes comme enjeu dans sa lutte poétique avec Damète ; l'autre, Damète, mettant hardiment au jeu une génisse de deux ans ; et voyez comme il dessine finement leurs figures. Ménalque a un père qui s'est remarié, et qui, dominé par sa seconde femme, tient son fils en suspicion : deux fois par jour, le père et la belle-mère comptent le troupeau. Ont-ils tort ? Ce n'est pas sûr, laisse entendre Virgile, car Ménalque est sujet à caution. Il est vrai que Damète ne vaut guère mieux : c'est un fainéant qui néglige le troupeau dont il a la garde, et pourquoi ? Parce que son maître, Egon, ne s'en soucie guère lui-même, pendant qu'il fait la cour à Néère. Voilà donc trois portraits esquissés de façon aimable et spiri tuelle. Ailleurs, dans la 7e Bucolique, le chevrier Corydon et le pâtre Thyrsis se lancent un défi pastoral, et il faut voir comme ils enchérissent l'un sur l'autre, et comme les offrandes qu'ils promettent aux dieux ne leur coûtent guère. Corydon fait vœu à Diane, non d'un simple buste, mais d'une statue en pied, et, qui plus est, d'une statue polychrome (1) ; aussitôt Thyrsis réplique, exagère, ren chérit : il a déjà, en imagination tout au moins, dressé une statue de marbre en l'honneur de Priape; il promet da vantage et lui dit : « Si, grâce à toi, les nouvelles portées comblent les vides de mon troupeau, je veux que tu sois (1) Voy. B., 7, 31-32.

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en or. » Et l'on sent que Virgile s'égaie malicieusement en rappelant ces « galéjades ». Mais il n'appuie pas sur le trait : il est discret, comme toujours. C'est qu'il est modeste et ne tient pas à faire montre de son talent, même dans l'invention des idées. Ainsi, dans la 8e Bucolique, écrite, semble-t-il, à la demande de Pollion (1), il a, avons-nous dit, refait dans le chant d'Alphésibée V Idylle II (la Magicienne) de Théocrite ; mais son Damon avait fait d'abord entendre la plainte d'un amant malheureux, et voilà l'invention de Virgile. Or ne semblet-il pas qu'en terminant sa pièce par le morceau inspiré de Théocrite (incantations d'une amante abandonnée), il a voulu indiquer d'une façon bien délicate qu'il laisse la palme à son modèle (2) ? Les biographes de Virgile nous disent qu'il mit trois ans à composer les Bucoliques (3), mais ces renseigne ments ont besoin d'être interprétés et nous reviendrons sur ce point à propos de l'ordre chronologique des pièces du recueil ; contentons-nous, pour le moment, de dire que, quel que soit le chiffre à adopter (cinq ans ou trois ans), il est évident que Virgile composait lentement, parce qu'il * avait, même à ses débuts, le souci de la perfection et la (1) Voy. le sommaire de la VII» Bucolique. (2) Je persiste à trouver une autre preuve de modestie dans le dicite Piérides du v. 64 : qu'on entende ces mots comme les enten dent la plupart des éditeurs, en expliquant t dites vous-mêmes ce chant » ou qu'on comprenne « dictez, Muses.ce chant au poète •, ie résultat est le même. Dans le premier cas, on prête à Vir gile cette idée que, ne se sentant pas capable de reproduire sans aide les chants de son modèle Théocrite, il charge les Muses de ce soin; dans le second, Alphésibée, c'est-à-dire Virgile, invoque les Muses et les prie de lui dicter son chant, qui ne ressemblera pas à celui de Damon, parce que chaque poète a son génie propre (non omnia possumus omnes). Or, n'est-ce pas dans l'une et l'autre hypothèse l'aveu implicite fait par Virgile de son impuissance ? (3) Voy. par exemple, Suétone-Donat, Vila,c. 25 (40) : « Bucolica Iriennio... pcrfecit » et Servivs, u. Virg. (p. 2) : « Iam ei proposuit Pollio ut carmen bucolicum scriberet, quod eum con stat Iriennio scripsisse et emendssse. »

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conscience de ses devoirs envers le public : il eût rougi de lui livrer quelque chose dont il n'eût pas été satisfait : nous en trouvons la preuve dans le témoignage de Servius, quand il nous laisse entendre que Virgile, avant de publier l'ensemble de ses Bucoliques, s'attacha à corriger et à parfaire son œuvre. En tout cas, quelle que soit la date qu'il faille assigner aux débuts de Virgile dans le genre bucolique, il paraît certain que la dernière des pièces du recueil n'est pas postérieure à l'an 37 avant JésusChrist, et que chacune d'elles avait paru à des intervalles irréguliers, au gré de l'inspiration du poète, et à mesure qu'il les sentait dignes d'être produites au jour; de plus, en est porté à croire qu'iln'en a jamais publié plus de trois dans une même année. Comme ces petits poèmes sont assez courts (le plus long n'a que 111 vers et le moins étendu, 63) on voit que Virgile prenait son temps. Il ne faudrait pas en conclure que ses vers sentent l'huile, en core moins que, s'il s'attardait à les composer, c'est qu'il se livrait au petit travail d'ajustement et de suture dont nous avons, tout à l'heure, réprouvé l'idée. La vérité, c'est qu'il a moins voulu ciseler chacun de ses vers comme une bijou, qu'atteindre partout à une pré cision délicate, à une élégante sobriété et à l'harmonie du style. Or ces qualités ne peuvent s'obtenir qu'à force de travail et de retouches. On nous a appris (1) comment Virgile travaillait à son Énéide : « Le matin, il dictait un assez grand nombre de vers qu'il corrigeait, réduisait, pendant tout l'après-midi et, sans doute, les jours suivants. Il les comparait lui-même « aux petits des ourses d'abord informes et à qui leurs mères donnent figure peu à peu à force de les lécher ». Je me figure que c'était chez lui une habitude, prise dès l'époque où il composait ses Bucoliques, et c'est ainsi que j'explique le

(1) Voy. A. Bbllessort, Virgile, p. 266.

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temps relativement long qu'il a mis à les écrire. Mais, en songeant à ce détail, je m'explique aussi pourquoi on a pu défigurer Virgile et se le représenter comme on imagi nerait un auteur moderne sans originalité, travaillant sur le coin d'une table encombrée de documents avec l'unique préoccupation d'emprunter tantôt à celui-ci tantôt à ce lui-là de quoi suppléer à l'inspiration absente. Outre que les livres n'existaient pas à cette époque, où l'on ne con naissait que les rouleaux de parchemin d'un maniement délicat et incommode, toute l'œuvre du poète (et dans les Bucoliques comme ailleurs) proteste contre de semblables imaginations. S'il avait retenu de ses lectures studieuses mille traits, qui avaient fait impression sur son esprit et qui s'étaient gravés dans sa mémoire, si même il en avait noté un certain nombre sur ses tablettes de cire (nous dirions aujourd'hui sur son carnet), il suffit de voir com ment il a utilisé ces notes ou ces souvenirs pour recon naître que chez lui l'imitation, quand elle n'est pas niable, est parfaitement libre, tant il ajoute du sien à ce qu'il prend à autrui, tant la mémoire est dominée chez lui par l'inspiration ! On s'en apercevra, je l'espère du moins, à la lecture du texte et même de la traduction : si imparfaite qu'elle soit, notre interprétation s'efforce de serrer d'assez près les vers mêmes du poète, pour qu'elle en laisse au moins transparaître les qualités propres, qualités qu'on verra se produire avec plus de force et d'éclat, sans doute, dans les œuvres de son âge mûr, mais qui sont déjà très sensibles au début de sa carrière poétique. Car le poète des Géorgiques et de YÉnéide s'annonce déjà dans les Bucoliques, comme il apparaît aux esprits impartiaux et comme nous avons essayé de le mon trer, en insistant, dans ce qui précède, sur quelquesuns des traits qui nous ont paru bien virgiliens. Pour emprunter au poète une de ses images, on peut dire qu'au tant chez lui « l'arbre, sous sa parure de fleurs nouvelles, avait promis de fruits, autant il devait les garder à

un

! il I I II

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l'automne, dans leur maturité (1)». En tout cas, il y a dans les Bucoliques bien des passages animés du sentiment que nous retrouverons dans les Géorgiques et aussi bien des vers qui ont déjà le souffle épique; on peut même dire que la quatrième, d'un ton si oratoire et d'un accent si pathétique, atteint les cîmes de la haute poésie et s'y main tient sans faiblir. « Virgile, dès sa jeunesse, et dans ses productions premières, a dit Sainte-Beuve (2), marquait déjà une inclination secrète d'imagination et d'ftme vers les sujets et les points de vue qui allaient agrandir son horizon. Il avait en lui-même et il annonçait déjà les sources profondes qui ne demanderaient ensuiLe que le signal et la pente pour jaillir et composer le grand fleuve. » Mais, malgré les promesses qu'ils réalisent déjà en partie ou qu'ils contiennent en germe, tous ses poèmes bucoliques sont des œuvres de jeunesse et ils en ont quel ques-uns des défauts. Sans doute, il serait injuste de n'y voir que des travaux d'écolier et des essais où un jeune homme bien doué montre qu'il termine son apprentis sage; mais il faut reconnaître aussi qu'à côté de vers dont la spontanéité fait le charme, il y en a d'autres qui ont trop de préciosité ou dans lesquels le poète a l'air de croire que l'ingéniosité relevée par toutes sortes d'enjolivements est une preuve suffisante de talent. Plus tard il rejettera ces procédés, ne recherchera plus les effets de style, et, tout en ne renonçant pas le moins du monde à soigner sa langue et sa versification, il visera à la simpli cité et à la force ; sans cesser d'être, à l'occasion, doux et harmonieux, ses vers seront surtout pleins et sonores. (1) Voy. Virgile, Géorg., IV, 142 sqq. : Quotque in flore nouo pomis se fertilis arbos induerat, totidem autumno matura tenebat. (2) Voy. V Introduction à notre édition classique (Paris, Garnie r), p. XXVII.

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Tels qu'ils nous ont été transmis par de^BucoUques. la tradition, les poèmes bucoliques de Virgile se présentent dans l'ordre où le poète les avait rangés lui-même pour les offrir au public. Il a mis en tête la pièce où il avait chanté les bienfaits d'Octavien, plaçant ainsi comme sous l'invocation de son protecteur une œuvre toute remplie déjà de ses louanges et de sa gloire. Dans la succession des autres pièces, il a eu égard à ce qu'on peut appeler l'ordre littéraire, mais sans bouleverser complètement l'ordre chronologique. On peut résumer dans le tableau ci-dessous la comparaison entre l'ordre qu'a probablement suivi Virgile en rangeant les pièces du recueil en vue de leur publication et la date réelle de leur composition : Ordre littéraire suivi par Virgile. 2) 3) 4) 5) 6) 7)

(pièce dialoguée) B II (monologue) B III (pièce dialoguée) B IV (monologue) B V (pièce dialoguée) B VI (monologue) B VII (pièce dialoguée

8) B VIII (monologue) 9) B IX (pièce dialoguée) 10) B X (monologue)

Ordre chronologique, 8) 39 av. J.-C. (septembre ?) 1) 42 av. J.-C. 2) 42 av. J.-C. 4) 40 av. J.-C. 3) 42 av. J.-C. 5) 40 av. J.-C. (6) 40 av. J.-C. (?) voir l'ar gument, p. 55. 7) 39 av. J.-C. (automne ?) 9) 39 av. J.-C. 10) 37 av.-J.-C.

Il résulte de cet aperçu que Virgile, en rangeant les poèmes bucoliques dans un recueil définitif, a pris la peine de faire alterner les pièces dialoguées (1, 3, 5, 7, 9) et les monologues (2, 4, 6, 8, 10), mais que, tout en obéissant à cette règle d'alternance, il n'a pas voulu que la chrono logie fût trop clairement violée. Qu'il ait eu cette autre préoccupation, c'est ce que montre l'ordre de .succession

BIBLIOGRAPHIE

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des pièces qui sont manifestement datées par les allusions à des faits connus : ainsi dans la 8e, il est question (v. 6 et 7) de l'expédition menée par Pollion en Illyrie (39 av. J.-C.) ; aussi est-elle placée après la 4e, adressée à Pollion, consul en 40 av. J.-C. De même la 7e contient un vers (55) qui rappelle la 2e, preuve que celle-ci a été composée d'abord, etc. (1). Il en résulte aussi que les biographes de Virgile (2) ont dû se tromper en affirmant que le poète a consacré trois ans à la composition de ses Bucoliques; c'est cinq ans qu'il eût fallu dire. On peut supposer que l'erreur commise vient de ceci que les premiers commentateurs sont partis d'une opération d'arithmétique. Constatant d'une part que l'ensemble des Bucoliques forme 829 vers, tandis que les Géorgiques en ont, au total, 2.188, sachant d'autre part que Virgile passait pour avoir mis sept ans à écrire un poème dont l'étendue, par rapport au premier, est comme 2 1 /4 est à 1, ils ont cru pouvoir déduire de ces calculs que Virgile avait dû consacrer au premier un peu moins de la moitié du temps qu'il devait donner au second. Les Bucoliques ont été surtout étudiées dans les ouvrages généraux consacrés à Virgile et à ses œuvres. Rappeler ici ces travaux, ce serait faire double emploi avec la liste que nous avons donnée à la fin de notre Introduction générale (p. xxxm suiv.). Comme éditions partielles des Bucoliques, nous nous con tenterons de citer A. Waltz (Paris, A. Colin, 1893) et Glaser (Halle, 1876), bien que celui-ci ait des manières de voir qu'on sent un peu trop nées des caprices de son imagina tion (3). Signalons aussi avec reconnaissance l'excellente édition de C. Pascal (Turin, coll. Paravia, 1917). De tous les ouvrages sur les Bucoliques, le mieux informé et le plus (1) Pour le détail, voir le livre d'A. Cartault, Études sur les Bucoliques de Virgile (Paris, A. Colin), 1897. (2) Voir ci-dessus, p. 14. (3) On peut en dire autant de l'éd. P. Jahn (Berlin, Weidraann).

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important est celui du regretté A. Cartault, Études sur les Bucoliques de Virgile (Paris, A. Colin, 1897). Nous lui de vons beaucoup pour l'établissement du texte et pour l'in terprétation. Mais nous n'avons pas poussé la modestie jusqu'à oublier qu'en publiant notre édition classique de Virgile (Paris, Garnier), nous avons tâché dans nos argu ments de dégager les qualités propres de chacune des Bucoliques. Enfin nous devons beaucoup à MM. René Pichon (l)etF. Plessis dont les études particulières nous ont été fort utiles. Des manuscrits antiques dont nous de^ZoUques. avons donné ci-dessus Ia liste> a la fln de notre introduction générale (2), le Mediceus (M), le Palatinus (P), le Romanus (R) et le palimpseste de Vérone (V) sont les seuls qui puissent nous servir à constituer le texte. Encore faut-il remar quer que le Mediceus commence seulement à B. 6, 48, que le Romanus a des lacunes (3) et que les Schedae Veronenses non seulement nous font défaut avant B. 3,27, mais encore sont mutilées en beaucoup d'endroits (4) ; enfin le Pala tinus présente une forte lacune, entre B. 3,72 et B. 4,52. Parmi les manuscrits de l'époque carolingienne, nous trouvons quelques indications utiles ou intéressantes dans le Gudianus (*{), dans a (Bernensis 172 et Parisinus 7929), dans 6 (Bernensis 165) et dans c (Bernensis 184). Enfin, à l'occasion, nous avons cru bon de citer les leçons de quelques manuscrits de l'époque médiévale proprement dite, c'est-à-dire du Pragensis (ir) et du Minoraugiensis (m). Nous n'avons pas à parler plus longuement de ces divers manuscrits, sommairement décrits ci-dessus (p. xxn suiv.). (1) Voy. R. Pichon, Les travaux récents sur les Bucoliques de Virgile (Journal des Savants, 1913, p. 351-7). (2) Voir ci-dessus, p. xliii. (3) Manquent 7, 1 à 10, 9. (4) Nous ne pouvons y avoir recours que pour B. 5, 86-90; 6, 1-21 ; 7, 12-37 et 8, 19-44.

MANUSCRITS

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Dans la transcription de leurs leçons, nous sommes demeurés fidèles aux principes établis par notre regretté maître, M. L. Havet, dans ses Règles pour éditions cri tiques, mais nous tenons à prévenir nos lecteurs que nous avons délibérément restitué partout les graphies-uos pour-u«s,-uom pour -uum, -uoni pour uunt, -is pour es (à l'acc, pl. des thèmes en -i), les seules qui fussent en usage à l'époque où écrivait Virgile. C'est un fait attesté par les inscriptions contemporaines du poète : peu im porte que les manuscrits, transcrits à une époque bien postérieure, aient sur ce point, comme sur d'autres (pour lesquels nous n'avons pas de données aussi certaines), méconnu la tradition virgilienne. On s'étonnera peut-être que nous n'ayons fait sur le texte à peu près aucune conjecture nouvelle. Mais le temps est heureusement aboli, où l'on ne jugeait le mérite d'une édition que d'après le nombre des corrections pro posées, et, même si ce préjugé régnait encore, nous n'au rions garde de nous y associer. La plupart du temps on ne cherche à corriger un texte que parce qu'on ne s'est pas donné la peine de le comprendre. Pendant de longues années d'enseignement nous avons eu maintes fois l'oc casion d'expliquer, de commenter, de traduire Virgile, et l'expérience nous a montré l'évidence de ce fait. Bien pénétrer la pensée de l'auteur, en découvrant ses inten tions et ses raisons, tel a été notre principe. La traduc tion que nous offrons au public est sortie des essais dont nos élèves de la Faculté des Lettres et de l'Ecole nor male supérieure ont eu la primeur. Puisse-t-elle trouver grâce devant un public moins spécial ! Qu'il me soit permis enfin de remercier mon collègue et ami M. René Durand d'avoir bien voulu me prêter son précieux concours. En acceptant d'être mon réviseur 11 m'a fait largement profiter des ressources de son éru dition et de sa critique pénétrante. Je ne saurais trop lui en exprimer ma vive gratitude.

I» BUCOLIQUE TITYRE l: Mélibée et Tityre sont des environs de Mantoue. Mélibée, chassé de son petit domaine par le malheur des temps, passe sur la route en poussant devant lui ses chèvres, son seul bien désormais ; soudain il aperçoit Tityre nonchalamment étendu au pied d'un hêtre et la flûte aux lèvres. Il s'arrête, étonné de voir le berger si tranquillement couché à l'ombre, tandis que les petits pro priétaires comme lui, Mélibée, possesseurs de quelques pâtu rages, sont frappés d'éviction et obligés de quitter le pays. 6. Tityre lui répond : « C'est à un dieu que je dois ces loisirs. > Et comme Mélibée l'interroge, il lui raconte qu'il est allé à Rome pour son affranchissement. Il n'avait rien fait jusque-là pour se rendre libre, parce que Galatée lui dépensait son argent. Mais, depuis que Galatée l'a quitté et qu'Amaryllis est maîtresse de son cœur, les choses ont changé de face. A Rome, la déesse Liberté a jeté sur lui un regard favorable, et il a eu la bonne fortune de voir le jeune héros (Octàvien, on le devine ; mais Virgile ne le nomme point), le jeune héros qui lui a dit : < Faites paître vos génisses, garçons, élevez des taureaux (1). » 46. « Heureux vieillard 1 reprend Mélibée : tu conserveras donc le bien qui t'appartient. > Et il jette un dernier regard, un regard attendri sur le pays qu'il ne reverra plus. — 59. Tityre l'entend à peine, tout entier aux sentiments de reconnaissance envers Octavien qui pénètrent son coeur. €4. Et Mélibée gémit en songeant qu'il a dû abandonner à un sol dat, à un impie, à un barbare le petit domaine qui était pour lui un royaume. « Voilà où nous ont réduits les guerres civiles I » (1) Comment Tityre, venu à Rome pour remplir les formalités de l'affranchissement, a-t-il réussi à obtenir d'Octavien une au dience ? C'est cequeVirgile n'a pas pris la peine de nous faire savoir, voulant apparemment laisser quelque chose à deviner à ses com mentateurs. Il nous semble que le personnage de Tityre est dou ble : c'est d'abord un petit propriétaire comme Virgile, ce qui permet au poète de se substituer un moment à lui et de lui prêter ses sentiments ; puis c'est le porte-parole de Virgile, heureux d'ex primer, et d'une façon délicate, toute sa reconnaissance à celui qui lui a permis, il le croit du moins (voy. B., 9), de conserver ses biens.

/» BUCOLIQUE

23 79. Cependant le soir est venu; les toits des métairies fument au loin, et les ombres des montagnes s'allongent dans la plaine. Tityre offre à Mélibée l'hospitalité pour la nuit. « Mélibée est exquis, dit M. Bellessort (Virgile, p. 58). Il n'a pas un mouvement d'envie devant l'égoïsme satisfait de Tityre. Il trouve même, au nom d'Amaryllis, des paroles qui doivent lui aller au cœur. « Ah! je comprends maintenant pourquoi, en l'absence de Tityre, Amaryllis, tu priais les dieux et laissais les fruits pendre aux arbres 1 » Sa douceur est plus pathétique que l'indignation. Nous entendons dans la voix de ce pauvre homme qui vient d'abandonner deux chevreaux nouveau-nés sur la pierre nue, le gémissement de la campagne italienne. Mais Tityre est assez déconcertant. C'est un ancien esclave qui, bien que les esclaves n'eussent point le droit de posséder, avait pour tant un troupeau de bœufs. Il n'en était pas plus riche, car sa Galatée lui mangeait son argent. Ce n'est que depuis le règne d'Amaryllis qu'il a économisé de quoi payer sa liberté. Il ne représente point Virgile ; mais, comme Virgile, il a vu Octave, et, comme lui, il a pensé voir un jeune dieu. Nous serions tentés de croire, connaissant toute la finesse des éloges virgiliens, que le poète, dans son entretien avec Octave, l'avait entendu déplo rer le sort de ces petits affranchis qui perdaient, en perdant leur bien, le fruit d'un long et patient labeur; et que le personnage de Tityre ainsi conçu, ainsi adapté a la pastorale, devait plaire à Octave, comme une preuve vivante de sa sollicitude pour les humbles et de la facilité d'accès qu'ils avaient près de lui. N'empêche que ce Tityre barbon jouant de la flûte et, entre ses ritournelles, s'emplissant la bouche du nom d'Ama ryllis, nous gêne un peu. A la réflexion seulement | Nous ne sentons d'abord que l'harmonie du poème. » A quelle époque a-t-il été composé? Il est assez facile d'en fixer la date, à l'aide des renseignements que nous fournit la biogra phie de Virgile et d'un détail contenu dans la pièce elle-même. Le poète nous apprend que Mélibée est une victime de la confis cation des terres, ordonnée par les triumvirs au profit des vété rans. Or ce décret est de 39 av. J.-C. et a été exécuté sous la responsabilité d'Alfénus Varus, gouverneur de la Cisalpine à la même époque. Comme Tityre est allé plaider sa cause à Rome, au moment où les fruits sont mûrs dans la Haute-Ita lie, c'est-à-dire à la fin de juillet ou au commencement d'août, il est possible de fixer la composition de cette Bucolique au mois de septembre de la même année. C'est la huitième en date du recueil. Si Virgile l'a mise la première, c'est qu'elle lui a paru avoir, dans ses traits généraux, le carac tère d'une dédicace à Octavien, son bienfaiteur, Octavien sous les auspices de qui il voulait publier son œuvre bucolique.

LES BUCOLIQUES

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VIRGILE BUCOLIQUES

i TITYRE

MÉLIBÉE. Tityre, couché sous l'abri d'un hêtre touffu, tu étudies un air champêtre sur tes minces pipeaux ; nous, nous quittons le pays et nos douces campagnes ; nous, on nous bannit de notre patrie : toi, Tityre, nonchalant sous l'om brage, tu apprends aux forêts à faire écho à ces mots : « Amaryllis est belle. » Tityre. O Mélibée, c'est un dieu qui nous a fait ces loisirs ; oui, ce sera toujours un dieu pour moi ; son autel, souvent un tendre agneau sorti de nos bergeries le teindra de son sang. C'est grâce à lui que mes génisses ont le droit d'errer, comme tu vois, et que moi-même je suis libre de m'amuser à jouer sur ma flûte champêtre les airs qui me plaisent. MÉLIBÉE. Certes, je n'envie pas, j'admire plutôt : tant il y a de troubles dans toute l'étendue des campagnes ! Vois : ce sont mes chèvres ; malade de chagrin je les pousse droit

P. VERGILI

MARONIS

BVCOLICA

i TITYRVS

Meliboevs. Tityre, tu patulae recubans sub tegmine fagi siluestrem tenui musam meditaris auena ; nos patriae finis et dulcia linquimus arua ; nos patriam fugimus ; tu, Tityre, lentus in umbra formosam resonare doces Amaryllida siluas. Tityrvs. O Meliboee, deus nobis haec otia fecit : namque erit ille mihi semper deus ; illius aram saepe tener nostris ab ouilibus imbuet agnus. Ille meas errare boues, ut cernis, et ipsum ludere quae uellem calamo permisit agresti. Meliboevs. Non equidem inuideo, miror magis : undique totis usque adeo turbatur agris ! En, ipse capellas B. I, 12 turbatur b'rc Quintilianus (I 4, 28) probal Servivs : -mur PRy[ut uidelur] bl agnoscil Serviv9

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VIRGILE. BUCOLIQUES

devant moi, et en voici une, Tityre, que je mène et avec bien du mal. Ici, au milieu de coudriers épais, elle a, hélas! laissé sur la pierre nue, après de durs efforts, deux jumeaux, l'espoir du troupeau. Ce malheur bien souvent — mais j'étais aveugle ! — nous a été prédit, je me le rappelle maintenant, par les chênes atteints du feu céleste. Mais voyons : celui qui est pour toi un dieu, donne-nous en une idée, Tityre. Tityre. La ville qu'on appelle Rome, ô Mélibée, je croyais dans ma sottise qu'elle ressemblait à celle-ci, à la nôtre, où nous avons pris l'habitude, nous autres bergers, de mener sou vent les tendres rejetons enlevés à nos brebis. C'est ainsi que je voyais les petits chiens ressembler aux chiennes et les chevreaux à leurs mères; c'est ainsi que j'étais habitué à comparer les grandes choses aux petites. Mais, en vérité, cette ville a élevé sa tête au milieu des autres, autant que d'ordinaire les cyprès au milieu des souples viornes. MÉLIBÉE. Et quel motif si important t'a poussé à voir Rome ? Tityre. La Liberté ! Tardivement sans doute, mais enfin elle a laissé tomber un de ses regards sur celui qui ne faisait rien pour elle, alors que déjà, pour la main qui me rasait, ma barbe tombait de plus en plus blanche ; oui, elle a jeté sur moi un regard favorable, et, après un temps bien long, elle est venue à moi, depuis que nous sommes au pouvoir d'Amaryllis et que Galatée m'a quitté. En effet, je l'a vouerai, tant que j'étais aux mains de Galatée, je n'avais ni l'espoir d'être libre ni le souci de mon pécule. J'avais beau faire sortir de mes enclos mainte grosse victime, et presser de gras fromages pour la ville qui ne paie pas cher, jamais je ne rapportais à la maison une bonne poignée de monnaie.

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P. YERGILI BVCOUCA

Protinus aeger ago ; hanc etiam uix, Tityre, duco : hic inter densas corylos modo namque gemellos, spem gregis, a ! silice in nuda conixa reliquit. Saepe malum hoc nobis, si mens non laeua fuisset, de caelo tactas memini praedicere quercus. Sed tamen, iste deus qui sit, da, Tityre, nobis.

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M

Tityrvs. Vrbem quam dicunt Romam, Meliboee, putaui stultus ego huic nostrae similem, quo saepe solemus pastores ouium teneros depellere fetus. Sic canibus catulos similis, sic matribus haedos noram, sic paruis componere magna solebam. Verum haec tantum alias inter caput extulit urbes quantum lenta solent inter uiburna cupressi.

*



Meliboevs. Et quae tanta fuit Romam tibi causa uidendi ? Tityrvs. Libertas, quae sera tamen respexit inertem, candidior postquam tondenti barba cadebat ; respexit tamen, et longo post tempore uenit, postquam nos Amaryllis habet, Galatea reliquit. m Namque, fatebor enim, dum me Galatea tenebat, nec spes libertatis erat, nec cura peculi. Quamuis multa meis exiret uictima saeptis, pinguis et ingratae premeretur caseus urbi, non unquam grauis aere domum mihi dextra redibat. ,**

13 protinus R : -tenus Pyb £ervivs Nonivs II 17 inter hum uersum et sequentem legilur in codd. dell. nonnullis saepe sinistia caua praedixit ab ilice cornix [cf. infra 9, 15] quem uersum ignorât Servivs et interpolatum censent edd. plerique

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VIRGILE. BUCOLIQUES

i

MÉLIBÉE. Voilà donc pourquoi tu étais triste, Amaryllis, pourquoi tu invoquais les dieux ; aussi je me demandais avec sur prise en l'honneur de qui tu laissais les fruits pendre à l'arbre qui les porte : c'est que Tityre n'était pas ici. Oui, Tityre, les pins eux-mêmes et les sources et ces plantations t'appelaient. Tityre. Que pouvais-je faire ? D'une part il ne m'était pas permis de sortir autrement d'esclavage, et, d'autre part, il m'était impossible de connaître ailleurs des dieux aussi prêts à m'assister. J'y ai vu, Mélibée, ce jeune héros en l'honneur de qui nos autels fument douze jours par an. C'est là que dès l'abord il a répondu ceci à ma demande : « Menez vos bœufs à la pâture, comme avant ; garçons, élevez des taureaux (1). » MÉLIBÉE. Heureux vieillard ! Ainsi ta campagne demeurera en ta possession ! Et certes l'étendue t'en paraît suffisante, bien que tous tes pacages soient recouverts de pierres nues et qu'un marécage y mette une bande de joncs limoneux : un fourrage dont elles n'ont pas l'habitude ne mettra pas à l'épreuve tes brebis pleines et délicates, et elles n'auront pas à souffrir du contact malsain avec un trou peau voisin. Heureux vieillard 1 Ici, au milieu de cours d'eau qui te sont connus et de sources sacrées, tu goûteras l'ombre et le frais : d'un côté, comme toujours, à la lisière du champ voisin, la haie, où les abeilles de l'Hybla buti nent la fleur de la saulaie, t'invitera souvent au sommeil par un léger bourdonnement ; de l'autre, à l'abri d'un haut rocher, l'émondeur enverra dans l'air sa chanson, sans que pour cela les ramiers à la voix rauque, objet de tes soins, et la tourterelle cessent de gémir du haut de l'ormeau. '1) Pour la reproduction.

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P. VERGILI BVCOLICA

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Meliboevs. Mirabar quid maesta deos, Amarylli, uocares, cui pendere sua patereris in arbore poma : Tityrus hinc aberat. Ipsae te, Tityre, pinus, ipsi te fontes, ipsa haec arbusta uocabant. Tityrvs. Quid facerem ? Neque seruitio me exire licebat, 40 nec tam praesentis alibi cognoscere diuos. Hic illum uidi iuuenem, Meliboee, quotannis bis senos cui nostra dies altaria fumant. Hic mihi responsum primus dedit ille petenti : « Pascite, ut ante, boues, pueri ; submittite tauros. » 45 Meliboevs. Fortunate senex, ergo tua rura manebunt ! Et tibi magna satis, quamuis lapis omnia nudus limosoque palus obducat pascua iunco ; non insueta grauis temptabunt pabula fêtas, nec mala uicini pecoris contagia laedent. Fortunate senex, hic inter flumina nota et fontis sacros frigus captabis opacum. Hinc tibi quae semper uicino ab limite saepes Hyblaeis apibus florem depasta salicti saepe leui somnum suadebit inire susurro ; hinc alta sub rupe canet frondator ad auras ; nec tamen interea raucae, tua cura, palumbes, nec gemere aeria cessabit turtur ab ulmo.

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55

Tityrvs. Ante leues ergo pascentur in aethere cerui, et freta destituent nudos in litore piscis,

00

37 poma PR : mala R* I 59 pascentur R : -untur P I aethere PR : aequore Moretanus IV Ribbeck

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VIRGILE. BUCOLIQUES

I

TlTYRE. Aussi, l'on verra les cerfs agiles paître dans l'éther et les mers abandonner les poissons à nu sur le rivage, on verra, après avoir dans leur exil parcouru les terres les uns des autres, ou les Parthes boire l'eau de la Saône, ou la Germanie boire celle du Tigre, avant que les traits de ce héros s'effacent de notre cœur. MÉLIBÉE. Mais nous, exilés d'ici, nous irons les uns chez les Afri cains altérés, les autres en Scythie et nous viendrons aux bords de l'Oaxes qui entraîne de la craie ou chez les Bretons entièrement séparés du reste du monde. Ah ! verrai-je ja mais, si tard que ce soit, la terre de mes pères et le toit de ma pauvre chaumière couvert de gazon, et puis, con templant mes anciens domaines, aurai-je la surprise d'y trouver encore quelques épis ? Eh quoi ! un soldat impie possédera ces champs 6i bien cultivés 1 Un barbare (1 ), ces terres labourées ! Voilà donc où la discorde a mené d'in fortunés concitoyens ! Voilà pour qui nous avons ensemencé nos champs ! Greffe maintenant tes poiriers, ô Mélibée, aligne les rangées de tes vignes I Allez, vous, mon seul bien; allez, mes petites chèvres, troupeau jadis prospère; je ne vous verrai plus désormais, étendu dans une grotte verdoyante, pendre au loin du haut d'une roche brous sailleuse. Adieu, mes chansons ! Non, mes chevrettes, non, vous ne brouterez plus, sous ma conduite, le cytise en fleur ni les saules amers. TlTYRE. Tu pourrais du moins te reposer ici cette nuit avec mol sur un lit de feuilles fraîches ; nous avons des fruits mûrs, des châtaignes moelleuses (2) et du fromage frais. Et voici qu'au loin les toits des métairies fument et que du haut des montagnes l'ombre tombe et s'allonge. (1) C'est-à-dire un étranger (gaulois ou germain). ;2) Parce qu'elles ont été bouillies..

I I II- I I

III

I

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ante pererratis amborum finibus exsul aut Ararim Parthus bibet aut Germania Tigrim, quam nostro illius labatur pectore uoltus. Meliboevs. At nos hinc alii sitientis ibimus Afros, pars Scythiam et rapidum cretae ueniemus Oaxen et penitus toto diuisos orbe Britannos. En unquam patrios longo post tempore finis, pauperis et tuguri congestum caespite culmen, post aliquot, mea regna uidens, mirabor aristas ? ImpiuB haec tam culta noualia miles habebit ? barbarus has segetes ? En quo discordia civis produxit miseros ! His nos conseuimus agros ! Insere nunc, Meliboee, piros, pone ordine uitis ! lte meae, felix quondam pecus, ite, capellae : non ego uos posthac, uiridi proiectus in antro, dumosa pendere procul de rupe uidebo ; carmina nulla canam ; non, me pascente, capellae, florentem cytisum et salices carpetis amaras.

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Tityrvs. Hic tamen hanc mecum poteras requiescere noctem fronde super uiridi. Sunt nobis mitia poma,

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castaneae molles et pressi copia lactis ; et iam summa procul uillarum culmina fumant, maioresque cadunt altis de montibus umbrae.

63 labatur PR : -anturP* || 65 cretae codd. Servivs [qui « hoc est lutulentum quod rapit cretam » interprelalur] : Cretae uulgo [certe ueniemus ad Oxum Schaper Geticae ueniemus ad Oxum Heller] I 72 produxit PR : per- ybiz I his nos PRb : en quis ya' [in rasura] m schol. Bern. Il74 quondam felix Py : felix quondam Rabm I! 79 hanc PR : hac a'b'ciz I noctem PR : -te Pa'b' H 83 de R : ar«.

j ALEXIS

Les biographes de Virgile (1) nous racontent que, soupant un soir chez Pollion, Virgile fut frappé de la beauté d'un jeune esclave nommé Alexandre et que Pollion le lui donna. Cette anecdote, rapportée aussi par Martial (2), est peut-être controuvée, mais elle n'est pas invraisemblable, pas plus que la fin de l'histoire, où nous voyons Virgile prendre soin de l'éducation du jeune homme, qui devint par la suite un grammairien distingué. Quoi qu'il en soit, et malgré les doutes que peuvent faire naître les analogies mêmes de nom entre l'Alexis de la deuxième Buco lique et l'Alexandre désigné par les biographes (analogies qui ont peut-être donné naissance à l'anecdote), ce que nous savons « des habitudes d'esprit de Virgile, de son goût pour l'allusion, de son attachement à ses souvenirs et de la pro fondeur de ses impressions » nous incline à donner raison à M. Plessis (3) et à penser avec lui que le poète a choisi le sujet de sa Bucolique sous l'influence d'un incident de sa vie, mais qu'il a transformé en une aventure de passion l'intérêt qu'il avait eu l'occasion de témoigner à un jeune homme intelligent. De ce jeune esclave, il a fait le favori du maître et l'objet de l'ardente passion du pâtre Corydon. A ce Corydon, riche paysan, mais rustre sans grâce, il a prêté des accents pathétiques et des sentiments désordonnés, comme il sied à un coeur passionné. Il nous le représente exhalant ses plaintes amoureuses dans la solitude du bois, au milieu d'un fourré de hêtres qui nous fait penser à un paysage mantouan ; mais, comme ailleurs (v. 21) Corydon évoque les monts de Sicile, il ne faut pas vouloir à tout prix placer la scène dans un coin de la Haute Italie. Virgile était sans doute hanté par les souvenirs de son pays, ce qui explique l'allusion aux hêtres, mais il imitait Théocrite, etc'était la Sicile que son modèle avait en vue. En tout cas, l'originalité de Vir gile est peu sensible dans cette pièce, où abondent les réminis cences, et ce n'est pas dans un détail aussi mince qu'il faut la chercher. Elle est plutôt dans la discrétion, on pourrait même dire

(|) Voy. Suétone-Donat, u. Verg., Servivs, p. 25 (éd. Thilo). (2) Voy. Martial, Epigr. VIII, 56. (3) Dans son édition classique des Bucoliques, p. 9.

11» BUCOLIQUE

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la chasteté, avec laquelle Virgile a traité un sujet qui aurait pu être, chez un autre, bien scabreux. Mais, nous l'avons déjà dit, ce petit poème est encore tout pénétré des souvenirs de Théocrite, à qui il a emprunté bien des traits (voy. parti culièrement les Idylles XI et III du poète grec). On s'accorde à dire que cette pièce est la première en date des Bucoliques et on en place la composition en l'an 42 av. J.-C. L'argument tient en quelques mots : 1. Un pâtre, Corydon, est ardemment épris d'Alexis, jeune esclave, qui appartient à un autre. — 6. Pour le séduire, il vante sa richesse de paysan et son talent sur la flûte ; (28) il le conjure de venir habiter avec lui, lui promettant en retour (36) une flûte, (41) des chevreuils, (46)des fleurs et(51)des fruits. — 68. Mais le contraste est trop grand entre l'amoureux et l'objet aimé. Co rydon s'en rend compte, et se résout à se distraire de sa pas sion malheureuse en se livrant à des occupations utiles.

II ALEXIS

Le bel Alexis, délices du maître, était ardemment aimé d'un berger, de Corydon, qui n'avait pas de raison d'espérer. Il se bornait à venir assidûment au milieu d'un fourré de hêtres, cîmes ombreuses. Là, solitaire, il jetait aux monts et aux bois ces chants sans art, d'un accent vainement passionné : « O cruel Alexis ! Tu n'as aucun souci de mes vers ? aucune pitié de moi ? tu finiras par me faire mourir. Voici que même les troupeaux cherchent l'ombre et le frais, que même les verts lézards cherchent une retraite dans les haies d'épines, que Thestylis, pour les moissonneurs épui sés par la chaleur dévorante, broie des gousses d'ail, du serpolet et des herbes aux violentes senteurs. Mais moi, suivant la trace de tes pas, sous l'ardent soleil, je fais résonner les vergers de concert avec les rauques cigales . N'eût-il pas mieux valu supporter les sombres colères d'Amaryllis et ses dédains superbes ? Ou bien Ménalque, quoiqu'il soit basané, et toi blanc ? O bel enfant 1 ne te fie pas trop à la couleurl Les troènes sont blancs, et ils tombent; les vaciets sont noirs, et on les cueille. Je suis pour toi un objet de mépris, et tu ne demandes pas quel homme je suis, Alexis, combien riche en bétail, combien abondant en lait neigeux. J'ai mille brebis qui errent sur les monts de Sicile, le lait frais ne me manque jamais, ni en été, ni par le froid. Je chante les mêmes airs que faisait d'ordinaire entendre, quand il rappelait son troupeau, Amphion de Dircé sur

Il ALEXIS

pn Formosvm pastor Corydon ardebat Alexim, delicias domini ; nec quid speraret habebat. Tantum inter densas, umbrosa cacumina, fagos adsidue ueniebat ; ibi haec incondita solua montibus et siluis studio iactabat inani : a O crudelis Alexi, nihil mea carmina curas ? nil nostri miserere ? mori me denique coges. Nunc etiam pecudes umbras et frigora captant ; nunc uiridis etiam occultant spineta lacertos, Thestylis et rapido fessis messoribus aestu alia serpyllumque herbas contundit olentis. At mecum raucis, tua dum uestigia Iustro, sole sub ardenti resonant arbusta cicadis. Nonne fuit satius tristis Amaryllidis iras atque superba pati fastidia ? nonne Menalcan, quamuis ille niger, quamuis tu candidus esses ? O formose puer, nimium ne crede colori ! Alba ligustra cadunt, uaccinia nigra leguntur. Despectus tibi sum, nec qui sim quaeris, Alexi, quam diues pecoris, niuei quam lactis abundans.

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M

Mille meae Siculis errant in montibus agnae ; lac mihi non aestate nouom, non frigore defit. II, 7 coges R: -isP-fic II 9 lacertos R: -asP1n II 12at.P : acR || mecum eodd. : me cum Bentley Ribbeck Deulicke I 22 lac R : lact P [quam formam probauii Varro]

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VIRGILE. BUCOLIQUES

il

l'Aracynthe attique (1). Et je ne suis pas si laid ! Naguère je me suis miré au bord de la mer, quand les vents lais saient les flots calmes et immobiles. Eh bien! moi, te pre nant pour juge, je ne craindrais pas Daphnis, si l'on doit toujours se fier à une image. Oh! si tu avais seulement la fantaisie d'habiter avec moi la campagne méprisée et ses humbles cabanes, de percer de traits les cerfs avec moi ! de pousser avec moi un troupeau de chevreaux vers les mauves verdoyantes ! Comme moi et en ma compagnie, dans les bois, tu imiteras Pan en chantant (c'est Pan qui le premier apprit à souder plusieurs chalumeaux avec de la cire, Pan qui a soin des brebis et de leurs bergers) ; et ne te chagrine pas, si tu vois ta jolie lèvre s'user contre le chalumeau : pour être aussi habile que moi, que ne fai sait pas Amyntas ? J'ai en ma possession une flûte à sept tuyaux inégaux et soudés ensemble, flûte dont jadis Damète m'a fait cadeau, et il m'a dit en mourant: « Main tenant cette flûte a en toi son second maître. » Ainsi parla Damète, et dans sa sottise Amyntas en fut jaloux. En outre j'ai trouvé — et au fond d'une vallée qui n'était pas sans dangers pour moi — j'ai trouvé deux petits chevreuils, au pelage encore moucheté de blanc ; par jour ils épuisent chacun deux mamelles de brebis; eh bien ! je les conserve pour toi. Il y a longtemps que Thestylis me supplie de les lui laisser emmener; et elle le fera, du moment que mes cadeaux te dégoûtent. Viens ici près de moi, ô bel enfant ! Regarde : à pleines corbeilles les nymphes t'apportent des lis ; en ton honneur, la blanche Naïade, cueillant les pâles violettes et les fleurs des pavots, ajoute à ce bouquet le narcisse et la fleur du fenouil par fumé ; puis entrelaçant au garou et à d'autres plantes odorantes les fleurs du délicat vaciet et celles du souci, d'un (1) L'Aracynthe est un mont situé entre la Béotie et l'Attique, d'où l'évocation d'Amphion, roi fondateur de Thèbes, et l'emploi do l'épithète littéraire Aclaeo, Acté étant l'ancien nom de l'At tique.

II

P. VERGILI BUCOUCA

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Canto, quae solitus, si quando armenta uocabat, Amphion Dircaeus in Actaeo Aracyntho. Nec sum adeo informis : nuper me in litore uidi, " cum placidum uentis staret mare ; non ego Daphnim, iudice te, metuam, si nunquam fallit imago. « O tantum libeat mecum tibi sordida rura atque humilis habitare casas, et figere ceruos haedorumque gregem uiridi compellere hibisco ! *• Mecum una in siluis imitabere Pana canendo. Pan primus calamos cera coniungere pluris instituit ; Pan curat ouis ouiumque magistros. Nec te paeniteat calamo triuisse labellum : haec eadem ut sciret, quid non faciebat Amyntas ? 35 Est mihi disparibus septem compacta cicutis fistula, Damoetas dono mihi quam dedit olim, et dixit moriens : « Te nunc habet ista secundum. » Dixit Damoetas ; inuidit stultus Amyntas. Praeterea duo, nec tuta mihi ualle reperti, 40 capreoli, sparsis etiam nunc pellibus albo : bina die siccant ouis ubera ; quos tibi seruo. Iam pridem a me illos abducere Thestylis orat ; et faciet, quoniam sordent tibi munera nostra. « Hue ades, o formose puer : tibi lilia plenis 40 Ecce ferunt Nymphae calathis ; tibi candida Nais, pallentis uiolas et summa papauera carpens, narcissum et florem iungit bene olentis anethi ; tum, casia atque aliis intexens suauibus herbis, mollia luteola pingit uaccinia caltha. 50 Ipse ego cana legam tenera lanugine mala, castaneasque nuces, mea quas Amaryllis amabat : 27 fallit Plc : -at F*Rybt ^et b1 I 32 primus bc Servivs : -um PR II 32-33 damnât Ribbeck I 39 eicil Ribbeck temere I 41 albo Pyb Servivs Philargyhivs : ambo Rac

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VIRGILE. BUCOLIQUES

il

si joli jaune, elle varie les couleurs. Moi-même je cueillerai pour toi des fruits blanchâtres au tendre duvet (1), et des noix de châtaignier, qu'aimait mon Amaryllis ; j'y join drai des prunes couleur de cire; ce fruit aura lui aussi l'honneur qu'il mérite. Et vous aussi, lauriers, jevouscueillerai et toi de même, myrte, son voisin, puisqu'ainsi placés vous mélangez vos suaves odeurs. Tu es un rustre, Corydon I et de tes cadeaux Alexis n'a souci, et, si tu luttais à coups de présents, Iollas ne te serait pas infé rieur. Hélas ! hélas I qu'ai-je fait, malheureux ? dans mon égarement j'ai lâché l'Auster sur les fleurs et les sangliers dans les sources limpides ! Vois qui tu fuis, ah ! insensé : on a vu les dieux mêmes et le Dardanien Paris habiter les forêts. Que Pallas, elle, habite les citadelles qu'elle a fondées; à nous autres, bergers, que plaisent seuls le6 bois I La lionne farouche est attirée par le loup, le loup à son tour est attiré par la chèvre, et la chèvre folâtre par le cytise en fleur; Corydon l'est par toi, ô Alexis! chacun est entraîné par son plaisir. Regarde : les jeunes bœufs ramènent les charrues suspendues au joug, et le soleil à son déclin double les ombres qui grandissent, et cependant l'amour me brûle ; quelle mesure pourrait-on appliquer à l'amour ? Ah I Corydon, Corydon, quelle démence t'a saisi? Ta vigne reste à demi-taillée sur l'ormeau trop feuillu : que ne te prépares-tu plutôt à tresser avec des brins d'osier ou du jonc souple quelqu'un de ces objets dont tu sens le besoin ? Tu trouveras un autre Alexis, si celui-ci te dédaigne. (1) C'est-à-dire des coings : ces fruits sont d'un jaune pâle et leur peau est couverte d'un duvet blanchâtre.

Il

P. VERGILI BUCOLICA

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addam cerea pruna; honos erit huic quoque pomo : et uos, o lauri, carpam, et te, proxima myrte, sic positae quoniam suauis miscetis odores. 55 « Rusticus es, Corydon : nec munera curat Alexis, nec, si muneribus certes, concedat Iollas. Eheu ! quid uolui misero mihi ? Floribus Austrum perditus et liquidis immisi fontibus apros. Quem fugis, ah! demens ? Habitarunt di quoque siluas, 00 Dardaniusque Paris. Pallas quas condidit arcis ipsa colat; nobis placeant ante omnia siluae. Torua leaena lupum sequitur, lupus ipse capellam ; florentem cytisum sequitur lasciua capella, te Corydon, o Alexi : trahit sua quemque uoluptas. 65 Aspice, aratra iugo referunt suspensa iuuenci et sol crescentis decedens duplicat umbras ; me tamen urit amor, quis enim modus adsit amori ? « A ! Corydon, Corydon, quae te dementia cepit ? Semiputata tibi frondosa uitis in ulmo est. Quin tu aliquid saltem potius, quorum indiget usus, uiminibus mollique paras detexere iunco ? Inuenies alium, si te hic fastidit, Alexim. » 53 honos PR : et honos detl. Haupt Galhling I 56 es P^bc: est PlRa1 eso it I 67 certes P : -et R II 61 -quas P : quae R II 70 ulmo est R : ulmo P II 73 Alexim PR ; -xis P^bc.

LES BUCOLIQUES

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III MÉNALQUE, DAMÈTE, PALËMON

Virgile met en scène deux bergers, Ménalque et Damète, qui se rencontrent, vers la fin d'une journée d'été (voy. v. 55 suiv. ; 111) vraisemblablement sur les bords du Mincio et en tout cas dans une région qui rappelle les environs de Mantoue (voy. v. 12). Ménalque est j eune et mène le ~ chèvres de son père, m arié en secon des noces à une femme dont Ménalque redoute les injustes déflances (v, 32 et suiv ). Damète est un homme dans la force de l'âge (v. 7) ; c'est le berger d'Egon, ou du moins celui-ci, tout entier à sa passion pour Néère, lui a confié la garde de ses brebis et de ses génisses (v. 3 et 29). Ménalque, qui paraît en vouloir à Damète, profite de la re-contre pour lui dire des injures, et Da mète les relève comme il convient (v. 7). Puis, comme le jeune homme lui conteste ses talents de chanteur et de musicien, Damète le provoque à une lutte poétique. Ménalque accepte le défi et l'on se met d'accord sur les enjeux. Le juge du débat sera leur voisin Palémon que le hasard amène sur les lieux pour fermer les canaux d'irrigation (v. 50 et 111). Alors commence entre les deux rivaux la lutte poétique (v. 60 à 107 incl.) que règlent les lois du chant amébée. Injurié par Ménalque, Damète avait la qualité d'offensé et le droit d'engager le duel ; mais dans son impatience à justifier sa réputation, et d'ailleurs sûr de lui, il a paru disposé à laisser son rival commen cer ; c'était lui donner un avantage marqué, puisqu'il lui per mettait ainsi de choisir son terrain, c'est-à-dire de proposer le premier thème, sur lequel la verve de son adversaire aurait à s'exercer d'abord : car le chant amébée est non seulement formé de couplets alternés, d'un même nombre de vers, mais dans sa réplique le second des improvisateurs doit traiter le même sujet que le premier, soit pour prendre le contre-pied de ce qu'il a dit, soit pour enchérir. Toutefois Palémon donne d'abord la p .roleà Damète, et sa décision nous parait conforme à la justice, bien que, survenu à l'improviste, il n'a.t pu savoir qui des deux était l'offensé ni même lequel avait provoqué l'autre à la joute, et qu'il semble avoir surtout accordé à Damète le privilège de l'âge.

III' BUCOLIQUE

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Damète commence donc par un distique, auquel répond le dis tique de Ménalque, et le chant se poursuit dans ces conditions. Il y a vingt-quatre distiques : douze débités par Damète, et douze par Ménalque. Jusqu'ici Virgile a suivi Théocrite, qui, dans sa V» Idylle, a mis aux prises deux bergers, Lacôn et Comatas. Mais, tandis que les bergers de Théocrite ne s'élèvent pas au-dessus de leur état et se bornent à échanger des propos em pruntés à leur vie champêtre, chez Virgile, Ménalque et Damète, après s'être, au début de leur duel, maintenus dans la tradition, bien qu'avec des accents où l'on trouve parfois une délicatesse et un charme virgiliens, Ménalque et Damète se transforment soudain en vrais poètes, dont l'art évoque les rivalités de deux écoles, l'ancienne et la nouvelle, puis la noble figure de Pollion, partisan des idées modernes, et celles de ses médiocres rivaux. Palémon (v. 108) clôt le débat, en déclarant que les deux adver saires se valent et qu'ils sont dignes d'un prix, l'un et l'autre. Nous avons dit que cette Bucolique s'inspire surtout de la V» Idylle de Théocrite ; il faut ajouter que Virgile s'est souvenu de cer tains détails contenus dans la IV». et qu'il a emprunté quel ques traits à la VIII». On croit que cette Bucolique est la deuxième en date dans l'œuvre de Virgile et on en place la composition en 42, comme pour la précédente.

III MÉNALQUE, DAMÈTE, PALÉMON

MÉNALQUE. Dis-moi, Damète, à qui ce troupeau ? Ne serait-ce pas celui de Mélibée ? Damète. Non, c'est celui d'Egon ; naguère Egon me l'a confié. MÉNALQUE. Malheureuses brebis ! troupeau pour toujours malheu reux I Pendant que son maître fait la cour à Néère et redoute qu'elle ne me préfère à lui, ce gardien étranger les trait deux fois par heure, épuise le troupeau et sous trait leur lait aux agneaux ! Damète. Un peu plus de retenue 1 Rappelle-toi que ce ne sont pas des reproches à adresser à des hommes. Nous savons aussi que des gens t'ont... et dans quel sanctuaire, alors que les boucs te regardaient de travers, mais les nymphes sont indulgentes, elles ont ri. MÉNALQUE. Apparemment, c'est quand elles m'ont vu m'en prendre à la plantation de Micon et couper méchamment avec une serpe ses jeunes vignes.

III MENALCAS, DAMOETAS, PALAEMON.

Menalcas. Die mihi, Damoeta, cuium pecus ? An Meliboei ? Damoetas. Non, uerum Aegonis : nuper mihi tradidit Aegon. Menalcas. Infelix o semper, oues, pecus 1 Ipse Neaeram dum fouet, ac, ne me sibi praeferat illa, ueretur, hic alienus oues custos bis mulget in hora ; Et sucus pecori, et lac subducitur agnis.

*

Damoetas. Parcius ista uiris tamen obicienda memento. Nouimus et qui te, transuersa tuentibus hircis, et quo (sed faciles Nymphae risere) sacello... Menalcas. Tum, credo, cum me arbustum uidere Miconis atque mala uitis incidere falce nouellas.

"

III, 5 mulget i? : -it P II 6 lac H : lact P1 [cf. supr. 2, 22] Il 8 hircis Jî : hircuis P1hirquis Oblongus Pierii agnoscunt Servivs Philabgyrivs [ ihirqui sunt oculorum anguli • Suetonivs apud Servivm]

34

VIRGILE. BUCOLIQUES

m

Damète. A moins que ce ne soit ici, auprès des vieux hêtres, quand tu as brisé l'arc de Daphnis et ses flèches ; en voyant qu'on en avait fait cadeau au jeune garçon, tu souffrais, pervers Ménalque, et si tu n'avais trouvé quelque moyen de lui nuire, tu serais mort. MÉNALQUE. Quel recours auraient les maîtres, quand les voleurs ont une telle audace ? Je ne t'ai pas vu, garnement, tendre des pièges au bouc de Damon, malgré les aboiements de Lycisca ? Et comme je criais : « Où se sauve-t-il, celui-là ? Tityre, rassemble ton troupeau ! » toi, tu te cachais derrière des carex. Damète. Alors ? Il fallait que, vaincu à la lutte du chant, il ne me remît pas le bouc que ma flûte et mes chansons m'a vaient valu ? Si tu ne le sais pas, ce bouc-là m'appartenait, de l'aveu même de Damon; mais il prétendait qu'il lui était impossible de me le remettre. MÉNALQUE. A la lutte du chant, toi, lui ? Mais as-tu jamais eu une vraie flûte soudée à la cire? N'est-ce pas avec un simple chalumeau, maladroit, que, dans les carrefours, tu écorchais d'habitude un malheureux air ? Damète. Tu veux donc qu'entre nous nous fassions tour à tour l'épreuve de ce dont nous sommes capables l'un et l'autre ? Moi, je mets au jeu cette génisse, et ne t'avise pas de refu ser ce gage : elle vient deux fois au vase à traire, et de ses mamelles allaite deux petits : toi, dis ce que tu engages, pour lutter avec moi.

III

P. VERGILI BVCOLICA

34

Damoetas. Aut hic ad ueteres fagos cum Daphnidis arcum fregisti et calamos; quae tu, peruerse Menalca, et, cum uidisti puero donata, dolebas, et, si non aliqua nocuisses, mortuos esses.

11

Menalcas. Quid domini faciant, audent cum talia fures ? Non ego te uidi Damonis, pessime, caprum excipere insidiis, multum latrante Lycisca ? Et cum clamarem : « Quo nunc se proripit ille ? Tityre, coge pecus », tu post carecta latebas.

20

Damoetas. An mihi, cantando uictus, non redderet ille quem mea carminibus meruisset fistula caprum ? Si nescis, meus ille caper fuit ; et mihi Damon ipse fatebatur, sed reddere posse negabat. Menalcas. Cantando tu illum ? aut unquam tibi fistula cera iuncta fuit ? Non tu in triuiis, indocte, solebas PRV stridenti miserum stipula disperdere carmen ?

25

Damoetas. Vis ergo inter nos quid possit uterque uicissim experiamur ? Ego hanc uitulam (ne forte recuses, bis uenit ad mulctram, binos alit ubere fetus) depono : tu die mecum quo pignore certes.

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16 faciant . PR : -ent f87i Il 26 iuncta P : uincta Rybc | 27 miserum stipula PR : stipula miserum V

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VIRGILE. BUCOLIQUES

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MÉNALQUE. Je n'oserais prendre dans mon troupeau le moindre enjeu à opposer au tien, car j'ai à la maison un père et de plus une marâtre injuste : deux fois par jour ils dénom brent tous les deux le troupeau, et l'un ou l'autre, les chevreaux. Mais voici quelque chose de mieux, et tu en conviendras toi-même (puisqu'il te plaît de faire une folie) : je mettrai au jeu deux coupes de hêtre, travaillées au burin par le divin Alcimédon ; complaisamment son tour y a figuré en relief une vigne souple dont les pampres revê tent les grappes de lierre qui s'épanchent hors du feuil lage vert pâle. Au milieu, deux médaillons, Conon et... quel est donc l'autre, dont le compas a tracé pour les gens tout le cercle des saisons, celle qui convient au moissonneur, celle qui appartient au laboureur courbé sur sa charrue ? Je n'en ai pas encore approché les lèvres, mais je les ai mises soigneusement en réserve. Damète. Moi aussi, j'ai deux coupes qu'Alcimédon a faites égale ment pour moi ; il en a entouré les anses d'une acanthe flexible et au milieu il a placé Orphée et les forêts qui le suivent. Je n'en ai pas encore approché les lèvres, mais je les ai mises soigneusement en réserve. Si tu regardes ma génissë, tu n'as pas lieu de vanter tes coupes. MÉNALQUE. Aujourd'hui tu auras beau faire : tu ne te déroberas pas, je serai ton homme, dans quelques conditions que tu me défies. Que seulement quelqu'un nous écoute... tiens, celui qui vient, Palémon que voici. Je ferai en sorte qu'à l'ave nir tu ne provoques plus personne. Damète. Eh bien ! allons, commence, si tu as quelque chose ; de ma part il n'y aura nul empêchement, et je ne cherche à éviter personne ; consens seulement, voisin Palémon, à nous prêter une attention profonde : l'affaire est d'importance.

III

P. VERGILI BVCOLICA

:î5

Menalcas. De grege non ausim quicquam deponere tecum : est mihi namque domi pater, est iniusta nouerea ; bisque die numerant ambo pecus, alter et haedos. Verum, id quod multo tute ipse fatebere maius, (insanire libet quoniam tibi) pocula ponam fagina, caelatum diuini opus Alcimedontis ; lenta quibus torno facili superaddita uitis diffuses hedera uestit pallente corymbos. In medio duo signa, Gonon, et... quis fuit alter, descripsit radio totum qui gentibus orbem, tempora quae messor, quae curuos arator haberet ? Necdum illis Iabra admoui, sed condita seruo.

3

4

Damoetas. Et nobis idem Alcimedon duo pocula fecit, et molli circum est ansas amplexus acantho ; Orpheaque in medio posuit, siluasque sequentis. Necdum illis labra admoui, sed condita seiin. Si ad uitulam spectas, nihil est quod pocula laudes.

*'

Menalcas. Numquam hodie effugies; ueniam quocumque uoearis Audiat haec tantum — uel qui uenit ecce Palaemon. 51 Efficiam posthac ne quemquam uoce lacessas. Damoetas. Quin age, si quid habes; in me mora non erit ulla, PR nec quemquam fugio : tantum, uicine Palaemon, sensibus haec imis (res est non parua) reponas. 38 facili fit Canonicianus [agnoscil Servivs] : -is [acc. pl.] VbW Donatvs schol. Bern. facti P1 fragilis Ral

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VIRGILE. BUCOLIQUES

m

Palémon. Chantez I Aussi bien nous sommes assis sur un gazon moelleux. Et voici que chaque champ, chaque arbre va produire ; voici que les forêts sont feuillues : c'est le moment le plus beau de l'année. Commence, Damète; ce sera ensuite ton tour, Ménalque. Vous parlerez alternati vement : les Muses aiment les chants alternés. Damète. C'est par Jupiter que débutera notre chant: tout est plein de Jupiter; c'est lui qui veille sur les terres, lui qui a souci de mes vers. MÉNALQUE. Et moi, je suis aimé de Phébus; Phébus a toujours de ma part les présents qui lui sont dus : des lauriers et l'hya cinthe d'un rouge si doux. Damète. Galatée cherche à m'atteindre avec une pomme, la folle enfant, et s'enfuit vers les saules, et désire qu'on la voie auparavant. MÉNALQUE. Mais voici que de lui-même s'offre à mes yeux l'objet de ma flamme, Amyntas, plus connu de nos chiens que ne l'est Délie. Damète. J'ai des cadeaux tout prêts pour ma Vénus; car j'ai noté dans ma mémoire l'endroit où les ramiers aériens ont fait leur nid. MÉNALQUE. J'ai fait ce que j'ai pu, moi aussi; sur l'arbre de la forêt, j'ai cueilli dix pommes belles comme l'or et je les ai envoyées au jeune garçon; demain je lui en enverrai dix autres.

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P. VERG1LI BVCOLICA

Palaemon. Dicite, quandoquidem in molli consedimus herba.

36

M

Et nunc omnis ager, nunc omnis parturit arbos, nunc frondent siluae, nunc formosissimus annus. Incipe, Damoeta ; tu deinde sequere, Menalca. Alternis dicetis : amant alterna Camenae. .

Damoetas.

Ab loue principium musae : louis omnia plena ; ille colit terras, illi mea carmina curae.

60

Menalcas. Et me Phoebus amat ; Phoebo sua semper apud me munera sunt, lauri et suaue rubens hyacinthus. Damoetas. Malo me Galatea petit, lasciua puella, et fugit ad salices et 8e cupit ante uideri.

0!

Menalcas. At mihi sese offert ultro, meus ignis, Amyntas, notior ut iam sit canibus non Delia nostris. Damoetas. Parta meae Veneri sunt munera : namque nolaui ipse locum, aeriae quo congessere palumbes. Menalcas. Quod potui, puero siluestri ex arbore lecta aurea mala decem misi ; cras altera mittam.

70

60 principium musae cdd. plerique : principium, Musae [«/. Theocr. 18,1 Êx Atèç àpx,, peut être aussi le génitif du nom propre Caelius ; or il y avait eu, à Mantoue, un prodigue de ce nom, qui de tout son domaine n'avait conservé que trois coudées de terre destinées à sa sépulture. (2) On croyait, lire sur les pétales de l'hyacinthe les lettres grec ques A et I, initiales du nom d'Ajax, ou Y, initiale du nom d'Hyacinthe, favori d'Apollon. Ajax, flls de Télamon, et Hyacinthe, 111s d'un roi de Lacédémone, étaient donc des princes, et les princes sont appelés reges en latin, comme chez Homère paaiXïjec. (3) Ce passage pèche par excès de subtilité . Le texte est d'ailleurs mal établi. Peut-être obtiendrait-on un sens plus satisfaisant, si on adoptait la conjecture assez heureuse de Peerlkamp, qui consiste à intervertir amorestl amaros et à mettre une virgule après meluel. Le sens serait alors : « ainsi que tout berger qui redoutera les amertumes ou éprouvera les douceurs de l'amour •. Mais, même ainsi modifié, le texte présente cette singularité de faire dire à Palémon que, pour chanter l'amour, il sufllt de l'avoir éprouvé.

III

P. VERGILI BVCOLICA

39

Damoetas. Die quibus in terris, et eris mihi magnus Apollo, Tris pateat caeli spatium non amplius ulnas.

105

Menalcas. Dic quibus in terris inscripti nomina regum nascantur flores, et Phyllida solus habeto. Palaemon. Non nostrum inter uos tantas componere litis. Et uitula tu dignus et hic, et quisquis amores aut metuet dulcis aut experietur amaros. Claudite iam riuos, pueri, sat prata biberunt.

116

105 caeli R : Caeli uoluisse poelam affirmai Klouëek teste Asinio probal Hirtzel I 109-110 et quisquis amores ] aut metuet dulcis aut experietur amaros codd. : et quisquis amaros | aut metuet, dulces aut experietur amores Peerlkamp et quisquis amores ] haud metuet dulcis aut experietur amaros Wagner et quisquis amores | haud metuet dulcis, haud experietur amaros Graser et quisquis amores | hau temnet dulcis, haut experietur amaros Ribbeek et alii alia.

LES BUCOLIQUES

1

IV POLLION Cette pièce, Virgile nous en avertit lui-même, n'a rien de pas toral (1). Il l'a bien mise au nombre de ses poèmes bucoliques mais il a soin de nous dire que, s'il y chante les bois, il veut que (i les bois soient dignes d'un consul >. Et, en effet, saut dans quelques traits destinés à la peinture de l'âge d'or (v. 18 à 25), il ne sera guère question de la campagne dans ces vers, ni des bois. Tout de suite Virgile commence sur un ton prophétique. Il rappelle les prédictions de la Sibylle de Cumes et les complète par ce qu'il sait des doctrines orphiques et étrusques, suivant lesquelles la vie du monde se partageait en grandes périodes ou Années, « dont chacune, annoncée par Apollon, inaugurée par Saturne et la vierge Astrée, était comme un recommencement de tout ». Or un enfant va naître, qui ramènera l'âge d'or et fera du consulat de Pollion l'aube d'une ère nouvelle. Mais auparavant, puisque tout recommencera, il faudra qu'aussi les guerres recommencent (c'est la doctrine étrusque), mais ce ne sera pas pour longtemps : quand l'enfant sera parvenu à l'âge d'homme, on verra, à des signes certains, que le terme est venu des misères humaines et que la terre sera désormais un lieu de délices. Quels sont ces signes ? Il en est qui nous semblent bizarres : dans les prés les béliers se teindront de pourpre ou de safran, et l'agneau, tout en paissant, se vêtira d'écarlate. Mais les Livres Etrusques n'affirmaient-ils pas que tout réussi rait au chef sous lequel on verrait de pareilles merveilles 1 Après avoir, en vers magnifiques, déroulé toutes ces prophéties, Virgile célèbre le héros appelé à gouverner le monde nouveau. Puisse le poète vivre assez vieux et avoir assez d'inspiration pour chanter dignement et complètement cette radieuse épo que | Enfin, après ces effusions lyriques, Virgile se penche sur le berceau du nouveau-né et l'invite à récompenser d'un sourire sa mère qui vientde subir les fatigues d'une longue grossesse. Quel est cet enfant ? Le fils d'Asinius Pollion, nous disent les anciens. Mais apparemment ils n'en étaient pas absolument (1) Voyez le commentaire qu'en a donné M. Bellessort, Virgile, p. 62 et suiv.

41

IV BUCOLIQUE

certains, puisque, quelques années à peine après Virgile, Asconius Pédianus se croyait obligé de demander confirmation du fait au fils de Pollion lui-même, qui d'ailleurs n'hésitait pas à répondre affirmativement. Cela prouve. simplement ceci, c'est que, dans la famille des Pollion, on était convaincu des inten tions de Virgile ; mais la réponse d'Asinius Gallus n'est pas une preuve, et, en tout cas, elle n'a pas empêché les modernes de batailler sur la question. Il est impossible d'entrer dans le détail de la discussion. Nous nous bornerons, avec M. Bellessort, à donner les conclusions qui nous paraissent vraisemblables. Prenant pour point de départ le travail de M. Fowler (1), ce déli cat humaniste se persuade que la quatrième Bucolique n'est qu'une fantaisie, d'un bout à l'autre. « L'enfant existe : c'est sûr, et je consens, pour faire plaisir aux mânes d'Asinius, que ce soit lui, et que Virgile l'ait vu dans son berceau et qu'il ait été un beau petit garçon. Il l'a vu. Un petit enfant, c'est l'huma nité qui recommence. Ah I que le monde ne peut-il recommencer comme lui, avec lui I Justement, Virgile, qui a le cœur religieux et la curiosité des mystères, vient de lire des prédictions orien tales ; il possède quelques notions de l'orphisme ; il connaît les vieux oracles étrusques. Des images étranges et belles accou rent. Des vers s'ébauchent, se précisent, se groupent, chantent. Si sa muse pastorale sortait du bois déguisée en sibylle pour paraître devant le consul ? Ce divertissement l'amuse. Mais peu à peu il est pris lui-même à son jeu. L'artiste sait où il va, parce que l'artiste impose sa volonté à la matière, je veux dire l'ordre et la mesure. Le poète, l'inspiré, ira beaucoup plus loin qu'il n'en a l'idée. Voyez avec quel art le poème est varié et nuancé; comme aux éclats prophétiques succèdent harmonieusement des ta bleaux d'une fraîcheur puérile et brillante ; comme l'enthou siasme et l'enjouement alternent ; comme tour à tour le ton s'élève, s'abaisse et se relève encore; comme nous mêmes nous sommes gagnés par l'attente de l'illuminé qui aperçoit dans l'a venir le splendide appareillage des jours meilleursetpar l'anxiété du poète qui voudrait reculer les limites de sa vie 1 Et tout à coup sa voix descend, se fait très douce. La sibylle disparaît; nous n'avons plus en face de nous qu'une nourrice latine qui tend le petit enfant à sa jeune mère et, lui montrant dans l'atrium, selon l'antique usage, la table pour Hercule, le lit pour Junon, les deux divinités conjugales, lui chante l'ancienne berceuse : « L'enfant qui ne sourit pas à sa mère ne mangera pas avec le dieu, ne couchera pas avec la déesse (2). » La fantaisie du poète s'enveloppe, par endroits, d'un mystère si voisin de celui des Livres saints que les Chrétiens, depuis Cons tantin et saint Augustin, ont vu dans cet enfant le Messie, le (1) Virgil's Messianic EgJogue. Trois études de J.-B. Mayor, W. Warde Fowler, R. S. Conway (London, John Murray, 1907). (2) A. Bellessort, Virgile, p. 68 et suiv.

IV BUCOLIQUE

41

Sauveur annoncé par les prophètes, et qui devait naître qua rante ans plus tard. Sans doute les critiques modernes ont beau jeu pour affirmer que le poème de Virgile est païen dans tous ses détails (1). Mais il n'est pas moins étrange et troublant de voir Virgile annoncer si longtemps à l'avance la venue d'un enfant dont la naissance devait, en effet, révolutionner le monde. « Quand on aura dénombré, examiné toutes les • sources » du poème virgilien, on n'aura pas expliqué comment il se fait qu'en mêlant de l'Hésiode, de l'orpbisme, des prédictions étrusques, du Catulle et des oracles juifs, Virgile soit arrivé, dans une simple fantaisie, à donner une forme étincelante aux aspirations confuses et angoissées du monde occidental (2). » Aussi ne sommes-nous pas loin de penser avec M. Plessis (3) que, «dans la vision du poète, il y a eu, alors même qu'il songeait au fils de Pollion, pressentiment confus et voilé du Sauveur... > Et nous conclurons avec M. S. Reinach : « Ce poème, entiè rement religieux, est la première en date des œuvres chré tiennes (4). » Cette pièce est datée par le consulat même de Pollion (714-40 av. J.-C). C'est la quatrième dans l'ordre chronologique comme dans l'ordre littéraire (voy, notre Introduction aux Bucoliques, p. 18.) (1) Nous leur concédons même que l'idée, qu'on croyait entiè rement chrétienne, de l'humanité punie dans le présent pour ses iniquités passées, n'était pas étrangère au paganisme, puisqu'on la trouve exprimée non pas seulement par Virgile (v. 31), mais encore et en plusieurs endroits par Horace. Remarquons toutefois qu'elle est relativement récente et qu'elle porte la trace de préoc cupations étrangères à l'ancien monde et toutes nouvelles dans l'Occident. (2) A. Bellessort, ouv. cilé, p. 70. (3) Dans son édition classique des Bucoliques, p. 29. (4) Nous n'ignorons pas que G. Boissier (la Religion romaine, t. I, p. 257, note) a défendu avec esprit cette opinion que Virgile aurait eu en vue l'enfant attendu à ce moment par Octavien et Scribonie, et qui devait être Julie! A. Cartault (El. sur les Bue. de Virgile, p. 227) a démontré que l'enfant était né, quand Virgile le chantait. Et même, si cette assertion n'était pas exacte, il faudrait avouer que Virgile se serait montré bien imprudent, en n'attendant pas d'être sûr du sexe de l'enfant à naître.

IV POLLION Muses de Sicile, élevons un peu le ton de nos chants ! Tout le monde n'aime pas les vergers ni les humbles tama ris. Si nous chantons les bois, que les bois soient dignes d'un consul. Le dernier âge prédit par la prophétie de Cumes est arrivé ; tout recommence et voici que naît un nouvel ordre de siècles. Voici que revient la Vierge (1), que re vient le règne de Saturne, et que des hauteurs du ciel des cend une nouvelle génération. Daigne seulement, chaste Lucine, veiller sur le berceau de l'enfant dont la naissance amènera enfin la fin de la race de fer, et fera sur le monde entier surgir la race d'or. Désormais règne ton frère Apollon. C'est justement sous ton consulat, oui, sous ton consulat, ô Pollion, que débutera cet âge glorieux, et que, sous ta direction, les mois de la Grande Année inau gureront leur cours. Si quelques traces de notre crime per sistent encore, elles n'auront plus d'effet, et les terres seront délivrées d'une terreur perpétuelle. Cet enfant recevra la vie divine; il verra les héros mêlés aux dieux, et ceux-ci le verront parmi eux, et il gouvernera l'uni vers pacifié par les vertus de son père. Quant à toi, enfant, la terre, sans la moindre culture, épandra pour te les offrir d'abord en présent les lierres errants çà et là ainsi que le baccar (2) et la colocasie (1) Astrée, fille de Zeus et de Thémis ; c'est la déesse de la Jus tice. (2) On croit que c'est la Valeriana Cellica[de Linné); les anciens en tiraient un parfum estimé.

IV POLLIO

Sicelides Musae, paulo maiora canamus ; non omnis arbusta iuuant humilesque myricae : si canimus siluas, siluae sint consule dignae. Vltima Cumaei uenit iam carminis aetas ; magnus ab integro saeclorum nascitur ordo. Iam redit et Virgo, redevint Saturnia regna ; iam noua progenies caelo demittitur alto. Tu modo nascenti puero, quo ferrea primum desinet ac toto surget gens aurea mundo, casta, faue, Lucina : tuus iam regnat Apollo. Teque adeo decus hoc aeui, te consule, inibit, Pollio, et incipient magni procedere menses te duce. Si qua manent sceleris uestigia nostri, inrita perpetua soluent formidine terras. Ille deum uitam accipiet diuisque uidebit permixtos heroas et ipse uidebitur illis pacatumque reget patriis uirtutibus orbem. At tibi prima, puer, nullo munuscula cultu errantis hederas passim cum baccare tellus mixtaque ridenti colocasia fundet acantho. Ipsae lacte domum referent distenta capellae ubera, nec magnos metuent arraenta leones ; ipsa tibi blandos fundent cunabula flores.



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20

IV, 7 demittitur edd. : di- Ru I 12 Pollio R : orbis Schaper I 18 at edd. : ac R I 20 fundet R : -it 7».

43

VIRGILE. BUCOLIQUES

IV

mêlée au sourire de l'acanthe. D'elles-mêmes les chèvres rapporteront à la maison leurs mamelles gonflées de lait, et les troupeaux ne redouteront pas les énormes lions. Ton berceau lui-même répandra en ton honneur une floraison charmante. Le serpent périra ; périra aussi l'herbe de poison et ses tromperies ; partout naîtra l'amome assyrien. D'autre part, aussitôt que tu seras en état de lire l'éloge des héros ainsi que les hauts faits de ton père et de savoir ce qu'est la valeur, la plaine jaunira peu à peu d'épis moelleux, et aux buissons d'épines pendra la grappe rouge et les chênes au bois dur distilleront la rosée du miel. Tou tefois quelques traces de l'antique malice resteront au fond des cœurs et pousseront les hommes à affronter Thétis sur des radeaux, à ceindre les villes de remparts, à tra cer profondément des sillons dans la terre. Il y aura alors ) un second Tiphys (1) et un second Argo pour transporter une élite de héros ; il y aura aussi une seconde guerre, et de rechef on lancera contre Troie le grand Achille. Puis quand l'âge désormais affermi aura fait de toi un homme, de lui-même le nautonier renoncera à la mer, et le pin nautique ne fera plus l'échange des denrées : toute contrée produira tout. La terre ne supportera plus les herses, ni la vigne la serpe; à son tour, le robuste laboureur ôtera leurs jougs aux taureaux; la laine n'apprendra plus à se donner mensongèrement des couleurs variées, mais, de lui-même, dans les prés, le bélier donnera à sa toison la teinte délicatement rouge du murex ou celle de la gaude couleur de safran; spontanément le sandyx (2) vêtira les agneaux à la pâture. « Hâtez-vous de filer de tels siècles », ont dit à leurs fu seaux les Parques d'accord avec la volonté immuable des destins. [1) Pilote du navire Argo. (2) Ici Virgile a commis une erreur (voy. Pline, H. N., XXXV, 6, 23) : le sandyx n'est pas un arbuste à fleurs rouges; c'est une couleur minérale, écarlate.

iv

P. VERGILI BVCOLICA

Occidet et serpens, et fallax herba ueneni occidet ; Assyrium uolgo nascetur amomum. At simul heroum laudes et facta parentis iam legere et quae sit poteris cognoscere uirtus, molli paulatim flauescet campus arista, incultisque rubens pendebit sentibus uua, et durae quercus sudabunt roscida mella. Pauca tamen suberunt priscae uestigia fraudis, quae temptare Thetim ratibus, quae cingere mûris oppida, quae iubeant telluri infindere sulcos. Alter erit tum Tiphys, et altera quae uehat Argo delectos heroas ; erunt etiam altera bella, atque iterum ad Troiam magnus mittetur Achilles. Hinc, ubi iam firmata uirum te fecerit aetas, cedet et ipse mari uector, nec nautica pinus mutabit merces; omnis feret omnia tellus. Non rastros patietur humus, non uinea faleem ; robustus quoque iam tauris iuga soluet arator ; nec uarios discet mentiri Iana colores, ipse sed in pratis aries iam suaue rubenti murice, iam croceo mutabit uellera luto ; sponte sua sandyx pascentis uestiet agnos. « Talia saecla » suis dixerunt « currite » fusis concordes stabili fatorum numine Parcae. Aggredere o magnos (aderit iam tempus) honores, cara deum soboles, magnum louis incrementum ! Adspice conuexo nutantem pondere mundum, terrasque tractusque maris caelumque profundum ; pR adspice uenturo laetantur ut omnia saeclo.

43 25

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26 at edd. : ac R II parentis y1ôc Servivs Nonivs : parentum Ry' I 28 flauescet edd. : -it RyW II 33 telluri edd. [cf. Aen. V 142] : -em R II sulcos edd. : -oR II 45 pascentis R : nas- Bentley [cf. G., III 390] Il 52 laetantur R : -entur Py

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VIRGILE. BUCOLIQUES

iv

Aborde alors (ce sera le moment) les grands honneurs, cher rejeton des dieux, grand descendant de Jupiter I Regarde le monde tressaillir avec la masse de la voûte céleste, regarde les terres, l'étendue des mers et les pro fondeurs du ciel. Regarde : comme tout est en joie en l'honneur du siècle à venir I O puissé-je alors voir se pro longer mes derniers jours ! Puissé-je avoir assez de souffle pour célébrer tes hauts faits ! Nul ne me surpassera par ses chants, non, pas même Orphée dé Thrace.non, pas même Linus, bien que l'un ait pour mère et l'autre pour père, Orphée Calliope et Linus le bel Apollon. Pan lui-même aurait beau rivaliser avec moi devant l'Arcadie prise pour juge : Pan lui-même se dirait vaincu devant l'Arcadie prise pour juge. Commence, petit enfant, à reconnaître ta mère en lui souriant (ta mère a subi les longs dégoûts que dix mois lui ont apportés) ; commence, petit enfant : ceux qui n'ont pas souri à leur mère, celui-là un dieu ne l'a pas jugé digne de sa table, ni une déesse de sa couche.

IV

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O mihi tum longae maneat pars ultima uitae, spiritus et quantum sat erit tua dicere facta I Non me carminibus uincet nec Thracius Orpheus, M nec Linus, huic mater quamuis atque huic pater adsit, Orphei Galliopea, Lino formosus Apollo. Pan etiam Arcadia mecum si iudice certet, Pan etiam Arcadia dicat se iudice uictum. Incipe , parue puer, risu cognoscere matrem 00 (matri longa decem tulerunt fastidia menses) ; incipe, parue puer : qui non risere parenti, nec deus hune mensa, dea nec dignata cubili est. 53 tum PR : tam codd. de//. Il longae jR Servivs : -ge Py II 55 uincet R : -at P1y* Ribbeck Thilo I 61 matri PR : -is P*y I tulerunt PR : « alii abstulerint legu.nt » Servivs recepil Schaper tulerum P' tulerint b' [et forlasse Pl] Il 62 qui non risere parenti Quintilianvs IX 3, 38 [ ubi falso parentes legitur] : cui non risere parentes codd. uulg. Il 63 hune codd. : hos Schrader.

MËNALQUE, MOPSUS Cette pièce parait être la troisième qu'ait écrite Virgile : en tout cas, elle est postérieure à celles qui. dans le recueil publié par les soins du poète, portent les noS 2 et 3, puisqu'il la fin du poème nous retrouvons (v. 86 et v. 87) deux allusions directes à ces Bucoliques. On croit pouvoir en placer la composition en 42, c'est-à-dire la même année que l'on assigne à la 2e et à la 3» (du recueil). Le lieu de la scène est indiqué par certains détails (v. 3, 7, 13 et 16) qui se rapportent au pays mantouan. Deux bergers, Ménalque et Mopsus, se rencontrent et vont s'as seoir dans une grotte dont l'entrée est tapissée de vigne vierge (v. 7), pour s'y réciter des vers du genre amébée. Le poème rappelle donc la 3e Bucolique, avec cette différence que les deux pâtres ne commencent pas par se quereller, mais échangent d'abord des propos flatteurs : Ménalque est l'aîné et Mopsus lui témoigne des égards en se conformant à ses désirs. De plus, contrairement à ce qui a lieu dans la 3e Bucolique, les doux ber gers-poètes n'échangent pas une série de distiques, mais bien deux morceaux assez longs, puisque Mopsus récite vingt-quatre vers (20-44), consacrés à déplorer la mort de Daphnis, et que Ménalque réplique par vingt-quatre autres vers où il célèbre l'apothéose de ce héros pastoral. Les deux amis se quittent après de mutuels compliments et après avoir reçu l'un de l'autre, Mopsus une flûte, et Ménalque une houlette. Dans sa première idylle, Théocrite met dans la bouche du berger Thyrsis l'éloge funèbre de Daphnis, et Virgile s'est inspiré de ce chant; il a aussi emprunté quelques traits à VIdylle de Bionsur Adonis et à celle de MoschussurBion. Mais nous avons montré ailleurs (voy. notre Introduction, p. 10) ce que Virgile a ajouté à ce qu'il avait pris. Par des allusions assez claires à la mort de César et à son apothéose, il a fait entrer dans son poème pas toral l'actualité, et à l'intérêt que présentait cette évocation il a joint des traits d'une sensibilité qui n'appartient qu'à lui.

V MÉNALQUE, MOPSUS MÉNALQUE. Pourquoi, Mopsus, puisque nous nous sommes rencon trés, habiles tous les deux, toi à souffler dans de légers pipeaux, et moi à dire des vers, pourquoi ne nous asseyonsnous pas au milieu de ces ormeaux mêlés de coudriers ? Mopsus. Tu es l'aîné : il est juste que je t'obéisse, Ménalque, soit que nous pénétrions sous les ombrages incertains que 5 remuent les zéphyrs, soit plutôt dans la grotte. Regarde : comme une vigne vierge l'a, cette grotte, çàet là tapissée de ses grappes ! MÉNALQUE. Sur nos montagnes, tu n'as qu'un rival : Amyntas. Mopsus. Quoi d'étonnant ? puisqu'il disputerait la palme du chant à Phébus lui-même. MÉNALQUE. A toi, Mopsus 1 Commence, que tu aies à dire, soit les 0 feux de Phyllis, soit les louanges d'Alcon, soit des invec tives à Codrus. Commence : Tityre surveillera nos brebis à la pâture. Mopsus. Non : je risquerai les vers que naguère j'ai gravés sur la tendre écorce d'un hêtre où j'ai noté aussi en la compo sant la musique qui alterne avec eux; après cela, invite, je le veux, Amyntas à se mesurer avec moi.

MENALCAS, MOPSVS

Menalcas. ' Gur non, Mopse, boni quoniam conuenimus ambo , tu calamos inflare leuis, ego dicere uersus, hic corylis mixtas inter consedimus ulmos ? Mopsvs. Tu maior; tibi me est aequom parere, Menalca, siue sub incertas Zephyris motantibus umbras, siue antro potius succedimus. Aspice ut antrum siluestris raris sparsit labrusca racemis. Menalcas. Montibus in nostris solus tibi certat Amyntas. Mopsvs. Ouid, si idem certet Phoebum superare canendo ? Menalcas. Incipe, Mopse, prior, si quos aut Phyllidis ignis aut Alconis habes laudes aut iurgia Codri ; incipe; pascentis seruabit Tityrus haedos. Mopsvs. Immo haec in uiridi nuper quae cortice fagi carmina descripsi et modulans alterna notaui, experiar : tu deinde iubeto ut certet Amyntas. V, 8 certat R : -et Py Servivs II 15 ut 7Î : om. P-fcmr.

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VIRGILE. BUCOLIQUES

v

MÉNALQUE. Autant le saule flexible le cède au pâle olivier, autant l'humble nard sauvage le cède à la pourpre des roseraies, autant, selon moi, Amyntas le cède à toi. Mais trêve de propos, enfant : nous voici dans la grotte. Mopsus. Un cruel trépas avait ravi Daphnis et les nymphes le pleuraient (vous servez de témoins aux nymphes, cou driers, et vous, fleuves, aussi) alors que, tenant embrassé le corps pitoyable de son enfant, sa mère accuse de cruauté les dieux et les astres. Dans ces journées-là, personne, Daphnis, n'a mené aux frais cours d'eau ses bœufs repus ; aucune de ces bêtes n'a seulement effleuré la rivière, ni touché à la pousse de gazon. O Daphnis, sur ton trépas ont gémi même les lions d'Afrique, au dire des montagnes sauvages et des forêts. C'est Daphnis qui a appris aussi à atteler à un char les tigres d'Arménie, à introduire les thiases de Bacchus (1), à revêtir les thyrses flexibles d'un souple feuillage (2). Comme la vigne est la parure des arbres, les grappes celle de la vigne, les taureaux celle des troupeaux et les moissons celle des fertiles guérets, ainsi tu fais toute la parure des tiens. Depuis que les destins t'ont ravi, Palès elle-même a quitté les champs, ainsi qu'Apollon lui-même. Là où nous avions coutume de con fier aux sillons les beaux grains de l'orge, naissent main tenant l'ivraie inféconde et la folle avoine ; au lieu de la délicate violette et du narcisse de pourpre, se dressent le chardon et le paliure aux épines pointues. Faites sur la terre une jonchée de feuilles, et amenez de l'ombre aux (1) C'est-à-dire les danses en l'honneur de Bacchus. (2) De feuilles de vigne et de lierre.

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Menalcas. Lenta salix quantum pallenti cedit oliuae, puniceis humilis quantum saliunca rosetis, iudicio nostro tantum tibi cedit Amyntas. Sedtu desine plura, puer; successimus antro. Mopsvs. Extinctum Nymphae crudeli funere Daphnim flebant (uos coryli testes et flumina Nymphis), cum complexa sui corpus miserabile nati atque deos atque astra uocat crudelia mater. Non ulli pastos illis egere diebus frigida, Daphni, boues ad flumina : nulla neque amnem libauit quadrupes, nec graminis attigit herbam. Daphni, tuom Poenos etiam ingemuisse leones interitum montesque feri siluaeque loquontur. Daphnis et Armenias curru subiungere tigris instituit ; Daphnis thiasos inducere Bacchi, et foliis lentas intexere mollibus hastas. Vitis ut arboribus decori est, ut uitibus uuae, ut gregibus tauri, segetes ut pinguibus aruis, tu decus omne tuis. Postquam te fata tulerunt, ipsa Pales agros atque ipse reliquit Apollo. Grandia saepe quibus mandauimus hordea sulcis, infelix lolium et steriles nascuntur auenae ; pro molli uiola, pro purpureo narcisso carduus et spinis surgit paliurus acutis. Spargite humum foliis, inducite fontibus umbras,

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28 feri R ferunt P I siluaeque PR : slluaesque Pl [ feros si luaeque Markland] Il 38 uiola P : uiolae P1 uiola et R H purpureo codé. Servivs schol. Bern. : -ea Diomedes Ribbeck i 40 umbras P : aras R LES BUCOLIQUES 8

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fontaines, ô bergers (voilà ce que Daphnis recommande de faire en son honneur) ; puis élevez un tertre, et sur ce tertre placez cette inscription : Daphnis je fus aux bois, connu des bois au ciel, Daphnis, d'un beau troupeau maître plus bel encore. MÉNALQUE. Tes vers sont pour nous, divin poète, ce que le somme sur le gazon est pour ceux qui sont las, ce qu'est par une chaleur ardente la douceur d'étancher sa soif à l'eau d'un ruisseau bondissant. Ce n'est pas seulement ton chalu meau, c'est ta voix qui t'égale à ton maître (1). Heureux garçon ! tu seras désormais le premier après lui (2). Quoi qu'il en soit, et de quelque façon que nous y réussissions, nous dirons nos vers à notre tour, et nous élèverons aux astres ton Daphnis. Daphnis, nous le porterons aux astres ; nous avons été aimé nous aussi par Daphnis. Mopsus. Hé quoi ! Pourrait-il y avoir jamais un présent plus précieux pour nous que celui-là ? Le jeune berger était bien digne d'être chanté, et tes vers il y a longtemps que Stimichon nous en a fait l'éloge. MÉNALQUE. Eblouissant de blancheur, Daphnis admire le seuil nou veau pour lui de l'Olympe et il voit sous ses pieds les nuages et les astres. Aussi l'allégresse a saisi les bois et puis la campagne, ainsi que Pan et les pâtres et les jeunes Dryades. Le loup ne songe plus à s'embusquer contre les brebis, ni les rets à tendre des pièges aux cerfs : le bienfaisant Daphnis aime les loisirs. Les montagnes (1) C'est-à-dire à Daphnis. (2) Les Latins comptant toujours dans leurs évaluations le nombre dont elles partent, il en résulte que Ménalque dit, en somme, à Mopsus : « Tu viendras désormais immédiatement après lui » ; d'où notre traduction.

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pastores (mandat fieri sibi talia Daphnis), et tumulum facite, et tumulo superaddite carmen : daphnis ego in silvis hing vsque ad sidera notvs formosi pecoris custos formosior ipse. Menalcas. Tale tuom carmen nobis, diuine poeta, 45 quale sopor fessis in gramine, quale per aestum dulcis aquae saliente sitim restinguere riuo. Nec calamis solum aequiperas, sed uoce magistrum ; fortunate puer, tu nunc eris alter ab illo. Nos tamen haec quocumque modo tibi nostra uicissim 50 dicemus, Daphninque tuom tollemus ad astra; Daphnin ad astra feremus : amauit nos quoque Daphnis. Mopsvs. An quidquam nobis tali sit munere maius ? Et puer ipse fuit cantari dignus, et ista iam pridem Stimichon laudauit carmina nobis.

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Menalcas. Candidus insuetum miratur limen Olympi sub pedibusque uidet nubes et sidera Daphnis. Ergo alacris siluas et cetera rura uoluptas Panaque pastoresque tenet Dryadasque puellas. Nec lupus insidias pecori, nec retia ceruis

eo

ulla dolum meditantur : amat bonus otia Daphnis.'

46 fessis P : lassis Ra I 49 eicil ïtibbeck I ab illo P: Apollo Ra1 || 52 Daphnin Jî : - nim P^actt Kloucek [u. Lachmann ad Lucrelium II 991]

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elles-mêmes, les montagnes où l'on n'a point fait de cou pes, lancent dans leur joie leurs cris jusqu'aux astres ; ellesmêmes, oui elles-mêmes les roches font entendre nos vers, les vergers eux-mêmes font retentir ce cri : « Un dieu ! c'est un dieu, ô Ménalque ! » Sois bon et bienfaisant pour les tiens ! Voici quatre autels : en voici deux en ton hon neur, ô Daphnis ; les deux autres, plus élevés, sont pour Phébus (1). Deux coupes écumantes de lait frais, deux cratères d'huile onctueuse, voilà les offrandes que chaque année je déposerai en ton honneur, puis égayant avant tout les festins (2) des dons abondants de Bacchus, devant le foyer, s'il fait froid, et, si c'est la moisson, sous l'ombrage, j'épancherai de mes coupes (3) les crus d'Ariusium (4), nectar nouveau. Pour moi chanteront Damète et Egon de Lyctos (5), la danse des Satyres sera repro duite par Alphésibée. Ces honneurs ne cesseront pas de t'être rendus et quand nous nous acquitterons de nos vœux solennels aux nymphes, et quand nous ferons la lustration des champs. Tant que le sanglier se plaira sur les sommets de la montagne, tant que le poisson se plaira dans les fleuves, tant que le thym nourrira les abeilles, et la rosée les cigales, nous continuerons à te rendre honneur et à chanter ton nom ainsi que tes louanges. Gomme à Bacchus et à Cérès, les campagnards t'adres seront leurs vœux chaque année ; et toi tu les condamne ras à s'en acquitter (6). (1) Ménalque fait la différence qui convient entre un grand dieu, comme Phébus, et un héros champêtre et divinisé, comme Daph nis : à Phébus les grands autels, composés chacun d'un autel ordi naire, mais surmonté de la table aux sacrifices ; à Daphnis les autels simples et bas, sur lesquels on brûlait l'encens et où l'on déposait comme offrandes du vin, du lait, des fruits et des fleurs. (2) Un banquet suivait les sacrifices ou les accompagnait. (3) Le mot dont se sert Virgile, calalhus (gr. xàXaôoç), désigne une coupe en forme de corbeille. (4) Promontoire au nord de Ghio, île renommée pour ses vins. (5) Lyctos, ville de Crète. (6) C'est-à-dire j en les exauçant, tu les obligeras à penser aux vœux qu'ils ont faits ».

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Ipsi laetitia uoces ad sidera iactant intonsi montes ; ipsae iam carmina rupes, ipsa sonant arbusta : « Deus, deus ille, Menalca ! » Sis bonus o felixque tuis ! En quattuor aras :

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ecce duas tibi, Dapbni, duas altaria Phoebo. Pocula bina nouo spumantia lacte quotannis, craterasque duo statuam tibi pinguis oliui, et multo in primis hilarans conuiuia Baccho, ante focum, si frigus erit, si messis, in umbra, 70 uina nouom fundam calathis Ariusia nectar. Cantabunt mihi Damoetas et Lyctius Aegon ; saltantis Satyros imitabitur Alphesiboeus. Haec tibi semper erunt, et cum sollemnia uota reddemus Nymphis , et cum lustrabimus agros. '5 Dum iuga montis aper, fluuios dum piscis amabit, dumque thymo pascentur apes, dum rore cicadae, semper honos nomenque tuom laudesque manebunt. Vt Baccho Cererique, tibi sic uota quotannis agricolae facient : damnabis tu quoque uotis. 30 Mopsvs. Quae tibi, quae tali reddam pro carmine dona ? Nam neque me tantum uenientis sibilus Austri nec percussa iuuant fluctu tam litora, nec quae saxosas inter decurrunt flumina uallis. Menalcas. Hac te nos fragili donabimus ante cicuta : prv haec nos « Formosum Corydon ardebat Alexim », haec eadem docuit « Cuium pecus ? an Meliboei ? »

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68 duo Piîf D.-Servivs Nonivs Coningion Cùlhling Kennedy Hirtzel : duos alciz Wagner Benoisi II 73 satyros Pb : satu- Ba sati- 1I 80 uotis P : -i.fi1 || 86 ab hoc uersu usque ad B, 6, 21

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Mopsus. Quels cadeaux te faire en échange et qui soient dignes d'un tel chant ? Non, ni le sifflement de l'Auster qui appro che, ni le rivage (1) battu par le flot ne me causent autant de plaisir, ni les cours d'eau roulant sur les cailloux des vallées. MÉNALQUE. Auparavant nous te ferons cadeau de ce frêle pipeau ; c'est lui qui nous a dicté : « Le bel Alexis élail ardemment aimé de Corydon » ; lui encore qui nous a inspiré : « A qui ce troupeau ? Ne serait-ce pas à Mélibée ? » Mopsus. Eh bien! toi, prends cette houlette que, malgré ses ins tantes prières, Antigène n'a pas emportée (et pourtant alors il méritait d'être aimé) ; elle doit sa beauté à ses noeuds égaux et à ses ornements de bronze, ô Ménalque.

(1) Du lac Bénacus, grand comme une mer.

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Mopsvs. At tu sume pedum, quod, me cum saepe rogaret, non tulit Antigenes (et erat tum dignus amari), formosum paribus nodis atque aere, Menalca.

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praesto sunt schedae Veronenses rescriplae [fol. 219 o] Il Alexim RV: -in Pbc. 89 tum R Vy ab'c : tune P'b1 nunc P1.

VI SILÈNE. Ce poème est dédié à Varus (L. Alfenus Varus), qui, donné comme successeur à Pollion dans le gouvernement de la Cisalpine, pouvait servir d'appui à Virgile (voy. la 9e Bucolique). Varus avait du goût pour les vers et en composait lui-même (v. 11 et 12). Après son début (v. 1-23), dans le ton de l'épître, le poète aborde son sujet, et ce sujet rappelle les compositions mythologiques de Catulle et de son école ; du moins la matière traitée (v. 27-86) et les couleurs dont elle est parée offrent d'as sez grandes analogies avec la manière de cette école. Toutefois par la grâce du tableau après la dédicace (v. 13 et suiv.), Vir gile montre suffisamment qu'il ne veut pas trop s'éloigner du genre bucolique ; il y joint la malice de certains détails, où nous retrouvons son sourire. Deux bergers, Chromis et Mnasyle, ont surpris le vieux Silène ivre et endormi dans une grotte ; il les avait toujours leurrés de l'espoir d'une chanson; ils l'enchaînent de guirlandes fleuries; il faudra bien qu'il s'exécute; pourtant ils ne sont pas trop rassu rés ; mais voici la jeune Eglé, la plus belle des Naïades, qui vient à propos au secours de leur timidité. Silène ne résiste plus; il commence à chanter et à dérouler une suite de tableaux où, aprèsl'évocation delà naissance du monde par un dieu qui souscrit aux doctrines de Lucrèce, se succèdent, grâce à d'habiles transi tions, les scènes principales de la mythologie, le déluge de Deucalion, le châtiment de Prométhée, l'aventure d'Hylas, celle de Pasiphaé, l'histoire d'Atalante, la métamorphose des Héliades, sœurs de Phaéton ; puis assez brusquement (1) nous sommes (1) On peut justifier Virgile en faisant observer que, dans son esprit, le nom de Gallus devait surgir tout naturellement à l'évo cation de sujets qui étaient familiers à son ami, parce que celuici en avait traité quelques-uns d'après les Alexandrins et surtout d'après Euphorion de Chalcis, son modèle. Quant à l'hypothèse de M. Skutsch pour qui la mention de Gallus indique chez Virgile l'intention de donner dans la seconde partie de cette bucolique le sommaire des sujets qui ont inspiré

VI" BUCOLIQUE

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transportés dans les monts de l'Aonie, séjour des Muses, où l'une d'elles conduit le poète Gallus, en l'honneur de qui les neuf sœurs se lèvent toutes ensemble, et où Linus lui remet les pipeaux jadis confiés à Hésiode, en l'invitant à chanter un dieu, lui aussi. Nous revenons ensuite aux scènes mytho logiques, à Scylla, fille de Nisus, confondue avec celle qui fut changée en monstre marin, à la métamorphose de Térée, à celle de Philomèle enfin. Remarquons que Virgile, en esquissant en beaux vers tous ces tableaux, s'est moins soucié de leur assigner un ordre rigoureux que de les faire valoir par la peinture émue qu'il trace des pas sions humaines et de l'amour, la plus tyrannique de toutes et la plus commune à tous les êtres. A cette peinture de l'amour, centre du tableau, il faut, pour ainsi parler, un fond, et ce fond, Virgile le lui a donné en retraçant d'abord la vie du monde depuis les lointaines origines, puis les fautes du genre humain expiées par le déluge et les aventures fabuleuses des héros. L'unité delà composition est assurée parle sentiment qui la pénètre toute, je veux dire la tendresse et la sympathie propre à Vir gile en face des mortels, victimes de passions plus fortes qu'eux. La dédicace à Varus donne à penser que ce petit poème a été composé en l'an 40 av. J.-C, un peu avant que Virgile n'ait été trompé dans l'espoir qu'il avait mis en lui. Ce doit être la cinquième en date des Bucoliques.

son ami, elle nous paraît tout à fait invraisemblable. Rien ne ressemble moins à la rédaction d'un catalogue que les vers où, avec une aisance et une vivacité singulière, Virgile passe sous nos yeux la revue brillante des plus belles légendes de la mythologie grecque. S'il a nommé Gallus à propos d'un sujet traité par ce poète, c'est plutôt une preuve de ce fait que les autres sujets dont parle Virgile n'avaient pas été touchés par son devancier. Voy. R. Pichon, dans soivédition de Virgile, p. 40.

VI SILÈNE.

D'abord elle a daigné s'amuser au vers syracusain, notre Thalie (1), et n'a pas rougi d'habiter les forêts. Alors que je voulais chanter les rois et les combats, le dieu du Cynthe (2) m'a tiré l'oreille et m'a donné un avertissement : « Un pâtre, Tityre, doit faire paître ses grasses brebis et dire des vers simples et modestes. » Aujourd'hui (car il y aura encore assez de poètes pour désirer chanter tes louanges, ôVarus, et décrire les tristes guerres), j'étudierai un air champêtre sur mon mince roseau. Je ne chante pas sans y être invité. Cependant, s'il se trouve quelqu'un, oui, quelqu'un pour lire ceci par plaisir, nos tamaris, ô Varus, te chanteront, ainsi que tout le bocage ; et il n'y a pas de page qui agrée plus à Phébus que celle qui a pris pour en-tête le nom de Varus. Mettons-nous à l'œuvre, Piérides. Chromis et Mnasyle, jeunes garçons, aperçurent au fond d'une grotte Silène étendu et dormant ; il avait bu la veille et, comme tou jours, Bacchus avait gonflé ses veines ; seulement ses guir landes, qui avaient glissé de sa tête, gisaient à quelque distance, et un lourd canthare (3), à l'anse usée, restait pendu à sa main. Ils se jettent sur lui (car souvent le vieillard s'était moqué de tous les deux en leur faisant espé rer un chant) et, se servant deses guirlandes mêmes comme ( 1 ) Thalie, muse de la comédie, était, à l'origine, une muse cham pêtre qu'on représentait avec une houlette. (2) Apollon, né à Délos, dont le Cynthe est un des sommets. (3) Vase à boire.

VI SILENVS.

Prima Syracosio dignata est ludere uersu nostra, nec erubuit siluas habitare, Thalia. Cum canerem reges et proelia, Cynthius aurem uellit, et admonuit : « Pastorem, Tityre, pinguis pascere oportet ouis, deductum dicere carmen. » Nunc ego (namque super tibi erunt, qui dicere laudes, Vare, tuas cupiant, et tristia condere bella) agrestem tenui meditabor harundine musam. Non iniussa cano. Si quis tamen haec quoque, si quis captus amore leget, te nostrae, Vare, myricae, te nemus omne canet ; nec Phoebo gratior ulla est quam sibi quae Vari praescripsit pagina nomen. Pergite, Pierides. Chromis et Mnasylus in antro Silenum pueri somno uidere iacentem, inflatum hesterno uenas, ut semper, Iaccho ; serta procul tantum capiti delapsa iacebant, et grauis attrita pendebat cantharus ansa. Aggressi (nam saepe senex spe carminis ambo luserat) iniciunt ipsis ex uincula sertis. Addit se sociam timidisque superuenit Aegle,

VI, 2 neque P : nec RVa l siluas PV ; -is Ra I1 Thalia ya*h Servivs : Thalea PR i V ?] Ribbeck II 5 deductum R : di- PV o 10 leget PRV : -at m Phibcianvs Voss

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VIRGILE. BUCOLIQUES

VI

de liens, ils l'en enchaînent. S'associant à eux et venant au secours de leur timidité, Eglé accourt, Eglé, la plus belle des Naïades, et, au moment où il ouvre les yeux, elle lui barbouille le front et les tempes du sang des mûres. Et lui, riant de la ruse : « Pourquoi me nouer ces liens ? ditil. Détachez-moi, garçons ; c'est assez d'avoir pu réussir à me voir. Les vers que vous désirez, connaissez-les : quant à elle, pour récompense elle aura autre chose. » Alors, il commence, et on aurait pu voir Faunes et bêtes s'ébattre en cadence, les chênes droits et solides remuer leurs cimes. Non, en entendant Phébus, la roche du Parnasse n'est pas aussi ravie, non, le Rhodope et l'Ismare n'ont pas pour Orphée autant d'admiration. C'est que Silène chantait comment, au sein du vide immense, s'étaient combinés les éléments des terres, de l'air et de la mer, en même temps que ceux du feu pur, ccmment de ces principes sortirent toutes choses, com ment même l'orbe encore tendre du ciel prit de la consis tance ; comment alors le sol commence à durcir, et à enfermer à part Nérée dans la mer, puis à revêtir peu à peu mille formes; comment dès lors les terres voient avec stu peur le soleil luire dans sa nouveauté, et comment les nuages s 'écartant de la terre, les pluies tombent de plus haut; c'est le moment où les forêts se mettent à surgir, où les animaux épars errent sur les monts qui les ignoraient. Puis ce sont les pierres lancées par Pyrrha qu'il rappelle et le règne de Saturne, les oiseaux du Caucase (1) et le larcin de Prométhée. Il poursuit et dit au bord de quelle fontaine les nautoniers avaient laissé Hylas et l'appelaient à grand bruit, si bien que tout le rivage retentissait des cris « Hy las ! Hylas I » Puis c'est Pasiphaé, heureuse, s'il n'y avait jamais eu de gros bétail, qu'il montre cherchant un soula(1) Virgile modifie ici la légende du vautour rongeant le foie de Prométhée, attaché au Caucase sur l'ordre de Jupiter, pour avoir dérobé le feu du ciel : il remplace le vautour par une bande d'oi seaux de proie.

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P. VERGILI BVCOLICA

Aegle, Naiadum pulcherrima, iamque uidenti PR sanguineis frontem moris et tempora pingit. Ille dolum ridens : « Quo uincula nectitis ? » inquit. « Soluite me, pueri ; satis est potuisse uideri. Carmina quae uoltis cognoscite ; carmina uobis, huic aliud mercedis erit. » Simul incipit ipse. Tum uero in numerum Faunosque ferasque uideres ludere, tum rigidas motare cacumina quercus. Nec tantum Phoebo gaudet Parnasia rupes, nec tantum Rhodope miratur et Ismarus Orphea. Namque canebat uti magnum per inane coacta semina terrarumque animaeque marisque fuissent et liquidi simul ignis; ut his exordia primis omnia, et ipse tener mundi concreuerit orbis ; tum durare solum et discludere Nerea ponto coeperit, et rerum paulatim sumere formas ; iamque nouom terrae stupeant lucescere solem, altius atque cadant submotis nubibus imbres, incipiant siluae cum primum surgere, cumque rara per ignaros errent animalia montis. Hinc lapides Pyrrhae iactos, Saturnia regna, Caucasiasque refert uolucris, furtumque Promethei. His adiungit Hylan nautae quo fonte relictum clamassent, ut litus Hyla, Hyla, omne sonaret ; et fortunatam, si nunquam armenta fuissent, Pasiphaen niuei solatur amore iuuenci. A ! uirgo infelix, quae te dementia cepit ! MPR Proetides implerunt falsis mugitibus agros ;

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23 ridens PR : inridens P' Il 30 miratur P : -antur iîa1mrc D 33 exordia primis R : ex omnia primis P Peerlkamp ex ordia prima Haberlin ex ordia primis Nellleship I 34 omnia PB : omnisa P1 omnis Kirsch ï 38 atque P : utque R I 40 ignaros R : ignotos Py^bcK I 41 hine R : hic Pyl

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VIRGILE. BUCOLIQUES

VI

gement dans l'amour d'un jeune taureau, blanc comme la neige. Ah! vierge infortunée! quel délire s'est emparé de toi ? Si les filles de Prétus (1) emplirent sans doute les champs de mugissements simulés, aucune d'elles pourtant ne rechercha de si honteux accouplements avec des bêtes, bien que chacune redoutât la charrue pour son cou (2), et que souvent sur son front poli elle cherchât des cornes. Ah ! vierge infortunée ! te voici errant sur les montagnes, et lui, son flanc de neige appuyé sur le mol hyacinthe, sous une sombre yeuse il rumine des herbes pâles, ou suit quelque génisse dans le grand troupeau. «Fermez (3), Nymphes, Nymphes de Dicté (4), fermez vite les clai rières des bois pour le cas où le hasard offrirait à nos yeux les traces du taureau vagabond; peut-être, séduit par l'herbe verte ou suivant le troupeau, se laissera-t-il amener par quelques génisses aux étables de Gortyne. » Puis il chante la jeune fille (5) frappée d'admiration par les pommes des Hespérides ; puis ce sont les sœurs de Phaéton (6) qu'il enveloppe d'une écorce amère et moussue et sur le sol il les dresse en aunes élancés. Puis il chante comment, pendant qu'il errait aux bords du Permesse, Gallus fut conduit aux monts d'Aonie par une des neuf sœurs, et comment en l'honneur du héros le chœur de Phébus se leva tout entier ; comment I.inus (7), pâtre aux chants divins, les cheveux ornés de fleurs et d'ache amère, lui adressa ces mots : « Ces pipeaux, (1) Les filles de Prétus, roi d'Argos, avaient offensé Junon, qui les frappa de démence : elles croyaient être des génisses, bien qu'elles n'eussent pas changé de forme. (£) La charrue antique n'ayant pas de roues, on la suspendait au cou des bêtes de labour, à l'aller et au retour. (3) C'est Pasiphaé qui prend la parole. (4) Montagne de Crète. (5) Atalante, fille du roi de Scyros. (6) Les Héliades, changées en aunes ou en peupliers, voy.Ov IDE, Ma. II, 340 et suiv. (7) Linus, fils d'Apollon et d'Uranie, poète de l'âge d'or : la pastorale de Virgile en fait un berger.

VI

P. VERGILI BYC0L1CA

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at non tam turpis pecudum tamen ulla secuta concubitus, quamuis collo timuisset aratrum, 50 et saepe in leui quaesisset cornua fronte. A ! uirgo infelix, tu nunc in montibus erras : ille, latus niueum molli fultus hyacintho, ilice sub nigra pallentis ruminat herbas, [phae, aut aliquam in magno sequitur grege. « Claudite, Nym- 55 Dictaeae Nymphae, nemorum iam claudite saltus, si qua forte ferant oculis sese obuia nostris errabunda bouis uestigia : forsitan illum aut herba captum uiridi aut armenta secutum perducant aliquae stabula ad Gortynia uaccae.» 00

Tum canit Hesperidum miratam mala puellam ; tum Phaethontiadas musco circumdat amarae corticis, atque solo proceras erigit alnos. Tum canit, errantem Permessi ad flumina Gallum Aonas in montis ut duxerit una sororum, utque uiro Phoebi chorus assurrexerit omnis ; ut Linus haec illi diuino carminé pastor, floribus atque apio crines ornatus amaro, dixerit : « Hos tibi dant calamos, en accipe, Musae, Ascraeo quos ante seni ; quibus ille solebat cantando rigidas deducere montibus ornos. His tibi Grynei nemoris dicatur origo, ne quis sit lucus quo se plus iactet Apollo. »

49 secuta MP : secuta est Ryabc I 51 quaesisset MR : -ent P Ribbeck I 60 Gortynia P: Cortynia MR || 62 amarae MP Diomedes : -o R I 63 erigit PR : eligit M [perperam scriptum pro elicitj || 65 Aonas MP : Aonias Rb il 72 Grynei R : -naei MP grinei b

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VIRGILE. BUCOLIQUES

VI

tiens, prends-les; ce sont les Muses qui te les donnent après les avoir offerts jadis au vieillard d'Ascra (1) ; c'est grâ^e à eux qu'autrefois celui-là se plaisait en chantant à faire descendre des montagnes les ornes aux troncs rigides. Je veux que grâce à eux tu dises l'origine du bocage de Grynium (2), pour qu'il n'y ait pas de bois sacré dont Apol lon se vante davantage. » Pourquoi dirais-je comment il rappela la fille de Nisus aux flancs blancs ceinturés de monstres aboyants, Scylla, à qui s'est attachée la réputation d'avoir tourmenté les nefs de Dulichios et d'avoir, hélas ! dans les gouffres de la mer fait déchirer les nautoniers craintifs par ses chiens marins; comment il rappela la métamorphose de Térée et raconta quel festin lui servit Philomèle, quels présents elle lui prépara, comment elle prit la fuite vers les soli tudes et comment auparavant l'infortunée voltigea sur sa demeure ? Tous les chants que jadis, pendant qu'A pollon les composait, l'Eurotas fut ravi d'écouter et fit apprendre à ses lauriers, Silène les redit (et l'écho des vallées les renvoie aux astres) jusqu'au moment où Vesper invita les bergers à rassembler leurs brebis et à les compter pour rentrer au bercail et s'avança dans l'O lympe qui le reçut à regret. (1) Hésiode, né à Ascra, en Béotie; voyez le début de sa Théo gonie, où il se représente en pâtre sur les pentes de l'Hélicon, au moment où il voit venir à lui les Muses qui l'invitent à chanter les dieux. (2) Sur la côte d'Asie Mineure s'élevait la ville de Grynium avec un bois sacré, sanctuaire d'Apollon.

VI

P. VERGILI BVCOLICA

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Quid loquar aut Scyllam Nisi, quam famasecuta est candida succinctam latrantibus inguina monstris 74 Dulichias uexasse rates, et gurgite in alto, a, timidos nautas canibus lacerasse marinis, aut ut mutatos Terei narrauerit artus, quas illi Philomela dapes, quae dona pararit, quo cursu deserta petiuerit, et quibus ante 80 infelix sua tecta super uolitauerit alis ? Omnia, quae Phoebo quondam meditante beatus audiit Eurotas iussitque ediscere laurus, ille canit (pulsae referunt ad sidera ualles), cogere donec ouis stabulis numerumque referre 85 iussit et inuito processit Vesper Olympo. 74 aut MP : ut R II Scyllam Nisi quam MPR : Scyllam Nisi aut quam ir [recenti manu] Wallz || 80 ante MPR : alte Ribbeck t 85 referre MlP*Rb Hirlzel : -i M» P' y.

LES BUCOLIQUES

9

VII MÉLIBÉE, GORYDON, THYRSIS. Mélibée est un campagnard et possède un petit domaine qu'il est seul à cultiver. Un jour, pendant qu'il abritait ses myrtes contre les gelées tardives, son bouc a échappé à sa surveillance, et s'est détaché du troupeau pour se sauver. Le troupeau s'est dispersé et Mélibée se met à sa recherche. CependantilrencontreDaphnis qui, après l'avoir rassuré sur le sort du bouc et sur celui de son troupeau, l'invite à assister à un concours poétique entre Corydon et Thyrsis. Mélibée y consent (1 à 20), et, de mémoire, il nous fait entendre les couplets, de quatre vers chacun, qu'échan gent les deux rivaux. La première partie de ces couplets ren ferme des invocations aux dieux de la campagne (21-36) ; dan6 la seconde, Gorydon et Thyrsis chantent leurs amours (37-68) . Le prix est décerné à Gorydon (69-70). Le cadre du poème n'est plus emprunté à une Sicile de convention, comme pour la deuxième Bucolique tout entière et pour un cer tain nombre de détails de la troisième et de la cinquième. Vir gile place nettement la scène sur les bords du Mincio (v. 12 et suiv.). Ce n'est pas d'ailleurs la seule originalité de ce petit poème : ni le gracieux tableau du début, ni l'idée de faire racon ter la lutte poétique par un assistant ne sont des emprunts faits à Théocrite ; mais Virgile doit à son devancier, sinon le modèle des quatrains échangés entre Corydon et Thyrsis, du moins l'em ploi de cette forme particulière du chant alterne ; car Théocrite s'en est servi dans sa VIIe Idylle ; Virgile lui a aussi emprunté quelques détails qu'on retrouve dans les Idylles VII, IX et XI. Cette Bucolique représente, avec la 2e et la 3e, ce qi'on peut appe ler la première manière de Virgile dans le genre pastoral, celle où il ne s'est pas encore affranchi complètement de la manière alexandrine, bien que, nous venons de le voir, il se soit montré dans la composition suffisamment original. Quant à en fixer exactement la date, c'est une opération assez malaisée, car nous n'y trouvons aucune allusion qui nous y aide. Est-elle de 40, comme le veut M. Plessis (ce qui en ferait la sixiè ne dans l'ordre chronologique) ? Au contraire, est-elle la quatrième, comme le voulait Ribbeck ? On ne saurait prendre parti ; en tout cas, elle est certainement postérieure aux pièces 2, 3 et 5.

VII MÉLIBÉE, GORYDON, THYRSIS.

MÉLIBÉE. Un jour Daphnis s'était assis sous une yeuse sonore ; Gorydon et Thyrsis avaient rassemblé leurs troupeaux en un seul, Thyrsis ses brebis, Corydon ses petites chèvres aux mamelles gonflées de lait ; tous deux dans la fleur de l'âge, Arcadiens tous deux, d'égale force dans le chant, ' et prompts à la réplique. Pour s'égarer jusqu'ici, dans le même temps que je tâchais de garantir du froid mes ten dres myrtes, le mâle du troupeau, mon bouc, s'en était détaché ; et voilà que j'aperçois Daphnis, et lui, à peine il m'a vu aussi : « Viens vite ici, me dit-il, viens, ô Mélibée : ton bouc est en sûreté et tes chevreaux aussi ; et, pour 30 peu que tu sois de loisir, repose-toi à l'ombre. Ici viendront d'eux-mêmes boire tes bœufs en traversant les prés; ici le Mincio met à ses rives verdoyantes une frange de ten dres roseaux, et du creux du chêne sacré bourdonnent les abeilles. » Qu'aurais-je fait ? Je n'avais ni Alcippe, ni 15 Phyllis pour renfermer au bercail mes agneaux nouvelle ment sevrés ; de plus il y avait défi entre Corydon et Thyrsis, un défi d'importance ! Enfin je fis passer mes occu pations après leur jeu. Ils commencèrent donc tous deux à rivaliser de chants alternés : les Muses voulaient que fussent alternés les chants qu'ils composaient ; et voici ceux que tour à tour Corydon d'abord et Thyrsis ensuite ao faisaient entendre.

VII MELIBOEVS, CORYDON, THYRSIS.

Meliboevs. MP Forte sub arguta consederat ilice Daphnis, compulerantque greges Corydon et Thyrsis in unum, Thyrsis ouis, Corydon distentas lacte capellas, ambo florentes aetatibus, Arcades ambo, et cantare pares et rèspondere parati. • Huc mihi, dum teneras defendo a frigore myrtos, uir gregis ipse caper deerrauerat ; atque ego Daphnim adspicio.Ille ubi me contra uidet : « Ocius » inquit « hue ades, o Meliboee; caper tibi saluos et haedi, et, si quid cessare potes, requiesce sub umbra. 10 Huc ipsi potum uenient per prata iuuenci ; MPV hic uiridis tenera praetexit harundine ripas Mincius, eque sacra resonant examina quercu. » Quid facerem ? neque ego Alcippen, nec Phyllida habebam, depulsos a lacte domi quae clauderet agnos, 15 et certamen erat, Corydon cum Thyrside, magnum. Posthabui tamen illorum mea seria ludo. Alternis igitur contendere uersibus ambo coepere; alternos Musae meminisse uolebant. Hos Corydon, illos referebat in ordine Thyrsis. 20

VII, 6 hue M : hic Pb1 I 18 ambo PV : -os M || 19 uolebant MPV : -am c' Menagianus I [multos legisse leslatur Servivs]

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. VIRGILE. BUCOLIQUES

Vil

CORYDON. Nymphes, nos amours, Nymphes du Libéthros (1), ou bien accordez-moi un chant pareil à celui que vous ins pirez à mon Codrus (lui, dans ses vers il approche de Phébus) ; ou bien, si cela n'est pas possible à tout le monde, je veux suspendre ici ma flûte sonore au pin sacré (2). Thyrsis. Pâtres, ornez de lierre le front du poète naissant, pâtres d'Arcadie (3), afin que Codrus en crève de dépit ou, si Codrus le loue plus qu'il ne lui plairait, ceignez mon front (4) du baccar (5), de peur qu'une langue malfaisante ne nuise au poète futur. Corydon. Cette hure d'un sanglier hérissé de soies est pour toi, vierge de Délos : c'est l'offrande du petit Micon avec la ramure d'un cerf qui défie les ans. Si ce bonheur (6) lui demeure assuré, tu auras ta statue en pied, de marbre poli, avec un cothurne noué au bas des jambes par des lacets de pourpre. Thyrsis. Un grand vase de lait et ces gâteaux, voilà, Priape, les offrandes qu'il te suffit d'attendre de moi chaque année : (1) Grotte de l'Hélicon, d'où jaillissait une source; delà le pluriel Libelhra (AEtêï)8pa) : on trouve aussi Libelhron (Aei6ir)6pûv) et Libelhrus (Aei67)8poç). (2) Le pin était consacré au dieu Pan. (3) Le jugement sera d'autant plus mortifiant pour Codrus, qu'il sera rendu par les pâtres de l'Arcadie, passés maîtres dans la musique et dans les poésies champêtres. (4) Car le poète naissant, c'est Thyrsis. (5) Cette plante passait pour éloigner les maléfices : or, toute louange excessive, même ironique, provoquant la jalousie des dieux, Thyrsis craint que Codrus n'attire sur lui leur colère ; de là sa recommandation. (6) Le succès à la chasse, qui lui permet son offrande.

TII

P. VERG1L1 BVCOLICA

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CORYDON. Nymphae, noster amor, Libethrides, aut mihi carmen, quale meo Codro, concedite (proxima Phoebi uersibus ille facit) aut, si non possumus omnes, hic arguta sacra pendebit fistula pinu. Thyrsis. Pastores, hedera nascentem ornate poetam, Arcades, inuidia rumpantur ut ilia Codro ; aut, si ultra placitum laudarit, baccare frontem cingite, ne uati noceat mala lingua futuro. Corydon. Setosi caput hoc apri tibi, Delia, paruos et ramosa Micon uiuacis cornua cerui. Si proprium hoc fuerit, leui de marmore tota puniceo stabis suras euincta coturno. Thyrsis. Sinum lactis et haec te liba, Priape, quotannis exspectare sat est : custos es pauperis horti.

22 Phoebi MP : -o V I 23 possumus V :-imus M1P1y1c» Il 25 nascentem M Haupl Forbiger Benoist Neltleship : cres- M' P^aem SERvivs[ad B. 4,19] Ribbeck Coninglon Ladewig GQihling Kennedy Hirlzel

69

VIRGILE. BUCOLIQUES

vu

tu es le gardien d'un jardin pauvre. Jusqu'ici et selon mes moyens je ne t'ai représenté qu'en marbre ; mais, si les nouvelles portées comblent les vides de mon trou peau, je veux que tu sois en or. CORYDON. Fille de Nérée, ô Galatée I plus douce à mes yeux que le thym de l'Hybla, plus blanche que les cygnes, plus belle que le lierre pâle, dès que rassasiés les taureaux regagne ront l'étable, viens à moi, je le veux, si tu as quelque souci de ton Corydon. Thyrsis. Et moi, je veux te paraître plus amer que l'herbe de Sardaigne (1), plus hérissé que le fragon, plus vil que l'algue rejetée par la mer, si ce jour ne me paraît pas déjà plus long qu'une année entière. Allons, mes bœufs ; vous avez assez pâturé ; si vous avez quelque pudeur, rentrez à l'étable. CORYDON*. Sources entourées de mousses, gazon plus doux que le sommeil, et toi, vert arbousier, qui les couvres d'une ombre rare, protégez mon troupeau contre les feux du solstice ; déjà arrive l'été ardent, déjà sur la vigne flexible se gonflent les bourgeons. Thyrsis. Ici est un foyer avec ses torches résineuses, ici un feu toujours grand, et des montants de porte noirs d'une suie continuelle : ici nous nous inquiétons des froids de Borée, comme le loup du nombre des brebis, comme les torrents de leurs rives.

(4) La renoncule sarde, dont le suc, très amer, provoquait des pontractions des lèvres analogues à celles que produit le rire.

VII

P. VERGILI BVCOLICA

Nunc te marmoreum pro tempore fecimus; at tu, si fetura gregem suppleuerit, aureus esto. Corydon. Nerine Galatea, thymo mihi dulcior Hyblae, candidior cycnis, hedera formosior alba, cum primum pasti repetent praesepia tauri, si qua tui Corydonis habet te cura, uenito. Thyrsis. Immo ego Sardoniis uidear tibi amarior herbis, horridior rusco, proiecta uilior alga, si mihi non haec lux toto iam longior anno est. lte domum pasti, si quis pudor, ite, iuuenci. Corydon. Muscosi fontes, et somno mollior herba, et quae uos rara uiridis tegit arbutus umbra, solstitium pecori defendite : iam uenit aestas torrida, iam lento turgent in palmite gemmae. Thyrsis. Hic focus et taedae pingues, hic plurimus ignis semper, et assidua postes fuligine nigri ; hic tantum Boreae curamus frigora, quantum aut numerum lupus aut torrent ia flumina ripas.

48 lento P laeto Mlyabc

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VIRGILE. BUCOLIQUES

va

CORYDON. Ici se dressent les genévriers et les châtaigniers héris sés (1), les fruits épars gisent à terre, chaque espèce sous l'arbre qui l'a portée. Aujourd'hui tout est riant ; mais, si le bel Alexis quittait nos montagnes, on verrait à sec même les fleuves. Thyrsis. La terre est desséchée ; l'herbe est altérée et meurt de la corruption de l'air ; Liber (2) a refusé à nos collines les ombres d< s pampres. A l'arrivée de ma Phyllis, tout le bocage va verdir, et Jupiter, en pluie abondante et féconde, va descendre sur nous. Gorydon. Le peuplier est ce qui plaît le plus à Alcide comme la vigne à Iacchus, le myrte à la belle Vénus, et son lau rier à Phébus. Mais Phyllis aime les coudriers ; tant que Phyllis les aimera, les coudriers ne le céderont ni au myrte ni au laurier de Phébus. Thyrsis. Le frêne est ce qu'il y a de plus beau dans les bois, comme le pin dans les jardins, le peuplier aux bords des fleuves et le sapin sur les hautes montagnes ; mais, beau Lycidas, pour peu que tu viennes me voir plus souvent, le frêne dans les bois, le pin dans les jardins ne l'emporteront pas sur toi. MÉLIBÉE. Tels furent les chants dont il me souvient : Thyrsis voulut en vain contester sa défaite. Depuis ce temps-là, Corydon est pour nous Corydon. (1) Parce que les châtaignes ont des coques hérissées de piquants. (2) Dieu italique identifié avec Bacchus.

VII

P. VERGILI BVC0L1CA

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CORYDON. Stant et iuniperi et castaneae hirsutae ; strata iacent pasdim sua quaeque sub arbore poma ; omnia nunc rident : at, si formosus Alexis montibus his abeat, uideas et flumina sicca.

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Thyrsis. Aret ager ; uitio moriens sitit aeris herba ; Liber pampineas inuidit collibus umbras : Phyllidis aduentu nostrae nemus omne uirebit, Iuppiter et laeto descendet plurimus imbri.

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Corydon. Populus Alcidae gratissima, uitis Iaccho, formosae myrtus Veneri, sua laurea Phoebo, Phyllis amat corylos ; illas dum Phyllis amabil, nec myrtus uincet corylos, nec laurea Phoebi. Thyrsis. Fraxinus in siluis pulcberrima, pinus in hortis, populus in fluuiis, abies in montibus altis : saepius at si me, Lycida formose, reuisas, fraxinus in siluis cedat tibi, pinus in hortis.

05

Meliboeus. Haec memini, et uictum frustra contendere Thyrsim. Ex illo Corydon Corydon est tempore nobis.

70

54 quaeque MP : quaque 6c' Heinsius Gronov 'Beniley I 66 abeat M : aberit P || 64 corylos MP : Veneris Servius [gen. pend, a myrtus] Heyne Gebauer | 68 cedat M : -et Py b* Sbrvivs schol. Bern.

VIII DAMON, ALPHÉSIBÉE. Ce qui frappe surtout dans cette pièce, quand on en a achevé la lecture, c'est le même mélange d'art et d'émotion qu'on a admiré dans la sixième du recueil, et cela donnerait déjà à penser que la date où elle a été composée ne doit pas être fort éloignée de celle qu'on assigne à la sixième ; mais nous avons des raisons précises de ne pas en douter. En effet, après avoir annoncé (v. 1-5) qu'il va redire les beaux chants, admirés de la nature entière, que firent entendre un jour deux bergers, Damon et Alphésibée, Virgile adresse à Pollion • une belle dédicace, oratoire et pathétique (1) », où, sans le nommer, il le désigne en termes si clairs, que l'erreur est impossible; or Pollion (cela résulte des v. 6 et 7) venait de vaincre les Parthines. peuplade de Dalmatie, et, en récompense de ses succès, il allait obtenir en novembre de l'an de Rome 715 (39 av. J.-C.) les honneurs du triomphe. On ne risque donc guère de se tromper en supposant que la pièce a été écrite, la même année, en automne, c'est-àdire un an au plus après la sixième. C'est sur l'initiative de Pollion, nous dit Virgile (v. 10 et 11) qu'il a entrepris son œuvre, et sans doute n'est-il pas défendu de pen ser que son ami et protecteur l'avait engagé à donner un pen dant latin à la Magicienne (Idylle II) de Théocrite. Quoi qu'il en soit, après avoir rappelé que le tournoi poétique a eu lieu à l'heure matinale où la rosée rend l'herbe plus tendre, et après nous avoirmontrél'un des concurrents, Damon, appuyésursa houlette d'olivier, il entre en matière et, tout de suite, nous nous aperce vons que Virgile va procéder d'une façon nouvelle pour lui. Jusqu'ici, quand il s'était agi du chant alterné,le concours consis tait (comme dans les Bucoliques 4 et 7), en un échange de couplets de trois ou quatre vers, ou bien (comme dans la 5e) en deux longues tirades débitées, tour à tour, par les deux rivaux. Dans la 8e Bucolique les deux bergers font entendre des chants continus et longs, mais qui présentent cette particularité d'être composés de véritables strophes, formées au moins de trois et, (1) F. Plessis, édition des Bucoliques, p. 60.

VIII' BUCOLIQUE 61 au plus, de cinq vers, mais qui sont précédées chacune d'un vers qui revient à chaque strophe (1). C'est donc une disposition nou velle et originale; mais dans l'invention, il y a encore autre chose. Dans sa II» Idylle [la Magicienne), Théocrite avait repro duit les incantations d'une amante abandonnée : c'est ce qu'a fait Virgile dans la seconde partie de sa Bucolique ; mais il en a consacré la première partie aux plaintes d'un amant trahi, et, bien que le chant de Damon renferme quelques réminiscences des Idylles III et XI du poète alexandrin, le fond est bien de Vir gile. Notre poète fait de son Damon un être faible, sans doute, qui ne sait guère qu'exhaler des plaintes où l'on relève même parfois quelque fadeur, mais il le représente aussi comme un être tendre dont la tristesse est fort touchante, surtout lorsqu'il évoque les premières rencontres avec Nysa, encore toute enfant, ou même quand, désespéré, il parle de faire à l'infidèle un dernier don, celui de sa vie. A ces plaintes où se mêlent la douceur, la langueur et la tendresse s'oppose le chant de la bergère, qui se croit trahie par Daphnis. Cette bergère est une femme passionnée, énergique : elle se répand en imprécations; elle ne songe qu'à reconquérir son amant d'abord, ensuite elle se vengera de ses dédains, en le torturant à son tour ; enfin quelle exaltation, quand elle se figure entendre Daphnis, ramené par ses charmes, frapper à sa porte I La pein ture de ce caractère est mise en valeur par le détail pittoresque des incantations et les opérations magiques auxquelles le poète nous fait assister dans les ordres mêmes que l'amante courroucée donne à sa servante. Tous ces traits, ou à peu près, Virgile les avait trouvés dans Théocrite, mais les cris de passion de la bergère trahie ont été inspirés à Virgile par son propre gé nie, et il ne doit à personne le souhait qu'il met dans la bouche de sa magicienne, celui de mettre au cœur de Daphnis une pas sion égale en violence aux transports d'une bête qui a perdu son petit. Néanmoins, je ne puis m'empêcher de croire qu'en termi nant son poème par les strophes d'Alphésibée où, malgré des ac cents bien personnels, il y a beaucoup de traits qui relèvent de Théocrite, Virgile a voulu donner à entendre qu'il laissait la palme à son modèle, et j'y vois une preuve de sa modestie.

(1) C'est un refrain : nous le considérons comme un prélude ; d'autres y ont vu une conclusion, mais sans prendre garde peutêtre que cette opinion est contredite par les vers 61 et 109 du poème, qui s'opposent respectivement aux vers préludes chantés par Damon d'abord et ensuite par Alphésibée.

VIII DAMON, ALPHÉSIBÉE. La muse pastorale de Damon et d'Alphésibée, qu'ou blieuse de l'herbe abondante la génisse admira pendant leu r lutte, et dont les vers émurent les lynx jusqu'à la stupeur, tandis que les fleuves troublés suspendaient leur cours, la muse de Damon et d'Alphésibée, je veux la faire entendre. O toi, soitquedéjàtu franchisses les roches du Timave(l), soit que tu suives les bords de la mer Illyrienne, viendrat-il jamais le jour où j'aurai loisir de dire tes hauts faits, le jour où j'aurai loisir de porter dans l'univers entier tes vers, les seuls dignes du cothurne de Sophocle (2) ? Prin cipe de mes chants, tu en seras le terme. Accepte ce poème entrepris sur ton invitation, et souffre que mon lierre se glisse autour de tes tempes, mêlé aux lauriers de la vic toire. L'ombre fraîche de la nuit avait à peine quitté le ciel ; à l'heure où la rosée sur l'herbe tendre agrée tant, au bétail, Damon, appuyé sur son bâton lisse de bois d'oli vier (3), commença ainsi : Damon. Parais, Lucifer, et la devançant ramène la clarté bien(1) Ce fleuve, qui sépare l'Istrie de la Dalmatie, prend sa source dans une région montagneuse. (2) Allusion à Pollion dont Horacealoué (C. II, 1, 11) la muse tragique, comme ici Virgile. Pollion venait de battre (en 39) les Parthini, peuplade illvrienne, ce qui explique les détails donnés v. 6 et 7. (3) C'est l'attitude que prêtent aux bergers la peinture et la sculpture antiques.

VIII DAMON, ALPHESIBOEVS.

MP

Pastorum musam Damonis et Alphesiboei,

immemor herbarum quos est mirata iuuenca certantes, quorum stupefactae carmine lynces, et mutata suos requierunt flumina cursus, Damonis musam dicemus et Alphesiboei. 1 Tu mihi seu magni superas iam saxa Timaui, sive oram Illyrici legis aequoris, en erit umquam ille dies, mihi cum liceat tua dicere facta ? En erit, ut liceat totum mihi ferre per orbem sola Sophocleo tua carmina digna coturno ? * A te principium; tibi desinet : accipe iussis carmina coepta tuis, atque hanc sine tempora circum inter uictricis hederam tibi serpere laurus. Frigida uix caelo noctis decesserat umbra, cum ros in tenera pecori gratissimus herba, 15 incumbens tereti Damon sic coepit oliuae : « Nascere, praeque diem ueniens age, Lucifer, almum, coniugis indigno Nysae deceptus amore MPV dum queror, et diuos (quamquam nil testibus illis

VIII, 4 requierunt MP : linquerunt y1 U- mu" II 11 tibi MP : in te desideral Peerlkamp (qui non perspexeril sensum esse in tuum honorem] H desinet Macir scholiasta Bernensis [quem seculus uerba en erit unquam...tibi desinet parenthesi incladit Kloucek] : -it 6 -am P Ribbeck Schaper Wa1.tz Hirtzel I 18 Nysae M : Ni-P

VIII VIRGILE. BUCOLIQUES 03 faisante du jour, tandis que, trompé par mon amour con jugal pour Nysa qui ne me paie pas de retour, je gémis et que mourant j'adresse aux dieux (bien que je n'aie rien gagné à les prendre à témoin) cette prière, à ma î0 dernière heure. Commence avec moi, ô ma flûte, les vers du Ménale (1). Le Ménale a toujours et un bocage sonore et des pins parlants (2) ; et toujours il entend les amours des pâtres et Pan qui le premier n'a pas permis aux roseaux de rester insensibles à l'art. îS Commence avec moi, ô ma flûte, les vers du Ménale. A Mopsus Nysa ! on la lui donne : à quoi ne devonsnous pas nous attendre, nous les amants ? Désormais les griffons s'accoupleront aux cavales, et, au siècle futur, les daims timides viendront avec les chiens boire aux mêmes eaux. Commence avec moi, ô ma flûte, les vers du Ménale. Mopsus, taille des torches toutes neuves (3) ; c'est pour toi qu'on fait cortège à l'époux ; sème, mari, les noix sur 80 le chemin (4) ; pour toi Vesper déserte l'Œta (5). Commence avec moi, ô ma flûte, les vers du Ménale. O tues unieàunmari qui te vaut, toiqui regardes de haut tout le monde, et qui n'as que haine pour ma flûte, pour mes chèvres, pour mes sourcils hérissés, pour ma longue barbe, et qui crois les dieux indifférents aux actions des 35 mortels ! Commence avec moi, ô ma flûte, les vers du Ménale. Dans notre enclos je t'ai vue toute petite cueillir avec (1) C'est-à-dire les chants bucoliques : le Ménale est une mon tagne de l'Arcadie, berceau de la pastorale. (2) Parce qu'ils font écho aux chants des pâtres. (3) L'époux recevait l'épouse à la lueur des torches portées par le cortège nuptial, et ces torches étaient de bois résineux. (4) Chez les Romains, le mari jetait des noix aux enfants, pour signifier qu'il renonçait à leurs jeux. (5) Montagne, à l'est de la Thessalie : Virgile, comme les poètes grecs, emploie une métaphore pour désigner le jour à son déclin.

vni

P. VERG1LI BVCOLICA

profeci) extrema moriens tamen adloquor hora.

83 M

Incipe Maenalios mecum, mea tibia, uersus. Maenalus argutumque nemus pinosque loquentis semper habet ; semper pastorum ille audit amores Panaque, qui primus calamos non passus inertis. Incipe Maenalios mecum, mea tibia, uersus. Mopso Nysa datur : quid non speremus amantes ? Iungentur iam grypes equis, aeuoque sequenti cum canibus timidi uenient ad pocula dammae.

î5

Incipe Maenalios mecum, mea tibia, uersus. 28a Mopse, nouas incide faces : tibi ducitur uxor ; sparge, marite, nuces : tibi deserit Hesperus Oetaro. 80

Incipe Maenalios mecum, mea tibia, uersus. O digno coniuncta uiro, dum despicis omnis, dumque tibi est odio mea fistula dumque capellae hirsutumque supercilium prornissaque barba, nec curare deum credis mortalia quemquam !

85

Incipe Maenalios mecum, mea tibia, uersus. Saepibus in nostris paruam te roscida mala (dux ego uester eram) uidi cum matre legentem ;

20 adloquor MP : -ar MlP'V I 22 pinosque MPV : - nusque .P1Y1 1| loquentis P : -tes M V ac || 24 primus PV : -um [cf. supr. 2,32] JM61 || inertis PV : -tes M671 I 28 timidi fV^a' lestantur Chabisivs Servivs Priscianvs schol. Bern. : -e P1u -ae M | 28a solus exhilel y (cf.A. Cartault, Elud.,p. 298 sqq.) LES BUCOLIQUES 10

64

VIRGILE. BUCOLIQUES

vin

ta mère (j'étais votre guide) des pommes humides de rosée. L'aimée qui vient après la onzième me faisait alors accueil ; déjà je pouvais de la terre atteindre les frêles branches ; je te vis, et je fus perdu : quel délire fatal me ravit à moi-même ! Commence avec moi, ô ma flûte, les vers du Ménale. Maintenant je sais ce que c'est que l'Amour : c'est l'enfant des durs rochers du Tmaros ou du Rhodope ou encore des Garamantes (1), à l'extrémité du monde ; il n'est ni de notre race, ni de notre sang. Commence avec moi, ô ma flûte, les vers du Ménale. C'est le cruel Amour qui apprit à une mère (2) à souiller ses mains du sang de ses enfants. Cruelle, tu le fus aussi, ô mère ! La mère fut-elle plus cruelle ou lui fut-il plus méchant ? L'Amour fût méchant, mais la mère aussi fut cruelle. Commence avec moi, ô ma flûte, les vers du Ménale. Que l'on voie maintenant le loup fuir même devant les brebis, les chênes au bois dur porter des pommes d'or, le narcisse fleurir sur l'aune, l'écorce des tamaris distiller l'ambre onctueux, les hiboux rivaliser avec les cygnes, Tityre devenir un Orphée, un Orphée dans les bois, un Arion (3) parmi les dauphins. Commence avec moi, ô ma flûte, les vers du Ménale. Que tout devienne la mer en son milieu, soit. Adieu, forêts : du sommet de ce mont qui se perd dans les nues j:. vais me précipiter dans les flots : je veux que tu aies de moi ce dernier don que je te fais en mourant. Cesse, ô cesse, ma flûte, de chanter les vers du Ménale.

(1) Le Tmaros est une montagne d'Épire et le Rhodope une haute montagne de Thrace ; quant aux Garamantes, ils habitaient dans la région de Fez au Maroc. (2) A Médée. (3) On connaît l'aventure d'Arion qui, jeté à la mer par l'équi page de son navire, fut sauvé par les dauphins séduits par les sons de ea lyre.

VIII

P. VERGIL1 BVCOHCA

alter ab undecimo tum me iam aceeperat annus ; Iam fragilis poteram a terra contingere ramos : ut uidi, ut perii, ut me malus abstulit error ! Incipe Maenalios mecum, mea tibia, uersus. Nunc scio quid sit Amor : duris in cautibus illum aut Tmaros aut Rhodope aut extremi Garamantes MP nec generis nostri puerum nec sanguinis edunt. Incipe Maenalios mecum, mea tibia, uersus. Saeuos Amor docuit natorum sanguine matrem commaculare manus ; crudelis tu quoque, mater : crudelis mater magis, an puer improbus ille? Improbus ille puer; crudelis tu quoque, mater. Incipe Maenalios mecum, mea tibia, uersus. Nunc et ouis ultro fugiat lupus ; aurea durae mala ferant quercus, narcisso floreat alnus, pinguia corticibus sudent electra myricae, certent et cycnis ululae, sit Tityrus Orpheus, Orpheus in siluis, inter delphinas Arion. Incipe Maenalios mecum, mea tibia, uersus. Omnia uel medium fiat mare. Viuite, siluae : praeceps aerii specula de montis in undas deferar ; extremum hoc munus morientis habeto.

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41

**

50

55

*0

Desine Maenalios, iam desine, tibia, uersus. »

43 duris MV : midis Plalb* Il 49 50 crudelis mater magis — crudelis tu quoque mater codd. : crudelis mater, magis at puer improbusille Ribbeck [omisso uersu 50] alii alia I 58 fiat MPb1 Servivs schol. Bern. : fiant y [expuncta n liftera] at'cit [lacunam unius uersus posl u. 58 suspicati suni G. Hermann O. Rib beck; P. Cauer exislimal Vergilium in Theocrilo [1,134] uerbo quod est êvaXXa deceplum èvâXia intellexisse, u. Prog. Kilon. 1SS5, p. 4] Il 59 cf. Ciris, u. 302 : « Praeceps aerii specula de montis iisses • il 60 cf. Ciris, u. 267 : « Non sinis, extremum hoc munus mo rientis habeto. »

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VIRGILE. BUCOLIQUES

vm

Ainsi chanta Damon ; quelle fut la réplique d'Alphésibée? dictez-la-moi, Piérides : tous nous ne pouvons pas tout. « Apporte l'eau lustrale et entoure cet autel d'une ban delette souple, puis brûle les plantes sacrées aux sucs épais ainsi que des grains d'encens mâle ; essayons d'égarer par un sacrifice magique la raison d'un amant. Il ne manque ici que les incantations. Ramenez de la ville chez moi, ô mes paroles magiques (1), ramenez Daphnis. Les charmes peuvent même faire descendre la Lune du haut des cieux, c'est par ses charmes que Circé trans forma les compagnons d'Ulysse, et l'incantation fait, dans les prés, se briser le froid serpent. Ramenez de la ville chez moi, ô mes paroles magiques, ramenez Daphnis. Je commence par enrouler autour de toi ces neuf fils de trois couleurs différentes (2) et trois fois autour de cet autel je promène ton image (3) : la divinité aime un nombre impair (4). Ramenez de la ville chez moi, ô mes paroles magiques, ramenez Daphnis. Serre de trois nœuds, Amaryllis, chacune de ces trois couleurs ; serre vite, Amaryllis, et dis : « Je noue les liens de Vénus. » Ramenez de la ville chez moi, ô mes paroles magiques, ramenez Daphnis. Comme cette argile se durcit, tandis que cette cire fond au même feu (5), puisse notre amour avoir le même effet (1) Il faudrait « ô mes charmes », si l'expression ne prêtait pas à l'équivoque. (2) Selon Servius, trois blancs, trois roses et trois noirs : ces fils symboliques sont destinés à lier les amants. (3) La figurine représentant Daphnis. (4) La divinité à laquelle il est fait allusion est Hécate. (5) L'argile et la cire représentent deux morceaux du cœur de Daphnis que la magicienne veut rendre à la fois dur, c'est-à-dire insensible aux attraits des autres femmes, et tendre pour elle.

vin

P. VERGILI BVCOLICA

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Haec Damon. Vos, quae responderit Alphesiboeua, dicite, Pierides ; non omnia possumus omnes. « Effer aquam, et molli cinge haec altaria uitta, uerbenasque adole pinguis et mascula tura, M conjugis ut magicis sanos auertere sacris experiar sensus : nihil hic nisi carmina desunt. Ducite ab urbe domum, mea carmina, ducite Daphnim. Carmina uel caelo possunt deducere lunam ; carminibus Circe socios mutauit Ulixi ; 58 frigidus in pratis cantando rumpitur anguis. Ducite ab urbe domum, mea carmina, ducite Daphnim. Terna tibi haec primum triplici diuersa colore licia circumdo, terque haec altaria circum effîgiem duco : numero deus impare gaudet. 75 Ducite ab urbe domum, mea carmina, ducite Daphnim. Necte tribus nodis ternos, Amarylli, colores ; necte, Amarylli, modo et « Veneris » dic « uincula neclo ». Ducite ab urbe domum, mea carmina, ducite Daphnim. Limus ut hic durescit, et haec ut cera liquescit 80 uno eodemque igni, sic nostro Daphnis amore. Sparge molam et fragilis incende bitumine laurus. Daphnis me malus urit; ego hanc in Daphnide laurum.

63 possumus , MP : -imus c1 1| 66 auertere codd. : a ! uertere Ribbeck I 69 sic codd. : uel lunam caelo deducere possunt Schol. Statu Theb. 1.104 || 73 primum MP : -us P' Il triplici diuersa colore codd.: triplici circumdata filo Donatvs [ad Terent. Andr. V,4,S] || 74 haec MP : hanc Longobardicus Pirrii Wagner II 79 Daphnim MP : -in 6

VIRGILE. BUCOLIQUES

VIII

sur Daphnis I Répands la farine sacrée, et embrase avec du bitume ces lauriers qui pétillent. Daphnis, le méchant ! me brûle, et moi je brûle ce laurier où je vois Daphnis. Ramenez de la ville chez moi, ô mes paroles magiques, ramenez Daphnis. Que Daphnis soit possédé de l'amour, comme la génisse qui, lasse de parcourir les bois et les forêts profondes pour chercher un jeune taureau, se laisse tomber au bord d'un ruisseau sur l'herbe verte des marais, désespérée, et oublie de s'éloigner devant la nuit déjà avancée ! Puisset-il en être ainsi de Daphnis et puissé-je être indifférente à son mal ! Ramenez de la ville chez moi, ô mes paroles magiques, ramenez Daphnis. Voici les dépouilles que naguère m'a laissées le perfide, gages bien chers de sa tendresse : je les mets sous le seuil même et je te les confie, terre; ces gages doivent me rendre Daphnis. Ramenez de la ville chez moi, ô mes paroles magiques, ramenez Daphnis. Ces plantes et ces poisons cueillis dans le Pont (1), c'est Mceris en personne qui me les a donnés (il en naît beaucoup dans le Pont). J'ai vu plus d'une fois Mœris, grâce à eux, devenir loup et s'enfoncer dans les forêts ; plus d'une fois je l'ai vu évoquer les âmes du fond des sépulcres, et transporter les moissons d'un champ dans un autre (2). Ramenez de la ville chez moi, ô mes paroles magiques, ramenez Daphnis. Emporte les cendres, Amaryllis, jette-les par-dessus ta tête, dans le courant du ruisseau, et ne te retourne pas pour regarder. Je veux essayer ce moyen d'atteindre Daphnis : lui, il n'a souci ni des dieux, ni des paroles magiques. (1) Le Pont, royaume de Mithridate. [2) Maléfice puni par la loi des XII Tables.

VIII

P. VERGIL1 BVCOUCA

Ducite ab urbedomum,mea carmina,duciteDaphnim. Talis amor Daphnim, qualis cum fessa iuuencum 35 per nemora atque altos quaerendo bucula lucos, propter aquae riuom, uiridi procumbit in ulua perdita, nec serae meminit decedere nocti, talis amor teneat, nec sit mihi cura mederi.

Ducite ab urbe domum.mea carmina.ducite Daphnim. 90 Has olim exuuias mihi perfidus ille reliquit, pignora cara sui; quae nunc ego limine in ipso, terra, tibi mando : debent haec pignora Daphnim.

Ducite ab urbe domum,mea carmina, ducite Daphnim. Has herbas atque haec Ponto mihi lecta uenena 95 ipse dedit Moeris (nascuntur plurima Ponto) ; his ego saepe lupum fieri et se condere siluis Moerin, saepe animas imis excire sepulcris, atque satas alio uidi traducere messis.

Ducite ab urbe domum,mea carmina, ducite Daphnim.100 Fer cineres, Amarylli, foras, riuoque fluenti transque caput iace, nec respexeris. His ego Daphnim aggrediar ; nihil ille deos, nil carmina curat.

84 Daphnim MP : -in a}b [sic quoque uarialur codd. scriplura u. 90, 93, 94, 100, 104] || 87 procumbit M : con- P^1 1| 96 plu rima MtP-(abc :-uma M1 I| 98 Moerin 6:-im cell.

67

VIRGILE. BUCOLIQUES

Ramenez de la ville chez moi, ô mes paroles magiques, ramenez Dapbnis. Regarde : tandis que je tarde à l'enlever, cette cendre a d'elle-même entouré l'autel de flammes tremblotantes. Qu'heureux soit le présage ! Mais sans doute il y a quelque chose, je ne sais quoi, et Hylax aboie sur le seuil. Le croirai-je ? ou est-ce un de ces rêves que se forgent les amants ? Epargnez Daphnis, ô mes paroles magiques : il revient de la ville, Daphnis, épargnez-le. »

VIII

P. VERGILI BVCOLICA

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Ducite ab urbe domum, mea carmina, ducite Daphnim. Adspice : corripuit tremulis altaria flammis 105 sponte sua, dum ferre moror, cinis ipse. Bonum sit I Nescio quid certe est, et Hylax in limine latrat. Credimus ? an qui amant ipsi sibi somnia fingunt ? Parcite, ab urbeuenit, iam parcite, carmina, Daphnis. » 105 corripuit MP : ut liée lainbil it | 107 Hylax edd. fere omnes : Hylas codd. Il 109 parcite carmina P : carmina parcite Me Coninglon conl. vv. 68, 72 etc., ubi uerbum ducite in quinto pedt conlocalum uerbo parcite respondere arbilratur.

IX LYCIDAS, MŒRIS. Voici, avec la première, la plus personnelle (1) des Bucoliques de Virgile, et la plus pathétique. Le poète nous transporte sur la route de Mantoue. Mœris, vieux serviteur de Ménalque (Ménalque est ici Virgile), va porter à la ville des chevreaux destinés au nouveau propriétaire. Il trouve en chemin le berger Lycidas, dont l'étonnement est vif, quand il apprend que, contrairement à ce qu'on lui avait dit, Ménalque n'a pas pu conserver son petit domaine et que ses beaux vers ne l'ont pas garanti de la spoliation. Non seulement Ménalque a été évincé, mais même il a failli perdre la vie. Eh quoi 1 On a osé maltraiter le chantre des nymphes et des fleurs 1 Et les deux compagnons, admirateurs du talent de Ménalque, se remémorent des vers et se les réci tent en marchant. « En voici, dit tout à coup Mœris, qu'il n'a vait pas encore achevés », et ce sont ceux dans lesquels Ménalque promettait à Varus d'exalter son nom jusqu'au ciel, si par lui il demeurait près de Mantoue (les vers inachevés le resteront, car Virgile a dû renoncer à l'espoir qu'il avait encore, quand il écrivaitsa première Bucolique, de conserver son petit bien; Varus a oublié ses promesses ou n'a rien obtenu ; forcé de quitter le domaine paternel, Virgile n'aura ni révolte, ni cris d'indignation ; il se résignera, mais Varus n'aura pas les vers promis : ce sera toute la vengeance du poète, vengeance innocente). Lycidas presseMceris de continuer, et Mœris chante les vers où Ménalque montrait, se levant à l'horizon, l'astre de César, annonciateur d'abondance, de bonheur et de sécurité. Mais ce n'était qu'un signe trompeur ; aussi Mœris s'arrête ; il donne pour excuse sa mémoire qui vieillit ; mais c'est plutôt son émotion qui est trop forte. Lycidas insiste : ils sont à la moitié du chemin, et arrive ront assez tôt à Mantoue. « Non, dit Mœris, il faut presser le pas ; la nuit vient, et d'ailleurs nous aurons plus d'entrain à chanter, quand Ménalque sera de retour. > « C'est tout. Jamais encore Virgile n'avait été aussi naturel. Et que de (1) Seul le cadre est emprunté à Théocnte, à la VIIe Idylle, où Simichidas, se rendant aux Thalysies, rencontre Lycidas et fait route avec lui tous deux se récitant des vers.

IX' BUCOLIQUE

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choses dans cette courte pièce : deux personnages si vrais et si sympathiques ; un souvenir flatteur pour des amis ; un reproche indirect à l'homme qui a trahi sa confiance ; l'es poir, malgré l'infortune présente, en celui de qui l'on attend le salut ; enfin le sentiment réel de sa propre valeur et des ser vices que rend le poète, interprète de la nature, consolateur des malheureux. «Si tu nous avais été ravi, Ménalque, s'écrie Lycidas, qui nous aurait consolés î » Cette neuvième Bucolique est un pur chef-d'œuvre. Et je ne serais pas surpris qu'elle eût mis un peu plus de douceur dans les âmes. (1) » Faut-il ajouter que ce poème doit être de 39 av. J.-C. ? (Voyez cidessus, p. 18.) (1) Voy. A. Bellessort, Virgile, p. 61.

IX LYCIDAS, MŒRIS.

Lycidas. Où, Mœris, te portent tes pas ? N'est-ce pas où mène le chemin, dans la ville ? Mœris. O Lycidas ! n'avons-nous tant vécu que pour entendre (chose que nous n'avions jamais redoutée) un étranger devenu détenteur de notre petit domaine nous dire : « Ceci est à moi : allez-vous-en, anciens colons. » Mainte5 nant évincés, pleins de tristesse, puisque le sort boule verse tout, voici que nous lui envoyons ces chevreaux : puisse ce cadeau ne pas lui porter bonheur ! Lycidas. Pourtant j'avais bien entendu dire qu'à partir de l'en droit où les coteaux commencent à s'abaisser et à descen dre en pente douce jusqu'à la rivière et aux vieux hêtres, 10 cimes déjà brisées, votre Ménalque avait dû à ses vers de conserver tout son bien. Mœris. Tu l'avais entendu dire, et le bruit en a couru; mais nos vers, ô Lycidas, ont, au milieu des armes de Mars, autant de force que, dit-on, les colombes de Chaonie, à l'appro che de l'aigle. Et si, du creux d'un chêne, la corneille ne m'avait, de gauche, averti de couper court n'importe

IX LYCIDAS, MOERIS.

Lycidas. Mp Quo te, Moeri, pedes ? an, quo uia ducit, in urbem ? Moeris. 0 Lycida, uiui peruenimus, aduena nostri (quod nunquam ueriti sumus) ut possessor agelli diceret : « Haec mea sunt ; ueteres migrate coloni. » Nunc uicti, tristes, quoniam fors omnia uersat, hos illi (quod nec uertat bene!) mittimus haedos.

*

Lycidas. Certe equidem audieram, qua se subducere colles incipiunt mollique iugum demittere cliuo, usque ad aquam et ueteres, iam fracta cacumina, fagos, omnia carminibus uestrum seruasse Menalcan. 10 Moeris. Audieras, et fama fuit; sed carmina tantum nostra ualent, Lycida, tela inter Martia, quantum Chaonias dicunt aquila ueniente columbas. Quod nisi me quacumque nouas incidere litis

IX, 3 quod MP : quo delt. Il 6 nec MP : non ic Priscianvs Il uertat bene MP-f' : bene uertat P'^irnt agnoscii Servivs Donatvs Nonivs Priscianvs Il9 ueteres M: -is Pyabcn schol. Bern. Il fagos My[in margine] Heinsius : -i P^abcm-K Quintilianvs

70

VIRGILE. BUCOLIQUES

IX

comment à de nouvelles contestations, ni moi, ton cher Mœris, ni Ménalque lui-même nous ne serions vivants. Lycidas. Hélas I est-il possible qu'un tel crime soit le fait de quel qu'un ? Quoi ! les consolations que nous te devons auraient pu nous être ravies avec toi, Ménalque ? Qui désormais eût chanté les Nymphes ? Qui eût répandu sur la terre les herbes fleuries? Qui eût couvert les fontaines d'une om bre verdoyante ? Quel autre eût fait ces vers que je te surpris l'autre jour, sans te rien dire, quand tu te rendais auprès d'Amaryllis, nos délices ? « Tityre, jusqu'à mon retour (je ne vais pas loin), fais paître mes chèvres et, quand elles auront fini, mène-les boire, Tityre, mais en les menant évite la rencontre du bouc : il frappe de la corne, gare à toi ! » Mœris. Ou plutôt ces vers, qu'il chantait pour Varus et qu'il n'a pas encore achevés : « Varus, ton nom, si Mantoue nous est conservée, Mantoue, hélas! trop voisine de la malheureuse Crémone, les cygnes, par leurs chants, l'élèveront et le porteront jusqu'aux astres. » Lycidas. Ah ! puissent à cette condition tes essaims se sauver des ifs de Cyrnos (1) ! Puissent tes vaches gonfler leurs mamelles en se repaissant de cytise ! Commence, si tu as quelque chose à chanter. Et moi aussi les Piérides m'ont fait poète ; moi aussi, j'ai des vers à dire ; moi aussi, les bergers me prétendent inspiré, mais ils ne m'en font pas accroire. Car il ne me semble pas avoir encore rien fait qui soit digne de Varius et de Cinna, mais je me figure, simple oison, mêler mes cris discordants à l'harmo nie des cygnes (2). (1) Nom grec de l'Ile de Corse. Voy. Georg. TV, 47. (2) Allusion maligne au nom d'Anser (« oison »), poète médiocre,

IX

P. YERGILI BVCOLICA

ante sinistra caua monuisset ab ilice cornix, nec tuos hic Moeris nec uiueret ipse Menalcas.

70 15

Lycidas. Heu ! cadit in quemquam tantum scelus ? Heu ! tua nobis paene simul tecum solacia rapta, Menaîca ? Quis caneret Nymphas ? quis humum florentibus herbis spargeret, aut uiridi fontis induceret umbra? 20 uel quae sublegi tacitus tibi carmina nuper, cum te ad delicias ferres Amaryllida nostras ? « Tityre, dum redeo (breuis est uia) pasce capellas; et potum pastas âge, Tityre, et inter agendum occursare capro (cornu ferit ille) caueto. » 25 Moeris. Immo haec quae Varo, necdum perfecta, canebat : « Vare, tuom nomen, superet modo Mantua nobis, Mantua uae miserae nimium uicina Cremonae, cantantes sublime ferent ad sidera cycni. » Lycidas. Sic tua Cyrneas fugiant examina taxos, sic cytiso pastae distendant ubera uaccae, incipe, si quid habes. Et me fecere poetam Pierides ; sunt et mihi carmina ; me quoque dicunt uatem pastores : sed non ego credulus illis ; nam neque adhuc Vario uideor nec dicere Cinna digna, sed argutos inter strepere anser olores.

50

**

17 cadit M : -et Pb I 29 ferent MP : -ant P'y I 30 Cyrneas M1Servivs : Gry-Af'PY"1 schol. Bern. Il 35 Vario Py'a probal Servivs : Varo Ma'bcmn schol. Bern. agnoscil Servivs [nomen om. y]

71

VIRGILE. BUCOLIQUES

IX

Mœris. Je songe à ton désir; Lycidas, et.sans rien dire, je roule dans ma tête mes souvenirs pour les rappeler tous ; c'est que ces vers ne sont pas sans valeur : «Viens ici, ô Galatée I à quoi bon jouer dans les flots? Ici c'est le printemps em pourpré ; ici la terre épand aux bords des fleuves ses fleurs variées ; ici un blanc peuplier se penche sur la grotte, et la vigne flexible y entrelace ses ombrages. Viens, laisse les vagues en folie battre le rivage. » Lycidas. Et ces vers que je t'ai entendu chanter seul sous une nuit sereine ? Il me souvient de l'air: si je tenais les paroles ! « Daphnis, pourquoi contempler le lever des anciennes constellations ? Voici que s'est avancé l'astre de César, fils de Dioné (1), astre destiné à donner la joie des moissons à nos guérets et à faire prendre couleur à nos grappes sur les coteaux ensoleillés. Greffe tes poiriers, Daphnis : tes arrière-neveux en cueilleront les fruits. » Mœris. Le temps emporte tout, même l'esprit. Souvent, bien jeune encore, je menais en chantant, il m'en souvient, des journées entières jusqu'à leur déclin: maintenant tous ces vers, je les ai oubliés. Déjà mêmeMœris sentsa voix le fuir : ce sont les loups qui ont aperçu Mœris les premiers. Mais les vers que tu me demandes, Ménalque te les redira souvent. partisan d'Antoine (voy. Cic. Phil., 13, 11), Pour Varius, (L. Varius Rufus), c'était un poète illustre, un peu plus âgé que Virgile : il passait pour être, à Rome, un maître dans le genre de l'épopée, et il avait composé des tragédies, parmi lesquelles un Thgeste, qui avait consacré sa réputation. Quant à Cinna (C. Helvius Cinna), contemporain de Catulle, c'était un des plus célèbres représentants de l'alexandrinisme à Rome. (1) Dioné, fille de Thétis et de l'Océan, mère de Vénus, dont la gens Julia se vantait de descendre.

P. VERGILI BVC0L1CA

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MOERIS. Id quidem ago et tacitus, Lycida, mecum ipse uoluto, si ualeam meminisse ; neque est ignobile carmen : « Hue ades, o Galatea : quis est nam ludus in undis ? Hic uer purpureum, varios hic flumina circum 40 fundit humus flores ; hic candida populus antro imminet et lentae texunt umbracula uites. Huc ades ; insani feriant sine litora fluctus. » Lycidas. Quid, quae te pura solum sub nocte canentem audieram? Numeros memini, si uerba tenerem : « Daphni, quid antiquos signorum suspicis ortus ? Ecce Dionaei processit Caesaris astrum, astrum quo segetes gauderent frugibus et quo duceret apricis in collibus uua colorem. Insere, Daphni, piros : carpent tua poma nepotes. » Moeris. Omnia fert aetas, animum quoque ; saepe ego Iongos cantando puerum memini me condere soles : nunc oblita mihi tôt carmina, uox quoque Moerim iam fugit ipsa : lupi Moerim uidere priores. Sed tamen ista satis referet tibi saepe Menalcas.

46-60 Lycidae continuant probantibus Ribbeck Forbiger Kennedy Hirlzel : uulgo Iribuuntur Moeridi, cf. A. Carlault, op.cil. p. 372 sqq. Il 81 aetas M : setas P1 [unde omnia fers, aetas Rib~ beck] * LES BUCOLIQUES 11

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VIRGILE. BUCOLIQUES

IX

Lycidas. Tes prétextes ne font que remettre à longue date ce qui fait mes délices ! Tu le vois : en ta faveur la plaine liquide n'a plus de vagues (1) et demeure silencieuse ; la brise est tombée et on ne l'entend plus murmurer. Et justement nous voici à la moitié du chemin : car déjà se montre à nous le tombeau de Bianor (2). Ici, où les laboureurs éla guent l'épais feuillage, mettons-nous à chanter, ô Mœris; ici dépose tes chevreaux, nous arriverons assez tôt dans la ville. Ou si nous craignons qu'avec la nuit la pluie ne nous surprenne, nous pouvons en chantant marcher jus qu'au bout : la route est ainsi moins pénible. Pour que nous puissions chanter en marchant, je te soulagerai de ce bagage (3). Mœris. N'insiste plus, garçon, et songeons à ce qui presse pour l'instant. Nous aurons plus d'entrain à chanter, quand Ménalque lui-même sera de retour. (1) Le Bénacus (auj. lac de Garde) ressemble à une petite mer, souvent gonflée par le vent. (2) Héros mantouan. (3) Des chevreaux qu'il porte.

IX

P. VERGILIJBVCOLICA Lycidas.

Causando nostros in longum ducis amores. Et nunc omne tibi stratum silet aequor, et omnes, aspice, uentosi ceciderunt murmuris aurae. Hinc adeo media est nobis uia ; namque sepulcrum incipit apparere Bianoris. Hic, ubi densas agricolae stringunt frondes, hic, Moeri, canamus : hic haedos depone, tamen ueniemus in urbem. Aut, si nox pluuiam ne colligat ante ueremur, cantantes licet usque (minus uia laedit) eamus : cantantes ut eamus, ego hoc te fasce leuabo. Moeris. Desine plura, puer, et quod nunc instat agamus. Carmina tum melius, cum uenerit ipse, canemus.

69 hinc M : hic P | 64 laedit MP : -et y'&ctc -at GWhling.

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X GALLUS.

Cette Bucolique sera la dernière que composera Virgile. Elle est probablement de l'an 37 av. J.-G., et Virgile l'a écrite en l'hon neur, non pas du C. Cornélius Gallus, grand personnage de l'Etat, général et gouverneur de province, mais du Gallus amant de l'affranchie Volumnia, Cythéris au théâtre, et immortalisée par Virgile sous le nom do Lycoris. Cette Cythéris avait quitté Gallus pour suivre sur les bords du Rhin un officier de l'armée d'Agrippa, et Virgile chante le désespoir de l'amant trahi. La scène est en Arcadie, mais dans une Arcadie, pour ainsi parler, littéraire, sorte de région idéale, patrie des bergers poètes. Tout s'y associe au chagrin de Gallus, les monts et les bois, les ruis seaux et les brebis, les pâtres et les dieux. Aux consolations que tous lui prodiguent, Gallus répond par des plaintes qui font de la dernière partie du poème une véritable élégie. Si la plupart des critiques sont unanimes à louer ce qu'il y a de beau, de passionné et de touchant dans cette dixième Bucolique, il en est d'autres qui n'y ont vu que matière à blâmer. Ils reprochent à Virgile d'avoir chanté sur le mode bucolique une aventure galante du grand monde, d'avoir rendu Gallus un peu ridicule en nous le montrant, lui, homme de guerre et haut com missaire du gouvernement, en train de jouer de la flûte ou de graver ses vers sur l'écorce des arbres. Sans méconnaître le parti que la parodie tirerait de ces attitudes de l'amour trahi, on peut répondre que Virgile a suivi une convention littéraire acceptée de son temps et qui ne paraissait pas plus choquante au siècle d' Auguste que les arti flces de la Pastorale aux xvi« et xvn» siècles. En effet, qu'importe le décor, si les sentiments sont naturels et sincères ? Soit, répondent les détracteurs de Virgile, mais où voyez-vous du naturel dans le chant de Gallus 1 Nous n'y voyons, nous, que contradictions et incohérence. Apparemment, c'est qu'ils n'entendent rien à la passion, qu'ils la voudraient raison neuse et logique, alors qu'elle est désordonnée, sujette à de perpétuelles contradictions, à des revirements soudains ; or, c'est précisément ce que Virgile a noté avec une vérité et une émotion qui rendent ce chant particulièrement pathétique.

X' BUCOLIQUE

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Après avoir prêté ces accents émouvants à Gallus, Virgile re prend la parole sous la figure d'un berger qui a assisté à la scène, et assure son cher Gallus de la sincérité et de la fidélité de son affection. Ainsi s'achève dans un cadre bucolique cette admirable pièce, qui tient de la pastorale et de l'élégie, mais qui conserve son unité, grâce à l'art du poète, à sa profonde connaissance du cœur humain, à l'expression, toujours égale à son objet, qu'il donne à la passion, et à la sympathie pour son héros, partout présente.

X GALLUS Voici ma dernière tâche, Aréthuse (1) : accorde-moi de la remplir ; pour mon cher Gallus je dois dire quelques vers, mais des vers dignes d'être lus par Lycoris (2) ellemême ; qui pourrait refuser des vers à Gallus ? Si tu consens, puisse, quand tu couleras sous les vagues de 6 Sicile, Doris (3), ne point mêler aux tiens ses flots amers 1 Commence : disons les tourments amoureux de Gallus, tandis que mes chèvres camuses broutent de menues et tendres branches. Nous ne chantons pas pour des sourds : les bois font partout écho. Quels bocages, quelles clairières vous retenaient, jeu10 nes Naïades, dans le moment même où un amour indigne de lui perdait Gallus ? Car alors ni les sommets du Parnasse (4), ni ceux du Pinde (5) ne vous ont causé de retard, ni non plus la fontaine Aganippe d'Aonie (6). Pour Gallus, même les lauriers, même les tamaris ont versé des larmes ; pour Gallus, étendu au pied d'une 15 roche solitaire, le Ménale aussi et ses pins, le Lycée glacé et ses rochers ont versé des larmes. Autour de lui ses bre bis se tiennent immobiles (elles n'ont point de dédain pour nous, n'en aie pas pour elles, divin poète : le bel Adonis, (1) Nymphe, fille de Nérée et de Doris, et nom d'une source à Syracuse, patrie de Théocrite. (2) Voy. notre Introduction générale, p. xvn. Lycoris, c'est-àdire la comédienne Cythéris, avait le goût délicat, et son juge ment était de quelque poids. (3) C'est-à-dire la mer (Doris est une Néréide). (4) Montagne de la Phocide, un peu au nord de Delphes ; c'est la demeure d'Apollon et des Muses ; elle a deux sommets (juga) : Lycorée et Tithorée. (5) Montagne située aux confins de la Thestalie et de l'Epire; on y célébrait le culte des Muses. (6) Source consacrée aux Muses, au pied de l'Hélicon, en Bêotlei '

X GiVLLVS.

Extremum hunc, Arethusa, mihi concede laborem : pauca meo Gallo, sed quae legat ipsa Lycoris, carmina sunt dicenda : neget quis carmina Gallo ? Sic tibi, cum fluctus subterlabere Sicanos, Doris amara suam non intermisceat undam, incipe ; sollicites Galli dicamus amores, dum tenera attondent simae uirgulta capellae. Non canimus surdis : respondent omnia siluae. Quae nemora aut qui uos saltus habuere, puellae Naides, indigno cum Gallus amore peribat ? Nam neque Parnasi uobis iuga, nam neque Pindi ulla moram fecere, neque Aonie Aganippe. Illum etiam lauri, etiam fleuere myricae ; pinifer illum etiam sola sub rupe iacentem Maenalus et gelidi fleuerunt saxa Lycaei. Stant et oues circum (nostri nec paenitet illas, nec te paeniteat pecoris, diuine poeta : et formosus ouis ad flumina pauit Adonis) ;

X, 1 laborem M : -um PlTtibbeck I 10 peribat PR : -ret Mf'a'Ac | 12 Aonie a c deli. Servivs: Aoinie Pbl Aoniae MRy grammatici Il 13 etiam lauri etiam MP : etiam lauri illum R etiam lauri illum etiam a Longobardicus uulgo ante Heinsium I 17 eicil Ribbeck lemere

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VIRGILE. BUCOLIQUES

x

lui aussi, a fait paître ses brebis aux bords des cours d'eau) ; le berger est venu aussi ; lentement sont venus les porchers ; tout mouillé de la glandée d'hiver est venu Ménalque. Tous lui demandent : « Où as-tu pris cet amour ?» Apol lon est venu et lui dit : « Pourquoi cette folie ? » L'objet de tes pensées, Lycoris, a suivi un autre à travers les neiges et les horreurs des camps. » Ensuite est venu Silvain, la tête ornée d'une couronne champêtre, agitant des férules en fleurs et de grands lis. Pan, le dieu de l'Arcadie, est venu enfin ; nous-même l'avons vu de nos yeux, la face rougie du sang de l'hièble et de vermillon :