Bernard Le Clunisien: Une Vision Du Monde Vers 1144 9782503532240, 2503532241

La tendance dominante au christianisme curant des sicles n'a pas t l'affirmation d'une puissance travaill

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Bernard Le Clunisien: Une Vision Du Monde Vers 1144
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De Contemptu Mundi

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TÉMOINS DE NOTRE HISTOIRE Collection dirigée par Pascale Bourgain

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De Contemptu Mundi

BERNARD LE CLUNISIEN Une vision du monde vers 1144

Texte latin Introduction, traduction et notes par

ANDRÉ CRESSON

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© 2009, Brepols Publishers NV, Turnhout All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise, without the prior permission of the publisher. D/2009/0095/115 ISBN 978-2-503-53224-0 Printed in the E.U. on acid-free paper

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En guise de préface

Le monde vu depuis le cloître par un moine clunisien, sûr de son choix de vie, et, dans son attente d’un au-delà lumineux, farouchement critique des déviations de ce monde comme il va : telle est la vision de Bernard, moine bénédictin d’obédience clunisienne, que son poème nous permet de partager. Vision monastique, d’une clairvoyance impitoyable sur la société de son époque, dont il s’est détourné, supportée par une véhémence satirique, née de son indignation quotidienne et confortée par ses lectures, à l’égard des corruptions qu’il dénonce. Bernard est convaincu, et pense que ses convictions méritent d’être proclamées avec force. Or cette conviction, c’est par la forme qu’il veut la proclamer. Il parle de sa foi comme les autres bâtissent des cathédrales ou des basiliques comme Cluny, qui sortent de terre au même moment : le plus massif, le plus splendide et rigoureux, le plus ostensible est ce qui convient le mieux à son projet. Parmi toutes les descriptions satiriques de la société du XIIe siècle, aucune ne va plus loin en ce sens. C’est là son originalité véritable et même sa singularité. La spécificité de Bernard, c’est l’union d’un fond de pensée monastique avec une forme exigeante, d’une énergie sauvage, sur l’arrière-fond du choix clunisien de la splendeur. Le poème que vous allez aborder peut surprendre. Qu’est-ce que ce tambour de grosse caisse, dans la langue du fluide Virgile ? Cette insistance qui prétend s’ajouter à la simplicité de la langue évangélique ? Certes ... Mais avant de refermer ce livre, que le lecteur de bonne volonté prenne sur lui de s’en murmurer quelques vers. Il entre dans un monument qui agace l’oreille et le cœur, c’est vrai. Mais s’il y fait quelques pas, il est possible qu’il succombe au vertige de cette musique violente. Si on lit sans chercher à comprendre, on se trouve dans la situation de qui n’entend, de la musique contemporaine, que le taraudement insistant des grosses caisses qui don-

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BERNARD LE CLUNISIEN

nent le rythme. Mais si l’on prête mieux l’oreille, on se prend aux variations subtiles que supporte cet insistant tam-tam. Rythme à trois temps, toujours, toujours, accentué par la rime, toujours, toujours ... A en prendre la migraine. Mais qui dira que le latin n’était pas fait pour cela ? Il pouvait aboutir à ces effets-là aussi. A ce besoin de rythme sur lequel repose aussi la poétique de toutes les langues romanes qui en sont issues, aussi bien qu’aux envolées cicéroniennes. Pas d’enjambements, très peu de mots creux, une compacité massive. Une cohésion presque toujours parfaite des deux vers que relie la rime finale. Et ces paires successives, en leur piétinement obstiné à la recherche de la formule forte et éclatante, s’enchaînent par des reprises, des répétitions, un jeu constant d’échos et de réminiscences sonores. Bernard de Morlas a tout essayé en fait d’effets de sons ; il pratique aussi les décalages syntaxiques, des mots placés au même endroit dans des formules parallèles n’ayant pas le même rôle. C’est tout un jeu de reprises avec variation, mais la variation n’est pas seulement de vocabulaire : il y a chez Bernard un approfondissement du sens par la répétition, une façon d’avancer tout en piétinant, à la façon de Péguy. Certains vers se referment sur euxmêmes (Roma resurgito, te tibi reddito, reddito Romam), d’autres s’enchaînent les uns aux autres, en ajoutant à chaque mesure un aspect différent de l’idée initiale, comme si l’on tournait autour d’elle et qu’à chaque angle, toujours la même, elle révèle un autre aperçu ; les répétitions, redites, reprises, par des sonorités les plus proches possibles, engendrent une irrépressible impression d’écho. Qui dit écho dit réponse, et accord. Pareil accord prend, pour un homme médiéval, valeur d’évidence : une telle unanimité ne peut que refléter une vérité profonde, lisible dans la perfection minérale de l’expression. C’est ainsi que notre auteur a compris, et célébré, la difficulté de la forme : comme une preuve d’authenticité. Bernard compose, comme avec des tessères, des assemblages de mots très brefs (cinq ou six syllabes, deux pieds de son hexamètre coupé en trois), combinables entre eux, dont la récurrence éveille des échos, montre une progression. De temps en temps ces tessères s’ajustent si précisément que le fragment cristallise en un artéfact parfait, un de ces joyaux d’expression que les lecteurs, qui les appelaient “gemmes” ou “fleurs” pour rendre hommage à leur perfection, devaient prendre le temps de savourer : d’abord le rythme, à la première perception, puis le sens, tout aussi compact que le rythme, et la subtile façon dont tout en prenant sa place dans l’en6

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EN GUISE DE PRÉFACE

semble et dans sa progression le fragment se suffit à lui-même, plein, majestueux, équilibré de toute part par sa forme impeccable, retombant toujours sur ses rimes là où on les attend... Le De contemptu mundi, au contenu amer, est un alignement de pierres, semblables dans leur forme et diverses dans leur détail, chacune ciselée avec précision et délectation. Pierres polies et compactes, différentes par les mots, analogues par la structure. Un long alignement, dans une aridité quasi désertique, car ce qui manque le plus à ce clunisien, très loin de la poésie cistercienne ou plus tard franciscaine, c’est la tendresse. Mais prodigieux alignement, dont la symphonie forcenée au rythme inéluctable induit une étrange grandeur, une démesure sonore à la mesure de la ferveur de ses convictions spirituelles. La traduction d’André Cresson nous introduit dans cet univers de résonances excessives et de grandeur à la fois baroque et austère. Il nous invite à enjamber la distance que le temps a accumulé entre cette esthétique et la nôtre, en y retrouvant ce que notre propre époque peut avoir de démesuré et d’excessif, ses rythmes syncopés, parfois son amertume, et même des faits de société qui semblent bien être éternels, fustigés par une satire impitoyable. C’est tout cela que son ouvrage nous propose de découvrir. Pascale Bourgain

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Introduction

La tendance dominante du christianisme durant des siècles n’a pas été l’affirmation d’une puissance travaillant à la transformation du monde et de l’histoire, mais plutôt la disposition à s’en écarter et à prendre ses distances, selon la doctrine du “mépris du monde” (contemptus mundi). C’était en tout cas l’orientation de la pensée monastique qui a traversé tout le Moyen Âge. Depuis longtemps, l’idée de la fugacité de la vie, de la fragilité de ce monde, de la vanité d’une histoire vouée à la perdition, a impressionné l’esprit de l’homme. Des textes bibliques comme ceux du Livre de l’Ecclésiaste (Vanité des vanités et tout est vanité…), du Livre de Job ou du Livre de la Sagesse, ont fourni de la matière à cette réflexion. Les Pères de l’Église ont tous plus ou moins brodé sur ce thème. On connaît, au Ve siècle de notre ère, le De contemptu mundi d’Euchère qui fut évêque de Lyon. Au Moyen Âge, le sujet est repris sous diverses formes. Giovanni Lotario, qui devint pape en 1198 sous le nom d’Innocent III, et qui fut le plus puissant des papes du Moyen Âge, a écrit, juste avant son accession à la papauté, un traité bien connu, rédigé en prose, sur le “mépris du monde ou la misère de la condition humaine”. UN DE CONTEMPTU MUNDI ORIGINAL : manuscrits, éditions, traductions. Vers la fin de la première moitié du XIIe siècle, cinquante ans avant Innocent III, un moine bénédictin de Cluny, Bernard, que l’on a appelé, comme nous le verrons plus loin, Bernard de Morlaix ou de Morlas ou Bernard le Clunisien, et qui résidait au prieuré SaintDenis de Nogent-le-Rotrou, a écrit lui aussi un De contemptu mundi. Cet immense poème en vers métriques, est, malgré son titre,

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BERNARD LE CLUNISIEN

beaucoup plus que l’expression habituelle du thème monastique de la vanité du monde. Il contient une représentation lumineuse du Ciel, Jérusalem céleste, Cité resplendissante où Dieu est tout en tous, et une vision des enfers, où les références à Virgile semblent annoncer la grande épopée dramatique et mystique de la Divine Comédie de Dante ; et c’est aussi une longue complainte et une impitoyable satire contre les désordres et les injustices de l’époque, satire n’épargnant ni les prêtres, ni les évêques, ni le pouvoir de Rome. Le dénombrement des manuscrits de cet ouvrage n’est certainement pas complet, mais une quinzaine de manuscrits connus, se trouvant entre autres à Londres, Oxford, Vienne, et en France, à Paris, Saint-Omer, Douai, Toulouse, attestent une large diffusion du texte au Moyen Âge. Le fait que le poème contienne une sévère critique du clergé, des moines et des papes lui a apporté un regain de popularité au moment de la Réforme, avec six éditions du texte latin imprimées en Allemagne entre 1557 et 1754. Puis, à la fin du XIXe siècle, en 1872, Thomas Wright, un pionnier de l’histoire littéraire de l’Angleterre médiévale, a établi une septième édition latine du De contemptu mundi à Londres ; pensant que l’auteur était anglais, il a inclus le poème au début de son ouvrage intitulé The Anglo-Latin Satirical Writers and Epigrammatists of the Twelfth Century ; mais son exploitation des pièces manuscrites et des éditions précédentes ne semble pas avoir été très rigoureuse ; c’est du moins l’avis de Samuel Macauley Jackson qui a décrit en détail les sept premières éditions du poème. Une dernière édition critique du texte latin, s’appuyant sur l’examen attentif de quatorze manuscrits et des éditions antérieures, a été publiée à Londres en 1929 par Herman Charles Hoskier. Une traduction en anglais de quelques lignes du 1er livre (sur les trois livres que comporte le poème) donna lieu, dès 1859, à la création et à la diffusion d’hymnes devenus très populaires dans les églises réformées ou luthériennes : “Brief life is here our portion” (Hic breve vivitur) ; “The world is very evil” (Hora novissima) ; “For thee, O dear, dear Country” (O bona Patria) ; Jerusalem the golden” (Urbs Sion aurea). Ces hymnes viennent d’une traduction (ou plutôt d’une transposition-paraphrase) de quelques passages par John Mason Neale : The Rhythm of Bernard of Morlaix, monk of Cluny, on the Celestial Country (huit éditions entre 1859 et 1866). On trouvera les textes de ces hymnes en appendice. 10

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INTRODUCTION

Une autre transposition partielle du De contemptu mundi est celle de Samuel W. Duffield (New York, Randolph, 1867) et Charles Lawrence Ford (London, Houlston, 1898). Un oratorio à partir de ce monumental poème a été composé en 1893 par Horatio William Parker, Hora Novissima : The Rythm of Bernard de Morlaix on the Celestial Country, Set to Music for Soli, Chorus and Orchestra. Avant la première guerre mondiale, c’était le chant choral le plus populaire aux Etats-Unis, plus souvent joué que le Messie de Haendel. En 1906, Henry Preble fit une traduction, à partir de l’édition de Thomas Wright, pour l’American Journal of Theology, traduction reproduite dans l’ouvrage de Jackson. Enfin, en 1991, Ronald E. Pepin, en se basant sur l’édition de Hoskier, a établi une nouvelle traduction en anglais. AUTRES ŒUVRES DU MÊME AUTEUR. Outre le De contemptu mundi (2966 vers) qui est l’œuvre majeure du moine-poète, on connaît, par un manuscrit de la Bibliothèque Vaticane, quatre autres grands poèmes qui, d’après l’analyse des textes (nombreuses similarités, correspondances, reprises des mêmes expressions), sont certainement du même auteur1. Ils ont été édités en 1963 par Katarina Halvarson. Ces quatre longs poèmes n’ont jamais été traduits : le De Trinitate et de fide catholica (1402 vers) ; le De castitate servanda (524 vers) ; In libros Regum (1018 vers) ; et le De octo vitiis (1399 vers). Le De octo vitiis, particulièrement proche du De contemptu mundi, nous apportera de précieuses informations sur l’auteur. En plus du De contemptu mundi et des quatre œuvres éditées par Katarina Halvarson, c’est à Bernard le Clunisien, poète fécond et abondant, que l’on attribue le Mariale2, poème en l’honneur de Marie. Cet écrit comporte, outre un prologue et un épilogue, pas moins de quinze chapitres d’environ trente-six strophes chacun, pour détailler les traits distinctifs de Marie. Un autre poème, plus court (373 vers), attribué à notre Bernard, est le Carmen paroeneticum de vanitate mundi et appetitu aeternae vitae, appelé aussi De vanitate mundi et gloria caelesti liber aureus, ou plus simplement De vanitate mundi, ou Libellus aureus, ou, 11

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selon les premiers mots du poème, Chartula nostra ; il est adressé à un très jeune garçon, Raynald. En publiant la troisième édition du grand De contemptu mundi à Rostock en 1610, Eilhard Lubin a imprimé ensemble les deux ouvrages sous le même nom d’auteur (Bernardi Morlanensis Monachi ordinis Cluniacensis). Pourtant, il n’est pas du tout sûr que cette fameuse Chartula, que, “durant trois siècles et demi des générations d’escholiers s’entendirent commenter et durent apprendre par cœur”, soit l’œuvre de Bernard le Clunisien3. On pense que Bernard est l’auteur d’ouvrages en prose, en particulier l’ Instructio sacerdotis seu tractatus de praecipuis mysteriis religionis nostrae, appelée aussi Gemma Crucifixi, qui avait été attribuée par erreur à Bernard de Clairvaux et éditée parmi ses œuvres4. Un sermon In parabolam de vilico iniquitatis sermo, édité parmi les Dubia de Bernard de Clairvaux, pourrait être de Bernard, auteur du De contemptu mundi5. PREMIERS ÉLÉMENTS POUR IDENTIFIER L’AUTEUR. L’identité de ce moine-poète reste bien obscure. Voilà un auteur qui n’est ni cité par ses contemporains, ni mentionné par les historiens ! Quelques rares indices dans ses écrits nous permettent cependant de le situer. Le De contemptu mundi s’ouvre par un prologue en prose, une lettre-préface à Pierre le Vénérable, dont les premières lignes permettent d’identifier l’auteur : “A son seigneur et père, Pierre, très honoré abbé des frères de Cluny, Bernard, son fils, leur frère…” L’auteur se présente comme Bernard, moine appartenant à l’ordre de Cluny, au temps de Pierre le Vénérable qui fut abbé de Cluny de 1122 à 1156. L’autre poème très proche, le De octo vitiis, qui traite longuement des mêmes thèmes que ceux du De contemptu mundi, commence ainsi : “Bernard, pécheur et attaché à la paix, salue son père Eugène…” L’auteur est Bernard, le destinataire est Eugène III qui fut pape de 1145 à 1153.

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INTRODUCTION

Dans les manuscrits du De contemptu mundi, on trouve le nom de Bernard avec des déterminations diverses et peu sûres : Bernardus Morlacensis ou Bernardus Morlanensis ou Bernardus Morvalensis. On a imaginé qu’il pouvait être originaire de Morlaas, dans l’ancienne province du Béarn6, ou de Morlaix en Bretagne, ou de la seigneurie de Murles, près de Montpellier, ou de Morval dans le Jura ; ou même de Morley dans le Comté de Norfolk en Angleterre. Thomas Wright, comme nous l’avons signalé plus haut, pensait qu’il était anglais. Le Dictionnaire d’histoire et de géographie ecclésiastiques l’appelle Bernard de Morlaix7. Le Dictionnaire de spiritualité l’appelle Bernard de Cluny8 ; cette appellation laisse encore place à des confusions possibles, car Bernard est au Moyen Âge un nom très courant, et plus d’un Bernard était moine de Cluny ou à Cluny, au temps de l’auteur du De contemptu mundi. Cependant, pour éviter d’associer Bernard à des noms de lieux incertains, il semble raisonnable de retenir pour le moment le seul qualificatif qui soit sûr, l’appartenance à l’ordre de Cluny, et de suivre le bénédictin André Wilmart, ou le professeur de l’Université de Louvain Robert Bultot, spécialistes de la littérature latine du Moyen Âge, qui, dans leurs articles, traitent de “Bernard le Clunisien”. LE PRIEURÉ CLUNISIEN DE NOGENT-LE-ROTROU. Dans sa lettre-préface à Pierre le Vénérable, Bernard lui rappelle ceci : “Il y a quelque temps, lorsque vous étiez à Nogent (cum essetis Nogenti), et que vous avez bien voulu accepter quelques-uns de nos petits écrits, je vous avais parlé de celui-ci et vous aviez compris qu’il allait vous être aussi présenté. Mais à ce moment-là, ne l’ayant pas sous la main, cela ne m’était pas possible. Je vous présente donc maintenant l’ouvrage…” L’auteur venait de rencontrer l’abbé de Cluny, Pierre le Vénérable, à Nogent. Il paraît résulter de cette indication que sa résidence était alors Nogent. Ce monastère de Nogent ne peut pas être celui de Nogent-sous-Coucy, à 25 km de Laon, car ce n’était pas une fondation clunisienne, ni Nogent-sur-Oise qui fut une fondation clunisienne seulement au XIVe siècle. Il ne peut s’agir que du prieuré Saint-Denis de Nogent-le-Rotrou, comme l’indiquent le Dictionnaire d’histoire et de géographie ecclésiastiques et aussi, entre autres, Marcel Pacaut dans son ouvrage sur l’ordre de Cluny9.

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Les premières fondations de l’abbaye Saint-Denis de Nogent-leRotrou, sur les bords de l’Huisne, dans le Perche, dans le diocèse de Chartres, datent de 1028. En 1031, eut lieu la dédicace de l’immense église abbatiale (aux dimensions analogues à celles de la cathédrale de Chartres et dont il reste encore aujourd’hui une partie assez considérable)10. La communauté des moines qui suivait la règle bénédictine était placée sous l’autorité du monastère de SaintPère de Chartres. Mais, suite à des difficultés et contestations, et au terme de longues négociations, Saint-Denis de Nogent-le-Rotrou fut rattaché vers 1080 à l’ordre de Cluny, alors célèbre par son rayonnement dans toute la chrétienté. Par le fait même, l’abbaye de Nogent perdait son titre d’abbaye et devenait un prieuré, le seul abbé des monastères clunisiens étant celui de Cluny et l’ordre tout entier constituant une seule abbaye. L’appartenance de Nogent à cette grande famille et à cette solide organisation fut confirmée en 1095 par le pape Urbain II, et encore en 1108 par le pape Pascal II. CLUNY, DE 1080 A 1125. C’était le moment de l’apogée de Cluny tant au plan spirituel que temporel. L’abbé de Cluny était alors Hugues de Semur, celui qui, de 1049 à 1109, a dominé l’histoire clunisienne par l’éclat de sa forte personnalité et de son exceptionnelle envergure. Il était l’ami et le conseiller du grand pape Grégoire VII, celui qui, lui-même moine clunisien, a donné son nom au grand mouvement de réforme de l’Église de ce temps (Réforme grégorienne). Sous l’abbatiat d’Hugues, l’ordre se développa de façon remarquable, passant de 65 à 1200 maisons. Le prieuré de Nogent-le-Rotrou, grâce à son rayonnement, a contribué à l’expansion clunisienne de cette période11. A la mort d’Hugues en 1109, le successeur élu par les moines fut Pons de Mergueil qui était un homme de qualité, cultivé, entretenant de bonnes relations avec le pape. Il continua l’œuvre de ses grands prédécesseurs, établit de nouveaux prieurés, etc… Mais était-il bien armé pour faire face aux difficultés qui s’accumulaient ? Un conflit assez vif opposait les moines de Cluny ne dépendant que du pape et les évêques défendant leurs droits sur les paroisses et leur juridiction ordinaire sur les églises ; les évêques reprochaient aux moines clunisiens de s’approprier les redevances et les revenus des paroisses à leurs dépens et au détriment des curés. Dans ces 14

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INTRODUCTION

circonstances, l’abbé Pons semble avoir eu, à côté de grandes qualités, un caractère peu conciliant, imbu de l’autorité de sa fonction, avec un goût prononcé pour l’apparat, le decorum ; on l’a accusé d’être dépensier et de mal gérer les biens et l’énorme richesse de cet ordre devenu immense. Tout cela commença à créer des divisions parmi les moines. Pons avait ses partisans et ses opposants. En 1122, il se rendit à Rome et, pour des raisons mal connues, remit brusquement sa démission entre les mains du pape Calixte II, puis il partit pour Jérusalem “plus par colère que par dévotion” selon le Chronicon Cluniacense. A partir de là, de 1122 à 1126, ce fut malheureusement pour la communauté clunisienne toute une période de troubles et de confusion. Pour remplacer le démissionnaire, Pierre Maurice de Montboissier – passé dans l’histoire sous le nom de Pierre le Vénérable – fut élu abbé ; mais, pour le moins que l’on puisse dire, le début de son abbatiat fut très difficile. En effet, Pons revint de Terre Sainte et réapparut à Cluny. Avec des partisans qu’il avait conservés, il tenta un coup de force pour reprendre la direction de son ancienne abbaye. Tout l’été 1125, Cluny fut le théâtre d’une crise majeure, d’un temps de violence et de guerre civile. Finalement, la tentative de Pons échoua ; il refusa tout accommodement, fut excommunié et mourut l’année suivante. PIERRE LE VÉNÉRABLE. Pierre le Vénérable, en devenant abbé de Cluny en 1122, se trouvait à la tête d’une communauté de 1200 établissements religieux et de 10000 moines, communauté établie ou dispersée sur toute l’Europe Occidentale. Sa fonction faisait de lui un personnage presque aussi important que le pape et l’empereur. Dans l’esprit de l’Occident chrétien du XIIe siècle, c’est une personnalité fort contrastée. Il polémique fermement contre les hérétiques, les juifs et les sarrasins ; il contribue certainement à ce qu’on appelle aujourd’hui la “diabolisation de l’autre” et à la constitution d’une “société d’exclusion”12 ; en particulier, il a des mots terribles contre les Juifs13. Mais il cherchait aussi à s’instruire et à comprendre. Parlant du judaïsme, il étudie le Talmud ; en ce qui concerne l’Islam, il confie à son secrétaire la coordination d’une équipe qui va donner une version latine du Coran. Pour son temps – qui n’est pas le nôtre – cet homme, qui a une grande autorité spirituelle sur la chrétienté, est ordinairement un “homme de modération”14 et de sagesse, 15

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homme de dialogue et diplomate. Il réussit avec le temps à rétablir la paix et la sérénité dans son ordre, après les fortes turbulences qui s’étaient étendues à de nombreuses maisons de l’ordre en dehors même de Cluny. Il fut “l’homme cherchant l’accord avec les évêques et acceptant que l’ordre clunisien, autonome et autogéré, ne se mêle en rien de ce qui se déroule au-delà des clôtures de ses couvents, un compromis sur les paroisses pouvant être trouvé”15. C’est lui qui, avec beaucoup de générosité et de tendresse, accueillit à Cluny Abélard, un des meilleurs esprits du temps, après que celui-ci fut inhumainement traité et humilié et que son œuvre jugée en partie hétérodoxe fut condamnée en 1140 par le Concile de Sens. C’est lui qui, voyant les effets désastreux des croisades, semble exprimer quelque doute sur l’utilité de telles expéditions16. Dans une de ses lettres adressée au pape Eugène III, il est question d’un seigneur qui, après s’être joint quelque temps aux Templiers en Terre Sainte, était revenu en France : son retour n’a pas été perçu comme une trahison ; les gens l’ont accueilli avec une liesse incroyable, car “nos pays sont à l’abandon et dans la misère, sans roi, sans chefs, sans défenseurs, exposés à la dent des fauves… les gens ont soif de paix et l’appellent de tous leurs vœux”17. Pierre le Vénérable se dévoile lui-même dans une lettre datée de 1152 : “Je suis assez porté de nature à pardonner, et l’expérience elle-même m’incline au pardon. J’ai pris l’habitude de supporter, j’ai pris l’habitude de pardonner. La certitude que je ne me vante pas par orgueil, je la trouve dans le schisme de Pons ! Alors, et tandis qu’un très grand nombre éludaient leurs responsabilités, et que s’accomplissaient des événements funestes, inouïs dans l’ordre monastique, nul jamais n’éprouva mon glaive… , à peine entendit-on jamais une parole dure sortir de ma bouche. Ainsi ai-je agi à ce moment, ainsi ai-je agi souvent par la suite, à propos d’excès qui n’étaient peut-être pas aussi graves, mais l’étaient cependant et auraient mérité d’être sévèrement punis, si l’esprit de tolérance n’était intervenu”18. L’éminent abbé de Cluny mourut le jour de Noël 1156 ; il avait ramené la paix dans ce grand ordre, après la crise des années 1120 ; il avait conforté l’idéal monastique et lui avait redonné vigueur et 16

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dynamisme. Il est pourtant considéré comme le dernier des grands abbés de Cluny : c’est que les temps changent, une page de l’histoire de l’Eglise est en train de s’achever et une autre commence, l’ordre n’a plus le même rayonnement. L’ORDRE DIVISÉ – MONACHISME PLURIEL. Un des mots les plus fréquemment utilisés dans le De contemptu mundi est le mot “ordre” (ordo). Il a différents sens selon le contexte ; mais on trouve de façon répétitive : “l’ordre s’est refroidi” (I, 1001), “l’ordre est dans l’affliction” (I, 1014), “l’ordre est écrasé” (II, 628), “l’ordre est abandonné” (II, 759), “l’ordre a péri” (III, 31), “l’ordre disparaît” ( III, 57), “l’ordre est perdu et même enterré” (III, 535). L’expression explicite “ordre monastique” ne se trouve qu’une fois, en parallèle avec “ordre clérical” : “L’ordre clérical est tombé de ses hauteurs, l’ordre monastique est tombé de sa citadelle.” (II, 369). Désagrégation, décomposition, scission… “La barque de l’Eglise est divisée dans son ordre.” (III, 268). “La règle est abandonnée, l’unité déchirée, l’ordre en déroute.” (III, 20). Que se passait-il donc ? A la charnière du XIe siècle et XIIe siècle, on assiste à une grande mutation de la société rurale et à une véritable explosion démographique. Bernard le Clunisien écrit : “La foule des villes se répand dans les campagnes. Il n’est pas de lieux qui ne se remplissent de monde ; montagnes, cavernes, îles, champs, prairies, tout désormais est habité et sillonné de pas humains. Même les monts Caspiens, jadis infranchissables, sont passés à pied. Les ermites ont perdu leur grandeur, car ils sont trop nombreux” (II, 593-598). A cette époque, on voit en effet apparaître un peu partout, sur les chemins et dans les forêts, un grand nombre d’ermites et d’ermitages, des moines errants, instables, gyrovagues, des ascètes d’un nouveau genre, des prédicateurs itinérants, et la multiplication de petites communautés informelles, et enfin de nouveaux établissements. Les clunisiens de Nogent-le-Rotrou n’ont pas dû apprécier l’installation, à trois ou quatre lieues de leur monastère, dans les bois de Tiron, d’un certain Bernard qui était connu pour ses démêlés avec Cluny. En 1100, il avait été nommé à la tête d’un monastère clunisien (Saint-Cyprien de Poitiers) sans l’accord de l’abbé de 17

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Cluny ; il ne voulait pas se soumettre à un “archiabbé”, il alla plaider sa cause à Rome, mais sa nomination fut invalidée. Il restera très amer et très critique par rapport au puissant ordre clunisien. Après avoir été ermite et prédicateur itinérant, il se fixa à Tiron pour établir un ordre ascétique nouveau. Avec lui et comme lui, Robert d’Arbrissel et Vital de Mortain seront à l’origine d’établissements singuliers qui ont fait souche de rejetons pendant quelque temps. L’évêque Yves de Chartres vint en 1109 donner sa bénédiction aux premiers établissements de Tiron ; il ne devait pas être fâché de voir Bernard se fixer, car l’épiscopat comme le monachisme traditionnel ne tenaient pas en grande estime ces ermites et prédicateurs errants. La fondation officielle de l’abbaye de Tiron date de 1114. Bernard de Tiron mourut en 1116. Il avait bénéficié de l’amitié et de l’appui du comte du Perche Rotrou III, du duc de Normandie-roi d’Angleterre Henri Ier Beauclerc, du roi de France Louis VI le Gros. Il a surtout eu un excellent hagiographe, Geoffroy le Gros, dont la verbosité et l’habileté à utiliser les règles du genre hagiographique rendent peu crédible une bonne partie de ses récits. L’ordre de Tiron s’est bien développé dans les premières décennies de ce siècle ; en 1147 une bulle du pape Eugène III confirme l’autorité de Tiron sur ses 80 abbayes-filles, prieurés, églises et chapelles ; ce développement s’arrête ensuite, et le reflux s’amorce assez vite19. On ne trouve aucune trace de relations entre les moines de Saint-Denis de Nogentle-Rotrou et leurs proches voisins de Tiron, si ce n’est ce qui est mentionné, comme nous le verrons plus loin, dans le cartulaire de l’abbaye de Tiron (chartes XXXVIII et CXVIII) et dans le cartulaire de Nogent (chartes LXIII et CXX), pour régler des conflits d’intérêt et déterminer les droits et les possessions de chacun. Pourtant l’abbé de Cluny Pierre le Vénérable est allé à l’abbaye de Tiron, sans doute lors de son passage à Nogent, puisque dans une de ses dernières lettres (datée de fin 1151), il dit avoir rencontré là, à Tiron, un certain frère Pierre de Gap20. L’ORDRE DIVISÉ – MONACHISME CISTERCIEN. Outre ces rameaux de la famille bénédictine aux origines érémitiques, le monachisme nouveau, dès le début du XIIe siècle, était surtout celui de l’ordre de Citeaux, avec sa filiale privilégiée de Clairvaux, dont l’abbé était le grand saint Bernard. L’observance cistercienne se répandit rapidement surtout à partir de 1125 ; en 18

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1153, on comptait 345 couvents cisterciens. Cet essor extraordinaire a vite posé la question des rapports avec les autres monastères bénédictins. Les controverses entre les clunisiens et le nouveau monachisme cistercien font partie du contexte de l’époque21. Parmi les pages satiriques du De contemptu mundi de Bernard le Clunisien, une cinquantaine de pages particulièrement agressives (II, 713-762), concernent l’hypocrisie supposée des moines cisterciens et de Bernard de Clairvaux. Ceux-ci prétendaient à un retour strict à la règle de saint Benoît, à une plus grande austérité et simplicité, à la pratique du travail manuel, etc… Les clunisiens traitaient les cisterciens de faux prophètes, de pharisiens hypocrites, de loups dans des peaux d’agneau car ils avaient pris un habit blanc, se distinguant ainsi des autres moines qui étaient en noir22. L’abbé de Cluny, Pierre le Vénérable, ne s’est pas servi de la satire, mais il a été très ferme face à Bernard de Clairvaux. Il dénonce l’attitude des cisterciens avec cette fameuse apostrophe : “A nous maintenant ! Ô la nouvelle race des pharisiens répandue sur le monde ! Ils se retranchent des autres et se préfèrent à tous ; ils s’appliquent à eux-mêmes ce que le prophète a prédit qu’ils diraient : Noli me tangere, car moi, je suis pur… “23. A ceux qui prétendaient être les seuls vrais observants de la règle, l’abbé de Cluny dira simplement que “la rectitude de la règle, c’est l’amour”24. Ailleurs il leur dit : “Vous remplissez les devoirs pénibles et difficiles qui sont de jeûner, de veiller, de vous fatiguer, de souffrir, et vous ne pouvez supporter le devoir facile qui est d’aimer”25. BERNARD LE CLUNISIEN, PRIEUR À NOGENT ? Parmi les prieurés dépendant de Cluny et de Pierre le Vénérable, au XIIe siècle, celui de Nogent-le-Rotrou nous intéresse particulièrement puisque là ont été écrits plusieurs ouvrages de Bernard le Clunisien, et surtout le grand De contemptu mundi. Il existe un témoin de la production scripturaire du prieuré Saint-Denis de Nogent-le-Rotrou à cette époque : c’est un missel conservé parmi les manuscrits les plus anciens et les plus précieux de la bibliothèque municipale du Mans. Ce missel clunisien, com19

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posé entre 1081 et 1094 , a servi de base à la vie religieuse de la communauté des moines de Saint-Denis de Nogent qui venait d’être rattachée au grand ordre de Cluny. Le manuscrit comporte 185 feuillets et a été mis en forme et en grande partie écrit dans le scriptorium du monastère26. C’était le missel utilisé à Nogent pendant la première moitié du XIIe siècle. Nous connaissons les noms des prieurs de Saint-Denis de Nogent-le-Rotrou, de la première moitié du XIIe siècle : Rainaud, Bernard de Narbonne, Guicher, et Bernard le Second (Bernardus secundus)27. Il est possible que ce Bernard le Second, qui succède à Guicher vers 1120, soit l’auteur du De contemptu mundi, et des autres écrits mentionnés plus haut ; les dates semblent concorder, et on peut penser que seul un prieur pouvait être habilité à aller à Rome présenter une requête au pape ; dans le De octo vitiis, Bernard raconte son séjour à Rome (dans les années 1150). Il aurait pu être alors à la tête de la communauté de Nogent jusqu’en 1160 puisque les documents ne parlent pas d’autre prieur avant Yves en 1160. Cependant, le poète n’est jamais nommé par les manuscrits du De contemptu mundi : Bernardus prior, ou Bernardus secundus, ou Bernard de Nogent ; il est toujours nommé par ce lieu d’origine incertain : Bernardus Morlacensis ou Morlanensis ou Morvalensis. S’il avait été de longues années à la tête de la communauté de Nogent, ne serait-il pas connu avec le titre de sa charge et le lieu où elle s’exerce plutôt que par le toponyme d’origine ? Ou alors, à Nogent, n’aurait-il pas gardé son toponyme d’origine, comme le précédent prieur, Bernard de Narbonne ? En tout cas, plusieurs documents, dans les années 1120, font mention du prieur Bernard, et toujours dans le sens du compromis et de l’apaisement recherché par Pierre le Vénérable. Nous trouvons ainsi : 1 – dans le cartulaire de Nogent, charte CXIX : Pour régler le litige entre Saint-Père de Chartres et le prieuré clunisien de Nogent, une rencontre a eu lieu en 1124 dans la salle du chapitre de Saint-Père de Chartres. Etaient présents Geoffroy de Lèves, évêque de Chartres, qui était l’arbitre choisi par les deux 20

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parties ; Guillaume, abbé du monastère Saint-Père ; Bernard, prieur de Saint-Denis de Nogent, assisté de trois moines : Eudes, Gauthier et Guillaume. Il est entendu que les religieux de Saint-Père laissent pour toujours la paisible possession de l’église de Saint-Denis de Nogent aux religieux de Cluny et, en compensation, Bernard (Bernardus prior) abandonne aux moines de Chartres l’église de Brou et ses dépendances à l’exception des vignes et des dîmes sur le vin. Dans cette même charte, on voit apparaître à la fois les noms de Bernard, prieur de Nogent, de Geoffroy de Lèves, l’évêque de Chartres, et aussi de l’abbé de Cluny, Pierre le Vénérable, qui ratifie ce pacte (laudavit atque concessit). Cet accord, en présence de l’évêque de Chartres, avec la date (1124) est mentionné aussi dans le cartulaire de Saint-Père de Chartres28. 2 – dans le cartulaire de Nogent, charte XXXIX : Vers 1125 : après quelques difficultés, Guillaume Gouet dit le Jeune reconnaît aux religieux de Saint-Denis la légitime possession de biens qui leur avaient été donnés : église de Saint-Ulphace, église Saint-Lubin de Brou, les vignes de Brou, les vignes de Montmirail, l’église d’Unverre… Pour se mettre d’accord, il y eut une réunion à Chartres, dans la maison de l’archidiacre Gauthier, entre le prieur de Nogent, Bernard (dominus Bernardus, prior Nogenti) et Guillaume Gouet. 3 – dans le cartulaire de l’abbaye de Tiron29, charte XXXVIII et dans le cartulaire de Nogent, charte LXIII : A propos de conflits d’intérêt entre le prieuré de Nogent et sa voisine, l’abbaye de Tiron (Thiron-Gardais), on voit apparaître le nom de “Bernard le Second, prieur” (apud Nogiomum… Bernardo secundo priore). Cela correspond à ce qui se trouve aussi dans le cartulaire de Nogent, charte LXIII : sont concédées par Bernard (concessum a Bernardo secundo priore) à l’abbaye de Tiron toutes les possessions au-delà du Loir, sur lesquelles est construite la nouvelle abbaye, avec un étang et un moulin… Document daté de 1120 environ. 4 – dans le cartulaire de l’abbaye de Tiron, charte CXVIII et dans le cartulaire de Nogent, charte CXX : Concernant un accord entre l’abbaye de Tiron et le prieuré de Saint-Denis de Nogent-le-Rotrou le 24 janvier 1130 : le nom de 21

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“Bernard, prieur de Nogent” (Bernardus, prior de Noiomo post mortem Guicherii prioratum suscepit) est mentionné dans le cartulaire de Tiron ainsi que dans le cartulaire de Nogent : Bernard (Bernardus, prior de Noiomo) et ses religieux concèdent aux moines de Tiron la dîme du vieux Tiron et de plusieurs autres terres. Cet accord et ces concessions sont faites par Bernard et les moines de Nogent “pro Dei amore et rogatu Rotroci comitis”, pour l’amour de Dieu, et à la demande du comte Rotrou III, celui qui a régné sur son état féodal du Perche de 1100 à 1144, et qui a mérité d’être appelé Rotrou le Grand. 5 – dans une lettre de Pierre le Vénérable à l’évêque de Chartres, où le prieur de Nogent est mentionné sans être nommé : Le prieuré de Nogent revendiquait fortement ses droits sur le prieuré du Saint-Sépulcre de Châteaudun, aux confins de la Beauce et du Perche, où s’était installée une communauté de chanoines. L’évêque de Chartres, Geoffroy de Lèves, en cette circonstance, soutenait les réclamations du prieuré de Nogent. Son intervention, vers 1130, a permis aux religieux de Nogent de reprendre possession de ce prieuré de Châteaudun. L’abbé de Cluny, Pierre le Vénérable, lui adresse une lettre de remerciement dans laquelle il écrit : “Quels sont les termes convenables pour exprimer ce que m’a rapporté le prieur de Nogent ? Il m’a écrit combien il a appris à connaître votre bonté et votre sollicitude pour l’ordre de Cluny, comment vous avez su le prouver d’une façon efficace”30. CHARTRES, PREMIÈRE MOITIÉ DU XIIe SIÈCLE. Les cartulaires nous parlent surtout de conflits d’intérêt et de litiges locaux. Mais les moines de Saint-Denis de Nogent-le-Rotrou étaient bien placés pour être au courant des grandes affaires politiques et religieuses et des courants de pensée de leur temps. La première moitié du XIIe siècle est, comme il a été dit, le temps d’une société en profonde mutation, le temps du grand essor démographique, du défrichement des forêts, de l’extension des surfaces cultivées, de l’essor des campagnes, de la réorganisation du terroir ; mais c’est aussi le temps du développement des villes, du dynamisme urbain, d’une certaine facilité des échanges, de la circulation monétaire plus aisée, d’une plus grande liberté individuelle ; d’où 22

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une inflexion des valeurs, et des tensions et des crises travaillant tout le corps social. C’est aussi un moment capital de l’histoire de l’Église, surtout par le prolongement et l’affermissement du mouvement de réforme né au siècle précédent et que l’on est convenu d’appeler la “réforme grégorienne”. Les structures féodales continuent, mais de plus en plus encadrées à l’intérieur d’états féodaux, comme le petit royaume de France, le duché de Normandie, le comté de Blois, Chartres et Champagne. Chartres et Nogent-le-Rotrou, cette petite ville du Perche qui se trouve à douze lieues de Chartres, faisaient partie des possessions des comtes de Blois, Chartres et Champagne, famille importante et influente en cette première moitié du XIIe siècle, en particulier dans le mécénat culturel et poétique. Le comte Thibaut IV le Grand, comte de Blois-Chartres de 1102 à 1151 et comte de Champagne (sous le nom de Thibaut II) de 1125 à 1151, était considéré comme le second personnage du Royaume, parfois allié, parfois ennemi des rois Louis VI le Gros et Louis VII le Jeune. Sa mère Adèle d’Angleterre, fille de Guillaume le Conquérant, avait épousé vers 1080, à Chartres, Etienne II, comte de Blois et de Chartres ; elle avait été régente du comté après la mort de son mari durant la minorité de ses enfants. Elle s’était retirée en 1117 dans le couvent clunisien de Marcigny, à peu près en même temps que la mère de Pierre le Vénérable, Raingarde, qui venait de perdre son mari, le père de Pierre, Maurice de Montboissier, en 1116. Dans ce monastère de Marcigny, tout près de Cluny, les deux dames recevaient de fréquentes visites de Pierre le Vénérable. Le plus jeune frère du comte Thibaut, Henri de Blois, avait été éduqué à Cluny, et, devenu moine clunisien, il avait été promu abbé du grand monastère de Glastonbury, puis évêque de Winchester. Il était devenu un personnage important de la politique anglaise de son temps et le plus puissant personnage de l’église d’Angleterre, évêque réformateur selon les principes clunisiens, dirigeant de grands programmes de construction et d’architecture, comme la cathédrale de Winchester et de nombreux châteaux, excellent administrateur et mécène, surtout pour Cluny. Il était l’un des meilleurs amis de Pierre le Vénérable qui lui a écrit de très nombreuses lettres31.

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Un autre frère de Thibaut et d’Henri, autre petit-fils de Guillaume le Conquérant, Étienne, devint roi d’Angleterre en 1135, mais, comme il existait un autre héritier du trône (Geoffroy Plantagenêt), cela donna lieu à une guerre civile. On sait que, de son château de Nogent, le comte Rotrou III, étant depuis de nombreuses années aux côtés de la maison de Blois-Chartres-Champagne, avait pris le parti d’Étienne32. Quelques années plus tard le jeune comte du Perche, Rotrou IV, épousa Mathilde, la quatrième fille de Thibaud IV le Grand. Ce mariage qui faisait de Rotrou IV le beau-frère des comtes de Blois, de Chartres et de Champagne, étendait ce grand réseau familial très lié à Pierre le Vénérable et aux clunisiens. Les religieux de Nogent-le-Rotrou connaissaient l’évêque de Chartres, Geoffroy de Lèves. Celui-ci a eu un rôle de premier plan et une autorité particulière dans la vie de l’Église médiévale. L’immense diocèse de Chartres allait de Mantes-la-Jolie au nord jusqu’à Blois au sud ; le siège de Chartres était le premier de la province de Sens, le siège de Paris n’était que le troisième. Geoffroy de Lèves avait aussi, à partir de 1132, la charge de légat apostolique, étant légat du pape pour les provinces de Bourges, Bordeaux, Tours et Dol. C’était un grand prélat attaché aux principes de la réforme grégorienne, un homme ouvert, très apprécié par le roi de France Louis VI le Gros, un homme de sage modération qui prit la défense d’Abélard au Concile de Soissons en 1121, mais ne put empêcher sa condamnation à Sens en 1140. Il était particulièrement bien disposé envers les clunisiens. Chartres était le grand centre culturel du début du siècle. Ce qu’on appelle l’école de Chartres est alors à son sommet33 ; elle est représentée dans cette première moitié du douzième siècle par Bernard de Chartres, Guillaume de Conches, Gilbert de la Porrée, Thierry de Chartres. Les maîtres chartrains étaient déjà considérés comme des novateurs, hommes de la tradition et aussi de l’ouverture : tendance à privilégier la dialectique sur la rhétorique, dans le trivium ; développement très particulier des arts du quadrivium : arithmétique, géométrie, astronomie, musique ; un esprit de curiosité et d’observation, que Jacques Le Goff appelle “l’esprit chartrain”. Bernard le Clunisien comme son abbé, Pierre le Vénérable, ne pouvaient pas ignorer ces évolutions de la recherche et de l’en24

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seignement ; cependant par leur personnalité et leur pensée, ils sont loin de “l’esprit chartrain”, ils sont en retrait par rapport à ce courant de renouveau intellectuel. Certes, la grande personnalité de l’Occident chrétien, l’homme d’action intervenant de façon intransigeante dans les affaires publiques, faisant condamner Abélard au Concile de Sens, appelant à la Croisade (et, en mai 1150 dans la cathédrale de Chartres, à une nouvelle expédition vers les Lieux Saints), irritant souvent Pierre le Vénérable et les clunisiens pour des affaires de nominations d’évêques ou de dîmes, c’était Bernard de Clairvaux. Le XIIe siècle est fortement marqué par la célébrité sans égale de Bernard de Clairvaux, par l’esprit cistercien. Notre Bernard, le Clunisien, n’est pas du tout dans la même orientation d’esprit, lui qui insiste pour être le fils spirituel de Pierre le Vénérable, auquel il dédie son De contemptu mundi. ROME VERS LE MILIEU DU XIIe SIÈCLE. Bernard le Clunisien, dans son deuxième grand poème, le De octo vitiis, nous dit qu’il est allé à Rome et a rencontré le pape Eugène III auquel il a dédicacé son ouvrage. Eugène III avait été élu en 1145, à une époque de grands troubles politiques, au moment de la révolution suscitée à Rome par le sénat d’Arnaud de Brescia. Au milieu de ces troubles, il fut chassé de Rome plusieurs fois, et, pendant le temps de son pontificat, il a beaucoup voyagé. Il a eu l’occasion de visiter Cluny, et de retourner à Clairvaux, où il avait été moine. Ce premier pape cistercien entretenait évidemment d’excellentes relations avec Bernard de Clairvaux qu’il chargea de prêcher la seconde croisade. On reconnaît que face à beaucoup de difficultés de cette époque, il fut un bon pape, aimé par le peuple de Rome, continuant la réforme de Grégoire VII, vivant pauvrement, plein de bienveillance et de justice. On trouve dans le De octo vitiis, comme dans le De contemptu mundi, une sévère diatribe contre une Rome cupide et vorace ; mais l’auteur s’explique : “Je ne parle pas du pape qui assure la charge actuellement ; je ne peux que faire l’éloge de celui qui occupe la chaire de Pierre, le protecteur de ceux qui sont justes et pieux. Je ne parle pas non plus des membres du clergé qui ont une vie sainte 25

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et austère et qui préfèrent la vérité à la possession des choses et des bénéfices. Je ne parle pas de nombreux citoyens romains qui à la fois sont riches et ont une vie sainte. Tout ce peuple saint répand sur Rome un arôme de parfum. Mais de mauvaises gens ont mis fin à ce qui était bien dans Rome…” (De octo vitiis, 1313-1318). Bernard est témoin du désordre et de la confusion qui règnent dans Rome au temps d’Eugène III, il voit les citoyens combattre les uns contre les autres : “Une cupidité aveugle pour l’or entraîne les hommes dans un vif conflit. Une faim aveugle pour l’or les fait combattre comme des taureaux. On manie souvent de lourds engins au milieu de la Ville. Boucliers contre boucliers ; bannières contre bannières ; l’épée menace l’épée ; on combat pied à pied… Pour se ruiner, ils se combattent les uns les autres… Ainsi les esclaves de l’or s’anéantissent eux-mêmes dans un violent conflit.” (De octo vitiis, 1329-1340)34. Les pèlerins qui viennent à Rome n’ont pas trop à souffrir de cette guerre civile : “Le chemin des pèlerins qui se rendent à Rome est semé d’épines. Cependant, aucune mauvaise personne n’ose les importuner.” (De octo vitiis 1342-1343). Le chemin de Rome n’était pas toujours très sûr. Pierre le Vénérable, qui a fait six voyages à Rome, en a fait l’expérience. Pendant un de ses voyages, la première année du pontificat d’Eugène III, en 1145 – comme il l’écrivit ensuite au pape Eugène35 – il fut pillé par le marquis Opizon Malaspina, dont la troupe infestait l’Italie, et il ne recouvra ce qu’on lui avait enlevé qu’avec l’assistance des habitants de Plaisance. Mais une fois arrivé à Rome, il semble que l’on soit tout de même en sécurité. Bernard continue : “Au milieu de cette folie dans Rome, les pèlerins de Rome bénéficient de la protection du Christ et de l’aide de Pierre. Ils vont leur chemin et la bataille ne les atteint pas. Ils font ce qu’il ont à faire. Ils vont dans les lieux sacrés en toute sécurité… Les citoyens insensés de Rome luttent entre eux, vidant leurs carquois et se jetant des pierres les uns contre les autres… Les pèlerins atteignent les seuils sacrés, en pleurant leurs péchés. En pleurant, ils lavent la saleté de leurs corps et les péchés de leurs âmes ; et aussitôt ils vont vers le successeur des Apôtres pour être bénis de sa main. Ils vont le trouver au Latran, car ils savent que c’est là qu’il réside habituellement, lui, le Pasteur du Latran avec les Pères de Rome…” (De octo vitiis, 1344-1358). 26

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Finalement Bernard le Clunisien dit que sa Muse a été reçue à Rome, et qu’en la demeure du Latran, il va présenter au pape le grand poème De octo vitiis qu’il lui a dédié et aussi une requête. Même si nous ne savons pas exactement de quoi il s’agit, nous comprenons que lui, le clunisien, s’adresse à un pape qui fut moine cistercien ; lui, l’adversaire de Bernard de Clairvaux, rencontre le grand ami de ce même Bernard ; lui, qui est sous l’autorité de Pierre le Vénérable réservé sur l’aventure des croisades, s’adresse à celui qui lance ou a déjà engagé la deuxième et désastreuse croisade ; lui, qui est membre d’un ordre en difficulté financière, s’adresse à celui qui veut surtout que soient rendus aux évêques tous leurs droits et les dîmes qui leur reviennent. “Je présente ici ces écrits au pape selon l’usage habituel. Et ainsi, Saint Père, voici le message que pacifiquement je vous apporte : Je salue Votre Sainteté. Vous m’avez ouvert votre porte ; veuillez maintenant faire diligence pour ouvrir vos oreilles à ma requête. Ma Muse a traité d’abord des péchés capitaux, et à la fin de ce livre, elle dira pour vous des choses que j’estime devoir être écrites. J’évoquerai et vous dévoilerai ce qui ne doit pas être dissimulé, pour que vous puissiez régler ce problème et mettre fin à cette dispute. Saint Père, laissez-moi vous faire connaître brièvement les troubles qui affectent depuis longtemps l’ordre de Cluny et les disputes qui se développent. Pourquoi permettez-vous que les humbles soient tourmentés, sans faire de reproches à ceux qui les tourmentent ? Vous savez ce que dit le Nouveau Testament : La tempête du monde s’apaisa quand le Christ marcha sur les flots. Voici que la céleste barque tangue sur une mer agitée. Des vents violents se déchaînent contre la maison de Cluny…” (De octo vitiis, 1367-1381). “Le cœur gravement troublé réveillera Jésus qui s’est assoupi… Sauveur, lèvetoi, nous périssons. Jésus se lèvera, et l’adversaire sera abattu, lui qui se gonfle et qui harcèle les saints pour prendre leurs richesses. Enfin, il serait fou celui qui chercherait à couler la barque ayant Dieu comme capitaine et Pierre comme navigateur…” (ibid. 13851391). On rencontrera encore dans le De contemptu mundi (III, 265 et 903) l’image de la barque de l’Église en difficulté. En raison des troubles politiques que mentionne Bernard, le pape Eugène III (1145-1153) n’a séjourné à Rome que durant trois courtes périodes de quelques mois : de Noël 1145 à la mi-janvier

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1146 ; puis du 28 novembre 1149 à la mi-juin 1150 ; et enfin du 19 décembre 1152 à fin juin 1153. Fin 1145-début 1146, nous savons que Pierre le Vénérable luimême se trouvait à Rome36. Une requête au sujet de disputes impliquant des clunisiens n’aurait pu être présentée alors au pape que par l’abbé de Cluny. Bernard a donc fait ce voyage à Rome, semble-t-il, soit fin 1149 ou premier semestre 1150, soit fin 1152 ou premier semestre 1153. “Les troubles qui affectent depuis longtemps l’ordre de Cluny et les disputes qui se développent” (De octo vitiis, 1376) concernent peut-être le grave conflit entre le prieuré clunisien de Gigny et l’abbaye cistercienne du Miroir (aux confins de la Bresse et du Jura), qui durait depuis quelques années jusqu’à ce que, pendant l’hiver 1152, les moines de Gigny ayant perdu patience ont totalement saccagé le monastère cistercien ! Protestation de Bernard de Clairvaux, intervention du pape…37 S’il s’agissait de cette affaire, cela nous permettrait de situer le voyage de Bernard le Clunisien à Rome, fin 1152 ou premier semestre 1153, quelques mois avant la mort du pape Eugène (juillet 1153). Le récit de ce voyage à Rome, dans le De octo vitiis, et les indications, bien fragmentaires, rassemblées à partir de ce que l’on trouve dans quelques passages du De contemptu mundi, tout ceci complété par ce qui peut en être déduit avec un raisonnable degré de probabilité, nous ont donné à la fois une première connaissance de Bernard le Clunisien et un aperçu du contexte historique. ÉLÉMENTS DE DATATION DU DE CONTEMPTU MUNDI. Quelques passages du De contemptu mundi permettent d’avancer des dates pour situer la rédaction de l’ouvrage vers la fin de la 1ère moitié du XIIe siècle. Bernard évoque (I, 1049-1058) l’histoire des sœurs siamoises de Biddenden, dans le Comté de Kent, en Angleterre. Mary et Eliza Chulkhurst, connues aussi sous le nom de “Biddenden Maids”, sont nées en 1100. Il s’agit des premiers cas répertoriés de sœurs siamoises. Elles vécurent ensemble 34 ans. On rapporte qu’après la mort de l’une, les docteurs espéraient sauver la vie de l’autre en les sépa28

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rant par une opération chirurgicale. Mais la jumelle survivante refusa en déclarant : “Comme nous sommes venues ensemble, nous partirons ensemble.” Elle mourut quelques heures après38. Le fait que Bernard mentionne le décès des sœurs siamoises, et que la date de ce décès (1134) semble assez assurée, permet de dire que le De contemptu mundi a été écrit, ou du moins terminé, après 1134, sans doute quelques années après, le temps que la nouvelle se répande. Parlant très mal de Bernard de Clairvaux, Bernard le Clunisien le traite de vieillard pas loin de la mort : “l’un d’entre eux au visage plus âgé” (II, 735) ; “les paroles de ce vieil homme manquent de cœur, mais, bien dites, on les approuve” ( II, 743) ; “ses vieux membres” (II, 744) ; “on le croit plus âgé que Nestor” (II, 749) ; “maintenant, pas loin de la mort, il compte ses années sur les doigts de la main” (II, 752). Bernard de Clairvaux est mort en 1153, à 62 ans ; mais bien avant ses dernières années, il était souvent malade, souffrant d’une gastrite chronique avec des névralgies et des vomissements qui l’épuisaient. Fin 1143 ou au tout début de 1144, il écrivait à Pierre le Vénérable : “Je suis tout cassé et mes infirmités me sont une excuse légitime pour me dispenser de sortir d’ici comme je l’ai fait jusqu’à présent”39. Dans sa première lettre au pape Eugène, en 1145, il écrit : “Je sens qu’il ne me reste plus que peu de jours à vivre maintenant et que déjà j’ai un pied dans la tombe”40. Le De contemptu mundi aurait-il été rédigé autour de ces dates ? A ce moment, les débats avec les cisterciens continuaient ; les conflits et les rancœurs ne manquaient pas : l’élection épiscopale de Langres, en 1138, où Bernard de Clairvaux fit annuler l’élection d’un moine clunisien au profit d’un cistercien ; l’élection à l’archevêché d’York, où, en 1141, il réussit à faire annuler l’élection d’un ami des clunisiens au profit d’un de ses disciples ; et toujours cette dispense de payer la dîme qui avait été accordée aux cisterciens, et qui exaspérait les clunisiens au point que certains d’entre eux démolissent un établissement cistercien à Gigny en 1152. Quelques années plus tôt, en 1144, alors que l’abbé de Clairvaux était en bien mauvaise forme, Pierre le Vénérable lui a écrit une longue lettre revenant sur les accusations habituelles des uns contre les autres : “La charité… est la seule et unique cause qui m’engage à vous écrire… Je vois que plusieurs brebis de votre bercail et du mien se sont déclaré une guerre ouverte…”41.

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L’ensemble de ces éléments induisent à penser que le De contemptu mundi a été composé autour de 1144. Dans son prologue, Bernard dit qu’il a déjà une réputation de bon poète et qu’il a déjà présenté à son abbé, à Nogent, quelques-uns de ses écrits : “il y a quelque temps, lorsque vous étiez à Nogent, et que vous avez bien voulu accepter quelques-uns de nos petits écrits…” Il avait déjà publié sans doute les trois poèmes qui l’avaient fait connaître : le De Trinitate et fide catholica, le De castitate servanda, et In libros Regum. Le De octo vitiis est très proche du De contemptu mundi par le sujet traité et par nombre d’expressions identiques ou semblables ; il est écrit dans une forme littéraire plus simple que celle du De contemptu mundi mais il a dû être composé après celui-ci, donc après 1144, pour être dédié et présenté au pape Eugène, comme il est dit plus haut, soit fin 1149 ou premier semestre 1150, soit fin 1152 ou premier semestre 1153. VERSIFICATION PARTICULIÈREMENT DIFFICILE. Dans le prologue du grand poème, Bernard, tout en protestant de sa modestie, affirme que sa langue poétique est assez extraordinaire : “Ce n’est pas avec arrogance, mais c’est en toute humilité que j’affirme cela, car si l’esprit de sagesse et d’intelligence ne m’avait pas assisté et n’avait pas été répandu sur moi en abondance, jamais je ne serais parvenu à composer un si long travail dans une métrique si difficile. Car cette sorte de métrique, préservant non seulement la ligne continue des dactyles, à l’exception du trochée ou du spondée au dernier pied, mais aussi la sonorité léonine, est presque tout à fait – pour ne pas dire complètement – tombée en désuétude, en raison de sa difficulté.” Bernard souligne donc la difficulté très particulière de cette forme métrique, et il a conscience d’avoir accompli là un véritable tour de force, qui n’aurait pas été possible sans une inspiration divine. Il n’est pas le seul à cette époque à vouloir éblouir par la maîtrise des règles anciennes de l’expression poétique ; Marbode et Hildebert de Lavardin l’ont précédé sur ce chemin. Cependant le schéma métrique du De contemptu mundi est une variation sur l’hexamètre antique particulièrement élaborée. Il s’agit d’hexamètres dactyliques, c’est à dire que chaque vers comprend six pieds et que chaque pied, excepté le dernier, est un 30

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dactyle (trois syllabes : une longue suivie de deux brèves). Le dernier pied de chaque vers comprend deux syllabes, et c’est soit un trochée (une syllabe longue et une brève), soit un spondée (deux syllabes longues). Chaque ligne du poème se décompose clairement en trois séquences : une première partie composée de deux dactyles ; une deuxième partie composée encore de deux dactyles ; et la troisième partie comprenant un dactyle et un trochée (ou un spondée). Les derniers dactyles de la première et de la deuxième partie riment ensemble (rime léonine), et les syllabes finales des trochées ou spondées font que les vers riment deux à deux. C’est ainsi que Bernard a bâti son immense poème, avec des hexamètres dactyliques en trois parties (tripertiti dactylici), avec rime intérieure et finale jouant un rôle essentiel dans la structuration de l’ensemble. __ ‡ ‡ __ ‡ ‡ __ ‡ ‡ __ ‡ ‡ __ ‡ ‡ __ ‡ 1 2 3 1 2 3 / 1 2 3 1 2 3 / 1 2 3/ 1 2 Hora novissima, tempora pessima sunt – vigilemus. __ ‡ ‡ __ ‡ ‡ __ ‡ ‡ __ ‡ ‡ __ ‡ ‡ __ ‡ 1 2 3 1 2 3 / 1 2 3 1 2 3 / 1 2 3/1 2 Ecce minaciter imminet arbiter ille supremus. __ ‡ ‡ __ ‡ ‡ __ ‡ ‡ __ ‡ ‡ __ ‡ ‡ __ ‡ 1 2 3 1 2 3 / 1 2 3 1 2 3 / 1 2 3 /1 2 Imminet imminet, ut mala terminet, aequa coronet, __ ‡ ‡ __ ‡ ‡ __ ‡ ‡ __ ‡ ‡ __ ‡ ‡ __ ‡ 1 2 3 1 2 3 / 1 2 3 1 2 3 /1 2 3 /1 2 Recta remuneret, anxia liberet, aethera donet. Cette poésie métrique – à la manière de la grande tradition classique – basée sur la quantité, avec la durée attribuée aux syllabes, devient poésie rythmique quand on tient compte non plus de la quantité des syllabes, mais de l’accent des mots placé ordinairement sur la syllabe longue qui est le temps fort, et quand on marque bien les rimes intérieures et finales. Le schéma ternaire des tripertiti dactylici donne alors, de façon régulière, sur tout le poème, un rythme à trois temps appuyé par les rimes aab ccb, qui en plus sont des rimes riches, ordinairement dissyllabiques.

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Recta remuneret, anxia liberet, aethera donet. Il est tout à fait remarquable de pouvoir prolonger cette régularité de forme et de cadence avec cette richesse de rimes sur 3000 vers. A la fin du XIXe siècle, un pasteur presbytérien du New-Jersey, le Révérend Samuel W. Duffield, admirateur du De contemptu mundi et spécialiste des hymnes latins et anglais, a entrepris de transposer en anglais une partie (218 vers) du De contemptu mundi, vers par vers, pied par pied, rime par rime. Voici, à titre d’exemple, ce que cela donne : Land of delightfulness, safe from all spitefulness, safe from all trouble, Thou shalt be filled again, Israel built again, joy shall redouble42. Courageuse entreprise qui ne fut pas une réussite ! Il n’est pas possible d’établir une version poétique, anglaise ou autre, dans le cadre et avec les contraintes d’une telle versification. RHÉTORIQUE DE LA RÉPÉTITION. La lecture du De contemptu mundi permet de se rendre compte de la place et du rôle prépondérant de la répétition, mettant en évidence l’engagement de l’auteur, sa conviction, sa détermination, l’obstination à faire pression sur son lecteur. La répétition insistante est la figure poétique essentielle caractéristique de l’ouvrage43. La répétition opère en premier lieu dans l’ordonnance des sons. La reprise des mêmes sons marque le rythme, attire l’oreille de l’auditeur, suscite son attention et son intérêt. Bernard a voulu et recherché le jeu des sonorités, non seulement comme un ornement du discours, un accessoire décoratif, mais comme un procédé essentiel pour rendre son expression plus forte ; il pense que “le lecteur, séduit par la beauté des vers et par la sonorité des mots, est incité 32

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et préparé à la représentation de ce qu’il a lu ou entendu” (prologue). C’est la primauté de l’oreille, grâce à l’utilisation abondante de l’annominatio. Les rimes internes et finales, tout au long du poème, sont les duplications, tout à fait régulières, d’éléments phonétiques : mêmes sons, mêmes terminaisons, mêmes syllabes. La multiplicité et la régularité de ces rapprochements phonétiques, la suite des consonances dans le jeu de la rime, produisent leur effet de cadence et de mélodie envoûtante. La récurrence de l’identité sonore des finales se réalise souvent par des paronymes : par exemple, en rimes internes : videt-invidet ; ou en rimes finales : astra-castra. Un changement de la première consonne d’un mot apporte quantité de paronymes : vocat-locat, solet-dolet ; mais ce peut être aussi bien le changement d’une consonne intérieure : Roma-rota, insonat-intonat ; ou le changement d’une voyelle : satis-sitis, lavat-levat. Ces mots dont le sens est différent, mais le son à peu près semblable, Bernard se complaît à les mettre côte à côte, à les multiplier, et pas seulement comme matériaux pour la rime. En dehors de la rime, nous trouvons aussi de nombreuses identités phoniques fondées soit sur des désinences verbales : terit, angit, agit, ferit (I, 583), soit sur des flexions nominales : sollicitudine, fraude, libidine, crimine (II, 114). Souvent les figures de sons correspondent à la division tripartite du vers : par superis eris, actibus hos geris, arte sequeris (I, 85). A cela s’ajoutent les répétitions des mêmes sons vocaliques, les innombrables assonances : te peto, te colo, te flagro, te volo, canto, saluto (I, 338). Bernard sait jouer des autres redondances phonétiques, les répétitions insistantes de consonnes, par exemple cette allitération de labiales : prima peremptio, pessima portio, praedo pudoris (II, 510). Dans la grande variété des formes de répétitions, figurent des formes verbales ayant un certain caractère emphatique et que l’on peut rapprocher de l’infinitif absolu hébraïque : gravans gravat. On trouve aussi des mots répétés en différents cas : viscera viscere ; et de simples redoublements des mots : imminet, imminet. Les arrangements des sonorités et des mots redoublés peuvent prendre encore bien d’autres formes.

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Au-delà des figures de son, la figure de répétition constamment utilisée est l’anaphore. Les innombrables anaphores chez Bernard le Clunisien rythment ses phrases, mettent en évidence la structure et la symétrie de ses vers, appuient les parallélismes, soulignent et renforcent ses affirmations, communiquent plus d’énergie à son discours. Souvent elles correspondent aux trois parties du vers : Pax sine crimine, pax sine turbine, pax sine rixa (I, 119). Elles peuvent s’étendre sur un distique, ou sur trois vers, et même beaucoup plus : par exemple en huit vers consécutifs, huit interrogations dont six commençant par quis (II, 229-236). Un autre schéma de répétition fréquent est la reprise, exacte ou approchée, du dernier mot ou dernier groupe de mots d’un vers au début du vers suivant ; c’est la réduplication : fidat / fidat (I, 457458) ; flete / flete (III, 225-226). L’insistance se traduit aussi par des énumérations ou accumulations, comme l’énumération des bons plats, menus de fête, qui ne sont plus qu’un souvenir (I, 689), ou l’énumération de tous ces lieux qui devraient être tranquilles et qui sont remplis de monde (II, 595). Les accumulations de noms, de verbes, d’exclamations se combinent facilement avec les figures de répétition phonique, assonances ou allitérations. Pour produire leur effet d’entassement, ou d’activité rapide, elles évitent les termes de liaison, elles suppriment les coordinations ; c’est l’asyndète. Mais, les contraires étant dans le même genre et pouvant produire les mêmes effets, on trouve aussi des polysyndètes qui multiplient les liens, les particules conjonctives, dans l’énumération. Une accumulation de phrases courtes peut marquer une atmosphère de fébrile activité, comme dans la description du banquet de l’évêque (III, 440-441, 445-447) ou dans le récit de la réception du nonce (III, 714-717). VARIATIONS ET RUPTURES. En contrepoint de tout ce qui est de l’ordre de la répétition, Bernard le Clunisien sait surprendre son lecteur, et le réveiller si nécessaire, par toutes sortes de variations et de ruptures, des figures de construction très diverses. Ce sont par exemple les parallélismes : Corpora candida, pectora vivida, membra venusta (I, 827), ou des vers comprenant seulement trois mots longs ou au contraire des 34

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mots courts, d’une ou deux syllabes, ou des vers composés de phrases très brèves. Bernard le Clunisien aime rompre le cours de son récit par des parenthèses ou des apartés où il se parle à lui-même. Son exposé est souvent coupé par des exclamations. De courtes exhortations se glissent un peu partout, des conseils, des encouragements ou de fortes apostrophes et de véhémentes invectives. Le moine-poète change assez facilement d’interlocuteurs : voilà que soudain, il passe au “tu” et s’adresse à Dieu, ailleurs il interpelle le Christ, ou Lazare ou Paul ou ses lecteurs… D’autres façons d’interpeller les lecteurs, ce sont les interrogations oratoires qui se multiplient à plaisir. Des questions sont posées qui n’attendent pas de réponses (II, 529-531) ; d’autres dont la réponse est implicite et ne fait pas de doute : les fameux Ubi sunt ? ; d’autres interrogations sont suivies immédiatement de la réponse : Cur ?… quia… (II, 783, 931). Il arrive même que Bernard expose dans un questionnement ses hésitations, ses doutes, son débat intérieur : Que vais-je faire ? Vais-je garder le silence ? Mettre cela en vers ? Il s’est posé la question : le prendra-t-on au sérieux, à travers ces prouesses poétiques et rhétoriques ? Ne pensera-t-on pas qu’il plaisante ? (III, 337). L’aspect ludique de l’exercice n’est sans doute pas absent. André Wilmart, qui voit en Bernard le Clunisien “l’un des plus brillants poètes du XIIe siècle”, écrit : “Du seul point de vue de la langue et du rythme, la maîtrise de Bernard s’impose… Au surplus, ces féconds poètes des XIe et XIIe siècles, Marbode, Hildebert, Baudri, pour ne rappeler que les plus grands noms à côté de notre Bernard, songeaient sans doute, en écrivant des vers, à se divertir avec élégance et à divertir de même leurs correspondants, plutôt qu’à toute autre chose…”44. Est-ce bien vrai ? Bernard n’oublie pas que son lecteur, “tandis qu’il considère l’élégance de l’expression, est entraîné à mettre en pratique ce qui est exprimé” (prologue). Le fond est bien lié à la forme, l’essentiel est de faire passer un message, un appel à la conversion, en utilisant toutes les figures de rhétorique et de style adaptées à cette fin – et il en est d’autres que celles mentionnées ci-dessus, et que l’on découvrira facilement en entrant dans l’étonnant poème : les figures d’opposition, les antithèses, les oxymores, les paradoxes, les images, les métaphores, les hyperboles, etc. Autant de manières de capter et de maintenir l’attention. On 35

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trouvera dans l’Appendice un tableau des principales figures de rhétorique du De contemptu mundi. RÉFÉRENCES CLASSIQUES. Après avoir considéré le caractère exceptionnel de la versification, de l’agencement des mots et des sonorités, des procédés d’insistance et de répétition, et pour introduire le contenu même du poème, on doit noter qu’il est plein d’allusions et de citations classiques, rempli de références mythologiques et d’emprunts aux classiques latins. La lecture du De contemptu mundi nous fait rencontrer les grand noms des héros, des personnages, des monstres, des sites ou des fleuves de la mythologie gréco-latine, les Amazones, les Euménides, les Gorgones, Hector, Hercule, Junon, Jupiter, Orphée, Phèdre ; on nous décrit l’âge d’or ; on fait référence au monde souterrain des enfers : l’Averne, Cerbère, le Léthé, Styx et Tartare. Les allusions aux hommes illustres de l’histoire classique sont nombreuses : Alexandre, Caton, César, Crésus, Darius, Néron, Scipion, Solon et bien d’autres… Et aussi les noms des philosophes, orateurs, écrivains classiques : Cicéron, Démocrite, Démosthène, Diogène, Épicure, Homère, Platon… Il est vrai que beaucoup de ces grands noms de l’antiquité sont simplement utilisés dans le contexte d’une expression poétique classique. Le nom propre d’un personnage exemplatif de l’antiquité est facilement employé pour signifier un nom commun ; ce sont les antonomases consacrées : Vénus (la passion charnelle), Ganymède (l’homosexualité), Mars (la guerre), Mammon (l’argent) ; ou autres métonymies ou transferts métaphoriques : “Je suis Diogène, je suis Démocrite” (II, 392) ; “c’est Caton” (II, 755) ; “c’est Épicure” (III, 453). Généralement avec beaucoup de pertinence et d’à-propos, le moine-poète tire ses allusions et citations surtout de quatre auteurs classiques latins : Horace (Art poétique, Epîtres), Virgile (Enéide, Georgiques), Juvénal (les Satires) et Ovide (les Métamorphoses). Ceci n’est pas exceptionnel au Moyen Âge ; le XIIe siècle a même été appelé l’âge d’Ovide ; cependant ces références témoignent d’un très bon niveau de culture classique de Bernard.

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Au XIIe siècle, les religieux, les moines, et aussi le clergé séculier, avaient habituellement une bonne connaissance du latin. Bernard attend du public auquel il s’adresse en priorité – et ce sont sans doute les moines clunisiens eux-mêmes – qu’ils reconnaissent ses allusions classiques, ce qui suppose que la plupart d’entre eux pouvaient effectivement les reconnaître et les apprécier. Certaines allusions ou citations ne nécessitent pas une fréquentation directe des auteurs latins ; elles peuvent provenir de florilèges, d’anthologies qui existaient déjà, ou ce sont parfois des expressions devenues de simples lieux communs. On sait en particulier que les Institutiones grammaticae de Priscien, qui enseignait le latin à Constantinople au VIe siècle, ont connu une large diffusion au Moyen Âge, à partir du IXe et surtout du XIIe siècle. On trouve chez Priscien environ dix mille citations du latin classique qu’il utilise à titre d’exemples, contribuant ainsi à la transmission des classiques latins. Notker le Bègue, moine de Saint- Gall, en Suisse, au Xe siècle, écrivait déjà : “Si tu veux connaître les auteurs païens, lis Priscien”45. Bernard, en homme de son temps, s’inscrit dans la tradition littéraire de l’Europe Occidentale du XIIe siècle qui était la tradition latine. Il ne connaissait pas le grec. Pourtant il utilise assez volontiers des mots grecs, mais ce sont des mots déjà intégrés dans le latin de l’époque classique (cerasta, cymba, crocodilus, phiala, phreneticus) ou le latin biblique (dechachordum, pseudopropheta, zelus) et patristique (paranymphus, presbyter). Ni les clunisiens ni les cisterciens n’ont cherché à développer les études grecques. Le grec, c’était la tradition littéraire de Byzance, et non du monde occidental latin. Cependant, par l’intermédiaire des auteurs latins, par Virgile, Cicéron, et bien d’autres, Bernard, comme les auteurs médiévaux, avait pu s’abreuver aux sources de l’antiquité. De toute l’œuvre de Bernard, c’est le De contemptu mundi qui contient nettement le plus de citations d’auteurs classiques46. Notre moine-poète n’entend pas faire étalage de sa connaissance des auteurs latins ; étant imprégné de ces textes, il s’en sert, il les cite, comme c’était la coutume en son temps et à sa place. Mais il mettra aussi de sérieuses réserves à l’usage du stylus ethnicus (III, 295320).

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RÉFÉRENCES DE LA TRADITION CHRÉTIENNE. Si le grand poème de Bernard le Clunisien reflète sa connaissance étendue et approfondie des auteurs latins, il montre pareillement son imprégnation de la Bible, sa source principale. On trouve évidemment de nombreuses allusions ou citations des textes de l’Ancien Testament (le Cantique des Cantiques, les livres des Prophètes, les Psaumes, le Livre de Job) et du Nouveau Testament (les Évangiles, les Actes des Apôtres, les Épîtres, l’Apocalypse). Quant aux Pères de l’Église, Bernard s’en inspire continuellement, même s’il ne les cite pas explicitement dans le De contemptu mundi où prédominent les citations des auteurs classiques. Dans ses autres ouvrages (spécialement les Carmina de Trinitate et de fide catholica, le De castitate servanda, et In libros Regum), les citations des Pères de l’Église du IVe siècle, saint Hilaire, saint Jérôme, saint Augustin, saint Jean Cassien, sont fréquentes ; de même les citations des deux grands du VIe siècle, si souvent recopiés et lus au Moyen Âge, Isidore de Séville et Grégoire le Grand. Les sources bibliques et patristiques, à la différence des citations des auteurs classiques, ne sont pas des allusions ou des références pour illustrer ou agrémenter un propos, mais des textes faisant autorité et déterminant les orientations fondamentales, philosophiques et théologiques. Le philosophe chrétien du Ve-VIe siècle auquel Bernard le Clunisien se réfère souvent, surtout dans le De Trinitate et de fide catholica et dans le De octo vitiis, et dont il s’inspire sans le citer dans le De contemptu mundi, c’est Boèce ; l’œuvre principale de celui-ci, le De Consolatione Philosophiae, a beaucoup marqué les auteurs, théologiens et poètes du Moyen Âge47. Bernard cite aussi les grands auteurs du VIIIe siècle, Alcuin, Raban Maur, Théodulf d’Orléans. De même, il connaît bien et cite ses quasi-contemporains des XIe et XIIe siècles, Marbode, Hugues de Saint-Victor, et surtout Hildebert de Lavardin. Hildebert a été évêque du Mans de 1096 à 1125, puis archevêque de Tours de 1125 jusqu’à sa mort en 1133. Il est l’auteur de sermons et de traités de théologie, reflétant les problèmes religieux de ce temps, mais aussi de poèmes48 et d’une abondante correspondance qui jouissent de son vivant d’un très grand prestige littéraire. 38

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En 1112, lors d’un conflit régional, dans le cadre de la lutte entre le roi de France et le duc de Normandie, roi d’Angleterre, Hildebert, alors évêque du Mans, fut retenu quelque temps en otage au château de Nogent-le-Rotrou, les Nogentais cherchant à obtenir la libération de Rotrou III qui était emprisonné au Mans49. Affaire qui fit grand bruit et qui permit peut-être à Bernard, s’il était déjà à Nogent, de rencontrer ce grand prélat. En tout cas, Hildebert a fortement influencé Bernard le Clunisien dans le traitement satirique de la misogynie et dans ses descriptions de Rome. Bernard le cite souvent dans le De contemptu mundi et dans le poème De Trinitate et de fide catholica. UN PLAN ORIGINAL. Le talent poétique hors du commun qui s’exprime dans ce De contemptu mundi, et qui, selon l’auteur, est le fruit et le signe d’une assistance divine, n’est pas une vaine virtuosité ludique ou puérile. Dans son prologue, et par un développement pouvant même paraître un peu long et alambiqué, Bernard insiste sur l’efficacité de la forme poétique. La forme est au service du sens et du but recherché. Dans ce même prologue, Bernard précise bien son sujet et son intention. Il veut entreprendre un travail de conversion, de retournement (a viciis revocare). Alors il prend les moyens dont il dispose et qui lui semblent bons pour cette entreprise : les hexamètres tripartites dactyliques, les rimes, les assonances, les répétitions, etc. Il est très attentif non seulement au choix des éléments phoniques, non seulement à l’arrangement des mots, mais aussi, comme l’analyse de George J. Engelhardt50 le montre bien, à l’ordonnance de la pensée, à la sélection et à la disposition des thèmes. Les trois grand thèmes d’un De contemptu mundi sont : 1) la misère fondamentale ou vanité de la condition humaine (mala poenae) ; 2) l’iniquité ou le mal que l’on commet (mala culpae) ; 3) le Jugement dernier. Ceci est l’ordre naturel, l’ordre temporel, que suivent normalement les auteurs de ce genre d’écrit. C’est cet ordre, conventionnel, qui sera suivi par Giovanni Lotario (devenu le pape Innocent III) dans son De contemptu mundi sive de miseria conditionis humanae.

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Bernard le Clunisien, lui, a choisi un autre plan. Il a voulu commencer par la fin. C’est d’ailleurs ainsi que, dans l’Église, l’année liturgique commence par l’Avent, orientant d’emblée l’attente des chrétiens vers l’Adventus, second avènement du Christ, fin des temps, dernière étape de l’histoire humaine, avec le Jugement qui départage. “Souviens-toi de ta fin” (Eccli. 7, 36). Bernard pense que c’est cela qui est déterminant, donnant sens à tout le reste, et pouvant faire que l’appel à conversion soit entendu. La première partie du poème (correspondant au livre I) comprend donc avant tout les grandes fresques eschatologiques, mais il intègre aussi le thème de la vanité de la condition humaine (mala poenae), tout ceci étant accompagné, dans des développements plus ou moins longs et répétitifs, d’appels à se réveiller, à penser contre soi-même, à se convertir. Le dernier vers de cette première partie reprend le premier : “Voici la dernière heure, les temps sont mauvais, soyons vigilants.” (I, 1 et I, 1078). La deuxième partie du poème (correspondant aux livres II et III) développe le thème de l’iniquité, le mal commis par les hommes (mala culpae). C’est à la fois une complainte et une satire ; la description des conduites terriblement dépravées de ce temps est accompagnée d’appels pressants et répétés à la conversion. Le premier et le dernier vers encadrant cet ensemble font référence à l’âge d’or : “L’âge d’or et les forces originelles sont passées” (II, 1) ; “Redonne-nous l’âge d’or et les forces originelles” (III, 913). ANALYSE DU POÈME. LE LIVRE I. Si Bernard avait voulu suivre un ordre naturel, chronologique, il nous aurait tout de suite présenté, dès le début du poème, ce qui était perçu comme les signes annonciateurs de l’hora novissima. Mais non ; ces présages, ces signes annonciateurs des derniers temps, il les présentera dans les 90 dernières lignes de ce livre I (I, 994-1078) et ce sera comme une transition entre le thème de la faille fondamentale, de la vanité de ce monde, et le développement qui suivra dans les livres II et III : le thème des iniquités des hommes.

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I, 1-38 : Imminence du Jugement. Le Livre I commence donc avec une saisissante évocation du second avènement du Christ. Pour attirer l’attention sur cette étonnante réalité : Il vient, Il arrive…, on trouve dès le début un ensemble de figures rhétoriques d’insistance. C’est le lieu des oppositions binaires, des séparations nettes et tranchées : le haut et le bas, le bien et le mal, la joie et les pleurs, le neuf et le vieux, le blanc et le noir, le ciel et l’enfer, les uns placés à droite, les autres à gauche. Evidemment dans toutes ces oppositions, l’un des termes est marqué comme positif et l’autre comme négatif. La tension procédant du contraste est voulue pour provoquer une meilleure prise de conscience. Il n’y a pas moyen de réduire l’opposition de ces antonymes. La représentation imagée du Jugement, la mise en scène, est celle qu’en donne le Christ, selon l’Evangile de saint Matthieu 25, 31-48. Entre ceux placés à droite et ceux placés à gauche, il n’y a pas de “troisième lieu” ; l’idée et le terme de Purgatoire viendront plus tard, vers la fin du XIIe siècle51. Remarquons aussi que même le Juge, l’Homme-Dieu, a un double aspect : plein de bonté, et en même temps implacable et inébranlable. Dans ce contexte, Bernard place alors quelques-uns de ses impératifs essentiels : “Soyons vigilants.” “Levez-vous, hâtez vous par le droit chemin” ; et, de façon plus concrète, à remarquer dès le douzième vers du poème : “Qu’on donne aux nécessiteux.” Le livre I s’étend ensuite longuement sur les représentations de la vie éternelle (I, 39-392) et de la damnation éternelle (I, 477-718). Bernard a choisi de traiter d’abord de la béatitude, du bonheur définitif. Comme le fait remarquer George J. Engelhardt, on peut penser qu’un prêcheur de ce temps, un prédicateur classique, cherchant à inspirer de la crainte au pécheur avant de réconforter celui qui se repent, aurait plutôt traité en premier lieu du malheur des damnés avant de parler de la joie des élus. Mais Bernard n’est pas un prêcheur classique et son poème n’est pas une homélie. Il faut remarquer en plus que son plan permet de rapprocher le développement sur l’enfer de la deuxième partie du poème qui traite des péchés et des turpitudes de ce monde, et d’en éloigner autant que possible le grand espace lyrique de la béatitude.

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I, 39-392 : La béatitude. Sur plus de 300 vers, Bernard va tenter l’impossible : décrire la béatitude ; il va chercher à exprimer ce qui doit être profondément ancré dans son esprit et dans son cœur. Il choisira plus ou moins consciemment les mécanismes, procédés d’écriture, figures de style, pour dire ce qui est indicible, et non seulement pour donner du sens et de l’éclat à son texte, mais aussi pour faire passer la force de sa certitude, de sa ferveur et de sa joie. Les thèmes dominants de repos, paix, patrie, demeure et communauté spirituelles, lumière, vision béatifique, louange, joie, grâce, amour, vont à la fois se distinguer, se rapprocher, se croiser, s’anticiper, s’étendre ou se résumer, comme différentes harmoniques du même ensemble. Cet univers, même et nouveau, même et autre (I, 39) est d’abord approché de façon négative, et cette négation prend la forme d’une délivrance, d’une libération : il n’y aura plus de pauvres, plus de faibles ou d’affligés ; plus de folie ou de dispute… (I, 41-42) ; plus aucune faiblesse, aucune tristesse, aucune séparation… (I, 129). La béatitude est évoquée aussi par une multitude d’analogies : “Le peuple fidèle brillera comme le soleil” (I, 53). C’est enfin la place idéale des superlatifs : “Tu sais imaginer le bonheur, mais tu obtiendras beaucoup plus…” (I, 82) ; “les plus grandes joies” (I, 178) ; la plénitude (I, 126-127 ; 183-184). L’antithèse, simple et concise, fonctionne bien dans ce contexte : “ici c’est la trompette de guerre ; là c’est la paix” (I, 142) ; “pour le moment, tu es dans la peine ; ensuite tu auras la joie” (I, 179) ; “aujourd’hui ce sont les combats ; après, viennent les récompenses” (I, 183). Les oppositions symboliques (I, 187-188, 233) puisées dans l’Ecriture sainte sont éclairantes, spécialement Rachel-Léa, MartheMarie : la vie active cède la place à la vie contemplative ; le chemin débouche sur la patrie, l’espérance laisse la place à la vision (I, 189). De temps en temps, le déroulement descriptif s’interrompt, et voilà que Bernard s’exclame : “Je ne sais pas, je ne sais pas dire une telle jubilation, une telle lumière…” (I, 271). “Mon esprit est vaincu, épuisé” (I, 273) ; “je suis dépassé” (I, 274). Dans ce dépassement, il se met en scène lui-même et dévoile la complexité de ses sentiments 42

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(I, 302). Plus loin, il rompt le rythme par des interrogations curieusement adressées à ce mystérieux pays de l’au-delà : “Ô heureux pays, est-ce que je te verrai, toi et tes joies ? / Ô heureux pays, est-ce que j’obtiendrai tes pleines récompenses ? / Dis-moi, je t’en supplie…” (I, 369-371). I, 393-476 : Reprise – Imminence du Jugement. Le thème de l’imminence du second avènement et du Jugement dernier était venu en tout début du livre I comme un prélude à la grande envolée lyrique sur la béatitude éternelle. Selon une méthode d’amplification répétitive et d’insistance, épimone, dilatation, analysée par G. J. Engelhardt, ce même thème de l’imminente venue du Juge est repris par Bernard, dans un second passage plus étendu qui introduit à la représentation de la damnation éternelle. La tonalité est alors différente. Véhémentes apostrophes, vocabulaire agressif, accumulation d’invectives, séries d’interrogations, Bernard utilise tous les moyens de la rhétorique pour capter l’attention et entraîner la conversion de ceux auxquels il s’adresse ici comme à des pécheurs endurcis : “peuple bon en paroles, mauvais dans ta conduite”, “race de fer, génération dure comme la pierre”, “bande de comédiens”, “foule en délire”… Là aussi se multiplient les oppositions binaires et les paradoxes. “Le Dernier Jour arrive… bienvenu mais terrible, indulgent mais exigeant, lumineux mais épouvantable.” “Le Juge apparaîtra… doux et implacable, agneau et rigoureux…”. Toujours aussi impressionnante, voilà l’imagerie de l’ampleur cosmique du Dernier Jour (I, 421, 427-430), selon les expressions fortes des Prophètes et des Évangiles52. Mais le feu du Dernier Jour qui détruit tout (I, 421 et 461-462) n’est pas encore nécessairement le feu de l’éternelle damnation ; il correspond à celui évoqué à la fin du premier passage : feu qui brûle tout, et, une fois la pourriture enlevée, rend tout resplendissant de lumière (I, 38). Le Dernier Jour sera un renouvellement et une restauration lumineuse de l’univers53. I, 477-718 : L’enfer. Le châtiment des pécheurs est traité selon une opposition totale à la récompense des justes. Le développement sur l’enfer, antithèse de la béatitude, veut inspirer une crainte salutaire, la crainte faisant 43

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que l’on tient ferme (I, 504). Là encore, Bernard met en œuvre tout son talent littéraire pour trouver les façons d’exprimer l’inconcevable, de figurer l’infigurable. Comment caractériser ce “lieu” ? Lieu de souffrances, de peine perpétuelle, de larmes, d’obscurité, de mort. Les termes marquant le châtiment et la peine sont nombreux et répétés : ultio, ultio poenae, crux, cruciatus, cruciamina, dolor, tribulatio, tortio, flagra…. Et tout cela sans fin (I, 578, 579, 621). Pour préciser sa représentation de l’enfer, Bernard n’hésite pas à rejeter la description qu’en a fait Virgile au livre VI de l’Enéide ; il n’accepte pas l’imagerie, la topographie, les personnages de cet enfer : “Ô Virgile, tu t’es trompé” (I, 587-592 et 643-646). Bernard ne peut parler de l’enfer sans évoquer d’une façon ou d’une autre le péché et les pécheurs ; il doit donc anticiper ce qui sera le thème majeur de la deuxième partie du De contemptu mundi, les nombreux désordres, l’iniquité, le mal commis. Là encore, Bernard change de rythme et s’emporte devant tant d’injustices, qu’il détaillera dans la deuxième partie du poème (livres II et III). Quand il est question de “ceux qui préfèrent les richesses périssables et les royautés précaires à celles qui demeurent” (I, 605-606), ou lorsqu’apparaît la petite musique insistante de l’anaphore des interrogations : “Où sont aujourd’hui…” (I, 683), est préfiguré le thème de la vanité de ce monde, qui va être traité à la suite dans ce livre I. Le péché sur lequel Bernard veut visiblement s’arrêter plus longuement dans le cadre de sa description du châtiment éternel, c’est le péché de ceux qui sont asservis à la richesse (I, 660). L’illustration en est fournie par la parabole du riche et du pauvre Lazare (Luc 16, 19-31). “Ici-bas aujourd’hui il y a Lazare,, mais là-bas, c’est le Tartare” (I, 665). Celui qui avait le moins a maintenant le sein d’Abraham et le paradis ; celui qui avait le plus a les flammes, les pleurs, les tourments (I, 681-682). Face à l’évocation concrète des bombances de l’homme riche, avec des énumérations de bons plats, à faire monter l’eau à la bouche, il y a la punition : “Le feu, la faim, la soif, punition de l’homme riche devenu pauvre, ont remplacé la caille, le sanglier, les repas de fêtes, les débauches, les plaisirs du ventre.” (I, 687-688). Ce développement est complété par le rappel 44

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d’une autre représentation évangélique déjà mentionnée : “J’ai eu faim et vous ne m’avez pas donné à manger.” (Mat. 25, 31-48). Il est significatif que, dans ce contexte du châtiment, les apostrophes les plus appuyées et le seul développement normatif concernent les riches et des questions de justice et d’assistance aux pauvres. On rencontre l’apostrophe ironique, en forme d’antiphrase : “Amusez-vous, vivez sur vos riches revenus” (I, 639). Et l’appel à bien écouter : “Prêtez donc une oreille attentive, vous qui entassez les richesses…” (I, 661-662). Alors arrivent sous forme de préceptes ou de règles de vie, les paroles percutantes de cet étonnant paragraphe : “Relevez ceux qui sont blessés, soutenez ceux qui sont abattus, donnez à manger aux pauvres.” (I, 696). C’est d’abord la justice, le droit (rectum) qu’il faut garder en esprit, proclamer en paroles, réaliser dans l’action (I, 701). Et puis se donner et donner ses biens… (I, 703-704). S’impliquant lui-même, pour ne pas être qu’un donneur de leçons pour les autres (I, 705), Bernard passe à la première personne du pluriel : Donnons… (I, 706). Et il revient à la charge : “Nourris donc le pauvre, aide-le, regarde-le…” (I, 715-716). L’enfer, le Tartare, semble réservé à celui qui n’a pas regardé le pauvre. C’est par cette exhortation aux riches et l’appel à la générosité que se terminent les pages sur l’enfer. L’attention au pauvre apporte le salut dans une étonnante réciprocité : “Tu lui donnes des biens de la terre, mais le pauvre te garantit les biens du ciel.” (I, 717). En concluant de cette façon le développement sur l’enfer, l’auteur a anticipé le thème qui sera traité longuement dans la complainte et la satire de la deuxième partie du poème : l’iniquité, les graves désordres de cette humanité. Mais il anticipe aussi ce qu’il veut exposer un peu plus loin et qui fait partie de son premier thème : le Jugement, c’est à dire les signes précédant le Jugement dernier, car le refroidissement de la charité est présenté dans l’Évangile comme un signe des derniers temps (Mat. 24, 12). Avant de revenir plus longuement sur ces signes des derniers temps et finir ainsi son premier livre par où il avait commencé, notre auteur intercale ici le développement du deuxième thème du De contemptu mundi, qui est la considération de la misère, vanité, précarité fondamentale de ce monde54.

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I, 719-993 : Inconsistance de l’être, vanité des grandeurs humaines. Ce nouveau chapitre correspond bien au titre et au genre convenu du De contemptu mundi : tout est vanité, la mort est partout présente, ce monde passe bien vite avec ses plaisirs, ses grandeurs, ses gloires éphémères. Il faut en prendre conscience et se réveiller… Cela va être traité dans un long développement avec encore beaucoup de répétitions voulues comme un procédé littéraire d’insistance, en reprenant de façon récurrente les mêmes motifs. Bernard insiste sur l’opposition entre ce que les êtres sont ou paraissent être et ce qu’ils deviennent : “c’est une rose, ce sera un résidu” (I, 736) ; “maintenant fleur, et bientôt fumier” (I, 738) ; “aujourd’hui homme, et demain humus” (I, 740). L’idée de mort est partout, mais l’image est d’autant plus saisissante que l’opposition entre l’avant et l’après est plus manifeste. Bernard s’étend d’une façon particulière sur trois exemples : la beauté et la grâce deviennent pourriture (I, 799-813 ; 821 ; 827) ; l’ami généreux est vite enterré et oublié (I, 777-786) ; les personnages importants, illustres, considérables, sont devenus petits grains de poussière ou minuscules tas de cendres (I, 901-952). L’opposition se fait aussi bien par le contenu signifié que par la forme signifiante : Fit cinis infimus, ille probissimus et preciosus, / Irreparabilis, irrevocabilis, officiosus. (I, 771-772). Ille probissimus, ille potissimus, ille vir, ille, / Ille quid est, precor, illius et decor ? urna favillae. (I, 787-788). C’est ici la place du thème assez commun au Moyen Âge, le topique ubi sunt ? Où sont-ils maintenant ? Que sont-ils devenus ? C’était déjà bien amorcé à propos de l’homme riche (I, 683). Plus loin, on reprend : Où sont maintenant tes coupes, tes mets délicats, tes plats, ton teint vermeil, ta voix douce, tes rires charmants ?… (I, 809-815). Mais c’est surtout au sujet des grandes gloires et des illustres personnages de l’histoire que vont se répéter les mêmes interrogations, les mêmes anaphores rythmant la phrase, provoquant un effet musical et soulignant plus fortement ce que le poète veut communiquer (I, 903-952). A côté des grands noms de l’histoire, qu’est-ce que ta force, ta connaissance, ton éloquence, la noblesse de ton 46

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sang, ta beauté, ta renommée, ta grandeur ? Où sont passés les hommes qui ont été remarquables en tout cela ? Ils ont disparu ! (I, 954). Alors pourquoi t’enorgueillir ? (I, 740, 745, 908). Bernard cite, de façon très disparate, quelques-uns de ces grands personnages qui sont devenus de la cendre et de la poussière : Socrate, Hercule, Hector, Platon, et tant d’autres. En terminant les développements de l’ubi sunt, Bernard le Clunisien ajoute : “La Rome ancienne demeure par son nom ; nous gardons seulement des noms” (I, 952). Il ne reste plus que des noms ! I, 994-1078 : Signes annonciateurs des derniers temps. La dernière séquence du livre I revient sur la grande fresque eschatologique du début du livre qui s’étendait sur l’imminence du Jugement dernier, l’immense bonheur de l’éternelle béatitude et la profonde misère de l’éternelle damnation. Bernard a voulu placer ici la présentation de signes interprétés comme présages de la fin des temps. Cette dernière partie du premier livre réalise la jonction entre les trois grands thèmes du De contemptu mundi : 1) le Jugement lui-même, dont on voit les signes annonciateurs ; 2) la précarité de ce monde éphémère, dont on vient de parler dans la partie précédente, et qui se manifeste maintenant par des phénomènes tout à fait étonnants, signes de fin du monde ; 3) l’iniquité des hommes, qui sera l’objet de la deuxième partie (livres II et III) du grand poème, iniquité arrivée à un tel degré qu’elle peut être considérée déjà ici comme signe de la fin. A la charnière entre les deux parties du poème, s’articulent ainsi les mala poenae et les mala culpae. La déconcertante précarité de ce monde et la limite constitutive de la nature humaine, dont il a été question dans la partie précédente, se manifestent par toutes sortes de signes cosmiques, le “soleil sans lumière” (I, 996) ; les tremblements de terre (I, 997) ; les catastrophes naturelles, inondations, incendies, tempêtes (I, 1017). S’y ajoute la monstruosité physique des sœurs siamoises, dont on doit beaucoup parler à cette époque (I, 1049-1058). On voit la ruine de ce qui semblait stable, la chute des empires (I, 1020, 1035). Mais Bernard considère comme signes aussi clairs, sinon plus, de la fin des temps - signes qu’il intercale parmi les phénomènes extraordinaires de la nature - les iniquités des hommes, injustices, 47

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tromperies, turpitudes qui ont tout gangrené. Cela anticipe bien la longue complainte de la deuxième partie du poème, mais est aussi perçu comme une entrée dans la fin des temps, selon la perspective évangélique (Mat. 24, 12). Bernard reprend au terme de cette première partie les mêmes expressions qui marquaient fortement le début : Imminet. Mais quel est celui qui approche ? “Le Juge est là… le Christ est proche.” (I, 1025). Mais l’Autre approche aussi : “Voilà que s’approche le féroce Antichrist” (I, 1026). “L’impie arrive, le fils d’impiété est proche. Il approche, il approche.” (I, 1029-1030). Il est à noter que la fameuse geminatio Imminet, imminet du début du livre se retrouve ici (I, 1030) mais pour signifier l’arrivée de l’Antichrist. L’ambivalence de cet Imminet engage au discernement et à la vigilance. LE LIVRE II. II, 1-122 : L’âge d’or est passé. Le livre II s’ouvre par l’évocation de l’âge d’or. Ce mythe, développé par Hésiode55 et Ovide56, est la figure d’un bonheur originel perdu. Bien qu’il y ait plusieurs niveaux d’interprétation possibles, on peut penser que Bernard voit dans ce mythe païen une allégorie des premiers temps de l’Église57. Fécondité de la terre, abondance des récoltes, paix assurant la tranquillité, simplicité de vie, frugalité, sont caractéristiques de cette merveilleuse époque. Et quand notre poète parle de la gens aurea (II, 2, 35, 91, 93, 185), il évoque, semble-t-il, la vie des premiers chrétiens. Les descriptions ici s’inspirent clairement d’Ovide non seulement par le contenu mais par l’emploi fréquent de la forme négative, façon habile de dire sans le dire que les choses ont bien changé. On trouve chez Ovide : “Les hommes ne connaissaient ni la crainte, ni les supplices ; des lois menaçantes n’étaient point gravées sur des tables d’airain… Les cités n’étaient défendues ni par des fossés profonds ni par des remparts. On ignorait et la trompette guerrière et l’airain courbé du clairon. On ne portait ni casque, ni épée ; et ce n’étaient pas les soldats et les armes qui assuraient le repos des nations.” De la même façon, la présentation de l’âge d’or chez Ber48

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nard est dominée par la forme négative : cet âge d’or n’est plus ! C’est aussi une manière d’anticiper ce qui suivra. La dégradation et la dépravation des temps présents sont annoncées par le va et vient constant entre le tunc magnifiquement idéalisé et le nunc ou modo de la perte des valeurs. A la suite de la présentation de cette allégorie, Bernard va s’engager beaucoup plus explicitement dans le long développement du dernier grand thème du De contemptu mundi : l’iniquité extrême des hommes, la perte totale de la pureté et de l’intégrité primitives. II, 123-162 : Introduction à la satire. Avant de commencer la complainte et la satire qui n’épargnera personne, Bernard croit nécessaire de s’expliquer. Ce n’était pas la fonction d’un moine de faire la critique d’une société de laquelle il s’était séparé ; il n’avait même pas la mission d’être prédicateur comme s’il avait une charge pastorale. Et pourtant il parle. Son intention, son souci sont bien clairs : dénoncer les travers de son temps. Pour cela, en s’inspirant de Juvénal, le moine-poète se sert de l’ironie et montre un esprit caustique. Il va chercher parfois à s’amuser et à nous amuser par ses jeux de mots, ses arrangements de sonorités, ses comparaisons, ses exagérations ; il se place dans la lignée de ceux qui ont critiqué leur société par le rire et l’ironie. Il est Diogène, il est Démocrite (II, 392). Il rit en pleurant (II, 540). Aussi, le satiriste dit qu’il doit être lu avec intelligence et discernement ; il nous invite à savoir lire entre les lignes et à comprendre son genre littéraire (II, 134). II, 163-428 : Complainte et tableaux satiriques. On entre alors tout de suite dans le vif du sujet, et sans nuances : le mal est extrême et il est partout. “Les foules sont menées par le ventre, les anciens par l’argent, les uns et les autres par l’erreur” (II, 204). “La violence n’a pas de limite” (II, 213). “La justice a disparu” (II, 217). Bernard introduit sa galerie de portraits de personnes, de différents états, classes sociales, professions, qui, d’une façon ou d’une 49

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autre, manquent à leurs devoirs et à leurs responsabilités. L’outrance des propos sert parfois de loupe grossissante pour mettre à nu les tares et les travers de cette société. On peut penser que la sévère complainte fait écho à l’opinion de bien des gens en cette première moitié du XIIe siècle. “Tout le monde, toutes les classes, tous les ordres se portent vers toutes sortes d’impiété. Ils vivent dans le mal, ils jouent mal sur la lyre à dix cordes” (II, 238). L’interdépendance des situations, des devoirs et des responsabilités devrait être une harmonie, chacun donnant la bonne note, comme chacune des cordes de la lyre. Mais cela ne va pas être le cas. Ceux-là jouent mal leur partition : - l’évêque (II, 261-272) : “pour eux, importe la gloire, la pompe, l’arrogance de la richesse”. - le roi (II, 273-290) : “son action est tyrannique”. - le prêtre (II, 291-304) : “il ne fait pas le poids contre le péché, il est trop rapide dans son office, brisé par les désirs mauvais”. - le clerc (II, 305-314) : “il se distingue pour paraître important. Il est plein d’ardeur dans la foule, mais inerte dans l’ordre dont il porte le nom”. - le chevalier (II, 315-330) : “l’impitoyable chevalier rançonne les pauvres ; il les inquiète, les tourmente, les saisit, les accable”. - le juge (II, 331-344) : “le juge adore l’argent ; par amour de l’argent, il prononce de mauvais jugements”. - le marchand (II, 345-352) : “presque toutes les affaires du marchand sont frauduleuses”. - le paysan (II, 353-360) : “de fort mauvaise foi, le paysan s’en va malveillant”. - l’ordre clérical et l’ordre monastique (II, 369-374) : “l’ordre clérical est tombé de ses hauteurs, l’ordre monastique est tombé de sa citadelle”. Voilà bien un intéressant cahier de doléances du XIIe siècle, formulant sous forme poétique ce qui devait être la grande complainte populaire contre les diverses classes de la société, une préfiguration de la littérature des états du monde.

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II, 429-598 : Diatribe contre les mauvaises femmes. La satire la plus véhémente, et la plus choquante dans son expression, concerne les mauvaises femmes. C’est un long passage, enveloppé dans une rhétorique pas toujours très cohérente, accumulant une collection d’adages puisés dans des florilèges de l’époque, collection d’arguments qui devaient être familiers aux lecteurs et attendus d’eux, de “bons mots” ironiques, s’adressant aux moines. On trouve heureusement, avec un certain soulagement : “Je ne suis pas en train de critiquer les femmes justes que je dois bénir” (II, 449). Bernard pouvait puiser ces expressions courantes de la misogynie chez les auteurs satiriques latins, Juvénal et Catulle, et chez des Pères de l’Église comme saint Jérôme, mais aussi, puisque ce genre de satire conventionnelle semble avoir été fort développé au XIIe siècle, chez Hildebert de Lavardin et bien d’autres. Les nombreuses expressions empruntées directement à Hildebert sont particulièrement dures à entendre. Comme Hildebert et tant d’autres, Bernard cite des personnages dont la chute ou la mort ont été provoqués par de mauvaises femmes : Jean-Baptiste, Joseph, Samson, Ruben, David, Salomon, Hippolyte. L’énumération des malheureuses victimes de la femme est un lieu commun de cette époque. II, 599-974 : Les mœurs du temps… Après la terrible diatribe contre les mauvaises femmes, Bernard va illustrer par des exemples, sur près de 400 vers, les innombrables et divers désordres moraux et sociaux de son temps. Il distingue les péchés qui enchaînent plutôt le corps et ceux qui enchaînent l’esprit. Les turpitudes de la luxure sont entraînées par les excès dans le boire et le manger (II, 599-644). “Vina Venus” (II, 619). La boisson dont abuse ce peuple d’ivrognes, ce n’est pas de la piquette, mais “des vins fameux, des vins corsés, des vins à rendre fous…” (II, 607-608). L’orgueil, avec la colère, la violence, la tromperie, sont à la source de nombreux conflits familiaux et conjugaux (II, 645-712) ; 51

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et voilà des exemples assez surprenants des violences de cette société : les enfants veulent la mort de leurs parents, ou ce sont les parents qui cherchent la mort des enfants ; un mari meurt à cause de son épouse, ou c’est l’épouse qui est frappée à mort par son mari… Après les illustrations des terribles conflits à l’intérieur des familles, Bernard lance, comme une digression, la satire décapante contre l’hypocrisie des moines cisterciens et de Bernard de Clairvaux (II, 713-762). Puis, on revient sur la troupe des vices inspirées par l’orgueil, et autres aspects du mal qui est partout. (II, 763-826). Mauvaise époque où il n’y a plus aucun repère, aucune règle (II, 783). A moins que ce ne soit un renversement complet des valeurs : “Ce n’est pas la patience mais c’est la violence qui donne la paix aujourd’hui” (II, 785) ; “L’homme qui reste silencieux endure la faim, celui qui parle à tort et à travers gagne de l’argent” (II, 786) ; “Si tu es comme une vipère, tu montres que tu es un esprit libre” (II, 792). On trouve là beaucoup de remarques ironiques et d’antiphrases : “Accumule les péchés, tu seras considéré comme un homme de premier rang” ( II, 816). “Veux-tu vivre en paix ? Alors sois complaisant envers les puissants” (II, 817-819). Une bonne centaine de vers (II, 827-930) concerne la description de l’homme riche et attaché à ses richesses, la dénonciation de l’avarice et de la soif de posséder, le pouvoir de l’argent58. C’est l’amplification par épimone du thème de la cupidité qui est traité de façon concrète, imagée, ironique, selon un plan qui doit convenir à la répétition, au ressassement d’un sujet aussi important. La description de l’homme riche dans sa somptueuse demeure, dans ses luxueux salons, au milieu des plaisirs de la bonne chère, oublieux de tout le reste et surtout de son prochain, est présentée en deux parties : avant (II, 832-846) et après (II, 913-930) la description de l’avare, le “pauvre riche” qui se donne tant de peine et vit dans les soucis et l’inquiétude continuelle, à seule fin d’avoir toujours plus et d’entasser… (II, 853-908). Bernard termine son livre II d’abord par une suite d’interrogations rythmée par l’anaphore, à la façon de Juvénal (Sat 1, 87-88) : “Quand y a-t-il eu moins d’honnêteté, ou tant de perversité ? Quand 52

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le crime a-t-il plus dominé ?” (II, 946-947) ; on a ensuite l’habituel aveu d’impuissance : “Je ne sais pas dire, je ne peux pas, je ne veux pas dire ce qui doit être dit et ce qui est inexprimable” (II, 957-958). “Ni en vers ni en prose, je ne peux dire tant de malheurs” (II, 963964) ; et enfin la métaphore maritime : “jetons l’ancre” pour marquer l’étape (II, 973-974). LE LIVRE III III, 1-259 : Suite de la satire ; l’homosexualité. Le Livre III reprend la complainte et la satire sur diverses conduites déréglées, dans cette époque dominée par la tromperie et l’hypocrisie, en continuant à développer le thème de l’iniquité (mala culpae). L’accumulation des désordres se traduit, surtout à partir de III, 19, par un style rapide, haché, avec, sur le rythme ternaire des vers, des phrases courtes, juxtaposées, sans particule de liaison. On trouve, au milieu de ces entassements, deux petits développements concrets et ironiques, le voleur qui jure et se parjure (III, 60-80), et le superstitieux avec ses idées et ses conduites ridicules (III, 81-88). C’est un traitement ironique des travers de l’époque. L’humour passe dans l’absurdité de rapprochements invraisemblables : “Un homme sans péché… est, je ne mens pas, plus rare qu’un bœuf à trois langues. On trouvera plus vite un bouc avec des ailes ou un cygne noir.” (III, 97-100) ; ou dans des antiphrases : “L’homme qui agit avec sagesse est un fardeau pour tous” (III, 109). Ceux qui devraient conduire le troupeau sont rares ou inexistants, ils n’interviennent pas. Alors Bernard se fâche, il interpelle, bouscule, prend un ton sarcastique : “Ronflez, ronflez, le gosier bien à l’aise, vous, pseudo maîtres. D’abord votre profit, et après, celui du Christ ; le bon ordre demande cela” (III, 117-118). Et il lance des exhortations ironiques, des recommandations sous forme de moqueries : “Veux-tu le pouvoir ? Alors pousse au crime, fais-toi voir, fais-toi complaisant. Donne, prends, emporte, opprime, casse, tonne, gronde, parle, menace” (III, 129-130).

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Ensuite, avec beaucoup de pleurs (III, 163), on revient sur le thème de la luxure, de la Venus ignea, et c’est une condamnation véhémente de l’homosexualité, sodomiticus ignis et aestus (III, 163259). Les adeptes de Sodome, les Ganymèdes sont nombreux : “ils sont autant qu’il y a d’épis de maïs dans les champs, autant que d’huîtres dans l’océan, de grains de sable sur le rivage…”(III, 195198). Pour dire sa totale réprobation et son extrême indignation, Bernard a des mots très forts, un style expressif, intense et varié, des exclamations répétées, des interrogations, comme des ruptures qui forcent l’attention. Notre moine-poète n’hésite pas à interpeller Dieu, à la façon des Prophètes ou du Psalmiste59,sous forme d’ interrogations véhémentes (III, 221-224). III, 260-344 : L’Église. Le Livre III est consacré dans sa plus grande partie à la complainte sur les abus dans l’Église. Cette complainte est un lieu commun au XIIe siècle. Le triste état de l’Église est représenté par la barque secouée par des vents violents et sur le point de sombrer. L’appel au secours dans la tempête (III, 265-281), inspiré de l’Évangile, est un épisode souvent évoqué par Bernard. Ce sera d’ailleurs la fin du livre III et de tout le poème. Cette barque n’est plus vraiment dirigée : elle a été confiée à des pères “nonchalants pour le bien, empressés pour le mal” (III, 262), à des orgueilleux se donnant des airs de prophètes (III, 294). Bernard se moque de ceux qui, par des études profanes et la connaissance des auteurs païens, cherchent de l’avancement dans les hautes fonctions de l’Église (III, 297-308). Il profite de l’occasion pour faire un éloge appuyé de Grégoire le Grand, qu’il appelle “mon Grégoire”, et qui, lui, devrait être lu et relu avec grande attention (III, 309-318). III, 345-498 : Les évêques. Dans le cadre de cette complainte, un tableau déjà esquissé au livre précédent (II, 261-272), est longuement développé ici : il s’agit des mauvais évêques. Bernard a le courage de dire ce que beaucoup doivent penser : ils ont peur… (III, 352). Plus loin (III, 379), le “ils ont peur” (His timor) commande une énumération impressionnante d’infinitifs : ils ont peur de prêcher la justice, de condamner les 54

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turpitudes, de nettoyer les saletés, de brûler ce qui est corrompu, de relever les malades, de rechercher ceux qui sont épuisés, de livrer à Satan… , de supporter des paroles de menaces, d’endurer les actions des rapaces, d’imposer des liens, d’étendre les bras au-devant des vagues, de résister pour le troupeau (III, 378-382). Une répétition par anaphore souligne l’affirmation très simple : il n’y a plus de chef (III, 365-366) ; Bernard s’en prend à la pratique insensée de consacrer un tout jeune homme pour être à la tête des fidèles et il dénonce fermement la prérogative royale de nommer des courtisans pour les hautes charges de l’Église (III, 391-421). La pittoresque description des activités de “l’évêque du ventre” (III, 422-468) est une des rares allégories caricaturales et satiriques de Bernard qui veut représenter et personnifier, de façon imagée, avec des caractères fictifs, les mondanités et le relâchement du clergé. C’est une savoureuse composition et une satire mordante du prélat animé par le vin et la bonne chère et oublieux de ses devoirs. A la suite, on trouve en contraste un belle présentation de ce qu’un bon évêque doit faire et doit être (III, 469-498), parallèle à la description de ce qu’un riche doit faire et doit être au livre I, 695-706. Il convient de remarquer ces deux seuls petits tableaux positifs et normatifs dans le grand ensemble des complaintes et des satires. III, 499-594 : La simonie. La dénonciation des scandales dans l’Église continue par une nouvelle attaque du grand fléau de l’Église médiévale : la simonie. Sur près de cent vers, ce sera la mise en accusation de ceux qui renouvellent les pratiques de Simon le Magicien (Act. 8, 18-19) ou de Giezi (2 Rois 5, 20-27), le trafic, à prix d’argent, des choses sacrées, des pouvoirs spirituels, des charges ecclésiastiques. Le sacré s’achète et se vend. C’est encore un chapitre du poème où passent l’ardente charge émotionnelle et le fort engagement de Bernard. III, 595-800 : La papauté. De la simonie et de la vénalité de l’Église en général, on passe rapidement à la conduite injuste de Rome, et cela peut être consi55

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déré comme un comble, le sommet de l’iniquité. C’est donc là que culmine, dans le poème, la “dilatation” du thème de l’iniquité du monde. La plainte devient une sévère apostrophe, une véhémente interpellation de Rome, l’invective contre la Rome papale. Il s’agit avant tout de la corruption de la curie romaine, de la cupidité de l’administration pontificale à Rome (III, 595-630). On trouve là des métaphores connues et répandues en ce milieu du XIIe siècle : “vorace Scylla” (III, 623), “gouffre profond, coffre goulu, puits sans fond” (III, 625) ; même les richesses de Crésus ne la satisferaient pas (III, 629) ; autrefois la tête, maintenant la queue du monde (III, 743). C’est le lieu des paronymes : Roma–rota (III, 603, 624), Romaaroma (III, 603-604), et de nombreux oxymores et paradoxes emphatiques : “Elle crie et elle se tait, elle se dresse, et elle est abattue, elle donne et elle est dans le besoin” (III, 600) ; “Riche, te voilà pauvre ; opulente, te voilà desséchée ; libre, te voilà esclave” (III, 619). L’accumulation des omnia exprime la totalité et l’universalité de la vénalité de Rome : “Rome donne tout à ceux qui lui donnent tout” (III, 601). La satire très acerbe prend facilement la forme ironique d’antiphrases : “L’argent te donne une paix que le savoir ne peut te procurer” (III, 611) ; avec de l’argent, tout peut s’arranger à Rome et on peut obtenir tout ce que l’on veut (III, 607-616). Rome ne signifie pas seulement la curie romaine avec son avarice mesquine. Comme dans le célèbre double poème d’Hildebert de Lavardin60, Bernard veut illustrer le contraste et l’opposition entre la Rome païenne et la Rome chrétienne, apostolique. Les ruines de la Rome païenne témoignent certes d’une puissance extraordinaire (III, 631). Bernard s’inspire de l’élégie d’Hildebert Par tibi Roma nihil : “Ô Rome, il n’y a rien qui puisse t’égaler, bien que tu sois presque entièrement ruine…” Mais, voilà l’opposition antinomique : la Rome des Catons et des Scipions est supplantée par la Rome des commencements de l’Église, la Rome des apôtres Pierre et Paul, des vierges et des martyrs. La Rome apostolique surpasse celle des Césars (III, 631-698). Le paradoxe est que la transcendance de la Rome chrétienne est signifiée par la Croix (III, 633) qui a supplanté les aigles impériaux (III, 644-645). La grandeur de Rome est personnifiée maintenant par un homme simple, un pauvre et simple 56

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pêcheur, avec ses filets, Pierre (III, 659-660). La même idée était développée par Hildebert dans le deuxième poème sur Rome Dum simulacra mihi : “Tu es plus grande sous l’étendard de la Croix que sous celui des aigles, plus grande à la suite de Pierre que sous la conduite de César”. Alors les oxymores peuvent changer de sens : Dives es indiga (III, 619) signifiait l’iniquité d’une Rome apostate et corrompue : “Riche, te voilà pauvre !” Vingt lignes plus loin Indiga divite (III, 639) exprime la supériorité de la Rome apostolique : “pauvre, tu es plus riche que la riche cité…” Bernard souhaite que la Rome d’aujourd’hui redevienne la Rome des commencements, il l’apostrophe avec insistance et lui dicte dans un très beau passage (III, 687-698) ce qu’elle doit faire… Mais, dit-il, tu fais autrement (III, 699). On a alors une description satirique du nonce papal (III, 699-720) ; et enfin une dernière reprise, pleine de sévères invectives et dans un style passionné, de la complainte sur la cupidité qui a perdu Rome (III, 721-800), avec la quadruple répétition symétrique de la chute de Rome : “Rome, tu as été” (III, 731), “Rome, tu as péri” (III, 737 et 741), “Rome, tu es tombée” (III, 742). III, 801-914 : Péroraison. Dans la construction de son poème, Bernard n’a pas choisi la cohérence d’un développement linéaire, mais il a voulu la variété des images fortes et une rhétorique d’insistance et de rupture, permettant d’introduire ses exhortations persuasives, et ceci jusqu’à la fin de l’ouvrage. Les cent derniers vers du livre III concluent le grand poème par un résumé des dépravations de ce temps – avec le rappel de l’âge d’or qui est passé – et l’appel pressant à se repentir, à réagir, à se réveiller. L’expression est toujours ardente et engagée, avec beaucoup de véhémentes apostrophes et d’interrogations (III, 847-848). On trouve finalement l’aveu d’impuissance et d’échec à dire ce qu’il aurait fallu dire (III, 833-834, 887-888). Les derniers vers du De contemptu mundi sont un prière au Christ pour la délivrance de tant de maux, et pour la restauration de l’âge d’or. 57

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PRÉAMBULE À LA TRADUCTION. Nous présentons donc ici le texte latin du De contemptu mundi, avec, en correspondance, la traduction française. Le texte latin, base de la traduction en français, est celui établi par Hoskier en 1929. Celui-ci avait soigneusement examiné quatorze manuscrits et les éditions imprimées en Allemagne du XVIe au XVIIIe siècle, et celle de Thomas Wright de 1872. Il a ainsi établi, autant qu’il était possible, un texte très correct des 2966 vers du poème, avec la lettre-dédicace à Pierre le Vénérable, et en notant avec soin toutes les variantes au bas de chaque page. Se basant sur cette édition critique du texte latin, Ronald E. Pepin a pris en compte plusieurs des variantes commandées par le sens ou le contexte61. Il a de plus modifié la ponctuation, en suivant les indications de G. J. Engelhardt, lequel notait que l’édition de Hoskier était gâchée par sa ponctuation62. Le texte latin présenté ici tient compte de toutes ces rectifications apportées à l’édition de Hoskier, et en plus de quelques corrections déjà signalées par Engelhardt et qui ont échappé aux vérifications de Ronald E. Pepin, ou que celui-ci n’avait pas cru bon de retenir. Ce sont : - I, 450 : et tibi gratia quisque au lieu de et tibi, Gratia, quisque. - II, 3 : flebilis incipit area au lieu de flebilis incipit aurea. - II, 21 : seu au lieu de se. - II, 222 : sugere au lieu de suggere. - II, 319 : Raptus eis cibus os operit quibus os male nudat au lieu de Raptus ei cibus hos operit, quibus hos male nudat. - II, 624 : haec au lieu de hunc. - II, 730 : jocus au lieu de locus. - II, 933 : dis au lieu de dux. - III, 139 : Arte levaberis ; imus eras… au lieu de Arce levaberis ; unus eras… - III, 476 : et vitium spuat ut vitriolum au lieu de et vitium spuat aut vitiorum. Nous avons rectifié aussi : - I, 12 : alta petentibus au lieu de alta parantibus (l’édition de Wright donnant alta petentibus nous semble ici plus pertinente). 58

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- I, 28 : reprobo au lieu de reprobro. - I, 76 : verebere au lieu de verbere. - III, 751 : est au lieu de deest. La ponctuation a été rectifiée en quelques passages où cela semblait nécessaire. Dans cette édition latine, nous avons espacé les trois séquences de chacun des hexamètres tripertiti dactylici, ce qui devrait permettre de mieux saisir le schéma rythmique, les rimes, les sonorités, la musicalité des vers. Etant donné les contraintes de la versification latine, les arrangements des mots et les jeux de sonorités, dont nous avons parlé, la traduction en prose française ne pouvait pas se conformer totalement à la lettre du texte. Cependant, sans être esclave de la littéralité, nous avons cherché à suivre le texte de très près, autant qu’il était possible, pour en rendre pleinement le sens. Nous avons introduit des séparations et des titres pour la commodité de la lecture. On trouvera aussi, placées après le texte du poème et sa traduction, des notes explicatives et des références. A la fin de l’ouvrage, cinq Appendices apportent quelques compléments et illustrations : - les hymnes composés en anglais à partir du De contemptu mundi (Appendice 1). - un texte de Rudyard Kipling montrant l’importance et le retentissement de l’ouvrage dans les pays anglo-saxons fin du XIXe et début du XXe siècle (Appendice 2). - les extraits d’une lettre de Pierre le Vénérable à Bernard de Clairvaux illustrant les controverses entre clunisiens et cisterciens, dont témoigne une satire du De contemptu mundi (Appendice 3). - un tableau des principales figures de rhétorique et de style mises en œuvre dans le De contemptu mundi par Bernard le Clunisien (Appendice 4). - et enfin un index des noms propres (Appendice 5). Nous espérons que cette traduction, permettant l’accès plus facile à un texte ancien, aidera à comprendre comment un moine du XIIe siècle percevait la société de son temps, quelles étaient ses préoccupations et les lignes de force de sa pensée. Sans doute, plu59

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sieurs passages du De contemptu mundi développent des thématiques et des argumentations assez éloignées des approches humanistes ou des aspirations religieuses de notre temps. Mais voilà bien un exercice interculturel qui est aussi une façon d’éclairer notre histoire. Ce travail n’a été possible qu’en s’inspirant des études faites par d’éminents spécialistes et admirateurs de l’œuvre de Bernard le Clunisien, dont on trouvera les noms dans la bibliographie à la page suivante. Cherchant le conseil de personnes avisées et compétentes, selon les recommandations données par notre poète au début de son prologue, j’ai eu la chance d’être orienté vers Madame Pascale Bourgain qui, depuis de longues années, enseigne la littérature médiévale latine à l’Ecole des Chartes. Spécialiste reconnue de la poésie latine médiévale, elle a suivi avec intérêt ce travail et l’a sérieusement corrigé et soigneusement revu. Je ne saurais trop la remercier.

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Bibliographie

Éditions des textes. Samuel Macaulay Jackson, The source of “Jerusalem the golden”, together with other pieces attributed to Bernard of Cluny, in English translation by Henry Preble, Chicago University Press, 1910. H. C. Hoskier (ed), De contemptu mundi : A bitter satirical poem of 3000 lines upon the morals of th XIIth century by Bernard of Morval, monk of Cluny (fl. 1150), London, Bernard Quaritch, 1929. Katarina Halvarson (ed), Bernardi Cluniacensis Carmina de Trinitate et de fide catholica, de castitate servanda, In libros Regum, De octo vitiis, Stockholm, Almquist & Wiksell, 1963 (Acta Universitatis Stockholmiensis, Studia Latina Stockholmiensia, XI). Ronald E. Pepin (ed), Scorn of the world ; Bernard of Cluny’s “De contemptu mundi” : the Latin text with English translation, Colleagues Press, East Lansing, Michigan, 1991.

Études. André Wilmart, “Grands poèmes inédits de Bernard le Clunisien”, in Revue Bénédictine XLV (1933), p. 249-254. R. C. Petry, “Medieval eschatology and social responsability in Bernard of Morval’s De contemptu mundi “, Speculum 24 (1949), p. 207-217.

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Joseph de Ghellink, L’essor de la littérature latine au XIIe siècle, 2e édition, Bruxelles-Paris, 1954. Dag Norberg, Introduction à l’étude de la versification médiévale, Stockholm, 1958. R. Bultot, La doctrine du mépris du monde en Occident, Louvain, 1963. R. Bultot, “La doctrine du mépris du monde chez Bernard le Clunisien”, Le Moyen Age 70 (1964), p. 179-204, 335-376. George J. Engelhardt, “The De contemptu mundi of Bernardus Morvalensis, A Study in Commonplace”, Mediaeval studies 22 (1960), p. 108-135 ; Mediaeval studies 26 (1964), p. 109-142 ; Mediaeval studies 29 (1967), p. 243-272. Josef Szövérffy, Secular Latin Lyrics and Minor Poetic Forms of the Middle Ages, from the Tenth to the Fifteenth Century : A Historical Survey and Literary Repertory, 3 vol. Classical Folia Editions, Concord, New Hampshire, 1994. John Balnaves, Bernard de Morlaix. The litterature of complaint, the latin tradition and the twelfth-century “Renaissance”. Thèse soutenue à Canberra, Australian National University, 1997. Pascale Bourgain, Poésie lyrique latine du Moyen Age, Coll. Lettres gothiques, Paris, 2000. Pascale Bourgain, “Formes et figures de l’esthétique poétique au XIIe siècle”, Rhétorique et poétique au Moyen Age, actes du Colloque organisé à l’Institut de France les 3 mai et 11 décembre 2001, Turnhout, 2002. Pascale Bourgain, “La poésie à Cluny sous Pierre le Vénérable”, Poesia Latina Medieval (siglos V-XV), Actas del IV Congresso del “Internationales Mittellateinerkomitee”, Santiago de Compostela sept. 2002, Firenze, Sismel, Ed. del Galluzzo, 2005, p. 551-564.

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BIBLIOGRAPHIE

Les clunisiens. Giles Constable (ed), The letters of Peter the Venerable, Cambridge, Mass, (Harvard University Press), 1967 (Harvard Historical Studies), 2 vol. Marcel Pacaut, L’Ordre de Cluny (909-1789), Paris, Fayard, 1986. Saint Denis de Nogent le Rotrou : 1031-1789, histoire et cartulaire, édition revue et augmentée par le Vicomte de Souancé et l’Abbé Ch. Métais, Vannes, Lafolye, 1899). Archives du diocèse de Chartres.

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Début du poème dans un manuscrit de la British Library (Cotton. Cleopatra A.VIII.2.2.)

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Domino et patri suo Petro dignissimo abbati Clunacensium fratrum Bernardus eius filius eorum frater inaurem auream unam. Quod ad aures publicas sive ad multorum ora profertur sapientis est correctione accusandum iudicio absolvendum. Opus quippe suum etiam atque etiam retractare auctori gloriam conparat ; temere et precipitanter exponere ignominiam. Quo fit ut in alterutram partem omnis scriptor se conferat, et si quidem aliorum prudentium examine stilum suum corrigit, prudentis sibi titulum et nominem et si non querit adquirit. Si vero superbum spirans ferule manum submittere dedignatur non minus fatuitatis quam superbie arguitur, ac propterea nec a rudibus quidem nec ipse nec eius sermo accipitur. Mentior si non etiam Flaccus Oratius ad Pisones suos illos instruendos et ad nos reprimendos qui iuxta illud poetae scribimus indocti doctique poemata passim, mentior, inquam, si non et Flaccus in arte poetica idem quod ego consentit ; quippe ibi precipit ut scriptum quod non multa dies et multa litura cohercuit atque perfectum decies non castigavit ad unguem, nonum prematur in annum. Ceterum imprudentes immo impudentes quique sua inventa, sua passim scripta et efferunt et inferunt, qui «semper discentes et nunquam ad scientiam pervenientes», dum alienum iudicium reprobant contenti suo aliquid scire putant. Et quoniam ipsi sibi magistri ipsi auditores sunt, et in ingeniolis suis gloriantes confidunt, aliena quidem dicta vel nullius vel parvi sua vero magni faciunt. At contra sapientis et docti sunt cum doctorum eloquiis sua conferre, in illis et cum illis et ab illis scribendi formam modumque addiscere, et tum sensuum tum verborum ipsorum positionem emulari sequi structuram. Moris nimirum est omni erudito sua maiorum iudicio studia si diligentiori egent lima, elimare, si ornatu, expolire, si emendatione, corrigere. Si nullo horum tum demum legenda absolvere.

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PROLOGUE

PROLOGUE

A son seigneur et père, Pierre, très honoré abbé des frères de Cluny, Bernard, son fils, leur frère, offre un anneau d’or1. Ce que l’on présente aux oreilles du public ou devant beaucoup de monde doit être soumis à la correction d’un homme sage et validé par son jugement. En effet, retoucher encore et encore son ouvrage apporte à l’auteur de la considération ; le publier à la légère et dans la précipitation l’expose à la honte. Tout écrivain prend l’un ou l’autre parti. S’il corrige son œuvre en demandant le conseil de personnes avisées, il gagne la gloire et le renom de sage, même s’il ne les recherche pas. Si par orgueil, il ne daigne pas présenter sa main à la férule2, il est convaincu de sottise autant que d’orgueil, et alors, ni lui ni son discours ne sont acceptés, même par des ignorants. Je suis un menteur si Horace Flaccus – pour enseigner ses Pisons et pour nous retenir, nous qui, selon les mots du poète, “savants ou ignorants, écrivons tous des poèmes”3 – je suis un menteur, dis-je, si Flaccus n’est pas du même avis que moi dans son Art poétique. Là, en effet, il recommande qu’un écrit qui n’a pas été gardé pendant de longues journées et avec beaucoup de ratures, et qui n’a pas été revu dix fois jusqu’à la perfection, qu’il soit encore retenu pendant neuf ans. Mais des gens qui ne savent rien et qui n’ont pas honte produisent et publient n’importe comment leurs propres inventions, leurs propres écrits, eux qui “étudiant toujours sans jamais parvenir à la connaissance”4, rejetant le jugement des autres et satisfaits du leur, pensent qu’ils savent quelque chose. Etant pour eux-mêmes enseignants et enseignés, pleins d’une confiance hautaine en leurs petits talents, ils ne tiennent pas compte de ce que disent les autres, ou en tiennent peu compte, mais ils font grand cas de ce qu’ils avancent euxmêmes. C’est au contraire le propre de l’homme sage et cultivé de comparer ses propres travaux avec ceux de gens érudits, d’apprendre, en eux, avec eux et par eux, la forme et la manière d’écrire, et tantôt de les imiter dans l’arrangement des idées, tantôt de les suivre pour la structure des mots. C’est assurément une habitude, pour tout homme instruit, de tenir compte du jugement d’hommes plus compétents, pour retoucher ses travaux si ceux-ci ont besoin d’une soigneuse révision, pour les polir s’ils manquent d’éclat, pour les corriger s’ils ont besoin de correction. S’ils n’ont besoin de rien de cela, alors seulement de les laisser pour être lus.

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Haec ego considerans opus subiectum quod de mundi contemptu dactilico metro paravi et peroravi vestre auctoritati, pater doctissime, preostendere non neglexi. Non neglexi, inquam, preostendere. Neque enim libera fiducia aut fida libertate promulgandum iudicavi, nisi prius lingua Petri et vere Petri esset approbatum, favore munitum, iudicio correctum, testimonio roboratum. Quod nudo nomine tantam personam vocaverim rogo nemo mihi succenseat quod tantam laudem geminans inculcaverim nemo adulationi appingat. Scio quia sicut apud male liberas mentes gloria sive laus excidium virtutis est, sic e contra apud egregias incitamentum. Nec falso a poeta dictum est, «Gloria calcar habet». Studet enim semper liberalis animus quotiens aliquid de se laudis dicitur, ut si non ita est sicut dicitur, sit ita quia dicitur. Nichil vero quisquam absurdum fecerit si virum bonum et timoratum laudet, quando ei ipsa laus virtutis materia est. Sed de his satis.

Nunc ad omissum revertar. Vestrae igitur correctioni, doctissime pater et domine, committendum opusculum de contemptu mundi excogitavi. Scripsi, distinxi, nondum omnino absolutum edidi. Cur autem metri potius tenore quam producta oratione scribere placuerit, si vel alius quis vel etiam vos ipse queritis, sic accipite. Nimirum ut poeticis verbis utar, «aut prodesse volunt aut delectare poetae aut utrumque, et honesta et idonea dicere vitae». Quippe quod metrico carmine digestum edicitur et libentius auditur et avidius legitur, eoque facilius altae memoriae conmendatur. Quo fit ut dum specie versuum dum sonoritate verborum lector allicitur, ad exhibitionem eorum quae vel legerit vel audierit accendatur et accingatur. Et dum verborum elegantiam considerat efficaciam exerceat. Quare sicut in metro plurimum decoris est, sic in decore plurima utilitas, alterutrumque horum duorum pendet ex altero. Quod videri perfacile est. Si enim lector in illo delectatur consequenter et in isto. Etenim qui sollicitus contemplatur verborum speciem, sepe sollicitior amplectitur ipsarum rerum frugem. Hinc est quod poete omnia, aut pene omnia, quae scripserunt metrice 68

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Considérant ces choses, je n’ai pas négligé de soumettre à votre autorité, père très sage, le travail ci-dessous sur le mépris du monde, que j’ai préparé en mesure dactylique et que j’ai terminé. Je n’ai pas négligé, dis-je, de vous le soumettre. J’ai pensé en effet qu’il ne devait pas être publié en libre assurance ou sûre liberté, sans avoir d’abord été approuvé par la bouche de Pierre, et vraiment renforcé par l’agrément, corrigé par le jugement, confirmé par le témoignage de Pierre. Je demande que nul ne soit irrité contre moi du fait que j’ai appelé une si grande personnalité par son simple nom, et que l’on n’impute pas à la flatterie le fait que j’ai insisté sur le compliment en le répétant. Je sais que, si chez les esprits faussement libres, la gloire ou la louange est la ruine de la vertu, chez les esprits supérieurs, au contraire, c’est un stimulant. Et le poète n’avait pas tort de dire : “La gloire est un aiguillon”5. Chaque fois en effet que quelque louange se répand sur son compte, un esprit généreux s’efforce toujours, si la réalité ne correspond pas à ce qui se dit, de faire en sorte qu’il en soit bientôt comme on dit, parce qu’on le dit. Il n’est pas du tout absurde de louer un homme de bien et qui craint Dieu, puisque cet éloge est pour son auteur matière à vertu. Mais assez sur ce sujet. Maintenant je reviens au point où j’en étais. Donc, père très sage et seigneur, j’ai pensé que ce petit ouvrage sur le mépris du monde devait être confié à votre correction. Je l’ai écrit, je l’ai divisé, mais je ne l’ai pas encore tout à fait fini pour être publié. Si quelqu’un ou vous-même veut savoir pourquoi j’ai préféré écrire en vers plutôt qu’en prose, écoutez ceci. Assurément pour citer les mots du poète : “La poésie veut instruire ou plaire ; parfois son objet est de plaire et d’instruire en même temps”6. En effet, les œuvres présentées en vers, on les écoute plus volontiers, on les lit avec plus d’empressement, et donc on les confie plus facilement à la mémoire profonde. Ainsi, le lecteur, séduit par la beauté des vers et par la sonorité des mots, est incité et préparé à la représentation de ce qu’il a lu ou entendu. Tandis qu’il considère l’élégance de l’expression, il est entraîné à mettre en pratique ce qui est exprimé. Donc, comme il y a plus de beauté dans la poésie, ainsi dans la beauté il y a plus d’efficacité ; l’une dépend de l’autre. Ceci est facile à voir. Car si le lecteur prend plaisir à l’un, il prend plaisir à l’autre. Celui qui considère avec attention la beauté des mots s’attache souvent avec encore plus d’attention au fruit des choses elles-mêmes. De là vient que tout ou presque tout ce que les

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scripserunt ; metrica ut ita dicam cantione scripta emiserunt, scilicet id vel maxime attendentes, ut quae minus poterant plano sermone digesta, metrico depicta grata redderent. Hinc quoque accedit quod et ipsum (sicut patres perhibent) psalterium lirici conposuere pedes. Pretereo quod plurimae testamenti paginae quibus enumerandis supersedeo ; ob superius datam rationem in metro emissae sunt, non in metrum transmissae. Nam in tempore revelatae gratiae, iam fide, iam evangelio, iam crucifixo nostro Iesu ubique gentium regnante, eo processit versificatoriae artis gratia ut quidam catholicorum non timuerunt maiestatem quoque evangelicae paginae in spondeum dactilumque transmittere. Sic igitur et ego horum quos emulor Dei emulatione stilum imitatus ; et si non valui quantam illi vel in hoc vel in aliis exercitiis scientiam assequi, sequi tamen et volui et valui et secutus sum. Nam quia inter contemporaneos meos fama bene versificandi mihi licet immerito circumvolabat, et vicia perditorum vix aliquis aut nullus viva voce nedum litterali reprehendebat, concaluit cor meum intra me ; cumque in meditatione mea non paucos dies et noctes exardesceret ignis zeli, tandem accinxi me, et locutus sum in lingua mea quod animo conceptum diu celaveram apud me. Quippe ego sepe ab sponso audieram, sed non exaudieram, «Sonet vox tua in auribus meis». Et mihi iterum a dilecto clamabatur, «Aperi mihi soror mea». Quid igitur ? Surrexi ut aperirem dilecto meo, et dixi, «Domine ut cor meum cogitet ut stilus scribat ut os annuntiet laudem tuam, infunde et cordi et stilo et ori meo gratiam tuam». Et dixit mihi Dominus, «Aperi os tuum et ego adinplebo illud». Aperui igitur os meum, quod inplevit Dominus spiritu sapientiae et intellectus, ut per illam vera, per istum perspicua dicerem.

Non ego arroganter sed omnino humiliter affirmaverim quia non spiritus sapientiae et intellectus mihi affuisset et affluxisset, tam difficili metro tam longum opus contexere non sustinuissem. Id enim genus metri, tum dactilum continuum exceptis finalibus trocheo vel spondeo, tum etiam sonoritatem leonicam servans ob sui

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poètes ont écrit, ils l’ont écrit selon la métrique ; ils ont publié des écrits métriques en forme de chant, pour ainsi dire, veillant le plus possible à rendre agréable en vers ce qu’ils ne pouvaient guère rendre agréable en prose. De là aussi vient que le Psautier lui-même, comme les Pères le disent, a été composé en vers. Je passe sur le fait que beaucoup de pages du Testament que je ne vais pas énumérer ont été écrites, pour la raison donnée ci-dessus, en vers, mais n’ont pas été transmises en vers. En effet, en cette ère de la grâce révélée, en ce temps de la foi, en ce temps de l’évangile et du règne universel de notre Jésus crucifié, l’art de la versification en est arrivé à un tel degré de faveur que certains catholiques n’ont pas craint de transmettre la souveraine dignité de la page évangélique en spondées et dactyles. Ainsi donc, moi aussi, j’ai imité le style de ceux que je cherche à égaler dans le zèle de Dieu7, et bien que je ne puisse atteindre à une connaissance aussi étendue que celle de ces gens en tel ou tel domaine, j’ai voulu les suivre, j’ai pu les suivre, et je les ai suivis. Puisque parmi mes contemporains, j’ai la réputation – bien qu’imméritée - d’écrire de bons vers, et comme je ne voyais personne ou presque reprendre, de vive voix et encore moins par écrit, les vices de gens dépravés, mon cœur s’est échauffé en moi ; durant des jours et des nuits de méditation, le feu du zèle m’a consumé ; je me suis mis enfin au travail et j’ai exprimé dans mon langage ce que j’avais conçu en mon esprit et longtemps tenu caché en moi8. En fait, j’avais souvent entendu la voix de l’Époux, mais je ne l’avais pas écoutée : “Fais-moi écouter ta voix”9. Et le Bien-Aimé m’appelait de nouveau : “Ouvre-moi, ma sœur”. Alors quoi ? Je me suis levé pour ouvrir à mon Bien-Aimé, et j’ai dit : “Seigneur, pour que mon cœur puisse méditer, pour que ma plume puisse écrire, pour que ma bouche puisse annoncer ta louange, verse ta grâce dans mon cœur, dans ma plume et dans ma bouche”. Et le Seigneur m’a dit : “Ouvre la bouche et je l’emplirai”10. J’ai donc ouvert la bouche et le Seigneur l’a remplie de l’esprit de sagesse et de l’esprit d’intelligence11, pour que je puisse, par l’un, dire le vrai, par l’autre, le dire clairement. Ce n’est pas avec arrogance, mais c’est en toute humilité12 que j’affirme cela, car si l’esprit de sagesse et d’intelligence ne m’avait pas assisté et n’avait pas été répandu sur moi en abondance, jamais je ne serais parvenu à composer un si long travail dans une métrique si difficile. Car cette sorte de métrique, préservant non seulement la ligne continue des dactyles, à l’exception du trochée ou du spondée au dernier pied, mais aussi la sonorité léonine, est presque tout à fait – pour ne pas dire com-

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difficultatem iam pene ne dicam penitus obsolevit. Denique Hildebertus de Lavardino, qui ob scientiae prerogativam prius in episcopum post in metropolitanum promotus est, et Wilchardus Lugdunensis canonicus, versificatores praestantissimi quam pauca in hoc metrum contulerint palam est. Quorum Hildebertus dum illam beatam peccatricem Mariam (loquor Egyptiam) exametris commendaret hoc metro quattuor tantum coloravit versus ; Wilchardus vero plus minus triginta in sua illa contra quosdam satyra. Quorsum haec ? Ut illud scilicet intelligatur quod non nisi Deo cooperante et sermonem confirmante tres libellos eo scripsi metro quo illi paucos immo paucissimos scripserunt versus. Et haec pace illorum dicta sint. Iam vero vestri examinis censurae, pater doctissime, meditata nostra exhibeo, et obedientiam vobis velut inaurem unam auream offero. Ante hos enim dies cum essetis Nogenti et aliquam opusculorum nostrorum acceptione vestra dignatus fuissetis, hoc etiam quia et de hoc apud vos mentionem induxeram vobis oblatum iri percepisti. Quod quia tunc non potui, non enim ad manum habebam, nunc tribus libellis discretum vobis exhibeo ; et hic correctionem vestram, si necesse fuerit, peto. Nec ab re est succincte praelibare quam cuique libro materiam indiderim. In primo namque de contemptu mundi disputatum est. In duobus subiectis tam materiei quam intentionis una facies respondet ; quia et materia est mihi viciorum reprehensio et a viciis revocare intentio. Quae scribere quid utilitatis pariat, quid honesti neminem latet. Quid multa ? Opus nostrum qualecumque vobis, pater, assignavi ; assignatum scripsi. Scriptum Deo fautore, vel mittam absens vel offeram praesens. Accipiat ergo gratanter gratiosus pater scriptum filii, magister discipuli, dominus servi ; teste enim conscientia mea fidenter audeo dicere et dico quia sum vobis filius, non adulterinus. Sum vobis discipulus, non alienus. Sum vobis servus, non servilis. Quid vos michi ? Immo et ego vobis ? Plane, vos eritis mihi in patrem et ego vobis in filium. De cetero, Deus pacis et dilectionis vos et vestros in pace in idipsum conservet pater venerande. Amen.

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plètement – tombée en désuétude, en raison de sa difficulté. Bref, il est bien connu combien peu de choses ont été composées dans cette métrique par les plus remarquables de ceux qui ont écrit en vers, comme Hildebert de Lavardin qui, en raison de sa science éminente, a été promu évêque puis archevêque, et Wilchard, chanoine de Lyon. Quand Hildebert a écrit en hexamètres l’éloge de la bienheureuse pécheresse Marie (je parle de l’Egyptienne)13, il a donné à quatre vers seulement la coloration de cette métrique. Et Wilchard, lui, l’utilisa sur plus ou moins trente lignes, dans sa satire contre certains14. Mais pourquoi mentionner tout cela ? Pour que l’on comprenne que, évidemment, sans l’aide et l’inspiration de Dieu, je n’aurais pas pu écrire trois livres dans une métrique en laquelle ces hommes ont écrit peu, vraiment très peu de lignes. Et que cela soit dit en toute paix avec ces hommes. Et maintenant, père très sage, je soumets nos réflexions à l’examen de votre jugement et vous offre mon obéissance comme un anneau d’or. En effet, il y a quelque temps, lorsque vous étiez à Nogent15, et que vous avez bien voulu accepter quelques-uns de nos petits écrits, je vous avais parlé de celui-ci et vous aviez compris qu’il allait vous être aussi présenté. Mais à ce moment-là, ne l’ayant pas sous la main, cela ne m’était pas possible. Je vous présente donc maintenant l’ouvrage, divisé en trois livres, et demande ici votre correction si nécessaire. Il n’est pas inutile de parcourir auparavant de façon succincte le sujet que j’ai traité dans chaque livre. Dans le premier, on traite le sujet du mépris du monde. Dans les deux autres, la matière et l’intention ne font qu’un : la matière en effet est la critique des vices, et l’intention, de détourner du vice. L’intérêt d’écrire ces choses, le bien que cela peut faire, n’échappe à personne. Pourquoi en dire plus ? Cet ouvrage, tel qu’il est, père, je vous l’ai destiné ; cet ouvrage qui vous était destiné, je l’ai écrit. L’ouvrage écrit avec le soutien de Dieu, je vous l’enverrai si je suis absent, je vous l’offrirai moi-même si je suis présent. Que le père bienveillant daigne recevoir avec bienveillance le travail de son fils ; le maître, le travail de son disciple ; le seigneur, le travail de son serviteur. Car, avec ma conscience comme témoin, j’ose dire en toute confiance, et je le dis, que je suis pour vous un fils, non un bâtard16 ; un disciple, non un étranger ; un serviteur, non un esclave. Qu’êtes-vous pour moi ? Et qui suis-je pour vous ? Sûrement, vous serez pour moi un père et je serai pour vous un fils. Pour le reste, puisse le Dieu de paix et d’amour17 vous garder, vous et les vôtres, en Lui, dans la paix, vénérable père. Amen.

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Hora novissima, tempora pessima sunt - vigilemus. Ecce minaciter imminet arbiter ille supremus. Imminet imminet ut mala terminet, aequa coronet, Recta remuneret, anxia liberet, aethera donet. Auferat aspera duraque pondera mentis onustae, Sobria muniat, improba puniat, utraque iuste. Ille piissimus, ille gravissimus ecce venit rex. Surgat homo reus ; instat homo deus, a patre iudex. Surgite, currite simplice tramite, quique potestis ; Rex venit ocius ipseque conscius, ipseque testis. Dum licet, impia, dum vacat, omnia fluxa laventur, Detur egentibus, alta petentibus ima parentur. Imminet arbiter ille fideliter expositurus Quae dabit aut dedit ; ad bona lux redit, ad mala durus. Qui modo spernitur, ille videbitur imperiosus, Intolerabilis, irrevocabilis ac animosus. Agmina sobria dextra, nefaria laeva tenebit, Hinc reprobabilis ordo, probabilis inde manebit. Hinc chorus impius indeque sobrius, audiet, «Ite Ite manus rea ; grex meus in mea regna venite». Ibit in aethera concio dextera, praeduce Christo. Perdita crimine, planget in ordine turba sinistro Crimine perdita, crimine debita, turba gehennae. Stat modo, tunc ruet, hic stat, ibi luet acta perenne. Tunc sacra concio sacra creatio percipietis, Perpetualia, credite, gaudia, qui modo fletis. Grex renovabitur ac removebitur a grege latro ; A veteri novus, a reprobo probus, albus ab atro, Hostis ab ausibus, agnus ab hostibus, haedus ab agnis, Pauperioribus astra petentibus, ima tyrannis. Cedet ad aethera, qui flet ; ad infera qui male gaudet. Carnea gaudia, mens luet ebria, sobria plaudet. Denique montibus altior omnibus ultimus ignis 74

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Livre I

I, 1-38 : Introduction – Imminence du Jugement. Voici la dernière heure, les temps sont mauvais, soyons vigilants ! Le Juge suprême approche, redoutable. Il arrive, il arrive, pour en finir avec le mal, couronner la justice, récompenser la droiture, libérer de l’inquiétude, donner le ciel. Il vient enlever les durs et pesants fardeaux de l’esprit accablé, et, en toute justice, soutenir la sagesse, punir la méchanceté. C’est le très bon, c’est le très redoutable, c’est le Roi qui vient. Que l’homme coupable se lève ; voici l’Homme-Dieu, le Juge envoyé par le Père. Levez-vous, hâtez vous par le droit chemin, vous qui le pouvez ; le Roi arrive tout de suite, lui qui sait tout, lui le témoin1. Alors que c’est encore possible, alors qu’il en est encore temps, faites disparaître tout ce qui est faute et faiblesse, qu’on donne aux nécessiteux, mais que pour les ambitieux soient préparées les dernières places2. Le Juge arrive pour faire connaître clairement ce qu’il donnera ou a déjà donné : lumière pour les justes, sévérité pour les méchants. Lui que l’on méprise aujourd’hui apparaîtra dans sa puissance, implacable, inébranlable, pleinement vivant. Il aura la multitude des justes à sa droite, celle des coupables à sa gauche, d’un côté les élus, de l’autre, les réprouvés. Ici, les méchants entendront : “Allez-vous en, allez-vous en, troupe maudite !”, là, les justes entendront : “Entrez dans mon royaume, vous, mon troupeau”. Le peuple rassemblé à droite, avec le Christ à sa tête, ira au ciel. La foule à gauche, perdue dans le péché, ce sera à son tour de pleurer, foule perdue dans le péché, liée par le péché à la Géhenne. Elle tient bon maintenant, mais alors elle tombera ; ici prospère, là pour ses actes, elle paiera à perpétuité. Ô sainte assemblée, sainte création, vous qui pleurez maintenant, croyez-moi, vous recevrez les joies éternelles. Le troupeau sera reconstitué, le voleur sera écarté du troupeau ; le neuf sera séparé de ce qui est vieux, ce qui est bon de ce qui est mauvais, ce qui est blanc de ce qui est noir, l’adversaire de son impudence, l’agneau de ses ennemis, le bouc des agneaux ; les pauvres rejoindront les étoiles, et les tyrans, les abimes. Ira au ciel qui pleure aujourd’hui ; descendra aux enfers qui se réjouit dans le mal. L’âme insensée expiera ses plaisirs charnels, l’âme juste sera dans la joie. Alors le feu du dernier jour s’élèvera plus haut

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Surget inertibus ima tenentibus, astra benignis. Flammaque libera surget in aera, surget ad astra, Diruet atria, regna, suburbia, moenia, castra. Excoquet omnia sorde fluentia nunc elementa Reddet et omnia luce nitentia, iam lue dempta.

Mundus habebitur atque novabitur ipse, sed alter, Alter imagine, non et origine ; non ibi pauper, Non ibi debilis aut homo flebilis, aut furor aut lis, Aut cibus aut cocus aut Venus aut iocus aut tumor aut vis. Terra novabitur et reparabitur orbis imago, Quam modo polluit, obtinet, obruit una vorago. Terra patrum gerit ossa ; dehinc erit ut paradisus ; Amplius, ut solet, incola non colet hanc, bove nisus. Non erit amplius aeris istius ista figura, Sed nive, nubibus igne, tonitribus, imbreque pura. Solis et orbita lunaque concita tunc sita stabunt, Astra, polus, mare circuitum dare non properabunt. Omnia sidera coelica dextera clarificabit, Sideribus dupla lux, tibi septupla sol radiabit. Gens pia flens modo, tunc ita quomodo sol renitebit. Doctaque pectora pulchraque corpora prorsus habebit, Pulchra, citissima, fortia, libera, deliciosa, Sana, vigentia iamque carentia morte perosa. Absolon indecor esset ibi decor, et coma nec non Pes piger Asahel et manus Israel, arida Samson. Nullaque Caesaris inscia comparis illa facultas, Et Salomonia nulla potentia, nulla voluptas. Non Moyses ibi sana daret sibi lumina, dentes, Matusalas breve viveret, haec bene quaerite mentes. Quaerite, quaerite, quaerere surgite gaudia pura, Gaudia stantia, non pereuntia, nec peritura. Nonne patentia fert latro gaudia de cruce flenda, Raptus ad afflua regna vel ardua sceptra regenda ? 76

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que toutes les montagnes ; ceux qui ne font rien occuperont les enfers, les doux habiteront les cieux. La flamme s’élèvera libre dans le ciel, elle s’élèvera au firmament, elle détruira palaces et royaumes, villes, remparts et châteaux. Elle brûlera tous ces éléments coulant aujourd’hui dans la saleté, et, une fois la pourriture enlevée, elle rendra tout resplendissant de lumière.

I, 39-392 : Description lyrique du paradis. Ce sera le même monde et il sera renouvelé, le même et autre, autre dans son aspect, non dans sa nature ; là, plus de pauvres, plus de faibles ou d’affligés, plus de folie, plus de dispute, plus de cuisine ou de cuisinier, plus de Vénus3, plus de badinage, d’orgueil ou de violence. La terre sera renouvelée, l’image du monde qu’un abîme de corruption4 aujourd’hui possède, pollue et détruit sera restaurée. La terre porte aujourd’hui les os de nos pères ; mais, après, elle deviendra comme le paradis ; elle ne sera plus cultivée par le paysan, peinant avec son bœuf. L’aspect du ciel ne sera plus le même, plus de neige, de nuages, d’éclairs, de tonnerre ou de pluie. Le cycle du soleil et la course de la lune s’arrêteront, les astres et les étoiles ne se hâteront plus de faire leur ronde et les marées de la mer cesseront. La Droite céleste illuminera toutes les constellations, les constellations donneront deux fois plus de lumière, pour toi le soleil rayonnera sept fois plus. Le peuple fidèle qui pleure maintenant brillera comme le soleil5. Tous auront des cœurs sages et de superbes corps, des corps superbes, rapides, forts, libres, charmants, sains, pleins d’énergie, affranchis de l’exécrable mort. Là, en comparaison, la beauté d’Absalon6 serait laideur, et aussi sa chevelure, le pied d’Asahel7 serait lent, la main d’Israël et la main de Samson seraient desséchées. Le pouvoir sans égal de César serait nul, et nuls aussi le pouvoir et les plaisirs de Salomon. Là, en comparaison, Moïse8 n’aurait pas de bons yeux ni de bonnes dents, et la vie de Mathusalem9 serait courte.

Ô âmes, recherchez, recherchez, redressez-vous pour rechercher les joies pures, les joies qui tiennent, celles qui ne passent pas, celles qui ne disparaîtront pas. Un brigand, arraché à une déplorable peine et appelé à gouverner de riches royaumes ou de grandes puissances, ne connaît-il pas

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Sunt sua tristia nullave gaudia iuncta supernis Confer eis, ea nil fore terrea gaudia cernis. Illa videbimus, illa tenebimus, illa sciemus, Gaudia coelica, qui modo lubrica singula flemus. Omnibus omnia clausa patentia perspicientur : Membraque singula quomodo lumina constituentur. Lumina sobria, clausa per omnia sicut aperta Aspicient ibi, quippe Deus sibi visio certa. Ora videbimus et penetrabimus abdita nostra Nilque verebere ; probra patescere flendo reposta. Ille sciet tua crimina, tu sua, nilque pudebit. Gratia gratior hinc, manus altior illa patebit. Quo magis effera sunt tua vulnera, sive querela, Tanto probatior et manifestior illa medela. Clausa vel omnia tunc tibi pervia, nil erit obstans. Scis bona fingere, plura lucrabere, vox mea constans, Orbeque fortior, ibis et ocior alite visu, Fortis habebere secula vertere vel sine nisu. Par superis eris, actibus hos geris, arte sequeris, Et patris illius, O sonus hic pius ! ore frueris ; Stans super aethera, sub nigra Tartara tuto videbis, Moesta, molestaque, flenda timendaque nulla timebis. Turba nefaria perdita gaudia nunc procul ante Iudicium videt ; hinc flet et invidet impia sanctae. Flet quia plurima stat sibi lacrima, gaudia sanctis. Flet quia decidit illaque perdidit ora tonantis. Ut reprobam proba sic modo reproba turba beatam Mutuo conspicit, illaque despicit hanc sibi stratam. Pulcrior est olor ex merula, color albus ab atro, Ex gemitu tonus, ex pice nix, bonus ex reprobato.

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d’évidentes joies ? Eh bien ses joies sont tristes, ou même nulles ! Tu vois, les joies terrestres sont néant en comparaison de celles d’en haut. Les joies célestes, nous allons les voir, nous allons les posséder, les connaître, nous qui aujourd’hui pleurons pour des plaisirs éphémères. Tout ce qui est caché sera exposé à la vue de tous : nos membres individuels seront comme des yeux. Les yeux des justes percevront ce qui est caché comme ce qui est à découvert, car Dieu sera leur claire vision. Nous regarderons les visages et pénétrerons nos propres secrets. Tu n’auras rien à craindre ; en pleurant tu dévoileras à la vue de tous ta honte tenue secrète. Celui-ci connaîtra tes péchés, toi les siens, et ce ne sera pas un déshonneur. La plus gracieuse grâce, la main souveraine, s’ouvrira ici pour toi. Plus tes blessures auront été profondes, plus ton mal aura été cruel, et plus la guérison sera avérée et manifeste. Tout ce qui est fermé s’ouvrira devant toi, rien ne fera plus obstacle. Tu sais imaginer le bonheur, mais tu auras bien plus, je te l’assure. Tu avanceras plus fort que l’univers, plus rapide qu’un clin d’œil, tu paraîtras assez puissant pour renverser le monde, et sans te forcer ! Tu seras l’égal des êtres d’en-haut, tu les imiteras en action, tu les suivras en intelligence. Et tu verras la face du Père10. Comme cela est bon à entendre !

Tu seras dans les cieux et tu verras au-dessous de toi le sombre Tartare11, mais sans danger, sans rien craindre de ses afflictions, douleurs, lamentations et épouvante. La multitude réprouvée, en attente de jugement, voit de loin désormais les joies perdues ; cette foule impie est en pleurs et envie la sainte assemblée. Elle pleure, voyant que pour elle, c’est beaucoup de larmes, et pour les saints, beaucoup de joie. Elle pleure parce qu’elle est tombée et qu’elle a perdu la face de Dieu12. Comme la foule des justes voit celle des réprouvés, ainsi la multitude des réprouvés regarde celle des bienheureux ; et ceux-ci jettent un regard de dédain sur ceux-là, terrassés au-dessous. Le cygne est plus beau que le merle, le blanc plus que la couleur noire, le chant plus que le gémissement, la neige plus belle que la poix, ainsi le juste en comparaison du réprouvé !

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Nec bona filia matre fit anxia, nec patre natus. Illa stat, haec ruit, hic bona fert, luit ille reatus. Ut placet aequore nunc tibi cernere ludere pisces, Sic apud infera nec tua viscera visa gemisces.

Curre vir optime, lubrica reprime, praefer honesta, Fletibus angere, flendo merebere coelica festa, Luce replebere iam sine vespere, iam sine luna ; Lux nova, lux ea lux erit aurea, lux erit una. Cum sapientia sive potentia patria tradet Regna patri sua, tunc ad eum tua semita vadet, Tunc nova gloria pectora sobria clarificabit, Solvet aenigmata veraque Sabbata continuabit. Liber ab hostibus et dominantibus ibit Ebraeus, Liber habebitur et celebrabitur hinc iubilaeus. Patria luminis inscia turbinis, inscia litis, Cive replebitur, amplificabitur Israhelitis. Patria splendida terraque florida, libera spinis, Danda fidelibus est ibi civibus, hic peregrinis. Tunc erit omnibus inspicientibus ora tonantis Summa potentia, plena scientia, pax rata sanctis ; Pax erit omnibus illa fidelibus, illa beata, Inresolubilis, invariabilis, intemerata ; Pax sine crimine, pax sine turbine, pax sine rixa, Meta laboribus atque tumultibus, anchora fixa. Pax erit omnibus unica, sed quibus ? immaculatis, Pectore mitibus, ordine stantibus, ore sacratis. Pax ea pax rata, pax superis data, danda modestis, Plenaque vocibus atque canoribus atria festis. Hortus odoribus affluet omnibus hic paradisus, Plenaque gratia plenaque gaudia, cantica, risus, Plena redemptio, plena refectio, gloria plena,

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La bonne fille ne s’inquiète pas pour sa mère, ni le bon garçon pour son père. Mais il se peut que la fille tienne ferme et que ce soit la mère qui tombe, ou que le fils soit récompensé et que le père doive expier ses fautes. Eh bien comme il te plaît aujourd’hui de voir jouer des poissons dans la mer, ainsi voyant dans les enfers ta propre chair, tu ne gémiras pas ! Dépêche toi, excellent homme, réprime le mal, donne la préférence au bien, n’étouffe pas tes sanglots. Par tes larmes, tu mériteras les fêtes célestes. Alors tu seras rempli d’une lumière qui ne connaît ni soir ni lune ; lumière nouvelle, lumière d’or, lumière unique. Quand la Sagesse ou la Puissance remettra ses royaumes ancestraux au Père13, alors ton chemin te mènera vers Lui. Une gloire nouvelle illuminera les cœurs justes, donnera la solution des énigmes et continuera les vrais Sabbats. L’Hébreu s’en ira libéré de ses ennemis et de ses maîtres, il sera libre et alors on célébrera le Jubilé14.

Le pays de lumière, le pays qui ne connaît ni trouble ni dispute, sera peuplé de citoyens, il sera rempli par les fils d’Israël. La patrie resplendissante, terre de fleurs, sans épines, tenue ici par des étrangers, sera donnée là aux fidèles citoyens15. Alors pour tous les saints qui contemplent la face de Dieu, ce sera le pouvoir éminent, la pleine connaissance, la paix assurée. Pour tous les fidèles, ce sera la paix, paix bienheureuse, indestructible, immuable, intangible ; paix sans péché, paix sans trouble, paix sans dispute, fin de toute peine et de toute agitation, ancre fixe. Paix pour tous. Paix incomparable, pour qui ? Pour ceux qui sont sans tache, pour les humbles de cœur, pour ceux qui persévèrent dans leur ordre, ceux dont la parole est sainte16. La paix donnée à ceux-là, cette paix, la paix inaltérable, sera donnée aux humbles. Alors les maisons seront remplies de voix joyeuses et de chants de fêtes. D’agréables parfums embaumeront ce jardin de paradis. Pleine beauté, pleine joie, chants et rires ; pleine rédemption, pleine restauration, pleine gloire.

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Vi, lue, luctibus aufugientibus, exule poena. Nil ibi debile, nil ibi flebile, nil ibi scissum ; Res ibi publica, pax erit unica, pax in idipsum. Hic furor, hic mala scismata, scandala, pax sine pace ; Pax sine litibus et sine luctibus in Sion arce. O sacra potio, sacra refectio, visio pacis, Mentis et unctio, non recreatio ventris edacis. Hac homo nititur, ambulat, utitur, ergo fruetur. Pax rata, pax ea spe modo, postea re capietur. Iesus erit pius et decor illius esca beatis, Pascua mentibus hanc sitientibus ac satiatis. Et sitiens eris et satiaberis hac dape vitae In neutro labor ; una quies, amor unus utrinque. Civibus aetheris associaberis, advena civis. Hic tuba, pax ibi, vita manens tibi qui bene vivis. Hic erit omnibus una fidelibus ultima coena. Tunc cumulabitur atque replebitur illa sagena. Denique piscibus integra pluribus, integra magnis Glorificabitur, hic removebitur anguis ab agnis, Scissa ruentibus, integra stantibus integritate. Inde cremabitur, hinc solidabitur, O Deus a te, Gens nova, grex novus, et numerus bonus ille bonorum Ierusalem petet ; hic dat, ibi metet ordo piorum. Grex erit inclytus hoc patre praeditus, hoc duce nixus, Qui tulit omnia sanguine noxia, rex crucifixus. Grex sacer ordine, splendidus agmine, lumine plenus, Vivet eo duce, qui tulit in cruce, rex Nasarenus. Pastus odoribus interioribus, atque superno Nectare dulcia protrahet ocia perpete verno. Per sacra lilia, perque virentia germina florum Exspaciabitur ac modulabitur ordo piorum, Pectora plausibus atque canoribus ora parabit, Dum sua crimina lapsaque pristina stans memorabit. Quo fuit amplior error, iniquior actio mentis, Laus erit amplior, hymnus et altior hanc abolentis, Unica cantio ; tunc miseratio plena tonantis. Laus erit unica pro stipe coelica praemia dantis, 82

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Violence, corruption, chagrins s’enfuient, la souffrance est bannie. Là, plus aucune faiblesse, aucune tristesse, aucune séparation ; là, ce sera le bien commun, la paix unique, la paix en tant que telle. Ici, c’est la folie, malheureux schismes, scandales, paix sans la paix ; mais sur les hauteurs de Sion17, ce sera la paix sans disputes, sans contrariétés. Ô boisson sainte, réconfort sacré, vision de paix, onction de l’âme, non pas satisfaction d’un appétit vorace ! L’homme s’appuie sur cette paix, il la parcourt, la pratique, y trouve sa joie. Cette paix, paix inaltérable, aujourd’hui espérée, sera effectivement possédée. Jésus plein de bonté sera dans toute sa magnificence nourriture pour les bienheureux, aliment pour les âmes qui le désirent comme pour celles dont le désir est satisfait. Tu auras un désir ardent de ce banquet de vie et tu en seras rassasié ; en ceci ou en cela, nulle peine, mais un seul repos, un seul amour. Toi, aujourd’hui étranger, tu seras alors citoyen avec les citoyens des cieux. Ici, c’est la trompette de guerre ; là-bas, pour toi vivant dans la droiture, ce sera paix et vie éternelle. Voici pour tous les fidèles l’unique et dernière Cène. Enfin ce grand filet de pêcheur sera rempli et débordant ; il ne se rompra pas sous le nombre et la taille des poissons18, il sera glorifié ; le serpent sera écarté des agneaux. Et voilà ce filet déchiré pour ceux qui tombent, intact pour ceux qui tiennent bon ! D’un côté, on brûlera ; de l’autre côté, un nouveau peuple, un nouveau troupeau, ô Dieu, sera affermi par Toi, et cette belle multitude de justes montera à Jérusalem ; ici le peuple fidèle sème, là-bas, il récoltera. Ce sera le glorieux troupeau, ayant le Père avec lui, marchant à la suite de son Guide, le Roi crucifié qui a enlevé tous les péchés par son sang. Le troupeau dans un ordre sacré, resplendissant dans sa marche, plein de lumière, vivra sous la conduite de Celui qui a souffert sur la croix, le Roi de Nazareth. Nourri des parfums intérieurs et du nectar céleste, il vivra un doux repos dans un printemps sans fin. Parmi les lys sacrés, au milieu des fleurs épanouies, les justes se promèneront et ils danseront, disposant leurs cœurs à l’allégresse et leurs lèvres aux chansons, tout en se rappelant leurs péchés et leurs fautes d’autrefois. Plus l’égarement aura été grand, plus l’action de l’esprit aura été injuste, et plus grande sera la louange, et plus haut s’élèvera l’hymne, le chant incomparable à Celui qui les libère. Total sera alors le pardon du Tout Puissant. Et ce sera la louange sans pareille à Celui qui, en échange du bois de la croix,

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Pro stipe praemia, pro cruce gaudia, pro nece vita ; Illa tenebitur, unde replebitur Israhelita. Hic breve vivitur, hic breve plangitur, hic breve fletur. Non breve vivere, non breve plangere, retribuetur. O retributio, stat brevis actio, vita perennis ;

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O retributio, coelica mansio stat lue plenis. Quid datur ? Et quibus ? Aether egentibus et cruce dignis, Sidera vermibus, optima sontibus, astra malignis. Coelica gratia luminis omnia non modo donat, Sed super aethera suscipe viscera tanta coronat. Omnibus unica coelica gratia retribuetur, Omnibus omnibus ulcera flentibus accipietur. Tunc rosa sanguine, lilia virgine mente micabunt, Gaudia maxima te pia lacrima te recreabunt. Nunc tibi tristia, tunc tibi gaudia, gaudia quanta, Vox nequit edere, lumina cernere, tangere planta. Post nigra, post mala, post fera scandala quae caro praestat, Absque nigredine lux, sine turbine pax tibi restat. Sunt modo proelia, postmodo praemia, qualia ? plena, Plena refectio nullaque passio, nullaque poena. Spe modo vivitur, et Sion angitur a Babylone ; Nunc tribulatio, tunc recreatio, sceptra, coronae. Ergo Rachel Lea tunc patriae via, Martha Mariae, Ira Saul David, Assyrii Iudith, Achab Eliae Cedet, et omnia mitibus obvia, spes speciei, Semina fructibus et sonus actibus, umbra diei. Qui modo creditur, ipse videbitur atque scietur, Ipse videntibus atque scientibus attribuetur. Plena refectio, tunc pia visio, visio Iesu ; Hunc speculabitur, hoc satiabitur Israel esu, Hoc satiabitur, huic sociabitur in Sion arce. O bone Rex, ibi nullus eget tibi dicere «Parce». Cor miserabile, corpus inutile non erit ultra, Nulla cadavera nullaque funera, nulla sepulcra ; 84

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accorde le ciel en récompense. Récompense au lieu du bois d’infamie, joie au lieu de la torture, vie au lieu de la mort. On possèdera cette vie, celle dont l’Israélite doit être comblé. Ici-bas on vit peu de temps, on se lamente un petit moment, on pleure un court instant. La récompense, ce sera de vivre, et non pas un bref instant ; ce sera de ne pas pleurer, même un petit moment. Ô récompense ! ici une brève action, et c’est la vie éternelle. Ô récompense ! pour des êtres pleins de corruption, voilà une demeure céleste. Qu’est-ce qui est donné ? Et à qui ? Le ciel pour les pauvres et ceux qui méritent la potence, les constellations pour des vers de terre, les meilleures choses pour des criminels, les étoiles pour des méchants. Non seulement la grâce céleste accorde toute lumière, mais – écoute cette merveille – elle couronne notre chair au-dessus des cieux19. La grâce sans pareille du ciel sera la récompense pour tous ; tous la recevront, tous ceux qui pleurent leurs blessures. Alors la rose rouge comme le sang et le lys d’un blanc virginal étincelleront, et toi, juste larme, les plus grandes joies te feront revivre. Pour le moment, tu es dans la peine, ensuite tu auras la joie, une joie si intense que la voix ne peut l’exprimer, que l’œil ne peut la voir, que le pied ne peut l’atteindre. Après les ténèbres, après les maux, après les méchants scandales de la chair, lumière sans obscurité, paix sans trouble, t’attendent. Aujourd’hui ce sont les combats, après, viennent les récompenses. Quelles récompenses ? Plénitude. Total réconfort, plus aucune souffrance, aucune peine. Nous vivons maintenant dans l’espérance, et Sion est tourmentée par Babylone20 ; aujourd’hui c’est l’épreuve, mais ensuite voilà la renaissance, le sceptre et la couronne. Alors Léa laissera la place à Rachel, le chemin à la patrie, Marthe à Marie21, la colère de Saül à David22, les Assyriens à Judith23, Achab à Élie24. Toute résistance cessera devant les humbles. L’espérance laissera place à la vision, la semence au fruit, la parole à l’action, l’obscurité au jour. Celui en qui nous espérons, nous le verrons, nous le connaîtrons ; le voyant, le connaissant, il nous sera donné. Pleine restauration, bienheureuse vision, vision de Jésus ; Israël le contemplera et sera rassasié de cette nourriture ; il sera rassasié de Lui, avec Lui il demeurera sur les hauteurs de Sion. Ô Roi plein de bonté, là, personne n’a besoin de te dire : “Aie pitié”. Il n’y aura plus de cœurs misérables ou de corps déchus, plus de cadavres, plus d’enterrements, plus de tombes ; et, ce qui est encore plus heureux,

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Quodque beatius est, mala longius omnia fient. Ob tua crimina, iam tua lumina non madefient, Flendaque gaudia blandaque praelia carnis abibunt. Fraus, probra, iurgia, quid moror ? Omnia prava peribunt, Nulla gravamina, iam cruciamina nulla timebis : Nulla nefaria, nulla nocentia, nil grave flebis. Quae cruce se terit, haec caro flos erit, haecque favilla Non erit amplius unde sit anxius ille vel illa. Nec stipe pascere, nec prece flectere, quem quis egebit, Nec lue perditus aut nece territus aut cruce flebit. Flendo merebere gaudia sumere, sumere vitam Nec stipe, nec prece, nec lue, nec nece, nec cruce tritam. Coelica copia, coelica gloria compatefiet, Lux nova mentibus, et Deus omnibus omnia fiet. Gens bene vivida vitaque florida, fons David undans Lux erit aurea, terraque lactea, melle redundans. Lux ea vespere, gens lue funere vita carebit. Iesus habebitur, ipse tenebitur, ipse tenebit. Lux erit illius, illius unius esca benignis, Absque cibo cibus his proprie quibus est cor ut ignis. Hunc speculabimur, et saturabimur hunc speculando, Cum chorus infimus, astra replebimus agmine sancto. Spe modo nitimur, ubere pascimur hic, ibi pane. Nox mala plurima dat, dabit intima gaudia mane, Gaudia passio, regna redemptio, crux sacra portum, Lacrima plaudere, poena quiescere, terminus ortum, Iesus amantibus afferet omnibus alta trophaea ; Iesus amabitur atque videbitur in Galilaea. Mane videbitur, umbra fugabitur, ordo patebit, Mane nitens erit, et bona qui gerit ille nitebit. Tunc pia sentiet auris et audiet, «Ecce tuus Rex. Ecce Deus tuus, ecce decor suus hic stat, abit lex». Pars mea, Rex meus, in proprio Deus ipse decore Visus amabitur, atque videbitur auctor in ore. Tunc Iacob Israel, et Lea tunc Rachel efficietur. Tunc Sion atria pulchraque patria perficietur. O bona patria, lumina sobria te speculantur, Ad tua nomina, sobria lumina collacrimantur ; Est tua mentio pectoris unctio, cura doloris, 86

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tous les maux seront éloignés. Alors tes yeux ne pleureront plus à cause de tes péchés ; les joies lamentables, les séductions et les combats de la chair cesseront. Tromperie, injures, disputes – pourquoi continuer ? – tous les maux disparaîtront. Tu n’auras aucun ennui, aucun tourment à craindre, aucun méfait, aucune nuisance, rien de grave à déplorer. Cette chair qui s’épuise dans l’épreuve sera fleur épanouie, et cette cendre qui angoisse tout un chacun ne sera plus. Personne n’aura besoin de nourrir un autre par des aumônes, ou à le fléchir par des supplications, personne ne pleurera, perdu dans la déchéance ou terrifié par la mort ou la souffrance. C’est par tes pleurs que tu mériteras de recevoir la joie, de recevoir la vie, une vie qui ne sera pas abîmée par l’argent, les sollicitations, la corruption, la mort, la souffrance. L’abondance céleste, la gloire céleste sera dévoilée, lumière nouvelle pour nos esprits, et Dieu sera tout en tous25. Il y aura un peuple pleinement vivant et une vie florissante, source de David ruisselante26, lumière d’or, terre regorgeant de lait et de miel27. Cette lumière n’aura pas de soir, ce peuple n’aura pas de misère, cette vie n’aura pas de mort. Il y aura Jésus que nous tiendrons et qui nous tiendra. Sa lumière, à Lui, l’Unique, sera la nourriture des bienheureux, aliment sans aliment, pour ceux dont le cœur est comme du feu. Nous le verrons et en le voyant nous serons rassasiés, tandis que, modeste chœur, nous remplirons les cieux en sainte procession. Maintenant, c’est sur l’espérance que nous prenons appui ; ici nous sommes nourris de lait, là-bas ce sera de pain28. La nuit apporte bien des maux, le matin ramènera la joie profonde ; la passion apportera la joie, la rédemption introduira au Royaume, la sainte croix offrira le port, les pleurs ramèneront l’allégresse, la peine produira l’apaisement, l’aboutissement ouvrira le commencement. Jésus apportera de sublimes trophées à ceux qui l’aiment ; Jésus sera aimé et apparaîtra en Galilée29. L’aube apparaîtra, l’obscurité se dissipera, l’ordre se manifestera, le matin brillera et Celui qui apporte le bonheur rayonnera. Alors l’oreille fidèle percevra et entendra : “Voici ton Roi, voici ton Dieu, voici sa splendeur, la loi n’a plus cours”30. Mon héritage, mon Roi, Dieu lui-même vu dans sa propre splendeur sera aimé, et le Créateur sera vu face à face. Alors Jacob deviendra Israël et Léa deviendra Rachel. Alors les parvis de Sion et la superbe patrie auront atteint leur perfection.

Ô heureux pays31, les yeux des justes te contemplent ; en entendant ton nom, les yeux des justes se remplissent de larmes. Rappeler ton nom est une onction pour le cœur, remède à la peine, feu d’amour pour les

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Concipientibus aethera mentibus ignis amoris. Tu locus unicus illeque coelicus es Paradisus. Non ibi lacrima, sed placidissima gaudia, risus. Est ibi consita laurus et insita cedrus hysopo ; Sunt radiantia iaspide moenia, clara pyropo. Hinc tibi sardius, inde topazius, hinc amethystus ; Est tua fabrica concio coelica, gemmaque Christus, Lux tua mors crucis, atque caro ducis est crucifixi. Laus, benedictio, coniubilatio personat ipsi. Dos tibi florida gemmaque lucida Rex Nasarenus, Iesus homo-Deus, annulus aureus, hortus amoenus, Ianua, ianitor, ipseque portitor ipseque portus. Ipse salutifer est tibi lucifer, arrha-vir, ortus. Tu sine littore, tu sine tempore, fons modo rivus, Dulce bonis sapis, estque tibi lapis undique vivus. Ipse tuus Deus et lapis aureus est tibi murus, Inviolabilis, insuperabilis, haud ruiturus. Est tibi laurea, dos datur aurea, sponsa decora, Primaque principis oscula suscipis ; inspicis ora, Candida lilia viva monilia sunt tibi, sponsa ; Agnus adest tibi sponsus, ades sibi tu speciosa ; Pax tua praemia conditor atria, crux sacra portae, Ars tua plaudere, munera vivere iam sine morte. Tota negocia cantica dulcia, dulce sonare, Tam mala debita, quam bona praebita coniubilare. Sors tua gaudia sine carentia, nil dare triste, Lex tua psallere, «gloria» dicere, «Laus tibi Christe». Urbs Sion urbs bona, patria consona, patria lucis, Ad tua gaudia corda soles pia ducere dulcis. Ierusalem, pia patria, non via, pulcra platea, Ad tua munera fit via dextera Pythagoraea. Urbs Sion aurea, patria lactea, cive decora, Omne cor obruis, omnibus obstruis et cor et ora. Nescio, nescio quae iubilatio, lux tibi qualis, Quam socialia gaudia, gloria quam specialis Laude studens ea tollere mens mea, victa fatiscit. O bona gloria, vincor in omnia laus tua vicit. Sunt Sion atria coniubilantia, martyre plena, Cive micantia, principe stantia, luce serena. 88

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âmes qui pensent au ciel. Tu es le lieu unique, tu es le paradis céleste. Là, plus de larmes mais joie paisible et gaieté. Là, le laurier, et le cèdre avec l’hysope32. Tes murs sont étincelants de jaspe et rayonnants de bronze. De ce côté la sardoine, d’un autre côté, la topaze, ailleurs l’améthyste33. Ton ouvrage, c’est l’assemblée céleste ; ton joyau, c’est le Christ ; ta lumière, c’est la mort sur une croix et la chair du Maître crucifié. Que louange, bénédiction, jubilation retentissent pour Lui. Ta dot éclatante, ton étincelante pierre précieuse, c’est le Roi de Nazareth, Jésus, l’Homme-Dieu, l’Anneau d’or, le Jardin de délices. Il est la Porte et il est le Portier34, Il est le Batelier-passeur et le Port d’arrivée. Pour toi, Il est la bienfaisante Etoile du matin, le Garant, le Soleil Levant. Toi sans rives, toi hors du temps, source devenue ruisseau, tu as un goût de douceur pour les élus, et partout autour de toi est la Pierre Vivante35. Dieu lui-même est ta pierre d’or et ton rempart, indestructible, infranchissable, assuré de ne jamais être abattu.

On te donne une dot de laurier, une dot d’or, ravissante Épouse36, et tu reçois les premiers baisers du Prince ; tu vois sa face, les lys d’un blanc éclatant forment ton vivant collier, ô toi l’Épouse. L’Agneau, ton Époux, se tient auprès de toi, et tu es toute belle, à son côté37. La paix est ta récompense, le Créateur est ta maison, la sainte croix est la porte. Ton art c’est l’acclamation de joie ; ton office, maintenant, c’est la vie sans la mort ; ta seule tâche, ce sont les doux cantiques, les douces mélodies, pour te réjouir à la fois des maux mérités et des bienfaits accordés ; ton lot, c’est la joie sans mélange, sans aucune tristesse ; ta loi, c’est de chanter “Gloire”, de proclamer “Louange à Toi, ô Christ”38. Cité de Sion, noble cité, pays d’harmonie, pays de lumière, terre de douceur, tu conduis les cœurs fidèles vers tes joies. Jérusalem, tu es la patrie bénie, non plus le chemin. Une belle avenue, la voie de droite de Pythagore39, est la voie pour atteindre tes dons. Cité de Sion, cité d’or40, pays découlant de lait, magnifique par tes habitants, tu combles tous les cœurs, tu réduis au silence les cœurs et les lèvres. Je ne sais pas, je ne sais pas dire une telle jubilation, une telle lumière, un si joyeux compagnonnage, une si merveilleuse gloire. M’efforçant d’exalter ceci dans la louange, mon esprit est vaincu, épuisé. Ô noble gloire, je suis dépassé, ta louange est victorieuse en tout. Les parvis de Sion sont dans la jubilation, avec tous ses martyrs, avec la foule scintillante de ses citoyens, la présence du Prince, et la paisible lumière. Là, de plantureux

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Sunt ibi pascua mitibus afflua praestita sanctis. Regis ibi thronus agminis et sonus est epulantis, Gens duce splendida, concio candida vestibus albis ; Sunt sine fletibus in Sion aedibus, aedibus almis. Sunt sine crimine, sunt sine turbine, sunt sine lite, In Sion arcibus editioribus Israhelitae. Pax ibi florida, pascua vivida, viva medulla ; Nulla molestia, nulla tragoedia, lacrima nulla. O sacra potio, sacra refectio, pax animarum ; O pius, O bonus, O placidus sonus, hymnus earum. Sufficiens cibus est Deus omnibus ipse redemptis, Plena refectio propria visio Cunctipotentis. Eius habent satis, his tamen est sitis eius anhela, Absque doloribus, absque laboribus, absque querela. Huic magis, huic minus, ille patens sinus est deitatis, Plurima mansio stat, retributio plurima patris. Luna minoribus ante fit ignibus et sibi Phoebus, Praeest ea noctibus hiique fretantibus, ille diebus. Cernis in aethere plus renitescere sidere sidus ; Sic mediocria summaque praemia credito fidus. Urbs Sion inclyta, gloria debita glorificandis, Tu bona visibus interioribus intima pandis, Intima lumina, mentis acumina te speculantur, Pectora flammea, spe modo, postea sorte lucrantur. Urbs Sion unica, mansio mystica condita caelo, Nunc tibi gaudeo, nunc mihi lugeo, tristor, anhelo. Te, quia corpore non queo, pectore saepe penetro ; Sed caro terrea terraque carnea, mox cado retro. Nemo retexere, nemoque promere sustinet ore, Quo tua moenia, quo capitolia plena nitore ; Id queo dicere, quomodo tangere pollice coelum, Ut mare currere, sicut in aere figere telum. Opprimit omne cor ille tuus decor, O Sion, O Pax ; Urbs sine tempore, nulla potest fore laus tibi mendax. O nova mansio, te pia concio, gens pia munit, Provehit, excitat, auget, identitat efficit, unit. Te Deus expolit, angelus excolit, incolit ordo, Cui cibus additur, et sonus editur a decachordo ; Florida vatibus, aurea patribus es duodenis, 90

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pâturages sont à la disposition des humbles, à la disposition des saints. Là est le trône du Roi, et le bruit de la multitude en fête, et le peuple radieux avec son Seigneur, l’assemblée éblouissante en habits blancs. Dans les demeures de Sion, dans ces vénérables demeures, le peuple ne connaît pas les pleurs. Sur la montagne de Sion, sur ses sommets élevés, le peuple d’Israël est sans péché, sans trouble, sans dispute. Là fleurit la paix ; là sont les verts pâturages, et la moelle de la vie. Aucune inquiétude, aucune tragédie, aucune larme ! Ô saint breuvage, réconfort sacré, paix des âmes ! Comme est bon, plaisant et paisible le son de leurs hymnes ! La nourriture qui satisfait pleinement tous les êtres rachetés, c’est Dieu lui-même ; la plénitude de leur assouvissement, c’est la vision constante du Tout-Puissant. Comblés par Lui, ils restent pourtant assoiffés de Lui, mais sans souffrance, sans peine, sans plainte. Le cœur de Dieu est ouvert, plus pour l’un, moins pour l’autre ; nombreuses sont les demeures, les récompenses du Père. Avant les petites étoiles, se place la lune, et avant elle, il y a Phébus41. La lune préside à la nuit, les étoiles à la mer, et Phébus au jour. Dans le ciel, tu vois briller une constellation plus qu’une autre ; ainsi l’homme de foi admettra qu’il y a de suprêmes récompenses et des récompenses plus ordinaires. Illustre Cité de Sion, gloire destinée à ceux qui seront glorifiés, tu dévoiles tes bienfaits profonds à notre vue intérieure. Nos yeux intérieurs, pénétration de l’esprit, te contemplent ; nos cœurs enflammés te possèdent, aujourd’hui en espérance, et après, ce sera dans la réalité. Cité incomparable de Sion, Demeure mystique établie au ciel, en ce moment je me réjouis pour toi, et en ce moment, je suis dans les larmes, la tristesse, haletant d’un ardent désir ! Ne pouvant te rejoindre avec mon corps, je te rejoins souvent en esprit, mais, chair terreuse ou terre charnelle, je retombe vite en arrière. Personne ne peut dévoiler, personne ne peut dire la splendeur de tes remparts et de tes citadelles. Autant dire que je pourrais toucher le ciel du bout des doigts, ou courir sur la mer, ou planter un javelot dans les airs ! Ta beauté dépasse tous les cœurs, ô Sion, ô Paix ! Cité intemporelle, quand il s’agit de toi, aucune louange ne peut être mensongère. Ô Nouvelle Demeure, l’assemblée fidèle, le peuple fidèle te construit ; c’est toi qu’il continue à édifier, animer, augmenter, parfaire, unifier. Dieu te rend éclatante de beauté, le chœur des anges demeure en toi, festoyant et chantant sur la lyre à dix cordes42 ; tu es resplendissante par tes prophètes, brillante comme l’or par tes

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Clara fidelibus esurientibus hic, ibi plenis ; Sunt tibi lilia, pura cubilia virginitatis, Est rosa sanguine, purpura lumine sobrietatis ; Teque patrum chorus ornat, et est torus immaculatus, Sacraque victima sacraque lacrima, poena reatus. Rex tibi praesidet et tua possidet atria magnus, Qui patris unicus est leo mysticus, et tamen agnus. Rex tibi filius unicus illius ille Mariae, Stirps sacra virginis, auctor originis osque Sophiae. Hic sapientia linguaque patria, patria dextra. Continet arbiter omnia sub, super, intus et extra, Astra regit Deus, astra cinis meus audet in illo, Qui quasi propria continet omnia facta pugillo. Cum patre filius atque paraclitus aequus utrique, Omnia continet, omnibus eminet, omnis ubique. Hunc bene quaerimus, ergo videbimus, immo videmus. Hunc speculabimur, hoc satiabimur, hunc sitiemus. Cernere iugiter atque perenniter ora tonantis Dat lucra iugia, perpetualia, dat lucra sanctis. O sine luxibus, O sine luctibus, O sine lite, Splendida curia, florida patria, patria vitae, Urbs Sion inclyta, patria condita littore tuto, Te peto, te colo, te flagro, te volo, canto, saluto. Nec meritis peto, nam meritis meto morte perire, Nec reticens tego, quod meritis ego filius irae ; Vita quidem mea, vita nimis rea, mortua vita, Quippe reatibus exitialibus, obruta, trita. Spe tamen ambulo, praemia postulo, speque fideque, Illa perennia postulo praemia nocte dieque. Me Pater optimus atque piissimus ille creavit, In lue pertulit, ex lue sustulit, a lue lavit. Spes mihi plurima, spes validissima stat, stet in ipso, Qui sua lumina post tua crimina praebet abysso. Dum sua suppleo robora, gaudeo ; dum mea, ploro, Cum sibi gaudeo, tum mihi defleo, flere laboro. Dum sua cogito viscera, suscito gaudia cordis ; Dum mea sordida, mens iacet algida, conscia sordis. Magna potentia, maxima gratia laxet iniquo Magna piacula, maxima vincula daemone victo, 92

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douze Patriarches, éclatante de lumière par tes fidèles, ici pleins d’un ardent désir et là totalement rassasiés. Pour toi les lys, couches immaculées de la virginité, et la rose couleur de sang, lumière pourpre de la sagesse. Le chœur des Patriarches te magnifie ! Et voici l’alliance sans tache, la victime sainte, les saintes larmes, la peine pour la faute. Le Grand Roi préside et demeure en tes parvis, Lui qui est l’unique Fils du Père, le Lion mystique et pourtant aussi l’Agneau43. Ton Roi, c’est le Fils unique de Marie, le saint descendant de la Vierge, Auteur de la Création, Bouche de la Sagesse. Il est Sagesse et Parole du Père, il est la Droite du Père. Comme Juge, tout dépend de Lui, ce qui est au-dessous, au-dessus, au-dedans et au-dehors44. Dieu régit les étoiles, et mes cendres se permettent d’aspirer aux étoiles, en Lui qui tient comme dans son poing toutes les créatures. Lui le Fils, avec le Père, et avec le Paraclet45 égal aux deux, Il contient tout. Il est au-dessus de tout, en tout et partout. Si nous le cherchons bien, nous le verrons, ou plutôt nous le voyons. Nous le contemplerons, nous serons rassasiés par Lui et nous aurons soif de Lui. Voir la face de Dieu constamment et éternellement procure aux saints la richesse, constante et éternelle richesse. Ô Cour splendide, Terre éclatante de fleurs, Patrie de la vie, sans outrance, sans larme, sans dispute ! Illustre Cité de Sion, Patrie établie sur un rivage sûr, je te cherche, je t’honore, je brûle pour toi, je te désire, je te chante, je te salue !46 Je te cherche, non en m’appuyant sur mes mérites, car par mes mérites, je récolte la mort. Je ne couvre pas de mon silence le fait que, par mes mérites, je suis fils de colère ; en fait, ma vie, ma trop coupable vie, en réalité une vie de mort, a été écrasée et broyée par de funestes méfaits. Pourtant je marche dans l’espérance, je demande les récompenses, dans la foi et l’espérance ; nuit et jour, je demande ces récompenses éternelles. Le Père, plein de bonté et de bienveillance, m’a créé ; de la boue il m’a fait, de la boue il m’a sorti, de la boue il m’a lavé. Ma grande espérance, ma très ferme espérance est en Lui. Que ton espérance soit donc en Lui qui, après tes péchés, offre sa lumière au fond de ton abîme. Je suis dans la joie quand je m’appuie sur sa force, je suis dans l’affliction quand je prends appui sur moi-même. En Lui je me réjouis, sur moi-même je pleure, je souffre et je pleure. Quand je pense à sa bonté, aussitôt la joie est dans mon cœur. Quand je vois mon indignité, mon âme, consciente de sa bassesse, est refroidie. Que la grande puissance et suprême grâce libère l’homme injuste de ses grands péchés et de ses énormes chaînes, par la victoire sur le

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Gratia coelica sustinet unica totius orbis Parcere sordibus interioribus, unctio morbis ; Diluit omnia, coelica gratia, fons David undans Omnia diluit, omnibus affluit, omnia mundans. O pia gratia, celsa palatia cernere praesta, Ut videam bona festaque consona, coelica festa. Non animo coquar aut sequar aut loquar omne profanum ; Iungar habentibus aethera civibus, et sequar agnum. Sim lue pectoris intro carens, foris hoste, labore, Frigore, grandine, carne, libidine, morte, timore. O sine crimine vel sine turbine, patria coeli, Te reus ardeo (plus loquar audeo mente fideli) O mea spes, mea tu Sion aurea, clarior auro, Agmine splendida, stans duce, florida perpete lauro. O bona patria, num tua gaudia teque videbo ? O bona patria, num tua praemia plena tenebo ? Dic mihi, flagito, verbaque reddito, dicque «Videbis». Spem solidam gero ; remne tenens ero ? Dic : «Retinebis». Plaude, cinis meus, est tua pars Deus, eius es et sis. Rex tuus est tua portio, tu sua ; ne sibi desis. Mens mea, mens rea, non tibi pars ea iam rapietur ; Est tibi lacrima pars erit optima, posce, feretur Optima portio, plena refectio, pax rata mentis, Visio numinis oraque luminis omnipotentis. Huic sitis intima sanctaque lacrima spirat, anhelat, Flendo fit hostia, flet sua noxia, flendoque velat, Membra gravans gravat, acta, cor, os lavat et levat aeque, Despicit extima, pulsat ad intima nocte dieque Se flet et improbat, angit, agit, probat, est sibi fornax ; Flendo cor excitat atque reclamitat : «O Sion, O Pax». Est lacrimantibus, esurientibus, exanimatis, Pneuma, refectio, vivificatio, visio Patris. O sacer, O pius, O ter et amplius ille beatus Cui sua pars Deus ; O miser, O reus hac viduatus. Omnis et unica gloria coelica, conditor unus, Muneris est dator, ipse poli sator ipseque munus. Cor fovet illius, illius unius ora videre, Agmina cernere, praemia sumere, lumen habere.

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démon ! Seule la grâce céleste, onction pour un monde malade, peut prendre pitié des profondes misères du monde entier. La grâce céleste peut tout laver, source de David ruisselante ; elle lave tout, elle coule en abondance pour tous, elle purifie tout. Ô grâce bienveillante, donne-moi de voir tes superbes palais. Que je puisse voir les fêtes de bonheur et d’harmonie, les fêtes célestes. Que je ne cherche pas en mon esprit à suivre ou à dire quelque impiété que ce soit. Que je sois uni aux citoyens du ciel et que je suive l’Agneau. Que je sois exempt au-dedans de l’impureté de cœur et libéré au-dehors des ennemis, des peines du froid et de la grêle, des convoitises de la chair, de la crainte de la mort. Ô Patrie céleste, sans péché et sans trouble, moi, pécheur, je brûle pour toi – je dirai plus, avec un esprit confiant – j’oserai dire plus. Tu es mon espérance, toi, ma Sion éclatante d’or, plus brillante que l’or, resplendissante de ta multitude, demeurant avec ton Seigneur, fleurie du laurier éternel ! Ô heureux pays, est-ce que je te verrai, toi et tes joies ? Ô heureux pays, est-ce que j’obtiendrai tes pleines récompenses ? Dis-moi, je t’en supplie, parle et dis-moi : “Tu les verras”. J’ai bien une ferme espérance, mais aurai-je la réalité ? Dis-moi : “Tu l’auras”. Réjouis-toi, ô ma cendre, Dieu est ta part ; toi, tu es à Lui, et sois-le bien ! Ton Roi est ton héritage ; toi, tu es le sien ; ne lui fais pas défaut ! Mon âme, âme pécheresse, cette part ne te sera pas enlevée. Maintenant tu as les larmes, mais après, tu auras la meilleure part47. Demande et tu recevras la meilleure part, le plein réconfort, la paix inaltérable de l’esprit, la vision de la divinité, la face de la Lumière toute-puissante. L’homme en éprouve une soif profonde, il verse de saintes larmes, il est à bout de souffle ; par ses pleurs, il devient offrande, il pleure pour ses fautes, en les pleurant, il les couvre d’un voile ; il mortifie son corps, il lave et élève en même temps son action, son cœur, sa parole ; il dédaigne les biens extérieurs ; nuit et jour, il frappe à la porte intérieure ; il pleure sur lui- même, il s’accuse, il a le cœur serré, se remet en question, s’éprouve, c’est une fournaise pour lui-même ; et voilà que par ses pleurs, il réveille son cœur, et crie de nouveau : “Ô Sion, ô Paix !” Pour ceux qui pleurent, pour ceux qui ont faim, pour ceux qui ont le souffle coupé, voici la respiration, le réconfort, vie nouvelle, vision du Père. Ô saint, ô bon, ô trois fois béni et plus, celui qui possède Dieu ! Ô combien misérable et coupable, celui qui en est privé ! L’entière et unique gloire céleste, le seul Créateur, Celui-là même qui a fait le ciel, c’est le Dispensateur du don et le Don lui-même. Il réchauffe ton cœur pour que tu puisses contempler sa face, celle de l’Unique, que tu puisses voir l’assemblée, recevoir les récompenses, avoir part à sa lumière.

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Gens pia vocibus, impia gressibus, invida morum, Cur male vivitis et bona perditis illa bonorum ? Gens adamantina, saxea germina, germina dura, Quid bona spernitis atque requiritis interitura ? Gens male provida turbaque turbida turbine mortis, Gens foris actibus introque cordibus orba retortis, Quid retro ceditis illaque spernitis intima dona ? Manna relinquitis atque recurritis ad Pharaona. Cur ea quaeritis, unde peribitis, unde ruetis ? Cur pereuntia fine, ruentia morte tenetis ? Turba theatrica, turba phrenetica, quo properatis ? Quo rea pectora, quo rea corpora praecipitatis ? Quid, rogo, spernitis ante requiritis ire retrorsum ? Perdita gens satis, ad scelus os datis, ad bona dorsum. Fluxa manentibus, obruta stantibus, ultima primis, Cur homo praeficis altaque despicis, omnis in imis ? Surge, revertere, tende resurgere, tende reverti, Pande reum reus ; ultor adest Deus, ultor operti. Detege vulnera, detege funera quatriduana, Vulnera detege flendoque contege, percute sana ; Gens Babylonia surgite noxia gaudia flere, Flendo repellere pulsaque tergere, tersa cavere. Hora novissima, lux venit ultima, crimina torrens, Grata sed effera, blanda sed aspera, clara sed horrens. Imminet ultio, mors, tribulatio, qualis ? amara, Luxque iacentibus evigilantibus horrida clara. Qui modo sustinet, arbiter imminet ille, sed ille Versibus editur atque retexitur ore Sibyllae. O tremor omnibus igne ruentibus, his quoque coelis. Rex venit ocius, hunc tremet impius atque fidelis. Hoc duce praemia, iudice gloria percipietur ; Hoc quoque vindice fraus ruet, indice culpa scietur. Mitis atrocior, agnus acerbior, alter at idem Ipse videbitur et famulabitur aether eidem. Aetheris agmina summaque culmina concutientur ; Aether, humus, mare tunc sonitum dare conspicientur Celsa cacumina sunt simul agmina celsa ruenda, Summa vel infera, sol, mare, sidera concutienda. 96

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I, 393-476 : Reprise – Imminence du Jugement. Peuple bon en paroles, impie sur ton chemin, mauvais dans ta conduite, pourquoi vivre si mal et perdre le bonheur des justes ? Race de fer, génération dure comme la pierre, pourquoi rejeter ce qui est bon et rechercher ce qui est périssable ? Peuple irréfléchi, foule emportée dans un tourbillon de mort48, peuple dépourvu d’action au-dehors et de conversion de cœur au-dedans, pourquoi marcher à reculons et mépriser les dons intérieurs ? Vous laissez la manne et vous revenez à Pharaon49. Pourquoi chercher ce qui vous fait tomber et périr ? Pourquoi vous agripper à ce qui tombe dans la mort et finit par disparaître ? Bande de comédiens, foule en délire, où allez-vous si vite ? Où allezvous précipiter vos cœurs coupables, vos corps coupables ? Pourquoi, je me le demande, refusez-vous d’aller de l’avant, pourquoi chercher à reculer ? Race perdue, vous vous tournez vers le mal, vous tournez le dos à ce qui est bien. Pourquoi toi, homme, préfères-tu ce qui passe à ce qui demeure, ce qui tombe à ce qui tient, ce qui est dernier à ce qui est premier ? Pourquoi laisser ce qui est élevé pour ce qui est bas ? Lève-toi, reviens, efforce-toi de te relever, efforce-toi de revenir. Pécheur, découvre ton péché. Dieu condamne le mal qui est caché. Découvre donc tes plaies, découvre le cadavre de quatre jours50, découvre tes plaies, recouvre-les de pleurs, frappe pour guérir. Race de Babylone, levez-vous et pleurez les joies mauvaises. En versant des pleurs, repoussez, lavez tout cela et gardez la place propre. La dernière heure, le dernier jour, arrive, qui brûle le péché ; bienvenu mais terrible, indulgent mais exigeant, lumineux mais épouvantable. Voici la vengeance, la mort, l’épreuve. De quelle sorte ? Amère. Lumière terrible pour ceux qui dorment, lumière éclatante pour ceux qui sont éveillés. Il est proche le Juge qui pour l’instant se retient, Lui qui est proclamé par les vers de la Sibylle51 et révélé par sa bouche. Ô quel ébranlement quand tout va tomber en flammes, même les cieux ! Le Roi arrive tout de suite ; le pécheur et le fidèle sont dans la crainte. Avec ce Seigneur, on va recevoir la récompense ; avec ce Juge, on obtiendra la gloire. Avec ce Juge aussi, le mensonge va prendre fin ; avec ce témoin, la faute sera connue. Il apparaîtra doux et implacable, agneau et rigoureux, autre et le même, et les cieux le serviront. Les constellations du ciel et les plus hautes montagnes seront ébranlées ; les cieux, la terre, la mer feront entendre un bruit de tonnerre ; les hauts sommets et les étoiles d’en haut tomberont ensemble ; sommets et profondeurs, soleil, mer, étoiles, tout sera ébranlé. Celui qui maintenant se tait, pour bien

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Qui modo conticet, ut bene iudicet, ille tonabit ; In mala rugiet, in mala saeviet, in mala stabit. Blandus amantibus, efferus hostibus aspicietur ; Hinc revocabilis, intolerabilis inde feretur. Unius ipsius, his gravis, his pius (O stupor ingens) Vultus habebitur, his miserebitur, illa refringens. Longanimis, bonus, ille ferens onus hic reproborum, Tunc mala puniet ipseque muniet acta bonorum. Hunc meritum teret, hunc pietas feret unica patris, Nec sibi debita, sed sibi praebita gratia gratis. Cum via sordeat, actio langueat una duorum, Hic reprobabitur, ille merebitur alta polorum. Cum via lubrica, cum sit et unica causa duobus, Alter amabitur, alter habebitur hostis et orbus. Plurima pluribus immo vel omnibus hic fit abyssus, Quod bene sumitur hic, bene pellitur ille remissus, Impenetrabilis, irreserabilis, hic labyrinthus. Nos bona corporis, aspicimus foris ; auctor at intus. Corda Deus pia scit, negat impia, iustus utrisque. Quisque tremat sibi, gaudeat et tibi gratia quisque. Quisque scelus fleat atque tremens eat, et tremebundus. Cras ruit ordine, qui stat in agmine nunc quasi mundus. Omnia qui regit, hos premit, hos legit omnipotens Rex. Est hominis via nunc mala, cras pia, nunc rosa, cras fex. Mox rosa fit rubus, ipseque cras lupus haeret ovili. Os homo, cor Deus inspicit, est reus huic, bonus illi. Facta tremat sua quisque, Deus, tua viscera fidat, Fidat, et impia fedaque gaudia flendo relidat.

Ludite, ludite, corpore sospite, gens Babylonis, Ludite, cordibus ad bona segnibus, ad mala pronis. Lux venit ultima quae procul optima vestra fugabit, Vestra palatia, gazophylacia vestra cremabit. Rex veniet pius, et furor ipsius, absque furore, (O tremor intimus) his rigidissimus, his pius ore. Virga ruentibus ordine mentibus, adveniet rex, Stantibus ordine mitior, et sine vindice iudex. 98

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juger, fera éclater son tonnerre. Contre le mal il rugira, contre le mal il sévira, contre le mal il se dressera. On le verra plein de tendresse pour ceux qui l’aiment, terrible pour ses ennemis ; bienveillant pour les uns, inexorable pour les autres. Remarquable prodige ! son unique visage exprimera la dureté pour les uns et la douceur pour les autres. Il aura pitié de ceux-ci, il brisera ceux-là. Ici, plein de patience et de bonté, supportant le fardeau des méchants ; là, punissant le mal et récompensant les actions des justes. Le châtiment écrasera l’un ; l’amour sans pareil du Père exaltera l’autre – grâce qui ne lui est pas due mais qui lui est gratuitement donnée. Bien que deux individus aient un même chemin misérable, une même vie languissante, pourtant l’un sera rejeté et l’autre obtiendra les hauteurs des cieux. Bien que leur chemin soit mauvais et que, pour les deux, la situation soit la même, l’un sera aimé et l’autre considéré comme ennemi et rejeté. Un profond abime s’ouvre ici pour beaucoup, à vrai dire pour tous : c’est le fait que cet individu soit justement accueilli, et que celui-là soit justement abandonné et rejeté ; voilà un labyrinthe impénétrable, inexplicable ! C’est que nous regardons les biens extérieurs, de l’extérieur, mais le Créateur voit l’intérieur. Dieu connaît le cœur droit et rejette l’impie, il est juste pour eux deux. Que chacun tremble pour lui-même, et que chacun se réjouisse de ta grâce. Que chacun pleure son péché et avance dans l’appréhension et la crainte. Celui qui au milieu de la foule semble impeccable aujourd’hui tombe à son tour demain. Le Roi toutpuissant qui régit toutes choses repousse ceux-ci et choisit ceux-là. Le chemin d’un homme est mauvais aujourd’hui, bon demain. Ou bien une rose aujourd’hui, un déchet demain. Bien vite la rose devient ronce ! demain le loup s’attache à la bergerie ! L’homme regarde le visage, Dieu regarde le cœur. Qui est un pécheur pour Dieu peut sembler juste aux yeux de l’homme. Ô Dieu, que chacun soit dans la crainte pour ce qu’il a fait, mais qu’il aie confiance en ton cœur ! Qu’il aie confiance, et que, dans les pleurs, il rejette les joies viles et impies ! Amusez-vous, amusez-vous, race de Babylone, tant que vous êtes en forme ! vous dont le cœur est lent pour le bien et rapide pour le mal, amusez-vous ! Le dernier jour arrive, qui emportera bien loin vos magnifiques possessions et brûlera vos palaces et vos trésors ! Le Roi miséricordieux viendra avec sa violence qui n’est pas notre violence (ô profonde crainte !), sévère pour les uns, plein de bonté pour les autres. Le Roi viendra, avec la baguette pour ceux qui ont failli à leur ordre, mais Juge plein de douceur et sans vindicte pour ceux qui per-

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Iudicium tulit esseque pertulit ante Pilatum ; Iustus id exeret, id tulit, inferet id toleratum. Virgine rex satus, ipse dator datus, ipse patebit. Cur morulas paro ? Carne satum caro cuncta videbit. Turba nefaria cernet et impia quem crucifixit, Cui bene vocibus improperantibus, heu maledixit. Fructus in horrea tendet, et area discutietur, Sumet in omnia secula gaudia cui modo fletur. Gens ruet impia, pars Babylonia nata perire ; Cedet ad aethera pacis, ad infera filius irae.

Tunc cumulabitur atque replebitur illa gehenna, Agmine criminis atque libidinis agmine plena. Huic ibi mitius, huic erit acrius, hinc fuga nulla. Deinde remissio sive redemptio non erit ulla. Hic mala plangite, caetera quaerite, vos genus Evae ; Hic dolor utilis, ordo parabilis hic, ibi «Vae, vae». Fraus ibi vapulat et tumor eiulat, at sine fructu. Flet petulantia, luget inertia perpete luctu. Cor variabile maeret inutile, plorat amarum, Fit sine se, sine spe, sine nomine gens tenebrarum. Quos Veneris modo, pessima postmodo flamma gehennae, Torret, agit, terit, his furit, hos ferit, ultio poenae. Pectora crimine, membra libidine, torrida torret, Falsiloquos premit, in tumidos fremit, omnibus horret. Innovat et necat, integrat et secat, ut moriantur Non morientia corpora, stantia non statuantur, Frigus ut ardeat, ignis ut algeat, idque petatur Hunc fugientibus, hunc repetentibus id fugiatur. Mors ibi plurima, flamma nigerrima, lux tenebrosa, Singula tangere, non pede paupere, non queo prosa ; Ut nequit edere vox, homo prodere laeta bonorum, Sic nequit edere vox, homo prodere moesta malorum. Cui dolus est modo, tortio postmodo dura doloris, Tortio turpia mentis et impia puniet oris.

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sévèrent dans leur ordre. Lui, il s’est soumis au jugement, il a supporté de se tenir devant Pilate. Lui, le juste Juge, il dévoilera cela. Il l’a supporté, il le rendra supportable. Le Roi né d’une Vierge se révèlera luimême comme Celui qui donne et comme Celui qui est donné. Pourquoi m’attarder ? Toute chair le verra, Lui qui est né de la chair. La foule mauvaise et impie regardera Celui qu’elle a crucifié, Celui qu’elle a maudit, hélas, en l’accablant de sarcasmes. Le grain sera étendu dans les greniers et battu sur l’aire52, et celui qui pleure maintenant recevra alors les joies éternelles. La race impie, la part de Babylone née pour périr, tombera ; l’enfant de la paix ira au ciel, le fils de colère en enfer.

I, 477-718 : Représentation du châtiment. L’enfer. Alors cette Géhenne sera chargée, remplie, pleine des troupes du péché et des passions mauvaises, plus douce pour l’un, plus dure pour l’autre, mais sans échappatoire. Après, il n’y aura plus aucune rémission, plus aucune rédemption. Ici-bas, pleurez le mal et cherchez le bien, ô vous enfants d’Ève ! Car ici-bas la peine est utile et une remise en ordre encore possible. Mais là-bas : “Malheur, malheur !” Là-bas, la tromperie est fustigée, l’orgueil est en pleurs, mais c’est en vain. L’insolence se lamente, l’indolence gémit en une continuelle affliction. Le cœur inconstant se chagrine, le cœur amer se lamente, mais c’est inutile. Le peuple des ténèbres est sans substance, sans espérance, sans nom. Ceux qui aujourd’hui brûlent de la flamme de Vénus, la terrible flamme de la Géhenne, peine et châtiment, les brûlera, les poursuivra, les épuisera, se déchaînera, les frappera. Elle brûle les cœurs desséchés par le péché, les corps séchant de concupiscence, elle écrase les menteurs, gronde contre les orgueilleux, elle est redoutable pour tous. Elle renouvelle et fait mourir, réunit et divise, de sorte que les corps sans mourir soient soumis à la mort, que ceux qui tiennent ne tiennent pas, que le froid soit brûlant et le feu glacé, que ceux qui échappent à l’un tombent dans l’autre. Là, c’est la mort totale, une flamme très noire, une lumière de ténèbres. Je ne peux pas donner des détails, pas plus dans mes pauvres vers qu’en prose. Comme la voix ne peut dire et comme l’homme ne peut exprimer la joie des justes, ainsi la voix ne peut dire et l’homme ne peut exprimer l’affliction des méchants. Celui qui aujourd’hui est un imposteur subira demain le dur tourment de la peine, en punition de la bassesse de son esprit et des impiétés de sa bouche. La punition sera assurément comme

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Ut flagra scilicet ultio duplicet in mala gesta, Pectora devoret ossaque perforet intus et extra.

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Audiat hoc pius ut stet, et impius ut cito surgat. Stare timor creat huncque statu beat, hunc lue purgat. Poena iacentibus inferet auribus ultima sensum, Veraque lacrima plectet ad ultima cor reprehensum, Quos scelus alligat hic, ibi colligat ultio plectens, Mollia mollibus, improbioribus improba nectens. Nunc levis actio, tunc ligat ultio sordidiores Sordidioribus, improbioribus improbiores. Criminis agmina quomodo sarcina stricta ligantur, Et quia sunt sine fructificamine, ligna cremantur. Sunt sine fructibus interioribus, arida ficus, Ramus inutilis, immo cremabilis, utpote siccus. Sunt caro terrea terraque carnea, grex reproborum, Prava creatio, mixta ligatio fasciculorum, Postmodo fletibus, hic modo risibus excipiuntur. Mortis in ignibus inque doloribus haud moriuntur. Quantaque crimina sunt, cruciamina tanta malignis ; Cum mala plurima, tum duo pessima frigus et ignis, Sed neque levius est neque mitius illud ab isto ; Corpora cordaque crux premit utraque vindice Christo. Temporis hic focus est ad eum iocus umbraque dictus. Est levis ignibus iste perennibus, et quasi pictus. Hic ita plurimus, hic ita maximus ignis habetur, Ut neque fluctibus aequoris omnibus opprimeretur. Frigora sunt ea tanta quod ignea sarcina montis Inde gelasceret ; haec mala perferet actio sontis. Lumina, tempora, frons, labra, pectora, viscera, mammae, Os, gula, mentula cruraque pabula sunt ibi flammae. Flent ibi lumina, flent sua crimina transita pridem, Foetor et horridus, et grave foetidus horror ibidem. Visio daemonis illaque Gorgonis ora rigescunt ; Omnibus omnia foeda vel impia facta patescunt. Gens mala vermibus haud morientibus instimulatur, Atque draconibus igne flagrantibus excruciatur. Vermis in ignibus ille realibus est ita vivens, Sicut in aequore piscis, et haec fore sic, lego scribens, Crux, flagra, malleus, ignis et igneus est ibi torrens. 102

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des coups répétés contre les mauvaises actions, dévorant les cœurs à l’intérieur, transperçant les os à l’extérieur. Que l’homme entende bien ceci, le juste pour persévérer, et l’impie pour vite se relever. La crainte fait que l’on tient ferme, elle est bénédiction pour celui-ci, purification du péché pour celui-là. Le dernier châtiment ouvrira les oreilles de ceux qui n’écoutent pas, et de vraies larmes enfin fléchiront les cœurs engourdis. Ceux que le péché enchaîne ici-bas, une dure punition les rassemble là-bas : les jouisseurs avec les jouisseurs, les dépravés avec les dépravés. A présent une vie frivole les associe, ensuite le châtiment les réunit : les gens grossiers avec les gens grossiers, les dépravés avec les dépravés. Les troupes des péchés sont liées en fagot bien serré, et, puisqu’ils ne portent pas de fruits, ils sont brûlés comme du bois. Ils ne portent pas de fruits intérieurs, comme le figuier desséché53, branches inutiles, bois sec juste bon à être brûlé ! Ils sont chair terreuse, terre charnelle, bande de réprouvés, création dévoyée, mélange de petits fagots à brûler. Ils rient maintenant, mais après, ils vont pleurer. Et ils ne vont pas du tout mourir dans les flammes et les douleurs de la mort. Les tourments des méchants sont en proportion de leurs péchés ; ils sont nombreux mais les deux plus mauvais sont le froid et le feu ; l’un n’est pas plus léger ou plus doux que l’autre. Ce double tourment atteint les corps et les cœurs, selon le jugement du Christ. Notre feu temporel d’ici-bas, c’est une plaisanterie, une ombre, à côté de ce feu-là ; il est doux, et comme une représentation en peinture, à côté de ces flammes éternelles ! Ce feu est si intense, si immense, qu’il ne pourrait être éteint par toutes les vagues de la mer. Ce froid est si grand que la masse d’une montagne en feu deviendrait un bloc de glace. L’acte d’accusation du péché apportera ces peines. Les yeux, les tempes, le front, les lèvres, la poitrine, le ventre, les seins, la bouche, la gorge, le pénis, les jambes, là-bas, tout alimente la flamme54.

Là-bas, les yeux pleurent, ils pleurent pour leurs péchés d’autrefois. Là-bas épouvantable puanteur et fétide épouvante55. La vue du démon comme celle de la Gorgone pétrifie les visages56. Toutes les actions honteuses et impies sont exposées à la vue de tous. Cette mauvaise race est piquée par des serpents immortels et tourmentée par des dragons enflammés. Le serpent dans ces vrais feux est aussi vivant qu’un poisson dans la mer, et je lis que cela sera ainsi comme je l’écris. Là-bas, ce sont les tourments, les fouets, le marteau, le feu, torrent de feu ! Ô chair,

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O caro, nox ibi densa manet tibi, lumen abhorrens. Nox simul omnibus est habitantibus in regione Mortis. Homo geme, plange, dole, treme, terrea pone. Ignea vincula denique singula membra catenant, Corpora lubrica membraque scaenica vincula frenant. Stat cruce triplice gens rea, vertice mersa deorsum, Ora tenet sua dorsa simul sua versa retrorsum, Sunt super horrida nam lue sordida, crura pedesque, Inferius caput. Haec mala sunt apud infera certe. Gens rea, plangite, non ego, credite, talia fingo. Haec noto paucula (non scio singula) plura relinquo. Sermo ratus meus, ut clibanum Deus ignis iniquos Ponet ; id astruit, hos David innuit orbis amicos. Collige, mens mea, quam gravis est ea flamma furoris : Hic clibani calet, haud clibanus solet esse caloris. Volvito pectore cur clibanus fore dicitur ignis. Mens pigra, mens vana, disce timens flagra parta malignis. Si mala suggeris hic, ibi redderis ipsa tibi fax, Ipsa cremans eris, ipsa cremaberis ignea fornax. Heu lacrimabile, vae miserabile, mens mea clama, Non ibi lucida, crede, sed horrida, sed nigra flamma, Quae tamen emicat et mala duplicat igne micante, Nam patet huic tua poena, tibi sua luce nigrante. Ultio pectora frigore, corpora concremat igne ; Utraque pars ruit in scelus, hoc luit utraque digne, Quod gravioribus iste reatibus est cruciatus, Dicit homo-Deus illeque Iob meus, ille probatus. Qui male praeminet ultroque sustinet interiores, Ut Deus astruit, in tenebras ruit exteriores. Hic nisi fles, ibi fletus erit tibi denteque stridor. Fumus ab ignibus hunc cremat editus, hunc gravis algor. Sana probatio quod cruciatio frigoris, ignis, Sit pereuntibus atque luentibus acta malignis. Iob quoque pagina, si sacra carmina Iob bene signes, Hos ait incitus a nive transitus urget ad ignes. Testis et hic ratus ; ergo stili latus est mihi tectum, Rege, satellite, principe, milite, quod bene septum.

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une nuit épaisse t’attend là-bas, nuit qui répugne à la lumière. Nuit pour tous ceux qui habitent dans les régions de la mort. Ô homme, gémis, lamente-toi, sois dans l’affliction, tremble, abandonne les choses d’ici-bas. Voilà que finalement des liens de feu enchaînent tous les membres les uns après les autres, des chaînes retiennent les corps impudiques et les membres qui paradaient. Voilà cette race pécheresse fixée, selon un triple tourment, la tête enfoncée en bas, face et dos complètement retournés. Horrible avec les jambes et les pieds sales au-dessus, et la tête en bas 57 ! Ce sont assurément des châtiments de l’enfer. Peuple coupable, répandez vous en lamentations ! croyez-moi, je n’invente pas de telles choses. Je note ces quelques points, je ne connais pas chaque détail, et je laisse de côté bien des choses. Ce que je dis est bien établi. Dieu fera des méchants comme une fournaise de feu58, David l’a affirmé, parlant de ceux qui s’attachent à ce monde. Ô mon âme, considère combien est ardente cette flamme de furie ; la chaleur de ce four n’est pas comme celle du four que l’on connaît ici-bas. Médite en ton cœur pourquoi on dit que c’est une fournaise de feu. Esprit paresseux, esprit frivole, apprends dans la crainte les tourments destinés aux méchants. Si tu entasses le mal ici, tu deviendras là-bas une torche qui te brûlera toi-même ; comme une fournaise de feu, tu brûleras et tu seras brûlé. Ô mon âme, crie un déplorable Hélas ! un misérable Ah ! Malheur ! La flamme, là-bas, n’est pas brillante, mais elle est affreuse et noire, crois-moi, pourtant elle jaillit et augmente la peine en pétillant d’étincelles de feu. Car dans cette ténébreuse lumière, ta peine est visible pour cet homme, et la sienne pour toi. Le châtiment consume les cœurs par le froid, et les corps par le feu ; les deux sont tombés dans le péché, les deux ont mérité d’expier. Que l’on soit soumis aux tourments à cause des graves offenses, l’Homme-Dieu nous le dit, et aussi mon ami Job, l’homme qui a tant été éprouvé. Celui qui se distingue dans le mal et volontairement persévère dans ses ténèbres intérieures, comme Dieu l’affirme, il est jeté dans les ténèbres extérieures. A moins que tu ne pleures ici-bas, il y aura là-bas pour toi pleurs et grincements de dents59. La fumée du feu brûle celui-ci ; le froid cruel celui-là. Et il y a une bonne indication que les tourments du froid et du feu existent pour les méchants qui périssent et expient pour leurs actes. Le Livre de Job – si tu remarques bien les saints versets de Job – dit qu’un rapide passage les conduit de la neige au feu60. Et voilà encore un témoin digne de confiance ! Le flanc de ma plume est donc couvert, étant bien entouré par le roi et sa suite, par le prince et le guerrier.

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Quomodo praemia, sic flagra iugia, regna piorum, Regna perennia, perpetualia flagra malorum. His decor amplior, his dolor auctior est sine fine. Pars habet aethera, perditur altera strata ruinae. Corpora lubrica, corda tyrannica percruciantur ; Frigore grandinis haec, face fulminis illa cremantur. Arctat, arat, terit, angit, agit, ferit illa gehenna, Vi, cruce, pondere, frigore, verbere, perpete poena. Est ibi, credite, crux sine stipite, mors sine morte, Vox sine carmine, lux sine lumine, nox sine nocte. Non ibi publicus arbiter Aeacus aut Rhadamanthus ; Non ibi Cerberus aut furor inferus, ultio, planctus. Non ibi navita cymbaque praedita voce Maronis ; Sed quid ? adustio, nox, cruciatio, mors Babylonis. Non tenet Orphea, lex data Typhea fortia lora, Non lapis hic gravis aut lacerans avis interiora. Poena nigerrima, poena gravissima, poena malorum, Mens male conscia cordaque noxia, vermis eorum. Caeditur invida mens, caro sordida membraque lena, Perpete vulnere, perpete sulphure, perpete poena. Assur ibi tremit et sua gens gemit, esca draconis ; Post sua lilia perdita, filia flet Babylonis. Quam male florida, quam sibi fulgida, quam stetit aucta, Tam modo marcida, tam iacet horrida, tam labefacta. Est meretrix ea facta sibi dea, plena venenis ; Subdita sordibus extitit, omnibus est quoque poenis. Dulce mel illius, immo fel ipsius, ore biberunt, Qui modo lubrica sive volatica gaudia quaerunt, Qui pereuntia lucra, ruentia regna, perenni Anteferunt male, qui fatuo sale sunt sibi pleni. Vina cupidinis atque libidinis illius hausit Turba nefaria cui Babylonia sidera clausit. Vertitur alea ; quam fuit antea deliciata, Tam cruciatibus asperioribus est modo strata. Quid modo noscitur aut fore cernitur illa favilla ? Illa peraruit illaque corruit, et ruit illa. Illaque Iezabel, illa tonans Babel ore rebelli Ivit in infera ; plaudite sidera, psallite coeli !

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Comme la récompense est sans fin pour les justes, ainsi la flagellation est sans fin pour ceux qui font le mal ; royaumes éternels pour les uns, coups perpétuels pour les autres. Pour les uns suprême honneur, pour les autres grande douleur, et sans fin. L’un possède le ciel, l’autre est perdu, terrassé, abattu. Les corps impudiques et les cœurs tyranniques sont dans un tourment extrême, ceux-ci dans le froid de la grêle, ceux-là dans le feu du tonnerre. La Géhenne les réduit de force, les laboure par des tourments, les écrase de fardeaux, les fait souffrir par le froid, les conduit par le fouet, les frappe d’une peine perpétuelle. Là-bas, croyez-moi, il y a un arbre de la croix sans arbre, mort sans mort, une voix sans mélodie, une lumière sans lumière, une nuit sans nuit. Là-bas, on ne voit pas61 Eaque ou Rhadamante juger les hommes ; là-bas, ni Cerbère, ni fureur, ni vengeance, ni lamentations. Là-bas ne se trouvent pas le batelier ni la barque62 chantés par la voix de Virgile. Mais qu’y a-t-il ? Feu brûlant, nuit, tourment, mort de Babylone ! Là-bas pas de condition imposée pour retenir Orphée, pas de grosses courroies pour retenir Typhon. Là-bas, pas de lourde pierre, ni d’oiseau déchirant les entrailles63. La punition des méchants est bien plus noire, bien plus lourde. Leur serpent, c’est leur mauvaise conscience et leur cœur coupable. L’esprit mauvais est abattu par une blessure éternelle, la chair sordide par un feu éternel, les corps provocants par une peine éternelle. Là tremble l’Assyrien64, et sa race gémit, nourriture de dragon. La fille de Babylone pleure sur ses lys perdus. Autant elle était florissante, brillante et puissante dans le mal, autant maintenant elle est fanée, repoussante et abattue. Cette courtisane s’est crue une déesse, elle était pleine de venin ; soumise à toute bassesse, elle est soumise maintenant à toutes les peines. Ils ont bu son miel plein de douceur, en réalité son poison, ceux qui recherchent les joies impures et éphémères, ceux qui préfèrent les richesses périssables et les royautés précaires à celles qui demeurent, ceux qui sont pleins d’un sel insipide. Elle a bu ses vins de passion et de convoitise, la foule abominable à laquelle Babylone a fermé le ciel65. Le sort a tourné ; autant autrefois cette Babylone a goûté les délices, autant maintenant elle est terrassée par de terribles tourments. Que reste-t-il aujourd’hui à voir ou à penser d’elle ? Cendre. Elle s’est desséchée, elle s’est effondrée, elle est tombée. Cette Jézabel66, cette Babel qui tonnait d’une voix de révolte, elle est allée en enfer. Réjouissez vous, étoiles, chantez, vous, les cieux ! Celle qui avait grandi dans le mal et,

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Quae male creverat Se quoque perdidit,

auctaque dixerat, «Est meus orbis ! » occidit, occidit in loca mortis.

Terra profundior ac tenebrosior est ea terra ; Gens ibi flet rea, sed nimis est ea lacrima sera. Terra nigredine terraque turbine mortis operta ; Mors ibi plurima certaque lacrima, passio certa. Illa tragoedia durat in omnia secula, durat, Cum dolor ubera, tortio viscera, flamma cor urat. Clamor ibi tacet, horror ibi iacet umbraque mortis ; Fert ibi crimina, fert cruciamina fortia fortis. Corda potentia sunt patientia flagra potenter. Ardet edax gula linguaque garrula crapula, venter, Tortio plurima constat et intima poena malignis, Plurima tortio, plurima passio, plurimus ignis. Undat ibi niger ignis et impiger excruciare, Corda nefaria luxuriantia membra cremare. Nox mala duplicat et Stygis emicat olla vaporans, Flamma nigerrima torret et intima, nil ibi rorans. Planctibus insonat, ignibus intonat unda camini ; Non ea tristia, non querimonia subdita fini. Ignea flumina, nigra volumina flamma retorquet ; Brumaque torrida flammaque frigida pectora torquet. Vermis edax scatet et puteus patet altus abyssi. Sunt ibi pectore, sunt ibi corpore quique remissi. Ludite, vivite foenore divite, gens aliena ! Vos caro decipit hic, ibi suscipit illa gehenna. Non ibi visio, non ibi mansio luce repleta, Non locus ordinis aulaque luminis arvaque laeta. O Maro falleris hic ubi conseris arva piorum ; Elysios ibi non reperis tibi, scriptor eorum. Musa poetica, lingua scholastica, vox theatralis, Haec quia disseris et male falleris, et male fallis. Fulgurat ignibus haud radiantibus illa gehenna ; Plena nigredine plenaque turbine plenaque poena. Plena libidinis ac vitiaminis est famulabus, Exilientibus hinc, recidentibus huc animabus. Quos vomit hos vorat undique perforat, undique pestes, Vitaque mortibus est venientibus una superstes. Uritur inguinis atque libidinis ignis in igne, 108

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une fois développée, avait dit : “Le monde est à moi”, s’est perdue elle aussi, elle a péri, péri dans les régions de la mort. Cette terre est une terre bien profonde et bien sombre. C’est là-bas que pleure la race coupable, mais les larmes arrivent trop tard. La terre y est couverte par l’obscurité et le tourbillon de la mort. Là-bas, multiples morts, pleurs assurés, souffrance certaine. Et ce malheur dure pour toujours, il dure. Tandis que la douleur consume le sein, tandis que le tourment tord le ventre, et que la flamme brûle le cœur, la clameur, là-bas, est muette ; là-bas, c’est l’horreur et l’ombre de la mort. Là-bas, l’homme qui était fort porte ses péchés et subit de fortes peines, et les cœurs qui étaient puissants endurent de puissants châtiments. La gorge avide est en feu, et aussi la langue bavarde de l’ivrogne, et le ventre ! Nombreux tourments et profondes peines sont là-bas pour les méchants, une multiplicité de tourments, de souffrances et de feux. Là-bas jaillit un feu tout noir et ardent pour faire souffrir, pour brûler les cœurs mauvais et les corps luxurieux. La nuit fait redoubler les maux, la vapeur jaillit du chaudron du Styx67, mais là-bas il n’y a pas d’eau, et la plus noire des flammes brûle au plus profond. La fournaise gronde avec des vagues de feu, et on entend les lamentations. Ces afflictions et ces lamentations n’ont pas de fin. La flamme revient en rivières de feu et en noirs tourbillons. Un hiver torride et une flamme glacée ravagent les cœurs. Des serpents dévorants pullulent, et un profond gouffre abyssal est béant. Ils sont tous là les dévoyés de cœur, les dévoyés de corps. Amusez-vous, vivez sur vos riches revenus, race étrangère ! La chair vous trompe ici-bas et la Géhenne vous reçoit là-bas. Et là-bas, il n’y a plus rien à voir, plus de demeures remplies de lumière, plus de places selon l’ordre, plus de cours de lumière, plus de joyeuses campagnes. Ô Virgile, tu t’es trompé quand tu places là-bas les champs des bienheureux68 ; non, malgré ta description, on ne trouve pas là-bas les Champs Elysées. Ô Muse de la poésie, langue des écoles, voix du théâtre, en traitant de ces choses, tu t’es gravement trompée, et tu trompes gravement les autres. Cette Géhenne lance des éclairs qui ne rayonnent aucune lumière ; elle est pleine d’obscurité, pleine de confusion, pleine de souffrance. Elle est pleine des serviteurs de la débauche et du vice, pleine des âmes qui sautent par ci et retombent par là ! La Géhenne avale d’un côté ceux qu’elle recrache de l’autre, elle les transperce de tous les côtés, et partout c’est le malheur ; et seule subsiste la vie pour les morts qui arrivent là. Dans ce feu, c’est le feu des passions charnelles et des désirs mauvais qui est

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Uritur, uritur ; ista rependitur ultio digne. Qui male tollitur hic, ibi plectitur actus ad imum ; Tunc loca pessima, tunc tenet infima, qui modo primum. Qui laniat, capit, excruciat, rapit, hic rapietur, Dilaniabitur, excruciabitur, arripietur. Quos modo fictio, tunc premit ultio, quos probra moeror, Quos Venus ustio, quos gula tortio, quos lucra terror. Dum licet auribus haec vigilantibus accipiatis, Qui lucra conditis, in lucra curritis, ad lucra statis.

Gens cita pascere viscera viscere carneque carnem, Qui tumidis satis exiguis datis heu ! neque panem. Est modo Lazarus hic, ibi Tartarus, et gula pridem Ebria potibus, ebria pastibus ardet ibidem. Dives obit sine spe, sine nomine dives, (egenus Nomine Lazarus) unde flet inferus, est modo plenus. Dives aquam petit, esuriens metit ubera plena ; Gratia fletibus, ebrietatibus est modo poena. Post sua funera dives ad infera, pauper ad astra. Qui flet in ulcere gaudet in aethere, flet gula pasta. Stillula quaeritur et gula plangitur oraque sicca. Non data stillula. Cur ? quia parvula non data mica. Qui minus haud dedit ad minimum redit ille petendum. Ad phialas stetit et fluvium petit haud tribuendum. Gratificans ape vina, dapes dape, vesteque vestes, Fert sua crimina, fert cruciamina, fert modo pestes. Flos ruit et decus in Stygium specus, in specus atrum. Flos quasi flos fuit ; enituit, ruit ad cruciatum. Cui fuerat minus huic Abrahae sinus, huic paradisus ; Cui magis ustio, lacrima, tortio poenaque, risus.

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brûlé ; brûlé, brûlé ! la punition est justement acquittée. Celui qui ici-bas est indûment exalté, il est là-bas entraîné tout au fond ; il a alors la plus mauvaise place, la dernière, lui qui est aujourd’hui à la première place69. Celui qui déchire, prend, tourmente, enlève, sera déchiré, pris, tourmenté, enlevé. Ceux qui aujourd’hui consentent à la tromperie supporteront alors le châtiment ; ceux qui acceptent le déshonneur supporteront la peine ; ceux qui sont subjugués par Vénus supporteront le feu ; ceux qui cèdent à la gloutonnerie endureront le tourment ; ceux qui sont asservis à la richesse seront dominés par la peur. Prêtez donc une oreille attentive à cela, tant que vous le pouvez, vous qui entassez les richesses, vous qui courez après les richesses, vous qui êtes au service des richesses ! Ô peuple empressé à nourrir de viande votre viande et de chair votre chair, vous qui donnez à ceux qui sont déjà assez gros, mais hélas, rien pour le pauvre, pas même un morceau de pain ! Ici-bas aujourd’hui il y a Lazare70 ; mais là-bas, c’est le Tartare où le gosier, autrefois gavé de boissons et de nourritures, est en feu. L’homme riche meurt sans espérance. L’homme riche qui n’a pas de nom (l’indigent, lui, est nommé : c’est Lazare), l’homme riche est ici rassasié, et c’est pourquoi il va pleurer en enfer. C’est l’homme riche qui va mendier un peu d’eau, alors que l’affamé recueille abondance et plénitude. C’est maintenant la grâce pour les larmes, et la peine pour les beuveries. Après sa mort, l’homme riche va en enfer, le pauvre va au ciel. Celui qui pleure sur ses plaies est dans la joie au ciel, tandis que le ventre bien nourri est en pleurs. Une petite goutte d’eau est demandée, le gosier se lamente, la bouche est sèche. Et la petite goutte d’eau n’est pas donnée. Pourquoi ? Parce que même une petite miette de pain n’avait pas été donnée. Celui qui n’avait pas donné même une petite chose est réduit à mendier pour une plus petite. Il a eu devant lui de délicieuses coupes, et maintenant il demande de l’eau, qui lui est refusée. Il savait ajouter du miel agréable à son vin, il a eu bons repas après bons repas, il a porté ses habits et ses costumes, et voilà que maintenant il porte ses péchés, ses tourments et ses plaies. Sa fleur, sa splendeur, est tombée dans le gouffre du Styx, dans le gouffre noir. Sa gloire était comme une fleur ; elle a brillé, puis elle est tombée et s’est changée en peine. Celui qui avait le moins a maintenant le sein d’Abraham et le paradis ; celui qui avait le plus a les flammes, les pleurs, les tourments, les peines et les moqueries.

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Nunc ubi pallia ? Nunc ubi prandia ? Nunc ubi coena ? Pallia, prandia sunt fugientia ; stat sibi poena. Purpura transiit escaque finiit ; ultio restat. Restat et acriter, immo perenniter illa molestat. Flamma, fames, sitis, ultio divitis extat egentis, Pro grue, pro sue, pro dape, pro lue, pro face ventris. Grus, lepus, ostrea vel caro taurea, iuncta suillae, Faxque cupidinis, alea criminis et iocus ille, Maneque prandia, sero cibaria praeterierunt ; Luce tyrannica nocteque lubrica facta ruerunt. Ille vir affluus, ille vir efferus illeque multus Est apud infera, fert ita littera sacra, sepultus. Aure capescite, mente recondite talia, dites : Tollite saucia, ferte iacentia, pascite mites, Hos stipe pascite qui prece divite vos bene pascant, Ne vel egentia vel sitientia membra labascant. Condite mentibus, edite moribus, edite factis, Quaeque fides pia clamat, amat via sobrietatis. Mente reponite, vocibus edite, re date rectum : Sitis egentibus esca, viantibus atria, tectum. Vos date vestraque ; vult Deus utraque, gaudet utrisque ; Se domino sua pauperibus lucra det bene quisque. Multa quid astruo ? Iam simul instruo vos ego mecum. Demus egentibus ima gerentibus optima secum. Qui dedit omnia Christus ad ostia nostra gemiscit ; Indiget, eiulat, ultima postulat, «huc date» dicit. Nemo dat, indiget. Ergo quid ? Exiget ipse negatum. Tollimus ebria gens, modo gaudia, post cruciatum. Ecce peculia lucraque grandia condis, Avare, Nec numerum geris hic, quia pauperis est numerare. Impia bestia, cernis ad ostia plangere Christum, Esurientibus et sitientibus hic modo mixtum. Hinc tibi Lazarus indeque Tartarus, hic fugis illum. Pasce, fer, aspice, ne reus abiice corde pusillum. Terrea tu sibi, pauper homo tibi coelica praestat. Pane Deum dabit ; hic obit, hic abit, hic tibi restat.

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Où sont aujourd’hui ses manteaux ? Où sont aujourd’hui ses repas ? Où sont maintenant ses dîners ? Ses manteaux et ses repas ont disparu ; demeure sa peine. Sa pourpre est passée, ses bombances sont terminées ; reste la peine. Elle reste et le maltraite rudement, et continuellement. Le feu, la faim, la soif, punition de l’homme riche devenu pauvre, ont remplacé la caille, le sanglier, les repas de fête, les débauches, les plaisirs du ventre. La caille, le lièvre, les huîtres, la viande de bœuf, les quartiers de viande de porc, le feu du désir, les hasards et les jeux du péché, les déjeuners du matin, les soupers tard la nuit, tout est passé et a disparu. Les actions tyranniques du jour et les actes impudiques de la nuit ont pris fin. Cet homme riche, cet homme à la fois cruel et puissant, est enseveli en enfer, comme le dit la Sainte Ecriture. Ouvrez donc vos oreilles et gardez cela dans votre esprit, vous les riches : relevez ceux qui sont blessés, soutenez ceux qui sont abattus, donnez à manger aux pauvres. Nourrissez par vos aumônes ceux qui vous nourrissent de leurs précieuses prières, pour que leurs corps qui ont faim et soif ne défaillent pas. Mettez bien dans votre esprit ce que la juste foi réclame, ce qui convient à la voie de la sagesse. Proclamez-le par votre conduite, proclamez-le dans les faits. Gardez en votre esprit la justice, proclamez-la en paroles, réalisez-la dans l’action. Soyez une nourriture pour les nécessiteux, une maison et un abri pour les voyageurs. Donnez-vous vous-même et vos biens ; Dieu souhaite les deux, et se réjouit des deux. Que chacun se donne généreusement luimême au Seigneur et qu’il donne ses richesses aux pauvres. Pourquoi continuer là-dessus ? Je vous enseigne et en même temps je m’instruis moi-même. Donnons ce que nous avons de meilleur avec nous-mêmes aux pauvres qui n’ont rien. Le Christ qui a tout donné gémit à notre porte. Il est dans le besoin, il se lamente, il demande les restes. “Donnez”, dit-il. Personne ne donne. Il est dans le besoin. Alors quoi ? Il exigera ce qui a été refusé. Ô peuple insensé, nous prenons maintenant les joies, et après ce sera l’affliction. Avare, tu amasses propriétés et grandes richesses, et ici-bas, tu ne tiens pas les comptes, parce que calculer, c’est une affaire de pauvre. Bête impie, tu vois le Christ pleurer à ta porte, lui qui, ici-bas maintenant, ne fait qu’un avec ceux qui ont faim et soif. D’un côté tu as Lazare, de l’autre côté tu as le Tartare, tu te dérobes à l’un pour tomber dans l’autre. Nourris donc le pauvre, aide-le, regarde-le ; ne te rends pas coupable de le repousser de ton cœur. Tu lui donnes des biens de la terre, mais le pauvre te garantit les biens du ciel ; en échange de ton pain, il te donnera Dieu ; il meurt, il s’en va, mais il demeure pour toi.

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Terrea gloria, terrea copia plena favillae. Gloria corruit et status aruit illius ille. Audiat auribus interioribus, audiat orbis. Orbis ut orbita vertitur incita turbine mortis ; Praeterit et perit et nebulam gerit orbis amoenum. Tollitur ocius ipse vel ipsius omne serenum. Orbis honor levis est, atomus brevis, et breve festum ; Nil dat amabile, nil amat utile, ridet honestum. Hosteque pectoris hosteque corporis intus et extra, Horruit aridus, aruit horridus et sua festa. Orbis amor perit atque suos terit orbis amantes, Et sua gaudia, gaudia tristia vera putantes. Evigilabimus an remanebimus in lue mundi, Quem patet ignibus, alluvionibus, hoste retundi ? Quid vaga, quid rea corda colunt ea quae nihil extant, Quae breve plaudere, non breve plangere, post breve praestant ? Cur caro proximus ignis et intimus hostis amatur ? Carnis amor perit ; est rosa, fex erit ; ergo spuatur.

O caro candida, post breve foetida plenaque fecis, Flos modo, mox fimus, et fimus infimus, unde tumescis ? O caro carnea iam, modo glarea, postmodo vermis ; Nunc homo, cras humus istud enim sumus. Unde superbis ? O caro debilis, O cito labilis, O male mollis, Quid petis ardua, quid tibi cornua ferrea tollis ? Quid tibi crapula milleque fercula milleque pastus ? Res lue proflua vivaque mortua, cur tibi fastus ? Unde superbia ? Fex tua gloria ; morte remissa. Fex tua prandia, fex tua gaudia, fex es et ipsa. Quid tibi balnea vestis et aurea ? Quid tibi venter ? Culta licet caro, semper eris caro, nec caro semper. Post hominem cinis es, caro desinis esse, putrescis. Vis tibi quantula sit docet urnula massaque fecis. O caro lactea, nunc rosa, postea sarcina vilis, Flos tibi corruet et rosa defluet haec iuvenilis. Quae modo florida, cras erit horrida plus loquor, horror,

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I, 719-993 : Un monde qui passe et se dissout rapidement. La gloire terrestre et l’abondance de la terre sont pleines de cendres. La gloire s’écroule, l’état d’abondance se dessèche. Que le monde entende, qu’il écoute avec ses oreilles intérieures ! Le monde tourne comme une roue entraînée par le tourbillon de la mort ; le charme de ce monde passe et disparaît comme un nuage. Le monde est vite enlevé, avec tout son bien-être. Les honneurs de ce monde sont éphémères, bref instant et brève réjouissance ; ce monde n’offre rien d’agréable, n’aime rien de ce qui est salutaire, se moque de ce qui est honnête. En raison des ennemis de l’âme et des ennemis du corps, au-dedans et au-dehors, ce monde est effrayant et sec, sec et effrayant, lui et ses réjouissances. L’amour du monde périt, et le monde épuise ses propres amis, ceux qui s’imaginent que ses joies, ses tristes joies, sont les vraies joies. Allonsnous nous réveiller ou bien allons nous rester dans cette abjection d’un monde que l’on voit déjà miné par les incendies, les inondations, les ennemis ? Pourquoi nos cœurs inconstants et coupables se prennent-ils d’affection pour ce qui n’a pas de valeur, pour ce qui donne un instant de plaisir, et peu de temps après, une peine qui, elle, n’est pas d’un instant ? Pourquoi aimer la chair, notre feu le plus proche et notre intime ennemi ? L’amour de la chair périt. C’est une rose, ce sera un résidu ; qu’on la rejette donc en crachant ! Ô chair, ravissante, et après un instant, puante et pleine d’ordures, maintenant fleur et bientôt fumier, infime fumier, pourquoi t’enorgueillir ? Ô chair, tu es maintenant chair, et bientôt poussière, et après, vermine ; aujourd’hui homme, et demain humus71, c’est ce que nous sommes. D’où vient ta superbe ? Ô chair faible, chair vite tombée, chair mollasse, pourquoi recherches-tu les places élevées ? Pourquoi prendre pour toi les cornes de fer72 ? Que signifie ton ivresse, et ces milliers de plats et ces monceaux de nourritures ? Ô toi, chose s’écoulant avec les déchets, chose vivante et morte, pourquoi déployer ce faste ? D’où vient ta superbe73 ? Ta gloire, c’est de l’ordure, emportée par la mort. Tes dîners, c’est de l’ordure ; tes réjouissances, de l’ordure ; et toi-même tu es ordure. Qu’est-ce que tes bains et ta parure en or ? Et ton ventre ? Malgré une chair bien soignée, tu seras toujours chair ; et pourtant non, pas toujours chair. Après avoir été homme, tu es cendre, tu cesses d’être chair, tu deviens pourriture. Combien ta force est peu de chose, une petite urne et un petit tas d’ordures te l’apprennent. Ô chair blanche comme le lait, tu es maintenant une rose, et puis après tu seras un pauvre rebut, ta fleur tombera, et cette jeune rose disparaîtra. La chair,

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Horror amantibus horror et hostibus, omnibus horror. Cras eris horrida, cras eris arida, vilis, amara, Tu modo candida, tu modo florida, tu caro cara. Tristia replico, defluet illico forma decoris, Illico defluet, illico corruet, hic nitor oris. Plurima quid sequor ? Illa caro, decor ille peribit, Haec Venus, hic calor, ars ea seu valor ibit, obibit. Quid caro labilis aut quid inutilis est homo ? Coenum. Quid, rogo, carnea gloria ? Glarea. Quid rosa ? Foenum. Carnea gloria carnis et omnia, carne vigente, Sunt quasi stantia, deficientia deficiente. Cur homo nascitur aut puer editur ? Ut moriatur. Exit in aera, sustinet aspera, migrat, humatur. Glarea labilis, aura volatilis est homo natus. Mane stat aggere, nec mora, vespere fertur humatus. Qui modo flos fuit, in spacio ruit unius horae. Mox rapitur, licet ingenio micet atque decore. Fit cinis infimus, ille probissimus et preciosus, Irreparabilis, irrevocabilis, officiosus. Gleba reconditur atque recluditur hospite tumba. Laus stat imaginis umbraque nominis, immo nec umbra. Vir subit Aethera, si bene ; Tartara, si male gessit. Corpus humi iacet, ars perit, os tacet, aura recessit. Fex fit, homo fuit, hunc et amans spuit, horret amatus, Nosseque denegat, instat ut obtegat ocius artus, Instat ut efferat, et flet et imperat et parat urnam, Nec triduum gemit ; heu ! lacrimam premit ungue diurnam. Mox feretrum vehit aut feretrum praeit aut subit orans ; Denique planctibus exequialibus it quasi plorans. Flens it, ovans redit ; ut tumulo dedit ossa, recessit ; Cessit amor pius, ut manus illius afflua cessit. Occidit, occidit hic ubi perdidit aes et amicum Qui sibi riserat ; aeris amans erat, O cor iniquum ! Ille probissimus, ille potissimus, ille vir, ille, Ille quid est, precor, illius et decor ? urna favillae. Pulcher, amabilis, irreparabilis, unicus, aptus Instar aquae fluit, e medio fugit illico raptus. 116

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aujourd’hui florissante, sera demain horrible, je dis plus, elle sera une horreur ; horreur pour les amis, horreur pour les ennemis, horreur pour tous. Demain tu seras horrible, demain tu seras desséchée, sans valeur, répugnante, toi, aujourd’hui si belle, si florissante, toi chair adorée. Je répète des choses bien tristes. La forme de la beauté passera instantanément. Instantanément cet éclat du visage passera, s’effacera. Pourquoi en dire davantage ? Cette chair, cette beauté périra ; cette Vénus, cette chaleur, ce talent ou cette force, s’en ira et mourra. Qu’est-ce que cette chair défaillante, qu’est-ce que cet homme décrépit ? De la bourbe. Je vous le demande, qu’est-ce que la gloire charnelle ? Du sable. Qu’est-ce que la rose ? Du foin74. La gloire charnelle et toutes les choses de la chair semblent tenir ferme, tant que la chair se porte bien, mais quand celle-ci se dégrade, elles aussi se dégradent. Pourquoi un homme voit-il le jour, pourquoi élève-t-on un enfant ? Pour qu’il meure. Il vient au jour, il supporte de dures épreuves, il part, il est enterré. Sable éphémère, souffle fragile, l’homme est ainsi né. Le matin, il se tient sur la hauteur, et, sans délai, le soir, il est porté en terre. Celui qui il y a un instant était fleur épanouie, le voilà tombé en l’espace d’une heure. Bien que brillant par son intelligence et sa beauté, il est vite enlevé. Il devient un petit tas de cendre, cet homme de droiture et de valeur ! Cet homme irremplaçable, inflexible, cet homme de devoir, est mis en terre, enfermé dans une tombe qui l’accueille. Demeurent la louange de son image et l’ombre de son nom ; mais ce n’est même plus une ombre. L’homme va au ciel s’il a fait le bien ; il rejoint le Tartare s’il a fait le mal. Son corps repose dans le sol, son talent est fini, sa bouche se tait, son souffle est parti. Il était homme, il est devenu un résidu. Son ami le rejette, son bien-aimé en a peur ; il dit qu’il ne le connaissait pas, il insiste pour qu’on recouvre rapidement son corps ; il est pressé qu’on l’enterre, il pleure, donne des ordres, prépare l’urne. Il ne fait même pas le deuil de trois jours ; hélas, il essuie vite ses larmes d’un jour. Bientôt il porte le cercueil ou le précède ou le suit en priant. Finalement il se rend, comme affligé, aux lamentations des funérailles. Il y va en pleurant, il revient joyeux. Aussitôt après avoir confié les os à la tombe, il s’en va. La fidèle affection a disparu dès que la main généreuse a disparu. L’affection est morte, elle est morte, quand il a perdu son argent et l’ami qui lui faisait fête. C’était un ami de l’argent, ô cœur injuste ! L’homme le plus droit, le plus puissant, cet homme viril, qu’est-il devenu, lui et son charme, je vous le demande ? Une urne de cendres. L’homme superbe, aimable, irremplaçable, unique, compétent, s’est écoulé comme de l’eau. Il est

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Occidit ut pecus et decor et decus omne repente, Et calor et color alget, abit dolor inde iuventae. Cur morulas paro ? Cara iacens caro, fex es, humaris, Esse quod es sinis ; in cineres cinis extenuaris.

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Quid fluitat cibus et gula potibus undat et escis ? Pasta cibis cibus es caro, vermibus, atque putrescis. Est tua cernere pallida funere membra vel ora Funere pallida, sensibus algida, seque minora. Flava vel aurea, quam per eburnea colla rotabas, Caesaries iacet, et cor et os tacet, unde tonabas. Lumina visibus auris et auribus, os caret ore, Nasus odoribus et cor amoribus, ossa calore. Ad mala pes citus ac oculus situs in muliere Collaque lactea, brachia cerea computruere. Cerea brachia tam specialia quam speciosa, Membraque lubrica continet unica parvaque fossa. Candidus antea dens, labra flammea, flos faciei Et gena lucida sunt modo putrida, pars saniei. Nunc ubi pocula, nunc ubi fercula, fercula mille ? Flos ubi primulus et rubicundulus est color ille ? Vox ubi fractior, illecebrosior est ubi risus, Sermoque lubricus atque phreneticus in probra visus ? Nunc ubi baltheus, annulus aureus, aurea vitta ? Patria nomina nunc ubi culmina sunt proavita ? Rege caro sata vermibus est data factaque vermis ; Regibus edita rebus et obsita, nunc es inermis. Corpus amabile nunc es inutile corpus, et atrum ; Morte resolveris atque cadaveris es simulacrum. Terrea gloria nunc quasi lilia, cras quasi ventus : Pulchra fugit modo tempore postmodo morte iuventus. Splendida pectora, splendida corpora corpus habentur, Utque senilia sic iuvenilia busta videntur. Mox puer interit ut rosa deperit edita vere, A valido vigor, eripitur nitor a muliere. Lyncea lumina mentis acumina si quis haberet, Fellea dulcia pulchraque turpia, credo, videret ; 118

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parti, enlevé du milieu de nous en un instant. Il est mort comme un animal, et tout son charme et sa renommée ont de suite disparu. Sa chaleur et l’éclat de son visage se sont éteints ; ses passions de jeunesse sont parties. Pourquoi demeurer sur ce sujet ? Chair adorée, terrassée, tu es ordure, tu es enterrée ; tu as cessé d’être ce que tu es ; cendre, tu es réduite en cendres. Pourquoi ces flots de nourritures, pourquoi dans le gosier cette surabondance du boire et du manger ? Ô chair gavée de nourriture, tu deviens nourriture pour les vers, et tu tombes en pourriture. Nous pouvons voir ton corps exsangue ou ton visage livide dans la mort, froids au toucher, rétrécis. Tes cheveux blonds, aux reflets dorés, que tu bouclais sur l’ivoire de ton cou75 gisent à terre ; et le cœur et la bouche tonitruante restent silencieux. Tes yeux ne voient plus, tes oreilles n’entendent plus, ta bouche ne parle plus ; ton nez ne sent plus, ton cœur n’a plus d’amours, tes os n’ont plus aucune chaleur. Ton pied si rapide pour le mal, ton œil qui se fixait sur les femmes, ton cou blanc comme le lait76, tes bras lisses comme la cire77, sont tombés en pourriture. Tes bras doux comme la cire, tellement particuliers, si merveilleux, et tes membres impudiques, une seule petite fosse les contient. Tes dents autrefois éclatantes de blancheur, tes lèvres couleur de feu, ton visage épanoui et tes joues rayonnantes sont maintenant pourriture, matière immonde. Où sont maintenant tes coupes, où sont maintenant tes mets délicats, tes milliers de plats ? Où est cette première fleur, et ce teint vermeil ? Où est ta voix douce, où sont tes rires charmants ? Et tes paroles grivoises ? et tes coups d’œil passionnés et impudiques ? Où est maintenant ta ceinture, ton anneau d’or, ton ruban d’or ? Où est maintenant la renommée de tes pères, la haute situation de tes ancêtres ? Ta chair engendrée par des rois est livrée aux vers, elle devient de la vermine. Ô chair élevée dans les palais, entourée de splendeurs royales, te voilà aujourd’hui sans défense ! Aimable corps, tu es maintenant un corps inutile, noir ; tu es dissous dans la mort, tu es un spectre de cadavre. La gloire terrestre est aujourd’hui comme le lys, demain comme le vent. La belle jeunesse passe avec le temps, et après, avec la mort. Ces superbes poitrines, ces superbes corps deviennent cadavres et les tombes des jeunes ressemblent aux tombes des anciens. Bientôt l’enfant meurt comme disparaît la rose qui s’était ouverte au printemps. La vigueur est retirée de l’homme fort, et la beauté, de la femme. Si quelqu’un pouvait avoir un esprit pénétrant comme les yeux du lynx78, je crois qu’il percevrait ce qui est doux comme plein de fiel, et la beauté comme laideur.

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Corpora candida, pectora vivida, membra venusta Ossaque regia sint modo qualia, consule, busta. Vociferantia seque minantia busta loquuntur : «Primus et ultimus, altus et infimus, hic capiuntur». Est homo res levis, est homo res brevis, est homo non ens ; Est homo glarea terraque terrea mente reponens. Est homo flosculus atque statunculus est animatus. Hunc vegetat, fovet, implet, agit, movet, ad breve flatus. Hic ubi deserit ossa vir interit, est caro sordens ; Est caro carnibus una vel omnibus amplius horrens ; Mortua vilior, aegra remissior, est caro nostra, Quam caro caetera, sicque cadavera nulla reposta. Verme cito scatet atque (satis patet) aegra dehiscit, Moxque per aspera, per flagra, per fera quaeque fatiscit. Quod cito morbida, quod cito sordida fiat, omitto ; Quod cito putrida, quod cito tabida, dicere vito. Adde quod horrida morte quod hispida quod fera plus est, Foetida plus olet, aegra magis dolet, illico pus est. Non tibi funere sive cadavere de pecuali ; Vel metus ingruit aut febris irruit, ex sociali. Caesus iter secus, inde vir, hinc pecus efflat uterque ; Eius an istius est timor amplius ? Eius, aperte. Non tibi fit metus exanimum pecus aequore prati ; Amplius effera sunt tibi funera fratris humati. Ossa revisere vel prope pergere nocte timebis, Cum minime secus exanimum pecus ire pavebis. Nostra cadavera nostraque funera foetidiora Esse relinquitur esseque noscitur horridiora.

Flatus homo levis atque vapor brevis, ad breve paret ; Paret et enitet ; illico delitet, herba fit, aret. Flens homo nascitur et cito tollitur ; efflat, humatur. Stat breve, mox cadit ; est modo, cras abit, hic breve statur. Turbo levissimus atque brevissimus est homo flatus. Ipse laboribus, ipse doloribus est generatus. Hic caput exerit, emicat, interit, est quasi bulla ;

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Pense que les corps superbes, les cœurs pleins de vie, les membres pleins de charme, les statures royales, pense qu’ils sont maintenant dans la tombe. Et les tombes parlent très fort et donnent un solennel avertissement : “Le premier et le dernier, le haut et le bas, sont ici renfermés.” L’homme est une réalité éphémère, une réalité de courte durée, du nonêtre. L’homme est sable et terre avec des choses terreuses dans l’esprit. L’homme est une pauvre fleur, une figurine douée de vie. Pour peu de temps, un souffle l’anime, le réchauffe, le remplit, lui donne action et mouvement. Mais quand ce souffle l’abandonne, l’homme meurt ; il devient chair dégoûtante, chair plus horrible que toutes les autres chairs. Notre chair morte est plus abjecte, notre chair malade est plus faible que toute autre chair ; et aucun autre cadavre n’est ainsi placé à l’écart. Notre chair malade rapidement grouille de vers, et, on le sait bien, elle s’entrouvre, et bientôt se désagrège sous l’effet de toutes sortes de dures souffrances, de coups, de cruels traitements. Je passe sur le fait qu’elle tombe vite malade et qu’elle devient vite dégoûtante. Je passe sur le fait qu’elle se décompose rapidement et qu’elle tombe vite en putréfaction. Dans la mort, notre chair est plus horrible, plus épouvantable, plus sauvage, elle sent plus mauvais ; et, dans la maladie, elle souffre davantage et très vite elle suppure. Tu n’as pas peur d’une carcasse ou du corps d’une bête ; mais si c’est le corps d’un compagnon, tu es saisi d’effroi ou de fièvre. Un homme est abattu sur un côté du chemin et un animal de l’autre côté, et tous les deux expirent. La plus grande frayeur est-elle à la vue de l’homme ou à la vue de l’animal ? A la vue de l’homme évidemment. Un animal mort dans un champ ne te fait pas peur. Le cadavre d’un frère qu’on enterre est bien plus terrible pour toi. Tu auras peur de revoir ses ossements ou de t’approcher d’eux la nuit, alors que tu ne craindras pas de t’approcher d’un animal mort. Il reste que nos cadavres sont plus repoussants, on sait que notre mort inspire plus d’effroi. L’homme est un souffle fragile, une vapeur légère et brève, qui apparaît un court instant. Il apparaît et il brille ; et tout de suite, voilà qu’il s’efface, c’est devenu de l’herbe, il se dessèche. L’homme naît dans les pleurs, et il est vite enlevé ; il expire, il est enterré. Il tient un petit moment, et bientôt il tombe ; il est là aujourd’hui, demain il est parti ; on reste ici-bas un court instant. L’homme est la plus légère turbulence, le souffle le plus bref. Il naît dans les peines, il est enfanté dans les douleurs. Il sort la tête, il se montre, il meurt. C’est comme une bulle ;

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Bulla citacius, aura fugacius haud perit ulla. Est caro terrea terraque carnea, fumus, imago, Massa putredinis, unda voraginis, immo vorago. Dum sibi coelitus influit halitus est rosa, floret ; Cum vapor abfuit, illico corruit, est fimus, horret. Hic homo gignitur ex lue, nascitur ex muliere ; Nuper homo satus est lacrimis datus, hic sibi flere. Vagit ad ubera, vivit ad aspera, mors vocat, itur. Qui modo floruit illico corruit et sepelitur. Illico labitur, illico tollitur, illico transit. Transit, abit, ruit ; hic modicum fuit, hic breve mansit. Huc cito prodiit, hinc cito transiit, et quasi nunquam Exstiterit, perit ; hic tribulos serit, hic saliuncam. Hic tribulos petit, hic tribulos metit, hic tribulatur. Laetitiae favet et flet, amat, pavet, inde gravatur. Donec homo viget, affluit, indiget, ut rota currit ; Dat, rapit, it, fremit, opprimitur, premit, uritur, urit. Urit et uritur, angit et angitur ; ad mala crescit. Gaudet honoribus inque laboribus his requiescit. Crux sibi plurima qui petit infima summa petendo. Ergo tumultuat, obstrepit, aestuat, haec satagendo. Ut rota vertitur, ut rosa cernitur, et quasi claret. Dives eget, tremit altus, ovans gemit, affluus aret. Denique mortibus undique pluribus excruciatum Urna furens capit, opprimit et rapit, O grave fatum ! Laude superstite, nomine divite, dives habetur ; Urna putredine, patria nomine tota repletur. Fama fit, est sonus ; hic probus, hic bonus, hic fuit ille Clarus origine, fortis imagine, plenus Achille. Fama virum dabat ipsaque mox labat aret et ipsa, Ad breve florida, post breve marcida, scissa, remissa. Mox ubi transiit, hic homo desiit esse, vocari. Haud anima calet, haud animal valet ergo probari. Truncus iners iacet, ille modo tacet ; ante tonabat. Fex iacet horrida, qui rosa florida culmine stabat.

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il n’y a pas de bulle qui s’évanouisse aussi vite, il n’y a pas de souffle d’air qui soit aussi fugace. Il est chair terreuse et terre charnelle, une fumée, une image, un tas de pourriture, une masse de corruption, en fait, c’est un abîme de corruption79 ! Tant que le souffle céleste l’anime, c’est une rose, il fleurit ; dès que ce souffle l’abandonne, aussitôt il tombe, il est poussière, horrible. Ici-bas l’homme est engendré de la boue, il naît d’une femme. Il vient de naître et le voilà livré aux larmes, pleurant sur lui-même, poussant des vagissements pour avoir le sein. Puis il passe sa vie dans l’adversité, la mort l’appelle, il s’en va. Celui qui à l’instant s’épanouissait, le voilà tout de suite terrassé et enterré. Tout de suite il tombe, tout de suite il est enlevé, tout de suite il est passé. Il passe, il s’en va, il est tombé. Il était ici-bas il y a un instant, il est resté bien peu de temps. Ici-bas, il est vite apparu et vite passé. Il est mort, comme s’il n’avait jamais existé. Ici-bas, il sème des chardons et des épines ; il cherche des chardons, il récolte des chardons, il est dans les tourments. Il cherche la joie et voilà les pleurs, il aime et voilà la crainte, il est accablé. Tant que l’homme est en vie, il est riche, il est pauvre, il tourne comme une roue ; il donne, il prend, il va, il gronde, il est opprimé, il opprime, il est brûlé et il brûle, il brûle et il est brûlé, il tourmente et il est tourmenté, il fait des progrès dans le mal80. Il se réjouit des honneurs et trouve son repos dans la fatigue. C’est beaucoup de tracas pour celui qui, cherchant le sommet, va trouver le fond. Ainsi, il s’agite, se démène, fait beaucoup de bruit, bouillonne. Il tourne comme une roue (rota) alors qu’on le voit comme une rose (rosa), et comme s’il était illustre. L’homme riche est dans le besoin, le grand homme tremble ; lui qui a les honneurs, il gémit ; lui qui est dans l’opulence, il se dessèche. Finalement, cet homme tourmenté de tous côtés par de multiples morts, une urne stupide le prend, le recouvre et l’enlève. Ô dur destin ! Si son éloge et son grand nom lui survivent, on pense que c’est un grand homme. L’urne est remplie de sa pourriture et tout le pays est rempli de son nom. Il est devenu une réputation, un bruit ; il a été cet homme droit, il a été cet homme bon, il a été illustre par sa naissance, il était fort dans son apparence, c’était vraiment Achille. Mais cette renommée qui en a fait un personnage s’évanouit bientôt et se dessèche ; elle a fleuri un petit moment, s’est flétrie en peu de temps , elle s’est décomposée, dissoute. Alors dès qu’elle est passée, cet homme a cessé d’être, il a cessé d’être nommé. Il ne reste plus aucune chaleur vivante, on ne peut donc plus parler d’être vivant. Le voilà étendu, tronc inerte81 ; il se tait maintenant, lui qui auparavant fulminait. Il gît comme un affreux détritus, lui qui se tenait au sommet comme une rose épanouie. La vie tourne

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Vita volubilis, immo volatilis est quasi punctum, Quod geometrica dat tibi fabrica, quam cito sumptum !

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Mors via maxima, mors patet ultima linea rerum, Quo pede testea calcat et aurea ; nil sibi serum. Imminet omnibus, hinc famulantibus, inde tyrannis. Irruit ocius, unica totius est via carnis. Socrate doctior, Hercule fortior, a triduana Febre resolvitur, indeque noscitur omnia vana. Vanaque vivere vanaque currere, sole sub isto. Omnia perspice, denique codice scito magistro. Ecce patentibus ad mala visibus, ad bona caecis, Igniculus febris est tibi funebris ; unde tumescis ? Quid tibi roboris ? illius Hectoris, illius ossa, Quae minus eminet, unica continet arctaque fossa. Quid tibi grammatis ? arida Socratis ossa tenentur. Vox animae Plato, iusticiae Cato, pulvis habentur. Quid tibi faminis ? illa Demosthenis et Ciceronis Lingua peraruit, aura superfluit artis et oris. Quid tibi sanguinis est vel originis ? et Fabiorum Stirps ruit ardua turbaque mortua fluxit eorum. Te decor extulit, Absalon ; abstulit ultio duplex. Fex caro lactea, redditur aurea caesaries fex. Quae tibi culmina ? quae tibi nomina ? quid tibi laudis ? Culmina, nomina, laus quoque pristina quod ruit, audis. Quae tibi gloria, quae tibi gratia, quid tibi doni ? Non tibi gloria nec tibi gratia quae Salomoni. Est tibi regia magnificentia ; prole Philippi Non eris altior at meritis minor hoc quoque scribi. Huic pudor, ocia, sessio regia, colla fuere, Ludere, proelia, cunctaque moenia sponte patere. Orbis et extima vidit et ultima, vir fore natus, Gentibus, urbibus et dominantibus est dominatus. Vicerat omnia ; vincitur obvia fata secutus. Post hominem cinis est, quasi turbinis aura solutus. Flos erat, est fimus, ille potissimus illeque fortis ; Vix modo sportula parva vel urnula quo prius orbis.

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rapidement, elle est éphémère comme un de ces points si vite posés qui te dessinent une figure géométrique82. La mort est le chemin final, elle est évidemment le terme ultime des choses83. Elle piétine ce qui est en or comme ce qui est en argile ; rien ne lui échappe. Elle attend tout le monde, les maîtres comme les serviteurs ; elle fait vite irruption, c’est le chemin unique de toute chair. Serais-tu plus savant que Socrate et plus fort qu’Hercule, une fièvre t’emporte en trois jours et fait connaître que tout est vain. Il est vain de vivre et il est vain de courir en ce bas monde84 ! Observe toutes ces choses, et apprends-les du Livre, ton maître. Toi dont les yeux sont ouverts pour le mal et aveugles pour le bien, un léger feu de fièvre te donne la mort. Pourquoi t’enorgueillir ? A quoi te sert ta force ? Une discrète fosse contient les os d’Hector. Une simple fosse, une modeste et étroite fosse contient les os du grand Hector. Qu’est-ce que ta connaissance ? Les os de Socrate se sont desséchés. Platon, la voix de l’esprit, et Caton, la voix de la justice, sont devenus poussière. A quoi te sert ton éloquence ? La langue de Démosthène et celle de Cicéron se sont totalement desséchées ; le souffle de leur talent et de leurs lèvres s’en est allé. Qu’est-ce que ton sang et ta naissance ? Même la noble lignée des Fabius est tombée, et leur multitude s’est écoulée dans la mort. Ô Absalon, ta beauté était remarquable ; une double punition85 t’a emporté. Alors ta chair couleur de lait est devenue ordure, et tes boucles blondes, ordure. Mais qu’est-ce que ton pouvoir ? ta renommée ? ta louange ? Tu as entendu dire que les pouvoirs, les renommées, les louanges d’autrefois sont tombés. Qu’est-ce que ta gloire ? et ta grâce ? tes dons ? Tu n’as ni la gloire ni la grâce de Salomon. Oui, tu as une grandeur royale, mais tu ne seras pas plus grand que le fils de Philippe, et on écrira que tu as eu moins de mérites que lui. Il était réservé, tranquille, il avait un maintien et une grâce de roi ; il avait les jeux et les combats ; et toutes les villes ouvraient leurs portes devant lui. Il a vu les plus lointaines extrémités de la terre, lui qui était né pour être un homme d’élite. Il a eu le pouvoir sur les nations, sur les villes, sur les souverains. Il a tout conquis. Et, suivant le cours du destin, il fut vaincu. Après avoir été un tel homme, il est cendre, cendre dispersée comme par le souffle du vent. Il était fleur, il est poussière, lui, le plus puissant des hommes, l’homme fort. Il remplit à peine une petite corbeille86, une petite urne, lui qui, avant, remplissait l’univers.

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Est ubi gloria nunc Babylonia, nunc ubi dirus Nabuchodonosor et Darii vigor illeque Cyrus ? Qualiter orbita viribus incita praeterierunt. Fama relinquitur illaque figitur ; hi putruerunt. Nunc ubi curia pompaque Iulia ? Caesar, obisti. Te truculentior, orbe potentior ipse fuisti. Orbis ut extera sanguine, sidera laude subires, Mota furentia sunt tibi brachia, proelia, vires. Cum genero sene brachia non bene conseruisti, Nec socer illius aut socius pius esse tulisti. Qui cinis es modo, tantus eras homo, quantus et orbis. Vi tibi subditus extitit ambitus urbis et orbis. Ecce resolveris area pulveris, urna favillae ; Caesar et nudus es et prope nullus es ; O ferus ille ! Nunc ubi Marius atque Fabricius, inscius auri ? Mors ubi nobilis et memorabilis actio Pauli ? Diva Philippica vox ubi coelica nunc Ciceronis ? Pax ubi civibus atque rebellibus ira Catonis ? Nunc ubi Regulus aut ubi Romulus aut ubi Remus ? Stat Roma pristina nomine, nomina nuda tenemus. Quam cito labilis atque volubilis orbita sphaerae ; Corda valentia, corpora fortia praeteriere. Et breve floruit et cito corruit unda priorum, Gloria finiit, area transiit omnis eorum. Nos quoque tollimur, et proficiscimur ad quod et ipsi ? Imus ad infera, perdimus aethera, mente remissi. Mors vocat ; ibimus, haud retinebimus orbis honores. Mors animantibus imminet omnibus, ibimus omnes. Ibimus, ibimus atque redibimus. Ad quid ? ad imum. Ima petentia sunt profitentia corpora limum ; Est via libera mentis ad aethera, carnis ad ima. Haec bene suscipit, haec male despicit ad sua prima. Stat caro, mens gemit, Eva virum premit, inde reatus ; Mens levat et lavat, at caro cor gravat, inquinat actus. Dulcia iurgia dum feret obvia cornua luna ; 126

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Où est maintenant la gloire de Babylone ? Où est maintenant le terrible Nabuchodonosor ? et la force de Darius ? et le fameux Cyrus ? Ils sont passés avec leur pouvoir aussi vite que la trace d’une roue. Certes leur renommée demeure et elle est bien fixée ; mais eux, ils sont tombés en pourriture. Où se trouvent maintenant la cour et la splendeur des Julius ? César, tu es mort. Tu étais plus violent, tu étais plus puissant que le monde. Afin d’atteindre les extrémités de la terre par le sang et d’approcher les étoiles par ta gloire, tes bras, tes combats, tes forces ont déchaîné la violence. Tu n’as pas été loyal pour joindre tes forces à celles de ton gendre âgé, et avec lui, tu ne t’es pas comporté comme un beau-père ou un allié fidèle87. Tu es cendre maintenant, toi qui étais un si grand homme, aussi grand que le monde ! Par la force tu avais asservi toute l’étendue de la Ville et du monde, et voilà que tu es dissous en un petit tas de poussière, une urne de cendres. Ô terrible César, tu es nu, tu n’es presque plus rien du tout. Où est maintenant Marius, et Fabricius, celui qui ne connaissait pas l’or ? Où la noble mort et l’action mémorable de Paulus ? Où sont aujourd’hui les divines Philippiques, et la voix céleste de Cicéron ? Où est la paix de Caton pour les citoyens et sa colère contre les rebelles ? Où est aujourd’hui Régulus ? Où est Romulus ? Où est Rémus ? La Rome ancienne demeure par son nom ; nous gardons seulement des noms88. Aussi vite que glissent et tournent les sphères célestes, ainsi ces cœurs forts et ces corps robustes ont passé. La vague89 de nos anciens s’est élevée un court instant, et bien vite elle est tombée. Leur gloire est finie, tout le cours de leur vie est passé. Et nous aussi, comme eux, nous voilà emportés. Vers quoi avançons-nous ? Nous allons aux enfers, âmes défaites, nous perdons le ciel. La mort nous appelle ; nous irons ; nous n’allons pas conserver les honneurs de ce monde. La mort attend tous les êtres vivants, et nous irons tous. Nous irons, nous irons, et nous retournerons. Où ? Au fond de l’abîme. Les corps se reconnaissant argile vont vers le fond. Il est un chemin bien dégagé de l’esprit vers le ciel, et un chemin de la chair vers le fond de l’abîme. On emprunte facilement l’un, on délaisse malheureusement l’autre, chacun retournant à son origine. La chair résiste, l’esprit gémit. Eve l’emporte sur l’homme, de là vient la faute. L’esprit élève et lave le cœur et l’action ; la chair appesantit le cœur et salit l’action. Charmante dispute quand

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Haec aget illaque desinet, utraque facta quod una. Cur caro carnea terraque terrea ferre laboras ? Carnea, terrea, temporis alea versat in horas. Tempus et omnia temporis inscia stare rotantur ; Singula currere, nulla recurrere fluxa probantur. Corporis optima cerne simillima currere vento ; Currere singula, currere saecula caeca memento.

Est resolubilis, immo volubilis orbis ut orbis, Illius omnia peste ruentia, tabida morbis. Lux sua claruit ; ecce peraruit eius amoenum ; Lux sua floruit et cito corruit ; est modo coenum. Quomodo flumina cerne volumina currere rerum. Orbis honos ruit et fugit et fluit orbe dierum. Ut rota volvitur indeque pingitur ut rota mundus, Quippe volubilis et variabilis ac ruibundus. Irritus est ratus, instabilis status est status eius. It, redit, ut mare, denique nunc male, cras ibi peius. Gloria terrea, quomodo glarea stat labefacta ; Glarea flumine, gloria turbine labitur acta. Cuncta fluentia, nulla manentia sunt bona mundo. Ridet honoribus exterioribus intus arundo. Gloria terrea, gloria vitrea, vitrea plane, Illico tollitur atque resolvitur eius inane. Si bene sentio, fit variatio quaque dierum. Et bene sentio, fit variatio, fit fuga rerum. Mundus et omnia quomodo somnia vana recedunt,

Signaque plurima tempora proxima iudicis edunt. Sidera flammea lunaque ferrea visa refertur, Sol sine lumine, terra voragine subruta fertur. Terra locis tremit, Eumenidum fremit umbra proterva ; Bellica currere fertur in aere visa caterva. Agmina mortua currere conflua visa feruntur. Signa gravissima monstraque plurima conspiciuntur.

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apparaît le croissant de la lune : une partie va croître, l’autre va décroître, jusqu’à ce que les deux fassent un. Pourquoi toi, qui est chair et terre, te fatigues-tu pour des choses de chair et de terre ? Les hasards du temps changent d’heure en heure les situations charnelles et les choses de ce monde90. Le temps avec tout ce qui est temporel tourne, et ne sait pas s’arrêter. Il est établi que toutes choses passent vite et que rien de ce qui passe ne revient. Vois comment les meilleures choses du corps passent comme le vent. Souviens-toi que toutes choses filent rapidement, que les siècles aveugles s’écoulent bien vite. Le globe se défait, tourbillonnant comme un globe qu’il est. Toutes les choses de ce monde tombent dans la destruction et la corruption. Leur jour a brillé, et voilà que leur charme s’est desséché. Leur jour a fleuri et il est vite tombé ; c’est à présent de la boue. Vois comment le cours des choses évolue et coule rapidement comme un fleuve. La gloire du monde est tombée, elle fuit et s’écoule dans le cycle des jours. Le monde tourne comme une roue ; on le décrit comme une roue, une roue qui tourne, qui est changeante, qui va tomber ; sa position n’est pas fixe, sa situation est instable91 ; elle va, elle revient, comme la mer, mauvaise aujourd’hui, encore pire demain. La gloire terrestre tient comme un tas de sable qui s’écroule ; le sable est entraîné par la rivière, la gloire est enlevée par le vent. Toutes les bonnes choses du monde s’écoulent, rien ne reste. Ma plume, intérieurement, se moque des honneurs extérieurs. La gloire terrestre, c’est comme du verre, vraiment comme du verre92 ! En un instant elle est enlevée, et disparaît dans son vide. Si mon jugement est correct, chaque jour apporte du changement. Et mon jugement est correct : tout change, temps et choses s’enfuient. Le monde et toutes choses s’évanouissent comme des songes vains93.

I, 994-1078 : Signes annonciateurs des derniers temps. De nombreux signes annoncent que le temps du jugement est proche. On rapporte qu’on a vu des constellations en feu, une lune de fer, on parle d’un soleil sans lumière, de la terre secouée dans ses profondeurs94. La terre tremble par endroits, les ombres impétueuses des Euménides95 grondent. On dit qu’une horde guerrière a été vue traverser le ciel. On rapporte qu’on a vu des troupes de morts courir ensemble. Des signes tout à fait remarquables et de nombreux prodiges ont été vus.

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Gratia corruit, ordo refriguit, undat iniquum, Quisque dolo studet ; esse probum pudet, esse pudicum. Ius premitur cruce, grex grege, dux duce rexque regente, Agmen et agmine, culmina culmine, gens quoque gente. Omnia lubrica sunt modo publica, nulla teguntur, Ingenialia vel furialia probra coluntur. Ah ! petulantia militat ebria nocte dieque. Vox sacra displicet ; illicitum licet et libet aeque. Qui fore vult bonus est miser, est onus, est onerosus ; Qui mala postulat ille deambulat imperiosus. Iustitiae via nulla manet quia virgo recessit, Cumque sororibus introeuntibus aethera cessit. Ius ruit, officit ; ars mala proficit, ars mala prodest. Fraus stat, amor iacet, ordo flet, ars placet, et gula frons est : Haec praeeuntia certaque nuntia credite finis. Finis enim venit, orbis honor perit hoste, ruinis, Seditionibus, illuvionibus, igne, procellis, Lite, libidine, fraude, gravedine, sanguine, bellis.

Surgite, surgite spemque resumite, spe tremebundi ; Cernite currere regna, labascere culmina mundi. Ultima tempora, ni sacra littera fallit, aguntur. Dicta prophetica verbaque coelica perficiuntur. Fertur ut alea gloria carnea, plena favillae. Ille minaciter imminet arbiter, arbiter ille. Censor adest Deus, evigilet reus, est prope Christus. Quid modo detinet ? en ferus imminet Antichristus. Stirps venit impia, stirps mala, bestia perditionis. Quo duce sidera coget in infera cauda Draconis. Imminet impius, est prope filius impietatis, Imminet imminet et caput obtinet in sibi stratis. Multiplicabitur et dominabitur hoc dominante, Mors, tribulatio tantaque passio quanta nec ante. Iam tuba septima, plaga novissima iam properatur. Ecce recessio quam tua lectio, Paule, profatur ; Regna labascere, retro recedere Roma videtur, Nec thronus ipsius aut status ut prius altus habetur. Actio lubrica fit modo publica, de medio fit. Roma, prior tua gloria mortua, Rex tibi defit. 130

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La grâce est tombée, l’ordre s’est refroidi, les injustices abondent, tout le monde cherche à tromper. Il est honteux d’être honnête et réservé. La justice est écrasée par la violence, la foule par la foule, un seigneur par un seigneur, un roi par un roi, une troupe par une troupe, un pouvoir par un pouvoir, un peuple par un peuple. Tout ce qui est impudique est maintenant à la vue de tous, rien n’est caché. Des turpitudes contre nature, des turpitudes délirantes sont appréciées. Ah ! Une impudence d’ivrogne est en marche nuit et jour. La parole sacrée ne plaît pas. Ce qui est interdit, c’est cela qui est permis et agréable. Celui qui veut être bon est un malheureux ; c’est une charge, une lourde charge. Mais celui qui cherche à faire le mal, lui, déambule comme un grand seigneur. Plus de voie pour la Justice, cette vierge est partie et s’est retirée dans les cieux avec ses sœurs96. Le droit s’effondre, c’est une entrave. Les pratiques mauvaises progressent, elles sont avantageuses. La tromperie va bien, l’amour est malade, l’ordre est dans l’affliction, les finasseries sont un bonheur, la goinfrerie est sans vergogne. Croyez-moi, toutes ces choses sont les signes avant-coureurs et les sûrs annonciateurs de la fin. Car la fin arrive, et la gloire du monde périt par ses ennemis, les désastres, les divisions, les inondations, les incendies, les tempêtes, les disputes, les impudicités, les tromperies, les oppressions, le sang versé, les guerres. Levez-vous, levez-vous, et reprenez espoir, vous dont l’espoir est vacillant ! Voyez, les royaumes passent rapidement et les pouvoirs de ce monde chancellent. Si la Sainte Ecriture ne nous trompe pas, les derniers jours arrivent. Les prédictions des prophètes et les paroles célestes s’accomplissent. On dit que la gloire charnelle est comme un jeu de hasard et elle est pleine de cendres. Le Juge approche, le Juge approche, redoutable. Dieu, le Juge, est là. Que le pécheur se réveille ! Le Christ est proche. Qui l’arrête maintenant ? Eh bien voilà que s’approche le féroce Antichrist97. Le rejeton impie arrive, le rejeton mauvais, la Bête de perdition. Sous sa conduite, la queue du Dragon entraînera les étoiles aux enfers98. L’impie arrive, le fils d’impiété est proche. Il approche, il approche et il devient la Tête de ceux qui sont prosternés devant lui. Sous sa domination, la mort, les épreuves et de grandes souffrances, comme il n’y en a jamais eu, vont se multiplier et vont dominer. Maintenant c’est la septième trompette99, maintenant c’est la dernière plaie100 qui arrive promptement. Paul, voici donc le déclin que ton texte a annoncé101. Les royaumes semblent chanceler, Rome semble tomber en arrière, son trône et sa position n’ont plus la grandeur d’autrefois. Maintenant les actions mauvaises deviennent communes, elles se passent en public. Rome, ton ancienne gloire est morte, ton Roi te fait défaut. Avec ces signes qui le précèdent

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His praeeuntibus, immo sequentibus ordine signis, Imminet impius ille, vel illius horror et ignis. Suntque patentia signa, minantia, signa furoris, Prorsus ut ultima iam fore proxima tempora noris. Flammivomus, niger, hispidus, aliger est draco visus Nuper in aere - Nil ego dicere nunc paro risus Claruit omnibus hic equitantibus atque colonis. Fugit, inhorruit, et fuga terruit illa draconis. Pestis et horrida transiit oppida transque volavit ; Et loca plurima, fert ita maxima fama, meavit. In geminum caput egrediens apud Anglica rura, Femina prodiit ipsaque finiit in duo crura. Crura quidem duo, sed sibi bis duo brachia stabant. Hanc duo pectora, quatuor ubera mirificabant. Vos volo credere me rata dicere, scribere verum. Par erat actio, par via, sessio, par mulierum. Ex mulieribus, immo sororibus, O stupor, istis, Altera transiit atque superfuit altera tristis. Post breve denique pars ruit utraque morte soluta, Utraque pars ruit, hanc obitu fuit illa secuta. Vir magus actibus in regionibus ivit Iberis, (Quae noto versibus, haec ego testibus assero veris) Is sine semine, simplice virgine se fore natum ; (Proh furor !) edidit, et sibi credidit area fratrum. Dixit ad ultima vipera pessima se fore Christum ; Hoc prope praedicat esse vel indicat Antichristum. Non minor artibus in regionibus est orientis Notus et editus ipseque perditus ordine mentis. Dixit et impius hic quia maximus esset Helias ; Hinc fore proxima certior ultima tempora scias. Gens temeraria, dum licet, impia facta fleamus. Ille minaciter advenit arbiter - expaveamus. Nemo capescere ius, mala plangere nemo relinquat ; Gaudia flentibus, irreverentibus ira propinquat. Iam tuba septima, plaga novissima, lux pia, dira, 132

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ou plutôt qui l’escortent, l’impie s’approche dans sa terreur et dans son feu. Il y a des signes clairs, signes de menace, signes de délire, pour que tu saches que maintenant les derniers jours sont vraiment proches. On a vu récemment dans le ciel un dragon ailé crachant du feu, un dragon noir, recouvert de piquants, – je ne dis rien maintenant qui soit matière à rire – il a été clairement visible pour tous, chevaliers et fermiers, il a filé rapidement, il s’est dressé tout hérissé, et le vol rapide de ce dragon les a terrifiés. L’horrible monstre est passé sur les villes, il les a traversées en volant au-dessus. Il est passé par de nombreux endroits, comme le rapporte une rumeur largement répandue. Dans une campagne d’Angleterre, une femme est née avec deux têtes, et elle avait deux jambes102. Elle avait seulement deux jambes, mais elle avait quatre bras ; deux poitrines et quatre seins en faisaient un être extraordinaire. Je vous prie de croire que je parle de faits confirmés, que j’écris la vérité. Ces femmes partageaient les mêmes activités, la même action de marcher, la même position assise. Ô prodige ! une de ces femmes, en fait l’une des sœurs, mourut, et l’autre lui survécut dans le chagrin. Mais peu de temps après, les deux étaient parties, libérées par la mort ; la survivante suivant l’autre dans la mort, les deux étaient parties. Dans une région d’Espagne, est arrivé un magicien (ce que j’écris dans ces vers, j’affirme que je le tiens de témoins véridiques), cet homme proclamait qu’il était né d’une simple vierge, sans semence ! Ô folie ! et un groupe de frères l’a cru103 ! Cette mauvaise vipère a dit qu’à la fin des temps il serait le Christ ! Cela annonce, cela signifie que l’Antichrist est proche. Dans les régions de l’Est, un individu non moins astucieux est apparu et s’est fait connaître, il avait perdu l’esprit, et cet impie disait qu’il était le grand Élie104. De tout cela, tu peux savoir certainement que les derniers jours sont proches. Ô peuple irréfléchi, tant que nous le pouvons, pleurons nos actions mauvaises. Le Juge arrive, redoutable, soyons dans la crainte. Que personne ne cesse de chercher la justice et de déplorer le mal. Les joies approchent pour ceux qui pleurent, et la colère pour les insolents. Voici que maintenant la septième trompette se fait entendre, la dernière plaie

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Intonat, ingruit, emicat, irruit et venit ira. Gens male conscia, lubrica gaudia flendo tegamus ; Gens male conscia, quae fugientia sunt, fugiamus. Stare refugimus, ad mala fluximus ; ad bona stemus. Hora novissima, tempora pessima sunt – vigilemus !

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attaque, le jour sacré rayonne, le jour redoutable survient, la colère arrive. Peuple inconscient, recouvrons de pleurs nos joies décevantes. Peuple inconscient, fuyons les choses qui fuient. En refusant de nous arrêter, nous avons glissé vers le mal. Fixons-nous donc sur le bien. Voici venue la dernière heure, les temps sont mauvais, soyons vigilants !

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Aurea tempora primaque robora praeterierunt, Aurea gens fuit et simul haec ruit, illa ruerunt. Flebilis incipit area, suscipit aurea metas ; Transiit ocius et studium prius, et prior aetas. Gratia firmior, ordo valentior esse solebat, Melleque lactea lacteque mellea terra fluebat, Afflua frugibus arva rigantibus arida coelis, Dans bona dantibus atque fidelibus ipsa fidelis. Pax dabat ocia, gens erat inscia prorsus obesse ; Terra fidelibus afflua patribus, afflua messe. Pax iacet irrita terraque perdita, iusque, bonumque ; Huius amor ruit, illius aruit, aret utrumque. Terra negat sata, pax homini data sola fugatur, Quae rata floruit, irrita corruit, et violatur. Dum rata perstitit, affluus exstitit omnis arator, Pristina respuit, et nova messuit agricolator. Donec erat rata, multa satis sata reddidit arvo, Dans bona gramina largaque semina semine parvo.

Gens erat optima, gens solidissima corde modesto, Lucra forensia cogere nescia, dives honesto. Nescia fallere, seu sua tollere, sedula iuri, Nescia criminis, igne cupidinis haud levis uri. Nulla pericula, quippe piacula nulla ferebant ; Arva fidelia tectaque patria rite colebant, Foedera iugia, cum lue proelia sola gerebant. Quaerere culmina scireque crimina crimen habebant. Tunc quasi ludere sueverat ubere copia cornu, Multaque copia vitaque sobria, re, dape, potu, Multa modestia multaque copia conveniebant ; Vivida corpora, nam bene pectora viva vigebant. Tunc erat inclita, quae modo perdita, mentis honestas ; Quae modo maxima tunc erat ultima nilve potestas ;

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Livre II II, 1-122 : L’âge d’or est passé. L’âge d’or et les forces originelles sont passés. Une race d’or a existé, et quand elle est tombée, ceux-là ont disparu. Un monde lamentable a commencé, un monde en or a pris fin. L’enthousiasme des débuts et le premier âge ont rapidement passé. Au premier âge, la grâce était ferme, l’ordre était solide. De la terre ruisselaient le miel et le lait, le lait et le miel1. La terre produisait d’abondantes récoltes et quand les champs manquaient d’eau, ils étaient arrosés par les cieux. La terre prodiguait ses bienfaits à un peuple généreux, elle était fidèle à des gens fidèles. Alors la paix apportait la tranquillité, et ce peuple ne savait pas faire le mal. Cette terre donnait beaucoup de fidèles patriarches, elle regorgeait d’abondantes moissons. Et voilà que maintenant la paix est abattue, anéantie ; la terre est détruite, avec la justice et le bien. L’amour de la justice s’est effondré, l’amour du bien s’est desséché ; les deux sont secs. La terre refuse la semence, la paix donnée à l’homme, désolée, est mise en fuite. Elle qui se développait quand elle était respectée, elle a été rompue, détruite, violée. Tant que la paix était respectée, les paysans vivaient dans l’abondance, les fermiers jetaient la récolte précédente et moissonnaient la nouvelle. Tant que la paix était assurée, elle permettait d’avoir d’abondantes moissons dans les champs, et du bon grain et de nombreuses pousses à partir d’une petite semence. Ce peuple était merveilleux, solide ; il avait un cœur tranquille ; il ne savait pas faire rentrer de l’argent des marchés, il était riche en honnêteté ; il ne savait pas tromper ou vanter ses marchandises, mais il était attentif à la justice ; il ne connaissait pas le péché ; c’était un peuple qui n’était pas enclin à se laisser brûler par le feu des convoitises. Ces hommes n’étaient exposés à aucune épreuve, à aucune misère. Ils cultivaient leurs champs fidèles et, comme il convient, prenaient soin des maisons de leurs pères. Ils maintenaient les alliances, livraient bataille seulement contre la maladie. Ils considéraient comme un mal de rechercher le pouvoir et d’en connaître les forfaits. Alors, c’est comme par jeu qu’on avait abondance et fécondité. Grande abondance s’accordait avec sobriété de vie, en biens, nourriture et boisson, beaucoup de mesure s’accordait avec grande abondance. Les corps étaient vigoureux, les cœurs bien vivants et pleins d’énergie. L’honnêteté de l’esprit, aujourd’hui perdue, était alors très estimée. Le pouvoir, qui aujourd’hui

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Tam lyra musica, quam tuba bellica tunc reticebat, Nec lyra gaudia, nec tuba proelia praecipiebat. Gens erat aurea, cui furor alea, cui scelus aurum, Cui pudor emptio, cui neque mentio divitiarum. Non erat abdere fas neque tollere lucra crumenis. Plenus opum Tagus aurifluus, vagus ibat arenis. Moribus aemula lucra pericula quam preciosa, Non homo foderat aut fore noverat invidiosa. Sumpsit ut aurea pondera ferrea spicula quisque, Mox tumor iraque sustulit utraque pugnat utrisque. Pristina secula non nisi regula nata regebat, Secula pristina non nisi pagina viva docebat. Non capitolia marmore fortia tunc neque iaspis, Non color Indicus aut lapis unicus ex Arimaspis. Gens erat utilis, invariabilis, alta, severa, Sueta cubilia coniugialia ducere sera. Nulla libidinis, unica germinis insita cura ; Tunc sacra vincula, tunc dabat oscula crimine pura. Quisquis erat pater, ille decem quater egerat annos. Ergo viros genus hoc dabat, haud Venus ebria, magnos, Effigialiter in puero pater ipse redibat ; Stirps bona patribus intereuntibus orta subibat. Non Venus ebria sed pia gratia tunc dabat orbi, Sospite sanguine quosque satos sine semine morbi. Membra virilia, corpora stantia, stans cor habebant, Non ea potibus, haec dape, luxibus illud alebant. Criminis alea velleque balnea non erat illis, Colla tegentibus aut refluentibus ire capillis. Cygnea tempora canaque pectora non revereri, Vina cupiscere, ludicra dicere, vim profiteri. Gens bene conscia, gens bene sobria, gens erat ipsa, Non sibi corpora, non sibi pectora, mensve remissa. Non dabat illius ordo quid amplius, aut minus aequo. Ad nova pocula, non sibi crapula, non sibi praeco. Vina pericula vinaque vincula, vina venena Dicere sueverat et fore noverat aspide plena. Fons sibi vinea, tegmina linea rarus habebat, Serica tegmina tunc neque foemina sponsa trahebat ; Portio propria non nisi sobria sponsa vacabat. 138

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est de la plus haute importance, était la dernière chose, ou rien du tout. La lyre musicale et la trompette de guerre étaient réduites au silence : il n’y avait pas de lyre pour diriger la joie, pas de trompette pour inciter au combat. Elle était d’or cette race, où les jeux de hasard étaient folie, où posséder de l’or était mauvais, où acheter et vendre était indécent. Elle était d’or cette race chez qui on ne faisait même pas mention de richesse2. On ne se serait pas permis de mettre de côté de l’argent ou de le porter dans des bourses. On laissait le Tage aurifère3, plein de richesses, sinuer dans les sables. Ces richesses, ennemies du sens moral, dangereuses autant que précieuses, l’homme ne les tirait pas encore du sol, il ne savait pas qu’elles susciteraient l’envie. On regardait une masse d’or comme une flèche en fer. Mais bientôt Orgueil et Colère se sont emparés de l’une comme de l’autre et ont combattu avec les deux. Les premiers âges étaient réglés seulement par la loi de la nature ; ils étaient instruits seulement par le livre de la vie4. Les imposants capitoles de marbre ou de jaspe n’existaient pas encore, ni la couleur indigo5, ni la pierre unique des Arimaspes6. Cette race était efficace, constante, profonde, sérieuse. En ce temps-là, on se mariait tard. Le seul souci naturel était d’assurer une descendance, non de satisfaire un désir charnel. Les liens du mariage étaient sacrés et les baisers étaient purs, sans péché. Un homme n’était point père avant quarante ans. Donc cette race, pas du genre Vénus grisée7, produisait des hommes robustes, et le père réapparaissait dans les traits de son fils. Quand les parents mouraient, une bonne descendance se levait pour les remplacer. Non point une Vénus enivrée, mais une pieuse grâce donnait à l’univers, avec un sang préservé, une race exempte de maladies. Ils avaient des membres vigoureux, des corps solides, des cœurs fermes ; ils ne les nourrissaient pas de boissons, de festins, ou de débauches. Les mauvais jeux de hasard et le désir de prendre des bains, il n’en était pas question pour eux. Ni d’aller avec des cheveux flottants couvrant le cou. Ni de manquer de respect aux têtes blanches comme des cygnes et aux poitrines chenues. Ni de réclamer du vin, ni de dire des sottises, ni de parler de sa force. Ce peuple réfléchi, ce peuple sage, ne manquait pas d’énergie, ni dans le corps, ni dans le cœur, ni dans l’esprit. Leur règle était de donner ni plus ni moins que ce qui est juste. Pour de nouvelles boissons, ils n’allaient pas s’enivrer ni les faire connaître par des crieurs publics. Ces gens disaient : “Le vin, c’est un danger, le vin, ce sont des chaînes, le vin, c’est du venin”. Ils savaient que les vins sont pleins de poison. Leur vigne à eux, c’était un point d’eau. Peu de gens avaient des vêtements de lin, et, quant aux vêtements de soie, même une fiancée n’en portait pas. Une fiancée n’avait en propre qu’une

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Nunc nimis unica, tunc bona publica quisque vocabat. Publica vellera, lac, sata, iugera, fertilitates, Pocula, prandia, pascua, praedia, prata, penates. Prandia mentior, haec etenim prior haud tulit aetas, Sueta reposcere nec nisi vespere, nec satis escas, Pars quota vivere de Iovis arbore rite solebat. His eremitica prandia carica contribuebat. His cibus ex ove, somnia sub Iove, status in herba. Iussa minoribus a gravioribus, a sene verba.

Pax sacra gaudia, pax dabat ocia, fertilitatem, Sed neque gaudia probra, nec ocia debilitatem. Pax dabat ocia sancta, negocia cultus agrestis, Terra legumina, pocula flumina, cingula restis ; Obsequium pecus, hospitium specus, hordea victum, Herba cubilia, petra sedilia, pellis amictum, Ramus opercula festaque fercula raro legumen. Lux pede tendere, nox requiescere, taedaque lumen. Quae modo marmore, qualibet arbore templa struebant, Quae modo cultibus atria frondibus expoliebant. Secula lactea, gens erat aurea, gens bona, de qua Audeo paupere carmine dicere, gens fuit aequa.

Aurea gens fuit, aurea gens ruit, orba subivit ; Quae cupit afflua menteque mortua vivere vivit, Afflua censibus, indiga sensibus, orba patronis, Se dat in impia, raptat in invia perditionis. Mundus origine, non nisi nomine 'mundus' habetur, Mundiciam spuit, in Veneres ruit, hisque repletur. Ille prior ruit, alter inhorruit, alter at idem ; Non modo tempora sunt neque pectora qualia pridem. Tempora florida, pectora vivida primo fuerunt ; Tempora florida, pectora vivida praeterierunt. Aurea transiit, horrida prodiit orbis imago, Plaga novissima veraque lacrima, vera vorago. Haec neque nomine digna nec ordine recta stat aetas Haec vitiis perit, haec animas gerit irrequietas. 140

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modeste dot. Aujourd’hui, chacun considère facilement comme bien personnel ce qui, alors, était appelé bien commun. La laine des moutons, le lait des vaches, les récoltes, les terres, les fruits, les boissons, les déjeuners, les pâturages, les fermes, les prés, les foyers, cela appartenait à tout le monde. Je me trompe en parlant de déjeuners, car ce premier âge n’en avait pas ; l’habitude était d’avoir seulement un léger repas le soir ; et il était d’usage de vivre des glands de l’arbre de Jupiter8. Maigre portion ! Des figues s’ajoutaient à leurs repas d’ermites. La nourriture provenait de leurs moutons, ils dormaient à la belle étoile9, couchés dans l’herbe. Les jeunes obéissaient à leurs aînés, et c’était l’ancien qui avait la parole. La paix apportait de saintes joies, le repos, l’abondance ; mais ni les joies ne portaient au mal, ni le repos ne conduisait à la faiblesse. La paix apportait un saint repos, l’agriculture donnait de l’activité, la terre produisait les légumes, les rivières fournissaient la boisson, une corde fournissait la ceinture. Le bétail apportait un service docile, les grottes donnaient un abri, l’orge la nourriture ; l’herbe la couche, les pierres des sièges, les peaux des habits ; les branchages le toit, et les légumes leur donnaient, rarement, des plats de fête. Le jour leur donnait d’être sur pied, la nuit de se reposer ; une torche de branche de pin donnait la lumière. Les temples, aujourd’hui faits de marbre, ils les construisaient alors avec n’importe quel arbre. Les maisons qui ont aujourd’hui des décorations raffinées, ils les embellissaient avec du feuillage. C’était un âge pur comme du lait, une race d’or, un peuple excellent. J’ose l’affirmer en ces pauvres vers, ce peuple était juste. La race d’or a vécu, la race d’or est tombée. Un peuple démuni l’a remplacée, un peuple qui cherche à vivre dans l’abondance et vit avec une âme morte. Un peuple riche dans ses possessions, pauvre dans sa réflexion, sans protecteur. Au service du mal, il se précipite dans les impasses de la perdition. Le monde, pur dans ses commencements, n’a maintenant de pur que le nom10. Il a rejeté la pureté, il s’est précipité dans les passions mauvaises, il s’en est rempli. Le premier âge est tombé, un autre est arrivé, un autre et pourtant le même. Maintenant, les temps et les cœurs des hommes ne sont plus ce qu’ils étaient auparavant. Autrefois, les temps étaient florissants, les cœurs pleins de vie. Les temps florissants et les cœurs pleins de vie ont passé. L’âge d’or est passé. Et voici qu’une redoutable image du monde est apparue, la dernière plaie, les vraies larmes, le véritable abîme. Cet âge n’est pas digne de son nom, ni juste en son ordre. Il périt dans les vices, il produit des

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Cumque ruens eat, haec populum creat ad mala stantem, Rebus, honoribus, ebrietatibus invigilantem. Haec bona perdidit, haec genus edidit omne dolosum, Pectore mobile, re variabile, mente probrosum. Ista novissima dicitur infima fex aliarum, Ista novissima prodiit intima mors animarum. Recta perhorruit, ordine corruit, eminet astu, Sollicitudine, fraude, libidine, crimine, fastu. Est sine nomine, nam sine numine, nam sine iure, Perdita cladibus, est quia fraudibus, haec sibi curae. Istius omnia flenda nefaria flere, profari, Cuncta minus queo, credite, flens eo, paucula fari. Ut breve claruit, ille peraruit aureus orbis, Convenientibus undique mortibus, undique morbis. Secula perdita re, lue perdita, praevaluere, Stando iacentia, falso virentia, marcida vere.

Talia dum loquor, uror et excoquor igne fideli, Concremor aestibus interioribus et face zeli. Dum noto turpia, quanta quot impia, quae mala terrae, Sit licet inscia lingua silentia non queo ferre. Unde quid ordiar ? Unde subaudiar ? Eloquar unde ? Unde Deus monet, ipse quod os sonet afflat abunde. Quid prius insequar ? An mala persequar, an bona strata ? Stant mala, ius latet, hinc satirae patet area lata. Parce, modestia, multa sequentia sunt inhonesta, Cura tamen mea facta vetat rea, suadet honesta. Da veniam precor ; hic satiram sequor, hic mala sperne, Indue cor sene ; dico malum bene, tu bene cerne.

Perdita crimine secula limine mortis in ipso. Vociferans fleo, flere dolens eo carmine misso, O mala secula, quaerere sedula rem, pigra rectum, Fraus quibus edita, gratia perdita, iusque reiectum. O mala tempora, quae mala pectora progenuere, Nulla volentia, pauca valentia recta videre. 142

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esprits agités. Il va à la ruine, il crée un peuple attaché au mal, un peuple attentif aux avoirs, aux honneurs, aux excès. Cet âge a perdu ce qui est bon, il a produit toutes sortes de tromperies. Il est versatile de cœur, inconstant dans l’action, grossier dans l’esprit. Ce dernier âge, on l’appelle le dernier des résidus. Il se présente comme la mort profonde des âmes, il a horreur de la justice, s’écroule avec l’ordre, se distingue dans l’astuce, l’agitation, la fraude, la concupiscence, le péché, l’arrogance. Cet âge est sans nom comme il est sans dieu et sans droit ; il se perd en désastres car il se perd en perfidies, c’est cela qui l’occupe. Croyez-moi, je suis incapable de pleurer pour toutes les actions pitoyables de ce temps, je n’arrive pas à dire tous ses crimes. J’en rapporte quelques-uns en pleurant. Après s’être épanoui un moment, le monde d’or s’est desséché, avec partout la maladie, partout la mort. Un âge perdu par la richesse et la corruption est apparu, debout mais abattu, faussement verdoyant, mais en fait fané.

II, 123-162 : Introduction à la satire : je ne peux pas me taire. Tandis que je parle ainsi, le feu de la fidélité me brûle et m’embrase, les flammes intérieures et la torche du zèle me consument. Je note les hontes, les impiétés, si grandes, si nombreuses, qui sont les maux de la terre : ma langue peut être fruste, mais je ne peux garder le silence. Par quoi commencer ? A partir d’où me faire comprendre ? De quoi vais-je commencer à parler ? Là où Dieu m’engage. Lui-même inspire pleinement ce que je vais dire. Par quoi commencer ? Vais-je traiter du mal, ou du bien terrassé ? Partout le mal et plus de justice : le champ est vaste pour la satire. Ô pardon, modestie ! beaucoup de ce qui va suivre est indécent. Pourtant mon souci, c’est d’empêcher les actions mauvaises et d’encourager les bonnes. Je t’en prie, accorde-moi ton pardon. Ici, je vais me laisser aller à la satire ; ici ne fais pas attention au mal, revêts ton cœur de sagesse, je vais parler du mal dans un bon esprit, toi, discerne cela avec un bon esprit. Je pleure à grands cris un siècle perdu dans le crime au seuil même de la mort, et tout au long de mon poème, je suis affligé et en pleurs. Ô âge mauvais si empressé à rechercher la richesse, si lent à rechercher le droit ! Âge dans lequel la tromperie est née, la grâce perdue, la justice rejetée ! Ô temps mauvais qui a engendré des cœurs mauvais ! Personne ne cherche à voir ce qui est droit et peu en sont capables. L’amour pur est caché,

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Castus amor latet et Veneris patet alta lacuna ; Omne bonum iacet, una Venus placet omnibus una. Vos, mea lumina, fundite flumina nunc lacrimarum. Recta perit via, cor grave, mens pia, ploret amarum. Luxuries viget, ut stipulas liget ignis Averni, Luxuries calet atque palam valet, edita cerni. Pax flet, amor gemit, ira stat et fremit, exule recto. Qua fero lumina laetaque crimina, laxaque specto, Non ego visibus, immo nec auribus haurio quicquam, Quid memorabile laude, quid utile re, fore dicam. Quo libet exeo, cernere lugeo mox inhonesta, Qua feror obvius, est furor impius, intus et extra. Nemo libidinis aut vitiaminis effugit exsors. Qua geminus polus eminet, est dolus, est furor, est mors. Fraus sedet omnibus incolitur quibus utraque zona. Omnis in omnibus ad mala partibus est caro prona. Civica proelia nilque fidelia corda probantur. Colchica pocula nec minus oscula perfida dantur. Prava licentia criminis omnia, vult, valet, audet. Post mala ducitur, in mala labitur, in mala gaudet ! Nomine gens tua, Christe, tibi sua, se dat Averno. Flenda perennibus, undique fletibus, audio, cerno.

Plausus ad impia, clamor ad ebria post, sed et ante. Terga sonant mea, facta sedent rea iure labante. Intrat inania milite moenia rex Babylonis, Ipseque praesidet, ipsius assidet ala furoris. Exul origine se patre lumine fit Sedechias ; Prospice, mens, tibi, ne similis sibi crimine fias. Proh dolor ! Omnia nunc querimonia sunt rationis, Nuda tragoedia lacrima propria relligionis. Secula lubrica possidet unica mortis imago, Lubrica secula gens replet aemula, prava propago, (Docta sed inscia) blanda sed impia, sed vitiosa, 144

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le gouffre profond de Vénus s’exhibe ouvertement. Tout ce qui est bien est oublié, seule Vénus fait plaisir à tout le monde. Vous, mes yeux, versez donc maintenant des torrents de larmes. On a perdu le droit chemin. Que le cœur sage et l’esprit juste se lamentent amèrement. La luxure se développe, ainsi sont liées les bottes de paille pour le feu de l’Averne11. La luxure s’échauffe, manifestement elle domine, et elle se fait voir. La paix est en pleurs, l’amour gémit, la colère résiste et gronde, le droit a été banni. Partout où je porte mon regard, je vois le péché qui s’étale joyeusement. Ni par les yeux ni par les oreilles je ne perçois quelque chose que je pourrais dire mémorable pour la louange ou utile en réalité. Partout où je vais, bien vite je vois des choses inconvenantes qui me font pleurer. Partout où je porte mes pas, je rencontre une folie impie à l’intérieur et à l’extérieur12. Personne ne sort indemne du désir mauvais et de la corruption. D’un pôle à l’autre, c’est la tromperie, c’est la folie, c’est la mort. La fraude a son siège chez tous ceux qui habitent les deux zones de la terre. Toute chair, en toutes parties du monde, est portée au mal. Il y a des guerres civiles, et les cœurs loyaux sont considérés comme rien du tout. On offre des coupes de colchique13 et on échange des baisers perfides. Une audace insensée du péché veut tout, est capable de tout, se permet tout. On est entraîné au mal, on glisse vers le mal, on se réjouit dans le mal. Ô Christ, ton peuple - ton peuple qui est tien seulement par le nom - te donne ses biens, mais il se donne lui-même à l’Averne. J’entends et je vois partout des choses à pleurer sans fin.

II, 163-236 : Introduction à la satire : le mal impunément partout. On applaudit ce qui est mal, on acclame les dérèglements d’ivrognes, après, mais aussi avant. Mes tambours résonnent ; les actions mauvaises sont bien en place, le droit chancelle. Le roi de Babylone14 entre dans une cité où il n’y a plus de soldats ; il en prend la direction, assisté par sa troupe de fous. Sedecias est exilé de son pays, de lui-même, de son père et de la lumière15. Prends garde, mon âme, de ne pas devenir comme lui par le péché. Ô douleur ! Aujourd’hui, tout devient revendication de la raison, misérable tragédie, définitive affliction de la religion. Un seul visage de mort16 prend possession de cet âge impudique. Un peuple odieux remplit cet âge impudique, une génération perverse, instruite mais ignorante, séduisante mais mauvaise, une génération vicieuse, insociable,

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Dissociabilis, insatiabilis, ingluviosa. Gens pia vocibus, impia moribus, ecce creatur, Gens sibi provida, moribus invida, multiplicatur, Est mala famine, peior acumine, pessima re gens, Quae mala digerit, incitat, exerit, in mala vergens. Gens pia transiit in Sion exiit hanc Babylona. Nunc Iacob Israel et Lea fit Rachel, ordo corona ; Regnat in aethere, sugit ab ubere Philosophiam, Iam patriam via, Rachel habet Lea, Martha Mariam. Ille chorus pius et status illius ivit, obivit ; Vivit in aethere, iam sine funere, credite, vivit. Gens fuit aurea, quam modo laurea viva coronat, Salvat adoptio, liberat actio, palma perornat. Gens pia transiit, impia prodiit, et numerosa, Vulgus inutile, corpore debile, corde perosa ; Gens sine pectore plurima tempore fervet in isto, Obvia moribus, obvia legibus, obvia Christo. Torpet in ordine, gaudet in agmine crescere, crescit, Fit grege plurima, lucra scit infima, cetera nescit. Ad mala labilis, ad bona debilis, his ea praefert, In vitium perit, huic vacat, id gerit, id scit, id effert. Est, neque mentior, ad mala laetior, ad bona tristis ; Reproba comprobat et proba reprobat, omnis in istis. Scit bona vocibus acta sed actibus edere nescit, Prompta malo viget, aegra deo riget, et lapidescit. Aurea secula cordaque credula praeterierunt, Sunt modo sarcina, qui neque crimina, nec mala quaerunt ; Suntque peripsema, qui lucra plurima non sibi servant, Qui lucra grandia, lucra forensia non coacervant. Vult modo carnea, commoda terrea vult modo quisque, Praeest gula plebibus, aes senioribus, error utrisque. Gratia venditur omneque curritur in scelus aere. Cumque fides labet, omnis habens habet, horret egere, Cana fides fuit, hac amor hac ruit ordo ruente.

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insatiable, vorace. Voici qu’un peuple bon pour le discours et mauvais dans sa conduite a été créé. Un peuple centré sur lui-même et se conduisant mal s’est multiplié. C’est un peuple mauvais dans ses paroles, encore plus mauvais dans son intelligence, et pire dans son action. Un peuple enclin au mal, qui combine, prépare et commet le mal. Le peuple fidèle, lui, est passé dans Sion, il a quitté cette Babylone. Maintenant Jacob devient Israël17, Léa devient Rachel ; l’ordre obtient la couronne ; il règne au ciel, il est nourri au sein de la Philosophie. Aujourd’hui, le chemin a eu son aboutissement dans la patrie, Léa laisse la place à Rachel et Marthe à Marie18. Cette fidèle assemblée est partie, sa condition terrestre est passée ; cette assemblée vit au ciel, croyez-moi, aujourd’hui elle vit sans deuil. Une race d’or a existé, elle est couronnée maintenant de vivants lauriers, sauvée par l’adoption, libérée par l’action, ornée de palmes. Ce peuple fidèle est passé, un peuple mauvais s’est avancé et nombreux : foule corrompue, corps faibles et cœurs détestables. En notre temps, un peuple nombreux et sans cœur s’agite, opposé à la morale, opposé aux lois, opposé au Christ. Il est languissant dans l’ordre, mais heureux d’augmenter en nombre, il augmente, il devient une grande foule. Ces pauvres gens connaissent les profits, ils ne connaissent rien d’autre. C’est un peuple enclin au mal, impotent pour le bien, préférant le mal au bien. Il se perd dans le péché, il est disponible pour le péché, il le porte, le connaît, le commet. Il se réjouit du mal et s’attriste du bien, je ne mens pas ; il approuve ce qui est malhonnête, réprouve ce qui est honnête, de tout son être ; il sait parler de ce qui est bien, mais ne sait pas passer à l’action ; il est prêt et plein d’énergie pour le mal, mais se trouve malade, paralysé et pétrifié pour Dieu. L’âge d’or et les cœurs croyants sont passés. Aujourd’hui ceux qui ne cherchent pas le péché et le mal sont devenus des fardeaux. Ceux qui ne font pas de gros bénéfices, qui n’entassent pas d’énormes profits ou n’accumulent pas les gains des foires, ce sont des laissés-pour-compte19. Aujourd’hui tout le monde veut les biens charnels, les biens de ce monde. Le peuple est mené par le ventre, les seigneurs par l’argent, les uns et les autres par l’erreur. La faveur s’achète, et pour de l’argent, on court vers n’importe quel péché. Quand la foi vacille, chacun retient ce qu’il possède et craint d’être dans le besoin. Avant, existait la foi vénérable20 ; elle est tombée, et en même temps sont tombés l’amour et l’ordre. Quand la foi

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Stante fide stetit ordo ; fugam petit hac fugiente. Pectora sobria praetereuntia praeterierunt, Corda virilia, casta cubilia, terga dederunt. Lex domini ruit, improba non luit improbus ausus. Ausibus ultio deest, datur unctio, pro cruce plausus. Vis caret obice, crimina vindice, iudice lites, Probraque verbere, furtaque carcere, praesule mites. Prorsus ad impia larga licentia fertur, ubique In mala curritur et male vivitur, itur inique. Iuris abit status, est scelerum latus undique fultum. Qui male quod libet audet et exhibet, audit inultum ; Fertur ad omnia transgredientia ramus olivae. Mors replet aemula crimine secula, Tartara cive. Transgredientibus evenit omnibus, O furor, O fraus, Pro cruce plaudere, pro truce sugere, pro stimulo laus. Vis habet ubera, fictio prospera, fastus honorem, Lac levis actio, sceptra remissio, probra favorem, Iusticiae vigor, Ecclesiae rigor, ordoque patrum Nunc ubi praeminet aut ubi permanet unio fratrum ? Quae manus obvia sumit in impia, sive superba ? Non ego verbera dico sed aspera, dicere verba. Corde quis aestuat ut scelus arguat invaluisse ? Quis pater ordinis est similaginis hostia frissae ? Quis modo dux bonus excipiens onus omne suorum ? Qui bona clamitet et bene militet in lucra morum ? Quis gemit impia, quis mala stantia, iusque relictum ? Quis gladium vibrat oris et hinc librat in scelus ictum ? Quis docet ocia pellere noxia, flendaque flere ? Quis probra spernere spretaque tergere, tersa cavere ?

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tenait ferme, l’ordre tenait ferme ; quand elle s’est enfuie, l’ordre s’est enfui. Avec ce qui a disparu ont disparu les cœurs sages ; les cœurs virils, les chastes mariages, tout cela a pris la fuite. La loi du Seigneur est tombée ; et l’audace malhonnête n’expie pas ses malhonnêtetés ; ces audaces ne sont pas sanctionnées, on les encense, on les applaudit au lieu de les punir. La violence n’a pas de limite, le péché n’a pas de sanction, les disputes n’ont pas de juge. Pour les scandales, pas de verges, pour les voleurs pas de prison, pour les doux pas de protection. Une grande licence conduit directement à l’impiété. Partout, on court vers le mal, on vit dans le mal, on marche dans l’injustice. La justice a disparu, le péché a partout des soutiens. Celui qui se permet n’importe quel mauvais coup sait par ouï-dire que cela restera impuni. Un rameau d’olivier est offert à toutes les transgressions. La mort envieuse remplit notre temps avec le péché, et elle remplit le Tartare de citoyens. Ô folie, ô supercherie ! Pour tous les transgresseurs, c’est l’approbation au lieu de la peine, la tétée en guise de sévérité, la louange à la place de l’aiguillon. La violence s’empare du sein, la tromperie rapporte, le luxe effréné est honoré ; l’action frivole mérite du lait en récompense, le laxisme obtient le sceptre, les turpitudes gagnent la faveur. Où voit-on prévaloir aujourd’hui la force de la justice, la fermeté de l’Église, l’ordre des pères ? Et l’unité des frères, où reste-t-elle aujourd’hui ? Quelle main se lève aujourd’hui contre la méchanceté ou l’orgueil ? Je ne parle pas de donner des coups, mais de dire des paroles sévères. Quel cœur fait éclater son indignation pour dénoncer le crime qui se fortifie ? Quel Père d’un ordre est une “offrande de fine fleur de farine”21 ? Qui aujourd’hui est un bon chef prenant sur lui le fardeau de son peuple ? Qui pourrait proclamer hautement le bien et s’engager au profit de règles morales ? Qui déplore la méchanceté, le mal qui s’affiche, la justice abandonnée ? Quel est celui qui brandit le glaive de la Parole22 et en frappe un grand coup sur le crime ? Qui apprend à bannir le désœuvrement pernicieux et à pleurer ce qui est déplorable ? Qui apprend à rejeter l’infamie, à corriger ce qui a été rejeté, à préserver ce qui a été corrigé ?

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Omnis ad omnia nititur impia gens, gradus, ordo, Et male vivitur et male psallitur in decachordo. Omnis ad omnia nititur impia mundus oberrans ; Est senior gravis, est iuvenis levis, est puer errans. Praesul adest ; praeit, ipse suum vehit, ipse suorum. Hinc scelus, hinc onus, altus ei thronus est grave lorum. Sceptriger est ; fremit, hos levat, hos premit, estque tyrannus, Quodque magis fleo, mitibus est leo, furibus agnus.

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Presbyter est ; iter utile presbyter ad bona debet, Non iter utile sed lacrimabile vel sibi praebet. Clericus est ; legit, haud bene se regit, ima volutat, Et facienda scit et minime facit, his ea mutat.

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Miles adest ; gerit arma, furit, ferit, emicat hasta, Castra perambulat, omnia strangulat, estque cerasta. Nobilis est ; tumet, ipse nihil timet, ergo timetur, Erigit ardua tortaque cornua, nil reveretur. Censor adest ; labra vendit, amat lucra, censet iniquum, Astat habentibus, obstat egentibus, os inimicum.

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Institor est ; fora girat et aequora, Et sua comprobat et tua reprobat,

propria laudat, indeque fraudat.

Rusticus est ; serit et sata congerit, horrea farcit, Primicias tegit et decimas legit, hinc sibi parcit.

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Singula latius et spaciosius haec repetendo, Addo revolvere crimina rodere denuo tendo.

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II, 237-360 : Une galerie de tableaux. Tout le monde, toutes les classes, tous les ordres se portent vers toutes sortes d’impiété. Ils vivent dans le mal, ils jouent mal sur la lyre à dix cordes. Le monde entier, égaré, se porte vers toute impiété ; le vieux est insupportable, le jeune superficiel, l’enfant traîne au hasard. Voici l’évêque : il marche en tête, il porte à la fois son péché et la charge de son peuple ; le trône élevé est pour lui une sérieuse entrave. Voici celui qui porte le sceptre : il fait beaucoup de bruit, il élève les uns, opprime les autres, c’est un tyran. Et ce que je déplore le plus, c’est qu’il est un lion pour les petits et un agneau pour les brigands. Voici le prêtre : un prêtre doit être un chemin utile vers le bien. Il ne montre pas un chemin utile, mais un chemin déplorable, même pour lui-même. Voici le clerc : il lit, mais il ne se gouverne pas bien lui-même, il rumine des choses basses, il sait ce qu’il faut faire, et ne le fait pas, ou l’inverse. Voici le chevalier : il porte les armes, il se déchaîne, il frappe, il lance vivement le javelot, il déambule à travers le camp, il opprime tout, c’est une vipère23. Voici le noble : il est bouffi de vanité, il ne craint rien, donc il est craint ; il tient bien haut son heaume menaçant, il ne respecte rien. Voici le juge : il vend ses lèvres, il aime l’argent, ses décisions sont injustes ; il conseille les possédants, il fait mauvaise figure aux pauvres. Voici le marchand : il court les foires, parcourt les mers, fait l’article de ce qu’il possède ; il apprécie ses propres marchandises et déprécie les tiennes, de là des fraudes. Voici le paysan : il sème, amasse les récoltes, remplit ses greniers, cache les prémices, retire les dîmes ; il ménage ses intérêts. En reprenant ces choses l’une après l’autre avec plus de détails et de façon plus étendue, je vais ajouter plus de fautes à considérer, et, je le répète, je vise à les détruire.

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Pontificalia corda pecunia contenebravit, Pontificalia corda carentia corde probavit, Pontificis status ante fuit ratus, integer ante, Ille statum dabat, ordine nunc labat ille labante ; Qui super hoc mare debuerat dare se quasi pontem, In Sion omnibus est via plebibus in phlegetontem. Si nova dicere vel nova discere non grave nossem, Quos scio sed tego, pontifices ego dicere possem. Stat sibi gloria, pompa, superbia divitiarum, Hoc prope tempore nemo studet fore pons animarum Praesulis infula, solvere vincula, vincla tenere, Canone respuit aereque destruit, astruit aere.

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Regia culmina vel moderamina regia nactus, Praedo fit hosticus estque tyrannicus illius actus. Rex modo nomine, consul imagine, mente tyrannus, Civibus improbus est, reprobis probus, et sibi magnus. Hoc probra iudice, norma caret duce, fit via lucris ; Hoc male vindice, non volat a cruce pasta volucris. Pro grege paupere recta capescere despicit arma, Theca latronibus esse timentibus affore parma. Ecclesiae vigor, imperii rigor interierunt ; Est via fraudibus, his, ea, stantibus, occubuerunt ; Schismata mutuo, stant gladii duo, nil metuuntur ; Iuraque regia, pontificalia iura premuntur. Lex Domini tacet et gladius iacet imperialis. Mors animae fremit et gladius tremit heu ! synodalis, Plebs sine praeside pressa tyrannide dilaceratur, Crimine perditur, hoste reliditur, igne crematur. Nec stola praesulis, hanc neque consulis obvia dextra A capitalibus intus, ab hostibus eripit extra.

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Qui stat in agmine primus imagine presbyteratus, Est vicio levis, officio brevis, inguine fractus ; Ut soror intima fit sibi proxima presbyterissa, Ipsa patrem vocat, ipsa toro locat, assidet ipsa ; Servit uti solet et cerebro dolet ipsa dolenti.

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Les évêques. L’argent a obscurci le cœur des pontifes, il a prouvé que le cœur des pontifes manque de cœur. La situation de pontife était autrefois considérée, elle était irréprochable, elle donnait une position ferme. Mais aujourd’hui avec l’ordre qui chancelle, elle chancelle. Celui qui aurait dû se donner lui-même comme un pont24 vers Sion par-dessus cette mer, est en fait pour tout le peuple un chemin vers Phlégéthon25. Si je ne réalisais pas qu’il est grave de parler de choses récentes ou d’en avoir connaissance, je pourrais parler de pontifes que je connais, mais je n’en parlerai pas. Pour eux, importe la gloire, la pompe, l’arrogance de la richesse ; et quasiment aucun, en ce temps, ne se soucie d’être un pont pour les âmes. La mitre de l’évêque26 refuse de lier ou de délier, selon les règles du droit canon, mais, pour de l’argent il défait les obligations, ou pour de l’argent, les confirme. Le roi. Celui qui est parvenu au sommet du royaume, celui qui a le pouvoir royal, devient un ennemi pillard pour ses sujets et son action est tyrannique. Roi seulement de nom, chef en apparence, cœur de tyran, il est mauvais pour les citoyens, bon pour les méchants, grand pour lui-même. Avec ce mauvais juge, la loi n’a pas de guide et elle devient un chemin pour le profit ; avec ce mauvais défenseur, le vautour repu ne s’éloigne pas du gibet. Le roi ne se soucie pas de prendre les armes appropriées en faveur de son pauvre peuple, ni d’être le bouclier protégeant des brigands ceux qui ont peur. La vigueur de l’Église et la force de l’autorité civile ont disparu ; la voie est ouverte pour la perfidie, qui, elle, se développe, alors que les deux autres se sont effacées ; Église et État se sont divisés, ce sont deux glaives27 qui n’inspirent plus aucune crainte. Les droits du roi et les droits des évêques sont écrasés. La loi du Seigneur est silencieuse et le glaive impérial est inerte. La mort des âmes est un appel, le glaive synodal hélas tremble. Le peuple, sans défenseur, est opprimé, mis en pièces par un tyran, détruit par le péché, frappé par l’ennemi, brûlé par le feu. Ni l’étole de l’évêque ne le sauve des péchés à l’intérieur, ni la main du comte ne le délivre des ennemis à l’extérieur. Le prêtre de paroisse. Celui qui marche en tête de ses paroissiens sous le simulacre du sacerdoce ne fait pas le poids contre le péché, il est trop rapide dans son office, brisé par les désirs mauvais. La compagne du prêtre se fait proche de lui comme une sœur intime ; elle l’appelle père, le met elle-même au lit, se tient auprès de lui. Elle le sert comme c’est de coutume, et, quand il a

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Ipsa dapes emit, assidet et gemit ipsa gementi. Ipsa fovet, favet, audit, amat, pavet, ipsa magistrum ; Est thalamo sera, mittit ad extera saepe ministrum. Praestat inaniter ordine presbyter ille vocatus, Heu ! sibi corporat et populi vorat ille reatus. Quam venerabile, quam sacret utile, qualeque sacrum Non satis aspicit, ordinis efficit hinc simulacrum. Pura libidine dignaque sanguine carneque Christi ; Ora minus gerit orbaque plebs ferit acta magistri.

Non nisi nomine clerus in agmine sorteque cleri Vivere sustinet, arduus eminet esse videri. Fervet in agmine, torpet in ordine quo titulatur, Nomine clericus, actibus aulicus esse probatur. Aspicias sine lege vel ordine currere clerum, Atria visere, regia volvere turbida rerum, Ad popularia stare negocia resque forenses ; Adde quod exserit arma quod ingerit ensibus enses. Agmina ducere, proelia iungere, miles haberi, Clericus eligit et sacra negligit ocia cleri.

Miles atrox, rapit, angit, agit, capit, urget egentes, Quos premit opprimit, omnibus imprimit undique dentes. Non modo non regit ore, manu tegit agricolantes, Sed fugat et ferit, et cremat et terit arva terentes. Raptus eis cibus os operit quibus hos male nudat ; Ad mala militat, ad mala cursitat, ad mala sudat. Miles edacior igne, rapacior est quoque milvo, Tigride saevior atque nocivior igne nocivo. Saevit in agmine, clarus origine nobilitatis, Nec sibi propria sed reverentia stat sibi patris. Praeficitur, praeit, ore patres vehit, haud vehit actu, Stemmate nobilis, est reprobabilis ipse reatu. Rebus, origine, carne, nec ordine nobilitatur, Est resolubilis et caro nobilis, aret, humatur.

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mal à la tête, elle en souffre aussi ; elle fait les achats pour les repas, elle l’assiste ; elle se plaint quand il se plaint. Elle soigne son maître, le seconde, l’écoute, elle l’aime et le craint. Elle reste tard dans sa chambre, souvent après avoir renvoyé le serviteur à l’extérieur. Il a dans son ordre une vaine supériorité, lui qui est appelé prêtre. Hélas, il engloutit et incorpore le péché du peuple ! Il ne considère pas avec assez d’attention ce qu’est le sacré, il ne perçoit pas combien le sacré est vénérable et salutaire, et ainsi il présente un simulacre de son ordre. Il n’est pas pur de la convoitise charnelle, il n’est pas digne du corps et du sang du Christ. Et les gens privés de guide imitent la conduite de leur maître. Le clerc. Celui qui n’est clerc que de nom ne craint pas de vivre dans les rangs et la condition du clergé. Il se distingue pour paraître important. Il est plein d’ardeur dans la foule, mais inerte dans l’ordre dont il porte le nom. Il est donc bien clerc par le nom et courtisan dans ses actes. On peut voir le clerc courir sans règle et sans ordre, fréquenter les cours royales, s’impliquer dans les affaires confuses de l’État, prendre part aux occupations du peuple et aux affaires publiques. Ajoute à cela qu’il prend les armes, et engage l’épée contre l’épée. Il choisit de conduire les troupes, de se joindre à la bataille, il veut être considéré comme un chevalier et ne fait aucun cas de la règle sainte du retrait du clergé par rapport aux affaires du monde. Le chevalier. L’impitoyable chevalier rançonne les pauvres ; il les inquiète, les tourmente, les saisit, les accable ; il les domine et les opprime, il enfonce ses dents sur tous et partout. Non seulement il ne guide pas les fermiers par la parole et ne les protège pas par sa main, mais il les chasse et les frappe, il brûle les champs, et il épuise ceux qui s’épuisent dans les champs. Il leur prend la nourriture, il se remplit la bouche de ce qu’il a méchamment enlevé de leur bouche. Il est au service du mal, court après le mal, transpire pour le mal. Le chevalier est plus vorace que le feu, plus rapace que le milan, plus féroce que le tigre, plus dévastateur qu’un funeste feu. Il promène sa fureur dans l’armée, lui, illustre par sa noble naissance. La considération dont il est entouré n’est pourtant pas la sienne propre, mais celle de son père. On lui a confié le commandement, il commande. Il ressemble à ses ancêtres par les traits de son visage, mais pas du tout par son action. Il est d’un noble lignage, mais il doit être réprimandé pour ses fautes. Sa noblesse est celle de ses possessions, de ses origines, de sa chair, mais pas un ordre supérieur. Sa noble chair est appelée à se

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In vitium tener est homo degener, altus et imus. Cur ? Quia corpore non animo fore vult quasi primus.

Ad lucra supplicat et male iudicat ob lucra iudex. Te scelus impedit, aureus expedit, aere silet lex. Aes domat omnia, res piat impia, lex silet aere. Vim lupus ingeris, agnus habeberis, offer habere. Per tua munera tangis et aethera, lege cremandus. Census adest tibi, censor erit tibi, ne fuge, blandus. Munere non sinis ullius ordinis hunc meminisse. Ad lucra clamitat, his sua venditat ora, premit se, Denique lex ita fit sibi subdita, non homo legi. Aspice munere tot mala surgere, tot bona mergi. Proh furor ! aspice quam cito iudice lucra tenente, Stent mala, ius ruat, haec legat, haec spuat ille triente. Quam sine iudice iudicet, aspice, quam sine iure ; Quippe pecunia, non Theodosia lex sibi curae.

Institor omnia pene negotia fraude volutat, Lucra lucris emit, haec levat, haec premit, his ea mutat ; Per nigra frigora, per iuga, per fora, per freta currit ; Fur capit, hunc ferit hostis, hiems terit, aestus adurit. Captus, egens abit et vacuus canit ante latronem ; Lucra resuscitat, hinc iter incitat in Babylonem, Inde repatriat, huc nova nunciat, et nova defert. Fraudat emens tua, quippe tuis sua pondera praefert.

Est male perfidus, ambulat invidus agricolator, Saepe novalia proxima propria iurat arator. Iurat ut auferat et cito peierat, atque scienter, Inde frequentia mutuo iurgia, causa frequenter. Rusticus hordea mittit in horrea, farra recondit, Horrea grandia, vasa capacia, multaque condit, 156

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dissoudre, elle sèche, elle est enterrée ! L’homme dégénéré, qu’il soit en haut ou en bas, est sans résistance devant le péché. Pourquoi ? Parce qu’il veut être le premier en ce qui concerne le corps, non en ce qui concerne l’âme. Le juge. Le juge adore l’argent ; par amour de l’argent, il prononce de mauvais jugements. Si un forfait te met dans une situation difficile, une pièce d’or te libère ; l’argent fait taire la loi. L’argent contrôle tout, la richesse rachète la faute, l’argent achète le silence de la loi. Es-tu violent comme un loup ? Si tu paies, tu seras considéré comme un agneau. Par tes pots-de-vin, tu atteindras le ciel, même si selon la loi tu devrais être brûlé. Si tu as de l’argent, ne t’enfuis pas, le juge sera bon pour toi. Par ton présent, tu lui fais oublier les devoirs de sa charge. Il réclame de l’argent, il vend sa langue pour cela, il se rabaisse lui-même. Finalement, c’est la loi qui lui est soumise, ce n’est pas l’homme qui est soumis à la loi. Vois combien de maux sont engendrés et combien de bonnes actions sont coulées à cause des pots-de-vin ! Ô folie ! Vois comment très vite c’est le mal qui gagne et la justice qui perd dès que le juge est ainsi payé ; vois comment il choisit le mal et crache sur le droit pour un sou. Vois comment il juge sans jugement, comment il juge sans justice. En fait ce qui l’intéresse, c’est l’argent, non pas le code de Théodose. Le marchand. Presque toutes les affaires du marchand sont frauduleuses. Il achète de l’argent avec de l’argent, baisse ses prix ou les monte, change les taux. Il voyage dans l’obscurité et dans le froid, traverse les montagnes, passe de foire en foire, voyage au-delà des mers. Voilà que des bandits l’attrapent, ses ennemis le frappent, l’hiver l’épuise, l’été le brûle. Après avoir été pris, voilà qu’il s’en va, il n’a plus rien, et alors, les mains vides, il chante au nez des voleurs28 ! Eh bien, il reconstitue ses richesses, et puis il presse le pas sur le chemin de Babylone. Il retourne chez lui, donne les dernières nouvelles et ramène de nouvelles marchandises. Il triche quand il t’achète quelque chose ; en fait il préfère ses poids aux tiens. Le paysan. De fort mauvaise foi, le paysan s’en va malveillant. Souvent le laboureur jure que les essarts voisins sont les siens. Pour s’emparer de cette terre, il est rapide à mentir et à jurer effrontément. Il est ainsi impliqué dans de nombreuses disputes et de fréquents procès. Le paysan rentre l’orge et le blé dans ses greniers ; il construit de vastes greniers et fait

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Nec pecus aut sata, dante Deo data, vult decimare, Nec sacra portio nec decimatio redditur arae.

Prava stat actio quaeque professio, gens, gradus, aetas, Quaeque nefaria patrat ; habet via sobria metas. Omne bonum perit, omnis homo gerit alteritatem ; Pugnat inertia solvere fortia, fraus pietatem. Nunc premit omnia sola pecunia, res dominatur ; Mammona conditur, ad fora curritur, ad lucra statur. Stat modo Mammona, sunt oneri bona, crimen honori. Opprobrio via iusticiae, pia facta pudori. Culmine clericus, arce monasticus excidit ordo. Pars ea frangitur, ista resolvitur ordine torto, Altera flebilis, est miserabilis altera prorsus. Utraque nomine stat, iacet ordine versa retrorsus ; Utraque pars labat, illa decus dabat, ista decorem ; Utraque decidit, utraque perdidit arida florem. Quis bonus est ? bene spernitur a sene sacra senecta, A puero pudor, a valido rubor, et via recta. Denique crimina, differo nomina dicere quorum Clamat, amat, gerit et parit et perit ordo malorum. Est facies ita crimine perdita totius orbis Ut neque iam puer exeat integer a lue morbis. Sunt puerilia, sunt iuvenilia cum senis aevo, Sordida pectora nullaque tempora sunt sine naevo. Ipseque parvulus, haud quasi masculus - at reticebo ; Talia, talia, tam furialia probra silebo. Parco retexere, differo prodere sordidiora. Quod vitio fuit edere, polluit et cor et ora. Stat Venus ignea, solvitur aurea zona pudoris. Stant probra stantia, sunt modo retia tensa furoris, Parcere clunibus excidit omnibus, omnibus inquam ; Non ego rodere, non reprehendere quemque relinquam

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des réserves de grosses quantités de grain. Bien qu’il s’agisse des dons de Dieu, il ne veut pas acquitter la dîme pour son bétail ou ses récoltes. Et il ne rend pas à l’autel la part de l’Église et la dîme.

II, 361-428 : Diverses facettes du mal, spécialement la luxure. Partout de mauvaises actions. Quelles que soient les professions, les personnes, les classes, les âges, tous font le mal. Le chemin de la sagesse est arrivé à son terme. Tout ce qui est bon disparaît, puisque l’homme agit à contresens. La paresse combat pour dissoudre la vigueur de l’action ; la tromperie combat pour détruire l’honnêteté. Aujourd’hui seul l’argent l’emporte sur tout ; l’important, c’est ce que l’on possède. Mammon29 est mis en réserve, on court les foires, on fait du profit ; Mammon est le maître aujourd’hui. Le bien est un fardeau, le péché est à l’honneur. Le chemin de la justice, c’est mortifiant ; les bonnes actions, c’est humiliant. L’ordre clérical est tombé de ses hauteurs, l’ordre monastique est tombé de sa citadelle. L’un est brisé, l’autre se désagrège, l’ordre est déformé. L’un est lamentable, l’autre tout à fait déplorable. L’un et l’autre demeurent de nom, mais abattus et renversés. Les deux ordres chancellent, l’un était l’honneur, l’autre était la grâce. Les deux sont tombés, les deux ont séché et ont perdu leurs fleurs. Qui donc est bon ? La vénérable vieillesse est rejetée par la personne âgée, la bienséance par l’enfant, la modestie et le droit chemin par l’homme dans la force de l’âge. Bref, une troupe de mauvaises gens appelle à grands cris des péchés dont je ne dirai pas les noms ; ils aiment ces péchés, ils les soutiennent, les commettent, ils vont à leur perte. La face de l’univers entier est tellement contaminée par le péché que même un enfant ne grandit plus aujourd’hui sans être atteint par la corruption et la maladie. Les cœurs des enfants, des jeunes, des personnes âgées, sont tous aussi misérables ; il n’est pas d’âge qui soit sans tache. Même le petit garçon, bien loin d’être un homme… Mais je ne dirai rien, je ne mentionnerai pas de telles horreurs, de si folles vilenies. Je m’abstiens pour le moment de dévoiler des choses aussi viles, je remets à plus tard de les exposer. Ce qu’il était mal de faire connaître infecte maintenant le cœur et la langue. La Vénus de feu tient bon, la ceinture d’or de la décence30 est dénouée. Les infamies sont bien là, les filets de la folie sont maintenant tendus. Personne, je dis bien personne, ne peut se passer d’affaires de fesses. Je ne vais pas me priver d’attaquer et de déchirer

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Vulgus in impia, vulgus in omnia turpia fluxum, Lugeo, rideo, Diogenes ego, Democritus sum. Nam meretricia nosse cubilia gens putat aequum ; Lex genii iubet, inquit, ut hic cubet illaque secum. Cur etenim data foemina vel sata, ni patiatur ? Sexus id imperat, inquit, ut haec ferat, ille feratur. Quomodo prandia, sic meretricia probra licere Gens putat ebria, scilicet inscia se cohibere.

Omnis in omnibus ad mala partibus omnia mundus Sponte sua ruit, ordine stans fuit, est ruibundus. Ultro relabitur, ultro resolvitur, occidit ultro, Stante libidine stanteque crimine, iure sepulto. Qua Tanais fluit et tropicum subit ora Syenes, Quisque resolvere nemoque cingere vult sibi renes. Gens asinaria iugiter ebria luxuriatur ; Vitaque sobria castaque gratia vituperatur. Quisque, velut pecus aut saliens equus, in scelus hinnit, In Venerem salit, hanc fovet, hanc alit, hinc mala gignit. Nulla nefaria, cernimus omnia pulchra relinqui. Dant sibi vincula carnis et oscula carne propinqui, Oscula turpia nilque sororia, clanculo fratri Congeminat soror ; est via, quid moror ? ampla barathri. Conseritur genus, omnibus est Venus unica cura. Non modo septimus est gradus ultimus in genitura ; Legitimus perit, arva patris terit haud patris heres. Conserit omnia caeca licentia per mulieres. Pignora spuria dat vaga curia nobilitatis, Pluribus ordine dispare, sanguine compare natis. Fervet adultera ; nec probat integra foedera magnus ; Herodias vaga pluribus est data, nemo Iohannes. Nunc quoque lilia spiritualia prostituuntur, Viva monilia, coelica lilia subiiciuntur. Dos sacra rumpitur atque resolvitur in probra velum. Quisque sibi cavet atque Dei pavet edere zelum. Virgineus chorus aret, abit thorus immaculatus, Sponsa Dei ruit, omnis homo fluit in probra fractus. 160

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chacun. Peuple tombé dans l’impiété, peuple plongé dans toutes les turpitudes, je pleure, je ris, je suis Diogène, je suis Démocrite31 ! Les gens pensent qu’il est juste de connaître la couche des prostituées. La loi de la nature ordonne, disent-ils, qu’homme et femme couchent ensemble. En effet, pourquoi la femme aurait-t-elle été donnée et engendrée, si cela n’était pas permis ? Le sexe, disent-ils, commande qu’elle soit couchée sous l’homme et que lui soit sur elle. Ce peuple insensé, qui ne sait pas se maîtriser, pense que les prestations honteuses des prostituées peuvent être payées comme on se paie un repas. Le monde entier, dans toutes ses composantes, se précipite de son plein gré vers toutes sortes de mal. Avant, en ordre, il tenait bien, mais maintenant il s’est écroulé. De lui-même il a régressé, de lui-même il s’est désagrégé, et il est allé à sa perte ; l’impudicité et le péché se sont développés, la justice est enterrée. Là où coule le Tanaïs32, là où le rivage de Syene s’approche du Tropique33, partout, chacun veut délier ses reins, personne ne veut se contraindre. Une race d’ânes, toujours ivre, se livre à des excès. On dénigre la vie sérieuse et l’amour chaste. Chacun, comme un cheval qui caracole, hennit du côté du péché, ou, comme un cabri, saute du côté de Vénus, la courtise et la nourrit, et, à partir de là, engendre des misères. Nous voyons que rien de ce qui est mal n’est négligé et que tout ce qui est beau est laissé de côté. De proches parents par le sang ont des relations charnelles et se donnent des baisers ; la sœur accorde à son frère, à la dérobée, des baisers indécents qui ne sont aucunement des baisers de sœur. Pourquoi m’attarder ? Large est la voie qui mène à l’abîme34. La parenté se mélange. Vénus est l’unique souci de tous. Aujourd’hui, pour enfanter, le septième degré de relation n’est pas le dernier. Quand le fils légitime meurt, ce n’est pas un héritier du père qui va labourer les terres du père ; une licence aveugle aboutit, par le moyen des femmes, à mélanger les lignées. La noblesse, dans son libertinage, met au monde des descendants illégitimes ; et beaucoup d’enfants n’ont pas le même rang alors qu’ils ont le même sang. L’adultère est partout35. Un noble ne se satisfait pas d’une union irréprochable. Une inconstante Hérodiade est donnée à plusieurs hommes, mais il n’y a pas de Jean Baptiste36. Aujourd’hui même les lys spirituels se sont prostitués ; les perles vivantes, les lys célestes, ont été soumis ; la dot sacrée est violée et le voile est dénoué pour la honte. Chacune s’occupe d’elle-même et a peur de montrer du zèle pour Dieu. Le chœur des vierges s’est desséché, la couche sans tache37 a disparu ; l’épouse de Dieu est tombée. Tout homme, par sa

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Ah, gemit omnia vivere turpia regula casta, Haec querimonia sive tragoedia clamat ad astra.

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Horreo dicere quae reprehendere saepe reflammor, Criminis unius heu ferit obvius aethera clamor. Criminis actio vociferatio dicitur eius, Quod Noe tempore nunc scelus affore vel puto peius, Est modo sanguine, fraude, libidine terra repleta. Ventre modestia, munere gratia, re bona spreta. Omne quod aspicis in probra fornicis est resolutum ; Nil stat in ordine, nil stat ab inguine nunc bene tutum. Daemonialia denique retia stant modo scorta, Corpora perdita tritaque semita, publica porta. Luxuries viget, impietas riget, undat iniquum. Inquinat omnia turba nefaria, grex meretricum. Vita procacibus est meretricibus ire licenter, Lingua, cor, actio, commaculatio, crapula, venter ; Omnis et unica gloria lubrica carnis amare, Corda voragine, membra libidine commaculare. Foemina sordida, foemina perfida, foemina fracta, Munda coinquinat, impia ruminat, atterit aucta. Ad scelus, ad bona, fit mala foemina calcar, habena, Est fera foemina, sunt sua crimina sicut harena. Non eo carpere quas benedicere debeo iustas, Sed quia debeo, carmine mordeo mente Locustas. Nunc mala foemina fit mihi pagina, fit mihi sermo. Se satis approbo, sed sua reprobo, persequar ergo. Foemina nutibus artibus actibus impia suadet, Cogere crimina totaque foemina vivere gaudet. Nulla quidem bona, si tamen et bona contigit ulla, Est mala res bona namque fere bona foemina nulla. Foemina res rea, res male carnea, vel caro tota, Strenua prodere nataque fallere, fallere docta ; Fossa novissima, vipera pessima, pulchra putredo, Semita lubrica, res male publica praedaque praedo, 162

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faiblesse, est entraîné dans la honte. Ah ! la règle de la chasteté gémit sur toutes ces bassesses, et ce chant tragique s’élève comme un grand cri vers les cieux.

II, 429-598 : Diatribe contre les mauvaises femmes. J’ai horreur de dire des choses que souvent je brûle de condamner. Hélas, le cri de ce seul péché atteint les cieux38 ; cette grande clameur est l’accusation du péché. Je pense que ce péché est même pire aujourd’hui qu’au temps de Noé39. La terre est maintenant remplie de sang40, de tromperie, de concupiscence. La décence est rejetée pour le ventre, la bienveillance pour un pot-de-vin, la bonté pour un profit. Tout ce que tu vois est dissous dans la honte des maisons de prostitution. Maintenant plus rien ne tient en ordre, plus rien n’est à l’abri du désir charnel. Bref, les prostituées sont là, filets41 du démon, corps perdus, chemins souvent foulés, entrées publiques. L’excès se porte bien, l’impiété tient ferme, l’injustice abonde. Tout est souillé par le ramassis maudit, la troupe des prostituées. La vie de ces impudentes courtisanes, c’est de marcher en toute liberté, avec une langue qui est souillure, un cœur qui est ivresse, une action qui est le ventre. Leur seule et unique gloire est de suivre les penchants de la chair, de souiller les cœurs dans leur tourbillon et les corps dans leur débauche. Cette femme est misérable, elle est perfide, elle est faible ; elle salit ce qui est propre, elle rumine des impiétés, elle épuise ce qui est abondant. Cette méchante femme se fait éperon pour le mal et bride pour le bien ; c’est une femme cruelle, et ses péchés sont comme le sable. Je ne suis pas en train de critiquer les femmes justes que je dois bénir, mais, comme je le dois, je mords, dans mon poème, les Locuste42 selon l’esprit. Maintenant, la mauvaise femme devient le sujet de ma page, le propos de mon discours. Elle-même je l’estime, mais ses actes, je les condamne, et donc je vais les attaquer. Cette femme incite au mal par ses signes de tête, ses gestes, ses artifices ; elle se réjouit d’entraîner au péché et de vivre pleinement femme. En fait, il n’est point de femme bonne, et si néanmoins il s’en trouve une par hasard, c’est une mauvaise bonne chose, car, pour ainsi dire, il n’est point de femme bonne43. Cette femme est un être coupable, perversement charnel, ou rien que chair, empressé à trahir, né pour tromper, expert en tromperie ; c’est la dernière fosse44, la pire des vipères, belle pourriture, chemin glissant, chose tristement

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Horrida noctua, publica ianua, dulce venenum. Nil bene conscia, mobilis, impia, vas lue plenum, Vas minus utile, plus violabile, flagitiosum, Insatiabile, dissociabile, litigiosum. Merx leve vendita sed cito perdita, serva metalli, Flamma domestica, diligit unica fallere falli. Extat amantibus hostis et hostibus extat amica. Ni petitur petit idque lucri metit ut sit iniqua. Sunt sua gaudia, sunt sua propria, lux sua nocte. Haec nihil excipit, ex patre concipit, exque nepote ; Fossa libidinis, arma voraginis, os vitiorum Haec fuit, est, erit et per eam perit ordo bonorum. Donec erunt sata ruricolis data, credita ruri, Haec lea rugiet, haec fera saeviet obvia iuri. Haec furor ultimus, hostis et intimus, intima pestis. Dum negat illicit et scelus iniicit ipsa modestis. Haec caro carnea sed lue Protea mobilitate Vincere noscitur, haec pia cernitur impietate. Haec vitium docet, ars mea non vocet hanc vitiosam ; Hanc vitium voco, perfidiam probo, nomino noxam. Merx ea plurima, res ea pessima, pessima rerum, Cautior omnibus una fit artibus ars mulierum. Non lupa nequior hac quia parcior impetus eius. Non draco, non leo sed quid ea queo dicere peius ? Istius omnia non modo noxia sed bona dampnes. Hoc scelus arguit enseque corruit ille Iohannes. Hac quoque vir fuit Hippolytus ruit, hac ruit Ammon, Hac Ioseph angitur et coma raditur hac tua, Samson. Hac Ruben, hac David, hac Salomon cadit, hac homo primus. Haec dat, agit, gerit, unde pudor perit, unde perimus. Foemina cordibus, ore vel actibus est draco dirus, Flamma gravissima serpit in intima, quomodo virus. In sua crimina se mala foemina pingit, adornat, Fucat, adulterat, innovat, alterat atque colorat. Dum scelus instruit, ut leo circuit, ut fera currit, Currit et ignibus ignis edacibus uritur, urit. Lubrica lumine, fervida crimine, crimen et ipsa, Stans in amoribus, in levitatibus est modo fixa. 164

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publique, prédatrice et proie45, horrible chouette, porte publique, doux poison ; inconsciente, inconstante, impie, récipient sans valeur46, violable et infâme ; insatiable, semant la division, querelleuse ; marchandise facilement vendue mais vite perdue, esclave de l’or, brûlot dans la maison, la seule qui aime tromper et être trompée. Elle est ennemie de ses amis, et amie de ses ennemis. Si elle n’est pas cherchée, elle cherche, et elle considère comme un gain de moissonner sa propre injustice47. Ses joies, sa propre vie, sa lumière, c’est la nuit. Elle n’exclut rien ; elle peut être enceinte de son père ou de son petit-fils. Fosse des désirs mauvais, arme de corruption, visage du vice, ainsi elle était, ainsi elle est, ainsi elle sera ; et c’est par elle que les hommes justes vont à leur perte. Tant qu’il y aura des semailles données aux cultivateurs et confiées à la terre, cette lionne rugira, cette bête sauvage se déchaînera contre la justice.

Elle est la dernière folie, l’ennemie intime, la plaie intime. Alors même qu’elle se refuse, elle fait du charme, elle pousse l’honnête homme à pécher. Elle est chair charnelle, mais corrompue. Elle est connue pour surpasser Protée48 par ses métamorphoses ; elle semble pieuse dans l’impiété. Elle enseigne le vice. Mon poème ne l’appellera pas vicieuse, je l’appelle vice. Je la trouve perfide et je la nomme malheur. C’est une denrée abondante, un être très mauvais, la pire des choses. Les intrigues de ces femmes sont plus habiles que tous les autres artifices. Une louve n’est pas plus mauvaise, car son attaque est plus modérée. Ni le dragon ni le lion… mais que puis-je dire qui soit pire ? Tu peux condamner toutes ses actions, non seulement les mauvaises, mais aussi les bonnes. Jean Baptiste accuse son péché, et il meurt par l’épée49. Par elle aussi, Hippolyte, homme de valeur, est détruit ; par elle, Ammon est détruit ; par elle Joseph est tourmenté ; par elle, Samson, tes cheveux sont coupés. A cause d’elle, Ruben tombe, à cause d’elle David, à cause d’elle Salomon, à cause d’elle, le premier homme tombe. Elle donne, elle fait, elle apporte ce qui cause la perte de la décence, ce qui cause notre perte. La femme, en son cœur, en ses paroles, en ses actes, est un redoutable dragon. Une terrible flamme rampe au plus profond d’elle-même, comme un poison. Pour pécher, la mauvaise femme se teint, s’apprête, se farde, se transforme, se renouvelle, se change, se maquille. Tout en préparant son crime, elle rôde comme une lionne, elle court comme une bête, elle court, elle brûle comme un feu, elle est brûlée par des flammes dévorantes. Aguichante dans son regard, échauffée pour son péché, elle est elle-même péché. Déterminée dans ses passions, elle est ferme mainte-

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Glutinat, illicit, ut nimis inspicit inspicientem, Et quoties licet, hanc toties libet esse nocentem. Quando fidelior et tibi iunctior aspicietur, Tunc famulum tibi praeficiet, sibi si mage detur. Cor leve, vox levis atque fides brevis in muliere. Foemina munere dat breve ludere, non breve flere ; Ultima tristia primaque dulcia sunt in amore, Criminis exitus assolet obsitus esse dolore. Pectora perdita primitus excita flamma reflammat, Criminis exitus : heu mihi ! funditus, heu mihi ! clamat. Foemina foetida, fallere fervida, flamma furoris, Prima peremptio, pessima portio, praedo pudoris. Propria germina, proh fera crimina ! decutit alvo, Edita desecat, abiicit, enecat, ordine pravo. Foemina vipera, non homo sed fera, nec sibi fida. Plasmatis illius, immo sui prius, est homicida, Aspide saevior et furiosior est furibundis. Proh truculentia ! viscera propria mergit in undis. Foemina perfida, foemina foetida, foemina foetor, Est Sathanae thronus ; huic pudor est onus, hanc fuge lector. Et legitur quia plus domino pia, plus quoque grata, Prava virilia quam muliebria sunt bene facta. O mala tempora ! Cur ? quia stercora tot pepererunt, Tantaque sordida, ne loquar horrida, tanta dederunt. Omne bonum ruit, omnis homo fluit in probra quaeque, Omne bonum iacet, omne malum placet omnibus aeque. Casta cubilia sunt modo vilia, lata petuntur ; Coniugialia sive iugalia pacta sinuntur. Nupta virum spuit inque viros ruit, hos trahit ad se ; Ne cubet unica, ne quasi rustica, dat sua, dat se. Quae bona foemina ? cui bona nomina ? Quae bene casta ? Quae pia praeminet aut fore sustinet integra claustra ? Quae sacra foedera ? ne sit adultera, ne rea signat, Ne sobolem sine lege vel ordine, ceu lupa, gignat, Ut patris hic puer, hic pueri pater ore notetur, Nil in origine, nil in imagine degeneretur.

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nant dans les frivolités. Elle est collante, elle fait du charme, elle fixe intensément celui qui la regarde, et aussi souvent qu’elle le peut, elle a plaisir à faire du mal. Quand elle semble la plus fidèle et la plus unie à toi, elle préfèrera un serviteur plutôt que toi, s’il lui donne davantage. Cœur léger, parole légère, brève fidélité, chez la femme. Pour un présent, elle te donne un instant d’amusement et un chagrin durable. En amour, le début est doux et la fin est triste. Le dénouement du péché est ordinairement rempli de peine. Au début, le feu attisé enflamme les cœurs perdus ; mais la fin du péché est un cri venant des profondeurs : “Malheur à moi ! malheur à moi !” Cette femme est impure, ardente à tromper, flamme de folie ; elle est le commencement de notre destruction, la plus mauvaise part, celle qui dépouille de l’honneur. Ses propres enfants, ô péché cruel ! elle les expulse de son ventre, et une fois le foetus mis au jour, conséquence mauvaise, elle le coupe, le jette, le tue. Cette femme est une vipère50, non un être humain mais une bête, elle n’est même pas fidèle à ellemême. Voilà qu’elle est la meurtrière de cette créature, ou plutôt elle est d’abord la meurtrière d’elle-même. Plus cruelle qu’un aspic, plus folle que des fous furieux, ô sauvagerie ! elle noie les propres fruits de ses entrailles. Cette femme perfide, femme impure, femme d’impureté, trône de Satan, la décence lui est un fardeau. Lecteur, évite-la. On lit même que les actions mauvaises des hommes sont plus acceptables et plus agréables au Seigneur que les bonnes actions de ces femmes51. Ô mauvaise époque ! Pourquoi ? Parce qu’elle a produit tant d’ordures, parce qu’elle a donné tant de saletés, pour ne pas dire tant d’horreurs. Tout ce qui est bon s’écroule, tout homme est entraîné dans toutes sortes de turpitudes. Ce qui est bon est abattu, ce qui est mal est agréable à tous. Aujourd’hui, les chastes lits ne sont plus appréciés ; on recherche des lits largement ouverts. Les contrats de mariage ou les alliances sont abandonnés. La femme mariée répudie son mari, et court après les hommes ; elle les attire à elle. Pour ne pas coucher seule, comme une campagnarde, elle donne ses biens et se donne elle-même. Quelle femme est honnête ? Laquelle a un nom estimé ? Laquelle est chaste ? Quelle femme se distingue par sa piété ? Qui a la force de résister pour garder son intimité ? Quels engagements sacrés, pour éviter qu’elle ne soit adultère et ne scelle ses fautes et donne naissance à des petits, sans loi ni règle, comme une louve ? pour que le garçon porte les traits de son père, et que le père soit reconnu dans les traits de son fils, pour qu’il n’y ait pas de dégénérescence dans le lignage ou la ressemblance, pour que l’enfant

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Stirpsque viro data, patre viro sata, non patre verna, Os patris exserat ipsaque praeferat acta paterna. Cui rata pactio vel benedictio quae fit in ara ? Cui pia lumina ? quae bona foemina ? credite, rara. Rarior haec avis, haec nimis est gravis herba repertu. Talia mordeo, talia rideo, non sine fletu. Rara fidem gerit, omnis enim perit ordo marito. Grex sine turture, nam sine passere nulla cupito. Vir populis placet omnibus, ut vacet unica nupta. Pluribus unica fit via lubrica, semita rupta. Vir petit extera, gaudet adultera, publica gaudet. Mox scelus instruit, evocat, annuit, ardet et audet. Coniugis otia conspicit anxia, laeta feretrum, Laeta pericula laetaque vincula laetaque letum. Iussio Iulia lexque Scatinia nunc ubi dormis ? Vivitur omnibus et sine legibus et sine normis ; Plurima foemina, plurima crimina, multa ruina. Plurima Lydia ; rara Lucretia, nulla Sabina ; Nulla fere bona, nullus Amazona nunc videt ullam. Absque procis tribus hisque procacibus, audio nullam. Tam sine lumine quam sine crimine vult fore quaeque, Ter fore clinica quam semel unica diligit aeque. Uxor adultera quaerit in infera plus quoque mitti, Quam comes unius - o furor impius ! - esse mariti. Sufficientior et sibi gratior unus ocellus Quam comes unicus, o furor ethnicus ! o rea tellus ! Elige quaslibet, excipe quodlibet, has coaduna, Non rea corpore castaque pectore paene nec una. Per varium genus imperitat Venus imperiosis. Flebile, sed quibus ? astra flagrantibus, ima perosis. Ipsa coinquinat et sibi glutinat omnia mundi, In sua retia cogit inertia corda refundi. Ipsa voracior atque rapacior ignibus ignis, Ardet inertibus et male putribus insita lignis. In Venerem ruit, in coitum fluit omnis ut unus, Coniugis illius arrha fit istius, est prope funus. Quis modo non pater ? et pueros puer instat habere ; 168

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présenté au mari, engendré par lui et non par un serviteur de la maison, laisse paraître les traits de son père et manifeste le comportement de son père ? Pour qui les promesses et les bénédictions données devant l’autel demeurent-elles fermes ? Qui a un regard honnête ? Quelle femme est juste ? Croyez-moi, fort peu. C’est un oiseau bien rare52, une plante très difficile à trouver. J’attaque de telles choses, je les tourne en ridicule, mais non sans pleurer. Peu de femmes restent fidèles, car toute l’autorité des maris a disparu. Cette bande est sans tourterelle, puisque toutes convoitent un passereau. L’homme plaît à tout le monde, de sorte que la femme restée seule se sent libre. Pour beaucoup, la femme qui est seule devient une voie glissante, un chemin éboulé. L’homme sort, la femme adultère se réjouit, la femme publique se réjouit. Bientôt elle trame son méfait, elle appelle, elle fait signe, elle brûle, elle s’aventure. Elle guette avec anxiété le repos de son mari, elle est heureuse de le voir dans le cercueil ; elle est heureuse de le voir en danger, heureuse de le voir dans les chaînes, heureuse de le voir mort. Loi Julia ou loi Scantinia53, où dormez-vous aujourd’hui ? Tout le monde vit sans loi, sans règle. Plus il y a de femmes, plus il y a de péchés et de ruines. On trouve beaucoup de Lydia54, peu de Lucrèce, aucune Sabine55. Presque aucune femme n’est honnête ; on ne voit plus d’Amazone56 aujourd’hui. Je n’ai entendu parler d’aucune qui n’ait pas au moins trois amants, trois amoureux impudents. Chacune vivrait plutôt sans un œil57 que sans péché, et chacune préfère aussi bien avoir trois lits différents qu’un seul. La femme adultère préfère être envoyée en enfer plutôt que d’être la compagne d’un seul mari. Ô maudite folie ! Pour elle, avoir un seul œil serait suffisant et plus agréable que d’avoir un seul partenaire. Ô folie païenne ! Ô terre coupable ! Choisis n’importe lesquelles, enlève qui tu veux, mets-les ensemble, tu en trouveras à peine une qui soit innocente de corps et chaste de cœur. Sous différentes formes, Vénus domine ceux qui ont le pouvoir ! C’est lamentable, mais pour qui ? Pour ceux qui aspirent aux étoiles et n’aiment pas les bas-fonds. Vénus infecte tout dans le monde, elle agglutine tout à elle-même, elle entraîne les cœurs engourdis dans ses filets. Elle est plus vorace et plus rapace que le feu, elle flambe avec du bois mort et du bois pourri ! Tous comme un seul homme se précipitent vers Vénus et sont emportés vers l’accouplement. Si une mort est proche, la garantie en argent passe d’un conjoint à un autre. Qui n’est pas père aujourd’hui ? L’enfant brûle d’avoir des enfants et de remplir d’une

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Imminet atria tectaque patria prole replere. Quisque suam cupit et thalamos subit, estque maritus, In Iacob agmine, non sine semine, fit benedictus. Fit pater, editur, edita traditur huic nova proles, Patris ad extera, matris ad ubera plurima moles. O nova secula ! Nunc quoque parvula nubere gliscit, Cruda puellula coniugis oscula vimque cupiscit. Dos sibi traditur, annulus additur, arrha dicatur. Hinc lyricus iocus, inde strepit cocus, esca vagatur, Fervet ovantibus atque canentibus aula choreis, Pompa sequentibus et praeeuntibus est hymenaeis Nec mora : concipit, est gravis, accipit omnia matris, Plena trahentibus atque bibentibus ubera natis. Maior et ardua stirps sua, mox sua stirps dubitatur, Qui sibi filius est, pater illius esse putatur. Morbida germina gignit et agmina multa libido, Saepe parens gravis est et adest avis afflua nido. Grex cito nascitur et seges editur hinc puerorum, Fit generatio, multiplicatio crescit eorum. Quid mora ? plurimus ipseque pessimus errat ubique Grex hominum, sine simplice lumine, mentis iniquae. Rura per omnia paene frequentia spargitur urbis, Nulla vacantia, nulla carentia sunt loca turbis. Iam loca singula, mons, specus, insula, iugera, prata, Sunt habitantibus atque meantibus assiduata. Iam iuga Caspia primitus invia, sunt pede trita ; Non modo maximus est quia plurimus est heremita ;

Innumerabilis et miserabilis est hodie gens, Post mala promptior, in mala pronior, ad mala vergens. Quisque malum docet et minime nocet esse nocentem ; Quisque mero calet et minime valet esse scientem. Quaeritur ocius atque libencius uda taberna, Quam sacra numine splendida lumine templa superna. Gens bibit impia vina furentia plus satis aequo, Fert oleum focus inde subit iocus ordine caeco. Gens sitit ebria, vina celebria, bellica vina, 170

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progéniture la maison paternelle. Chaque garçon veut sa propre femme, il monte sur la couche nuptiale, c’est un mari, et le voilà béni dans la lignée de Jacob, et non sans descendance. Il devient père, l’enfant est né, le nouveau-né lui est remis. Lourde tâche pour le père au dehors et pour le sein de la mère. Temps nouveaux ! Aujourd’hui, même une petite fille est impatiente de se marier ; une petite, qui n’est pas encore formée, désire les baisers et la force d’un mari. On lui donne sa dot, on lui passe l’alliance, on fixe les garanties financières. Et puis, ce sont les amusements en chansons, le cuisinier qui fait grand bruit, les nourritures qui circulent, la grande salle qui est en effervescence avec les chants et les danses, les gens qui applaudissent. Puis la procession avec les chants de mariage qui précèdent et qui suivent. Pas de délai. Elle conçoit, elle est enceinte, elle accepte toutes les tâches d’une mère, avec les bébés qui tiraillent et tètent ses seins gonflés. Ses enfants deviennent plus âgés, plus grands ; et voilà que bientôt il y a un doute sur ces enfants. Son fils à elle, on pense qu’il est le père de cet autre. La luxure engendre des rejetons maladifs et une nombreuse marmaille ; la mère est souvent enceinte, il y a toujours un coucou dans le nid. Rapidement une volée est née, une moisson d’enfants est sortie. C’est une génération, ils se reproduisent, ils se multiplient. Pourquoi m’attarder ? Beaucoup de gens de la pire espèce traînent partout, troupeau d’hommes, sans un trait de lumière dans leur esprit mauvais. La foule des villes se répand dans les campagnes. Il n’est pas de lieux qui ne se remplissent de monde ; montagnes, cavernes, îles, champs, prairies, tout désormais est habité et sillonné de pas humains. Même les monts Caspiens, jadis infranchissables, sont passés à pied. Les ermites ont perdu leur grandeur, car ils sont trop nombreux.

II, 599-644 : Ivrognerie, goinfrerie et luxure. Aujourd’hui un peuple innombrable et misérable est disposé et enclin au mal, tourné vers le mal. Tout le monde enseigne le mal ; il n’est pas mauvais d’être mauvais. Tout le monde est échauffé par le vin, et cela ne vaut rien d’être sage. On va chercher une taverne humide bien plus vite et plus volontiers que les hauts temples consacrés par la présence de Dieu et resplendissant de lumière. Ce peuple mauvais boit à l’excès des vins qui rendent fous ; c’est verser de l’huile sur le feu58, et alors viennent les plaisanteries, au hasard. Ce peuple d’ivrognes a soif de vins fameux, de vins corsés, de vins à rendre fous, portant à la violence,

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Vina furentia vimque ferentia, plena ruina. His Noe frangitur, his Loth aduritur, ante pudicus, Haeret edacibus atque bibacibus ardor iniquus. Qui fore crebrius expetis ebrius atque recumbis Ad mera pocula vis cito vincula solvere lumbis. His quoque vinceris, uris et ureris ignis amore, Mens furialibus aestuat ignibus, ossa calore. Vermis edacior, haud ego mentior, insitus hostis Est tibi renibus et viget ignibus intro repostis. Verme libidinis ilico desinis esse modestus. Hic furit hostibus hostis et aestibus acrior aestus. Vina Venus cupit, hac face mens furit, actio fumat ; Mox stomachus satur in Venerem datur, in probra spumat. Ob mera pocula primo furit gula, postea venter : Mox Venus excita concitat abdita membra furenter. Sunt fluitantia stanteque stantia ventre pudenda. Hunc cibus, haec Venus implet, amant scelus haec duo membra ; Alterius ruit in phialas, fluit in probra luxus ; Inde libidinis atque putredinis ilico fluxus. Alterius furor efficit ut pudor abiiciatur, Ut pereat vigor, intereat rigor, ordo prematur ; Cura stat unica luctaque publica carnis in esu, Ebrietas placet et tua vox iacet, O bone Iesu. Regnat edax gula plenaque crapula, corda gravantur Ebrietatibus, improbitatibus exstimulantur. Plena voragine, plena libidine, ventreque plena, Tempora sunt quibus unus amor : cibus et caro, lena. Viscera pastibus, os dare potibus est modo clarum, Et Venus et gula sunt modo regula ventricolarum. Christicolas nego, ventricolas ego dico gulosos, Nulla nefaria denique turpia nulla perosos. Nunc bonus est reus, est stomachus deus, est schola venter. Quisque gulae studet, ah ! piget et pudet ire pudenter. Quod loquor accipe : diruta principe stante coquorum, Ierusalem iacet, unda cibi placet, immo ciborum. Semita spernitur atque requiritur ecce platea, Dant sua vincula cuique prius gula, post Cytheraea.

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pleins de ruine. C’est par ce genre de vins que Noé a été affaibli ; c’est par ce genre de vins que Lot a été brûlé59, lui qui auparavant était un homme chaste. Une mauvaise ardeur s’attache aux goinfres et aux buveurs. Toi qui cherches souvent à te saouler, à t’attabler devant une coupe de vin pur, tu en viens vite à vouloir dénouer les attaches de tes reins. Par ces vins, toi aussi tu es vaincu, tu brûles et tu es brûlé par une passion de feu, ton esprit est tout brûlant de feux déchaînés, le fond de ton être est échauffé. Le serpent dévorant – je ne mens pas – est l’ennemi implanté dans tes reins, il se développe grâce aux feux entretenus en toi. Avec ce serpent de la luxure, tu cesses aussitôt d’être un homme sage. Il se déchaîne, ennemi plus violent que les autres ennemis, feu plus brûlant que les autres feux. Vénus aime le vin ; par ce brandon, l’esprit flambe, l’action fume ; très vite, l’estomac bien plein est livré à Vénus, il bave vers la débauche. Les coupes de vin pur font délirer d’abord la gorge, puis le bas-ventre. Vénus bientôt réveillée excite follement les membres cachés. Les parties honteuses sont pendantes, et quand le ventre est tendu, elles se dressent. La nourriture emplit l’estomac, Vénus emplit les parties ; ces deux organes aiment le péché. L’un, dans son excès, se rue sur les coupes de boisson et coule vers la débauche ; de là s’ensuit aussitôt un flot de luxure et de corruption. L’autre, dans sa folie, fait que la décence est oubliée, la vigueur perdue, la fermeté disparue, l’ordre écrasé. Le seul souci, le combat de la chair soutenu par tous, c’est pour manger. On a plaisir à être ivre, et, bon Jésus, ta Parole est abandonnée. Ce qui règne, c’est une immense goinfrerie et une complète débauche. Les cœurs sont appesantis60 par l’ivrognerie et ragaillardis par les obscénités. Notre époque, pleine de corruption61, pleine de luxure, pleine du ventre, n’a qu’un désir : la nourriture et la séduction de la chair. Il est honorable aujourd’hui de livrer son ventre à la nourriture et son gosier à la boisson. Vénus et la goinfrerie, voilà maintenant la règle des adorateurs du ventre62. Je dis qu’ils ne sont pas “adorateurs du Christ”, je les appelle des goinfres “adorateurs du ventre”, eux qui ne négligent aucune abomination, aucune turpitude. Aujourd’hui le pécheur est un bon vivant, l’estomac est un dieu, le ventre est une école. Chacun s’exerce à la gourmandise. Ah ! Vivre dans la tempérance, c’est ennuyeux, c’est honteux63 ! Ecoute ce que je dis : tandis que le prince des cuisiniers64 parade, Jérusalem est tombée, démolie ! Un fleuve de nourritures, des torrents de nourritures, c’est cela qui fait plaisir. On déserte le chemin étroit, on recherche la voie large. C’est d’abord la gloutonnerie et ensuite la déesse de Cythère65 qui enchaîne chacun.

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Proh dolor ! aspice secula triplice stricta furore, Triplice crimine nexa : libidine, fraude, tumore. Corda superbia sed Venus ebria corpora nectit. Corpora cordaque fraus ligat utraque mors sibi flectit. Sarcina terrea corda premit rea collaque prona, Corde reflectimur immo revertimur ad Pharaona. Imus in invia, stamus ad impia, sed male stantes, Praetereuntia vel pereuntia prorsus amantes. Imus et ibimus, unde peribimus, unde ruemus, Qui pereuntia sive ruentia sola videmus. Pax flet, amor perit, hic furit et ferit, ille feritur. Mars rigidus fremit, ille stat, hic gemit, in scelus itur, Sanguineum rapit et rotat et quatit ira flagellum, Fert fera spicula, saeva pericula funebre bellum, Pax viget ethnica, pax ruit unica Christicolarum. Si bene sentio, iunctior unio paxque ferarum. Cernite, gens rea : nulla leam lea, non aper aprum Devorat aut secat et sobolem necat ultio patrum. Spiritualia denique praelia nos male tentant Semper et impia mens homicidia saepe cruentat. Ah pede compare lugeo currere fasque nefasque ! Militat hinc furor, inde manus furor armat utrasque, Guerra parentibus hic ibi fratribus est uterinis. In sua viscera gens furit, effera regnat Erinnys. Proh truculentia ! funera patria filius ardet, Conqueritur quia mors homini via posthuma tardet ; Et pater impius expetit illius, ordine pulchro, Ante recondere splendida paupere membra sepulcro. Matris anilia lumina filia claudere gaudet, Flereque funera, postea libera quodlibet audet. Aspide pocula dant nece pabula plena novercae. Mors subit effera, qui petit extera divite merce. Dives opes luit, in iugulum ruit hospitis hospes. Rara superstite nullaque sospite coniuge sospes.

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II, 645-712 : Orgueil, violences, conflits familiaux et conjugaux, tromperies. Ô malheur ! Regarde cette époque liée par une triple folie, enchaînée par un triple péché : la luxure, la tromperie et l’orgueil. L’orgueil enchaîne les cœurs, une Vénus ivre enchaîne les corps. La tromperie attache les corps et les cœurs, et la mort les ramène tous deux sur elle-même. Une charge de terre pèse sur nos cœurs coupables et nos têtes baissées66. Nous détournons notre cœur, en fait nous revenons à Pharaon67. Nous allons dans des impasses ; nous persévérons dans le mal. Affermis dans le mal, nous aimons ce qui passe, ce qui disparaît tout de suite. Eh bien nous qui voyons seulement ce qui périt et ce qui tombe, nous allons et nous irons là où nous périrons, là où nous tomberons. La paix verse des pleurs, l’amour disparaît. L’un s’emporte et frappe, l’autre est frappé. Mars inflexible68 fait grand bruit, celui-ci tient ferme, cet autre gémit, on va vers le crime. La colère prend le fouet sanglant, elle le fait tourner, elle le brandit, elle lance de terribles flèches, dangers redoutables, guerre funeste ! La paix fleurit chez les païens et la paix unique des chrétiens s’écroule. Si je comprends bien, il y a plus d’unité et de paix chez les bêtes sauvages. Voyez, peuple coupable : une lionne ne dévore pas une autre lionne, un sanglier ne blesse pas un autre sanglier, les pères ne punissent pas de mort leurs enfants. Finalement, ce sont toujours des combats de l’esprit qui nous portent au mal ; souvent un esprit mauvais est la cause de meurtres sanglants. Ah, je déplore que ce qui est juste ou ce qui est injuste aille d’un même pas ! Ici la folie fait la guerre ; là, elle fournit des armes aux deux adversaires. Ici, c’est la guerre entre parents ; là, entre frères de même sang. Ce peuple se déchaîne contre sa propre chair, c’est le règne de la farouche Erinye69. Quelle dureté ! Voilà qu’un fils désire ardemment la mort de son père ; il se plaint parce que la mort, le dernier voyage de cet homme, tarde à venir ; et, selon une belle ordonnance, le père impie, lui, cherche à enterrer en premier dans une pauvre tombe le corps magnifique de son fils. Une fille se réjouit de fermer les yeux de sa mère âgée, et de pleurer à son enterrement, et puis, enfin libre, elle se permet tout ce qu’elle veut. Des belles-mères vont offrir des coupes de poison et des nourritures pleines de mort. Voilà qu’une terrible mort attend celui qui voyage à l’étranger avec de précieuses marchandises ; l’homme riche paie pour son trésor : l’hôtelier lui saute à la gorge. Rare est la femme qui est en sécurité quand son mari survit à cela, aucune n’est en sécurité si son mari en sort

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Coniuge vir perit hancque viri ferit ensis acutus ; A rigido tener, a socero gener est male tutus ; Persequitur nece, si minus aut prece frater amicum ; Quem nequit ensibus, opprimit artibus, O cor iniquum ! Gens sibi noxia, turba praeimpia sunt sibi damno. Proximus est tibi, mutuo tu sibi quod lupus agno.

Gratia corruit atque refriguit ignis amoris ; Est modo perdita regia semita, semita moris ; Cassaque lumine plenaque crimine corda gelantur ; Frigida pectora veraque frigora stare probantur. Gratia corruit, algor inhorruit amplior Istro. Est populus sine moribus, ordine, rege, magistro. Lex Domini ruit huicque caput fluit undique rore, Qui tepidos bonus - O gravis hic sonus - evomit ore. Denique quid moror ? et tumor et soror, Ira, tumoris Stant super omnia frausque bifaria cordis et oris. Gens proba transiit, improba prodiit atque probrosa, Garrulitatibus, ebrietatibus, officiosa, Plena pigredine, plena libidine, crimine plena, Callida pectore parvaque corpore, frontis egena. Patria pectora, patria robora fert prope nemo ; A patre filius est quasi Sisyphus a Polyphemo. Forma parentibus atque nepotibus haud manet una ; Corporis omnia deficientia sunt quasi luna. Corporis ut status excidio datus ; est ita mentis. Gens scatet arida, corpora languida cordaque gentis. Pectore pessimus et sibi proximus est modo quisque, Qui tibi supplicat ; intima duplicat arte dolisque, In duo scinditur, unio solvitur alteritate, Schismate foedera simplaque viscera duplicitate. Ille fit istius iste fit illius hostis amicus. Ridet et invidet, obstat et assidet, aequus iniquus. Proditur irrita regia semita simplicitatis, Induit impia fictio pallia duplicitatis.

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LIVRE II : 645-712

sain et sauf. Un mari meurt à cause de son épouse, ou bien celle-ci est frappée par le glaive tranchant de son mari. Contre la sévérité d’un adulte, le jeune est mal défendu ; contre son beau-père, le gendre est mal protégé70. Un frère poursuit son ami de menaces de mort ou du moins l’accable d’imprécations ; celui qu’il ne peut pas soumettre par le glaive, il le soumet par la ruse. Ô cœur injuste ! Ce peuple se fait du tort à luimême, les désordres les plus impies sont à son détriment. Ton prochain est pour toi et toi pour lui, ce que le loup est à l’agneau. La grâce est tombée, le feu de l’amour s’est éteint. Le chemin royal, le chemin de la tradition, est aujourd’hui perdu. Les cœurs, privés de lumière et remplis du péché, sont glacés. Il est clair que les cœurs sont froids, et c’est un vrai froid. La grâce est tombée, un froid s’est levé, plus froid que le Danube71. Voilà que le peuple est sans règle, sans ordre, sans roi, sans maître. La loi du Seigneur est tombée. Celui qui, à l’origine, dans sa bonté, répand partout sa rosée, – oh ! cette parole est difficile à entendre – il vomit les tièdes72. Enfin pourquoi m’attarder ? L’Orgueil et aussi la Colère, sœur de l’Orgueil, recouvrent tout, et c’est la double tromperie du cœur et de la langue. Le peuple honnête a disparu. Un peuple malhonnête et dépravé se manifeste, un peuple qui s’adonne au bavardage et à l’ivresse, plein d’indolence, plein de concupiscence et de péché, des gens aux cœurs fourbes, aux corps petits et sans allure. Presque plus personne ne porte le cœur des ancêtres, la force des ancêtres. Le père et le fils se ressemblent comme Sisyphe et Polyphème. Parents et petits-enfants n’ont pas du tout la même apparence ; l’aspect du corps est comme la lune dans son décroît. Et de la même façon que le corps dégénère, ainsi en est-il de l’esprit. Un peuple racorni pullule, avec des corps et des cœurs languissants.

Celui qui t’adresse aujourd’hui une supplication a un cœur mauvais ; il est le prochain de lui-même ; il est double en lui-même par l’artifice et la ruse, il est divisé en deux ; l’unité se défait dans l’altérité, l’alliance dans la division, la simplicité de l’être dans la duplicité. Cet homme-ci devient l’ennemi ou l’ami de celui-là, et celui-là, de celui-ci. Il sourit et regarde de travers, il fait obstacle et il aide, il est juste et injuste. On découvre que le chemin royal de la simplicité n’est plus rien, le mensonge impie a revêtu le manteau de la duplicité.

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Vos volo credere quod volo dicere, pseudo-prophetas Nulla feracius aut numerosius hac tulit aetas. Denique sordibus interioribus hi Pharisaei Sunt via lubrica, ianua publica perniciei. Pestis inhorruit, agmen et irruit hypocritarum, Hispida corpore, lubrica pectore, gens tenebrarum. His sacra nomina sacraque tegmina, corda superba ; Agnus eis patet in tunica, latet anguis in herba. Sunt petulantia corda, rigentia fronte Catonis, Cerea moribus, aerea vultibus in mala pronis, Corda minantia, corda rapacia, corda lupina, Fucat imagine, palliat ordine, vestis ovina ; Corda tumentia, corda carentia monade cordis, Sunt pia frontibus, impia fructibus, atria sordis His dolus additur, ut coma raditur et mutilatur ; Fingit ovem lupus atque rosae rubus assimilatur. His mera pocula pluraque fercula, regula tota ; His jocus unio, ius simulatio, lex sua vota. Scandala, schismata nullaque Sabbatha mentis in illis. Denique tollitur actibus, additur ordo capillis, Forpice, pectine, crinis et ordine canonicantur, Insipientior hic ego mentior, at simulantur. Fronte vetustior et quasi iustior unus eorum Inferioribus ordine fratribus est schola morum. Cor mala ruminat, os bona seminat, et bona fatur. O pudor, O scelus ! est Sathan, angelus esse putatur, Est Sathan actibus ipseque vocibus angelus idem. Quod sonus edocet, actio dedocet, hostis eidem. Nec sua turpia nec videt impia fratribus Argus, Eloquii sator et veniae dator est sibi largus. Corde carent sene dicta, senis bene dicta probantur ; Membra senilia sub iuvenilia vota citantur ; Vulpe lupum tegit, ordine se regit exteriori, Ore patet bonus inque suo dolus interiori. Mens male conscia, sarcina propria, proxima pestis, Se sibi subiugat, effugit, effugat intima testis. 178

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LIVRE II : 713-762

II, 713-762 : Hypocrisie des moines cisterciens et de Bernard de Clairvaux. Je souhaite que vous teniez pour vrai ce que je veux vous dire : nulle époque n’a produit autant de faux prophètes, avec autant de fécondité et en si grand nombre, que notre époque73. Ces pharisiens, par leur impureté intérieure, sont un chemin glissant, une entrée publique vers la perdition. Cette troupe d’hypocrites, comme une plaie, a fait irruption, corps poilus74, esprits fuyants, peuple de ténèbres. Ils ont des noms vénérés, des vêtements sacrés, des cœurs orgueilleux. Ils sont blancs comme des agneaux par leur vêtement, mais il y a un serpent caché dans l’herbe75. Leurs cœurs sont agressifs, leurs visages sévères comme celui de Caton, cire molle quand il s’agit de leur conduite, mais visages de bronze tournés vers le mal. Dans leur ordre, un vêtement de mouton recouvre et déguise leurs cœurs effrayants, avides, leurs cœurs de loups. Leurs cœurs pleins d’orgueil manquent de simplicité, ils sont pieux en apparence mais impies dans les faits, ils sont demeures d’ignominie. Pour compléter la tromperie, leurs cheveux sont coupés et rasés. Le loup fait semblant d’être agneau76, la ronce imite la rose. Pour eux, toute la règle consiste en coupes de vin pur et mets abondants. Pour eux, l’unité est une plaisanterie, la justice un semblant, et la loi, c’est leur bon vouloir. Chez eux, il y a des scandales et des divisions, mais aucun Sabbat pour le repos de l’esprit. En somme, la règle de l’ordre ne s’applique plus à leur action, mais à leur coiffure. Ils sont en règle en ce qui concerne les ciseaux, le peigne, et l’ordre des cheveux. Ici j’exagère un peu sottement, mais ce sont des simulateurs ! L’un d’entre eux77, au visage plus âgé, apparemment plus juste, est une école de conduite pour les frères novices dans l’ordre. Son cœur rumine le mal, sa langue sème et énonce le bien. Ô honte ! Ô malheur ! C’est un démon, alors qu’on pense qu’il est un ange. Le même homme est un démon par ses actes, et un ange par ses paroles. Ce que son discours enseigne, son action le fait oublier et le contredit. Cet Argus78 ne voit ni sa propre bassesse ni les impiétés de ses frères. C’est un semeur de discours et un généreux pourvoyeur de pardon pour lui-même. Les paroles de ce vieil homme manquent de cœur, mais, bien dites, on les approuve. Ses vieux membres sont excités par des désirs de jeunesse. Il cache le loup sous des manières de renard ; il se contrôle et paraît honorable de l’extérieur, mais il est tromperie à l’intérieur. Sa mauvaise conscience, sa charge propre, sa ruine prochaine, l’ont asservi ; sa conscience intime fuit et met en fuite. Il a l’air d’Hector, on le croit plus

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Frons gerit Hectora, vincere Nestora creditur aetas, Est cutis arida fertque per hispida brachia setas. Iam prope funera pollice dextera computat annos, Cumque senex labet hic, animos habet ipse tyrannos. Iam quid apertius ? en Cato tertius aethere missus, Fronte severior, in cute iustior, intro remissus. Est Cato ; tempore cernitur affore Maurus Hiarba. Hinc Venus evirat, inde virum parat hispida barba, Frons hominem gerit, intus homo perit, est lupus intus. Sed tua gloria stat tibi filia regis ab intus. Quid mora nectitur ? Ordo relinquitur, ad mala statur, Stat simulatio, morigeratio ludificatur. Irrita dextera fit tibi littera Pythagorea, Dextra tibi iacet et scelerum placet ire platea.

Arta relinquitur et via carpitur ampla quibusque, Quaerimus invia, fluxa, fluentia, confluimusque, Architriclinia, sceptra, sedilia prima petendo ; Quisque tumultuat, instat et aestuat haec satagendo. Mundus honoribus est neque moribus omnis anhelus, Stant modo stantia luxus, inertia, fictio, zelus ; Stat simulatio, dissimulatio, crimen utrumque, Alea, crapula, fraus, facinus, gula, flagitiumque, Ora bilinguia, lis, homicidia, Mars, tuba, terror, Vis, probra, jurgia - quid moror ? – omnia quae docet error. Talia germina, scilicet agmina, sunt vitiorum, Germina talia sunt capitalia vulnera morum ; Prima superbia suadet in invia pergere mentem, Ingerit agmina, maxima crimina, crimina septem ; Prima superbia jussa dat impia, grex ululatum, Prima cor obsidet et cito possidet hoc grege stratum. Haec monet, hoc ruit et bona subruit, et mala servat, Stante libidine stanteque crimine crimen acervat. Mascula pignora vivaque pignora mergit Hebraei, Sed muliebria servat et omnia molliciei.

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LIVRE II : 763-826

âgé que Nestor79, sa peau est ridée, il a des poils durs sur ses bras velus. Maintenant, pas loin de la mort, il compte ses années sur les doigts de la main. Ce vieillard est chancelant, mais son esprit est toujours aussi tyrannique. Maintenant quoi de plus clair ? Voici qu’un troisième Caton80 a été envoyé du ciel, d’aspect plus sévère, juste dans l’apparence extérieure, dissolu au-dedans. Il est Caton. Avec le temps on le verra devenir le Maure Iarbas81. D’un côté, Vénus le dépouille de sa virilité ; de l’autre, une barbe grossière en fait un homme. Il a l’air d’un homme, mais au-dedans, l’homme a disparu ; c’est un loup au-dedans… Mais toute ta beauté est au-dedans, ô fille du roi82 ! Pourquoi m’arrêter ? L’ordre est abandonné, le mal s’est installé, l’hypocrisie se porte bien, l’obéissance est tournée en ridicule. La branche droite de la lettre de Pythagore83 n’est pas utile pour toi ; tu la laisses de côté, et trouves bon d’emprunter la voie large du mal.

II, 763-826 : Réflexions sur divers aspects du mal qui s’est développé. Le chemin étroit est abandonné, et chacun prend la voie large84. Nous recherchons des chemins impraticables, nous recherchons les choses qui passent et disparaissent. Et nous nous précipitons pour avoir les meilleures places, les sceptres, les premiers sièges. Chacun s’agite, se pousse, bouillonne et se donne beaucoup de mal pour cela. Le monde entier aspire aux honneurs, non pas à une bonne conduite. Aujourd’hui, l’intempérance, l’oisiveté, l’hypocrisie, la jalousie se développent bien. Et aussi la simulation et la dissimulation, qui sont deux péchés. Et aussi jeux de hasard, ivrognerie, tromperie, forfaits, gloutonnerie, turpitudes, double langage, disputes, meurtres, Mars, trompettes, terreur, violence, débauches, querelles – pourquoi m’attarder ? – tout ce que l’ignorance enseigne. De tels rejetons sont naturellement les troupes des vices, ils sont des coups mortels portés aux règles de bonne conduite. L’orgueil d’abord pousse l’esprit à avancer dans des impasses, il lance ses troupes, les plus grands péchés, les sept péchés ; il donne des ordres impies à cette troupe de criards, il assiège le cœur ; et puis rapidement il prend possession du cœur abattu par cette troupe, il donne des instructions à ce cœur qui s’effondre. Il détruit le bien et garde le mal. Avec la luxure, avec le péché, il multiplie le péché. Il noie les enfants mâles des Hébreux85, mais garde tout ce qui est féminin et efféminé.

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O mala secula ! Cur ? quia regula nulla tenetur ; Promptus ad extima, doctus ad intima stultus habetur. Non patientia sed violentia dat modo pacem. Qui tacet esurit et lucra parturit esse loquacem. Lingua sophistica, lingua tyrannica, lingua forensis Praecipit omnia, percutit obvia, qualiter ensis. Lingua volubilis est modo nobilis, «huc ades» audit. Mutus Episcopus ordine reprobus, ostia claudit. Nil tumidum sapis ; aut pecus aut lapis esse probaris. Es quasi vipera ; pectora libera testificaris. Nunc mala reddere gloria cedere culpa tenetur, Irreverentia laus patientia crimen habetur. Quam stipe vivere, non mala reddere, tam pudet aeque. Ad scelus, ad probra gens viget improba nocte dieque. Heu ! mala mentio, peior et actio, pessimus usus, Stat modo criminis, est vigor ordinis ille retrusus. Tot nego sobria corda quot ostia reflua Nili, Tot pia viscera, quot vaga sidera, nunc reperiri. Sicubi quem fore simplice pectore cerno modestum, Id rude deputo monstraque computo pectus honestum ! Comparo curribus aequor arantibus, arida velis, Ruraque piscibus, aera navibus, astra camelis.

Flaccus Horatius, et Cato, Persius et Iuvenalis : Quid facerent, rogo, si foret his modo vita sodalis ? Temporis istius acta Lucilius ille stuperet, Et sua prospera sanctaque tempora non reticeret. Diceret optima, quae fore pessima tempora dixit ; Scriberet aurea, quae nigra, quae rea, quae mala scripsit. Prospice secula, prospice singula mersa tenebris ! In mala labere, lapsus amabere, rectus egebis. Vis mala linquere, recta capescere, vivere recte ? Es lyra publica, scena theatrica fit tibi de te. Proh dolor ! omnia mergit in impia vera Charybdis. Crimina congere, primus habebere, maximus ibis. Vis requiescere, tutoque vivere ? vis tibi pacem ? Leno potentibus esto reatibus, unge minacem.

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Ô mauvaise époque ! Pourquoi ? Parce que plus aucune règle ne tient ! L’homme prêt à faire le maximum et instruit en ce qui est le plus profond est tenu pour un fou. La violence, non pas la patience, donne la paix aujourd’hui. L’homme qui reste silencieux endure la faim, celui qui parle à tort et à travers gagne de l’argent. Une langue de sophiste, une langue de tyran, une langue de foire commande tout et, comme une épée, frappe tout ce qui lui résiste. Qui a la parole facile est aujourd’hui bien considéré, il entend : “Entrez”. Si tu es silencieux, l’évêque, ne méritant pas cet ordre, te ferme sa porte. Si tu ne sais pas être grandiloquent, on te considère comme une bête ou une pierre. Si tu es comme une vipère, alors tu montres que tu es un esprit libre. Rendre le mal pour le mal est tenu maintenant pour un honneur ; céder est considéré comme une faute. Le manque de respect est vu comme un titre de gloire ; la patience est considérée comme un péché. Il est aussi honteux de ne pas rendre le mal pour le mal que de vivre d’aumônes. Ce peuple malhonnête vit nuit et jour pour le péché, pour l’infamie. Parler du péché, hélas, c’est mal ; le commettre, c’est pire ; s’y habituer maintenant c’est encore pire, alors que la vigueur de l’ordre, elle, est laissée de côté. Je dis que les cœurs sages, aujourd’hui, on n’en trouve pas autant que les bras du delta du Nil86, et les cœurs honnêtes, pas autant que les planètes qui tournent dans le ciel. Si jamais je crois voir un homme modeste au cœur simple, je pense que c’est par ignorance, je pense qu’un cœur honnête, c’est un prodige. C’est comme sillonner la mer en chariots, ou les déserts en bateau, trouver des poissons dans les champs, des vaisseaux dans les airs et des chameaux dans les étoiles87. Que feraient, je vous le demande, Horace et Caton, Perse et Juvénal88, s’ils étaient en vie maintenant ? Lucilius lui-même serait saisi d’étonnement devant les pratiques de ce temps, et il dirait que son époque à lui était prospère et bénie. Il appellerait le meilleur des temps celui qu’il avait dit être le pire ; il décrirait comme un âge d’or celui qu’il a décrit comme sombre, condamnable, mauvais. Considère notre temps, regarde tout ce qui est plongé dans les ténèbres. Laisse-toi aller vers le mal, alors tu seras estimé. Sois juste, alors tu seras dans le besoin. Tu veux abandonner le mal, pratiquer la justice, vivre droitement ? Alors tu deviens l’objet de chansons populaires, on fait de toi une pièce de théâtre. Ô malheur ! Un véritable Charybde89 engloutit tout dans l’impiété. Accumule les péchés, tu seras considéré comme un homme de premier rang, tu marcheras comme un homme important. Veux-tu vivre dans le repos et sans crainte ? Veux-tu la paix ? Alors sois complaisant envers les puissants qui sont condamnables, passe de la pommade à

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Facta videns rea, percipe caprea lumina talpae. Visa tuo cito corde repellito, radito, scalpe. Si mala prodere, crimina rodere vis aliena, Nil tibi consulis : insuper exulis est tibi poena. Fert fera iurgia pungere turpia nunc vitiorum ; Est probra carpere veraque dicere, fons odiorum. Est mihi sarcina qui mea crimina vel bene prodit, Mens male conscia luminis omnia rodit et odit.

Gens bibit ebria pocula noxia, pocula lethes, Quae morientibus invenit omnibus ille poetes. Quisque mali memor, unius immemor est pietatis. Iustus eget lare ; nemo bonis dare vult sua gratis. Singula censibus, omnia mercibus, at sine nummo, Nil, nisi nil, geris. Heu ! casa pauperis est sine fumo. Divitis atria seu laquearia celsa renident, Mascula pignora primaque robora nunc sibi rident. Accubat affluus, ambulat arduus, ipse Liburno, Et quoties placet in thalamo iacet altus eburno. Mane coquos citat et stomacho litat ilico taurum. Mellea pocula crassaque fercula sustinet aurum. Nox sibi somnia, sol dare prandia festa recurrit. Par barathro gula, quid nisi secula tota ligurrit. Nidor ei sapit atque gulam rapit esca culinae. Sunt sua prandia, foenora, iurgia, lucra, rapinae. Est homo bestia, ventris et hostia, bestia nempe, Ventreque turgida denteque vivida, mortua mente. Vult bona prandia, vult bona praedia, vult bona prata, Vult bona pocula, vult bona fercula, non bona facta. Res valet aes sapit his titulos rapit arca diebus ; Lingua, scientia vitaque sobria nil sine rebus. 184

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ceux qui sont menaçants. Quand tu vois de mauvaises actions, comme une chevrette, regarde avec des yeux de taupe. Ce que tu as vu, repousse-le bien vite de ton cœur, efface-le, enlève-le. Si tu veux faire remarquer le mal et attaquer les péchés des autres, c’est que tu ne fais pas attention à toi-même, et en plus, ta peine, c’est l’exclusion. Aujourd’hui pointer la laideur des vices, c’est s’exposer à de violentes attaques. Reprocher des actions honteuses, dire la vérité, c’est une source de rancœurs. Celui qui fait remarquer mes fautes, même s’il a raison, est un fardeau pour moi. Ceux qui ont mauvaise conscience dénigrent et détestent tout ce qui vient de la lumière.

II, 827- 930 : L’homme riche, plaisirs, soucis, avarice – Pouvoir de l’argent. Un peuple d’ivrognes absorbe des breuvages dangereux, les breuvages du Léthé90, que le poète a imaginés pour tous les mourants. Tous se souviennent du mal et oublient la simple bonté. Un homme honnête a besoin d’un foyer, mais personne ne voudra lui donner quelque chose pour rien. Avec de la fortune, tu obtiens quelque chose ; en échange de marchandises, tu obtiens tout ; mais sans argent, tu n’obtiens rien, rien, rien. Hélas, aucune fumée ne s’élève de la cabane du pauvre. L’homme riche, lui, a de grands salons avec de hauts plafonds à caissons tout resplendissants, il a ses garçons dans leur force juvénile qui lui font fête91. Il est attablé bien à l’aise, il marche la tête haute, ou bien il est porté par un Liburnien92. Quand cela lui plaît, il monte s’étendre sur son lit d’ivoire93. Le matin il appelle les cuisiniers, et aussitôt offre un jeune bœuf à son estomac94. Un service en or reçoit les boissons au miel et les grasses nourritures. La nuit lui apporte de joyeux rêves, et le soleil revient pour lui donner des repas de fête. Son gosier est comme un gouffre ; il avalerait bien le monde entier. Il aime l’odeur de cuisine, et ce qui se prépare affriande son gosier. Il a ses déjeuners, ses intérêts, ses disputes, ses gains, ses escroqueries. L’homme est une bête, victime offerte en sacrifice à son ventre. Assurément, c’est une bête, gonflée du ventre, active des dents, morte pour l’esprit. Il veut de bons repas, de belles propriétés, de bonnes prairies ; il veut de bonnes boissons, il veut des mets exquis, mais pas de bonnes actions. De nos jours, la propriété a le pouvoir, l’argent a la sagesse, le coffre contient les titres d’honneur. La parole, la connaissance, la vie honnête,

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Munera ditibus at flagra mitibus ingeminantur. Iura minoribus, inferioribus arma minantur. Omnia praecipit, insuper accipit omnia nummus. Dives it inclytus aereque praeditus, arceque summus ; Terrea possidet ; haec sibi providet, auget, acervat. Forte latronibus illa vel hostibus aucta reservat ; Denique scrinia fracta vel ostia flens magis aret, Quam sua pignora caraque corpora si tumularet. Secula circinat, impia ruminat, ima volutat, Itque per aequora, per iuga, per fora, sidera mutat. Trans mare nititur, exulat, utitur orbe recenti. Dant sibi littora, dant maris aequora, non freta venti. Res sua frivola, mens sua subdola, sors sua flenda. Vendita somniat, empta perampliat, artat emenda. Lucra lucris parat et graphiis artat illa vel ista. Debita, credita, quaeque recondita divite cista. Huic requiescere dulce sub aggere divitiarum ; Saepe revolvere, diligit addere saepius aurum. Denique deficit, his quia proficit, aret inundans ; Mammona conditur et sitis additur, O sitis undans ! Fit sine nomine nominis omine Tantalus ille. Sunt sua gaudia, lucra, pecunia, praedia, villae. Horrea construit, omnibus affluit unus opimus, Ad bona serior, ad mala promptior, ad fora primus.

Dives ad omnia concitus impia, tardus ad aequum ; Ut rosa cernitur, ut rota sternitur et sua secum, Stans hodie cluit ipseque cras ruit, ipse sed alter. Mane videt sua dives et haec tua vespere pauper. Dormiet affluus, ilico mortuus omnia perdet ; Mox sua non sua latro feret sua se nece sternet. Ut folium leve subtrahit ad breve fur sua, mors se, Deserit omnia ; tunc lucra noxia stant sibi noxae. Quae labor intulit annuus abstulit una vel hora, Divitis omnia quaeque nitentia, quaeque decora.

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ce n’est rien sans la possession de biens. Les cadeaux se multiplient pour les riches, et les sévices pour les pauvres gens. Les lois menacent les plus faibles, les armes menacent les petits. L’argent commande tout, obtient tout. L’homme riche jouit d’une grande réputation ; il est bien pourvu d’argent, il est tout là-haut dans son château. Il possède les biens de la terre, il s’en occupe pour lui-même, il les augmente, les accumule. Ce qu’il a entassé, il le garde en réserve, mais peut-être pour les voleurs ou les ennemis95 ! Pour des questions de coffres ou de portes cassés, il va se lamenter plus que s’il enterrait ses enfants, ses chers enfants. Il fait le tour du monde, il rumine des méchancetés, il roule en son esprit des broutilles. Il voyage sur les mers, franchit des montagnes, va sur les foires, change d’horizon. Il travaille dur outre-mer, il s’expatrie, il profite d’un monde nouveau. Les vents l’amènent sur la côte ou en pleine mer, non pas dans de petits détroits. Ses affaires sont futiles, son esprit est rusé, son sort est lamentable. Il rêve de ventes, il augmente les prix de ce qu’il a acheté et fait baisser les prix de ce qu’il doit acheter. Il gagne quelque chose en échange d’autre chose, il réduit ceci ou cela dans ses écritures. L’homme riche renferme avec soin les débits et les crédits dans son coffre. Il lui est agréable de se reposer sous un tas de richesses. Souvent il aime revenir voir son or, plus souvent encore il aime en rajouter. Finalement, il n’en a pas assez, il en gagne toujours plus, et, dans son abondance, il a soif de plus. Mammon est gardé en réserve, et en plus voilà la soif. Ô soif débordante ! Il devient Tantale sans le nom, mais avec l’augure du nom. Ses joies, ce sont les richesses, l’argent, les propriétés, les manoirs. Il construit des greniers96, lui seul a tout en abondance. Il est lent pour le bien, rapide pour le mal, le premier sur les foires. L’homme riche est empressé pour toutes les impiétés, mais lent pour la justice. On le voit comme une rose (rosa) épanouie, mais il est, comme un chariot (rota), renversé par terre, et ses affaires avec lui. Aujourd’hui il est considéré, et demain il tombe. Alors il est lui-même, mais autre97 : le matin, riche, il voit ses biens qui lui appartiennent ; le soir, pauvre, il voit que ses biens sont les tiens. Il dormira dans l’abondance, et puis, aussitôt mort, il aura tout perdu. Bientôt ses propres biens qui ne sont plus les siens, un voleur les emportera, et, lui, il sera étendu mort. Le voleur emporte ses biens en peu de temps ; la mort l’emporte, lui, comme une feuille légère. Il laisse tout cela ; et alors ses malheureuses richesses sont un malheur pour lui. Toutes les affaires de l’homme riche, tout ce qui brille, tout ce qui est beau, tout ce qui a été produit par une année de travail, voilà que tout cela est emporté en moins d’une heure.

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O miserabilis, O sibi flebilis, O miser idem. Quanta pecunia, tanta molestia crescit eidem. Pertimet omnia, quem sua copia reddit egentem ; Res sua possidet, angit et obsidet undique mentem. Cura cor anxiat, angor inebriat, impedit error. Pallet ei color, hinc dolus, hinc dolor, undique terror. Somnus inania multaque somnia, nil sibi praestant ; Luce negocia, nocte minacia visa molestant. Scrinia frangere, caetera tollere latro videtur, Dives egens tremit, evigilans gemit idque veretur ; Ilico surgitur, arca revolvitur, aes reperitur. Noctis abit mora, lux vocat ad fora, merx strepit, itur. Post lucra cursitat, in lucra militat, ad lucra spirat. Spirat et aequora nauta pedes fora saepe regirat. Per mala maxima, per flagra plurima vitat egere. Fraudat et eripit, id dat id accipit, aes novat aere. Pauca suis dare, nil tibi, Lazare, quaerit avarus, Fletus inest tibi, fletus erit sibi, qualis ? amarus. Nunc locuples eat, expleat, impleat impia vota Post breve defluet illaque corruet area tota ; Quomodo glarea decidet area divitiarum, Copia concidet, area decidet, et vir earum. Lucra ruentia praetereuntia lucra patenter, Vult, voluit, volet, et colit et colet haec homo semper. Dum dabit Anglia lac, ebur India, Smyrna cicadam, Per fora, per iuga curret agens lucra plurimus Adam. Lucra, pecunia, res, opulentia, nunc dominantur. O mala ! lacrima pauperis optima nullificantur.

Plurima praedia sive peculia fraude lucratus Nunc benedicitur ipseque dicitur esse beatus. Quisque palatia vult sibi grandia, construit aedes, Hic quasi propria secla per omnia sit sibi sedes. Atria splendida castraque florida sunt rosa mundi, Nemo perennia construit atria ; terrea cuncti. Pingimus atria, turba nefaria, gens Cananaea,

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Ô homme pitoyable, lamentable ! Ô malheureux homme ! Plus il a d’argent, plus ses ennuis augmentent. Il a peur de tout, lui qui est appauvri par sa fortune. Son patrimoine possède son esprit, le tourmente et l’occupe constamment. Les soucis agitent son cœur, l’angoisse le trouble, l’incertitude le met dans l’embarras. Il devient pâle ; ici, ce sont des pièges ; là, ce sont des chagrins, et partout la frayeur. Le sommeil et beaucoup de vaines rêveries ne lui apportent rien. Les affaires le fatiguent pendant le jour, et des visions menaçantes pendant la nuit. Voilà qu’un voleur semble fracturer son coffre et enlever tout le reste. Le pauvre riche tremble, se réveille, gémit, appréhende que ce soit la réalité. Il se lève illico, ouvre son coffre, trouve l’argent. Le temps de la nuit est passé, le jour l’appelle sur la foire, le négoce fait entendre son tapage, il y va. Il court après le profit, il est au service du profit, il vit pour le profit. Il sillonne les mers comme un matelot ; ou, circulant à pied, souvent il court les foires. Avec de grandes misères et beaucoup de mauvais traitements, il évite d’être dans le besoin. Il triche, il vole, il donne ceci, il prend cela, refait de l’argent avec de l’argent. Avare, il cherche à donner peu de choses à ses proches, et rien pour toi, Lazare98. C’est toi qui pleure aujourd’hui, mais c’est lui qui pleurera. Comment ? Amèrement. Qu’il marche donc aujourd’hui dans l’opulence, qu’il en profite, qu’il réalise ses désirs impies. Sous peu, il va disparaître, avec toute la place qu’il occupe. Le domaine des riches s’écroulera comme du sable, leur fortune sera anéantie, les domaines tomberont, avec leur possesseur. Ces profits qui s’écroulent, ces richesses qui manifestement ne font que passer, l’homme, toujours, les veut, les a voulus, les voudra ; il les vénère et continuera à les vénérer. Tant que l’Angleterre donnera du lait, tant que l’Inde donnera l’ivoire99, tant que Smyrne donnera la cigale, beaucoup d’Adam iront courir les foires et passeront les montagnes par soif du gain. Les richesses, l’argent, les propriétés, l’opulence, voilà ce qui commande aujourd’hui. Ô malheur ! les justes larmes du pauvre ne comptent pour rien. Aujourd’hui, on félicite un homme et on dit qu’il est bienheureux100 quand, par la tromperie, il a acquis beaucoup de domaines ou de propriétés. Tout le monde veut avoir un grand palais, tous se construisent des maisons, comme s’ils devaient habiter ici-bas à travers tous les siècles. Les somptueuses demeures et les châteaux couverts de fleurs sont les roses du monde ; personne ne construit des demeures éternelles, tous construisent des maisons en terre ! Ô foule abominable, race de Canaan, nous décorons nos maisons, nos maisons faites en marbre ou peut-être

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Atria marmore forsitan arbore structa Sabaea. Pingimus atria - Christus ad ostia nostra gemiscit. Nos dape tendimur et bene pascimur - ille famiscit. Nos mala crapula solvit, agit gula, tibia frangit ; Ille sitit, gemit, esurit et tremit et grave plangit. Nos grue pascimur, ansere vescimur illeque neutro. Ah ! reus ungitur et Deus angitur - ordine pulchro ! Nos ave, nos ove, nos sue, nos bove vescimur - hic non. Pectora saxea stringit et aerea viscera daemon. Gens sumus ebria, gens sumus impia, daemone plena, Pessima natio, prava creatio, gens aliena. Fercula plurima quaerimus optima pondera ventri, Vilia mittimus, immo relinquimus esurienti.

O mala secula ! Cur ? Quia singula nunc vitiantur, Illaque luxibus, improbitatibus ista ligantur. Dis stat, inops ruit, hunc populus spuit, excolit illum. Stultus habens fremit inque probos emit ille sigillum. Ius periit, quia lata patet via luxuriei, Garrulitatibus, ebrietatibus, ingluviei ; Carnis amantibus, ordinis hostibus, invidiosis, Concubitoribus, irreverentibus, ambitiosis, Nulla nefaria nullaque turpia non peraguntur. Re modo prodita, non prius agnita voce geruntur. Ingenialia vel furialia crimina fiunt ; Illa novissima tempora pessima iam patefiunt. Nam meretricia poene cubilia nil reputantur, Et venialia quod genialia sint vocitantur. Frons perit omnibus in lue stantibus, in probra stratis. Quando boni minus, amplior aut sinus improbitatis ? Quando nefaria plus dominantia ? Quando malorum Copia latior ? aut fuit artior area morum ? Si Deus impia, si capitalia cuncta iuberet, Quis vigilantius illa quis amplius ista teneret ? Si scelus addere, sobria spernere iure liceret, Quis magis adderet haec ea sperneret atque caveret ? Per varium genus omne caput Venus una sagittat, 190

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avec du bois de Saba. Nous décorons nos maisons – et le Christ gémit à notre porte. Nous sommes remplis par de bons repas, nous sommes bien rassasiés – et Lui, il a faim101. Nous sommes détendus par une mauvaise ivresse, entraînés par la gourmandise, attendris par un air de flûte102 – et Lui, il a soif, il gémit, il a faim, il tremble, il est dans une grande affliction. Nous mangeons de la caille, nous nous régalons de l’oie – et Lui, ni de l’une ni de l’autre. Ah ! voilà le pécheur qui est consacré et Dieu qui est tourmenté – un bel ordre ! Nous mangeons de la volaille, des viandes de mouton, du porc, du bœuf – mais Lui n’a rien. Le démon serre nos cœurs de pierre et nos âmes d’airain. Nous sommes un peuple d’ivrognes, un peuple mauvais, rempli du démon ; nous sommes la pire des nations, une création perverse, un peuple étranger. Nous recherchons beaucoup de plats103 et les meilleures charges pour notre ventre ; et ce qui ne vaut rien, nous le donnons ou plutôt nous le laissons à celui qui a faim.

II, 931-974 : Retour sur les maux de ce temps. Pause. Ô mauvaise époque ! Pourquoi ? C’est que maintenant tout est corrompu, et que tout est lié aux excès et à la débauche. Le riche est debout, le pauvre est par terre ; les gens crachent sur celui-ci et vénèrent celui-là. Un imbécile qui a de l’argent se fâche contre des hommes de bien, et à leur encontre, achète un cachet officiel. La justice a disparu, parce que s’est ouverte la grande voie de la luxure, du bavardage, de l’ivresse, de la gloutonnerie. Il n’est pas de crime abominable et d’acte ignoble qui ne soit pas commis par les amis de la chair, les ennemis de l’ordre, les jaloux, les compagnons de coucheries, les insolents, les prétentieux. Des péchés dont on n’avait jamais entendu parler auparavant et dont on parle aujourd’hui sont commis : ce sont des péchés contre nature, des péchés insensés. Maintenant se manifestent les derniers temps, les pires des temps. Coucher avec une prostituée, c’est tenu pour presque rien, et, puisque c’est naturel, on appelle cela véniel. La honte a disparu de tous ceux qui vivent dans la corruption, de tous ceux qui sont vautrés dans les turpitudes. Quand y a-t-il eu moins d’honnêteté, ou tant de perversité ? Quand le crime a-t-il plus dominé ? Quand y a-t-il eu plus large accès au mal ou plus petit espace pour le bien104 ? Si Dieu ordonnait de commettre le mal et tous ces péchés graves, qui pourrait le faire avec plus d’attention et plus totalement ? Si la loi permettait d’augmenter le péché et de rejeter la sagesse, qui pourrait augmenter encore le péché, qui pourrait rejeter et éviter davantage la sagesse ? Vénus, à elle seule, envoie ses flèches, de différentes façons,

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Quisque salubria, nemo nefaria promere vitat. Ob mala grandia si modo praemia celsa darentur, Non mala promptius aut bona tardius appeterentur. Dum loquor horreo. Non scio, non queo, non volo fari, Fanda nefandaque, quis queat utraque vel lacrimari ? Quae rogo flumina quaeve volumina sint lacrimarum Sufficientia tergere turpia tot furiarum ? Si furialia dixero talia, non erit aequum, Si scelus est minus ; heu ! iacet eminus actio legum. Carmen arans fleo ; carmine non queo, non queo prosa, Tot mala dicere, probra retexere, ferre probrosa. Plurima sunt ea, defit eis mea vox referendis, Non ea vocibus est pudor omnibus his retegendis. Deficiet scio charta, locutio, tempus et hora, Si volo tangere, si reprehendere vel graviora. Musa quidem mea, iam nimis est ea lassa notare, Non tamen est rea progenies ea lassa patrare. Ergo parum stylus isteque dactylus hic reprimetur. Secula perdita post quoque subdita Musa loquetur, Alta per aequora currimus anchora nunc iaciatur ; Vis ubi plenior auraque gratior ibit, eatur.

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sur toutes les têtes. Tous s’abstiennent de faire le bien, personne ne se retient de faire le mal. Si de hautes récompenses étaient accordées pour les grands péchés, on ne rechercherait pas le péché plus promptement, ni le bien plus lentement. En parlant ainsi, je tremble. Je ne sais pas dire, je ne peux pas, je ne veux pas dire ce qui doit être dit et qui est inexprimable. Qui pourrait même pleurer pour les deux ? Quelles rivières de larmes, je vous le demande, quels torrents de larmes pourraient suffire à nettoyer les bassesses de tant de folies ? J’appelle cela des folies, et ce ne serait pas juste si le mal était moins grave. Hélas, l’observance de la loi est abandonnée bien loin. En labourant ce poème, je pleure. Ni en vers, ni en prose, je ne peux dire tant de malheurs, révéler tant d’infamies, rapporter tant de bassesses. Ces maux sont si nombreux que ma voix n’arrive pas à les rapporter, mais c’est une honte pour toutes les voix qui ne les révèlent pas. Je sais que le papier, les mots, le temps, l’heure, me feront défaut si je veux toucher, si je veux attaquer ne serait-ce que les plus graves. En vérité ma Muse105 est déjà trop fatiguée de les signaler, et pourtant cette engeance coupable n’est pas fatiguée de les perpétrer. Donc, ma plume et mes dactyles vont un peu s’arrêter ici. Après, ma Muse parlera des âges perdus et aussi de ceux qui ont suivi. Nous filons vers les mers profondes ; maintenant jetons l’ancre106. Quand nous aurons refait nos forces et que la brise sera plus favorable, nous continuerons.

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Perdita secula moribus aemula praevaluerunt, Sunt sine nomine, qui sine crimine vivere quaerunt. Aurea secula pacis et oscula deperiere ; Secula perfida, secula foetida sunt modo vere. Secula foetida, non voco sordida ; sed voco sordem ; Sordibus afflua, non voco mortua ; sed voco mortem. O mala tempora ! perfida pectora nobilitantur ; Fraude carentia, criminis inscia bruta vocantur. Fraus decus obtinet arceque praeminet, arce potitur, Quartus homo sine fraudis acumine vix reperitur. Fraus ove simplice, fraus dupla duplice compta colore Fert dupla pallia, continet impia corde, mel ore. Diploidem gerit, intus enim ferit, in cute ridet, Scorpio fraudibus interioribus, ore renidet. Heu mihi, quo ferar ? et queror et querar ista querelae Subdita tempora ; persequar ulcera clausa medelae. Ardeo carpere, cogor et edere non sat honeste, Plena furoribus haec, ea sordibus, omnia peste.

Nunc Venus aestuat, ira tumultuat, aes dominatur, Norma relinquitur, unio scinditur, ordo fugatur. Stat petulantia, deest reverentia, luxus inundat, Sobrius indiget, hypocrisis viget, error abundat. Praeminet uncia, praeest opulentia, servit egestas, Floret inertia, flet pia gratia, moeret honestas, Flet sacra regula, venditur infula, Simon amatur, Fictio iudicat, aureus emicat, arca minatur. Qui tumet enitet, ars pia delitet, impia claret ; Pauperies ruit, affluus affluit, aridus aret. Ius crucifigitur, ultio quaeritur, arma renident. Iustior exulat, indigus eiulat, improba rident. Gratia deperit et pudor interit, occidit ordo ; Ordo relinquitur et male psallitur in decachordo. Mens pia vapulat, utilis exulat, utile marcet. 194

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Livre III III, 1-162 : Suite de la complainte et de la satire. Les âges qui ont disparu étaient pleins de zèle dans la pratique du bien, ils ont montré leur grandeur ; mais aujourd’hui, ceux qui chercheraient à vivre sans péché n’ont pas de nom. L’âge d’or et les baisers de paix ont disparu. Maintenant, notre temps est faux et sent vraiment mauvais. Cet âge qui sent mauvais, je ne dis pas qu’il est sale, je dis qu’il est saleté. Cette époque, regorgeant de saletés, je ne dis pas qu’elle est morte, je l’appelle mort. Ô mauvaise époque ! Les cœurs perfides sont mis en avant ; et les cœurs sans tromperie, les cœurs ignorant le péché, on les appelle stupides. La tromperie obtient les honneurs, elle domine, elle est au sommet. On trouverait à peine un homme sur quatre qui ne soit pas rusé et trompeur. La fourberie habillée d’une simple laine de mouton, parée d’une fausse couleur, porte deux manteaux : la méchanceté dans le cœur, le miel à la bouche. Elle a un vêtement doublé : à l’intérieur, elle frappe, en surface, elle sourit. Scorpion par la fausseté à l’intérieur, visage épanoui à l’extérieur ! Hélas, où suis-je entraîné ? Je me plains et je vais continuer à me plaindre de ces temps qui sont à plaindre. Je vais continuer à traiter de ces plaies qui ne veulent pas guérir. Je brûle de les fustiger, et je suis forcé de faire connaître, de façon peu convenable, des choses pleines de folie, d’autres pleines de turpitudes, toutes pleines de malheur. Aujourd’hui, Vénus s’échauffe, la colère s’agite, l’argent commande1, la règle est abandonnée, l’unité déchirée, l’ordre en déroute. L’insolence se développe, le respect est perdu, l’excès déborde, l’homme sage est dans le besoin, l’hypocrisie prospère, l’ignorance est partout. Une petite pièce d’argent l’emporte, la richesse commande, la pauvreté est servante et la paresse florissante, la grâce fidèle est en pleurs, l’honneur est dans l’affliction. La sainte règle pleure, la mitre est vendue, les simoniaques2 sont aimés, le mensonge est juge, l’or se fait voir, le coffre-fort se fait craindre. L’orgueilleux est illustre, les bonnes pratiques sont cachées, les mauvaises sont bien en vue, la pauvreté est accablée, le riche s’enrichit, le pauvre s’appauvrit. La justice est crucifiée, la vengeance est recherchée, les armes sont astiquées ; le juste est proscrit, le pauvre se lamente, la canaille s’en moque. La grâce meurt, la modestie disparaît, l’ordre périt. L’ordre est abandonné, et on joue mal sur la lyre à dix cordes. L’esprit honnête souffre, l’esprit sérieux est proscrit, ce qui est

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Recta remissio, rem simulatio, ius dolus arcet. Ad probra cedere turpeque vivere, dat modo quaestum, Ad probra curritur, utile perditur, aret honestum. Stat schola criminis, occidit ordinis, ad mala statur. Impius ungitur, ah ! pius angitur, et lapidatur. Falsa dat oscula, vera pericula, frater amico. Lex sacra rumpitur et male subditur aequus iniquo.

Stant mala secula, stant probra, stat gula, fraus stat, abit frons, Dis stat, inops iacet, heu ! sapiens tacet, angitur insons. Quisque fluentia, nemo manentia captat habere, Nemo salubria, spiritualia nemo videre.

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Gens viget invida vesteque fulgida, gens tenebrarum, Cui sua condere, non sua tollere, nil dare clarum. Quomodo vestibus haec ita mentibus est variata ; Est variabilis, est reprobabilis, est reprobata. Adde quod algida corde quod invida plenaque fellis, Mutuo dissidet, opprimit, invidet estque rebellis. Mundus ad omnia volvitur impia sordibus hirtus ; Crimen inhorruit, unica corruit unica virtus. Innumerabile, debile, labile, stat genus Evae. Dic, mea tibia, tolle, tragoedia, flebile vae vae ! Gens male libera tendit ad infera calle sinistro, Nil nisi flebile, nil nisi debile sole sub isto. Sermo Dei tacet, ordo perit, placet alea fati, Esse pium pudet, omnis homo studet impietati. Per caput illius iste per istius ille licenter Iurat et abnuit omne quod eruit irreverenter. Tollit in aethera proh male ! libera brachia latro, Iurat et omnia purget ut obvia crimina sacro. Depositum negat utque scelus tegat est scelerosus, Non timet abdere rem neque tangere sacra probrosus, Qui male conscius evolat ocius occupat aras, Denegat abdita, quae sibi credita, salva putaras. Per sua lumina, per sacra numina, per crucifixum 196

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salutaire est flétri. Le relâchement empêche le droit de s’appliquer, les faux-semblants empêchent de voir la réalité, la tromperie empêche la justice de s’exercer. Aujourd’hui, céder au péché et vivre dans le déshonneur procure des avantages. On se précipite dans l’abjection, ce qui est sérieux est perdu, ce qui est honnête s’est desséché. L’école du péché se développe, celle de l’ordre s’effondre, on est installé dans le mal. L’impie est consacré, l’homme droit, ah ! lui, il est tourmenté et lapidé. Un frère donne à son ami de faux baisers et de vrais ennuis. On enfreint la loi sacrée, et hélas le juste est soumis à l’injuste. Voilà une époque mauvaise avec déshonneur, gourmandise, tromperie, et la pudeur qui s’en va. L’homme riche est debout, le pauvre est par terre ; hélas ! le sage garde le silence, l’innocent est tourmenté. Tous recherchent ce qui passe, personne ne recherche ce qui demeure ; personne ne veut voir ce qui est salutaire, ce qui est spirituel. Un peuple mauvais est à l’honneur, un peuple de ténèbres en habits lumineux, un peuple pour lequel il est honorable de mettre ses biens en réserve, de prendre ce qui ne lui appartient pas, de ne rien donner. Ce peuple est aussi divers dans ses dispositions d’esprit que dans son habillement, un peuple inconstant, condamnable, condamné. Ajoute qu’il a le cœur froid, qu’il est jaloux et plein de fiel. A tour de rôle, il est dissident, oppresseur, envieux, rebelle. Le monde, hérissé d’ignominies, se tourne vers tout ce qui est mal. C’est le péché qui se dresse, et seule la vertu, l’unique vertu, s’écroule. La descendance d’Ève est innombrable, fragile, précaire. Ô ma flûte, parle ! Ô mon poème, fais monter un douloureux Malheur ! malheur ! Ce peuple faussement libre emprunte un mauvais chemin et se dirige vers l’enfer. Rien sous ce soleil qui ne soit déplorable, rien qui ne soit chancelant. La parole de Dieu ne se fait plus entendre, l’ordre disparaît, le jeu des présages est apprécié. On a honte d’être honnête, tout le monde recherche le mal. Celui-ci jure à la légère sur la tête3 de celui-là, celui-là jure sur la tête de celui-ci, et nie effrontément tout ce qu’il a escroqué. Ah ! Le voleur lève les bras au ciel en toute liberté et jure pour se disculper de toutes les accusations de fautes contre ce qui est sacré. Il nie qu’on lui ait confié un dépôt, et, pour couvrir son crime, il est encore criminel. Ce sacrilège infâme ne craint pas de masquer son forfait en jurant la main sur des objets sacrés4 ; sans scrupule vite il vole pour embrasser l’autel, il nie le dépôt dont tu croyais assurer la sécurité en le lui confiant. Il n’hésite pas à jurer par ses propres yeux, par les puissances divines, par

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Iurat alacriter atque procaciter urget idipsum. Peierat heu ! leve sicque lucrum breve fert homo fictus, Nec sibi criminis ultio fulminis irruit ictus. Nec sibi pes dolet, ambulat ut solet alite dextro. Omnia prospera dat Deus aspera nulla scelesto. Stas tua quaerere, quaeris et addere monomachiam, Duplice corpore conspicis affore sponte Goliam. Te ferus opprimit et tibi comprimit ora manusque, Vincit, inania sunt tua praelia causaque iusque. Fit sibi frigida, fit sibi fervida lymfa probamen ; Id quoque perferet, haud sibi proferet esse gravamen. Omnia debita sunt tibi reddita voce, nihil re ; Ille tenet sibi, quam repetis tibi, rem tenet ille. Transeo carmina tactaque limina sortilegorum, Transeo carmina vel speculamina necromantorum. O facinus grave ! vir putat ex ave fata doceri, Pennaque vulturis exprimit auguris omen haberi ; Dextera plaudere laevaque plangere pennula tradit. Gracculus obviat, ille repatriat ; ardea, vadit. Stella comas dedit, ille cito redit in sua castra. Fata scit inscius, est liber illius ales et astra. Hactenus haec satis. Ulterius ratis haec mea tendat, Quae mala, quae rea, quae nigra, sunt mea vox reprehendat.

Mens modo conscia, fraudis et inscia sorte sub aequa, Vir malus est bonus, est bonitas onus, O via caeca ! Fratris amor ruit atque Dei fluit, est modo ventris, Curaque plurima corporis ultima nullave mentis.

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Stat schola criminis et sitis inguinis atque palati ; Damna pudor pavet, ah ! probitas favet improbitati. Vir sine crimine, lite, cupidine felleque pingui Est neque mentior, est bove rarior ille trilingui ; Ocius aliger hircus, olor niger invenientur, Ante triceps pecus atque biceps equus exorientur. Crimine plectitur et cruce sternitur aequus iniqui,

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le crucifix, et il soutient cela effrontément ; il fait hélas un faux serment. Et ce menteur gagne ainsi un léger et bref bénéfice. Et aucun coup de tonnerre ne lui tombe dessus comme punition de son crime. Sans avoir mal aux pieds, il continue de marcher, comme d’habitude, sous de favorables auspices. Dieu accorde au scélérat toute prospérité et ne lui inflige aucune adversité. Si tu cherches à résister pour récupérer ce qui t’appartient, tu gagnes en plus un combat singulier, tu vois un Goliath de deux fois ta taille se dresser devant toi. Ce sauvage te terrasse, il arrête ta langue et ta main. Il a l’avantage. Ton combat et ta cause et ton droit ne sont rien. Il passe par l’épreuve de l’eau froide et de l’eau chaude ; cela, il va aussi l’endurer, il ne dira pas que cela l’incommode. Tout ce qu’il te doit, il te le rend en paroles, mais rien en réalité. Il garde pour lui ce que tu lui réclames, il garde ce qui t’appartient. Je passe sur les incantations, les seuils des maisons effleurés par des voyants, je passe sur les incantations et les visions des nécromanciens. Que voilà une faute grave ! Un homme pense qu’on peut connaître la destinée de quelqu’un à partir d’un oiseau. Il affirme que le présage de l’augure peut être obtenu par les plumes du vautour. Une petite plume à droite, on est content ; une petite plume à gauche, on est désolé. Si une corneille se trouve sur son chemin, l’homme revient chez lui ; si c’est un héron, il continue son chemin. S’il voit une étoile filante, il retourne vite à son camp. Cet ignorant connaît les destinées ; son livre, ce sont les oiseaux et les astres. Mais c’est assez sur ce sujet. Que mon bateau s’en aille naviguer plus loin. Que ma voix fasse la critique de ce qui est mal, de ce qui est coupable, de ce qui est noir. L’esprit qui sait tromper et celui qui ne sait pas ont aujourd’hui le même sort. Voilà un homme mauvais qui est plein de bonté, pesante bonté ! Ô chemin d’aveuglement ! L’amour du frère est parti, l’amour de Dieu s’est évanoui ; aujourd’hui, c’est amour du ventre5 et grand soin du corps ; le soin de l’âme est le dernier des soucis si même c’en est un. L’école du péché se développe, avec les désirs du bas-ventre et la soif du palais ; la décence peut craindre les dégâts. Ah ! voilà que l’honnêteté s’accorde avec la malhonnêteté. Un homme sans péché, sans dispute, sans convoitise, sans bile épaisse, il est, je ne mens pas, plus rare qu’un bœuf à trois langues. On trouvera plus vite un bouc avec des ailes ou un cygne noir6 ; on verra plus vite apparaître un mouton à trois têtes ou un cheval à deux têtes. Voilà frappé et étendu sur la croix l’homme juste par la

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Et nimii modus et reprobi probus ordoque ficti. Gens Belial sine lege vel ordine quae sua quaerunt, Quae Domini minus est, pudor eminus, aequa ruerunt. Plura nefaria, maior inertia non fuit unquam ; Qui rosulas petit, innumeram metit, heu ! saliuncam. Nemoque talia, tanta, tot impia vellere curat ; Nemo sat imminet, ut bona seminet, ut scelus urat.

Sobrius actibus est gravis omnibus, omnibus unus, Nilque superfluus est quasi mortuus, est quasi funus. Vix stat in agmine, legis agens bene iota vel unum Qui reprobet probra, qui faciat bona, nullus ad unum. Stant fera vulnera nullaque dextera vel prope nulla, Vel mala vellere vel bona ponere suscipit ulla. Grex flet amarius, est operarius in grege rarus ; Pontificum status excidio datus, extat avarus. Stertite, stertite, gutture sospite pseudomagistri, Vestraque stent prius, ordo iubet pius, hinc lucra Christi. Solvit inertia, luxus et ocia, cum grege clerum. Nunc gula regula, vox sacra fabula, fabula verum. Vis bona dicere ? Diceris edere gesta novella ; Risus es omnibus et quasi cornibus hirta capella. Ius ruit, aes viget. Ah ! pudet et piget esse pudicum. Floret honoribus affluit omnibus ausus iniquum ; Ausus atrocia, nescius ocia ferre vir extat. Exprimit Hectora, qui fera pectora crudaque gestat. Accipis atria, nomina, praedia, si scelus audes ; Pocula mellea dat, replet horrea, tendere fraudes. Vis tibi culmina ? Suggere crimina, cernere, pare ; Da, rape, fer, preme, frange, tona, freme, fare, minare. Crimina culmine, culmina crimine plena feruntur. Fers fera cornua, culminis ardua quaere - dabuntur. Barba vocabere, sceptra lucrabere, si mala quaeris ; Si mala praeficis et bona deicis, antefereris. Vivis iners homo, nomen habes Dromo, si bene vivis.

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faute de l’homme injuste, l’homme de mesure par la faute de celui qui est outrancier, l’homme honnête par la faute du malhonnête, l’ordre par la faute du mensonge. Cette race de Bélial7, sans loi, sans règle, recherche ses propres intérêts qui ne sont pas ceux du Seigneur8. La pudeur est bien loin et la justice est tombée. Il n’y a jamais eu plus d’abominations, plus totale inertie. Celui qui cherche à cueillir de petites roses récolte, hélas ! d’innombrables épines. Et personne ne se met en peine d’arracher tant d’impiétés, de telles impiétés, de si grandes impiétés ; personne n’est prêt à semer le bien et à brûler le péché. L’homme qui agit avec sagesse est un fardeau pour tous ; à lui seul, il est un poids pour tout le monde ; il n’est rien et il est de trop, comme un homme mort, comme un cadavre. Il se trouve à peine un seul homme dans une multitude pour accomplir ne serait-ce qu’un iota de la loi, et il n’en est pas un pour réprouver les turpitudes, pas un pour faire le bien9. Il y a de terribles blessures, et pas une main, ou pratiquement pas une, ne se lèverait pour arracher le mal et rétablir le bien. Le troupeau pleure amèrement ; rares sont ceux qui en prennent soin. La charge de l’évêque, c’est un désastre. C’est un avare qui se montre. Ronflez, ronflez, le gosier bien à l’aise, vous, pseudo maîtres. D’abord votre profit, et après, celui du Christ ; le bon ordre demande cela. La paresse, les excès, l’oisiveté détruisent le clergé avec le troupeau. Aujourd’hui, la gloutonnerie est la règle, la Parole sacrée un mythe, la vérité une fable10. Veux-tu parler du bien ? On va dire que tu racontes des histoires extraordinaires. Tu deviens la risée de tous, comme si tu étais une petite chèvre avec des cornes. La justice a disparu, l’argent s’affiche. Ah ! Il est honteux et ennuyeux d’être honnête. Qui ne craint pas d’être injuste est chargé d’honneurs et a tout en abondance. Qui n’a pas peur d’agir durement et ne sait pas vivre en paix, celui-là montre qu’il est vraiment un homme. Celui qui a un cœur insensible et cruel, c’est un Hector. Tu reçois maisons, titres, propriétés, si tu ne crains pas de commettre le péché ; tendre des pièges, cela rapporte des coupes de miel et remplit les greniers. Veux-tu le pouvoir ? Alors pousse au crime, fais-toi voir, fais-toi complaisant. Donne, prends, emporte, opprime, casse, tonne, gronde, parle, menace. On dit que les péchés sont pleins de pouvoir, et le pouvoir plein de péchés. Affiche donc un front audacieux, cherche les hauteurs du pouvoir, tu les obtiendras. Si tu recherches le mal, tu seras appelé sage et tu gagneras des sceptres ; si tu mets le mal en avant et repousses le bien, on te donnera la préférence. Si tu vis sagement, alors c’est que tu mènes une vie insipide et tu t’appelles Dromon11. Si tu vis

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Si male, rex eris, aequiparaberis ordine divis. Tisiphone fremit, heu ! nocet et premit esse benignum. Ars mala te beat atque ducem creat, ut duce dignum. Arte levaberis ; imus eras, eris altus, opimus, Altus honoribus exterioribus, ordine primus. Si prior incipis impia, principis ad latus ibis ; Principis ad latus ibis, eris status his, tremor illis. Consiliarius atque vicarius et lateralis Regis habeberis atque foveberis illius alis. Qui bene vivere vult, ruit aggere ; qui secus est rex. Frons perit et pudor, ira stat et furor, ordo flet et lex ; Impatientia, fraus, petulantia fert, petit, urit. Schismata, faenora, ferrea pectora, mors ita currit ; Mortua regula, fictio, crapula flet, tegit, arcet. Vivere noxia cor leve sobria, ius ita marcet. Qui bona spernere, spreta recondere non dubitavit, Qui mala praetulit, is lucra retulit, aes cumulavit. Accipe, tertius est tibi filius, ille probatur Qui bona despicit et mala perficit et mala fatur. Qui crucis omnia divaque brachia membraque iurat, Se quoque grandior et sene cautior, ad mala durat. Caetera pignora vivere corpora mortua moeres, Cui nihil est Deus, «hic ais, est meus, hic erit haeres». Qui sine cornibus aut sine cordibus appetit esse, Vel sine dentibus, eligit omnibus iste subesse. Qui furit et ferit, ille decus gerit, ille fit ille. Qui timet et tacet, hic flet, eget, iacet umbra favillae.

Dum loquor haec, fleo, flendo dolens eo, plango, gemisco ; Haec fleo culminis illa libidinis oblita visco. Secula culminis hinc amor inguinis inde sagittat. Stat Venus ignea nemoque carnea vincula vitat. Heu modo qualia, quanta, quot impia quaeve nefanda ! Gens agit impia, turba perebria, turba cremanda.

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dans le mal, tu seras roi, tu seras l’égal des dieux. Tisiphone12 gronde. Hélas ! Etre bon, cela te causerait du tort et t’écraserait. Des procédés malhonnêtes te rendent heureux et font de toi un chef, digne d’être chef. Par ces procédés, tu t’élèveras, tu étais tout en bas, tu seras en haut, riche, sublime dans les honneurs extérieurs, premier en dignité. Si tu es le premier à faire le mal, tu marcheras à côté de ton prince. Tu marcheras à côté de ton prince et tu seras rempart pour les uns, terreur pour les autres. Tu seras considéré comme le conseiller, le représentant, le proche compagnon du roi, et tu seras à l’abri de ses ailes. Celui qui veut vivre honnêtement tombe de haut, celui qui veut vivre autrement est roi. Honte et pudeur disparaissent, colère et folie tiennent bon, l’ordre et la loi sont en pleurs. L’impatience cause les divisions, la tromperie cherche les profits, l’insolence brûle les cœurs de fer, et ainsi court la mort. La règle morte pleure la vie malhonnête, le mensonge dissimule le cœur léger, l’ivresse écarte l’action sage, et ainsi flétrit la justice. Celui qui n’hésite pas à laisser de côté le bien et à l’oublier, celui qui préfère le mal, eh bien, celui-là fait des bénéfices, il amasse de l’argent. Ecoute, c’est ton troisième fils, il est favorablement connu pour être celui qui méprise le bien, commet le mal, parle mal, celui qui jure par tous les bras et membres divins de la croix, celui qui, plus important et plus prudent qu’un homme âgé, s’est endurci pour le mal. Tu déplores que tes autres enfants vivent comme des corps sans vie. Celui pour qui Dieu n’est rien, tu dis de lui : “C’est mon fils, ce sera mon héritier”. Le fils qui ne désire pas montrer sa force, son courage ou ses dents, celui-là a choisi d’être au-dessous de tout. Celui qui est violent et frappe reçoit l’honneur et devient l’héritier. Celui qui est craintif et se tait, lui, il pleure, il est dans le besoin, il est étendu dans l’ombre de la cendre.

III, 163- 259 : L’homosexualité. En disant cela, je pleure ; pleurant, je souffre, je me lamente, je gémis. Je pleure pour toutes ces choses recouvertes par la glu du pouvoir et des désirs mauvais. D’un côté, l’amour du pouvoir, de l’autre la passion des désirs charnels, lancent leurs flèches sur notre temps. La Vénus de feu est en plein essor, et personne n’évite les chaînes de la chair. Hélas ! aujourd’hui que de méfaits, si grands, si abominables ! C’est l’œuvre de cette race impie, foule enivrée, foule bonne à être brûlée. Elle souille les

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Membra libidine, pectora crimine polluit, urit, Ingenialia laxa per omnia crimina currit. Omnis in omnia denique turpia gens modo iurat. Quisque nitescere carne requirere carnea curat. Ordinis agmina claudite lumina, nec minus aures ; Ne, rogo, credite, credere parcite res stabulares. Parcite credere, quae pudet edere, sed tamen edam ; Horrida nomine, plus mala crimine, crimina quaedam. Heu ! male publicus est Sodomiticus ignis et aestus. Nemo scelus tegit aut premit aut gemit esse scelestus. Ad fera crimina claudite lumina quotquot adestis, Fit furor impius, est ubi conscius, est ubi testis ? Ingenialiter et furialiter, ille fit illa, Iuno relinquitur, ipsa repellitur et Petronilla. Plangite secula, plangite singula crimine plena. Mas maris immemor, O furor, O tremor ! est ut hyaena. Aspice sordibus ingenialibus, aspice multos, Quo scelus ordine, quo noto nomine ? nempe sepultos. Criminis istius, heu ! sonat impius horror ad astra. Nuda fit actio, vociferatio ; mens geme casta ! Mutuo conscius, ille fit istius, illius iste. Est prope mortua lex tua, vox tua, sors tua Christe. Faex Sodomae patet, innumerus scatet, heu ! Ganymedes, Dum scelus exhibet, haec fera quaslibet incolit aedes. Prima sedilia, culta cubilia sunt Ganymedis. Iuno relinquitur et capra subditur - O furor ! - haedis, Si numerum gregis istius exigis, ocius edo ; Eloquor ocius, explico promptius ore tragoedo : Quot seges hordea, pontus et ostrea, litus arenas, Cycladas Adria, thura dat India, Tibur avenas. Castra, suburbia, quippe sacraria, non minus undant, Hac lue sordida, proh pudor ! horrida cuncta redundant. Mundus iners perit, horrida vult, gerit horridiora ; Sulphure pascitur esseque cernitur una Gomorrha. O furor ultimus ! est modo plurimus Hermaphroditus, Reddit inania coniugialia pacta maritus. Ingenialia crimina stantia regula maeret, Lepra minoribus et potioribus ista cohaeret.

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corps dans la débauche, brûle les cœurs dans le péché, court sans frein à travers toutes sortes de péchés contre nature. Bref, aujourd’hui tout ce peuple s’engage par serment à toutes sortes de turpitudes. Tous se préoccupent de beauté charnelle et recherchent les choses de la chair. Ô assemblée de l’ordre, fermez les yeux, bouchez vos oreilles ; ne croyez pas, je vous en prie, ces histoires d’écuries. Gardez-vous de croire cela ; gardez-vous de croire des choses qu’il est honteux de faire connaître. Et pourtant je vais faire connaître des péchés, horribles de nom, des péchés pires que le péché. Hélas ! Le feu et l’ardeur de Sodome13 s’étalent misérablement en public. Personne ne cache ce crime, personne ne le réprime ou déplore d’être un scélérat. Vous tous qui êtes ici, fermez les yeux sur ces péchés sauvages. C’est une folie criminelle, où est le complice, où est le témoin ? Voilà qui est contre nature, et insensé : lui devient elle. Junon est délaissée14, Pétronille15 elle-même est rejetée ! Pleurez sur ce temps, pleurez sur tout ce monde rempli du péché. Ô folie ! Ô épouvante ! le mâle, oublieux de sa virilité, devient comme une hyène16. Regarde, regarde tant d’individus ensevelis dans ces turpitudes contre nature. Crime de quel ordre ? Par quel nom le désigner ? L’horreur impie de ce crime, hélas, retentit jusqu’au ciel. L’action se fait à découvert, avec de grands cris. Ô esprit chaste, sois dans l’affliction ! Chacun à son tour, celui-ci devient complice de celuilà, et celui-là complice de celui-ci. Ô Christ, ta loi, ta Parole, ta part ont pratiquement cessé d’exister. L’obscénité de Sodome s’étale et hélas, d’innombrables Ganymèdes17 pullulent, alors que cette bête exhibe son mal et habite dans n’importe quelle demeure. Les sièges importants, les demeures honorées, appartiennent à Ganymède. Ô folie ! Junon est abandonnée, et la chèvre est remplacée par de jeunes boucs. Si tu me demandes le nombre de ce troupeau, je vais te le dire tout de suite. Je vais tout de suite te l’indiquer et le développer plus facilement par un effet oratoire. Ils sont autant qu’ il y a d’épis de maïs dans les champs, autant que d’huîtres dans l’océan, de grains de sable sur le rivage, autant que de Cyclades dans l’Adriatique18, de grains d’encens dans l’Inde et de flûtes à Tibur. Les châteaux, les villes sont pleins de cette peste dégoûtante ; et les sanctuaires n’en ont pas moins. Ô honte ! toutes les places en sont remplies. Ce monde engourdi est perdu, il veut des choses horribles, il en fait de plus horribles ; il se nourrit de soufre, on voit qu’il est une Gomorrhe. Ô dernière folie ! On trouve aujourd’hui beaucoup d’Hermaphrodites19 ; le mari rend vaine l’union conjugale. La règle déplore ces péchés contre nature qui se développent, c’est une lèpre qui s’attache aux petits comme aux puissants.

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Lex genii perit, usus et interit hac lue notus. Nescit eam pecus aut canis aut equus et homo totus. Semimares voco, semiviros probo, se maculantes, Debita sexibus inferioribus heu ! sibi dantes, Haec nimis effera crimina caetera iustificarunt ; Myrrha Iocastaque, Phaedra Lycissaque, iam sibi plaudunt. Gens animalibus insipientibus assimilanda, Plus animalibus insipientibus est reprobanda. Bestia non sapit et tamen haec capit hic rationem ; Vir sapiens sapit et minime capit hic rationem. Aetheris agmina celsaque culmina, quando videtis Talia crimina, cur fera fulmina, cur cohibetis ? Aetheris agmina celsaque numina num vigilatis ? Crimina talia totque nefaria, cur toleratis ? O Deus, O Deus ! ut quid in hoc reus est tuus orbis ? Cur tibi perditus et sibi traditus his modo morbis ? Cur tua plasmata sunt vitio data tam furiali ? Cur tua plasmata crimine perdita, crimine tali ? Vos, mea lumina, tam fera crimina stantia flete ; Flete per omnia, gens bene conscia, flendo dolete. Luxus et ocia crimen alentia, proh dolor ! undant ; Plurima turpia, ne loquar omnia, nunc superundant. Omne bonum ruit, omnis homo fluit in probra fractus ; Omne ruit decus, in pecudes pecus est homo factus. Mors premit omnia vitaque sobria clamat «Obivi. Facta vigent rea, mortua lex mea, parcite Divi». Clamat amor pius, «O fera totius orbis imago, Heu modo qualia, quanta, quot impia quaeve vorago ! » Crimina plurima, crimina pessima sunt patefacta, Nec prius agnita nec prius edita nec prius acta. Polluit aera, dicere tam fera, tam ferienda, Tam stabularia, tam furialia, tam reticenda. Plus pudet edere, desino solvere talibus ora. Plurima diximus hic neque novimus his graviora. Iam mea pagina talia crimina iam reticescat,

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La loi naturelle périt, le rapport sexuel reconnu se perd à cause de cette peste. Le mouton, le chien ou le cheval ne connaissent pas cela, ni celui qui est pleinement homme. Je les appelle demi-mâles, je les déclare demi-hommes, ceux qui se souillent eux-mêmes, ceux qui, hélas, se donnent à eux-mêmes ce qui est dû au sexe faible. Ils justifient ces péchés très grossiers, et bien d’autres. Voilà que maintenant Myrrha et Jocaste, Phèdre et Lycisca20 peuvent être fières d’elles-mêmes. Ces gens doivent être comparés à des animaux sans raison ; ils doivent être condamnés plus que les animaux sans raison. Une bête n’a pas de jugement et pourtant là elle suit la raison ; l’homme, lui, est sensé, intelligent, et là il ne suit absolument pas la raison. Ô vous, armées célestes, puissances d’en-haut, pourquoi retenir votre terrible foudre alors que vous voyez de tels crimes ? Ô vous, armées célestes, puissances d’en-haut, êtes-vous réveillées ? Pourquoi tolérer de tels péchés et tant d’abominations ? Ô Dieu, ô Dieu, comment ton monde peut-il être si coupable ? Pourquoi est-il perdu pour toi, et ainsi livré lui-même aujourd’hui à ces maladies ? Pourquoi tes créatures sont-elles exposées à des vices tellement insensés ? Pourquoi tes créatures sont-elles perdues dans le péché, dans un tel péché ? Vous, mes yeux, pleurez pour de si terribles péchés. Ô gens raisonnables, pleurez pour tout cela, pleurez, soyez dans l’affliction. Ô malheur ! Les excès et le désœuvrement alimentent le péché en abondance, et beaucoup de turpitudes, pour ne pas dire toutes, surabondent. Tout ce qui est bien s’écroule et l’homme, dans sa faiblesse, se perd dans des actions honteuses. Toute dignité s’effondre et l’homme est devenu une bête parmi les bêtes. La mort écrase tout, et la vie sage déclare : “Je suis partie ; les actions coupables sont en vogue, ma loi est morte ; divinités, ayez pitié !” L’amour honnête s’écrie : “Oh, l’image du monde entier est barbare. Combien sont immenses et nombreuses les impiétés de ce temps, et quel abîme de corruption ! “ Des péchés très fréquents, les pires péchés, s’étalent à la vue de tous, des péchés qui n’étaient pas connus autrefois, dont on ne parlait pas autrefois, qui n’étaient pas commis autrefois. Cela pollue l’air de parler de choses si grossières, si punissables, si dignes des écuries, tellement insensées, et dont il vaudrait mieux ne pas parler. J’ai honte d’en dire davantage, je cesse d’ouvrir la bouche pour de telles choses. Nous avons parlé ici de beaucoup de choses, et nous n’en connaissons pas de plus graves que celles-là. Que maintenant ma page se taise sur de tels péchés.

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Lubrica pandere, cor sine pondere frangit, inescat. Quis probra talia, tanta nefaria, totque venena, Quis ferat edere ? Non ego paupere pauper avena. Et Maro deficit hic neque sufficit os Ciceronis, Naso retunditur, arida redditur unda Salonis. Ora trilinguia, vociferantia - da mihi centum Non tamen omnia proloquar impia facta nocentum. Musa tamen mea percutiens ea, carpere tendet, Si nequit impia sternere, stantia vel reprehendet. Nam modo quis sine mortis imagine ? num gravis aetas ? At levis est ea nec vetitis rea vult dare metas. Num puer ? At puer est vitio celer, est sine loris. Num iuvenum valor ? At iuvenem calor urit amoris. Num vir ? At omnia facta virilia vir fugat omnis. Corda fleant pia. Cur ? quia stat via perditionis, Stat via latior, area largior impietatis, Ad scelus omnibus omne ruentibus, ad mala stratis. Gaudia lubrica, lucra volatica sola putantur ;

Ut mare fluctibus, omnia pestibus exagitantur. Vela Nothus ferit, Ecclesiae perit unica navis, Credita patribus, ad bona segnibus, ad mala gnavis, Mersa reatibus, orba regentibus, acta procellis, Obruta fraudibus, obruta litibus, obruta bellis. Dormit in aequore, despicit affore coelica dextra, Scandala fratribus intus agentibus, hostibus extra. Nemo per aequora remus et anchora navis habetur ; Crimine mergitur, ordine scinditur, hoste repletur, Per mala plurima, per probra maxima mersa dehiscit. Ventus agit mare, perstitit hanc male vincere, vicit. Vox sonet anxia, «Celsa potentia surge, perimus. Nos fer et erige, ne sine remige gens tua simus». Se sacra concio, se generatio sacra reflammet. Clamet ad aethera, crimine libera, mens pia clamet, «Surge piissime, flumina reprime, frange procellas,

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Exposer des choses impudiques, cela affaiblit un cœur léger et l’induit en tentation. Qui peut supporter de mettre en lumière de telles ignominies, de si grandes abominations, tant de poisons ? Pas moi, pauvre homme avec mon pauvre pipeau. Virgile lui-même ne serait pas ici à la hauteur, et la langue de Cicéron n’y suffirait pas. Ovide serait émoussé, les eaux de Solon seraient asséchées. Donne-moi cent bouches à trois langues poussant de grands cris, et pourtant je ne pourrais pas encore exposer toutes les mauvaises actions de ces dangereux individus. Cependant ma Muse, en les atteignant, cherchera à les déchirer, et si elle ne peut pas abattre le mal qui se développe, au moins elle le condamnera. Car maintenant, qui n’est pas marqué par l’image de la mort ? Est-ce le grand âge ? Mais cet âge est léger et coupable, il ne tient pas à mettre des limites aux actions défendues. Est-ce l’enfant ? Mais l’enfant est rapide pour le mal et il n’est pas bridé. La vigoureuse jeunesse ? Mais le jeune brûle du feu des passions. L’homme adulte ? Mais l’homme repousse les actions viriles. Que les cœurs droits gémissent. Pourquoi ? Parce que la voie de la perdition prospère ; la voie large21, le vaste champ de l’impiété s’étend, tous se précipitent vers toutes sortes de péchés, et se couchent devant le mal. On pense seulement aux joies impures et aux richesses éphémères.

III, 260-344 : Église en difficulté. Tout est bousculé par ces misères comme la mer par les flots. Nothus22 fait claquer les voiles, la barque unique de l’Église est en perdition, la barque confiée à des pères qui sont nonchalants pour le bien et empressés pour le mal, la barque submergée par les péchés, privée de pilotes, secouée par les tempêtes, coulée par les tromperies, coulée par les disputes, coulée par les guerres. La Droite céleste dort en pleine mer23, elle ne daigne pas venir en aide alors que des frères à l’intérieur et des ennemis à l’extérieur causent des scandales. Il n’est personne sur cette mer pour être rame ou ancre de la barque. La barque est submergée par le péché, divisée dans ses ordres, remplie d’ennemis. Au milieu de tant de malheurs, de telles abjections, elle se fend, elle va sombrer. Le vent agite la mer, continue à malmener la barque et en est venu à bout. Que la voix angoissée se fasse entendre : “Suprême Puissance, lève-toi, nous périssons ! Porte-nous, soulève-nous, que nous, ton peuple, nous ne soyons pas sans rameur !” Que la sainte assemblée, que la sainte génération s’enflamme de nouveau. Que l’âme juste, dégagée du péché, crie vers le ciel : “Lèvetoi, Extrême Bienveillance, apaise les flots, calme les tempêtes, donne-

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Des pia pectora, des bona tempora, crimina pellas ; Esto memor gregis, hunc rege qui regis Aetheris aulam ; Reprime flumina tantaque flamina confer in auram ; Pax Aquilonibus aufugientibus assit ab Austro ; Integra deforis ipsaque pectoris insita claustro. Surge, quid, omnibus, heu ! pereuntibus in lue, dormis ?» Vivitur omnibus et sine legibus et sine normis. Parca perit manus, esurit orphanus, hostis abundat. «Das mihi, do tibi». Quisque cavet sibi, ne sua fundat. Grandia pondere, lucra recondere quisque laborat, Aes quasi numina gens adamantina servat, adorat. Quisque pericula moribus aemula vult - lucra dico Robora languida floreque florida lilia sicco. Ordinis et valor et rigor et calor est tepefactus. Proh furor ultimus ! in lucra vendimus ora, cor, actus ; Ad bona claudimus, ad mala vendimus osque manumque. Plebs emit inscia, stulta peritia vendit utrumque, Stulta peritia lucra scit impia, caetera nescit ; Vatis imagine, carnis acumine quisque tumescit. Quis modo coelica sudat ut ethnica scripta doceri ? Ore quis edere, corde reponere carmina veri ? Qui bene disputat et cito computat arte scholari Non petit actibus at petit artibus abba creari. Garrula Socrate, curva sophismate qui gerit ora, Iactat acumina, vult sacra culmina, se potiora. Per sua grammata sive sophismata pontificatur, Nec fit ad aethera pons sed ad infera porta levatur. Qui trivii leve, quadrivii breve dogmata legit, Ardua postulat, arduus ambulat, ut leo pergit. Fert fera pectora, qui scit Agenora vel Melibaeum, Qui metra Sapphica, qui mala civica, qui Capaneum. Pristina grammata, prisca poemata, prisca Thalia, Sunt modo maxima suntque peroptima Philosophia. Gregorius meus, immo tonans Deus illius ore, Sero revolvitur et cito clauditur absque favore ; Sed sua gloria secla per omnia fine carebit,

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nous des cœurs justes et des temps meilleurs, écarte le péché. Souviens-toi de ton troupeau, et dirige-le, toi qui régit la Cour du Ciel. Apaise les flots, change de si forts vents de tempête en une brise légère. Que l’Aquilon24 s’enfuie, que l’Austral25 nous apporte la paix, paix totale à l’extérieur et paix enracinée dans le cloître du cœur. Lève-toi, pourquoi dors-tu, alors que tout, hélas, périt dans la corruption ?” Tout le monde vit sans loi, sans règle. La main qui donnait le suffisant a disparu26, l’orphelin a faim, l’ennemi est partout. “Tu me donnes, je te donne” ; chacun regarde son intérêt et ne tient pas à lâcher ses propres biens. Chacun s’efforce d’amasser des richesses, d’immenses richesses. Ce peuple dur comme fer garde son argent, il adore l’argent comme un dieu. Tous recherchent ce qui met la morale en péril, je veux dire les profits. Les chênes se sont affaiblis, les fleurs de lys éclatants ont séché. La vigueur de l’ordre, sa fermeté, son zèle, se sont attiédis. Hélas ! Ultime folie ! Pour des profits, nous vendons notre bouche, notre cœur, nos actes. Nous fermons au bien et nous vendons au mal notre bouche et nos mains ; la foule ignorante les achète, une sotte science vend l’une et les autres ; la sotte science s’y connaît en profits impies, mais elle ignore tout le reste. Chacun se gonfle d’orgueil sous des airs de prophète et avec les astuces de la chair. Qui aujourd’hui se met en peine de s’assurer que les Saintes Écritures soient enseignées aussi bien que les écrits païens ? Qui se donne la peine de proclamer les versets de vérité et de les mettre en son cœur ? Celui qui dispute bien et calcule rapidement selon les principes de l’école, celui-là cherche à devenir abbé, non par ses actes, mais par son art. Celui qui a une parole bavarde à la façon de Socrate, ou tordue à la façon des sophistes, celui qui se vante de ses subtilités, celui-là aspire aux hautes fonctions, au-delà de ses capacités. Grâce à sa connaissance des lettres ou à ses sophismes, le voilà consacré pontife. Il ne devient pas un pont pour le ciel, mais il est élevé comme une porte vers l’enfer. Celui qui effleure les enseignements du trivium, et traverse rapidement les enseignements du quadrivium, brigue les hautes fonctions, marche la tête haute, avance comme un lion. Il a un cœur terrible celui qui connaît Agénor ou Mélibée, celui qui connaît les mesures saphiques, celui qui a lu “Les Guerres civiles”, celui qui connaît Capanée27. Les lettres anciennes, les poèmes du passé, l’antique Thalie28, sont devenus la suprême philosophie, la Philosophie par excellence. Mon Grégoire29, en fait Dieu tonnant par sa bouche, lui, on l’ouvre tard et on le ferme vite ; il n’est plus en faveur. Mais sa gloire à travers les siècles n’aura

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Mundus eum canet et sua laus manet atque manebit. Iam stylus aureus eius et igneus haud morietur, Aurea pagina per sua germina suscipietur. Ille Platonibus et Ciceronibus ad Styga raptis, Raptus ad aethera, vivit ad ubera stans Deitatis. Hic specialiter atque fideliter est relegendus, Sed stylus ethnicus atque poeticus abiiciendus. Dant sibi turpiter oscula Iupiter et schola Christi, Laus perit illius, eminet istius, est honor isti. O mala secula ! Cur ? quia fabula praeest modo vero, Vita ruentibus est mala plebibus, est mala clero. Militat inguinis atque libidinis una voluptas, Cumque pudor labet, ipsa vias habet unica ruptas. Non modo plumbea, sed iacit aurea tela Cupido, Perdidit omnia lite superbia, sorde libido. Haec duo retia sunt capientia nunc prope cunctos, Tam sibi crimine, quam sibi sanguine, carneque iunctos. Haec draco suggerit, haec caro digerit, his cor obedit ; Haec meditatio, dextra, locutio vult, agit, edit. Sic scelus exerit, explicat, ingerit Eva, vir, hostis ; Mens iacet ignibus usta patentibus, usta repostis. Turpia quilibet eligit, exhibet, explicat, audet ; Audet, amat, gerit, indicat, exerit indeque gaudet. O furor, O tremor ! O quid agam ? Cremor intro, tacebo ? Corde tacens coquar, improba tot loquar, aut cohibebo ? An dabo versibus ? Hinc ego pluribus ipse iocosus. An loquar auribus ? Ibo nocentibus, hinc odiosus. Res fera dicere sed reticescere crimina crimen. Mens mihi dicere, non reticescere mens mihi crimen. Stant modo stantia, criminis omnia, crimen ubique ; Nil Venus aut gula frena tenent sua, calcar utrique. Quodlibet hoc licet, instat ut explicet improba quisque. Plebs it, euntibus ad mala patribus, error utrisque.

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pas de fin, le monde le chantera ; il demeure et demeurera objet de louanges. Son style d’or et de feu ne mourra pas. Il aura toujours des disciples qui liront ses pages splendides. Les Platons et les Cicérons ont été emportés vers le Styx, mais lui, enlevé dans les cieux, il est vivant au sein de la Divinité. Il doit être lu et relu avec soin et avec grande attention. Par contre, il faut se débarrasser du style des auteurs et des poètes païens. Jupiter et l’école du Christ se donnent des baisers de façon indécente. La louange du Christ disparaît et celle de Jupiter se manifeste, c’est lui qui est à l’honneur. Ô mauvaise époque ! Pourquoi ? Parce que les mythes l’emportent aujourd’hui sur la vérité. La vie est mauvaise pour les peuples qui s’effondrent, et mauvaise pour le clergé. Le seul plaisir du bas-ventre et de la sensualité est à l’œuvre, et quand la honte disparaît, la voie est ouverte pour ce seul plaisir. Cupidon décoche maintenant non des flèches de plomb, mais des flèches d’or30. L’orgueil détruit tout dans des conflits, la luxure avilit tout dans des turpitudes. Voilà les deux filets qui attrapent aujourd’hui presque tous les hommes, unis par le péché comme par la chair et le sang. Ces deux filets, le dragon les propose, la chair les arrange, le cœur les suit, la pensée y consent, la main passe à l’acte, la parole les exprime. Ainsi Ève découvre le mal, l’homme le commet, l’Ennemi l’introduit. L’âme est terrassée, brûlée par des feux visibles, brûlée par des feux cachés. Tous font le choix d’actions déshonorantes ; ils les suscitent, les commettent, les affrontent ; ils les affrontent, ils les aiment, les accomplissent, les montrent, les exposent, et s’en réjouissent. Ô folie, Ô épouvante ! Que vais-je faire ? Je brûle intérieurement. Vaisje garder le silence ? Cuire en silence dans mon cœur ? Parler de tant de perversités ? Me retenir ? Est-ce que je vais mettre cela en vers ? Mais beaucoup penseront que je plaisante. Dire ces choses à l’oreille ? Alors pour les coupables, je serai odieux ! C’est très dur de parler du péché, mais c’est un péché de ne pas en parler. Mon intention, c’est de parler du péché, ce n’est pas de me taire. Aujourd’hui, toutes sortes de péchés se développent, le péché est partout. Vénus et goinfrerie n’ont pas de brides, les deux ont des éperons. Tout ce qui fait plaisir est permis, et chacun s’applique à faire ce qui est mal. Les pères allant vers le mal, le peuple y va aussi, les uns et les autres suivent un mauvais chemin.

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Pontificum vigor aret, abit rigor, est rea dextra, Mens mala cogitat, os scelus incitat, intus et extra. Cessit episcopus estque Dei domus absque decore, Zelus et igneus, arcus et aereus absque rigore. In mala stemmatis haud anathematis insonat arcus, Stirpe tumentibus, aere fluentibus est cito parcus. Est cito flexilis in mala nobilis et generosi, Pertimet illius aes, genus istius et scelerosi. Nullius ulcera perfodit aspera vox face zeli, Crimina maxima sunt probra plurima, plurimus Heli. Se simul obruit is quia noluit acta suorum ; Et pater occidit et bona perdidit illa bonorum. Iezabel impia ducit in invia, nullus Helias, Quo duce iustior ac cumulatior hospite fias. Sola colentibus infima patribus ecclesiarum, Mors furit intima, nempe gravissima mors animarum. Res lacrimabilis est via praesulis, ut via plebis. Secula consule, secula praesule nuda videbis. Si bona promere, caetera tergere, praesulis extat, Fugit episcopus, est mitra, deest opus, hinc ea praestat. Si ducis est bene subdita ducere, dux modo nemo. Si ducis est bene subdita ducere, dux perit ergo. Res caret indice, dux grege, grex duce, plebe sacerdos, Plebs patre. Plebs ruit et dominos luit arce superbos. Agmina nescia cogis in impia, tu Draco, cogis, Probra foventibus atque faventibus his pedagogis.

O nigra lacrima, sunt gregis optima quaeque vorantes, Nocte canes sine sollicitudine, luce latrantes. Quomodo culmine sunt ita crimine saepe priores. Infatuant male corda suo sale, schismate mores, Coecaque lumina dant super agmina coeca ducatum, Qui praeit et subit in foveam, ruit inque reatum. Hos vigiles nego damnoque non ego, sed sua merces. His timor edere ius, probra caedere, tergere faeces, 214

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III, 345-390 : L’évêque oublieux de ses devoirs. Les évêques ont perdu leur force et leur fermeté. Ils ont une action coupable, une pensée orientée vers le mal, une parole qui incite à la faute, à l’intérieur comme à l’extérieur. Ils ne bougent pas et la maison de Dieu est déshonorée. Le zèle enflammé, l’arc d’airain31 ont perdu leur force. L’arc de l’anathème ne résonne plus contre les méfaits de la noblesse. Les évêques sont indulgents envers ceux qui sont fiers de leur lignage et ils ménagent ceux qui ont beaucoup d’argent. Ils se montrent vite complaisants pour les méfaits des nobles et des gens de bonne famille. Ils redoutent l’argent des uns et l’illustre lignée des autres, même criminels. Plus de voix sévère pour percer les ulcères avec le flambeau du zèle. Il y a de grands péchés, de nombreux scandales, beaucoup d’Héli32. Celui-ci s’est détruit lui-même parce qu’il n’a pas su dire non aux actions de ses fils ; ainsi, le père est mort et a perdu le bonheur des justes. Une Jézabel33 impie te conduit dans des impasses, et il n’y a pas d’Élie. Avec lui comme guide, tu serais devenu plus juste ; avec lui comme hôte, tu aurais été comblé. Pendant que les chefs religieux s’intéressent seulement au dérisoire, la mort intérieure se déchaîne, la pire des morts, celle des âmes. Le chemin de l’évêque est lamentable, comme le chemin du peuple. Considère notre époque, tu verras qu’elle n’a personne à sa tête. S’il appartient au chef religieux de promouvoir ce qui est bien et de nettoyer le reste, l’évêque s’est dérobé ; la mitre y est, mais pas l’action, la mitre lui est préférée. S’il appartient au chef de bien conduire ses sujets, aujourd’hui il n’y a pas de chef. S’il appartient au chef de bien conduire ses sujets, alors le chef n’existe plus. La vérité n’a plus de témoin, le chef n’a pas de troupeau, le troupeau n’a pas de chef, le prêtre n’a pas de peuple, le peuple n’a pas de père. Le peuple est abattu et il paie pour les seigneurs, les seigneurs arrogants dans leur forteresse. Toi, Dragon, tu pousses les multitudes ignorantes vers le mal quand leurs maîtres encouragent et favorisent leurs turpitudes. O larmes de noirceur ! ils dévorent le meilleur du troupeau, ces chiens qui, sans souci pendant la nuit, aboient dans la journée. Premiers par leurs hautes fonctions, ainsi sont-ils souvent les premiers dans le péché. Ils affadissent les cœurs par leur mauvais sel34, et les mœurs par leurs divisions. Leurs yeux aveugles conduisent les multitudes aveugles35 ; celui qui marche devant et celui qui suit tombent dans la fosse, dans le péché. Je dis que ces évêques ne sont pas vigilants36 ; ce n’est pas moi qui les condamne, ce sont leurs œuvres. Ils ont peur de prêcher la justice, de

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Urere putrida, tollere morbida, quaerere fractos, Hos Sathanae dare quos liquet in mare mortis adactos, Verba minacia, facta rapacia ferre, ligare, Fluctibus obvia tendere brachia, pro grege stare. Grex pius esurit atque fames furit unica verbi, Pauca mali sine fructificamine dant sata servi. Lingua probabilis, est reprobabilis actio patrum. Ianua clauditur, his neque dicitur, «Euge beatum», Dogmata coelica raro famelica turba docetur, Nec lucra stantia sed pereuntia lucra monetur. Dum bona negligit, impius eligit ordo regentum Abdere stercore, quam grave foenore ferre talentum.

Saepe neophytus aut puer obsitus aggere culpae, Frons sine lumine, mens nigra crimine plenaque culpae, Praesit honoribus et pater omnibus est adolescens, Nec sene tempora nec patre pectora laxa coercens Is ne studet, precor, Ecclesiae decor ac paranymphus, Panis egentibus et sitientibus affore scyphus, Qui lucra colligit et male porrigit illa ministris, Qui puerum sapit, his dat, eis rapit, omnis in istis ? Scit tibi praefore, qui sibi praefore qui sibi nescit, Cui gena mascula barbaque primula vix bene crescit ? Turba neophyta fert sacra vendita, res mala talis Est modo regia ; cras sibi gratia pontificalis. Mane vir aulicus, aspice, clericus est modo tonsus ; Ventris episcopus, Ecclesiae procus est, neque sponsus. Ad sacra culmina denique crimina suscipiuntur, Sobria pectora canaque tempora reiiciuntur. Horreo dicere, parco retexere, vito profari Plurima quae scio, cognita nescio sat lacrimari. 216

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condamner les turpitudes, de nettoyer les saletés, de brûler ce qui est corrompu. Ils ont peur de relever les malades, de rechercher ceux qui sont épuisés. Ils ont peur de livrer à Satan37 ceux qui à l’évidence sont entraînés dans la mer de la mort. Ils ont peur de supporter des paroles de menaces, d’endurer les actions des rapaces, d’imposer des liens. Ils ont peur d’étendre les bras au-devant des vagues38, de résister pour leur troupeau. Le troupeau fidèle a faim, et c’est une singulière faim de la Parole qui est avivée, mais de mauvais et inutiles serviteurs lui donnent peu de grains. La parole des pères est recommandable, mais leur action est répréhensible. La porte est fermée, et ce n’est pas à eux que l’on dit : “c’est bien, serviteurs bons et fidèles, entrez… !”39 La foule affamée est rarement instruite des doctrines célestes ; elle est instruite non pas des richesses qui demeurent, mais de celles qui passent. La classe mauvaise de ceux qui dirigent ne se soucient pas de faire le bien, ils ont choisi d’enterrer leur talent40 dans le fumier plutôt que de lui faire rapporter un bon intérêt.

III, 391-421 : Pratiques insensées pour obtenir les hautes charges de l’Église. Souvent, celui qui préside aux célébrations est un néophyte ou un garçon couvert d’un tas de fautes, dont le front est sans lumière et l’esprit noir de péché et plein de faiblesses ; et cet adolescent devient un père pour tous. Il ne peut corriger comme un ancien ces temps dissolus, ni comme un père les cœurs relâchés. Celui-là, ornement de l’Église et enfant de chœur, peut-il être, je vous le demande, pain pour les nécessiteux, réconfort pour les assoiffés, lui qui ramasse les bénéfices et les donne à tort et à travers à ses assistants, lui qui est comme un enfant, donnant aux uns, prenant aux autres, en ne voyant pas plus loin ? Est-ce qu’il peut te diriger, lui qui ne sait pas se diriger lui-même, avec sa barbe qui commence à peine à pousser sur ses joues ? Une foule de jeunes nouvellement ordonnés accomplissent les offices sacrés qu’ils ont achetés. Une si mauvaise chose est aujourd’hui l’affaire du roi ; demain elle aura la faveur des pontifes. Un homme qui était courtisan ce matin, regarde, voilà qu’il est maintenant clerc tonsuré. C’est l’évêque du ventre41, c’est un prétendant et non pas le fiancé de l’Église. Bref, les péchés sont élevés aux hautes fonctions sacrées ; les cœurs sages et les têtes chenues en sont écartés. Je crains de dire, je me retiens de découvrir, j’évite de relater beaucoup de choses que je sais ;

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Obtinet atria pontificalia foeda iuventus, Corpore lubrica, corde volatica quomodo ventus. Clarus origine sive propagine clarus avita, Expetit atria pontificalia vi, neque vita. Sanguine nobilis et minus utilis ad lucra moris, Sanguine dimicat hoc sibi vendicat illud honoris. Quilibet improbus extat episcopus, abba creatur ; Vi, precio, prece, dignus homo nece, sceptra lucratur. Nullus ei tremor haudque suae memor, est aliarum, Non sine Simone sed sine canone, dux animarum. Mox docet inscius et sibi nescius ipse praeesse, Est aliis via, si tamen est quia dicitur esse. Ipse laboribus, ipse reatibus est fuga fulcrum.

Huic replet altile ventris inutile mane sepulcrum. Ad lepores probus exit episcopus, accipitratur, Copula solvitur et fera quaeritur, atque citatur. Ergo nitens equus addit ei decus, immo decorem, Quo neque Graecia sed neque Thracia dat meliorem. Miles obambulat ut latus excolat associatus, Forte nec unicus est sibi clericus allateratus. Iam tuba detonat et nemus intonat, echo resultat ; Incidit obvia damula retia, quam fuga multat. Sero latrantibus, exsilientibus hinc repedatur, Nox subit algida coenaque splendida nocte paratur. Caupo Falernica vel Mareotica vina refundit, Coena fit afflua, pastor ad ardua fulcra recumbit. Est cibus undique, tunc ibi denique pastor habetur, Vera vocabula pasta cibis gula re profitetur. Sed sua pascua non nisi menstrua sunt animarum, Solaque funera solaque munera primitiarum. Quid mora ? pascitur, est quia dicitur, est sibi pastor. Assa subit fera, caupo parat mera, caetera pistor, Cinctus agit cocus, ipse nitet focus, omnia rident, Atria lumine, nec minus agmine plena renident ; Sunt holovitrea nec minus aurea vascula coram, Hic data fercula, sunt ibi pocula, fastus ad horam. 218

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je ne peux déjà pas assez déplorer ce qui est connu. Une jeunesse indigne occupe les cours des évêques, jeunesse au corps incertain et au cœur changeant comme le vent. Illustre par ses origines ou la lignée de ses ancêtres, elle recherche les cours des évêques par la force, non par sa façon de vivre. Cette jeunesse, d’un sang noble, et peu intéressante par sa conduite, combat jusqu’à verser son sang pour cette place d’honneur qu’elle revendique pour elle-même. N’importe quel gredin devient évêque ou est fait abbé. Un homme qui mérite la mort obtient le sceptre par la force, par l’argent, par les sollicitations. Il ne craint rien ; loin de songer à son âme à lui, le voilà guide des autres, non sans Simon mais sans le droit canon. Alors, ignorant et ne sachant se gouverner luimême, il enseigne les autres ; il est chemin pour les autres, du moins il l’est parce qu’on dit qu’il l’est. Il sert d’asile et de soutien pour les dangers des coupables.

III, 422-468 : L’évêque du ventre. Le matin, il remplit l’inutile tombe de son ventre avec une grasse volaille. Puis le bon évêque sort pour chasser le lièvre, il va chasser au faucon. On détache les chiens ; ils cherchent et lèvent le gibier. Un cheval d’un beau poil luisant, qui n’a pas son pareil ni en Grèce ni en Thrace, donne encore plus de gloire et de dignité à l’évêque. Un chevalier marche à côté de lui, ce qui ajoute à son prestige ; par chance, pas un seul clerc ne l’accompagne. A ce moment, le son de la trompe éclate, la forêt retentit, l’écho se répercute. Un petit daim se trouvant sur le passage tombe dans les filets, puni de s’être enfui. Ils reviennent tard de la chasse, avec les chiens qui aboient et sautent autour d’eux, alors que tombe la fraîcheur du soir, et qu’on a préparé un somptueux banquet nocturne. Le sommelier verse les vins de Falerne et de Maréotide42. Le dîner est copieux. Le pasteur se met à table, prenant place sur un siège élevé. La nourriture est partout. C’est là enfin qu’on peut le considérer comme un pasteur, c’est à dire un nourricier : il profère des mots de vérité43 de son gosier empiffré de nourriture. Quant à la nourriture des âmes, c’est seulement une fois par mois, pour les funérailles et la célébration des premiers fruits. Pourquoi m’attarder ? Il a sa pâture, il est pasteur puisqu’on le dit tel, pasteur pour lui-même. Arrive la bête rôtie, le sommelier prépare le bon vin, le pâtissier prépare le reste ; le cuisinier, portant tablier, s’active. Le feu pétille, tout est agréable, les grandes salles rayonnent, pleines de lumière et remplies de la foule des convives. Il y a de la vaisselle en verre et pas moins de vaisselle d’or. Les plats sont servis ici, les coupes de vin

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Damula manditur, insuper additur altile crassum, Additur altile, mensa volatile suscipit assum. Vina fluunt mera, firmior est sera, plorat egenus ; Ventris episcopus, ordine reprobus, est dape plenus. Surgit homo satur, ad cyathos datur inde recursus ; Fit nova potio, cui benedictio fit nova rursus. Gutture sospite stanteque gurgite ventris anhelat, Gestaque strenua narrat et ardua corda revelat. Nectare plenior et dape pinguior est Epicurus. Hac teritur cruce, pro grege pro duce vota daturus. Ad penetralia strataque mollia sero vocatur ; Lampas et aureus hinc sibi cereus antelocatur ; Serica pallia fulcraque mollia vernula vertit ; Carneus hic globus et reprobus probus ad probra stertit. Mane fremit domus, Ecclesiae procus intrat ad aedes, Ecclesiam petit, ut minimum stetit, est sibi sedes. Grande tonantia pontificalia verba perorat, Pectoris aspide mens rea, iaspide dextra laborat. Inde gregem praeit, hinc Aaron vehit et diadema, Mitra caput colit atque manum polit Indica gemma. Pro patre, praesule, pro duce, consule, pro grege, pro se, Non satagit prece, nec rapit a nece flendo, suos, se. Parcaque notio, parcior actio legis eidem, Voce Deum probat, actibus improbat, improbus idem.

Vox eget actibus, actio vocibus, ordo labore, Vivat uti monet osque manu sonet, et manus ore. Sit sacra regula, quam tegit infula pontificalis, Debile fulciat et rude nutriat omne sub alis. Culpa patrem sciat, actio sentiat aequa ministrum, Ordo patrem sciat, actio sentiat orba magistrum. Laus sibi tortio, poena probatio sit reproborum. Claustra gregi struat et vitium spuat ut vitriolum.

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là, sans se soucier de l’heure. Le petit daim est mangé. En plus on y ajoute une grasse volaille ; cette volaille qu’on ajoute, la table la reçoit toute rôtie. Les bons vins coulent en abondance. La porte est bien verrouillée, les pauvres pleurent dehors. L’évêque du ventre, qui ne mérite pas son ordre, est repu. L’homme est plein, mais il se lève et retourne vers les coupes de vin. Nouvelle tournée de boisson, pour laquelle on a encore une nouvelle bénédiction. Avec le gosier satisfait et le gouffre de son ventre bien ferme, il respire mal et il raconte ses hauts faits et révèle son grand courage. Gorgé de nectar, alourdi par le dîner, c’est Épicure. Au moment de présenter des prières pour son troupeau et pour son prince, il se trouve dans un grand état d’épuisement. On le reconduit, tard, dans sa chambre et dans son lit douillet. Là un flambeau et un bougeoir en or sont posés devant lui. La servante retourne les couvertures de soie et la douce couche. Alors cette boule de chair, cet honorable coquin dort en ronflant et en rêvant de choses honteuses. Le matin, la maison retentit de grands cris, le prétendant de l’Église44 entre dans son sanctuaire ; il se rend à l’église. Aussitôt qu’il s’est tenu debout un instant, il s’assied. Il prononce son sermon pontifical en tonnant très fort. Son cœur coupable est tourmenté par le serpent, et sa main occupée par le jaspe de son anneau. Ici il dirige son troupeau ; là comme Aaron il porte le diadème ; la mitre orne sa tête45, un joyau de l’Inde brille à son doigt. Il ne se donne pas trop de mal pour les prières aux intentions du pape et des évêques, de son prince et des magistrats, de son troupeau et de lui-même. Il ne cherche aucunement, par des pleurs de repentir, à sauver les siens et luimême de la damnation. La loi, il la connaît peu et l’observe encore moins. Il reconnaît Dieu en paroles et le désavoue dans ses actes, malhonnête qu’il est.

III, 469-498 : Ce qu’un bon évêque doit faire et doit être. La parole a besoin de l’action, l’action a besoin de la parole, l’ordre a besoin du travail. Que l’évêque vive donc comme il prêche, que ce qu’il dit soit en accord avec ce qu’il fait, et ce qu’il fait en accord avec ce qu’il dit. Qu’il soit la sainte règle garantie par la mitre pontificale. Qu’il soutienne le faible. Qu’il abrite sous ses ailes et qu’il nourrisse les pauvres gens. Que la faute sache qu’il y a un père, que l’action juste comprenne qu’il existe un soutien. Que l’ordre sache qu’il y a un père, que l’action déréglée comprenne qu’il existe un maître. Que l’éloge des malhonnêtes lui soit un tourment, que leur approbation lui soit une peine. Qu’il établisse une clôture autour de son troupeau, qu’il rejette le vice comme on

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Scala sit aetheris arcaque foederis, hostia viva ; Quos foris asperat, ultio proferat, intus oliva. Pax patre, iudice fraus, tumor obice, grex duce tanto Floreat, exulet, occidat, ambulet, ordine sancto. Virgaque ferrea frangere terrea vasa minetur ; Increpet, arguat, obsecret, instruat, auxilietur. Vitet inutile, quin super utile ponat honestum. Nocte gelu ferat atque die gerat ut Iacob aestum ; Sint vigilantia, sint sibi nescia lumina somni ; Sit sine vulnere mens, sine munere sit manus omni ; Vox longior ferat et labor inferat huic humerale. Gallus eat bonus, assit ei sonus oris et alae. Quae reticescere, quae quibus edere, cur, ubi, quando, Prosit, oporteat, haud male torpeat in meditando. Larga manus serat, haud animam ferat actus avaram, Mentis aromata vel thymiamata portet ad aram. Sit sacra buccina vivaque pagina, sit speculator ; De grege gaudeat, in grege luceat, auctus et auctor.

Pictor imagine, signifer agmine, dux grege scitur ; In grege dux placet, in duce grex iacet, aut stabilitur. Est bona filia, notio, gloria, gemma parentis, Plebs bona praesulis, urbs bona consulis, ars bona mentis.

Secula pristina non modo culmina non rapiebant, Sed sibi praebita, non sibi debita, nil retinebant. Patria dextera, qui regit aethera, cum peteretur, Rex fore noluit, ut liber instruit et profitetur. Noluit extima, qui Deus intima regna gubernat. Spernat homo reus, id quod homo-Deus, et bene spernat ; Subdat honoribus interioribus exteriores ; Non steriles emat at steriles premat orbis honores.

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crache du vitriol. Qu’il soit échelle pour le ciel, arche d’alliance, vivant sacrifice. Puisse la sanction manifester à ceux qu’elle irrite à l’extérieur qu’une branche d’olivier se trouve à l’intérieur. Que ce père fasse fleurir la paix, que ce juge bannisse la tromperie. Que l’orgueil tombe devant cet obstacle. Puisse le troupeau marcher dans un saint ordre sous la conduite d’un si grand chef. Sceptre de fer, qu’il s’engage à briser les vases de terre46. Qu’il invective, réprimande, supplie, instruise, soulage. Qu’il évite ce qui est inutile, mais qu’il place l’honnête au-dessus de l’utile. Qu’il endure, comme Jacob, le froid de la nuit et la chaleur du jour47. Que ses yeux restent éveillés et ne connaissent pas la somnolence. Puisse son esprit ne pas recevoir de blessures, ni sa main de présents. Que sa voix porte loin, que son labeur lui mette une chape sur les épaules. Qu’il avance comme un bon coq soutenu par la force de son chant et de ses ailes. Qu’il ne s’attarde pas à trop réfléchir sur ce qu’il convient de taire ou sur ce qu’il faut dire, et à qui, pourquoi, où et quand. Qu’il sème d’une main généreuse, que son action ne montre pas un esprit de cupidité. Qu’il présente à l’autel les aromates ou l’encens de son cœur. Puisse-t-il être la trompette sacrée, la page vivante, le veilleur de ce troupeau. Qu’il se réjouisse de son troupeau, qu’il brille au milieu de son troupeau, lui qui en est enrichi et qui l’enrichit. On reconnaît le peintre à ses tableaux ; le porte-drapeau est reconnu par son bataillon, le chef par sa troupe ; au milieu de sa troupe, le chef est estimé ; c’est avec lui que la troupe est battue ou c’est avec lui qu’elle tient ferme. La renommée, la gloire, le joyau d’une mère, c’est une bonne fille ; d’un dirigeant, c’est un bon peuple ; d’un magistrat, c’est une bonne cité ; de l’âme, c’est une bonne conduite.

III, 499-594 : La simonie et ses conséquences. Non seulement les âges d’autrefois ne cherchaient pas à occuper les plus hautes dignités, mais ils refusaient celles qu’on leur proposait et qui ne leur étaient pas dues. La Droite du Père qui régit les cieux a refusé, quand on le lui a demandé, d’être roi, comme le Livre nous l’enseigne et le proclame48. Lui, le Dieu qui gouverne les royaumes intérieurs, a refusé les royaumes extérieurs. Que l’homme pécheur rejette donc, et qu’il rejette vraiment, ce que l’Homme-Dieu a rejeté. Qu’il place les honneurs extérieurs après la dignité intérieure. Qu’il n’aille pas acheter les vains honneurs de ce monde, qu’il les repousse au contraire.

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Sed quis eos premit ? Omnis eos emit, instat emendo, Instat, it, aestuat atque tumultuat haec satagendo. Hinc fera schismata, dum diademata sacra petuntur, Non bene praebita sed male vendita praeripiuntur. Ecclesiastica dat manus aulica, iussio legum ; Sacra relinquitur atque requiritur impia regum. Coelica munera, quam grave ! dextera dat laicalis, Dat data coelica vox prius aulica, post synodalis. Grandis abusio, regia iussio praevalet, itur. Sic homo culmine, si minus ordine, lite potitur. Munera munere coelica tollere stat modo cuique. Qui dat et accipit haec, male desipit, error utrique. Haec sine Caesare sacra iubet dare gratia gratis, Ne male venditor ille sit institor hic pietatis. Heu ! Draco fulmina per sacra culmina spargit ubique, Primo patres capit inde gregem rapit, instat utrinque. Pacis ovilia sacraque milia, Christe, tuorum Dum videt, invidet, invidus obsidet agmen eorum. Stat modo Mammona, defleo Simona iam reparatum, Stant lucra Simonis, alea daemonis in grege patrum. Sceptra Magus gerit atque gravi ferit omnia morte. Vivit adhuc Magus atque suo vagus errat in orbe ; Vivit et imminet, ut mala seminet et bona vellat, Ducat in invia, suggerat impia, recta repellat. Vox rata Simonis, irrita canonis ecce tenetur ; Vivere mortuus hostis et arduus ire videtur. Simonis ossibus in senioribus est data tumba, Gratia venditur, unica tollitur aere columba. Stat furor editus ordoque perditus, immo sepultus. Venditor hinc ovis, inde sacri bovis est modo multus. Simplicitas ove, sermo Dei bove significatur. Venditor illius omnis et istius aede fugatur. Venditor est reus, huic loquitur Deus ipse : «Recede». Hunc fugat agmine, deiicit ordine, pellit ab aede. Vendis inanibus utraque laudibus, utraque donis ; Quid super his petis, aure lucrum metis, ore reponis. O via devia ! non modo gratia gratis habetur ; Vi male tollitur aereque poscitur, aere tenetur.

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Mais qui les repousse ? Tous les achètent, tous insistent pour les acheter, ils insistent, ils vont, bouillonnent, s’agitent, se démènent pour cela. D’où des schismes terribles, puisque l’on cherche à se procurer les diadèmes sacrés, et qu’on s’en empare, alors qu’ils ne sont pas proposés justement, mais qu’ils sont vendus indûment. Ce qui confère les charges de l’Église, c’est la main du prince, le commandement de la loi. On abandonne la loi sacrée, et on recherche la loi impie des rois. Les charges spirituelles, – comme cela est grave ! – c’est la main d’un laïc qui les confère. Les charges spirituelles, c’est la voix du prince qui les confère en premier, et seulement après, la voix du synode. C’est tout à fait abusif : c’est le commandement royal qui prévaut. Voilà comment un homme, s’il ne peut pas obtenir la place d’une façon régulière, l’obtient par des procès. Aujourd’hui, avec des présents, n’importe qui peut obtenir les charges spirituelles49. Qui les confère de cette façon et qui les accepte sont vraiment insensés ; les deux sont en faute. La grâce nous ordonne de donner gratuitement ces charges sacrées, sans l’intervention de César, et que celui-ci ne soit pas vendeur ou négociant en affaire de piété. Hélas, le Dragon lance ses foudres partout sur les hautes sphères de l’Église ; il attrape d’abord les pères, puis s’empare du troupeau ; il attaque des deux côtés. Quand il voit ton paisible bercail et les milliers de tes saints fidèles, ô Christ, il les regarde de travers, et dans sa malveillance assiège cette multitude. Mammon réussit bien aujourd’hui. Je déplore que Simon soit rétabli ; les gains de Simon sont confortés, c’est la part du démon dans le troupeau des pères. Le Magicien a le sceptre et frappe mortellement. Le Magicien est toujours bien en vie et circule librement dans son propre monde ; il est vivant, il cherche à semer le mal, à déraciner le bien ; il cherche à égarer les gens, à attiser le mal, à écarter le droit. Vois, la parole de Simon est validée tandis que la règle du droit est considérée comme nulle. On voit revivre cet ennemi qui est mort, on le voit fièrement marcher. On a donné une tombe aux os de Simon parmi les anciens. La grâce est vendue, l’unique colombe est enlevée pour de l’argent. Cette folie est exposée au grand jour et l’ordre est perdu et même enterré. Aujourd’hui, les marchands de brebis ou de bœufs sacrés sont nombreux. La brebis signifie l’innocence, le bœuf symbolise la Parole de Dieu. Tout vendeur de l’une ou de l’autre est chassé du Temple50. Il est coupable, Dieu luimême lui dit : “Va-t-en”. Il le rejette de son assemblée, il l’exclut de son ordre, il le chasse du Temple. Tu vends l’une et l’autre pour de vaines louanges et pour des présents ; ce que tu recherches et gagnes en cela, ce sont des flatteries pour l’oreille, des présents pour la bouche. Quel égarement ! Aujourd’hui on n’obtient pas la grâce gratuitement ; on l’enlève de force, on l’exige pour de l’argent, on l’obtient par l’argent. La grâce

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Gratia vendita, gratia tradita vi feritatis. Non fore gratia sed violentia cernitur actis. Gratia, gratia, quam parit uncia ternaque marcha, Gratia nomine stat, iacet ordine, fons suus archa. Gratia quaeritur ore, capescitur aere petita. Esse quod est nequit, hanc tribuens petit aes Giezita, Aere Magus perit, aes Giezi gerit, ambo nefandi. Ille repellitur isteque caeditur ulcere grandi. Mors manet illius et color istius omnibus haerens Mens quibus est rea per lucra terrea surgere quaerens. Hic male surgitur, hinc cito sumitur alta ruina. Est gravis hic thronus, hic honor est onus, haec rosa spina. Est tibi sarcina, qui tua crimina sive tuorum Tergere despicis et minus aspicis ad lucra morum. Est tibi gloria, qui mala propria, qui gregis aeque Stas stipe tergere, stas prece tollere nocte dieque. O mala secula ! Venditur infula pontificalis, Regula perdita pravaque semita, semita talis ! Gratia venditur, emptio quaeritur ecclesiarum, Quae tamen emptio sacra redemptio fertur earum. Gens cupidissima crimina pessima recta perorant, Simonialia nempe negotia voce colorant. Et sacra vox ait, inde lupus trahit, hinc rapit agnos. Nemo repellere stat grege paupere flente tyrannos. Quisquis ovilia spiritualia pascere debet, Pascitur, accipit, his bona diripit, his ea praebet ; Gaudet arundine, non moderamine pontificatus ; Siccus, oves rigat, immeritos ligat, ipse ligatus, Mortua vivida sanaque mortua censet haberi. Inde lupum tremit, hinc furit, hinc fremit in grege cleri. Sunt modo mollia, non sibi fortia corda leonis, Haeret in obvia tollere brachia, parcere pronis. Cumque cadens cadat, ordine degradat, ordine stantes Degradat, invidet atque labans videt ipse labantes ; Estque favoribus et popularibus undique linguis Expositissimus, ad mala plurimus, ad lucra pinguis. Se male possidet atque suae videt haud bene famae, Cui tepor ordinis atque libidinis undique flammae. Hos premit, his favet, in mala non cavet acta relabi.

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est vendue, la grâce se transmet par la force. Ce que l’on voit dans ces actions, ce n’est plus la grâce, c’est la violence. La grâce, la grâce procurée par une once et trois marcs, cette grâce demeure de nom, mais pour l’ordre elle n’existe plus ; sa source, c’est le coffre-fort. On sollicite la grâce par la parole, on l’obtient avec de l’argent. Elle ne peut plus être ce qu’elle est puisque les disciples de Giézi demandent de l’argent pour la donner. Le Magicien périt avec son argent ; Giézi, lui, prend l’argent ; les deux sont abominables. L’un est chassé, l’autre est frappé d’une plaie affreuse51. La mort de l’un et la teinte lépreuse de l’autre demeurent pour se fixer sur tous ceux qui ont l’âme coupable, puisqu’ils cherchent à s’élever grâce aux richesses de ce monde. Là on s’élève injustement, mais de là, c’est une chute rapide et profonde. Ce trône est lourd, cet honneur est une charge, cette rose est une épine. C’est un fardeau pour toi, qui ne daignes pas expier tes fautes ni celles de ton peuple, et qui ne vois pas l’intérêt d’une bonne conduite. C’est une gloire pour toi qui es résolu à expier par tes aumônes tes propres méfaits et également ceux de ton troupeau, pour toi qui es résolu à les extirper par la prière nuit et jour. Ô mauvaise époque ! La mitre pontificale est vendue, la règle perdue, le chemin dévoyé, un tel chemin ! La grâce est vendue, on cherche à acheter les églises, on dit même que cet achat est leur sainte rédemption. Ce peuple avide d’argent soutient que ces très graves péchés sont justice. En fait, ils colorent avec des mots leur commerce simoniaque. Et la Parole sacrée nous dit tantôt que “le loup entraîne les agneaux” et tantôt qu’il “les emporte”52. Personne ne se lève pour chasser les tyrans et le pauvre troupeau est dans la désolation. Celui qui doit nourrir le troupeau spirituel des brebis se nourrit lui-même, il prend, arrache les biens à ceux-ci et les donne à ceux-là. L’évêque aime se servir de la baguette, non du gouvernail. Lui qui est sec, il abreuve les brebis ; lui qui est lié, il lie les innocents ; il pense que ce qui est mort est vivant et que ce qui est bien portant est mort. Aussi a-t-il peur du loup, et il s’emporte et crie contre l’assemblée des clercs. Il a un cœur faible, non pas un solide cœur de lion ; il hésite à lever le bras contre ceux qui l’affrontent et à traiter avec clémence ceux qui s’inclinent. Quand il tombe, il fait déchoir avec lui ceux qui tiennent bon dans l’ordre, il les rabaisse, les envie, et chancelant lui-même, il les voit chanceler. Il est très sensible aux marques de sympathie et à ce que disent partout les gens. Il est terriblement enclin au mal, fortement porté vers les bénéfices. Il ne se contrôle pas, il ne veille pas à sa réputation ; tiède dans l’ordre, il est tout brûlant de désirs sensuels. Il oppresse les uns, favorise les autres, n’évite pas de retomber dans de mauvaises actions. Il veut être loué au milieu de son troupeau et être

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Vult celebrarier atque vocarier in grege «Rabbi». Audit «Ave prior», huic thronus altior, altaque sceptra, Primaque pocula primaque fercula, prima cathedra. Crimina vindice culpaque iudice non ruit illo. De grege se fovet, is lacrimas movet huic crocodilo. Lac sibi tollitur atque resumitur a grege lana ; Nec gregis ulcera flet neque funera quatriduana. Os timor obstruit et lupus irruit, intrat ovile ; Ille furens furit, iste manens fugit, hoc sibi vile. Per sibi pervia pastor it ostia, fur aliunde ; Lex mala, furibus his subeuntibus, intrat abunde.

O mala secula ! Venditur infula pontificalis : Infula venditur, haud reprehenditur emptio talis. Venditur annulus, hinc lucra Romulus auget et urget. Est modo mortua Roma superflua ; quando resurget ? Roma superfluit, afflua corruit, arida plena ; Clamitat et tacet, erigit et iacet, et dat egena. Roma dat omnibus omnia, dantibus omnia Romae, Cum precio, quia iuris ibi via, ius perit omne. Ut rota labitur, ergo vocabitur hinc rota Roma, Quae solet ubere laude fragrascere sicut aroma. Roma nocens nocet atque viam docet ipsa nocendi, Iura relinquere, lucra requirere, pallia vendi. Saepe notarius est ibi carius emptus, ut illa Quae cupis exaret et sacra praeparet ipse sigilla. Si tua nuncia praevenit uncia, surge, sequaris, Expete limina ; nulla gravamina iam verearis. Quam sapientia non valet, uncia dat tibi pacem ; Uncia foederat, uncia temperat ore minacem ; Aurea lamina dat tibi lumina coeca Quiritum, Ostia pervia verbaque Tullia, cor stabilitum. Si datur uncia, stat prope gratia pontificalis ; Sin procul haec, valet haec ibi lex, manet et schola talis. Ergo prior tua dextera mortua, Roma, probatur ; Sparsa per extera iam tua dextera laeva vocatur.

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appelé “Maître”53. Il entend : “Bonjour Prieur”. Premier, il a le trône le plus élevé, les plus nobles sceptres, les premières coupes, les premiers plats, le premier siège. Mais le péché n’est pas abattu par sa sanction, ni la faute par son jugement. Il vit de son troupeau pour lequel il verse des larmes de crocodile. Pour lui le lait est prélevé, la laine est prise de son troupeau54. Il ne pleure pas les blessures ni les morts de quatre jours55 de son troupeau. La peur lui ferme la bouche, le loup se précipite et pénètre dans la bergerie ; le loup, en furie, se déchaîne ; et lui, le mercenaire, il s’enfuit ; pour lui, ce n’est rien. Un berger entre par la porte qui est ouverte pour lui, mais ce voleur, lui, est passé autrement56 ; et, avec ces voleurs, une loi mauvaise a pénétré et s’est répandue partout.

III, 595-630 : Vénalité et corruption de l’Église de Rome. Quelle mauvaise époque ! La mitre pontificale est vendue ; la mitre est vendue, et un tel trafic n’est pas réprimé. L’anneau est vendu, et ainsi, Romulus57 augmente ses gains et les fait fructifier. La Rome regorgeant de richesses est morte maintenant. Quand se relèvera-t-elle ? Rome était dans l’abondance ; dans sa richesse, elle s’est écroulée, dans sa plénitude elle s’est desséchée. Elle crie et elle se tait, elle se dresse et elle est abattue, elle donne et elle est dans le besoin58. Rome donne tout à ceux qui lui donnent tout. Elle donne tout pour de l’argent, car ici le chemin de la justice est perdu, toute justice est perdue. Elle glisse comme une roue (rota), et donc Roma sera désormais appelée rota, elle, Rome qui, comme arômes d’aromates, a l’habitude de diffuser abondamment des louanges. Rome la maléfique fait du mal et enseigne le chemin du mal ; elle apprend à abandonner la justice, à rechercher les richesses, à vendre les palliums. Il arrive souvent ici qu’un secrétaire est chèrement acheté pour te mettre par écrit ce que tu souhaites et pour préparer les sceaux sacrés. Si une pièce de monnaie précède ton message, lève-toi, suis, avance jusqu’au seuil, tu n’as pas à craindre de désagrément. L’argent te donne une paix que le savoir ne peut te procurer. L’argent établit une alliance, une pièce calme un visage menaçant. Une pièce d’or fait que, pour toi, les Quirites59 ferment les yeux ; une pièce d’or t’ouvre les portes, elle te donne l’éloquence de Cicéron60 et un cœur rassuré. Si on donne de l’argent, la faveur pontificale est proche ; sinon, elle est loin. C’est la règle qui s’applique ici, c’est une telle école qui demeure ici. Ainsi, Rome, ta main droite d’autrefois est morte, on le voit bien. Aujourd’hui, ta main droite qui s’étend vers l’extérieur, on l’appelle main gauche61. Riche, te voilà

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Dives es indiga, pinguis es arida, libera servis : Libera subderis aereque venderis ipsa protervis. Saepe revenderis, hinc reprehenderis ore Iugurthae ; Transita vocula longaque fabula persequitur te. Scylla vorax, rapis, et cupis et capis, et trahis ad te. Roma ruens rota, foeda satis nota cauteriat te. Gurges es altior, arca voracior, alta lacuna, Insociabilis, insatiabilis, omnibus una. Quo bibis amplius, hoc inhiantius, «huc date», clamas. Dic, rogo, «Sufficit», at «Mihi deficit», ipsa reclamas. Si tibi det sua, non repleat tua guttura Croesus ; Marca vel aureus amodo non Deus, est tibi Iesus.

Urbs caput urbibus, alta Catonibus, inclyta Scauris, Urbs cupidissima, cur lucra maxima iugiter hauris ? Plus tibi Caesare sustinuit dare rex crucifixus. Regna dat extera Caesar at aethera non nisi Christus. Alta Catonibus ac Scipionibus invaluisti, Robore fractior, es modo fortior ordine Christi. Sub Iove florida, sub Iove fulgida, sub Iove dives ; Sub cruce marcida, diruta, languida, sub cruce vives. Indiga divite, languida sospite, diruta stante, Es magis afflua, fortis et ardua stas cruce dante. Sub cruce Tartara, sub Iove barbara moenia sternis ; In Iove sterneris, in cruce iungeris ipsa supernis. Interius cluis, exterius ruis in dominatu, Urbs sine compare sub duce Caesare subque senatu. Non aquilis ducis, unica lux crucis, unica praestat, Caesaribus Petrus atque diis Deus altior extat. Crux tibi praevia, crux tibi gloria gemmaque frontis, Certa redemptio, non cruciatio iam modo sontis. Iam cruce crux caret, haec tibi dux manet ad bona coeli. Mors erat ; est decus. Est Sathanae metus arma fideli.

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pauvre ; opulente, te voilà desséchée ; libre, te voilà esclave ; libre, tu es soumise et tu es vendue pour de l’argent à des insolents. Souvent tu es vendue et revendue, c’est pourquoi tu es blâmée par la bouche de Jugurtha62 ; c’est une faible voix de jadis, une longue fable qui te poursuit. Comme la vorace Scylla63, tu attrapes, tu désires, tu prends, tu tires à toi. Rome, roue qui jette à bas, une flétrissure bien répugnante te stigmatise. Tu es gouffre profond, coffre goulu, puits sans fond. Tu es insociable et insatiable, toujours la même pour tous. Plus tu bois, plus tu ouvres grand la bouche en criant : “Encore”. Pourrais-tu dire, je te le demande : “C’est assez” ? Mais tu continues à crier : “Il m’en faut plus”. Si Crésus pouvait te donner ses richesses, il ne remplirait pas ton gosier64. Pourtant désormais, ce n’est pas un marc ou une pièce d’or qui est ton Dieu, c’est Jésus.

III, 631-698 : Pourtant Rome chrétienne, surpassant celle des Césars. Rome, tu es la capitale des cités, exaltée par les Catons, fameuse par les Scauri. Toi la plus cupide des cités, pourquoi absorber toujours plus de richesses ? Le Roi Crucifié a eu la force de te donner plus que César. César t’a donné des territoires extérieurs, seul le Christ t’accorde le Royaume du Ciel. Exaltée par les Catons et les Scipions, tu étais certes devenue puissante. Mais cette puissance est brisée, et aujourd’hui dans l’ordre du Christ tu es bien plus forte qu’avant. Sous Jupiter tu as été florissante ; sous Jupiter tu as brillé ; sous Jupiter tu as été riche. Sous la Croix, tu vivras flétrie, détruite, affaiblie. Mais, grâce à la Croix, pauvre, tu es plus riche que la riche cité ; faible, tu es plus forte que l’heureuse cité ; détruite, tu es plus altière que la solide cité ! Sous Jupiter, tu renversais les murs des Barbares, sous la Croix, tu renverses les murs du Tartare. En Jupiter tu es abattue, dans la Croix te voilà unie aux êtres d’en-haut. À l’extérieur, ta domination est tombée, mais de l’intérieur, tu es devenue glorieuse. Cité sans égale sous la conduite de César et du Sénat, aujourd’hui tu n’es plus conduite par tes aigles, mais c’est la lumière singulière, la lumière unique de la Croix qui te précède. Pierre est élevé au-dessus des Césars, et Dieu au-dessus des dieux. La Croix est ton guide, la Croix est ta gloire, le joyau de ton front, ta sûre rédemption ; elle n’est plus la torture d’un coupable. Maintenant la Croix n’est plus le tourment de la croix, elle est ton guide qui te conduit au bonheur du ciel. C’était une mort ; c’est ta gloire. Pour Satan, c’est un objet de terreur, pour l’homme de foi, c’est une arme.

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Roma Petro data, voce Petri sata, subdita Christo, Quae noto carmine cur bona crimine perdis in isto ? Istud agis male quod prope nil dare vis nisi danti, Quod sacra nomina sacraque culmina, lucra paranti. Cur lucra respicis et minus inspicis acta, Magistra ? Petrus apostolus, haud homo subdolus, horruit ista, Ista perhorruit, insuper obruit ista colentes. Corde Petrum gere, Roma, vias tere recta sequentes ; Plus tibi contulit, amplius attulit hic idiota, Per sua retia quam tua Graecia, Graecia docta. Plus tibi profuit et tibi praebuit ille sagena, Quam capitolia Caesare fortia, rhetore plena. Enseque Iulius oreque Tullius haud tribuerunt Quanta Petrus cruce, quique Petro duce, te coluerunt. Sunt tibi lilia, sunt tibi milia multa rosarum ; Illa vel has lege, Roma, nitens grege relliquiarum. Eloquio schola, martyrio stola, pace ligustrum, Te docet, induit, ornat, ab his ruit omne vetustum. Te sacra pignora sacraque corpora, Roma, coronant, Te rosa sanguine, lilia virgine mente perornant. Nunc sacra culmina dant tibi nomina vana Catonum ; Te Petrus extulit et tibi se tulit ipse patronum. Nomine praedita, crimine perdita, Roma, stetisti, Nunc petis aethera servaque libera subderis isti. Corneliis nimis et Fabiis satis alta trecentis, Altior istius, istius unius es documentis. Ne rueres ruit, alter enim fuit et tibi Paulus, Alter adest tibi vir minimus sibi, cur ? quia Saulus. Denique pertulit ipse quod intulit ob mala Sauli. Saulus atrox ruit ; hunc lavat et luit hostia Pauli. Hi duo lumina vel duo flumina iam Paradisi, Ad tua limina sunt, tua crimina tergere missi. Hi tua moenia reddere fortia plus potuerunt Quam quibus edita primitus, addita, deinde fuerunt,

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Rome, tu as été donnée à Pierre, fondée sur la parole de Pierre, soumise au Christ. Pourquoi perds-tu dans le péché ces bénédictions que je note dans ce poème ? Tu agis mal puisque tu ne veux presque rien donner si ce n’est à celui qui te donne. Tu agis mal puisque tu confères les titres sacrés et les dignités à celui qui t’amène des profits. Pourquoi, Maîtresse, t’intéresses-tu à l’argent et non pas aux actes ? L’Apôtre Pierre, qui n’était certainement pas un hypocrite, avait horreur de cela ; il en avait profondément horreur, et même il a abattu ceux qui le pratiquaient65. Rome, porte donc Pierre dans ton cœur, marche sur son chemin de droiture. Cet homme simple t’a donné davantage, il t’a plus apporté avec ses filets, que ta Grèce, la Grèce savante. Ce filet de pêcheur t’a été plus utile et t’a rapporté plus que les puissants Capitoles de César, remplis d’orateurs. Jules César avec son épée et Cicéron avec son éloquence ne t’ont pas donné autant que Pierre avec sa croix, et que ceux qui, sous la conduite de Pierre, se sont attachés à toi. Voilà que tu as maintenant des lys et des roses par milliers ; cueille ceux-ci ou celles-là, Rome, resplendissante de la multitude de tes reliques. Tu es instruite à l’école de leur parole, tu es revêtue de la robe de leur martyre, tu es ornée de la palme66 de leur paix. À côté d’elles, toutes les choses antiques sont des ruines. Rome, la lignée sacrée de tes enfants et les corps sacrés te couronnent. La rose couleur de sang et le lys de la pureté de l’âme sont tes ornements. Aujourd’hui, pour toi, les dignités sacrées éclipsent les noms des Catons. Pierre t’a magnifiée et s’est présenté lui-même comme ton protecteur. Tu as eu un nom, Rome, et tu as été détruite par le péché ; mais aujourd’hui, tu tends vers le ciel, et, libre en ta servitude, tu te soumets à lui. Certes tu as été élevée très haut grâce aux Cornelius et aux trois cents Fabius67 ; tu as encore bien plus de grandeur par les enseignements de cet homme, de ce seul homme, Pierre. Un autre est tombé pour que tu ne tombes pas ; cet autre qui est à tes côtés, c’est Paul, c’est un homme, le moindre des hommes selon lui68, pourquoi ? Parce qu’il a été Saül. A la fin, il a enduré lui-même ce qu’il avait causé par la méchanceté de Saül. Le terrible Saül a été renversé ; le sacrifice de Paul l’a purifié et a expié pour lui. Désormais ceux-là sont les deux lumières ou les deux fleuves du Paradis ; ils sont sur ton seuil69, ils ont été envoyés pour laver tes péchés. Ils sont capables de renforcer tes murs bien mieux que ceux qui au début les avaient construits et ensuite agrandis, ces murs d’où Romulus

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E quibus emulus impia Romulus arma citari, In sua viscera iussit et effera iussa patrari. Roma resurgito, te tibi reddito, reddito Romam, Cuius eras prius ordinis illius exprime formam. Quomodo corpora tunc ita pectora nunc rege fracta. Fracta recollige, devia dirige, fer labefacta. Per fera praelia quaeque rebellia perdomuisti, Pignora stragibus et caput ensibus exposuisti ; Fac modo quod prius, ordo premat pius impietatem, Virga piacula, crimina regula, lex levitatem. Primitus elige, postea dilige iuris amantes, Non lucra grandia sed synodalia iura parantes, Qui tua nuncia per pereuntia secula clament, Nostraque frigida per sua fervida facta reflamment.

Sed facis hoc secus ; ecclesiae decus extenuantes Mittis in extera, tollere munera sola flagrantes. Quem tua dirigit huc manus exigit ille tributum, Nec bona secula sed bona fercula molleque fulcrum ; Suetus ab ubere, non nisi currere vel peditare, Celtica curribus exit equestribus arva meare. Qui modo gressibus ibat ovantibus, incomitatus, Militat arduus et sibi confluus est equitatus, Consiliarius ipseque nuncius et lateralis ; Papa tuus praeit, acta libri vehit huc synodalis. Hoc fremit hospite sive satellite regia plena, Clerus equestria vix animalia pascit avena. Serica pallia dat sibi Gallia, Roma caprinum ; Errat ibi pedes, ambulat hic eques in resupinum. Gens fluit obvia, fit sibi gloria pulchra videri, Urbs strepit, aes sonat atque modos tonat huic schola cleri. Ductus in atria pontificalia molle recumbit, Pocula praecipit, agmina suscipit, oscula iungit, Concilium vocat, in solium locat aggere sese. Imperiosior ambit et altior esse praeesse,

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LIVRE III : 699-720

dans sa jalousie ordonna que les armes impies soient levées contre sa propre chair et que ses ordres sauvages soient mis à exécution70. Rome, relève-toi, redeviens toi-même, redeviens Rome, reproduis le modèle de l’ordre que tu avais au commencement. Comme à cette époque-là tu dirigeais les corps, dirige maintenant les cœurs abattus. Recueille les faibles, guide ceux qui s’égarent, soutiens ceux qui chancellent. Autrefois, par de terribles batailles, tu as maté toutes les révoltes, tu as exposé tes enfants au carnage et tes chefs à l’épée. Fais donc maintenant comme autrefois ; que l’ordre fidèle réprime l’impiété, que la baguette châtie les désordres, que la règle punisse le péché, que la loi corrige la frivolité. Fais d’abord un tri, et ensuite soutiens ceux qui aiment la justice, soutiens ceux qui travaillent non pour de bons bénéfices mais pour les droits synodaux, ceux qui proclameront ton message à travers les âges qui passent, et rallumeront nos actions frileuses par leur propre ardeur.

III, 699-720 : Description du nonce papal. Mais, Rome, tu agis autrement. Tu envoies à l’étranger des gens qui vont ternir l’honneur de l’Église et n’aspirent qu’à percevoir des présents. Celui que ta main a dirigé ici exige le tribut. Il ne cherche pas le bonheur du monde, mais de bons plats et un lit douillet. Depuis l’enfance, il était habitué à courir, à aller à pied. Voilà qu’il sort maintenant avec un attelage de chevaux pour circuler à travers les plaines celtiques. Avant, il était heureux de marcher non accompagné, et voilà qu’aujourd’hui il va fièrement à cheval, comme un chevalier, escorté par des cavaliers. Il est le conseiller, le nonce, le légat a latere71. Ton pape a la préséance sur tout le monde, il porte ici les décrets du livre synodal. Le palais épiscopal retentit de grands bruits, rempli par cet hôte et sa suite. Le clergé a à peine assez d’avoine pour nourrir les chevaux. À Rome, il portait une peau de chèvre ; ici, en France, il porte un pallium en soie. Là-bas, il circulait à pied, ici il va fièrement à cheval. Le peuple afflue à sa rencontre ; pour les gens, c’est un spectacle magnifique. La ville bourdonne, les trompettes sonnent, le chœur du clergé entonne des chants pour lui. Il est conduit à la résidence de l’évêque où il peut se reposer à son aise. Il demande qu’on lui serve à boire, il reçoit les gens, échange des salutations. Il convoque le Conseil et prend place sur un siège élevé. Autoritaire, il veut la place la plus éminente, il veut présider. Il écoute volontiers ce qui est mal, et fait plutôt la sourde

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Audit amantius impia, surdius aequa subaudit, Nam lucra terrea causa parit rea, non rea claudit.

Roma, quid exequar ? aut tibi perloquar ? aut tibi promam ? Uncia te rotat, uncia te notat, haud fore Romam. Tu populos tibi, te rutilans sibi marca subegit ; Semper enim lucra progenies tua vult, agit, egit. Dum lucra Parthica, dum tuus hostica munera Crassus Vult, sitit, inspicit, heu ! sibi deficit, aes bibit assus. Haec sitis ebria stat tibi propria Marte togaque Te cremat, impiat, urit, inebriat excruciatque. Das sacra culmina, das moderamina sacra probrosis, Arida mitibus, afflua ditibus ambitiosis. Fas mihi dicere, fas mihi scribere, «Roma fuisti», Ecce relaberis, immo resolveris ordine tristi. Clauda ruis foris a pede roboris, intus ab aequi, Irreparabilis hic, ibi labilis, inscia recti. Urbs sine viribus et sine patribus obruta marces.

Dardanias premit, Ausonias emit aureus arces. Fas mihi scribere, fas mihi dicere, «Roma peristi», Obruta moenibus, obruta moribus occubuisti. Urbs ruis inclyta, tam modo subdita, quam prius alta ; Quo prius altior, hoc modo pressior et labefacta. Fas mihi scribere, fas mihi dicere, «Roma peristi», Sunt tua moenia vociferantia, «Roma ruisti», Cauda redis caput, alta iaces apud omnipotentem. Te tua propria clamat inertia stare iacentem. Capta cupidine, sordida crimine, secula cernis, Capta reducere, sordida tergere, secula spernis. Qua patet orbita iam tibi subdita tetragonalis Lex iacet irrita, gratia perdita spiritualis. Qua Padus incipit et mare suscipit ultima Thyle, Gratia scinditur atque resolvitur omne virile ; Gratia mutua est modo mortua, gratia cara, Quae neque verbere sit neque carcere cedere gnara, 236

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oreille à ce qui est juste, car traiter une cause coupable rapporte de l’argent tandis qu’une cause innocente ne rapporte rien !

III, 721-800 : La cupidité, l’avarice ont perdu Rome. Rome, que vais-je ajouter ? Que te dire de plus ? Un peu d’argent te fait rouler comme “rota”, une pièce d’argent montre que tu n’es plus “Roma”. Tu t’es soumis les peuples, et te voilà soumise par une petite pièce rutilante ! En effet tes enfants veulent toujours de l’argent ; ils cherchent, ils ont toujours cherché des bénéfices. Ton Crassus veut les richesses des Parthes72, il est assoiffé des offrandes de l’ennemi, il les pèse du regard, mais hélas, il est toujours en état de manque, il s’imbibe d’argent en restant sec. Cette soif d’ivrogne, c’est ta propre soif, que ce soit sous les armes ou sous la toge, elle te brûle, te souille, te consume, t’enivre, te fait souffrir. Tu confères les dignités, tu confies l’administration sacrée à des gens indignes. Tu es chiche pour les humbles, généreuse pour les riches intrigants. Je peux bien dire, je peux bien écrire : “Rome, tu as été”73. Voici que tu glisses, bien plus tu te défais en un sinistre enchaînement. Tu t’écroules, bancale à l’extérieur du pied de la puissance, à l’intérieur du pied de l’équité : là-bas irrémédiablement perdue, ici décadente, dans l’ignorance du droit. Tu es flétrie, cité ruinée, sans force, et sans les pères. L’or a eu raison des citadelles dardaniennes, l’or a acheté les citadelles ausoniennes74. Je peux bien écrire, je peux bien dire : “Rome, tu as péri”. Tes murailles sont abattues, tes lois sont abattues75 et tu es tombée. Tu tombes, ville prestigieuse, d’autant plus abaissée aujourd’hui que tu étais exaltée autrefois. Plus haute tu étais, d’autant plus effondrée, écroulée, ruinée tu es aujourd’hui. Je peux bien écrire, je peux bien dire : “Rome, tu as péri”. Tes propres murailles crient : “Rome, tu es tombée”. Toi qui étais la tête, tu es devenue la queue. Toi la cité altière, te voilà effondrée devant le Tout-Puissant. Ta propre inertie proclame que tu es abattue. Tu vois ces temps captifs de la cupidité, tu vois cet âge sali par le péché, et tu refuses de sauver ces temps captifs et de nettoyer la saleté de cet âge. Sur toute l’étendue des quatre coins du monde qui t’est soumise aujourd’hui, la loi n’est pas appliquée et la grâce spirituelle est perdue. Là où le Pô prend sa source, là où la mer baigne la lointaine Thulé76, la grâce est divisée et tout ce qui est viril se défait. Maintenant la grâce échangée est morte, la grâce précieuse qui ne craignait ni les coups de fouet ni la prison, la grâce qui savait trouver une douce tranquillité sous

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Gnara sub aere non modo quaerere dulce serenum, Sed bene libera ferre vel aera turbine plenum, Quam mala frangere, laeta resolvere non videantur Cui bene prospera fortiter aspera suscipiantur. Gens mala pullulat et probra postulat estque probrosa, Stirpsque malis mala patribus est sata, stirps vitiosa. Corpore fortior, immo ferocior hydra resecto, Ecce renascitur altera redditur hydra profecto. Pectore vipera gens moritur fera, bis fera prodit, Quae male conscia luminis omnia rodit et odit. Gens sterilissima quam premit intima tam lue pressa, Re bona destruit omnia quae fuit ore professa. Est pia vocibus, impia moribus impietatis. Catholicus sonus ore sonat bonus, et caret actis. O dolor, O furor, O scelus, O pudor ! Omnia sordent, Criminis omnia, nil bene conscia corda remordent. Flet pudor omnia crescere turpia, cedere pulchra. Hypocrisis micat et Sathanae dicat alba sepulchra. Mens pia vapulat et decor exulat, exule iure. Quisque lucro perit, huic vacat, id gerit hoc sibi curae. Commoda carnea lucraque terrea quisque volutat, Commoda carnea lucraque terrea nemo refutat. Censibus affluus est nimis arduus, est modo clarus, Divitiis placet haud vitiis tacet hirtus avarus, Vox sibi libera, nam sibi pondera divitiarum ; Cura stat infima, cura stat ultima nunc animarum, Immo nec infima, nec velut ultima, sed quasi nulla. Est ope fortior, ordine dignior aurea bulla. Rem sibi quaerere, quisque recondere rem sibi sudat. Aurea lamina publica lumina lumine nudat ; Diruta, stantibus inferioribus, alta coaequat, Lumina regia pontificalia lumina coecat. Sola pecunia destruit omnia, cuncta venenat ; Cor scit, onus premit, arma dat, os emit, ora serenat. Criminis unctio, cordis ademptio, fur oculorum, Parma nocentibus et locupletibus est grave lorum. Omnia mors ferit, omnia plebs gerit ordine mixto. Profore praefore munera tempore constat in isto. 238

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le ciel, mais qui savait supporter aussi librement un ciel plein de turbulence, la grâce que les maux ne semblaient pas briser et que les joies ne paraissaient pas détruire, la grâce qui recevait bien la prospérité, et courageusement l’adversité. Une mauvaise engeance se multiplie, elle cherche le déshonneur, la déshonorée. Une descendance mauvaise, vicieuse, a été engendrée par de mauvais pères. Quand l’hydre a la tête coupée, voici qu’elle renaît avec un corps plus fort et même plus terrible ; assurément une autre hydre revient77. Une engeance de brutes avec des cœurs de vipères disparaît, mais une autre deux fois plus sauvage arrive, peuple insensé attaquant et détestant tout ce qui relève de la lumière. Cette engeance inutile est terrassée par une corruption qui écrase le fond de son être. Elle détruit par ses actes tout le bien proclamé par ses lèvres. Elle est bonne en paroles et mauvaise dans sa conduite impie. Son discours catholique sonne juste dans les mots, mais l’action fait défaut. Ô douleur, folie, malheur, honte ! Tout est souillé, tout appartient au péché et déchire les cœurs insensés. L’honneur déplore que tout ce qui est vilain se développe et que tout ce qui est beau disparaisse. L’hypocrisie est bien en vue et consacre à Satan des sépulcres blanchis78. Le juste souffre, l’honneur est banni, le droit est proscrit. Tout le monde a un désir fou de gagner de l’argent, passe son temps à cela, est préoccupé par cela. Tout le monde roule des idées de profits et de bénéfices matériels ; personne ne refuse ces profits et bénéfices. Celui qui a de bons revenus est fort bien placé, il est aujourd’hui renommé ; cet avare inculte plaît à cause de ses richesses ; il ne craint pas de parler de sa mauvaise conduite, sa parole est libre, puisqu’il est très riche. Aujourd’hui, le soin des âmes est le moindre et le dernier des soucis ; en fait il n’est ni le moindre ni le dernier, mais il est pratiquement nul. Une bulle d’or est plus forte que toute assurance et plus honorable que le rang. Tout le monde se démène pour gagner quelque chose et le mettre de côté. Une pièce d’or prive de la lumière les yeux des gens, elle met sur un pied d’égalité ce qui tombe et ce qui tient, le haut et le bas ; elle rend aveugles les yeux des rois et les yeux des pontifes. À lui seul, l’argent ruine tout, empoisonne tout ; l’argent connaît le cœur, réduit les charges, fournit les armes, achète la parole, déride les fronts. Il est onction du péché, confiscation du cœur, voleur des yeux, bouclier protégeant les coupables, lien solide pour les gens fortunés. C’est une mort qui frappe tout ; et les gens endurent tout cela confusément. En ces temps, il est établi que ce sont les cadeaux qui sont utiles et qui commandent. Hélas !

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Omnia corripit, omnia decipit, heu ! nitor aeris. Fert tua dextera grandia munera, grandis haberis Vilis origine, vilior ordine conditionis, Si dare sustinet, in decus imminet illud Othonis. Munere sobrius ambulat ebrius ipseque cuius Os homo, cor Deus approbat, est reus eius et huius. Mutus ab ubere, dives habebere Tullius alter, Dives amabere ; pauper habebere quomodo pauper. Sola fit arida, sola fit invida copia sensus, Sola scit inscia, sola dat omnia copia census.

Heu ! via carpitur ampla, relinquitur omnibus arta, Omnibus est gula linguaque garrula, guttura farta. Nunc, rogo, vivere, cui stipe paupere, cui stat amori ? Vivida pocula crassaque fercula quis negat ori ? Quot sine crimine cernis in agmine stare fideli ? Quis modo turpia, quis premit impia cuspide zeli ? Quis vitio rubet aut animi studet esse pudici ? Se sibi subdere ? lubrica vincere ? dicere «Vici» ? Nunc ubi gratia criminis inscia ? quis bene rectus ? Cui neque flexile re neque mobile turbine pectus ? Quem mihi das sine fraudis acumine ? quem sine sorde ? Quis colit utile, vitat inutile corpore, corde ? Quis bona postulat ? immo quis ambulat absque querela ? Cui gravis actio, stans meditatio, pura loquela ? Cui bene mens bona nec labra dissona corde, cor ore ? Cui pia lacrima spe flagrat, intima pulsat amore ? Ordo, modestia vitaque sobria quid modo possunt ? Quae modo sunt pia ? plus loquar : impia quae modo non sunt ?

Aurea tempora castaque pectora praeterierunt ; Tempora pessima, scilicet ultima, iam subierunt, Stant modo stantia lucra, superbia, pax sine pace, Fraus, Venus, ocia furtaque conscia noctis opacae ; 240

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l’éclat de l’argent emporte et attrape tout. Si ta main apporte des dons importants, tu seras considéré comme important. Si quelqu’un d’origine commune, et de condition encore plus commune, a quelque chose à donner, alors il est près d’atteindre l’honneur d’Othon79. Par un cadeau, un ivrogne devient sobre, tandis que celui dont la parole est approuvée par l’homme et le cœur approuvé par Dieu80 est accusé de ceci ou de cela. Serais-tu muet depuis l’enfance, si tu es riche, tu seras considéré comme un autre Cicéron. Riche, tu seras aimé ; pauvre, tu seras considéré comme un pauvre homme. Beaucoup d’intelligence, c’est simplement inutile et insupportable ; beaucoup d’argent, voilà qui suffit pour tout connaître et qui donne tout.

III, 801-914 : Conclusion – Reprise de la complainte et appel au repentir. Hélas, on prend la voie large, on abandonne la voie étroite81. Pour tous, c’est plaisirs de la bouche, estomac bien plein, langue bavarde. Qui aujourd’hui, je vous le demande, vit de peu d’argent, qui s’en tient à l’amour ? Qui se refuse les boissons fortes et les plats bien consistants ? Combien en vois-tu dans l’assemblée des fidèles qui soient sans péché ? Qui attaque aujourd’hui les turpitudes et les impiétés avec la lance du zèle ? Qui rougit de honte devant le péché ? Qui cherche à être chaste ? à se maîtriser ? à vaincre les désirs mauvais ? à dire : “J’ai vaincu” ? Où est maintenant la grâce qui ignore le péché ? Qui est bien dirigé ? Où est le cœur qui ne se courbe pas devant la richesse, qui ne plie pas dans la tempête ? Qui peux-tu me présenter qui ne soit pas rusé et trompeur ou qui soit sans souillure ? Qui, s’agissant du corps ou du cœur, pratique ce qui est salutaire et se garde de la corruption ? Qui désire le bien ? Et même, qui marche sans se plaindre ? Qui a une action sérieuse, une pensée droite, une parole claire ? Qui a un esprit honnête, et dont ni les lèvres ne sont en désaccord avec le cœur, ni le cœur en désaccord avec les lèvres ? Chez qui de justes larmes raniment-elles l’espérance et font-elles battre le cœur d’amour ? Que peuvent faire aujourd’hui un ordre, une discipline et une vie de tempérance ? Qu’est-ce qui est pieux maintenant ? Je devrais plutôt dire : qu’est-ce qui n’est pas impie maintenant ? L’âge d’or et les cœurs purs sont passés. Des temps mauvais, en fait les derniers temps, leur ont succédé. Aujourd’hui se sont développés la soif du gain, l’orgueil, la paix sans la paix, la tromperie, Vénus, la paresse, les rapines qui profitent de la nuit opaque82, les schismes, les guerres,

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Schismata, praelia, vis, homicidia, traditiones, Ira, protervia, livor, inertia, seditiones. Stat simulatio, corruit actio relligionis. Heu ! sua propria deputat omnia rex Babylonis. Pax, patientia, norma, modestia, ius et honestum Sunt vaga nomina ; fictio culmina dat, probra quaestum. Ad bona friguit, ad mala ferbuit ignis amoris, Lex iacet abdita, stando stat edita flamma furoris. Dat Venus ebria mixta cubilia more ferarum. Lingua tacet mea, iam minus est ea dicere clarum. Quid loquar, O Deus ? Ecce stylus meus, ecce fatiscit ! Vincor et impia non loquor omnia ; pars mala vicit. In tenebris sine simplice lumine cuncta tenentur. Cuncta iacentia, pervigilantia nulla videntur. Secula lubrica possidet unica mortis imago, Omnia possidet, urget et obsidet una vorago ; Nil sine vulnere lugeo cernere, credite verum ! Quisque nefas legit altaque nox tegit omnia rerum. Cernimus omnia pene silentia coeca tenere, Et scelus obiice, crimina vindice cuncta carere, Quippe ruentibus ordine patribus ecclesiarum, Corruit et rigor et rigidus vigor omnis earum. Denique plebibus et senioribus aes dominatur ; Ad mala tenditur, ad fora curritur, ad lucra statur. Gens temeraria, turba nefaria, gens scelerata ! Gens mala, gens rea, cur lucra terrea sunt tibi grata ? O male visibus interioribus exoculati, Cur male vivitis armaque traditis ebrietati ? O male visibus interioribus, O male coeci ! Quid iuvat addere, quid rea subdere pectora faeci ? Gens vaga cordibus, ad bona tristibus, ad mala laetis ; Cur sine lumine, non sine crimine stando iacetis ? Paulus adest ; tonat ipseque sic sonat : «Evigilate» ! State viriliter et socialiter in grege state. Mens lue sordida, crimine torpida, prona caducis, Dedecus exuat et decus induat armaque lucis. Surgite, surgite, gens rea, tergite vel graviora. Lux venit ultima iamque novissima creditur hora ; Ut mala terminet, arbiter imminet, ille tremendus, Dulcis amantibus, irreverentibus ipse timendus. 242

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la violence, les meurtres, les trahisons, la colère, le libertinage, l’envie, l’indolence, les discordes. Il reste un semblant de religion, mais la pratique est tombée. Hélas ! le roi de Babylone pense que tout lui appartient. Paix, patience, règle, modération, justice, honnêteté, sont des mots sans consistance. L’hypocrisie obtient le pouvoir, le déshonneur est profitable. Le feu de l’amour s’est refroidi pour le bien, il s’est attisé pour le mal ; la loi gît, abandonnée, alors que la folie se redresse, toute enflammée. Une Vénus soûle fait qu’on couche ensemble comme des bêtes. Ma langue se tait ; il n’est pas glorieux de parler de ces choses maintenant. Que dirai-je, ô Dieu ? Voici que ma plume se fatigue ! Je suis vaincu et je n’ai pas dit toutes leurs impiétés. Les mauvais ont vaincu. Les ténèbres couvrent tout, il n’est plus de lumière. Il semble que tout soit endormi et que personne ne veille en cette nuit. La mort à un seul visage83 prend possession de cet âge impudique ; un seul abîme de corruption possède, enserre, investit toutes choses. Je pleure en voyant que plus rien n’est sans quelque blessure, croyez moi, c’est vrai ! Tout le monde fait le choix de l’injustice, et une nuit profonde recouvre tout. Nous voyons qu’un silence aveugle enveloppe presque tout, et que personne ne s’oppose au mal ; personne ne dénonce le péché, les pères des églises se dérobent à leur ordre, toute leur austérité et leur sévère fermeté se sont effondrées. Bref, c’est l’argent qui est le maître du peuple et des anciens. On tend vers le mal, on court les foires, on recherche les profits.

Peuple déraisonnable, foule abominable, gens misérables, peuple méchant, peuple coupable, pourquoi prendre plaisir aux richesses de ce monde ? Vous qui êtes privés de regard intérieur, pourquoi vivre mal, pourquoi donner des armes à l’ivrognerie ? Ô vous, privés de regard intérieur, malheureux aveugles, à quoi cela sert-il de soumettre vos cœurs coupables à la vilenie ? Peuple inconstant, au cœur triste pour le bien et réjoui pour le mal, pourquoi rester abattu sans lumière, en demeurant dans le péché ? Paul arrive ; et d’une voix de tonnerre, il dit bien fort : “Réveillez-vous”84. Tenez-vous donc énergiquement, tenezvous unis dans l’assemblée. Que l’âme, souillée par la corruption, engourdie par le péché, portée vers les choses périssables, se dépouille de ce qui est déshonorant et revête la parure de la dignité et les armes de la lumière85. Levez-vous, levez-vous, peuple coupable, expiez vos graves méfaits. Le jour dernier arrive ; on pense que c’est maintenant la dernière heure. Pour en finir avec le mal, le Juge approche, redoutable, plein de douceur pour ceux qui aiment, plein de menace pour les

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Iudiciaria parcere nescia plena furoris, Illa dies venit, hanc modo praevenit actio mortis. Iam tuba septima iamque novissima plaga paratur ; Censor adest Deus, evigilet reus, excutiatur. Mens rea nitere crimine surgere, si mala purges : Digna perennia tollere praemia fine resurges. Certa loquens aro, surget humo caro mortua tandem, Estque quod astruat, ista quod instruat hinc dubitantem. Est avis Indica, quae viget unica, nomine Phoenix, Hanc cinerescere fert, ita surgere, sermo fidelis, Vermis et hinc avis esse sinit gravis, evolat alis ; Inde renascitur esseque cernitur haec, modo qualis. Id tua funere membra resurgere posse fatetur. Surget, homo, tua tunc caro mortua, nil dubitetur. Cedet ad aethera mitis, ad infera, qui modo turget. Fluxa tenens fluet, ardua corruet, ultima surget. Ibit in infera, nunc male libera gens Babylonis, Massa nefaria portio propria perditionis. Coelica gloria stabit in omnia secula sanctis. Pax erit omnibus illa videntibus ora Tonantis. Quid loquar amplius aut ferar altius, aut sequar ultra ? Pagina, claudere, iamque retexere desine multa ; Claudere pagina denique carmina nostra, valete ! Gens temeraria, turba nefaria, flendaque flete ! Vos ego carpere vestraque dicere probra cupivi ; Vos ego carpere vestraque dicere probra nequivi. «Heu lacrimabile, vae miserabile» dic genus Evae. Gens temeraria, nunc tibi gaudia, post tibi vae vae ! Est apud infera vae tibi gens fera, turba furoris ! Nunc quoque vae tibi, nam labor hic, ibi poena laboris. Vos, sacra concio, sacra creatio, currite, state ; State flagrantibus aethera cordibus in bonitate. Vos, sacra lilia, viva monilia, vasa decoris, 244

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insolents. Le Jour du jugement qui ne connaît pas de pitié, le Jour plein de furie, ce Jour arrive. L’action de la mort le précède. Maintenant la septième trompette est prête, la dernière plaie86 est imminente. Dieu approche, lui le Juge. Que le coupable se réveille, qu’il se secoue. Âme coupable, tâche donc de sortir du péché. Si tu te purifies du mal, alors, digne de recevoir les récompenses éternelles, tu ressusciteras à la fin. Tout en parlant, je note ce qui est sûr : à la fin la chair morte se lèvera de la terre. Quelque chose peut appuyer cette affirmation et instruire ceux qui auraient des doutes. Il existe un oiseau de l’Inde, le seul qui soit vivant de son espèce, appelé Phénix87. Une rumeur digne de foi dit que cet oiseau devient cendre puis larve, puis oiseau qui, cessant d’être retenu par son poids, s’envole de ses propres ailes. Ainsi, cet oiseau renaît et on le voit être comme avant. Ceci montre que ton corps peut se relever de la mort. Ô homme, ta chair morte se relèvera, pas de doute. Celui qui est humble ira au ciel ; celui qui aujourd’hui se gonfle d’orgueil ira aux enfers. Celui qui tient aux choses périssables périra, celui qui s’est élevé tombera, celui qui occupe la dernière place sera élevé. La race de Babylone, faussement libre, ira aux enfers, elle qui est la masse abominable, la part qui revient en propre à la perdition. Pour les saints, la gloire céleste demeurera à travers tous les siècles ; pour tous ceux qui verront la face de Dieu, ce sera la paix. Pourquoi parler davantage, me laisser porter plus haut, poursuivre plus loin ? Que dire de plus ? Vais-je me porter plus haut, aller plus loin ? Page, achève-toi, cesse maintenant de revenir sur tant de choses. Page, achève-toi, et enfin, mon poème, adieu ! Peuple déraisonnable, foule abominable et lamentable, pleurez ! Vous lacérer et dire vos turpitudes, je l’ai voulu. Vous lacérer et dire vos turpitudes, je n’ai pas pu. Enfants d’Ève, vous pouvez dire : “Hélas ! Pitoyables et misérables que nous sommes !” Peuple déraisonnable, vous avez maintenant les plaisirs, et bientôt vous aurez : “Malheur, malheur à vous !” En enfer, c’est malheur à vous, peuple sauvage, foule en délire ! Mais maintenant aussi, malheur à vous, car c’est ici-bas le labeur, et là-bas la punition du labeur. Vous, sainte assemblée, sainte création, accourez, tenez ferme. Tenez ferme dans la bonté, avec des cœurs brûlants pour le ciel. Vous, lys sacrés, colliers vivants, vases d’honneur88, colonnes de lumière, présentez vos

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Luminis agmina, ferte precamina cordis et oris : Ut Deus a nece nos trahat hinc prece poscite sancta, Ut fuget impia tot, mala talia, foetida tanta. Vestra precatio, lingua, cor, actio, mens bene casta, Vitaque libera clamet ad aethera, clamet ad astra. Crimina crescere flete, tepescere ius, decus, aequum. Flete, gemiscite denique dicite, dicite mecum : «Qui regis omnia, pelle tot impia ; 'surge, perimus', Nos Deus aspice, ne sine simplice lumine simus. Tot probra, tot mala, tot preme scandala qui regis astra ; Parce iacentibus, influe stantibus, omnibus asta. Christe piissime, scandala reprime, facta remitte, Et bona construe, caetera dilue, Rex benedicte. Demonialibus hactenus actibus erue tentos, Rex sate virgine, fer cruce, sanguine, morte redemptos. Respice, respice nos Patris unice virgine nate. Da mala plangere, da bona sumere, da tua, da te. Aurea tempora primaque robora redde, rogamus. Nos modo dirige, postmodo collige, ne pereamus».

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prières du cœur et des lèvres, et dans votre sainte supplication, demandez à Dieu de nous sauver de la destruction, de repousser tant d’impiétés, de tels maux, tant de choses répugnantes. Que votre prière, votre langue, votre cœur, votre action, votre esprit très pur, votre vie sans entraves crient vers le ciel, qu’ils crient vers les étoiles. Pleurez sur les péchés qui augmentent et sur le droit, l’honneur, la justice qui se sont refroidis. Pleurez, gémissez, et enfin, dites, dites avec moi : “Toi qui régis toutes choses, repousse tant d’iniquités, lève-toi, nous périssons89 ! Dieu, regarde-nous, que nous ne soyons pas privés de ta pleine lumière. Toi qui régis les étoiles, écrase tant d’infamies, tant de maux, tant de scandales. Aie pitié de ceux qui sont tombés, conforte ceux qui tiennent, assiste-nous tous. Christ très fidèle, arrête les scandales, pardonne les péchés. Ô Roi béni, rassemble ce qui est bon, élimine le reste. Délivre ceux qui sont retenus jusqu’à maintenant par des actes de démon. Roi né de la Vierge, reçois ceux qui ont été rachetés par ta croix, ton sang, ta mort. Fils unique du Père, né de la Vierge, regarde, regarde-nous. Accorde-nous de pleurer le mal, d’accueillir le bien, donne-nous tes bienfaits, donne-nous toi-même. Redonne-nous l’âge d’or et les forces originelles, nous te le demandons. Maintenant dirige-nous, et puis recueille-nous, que nous soyons sauvés.”

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André Wilmart, “Grands poèmes inédits de Bernard le Clunisien”, in Revue Bénédictine, XLV (1933), p. 249-254. Plusieurs versions de l’ensemble de ce poème sont données par Guido Maria Dreves, Analecta hymnica medii aevi, Leipzig, Reisland, 1907, tome L, p. 424-482. Le texte de la Chartula se trouve dans la Patrologie latine de Migne (Patrologiae cursus completus, series Latina, Paris, 1844-1864) vol. 184, col. 1307-1316. (Pour les citations suivantes de la Patrologie latine de Migne, on utilisera l’abréviation P. L. suivie des chiffres indiquant le volume et la colonne). Voir R. Bultot, “La Chartula et l’enseignement du mépris du monde dans les écoles et les universités médiévales”, dans Studi Medievali, vol. VIII (1967), p. 787-834. P. L. 184, 771-792. Attribué à l’auteur du De contemptu mundi dans le Dictionnaire des auteurs grecs et latins de l’Antiquité et du Moyen Âge, Paris, Brepols, 1996. P. L. 184, 1021-1052. Attribué à l’auteur du De contemptu mundi dans l’Histoire littéraire de la France, tome XII, Paris, 1869, p. 242-243. Morlaas, capitale du Béarn du XIe au XIIIe siècle, avait un prieuré clunisien ; ce prieuré Sainte-Foi de Morlaas est désigné par l’adjectif Morlanensis dans certaines chartes du monastère ; on trouve aussi dans les chartes de Cluny le nom d’un prieur clunisien de Morlaas : Girbertus, prior Morlanensis. Dictionnaire d’histoire et de géographie ecclésiastiques, Paris, Letouzey, 1935, vol. VIII, col. 699. Dictionnaire de spiritualité, Paris, Beauchesne, 1937, tome I, col. 15061507. Le Dictionnaire d’histoire et de géographie ecclésiastiques, col. 699, indique bien Nogent-le-Rotrou. M. Pacaut, L’Ordre de Cluny… p. 156, 250 : le seul Nogent cité comme établissement clunisien est Nogent-le-Rotrou. Voir aussi The letters of Peter the Venerable, éd. Constable, t. I, p. 344 ; t. II, p. 190, 269. Saint-Denis de Nogent le Rotrou : 1031-1789… (138 chartes publiées in extenso). (Désormais : Cartulaire de Nogent).

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“Grâce au rayonnement de Nogent-le-Rotrou, ils (les clunisiens) se fixent à Roinville en 1084, à La-Madeleine-du-Petit-Beaulieu (pratiquement à Chartres) vers 1090 ainsi qu’à Happonvilliers en 1105.” (M. Pacaut, L’Ordre de Cluny... p. 156-157). Dominique Iogna-Prat, Ordonner et exclure : Cluny et la société chrétienne face à l’hérésie, au judaïsme et à l’islam, 1000-1150, Paris, Flammarion, 2003. Lettre de Pierre le Vénérable au roi de France Louis VII, éd. Constable, t. I, lettre 130, p. 327-330. J. P. Torrel, D. Bouthillier, Pierre le Vénérable : le courage de la mesure, éd. CLD, coll. “Veilleurs de la foi, 5”, 1988. M. Pacaut, L’Ordre de Cluny, p. 197. “Maius est vero deo perpetuo in humilitate et paupertate servire, quam cum superbia et luxu Ihrosolimitanum iter conficere…” (éd. Constable, t. I, lettre 51, p. 152). Voir aussi lettre 80, p. 216 ; lettre 83, p. 220 ; lettre 144, p. 358. A propos du retour du seigneur Humbert de Beaujeu (éd. Constable, t. I, lettre 173, p. 410). P. L. 189, 465 (Liber VI , Epistola XLVI) ; Constable, t. I, lettre 192, p. 446. Bernard Beck, Saint Bernard de Tiron, l’ermite, le moine et le monde, Cormelles, éd. La Mandragore, 1998. Ed. Constable, t. I, lettre 186, p. 435 ; t. II, p. 222 et 269. Bredero, Cluny et Citeaux au douzième siècle : histoire d’une controverse monastique, Amsterdam, 1985. Selon Jill Mann, “il termine pseudo-prophetae è sufficiente a identificare tali ipocrite nei Cisterciani” (“La poesia satirica e goliardica”, Lo spazio letterario del medioevo. 1, Il Medioevo latino, vol. I, t. II, Rome, Salerno, 1992, p. 76-77, 89-90). Les charges contre ces faux prophètes, hypocrites, loups dans des peaux d’agneau, sont les accusations habituelles des clunisiens contre les cisterciens ; voir Jill Mann, Ysengrimus ; text with translation, commentary and introduction, Leiden, Brill, 1987 (Mittellateinische studien und texte, 12), p. 141-142. Ed. Constable, t. I, lettre 28, p. 57. Ed. Constable, t. I, lettre 28, p. 90. Ed. Constable, t. I, lettre 150, p. 367. “Le missel clunisien de Nogent-le-Rotrou”, dans Hommages à André Boutemy, édités par G. Cambier (Bruxelles, Collection Latomus n° 145), 1976, p. 129-151. Cartulaire de Nogent : Bernard de Narbonne : Chartes XIX, LI, LIV, LVIII, LXXXIV, CXXXVI, CXXXVII. – Guicher : Charte LIII – Bernard le Second : Chartes XXXIX, XL, LVII, LXIII, CXIX, CXX. Voir aussi Cartulaire de l’abbaye de la Sainte-Trinité de Tiron, publié et annoté par L. Merlet, Société Archéologique d’Eure et Loir, Chartres 1883, tome I, Charte XXXVIII. Cartulaire de l’Abbaye de Saint-Père de Chartres, publié par M. Guérard, Paris, 1840, tome II, p. 469.

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Cartulaire de l’abbaye de la Sainte-Trinité de Tiron, Chartres, 1883, tome I. P. L. 189, 381 (Liber V, Epistola XLIII) ; éd. Constable, t. I, lettre 137, p. 344 ; Cartulaire de Nogent p. CXII et charte CXXXVIII, p. 282. Lettres de Pierre le Vénérable à Henri, évêque de Winchester : éd. Constable, t. I, lettres 49, 55, 56, 57, 59, 60, 61, 88, 107. Voir aussi la lettre 15, adressée à la comtesse Adèle. Philippe Siguret, Histoire du Perche, Ceton, Fédération des amis du Perche, 2000, p. 142. Édouard Jeauneau, L’âge d’or des Écoles de Chartres, Chartres, 2000. Voir aussi Josef Benzinger, Invectiva in Romam. Romkritik in Mittelalter, Lübeck, 1968. Ed. Constable, t. I, lettre 190, p. 440. Ed. Constable, t. II, p. 263. Lettres de Pierre le Vénérable de mai 1152 : à Bernard de Clairvaux (éd. Constable, t. I, lettre 192, p 448) ; à Nicolas de Montiéramey (éd. Constable, t. I, lettre 193, p 450). Voir M. Pacaut, L’Ordre de Cluny, p. 225. Une lettre du pape reproche à Pierre le Vénérable de ne pas savoir contrôler ses moines récalcitrants de Gigny (P. L. 180, 1517-1520). William Hone, The every-day book and table book, or everlasting calendar of popular amusements, sports, pastimes, ceremonies, manners, customs and events incident to each of the three hundred and sixty-five days… London, Tegg, 1835-1837, vol. II, col. 442-450. Ed. Constable, t. I, lettre 110, p. 273 ; t. II, p. 172. Lettre 238, Œuvres complètes de Saint Bernard, Paris, éd. Louis Vivès, 1866. Ed. Constable, t. I, lettre 111, p. 277 ; t. II, p. 172. Voir lettre 229, dans les Œuvres de Saint Bernard, Paris, éd. Louis Vivès, 1866 ; et ci-après en Appendice. Samuel W. Duffield, The Heavenly Land : from the De Contemptu Mundi of Bernard De Morlaix, Monk of Cluny, (Twelfth Century) rendered into corresponding English verse, New York, Randolph, 1867. George J. Engelhardt, The De contemptu mundi… 22, p. 109. André Wilmart, “Grands poèmes inédits de Bernard le Clunisien,” in Revue Bénédictine XLV (1933), p. 249-254. Notker Balbulus, De interpretibus divinarum scripturarum, in P. L. 131, 1004. Les sources, notamment des modèles antiques, du De contemptu mundi ont été étudiées par Kimon Giocarinis, “Bernard of Cluny and the Antique”, in Classica et Mediaevalia XXVII (1966), p. 310-348. Pierre Courcelle, La Consolation de Philosophie dans la tradition littéraire. Antécédents et postérité de Boèce, Paris, Etudes augustiniennes, 1967. P. L. 171 ; A. Brian Scott éd., Hildeberti Carmina Minora (2e édition), Teubner, Munich, 2002 (pour les citations suivantes : Hildebert de Lavardin, éd. Scott). Philippe Siguret, Histoire du Perche, op. cit. p. 134. George J. Engelhardt, The De contemptu mundi… 22, p. 108-112.

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Jacques Le Goff, Un autre Moyen Âge, Gallimard, 1999, p. 933 ( Le XIIe siècle : Naissance du Purgatoire). Is. 13, 9-10 ; 34, 4 ; Mat. 24, 29-31 ; Marc 13, 24-27 ; Luc 21, 25-27. “C’est par la transformation des êtres, non par leur total anéantissement que ce monde passera.” Saint Augustin, La Cité de Dieu, 20, 14. George J. Engelhardt, The De contemptu mundi… 22, p. 133. Hésiode, Les Travaux et les Jours, éd. Arléa, 1998, p. 91. Ovide, Mét, I, 89-112. George J. Engelhardt, The De contemptu mundi… 26, p. 110. John A. Yunck, The lineage of Lady Meed : The Development of Mediaeval Venality Satire, Notre Dame, Michigan State University, 1963. Habaquq 1, 13 ; Ps. 6, 4 ; 13(12), 2 ; 22(21), 1 ; 89(88), 47. Hildebert de Lavardin, éd. Scott, poème 36 (Par tibi, Roma) et poème 38 (Dum simulacra mihi). Ronald E. Pepin, Scorn of the world… p. XXIII. George J. Engelhardt, The De contemptu mundi… 22, p. 108-109.

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Le mot latin inauris (ordinairement au pluriel : inaures) désigne des boucles d’oreilles, ou un anneau passé dans le nez. Job, 42, 11 : inaurem auream unam ; Prov. 25, 12 : inauris aurea. Bernard se sert du mot, ici et plus bas, vers la fin de ce prologue, pour exprimer l’offrande de son obéissance à l’abbé de Cluny. Juvénal, Sat. I, 15. Horace, Ep. II, 1, 117. 2 Tim. 3, 7. Le poète cité ici n’est pas Horace, mais Ovide, Ex Ponto ep., IV, 2, 36 : “immensum gloria calcar habet”. Horace, Ars Poetica 333-334. Même citation dans le De Trinitate et de fide catholica 297-298. 2 Cor. 11, 2 : “aemulor enim vos Dei aemulatione”. Même citation dans la préface du De Trinitate et de fide catholica, 14. Ps. 39 (38), 4. Cant. 2, 14, 16 ; 5, 2, 4. Ps. 80 (81), 11. Is. 11, 2 ; Ex. 35, 31. “Non ego arroganter sed omnino humiliter affirmaverim quia…” L’édition de Wright (1872), se basant sur d’autres manuscrits, ajoute entre “humiliter” et “affirmaverim” : “et ob id audenter”. Une note d’audace s’ajoute à l’humilité, et c’est bien dans le ton général du prologue. P. L. 171, 1321-1340 (Vita Beatae Mariae Aegyptiacae). N.K. Larsen, Hildeberti Cenomanensis Episcopi Vita beate Marie Egiptiace, Turnhout, Brepols (CCCM 209), 2004, p. 212-222. Guichard de Lyon, dans Invectio in Monachos : “Ordo monasticus ecclesiasticus esse solebat / Dura cibaria cum per agrestia rura colebat…” Udo

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Kindermann, Der Satiriker Wilchard von Lyon, in Mittellateinisches Jahrbuch 23 (1986 ; Druck 1991), p. 37-45. Le poème, de 32 vers dans sa version complète, et datant sans doute de 1080 environ, est également attribué à un Nicolas ou à un Gualo de Bretagne, ou même à Hildebert. Voir J. Szöverffy, Secular Latin Lyrics…, I, p. 395-397. Le prieuré clunisien Saint-Denis de Nogent-le-Rotrou. Hebr. 12, 8. 2 Cor. 13, 11.

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(v. 10) – Grégoire le Grand, Morales sur Job XIII, 27-28 (Coll. Sources chrétiennes, éd. du Cerf, 212, p. 282-285) : “Ecce enim in caelo testis meus et conscius meus in excelsis”. (Pour les citations suivantes des Morales sur Job, on utilisera les abréviations S. Grégoire, Mor. suivies des chiffres indiquant le livre et le chapitre ; et éventuellement pour une correspondance avec Sources chrétiennes : S. C. suivi du numéro et de la pagination). (v. 12) – “alta petentibus” (en suivant l’édition de Wright), au lieu de “alta parantibus” (selon Hoskier). Voir plus loin I, 30 “astra petentibus” ; et dans le De octo vitiis 204 : “alta petentem”. Allusion à la parabole évangélique Mat. 20, 16. (v. 42) – Bernard utilise régulièrement le nom de Vénus pour désigner la passion mauvaise, le désir charnel, la luxure. La traduction garde l’antonomase. (v. 44) – Le terme “vorago” (abîme), est souvent associé à l’idée de corruption : S. Grégoire, Mor. VIII, 22 “corruptionis voraginem” ; XXVI, 29 : “luxuriae voraginem”. Voir I, 864 ; II, 633 ; III, 234. (v. 52-53) – Is. 30, 26 ; Mat. 13, 43. (v. 57) – 2 Sam. 14, 25-26. (v. 58) – 2 Sam. 2, 18-19. (v. 61) – Ex. 2, 2 ; 34, 29-35 ; Act. 7, 20 ; Heb. 11, 23. (v. 62) – Gen. 5, 27. (v. 86) – Mat. 5, 8 ; 1 Jean 3, 2 ; 1 Cor. 13, 12. (v. 87)–- Tartare : dans la mythologie grecque et romaine : les enfers, lieu où sont châtiés les grands coupables. Virgile, En. IV, 243. (v. 92) – Chez Ovide (Mét. I, 170 ; Fastes II, 69), on trouve les expressions Jupiter Tonans, Capitolinus Tonans. Bernard, dans son poème, utilise cinq fois le terme “tonantis”, sans connotation théologique (puissance de Jupiter), mais pour la coloration poétique et les besoins de la rime. (v. 105-106) – 1 Cor. 15, 24. (v. 108-110) – Sabbat et Jubilé, temps de repos, de justice et de libération : Ex. 23, 10-12 ; Lév. 25 ; Is. 61, 1-2 ; Luc 4, 17-21. (v. 114) – Eph. 2, 19 ; Phil. 3, 20. (v. 121-122) – On trouve dans une église d’Angleterre (église Saint Paul à Woldingham, Surrey) un baptistère dans le dôme duquel sont inscrites en lettres d’or ces deux lignes du De contemptu mundi.

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(v. 132) – Les “hauteurs de Sion” (in Sion arce) symbolisent un espace de vie intense, de joie, de fête, de prospérité et de paix : Ps. 133(132), 3 ; Jér. 31, 12. (v. 144-145) – Jean 21, 6, 11. (v. 174) – Ps. 8, 6 ; Héb. 2, 7. (v. 185) – Babylone est devenue, dans la Bible et chez les auteurs chrétiens, le symbole du mal, de la corruption, et aussi de l’homme rebelle et sans Dieu. Ps. 137(136), 1, 8 ; Is. 47, 1 ; Jér. 51, 24, 33 ; Zach. 2, 11. (v. 187) – Léa et Rachel, femmes de Jacob (Gen. 29 et 30). Marthe et Marie, sœurs de Lazare (Luc 10, 41-42). Léa et Marthe représentent l’activité empressée du monde présent ; Rachel et Marie signifient l’amour, la contemplation, première esquisse de la béatitude. Voir plus loin, livre II, 180, 182 ; In Libros Regum, 997-998. Dans le De octo vitiis, 1154-1155 : “Les Pères de l’Église ne prêtent pas attention… aux leçons de Rachel et de Léa ou de Marthe et de Marie”. (v. 188) – 1 Sam. 20, 30 ; 27, 1. (v. 188) – Judith 8-13. (v. 188) – 1 Rois 18-21. (v. 212) – 1 Cor. 15, 28. (v. 213) – Zach. 12, 9 - 13, 1. (v. 214) – Ex. 3, 8,17 ; 13, 5 ; 33, 3 ; Lév. 20, 24 ; Nb. 13, 27 ; 14, 8 ; 16, 13-14. Voir aussi livre II, 6. (v. 221) – La distinction paulinienne lait – nourriture solide (1 Cor. 3, 2) est utilisée ici pour la distinction entre foi, espérance (“ubere pascimur hic”) et vision béatifique (“ibi pane”). (v. 226) – Mat. 28, 10 ; Marc. 16, 7. (v. 230) – Gal. 5, 22-23. (v. 235) – “O bona patria…” De ce passage est extrait l’hymne bien connu surtout dans les églises protestantes des pays anglophones : “For thee, O dear, dear country”. Voir Appendice. (v. 241) – Métaphores végétales : le laurier, consacré à Apollon, est le signe, plus païen que chrétien, de la gloire immortelle du vainqueur. Le cèdre est un symbole scripturaire de l’immortalité, et l’hysope est un symbole scripturaire de la pureté. (v. 243) – Métaphores minérales : Apoc. 21, 11, 18-22 ; Is. 54, 11-12 ; 60, 17-18. (v. 249) – Jean 10, 1-2, 7-9. (v. 252) – 1 Pierre 2, 4-5. (v. 255-256) – Le Christ est l’Époux ; l’Église est son épouse. Ce thème nuptial qui applique au Christ l’épithalame du Cantique des Cantiques (Osculetur me osculo oris sui) se précise depuis les épîtres de saint Paul (2 Cor. 11, 2 ; Eph. 5, 22-23) jusqu’aux écrits johanniques (Jean 3, 29) et l’Apocalypse (Apoc. 19, 7-9) ; il se trouve aussi dans les Évangiles synoptiques. (v. 258) – Jean 1, 29 ; 19, 36 ; Apoc. 5, 6 ; 17, 14 ; 19, 7. (v. 264) – Selon l’hymne “Gloria, Laus” composé par Théodulf d’Orléans, au début du IXe siècle, pour la procession des Rameaux et l’entrée dans la

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Semaine Sainte : “Gloria, laus et honor tibi sit, Rex Christe Redemptor…” (v. 268) – La lettre de Pythagore est la lettre upsilon transcrite i grec ( Y ) par les latins, représentant les routes divergentes du bien (la droite de Pythagore) et du mal. C’est une image héritée de l’antiquité, que l’on trouve par exemple chez Perse (Satires 3, 56), Ausone (Idylles 12, 9), Lactance (Institutions divines 6, 3), et presque lexicalisée au Moyen Âge. Voir livre II, 761, et De octo vitiis, 1141. (v. 269) – “Urbs Sion aurea…” De ce passage est extrait l’hymne bien connu surtout dans les églises protestantes des pays anglophones : “Jerusalem the Golden…” Voir Appendice. (v. 293) – Phébus : Apollon, considéré comme dieu de la lumière ; chez les poètes antiques et médiévaux, c’est le soleil. (v. 314) – Ps. 92 (91), 2-4. Voir livre II, 238 et livre III, 32 : les rimes finales sont toujours : ordo – decachordo. (v. 322) – Lion et Agneau : Apoc. 5, 5-6 ; 6, 16. Au Moyen Âge, le Lion représente la force, mais aussi la grandeur, la noblesse de cœur, la justice. Il est, comme l’Agneau, un animal christique. Dans le Roman de Renard, il portera le nom de Noble. (v. 326) – Même expression (“subtus, super, intus et extra”) dans le De Trinitate et de fide catholica 98. Tout le passage ( I, 326-330) semble inspiré de S. Grégoire le Grand, Mor. II, 20 (S. C. 32, p. 196). (v. 329) – Paraclet : mot grec signifiant avocat, défenseur, consolateur, porte-parole, intercesseur ; désigne le Saint-Esprit : Jean 14, 26 ; 15, 26. (v. 338) – Voir aussi v. 302. On trouve des accents semblables dans un hymne de Hildebert de Lavardin : P. L. 171, 1428 ; Guido Maria Dreves, Analecta hymnica medii aevi, Leipzig, Reisland, 1907, t. L, p. 411 : “Urbs coelestis, urbs beata / Super petram collocata ; / Urbs in portu satis tuto, / De longinquo te saluto : / Te saluto, te suspiro, / Te affecto, te requiro”. (v. 376) – Luc 10, 42. (v. 397) – Même jeu d’allitérations dans le De octo vitiis, 1322 : “turbatis turbis in turba turbinis urbis”. (v. 400) – Ex. 16 et 17 ; Nb. 11, 4-15 ; 21, 4-5 ; Ps. 106 (105), 25. (v. 411) – Jean 11, 39. Voir aussi livre III, 590. (420) – Les Sibylles, selon le mythe de la Grèce ancienne, possédaient un pouvoir de prédiction. Parmi des Oracles Sibyllins circulant dans le monde méditerranéen, Virgile a repris dans les Bucoliques une obscure prophétie : “Voici venir les derniers temps prédits par la Sibylle…” Les Pères de l’Église ont adopté cette prophétie comme une annonce du Jour du Jugement dernier. (v. 473) – Mat. 3, 12. (v. 513) – Mat. 21, 18-19 ; Marc 11, 12-14, 20. (v. 530) – L ’énumération des différents membres et parties du corps, nourritures de la flamme, rappelle l’idée que le tourment est adapté à chaque membre qui a péché, “afin qu’ils sachent qu’on est châtié par où l’on a péché” (Sag. 11, 16). (v. 532) – Is. 3, 18-24 : “in die illa… erit pro suavi odore fetor”.

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(v. 533) – Les Gorgones : monstres fabuleux de la mythologie grecque, qui, d’un simple regard, pouvaient changer les hommes en pierre. Voir Virgile, En. VI, 289 ; Ovide, Tristia IV, 7.12. (v. 547-548) – Singulière posture : tête enfoncée en bas, face et dos retournés. Dante a repris l’image : dans son enfer, il voit les simoniaques, la tête en bas avec le corps dans des trous, avec seulement les pieds et les jambes, jusqu’au gras du mollet, qui dépassaient, et les plantes des deux pieds de chacun qui brûlaient… (Divina Commedia 19, 22-30). (v. 551-552) – Ps. 21(20), 10. S. Grégoire, Mor. XV, 35 ( S. C. 221, p. 6263) : “Unde per psalmistam dicitur : Pones eos ut clibanum ignis”. (v. 568-569) – Mat. 8, 12 ; 13, 42,50 ; 22, 13 ; 24, 5 ; 25, 30. Ps. 35(34), 16 ; 37(36),12 ; 112(111),10. (v. 574) – Job 24, 19 (selon le texte de la Vulgate) : “ad nimium calorem transeat ab aquis nivium et usque ad inferos peccatum illius”. (v. 587-592) – Bernard rejette la représentation de l’enfer du Livre VI de l’Enéide, celle qui figure si largement dans l’enfer de Dante. (v. 589) – le mot “cymba” est utilisé par Virgile, En. VI, 303 pour désigner le bateau de Charon, le nocher des enfers. (v. 592) – “lapis gravis” : allusion à Sisyphe ; “lacerans avis” : allusion à la punition de Prométhée. Bernard se sert de Virgile pour critiquer les représentations de la mythologie classique. En fait, Virgile, dans sa description, ne mentionnait ni Eaque ni Sisyphe ; il mentionnait Typhon et Prométhée, mais pas dans le livre VI de l’Enéide. (v. 597) – Is. 30, 31 : “pavebit Assur”. (v. 608) – Job 9, 7 : “stellas claudit”. (v. 613) – 1 Rois 16-21 ; 2 Rois 9. (v. 631) – le Styx : le fleuve des enfers, aux eaux noires et glacées. (v. 643-646) – Virgile, En. VI, 635-640. (v. 656) – Mat. 19, 20 ; 20, 16 ; Marc 10, 31 ; Luc 13, 30. (v. 665) – Luc 16, 19-31. (v. 740) – Isidore de Séville (Etymologiarum sive Originum, XI, 1) ; S. Grégoire, Mor. XII, 37 (S. C. 212, p. 200-201) : “homo enim ab humo appellatus est”. La paronymie homo-humus se retrouve partout au Moyen Âge. Voir Scott G. Bruce, “Nunc homo, cras humus : A Twelfth-Century Cluniac Poem on the Certainty of Death (Troyes, Médiathèque de l’Agglomération troyenne 918, fols 78v-79v)”, in The Journal of Medieval Latin, vol. 16 (2006), p. 95-110. (v. 742) – “cornua ferrea”, symboles de force, 1 Rois 22, 11. “Pourquoi prendre pour toi les cornes de fer” : pourquoi cette prétention à être si fort ? (v. 745) – “Unde superbia ?” Eccli. 10, 9 ; voir aussi plus haut v. 738, 740 ; et dans le De octo vitiis 101 : “quid, terra cinisque, superbis ?” (v. 761-762) – Même genre d’interrogations et de réponses dans De octo vitiis 52 : “Quid bona carnis ? Humus. Quid honor ? Fex. Quid lucra ? Fumus.” (v. 799) – “eburnea colla” : Ovide, Mét. III, 422 ; 4, 335. (v. 804) – “collaque lactea” : Virgile, En. VIII, 660.

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(v. 805) – “cerea brachia” : Horace, Odes I, 13, 1. (v. 825) – “Lyncea lumina” : “yeux de lynx” pourrait se traduire aussi par “yeux de Lyncée” : Horace, Sat. I, 2, 90. Lyncée était un des Argonautes, célèbre pour sa vue perçante. (v. 864) : “Unda” renvoie à l’idée d’abondance : voir I, 213, 629, 1001. Le terme “vorago” est souvent associé à l’idée de corruption : voir ci-dessus I, 44, note 4. (v. 879) – “ad mala crescit.” Même expression dans le De octo vitiis, 65. (v. 895) – Allusion au récit de Virgile sur la chute de Troie et la mort de Priam, “lui qui régnait fièrement sur tant de peuples ! Tronc immense, il gît sur le rivage” (En. II, 556-558). “Ingens truncus” est devenu ici “iners truncus”. (v. 897-898) – Mot spatial pour évoquer la brièveté. S. Grégoire, Mor. XV, 4 (S. C. 221, p. 14-15) : “ad instar puncti”. (v. 899) – Horace, Ep. I, 16, 79 : “mors ultima linea rerum est” : “en la mort tout finit”, ou “la mort est la fin de la course”. Bernard reprend la même expression dans le De octo vitiis, 26. On a souvent fait référence à cet apophtegme d’Horace : en particulier Montaigne, Essais, I, 20. (v. 905) – Eccles. 1, 2-3, 14. (v. 917) – Double punition d’Absalon (“ultio duplex”) : voir 2 Sam 18, 9-15 : il est pendu, la chevelure prise dans la ramure d’un arbre, et il est transpercé, trois javelots plantés dans le cœur. (v. 932) – La “sportula” était, dans la Rome ancienne, un panier-repas contenant des dons en nature que les “patrons”, riches seigneurs ou patriciens se devaient de donner à leurs “clients” (Juvénal, Sat. I, 95 ; X, 46). (v. 942) – Hildebert de Lavardin : “quam socius et pius esse socer” (P. L. 171, 1409 (LXIII : De Roma) ; éd. Scott, poème 36, 10. Le gendre en question est Pompée. (v. 952) – Une variante de ce vers, Stat rosa (pour Roma) nomine… a inspiré le titre du Nom de la rose à Umberto Eco : “Depuis que j’ai écrit le Nom de la rose, je reçois de nombreuses lettres de lecteurs, la plupart pour me demander ce que signifie l’hexamètre latin final et comment il a engendré le titre. Invariablement, je réponds qu’il s’agit d’un vers tiré du De contemptu mundi de Bernard de Morlaix, un bénédictin du XIIe siècle, qui s’est livré à des variations sur le thème de l’ubi sunt (d’où a dérivé par la suite le Mais où sont les neiges d’antan de Villon) et a ajouté au topos courant (les grands de jadis, etc.) l’idée que, bien que toutes les choses disparaissent, nous conservons d’elles de purs noms. (Apostille au Nom de la Rose, Grasset, 1985, p. 509). Voir Ovide, Mét. 15, 429-430 : “Oedipodioniae quid sunt, nisi nomina, Thebae ? quid Pandioniae restant, nisi nomen, Athenae ?” Et dans le De octo vitiis 154 : “Nomina sola sonant pueri que laude coronant.” (v. 955) – “Unda” indique souvent l’idée d’abondance, mais peut désigner, comme ici, la vague passant rapidement et laissant la place à une autre. (v. 970) – Hildebert de Lavardin, éd. Scott, poème 22, 21. (v. 983) – S. Grégoire, Mor. XI, 68 (S. C. 212, p. 138-139) : “numquam in eodem statu permanet”.

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(v. 989) – Voir Shakespeare, Measure for Measure, Acte II, scène II : “our glassy essence”. (v. 993) – S. Grégoire, Mor. XV, 7 (S. C 221, p. 18-21) : “Velut somnium avolans non invenietur, transiet sicut visio nocturna”. (v. 994-996) – Joël 3, 4 ; Mat. 24, 29 ; Apoc. 6, 12. (v. 997) – Euménides, divinités du monde infernal. Voir aussi Erinyes (livre II, 668). L’Orestie d’Eschyle s’achève sur la transformation des divinités de la vengeance, les Erinyes, en Euménides, déesses bienveillantes ; mais, ici, dans le contexte des signes impressionnants, Bernard ne retient pas cette note de bienveillance. (v. 1012) – Selon la mythologie grecque, Astrée, fille de Zeus et déesse de la Justice, se retira du monde des mortels à la fin de l’âge d’or pour se fixer dans les cieux sous le nom de Vierge (constellation de la Vierge) : Juvénal, Sat. VI, 19-20 ; Ovide, Mét. I, 150. Voir aussi De octo vitiis 1050, reprenant les expressions d’Ovide. (v. 1026) – Reprise du verset de la lettre de Saint Jean (1 Jean 2, 18) qui inspirait la première ligne du poème : “Filioli, novissima hora est, et sicut audistis quia antichristus venit, nunc antichristi multi facti sunt, unde scimus quoniam novissima hora est”. Une venue de l’Antichrist est associée à “la fin des temps”. (v. 1028) – Apoc. 12, 3-4. (v. 1033) – Apoc. 8, 2 ; 8, 6 ; 11, 15. Voir livre III, 865. (v. 1033) – Apoc. 15, 1. Voir livre III, 865. (v. 1034) – Ce que Paul a annoncé (2 Th. 2, 1-8) et qui est nommé ici par Bernard “recessio”, la Vulgate le nomme “discessio”. Le contexte et les lignes qui suivent dans le poème de Bernard induisent à penser qu’il s’agit du déclin de l’Empire romain. (v. 1049-1058) – Un des “signes” qui a dû frapper les esprits à l’époque de Bernard le Clunisien est l’histoire des sœurs siamoises de Biddenden (qui ont vécu de 1100 à 1134). Voir plus haut, dans l’Introduction, les éléments de datation du De contemptu mundi. (v. 1059-1063) – Mat. 24, 4-5, 23-25. (v. 1065-1068) – Malachie 3, 23 ; Mat. 11, 11-14 ; 17, 10-13.

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(v. 6) – Ovide, Mét. I, 111-112. Lév. 20, 24 ; Nb. 13, 27 ; Eccli. 46, 8 ; Jér. 11, 5 ; 32, 22 ; Bar. 1, 20. Voir livre I, 214. (v. 36) – On trouve chez Bernard le Clunisien de nombreuses et sévères diatribes contre l’argent, la richesse, le commerce. L’émergence d’une économie basée sur l’argent comme référence commune et mesure usuelle de la valeur des choses suscite la méfiance de beaucoup ; il est encore difficile de définir les responsabilités et les devoirs sociaux et moraux de chacun. (v. 38) – Le grand fleuve de la péninsule ibérique est associé à l’or, chez de nombreux auteurs latins. Ovide, Mét. II, 252. (v. 43-44) – Rom. 2, 14-15.

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(v. 46) – “color Indicus” : l’indigo, le bleu indigo. (v. 46) – Peuple mythique de cyclopes disputant aux Griffons l’or et les pierres précieuses du fleuve Arimaspius. (v. 52) – “Venus ebria” : expression que l’on retrouve plusieurs fois dans le De contemptu mundi (II, 55, 647 ; III, 831), empruntée à Juvénal, Sat. VI, 300. (v. 77) – L’arbre de Jupiter est le chêne. Ovide, Mét. I, 101. (v. 79) – “sub Iove” : sous la voûte céleste, à la belle étoile. Les paronymes ove-Iove utiles pour la rime amènent deux propositions disparates. (v. 97) – “mundus” : l’adjectif (= propre) et le nom (= le monde). (v. 145) – L’Averne : le lac de Campanie où les poètes latins plaçaient l’entrée des enfers. Terme très répandu pour signifier l’enfer. (v. 152) – “furor impius intus” : Virgile, En. I, 294. (v.158) – “colchica pocula” : le colchique est une plante vénéneuse. (v. 165) – Nabuchodonosor, roi de Babylone, s’empara de Jérusalem en 597 av. J. C. S’en suivit la déportation des Juifs à Babylone : 2 Rois 24. (v. 167) – Sédécias, le dernier roi de Juda. Sa révolte contre Nabuchodonosor, en 587 av. J.C., se termine mal ; il eut les yeux crevés : 2 Rois 25, 5-7 ; Jér. 21. (v. 171) – “unica mortis imago” : allusion à Virgile, En. II, 369 (“plurima mortis imago”). Voir le même vers au livre III, 837. (v. 180) – Jacob – Israël : Gen. 32, 29. (v. 180 et 182) – Léa et Rachel (Gen. 29 et 30) ; Marthe et Marie (Luc 10, 41-42). Voir livre I, 187, note 21. (v. 201) – “peripsema” : 1 Cor. 4, 13. (v. 207) – “cana fides” : Virgile, En. I, 292-293. (v. 230) – Eccli. 38, 11 : “memoriam similaginis”. Le “mémorial de fine fleur de farine” évoque “panis et vini sacrificium in memoriam Dominicae passionis oblatum” ( P. L. 113, 1220 : glossa ordinaria). (v. 234) – Eph. 6, 17 ; Héb. 4, 12. (v. 250) – “cerasta” : vipère à corne (Pline l’Ancien, Histoire Naturelle, VIII, 85 ; Lucain, Pharsale 9, 716). (v. 265) – selon l’étymologie de pontifex : faiseur de ponts. (v. 266) – Phlégéthon, le fleuve des enfers qui roule des flammes : Homère, Odyssée, X, 513 ; Virgile, En. VI, 550-551. (v. 271) – “praesulis infula” : l’infule était, dans la religion romaine, un bandeau sacré qui couvrait le front des prêtres. Le mot, utilisé plusieurs fois par Bernard (livre III, 25, 471, 561, 595, 596) surtout dans le contexte de la dénonciation de la simonie, signifie la mitre comme insigne de la charge pontificale. (v. 283) – L’idée de deux pouvoirs, l’un temporel, l’autre spirituel, se fonde sur la parole du Christ rapportée dans les évangiles synoptiques (Mat. 22, 21 ; Marc 12, 17 ; Luc 20, 25) : “Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu”. Selon la théorie des deux glaives, formulée par Bernard de Clairvaux, l’autorité temporelle doit être subordonnée à l’autorité spirituelle. Ici, Bernard le Clunisien se borne à constater qu’il n’y a plus d’autorité ni temporelle ni spirituelle, et donc plus de protection.

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(v. 349) – Juvénal, Sat. X, 22. L’expression est devenue proverbiale. Dans le De octo vitiis, 383, on trouve : “non cantat lator coram latrone viator”. (v. 366-367) – “Mammon” : le mot désigne la richesse, souvent le gain mal acquis ; personnification des biens matériels comme objet de convoitise et sécurité illusoire ; quasi identification à une puissance démoniaque. Mat. 6, 24 ; Luc 16, 9, 11, 13. (v. 387) – “aurea zona pudoris” Dan. 10, 5 ; Apoc. 1, 13 ; 15, 6. Même expression dans un autre poème de Bernard, le De castitate servanda, 416. (v. 392) – Juvénal, Sat. X, 31-33, 47 : “La critique par le fou rire est à la portée de tous… Démocrite se tenait les côtes en permanence… Il trouvait matière à rire chaque fois qu’il croisait quelqu’un”. (v. 403) – Tanaïs, ancien nom du Don. Horace, Odes III, 10, 1 ; Virgile, Géorg. IV, 517. (v. 403) – Syene, lieu de la Haute Egypte, sur le Nil, proche du gouffre où, selon les croyances, le Nil prenait sa source : Ovide, Mét. V, 74. (v. 412) – Mat. 7, 13. (v. 419) – Même expression dans le De octo vitiis 1018 : “fervet adultera” : l’adultère bouillonne, elle est en effervescence, elle est partout. (v. 420) – Mat. 14, 3-4 ; Marc 6, 18. (v. 425) – Héb. 13, 4. (v. 430-431) – Gen. 18, 20-21 ; 19, 13. Voir aussi livre III, 187. (v. 432) – Gen. 6 ; Mat. 24, 37-39. (v. 433) – Gen. 6, 11 ; Osée 4, 2. (v. 437) – Prov. 7, 21-23 ; Eccles. 7, 26. (v. 450) – Locuste, célèbre empoisonneuse romaine, complice de Néron : Juvénal, Sat. I, 69-72. (v. 455-456) – Expression semblable dans le De octo vitiis 793-794 : “femina nulla bona, sed si…”. (v. 459) – La plupart de ces qualificatifs injurieux se trouvent chez Hildebert de Lavardin (P. L. 171, 1428 (CVIII : Quam periculosa mulierum familiaritas), en particulier “fossa novissima”. George J. Engelhart, in Mediaeval Studies, 26, p. 124 indique “fossa notissima”, expression que l’on trouve dans Juvénal, Sat. II, 10. Voir aussi Prov. 22, 14 ; 23, 27 : “fovea profunda”. (v. 459-460) – Mêmes expressions, pour l’assonance, dans De octo vitiis 798-799 : “predaque, predo, dulcis putredo cute pulcra.” (v. 463) “Vas minus utile” : voir 2 Tim. 2, 20-21. (v. 468) – Osée 10, 13. (v. 477) – Protée, le dieu qui se dérobait par mille métamorphoses : Ovide, Met. VIII, 731. (v. 486-489) – Hildebert de Lavardin : P. L. 171, 1429 (CX : Quam nociva sint sacris hominibus femina, avaritia, ambitio). (v. 513) – Juvénal, Sat. 6, 641 ; Hildebert de Lavardin (P. L. 171, 1428). Voir plus haut II, 459.

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(v. 519-520) – Eccli. 42, 14 ; S. Grégoire Mor. XI, 65 ( S. C. 212, p. 132133). (v. 539) – Juvénal, Sat. VI, 165. (v. 549) – La loi Julia est une des lois d’Auguste sur le mariage, condamnant l’adultère et le concubinat. La loi Scantinia concernait les corrupteurs de la jeunesse et punissait la pédérastie. Juvénal, Sat. II, 37, 44. (v. 552) – Horace, Odes I, 13 ; 3, 9. (v. 552) – Même référence à Lucrèce et aux Sabines dans le De octo vitiis 1019. (v. 553) – Virgile, En. I, 490. (v. 555) – Juvénal, Sat. VI, 53-54. (v. 606) – Horace, Sat. II, 3, 321. Verser de l’huile sur le feu : expression devenue proverbiale. (v. 609) – Noé : Gen. 9, 20-27 ; Lot : Gen. 19, 32-33. (v. 631) – Luc 21, 34. (v. 633) – “vorago”, abîme de corruption : voir I, 44, note 4. (v. 639) – Phil. 3, 19. (v. 640) – Expression semblable dans le De octo vitiis 595 : “pudor ire pudenter”. (v. 641) – 2 Rois 25, 8-10 et Jér. 52, 14. S. Grégoire (Mor. XXX, 59), se reportant aux versions de l’Ecriture qu’il avait en mains, dit : “Princeps coquorum destruxit muros Jerusalem.” En fait, il s’agit du chef de l’armée, non du chef des cuisiniers ; mais le mot “cuisinier” permettait d’appliquer la citation de l’Écriture au développement sur la gourmandise. Hildebert de Lavardin, Ex Veteri Testamento XXXVII (P. L. 171, 1269) et Bernard le Clunisien, ici et dans le De octo vitiis 538-539, suivent le texte de Grégoire, même dans cette fantaisie. (v. 644) – “cytherea”, adjectif qui désigne Vénus, la déesse de Cythère, pays des amours et des plaisirs, en langage poétique. (v. 649) – Sag. 9, 15. (v. 650) – Voir livre I, 400, note 49. (v. 656) – Ovide, Mét. VIII, 20. (v. 668) – Erinyes : les divinités grecques de la vengeance. Voir aussi Euménides (livre I, 997, note 95) ; chez les Romains, ce sont les Furies. Ovide, Mét. IV, 490 ; Virgile, En. VII, 447. Dans le De octo vitiis 817 et 1341 : “fera regnat Erinis”. (v. 680) – Ce passage sur les violences domestiques est inspiré d’Ovide, Mét. I, 143-150 : “L’hospitalité n’offre plus un asile sacré ; le beau-père redoute son gendre…” Expression semblable dans De octo vitiis 899-900 : “non hospes ab hospite tutus, non socer a genero.” (v. 689) – “Ister” : nom du Danube inférieur. (v. 692) – Apoc. 3, 16. (v. 713-714) – Mat. 24, 24-25. Controverse entre les clunisiens et les cisterciens : voir l’Introduction. (v. 718) – Allusion à la diatribe de Juvénal, Sat. II, 11, contre ceux qui ont l’audace de parler de morale et dont “la membrure hirsute et les bras à poil dur annoncent une nature inflexible”. Voir ci-dessous II, 750.

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(v. 720) – Allusion à un passage connu de Virgile, dans les Bucoliques, Églogue III, 93 : “O pueri, fugite hinc – latet anguis in herba.” (v. 728) – Mat. 7, 15. (v. 735-758) – Bernard le Clunisien dirige la satire contre Bernard de Clairvaux. (v. 741) – Argus est, dans la mythologie grecque, le prince géant aux cent yeux dont cinquante restaient toujours ouverts. (v. 749) – Hector et Nestor, héros de la guerre de Troie : Hector, le vaillant et fougueux combattant, et Nestor, le type du sage conseiller aux interventions modératrices. (v. 753) – Juvénal, Sat. II, 40. (v. 755) – Iarbas, roi des Gétules (Maures d’Afrique) qui voulait épouser la princesse de Tyr, Didon (Virgile, En. IV, 35, 196, 326). (v. 758) – Ps 45(44), 14. (v. 761) – la lettre upsilon ; voir livre I, 268. (v. 763) – Mat. 7, 13-14 ; voir livre III, 257, 801. (v. 781) – Ex. 1, 22. (v. 799) – Juvénal, Sat. XIII, 27. (v. 803-804) – Renforcement d’une affirmation par l’absurde à la manière de Boèce qui énonce aussi de semblables extravagances : chercher l’or sur les arbres, les perles dans les vignes, les poissons dans les montagnes… (Boethii Philosophiae Consolatio, ed. L. Bieler, Brepols 1957, ch. III, metrum 8, p. 48-49). (v. 805-807) – Bernard cite les poètes satiriques qui ont critiqué la société dans laquelle ils vivaient et n’ont pas hésité à lancer des invectives et des attaques personnelles, en se servant de la caricature et du stéréotype, de l’humour et de l’ironie : Horace, Perse, Juvénal, Lucilius, et aussi Caton : Caton l’Ancien, dit le Censeur, ou plus probablement Caton d’Utique, le farouche stoïcien, arrière petit-fils du précédent. (v. 815) – Charybde, un des monstres fabuleux gardant le détroit de Messine, qui, dans ses tourbillons, engloutissait d’énormes quantités d’eau et les navires (Homère, Odyssée). (v. 827) – Le Léthé, le fleuve des enfers dont l’eau faisait oublier le passé. Ovide, Ex Ponto II, 4, 23. (v. 834) – Job 21, 7-8. (v. 835) – Juvénal, Sat. III, 239 ; 4, 75. (v. 836) – Amos 6, 4. (v. 837) – Eccles. 10, 16 ; Is. 5, 11. (v. 854 à 906) – Mat. 6, 19-21 ; 24, 43 ; Luc 12, 16-20, 33-34, 39-40 ; Marc 8, 36-37 ; Jac. 4, 13-14 ; Apoc. 3, 17. (v. 871) – Luc 12, 16-18. (v. 875) – “ipse sed alter” : l’expression s’applique ici au riche devenu pauvre ; mais Bernard l’a appliquée au Christ (I, 425 : “alter at idem”), au monde renouvelé (I, 39 : “ipse sed alter”), à l’âge d’or (II, 99 : “alter at idem”). (v. 899) – Retour sur l’épisode de Lazare et du mauvais riche : Luc 16, 1931 ; voir livre I, 665 –694.

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(v. 907) – Virgile, Géorg. I, 56 : “India mittit ebur”. (v. 912) – Luc 6, 26. (v. 919-925) – Mat. 25, 42-43. (v. 921) – Is. 5, 12. (v. 929) – Expression semblable dans De octo vitiis, 536. (v. 946-947) – Juvénal, Sat. I, 87-88. (v. 969, 972) – Dans ce poème, Bernard parle de sa Muse ici et au livre III, 249. Bien plus souvent dans le De octo vitiis, il se dit inspiré par sa Muse : De octo vitiis 321, 322, 488, 1366, 1371, ou par la muse Thalie, Muse de la Poésie : De octo vitiis 229, 345, 373, 600, 1365. (v. 973) – La métaphore de “jeter l’ancre” termine aussi le De octo vitiis. C’est une métaphore très fréquente ; voir par exemple Ovide, Ars amatoria I, 772.

Notes du Livre III 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13

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(v. 19) – Eccles. 10, 19. Voir livre II, 851. (v. 25) – Act. 8, 18-19. (v. 59-60) – Juvénal, Sat. VI, 16-17. (v. 63-64) – Juvénal, Sat. XIII, 60, 89, 94. (v. 93) – Rom. 16, 18 ; Phil. 3, 19. ( v. 99) – Juvénal, Sat. VI, 165. (v. 103) – Bélial, personnification du mal : Deut. 13, 141 ; Sam. 1, 16 ; 2, 12 ; Ps. 18(17), 5 ; 2 Cor. 6, 15. (v. 103) – Phil. 2, 21. (v. 111-112) – Ps. 14(13), 3 ; Rom. 3, 12. (v. 120) – 2 Tim. 4, 4. (v. 135) – nom d’un esclave dans la comédie Les Adelphes de Térence. (v. 137) – l’une des Furies, divinités du monde infernal chez les Romains (les Erinyes chez les Grecs) : Virgile, En. VI, 555 ; Ovide, Mét. IV, 464-562. (v. 177) – Sodome est, avec Gomorrhe, la cité biblique détruite par le feu du ciel, en raison de sa dépravation, l’homosexualité (Gen. 18, 20-21 ; 19). Ce vice considéré comme abominable est appelé sodomie par Bernard comme par tous les auteurs de cette époque. Les XIe et XIIe siècles fournissent une abondante littérature sur le sujet. On trouve encore chez Bernard le Clunisien dans le De octo vitiis (v. 930-984) une sévère désapprobation de cette pratique. (v. 182) – Junon, déesse de la nature féminine, est abandonnée ; elle, l’épouse de Jupiter, se voit préférer l’adolescent Ganymède. “Iuno relinquitur” répété plus loin III, 194. (v. 182) – Pétronille a été non pas abandonnée, mais martyrisée ; considérée comme la fille spirituelle de saint Pierre, elle était devenue depuis Pépin le Bref la patronne des rois de France. (v. 184) – Au Moyen Âge, on pensait que l’hyène pratiquait la sodomie. Mais plus loin (III, 208, 214-215), Bernard insiste sur le fait que les animaux sans raison ne connaissent pas de tels désordres.

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(v. 191) – Ganymède, prince légendaire de Troie, adolescent fameux pour sa beauté, enlevé par les dieux ou par Zeus lui-même, vivra, immortel parmi eux, servant d’échanson à Zeus devenu son amant. Le nom propre utilisé comme nom commun devient une antonomase. (v. 198) – Les Cyclades sont dans la mer Egée, et non dans l’Adriatique. (v. 203) – Ovide, Mét. IV, 285-415. (v. 212) – Comme exemples de pratiques contre nature dans la sexualité féminine, Bernard évoque des femmes incestueuses : Myrrha (Ovide, Mét. X, 319-355) ; Jocaste, mère et épouse d’Œdipe (Homère, Odyssée XI, 271) ; Phèdre (dont l’histoire a inspiré Sophocle, Euripide, Sénèque) ou débauchées comme Messaline-Lycisca (Juvénal, Sat. VI, 115-132). (v. 257) – Mat. 7, 13-14 ; voir livre II, 763, et plus loin livre III, 801. (v. 261) – Nothus, le vent : Virgile, En. III, 265 ; VI, 355 ; Ovide, Mét. I, 262-265. (v. 265- 281) – Mat. 8, 23-25 ; Marc 4, 35-38 ; Luc 8, 22. (v. 279) – Aquilon, vent du nord : Virgile, Géorg. I, 460 ; II, 399-400 ; Ovide, Mét. I, 262-265. (v. 279) – Austral, vent du midi : Virgile, Géorg. I, 462 ; S. Grégoire, Homélie sur Ézéchiel (S. C. 327, p. 96-97). (v. 283) – “parca perit manus” : une traduction littérale (la main économe a disparu) ne rendrait pas le sens. Bernard fait allusion à un passage d’Horace, Odes, III, poème 16, 43 : “Bene est cui deus obtulit parca quod satis est manu” ; et cette allusion que ses lecteurs devaient reconnaître est une façon de dire que le pauvre souffre en ces temps difficiles. (v. 305-306) – Personnages et sujets d’étude que l’on devait rencontrer dans le programme des arts libéraux : Agénor (Virgile, En. I, 338 ; Ovide, Mét. III, 8) ; Mélibée, un berger (Virgile, Bucoliques, Églogue I) ; les mesures saphiques ; le De bello civili de César ; Capanée, un des sept chefs devant Thèbes (Ovide, Mét. IX, 404). (v. 307) – Muse de la comédie et de la poésie. Virgile, Bucoliques, Églogue VI, 2 ; Horace, Odes IV, 6, 25. Voir livre I, 645 ; livre II, 969, 972 ; livre III, 249. (v. 309-318) – Éloge de saint Grégoire le Grand. Durant le Moyen Âge, Grégoire est l’une des autorités les plus souvent citées dans la prédication et l’enseignement. On trouve ses ouvrages dans toutes les bibliothèques monastiques. Selon l’abbé de Cluny, Pierre le Vénérable, “chaque jour et sans interruption, des frères innombrables, jusque parmi les plus simples et les moins instruits, récitent, entendent, lisent et comprennent la Vie de saint Grégoire, ses Homélies, ses Dialogues” (P. L. 189, 839). Pourtant Bernard le Clunisien regrette fortement qu’il ne soit déjà plus tellement en faveur et qu’on l’ouvre tard et qu’on le ferme vite. (v. 325) – Ovide, Mét. I, 468-471. (v. 348) – Ps. 18(17), 35. (v. 354) – Le juge Héli, incapable d’élever ses propres fils (1 Sam. 2, 12-17 ; 22-25). Ne pas confondre avec le prophète Élie (ci-dessous v. 357). (v. 357) – Jézabel maudite par le prophète Élie : 1 Rois 16-21 ; 2 Rois 9. Voir livre I, 613.

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(v. 374) – Mat. 5, 13. Voir livre I, 606. (v. 375) – Mat. 15, 14. Même image dans le De octo vitiis 1223-1224. (v. 376) – Allusion à l’étymologie grecque du nom de l’évêque, “episcopus”, celui qui veille, le veilleur. (v. 380) – 1 Cor. 5, 4-5. (v. 382) – Ex. 14, 16, 21. (v. 386) – Allusion à la parabole des talents : “euge, bone serve et fidelis” (Mat. 25, 21-23). (v. 390) – Mat. 25, 24-25. (v. 404) – Plus loin, v. 422, commence l’allégorie satirique de l’évêque du ventre. Dans le De octo vitiis 1164, Bernard, parlant de prêtres (rectores templi), dit : “ventris, non Christi, gaudent satis esse ministri”. (v. 433) – Vins de Falerne : Horace, Odes I, 27, 10 ; III, 1, 43. Vins de Maréotide : Horace, Odes I, 37, 14-15 ; Virgile, Géorg. II, 91. (v. 435) – Il s’agit du benedicité, bénédiction avant le repas. (v. 459) – Voir plus haut livre III, 404. (v. 463-464) – Dans les prescriptions minutieuses sur les vêtements et ornements du grand-prêtre Aaron, il y a le port du diadème : Ex. 28, 36-38 ; Lév. 8, 9. Ce qui figure le port de la mitre : “mitra” (v. 464) ou “infula” (v. 471). (v. 481) – Ps. 2, 9 ; Apoc. 12, 5. (v. 484) – Gen. 31, 36-40. (v. 502) – Jean 6,15 ; 18, 33-36. (v. 517) – “Munera munere” : Jeu sur les deux sens du mot “munus” : 1) fonction, office, charge ; 2) don, présent, cadeau. L’argumentation est servie par l’homonymie. (v. 538) – Mat. 21, 12-13 ; Marc 11, 15-17 ; Luc 19, 45-46 ; Jean 2, 14-17. (v. 550-551) – 2 Rois 5, 20-27. (v. 567) – Jean 10, 12. (v. 584-586) – Mat. 23, 6-9. Voir aussi De octo vitiis 1182-1185. (v. 589) – Voir plus haut livre III, 569-570. De octo vitiis 1216, 1245. (v. 590) – Jean 11, 38-39. Voir livre I, 411. (v. 591-593) – Jean 10, 1-14. (v. 597) – Romulus, fondateur de Rome, personnifiant Rome. (v. 600) – Oppositions montrant l’ambiguïté de la situation : l’Église de Rome prétend s’imposer et transmettre l’appel à la conversion et la vie spirituelle, alors qu’elle est abattue, démunie, et n’a plus rien à donner. (v. 613) – Les Romains : Horace, Ep. I, 6, 7 ; Ovide, Mét. XIV, 823. (v. 614) – Voir plus loin livre III, 797. Même image dans De octo vitiis 1292-1293. (v. 617-618) – Opposition anticipant la description du nonce papal (III, 699-720). (v. 621) – Salluste, “La guerre de Jugurtha”, ch. 49. Voir De octo vitiis 1290. (v. 623) – Scylla, le monstre qui attrape et mange les marins des bateaux qui s’approchent trop de son antre (Homère, Odyssée). Voir Charybde, livre II, 815. “Scylla vorax…” Dans le même contexte de la voracité de Rome, on trouve “Scylla rapax” dans De octo vitiis 402, et aussi dans un

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poème anonyme transmis sous le nom d’Hildebert de Lavardin (P. L. 171, 1441-1442). (v. 627-629) – De octo vitiis 1274-1275 ; 1288-1289. (v. 656-657) – Act. 5, 1-7. (v. 667) – “ligustrum” : le troène remplace ici la traditionnelle branche d’olivier pour signifier la paix. (v. 675) – Familles célèbres ayant joué un rôle dans l’histoire romaine. (v. 678) – 1 Cor. 15, 8-9. (v. 682) – “ad limina, ad limina apostolorum” : l’expression désigne la Rome chrétienne, le Siège apostolique. (v. 685-686) – Selon la légende de la fondation de Rome, Romulus tua Rémus, son frère jumeau. (v. 707) – Le “légat a latere” est un représentant direct du pape, nonce ou ambassadeur détaché de son entourage, de son conseil, donc envoyé par le pape comme un autre lui-même avec des pouvoirs étendus. L’usage des légats a latere s’est répandu au Moyen Âge. (v. 725) – Crassus, le général romain, surnommé “Dives”, le Riche, franchit l’Euphrate en 53 av. J.C. pour affronter les Parthes, mais il fut vaincu et assassiné. (v. 731) – Hildebert de Lavardin (P. L. 171, 1409 ; éd. Scott, poème 36, 20). (v. 736) – Dardanias arces : Ovide, Mét. XV, 431 ; Ausanias arces : Virgile, En. IV, 349 ; VII, 233. (v. 737-738) – Virgile, En. I, 260-264. (v. 749) – Qua Padus incipit : localisation importante pour les Anciens (Pline l’Ancien, Histoire Naturelle, III, 117) ; Thyle : limite septentrionale du monde connu des anciens. (v. 759-760) – L’hydre, le monstre fabuleux à plusieurs têtes ; un des travaux d’Hercule consistait à le terrasser alors que chaque tête coupée repoussait immédiatement. (v. 770) – Mat. 23, 27. (v. 794) – Othon : l’empereur romain du Ier siècle, ou l’un des ducs de Bavière ou des rois et empereurs germaniques des Xe ou XIe siècle. (v. 796) – Hildebert de Lavardin (P. L. 171, 1429 ; éd. Scott, poème 50, 38). (v. 801) – Mat. 7, 13-14 ; voir livre II, 763, et ci-dessus livre III, 257. (v. 822) – Virgile, En. IV, 123. (v. 837) – Même vers au livre II, 171 ; allusion à Virgile, En. II, 369. (v. 855) – Eph. 5, 14 ; Rom. 13, 11. (v. 858) – Rom. 13, 12 ; Eph. 6, 11-17. (v. 865) – “tuba septima” : Apoc. 8, 2 ; 8, 6 ; 11, 15 ; “novissima plaga” : Apoc. 15, 1. Voir livre I, 1033. (v. 871) – Ovide, Mét. XV, 392-405. La référence à la légende de cet oiseau merveilleux qui renaît de ses cendres a été utilisée par les chrétiens (Lactance) pour symboliser l’immortalité de l’âme et la résurrection du Christ. (v. 895) – “viva monilia” : voir livre I, 257 ; livre II, 422 ; “vasa decoris” : Rom. 9, 23.

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(v. 903) – Mat. 8, 25 ; Marc 4, 38 ; Luc 8, 22. Voir plus haut, livre III, 265281. Voir aussi la fin du De octo vitiis 1387.

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APPENDICE 1 Extraits de “Hymns ancient and modern revised”, The Canterbury Press Norwich, 1999. Ces quatre hymnes viennent de la traduction de John Mason Neale dans “The Rhythm of Bernard of Morlaix, monk of Cluny on the Celestial Country” (huit éditions entre 1859 et 1866). “Brief life is here our portion” “Hic breve vivitur, hic breve plangitur, hic breve fletur” “Ici-bas on vit peu de temps, on se lamente un petit moment, on pleure un court instant…” (De contemptu mundi I, 167).

Brief life is here our portion, Brief sorrow, short-lived care: The life that knows no ending, The tearless life, is there. O happy retribution: Short toil, eternal rest; For mortals and for sinners A mansion with the blest ! And now we fight the battle, But then shall wear the crown Of full and everlasting And passionless renown. And now we watch and struggle, And now we live in hope, And Sion in her anguish With Babylon must cope. But he whom now we trust in Shall then be seen and known, And they that know and see him Shall have him for their own. The morning shall awaken, The shadows shall decay And each true-hearted servant Shall shine as doth the day.

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There God, our King and portion, In fulness of his grace, Shall we behold for ever, And worship face to face. Then all the halls of Sion For ay shall be complete, And in the Land of Beauty All things of beauty meet.

“The world is very evil” “Hora novissima, tempora pessima sunt, vigilemus” “Voici la dernière heure, les temps sont mauvais, soyons vigilants !” (De contemptu mundi I, 1).

The world is very evil, The times are waxing late; Be sober and keep vigil, The Judge is at the gate : The Judge who comes in mercy, The Judge who comes with might, Who comes to end the evil, Who comes to crown the right. Arise, arise, good Christian, Let right to wrong succeed; Let penitential sorrow To heavenly gladness lead, To light that has no evening, That knows no moon nor sun, The light so new and golden, The light that is but one. O home of fadeless splendour, Of flowers that bear no thorn, Where they shall dwell as children Who here as exiles mourn! ‘Midst power that knows no limit, Where wisdom has no bound, The beatific vision Shall glad the saints around. 270

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APPENDICES

O happy, holy portion, Refection for the blest, True vision of true beauty, True cure of the distrest ! Strive, man, to win that glory; Toil, man, to gain that light; Send hope before to grasp it, Till hope be lost in sight.

“For thee, O dear, dear Country” “O bona patria, lumina sobria te speculantur” “O heureux pays, les yeux des justes te contemplent…” (De contemptu mundi I, 235).

For thee, O dear, dear country, Mine eyes their vigils keep; For very love, beholding Thy happy name, they weep. The mention of thy glory Is unction to the breast, And medicine in sickness, And love and life and rest. O one, O only mansion! O Paradise of joy! Where tears are ever banished, And smiles have no alloy; The Lamb is all thy splendour, The Crucified thy praise; His laud and benediction Thy ransomed people raise. With jasper glow thy bulwarks, Thy streets with emeralds blaze; The sardius and the topaz Unite in thee their rays; Thine ageless walls are bonded With amethyst unpriced; The saints build up thy fabric, Thy Corner-stone is Christ. 271

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Thou hast no shore, fair ocean! Thou hast no time, bright day! Dear fountain of refreshment To pilgrims far away ! Upon the Rock of ages They raise thy holy tower; Thine is the victor’s laurel, And thine the golden dower.

“Jerusalem the golden” “Urbs Sion aurea… “Cité de Sion, cité d’or” (De contemptu mundi I, 269).

Jerusalem the golden, With milk and honey blest, Beneath thy contemplation Sink heart and voice opprest. I know not, O, I know not, What joys await us there; What radiancy of glory, What bliss beyond compare. They stand, those halls of Sion, All jubilant with song, And bright with many an angel, And all the martyr throng: The Prince is ever with them, The daylight is serene, The pastures of the blessèd Are decked in glorious sheen. There is the throne of David; And there, from care released, The shout of them that triumph, The song of them that feast; And they who with their Leader Have conquered in the fight, For ever and for ever Are clad in robes of white. 272

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APPENDICES

O sweet and blessèd country, The home of God’s elect ! O sweet and blessèd country, That eager hearts expect ! Jesu, in mercy bring us To that dear land of rest, Who art, with God the Father, And Spirit, ever blest. La 4ème stophe a été modifiée en 1861 par les éditeurs des “Hymns Ancient and Modern” ; elle est plus facile à chanter que l’original, mais a perdu de sa force. La version originale, plus proche du texte de Bernard le Clunisien, a été conservée dans le “New English Hymnal” ; elle a bien plus d’éclat : O sweet and blessèd country, Shall I ever see thy face O sweet and blessèd country Shall I ever win thy grace Exult, O dust and ashes, The Lord shall be thy part : His only his for ever, Thou shalt be, and thou art.

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APPENDICE 2 Un texte de Rudyard Kipling. Parmi les nombreux contes de Rudyard Kipling, on trouve une nouvelle assez originale qui fut publiée aux Etats-Unis en septembre 1925 dans Mc Call’s Magazine, puis en Angleterre, dans le Strand Magazine, sous le titre de “The Eye of Allah” (“L’œil d’Allah”) ; elle fut intégrée en 1926 dans le Recueil de nouvelles Debits and Credits (Dettes et créances). Au Moyen Âge, dans un monastère anglais que l’auteur situe dans le Hampshire, près de Winchester, quelqu’un présente aux convives réunis autour de la table de l’abbé une invention révolutionnaire, rapportée d’un voyage en Orient : le microscope, dit “l’œil d’Allah”. Outil scientifique incomparable, ou instrument qu’il faudrait détruire en raison des effets mauvais qu’il pourrait avoir sur l’ordre médiéval ? Le récit est hanté par l’idée de mort et de destruction. Une allusion est faite à Bernard le Clunisien : le chantre fait répéter à la maîtrise le début du De contemptu mundi, dans le texte latin. “Lorsque le repas chez l’abbé, finement cuisiné et parfaitement servi, fut terminé, qu’on eut ôté le linge de table à longues franges, lorsque le prieur eut transmis les clés avec ordre que tout soit fermé au monastère, lorsque les clés eurent été retournées, avec le message : “Qu’il en soit ainsi jusqu’à prime”, l’abbé et ses hôtes allèrent prendre le frais dans un cloître à l’étage, en passant par les plombs, jusqu’au triforium, sur le côté sud du chœur. Le soleil estival était encore chaud, car il n’était que 6 heures, mais l’abbatiale était naturellement plongée dans sa pénombre habituelle. On était en train d’allumer des lampes pour la répétition de la maîtrise, à trente pieds au-dessous d’eux. “Notre chantre ne lui laisse aucun répit, murmura l’abbé. Restez près de ce pilier et écoutons ce qu’il veut lui faire faire.” “Rappelez-vous !” La voix du chantre monta vers eux. “C’est l’âme même de Bernard qui s’attaque à notre monde de péché. 274

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APPENDICES

Mettez-y plus de vivacité et articulez tous les mots plus nettement. Là-haut, dans la tribune ! Allez-y !” Pendant un instant, on entendit l’orgue seul se déchaîner. Puis les voix entonnèrent vigoureusement le premier vers farouche du De contemptu mundi. “Hora novissima, tempora pessima”, une pause profonde, puis le sunt approbateur éclata, comme un sanglot, dans la pénombre, et une voix de garçon, plus claire qu’une trompette d’argent, répondit par le long vigilemus. “Ecce minaciter, imminet Arbiter” (l’orgue et les voix se fondaient en un avertissement terrifiant, puis s’écoulaient doucement jusqu’au ille supremus). Après quoi, les tonalités changèrent pour le prélude au Imminet, imminet, ut mala terminet… “Arrêtez ! On recommence !” cria le chantre; et il en expliqua les raisons un peu plus rondement qu’il n’en avait l’habitude lors des répétitions. “Ah ! La vanité des hommes ! Il a deviné que nous étions là. Allons-nous-en !” dit l’abbé.” Kipling, Œuvres, tome IV, Pléiade, Gallimard, p. 575-576.

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APPENDICE 3 Concernant les controverses entre clunisiens et cisterciens. Extraits d’une lettre de Pierre le Vénérable à Bernard de Clairvaux (1144). The letters of Peter the Venerable, edited by Giles Constable, Cambridge, Mass, Harvard University Press, 1967, tome I, lettre 111, p. 274 à 299. Traduction de cette lettre dans A. Charpentier, Œuvres complètes de Saint Bernard, éd. Louis Vivès, Paris, 1865. Je réponds bien tard à votre chère et aimable lettre quand j’aurais dû le faire avec un empressement égal à mon bonheur… Je commence par déclarer que le motif qui me fait prendre la plume pour vous écrire, non seulement n’est pas d’une importance extrême, mais qu’il n’est ni grand, ni petit si on en juge du point de vue des choses que le siècle trouve grandes et place fort haut dans son estime… Et pourtant il est si grand et si supérieur à tout le reste, que si nous prions l’Apôtre de l’appeler par son nom, il n’en trouve qu’un à lui donner, la charité. Elle est la seule et unique cause qui m’engage à vous écrire ; je compte bien qu’elle sera toujours intacte entre nous et je ne désespère pas de la voir, grâce à vous, tous les jours mieux gardée qu’elle ne l’a été jusqu’à présent par vos religieux et les miens. Car pour ce qui est de l’affection que depuis bien longtemps je vous ai vouée au fond du cœur, je crois bien que les grandes eaux et les fleuves débordés ne pourraient la déraciner ou l’éteindre… Mais étant l’un et l’autre des pasteurs qui comptons dans nos bergeries d’innombrables brebis du Christ, et qui avons reçu l’ordre “de bien connaître notre troupeau”, nous devons voir si nous le connaissons en effet : est-il en bon état ou non, est-il bien ou mal portant, est-il ou n’estil pas en vie ? Mais qu’ai-je besoin de me demander si mon troupeau est bien portant? Ne sais-je pas qu’il n’est même plus en vie s’il faut en croire le disciple bien-aimé du Sauveur qui nous dit: “Ceux qui n’ont plus la charité sont frappés de mort”.

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APPENDICES

C’est que je vois que plusieurs brebis de votre bercail et du mien se sont déclaré une guerre ouverte, et que ceux qui devraient, plus que personne, vivre unis par la charité dans la maison de Dieu, ont cessé de s’aimer les uns les autres ; et pourtant ils servent le même Seigneur, et marchent sous les drapeaux du même roi ! Les mêmes noms les désignent, ce sont des chrétiens et des religieux. Sous le joug de la même foi et dans les liens de la même règle, ils cultivent le champ du même maître et l’arrosent également de leurs sueurs, bien qu’ils le fassent chacun à leur manière. Mais avec le titre de chrétiens et dans la profession de la vie religieuse, ils nourrissent au fond de leur âme je ne sais quelle secrète et coupable division qui empêche que leurs cœurs ne fassent qu’un, comme il semblerait que ce dût être… Mais d’où vient cette animosité réciproque ? pourquoi ces détractions mutuelles ? Peut-être vos divisions n’ont-elles d’autre source qu’une différence d’usages et d’observances monastiques. Mais si telle est, en effet, la cause d’un si grand mal, je la trouve non seulement très déraisonnable, mais encore on ne peut plus sotte et puérile, si vous me permettez de le dire sans détour… Si, pour quelques différences dans les usages et pour une diversité inévitable dans une infinité de choses, les serviteurs du Christ peuvent fouler aux pieds les devoirs de la charité, c’en est fait à l’instant même de la paix, de la concorde, de l’unité, de la loi chrétienne tout entière, non seulement parmi les religieux, mais encore parmi les simples chrétiens… Oui, je soutiens que si cette loi, qui est la charité même, doit plier devant la diversité de nos usages, il n’en faut plus parler désormais, elle n’a plus où régner dès qu’elle ne peut plus exercer son empire là où les usages diffèrent. Dites-moi, mes amis, le monde entier n’a-t-il pas été rempli de tout temps d’une multitude d’églises chrétiennes qui servent Dieu dans la même foi et la même charité ? Le nombre en est presque incalculable ; or on remarque entre elles toutes une diversité d’usages égale au nombre des lieux qu’elles occupent. Ici ce sont des différences dans le chant, les leçons et les offices de l’Église ; là c’est l’habillement qui n’est pas le même ; ailleurs des jeûnes particuliers s’ajoutent aux jeûnes immuables et généraux ; enfin partout ce sont des institutions qui varient selon les endroits, les peuples et les pays, au gré des prélats de chaque église, que l’Apôtre a laissés libres d’agir comme ils l’entendent pour le règlement de ces choses. Faut-il que toutes ces églises renoncent à la charité parce qu’elles ont des coutumes différentes, et les chrétiens cesseront-ils d’être 277

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chrétiens pour n’avoir pas tous la même manière de faire ? perdront-ils enfin le souverain bien de la paix parce qu’ils feront le bien chacun à leur manière ? Ce n’était ni la pensée ni la pratique d’un docteur de l’Église comme saint Ambroise, qui disait, à propos d’un jeûne qu’il voyait pratiqué à Rome et non à Milan dont il était devenu évêque : “Quand je suis à Rome, j’observe le jeûne de cette église ; mais quand je suis à Milan, je jeûne comme à Milan.” Un autre Père de l’Église, saint Augustin, nous dit, en parlant de la dévotion de sa pieuse mère, qu’elle avait voulu à Milan suivre dans ses oblations les coutumes des églises d’Afrique, qui ne ressemblaient pas à celles des églises d’Italie, mais qu’elle en fut empêchée par saint Ambroise. Mais à quoi bon me donner tant de mal pour démontrer par une foule de témoignages et d’exemples une chose aussi claire que le jour… Peut-être me direz-vous qu’on ne saurait raisonner de la même manière pour les usages qui varient d’une église à l’autre et les différences qui se remarquent entre les religieux d’un même ordre… Vous trouvez surprenant que des hommes qui ont embrassé le même institut et qui font profession de la même règle aient des usages différents : à cela je réponds que toutes ces divergences ne signifient absolument rien, dès que, nonobstant cela, les uns et les autres n’en font pas moins leur salut. Qu’importe, en effet, que les sentiers suivis et les routes parcourues ne soient pas les mêmes si on arrive au même endroit… Nous voyons, en effet, que les mêmes points de la règle sont différemment pratiqués par les religieux d’un même ordre ; mais faut-il, dans cette divergence, voir une faute et une violation de la règle ? Gardez-vous en bien… Vous n’agissez sans doute qu’avec l’intention la plus pure, vous qui ne voulez pas admettre un novice à faire profession même après que l’année de son noviciat est entièrement révolue… mais vous, d’un autre côté, ce n’est bien certainement aussi qu’avec les plus pures intentions du monde que vous admettez des novices à la profession avant que leur année de noviciat se soit écoulée… C’est aussi avec la plus grande simplicité d’intention que vous, de votre côté, vous vous contentez de deux tuniques, de deux coules et de quelques autres modiques vêtements de surplus ; vous avez mieux aimé suivre non pas les prescriptions de la règle, mais le conseil et la préférence de celui qui en est l’auteur, que d’ajouter 278

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APPENDICES

aux vêtements permis des vêtements d’un autre genre. Mais, de votre côté, c’est aussi en toute simplicité que vous avez adopté l’usage de petites pelisses, et cru devoir permettre ces vêtements aux religieux faibles, infirmes, délicats et à tous ceux qui habitent dans des pays froids… Bien certainement c’est avec la même simplicité d’intention que vous observez sans aucune exception tous les jeûnes prescrits par la règle, tant ceux qui tombent en hiver que ceux qui arrivent en été ; car vous tenez à ne point déroger aux traditions et à multiplier vos mérites par la rigueur de vos privations. Toutefois, qu’il me soit permis de dire ici toute ma pensée sur le sujet qui nous occupe : j’aimerais mieux qu’on ne jeûnât pas pendant l’octave de Noël, ni les jours de l’Épiphanie et de la Purification, attendu que ce sont des fêtes de Notre-Seigneur. De son côté, c’est avec la même simplicité d’intention, que les autres religieux exceptent du jeûne non seulement les jours de fête dont je viens de parler, mais aussi toutes les solennités de douze leçons, et cela également pour honorer Notre-Seigneur, les apôtres et les saints, et dans la pensée d’imiter la plupart des pieux religieux qui ne jeûnent pas autrement. C’est encore par respect pour la règle, et par conséquent dans une très bonne intention, que vous pratiquez le travail des mains tel qu’il est prescrit ; c’est en même temps obéir à la règle et se soustraire à l’oisiveté si funeste aux âmes, par des pratiques non moins apostoliques que monastiques, et se procurer autant qu’on le peut, à l’exemple de nos pères, les choses nécessaires à la vie. N’est-ce pas par un sentiment pareillement droit et bon que les autres ont en partie supprimé le travail corporel, parce que, vivant au sein de bourgs populeux, de villes considérables, de populations nombreuses, et non plus au milieu des forêts et des déserts, ils ne pourraient, sans de graves inconvénients, traverser si souvent une foule de personnes de tout sexe ; et que d’ailleurs ils n’ont pas toujours d’endroits convenables pour se livrer à ces travaux corporels. Mais pour prévenir les suites fâcheuses de l’oisiveté, ils travaillent des mains quand et là où ils le peuvent, sinon ils remplacent le travail corporel par les œuvres de l’esprit et par des exercices religieux… C’est toujours avec la même pensée de bien faire qu’ici, par exemple, vous vous inclinez profondément, quelquefois même vous vous prosternez jusqu’à terre devant les étrangers qui arrivent ou qui partent, et vous leur lavez les pieds à tous ; c’est parce que vous ne voyez en eux que Jésus-Christ, c’est à lui que vos hommages s’adres279

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sent ; vous entendez pratiquer ainsi comme il faut l’hospitalité que la règle et l’Évangile vous recommandent… Et là-bas c’est aussi pour les meilleures raisons du monde que vous avez cessé de vous prosterner devant tous les étrangers qui vous arrivent et de leur laver respectueusement les pieds, attendu que vous ne pouvez être toute la journée la face contre terre, la multitude de gens qui viennent réclamer de vous les devoirs de l’hospitalité non seulement ne vous permettrait pas de suffire à vos autres devoirs, mais vous placerait même dans l’impossibilité de satisfaire à celui de l’hospitalité… Assurément c’est animés des plus louables intentions que vous faites de votre côté tous les efforts imaginables pour réparer les brèches trop nombreuses faites à l’état monastique et pour relever aussi de leur affaissement les mœurs de beaucoup de maisons religieuses, et que dans cette pensée, annulant des concessions faites à la délicatesse, sinon celles qui l’ont été à la nécessité, vous essayez de ramener la tiédeur de nos jours à la ferveur des anciens temps ; mais vous, d’un autre côté, ce n’est pas non plus sans d’excellentes intentions que vous interprétez la règle et les obligations de l’état religieux, selon le vœu de la règle elle-même, de manière que ceux qui se sentent la force de les accomplir éprouvent le désir de le faire, et que ceux qui sont plus faibles n’en soient point effrayés. De cette sorte, ceux qui ne peuvent pas se nourrir du pain des forts boivent du moins le lait des faibles, s’en nourrissent et vivent tout de même ainsi. Après tout, à l’aide de ces tempéraments, celui qui ne peut arriver au but en fournissant une course de longue haleine a le moyen d’y atteindre en marchant pas à pas… Mais à quoi bon multiplier les exemples ? Si on veut bien y regarder de près, on verra qu’au fond de toutes les autres différences qu’on peut relever encore se trouve une seule et même pensée, la charité… Il n’est personne qui ne sache que toutes ces observances sont de la nature des choses qui peuvent varier et qu’on ne doit pas craindre de changer, en effet, dès que la charité le réclame, en se plaçant à ce point de vue, on n’appréhendera jamais de pécher en n’observant pas à la lettre la règle dont on fait profession, car celle de notre saint fondateur est évidemment subordonnée à la grande, générale et sublime règle de la charité… Eh bien, mes Frères, s’il en est ainsi, ne vous semble-t-il pas maintenant qu’il ne peut plus se trouver entre vous de cause de discordes ?…

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Il se peut qu’une simple différence de couleur ou de forme dans les vêtements soit une cause de désordre et une source de divisions ; je remarque en effet presque tous les jours, et l’homme le plus distrait peut sans peine le remarquer comme moi, que si un religieux noir, puisque c’est le mot accepté, en rencontre par hasard un blanc, il ne manque pas de le regarder d’un mauvais œil, ce que le blanc ne se fait pas faute de lui rendre à l’occasion ; j’ai même vu, je ne sais combien de fois, des religieux noirs, quand ils en rencontraient un blanc, se conduire comme s’ils avaient eu sous les yeux une chimère, un centaure, un monstre quelconque venant de pays inconnus, et montrer de la voix et du geste l’étonnement où cette vue les jetait ; d’un autre côté, il m’est arrivé aussi de voir des religieux blancs qui s’entretenaient ensemble avec beaucoup d’animation et d’entrain sur tout ce qui leur venait à l’esprit, interrompre tout à coup leur conversation à la vue d’un religieux noir, comme s’ils étaient tombés dans un parti d’ennemis fouillant jusque dans ses derniers recoins la retraite de leurs adversaires, et qu’ils eussent cherché leur salut dans le silence. Il fallait voir combien dans les deux camps les yeux, les pieds et les mains avaient d’éloquence ; et on ne recourait point à la parole pour exprimer les sentiments dont on était animé, parce qu’on ne voulait pas avoir dit un mot, on n’en avait pour cela que des gestes plus expressifs. On ne soufflait mot de la bouche, mais on parlait très haut du geste… Ne seriez-vous donc pas l’un et l’autre des brebis du troupeau dont le Pasteur disait : “Mes brebis entendent ma voix… “. Or est-il un pasteur, je ne parle pas du divin Pasteur, mais je dis parmi les hommes, qui ait jamais fait une question de la couleur des brebis de son troupeau, la leur ait reprochée comme un crime, ou bien ait regardé les blanches comme faisant moins partie de son troupeau que les noires, ou réciproquement les noires moins que les blanches ?… Ah! je vous en conjure, mon frère, si vous voulez être une brebis de Jésus-Christ, que la couleur de la toison ne fasse rien à vos yeux, puisque le souverain Pasteur ne se règle pas là-dessus pour retrancher une brebis de son troupeau, mais uniquement sur les atteintes qu’ont reçues en elle, la foi et la charité ! Évidemment ce n’est pas lui qui pour une différence de couleur chassera jamais une brebis de son bercail, quand nous le voyons rassembler des extrémités du monde et des croyances les plus diverses, le Juif et le Gentil dans la bergerie chrétienne…

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Peut-on avoir la puérilité, la folie de croire que dans une créature renouvelée en Jésus-Christ, une différence de couleur dans les habits ou d’usages dans les pratiques puisse faire quelque chose au salut ?… Peut-on blesser la charité pour un motif plus puéril ? D’où vient que, non contents de faire maintenant bande à part, vous vous mordez mutuellement avec des dents de loup plutôt que de brebis ?… Mais je croyais avoir trouvé la cause de tous nos scandales…, je croyais qu’il ne s’agissait entre nous que de quelques différences dans les coutumes, de la couleur de nos robes, du nombre et de la qualité de nos vêtements et des mets qui figurent sur nos tables ; je ne soupçonnais pas que la charité eût à souffrir de quelque autre chose encore parmi nous… Qu’est-ce donc qui m’avait échappé ? Eh bien, veuillez le dire vous-même, mon cher frère, vous qui avez gardé la robe noire, car il convient que je m’adresse d’abord à celui qui a embrassé la même vie que moi ; rendez gloire à Dieu et dites-moi franchement ce que vous avez au fond du cœur contre votre frère. C’est qu’on nous préfère les nouveaux religieux à nous qui sommes plus anciens ; c’est qu’on se déclare pour leurs tendances au mépris de ce que font les nôtres ; enfin c’est qu’on semble faire moins de cas de nous que d’eux et les avoir en plus grande affection que nous ; voilà ce qui nous paraît intolérable. Peut-on voir, en effet, d’un œil indifférent une foule de gens délaisser un ordre aussi ancien que le nôtre pour cet ordre nouveau-venu, abandonner les voies depuis si longtemps frayées pour se porter en foule dans des sentiers encore inconnus ? En vérité, on ne saurait voir de sang-froid les nouveaux préférés aux anciens, les jeunes aux vieux, les blancs aux noirs. Tel est le langage que vous tenez, vous qui êtes un habit noir. Mais voyons ce que le religieux blanc dit de son côté. Que nous sommes heureux, s’écrie-t-il, notre vie est plus sainte et plus recommandable, le monde lui-même ne peut se défendre, en nous comparant aux autres, de nous trouver plus heureux, car il voit notre réputation éclipser la leur, leur éclat pâlir devant le nôtre et leur astre s’éteindre aux rayons de notre soleil. La vie religieuse était perdue, nous l’avons retrouvée ; notre ordre expirait, nous l’avons rappelé à la vie ; notre apparition a été la juste condamnation de tous ces religieux tièdes, languissants et dégénérés ; nous différons d’eux par notre genre de vie et notre conduite, par nos usages et nos habits mêmes, nous avons fait ressortir leur relâchement à tous les yeux, en montrant chez nous une incontestable ferveur. 282

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APPENDICES

Eh bien, oui, voilà en effet la vraie cause des dissensions qui se sont élevées entre vous ; et pour être plus cachée elle n’en est pas moins funeste à la charité ; c’est elle qui a partagé vos maisons en deux camps ennemis… N’entendez-vous pas cette parole du Sauveur à ceux de ses disciples qu’il voyait consumés du même mal que vous ? “Je vis Satan tomber du ciel comme un éclair”. Ne vous rappelez-vous pas qu’en entendant ses disciples se demander un jour, comme vous le faites à présent, quel était le plus grand d’entre eux, il leur répondit : “Pour vous, n’en usez pas ainsi ; mais que celui qui est le plus grand parmi vous devienne le plus petit, et que celui qui gouverne soit comme celui qui n’est qu’un simple serviteur.”… J’entends le Christ notre Maître dire à celui qui est le plus grand et le maître, de se mettre au-dessous du plus petit et de son inférieur, et moi, religieux de Cluny, j’oserai m’élever au-dessus de celui de Cîteaux ! Enfin le Sauveur lui-même se place plus bas que ses disciples, et l’on verra un chrétien, que dis-je ? un religieux, lever orgueilleusement la tête en présence de son frère, qui peut-être vaut beaucoup mieux que lui… Vous êtes les uns et les autres trop sages pour ne pas comprendre ou pour ignorer qu’il est aussi impossible de plaire à Dieu sans la charité que sans la foi, et que d’un autre côté on ne saurait se maintenir dans la charité si on repousse l’humilité ; car la place que la charité abandonne ne tarde point à être occupée par l’orgueil, que l’envie suit de près ; or l’envie est le tombeau de la charité… C’est d’ailleurs la doctrine de l’Apôtre, qui dit sans détour : “La charité n’est point envieuse ; elle n’est ni téméraire… ni ambitieuse” et comme elle n’a aucun désir du bien d’autrui, il ajoute : “Elle ne cherche point ses propres intérêts.” Avec la charité il n’y a donc place ni pour l’orgueil, ni pour l’ambition, ni pour la cupidité, ni pour l’avarice ; en un mot, il n’y a place, suivant l’Apôtre dans les lignes qui suivent celles que nous venons de citer, pour quelque mal que ce soit. En conséquence, si vous voulez, mes frères de Cluny et de Cîteaux, les uns et les autres conserver entière entre vous cette charité dont Jésus-Christ fait le résumé de toute la loi, si vous ambitionnez d’amasser et de conserver, par elle, des trésors immenses dans les cieux, apportez tous vos soins à éloigner de vous ce qui peut, je ne dis pas la mettre en fuite, ou l’éteindre, mais seulement lui faire la moindre blessure… Mais je reviens à vous, mon cher ami, à vous à qui j’écris comme à un absent, quoique vous soyez présent pour moi, car je veux finir ma trop longue et peut-être trop fatigante lettre par celui à qui je 283

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m’adressais en la commençant. Oui, comme je vous le disais plus haut et comme je le sens dans mon cœur, je n’ai eu, en prenant la plume pour vous écrire, d’autre motif que la charité. Je n’ai voulu, pour ce qui nous concerne tous les deux, que rallumer au souffle de notre entretien les flammes habituelles de notre mutuelle affection, et même les faire éclater davantage. C’est à vous maintenant, dont la Providence divine a fait de nos jours une colonne d’une éclatante blancheur et d’une inébranlable solidité pour l’ordre monastique tout entier, et un astre d’un éclat admirable pour toute l’Église d’Occident que vous instruisez de la voix et de l’exemple, c’est à vous, dis-je, maintenant de consacrer tous vos efforts à procurer l’œuvre de Dieu par excellence en travaillant à faire disparaître toutes les divisions qui existent entre les deux plus grandes congrégations de religieux portant le même nom et appartenant au même ordre. C’est ce que je n’ai jamais cessé de faire moi-même, car j’ai constamment recommandé les religieux de votre sainte congrégation à nos frères, et il ne tient pas à moi qu’ils n’aient les uns pour les autres les entrailles de la plus parfaite charité. C’est à quoi j’ai travaillé en public, en particulier et dans les chapitres généraux de notre ordre ; il n’est rien que je n’aie tenté pour faire disparaître de tous les cœurs l’envie et la jalousie qui les consumaient secrètement comme la rouille ronge le fer… Que la diversité des usages et la différence des couleurs n’élèvent plus désormais de barrières entre vos brebis et les miennes ; et puisse la divine charité, qui prend sa source dans l’unité suprême, réparer nos maux, rapprocher les deux bords de nos plaies pour les cicatriser et les vivifier, et rétablir l’union entre nous ! Car il faut que ceux qui n’ont qu’un même Seigneur, une même foi, un même baptême, ceux, dis-je, qu’une même Église porte dans son sein, et qu’une même félicité attend dans l’éternité, ne fassent plus également, selon le langage de l’Écriture, qu’un cœur et qu’une âme…

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APPENDICES

APPENDICE 4 QUELQUES FIGURES DE RHÉTORIQUE ET DE STYLE DU DE CONTEMPTU MUNDI

FIGURES DE SONORITÉ. Allitérations. Répétition intentionnelle d’un même son consonantique au début des mots dans un ensemble de mots rapprochés. “Nec meritis peto, nam meritis meto morte perire.” (I, 339). “Sospite sanguine quosque satos sine semine morbi.” (II, 56). “Foemina foetida, fallere fervida, flamma furoris” (II, 509). Livre I, 93, 339, 359, 397, 499-500, 509-510, 554, 561, 575, 585586, 619, 662, 695, 718, 754, 757-758, 787-788, 791, 794, 882, 922-923, 983, 1008, 1019, 1027, 1041. Livre II, 6, 56, 67, 115, 117, 196, 315, 421-422, 509, 510, 512, 517, 548, 766, 925. Livre III, 27, 77, 96, 100, 117, 167, 223-224, 234, 349, 418, 458, 747, 757, 802. Assonances. Répétition intentionnelle d’une même voyelle ou son vocalique dans un ensemble de mots rapprochés. “Omne cor obruis, omnibus obstruis et cor et ora.” (I, 270). “Nec thronus ipsius aut status ut prius altus habetur.” (I, 1036). “Pro patre, praesule, pro duce, consule, pro grege, pro se.” (III, 465). Livre I, 88, 126, 270, 280, 281, 284, 286, 309, 325, 338, 364, 395, 599-600, 805, 827, 856, 872, 1036. Livre II, 73-74, 123, 347, 494, 922, 957. Livre III, 161, 162, 163, 307, 465.

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Homéotéleutes. Consonance des terminaisons : répétition d’un même son à la fin de mots ou de groupes de mots, de phrases ou de membres de phrases, suffisamment proches les uns des autres pour que la répétition soit sensible à l’oreille, et fondée sur une même ou semblable terminaison. “Qui modo creditur, ipse videbitur atque scietur.” (I, 191). “Imus et ibimus, unde peribimus, unde ruemus.” (II, 653). “Inde lupum tremit, hinc furit, hinc fremit, in grege cleri.” (III, 574). Livre I, 3-4, 69, 85, 90, 167, 191, 313, 331, 338, 453, 488, 491, 583, 680, 718, 856, 872, 980 878, 886. Livre II, 123, 218, 315, 378, 494, 613, 640, 653, 655, 766, 857, 901, 922, 957. Livre III, 20, 38, 123, 161-162, 178, 429, 508, 574, 838, 846, 883. Homéoptotes. Consonance des terminaisons flexionnelles : répétition d’un même son à la fin de mots ou de groupes de mots, de phrases ou de membres de phrases, suffisamment proches les uns des autres pour que la répétition soit sensible à l’oreille et fondée sur une désinence semblable des noms, adjectifs ou pronoms, déclinés aux mêmes cas. “Nec stipe, nec prece, nec lue, nec nece, nec cruce tritam.” (I, 210). “Gentibus, urbibus et dominantibus est dominatus.” (I, 928). “Per nigra frigora, per juga, per fora, per freta currit.” (II, 347). Livre I, 5, 7, 17, 36, 54 à 56, 66-67, 88-89, 111, 165, 178-179, 181, 198, 210, 248, 257, 261-262, 268, 281, 283, 284, 322, 325, 353354, 364, 369-370, 395, 544, 576, 688, 804, 805, 853, 928. Livre II, 1, 67, 110, 114, 115, 140, 213-214, 269, 347, 433, 438, 445, 551-552, 633, 646, 697, 925. Livre III, 97, 237-238, 264, 367, 465, 495, 498, 540, 847-848.

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APPENDICES

Polyptotes. Répétition du même mot décliné à des cas différents. “Ius premitur cruce, grex grege, dux duce rexque regente, Agmen et agmine, culmina culmine, gens quoque gente.” (I, 1003-1004). “Lucra lucris…” (II, 346). “crimina crimen” (III, 339). Livre I, 295, 470, 508, 509-510, 534, 624, 663, 677, 763, 794, 796, 801, 813, 836 (caro carnibus), 1003-1004. Livre II, 156, 239, 346, 388, 399, 571, 618, 661, 678, 780. Livre III, 230, 339, 517, 649, 782. Paronomase (ou annomination). Rapprochement de mots qui diffèrent de sens et de forme, mais qui ont une certaine ressemblance phonétique, notamment dans les rimes internes et finales. - avec changement d’une ou deux lettres : Livre I, 6 (muniat-puniat), 42 (cocus-iocus), 95 (olor-color), 150 (petet-metet), 205 (terit-erit), 236 (nomina- lumina), 252 (sapislapis), 255 (laurea-aurea), 270 (obruis-obstruis), 280 (fletibus-aedibus), 291 (minus-sinus), 313 (expolit-excolit), 319 (chorus-torus), 323 (filius-illius), 335 (luxibus-luctibus), 339 (peto-meto), 361 (coquar-loquar), 366 (ardeo-audeo), 367-368 (auro-lauro), 372 (gero-ero), 381 (lavat-levat), 383 (angit-agit), 388 (Deus-reus), 390 (dator-sator). Livre II, 2 (fuit-ruit), 9 (ocia-inscia), 12 (ruit-aruit),13 (sata-data), 14 (floruit-corruit), 17 (satis-sata), 69 (vinea-linea), 71 (propria-sobria), 79(ove-Iove), 83 (ocia-negocia), 85 (pecus-specus), 87 (opercula-fercula), 93 (fuit-ruit), 95 (censibus-sensibus), 98 (spuit-ruit), 106(peritgerit), 107 (eat-creat), 109 (perdidit-edidit), 113-114 (astu-fastu), 128 (monet-sonet), 130(latet-patet), 134 (sene-bene), 137 (secula-sedula), 138 (edita-perdita), 140 (volentia-valentia). Livre III,13 (gerit-ferit), 42 (iacet-tacet), 63 (negat-tegat), 67 (lumina-numina), 71 (dolet-solet), 87 (dedit-redit), 89 (satis-ratis), 92 (bonus-onus), 96 (pavet-favet), 100 (pecus-equus), 104 (minuseminus), 106 (petit-metit), 108 (imminet-seminet), 116 (statusdatus), 123 (viget-piget), 126 (Hectora-pectora), 137 (fremit-premit), 287

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141 (incipis-principis), 142 (latus-status), 159 (cornibus-cordibus), 161 (ferit-gerit), 171-172 ( iurat-curat),175 (credere-edere), 178 (premit-gemit). - avec changement de quelques lettres : Livre I, 3 (imminet-terminet), 27 (renovabitur-removebitur), 543 (vincula-singula), 579 (decor,-dolor), 580 (aethera-altera), 626 (gula linguaque garrula crapula), 665 (Lazarus-Tartarus), 741 (male mollis), 980 (ruit et fugit et fluit). Livre II, 89 (marmore-arbore), 166 (praesidet-assidet), 172, 220 (secula-aemula), 254 (habentibus-egentibus), 305 (nomine-agmine), 619 (vina-Venus). Livre III, 7 (tempora-pectora), 26 (iudicat-emicat), 47 (vestibus-mentibus), 56 (flebile-debile), 79 (debita-reddita), 115 (amarius-operarius). - autres récurrences de son : Verbes simples et composés (même radical, diverses prépositions) : Livre I, 90 (videt-invidet), 94 (conspicit-despicit), 313 (excolit-incolit), 346 (pertulit-sustulit), 373-374 (sis-desis), 467 (tulit-pertulit), 507 (alligat-colligat), 612 (corruit-ruit), 640 (decipit-suscipit), 705 (astruo-instruo), 718 (obit-abit), 917 (extulit-abstulit), 961 (ibimusredibimus). Livre II, 3 (incipit-suscipit), 15 (perstitit-exstitit), 129 (insequarpersequar), 183 (ivit-obivit), 256 (comprobat-reprobat), 272 (destruit-astruit), 316 (premit-opprimit-imprimit), 332 (impedit-expedit), 695 (transiit-prodiit), 779 (ruit-subruit), 802 (deputo computo), 851 (praecipit-accipit), 867 (deficit-proficit), 881 (intulit-abstulit), 901 (eat, expleat, impleat), 904 (concidet-decidet). Livre III, 75 (opprimit-comprimit), 78 (perferet-proferet), 152 (praetulit-retulit), 389 (negligit-eligit), 429 (detonat-intonat), 558 (despicis-aspicis), 716 (praecipit-suscipit), 858 (exuat-induat). Même verbe à des temps variés : Livre I, 14 (dabit-dedit), 258 (adest-ades), 646 (falleris-fallis). Livre II, 653 (imus et ibimus), 906 (vult, voluit, volet, et colit et colet). Livre III, 312 (manet atque manebit). 288

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APPENDICES

Verbes actifs et passifs : Livre I, 878 (uritur, urit), 879 (urit et uritur, angit et angitur). Livre II, 468 (petitur-petit), 613 (uris et ureris), 655 (ferit-feritur).

FIGURES ÉTYMOLOGIQUES. Rapprochement de mots ayant une étymologie commune. L’assemblage des mots est saisi non comme rapprochement sur les sons (ce qu’étaient les paronomases), mais sur l’étymologie. - Redoublement du verbe avec son participe présent : Livre I, 381 (gravans gravat. Livre II, 206 (habens habet). Livre III, 216 (sapiens sapit), 592 (furens furit), 605 (nocens nocet). - Verbes-adjectifs : Livre I, 489 (torrida torret). Livre III, 28 (affluus affluit, aridus aret). - Noms-adjectifs : Livre I, 304, 515, 863 (caro terrea terraque carnea), 539 (ignis et igneus), 739 (caro carnea), 832 (terraque terrea), 969 (caro carnea terraque terrea). Livre II, 6 melleque lactea lacteque mellea), 477 (caro carnea).

FIGURES D’INSISTANCE. Anaphores. Répétition d’un même mot ou d’un même segment en tête de plusieurs vers ou de plusieurs phrases ou membres de phrases. “Flet quia plurima stat sibi lacrima, gaudia sanctis. Flet quia decidit illaque perdidit ora tonantis.” (I, 91-92). “Gens bene conscia, gens bene sobria, gens erat ipsa.” (II, 63). “Capta cupidine, sordida crimine, secula cernis, Capta reducere, sordida tergere, secula spernis.” (III, 745-746). 289

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Livre I, 23, 60, 69, 91-92, 103, 104, 111, 119, 123, 126, 142-143, 151, 167-168, 169-170, 175-176, 181, 184, 198, 203-204, 227228, 251, 290, 320, 334, 346-347, 353-354, 401-402, 403-404, 409, 432, 497-498, 531, 556, 577-589, 638, 641, 719, 721, 726, 733, 742-743, 746, 747,755, 756, 758, 809, 831, 841-842, 875, 973-974, 977-978, 991-992, 1054, 1075-1076. Livre II, 1-2, 10, 21-22, 63, 64, 66, 89-90, 93, 101-102, 111-112, 115, 120, 171-172, 175-176, 230 à 236, 240, 261-262, 320, 340341, 372 à 374, 391, 401, 436, 469, 474, 487 à 489, 508, 523-524, 540, 548, 551-552, 595 à 597, 633, 659, 723, 729-730, 738-739, 775-777, 787, 811, 845-846, 860, 883, 900, 925, 946-947, 949951. Livre III, 35-36, 43-44, 48, 56, 70-71, 81-82, 107-108, 161-162, 222 à 224, 229-230, 235, 237-238, 253 à 255, 264, 307, 365-366, 397-398, 399, 413-414, 525-526, 528-529, 538-539, 547-548, 557 et 559, 586, 631-632, 637-638, 659 et 661, 668 à 670, 687, 731, 737, 741, 745-746, 750-751, 773-774, 789, 791, 799-800, 806807, 811, 812-813, 814 à 816, 818, 846, 847-848, 849 et 851, 884-885, 887-888, 900, 901-902, 912. Géminations. Répétition du même mot ou du même groupe de mots en contact immédiat. Livre I, 3 (imminet, imminet), 63 (quaerite, quaerite), 176 (omnibus, omnibus), 271 (nescio, nescio), 395 (germina, germina), 459 (ludite, ludite), 654 (uritur, uritur), 785 (occidit, occidit), 809 (fercula, fercula), 961 (ibimus, ibimus), 1019 (surgite, surgite), 1024 (arbiter, arbiter), 1030 (imminet, imminet). Livre II, 384 (talia, talia), 389 (omnibus, omnibus inquam), 832 (nil, nisi nil). Livre III, 109 (omnibus, omnibus), 117 (stertite, stertite), 221 (O Deus, O Deus), 547 (gratia, gratia), 859 (surgite, surgite), 902 (dicite, dicite), 911 (respice, respice). Corrections. Livre I, 331 (videbimus, immo videmus), 445 (pluribus immo vel omnibus), 646 (et male falleris, et male fallis), 774 (umbraque nominis, immo nec umbra), 864 (unda voraginis, immo vorago), 290

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APPENDICES

897 (vita volubilis, immo volatilis), 975 (est resolubilis, immo volubilis). Livre II, 149 (non ego visibus, immo nec auribus), 514 (plasmatis illius, immo sui prius), 522 (tantaque sordida, ne loquor horrida), 642 (unda cibi placet, immo ciborum), 650 (corde reflectimur immo revertimur ad Pharaona). Livre III, 113 (nullaque dextera vel prope nulla), 228 (plurima turpia, ne loquor omnia), 778-779 (cura stat infima, … ultima… / immo nec infima, nc velut ultima, sed quasi nulla). Accumulations – Enumérations. “Pneuma, refectio, vivificatio, visio Patris” (I, 386). “Jam loca singula, mons, specus, insula, jugera, prata” (II, 595). “Increpet, arguat, obsecret, instruat, auxilietur.” (III, 482). Livre I, 36, 41-42, 202, 210, 302, 338, 364, 383, 386, 487-488, 529-530, 539, 542, 576, 583, 590, 657-658, 687 à 689, 789, 834, 878-879, 882, 1017-1018, 1043, 1074. Livre II, 73-74, 114, 154, 159, 269, 315, 361, 442, 494, 512, 546, 595, 690, 765, 768-772, 842, 858, 870, 906, 909, 925, 967. Livre III, 127, 212, 237-238, 333-334, 378-379, 416, 440-441, 465, 482, 637, 638, 724, 726, 728, 767, 823-824, 827, 899. Anadiploses (ou réduplications). Reprise, exacte ou approchée, des derniers mots d’un vers au début du vers suivant. “Facta tremat sua quisque, Deus, tua viscera fidat, Fidat, et impia fedaque gaudia flendo relidat.” (I, 457-458). “Damula manditur, insuper additur altile crassum, Additur altile, mensa volatile suscipit assum.” (III,445-446). Livre I, 194-195, 411-412, 457-458, 753-754, 787-788, 804-805, 835-836, 855-856, 861-862, 871-872, 879-880, 904-905, 960-961, 985-986, 1015-1016, 1050-1051,1057-1058. Livre II, 27-28, 479-480, 495-496, 607-608, 845-846, 895-896. Livre III, 141-142, 256-257, 445-446, 507-508, 513-514, 619-620, 689-690, 893-894. 291

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FIGURES DE CONSTRUCTION. Hexamètres formés de mots longs. “Inresolubilis, invariabilis, intemerata.” (I, 118). Livre I, 16, 118, 254, 385, 447, 510, 658, 772. Livre II, 174, 464, 632, 696, 936, 938. Livre III, 181, 626, 635. Hexamètres formés de mots courts ou de phrases brèves. “Hic tuba, pax ibi, vita manens tibi qui bene vivis.” (I, 142). “Illa stat, haec ruit, , hic bona fert, luit ille reatus.” (I, 98). Livre I, 24, 98, 142, 181, 230, 454, 718, 858, 884, 889, 1014. Livre II, 194, 342, 878, 879, 894, 898, 925. Livre III, 15, 41, 90, 138, 146, 158, 574, 616, 714, 786, 815. Vers rapportés. Construction qui, dans des séries parallèles, place à la suite tous les éléments de même nature syntaxique, puis tous les suivants (tous les sujets, puis tous les verbes, puis tous les compléments…), séparant ainsi les éléments d’un même syntagme syntaxique. “Arctat, arat, terit, angit, agit, ferit illa gehenna, Vi, cruce, pondere, frigore, verbere, perpete poena.” (I, 583-584). Livre I, 418, 583-584, 1073-1074. Livre III, 147-148, 330, 479-480. Asyndètes. Absence de liaison, par conjonction, entre deux termes ou groupes de termes, en rapport étroit. “Diruet atria, regna, suburbia, moenia, castra.” (I, 36). “Prava licentia criminis omnia vult, valet, audet.” (II, 159). “Cor scit, onus premit, arma dat, os emit, ora serenat.” (III, 786). Livre I, 36, 48, 50, 55-56, 126-127, 128, 185, 425, 428, 430, 576. Livre II, 73-74, 113-114, 154, 159, 243, 249, 583, 601-602, 619, 765,857, 858, 859, 860. 292

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APPENDICES

Livre III, 440, 786, 823-824-825. Polysyndètes. Multiplication des liaisons ou des particules conjonctives entre les mots plus qu’il ne serait nécessaire. “Aut cibus aut cocus aut Venus aut iocus aut tumor aut lis…” (I, 42). “Et Venus et gula sunt modo regula ventricolarum.” ( II, 636). “Ordinis et valor et rigor et calor est tepefactus.” (III, 289). Livre I, 42, 126, 361, 723, 927, 946, 980. Livre II, 4, 378, 386, 636, 922. Livre III, 178, 208, 282, 289, 623. Interrogations oratoires. - Interpellations : “Nunc ubi pocula, nunc ubi fercula, fercula mille ?” (I, 809). Livre I, 66, 393 à 408, 809 à 814, 947 à 951, 969. Livre II, 226 à 236, 529 à 531, 537, 549, 946 à 952. Livre III, 180, 186, 217 à 224, 281, 295-296, 395 à 400, 598, 632, 652, 655, 721, 803 à 818, 848, 850, 852, 854. - Questions et réponses : “O mala secula ! Cur ? quia regula nulla tenetur.” (II, 783). Livre I, 121, 171, 183, 417, 590, 611, 674, 683-684, 761-762, 765, 788, 848, 909 à 935, 957-958, 961. Livre II, 538, 783, 900, 931. Livre III, 251 à 256, 321, 507, 678.

FIGURES D’OPPOSITION. Antithèses, oppositions. “Agmina sobria dextra, nefaria laeva tenebit” (I, 17). “Primus et ultimus, altus et infimus, hic capiuntur.” (I, 830). “Mane videt sua dives et haec tua vespere pauper.” (II, 876).

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Livre I, 17, 28, 95-96, 147, 416, 425, 430, 431, 433, 491 à 493, 560-561, 656, 717, 826, 830. Livre II, 18, 32, 469, 498, 876. Livre III, 109, 139, 161-162, 503, 505, 637-638, 643, 739-740, 743. Paradoxes, oxymores. Livre I, 341 (mortua vita), 585-586 (mors sine morte, … lux sine lumine, nox sine nocte), 744 (vivaque mortua). Livre II, 456 (est mala res bona), 459 (pulchra putredo), 461 (dulce venenum), 469 (lux sua nocte), 875 (ipse sed alter), 885 (quem sua copia reddit egentem), 892 (dives egens). Livre III, 92 (vir malus est bonus), 458 (reprobus probus), 573 (mortua vivida sanaque mortua censet haberi), 599 (afflua corruit, arida plena), 600 (clamitat et tacet, erigit et jacet, et dat egena), 618 (tua dextera laeva vocatur), 619 (dives es indiga, pinguis es arida, libera servis), 639 (indiga divite), 674 (servaque libera), 726 (aes bibit assus), 821 (pax sine pace). Antiphrases. Propositions ironiques exprimant le contraire de ce que l’on pense (il est important de prendre en compte le contexte). “In mala labere, lapsus amabere, rectus egebis” ( II, 812). “Crimina congere, primus habebere, maximus ibis” (II, 816). Livre I, 639. Livre II, 812, 816 à 820. Livre III, 117-118, 125 à 144, 795 à 800.

FIGURES D’ANALOGIE : Images, comparaisons, métaphores. “Janua, janitor, ipseque portitor ipseque portus” (I, 249). “Terrea gloria nunc quasi lilia, cras quasi ventus.” (I, 819). “Tot nego sobria corda quot ostia reflua Nili” (II, 799). Livre I, 239 à 247, 249, 250, 307-308, 524, 525 à 528, 537, 742, 790, 819, 877, 883, 935, 953, 973, 975, 979, 981, 984, 985, 993.

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APPENDICES

Livre II, 459, 461, 474, 483, 495, 513, 532, 661, 684, 689, 700, 702, 728, 745, 781, 792, 799, 803, 815, 819, 856, 874, 903, 907, 914, 967, 973. Livre III, 11, 12, 14, 47, 98 à 100, 106, 122, 184, 194, 196 à 198, 247, 260, 304, 319, 374, 375, 411, 537, 556, 557, 567, 574, 575, 591, 593, 603, 623,759-760, 761, 770.

FIGURES DE SUBSTITUTION : Antonomases et périphrases. Figures de substitution permettant d’employer des noms propres pour signifier des noms communs, ou inversement. Livre I, 185 (Sion angitur a Babylone), 265 (Urbs Sion aurea), 267 (Jerusalem pia patria), 268 (dextera Pythagoraea), 293 (Phoebus), 413 (gens Babylonia), 613 (illaque Jezabel), 665 (est modo Lazarus hic, ibi Tartarus) ; 890 (plenus Achille). Livre II, 165 (rex Babylonis), 180 (Jacob Israel et Lea fit Rachel), 182 (jam patriam via, Rachel habet Lea, Martha Mariam), 220 (Tartara), 2, 366-367 (Mammona), 387 (Venus ignea), 392 (Diogenes ego, Democritus sum), 420 (Herodias vaga pluribus est data, nemo Johannes), 450 (mente Locustas), 644 (post Cytheraea), 656 (Mars rigidus), 738-739 (est Sathan), 753 (en Cato tertius), 755 (est Cato), 869 (Tantalus ille), 969 (Musa quidem mea). Livre III, 74 (duplice corpore conspicis affore sponte Goliam), 126 (exprimit Hectora), 135 (nomen habes Dromo), 137 (Tisiphone fremit), 191 (faex Sodomae patet, innumerus scatet, heu ! Ganymedes), 194 (Juno relinquitur), 203 (plurimus Hermaphroditus), 249 (Musa mea), 261 (vela Nothus ferit, Ecclesiae perit unica navis), 315 (Platonibus et Ciceronibus ad Styga raptis), 354 (plurimus Heli), 453 (est Epicurus), 463 (Aaron), 519 (sine Caesare), 526 (stant lucra Simonis), 528 (vivit adhuc Magus), 597 (Romulus), 623 (Scylla vorax), 797 (Tullius alter). Périphrases pour signifier Dieu : Conditor (I, 259, 389), Cunctipotens (I, 288), Omnipotens (I, 378, 453), Coelica dextera (I, 51; 3, 265), Patria dextera, qui regit aethera (III, 501), Qui regis omnia (III, 903), Qui regis astra (III, 905), Tonans (I, 92, 115, 163, 333; 3, 882).

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Périphrases pour signifier le Christ : Rex (I, 7, 10, 196, 229, 323, 374, 463) Rex crucifixus (I, 152), Rex Nasarenus (I, 154), Rex benedicte (III, 908), Virgine rex satus (I, 469), Rex sate virgine (III, 910); homo-Deus (I, 248, 566).

FIGURES DE RUPTURE. Parenthèses personnelles et questionnements adressés à soi-même . Livre I, 86 (O sonus hic pius), 202 (quid moror ?), 405 (rogo), 435 (O stupor ingens), 464 (O tremor intimus), 470 (cur morulas paro ?), 496 non pede paupere, non queo prosa), 538 (lego scribens), 549 (non ego,…. talia fingo), 550 (haec noto paucula, non scio singula, plura relinquo), 705 (multa quid astruo ?), 762 (rogo), 793 (cur morulas paro ?) 826 (credo), 1044 (nil ego dicere nunc paro risus), 1060 (quae noto versibus, haec ego testibus assero veris). Livre II, 93 (audeo paupere carmine dicere), 127 (Unde quid ordiar…,), 129 (Quid prius insequar ?…), 131 (parce, modestia), 133 (da veniam precor), 136 (vociferans fleo), 143 (vos, mea lumina, fundite flumina nunc lacrimarum), 195 (neque mentior), 383 (reticebo), 384 (silebo), 412 (quid moror ?), 692 (O gravis hic sonus), 693 (quid moror ?), 915 (haud ego mentior), 665 (lugeo), 692 (O gravis hic sonus), 759 (quid mora nectitur ?), 772 (quid moror ?) 806 (rogo), 957 ( Dum loquor horreo. Non scio, non queo), 959 (rogo). Livre III, 15 (quo ferar ?), 16-18 (ardeo carpere), 54 (Dic, mea tibia…), 98 (neque mentior), 174 (rogo), 241 (jam mea pagina talia crimina jam reticescat), 335 à 338 (O quid agam ?…tacebo ?), 395 (precor), 439 (quid mora ?), 833 (ecce stylus meus , ecce fatiscit), 839 (lugeo cernere), 876 (nil dubitetur), 883 (quid loquar amplius…). Apostrophes. Livre I, 148 (O Deus a te…), 457 (Deus, tua viscera fidat), 559 (mens mea clama), 1034 (ecce recessio quam tua lectio, Paule, profatur).

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APPENDICES

Livre II, 630 (et tua vox jacet, O bone Jesu), 488 (et coma raditur hac tua, Samson), 899 (nil tibi Lazare). Livre III, 190 (vox tua, sors tua, Christe), 369 (tu Draco, cogis). Exhortations brèves. Livre I, 101 (curre vir optime, lubrica reprime, praefer honesta), 542 (homo, geme, plange, dole, treme), 549 (plangite,… credite), 560 (crede), 585 (credite), 695-696 (aure capescite, mente recondite…), 716 (pasce, fer aspice…) 828 (consule), 973 (cerne), 974 (memento), 979 (cerne), 1015 (credite), 1019 (surgite), 1020 (cernite). Livre II, 168 (prospice, mens), 340-341,343 (aspice), 518 (hanc fuge, lector), 641 (quod loquor accipe), 645 (aspice), 661 (cernite), 811 (prospice…). Livre III, 153 (accipe), 173 (claudite lumina, nec minus aures), 174 (credite), 179 (claudite lumina), 185 (aspice), 188 (mens geme casta), 362 (secula consule), 403 (aspice), 690 fracta recollige, devia dirige, fer labefacta), 839 (credite verum), 859 (surgite… tergite vel graviora), 893 (currite, state), 901 (flete), 902 (flete, gemiscite,… dicite).

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APPENDICE 5 INDEX DES NOMS PROPRES Aaron III, 463 Abraham I, 681 Absalon I, 57, 917 Achab I, 188 Achille 1, 890 Adam II, 908 Adria III, 198 Aeacus I, 587 Agenora III, 305 Amazona II, 553 Ammon II, 487 Anglia II, 907 Anglica I, 1049 Antichristus I, 1026, 1064 Aquilon III, 279 Argus II, 741 Arimaspis II, 46 Asahel I, 58 Assur I, 597 Assyrii I, 188 Ausanias III, 736 Austro III, 279 Avernus II, 145, 161 Babel I, 613 Babylon I, 185, 413, 459, 475, 590, 598, 608, 933 ; II, 165,179, 350 ; III, 879 Belial III, 103 Caesar I, 59, 937, 946 ; III, 519, 633, 634, 644, 646, 662 Cananaea II, 917 Capaneum III, 306 Caspia II, 597 Cato I, 912, 950 ; II, 721, 753, 755, 805 ; III, 631, 635, 671 Cerberus I, 588 Christus I, 21, 244, 264, 522, 707, 713, 1025, 1063 ; II, 190, 303,

919 ; III,118, 190, 319, 523, 634, 636, 651, 907 Cicero I, 913, 949 ; III, 245, 315 Corneliis III, 675 Crassus III, 725 Croesus III, 629 Cupido III, 325 Cycladas III, 198 Cyrus I, 934 Cytheraea II, 644 Dardanias III, 736 Darius I, 934 David I, 188, 213, 357, 552 ; II, 489 Democritus II, 392 Demosthenis I, 913 Diogenes II, 392 Draco I, 1028 ; III, 369, 521 Dromo III, 135 Ebraeus I, 109 Ecclesia III, 261, 395, 404, 459, 460, 699 Ecclesiastica III, 511 Eliae I, 188 Elysios I, 644 Epicurus III, 453 Erinnys II, 668 Eumedinum I, 997 Eva I, 481, 965 ; III, 53, 331 Fabius I, 915 ; III, 67 Fabricius I, 947 Falernica III, 433 Flaccus Horatius II, 805 Galilaea I, 226 Gallia III, 711 Ganymedes III, 191, 193 Giezi III, 551 Giezita III, 550

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APPENDICES

Goliam III, 74 Gomorrha III, 202 Gorgonis I, 533 Graecia III, 426, 660 Gregorius III, 309 Hebraei II, 781 Hector I, 909 ; II, 749 ; III, 126 Heli III, 354 Helias I, 1067 ; III, 357 Hercule I, 903 Hermaphroditus III, 203 Herodias II, 420 Hiarba (Maurus) II, 755 Hippolytus II, 487 Iacob I, 233 ; II, 180, 574 ; III, 484 Iberis I, 1059 Ierusalem I, 150 ; II, 642 Iesus I, 193, 216, 248 ; II, 630 ; III, 630 Iezabel I, 613 ; III, 357 India II, 907 ; III, 198 Indicus II, 46 ; III, 464, 871 Iob I, 566, 573, Iohannes II, 420, 486 Ioseph II, 488 Israel I, 58, 194, 233 ; II, 180 Israhelita I, 112, 166, 282 Istro II, 689 Iocasta III, 212 Iudith I, 188 Iulia I, 937 ; II, 549 Iuno III, 182, 194 Iupiter II, 77, 79 ; III, 319, 637, 641, 642 Iuvenalis II, 805 Lazarus I, 665, 668, 715 ; II, 899 Lea I, 187, 233 ; II, 180, 182 Liburno II, 835 Locustas II, 450 Loth II, 609 Lucilius II, 807 Lucretia II, 552 Lycissa III, 212

Lydia II, 552 Magus III, 527, 528, 551 Mammona II, 366, 367, 868 ; III, 525 Mareotica III, 433 Maria I, 187, 323 ; II, 182 Marius I, 947 Maro I, 589, 643 ; III, 245 Mars II, 771 ; III, 727 Martha I, 187 ; II, 182 Matusalas I, 62 Melibaeum III, 305 Moyses I, 61 Musa I, 645 ; II, 972 ; III, 249 Myrrha III, 212 Nabuchodonosor I, 934 Nasarenus I, 154, 247, Naso III, 246 Nestora II, 749 Nili II, 799 Noe II, 432, 609 Nothus III, 261 Orphea I, 591 Othonis III, 794 Padus III, 749 Parthia III, 725 Paulus I, 948, 1034 ; III, 677, 680, 855 Persius II, 805 Petronilla III, 182 Petrus III, 646, 651, 656, 658, 664, 672 Phaedra III, 212 Pharaona I, 400 Philippi I, 923 Philippica I, 949 Phoebus I, 293 Phoenix III, 871 Pilatum I, 467 Plato I, 912 ; III, 315 Polyphemo II, 700 Protea II, 477 Pythagorea I, 268 ; II, 761

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Quirites III, 613 Rachel I, 187, 233 ; II, 180, 182 Regulus I, 951 Remus I, 951 Rhadamanthus I, 587 Roma I, 952, 1035, 1038 ; III, 598, 599, 601, 603, 605, 617, 624, 651, 658, 666, 669, 673, 687, 711, 721, 722, 731, 737, 741, 742 Romulus I, 951 ; III, 597, 685 Ruben II, 489 Sabaea II, 918 Sabina II, 552 Salomon I, 922 ; II, 489 Salomonia I, 60 Salonis III, 246 Samson I, 58 ; II, 488 Sapphica III, 306 Sathan II, 518, 738, 739 ; III, 380, 650, 770 Saulus I, 188 ; III, 678, 679 Scatinia II, 549 Scauris III, 631 Scipio III, 635 Scylla III, 623 Sedechias II, 167 Sibyllae I, 420 Simon III, 25, 418, 525, 526, 531, 533

Sion I, 132, 185, 195, 234, 265, 275, 280, 282, 297, 301, 309, 337, 367, 384 ; II, 179 Sisyphus II, 700 Smyrna II, 907 Socrates I, 903, 911 ; III, 299 Sodomae III, 191 Sodomiticus III, 177 Sophiae I, 324 Styx, Stygius I, 631, 679 ; III, 315 Syenes II, 403 Tagus II, 38 Tanais II, 403 Tantalus II, 869 Tartara, Tartarus I, 87, 665, 715, 775 ; II, 120 ; III, 641 Thalia III, 307 Theodosia II, 344 Thracia III, 426 Thyle III, 749 Tibur III, 198 Tisiphone III, 137 Tullia, Tullius, III, 614, 663, 797 Typhea I, 591 Venus I, 42, 487, 660, 760 ; II, 52, 55, 98, 141,142, 387, 408, 413, 563, 569, 619, 620, 622, 624, 636, 647, 756, 953 ; III, 19, 166, 342, 822, 831

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TABLE DES MATIÈRES

En guise de préface

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Introduction Un De contemptu mundi original : manuscrits, éditions, traductions. Autres œuvres du même auteur. Premiers éléments pour identifier l’auteur. Le prieuré clunisien de Nogent-le-Rotrou. Cluny, de 1080 a 1125. Pierre le Vénérable. L’ordre divisé – monachisme pluriel. L’ordre divisé – monachisme cistercien. Bernard le clunisien, prieur a Nogent ? Chartres, première moitié du XIIe siècle. Rome vers le milieu du XIIe siècle. Éléments de datation du De contemptu mundi. Versification particulièrement difficile. Rhétorique de la répétition. Variations et ruptures. Références classiques. Références de la tradition chrétienne. Un plan original. Analyse du poème. Le livre I. Le livre II. Le livre III Préambule à la traduction.

9 9 11 12 13 14 15 17 18 19 22 25 28 30 32 34 36 38 39 40 40 48 53 58

Bibliographie Éditions des textes. Études. Les clunisiens.

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PROLOGUE

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Livre I 75 I, 1-38 : Introduction – Imminence du Jugement. 75 I, 39-392 : Description lyrique du paradis. 77 I, 393-476 : Reprise – Imminence du Jugement. 97 I, 477-718 : Représentation du châtiment. L’enfer. 101 I, 719-993 : Un monde qui passe et se dissout rapidement. 115 I, 994-1078 : Signes annonciateurs des derniers temps. 129 Livre II II, 1-122 : L’âge d’or est passé. II, 123-162 : Introduction à la satire : je ne peux pas me taire. II, 163-236 : Introduction à la satire : le mal impunément partout. II, 237-360 : Une galerie de tableaux. II, 361-428 : Diverses facettes du mal, spécialement la luxure. II, 429-598 : Diatribe contre les mauvaises femmes. II, 599-644 : Ivrognerie, goinfrerie et luxure. II, 645-712 : Orgueil, violences, conflits familiaux et conjugaux, tromperies. II, 713-762 : Hypocrisie des moines cisterciens et de Bernard de Clairvaux. II, 763-826 : Réflexions sur divers aspects du mal qui s’est développé. II, 827- 930 : L’homme riche, plaisirs, soucis, avarice – Pouvoir de l’argent. II, 931-974 : Retour sur les maux de ce temps. Pause. Livre III III, 1-162 : Suite de la complainte et de la satire. III, 163- 259 : L’homosexualité. III, 260-344 : Église en difficulté. III, 345-390 : L’évêque oublieux de ses devoirs. III, 391-421 : Pratiques insensées pour obtenir les hautes charges de l’Église. III, 422-468 : L’évêque du ventre. III, 469-498 : Ce qu’un bon évêque doit faire et doit être. III, 499-594 : La simonie et ses conséquences.

137 137 143 145 151 159 163 171 175 179 181 185 191 195 195 203 209 215 217 219 221 223

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TABLE DES MATIÈRES

III, 595-630 : Vénalité et corruption de l’Église de Rome. III, 631-698 : Pourtant Rome chrétienne, surpassant celle des Césars. III, 699-720 : Description du nonce papal. III, 721-800 : La cupidité, l’avarice ont perdu Rome. III, 801-914 : Conclusion – Reprise de la complainte et appel au repentir.

229 231 235 237 241

Notes Notes de l’Introduction Notes du prologue Notes du Livre I Notes du Livre II Notes du Livre III

249 249 252 253 258 263

Appendice 1 Hymnes composés à partir du De contemptu mundi. “Brief life is here our portion” (Hic breve vivitur). “The world is very evil” (Hora novissima). “For thee, O dear, dear Country” (O bona Patria). “Jerusalem the golden” (Urbs Sion aurea).

269 269 270 271 272

Appendice 2 Un texte de Rudyard Kipling.

274 274

Appendice 3 Extraits d’une lettre de Pierre le Vénérable à Bernard de Clairvaux (à propos des controverses et dissensions entre clunisiens et cisterciens).

276 276

Appendice 4 Quelques figures de rhétorique et de style du De contemptu mundi.

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Appendice 5 Index des noms propres.

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Table des matières

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